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Full text of "Kant et la science moderne"

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LA  SCIENCE  MODERNE 


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INTRODUCTION 


1.  —  Roc  contre  roc  !  En  face  du  roc, 
sur  lequel  repose  l'Église  chrétienne,  le 
sécularisme  qui,  devenu  puissant,  se 
complaît  follement  dans  la  jouissance  du 
présent  et  ne  veut  point  en  conséquence 
entendre  parler  d'ordre  surnaturel,  a  éle- 
vé un  autre  roc,  du  haut  duquel  il  diri- 
ge contre  le  premier,  semblable  à  une 
ruine  qui  se  dresse  du  fond  du  passé, 
«  ses  attaques  foudroyantes  »  .  Ce  nou- 
veau roc  s'appelle  la  science  moderne. 

C'est  de  la  «  science  »  qu'on  s'autorise 
souverainement  pour  combattre  l'Éghse 


lESCH.    —   KANT.    —    1  .  1 


2  KANT  ET   LA    SCIE.\CE   MODERNE 

et  le  christianisme  historique.  C'est  «  la 
science  »  qui  doit  fournir  pour  ce  combat 
les  armes  les  mieux  trempées.  Au  nom 
de  la  «  science  »,  on  s'empresse  avec  un 
véritable  enthousiasme  à  l'œuvre  triste- 
ment destructrice  de  la  vie  chrétienne, 
c'est-à-dire  catholique.  C'est  dans  «  la 
science  »  qu'on  croit  avoir  trouvé  un  nou- 
veau point  de  vue  solide,  grâce  auquel 
s'ouvrira  pour  l'humanité  tout  entière 
l'âge  nouveau  d'une  civilisation  supé- 
rieure. 

2.  —  Par  «  science  »  on  ne  peut  enten- 
dre ici  le  résultat  des  recherches  pro- 
fondes de  tel  ou  tel  savant,  pas  plus  que 
la  culture  assidue  de  l'une  des  branches 
multiples  du  savoir.  C'est  plutôt,  ainsi 
d'ailleurs  qu'on  en  convient  partout,  l'es- 
prit, qui  anime  le  savoir  moderne, ce  qu'on 
appelle  «  la  pensée  moderne  »,  la  concep- 
tion de  la  vie  qui  est  au  fond  des  mou- 
vements puissants  qui  agitent  les  cou- 


INTRODUCTION  8 

raiïts  scientifiques  ;  c'est,  en  un  mot,  la 
Philosophie,  dont  on  veut  parler.  C'est 
seulement  en  tant  qu'une  branche  de  la 
science  s'occupe  de  philosophie,  c'est-à- 
dire  contribue  en  quelque  chose  à  la  for- 
mation d'une  conception  déterminée  du 
monde,  que  cette  branche  est  une  puis- 
sance pour  la  création  d'une  vie  supé- 
rieure. 

Dans  un  âge  précédent,  la  science  mo- 
derne avait  conscience  que  sa  force,  la 
source  de  son  influence,  setrouvait  dans 
sa  Philosophie  ;  plus  tard,  elle  perdit  cet- 
te conscience  ;  de  nos  jours  cependant 
elle  l'a  recouvrée  et  c'est  elle  qui  revit 
à  un  degré  prodigieux  dans  toutes  les 
couches  du  monde  savant.  La  science  de 
nos  jours  déclare  précisément  qu'elle 
cherche  sa  base  dans  la  philosophie. 

C'est  ce  qui  est  devenu  au  plus  haut 
point  frappant  dans  la  branche  scienti- 
fique  même  qui,  plus  que  toute  autre. 


4  KAM  ET  LA  SCIENCE   MODERNE 

ost  fière  de  ses  progrès,  je  veux  dire  les 
sciences  naturelles.  «  Le  besoin  d'asseoir 
«f  et  de  compléter  leurs  vues  par  des  re- 
«  cherches  philosophiques  »,  dit  Ed.  Zel- 
«  ler(l),  «semble  se  faire  sentir aujour- 
(i  d'hui  de  nouveau  dans  les  sciences  natu- 
c(  relies,  plus  vivement  qu'il  y  a  quelques 
a  années  ».  Depuis  assez  longtemps  dé- 
jà des  savants  en  renom  ont  préparé  les 
voies  à  cette  tendance  générale.  Il  suffit 
dénommer  Jean  Mûller,  Helmholtz,  Fara- 
day, Fechner,  J.  Liebig,  Fr.  Zœllner,  Lud- 
"\vig,  G.  Wundt,  etc.  pour  se  rappeler 
que  les  plus  éminents  naturalistes  ne  se 
sont  pas  contentés  de  l'étude  des  objets 
propres  de  leur  spécialité,  mais  qu'ils  se 
sont  efforcés  de  leur  donner  de  la  valeur 
en  les  mettant  en  contact  avec  la  philo- 
sophie. Il  est  ainsi  arrivé  que,  tandis 
qivil  y  a  quelques   années  encore   on  ne 

(1)  Ed.  Zeller,  Histoire  de  la  pliilosophie  alleman- 
de ('i'-  édit.  ).  p.  736. 


INTRODUCTION  5 

considérait  qu'avec  un  suprême  dédain  la 
métaphysique,  c'est-à-dire  le  suprasen- 
sible,  la  science  du  suprasensible,  au- 
jourd'hui il  n'est  presque  pas  de  savant 
distingué,  qui  écrive  un  ouvrage  sans  se 
livrera  des  discussions  métaphysiques. 

3.  —  Comme  aussi  bien  personne, 
pour  peu  quïl  réfléchisse,  ne  peut  res- 
ter indifférent  devant  l'importance  de  ce 
combat  livré  à  TÉglise  chrétienne,  en 
apparence  au  nom  et  dans  l'intérêt  de  la 
science,  chacun  se  trouve  entraîné  à  re- 
chercher quelle  est  la  conception  du 
monde,  l'idéal  de  la  vie,  en  un  mot  la 
ft  philosophie  »,  sur  laquelle  s'appuie  la 
science  moderne  et  qui  se  présente  à 
nous  à  la  place  du  christianisme,  comme 
la  seule  vraie  science  de  la  vie. 

En  quoi  consiste  donc  cette  doctrine? 
Depuis  bien  longtemps  en  Allemagne, 
dans  les  régions  supérieures  de  la  scien- 
ce, Kant  est  expressément  désigné  com- 


6  KANT   ET   LA   SCIENCE  MODERNE 

me  celui  qui  a  animé  notre  siècle  de  son 
esprit.  Aujourd'hui  encore,  en  Allemagne, 
c'est  incroyable  comme  on  s'en  réfère 
souvent  à  Kant  ainsi  qu'au  fondement 
le  plus  solide  de  la  science  moderne. 
C'est  lui  qui  est  ce  fondement,  mais  ce 
fondement  est  ruineux  :  voilà  les  deux 
parties  de  notre  étude. 

Emmanuel  Rant  naquit  le  22  avril 
1724  à  Rœnigsberg,  en  Prusse.  Il  se  li- 
vra d'abord  à  l'étude  de  la  théologie  pro- 
testante, puis  il  passa  à  celle  des  scien- 
ces naturelles,  des  mathématiques  et  de 
la  philosophie.  Parmi  ses  nombreux  é- 
crits  il  faut  distinguer  la  «  Critique  de  la 
Raison  pure  (  1781  )  ».  Il  y  rend  toute  phi- 
losophie impossible  par  cette  conclusion, 
qu'à  la  connaissance  humaine  ne  corres- 
pond aucune  réalité  objective, mais  qu'elle 
n'est  qu'un  produit  et  comme  une  œuvre 
d'art,  élaborée  par  le  sujet  connaissant.  II 
mourut  au  commencement  de  ce  siècle. 


INTRODUCTION  7 

Déjà  sur  les  contemporains  de  Kant 
le  caractère  extraordinaire  de  l'homme 
avait  fait  une  impression  profonde.  En 
entrant  dans  sa  chambre,  Reuss,  profes- 
seur de  philosophie  à  Wûrtzbourg,  dit 
qu'il  avait  fait  un  voyage  de  cent  soixante 
milles  pour  voir  Kant.  Charles  Bernard 
Reinhold  alla  jusqu'à  cette  affirmation 
blasphématoire,  que  Kant  aurait  dans 
cent  ans  la  réputation  du  Christ  (1). 
«  La  philosophie  de  Kant  »,  écrivait  J.  G. 
Fichte  en  1794,  «  n'est  encore  qu'un  pe- 
«  tit  grain  de  sénevé,  mais  elle  deviendra 
«  et  doit  devenir  un  arbre,  qui  ombrage- 
«  ra  l'humanité  tout  entière  (2)».  Et  Schil- 
ler dit  :  «  Les  grandes  idées  maîtresses 
<(  de  la  philosophie  idéaliste  restent  un 
«  trésor  éternel,  et,  quand  ce  ne  serait 

(i)  Correspondance  de  Schiller  avec  Kœrner,  ii, 
p.  182. 

(2)  Schutz,  Vie  et  correspondance  de  Fichte,  iii, 
p.  97. 


8  KAXT  ET   LA  SCIENCE    MODERNE 

«  qu'à  cause  d'elles,  on  doit  s'estimer  heu- 
«  reux  d'avoir  vécu  de  ce  temps  (1)  ». 
Saisi  d'un  semblable  enthousiasme,  G. 
de  Humboldt  écrit  :  «  Lorsqu'on  veut 
«  déterminer  la  gloire  que  Kant  a  procu- 
«  rée  à  sa  nation,  et  le  service  qu'il  a  ren- 
c(  du  à  la  pensée  spéculative,  trois  cho- 
«  ses  demeurent  indubitablement  certai- 
«  nés  :  ce  qu'il  a  détruit  ne  se  relèvera 
«  jamais,  —  ce  qu'il  a  fondé  ne  périra 
«  jamais^  —  et,  ce  qui  est  le  plus  impor- 
«  tant,  il  a  fait  une  réforme  telle  que  tou- 
«  te  l'histoire  de  la  philosophie  en  pré- 
«  sente  peu  de  pareilles  ». 

L'opinion  qui  considère  Kant  comme 
le  centre  de  la  philosophie  nouvelle,  s'est 
perpétuée  jusqu'à  nos  jours  par  une  tra- 
dition puissante.  Depuis  un  siècle,  selon 
l'expression  de  Fortlage  (2),  «  la  philoso- 

(1)  Correspondance  de  Humboldt,  p.  490. 

(2)  Hifîtoire  du  développement  de  la  philosophie 
depuis  Kant  (Introduction). 


INTRODUCTION  9 

«  phie  doit  être  le  développement  régulier 
«  du  système  de  l'absolue  vérité,  trou- 
«  vé  par  Kant  et  entré  avec  lui  dans  le 
«  monde  ;  c'est  comme  une  tige  mère,  qui 
«  ne  cesse  de  croître  et  ne  peut  être  dé- 
o:  racinée  ».  Le  même  savant  dit  que 
«  tous  les  penseurs  allemands,  pris  en- 
«  semble  et  séparément,  ne  sont  que 
«  des  Kantiens  diversement  dévelop- 
a  pés  (1)  ».  Lorsque,  à  une  époque  ulté- 
rieure, le  siècle,  «  tiraillé  en  tous  sens 
c(  par  des  spéculations  de  toute  sorte,  était 
«  las  de  spéculer  »,  c'est  Kant  qui,  de  tous 
les  philosophes,  fut  le  moins  méprisé  par 
la  pensée  moderne. 

Aujourd'hui  encore  le  météore  de  Kœ- 
nigsberg  brille  d'un  éclat  sans  pareil 
dans  le  ciel  étoile  de  la  pensée  alleman- 
de. «  Depuis  les  dernières  années  en  Al- 
a  lemagne  »,  écrit  Kuno  Fischer,  «  l'inté- 

(1)  Histoire  du  développement  de  la  philosophie 
depuis  Kant  (  Introduction  ). 


10  KANT   ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

((  ret  pour  la  philosophie  de  Kant  et  l'é- 
«  tude  de  cette  doctrine  se  sont  heureu- 
«  sèment  renouvelés,  et  ont  pris  un  es- 
((  sor  qui  fait  plaisir  (1)  ».  Chaque  jour 
voitcroître  le  nombre  des  travailleurs  qui 
s'embauchent  sous  les  ordres  du  grand 
architecte  de  Kœnigsberg  ;  chaque  jour 
voit  grossir  la  masse  des  hommes-liges, 
qui  vont  lui  demander  la  lumière.  En 
particulier,  un  groupe  de  penseurs  qui 
augmente  chaque  jour,  a  entrepris  la  res- 
tauration complète  de  la  philosophie  de 
Kant,  et  cette  adjuration,  chaque  jour 
plus  retentissante  :  «  Il  faut  revenir  à 
Kant  »  !  est  directement  adressée  au  mon- 
de savant  par  l'historien  du  matérialisme, 
F.  A.  LangeCSon  ouvrage  si  admiré  n'est 
que  la  démonstration  de  ce  fait,  que  l'es- 
prit de  Kant  est  l'esprit  de  notre  temps^ 


(1)  Histoire  de  la   philosophie  moderne,  t.  m, 
Préface. 


INTRODUCTION  11 

Voici  venu  précisément,  se  figure-t-on 
(1),  le  moment  oiî  doit  se  réaliser  ce  que 
Kant  a  énoncé  il  y  a  cent  ans  dans  la 
conclusion  de  son  chef-d'œuvre  :  «  Nous, 
«  les  élèves  et  les  lecteurs  de  Kant,  notre 
«  travail  consiste  à  faire  une  grande  rou- 
«  te  stratégique  de  l'humble  sentier  que 
ce  l'héroïque  penseur  a  découvert  ». 

Ce  ne  sont  pas  seulement  les  Kan- 
tiens, au  sens  strict,  qui  se  considèrent 
comme  la  postérité  du  grand  penseur 
de  Kœnigsberg.  Sur  aucun  sujet  depuis 
longtemps,  dans  les  hautes  régions  de  la 
science,  on  n'a  autant  parlé  et  discuté 
que  sur  Kant.  Les  systèmes  les  plus  op- 
posés entre  eux,  et  même  (  ô  prodige  !  ) 
ceux  de  nos  grands  naturalistes  cher- 
chent dans  Kant,  avec  une  confiance 
sans  limites,  leurs  racines   ou  du  moins 


(1)  L.  Noire,  Fondement  d'une  philosophie  con- 
forme à  Jiotre  temps  (Leipzig,  1875). 


1:2        KANT  ET   LA  SCIENCE  MODERNE 

leur  fondement.  «  Kant,  »  dit  Reuschle , 
«  a  préludé  à  la  gloire  de  la  critique  de  la 
«  Raison  pure  par  celle  que  lui  ont  va- 
«  lue  la  théorie  et  l'histoire  naturelle  du 
«  ciel  ».  D'après  Zœllner  (1),  «les  concep- 
c(  tions  sur  lesquelles  les  rigoureux  cher- 
ce  cheurs  du  présent  ont  élevé  l'édifice 
«  superbe  de  leur  réputation  scientifi- 
«  que,  s'accordent  merveilleusement  avec 
«  Kant  dans  les  moindres  détails  ».  Avec 
Kant,  dit  E.  Dabois-Reymond,  a  finit  la 
«  série  des  philosophes  qui,  en  pleine 
c(  possession  des  connaissances  de  leur 
«  temps  dans  les  sciences  naturelles, 
«  prenaient  part  eux-mêmes  aux  travaux 
«  des  naturalistes  ».  Bref,  le  nom  de  Kant 
promet  de  dépasser  en  popularité  tous 
les  autres  noms. 

4.  —  Que  le  nom  de  Kant  retentisse 
si  facilement  et  si  haut  de  notre  temps, 

(1)  De   la  nature  des  comètes  (2c  édit.  Leip- 
zig, 1872). 


INTRODUCTION  13 

cela  n'a  rien  d'étrange,  si  l'on  songe  que 
notre  temps  retrouve  dans  Kant  son  pro- 
pre esprit.  La  philosophie  de  Kant  n'a, 
il  est  vrai,  jamais  été  populaire  ;  ce  qui 
l'en  a  empêché,  c'est  son  style,  que  Scho- 
penhauer  qualifie  élogieusement  de  «  bril- 
lante sécheresse  »  ;  elle  n'a  été  pleine- 
ment comprise  que  dans  des  régions  su- 
périeures. Mais,  comme  G.  H.  Riehl  le 
remarque  avec  raison  dans  son  livre  sur 
la  Famille,  «  il  n'y  a  point  d'enseigne- 
«  ment  si  haut  et  si  raffiné  qui  ne  pénè- 
((  tre  à  travers  toutes  les  couches  de  la 
((  société  jusque  dans  la  hutte  du  der- 
((  nier  des  pauvres,  s'il  s'est  d'abord  bien 
«  implanté  dans  l'esprit  des  savants  de 
((  la  nation.  La  diffusion  d'une  fausse 
((  doctrine  ressemble  alors  fatalement  à 
((  la  marche  des  épidémies  à  travers  le 
«  monde  ».  Lorsque  plus  tard,  par  une 
l'tude  plus  approfondie,  nous  trouverons 
(|ue  notre  civilisation  allemande  est  beau- 


4  4  KÂNT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

coup  plus  kantienne  qu'il  ne  semble  au 
premier  abord,  nous  pourrons  conclure 
que  cet  effet  est  dû  essentiellement  à 
l'influence  de  la  littérature  allemande. 

5.  —  Le  trait  propre  de  notre  littéra- 
ture moderne,  c'est  qu'elle  creuse  un 
abîme  entre  la  réalité  terrestre  et  l'Au- 
delà,  non  pas  l'Au  delà  réel,  au  sens  chré- 
tien, mais  un  Au  delà  idéal,  c'est-à-dire 
imaginaire,  un  monde  idéal  sans  consis- 
tance;, où  vagabonde  l'esprit  en  quête  de 
jouissances  esthétiques.  Or  ce  n'est  là, 
comme  nos  études  l'établiront,  qu'une 
application  de  la  philosophie  de  Kant. 

Quel  grand  littérateur  a  autant  influé 
sur  la  formation  de  l'esprit,  surtout  chez 
les  jeunes  gens,  que  Schiller?  Et  préci- 
sément Schiller,  plus  que  tout  autre 
poète,  se  tient  sur  le  terrain  du  Kantis- 
me. Il  écrit  à  Gœthe  :  «  Une  saine  et 
c(  belle  nature  n'a  pas  besoin,  comme 
«  vous  le  dites  vous-même,  de  morale. 


IXTRODUCTIOX  15 

«  de  droit  naturel,  de  métaphysique; 
«  elle  n'a  pas  besoin  de  divinité  et  d'im- 
«  mortalité  qui  lui  servent  d'appui  et  de 
«  support.  Ces  trois  points^  pour  une  telle 
«  nature,  ne  peuvent  jamais  être  des  in- 
«  térets  et  des  besoins  sérieux  ;  au  fond 
«  du  tempérament  esthétique  ne  se  ma- 
«  nifeste  aucun  besoin  de  ces  motifs  de 
«  consolation,  qui  doivent  être  tirés  de 
«  la  spéculation  »  (1).  Kant  «  offîcielle- 
«  ment  »  n'allait  pas  encore  aussi  loin  ; 
du  moins  il  soutient  ne  pouvoir  se  pas- 
ser, en  vertu  d'un  besoin  de  la  raison, 
de  ces  motifs  de  consolation  comme^  si 
c'étaient  des  fictions  qu'on  est  forcé  de 
créer.  Mais  avoir  enseigné  «  qu'on  ne 
peut  connaître  y>  ni  la  divinité,  ni  la  morale, 
ni  le  droit  naturel,  ni  le  monde  supra- 
sensible,  ni  l'immortalité,  c'est  déjà  un 
grand  service  qu'a  rendu  Kant.  Lorsque 

(1)  Cf.  Noak,  J.  G.  Fichte  dans  sa  vie,  p.  360. 


IG        KANT  ET  LA   SCIENCE  MODERNE 

Schiller,  dans  ses  Poésies,  parle  du 
royaume  de  l'Idéal,  «  du  royaume  des 
«  ombres  »  du  «  royaume  des  songes  », 
des  «  régions  sereines  où  habitent  les 
«  formes  pures  »  ;  lorsqu'il  nous  invite 
a  à  fuir  de  la  sphère  limitée  des  sens 
«  dans  le  monde  libre  de  la  pensée  », 
lorsqu'il  chante  :  «  Plus  haut,  toujours 
«  plus  haut  nous  montons  jusqu'à  ce 
ce  que  dans  la  mer  de  l'éternelle  splen- 
«  deur  la  mesure  et  le  temps  meurent 
«  et  disparaissent  »,  —  il  ne  faut  en- 
tendre par  là  que  le  monde  intelligible 
deKant,  dégagé  des  formes  intuitives  de 
l'espace  et  du  temps.  «  Schiller  »,  dit  Lan- 
ge, «  a  saisi  avec  une  véritable  force  de 
«  divination  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime 
«  dans  les  doctrines  de  Kant;  il  a  dévoi- 
«  lé  à  nos  regards  le  monde  intelligible 
«  de  Kant,  en  le  considérant  en  poè- 
((  te  (1)  ».  Et  ailleurs  :  «  dans  les  poésies 
il(  Histoire  du  matérialisme,  ii,  p.  62. 


INTRODUCTION  17 

<(  philosophiques  de  Schiller  nous  trou- 
«  vous  une  manifestation  de  la  forme 
«  que  prête  à  l'idéal  une  faculté  créatrice 
<(  toute  puissante,  en  la  faisant  passer 
«  nettement  et  franchement  dans  le  do- 
i<  maine  de  l'imagination  »  (1).  Cet  abi- 
me  creusé  entre  la  réalité  et  l'idéal,  cet- 
te fuite  loin  des  puissances  de  la  vie 
réelle  dans  le  monde  imaginaire  d'un 
idéal  sans  existence,  telle  qu'elle  appa- 
raît dans  presque  toutes  les  tragédies  de 
Schiller,  tout  cela  est  aussi  vraiment 
Kantien,  que  l'idéalisation  de  l'histoire 
pour  en  faire  le  magasin  où  puisera 
l'imagination. 

Kant  est  ressuscité  !  tel  est  le  cri  qui 
nous  arrive  aujourd'hui  des  points  les 
plus  divers.  C'est  dans  Kant  que  la 
.science  moderne  trouve  ses  bases  soli- 
des ;  c'est  Kant  qui  doit  donner  aux  ré- 

(1)  Histoire  du  matérialisme,  ii,  p.  545. 

PESCH.  —    KANT.  —2. 


18  KAM  ET  LA.  SCIENCE  MODERNE 

sultats  un  peu  massifs  du  travail  de  l'es- 
prit allemand  le  dernier  tour,  la  forme 
qui  achève,  et  la  conclusion.  C'est  ainsi 
que  le  puissant  édifice  de  la  science  se 
dresse  en  face  du  christianisme  sous  les 
traits  d'un  Kantisme  achevé. 

6.  —  En  môme  temps  la  pensée  de 
notre  époque  désigne  exactement  cette 
partie  de  la  doctrine  de  Kant,  du  haut 
de  laquelle,  comme  d'une  solide  for- 
teresse, l'édifice  de  l'Eglise  chrétienne 
est  menacé  de  ruine  et  d'anéantissement. 
C'est  la  doctrine  de  Kant  sur  la  connais- 
sance humaine,  c'est  ce  qu'on  appelle  la 
Critique  de  la  Raison  pure.  Ce  doit  être 
aussi  pour  tous  les  temps  à  venir  le 
phare  grandiose,  vers  lequel  la  pensée 
humaine  devra  s'orienter.  «  Cet  ouvrage 
«  immortel», écrivait  alors  C.Rosenkranz, 
«  est  la  tête  de  Janus  de  la  philosophie 
«  moderne  ;  il  concentre  en  lui-même 
«  toutes  les  conquêtes  antérieures,  il  ou- 


INTRODUCTION  19 

«  vre  la  voie  à  toutes  les  tendances  nou- 
«  velles,  à  tous  les  progrès  futurs.  De 
«  môme  que,  dans  le  labyrinthe  des 
«  rues  d'une  grande  ville,  on  s'oriente,  par 
«  dessus  les  maisons,  les  palais,  les  clia- 
c(  pelles,  en  portant  ses  regards  sur  les 
«  tours  qui  dominent  tout  :  de  même 
«  dans  la  philosophie  moderne,  parmi 
«  la  mêlée  des  batailles,  on  ne  peut 
«  faire  un  pas  en  sûreté,  si  l'on  perd  de 
«  vue  la  Critique  de  Kant  ».  Ce  dernier 
lui-même  nous  révèle  dans  les  termes 
les  plus  forts  limportance  capitale  qu'il 
attache  à  sa  Critique. 

La  tâche  qu'il  s'est  assignée  dans  la 
Critique  de  la  Raison  pure,  est,  dit-il, 
«  la  plus  difficile  qui  pût  jamais  être  en- 
ce  treprise  au  point  de  vue  de  la  méta- 
«  physique,  et,  ce  qui  redouble  la  diffî- 
«  culte,  la  métaphysique,  du  moins  celle 
«  qui  existe  présentement,  ne  pouvait 
«  m'être  du  moindre  secours,  parce  que 


^20        KANT  ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

«  cette  déduction  (  de  tous  les  concepts 
c(  qui  procèdent  de  Fentendement  )  doit 
«  d'abord  résoudre  la  question  de  la  pos- 
(c  sibilité  de  la  métaphysique  »  (1).  Il 
compare  encore  le  changement  qu'il  a 
introduit  dans  la  manière  de  penser 
avec  la  révolution  complète  opérée  dans 
les  sciences  de  la  nature  ;  il  le  considère 
comme  désormais  au  dessus  de  toute  con- 
testation; il  ne  craint  pas  d^ôtre  contre- 
dit, mais  de  n'être  pas  compris  ;  à  ceux 
qui  se  plaignent  de  son  obscurité,  il  re- 
proche leur  stupidité,  et  il  traite  de  j^ecus 
ceux  qui  osent  reprendre  quelque  chose 
à  ses  principes  critiques.  Avoir  carré- 
ment et  franchement  conscience  »    en 


(1)  Prolég.  là  la  métaphys.  p.  10.  —  Nous  citons 
d'après  l'édition  de  Rosenkranz.  Pour  les  points  de 
la  pliilosophie  de  Kant,  sur  lesquels  les  savants 
ne  difTèrent  point  d'opinion,  nous  croyons  pouvoir 
nous  dispenser  de  prendre  la  peine  de  faire  des 
citations  fréquentes. 


INTRODUCTION  21 

toute  modestie  »  de  l'importance  de  sa 
propre  personne  et  de  la  valeur  de  ses 
propres  productions,  voilà  qui  est  vrai- 
ment essentiel  à  tout  savant  moderne. 
Sous  ce  rapport  aussi,  Kant  était  un 
maître.  En  quoi,  en  un  certain  sens,  il 
il  ne  s'est  pas  trompé. 

En  effet,  la  critique  de  Kant  ne  s'est 
point  perdue,  ainsi  qu'un  ruisselet,  dans 
le  sable  ;  depuis  cent  ans,  elle  est  devant 
nous  comme  un  large  fleuve,  sur  lequel 
d'innombrables  penseurs  allemands  font 
flotter  leur  esquif.  Car,  en  Allemagne, 
tout  courant  remarquable  de  doctrine 
qui  déclare  impossible  la  connaissance 
de  Dieu  et  cependant  ne  renonce  pas  à 
penser,  a  trouvé  son  régulateur  dans  le 
génie  fécond  de  Kant. 

Quiconque  écrit  aujourd'hui  sur  le 
problème  fondamental  de  la  science,  — 
sur  la  connaissance  humaine,  —  même 
s'il  suit  au  cours  de  son  travail  ses  voies 


2:2        K.\NT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

propres,  se  croit  néanmoins  obligé,  par 
justice  historique,  de  confesser  qu'il  doit 
an  professeur  de  Kœnigsberg  la  plus 
grande  partie  de  ses  lumières  .  Car,  ainsi 
que  le  remarque  Ed.  de  Hartmann  (1), 
«  si  la  philosophie  allemande  moderne 
«  peut  retrouver  toutes  ses  grandes 
«  vérités  et  ses  grandes  erreurs  en  ger- 
c(  me  dans  les  idées  de  Kant,  cela 
«  est  vrai  surtout  de  la  théorie  de  la 
«  connaissance,  à  laquelle  aussi  bien 
«  se  réduit  l'essentiel  de  la  philosophie 
c(  théorique  de  Kant.  Nul  n'a  mieux 
«  scruté  les  problèmes  jusque  dans  leurs 
«  profondeurs  ;  plus  que  tout  autre  gé- 
«  nie  initiateur,  il  a  possédé  cette  abné- 
«  gation  de  soi-même,  qui  va  jusqu'à 
«  laisser  subsister  les  contradictions  dans 
«  sa  doctrine  ».  Cette  déclaration  de  Lotze 
dans  ss.  Logique:  «  C'est  en  substance  le 

(1)  Examen  critique  des  fondements  du  réalisme 
transcendental  (2  éd.,  Berlin)  1875. 


INTRODUCTION  23 

«  point  de  vue  de  Kant  que  je  représente, 
«  et  duquel  la  philosophie  allemande 
«  n'aurait  jamais  dû  s'écarter  (1)  »,  indi- 
que le  point  de  départ  et  l'intention  de 
presque  tous  les  penseurs  modernes.  Le 
professeur  G.  Wundt  nous  dit  dans  son 
discours  d'ouverture  de  Leipzig:  «  Partout 
«  aujourd'hui,  dans  le  cercle  des  scien- 
«  ces  particulières,  dès  qu'on  recom- 
«  mence  à  s'approcher  de  la  philosophie, 
«  on  entend  émettre  cette  assertion  que 
a  Kant  est  le  philosophe  dont  le  point  de 
«  vue  est  le  plus  étroitement  uni  aux 
«  sciences  expérimentales  ».  Le  savant 
bien  orienté  croit  même  que  «  Kant  au- 
((  jourd'hui  a  plus  d'influence  que  ja- 
«  mais  dans  les  sciences  naturelles  ».  Et 
d'où  vient  cela  ?  «  Si  nous  cherchons  le 
«  motif  de  cet  aveu  »,  dit  Wundt,  «  nous 
«  trouvons  que  ce  n'est  pas  à  coup  sûr 

(1)  Logique  (Leipzig,  1874,  p.  524). 


M  KANT  ET  LA  SCIENCE  MODERNE 

«  seulement  parce  que  Rant  était  étran- 
«  ger  au  dédain  avec  lequel  l'idéalisme 
ce  postérieur  a  traité  l'expérience,  mais 

«  plutôt cet  aveu  s'explique  par  l'idée 

«  générale  que  se  fait  Kant  de  l'essence 
«  de  notre  connaissance  (1)  etc.  », 

Ce  ne  sont  pas  seulement  des  savants 
non  catholiques,  qui  se  mettent  en  fraiï^ 
d'admiration  pour  la  critique  de  Kant;  il 
y  a  encore  maint  savant  qui,  catholique 
de  profession,  s'est  laissé  entraîner  par 
le  vent  du  siècle.  Déjà  dans  le  siècle 
précédent,  Stattler  se  plaint  en  ces  ter- 
mes :  «  Ainsi  je  vis  la  pensée  des  savants 
«  protestants  se  jeter  dans  une  extré- 
«  mité  que  je  n'étais  pas  sans  attendre  ; 
«  mais,  que  beaucoup  de  philosophes 
«  catholiques,  et  même  de  religieux, 
«  professeurs  dans   des  couvents  et  des 


(1)  De  l'influence  delà  Philosophie  (Leipzig,  1876). 
—  et  infra,.  p.  6, 


INTRODUCTION  25 

«  universités  catholiques,  montrent  aussi 
«  une  telle  ardeur  de  zèle  pour  la  philo- 
«  Sophie  de  Kant,  qui  est  en  opposition 
«  absolue  avec  la  conception  catholique 
«  de  la  religion  et  de  la  morale,  voilà  ce 
«  qui  serait  pour  moi  incompréhensible, 
«  si  je  ne  savais  par  une  longue  expé- 
«  rience,  combien  est  rare  une  doctrine 
«  forte  et  systématique,  et  combien  pè- 
«  sent  sur  l'esprit  les  préjugés  qui  flat- 
«  tent  le  désir  de  la  gloire.  Un  philosophe 
«  catholique  devrait-il  donc  ignorer  que 
«  le  système  de  Kant  est  en  contradic- 
«  tion  directe  avec  maint  do2:me  et  mainte 
«  vérité  de  foi  »  ?  En  particulier,  Stattler 
blâme  un  nommé  Dillinger,  professeur 
de  Théologie,  d'avoir  combiné  les  deux 
points  de  vue  inconciliables  de  Kant  et 
du  Catholicisme. 

Les  tentatives  faites  plus  tard  pour 
naturahser  le  Kantisme  dans  la  science 
catholique  sont  trop  connues  pour  avoir 


26  KANT  ET  LA  SCIENCE   MODERNE 

besoin  d'être  ici  rappelées.  De  nos  jours 
encore,  dans  bien  des  milieux  catholi- 
ques, règne  une  estime  de  la  Critique 
de  Kant,  qui  tient  plus  de  l'approbation 
machinale  que  de  l'appréciation  réflé- 
chie. Si  l'on  veut  voir  comment  des  sa- 
vants catholiques,  d'ailleurs  très  estima- 
bles, mêlent  à  leurs  travaux  philosophi- 
ques la  reconnaissance  pour  ce  «  Héros  », 
qu'on  prenne,  par  exemple,  le  programme 
du  Di"  Katzenberger,  intitulé  :  «  Le  mo- 
ment aprioritisque  et  idéal  dans  la  scien- 
ce »,  (Bamberg,  1874).  Bref,  à  peine  s'en- 
treprend-il aujourd'hui  en  Allemagne  un 
ouvrage  de  haute  science  que  d'abord 
l'auteur  ne  brûle  un  peu  d'encens  en 
l'honneur  de  la  divinité  de  Kant. 

Le  résultat  de  notre  introduction  est 
donc  que  le  monde  moderne  qui  pense, 
salue  dans  Kant  l'auteur,  le  fondement, 
le  support  de  tout  le  travail  de  la  pensée 
allemande. 


INTRODUCTION  27 

7.  —  Résumons  encore  une  fois  tout 
ce  qui  précède,  afin  de  voir  clairement 
à  quoi  doit  nous  servir  ce  témoignage 
du  monde  qui  pense. 

La  science  moderne  réclame  pour 
elle-même  le  monde  réel,  la  vie  pratique, 
toutes  les  institutions  sociales,  en  un 
mot  l'homme  réel  ;  seule,  elle  veut  en 
dernier  ressort  juger  de  tout  et  tout  con- 
duire; seule,  elle  veut  déterminer  la  di- 
rection entière  des  pensées  de  la  nation  ; 
au  fleuve  qui  roule  et  entraîne  dans  ses 
flots  la  vie  de  la  nation,  elle  veut  assi- 
gner son  lit. 

Qu'une  telle  puissance  remonte  jus- 
qu'à Kant  comme  à  son  grand  inspira- 
teur, voilà  ce  qui  doit  être  à  nos  yeux 
une  raison  suffisante  de  prendre  pour 
objet  d'une  étude  approfondie  ce  prince 
des  penseurs,  qui  porte,  comme  des 
nains  sur  ses  épaules,  tous  les  philoso- 
phes postérieurs. 


28  KAM  ET  LA  SCIENCE    MODERNE 

C'est  aujourd'hui  une  nécessité  inéluc- 
table que  les  savants  cessent  d'être  des  fi- 
dèles de  Kant,  c'est-à-dire  qu'ils  ne 
croient  plus  simplement  sur  parole  au- 
trui, touchant  ce  qu'a  dit  et  enseigné  le 
«  fondement  de  la  science  allemande  »  et 
qu'ils  regardent  eux-mêmes,  pour  leur 
propre  compte,  les  problèmes  en  face. 
Nous  ne  croyons  pas  trop  difficile  de 
rendre  Kant  intelligible^  même  pour  les 
non  philosophes. 

Nous  craignons  plutôt,  —  et  nous  l'a- 
vouons, —  une  autre  difficulté  que  nous 
pourrions  rencontrer  dans  l'appréciation 
de  Kant,  Nombre  de  nos  lecteurs  ont  un 
respect  traditionnel  pour  Kant,  Thomme 
qui,  à  leurs  yeux,  a,  du  moins  par  sa 
pensée,  fait  avancer  la  science.  Si  l'on 
écarte,  à  propos  de  Kant,  tout  l'appareil 
éclatant  des  C  est  pourquoi,  et  des  incon- 
séquence, siVon  considère  le  système  à  la 
lettre,  dans  ce  qu'il  a  d'essentiel,  la  ma- 


INTRODUCTION  29 

jorité  des  lecteurs  réfléchis  en  arrive  à 
trouver  à  peine  croyable  qu'il  y  ait  eu 
un  homme  de  sens  rassis,  assez  osé  pour 
présenter  au  monde  un  tel  système 
comme  le  dernier  mot  de  la  science,  et 
que  ce  doive  être  là  Thomme,  en  qui 
tout  un  peuple,  qui  marche  à  la  tête  de 
la  science  et  de  la  civilisation,  salue  le 
représentant  de  sa  pensée.  C'est  ici  que 
nous  sentons  naître  la  difficulté.  Au  ter- 
me de  notre  examen  sans  préjugés,  la 
(7r//«^we  delvant  nous  apparaîtra  comme 
le  délire  grandiose  d'un  esprit  supérieur. 
Réussirons-nous  à  détruire  l'idolâtrie  de 
Kant^  qui  a  été  grandissant  pendant  près 
de  cent  ans  comme  une  gigantesque 
muraille  ? 

Notre  travail  se  compose  de  deux  par- 
tics.  D'abord,  nous  nous  convaincrons 
pleinement  que  la  science  moderne,  si 
avide  de  faits,  trouve  réellement  dans 
Kant  sa  base  la  plus  profonde  «  et  la 


30  KAM  ET  LA  SCIENCE   MODERNE 

plus  solide  ».  Puis,  nous  mettrons  cette 
base  à  l'épreuve  et  en  examinerons  la 
certitude. 


PREMIERE     PARTIE 


LE  IvANTISME   COMME   BASE  DE  LA 
SCIENCE  MODERNE. 


CHAPITRE  I 


QUELLE  TACHE  KANT  SE  PROPOSE. 


1 .  — j  La  tâche  que  Kant  se  propose,  c'est 
de  donner  de  la  connaissance  humaine  une 
explication  suffisantey 

il  en  est,  parmi  nos  lecteurs,  qui  pourront 
au  premier  moment  trouver  étrange  que  nous 
les  conviions  à  une  étude  approfondie  de  la 
théorie  de  la  connaissance  humaine.  C'est  qu'en 
oiïet  l'importance  et  la  valeur  de  la  question 
que  cette  théorie  implique,  n'apparaissent  pas 
tout  d'abord.  Mais  une  rapide  revue  rétros- 
pective de  l'histoire  nous  fournira  les  lumières 
nécessaires. 

PESCH.—  KANT.  —  3.  33 


36  KANT   ET   LA   SCIENCE    MODERNE 

persécutée,  à  se  rendre  sourd,  après  l'acte  mau- 
vais, aux  objurgations  du  Souverain  Législa- 
teur, et  à  réduire  en  lui  au  minimum  les  idées 
de  Dieu  et  de  l'immortalité  ,  Mais  il  y  a  une 
chose  qu'il  ne  peut  oublier^,  il  y  a  une  chose 
à  laquelle  il  se  trouve  d'autant  plus  invinci- 
blement ramené  qu'il  cultive  davantage  la 
science  :  cette  chose^  c'est  le  caractère  propre 
de  la  connaissance  humaine,  ou,  pour  nous 
plier  au  langage  moderne,  de  l'expérience  hu- 
maine. Plus  l'homme  s'efforce  de  ne  vouloir 
être  qu'un  animal  plus  délicatement  organisé 
que  les  autres,  plus  il  se  sent  élevé  jMr  sa 
connaissance  à  la  hauteur  d'une  perfection  de 
laquelle  la  créature  irraisonnable  est  absolu- 
ment exclue.  Et  même,  en  réalité,  l'homme 
ne  counait-il  que  des  phénomènes  sensibles 
isolés,  dans  leurs  divers  rapports  concrets, 
exactement  comme  fait  l'animal?  Ne  voit-il 
pas  plutôt  sa  connaissance  pénétrée  de  toutes 
parts  d'universel  et  de  nécessaire^.  11  n'est  pas 
besoin  de  bien  hautes  spéculations  pour  nous 
rendre  ce  fait  présent  comme  il  faut.  Lorsque 


CH.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  37 

l'homme  a  la  perception  d'un  cercle,  il  ne  con- 
çoit pas  seulement  que  ce  cercle  est  rond, 
mais  encore  que  tout  cercle  est  et  doit  être 
rond;  ni  seulement  que  deux  poires  ne  sont 
pas  cette  fois-ci  égales  à  cinq,  mais  encore 
qu'elles  ne  ])enYeni  Jamais  être  égales  à  cinq; 
ni  seulement  que  ce  changement  a  une  cause, 
mais  encore  que  tout  effet  sans  exception  a  et 
doit  absolument  avoir  une  cause.  L'homme  ne 
s'absorbe  donc  pas  dans  la  perception  sensi- 
ble, il  la  dépasse;  il  ne  connaît  pas  seule- 
ment les  objets,  il  connaît  encore  sa  propre 
connaissance.  Et  ce  mouvement  qui  l'empor- 
te au  dessus  de  la  connaissance  sensible,  n'est 
pas  seulement  pour  lui  une  possibilité  éven- 
tuelle, c'est  encore  une  naturelle  nécessité. 
S'il  se  sent  pressé  de  rechercher  le  motif  et  la 
cause  des  événements,  il  se  sent  pareillement 
pressé  de  se  rendre  compte  de  sa  propre  con- 
naissance. Ce  dernier  point  doit  d'autant  plus 
nous  intéresser  que  la  connaissance  'de  soi- 
même  est  bien  une  connaissance  réelle  d'or- 
dre phénoménal,  et  d'où  pour  l'homme  tout 


■38  KANT  i:t  la  science  moderne 

le  reste  dépend,  en  tant  que  cette  connaissan- 
ce lui  sert  d'intermédiaire  pour  entrer  en  rap- 
port avec  le  monde  extérieur. 

L'homme  adonné  au  sensible,  et  qui  néan- 
moins pensait  encore  en  quelque  façon,  a  pu 
se  tourner  et  se  retourner  comme  il  voulait  ; 
il  a  toujours  trouvé  devant  lui  la  connaissance 
4e  soi-même,  avec  sa  propre  originalité,  et  qui 
demandait  impérieusement  une  explication, 
<c  Comment  l'expérience  est-elle  possible  »? 
Et  en  réfléchissant  à  cette  question,  il  voyait 
un  problème  encore  plus  profond  se  dresser 
■devant  son  esprit:  «  Comment  est-il  possible 
«  que  ma  faculté  de  connaître  connaisse  des 
«  choses  qui  sont  hors  de  moi?  Oîi  est  le 
«  pont,  pour  passer  du  moi  au  non-moi  exté- 
«  rieur  »  ? 

2.  —  La  pensée  humaine  n'a  pu  se  sous- 
traire à  ce  problème.  Alors  qu'on  ne  songeait 
pas  encore  au  protestantisme  et  à  Kant,  la 
philosophie  fournissait  déjà  tous  les  éléments 
qui  concourent  à  la  solution  de  cette  question. 
Sans  doute  nous  ne  trouvons  pas  dans  l'an- 


CH.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  39 

cieniie  philosoiihie  le  problème  posé  sous 
cette  forme  :  Comment  l'expérience  est-elle 
possible?  Il  fallait  d'abord  que  l'humanité  fût 
communément  tombée  dans  la  sensualité  pour 
que  l'aiguille  du  cadran  de  la  philosophie 
marquât  l'heure  sur  cette  question  :  Comment 
l'expérience  est-elle  possible?  Mais  de  l'an- 
cienne philosophie  se  dégageait  naturellement 
la  réponse  simple  et  grandiose  à  la  question 
posée.  —  De  ce  fait  que  l'homme  possède  des 
connaissances  qui,  absolues,  nécessaires,  uni- 
verselles, dépassent  la  pure  expérience  sensi- 
ble, on  trouvait  dans  l'ancienne  philosophie 
cette  explication,  que  Y  homme  possède  une  fa- 
culté de  concevoir  suprasensible,  spirituelle.  De 
ce  fait  que  l'homme  connaît  un  monde  qui 
existe  en  dehors  de  son  acte  cognitif(un  mon- 
de transcendant,  selon  l'expression  de  Kaut), 
et  qu'il  conçoit,  par  sa  faculté  spirituelle, 
l'universel  empreint  dans  les  choses  sensibles, 
on  trouvait  cette  explication  plus  profonde, 
que  l'esprit  humain  est  le  reflet  de  V intelligence 
unique,  à  laquelle  les  choses  extérieures  doivent 


40  KANT    ET   LA    SCIENCE   MODERNE 

lettr  existence  et  qui,  eu  les  produisant,  nous  en 
a  donné  les  idées. 

3.  —  Lorsque  Kant  vivait,  l'esprit  du  siècle 
avait  depuis  longtemps  rompu  de  la  façon  la 
plus  hostile  avec  le  passé  catholique,  et  telle 
était  la  confusion  amenée  par  le  protestan- 
tisme que,  jusque  dans  bien  des  milieux  ca- 
tholiques, l'intelligence  de  la  philosophie  tra- 
ditionnelle s'était  obscurcie.  Dans  l'Allemagne 
protestante  la  pensée  supérieure  aux  sens  avait 
bien  encore  une  existence  scientifique,  mais 
elle  s'était  réduite  à  un  sec  dogmatisme  d'éco- 
le qui,  sans  précisément  écarter  la  haute  scien- 
ce, l'enseignait  malheureusement  avec  une  fa- 
deur et  un  ennui  mortel  qui  en  énervaient 
l'exposition,  en  face  des  riches  couleurs  des 
théories  sensualistes.  Cette  situation  n'était 
plus  tenable  ;  on  ne  pouvait  plus  avancer 
dans  cette  impasse. 

Mais  c'était  seulement  la  situation  de  la  pla- 
te science  allemande  ;  ce  n'était  pas  l'impasse 
où  s'engagea  le  courant  du  siècle  sous  l'im- 
pulsion du  protestantisme.  Cette  impasse  est 


CH.  I.  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  41 

plutôt  la  p/nlosophie  des  empiristes  anglais. 
La  France  l'avait  connue  avant  l'Allemagne. 
Si  le  protestantisme  n'avait  pas  réussi  à  rom- 
pre en  France,  comme  en  Allemagne,  les  for- 
mes catholiques  de  la  vie  publique,  il  avait  du 
moins  jeté  dans  l'air  de  la  France,  facile  à 
émouvoir,  des  germes  de  révolution.  Et  c'est 
dans  ce  pays  que  se  développa,  sous  la  forme 
d'un  matérialisme  complet,  la  science  impor- 
tée d'Angleterre.  Les  Allemands,  devenus  pro- 
testants, avancèrent  plus  lentement  dans  cette 
voie,  mais  aussi  ils  devaient  y  laisser  une  tra- 
ce plus  profonde.  L'empirisme  anglais  et  le 
matérialisme  français  excitèrent  alors  dans  les 
pays  allemands  la  plus  vive  attention. 

A  la  surface  de  ce  courant  puissant  flottait 
encore,  dernier  débris  de  la  métaphysique, 
cette  question:  Comment  V expérience  est-elle 
possible  ? 

L'humanité,  ivre  des  jouissances  et  des  con- 
naissances sensibles,  ne  pouvait  se  soustraire 
à  une  question  qui,  impliquée  dans  l'expérien- 
ce sensible,  V élevait  cependant  au  dessus  des 


42  KANT  i:t  la  sciKxcrc  moderne 

sens:  Comment  est-ce  donc  que  je  connais? 
Comment  les  choses  extérieures  entrent-elles 
dans  m((  représentation  intérieure?  Comment 
rcxpérience  est-elle  possible?  D'où  vient  dans 
ma  connaissance  cette  nécessité  que  je  doive 
connaître  ainsi  et  ne  puisse  connaître  autre- 
ment? Pourquoi  suis-je  contraint  d'énoncer 
des  jugements  de  valeur  universelle,  tels  que 
celui-ci  :  Tout  ce  qui  arrive^  doit  avoir  une 
cause?  —  Cette  métapliyslque,  l'homme  dans 
ses  observations  aurait  dû  l'accepter  comme 
le  fil  d'Ariane  donné  par  la  nature  ;  mais  la 
sphère  suprasenslble  tout  entière  — jusqu'alors 
dénommée  métaphysique,  —  s'était  évanouie 
à  ses  regards.  Toute  la  science  du  suprasen- 
slble s'était  absorbée  dans  la  théorie  de  la 
connaissance  ;  cette  question  l'enserrait  de 
toutes  parts  ;  elle  l'enserrait  comme  une  corde 
qui  l'étranglait,  ou  plutôt  comme  une  ceinture 
de  sauvetage,  destinée  à  le  faire  remonter  de 
l'abîme  de  la  sensuahté  vers  la  surface  des 
eaux  tranquilles. 
"L'esprit  s'élolgnant   de    plus    en  plus  du 


CH.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  43 

Christianisme  s'était  alors  posé  un  problème 
gigantesque  :  comment  expliquer  la  connais- 
sance humaine,  sans  admettre  dans  l'homme 
une  puissance  suprasensible  (l'àme  immortelle) 
et  dans  le  monde  extérieur  un  être  suprasen- 
sible (Dieu)?  Rien  de  plus  tragique  à  con- 
templer que  les  efTorts  de  l'esprit  humain  pour 
venir  à  bout  de  cette  tcàche  impossible.  Afin 
de  bien  tenir  le  fil  que  Kant  prit  pour  guide 
avec  la  profondeur  allemande,  nous  devons 
nous  représenter  plus  nettement  encore  à  quel 
point  en  était  arrivée  la  solution  de  la  ques- 
tion. 

4.  —  Par  la  bouche  de  Bacon  (1561-1626) 
l'esprit  du  siècle  avait  posé  comme  premier 
principe  que  l'expérience  seule  est  la  source 
de  la  connaissance.  Or,  d'où  vient  ce  princi- 
pe ?  Repose-t-il  aussi  sur  l'expérience  ?  et  sur 
laquelle  ?  quelle  garantie  l'expérience  olTre-t- 
elle  de  sa  propre  valeur  ?  C'est  ainsi  que  l'ex- 
périence elle-même  devait  devenir  l'objet  de 
la  science  :  il  fallait  essayer  de  justifier  la  va- 
leur de  la  connaissance  humaine,  fondée  sur 


44  KANT   ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

la  seule  expérience.  C'est  avec  Jean  Locke 
(1632-1704)  que  la  philosophie  expérimenta- 
le entreprit  cette  tâche.  Et  voici  sa  réponse  : 
Toute  expérience  est  perception  sensible  ou 
sensibilité  ;  dans  la  connaissance  humaine  il 
n'y  a  rien  qu'on  ne  puisse  expliquer  comme 
un  produit  de  la  perception  sensible  ;  même 
les  propositions  de  valeur  universelle,  telles 
que  le  principe  de  causalité,  —  en  vertu  du- 
quel tout  effet  doit  avoir  une  cause,  —  déri- 
vent radicalement  de  la  perception  sensible. 
Que  sont  donc  les  perceptions  sensibles? 
Telle  était  la  seconde  question.  —  Ce  sont  des 
représentations  de  l'esprit,  des  idées,  dit  Geor- 
ges Berkeley  (1685-1753);  le  monde  n'est 
qu'un  cercle  magique  de  phénomènes  illusoi- 
res ;  toute  l'existence  des  choses  consiste  en 
ce  qu'elles  sont  perçues  {esse  est  percipi)  ;  c'est 
Dieu  qui  produit  en  nous  l'illusion  où  nous 
sommes,  que  nous  connaissons  quelque  chose. 
Par  contre^  les  matérialistes  français  nous  en- 
seignent que  les  perceptions  sensibles  ne  sont 
que  des  excitations  d'organes  corporels,  que 


Cri.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE    PROPOSE  45 

des  pliéiiomèiies   matériels    de    mouvement. 

Surgit  alors  la  grosse  question  :  —  Si  les 
éléments  de  la  connaissance  ne  sont  que  des 
impressions  idéales  d'un  esprit,  ou  mécaniques 
d'un  corps,  comment  est  possible  une  con- 
naissance qui,  premièrement,  embrasse  la 
réalité^  et  secondement^  ait  une  valeur  uni- 
verselle? Comment  des  impressions  qui  n'ap- 
partiennent qu'à  la  sphère  subjective  de  celui 
qui  connaît,  peuvent-elles  être  le  point  de  dé- 
part d'une  connaissance  de  l'extérieur?  Com- 
ment des  perceptions,  qui  ne  représentent 
que  des  individus  comme  tels,  peuvent-elles 
fonder  des  jugements  d'une  valeur  univer- 
selle et  absolue  ? 

Une  fois  encore, avec  David  nume(i771-1776) 
la  philosophie  du  siècle  fit  appel  à  tous  ses 
moyens  d'exposition  et  d'explication.  11  arri- 
ve en  vertu  de  l'habitude^  dit  ce  sceptique  cé- 
lèbre (ayant  en  vue  surtout  le  principe  de  cau- 
salité), que  notre  imagination  enchaîne  et  coor- 
donne certaines  représentations  dans  le  rap- 
port d'effet  à  cause.   Chaque  fois  que  je  le 


46  KANT    ET    LA    SCIENCE   MODERNE 

veux,  mon  doigt  remue  ;  en  vertu  de  celte  ha- 
bitude, je  réunis  par  l'imagination  ce  mouve- 
ment du  doigt  et  l'acte  volontaire  correspon- 
dant ainsi  que  l'elfet  à  la  cause,  quoique  je 
ne  sache  pas  s'il  existe  réellement  entre  eux 
une  relation  causale.  C'est  donc  seulement 
l'habitude  qui  fait  sur  nous  l'impression  delà 
nécessité,  quand  nous  disons  :  Tout  efîet 
doit  avoir  une  cause  correspondante.  Hume  ex- 
plique l'expérience  humaine  par  l'habitude, 
or  riiabitude  n'est  que  l'expérience  répétée. 
Il  oublie  de  nous  dire  comment  l'habitude, 
c'est-à-dire  la  seule  expérience  individuelle  ré- 
pétée^ est- par  elle-même  en  état  de  nous  ex- 
pliquer cette  nécessité  qui  apparaît  dans  les 
jugements  universels  expérimentaux.  Il  n'a 
pas  fait  faire  un  pas  à  l'explication  de  la  con- 
naissance humaine  ;  il  n'a  pas  même  laissé  à 
la  science  un  misérable  lieu  de  repos,  à  moins 
qu'on  n'en  voie  un  dans  cet  aveu,  que  toute 
connaissance  est  illusoire  et  dénuée  de  fon- 
dement :  en  un  mot,  il  a  glissé  sous  la  tète  de 
la  science  un  coussin  pour  l'aider  à  mourir. 


cil.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  47 

Le  pi'c'tendu  travail  de  Iliime  a  du  moins 
eu  ceci  de  bon  que  la  question  de  la  connais- 
sance humaine,  —  la  seule  vers  laquelle  la 
science  dévoyée  put  sans  prétention  s'orien- 
ter, —  devint  justement  une  question  brû- 
lante. Le  problème  se  posait  dès  lors  dans  tou- 
te sa  clarté  «  Hume  )),ditKuno  Fischer  (1),  «n'a 
c(  pas  résolu  le  problème  ;  il  n'a  fait  que  l'é- 
«  claircir,  mais  de  telle  façon  qu'après  lui  nul 
((.  penseur  indépendant  n'y  pût  fermer  les  yeux  ; 
«  il  fallait  voir  désormais  que  ce  problème 
«  est  au  premier  rang  entre  tous,  et  que  par 
«  la  route  que  Hume  a  suivie,  on  n'arriverait 
«  pas  au  but.  L'expérience,  dont  Bacon  avait 
((  fait  l'instrument  de  la  philosophie,  en  était 
«  l'objet  depuis  Locke,  et  c'est  cet  objet  qu'il 
«  fallait  d'abord  expliquer.  Mais  l'expérience 
«  fut  toujours  expliquée  de  telle  façon  qu'elle 
«  était  déjà  au  fond  de  Texplication  ;  en  effet, 
«  le  rapport  de  causalité  entre  les  phénomènes 
«  avait  dans  Locke  la  valeur  de  la  réalité  de 

(l)  François  Bacon  (  '2'-  édit.,  p.  785  ). 


48  KANT    ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

«  la  perception  ;  —  dans  Berkeley,  celle  de  la 
«  réalité  de  l'action  divine  ;  —  dans  Hume, 
((  celle  d'une  expérience  souvent  répétée. 
«  Quiconque  saisit  bien  le  problème,  doit 
((  chercher  une  autre  voie,  adopter  un  au- 
«  tre  point  de  départ,  qui  ne  procède  plus  de 
«  la  philosophie  expérimentale  et  donne  à  la 
«  question  une  tournure  qui  fasse  époque . .  . 
a  Ce  fut  l'œuvre  d'un  philosophe  allemand, 
((  Emmanuel Kant  ». 

5.  —  En  réalité,  c'est  David  Hume  qui  sug- 
géra au  nouveau  Copernic  l'idée  de  son  entre- 
prise. Le  grand  critique  voulut  affranchir  la 
science  du  scepticisme  de  Hume  :  heureux, 
si  le  vent  glacial  de  son  criticisme  n'avait  pas 
entièrement  éteint  la  lumière  de  la  vie  ! 

Pour  comprendre  Kant  comme  il  convient, 
on  doit  se  rappeler  ce  que  Hume  avait  en 
vue.  Il  traitait  le  grand  problème,  comme  on 
l'a  remarqué,  surtout  relativement  au  prin- 
cipe de  cmtsalitc.  Cette  loi,  d'après  laquelle 
tout  effet  doit  avoir  une  cause  correspondan- 
te,   et    toute  cause   complète  entraine  après 


cil.    I.    —   TACHE   QUt:    KANT   SE   TROPOSE    49 

("lie  son  effet,  s'offre  réellement  à  tout  esprit 
pensant  comme  une  loi  absolue  et  universel- 
le. De  quel  droit,  demandait  Hume,  mainte- 
nons-nous à  cette  loi  sa  valeur  universelle  ? 
Que  dans  le  cas  présent,  V expérience  sensible 
individuelle    n'expliquât    rien,    c'est  ce  que 
Hume  admettait  avec  raison  comme  constant. 
Nous,  hommes  du  commun,    nous   croyons 
actuellement  que  notre  entendement  conçoit, 
>    à   l'occasion    d'une  expérience    sensible,    je 
veux  dire  interne,  ce  que  sont  la  cause   et 
l'effet,  de  sorte  que  nous  pouvons  distinguer 
la  cause  de  la  simple  condition  ou    occasion 
(  par    exemple,    je   me    connais   moi-même, 
quand  Je  parle  ou  marche,  comme  la  cause  de 
mon  acte),  et  en  même  temps  mon  entende- 
ment   conçoit   le   rapport  de   cause   à    effet 
comme  existant  en  soi,  antérieurement  à  mon 
expérience  sensible,  indépendamment  de  cette 
expérience,   —  comme  a  priori,  si  l'on  peut 
ainsi   s'exprimer.  En    conséquence,   il  y   a, 
hors  de  l'acte  par   lequel  nous   connaissons, 
une  réalité  suprasensible  (  parce  qu'elle  a  une 

PESCH.  —  KAXT.   —  4. 


48  KANT    ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

((  la  perception  ;  —  dans  Berkeley,  celle  de  la 
«  réalité  de  l'action  divine  ;  —  dans  Hume, 
a  celle  d'une  expérience  souvent  répétée. 
«  Quiconque  saisit  bien  le  problème,  doit 
((  chercher  une  autre  voie,  adopter  un  au- 
«  tre  point  de  départ,  qui  ne  procède  plus  de 
«  la  philosophie  expérimentale  et  donne  à  la 
((  question  une  tournure  qui  fasse  époque  . .  . 
«  Ce  fut  l'œuvre  d'un  philosophe  allemand, 
(.(  Emmanuel Kant  ». 

5.  —  En  réalité,  c'est  David  Hume  qui  sug- 
géra au  nouveau  Copernic  l'idée  de  son  entre- 
prise. Le  grand  critique  voulut  affranchir  la 
science  du  scepticisme  de  Hume  :  heureux, 
si  le  vent  glacial  de  son  criticisme  n'avait  pas 
entièrement  éteint  la  lumière  de  la  vie  ! 

Pour  comprendre  Kant  comme  il  convient, 
on  doit  se  rappeler  ce  que  Hume  avait  en 
vue.  11  traitait  le  grand  problème,  comme  on 
l'a  remarqué,  surtout  relativement  au  prin- 
cipe (le  caus(ili(:\  Cette  loi,  d'après  laquelle 
tout  effet  doit  avoir  une  cause  correspondan- 
te,  et   toute  cause  complète  entraine  après 


CH.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  49 

elle  son  effet,  s'offre  réellement  à  tout  esprit 
pensant  comme  une  loi  absolue  et  universel- 
le. De  quel  droit,  demandait  Hume,  mainte- 
}wns-nous  à  cette  loi  sa  valeur  universelle  ? 
Que  dans  le  cas  présent^  V expérience  sensible 
individuelle   n'expliquât    rien,   c'est  ce  que 
Hume  admettait  avec  raison  conmie  constant. 
Nous,  hommes  du  commun,    nous   croyons 
actuellement  que  notre  entendement  conçoit, 
à  l'occasion    d'une  expérience   sensible,    je 
veux  dire  interne,  ce  que  sont  la  cause   et 
l'effet,  de  sorte  que  nous  pouvons  distinguer 
la  cause  de  la  simple  condition  ou    occasion 
(  par    exemple,    je   me    connais   moi-même, 
quand  je  parle  ou  marche,  comme  la  cause  de 
mon  acte),  et  en  même  temps  mon  entende- 
ment  conçoit  le   rapport  de   cause  à    effet 
comme  existant  en  soi,  antérieurement  à  mon 
expérience  sensible,  indépendamment  de  cette 
expérience,   —  comme  a  priori,  si  l'on  peut 
ainsi   s'exprimer.  En    conséquence,   il  y   a, 
hors  de  l'acte  par   lequel  nous   connaissons, 
une  réalité  suprasensible  (  parce  qu'elle  a  une 

rESCH.   —  KANT.   —  i. 


50  KANT  i:t  la  science  moderne 

valeur    universelle),  laquelle   est   saisie    par 
l'homme  à  l'aide  d'une  faculté  cognitive  su- 
prasensible.  Mais  une;,connaissancc  suprasen- 
sible  dans  l'homme  implique  une  âme  spiri- 
tuelle et  immortelle  !   Voilà  la  vérité   qui  fait 
plus  de  peur  à  la  science  avancée  que  l'eau 
bénite   au   diable.    Un   véritable  homme   de 
science  pose  en  principe,  comme  une  chose 
qui  va  de  soi,  que  l'homme  n'a  qu'une  con- 
naissance sensible.  C'est  ce  qu'a  fait  Hume. 
«  Il  a  démontré  sans  appel)),  dit  Kant»,  qu'il 
(ï  est  absolument   impossible   à  la  raison  de 
«  concevoir  un  tel  lien  a  priori  et  en  vertu  de 
((  concepts,  car  ce  lien   implique  nécessité  d. 
11  a  fait  plus  :  en  prenant  pour  unique  fonde- 
ment l'habitude,  il  a  sous  tous  les    rapports 
enlevé  toute  valeur  à  la  connaissance  qui  dé- 
passe l'expérience    sensible    individuelle,    et 
ainsi  c'en    serait  fait  de  toute   connaissance 
suprasensible  (  métaphysique  ),  que  dis-je?  de 
toute   la    certitude   de   notre    connaissance. 
((  Depuis  l'origine  de  la  métaphysique,  aussi 
«  haut  qu'on  remonte  dans  son  histoire  >\  dit 


en.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  51 

Kant  (1)  »,  il  ne  s'est  point  présenté  de  con- 
«  joncture  plus  décisive  pour  le  sort  de  cette 
«  science  que  l'attaque  dirigée  contre  elle  par 
«  Hume  ».  La  manière  dont  Hume  avait  posé 
la  question,  avait  donc  son  importance.  «  Il 
((  n'a  porté  aucune  lumière  dans  cette  es- 
«  pèce  de  connaissance  :  néanmoins  il  a  fait 
«jaillir  une  étincelle  ».  Et  cette  étincelle  est 
tombée  sur  Kant,  et  la  lumière  du  criticisme 
est  apparue.  «  Je  cherchai  d'abord,  si  l'objec- 
«  lion  de  Hume  ne  pouvait  pas  se  générali- 
«  ser,  et  bientôt  je  trouvai  que  le  concept 
«  de  cause  et  d'effet  est  loin  d'être  le  seul 
«  sous  lequel  l'esprit  se  représente  a  priori 
«  les  enchaînements  des  choses  ;  bien  plus 
«  que  c'est  là  l'objet  propre  et  le  domaine 
«  môme  de  la  métaphysique.  Je  tentai  de  m'as- 
«  surer  de  leur  nombre,  et,  cette  tentative 
((  ayant  réussi  à  mon  gré,  —  j'entends  en  par- 
«  tant  d'un  seul  principe,  —  j'arrivai  à  la  dé- 
«  duction  de  ces  concepts,  dont  j'étais  présen- 

(1)  Prolégomènes  à  toute  métaphysique  future,  p.  5. 


■ri  KANT    ET    LA    SCIENCE   MODERNE 

«  tement  assuré  qu'ils  ne  sont  pas,  ainsi  que 
«  Hume  l'avait  soutenu,  dérivés  de  l'expé- 
«  rience,  mais  qu'ils  procèdent  de  l'entende- 
«  ment  pur.  Cette  déduction  qui  paraissait  im- 
«  possible  à  monsagace  devancier,  et  dont  per- 
ce sonne  non  plus,  en  dehors  de  lui,  ne  s'était 
«  seulement  avisé  (bien  que  chacun  se  servit  à 
■<(  coup  sûr  de  ces  concepts,  sans  demander 
<(  sur  quoi  se  fonde  leur  valeur  objective),  cette 
«  déduction,  dis-je,  était  l'œuvre  la  plus  diffi- 
«  cile  qui  put  être  abordée  en  vue  de  la  Mé- 
ik  taphysique(l)  ».  Kant  l'a  accomplie:  c'est  la 
<(  Critique  de  la  Raison  pure  )).  C'est  «le  pro- 
blème de  Hume  dans  son  plus  grand  dévelop- 
pement possible  ))  ;  on  y  traite  de  «  l'existence 
«  d'une  connaissance  vantée  et  nécessaire  à 
«  l'humanité  ».  L'œuvre  de  Kant,  «  c'est  une 
«  science  toute  nouvelle,  dont  personne  au- 
«.  paravant  n'avait  même  eu  l'idée,  dont  mè- 
«  me  la  simple  idée  était  ignorée,  et  pour 
A  laquelle  rien  de   ce  qu'on    possédait  jus- 

(1)  Prolégomènes  à  toute  métaphysique  future,  p.  9. 


CM.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  TROPOSE  53^ 

«  qu'alors  ne  pouvait  être  utilisé,  sauf  les 
«  soupçons  que  pouvaient  faire  naitre  les 
«  doutes  de  Hume,  lequel  néanmoins  n'a- 
«  vait  eu  aucun  pressentiment  de  la  possibili- 
«  té  d'une  telle  science  formelle,  et,  pour  met- 
«  tre  son  esquif  en  sûreté,  le  poussait  vers 
«  le  bord  (  le  scepticisme  ),  où  il  devait 
«  échouer  et  se  perdre,  tandis  que  je  me  pré- 
«  occupe,  moi,  de  lui  fournir  un  pilote  qui, 
ce  suivant  les  principes  certains  de  l'art  nauti- 
«  que,  tirés  de  la  connaissance  du  globe,  et 
«  muni  d'une  carte  complète  de  la  mer  et 
«  d'une  boussole,  puisse  conduire  sùre- 
1  ment  le  navire  où  il  lui  semble  bon  (1)  ». 
6.  —  La  manière  dont  Kant  a  accompli  sa 
tâche  a-t-elle  la  portée  universelle  qu'il  se 
plaît  à  lui  attribuer,  c'est  ce  que  montrera 
l'exposition  qu'on  en  fera  ci-dessous.  Ce  qui 
est  certain,  c'est  que  la  question  de  l'origine 
de  la  connaissance,  abordée  par  Kant  et  trai- 
tée dans  la  Critique  de  la  Raison  pure,  excite- 

(1)  Prolégomènes  à  toute  métaphysique  future,  p.  11. 


54  KANT   ET    LA    SCIENCE   MODERNE 

encore  de  notre  temps  chez  tous  les  penseurs 
le  plus  vif  intérêt,  et  qu'elle  le  mérite. 

Qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  notre  pen- 
sée. Nous  n'attribuons  pas  à  la  théorie  de  la 
connaissance  absolument  cette  espèce  d'im- 
portance, qu'elle  prend  dans  les  idées  des 
modernes  et  de  Kant.  La  théorie  de  la  con- 
naissance n'a  pas  absolument,  —  ainsi  qu'on 
le  veut  aujourd'hui,  —  absorbé  toute  la  mé- 
taphysique. C'est  le  point  de  vue  erroné  de 
Kuno  Fischer,  quand  il  dit  :  ((  La  philosophie 
«  avant  Kant  voulait  être  une  explication  des 
«  choses,  c'était  aussi  la  prétention  des  scien- 
ce ces  empiriques.  Ou  la  philosophie  devait 
(L  renoncer  à  sa  situation  indépendante  et  s'ab- 
«  sorber  dans  les  sciences  expérimentales,  — 
((  c'est  ce  que  fit  le  réalisme  anglais  ;  ou  elle 
(c  devait  tenir  bon  comme  science  spéciale  mé- 
«  taphysique  (suprasensible)  en  face  des  scien- 
ce ces  expérimentales,  et  alors  elle  s'épuisait, 
«  —  c'est  ce  qui  arriva  dans  l'école  de  Wolf. 
((  Dans  les  deux  cas,  elle  disparaissait  comme 
Ci  science  indépendante  ».  On  la  sauve,  dans 


en.  I.  —  TACHK  QUE  KANT  SE  PROPOSE  55 

ropinion  de  Fischer,  lorsqu'on  lui  donne  pour 
objet  quelque  chose  de  spécial  et  cependant 
de  réel.  Ce  quelque  chose  existo  :  ce  sont  les 
sciemes  exactes  mêmes.  C'est  dans  cet  esprit 
que  Kanta  entrepris  et  achevé  sa  tâche.  «  L'ob- 
«  jet  de  l'expérience,  ce  sont  les  choses  ;  l'ob- 
c(  jet  de  la. philosophie,  c'est  l'expérience,  prin- 
«  cipalement  le  fait  de  la  connaissance  humai- 
«  ne.  C'est  surtout  ainsi  que  la  philosophie 
«  cesse  d'être  une  explication  des  choses,  pour 
«  devenir  une  explication  de  la  connaissance 
«  des  choses  (l)  )).  Ce  point  de  vue  fonda- 
^1  mental  pour  la  philosophie,  c'est  Kant  qui 
c(  l'a  découvert.  Dans  ses  mains  la  philosophie 
a  a  été  comme  l'œuf  de  Colomb  ;  il  a  donné 
i(  à  celle-ci  une  base  solide,  tandis  qu'avant  lui 
«  personne  malgré  tous  ses  efforts  n'avait  pu 
«  faire  tenir  l'œuf  en  place  ».  Tels  sont  les 
termes  avantageux  dans  lesquels  K.  Fischer 
traduit  l'opinion  courante  des  modernes  sur  la 
question.  Mais  on  ne  pourrait  accorder  une 

(1)  Histoire  de  la  philosophie  moderne,  m,  16. 


56  KANT   ET   LA  SCIENCE  MODERNE 

telle  importance  au  problème  de  la  connais- 
sance qu'à  condition  d'avoir  préalablement  dé- 
montré que  riiomme  est  ajjsolument  hors  d'état 
état  de  concevoir  aucune  vérité  suprasensible. 
Nous  le  répétons  :  en  aucun  temps,  en  aucun 
lieu,  la  philosophie  ou  métaphysique  ne  peut 
se  contenter  de  n'être  qu'une  théorie  de  la 
connaissance  humaine  ;  elle  doit  tendre  sans 
cesse  à  expliquer  en  dernière  analyse  par  ses 
propres  premiers  principes  le  monde  entier 
de  la  réalité. 

Et  cependant  nous  tenons  pour  indéniable 
la  haute  importance  du  problème  de  la  con- 
naissance. 

Parmi  les  objets  dont  doit  s'occuper  la  phi- 
losophie, la  connaissance  humaine  prend  tout 
d'abord  en  soi  et  pour  soi  une  place  éminen- 
te.  Elle  est  en  quelque  sorte  l'œil,  dont  l'or- 
ganisation n'a  pas  moins  d'intérêt  pour  nous 
que  les  objets  de  la  vision.  Comment  pour- 
rait-il ne  pas  incomber  au  philosophe  de  cher- 
cher à  comprendre  de  quelle  manière  s'ac- 
compht  le  fait  de  la  connaissance  ?  Depuis 


cil.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  57 

Kant,  on  a  désigné  d'un  nom  nouveau  l'expo- 
sition critique  des  conditions  auxquelles  est 
soumise  la  connaissance  ;  on  l'appelle  la  scien- 
ce. tramcemlenUde ,  pour  ce  motif,  disent  quel- 
ques-uns, que  la  science  qui  a  les  choses  pour 
objets  s'élève  au  dessiis  d'elle-même  et  revient 
sur  elle-même  par  la  réflexion.  D'autres  tirent 
ce  nom  de  ce  que  la  philosophie  critique, 
pour  expliquer  l'expérience,  fait  appel  à  des 
conditions,  qui  sont  elles-mêmes  en  dehors  de 
toute  expérience.  D'autres  encore  soutiennent 
que  la  science  critique  s'appelle  transcenden- 
iale,  en  tant  qu'elle  se  rapporte  aux  condi- 
tions transcendentcdes  de  notre  connaissance, 
et  que  cet  élément  premier  qui  précède  notre 
connaissance  en  la  conditionnant,  s'appelle 
transe endental,  en  tant  qu'il  se  rapporte  à 
quelque  chose  de   transcendant  (1).  Ce  mot 

(1)  Kant  appelle  transcendant  ce  qui  est  au-delà,  c'est-à-dire 
en  dehors  de  notre  acte  cognitil',  partant  les  objets  extérieurs 
en  tant  qu'ils  existent  indépendamment  de  notre  pensée,  par 
ex.  les  choses  en  soi,  les  noumènes,  Dieu,  etc.  Le  transcenden- 
tal  est  surtout  ce  qui  se  trouve  dans  le  sujet  connaissant  et  se 
rapporte  au  transcendant  (relation  énoncée  du  point  de  vue 


58  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

n'a  été  d'auciino  utilité,  il  a  au  contraire  fait 
beaucoup  de  mal.  La  science  traditionnelle  ne 
connaissait  pas  ùe  philosophie  ircmscendentale, 
tandis  que  la  critique  de  la  connaissance  hu- 
maine l'a  considérée  comme  très  importante, 
et  nous  aurons  souvent  encore  occasion  d'y 
revenir  quand  nous  montrerons  que  tous  les 
éléments  de  la  véritable  théorie  de  la  connais- 
sance se  trouvent  déjà  dans  l'antique  philoso- 
phie (la  scolastique ). 

Du  jour  où  s'est  développée  la  tendance  à 
s'éloigner  du  suprasensible,  —  ainsi  que  c'est 
devenu  la  mode  depuis  deux  à  trois  cents 
ans, —  l'étude  de  la  théorie  de  la  connaissan- 
ce —  ce  qu'on  appelle  la  philosophie  criti- 
que'—  a  pris  encore  une  importance  toute 
particulière.  On  peut  soutenir  carrément  que 
toutes  les  grandes  erreurs  modernes  sont  is- 
sues  d'une  fausse  conception  du  fait  de  la 

extérieur).  Est  donc  transcendental  tout  ce  qui  est  antérieur 
dans  notre  esprit  à  toute  expérience,  et  donne  à  notre  connais- 
sance ce  caractère  distinctif,  qu'elle  paraît  une  représentation 
du  transcendant.  Enfin  on  appelle  de  même  transcendentale 
l'étude  de  ces  conditions  a  priori. 


CH.  I.  —  TACHE  QUE  KANT  SE  PROPOSE  59 

connaissance  humaine,  et  partant,  de  la  va- 
leur objective  de  notre  connaissance,  ou  du 
moins  y  ont  trouvé  leur  plus  solide  fondement, 
c'est  justement  ici  que  l'extravagance  humai- 
ne a  élucubré  ses  plus  étranges  imaginations 
et  les  a  présentées  au  monde  comme  la  phi- 
losophie ;  c'est  justement  ici  que  la  moderne 
sagesse  est  manifestement  au  bout  de  son 
rouleau  et  peut  être  amenée  de  la  manière  la 
plus  invincible  à  confesser  qu'elle  doit  rentrer 
dans  la  voie  de  la  philosophie  chrétienne,  si 
elle  veut  agir  loyalement  avec  la  vérité. 

Et  c'est  aussi  là  le  point  où  se  dirige,  au 
cours  de  son  développement,  la  philosophie 
allemande.  Aujourd'hui,  selon  la  remarque 
de  Lange  (1),  le  problème  fondamental  des 
sciences  naturelles  se  transforme  en  problème 
de  la  théorie  de  la  connaissance. 


Il  est  facile  de  voir  par  là  qu'on  ne  peut  proprement  parler 
de  transcendental  qu'autant  qu'on  a  positivement  démontré 
l'existence  corrélative  de  quelque  chose  de  transcendant, 
comme  vraie,  ou  vraisemblable,  ou  du  moins  possible. 

(1)  Histoire  du  matérialisme,  ii,  220. 


60  KANT   ET    LA  SCIENCE  MODERNE 

Le  penseur  chrétien  a  donc  assez  de  motifs 
de  consacrer  à  cette  question  toute  son  atten- 
tion. C'est  dans  sa  connaissance  que  l'homme 
trouve  la  meilleure  part  de  sa  dignité  naturel- 
le, c'est  par  elle  qu'il  s'élève  au  dessus  de 
l'univers  matériel.  L'univers  disparaîtrait  que 
subsisteraient  encore  cette  nécessité  et  cette 
universalité,  qui  sont,  aux  yeux  de  l'homme, 
les  caractères  propres  de  la  vérité. 


CHAPITRE  IL 


COMMENT     KANT    A      ACCOMPLI    SA     TACHE. 


CHAPITRE  II 


COMMENT   KANT  A  ACCOMPLI   SA   TACHE. 


1.  —  En  donnant  une  base  nouvelle  à  la 
connaissance  humaine,  Kant  voulait  jeter  les 
fondements  d'une  conception  du  monde  qui 
fût  seule  durable.'  Où  chercherons-nous  cette 
base  nouvelle,  qui  est  le  propre  service  ren- 
du à  la  science  par  le  grand  critique? 

Autant  les  représentants  de  la  science  mo- 
derne s'accordent  tous  à  louer  Kant,  autant 
ces  panégyristes  diffèrent  d'avis  quand  il  s'a- 
git de  déterminer  le  service  propre  et  surémi- 
nent  rendu  à  la  science  par  le  grand  critique. 
Nous  rapporterons  ici  les  trois  opinions  cou- 

63 


04  KANT    ET   LA    SCIENCE   MODERNE 

rantes  :  les  deux  premières  ne  reposent  sur 
aucun  fondement,  la  troisième  va  au  cœur  de 
la  question. 

2.  —  Beaucoup  font  consister  la  valeur  his- 
torique de  Kant  en  ce  qu'il  a  le  premier  tenté 
de  donner  une  exposition  du  fait  de  la  connais- 
sance en  la  tirant  des  propres  éléments  de 
ce  fait.  Telle  est  l'opinion  de  K.  Fischer  :  il 
soutient  que  Kant  a  le  premier  découvert  le 
seul  point  de  vue  duquel  soit  possible  une 
explication  plausible  du  fait  de  la  connais- 
sance. Et  quel  est  ce  point  de  vue  :  «  C'est 
1  la  très  simple  vérité  que  le  fait  de  la  con- 
d  naissance  ne  doit  pas  s'expliquer  du  tout,  ou 
a  doit  s'expliquer  par  des  conditions  qui  })ré- 
(.(  cèdent  la  connaissance  réelle,  et  par  suite,  ne 
«  sont  pas  elles-mêmes  connaissance.  Ce  point 
«  de  vue  tmnscendental,  ainsi  que  Kant  l'ap- 
«  pelle,  nul  avant  lui  ne  s'en  était  avisé  (1)  ». 
Nous  aurons  plus  tard  tard  l'occasion  d'ex- 
pliquer que  les  manipulations  que  Kant  se 

(1)  Histoire  de  la  philosophie  moderne,  m,  23. 


CFI.  H.  —  COMM.  KANT  A  ACCOMPLI  SA  TACHE  05 

permet  sur  son  point  de  vue  transccndcntal 
ne  sont  nullement  nouvelles.  Mais  avant  Kant 
personne  n'avait-il  essayé  de  rendre  comp- 
te de  la  connaissance  humaine  par  ses  éh^.- 
ments  constitutifs,  par  son  fondement,  démet- 
tre en  lumière  l'acte  de  la  connaissance  et  les 
ingrédients  qui  le  composent  ?  C'est  ce  qu'on 
ne  peut  affirmer  que  si  l'on  ignore  entière- 
ment l'ancienne  philosophie  jetée  par  dessus 
bord  avec  le  catholicisme.  Aussi  bien  Kant  l'i- 
gnorait-il  absolument.  Quant  au  courant  criti- 
que moderne  dans  la  philosophie  allemande, 
c'est  à  tout  instant  qu'on  le  rapporte  à  Kant, 
comme  à  son  auteur^  et  qu'on  le  fait  dater  de 
Kant.  Or,  bien  avant  Kant,  dans  l'école  même 
de  Wolf,  à  laquelle  on  reproche  d'ordinaire  le 
manque  absolu  de  sens  critique,  s'était  décla- 
rée une  tendance  significative  à  l'esprit  criti- 
([ue.  C'est  à  bon  droit  que  Riehl,  dans  son  ou- 
vrage intitulé  le  Criticisme  philosophique  et  sou 
importance  pour  la  science  positire(\),  citel'al- 

(1)  LeiiJzii;  (  Eiigclmanii,  I87C>),  p.  I8'j-I87. 

PESCH.    —    KANT.    —    5. 


CG  KANT    KT    LA    SCIKNCK   MuDERXl!: 

sacieu  .).  II.  IjuhImmI,  comme  le  prédécesseur 
immédiat  de  Kaiit  dans  la  pliiiosophie  critique, 
et  J.  Nie.  Tetens,  professeur  à  Kiel,  comme  le 
propre  et  véritable  devancier,  et  même  en  par- 
tie le  Sosie  de  Kant.  Tout  au  plus  peut-on 
dire  de  Kant  qu'il  a  renforcé  et  dirigé  le  cou- 
rant critique  dans  une  voie  nouvelle. 

3.  —  Pour  d'autres,  l'œuvre  de  Kant  con- 
siste en  ce  qu'il  a  le  premier  reconnu  l'impos- 
sibilité d'expliquer  l'ensemble  de  la  connais- 
sance humaine  par  la  perception  sensible.  C'est 
l'opinion,  par  ex.  de  IL  Lotze(i)^  qui  fait  ré- 
sider la  doctrine  de  Kant  dans  cette  proposition 
que  l'expérience  seulene  fournit  pasleslois  de 
la  réalité  :  «  Quand  nous  arrivons  à  une  pareille 
â  assertion,  ^)  dit-il,  «  il  se  rencontre  (jue  nous 
c(  défendons  en  même  temps  un  point  essen- 
ce tiel  de  la  philosophie  allemande,  sur  lequel 
((  nous  sommes  pris  à  partie  par  toutes  les 
«  nations  )).  Nous  ne  pouvons  faire  autrement 
que  de  voir  dans  de  pareilles  affirmations  une 

(1)  Logique,  p.  57.0. 


en.  II.  —  COMM.  KANT  A  ACCOMPLI  SA  TACHE  G7 

preuve  de  cette  lamentable  étroitesse  de  l'ho- 
rizon intellectuel  des  modernes,  qui  stupéfiera 
les  générations  futures.  Ces  nains,  qui  ne  peu- 
vent porter  leurs  regards  au  delà  des  plus 
humbles  taupinières,  veulent  accaparer  le  so- 
leil pour  leur  trou  de  village  ! 

jA  rencontre  des  empiristes  anglais,  on  peut 
constater  dans  Kant,  comme  un  progrès  (si  ce 
n'est  un  recul  )  tout  en  droite  ligne,  que  le  cé- 
lèbre critique  a  de  nouveau  compris  et  démon- 
tré que  la  connaissance  humaine  n'est  nul- 
lement, ainsi  qu'on  l'essayait  en  vain  depuis 
Locke,  expliquée  par  la  perception  sensible, 
précisément  parce  qu'elle  ne  peut  être  issue 
d'une  simple  élaboration  des  perceptions  sensi- 
bles. «  Que  toute  notre  connaissance,  »  dit-il 
«  dans  laCritique  de  la  Raison  pure  (p.  695), 
«  commence  avec  l'expérience,  il  n'y  a  point  de 
«  doute  là  dessus  ;  car  qu'est-ce  qui  éveillerait 
((  notre  faculté  cognitive  et  la  ferait  entrer  en 
«  acte,  sinon  les  objets  qui  frappent  nos  sens? 
«...  Chronologiquement  donc^  en  nous,  ati- 
((  cune  connaissance  n'est  antérieure  à  l'ex- 


^8  KANT    ET    LA    SCIENCE    MODERNE 

<f<  périence,  et  toute  connaissance  commence 
*  avec  elle  ».  Maintenant  il  s'agit  de  savoir  s'il 
n'y  a  pas  une  connaissance  qui  commence  bien 
éiivec  l'expérience,  mais  qui  pour  cela  ne  dé- 
l'ive  pas  de  l'expérience.  C'est,  dit  Kant^,  «  la 
«  question  agitée  dans  toute  la  Critique  de  la 
«  Raison  pure:  existe-t-il  une  telle  connaissan- 
te ce,  indépendante  de  l'expérience,  et  même  de 
«  toutes  les  impressions  sensibles  ?Ces  connais- 
cc  sances  là,  on  les  appelle  a  priori  et  on  les  dis- 
i<  lingue  des  empiriques,  dont  la  source  est  a 
«  posteriori,  à  savoir  dans  rexpéricncc  (Ibid. 
«  p.  096)  » .  A  cette  question  Kant  répond  affir- 
mativement. Et  sur  quelles  raisons?  C'est  que 
toutes  se  ramènent  à  la  nécessité  et  à  l'univer- 
salité qui  percent  dans  la  plupart  de  nos  con- 
naissances sans  cependant  pouvoir  dériver  de 
l'expérience.  Si  je  vois  que  ce  triangle  a  trois 
angles,  la  simple  expérience  ne  peut  me  donner 
le  motif  de  cette  énonciation,  que  tout  triangle 
réel  et  possible  doit  avoir  trois  angles.  En  con- 
séquence de  quoi,  Kant  conclut  «  qu'il  doit  y 
A  avoir  une  source  spéciale  de  connaissance 


CH.  H.  —  COMM.  KANT  A  ACCOMPLI  SA  TACHE   6ÎÏ 

«  qui  consiste  précisément  dans  Vapriorité  (h 
«  mire  nature».  Et,  demande-t-il,  «  d'où  l'ex- 
«  périence  même  tirerait-elle  sa  certitude,  si 
«  toutes  les  règles  d'après  lesquelles  elle  se 
«  développe,  étaient  toujours  empiriques  et 
((  par  suite  contingentes  »?  Cette  expression 
choisie  par  Kant,  source  de  connaissance,  doii 
sans  doute  être  résolument  écartée,  parce- 
qu'elle  implique  une  erreur  fondamentale  (1); 
mais,  en  tant  que  le  penseur  de  Kœnigsberg^ 
voulait  dire  par  là  qu'il  doit  exister  une  facul- 
té supérieure  de  connaître^  sa  conclusion  est 
parfaitement  juste  j 

Mais  cette  vérité,  la  philosophie  tradition- 
nelle du  catholicisme  ne  la  savait-elle  pas. 
depuis  longtemps,  ne  l'avait-elle  pas  enseignée? 
avec  une  entière  énergie  et  mis  tous  ses  soins- 
à  lui  donner  un  fondement  scientifique  ?  Elle- 


(1)  La  source  propre  pour  les  jugements  premiers  universels 
n'est  nullement  l'entendement,  mais  les  concepts  objectifs  d'ô- 
tre  et  de  non  être,  du  tout  et  de  la  partie,  etc.  ;  c'est  d'eux 
que  découlent  dans  l'entendement  la  nécessité  et  l'universalitG 
de  la  vérité. 


70  KANT    ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

avait  précisément  lait  consister  l'explication 
prochaine  (psychologique)  de  la  connaissance, 
en  ce  que  celle-ci  ne  procède  pas  en  nous, 
comme  dans  l'animal,  d'un  principe  pure- 
ment sensible,  mais  bien  d'un  principe  supra- 
sensible  qui,  de  ce  qui  est  saisi  par  les  sens, 
peut  arriver  à  dégager  et  à  concevoir  l'exis- 
tence pure,  avec  toutes  ses  lois  universelles, 
telle  qu'elle  est  en  dehors  de  l'expérience  sen- 
sible. Et  l'explication  dernière  et  profonde 
(  ontologique  ),  elle  l'avait  trouvée  dans  ce 
fait,  que  la  pensée  et  l'existence  sont  l'une  avec 
l'autre  dans  une  harmonie  préétablie  par  une 
cause  unique,  supérieure  à  l'une  et  à  l'autre. 
Tel  est  V Apriorisme,  qui  n'a  jamais  cessé  de 
briller,  clair  comme  le  soleil  au  firmament. 
Et  Kant  aurait  été  le  premier  à  comprendre 
l'insuffisance  de  l'expérience  sensible  à  expli- 
quer la  connaissance  humaine  ! 

4.  —  Et  maintenant,  pour  comprendre 
comme  il  faut  l'œuvre  véritable  du  penseur 
de  Kœnigsberg,  il  sera  bon  de  faire  attention 
à  la  manière  dont  il  a  été  conduit  à  rendre- 


€11.   H.  —  COMM.  KANT  A  ACCOMl'Ll  SA  TACHE  71 

premiro.  On  n'culend  bien  les  penseurs  qui  ont 
eu  (le  rinduence,  qu'en  prenant  en  cunsidé- 
ration  le  siècle  où  ils  ont  vécu. 

L'antique  explication  traditionnelle,  que 
nous  venons  de  rappeler,  était  devenue  con- 
plèlenicnt  étrangère  au  siècle  de  Kant.  Par 
contre,  le  préjugé  que  la  science  ne  peut  rien 
savoir  de  Dieu  dans  le  monde  ni  d'une  âme 
spii'iluelle  dans  riiomme,  régnait  déjà  dans 
les  milieux  scientifiques  élevés.  L'esprit  humain 
pouvait  alors  se  laisser  aller  à  toute  absur- 
dité (  et  aujourd'hui  ce  n'est  pas  bien  diffé- 
rent )  ;  mais  malheur  à  lui,  s'il  arrive  à  être 
contraint  scientifiquement  d'admettre  l'exis- 
tence de  ces  deux  facteurs  suprasensibles  ! 
L'opinion  publique  avait  baptisé  ce  préjugé 
du  nom  (['émancipation  (  Aufkla?rung  ),  au- 
jourd'hui la  pensée  moderne,  et  tous  par  va- 
nité acceptaient  cette  dure  tyrannie.  Par  la 
même,  tout  penseur  étant  esclave  du  siècle, 
la  voie  vers  la  solution  traditionnelle  était 
coupée. 

Pour  bien  apprécier  Kant,  il  faudrait  encore 


72  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

remarquer  que  le  nouveau  Coperii-ic  était  né 
en  jilein  protestantisme.  Le  courant  produit 
par  le  protestantisme  avait,  dans  la  lutte  con- 
tre le  catholicisme,  ébranlé  toute  considéra- 
tion pour  la  réalité  objective  et,  par  contre, 
renforcé  l'estime  pour  le  moi  subjectif.  De  là, 
par  suite,  s'était  répandue  cette  opinion,  que 
l'homme  connaissant  ne  trouve  pas  devant 
lui  une  réalité  objectivement  valable,  mais  la 
fabrique  en  la  tirant  de  lui-même.  «  A  l'épo- 
«  que  de  Kant^),  remarque  Lange,  ce  l'opinion 
«  que  la  connaissance  du  monde  dépend 
«  de  nos  organes,  était  partout  dans  l'air. 
«  D'Alembert  doutait  résolument  que  nous 
«  puissions  connaître  de  véritables  objets  ; 
«  Lichtenberg  déclare  que  la  connaissance 
«  d'objets  extérieurs  est  un  terme  contradic- 
«  toire  ;  qu'il  est  impossible  à  l'homme  de 
«  sortir  de  lui-même  ;  que,  lorsque  nous 
«  croyons  voir  des  objets,  c'est  simplement 
«  nous-mêmes  que  nous  voyons  ;  que  nous 
«  ne  pouvons  proprement  rien  savoir  d'au- 
«  cune  chose  dans  le  monde,  sinon  de  nous- 


CH.  H.   —  COMM.  KANT  A  ACCOMPLI  SA  TACHE    73 

((  mémos  et  les  changements  qui  s'opèrent  en 
«  nous  (l)  y>.  Dans  ses  Lettres  (Dresde,  1752), 
Maupertuls  avait,  pour  ainsi  dire,  fait  du 
monde  tout  entier  un  phénomène  subjectif  de 
l'àme  ;  il  parlait  seulement  «  d'êtres  incon- 
«  nus  qui  excitent  dans  notre  âme  toutes  les 
«  perceptions  »,  et  qui  néanmoins  restent  plei- 
nement inconnus.  Il  ne  manquait  donc  qu'un 
homme  qui  vint  dire  en  termes  nets  et  clairs  :  La 
vérité  et  la  réalité  sont  le  produit  de  notre  activité 
mentale  ;  les  choses  eu  soi  sont  de  pures  chi- 
mères ;  nos  concepts  ne  se  règlent  pas  sur  les 
objets,  ce  sont  les  objets  qui  se  règlent  sur  nos 
concepts;  en  particulier,  les  objets  de  l'expé- 
rience ne  sont  que  nos  objets  ;  les  choses 
n'existent  qu'autant  que  nous  nous  en  faisons 
l'idée  ;  en  dehors  de  l'objectivité  immanente 
au  fait  de  la  connaissance,  il  n'y  a  point  d'au- 
tre objectivité,  c'est  de  nous,  et  de  nous  seu- 
lement que  procèdent  la  formation  entière  et 
le  développement  de  nos  connaissances. 

(I)  Histoire  du  matérialisme,  ii,  411. 


74  KANT    ET    L.V    SCIRXCR:    MODERNE 

L'esprit  de  Kaiit  est  le  silex,  d'où  l'esprit 
du  siècle  a  fait  jaillir  cette  étincelle,  et  c'est 
en  cela  que  nous  faisons  consister  l'œuvre  du 
nouveau  Copernic,  qui  a  révolutionné  l'uni- 
vers. 

Kant  cherchant,  surtout  pour  cette  face  de 
la  connaissance  humaine  qui  dépasse  l'expj- 
rience  sensible,  une  explication,  et  croyant  la 
trouver  dans  des  conditions  purement  subjec- 
tives, toute  la  connaissance  humaine  prit  une 
autre  tournure;  ce  ne  fut  plus  seulement  l'in- 
terdit jeté  sur  la  réalité  extérieure  à  l'acte 
cognitif,  ce  fut  encore  la  fahricction  artificielle 
des  représentations,  et  ici  nous  tenons  la  ra- 
cine de  l'errreur. 

4.  —  Esquissons  rapidement  la  pensée  de 
Kant. 

Kant  admettait  que  les  repr'sentations  qui, 
en  raison  de  leurs  caractères  de  nécessité  et 
d'universalité,  ne  peuvent  d.';.iver  de  l'expé- 
rience sensible,  préexistent  dores  et  déjà  (  a 
priori  )  dans  la  faculté  cognitive  à  l'état  de 
formes  toutes  prêtes  à  l'acte,  ou  de  concepts  ; 


cil.   H.  —  r.OMM.  KANT  A  ACCOMl'LI  SA  TACHE   75 

ces  représentations  sont  antérieures  à  toute 
expérience,  et  cela  comme  conditions  mêmes, 
qui  rendent  l'expérience  possible;  celle-ci  ne 
nous  fournit  par  l'intermédiaire  des  sens  rien 
que  d'indéterminé  et  d'inordonné,  des  maté- 
riaux. Ce  qui, dans  notre  connaissance,  ordon- 
ne et  enchaîne  les  matériaux  selon  certains 
l'apports,  ce  sont  ces  représentations  mêmes 
a  priori,  immanentes  à  la  faculté  cognitive  ; 
.l)ar  là  même,  leur  nature  est  celle  de  formes 
.organisatrices.  De  même  que  la  matière  a  pos- 
teriori, qui  sans  cesse  entre  en  nous,  n'est  pas 
encore  une  connaissance,  en  raison  de  son  in- 
détermination, de  même  les  formes  a  priori,  im- 
manentes en  nous,  demeurent  vides  jusqu'à  ce 
que,  mises  en  rapport  avec  l'expérience,  elles 
aient  reçu  un  contenu. 

N'oublions  pas,  d'ailleurs,  que,  dans  son  nou- 
veau système,  Kant  prend  pour  base  un  état  de 
choses  réel,  mais  connu  déjà  depuis  longtemps. 
Il  a  raison  sans  conteste  de  soutenir  que  la 
connaissance  humaine  ne  peut  se  former  sans 
le  concours  du  moi  sujet,  sans  son  activité 


7C  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

rigoureusement  réglée,  parlant  sans  un  élé- 
ment a  priori.  Autrefois  on  avait  fait  consister 
cet  élément  a  priori  dans  la  faculté  suprasen- 
sible,  laquelle  est  déterminée  par  la  vérilé 
réelle. 

Or,  quel  est,  d'après  Kant,  cet  élément  ori- 
ginal a  priori?  La  réponse  à  cette  question  est 
l'objet  de  la  critique;  et,  pour  procéder  à 
cette  critique,  nous  devons  vider  nos  connais- 
sances de  leur  contenu,  les  considérer  com- 
me des  formes  vides:  c'est  ainsi  que  nous  au- 
rons la  raison  pure.  Nous  tiendrons  alors 
quelque  chose  sans  contenu,  des  représenta- 
tions vides,  desquelles  procède  exclusivement 
et  en  dernière  analyse  la  nécessité  qui  sert  de 
règle  à  notre  activité  pensante.  Quand  je  suis 
contraint  de  juger  que  deux  fois  deux  font 
quatre  et  jamais  cinq,  cela  vient  non  de  ce 
qu'il  en  est  ainsi,  mais  de  ce  que  je  dois  pen- 
ser ainsi.  Notre  connaître  n'est  par  suite 
qu'une  faculté  de  juger  spontanément.  Bien 
plus,  d'après  les  différents  modes  de  la  fa- 
culté de  juger  s'organisent  diverses  formes 


cil.   II.  —  CÛMM.  KANT  A  ACCOMPLI  SA  TACHE    77 

fondamentales  (ca(égories),  sous  lesquelles  se 
rangent  tous  les  concepts.  Les  catégories  ne 
sont  que  les  formes  de  notre  activité  pensan- 
te, —  formes  qui,  au  contenu  indéterminé, 
mis  en  nous  par  l'expérience  sensible,  impri- 
ment le  cachet  de  la  réalité,  de  la  nécessité, 
etc. 

Mais  comment  le  sensible  peut-il  être  coulé 
dans  ces  formes  mentales  vides?  C'est  à  quoi 
sert  seulement  ce  que  Kant  appelle  la  faculté 
intuitive:  elle  s'exerce  par  deux  formes  ou 
schèmes,  le  temps  et  l'espace,  lesquelles  don- 
nent à  ce  qui  est  perçu  le  caractère  d'être  si- 
tué dans  l'espace  et  le  temps,  car  ce  caractère, 
selon  Kant,  n'appartient  pas  naturellement  à 
ce  qui  est  perçu.  Cette  partie  de  la  Critique 
qui  traite  de  ces  deux  formes  de  l'intuition, 
Kant  la  nomme  Esthétique  transcendentale  : 
mais,  pour  les  formes  de  la  pensée,  il  en 
traite  dans  la  Logique  transcendentale. 

A  en  croire  Kant,  il  n'y  a  doue  hors  de  l'es- 
prit connaissant  ni  espace  ni  temps.  Il  n'y  a 
en  nous  que  deux  formes  a  priori  de  la   scu- 


78  KANT    ET   LA   SCIENGK    MODERNE 

sibilité,  grâce  auxquelles  les  choses  nous  sem- 
blent être  juxtaposées  ou  postposées,  c'est-à- 
dire  dans  l'espace  et  le  temps.  Cette  apparence 
vient  seulement  de  ces  formes;  elle  n'impll- 
(|ue  pas  que  les  choses  sont  réellement  dans 
le  temps  et  dans  l'espace.  L'apparition  des 
choses  à  notre  sensibilité  fournit  la  matière 
propre,  que  notre  pensée  élabore  et  informe 
à  l'aide  des  catégories.  C'est  seulement  après 
que  l'intuition  du  temps  et  de  l'espace,  avec 
leurs  diverses  relations,  a  été  imprimée  aux 
clioses,  que  la  série  des  catégories  (réalité, 
existence,  causalité,  possibilité,  etc.  )  peut 
leur  être  appliquée  par  la  pensée.  Aussitôt 
donc  que  le  robinet  est  ouvert,  le  jet  s'élance, 
et  il  se  produit  ce  que  Kant  appelle  le  sché- 
matisme transcendental  de  la  raison  pure^  en 
sorte  que  les  matériaux,  bruts  et  indétermi- 
nés, coulent,  grâce  aux  formes  de  l'intuition, 
dans  le  moule  des  formes  de  l'entendement 
et  apparaissent  comme  vérité,  réalité,  sub- 
stance, etc. 
6.  —  Mais  quel  est  le  résultat?  Que  con- 


cil.  H.  —  COMM.  KANT  A  ACCOMPLI  SA  TACHE   79 

dut  KmuI  lui-mùnie  pur  rupporl  à  la  valeur 
réelle  de  notre  pensée?  Quelle  est  son  attitu- 
de vis-à-vis  de  la  réalité  objective? 

Notons  avec  soin  que,  dans  cette  question, 
il  s'agit  de  l'objet  extérieur,  de  l'objet  situé 
en  dehors  ou  au  delà  de  notre  acte  cognîtif, 
et  c'est  de  lui  qu'on  demande  s'il  est  pour 
jious  objet  de  connaissance  certaine  (i). 


(  1  )  La  distinction  entre  la  représentation  interne  (  immanen- 
te) de  Tobjet,  et  Tobjel  externe  (transcendant)  est,  pour  l'ap- 
préciation du  Kantisme,  de  la  plus  grande  importance.  Cette 
rcprésciilation  immanente  de  l'objet  s'appelle  chez  les  scolas- 
liiiues,  species,  conceptus,  verbitm  mentis,  notio,  terminus 
mentalis  ou  intenlio  objectiva.  On  ne  peut  absolument  lui  ac- 
corder le  caractère  d'un  objet  au  sens  propre  du  mot,  car 
tout  élément  idéal  ne  se  présente  pas  à  l'esprit  connaissant 
comme  quelque  chose  de  connu,  mais  il  est  ce  par  quoi  l'objet 
externe  est  connu.  Malheureusement,  les  mots  objet,  chose, 
corps,  réel,  en  dehors  de  nous,  objectif,  réalité  objective,  ont 
dans  la  bouche  de  Kant,  un  double  sens,  attendu  qu'ils  dési- 
gnent tantôt  l'image  intérieure,  immanente,  tantôt  l'objet  ex- 
térieur, transcendant.  Ed.  de  Hartmann  a  eu  raison  de  s'en 
plaindre  :  «  Ces  oscillations  dans  l'emploi  des  mots,  dit-il,  ne 
«  peuvent  naturellement  que  rendre  très  difticilc  l'intelligence 
«  des  idées,  puisqu'on  est  obligé  de  deviner,  par  le  sens  du 
«  contexte,  la  signification  donnée  présentement  au  mot  ». 
(  Examen  critique  des  fondements  du  ré-ilisme,  Préface,  p.xvn) 


80  KANT   ET   LA    SCIKNCE   MODERNE 

Jamais  on  n'a  contesté  que,  pour  être  con- 
nue (le  nous,  une  chose  réelle  du  monde  exté- 
rieure ne  dût  devenir  notre  chose,  c'est-à-dire 
qu'un  objet  extérieur  ne  dût  devenir  l'objet 
intérieur  de  notre  acte  cognitif,  le  contenu  de 
notre  pensée,  jwr  laquelle  nous  le  connaissons. 
Car  comment  puis-je  penser  quelque  chose, 
qui  ne  soit  chose  pensée  jxir  moi?  Il  se- 
rait trop  naïf  d'admettre  que,  selon  l'expres- 
sion d'un  philosophe  moderne,  «  la  pensée 
«  est  vis-à-vis  de  l'existence  comme  le  nez  en 
«  l'air  ;  c'est  ainsi  qu'un  ignorant,  regardant 
«  par  un  télescope,  s'imagine  que  l'instrument 
(c  a  tellement  rapproché  les  objets  de  lui  qu'il 
«  les  voit  plus  grands,  tandis  que  le  savant 
((  sait  qu'il  n'aperçoit  les  choses  qu'à  l'aide  d'u- 
«  ne  image  cachée  dans  l'appareil  ».  La  re- 
présentation de  l'objet  présent  en  nous  par 
l'acte  de  la  connaissance  n'est  pas  en  discus- 
sion, quand  on  s'inquiète  de  la  réalité  ob- 
jective de  nos  connaissances  ;  il  ne  s'agit  que 
de  la  réalité  d'un  objet  (transcendant)  existant 
en  dehors  du  principe  pensant. 


«cil.  II.  —  COMM.  KANT  A  ACCOMPLI  SA  TACHE  81 

Que  nous  dit  donc  le  grand  penseur  de  notre 
rapport  avec  la  sphère  de  la  réalité  propre 
(c'est-  à-dire  transcendante)  ?  Il  nous- dénie  tou- 
te capacité  d'affirmer  des  objets  mêmes  ce  que 
nous  en  pensons  nécessairement,  conformé- 
ment à  nos  représentiitions.  Nous  disons  bien 
des  choses  qu'elles  sont,  et  qu'elles  sont  tel- 
les ou  telles,  mais  cette  existence  est  en  nous- 
mêmes  une  forme  toute  subjective.  L'élément 
décisif  dans  toutes  nos  connaissances  est  déjà 
entièrement  en  nous,  avant  que  nous  connais- 
sions. Comme  c'est  nous  qui  tirons  de  nous 
pour  la  donner  aux  choses  leur  existence  phé- 
noménale, nous  ne  savons  rien  de  leur  existen- 
^yi  en  soi.  Kant  exprime  encore  ainsi  sa  pen- 
sée :  Nos  connaissances  ont  bien  une  valeur 
objective,  mais  cette  valeur  ne  se  rapporte  pas 
aux  choses  en  soi,  ou  aux  objets  transcenden- 
taux,  c'est-à-dire  aux  objets  tels  qu'ils  sont  en 
eux-mêmes,  hors  de  nous  ;  elle  ne  se  rapporte 
qu'aux  objets  empiriques,  c'est-à-dire  aux  phé- 
nomènes qui  sont  dans  notre  pensée  à  titre 
de  représentations.    Si  je  dis  de  mon  ami  : 

PESCH.  —  KANT.  —  6. 


82  KANT  ET  LA  SCIENCE  MODERNE 

il  est  parti  il  y  a  deux  heures,  il  est  acluelle- 
iiient  à  deux  milles  de  moi,  il  est  un  être, 
il  esJ;  réel,  il  n'est  pas  un  accident,  ce  sont  là 
autant  d'énonciations  qui  ont  une  réalité  dans 
mon  acte  cognitif  même  ;  mais  en  dehors  de 
cet  acte,  y  a-t-il  quelque  chose  qui  leur  cor- 
responde, c'est  ce  que  j'ignore  absolument. 

Si  donc  les  choses  sensibles  en  soi  ne  peu- 
vent nullement  être  atteintes  par  notre  con- 
naissance (  laquelle  est  confinée  dans  le  mon- 
de phénoménal  pur),  il  nous  est  encore  moins 
possible  d'atteindre  par  la  pensée,  grâce  au 
sensible,  l'existence  suprasensible  (métaphy- 
sique). 

Telle  est  dans  ses  grands  traits  l'esquisse 
de  la  découverte  capitale  de  Kant  (1).  En  d'au- 


(1)  Schopenhauer  remarque  que  l'Idéalisme  qui  résulte  de 
la  philosophie  de  Kant  n'est  pas  neuf  ;  il  est  précisément  iden- 
tique à  la  doctrine  fondamentale  des  Yédas  et  des  Pouranas,  à 
ladoctrinede  Majà  (l'illusion).  Mais,  dit-il,  Kanta  exprimé  cette 
antique  doctrine  d'une  manière  entièrement  neuve  ctoriginale, 
et  il  en  a  fait,  par  la  plus  calme  et  la  plus  sobre  des  exposi- 
tions, une  vérité  indiscutable.  Schopenhauer  énonce  ainsi  les 
services  rendus  par  Kant  :  »   Le  plus   grand  mérite  de   Kant 


CH.  II.  —  COMM.  KANT  A  ACCOMPLI  SA  TACHE  8^f 

très  termes,  nous  ne  sommes  autorisés  à  riem 
affermir  scientifiquement  que  sur  les  choses  ac- 
cessibles  à  la  perception  sensible,  et  encore  norn 
sur  les  choses  en  elles-mêmes  ;  nous  ne  pou- 
vons rien  affirmer  que  sur  les  choses  coinm& 
phénomènes,  et  encore  n'en  pouvons-nous  dire 
que  ce  que  nous  leur  donnons  nous-mêmes 
en  les  connaissant.  C'est  moi  gui  me  fais  tous 
mes  objets  de  connaissance  ;  je  suis  donc  1& 
producteur  de  l'univers  que  je  connais  ;  et 
ainsi  je  suis  l'alpha   et  l'oméga.    C'est  vrai- 

«  est  la  distinction  entre  \e phénomène  et  la  chose  en  soi,  — 
«  distinction  fondée  sur  cette  démonstration  qu'entre  les  cho- 
«  ses  et  nous  s'interpose  toujours  l'intellect  :  ea  conséquence  de 
«  quoi  elles  ne  peuvent  être  connues  selon  ce  qu'elles  sont  ea 
«  soi.  Il  a  été  mis  sur  la  voie  par  Locke  . .  .  Celui-ci  avait 
«  isolé  de  la  chose  en  soi  la  part  (son,  odeur,  couleur,  etc).  que- 
«  les  onjanes  des  sens  prennent  à  son  appréhension  ;  Kant  iso- 
«  la  de  plus  en  plus  la  part  des  fondions  cérébrales  i> .  Le  mon- 
de en  tant  que  volonté  et  représentation,  4«édit.,  i,495)  :  ;<  Cette 
«  connaissance  claire  et  cette  exposition  calme  et  réfléchie 
«  de  la  nature  tout  illusive  de  runivers  sont  proprement  la  base 
<  de  toute  la  philosophie  de  Kant,  c'en  est  rame,  c'en  est  le 
«  plus  grand  mérite.  Il  vient  à  bout  de  démonter  et  de  faire 
«  passer  pièce  à  pièce  sous  nos  yeux  tous  les  rouages  de  noire 
«  faculté  cognitive  —,  par  lesquels  se  produit  li'llasion  du  mon- 
«  de  objectif  ». 


84  KANT    ET    LA    SCIENCE    MODERNE 

ment  une  découverte  à  la  Copernic  !  Kant 
croyait  avoir  par  là  le  premier  trouvé  le  seul 
chemin  possible  pour  donner  à  la  connaissan- 
ce humaine  la  certitude,  dont  elle  était  jus- 
qu'alors dénuée.  Lorsque^  à  propos  de  l'œu- 
vre de  Kant,  on  nous  rappelle  l'œuf  de  Co- 
lomb, nous  avouons  que  la  comparaison  nous 
paraîtrait  encore  plus  topique,  si  l'on  nous 
disait  que  le  nouveau  Colomb  a  mis  en  bouil- 
lie l'œuf  qu'il  devait  ftdre  tenir  en  place. 

Dans  les  chapitres  suivants,  nous  recher- 
cherons en  particulier,  comment  Kant,  avec 
sa  grande  découverte,  est  devenu  le  fonde- 
ment principal  de  la  science  moderne,  non 
seulemiMit  théorique,  mais  encore  pratique. 


CHAPITRE    III 


LA   SECULARISATION  DE   LA   SCIENCE. 


CHAPITRE  m 


L\   SECULARTSATION   DE   LA  SCIENCE. 


1.  —  Pour  bien  voir  comment  le  grand 
penseur  de  Kœnigsberg  est  réellement  la  base 
profonde  de  la  science  moderne,  il  faut  re- 
marquer que  tous  les  traits  qui  caractérisent 
essentiellement  la  science  moderne,  ont  leur 
origine  dans  la  philosophie  de  Kant.  Laissons 
pour  le  moment  de  côté  la  partie  jjratiqiie 
(  morale,  religion,  etc.  )  et  opposons  la  scien- 
ce, telle  que  la  conçoivent  les  modernes,  à  la 
science  d'autrefois.  Trois  différences  apparais- 
sent aussitôt.  En  premier  lieu,  l'on  ne  recon- 
naît aujourd'hui  à  la  science  de  valeur  réelle 

87 


88  KANT    ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

pour  la  vie  qu'autant  qu'elle  s'attache  à  lai 
connaissance  des  phénomènes  sensibles.  En  se- 
cond lieu,  la  science  tant  qu'elle  ne  touche 
pas  aux  intérêts  sensibles  et  temporels  des 
hommes,  revendique  comme  son  principe  es- 
sentiel nne  absolue  liberté.  En  troisième  lieu, 
elle  révèle  dans  les  individus  un  penchant  à 
des  constructions  métaphysiques,  qui  est  ai» 
plus  haut  point  fécond  et  original. 

Commençons  par  le  premier  caractère.  Nous 
disons  que  la  science  moderne  n^accorde  de 
valeur  réelle  qu'aux  phénomènes  du  monde 
sensible;  elle  est  totalement  sécularisée. 

Autrefois  la  science  s'occupait  des  choses 
qui,  par  le  moyen  des  phénomènes  et  des  im- 
pressions sensibles^,  se  révèlent  comme  vérita- 
blement existantes  et  s'efTorçait  de  les  expli- 
quer par  ses  propres  principes  d'une  façon 
intelligible.  Elle  avait  foi  dans  la  puissance  de 
l'intelligence  humaine.  Tout  ce  que  la  pensée 
humaine,  avec  une  pleine  conscience,  avait 
toujours  admis  comme  principe  nécessaire 
pour  l'explication  des  faits  d'expérience,  elle 


CM.  III.  —  LA  SÉCULARIS.  DE  LA  SCIENCE       80 

en  soutenait  l'existence  réelle.  Elle  ne  se  con- 
finait pas  a  priori  dans  les  étroites  limites  de  la 
perception  sensible;  que  dis-je?  à  ses  yeux, 
l'intérêt  capital,  c'était  d'approfondir  l'être  su- 
prasensible  ou,  pour  mieux  dire,  l'être  qui 
transparait  à  travers  le  voile  des  perceptions 
suprasensibles.  Telle  était  la  science  d'autre- 
fois. 

Le  dogme  fondamental  de  la  science  mo- 
derne, c'est  la  renonciation  absolue  à  tout  su- 
prasensible.  Quiconque^  par  exemple,  soutient 
qu'on  peut  démontrer  l'existence  réelle  de 
Dieu  ou  la  permanence  de  Pâme  humaine 
après  la  moit^  est  à  l'index.  Pour  faire  aujour- 
d'hui sa  partie  dans  la  science  moderne,  il  faut 
d'abord  confesser  avec  une  aveugle  servilité 
que,  seuls,  les  phénomènes  sensibles,  soit  par 
voie  d'observation  et  d'expérience,  soit  par  voie 
historique  et  critique,  peuvent  être  l'objet  spé- 
cial, solide,  indiscutable,  de  la  science  pro- 
prement dite.  Tout  le  domaine  suprasensibie, 
semblable  à  un  grand  parc  où  se  promènent 
les  savants,  est  librement  abandonné  au  bon 


90  KANT    ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

plaisir  de  l'esprit  humain.  Là,  chacun  peut 
dire  ce  qu'il  veut,  tant  qu'il  ne  revendique 
point  pour  sa  conviction  le  privilège  d'une 
réalité  solide  et  d'une  vérité  universelle  ;  là, 
tout  est  permis,  parce  qu'on  part  de  cette  af- 
firmation empirique  qu'au  delà  des  limites  de 
l'expérience  sensible,  on  ne  peut  connaître 
avec  précision  rien  de  vrai  et  de  réel. 

Cette  manière  de  voir  est  la  base  de  ce  qu'on 
appelle  le  «  monde  moderne  ,  la  vie  mo- 
derne ».  Seul,  le  domaine  sensible  mérite  que 
l'homme  de  cœur  s'y  applique  ;  le  monde  d'i- 
ci-bas est  l'unique  bien  de  l'homme  ;  le  per- 
fectionnement de  la  puissance  humaine  est  le 
suprême  idéal  entre  tous  ceux  que  l'homme 
poursuit;  les  intérêts  qui  tombent  dans  la 
sphère  de  la  sensibilité  sont  exclusivement 
prépondérants,  mais  la  religion,  la  morale,  la 
vérité  ne  cessent  pas  d'être  encore  au  plus 
haut  point  respectées,  en  tant  qu'elles  sont 
utiles  pour  atteindre  les  fins  terrestres. 

2.  —  Ce  serait  certes  faire  bien  de  l'hon- 
neur au  nouveau  «  Copernic  »  de  Kœnigsberg 


CH.    Iir.    —  LA  SKCULARIS.  DE  LA  SCIENCE      91 

que  de  reporter  jusqu'à  lui,  comme  au  pre- 
mier auteur,  l'universel  épanouissement  de 
ces  conceptions,  tel  qu'il  s'est  produit  dans 
ces  cent  dernières  années.  La  sécularisation 
aujourd'hui  triomphante  a  ses  racines  profon- 
des dans  certains  éléments  de  la  nature  hu- 
maine. Déjà  dans  la  Réforme,  ainsi  que  dans 
la  Renaissance  de  l'ancien  paganisme  res- 
tauré par  les  humanistes,  nous  apercevons 
un  détachement  toujours  croissant  des  choses 
d'en  haut  et  une  propension  de  plus  en  plus 
décidée  vers  celles  de  la  terre.  Kant  trouva 
tout  prêt  le  courant  qui  emporta  les  esprits. 
Mais,  —  objectera-t-on  peut-être,  —  ne 
fut-ce  pas  justement  Kant  qui  fit  obstacle 
avec  la  profondeur  germanique  à  la  séculari- 
sation qui  débordait  alors  de  toutes  parts  de 
l'étranger  sur  l'Allemagne?  Ily  a  là  quelque 
chose  de  vrai.  Ce  fut  lui  qui  blâma  ce  qu'avait 
de  superficiel  fempirisme,  et  qui  entreprit  d'ou- 
vrir une  voie  autrement  profonde  à  la  tendan- 
ce de  la  science  expérimentale  qui  inclinait 
vers  le  matérialisme.  «  L'expérience  »,  dit-il 


92  KANT    ET    LA   SCIKNCK   MODERNK 

dès  le  début  de  la  Critique  de  la  Raison 
pure,  dans  l'Introduction,  (c  est  sans  doute  • 
«  le  premier  produit  de  notre  entendement, 
«  alors  qu'il  élabore  les  matériaux  bruts  des 
«  impressions  sensibles.  Par  là  même  elle 
«  est  aussi  le  premier  enseignement  et,  en  se 
«  développant,  elle  est  si  féconde  en  infor- 
((  mations  nouvelles  que  les  générations  futu- 
«  res,  comme  enchaînées  dans  leur  vie  les 
((  unes  aux  autres,  ne  manqueront  jamais  de 
ft  connaissances  nouvelles,  qui  peuvent  être 
((  acquises  sur  ce  terrain.  Quoiqu'elle  soit  loin 
«  d'être  le  champ  unique^  notre  entendement 
«  s'y  laisse  cantonner.  Elle  nous  dit  bien  ce 
«  qui  est,  mais  nullement  que  cela  doit  être 
«  ainsi  nécessairement  et  non  autrement.  Pour 
«  le  même  motif,  elle  ne  nous  donne  point 
«  de  véritable  universalité,  et  la  raison,  qui 
(S  est  si  avide  de  cette  espèce  de  connaissan- 
«  ces,  trouve  en  elle  plus  de  stimulant  que 
«  de  satisfaction  )).  Il  répète  encore,  et  dans 
les  termes  les  plus  catégoriques,  que  l'expé- 
rience a  besoin  d'explication,  qu'elle  ne  peut 


cil.  m.  —  LA  SKCULARIS.  DK  LA  SCIENCE       93 

elle-même  rien  expliquer,  et  qu'elle  doit  plu- 
tôt trouver  une  explication  dans  quelque 
chose  d'antérieur  et  de  supérieur  à  elle-même. 
Aussi  bien  c'est  là  l'essentiel  de  toute  son  ar- 
gumentidion  contre  l'empirisme. 

3.  — Autant  Kant  fit  ainsi  opposition  au  plat 
empirisme  des  émancipateurs  d'alors,  autant 
c'est  lui  précisément  qui,  en  creusant  scien- 
tifiquement l'empirisme,  le  réconcilia  avec  la 
«  profondeur  germanique  »,  et  lui  assura 
dans  la  vie  comme  dans  la  science  l'influence 
la  plus  durable.  C'est  ce  qu'U  a  fait  sous  trois 
rapports. 

Premièrement,  —  c'était  déjà  trop  accorder 
d'importance  à  l'empirisme  que,  non  content 
de  se  borner  à  faire  de  la  Critique  de  l'expé- 
rience le  préambule  de  la  philosophie,  de  pla- 
cer avec  Kant  la  tâche  suprême  de  la  philoso- 
phie transcendentale  dans  la  réponse  à  celle 
question  :  Comment  Vexpérience  est-elle  possi- 
ble'? La  fin,  que  Kant  a  toujours  en  vue,  c'est 
tout  simplement  de  rechercher  et  de  retrouver 
les  conditions  de  toute   expérience   dans  la 


94  KANT    ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

sensibilité  ot  dans  la  pensée.  Sans  cloute,  la 
Crilique  de  la  Raison  pure  dupasse  l'expérien- 
ce et  pénètre  dans  la  sphère  de  l'apriori  ; 
l'auteur  essaie  de  montrer  par  l'exemple  des 
mathématiques  que  notre  pensée  est  réelle- 
ment en  possession  de  certains  éléments  a  pri- 
ori ;  puis,  il  met  en  relief  les  éléments  a  prio- 
ri qui  entrent  dans  tout  acte  de  connaissance 
et  déterminent  absolument  l'expérience.  Mais 
partout  son  point  de  départ  est  celui-ci  :  Que 
dois-je  admettre  d'avance  pour  expliquer  le 
fait  de  l'expérience? 

Il  connaît  bien  la  riclie  série  des  questions 
qui  conduisent  au  delà  et  au  dessus  de  l'ex- 
périence. «  En  commençant»,  dit-il,»  par  le 
«  champ  de  l'expérience,  et  en  s'élevant  peu 
((  à  peu  jusqu'à  ces  idées  sublimes,  la  philo- 
«  Sophie  montre  une  dignité  qui,  si  elle  poii- 
«  vait  seulement  soutenir  ses  prétentions,  lais- 
«  serait  loin  derrière  elle  la  valeur  de  toute 
«  autre  science  humaine,  puisqu'elle  nous  pro- 
«  met  de  donner  des  bases  à  nos  plus  grandes 
«  espérances  et  nous  ouvre  des  perspectives 


CH.  III.  —  LA  SLCULARIS.  DE  LA  SCIENCE       95 

«  sur  les  fins  dernières,  où  tous  les  efforts  de 
c(  noti'e  raison  doivent  enfin  converger.  Le 
c(  monde  a-t-il  eu  un  commencement  et  est-il 
«  limité  dans  l'espace?  mon  moi  pensant  pos- 
«  sède-t-il  une  unité  indivisible  et  indestruc- 
«  tible,  ou  n'y  a-t-il  rien  que  de  composé  et 
((  de  périssable  ?  suis-je  libre  dans  mes  actes, 
«  ou,  comme  les  autres  êtres,  conduit  par  le 
«  fil  de  la  nature  et  du  destin  ?  y  a-t-il  enfin 
«  une  cause  supérieure  du  monde,  ou  les  cho- 
«  ses  et  leur  ordonnance  composent-elles  l'ob- 
«  jet  dernier,  auquel  toutes  nos  méditations 
((  doivent  s'arrêter  »?  —  Voilà  les  questions 
pour  la  solution  desquelles  le  mathématicien 
«  donnerait  toute  sa  science,  car  cette  science, 
«  par  rapport  aux  fins  supérieures  de  l'hu- 
er manité,  à  celles  qui  lui  tiennent  le  plus  au 
«  cœur,  ne  lui  procure  pas  de  satisfaction, 
«  etc.  (1)  ».  Quand  on  se  montre  à  ce  point 
convaincu  de  la  grandeur  et  de  l'étendue  du 
monde  idéal,  on  est  tout  prêt  d'assigner  pour 

(1)  Critique  de  la  Raison  pure  (cdit.  Rosenkranz.  p.  368). 


9fi  KANT    ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

tâche  à  la  philosophie  transcendeiitale  la  so- 
lution de  cette  question  :  Que  dois-je  penser  de 
Celui  que  je  suis  dans  lanéœssité  de  reconnaî- 
tre au  dessus  de  V expérience  sensible  comme  ré- 
ellement existant?  Au  lieu  de  cela,  Kant  parle 
«  de  l'abîme  sans  fond  de  la  métaphysique, 
«  d'un  océan  ténébreux  sans  rivage  et  sans 
«  phare,  d'un  champ  de  bataille  où  se  livrent 
«  des  luttes  sans  fln  »  ;  il  accuse  la  métaphy- 
sique d'être  (de  mirage  de  la  science  y>.  Quoi- 
que l'attitude  négative  de  Kant  vis-à-vis  de  la 
métaphysique  ne  doive  peut-être  pas  être  ser- 
rée de  trop  près  dans  ses  manifestations, 
néanmoins  elle  n'en  éclate  que  plus  nettement 
dans  sa  philosophie.  En  effet,  il  absorbe  toute 
la  philosophie  dans  l'explication  de  l'expérien- 
ce ;  c'est  déjà  reconnaître  d'avance  à  l'ex- 
périence la  place  injustifiée  qu'elle  occupe. 
Ce  défaut  de  tactique,  si  l'on  peut  ainsi  l'ap- 
peler, mériterait  à  peine  par  là  même  une 
mention  spéciale,  s'il  ne  faisait  bien  compren- 
dre l'étroite  parenté  qui  existe  au  fond  entre 
la  pensée  de  Kant  et  l'empirisme. 


CH.    III.    —    SÉCULARISATION   DE   LA    SCIENCE   97 

■i.  —  Secondement,  dans  le  développement 
ultérieur  de  ses  méditations,  Kant  aboutit  à  ce 
résultat  que  notre  connaissance  tout  entière 
est  totalement  limitée  à  l'expérience  comme 
telle,  —  aux  phénomènes  ;  —  d'où  il  suit  que 
nous  ne  pouvons  connaître  sûrement  rien  qui 
dépasse  l'expérience. 

Sans  doute,  Kant  reconnaît  en  nous  des 
éléments  qui  sont  en  dehors  du  domaine  de 
l'expérience.  Ce  sont  d'abord  les  formes  de 
l'intuition  et  de  l'entendement  ;  les  concepts 
de  l'entendement,  dont  voici  un  échantil- 
lon :  toute  chose  doit  avoir  une  cause  ;  c'est, 
en  un  mot,  ce  qu'on  appelle  fa  priori.  Mais 
tout  cela  n'a  de  valeur  que  tant  qu'on  l'appli- 
que aux  objets  de  l'expérience,  c'est-à-dire 
aux  phénomènes.  «  Toute  pensée  doit  se  rap- 
a  porter  directement  ou  indirectement  en  der- 
((  nière  analyse  aux  intuitions,  par  conséquent 
«  à  notre  sensibilité,  parce  que  d'une  autre 
a  manière  aucun  objet  ne  peut  nous  être  don- 
«  né  »  (1).  La  loi  mentale,  par  exemple,  que 

(1)  Raison  pure,  p.  31. 

PESCH.    —  KANT.   —  7. 


98  KANT    ET    LA    SCIENCE   MODERNE 

tout  changement  doit  avoir  une  cause  corres- 
pondante, n'a  de  valeur  que  dans  le  domaine 
de  l'expérience;  en  a-t-elle  encore  une  au  des- 
sus du  monde  de  l'expérience  sensible,  c'est 
ce  que  nous  ne  savons  pas.  Il  en  est  de  même 
des  autres  concepts  et  principes. 

Outre  les  concepts  de  l'entendement,  il  y  a 
encore  les  trois  «  idées  »  de  Dieu,  du  monde 
et  de  l'àme,  appelées  concepts  de  la  Raison. 
Or  ces  idées  sont  aussi  vides  et  négatives  que 
les  concepts  de  l'entendement  ;  bien  plus, 
elles  ont  moins  de  valeur,  puisque  Kant  leur 
dénie  de  pouvoir  être  employées  empirique- 
ment. C'est  donc  une  espèce  d'article  de  luxe. 
De  même  en  effet  que  l'entendement  est  la  fa- 
culté de  former  des  concepts  et  déjuger,  de 
même  la  raison  est  la  faculté  de  raisonner  (  de 
conclure  ).  Or,  elle  voudrait  bien  donner  aux 
raisonnements  une  forme  parfaite  et  achevée, 
à  peu  près  comme,  pour  la  symétrie,  on  peint 
sur  une  maison  de  fausses  fenêtres.  C'est 
pourquoi  la  raison  crée  alors  et  imagine  trois 
fantômes,  l'Idée  du  moi  ou  de  l'àme,  subs- 


eu.    m.    —   SÉCULARISATION    DE    LA   SCIENCE   99 

lance  simple  et  impérissable,  l'Idée  du  monde, 
ou  de  Tensemble  des  choses,  l'Idée  de  Dieu 
ou  de  la  synthèse  de  toute  réalité.  Par  où  l'on 
comprend  facilement  que  «  la  raison  pure  n'a 
CL  pas  en  vue  par  ces  Idées  des  objets  spéciaux, 
«  qui  soient  supérieurs  au  monde  de  l'expé- 
«  rience,  mais  qu'elle  veut  seulement  faire  wi 
«  usage  complet  et  achevé  de  l'entendement 
((  dans  le  cercle  entier  de  V expérience  )>  (i). 
L'usage  de  l'entendement  dans  le  domaine 
de  l'expérience  sensible,  tel  est  le  seul  point 
qui  ait  pour  l'homme  un  intérêt  scientifique. 
Ces  Idées  de  la  Raison  ne  sont  que  des  «  pos- 
«  tulats,  des  principes  pour  l'usage  de  l'enten- 
((  dément  »,  en  tant  que  les  concepts  de  l'enten- 
dement reçoivent  de  l'usage  de  la  raison  une 
coordination  qui  les  élève  à  une  unité  supé- 
rieure. Si  la  raison  voulait  admettre  qu'aux 
Idées  correspond  quelque  chose  de  réel,  ce 
serait  alors  «  indiscrétion  et  présomption  de 
«  la  part  de  la  raison  ignorante  de  sa  vraie 
«  destination  »,  faisant  «  étalage  de  savoir  et  de 

(1)  Prolégomènes,  p.  100. 


BiBLIOTritlCA 


100  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

«.  réflexion  là  où  le  savoir  et  la  réflexion  pro- 
«  prement  cessent  ».  A  en  croire  Kant,  non 
seulement  la  métaphysique  jusqu'à  nos  jours 
(  la  psychologie  rationnelle,  la  cosmologie  et  la 
théologie)  est  tombée  clans  ce  péché  de  pré- 
somption, mais  encore  nous  le  commettons 
tous  à  tout  instant,  sans  le  vouloir,  par  suite 
«  d'une  illusion  inévitable,  d'un  leurre  trans- 
((  cendental  »,  qui  nous  foit  prendre  pour  des 
réalités  les  peintures  idéales  de  la  raison.  Tout 
cela  parait  un  peu  fort  à  Schopenliauer.  Il  blâ- 
me son  maître  chéri  de  faire  sortir  ces  trois  con- 
cepts nécessairement  de  la  nature  de  la  raison 
et  de  démontrer  néanmoins  qu'ils  sont  insou- 
tenables et  ne  peuvent  être  fondés  en  raison  : 
Il  fait  donc  «  dit-il  »  de  la  Raison  elle-même 
un  sophiste  en  disont  :  Ce  sont  des  sophismes 
non  de  l'homme,  mais  de  la  Raison  pure  elle- 
même  desquels  le  plus  sage  même  ne  peut  se 
défaire,  et  peut-être  n'évite-t-il  l'erreur  qu'à 
grand'peine;  car  pour  l'illusion  qui  perpétuel- 
lement le  harcèle  et  le  berne,  il  ne  s'en  déli- 
vrera jamais  ».    Il  dit  encore:  «  On  pour- 


cil.    m. —   SÉCULARISATION    DE   LA   SCIENCE    101 

«  rait  donc  comparer  ces  idées  de  la  Raison 
«  pure  de  Kant  au  foyer,  dans  lesquels  les 
«  rayons  convergents  réfléchis  d'un  miroir 
«  concave  voltigent  à  quelques  pouces  de  la 
«  surftice  ;  semblablement,  par  un  mouvement 
«  inévitable  de  l'entendement,  se  représente 
«  à  nous  un  objet  qui  n'a  aucune  réalité  »  (i). 

Par  là  même  déjà  est  indiqué  le  résultat 
tout  entier  de  la  Critique  de  la  Raison  pure. 
Le  voici  en  quelques  mots  :  l'homme  ne  peut 
rien  connaître  que  la  nature  perceptible  aux 
sens,  et  encore  seulement  sous  son  aspect  phé- 
noménal. A  la  question  posée  avec  tant  d'em- 
phase: la  métaphysique  est-elle  possible?  — 
la  réponse  est  au  fond  simplement:  Non. 

5.  —  Kant  le  savait  bien^  et  il  n'était  pas 
peu  fier  d'avoir,  sous  ce  rapport  encore,  rom- 
pu en  visière,  nouveau  Copernic,  avec  toute 
la  philosophie  rationnelle.  En  dehors  des  em- 
piristes,  toute  l'humanité  avait  été  jusqu'alors 
convaincue  que  nous  pouvons  connaître  le  su- 

(1)  Le  monde  en  tant  que  volonté,  etc.,  I,   p.  578. 


102  KANT    ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

prasensiblc  avec  certitude,  et,  pareillement 
que  nous  entrons  en  possession  de  cette  con- 
naissance par  la  réflexion  rationnelle.  Le  pro- 
fesseur de  Kœnigsberg  ne  se  laisse  pas  arrêter. 
Il  entreprend  de  faire  voir  dans  le  plus  grand 
détail  que  les  thèses  de  la  Psijchologie  ration- 
nelle, qui  doivent  démontrer  l'existence  réelle 
de  l'àme,  substance  simple  et  impérissable, 
ne  sont  que  des  sophismes  captieux,  des  «pa- 
ralogismes  de  la  Raison  »  ;  que  les  démonstra- 
tions de  la  Cosmologie  rationnelle  touchant 
l'origine  et  la  réalité  du  monde  se  résolvent 
pareillement  en  contradictions  ou  «  antinomies 
de  la  Raison  »;  et  enfin,  que  la  Théologie  ration- 
nelle est  tout  aussi  incapable  de  fournir  des 
preuves  de  l'existence  de  Dieu.  Toute  cette  dé- 
monstration de  Kant  repose  sur  cette  idée 
fondamentale,  que  notre  connaissance  ne  se 
rapporte  pas  aux  choses  réelles  et  n'a  pour 
objet  que  des  fantômes  subjectifs. 

Aux  esprits  chrétiens  qui  en  Allemagne  s'é- 
pouvantaient, Kant  disait  :  Je  ne  veux  pas  dé- 
fendre la  cause  de  l'athéisme,  je  veux  seule- 


v:il.    m.—    SÉCULARISATION    DE   LA   SCIENCE    103 

ment  montrer  que  nous  ne  pouvons  rien  sa- 
voir scicnlifiquoment  de  l'àme  humaine,  de 
l'univers  et  de  Dieu,  et  que  toutes  les  l'ech-^^r- 
ches  de  la  raison  spéculative  aboutissent  à  un 
non  liquet.  Pour  consoler  les  «  âmes  ortho- 
doxes »,  il  veut  bien  retrouver,  comme  (c  postu- 
lats »  de  la  raison  pratique,  ces  vérités  méta- 
physiques qu'il  a  exclues  de  la  science  spécu- 
lative. Il  avoue  lui-même  combien  pauvre  et 
vague  est  cette  connaissance.  Nous  aurons  à 
montrer  en  son  lieu  plus  précisément  que, 
pour  Kant,  les  postulats  de  la  Raison  pratique 
ne  sont  que  des  fictions  creuses,  qu'on  peut  se 
forger,  quand  on  y  est  poussé  par  un  besoin 
du  cœur.  Quel  empirique  ne  serait  satisfait 
d'un  tel  enseignement? 

Que  telle  soit  la  doctrine  de  Kant,  rien  de 
moins  contestable.  Le  grand  critique  loue 
Epicure  de  son  esprit  de  suite  dans  les  idées, 
«  lui  qui,  dans  ses  raisonnements,  n'a  jamais 
«  dépassé  l'expérience  »,  tandis  que  Locke, 
«  par  exemple,  après  avoir  dérivé  tous  les 
«  concepts  et   principes,  de  l'expérience,    en 


104  KAXT    ET    LA   SC[EXCE   MODERNE 

CL  pousse  l'usage  au  point  de  soutenir  qu'on 
a.  peut,  grâce  à  eux,  démontrer  l'existence  de 
a  Dieu  et  l'immortalité  de  l'âme  (quoique  ces 
«  deux  objets  soient  tout  à  fait  en  dehors  de 
((  l'expérience  possible)  aussi  évidemment 
«  que  n'importe  quel  théorème  mathémati- 
«  que  »  (1).  Un  critique  prétendant  avoir 
trouvé  dans  la  Critique  de  la  Raison  pure  un 
«  idéalisme  supérieur  »,  Kant  s'explique  en 
disant  :  «  Le  principe  qui  d'un  bout  à  l'autre 
«  régit  et  détermine  mon  idéalisme,  est  celui- 
«  ci  :  Toute  connaissance  des  choses  par  l'en- 
«  tendement  pur  ou  la  raison  pure  seule  n'est 
a.  qu'illusion,  et  c'est  dans  V expérience  seule 
«  que  réside  la  vérité  »  (2).  Pour  éclairer  la 
pensée  de  Kant,  citons  encore  un  passage  :  «  La 
«  science  de  la  nature  ne  nous  découvrira  ja- 
d  mais  l'intérieur  des  choses,  c'est-à-dire,  ce 
«  qui  n'est  pas  phénomène,  mais  peut  néan- 
<i  moins  servir  de  principe  supérieur  à  l'ex- 
CL  plication  des  phénomènes  ;  aussi  bien  n'en 

(I)  Raison  pure,  p.  658.  —  (2)  Prolégotn.,   p.   154-. 


cil.    ni.—   SÉCULARISATION    DE    LA   SCIENCE   105 

«  a-t-elle  pas  besoin  pour  ses  explications  pliy- 
c(  siques  ;  que  dis-je  ?  si  par  ailleurs  on  lui 
«  offrait  de  tels  principes  (  par  exemple,  l'in- 
«  fluence  d'êtres  immatériels),  elle  devrait  les 
«  repousser  et  ne  pas  les  admettre  dans  le 
«  cours  de  ses  explications  ;  elle  ne  doit  jamais 
«  les  fonder  que  sur  ce  qui  appartient  comme 
«  objet  des  sens  à  l'expérience  et  peut  être 
((  rattacbé  à  nos  perceptions  réelles  selon  les 
((  lois  de  l'expérience  »  (1). 

Kant  ne  connaît  donc  d'autre  source  de 
connaissance  que  V expérience',  «  et  c'est  là  », 
remarque  E.  de  Hartmann,  «  ce  qui  fait  que 
ft  l'école  empirique  du  réalisme  moderne  jette 
«  toujours  des  regards  pleins  d'une  piété  nou- 
«  velle  sur  Kant,  qui,  le  premier  en  AUema- 
«  gne,  a  émis  et  soutenu  cette  thèse  ». 

G.  —  Mais  le  caractère  propre  qui  fait  de 
Kant  le  père  du  moderne  empirisme  scientifi- 
que, le  troisième  défaut  capital  qui  l'affecte, 
c'est  que,  fidèle  à  l'esprit  de  l'ancien  nomina- 

(1)  Prolégom.,  p.  127. 


106  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

Usine,  il  présente  rexpérience  humaine  com- 
me étant  purement  celle  des  sens.  Si  nous  cher- 
chons le  fondement  de  cette  manière  de  voir, 
le  grand  critique  nous  laisse  en  plan.  Partout 
il  admet,  comme  allant  de  soi-même,  que  l'ex- 
périence humaine,  comme  purement  sensihle, 
ne  se  rapporte  qu'à  des  phénomènes  matériels 
Isolés.  Essayons  de  nous  rendre  présent  com- 
me il  faut  le  fait,  au  sein  duquel  vit  l'huma- 
nité, et  que  Kant  cependant  nie  ;  —  le  fait  que 
l'expérience  humaine  n'a  pas  un  caractère  pu- 
rement sensible,  mais  au  milieu  même  du  se)i- 
sible  dépasse  le  sens.  Entre  des  millions  de 
faits  citons-en  deux.  Si  je  dessine  un  triangle 
obtusangle,  j'y  vois  un  angle  obtus,  et  cela, 
grâce  au  sens  qui  est  dirigé  vei's  la  chose  ma- 
térielle isolée.  En  outre,  je  me  sens  affecté 
par  ce  triangle  de  telle  manière  que  je  conçois 
qu'il  serait  contradictoire  avec  son  essence  de 
triangle  d'avoir  plus  d'un  angle  obtus  (inter- 
ne), c'est-à-dire  que  j'expérimente  quelque 
chose  qui  dépasse  le  sens;  l'animal,  même  le 
plus  délicatement  organisé,  est  incapalDle  de 


cil.    ni.—   SÉCULARISATION    DE   LA   SCIENCK   107 

<cttc  expériehce.  J'expcriincutc  que  je  veux 
marcher,  et  j'expérimente  que  je  mets  à  cet 
effet  les  pieds  eu  mouvemeut  ;  mais  en  même 
temps  je  n'expérimeule  pas  seulement  que  ma 
marche  actuelle  a  une  cause,  mais  encore 
qu'elle  doit  avoir  une  cause;  j'expérimente 
ainsi  l'application  de  la  proposition  dont  la  va- 
leur est  universelle  (et  que  je  puis  précisé- 
ment tirer  de  cette  application)  :  —  que  tout 
fait  de  mouvement  suppose  un  moteur.  Tout 
cela  est  expérience;  elle  implique  de  la  ma- 
nière la  plus  évidente  quelque  chose  qui  dé- 
passe le  sens.  Les  empiristes  avaient  passé  ce 
fait  sous  silence,  et  Kant  continua  à  travailler 
(le  la  façon  la  plus  naïve  conformément  au 
concept  faussé  de  l'expérience. 

Peut-être  est-on  rebuté  par  la  simplicité  des 
exemples  ci-dessus,  empruntés  à  la  vie  la  plus 
commune:  on  croit  qu'un  géant  comme  Kant 
ne  butte  pas  contre  des  brins  de  paille.  Mais 
ces  exemples  sont  comme  les  gouttelettes  d'eau 
de  mer,  dont  l'analyse  nous  révèle  la  nature 
de  tout  un  océan.  Hartmann  qui,  ayant  à  cor- 


108  KANT    KT    LA   SCIENCE   MODERNE 

riger  la  tàclie  traiUres  penseurs  modernes,  por- 
te pour  une  fois  un  jugement  sensé,  dit  quel- 
que part  :  «  Si  trivial  que  puisse  paraître  ce  gen- 
«  re  d'exemples,  et  si  superflue  leur  considé- 
«  ration,  il  faut  cependant  songer  qu'ils  doi- 
«  vent  justement  nous  amener  à  réfléchir  jus- 
«  qu'à  quel  point  une  doctrine  exclusive  a  mis 
«  nos  tètes  à  l'envers  ».  Ce  n'est  pas  sans  rai- 
son que  les  fausses  théories  dédaignent  de 
sortir  du  nuage  des  combinaisons  compliquées 
d'idées  et  de  descendre  au  contrôle  des  sim- 
ples exemples  de  la  vie  journalière.  En  parti- 
culier, c'est  dans  l'appréciation  du  Kantisme 
que  «  les  exemples  les  plus  triviaux  sont  les 
meilleurs  »,  parce  que  cette  philosophie  préci- 
sément détruit  radicalement  la  conception  qui 
est  la  base  de  la  vie. 

7.  —  Comme  quatrième  élément,  par  lequel 
Kant  a  aidé  à  la  sécularisation,  nous  pouvons 
ajouter  que,  par  sa  manière  de  philosopher, 
il  a  inspiré  à  beaucoup  de  penseurs  le  dégoût 
de  la  réflexion  calme  et  profonde  et  jeté  le 
discrédit  sur  la  philosophie  en  général.   Mais 


en.    IIU —    SÉCULARISATION    DK    LA    SCIENCE   109 

coiix-là  ont  t'Iû  encore  plus  coupables  qui  se 
sont  suspendus  aux  basques  de  son  habit, 
c'est-à-dire  qui  ont  aveuglément  admis  com- 
me définitive  sa  théorie  de  la  connaissance,  et 
porté  leurs  spéculations  jusque  dans  les  régions 
les  plus  nébuleuses.  Quel  homme  de  sens  au- 
rait pu  trouver  du  plaisir  à  les  suivre?  On 
aima  mieux  renoncer  à  toute  métaphysique  et 
à  tout  apriorisme  et  s'en  tenir  à  la  réalité  tan- 
gible. 11  suffit  d'avoir  rappelé  ceci  en  passant. 
Par  ce  qui  précède  on  voit  clairement  qu'on 
a  raison  d'appeler  Kant  le  fondement  scienti- 
fique proprement  dit  de  cette  sécularisation, 
qui  aujourd'hui  dévore  jusqu'à  la  moelle  le 
peuple  allemand.  Celui  qui,  avec  Kant,  fait  de 
Vexpérience  l'objet  central  de  la  méditation 
scientifique,  celui  qui  soutient  avec  lui  que 
dans  l'expérience  seule  réside  la  vérité  et  que 
l'expérience  humaine  est  purement  sensible, 
celui-là  a  raison  de  n'accorder  de  valeur  qu'aux 
revendications  du  monde  sensible  (i).   Il  n'y 

(1)  Telle  a  été  l'attitude  pratique  de  tous   les  reprcsentanls 
de  la  science  moderne.  Rien  de   plus  drôle  que  les  tentatives 


110  KANT    ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

a  que  ce  qui  est  réel,  dont  un  liomme  sensé 
puisse  tenir  compte  comme  d'un  facteur  réel. 
Que  m'importe  un  audelàsuprasensibie,  dont 
je  ne  puis  rien  savoir,  dont  je  puis  tout  au 
plus  rêver  par  un  besoin  du  cœur,  s'il  me 
plait? 

qu'on  a  faites  pour  ceindre  le  front  de  ces  saints  de  raurcolc 
du  renoncement  héroï'iue  au  monde.  Entre  ces  «  Saints  », 
Kant  est  «  le  plus  saint  ».  Cela  n'a  pas  empêché  Reichardt  d'en 
faire  dans  l'Uranie  (1812)  le  portrait  suivant:  «  Kant  était  un 
«  homme  tout  à  fait  sec  de  corps  et  d'àme....  Un  front  élevé  et 
«  serein,  un  nez  mince,  des  yeux  vifs  et  clairs,  caractérisaient 
«  avantageusement  sa  physionomie.  Mais  le  bas  du  visage  était 
u  Texpression  la  plus  complète  d'une  sensualité  grossière,  qui 
«  s'est  montrée  chez  lui  surabondamment  surtout  dans  le  boire 
«  et  le  mander  ». 


CHAPITRE  IV 


LA  SCIENCE   «  LIBRE  )). 


CHAPITRE  IV 


LA  SCIENCE   «  LIBRE  )). 


1.  —  Il  n'y  a  rien  dont  les  admirateurs  du 
siècle  nouveau  soient  plus  fiers  que  de  voir  la 
science  libre.  La  science  moderne  elle-même 
considère  l'absolue  liberté  comme  son  prin- 
cipe vital.  A  qui  connaît  la  situation  réelle, 
cet  orgueil  d'être  libre  pourrait  sembler 
étrange  chez  les  modernes  docteurs.  Il  ne  se- 
rait pas  difficile  de  montrer  que  jamais,  de- 
puis (jue  le  monde  existe,  la  liberté  et  l'indé- 
pendance n'ont  aussi  peu  régné  dans  la  sphère 
de  la  haute  culture  et  de  la  recherche  scien- 
tifique que  de  nos  jours.  Au  mois  de  juin  1791, 

PESCH,  —  KANT.   —    8.  113 


114  KANT   ET   LA   SCIENCE    MODERNE 

Ficlite  écrivait  à  Kant.  «Pour  l'homme  (Kaiil) 
(.(.  qui,  dans  sa  partie,  doit  voir  bien  au  des- 
«  sous  de  lui  tout  ce  qui  est  et  a  été,  il  ne 
«  peut  plus  y  avoir  rien  de  nouveau  à  lire, 
((  et  qui  ne  le  satisfait  pas,  et  nous  autres, 
((  nous  ne  pouvons  nous  approcher  de  lui, 
«  ainsi  que  de  la  raison  pure  incarnée  dans 
«  un  homme,  qu'en  attendant  modestement 
((  qu'il  veuille  bien  parler  »  (1).  Voilà  la  vraie 
peinture  de  notre  temps  :  ajoutez  qu'après 
cent  ans  environ  a.  la  raison  pure  incarnée  » 
dont  nos  «  doctes  »  contemporains  attendent 
modestement  les  oracles,  s'est  multipliée  d'une 
façon  incroyable.  Que  voyons-nous,  en  effet  ? 
Des  hommes  qui  se  sont  fait  un  nom  dans 
une  spécialité  inférieure,  qui  éclipsent  les  autres 
soit  par  leur  érudition,  soit  par  leur  témé- 
rité destructrice,  apparaissent  et  construisent 
les  systèmes  les  plus  monstrueux  ;  la  masse 
des  savants  se  précipite  aveuglément  à  leur 
suite,    selon  que  l'inclination,  l'intérêt  ou  le 

1)  Kant,  Œuvres,  tome  xi,  p.  b3i. 


cil.    IV.      -    LA   SCIENCE   «  LIBRE  »  115 

liasard  les  entraîne.  Comme  il  y  en  a  tiès  peu 
(le  capables  de  quelque  chose  d'original,  ils 
se  couvrent  de  l'éclat  d'un  grand  nom  ;  les 
thèses  qu'ils  ne  comprennent  pas  sont  leurs 
((  opinions^,  et  ils  ne  sont  justement  si  fiers 
de  leur  science  indépendante  que  s'ils  savent 
({uelquc  chose  de  tout,  et  du  tout,  rien.  Mais 
c'est  nous  égarer  :  ce  n'est  pas  de  V esclavage 
de  la  science  d'aujourd'hui  que  nous  voulions 
parler,  c'est  de  la  liberté. 

C'est  un  fait  universellement  évident  que  la 
science  est  aujourd'hui,  en  un  certain  sens. 
libre,  —  mieux  vaudrait  dire,  sans  barriè- 
res, —  comme  elle  ne  l'a  jamais  été  jusqu'ici. 
Aussi  nous  sommes  dans  l'obligation  de  mon- 
trer que  cette  soi-disant  liberté  de  la  science 
est  essentiellement  le  Kantisme.  Dans  ce  but, 
nous  devons  avant  tout  envisager  la  science 
avec  toute  l'exactitude  possible. 

2,  —  Il  y  a  des  choses  telles,  que  le  meil- 
leur et  le  plus  facile  moyen  de  les  pénétrer, 
est  de  chercher  à  bien  comprendre  leur  con- 
traire. Au  nombre  de  ces  choses  nous  mettons 


116  KANT   ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

la  liberté,  dont  il  est  ici  question.  Eh  bien  ! 
considérons  donc  les  «  chaînes  »  dont  la  scien- 
ce était  autrefois  chargée. 

A  l'époque  qui  précède  les  temps  modernes 
on  faisait  consister  la  valeur  de  la  science  dans 
son  accord  avec  la  vérité  objective.  La  science 
ne  valait  alors  qu'autant  qu'elle  fournissait 
à  l'individu  le  moyen  d'entrer  en  possession 
de  la  vérité  réelle.  La  vérité  était  le  but;  la 
science,  la  voie  qui  y  conduit;  ce  n'était  pas 
une  promenade  ;  elle  n'était  pas  à  elle-même 
sa  propre  fin.  Préserver  la  science  de  s'égarer 
loin  de  la  vérité,  était  regardé  comme  chose 
permise,  bienfaisante,  et  même,  dans  certains 
cas,  comme  une  obligation; 

On  alla  plus  loin,  convaincu  que  l'homme 
ne  peut  pas  plus  se  soustraire  à  la  connais- 
sance de  la  réalité  suprasensible,  principale- 
ment des  vérités  nécessaires,  immuables,  uni- 
verselles, qu'à  sa  propre  nature,  et  que,  en  con- 
séquence, une  fois  en  possession  de  ces  vérités, 
il  c€sse  d'être  libre  de  les  ignorer,  de  les  met- 
tre en  doute,  et  surtout  d'adopter  leur  contraire. 


(H.    IV.    —    LA   SCIENCE    «  LIBRE  »  117 

Pareillement,  on  était  convaincu  que  la  des- 
lination  et  le  bonheur  de  l'individu,  comme 
de  la  société,  consistent  dans  la  vérilé  et  l'es- 
time qu'on  en  fait  :  d'où  il  suit  qu'il  n'est  pas 
indilTérent  pour  l'humanité  que  la  vérité  pai- 
mi  elle  soit  falsifiée  par  étroilesse  d'esprit  on 
par  méchanceté.  Tout  au  plus  pouvait-on  ac- 
corder à  l'erreur,  dans  les  cas  où  elle  est 
inolTensive,  l'autorisation  négative  d'être  un 
mal  inévitable.  De  même  que,  dans  une  demi- 
obscurité,  le  voyageur  tâtonnant  çà  et  là  ar- 
rive à  grand  peine  au  but,  sans  que  pour 
cela  il  n'ait  pas  de  but,  de  même  à  l'homme 
qui  recherche  la  vérité,  l'on  peut  bien  crier 
le  mot  du  poète  :  «  Si  tu  n'erres  pas,  tu  n'ar- 
rives pas  à  comprendre  »  !  mais  ce  n'est  pas 
un  motif  pour  que  Verretir  soit  le  irai  che- 
min de  la  vérité. 

On  ne  se  refusait  pas  d'ailleurs  à  reconnaî- 
tre que,  si  l'homme  réel  est  fait  pour  la  vé- 
rité, il  ne  s'ensuit  pas  néanmoins  qu'il  soit 
une  pure  machine  à  penser.  On  prenait  la 
connaissance  humaine  telle  qu'elle  se  montre 


118  KAXÏ    ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

dans  la  réalité,  —  faible  et  exposée  à  des  in- 
fluences multiples.  On  voyait  qu'il  était  possi- 
ble que  l'individu  abusât  de  son  pouvoir  in- 
tellectuel au  profit  de  fins  égoïstes  et  au  grand 
dommage  des  intérêts  généraux,  et  on  ne 
comprenait  pas  qu'on  dût  abandonner  sans 
défense  à  toutes  les  attaques  des  vérités,  qui 
sont  pour  l'humanité  d'une  importance  déci- 
sive. 

Enfin  on  estimait  que  la  vérité  doit  exercer 
sa  sublime  influence  sur  les  individus,  non  pas 
précisément  en  devenant  pour  chacun  d'eux 
un  objet  de  réflexion  personnelle,  mais  plu- 
tôt en  étant  par  eux  reconnue  et  confessée. 
L'activité  individuelle  avait  plutôt  la  valeur 
d'une  condition  préliminaire,  tout  au  plus 
d'un  moyen  d'appréhender  la  vérité,  que  d'un 
canal  par  lequel,  en  bien  des  cas,  la  vérité  se 
communiquât  en  tout  ou  en  partie  aux  in- 
dividus. 

3.  —  En  raison  des  limites  étroites  oîi  la 
réflexion  est  resserrée  chez  beaucoup  d'indi- 
vidus, —  en  raison  de  l'incroyable    mobilité 


cil.    IV.    —    LA   SCIENCE    «  LIBRE  »  119 

(le  l'esprit  humain,  véritable  vif  argeni,  qui 
s'oH'usque  aujourd'hui  de  ce  qui  le  charmait 
hier,  —  en  raison  des  nombreuses  influences 
<|iii  le  détournent  et  lui  nuisent,  et  auxquelles 
se  trouve  exposée  la  réflexion  individuelle 
précisément  sur  les  points  les  plus  impor- 
tants, —  le  sens  commun  et,  avec  lui,  l'anti- 
({ue  philosophie  avaient  tiré  de  l'importance 
de  la  possession  de  la  vérité  des  conséquences 
qui  peuvent  paraître  limiter  l'activité  intellec- 
tuelle de  l'homme.  Une  courte  esquisse  de 
ces  limites  est  justement  ce  qui  nous  fera  le 
mieux  comprendre  le  sens  propre  de  leur 
contraire,  c'est-à-dire  de  la  liberté  de  la  scien- 
ce moderne,  en  même  temps  que  son  carac- 
tère kantien. 

Premièrement  :  l'intervention  de  l'autorité, 
la  soumission  à  un  jugement  étranger  relative- 
ment à  la  possession  de  vérités  importantes, 
n'est  pas  seulement  accidentelle^  mais  encore 
en  général  conforme  à  la  nature. 

Secondement:  la  possession  et  la  prescrip- 
tion dans  le  domaine  du  savoir  se  justifient 


120  KANT    ET    LA    SCIENCE   MODERNE 

encore  par  ce  qu'il  semble  que  ce  soit  chose 
condamnable  que  de  rompre  en  visière  sans 

raisons  solides  avec  les  théories  généralement 
adoptées. 

Troisièmement  :  l'homme,  au  point  de  vue 
delà  vérité;  doit  recevoir  une  éducation,  c'est- 
à-dire  que  la  vérité  doit  entrer  en  lui  comme 
une  acquisition  d'im})ortance  décisive.  Entn^ 
les  diverses  influences  auxquelles  l'homme, 
spécialement  dans  sa  jeunesse,  ne  peut  se  dé- 
rober^ on  doit  écarter  celles  qui  sont  ennemies 
de  la  vérité,  mais  renforcer  celles  qui  lui  sont 
favorables. 

Quatrièmement  :  sur  les  côtés  scientifiques 
de  la  vie  ce  n'est  pas  en  premier  lieu  la  con- 
sidération de  l'activité  la  plus  libre  possible 
de  l'individu  qui  doit  agir,  mais  la  considéra- 
tion de  la  vérité. 

Cinquièmement  :  l'homme  doit  désirer  au 
plus  haut  point  que  ces  grandes  vérités  qui 
sont  décisives  pour  son  bonheur,  reçoivent  la 
sanction  d'une  garantie  surhumaine.  Une  révé- 
lation divine  de  ces  vérités,  apparaissant  dans 


C.ir.    IV.    —    LA    SCIENCK    ft  L[B-RK  »  121 

1p  passé  comme  un  fait  liisloriqucmcnt  dé- 
montrablo,  doit  être  saluée  comme  le  plus 
•j^rand  bienfait. 

Sixièmement  :  dans  la  supposition  d'une 
telle  révélation  faite  à  l'humanité,  il  est  au 
plus  haut  point  désirable  que  Dieu  établiss»^ 
une  autorité  accessible  aux  hommes,  laquelle, 
avec  l'assistance  divine,  veille  sur  le  dépôt  de 
Il  vérité,  repousse  par  voie  de  jugement  dans 
rintérét  de  l'humanité  toutes  les  attaques,  et 
en  conséquence  renferme  le  jugement  i)ropre 
des  individus  dans  des  limites  déterminées.  La 
résolution  de  l'homme,  de  se  soumettre  à  la 
vérité,  prend  ainsi  une  tournure  plus  concrète 
et  qui  est  plus  d'accord  avec  la  nature  hu- 
maine. 

Comme  on  le  voit,  les  limites  ainsi  impo- 
sées à  l'arbitraire  et  au  caprice  dans  l'intérêt 
<le  la  possession  de  la  vérité,  dérivent  des 
facultés  de  la  nature  humaine,  telle  qu'elle 
existe.  La  science  «  non  libre  »  ne  cesse  point 
aujourd'hui  encore  de  les  défendre  comme  né- 
cessaires. 


I'i2  KANT    ET   LA    SCIENCE   MODERNE 

Mais,  —  pourrait-on  demander,  —  ces  li- 
mites, par  suite  du  progrès  et  du  développe- 
ment de  la  culture,  ne  deviennent-elles  pas  inu- 
tiles? Au  contraire^  répond  la  science  ce  non 
libre  ».  Cultiver  les  sciences  et  en  faire  le 
bien  commun  du  peuple,  est  une  bonne  cho- 
se, mais  il  y  a  au  tableau  une  ombre  et  un 
mauvais  côté  ;  c'est  que  dans  les  individus 
se  développe  ainsi  promptement  une  tendan- 
ce à  un  orgueilleux  isolement,  qui  favorise 
une  hautaine  confiance  en  soi-même.  «  Lors- 
«  que»,  dit  Balmès,  «  des  noms  éclatants,  l'ap- 
«  pareil  de  la  science,  et  autres  choses  sembla- 
«  blés,  inspirent  à  l'homme  une  haute  opinion 
«  de  la  puissance  de  son  esprit,  lorsque  des 
«  idées  brillantes  sont  répandues  dans  les  mas- 
(K  ses,  c'est  justement  alors  qu'une  autorité  vi- 
«  vante  est  nécessaire  pour  protéger  d'un  soli- 
((  de  bouclier,  l'héritage  sacré  des  vérités  supé- 
((  rieures  aux  temps  et  aux  lieux,  sans  la  con- 
«  naissance  desquelles  l'homme  est  éternel- 
c(  lement  abandonné  aux  flots  mouvants  de 
((  ses  erreurs,  et  oscille  sans  cesse  incertain 


cil.    IV,    —   LA    SCIENCE  ((  LIBRE  »  123 

«  du  berceau  à  la  tombe  :  ces  vérités  sont 
a  comme  le  fondement  solide,  sur  lequel  re- 
«  pose  l'éditice  social  ;  que  le  fondement  soit 
«  ébranlé,  l'édifice  tout  entier  se  disloque, 
«  croule  et  tombe  en  ruines  ». 

En  un  mot:  —  Jadis  l'humanité  savante 
inscrivait  sur  sa  bannière  :  Vt^ViM/  elle  limi- 
tait la  liberté  de  l'abus  et  de  l'erreur  pour 
jouir  d'autant  mieux  de  la  liberté  qui  décou- 
le de  la  posession  de  la  vérité.  Cette  maniè- 
re d'entendre  la  vie  est  pour  les  modernes  com  ■ 
me  enterrée.  Liberté  !  ce  rhot  est  encore  ins- 
crit sur  le  drapeau  ;  on  proclame  la  liberté 
pour  tout  bon  plaisir  humain,  pendant  qu'on 
bâillonne  la  liberté  qui  s'appuie  sur  la  posses- 
sion de  la  vérité. 

En  exposant  en  détail  les  limites  autrefois 
assignées  à  la  pensée,  nous  avons  par  là  mê- 
me décrit  la  «  liberté  »  qui  exsécre  les  limi- 
tes. 

A.  —  Serait-il  bien  difficile  de  retrouver 
dans  cette  liberté  de  la  science  moderne  les 
traits  propres  du  Kantisme  ?  Il  nous  suffit  de 


124  KANT   ET    LA    SCIENCE   MODERNE 

demander  aux  admirateurs  de  cette  liberté 
sur  quoi  ils  la  fondent,  et  nous  entendrons 
énoncer  les  thèses  principales  de  la  philoso- 
phie Kantienne. 

On  nous  dira  :  La  liberté  est  exigée  par  la 
dignité  de  la  pensée  humaine  ;  l'activité  men- 
tale est  à  elle-même  sa  fin,  elle  est  libre  de 
tout  contenu,  indépendante  d'une  vérité  an- 
térieure, elle  est  souveraine.  Comment  endi- 
guer une  spéculation  qui  se  meut  dans  des 
concepts  vides  et  ne  prétend  nullement  avoir 
dans  la  réalité  donnée  un  contenu  qui  lui 
corresponde  ?.  L'activité  du  sujet  est  tout  ;  la 
possession  de  la  vérité  objective  n'est  rien. — 
C'est  exactement  la  théorie  de  Kant  sur  la 
pensée  pure. 

En  second  lieu,  on  nous  répondra  :  Com- 
ment la  science  pourrait-elle  ne  pas  être  en- 
tièrement libre,  puisque,  pour  chaque  indivi- 
du, ce  qui  est  vrai,  c'est  ce  qu'il  pense.  Bien 
plus,  la  pensée  n'est  pas  l'appréhension  d'une 
vérité  objectivement  subsistante  ;  ce  n'est 
qu'une  construction,  par  laquelle  chacun  se 


CM.    IV.    —    LA   SCIENCE     «  LIBRE  ))  125 

fait  la  vérité.  De  vérité  objective,  comme 
quelque  chose  de  solide,  de  fixe,  il  n'y  en  a 
point  ;  c'est  une  grandeur  variable.  c(  Nous 
((ne  pouvons  voir  autrement  que  notre  œil  ne 
«  nous  le  permet,  parler  autrement  que  dans 
((  le  jargon  de  nos  ancêtres,  concevoir  autre- 
«  ment  que  les  idées  fondamentales  de  notre 
«  entendement  ne  nous  mettent  en  état  de  le 
«  faire  »  (1).  Comment  serait-il  possible  que 
l'homme,  cet  automate  pensant,  se  fourvoyât 
jamais  dans  des  chemins  dangereux?  Quel 
intérêt  peut-il  avoir  à  la  réalité  objective,  qui 
doit  se  régler  sur  lui  ?  Tout  ce  que  l'homme 
pense,  est  vrai  pour  lui  ;  cela  suffit.  Continue 
donc  à  marcher  et  à  penser  par  toi-même  ; 
fais-toi  ta  propre  conviction  à  toi-même  ;  liens 
toi  sur  tes  propres  pieds  et  ne  te  laisse  pas 
mener  à  la  lisière.  Éprouve  tout  toi-même  ; 
pour  le  résultat  de  ta  pensée  subjective,  tu 
peux  revendiquer  le  droit  intégral  de  la  véri- 
té   universellement  valable,   tu  peux  diriger 

(I)  Hisl.  du  matérialisme,  it,  p.  205 


126  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

tes  attaques  contre  tout  ce  que  ta  réflexion 
personnelle  ne  peut  atteindre.  —  Et  voilà 
encore  une  fois  la  pensée  fondamenlalc  de  la 
Critique  de  la  Raison  pure. 

En  troisième  lieu,  on  nous  dira:  Qui  peut 
nous  démontrer  l'existence  d'une  vérité  supra- 
sensible  que  nous  soyons  tenus  de  respecter, 
puisque  notre  connaissance  même  est  res- 
treinte aux  phénomènes  ?  Nous  ne  savons 
donc  rien  de  précis  sur  les  choses  en  soi. 
C'est  cette  thèse  fondamentale  de  Kant  qui  a 
assuré  à  tous  les  systèmes,  même  aux  plus 
contradictoires,  la  plus  entière  liberté.  On  ra- 
conte qu'un  jour  un  juge,  flanqué  de  son  gref- 
fier, avait  un  procès  à  accommoder.  «  Tu  as 
raison»,  dit  le  juge  à  l'un  des  plaideurs,  lors- 
que celui-ci  eut  fait  valoir  ses  motifs.  Quand 
le  second  eut  à  son  tour  fait  valoir  ses  motifs 
opposés^  même  oracle  du  juge  :  «  Tu  as  rai- 
son ».  Là  dessus  le  greffier  fit  remarquer  à  son 
supérieur  qu'ils  ne  pouvaient  avoir  tous  les 
deux  raison,  puisqu'ils  étaient  en  contradic- 
tion absolue  :  «  Et  toi  aussi,  tu  as  raison  »,  ré- 


Cil.    IV.    —    LA   SCIENCK    <i  LIBRE  ))  127 

pliqua  le  juge  bon  enfant.  Étendez  cette  com- 
paraison, et  vous  aurez  l'iiistoire  de  ce  que 
Kant  a  rendu  possible  dans  la  philosopliie  al- 
lemande. Matérialistes,  spirilualistes,  pessimis- 
tes, optimistes,  alliées,  déistes,  dualistes,  mo- 
nistes^  dites  ce  que  vous  voudrez  :  vous  avez 
tous  raison,  tant  du  moins  que  vous  vous  en 
tenez  au  dogme  moderne  fondamental,  — 
qu'il  n'y  a  point  de  vérité  suprasensible,  qui 
puisse  gêner  les  caprices  de  l'homme. 

Aujourd'hui  l'on  entend  la  ce  liberté  »  dans 
un  sens  bien  plus  radical  qu'à  l'époque  de 
Kant.  On  parlait  alors  de  la  liberté  de  la  rai- 
son ;  on  célèbre  aujourd'hui  la  liberté  de  la 
science.  En  tant  qu'on  entend  par  science  la 
philosopliie  proprement  dite,  il  n'y  a  point 
d'absurdité  qui  ne  puisse  être  dite  et  écrite, 
puisque,  aussi  bien,  nous  ne  pouvons  rien  sa- 
voir des  choses  en  soi.  En  tant  qu'on  entend 
par  science  les  sciences  expérimentales,  qui 
s'occupent  uniquement  des  phénomènes  acces- 
sibles à  la  perception  sensible,  on  s'arroge  le 
droit  de  combattre,  comme  absolument  dérai- 


128  KANT    ET    LA    SCIENCE   MODERNE 

soiiiiable  l'aspiration  de  la  raison  au  supra- 
sensible.  Kant  reçut  à  l'époque,  à  la  suite  de 
la  publication  de  sa  doctrine  non  orthodoxe, 
un  ordre  de  cabinet,  lui  défendant  de  se  per- 
mettre de  traiter  désormais,  en  chaire  ou  pai- 
écrit,  de  matières  de  religion.  Après  quoi,  la 
«  raison  pure  incarnée»,  sujette  très  fidèle  do 
Sa  Majesté  le  Roi,  répondit  en  déclarant  ex- 
pressément qu'elle  ne  parlerait  plus  désormais 
en  public  de  religion.  Le  développement  de  la 
science  moderne  a  bien  dépassé  cette  «  non 
liberté  ».  Quant  à  l'Allemagne,  remarque  Lan- 
ge, «  il  n'y  a  point  de  pays,  «  où  l'on  se  soit 
<•(  si  généralement  délivré  des  préjugés  (?) 
«  religieux  et  des  prétentions  ecclésiastiques, 
«  et  où  l'on  ait  revendiqué  plus  vivement  la 
«  liberté  personnelle  de  penser  comme  un 
«  besoin  vital  pour  tous  les  savants  ;  c'est  Vi- 
<L  déidisme  qui  ouvrit  la  voie  »  (1). 

Quatrièmement  enfin,  pour  établir  la  liber- 
té de  la  science,    on  nous  dit:   A  quoi   bon 

(1)  Hist.  du  matérial.,  ii,  p.  71. 


en.    IV.    —    LA   SCIENCE    ((  LII^HE  ))         129 

des  dogmes?  à  quoi  hou  une  révclalioii?  Mais, 
s'il  n'y  a  point  de  révélation,  c'en  est  fait  aussi 
de  toute  autorité  eu  luadère  de  foi,  de  toute 
influence  extérieure  sur  riiouimc  à  propos 
des  vérités  suprasensibles  ;  c'en  est  fait  pour 
la  jeunesse  de  toute  éducation  qui  tient  comp- 
te du  suprasensible  et  de  tout  ce  qui  y  res- 
semble ;  tout  cela,  se  sont  des  limitations  in- 
justitiées  de  la  raison  souveraine. 

Nous  retrouvons  ici  la  conception  qui  se 
glisse  partout  comme  le  résultat  même  de  la 
Critique  de  la  liaison  pure.  Si  toute  connais- 
sance d'une  réalité  extérieure  nous  est  impos- 
sible, il  va  de  soi  que  nous  ne  pourrons  ja- 
mais arriver  à  la  certitude  sur  l'existence  de 
Dieu.  Nous  aurons  plus  tard  à  montrer  com- 
ment, à  la  suite  des  bouleversements  introduits 
dans  les  idées  par  le  Copernic  de  Kœnigsberg, 
l'Église,  le  Christianisme,  la  Religion  ont  été 
mises  au  point  de  ne  pouvoir  opposer  même 
le  plus  mince  obstacle  à  la  liberté  effrénée  de 
la  pensée  humaine. 

5.  —  Par  là  même  nous  avons  montré  ce 

PESCII.  —  KANT.  —  9. 


130  KANT   ET  LA  SCIENCE  MODERNE 

que  nous  voulions  montrer.  Si  Kant  a  raison 
de  soutenir  que  notre  connaissance  n'a  rien 
à  faire  avec  une  réalité  transcendante,  c'est-à- 
dire  située  en  dehors  de  l'acte  cognitif,  et  si 
l'objet  de  nos  connaissances  se  règle  sur  nous, 
«  la  science  est  liJDre  »  au  sens  moderne  ;  il 
n'y  a  point  de  puissance  qui  ait  le  droit 
d'assigner  des  limites  à  l'esprit  humain,  qui 
lait  la  vérité. 

Mais  si,  en  dehors  de  l'homme,  il  existe 
nne  réalité,  j'entends  une  réalité  suprasensi- 
ble,  correspondant  aux  concepts  universel- 
lement valables  et  parlant  suprasensibles, 
alors  la  science  peut  bien  prétendre  à  une  li- 
berté (la  liberté  vis-à-vis  de  tous  les  obstacles) 
qui  lui  rend  plus  difficile  la  recherche  et  la 
compréhension  de  cette  réalité,  —  à  une  li- 
berté que  jamais  un  homme  de  bon  sens  ne 
lui  a  contestée  ;  mais  alors  il  y  a  encore  pour 
la  science  des  limites  justifiées.  C'est  qu'elle 
poursuit  un  but  déterminé, ,  de  la  possession 
duquel  dépend  le  bonheur  ou  le  malheur  de 
millions  d'hommes.   La  force  puissante  qui 


cil.    IV.    —   LA   SCIENCE   ((  LIBRE  »         131 

réside  dans  la  science  est  comme  un  fleuve 
qui  nous  emporte  sur  ses  flots  secourables  et 
au  terme  duquel  nous  devons  trouver  le  bon- 
heur. Si  l'on  persiste  à  appeler  liberté  la 
destruction  des  limites  protectrices,  on  trans- 
forme en  une  force  qui  renverse  et  arraclie 
tout,  la  puissance  qui  aurait  dû  tourner  à  no- 
tre plus  grand  bien. 


CHAPITRE    V 


LA  SPÉCULATION  MODERNE. 


i 


CHAPITRE   V 


LA  SPÉCULATION  MODERNE. 


1.  —  Le  caractère  propre  de  la  science 
moderne,  c'est  de  n'accorder  de  valeur  qu'au 
monde  sensible,  le  seul  avec  lequel  on  doi- 
ve compter  dans  la  vie  réelle  :  elle  est  empi- 
riste.  C'est  encore,  ainsi  qu'on  l'a  vu  dans  le 
cliai)itrc  précédent,  de  laisser  le  monde  supra- 
sensible  à  l'entière  disposition  du  bon  plaisir 
humain  ;  elle  est  libre  pemeuse.  Joignez  à  ce- 
la, comme  second  caractère  distinctif,  que,  ai- 
guillonnée par  un  indomptable  penchant  pour 

135 


130  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

les  constructions  métaphysiques,  elle  spécu- 
le avec  une  ardeur  sans  pareille,  c'est-à-dire 
élevé  sa  pensée  bien  au  dessus  du  monde  de 
l'expérience  sensible.  Sous  ce  dernier  rapport 
comme  sous  les  deux  premiers,  c'est  encore 
Kant  qui  a  donné  à  la  science  sa  physionomie. 
Il  est  le  grand  inspirateur  de  la  spéculation 
moderne. 

Si  nous  voulons  rendre  en  quelques  traits 
le  caractère  propre  dont  est  marqué  celte  spé- 
culation, nous  dirons  :  elle  présente  une  va- 
riété infiniment  riche  ;  elle  fait  aux  opinions 
matérialistes  du  joîirle  plus  amical  accueil,  et, 
ce  qui  est  le  plus  important,  elle  incline  irré- 
sistiblement au  panthéisme.  Dans  chacun  de 
ces  trois  points  apparaît  sans  contestation  l'in- 
fluence directrice  de  Kant. 

2.  —  Le  grand  œuvre  de  la  Critique,  c'est 
le  renoncement  à  la  recherche  des  choses  réel- 
les, et  l'assignation  de  la  connaissance  en  elle- 
même,  au  lieu  de  la  réalité,  comme  objet  aux 
méditations  de  l'homme.  Kant  croit  que  son 
ouvrage  n'a  rien  à  craindre  des  changements 


eu.    V.    —    LA   SrÉCL'LATION   MODERNE        137 

(.roi)inion,  dos  améliorations  inléricurcsou  des 
systèmes  autrement  construits  ;  qu'il  <i  repose, 
«au  contraire,  sur  une  base  absolument  soli- 
«de,  qu'il  esta  jamais  fixé,  et  nécessaire,  mè- 
«  me  pour  les  âges  futurs,  aux  plus  hautes  fins 
ft  de  l'humanité  »  (l).Mais  comme  il  fut  vite  et 
radicalement  puni  de  son  mensonge  !  Comme 
«  Critiques  »  proprement  dites  à  leur  manière 
apparurent  successivement  la  Doctrine  de  la 
science  de  Fichte,  le  Système  de  l'Idéalisme 
transcendental  de  Schelling,  la  Phénoménolo- 
gie et  la  Logique  de  Hegel,  la  Métaphysique  de 
Herbart,  bref,  toute  une  armée  de  théories  de  la 
connaissance  et  de  la  pensée.  Petits-fils  et  ar- 
rière-petits-fils avaient  tous  la  même  prétention 
à  la  domination  universelle  et  se  croyaient 
aussi  nécessaires  que  l'aïeul  de  Kœnigsberg. 
Dans  un  livre  de  l'Ancien  Testament,  on  lit 
que  le  nombre  des  fous  est  infini.  Par  analo- 
gie, Fichte  dit  de  son  époque  que  le  nombre  des 
philosophes  d'opinion  différente  est  infini.  Que 
dirait-il  donc  aujourd'hui? 

(1)  Kant,  CEuvres,  t.  xi,  p.  155. 


138  KANT   ET   LA  SCIENCE   MODERNE 

Où  cliercherous-nous  la  cause  de  ces  diver- 
gences sans  limites  ? 

Assurément,  l'exemple  qu'avait  donné  Kant 
à  ses  successeurs,  de  rompre  entièrement 
avec  la  philosophie  traditionnelle,  devait  être 
des  plus  contagieux.  L'entreprise  de  Kant  était 
neuve.  Avant  lui  déjà  des  philosophes  avaient 
essayé  d'ouvrir  des  voies  nouvelles,  mais  tous 
s'étaient  présentés  comme  pour  améliorer  des 
systèmes  antérieurs,  avaient  cherché  à  se 
rattacher  au  passé.  Il  'en  fut  tout  autrement 
de  Kant.  Nous  avons  déjà  vu  qu'il  donne  lui- 
même  sa  philosophie  comme  entièrement  nou- 
velle. L'entière  «  nouveauté  »  est  reconnue  de 
tous,  amis  et  ennemis.  Lorsque  la  doctrine 
de  Kant  eut  pénétrée  dans  les  esprits,  elle 
dut  exciter  dans  les  masses  le  vif  désir  de 
produire  à  leur  tour  quelque  chose  de  nou- 
veau. C'est  pourquoi  l'on  peut  dire  avec  Lan- 
ge :  «  C'est  l'apparition  de  Kant  qui  ouvrit 
«  chez  nous  en  métaphysique  la  période  de 
«  Sturm  nnd  Drang;  l'homme  que  Schiller 
«  comparait  à  un  roi  constructeur,  produisit 


cil.    V.    —    LA   SPÉCULATION   MODERNE         139 

«  une  dynastie  intellectuelle  d'imitateurs  am- 
«  bilieux  »  (1). 

En  outre,  le  système  de  Kant  renferme  en 
soi  le  germe  de  la  discorde.  C'est  la  contra- 
diction entre  l'idéalisme  et  la  ruine  du  réalis- 
me. Cette  opposition  frappante  est  indubita- 
blement au  cœur  même  de  la  Critique  de  la 
Raison  pure.  Dans  la  connaissance,  tout  doit 
être  posé  par  le  sujet  connaissant  :  voilà  l'idéa- 
lisme de  Kant.  Puis  il  doit  aussi  exister  une 
chose  en  soi  qui  suscite  le  développement  de 
la  connaissance  :  voilà  le  réalisme  de  Kant, 

Ce  manque  d'harmonie  a  divisé  les  pen-^ 
seurs  subséquents  en  deux  groupes  irréconci- 
liables. Les  idéalistes  s'attachent  à  l'origine 
purement  subjective  de  toutes  les  connaissan- 
ces et,  mettant  de  côté  sous  une  forme  quel- 
conque «  la  chose  en  soi  »  que  Kant  avait  lais- 
sé subsister,  ils  s'efforcent  de  donner  à  leur 
système  toute  la  perfection  possible.  Par  con- 

(1)  Ou  période  d'assaut;  allusion  i  la  période  agitée  et  ora- 
geuse de  la  littérature  allemande  (1707-1781)  ;  Hist.  du  mat. , 
ubi  supra. 


140  KANT   ET   LA   SCIENCE  MODERNE 

tre,  les  réalistes  s'accrochent  aux  affirmations 
où  Kant  soutient  de  la  manière  la  moins  dis- 
cutable la  réalité  extérieure  (transcendante) 
de  «  la  chose  en  soi  »  et  mettent  tous  leurs 
soins  à  établir  l'accord  entre  cette  réalité  et 
la  face  idéaliste  de  la  théorie  kantienne  de 
la  connaissance.  Pour  les  idéalistes,  la  percep- 
tion n'est  qu'un  leurre  ;  pour  les  réalistes, 
elle  est  l'appréhension  d'un  phénomène  réel. 
L'idéalisme  fut  inauguré  par  Fichte  au  point 
de  vue'  subjectif  ;  dans  cet  idéalisme  subjectif 
de  Fichte,  Schelling  introduisit  un  élément 
objectif,  et  Hegel  le  transforma  en  idéalisme 
absolu.  Dans  le  camp  réaliste  se  dresse  Her- 
hart.  Il  travaille  à  purger  les  concepts  de  tou- 
te contradiction.  Afin  d'atteindre  ce  but,  il 
croit  nécessaire  d'admettre  dans  la  «  chose  en 
soi  »  des  ((  réalités  »,  véritable  jeu  de  ma- 
rionnettes, qui  se  combattent,  se  pénètrent^ 
s'arrêtent,  se  défendent,  se  repoussent,  etc. 

Quelques  uns  veulent,  —  et  sérieusement, 
ce  semble,  —  voir  dans  cet  éparpillement  tou- 
jours croissant  des  idées  un  titre  d'honneur 


cil.    V.   —   L-V   SPÉCULATION   MODERNE       141 

pour  la  ponséc  allemande  on  travail:  ainsi 
Giiill.  (le  llumboUU,  quand,  faisant  remonter 
cet  état  tie  choses  à  Kant,  il  dit  :  «  Ce  qui  ca- 
«  ractérise  la  haute  liberté  de  l'esprit  de  Kant 
«  c'est  que,  ne  cessant  jamais  d'agir  avec 
«  un(^  parfaite  indépendance  et  dans  ses  pro- 
«  près  voies,  il  a  pu  ftdre  naître  des  phi 
«  losophies.  S'il  a,  plus  que  tout  autre  avant 
«  lui,  isolé  la  philosophie  dans  les  profondeurs 
«  du  cœur  humain,  nul  autre  aussi  n'en  a 
((  tiré  des  applications  si  multiples,  si  fécon- 
«  des)>(1).  D'autres  par  contre  voient  dans 
cet  éparpillement  dissolvant  la  mort  de  la 
science;  pour  eux,  ce  chaos  croissant  est  pré- 
cisément la  preuve  manifeste  que  le  dévelop- 
pement du  subjectivisme  individuel,  qui  a  fait 
son  apparition  dans  le  protestantisme  et  a  été 
consolidé  philosophiquement  par  Kant,  ne 
mène  pas  à  la  vérité.  De  ces  deux  manières  de 
voir,  laquelle  est  la  bonne?  laissons  sans  crain- 
te au  lecteur  le  soin  de  décider.  La  vérité  réunit, 

(1)  Correspondance,  p.  46. 


142  KANT   ET   LA   SCIENCE   5I0DERXE 

l'erreur  divise.  Là  où  est  la  vie  de  la  science;, 
la  vérité,  — là  règne  l'unité;  mais  là  oi!i  do- 
mine la  multiplicité  des  opinions  adverses,  il 
n'y  a  inévitablement  que  beaucoup  d'erreurs, 
et  point  du  tout,  ou  (au  mieux  aller)  peu  de 
vérité. 

Finalement,  le  «  zèle  allemand  »  du  criticis- 
me  au  tic  rongeur,  lequel  allait  montant  tout 
autour  de  l'activité  pensante,  laissant  périr  la 
sphère  du  connu  et  du  connaissable,  semble 
avoir  produit  le  dégoût.  Les  penseurs  allemands 
reviennent  plus  ou  moins  à  l'explication  de  la 
réalité  et  sentent  la  nécessité  de  faire  ressor- 
tir d'une  ou  d'autre  manière  leur  étroite  pa- 
renté avec  les  opinions  matérialistes  du  jour. 
Ici  encore  apparaissent  des  éléments  emprun- 
tés à  Kant. 

3.  —  Contre  le  matérialisme,  le  philosophe 
de  Kœnigsberg  manifestait  ouvertement  une 
vive  antipathie.  Au  fond  cependant  il  est  plus 
près  de  son  esprit  que  ne  s'en  sont  doutés 
beaucoup  de  ses  adhérents. 

On  a  souvent  essayé,  — et  surtout  dans  ces 


en.    V.    —   LA  SPÉCULATION  MODERNE        143 

derniers  temps,  —  d'inspirer  plus  d'estime 
pour  certaines  thèses  matérialistes,  en  cher- 
chant à  prouver  qu'elles  se  rencontrent  dans 
Kant.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu  pour  la  prétendue 
explication  matérialiste  de  la  formation  du 
monde  par  la  vapeur,  pour  l'identification  de 
l'àmc  et  du  corps,  et  récemiient,  pour  cette 
thèse  de  Vogt,  Darwin,  llœckel,  que  l'homme 
s'est  élevé  de  l'état  élémentaire  d'animal  par 
un  développement  intérieur  à  l'état  actuel  (i). 
Il  n'y  a  point  de  doute  que  beaucoup  d'affir- 
mations concordantes  avec  le  matérialisme  ne 
puissent  être  découvertes  dans  Kant.  Notre 
critique  est  même  allé  non  seulement  jusqu'à 
énoncer  cette  opinion,  que  l'homme  a  été  ori- 
ginairement un  quadrupède,  mais  encore  à 
admettre  que  c'est  une  question  importante 
que  celle  de  savoir  s'il  ne  pourrait  venir  une 
époque,  «  où  un  orang-outang  ou  bien  un 
chimpanzé  transformerait  les  appareils  qui 


(1)  Citons  ici  surtout  le  livre  de  Frédéric  Schulze  :   Kant  et 
Darwin,  léna,  1875. 


'144  KANT   ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

«  lui  servent  à  marcher,  à  sentir  les  objets, 
«  à  parler,  en  un  organisme  humain,  dont 
«  l'intérieur  renfermerait  un  organe  pour  l'usa- 
«  ge  de  l'entendement,  et  irait  se  développant 
«  et  se  perfectionnant  peu  à  peu  dans  la  so- 
«  ciété»  (1).  Mais  on  se  tromperait  sûrement, 
si  l'on  voulait,  en  raison  de  ces  vues,  donner 
Kant  comme  un  matérialiste.  Entre  le  Kantis- 
me et  la  thèse  fondamentale  du  matérialisme, 
qui  cherche  l'explication  dernière  des  choses 
dans  une  matière  mue  mécaniquement,  il  y  a 
une  opposition  irréductible.  Il  résulterait  néan- 
moins de  ces  courtes  indications  que  le  maté- 
rialisme est  facile  à  faire  entrer  dans  le  cadre 
du  Kantisme,  ainsi  que  Ta  fait  Lange  dans  son 
Histoire  du  matérialisme,  d'une  manière  qu'on 
ne  saurait  méconnaître. 

Si  donc  nous  voulons  exprimer  le  rapport 
de  Kant  avec  le  matérialisme,  nous  dirons: 
Premièrement,  malgré  toutes  les  apparences 
d'hostilité,  non  seulement  il  a  laissé  le  maté- 
rialisme en  repos,  mais  encore,   au  cours   de 

(1)  Histoire  du  matérialisme,  i,  208. 


r.ll.   V.   —   LA  SPÉCULATION  MODERNE       145 

son  développement,  il  Ini  a  prêté  une  assis- 
tance capitale,  en  lui  fournissant,  par  l'élabo- 
l'ation  du  criticisnie,  un  plus  sur  asile  scien- 
tili(iue.  «  Sans  cette  doctrine,  le  matérialisme 
c(  qui  autrement  en  serait  réduit  à  exprimer 
tt  do  vieilles  idées  sous  des  formes  nouvelles, 
a  ne  serait  qu'un  bélierdans  la  bataille»  (1). 
Le  même  Lange  signale  comme  un  service 
rendu  par  Kant  a  l'établissement  d'un  lien  so- 
ft iide  entre  la  conception  matérialiste  de  la 
«  nature  et  une  métaphysique  idéaliste,  qui 
«  considère  la  nature  entière  comme  une  sim- 
ft  pie  collection  de  phénomènes,  envisagés 
et  en  un  moi,  inconnu  dans  sa  substance  ». 

En  second  lieu,  par  sa  Critique  même  de 
la  Raison  pure,  Kant  a  conduit  à  la  concep- 
tion matérialiste.  En  elTet,  c'est  cette  Critique 
même,  qui  a  résolu  tout  suprasensible  en 
concepts  vides  et  en  idéal,  partant  en  pures 
chimères.  C'est  Kant  qu'on  croit  entendre, 
lorsque  Feuerbach  dit  :  «  Seul  l'objet  des  sens 


(1)  Histoire  du  matérialisme,  i,  203. 

PES.CH.  —  KANT.  —  10, 


146  KANT    ET   LA    SCIENCE   MODERNE 

«  est  vraiment  réel;  la  vérité,  la  réalité,  la 
«  sensibilité  sont  donc  identiques»;  lorsque 
Biichner  nous  apprend  que  «  le  naturaliste  ne 
((  connaît  que  des  corps  et  des  qualités  cor- 
«  porelles  ;  tout  ce  qui  est  au  dessus,  il  l'ap- 
«  pelle  transcendant^  et  il  considère  la  trans- 
<i  cendance  comme  une  aberration  de  l'esprit 
«  humain  »  ;  lorsque  Vogt  déclare  «  que  la  li- 
ft mite  de  l'expérience  est  aussi  la  limite  de 
(.(.  la  pensée  »  ;  lorsque  Moleschott  nous  enseigne 
que,  «  en  dehors  des  rapports  du  monde  cor- 
«  porel  avec  nos  sens,  nous  ne  pouvons  rien 
«  saisir,  et  que  toute  expérience  est  sensible  ». 
C'est  avec  raison  que  dans  le  camp  matérialis- 
te on  a  fait  remarquer  que,  dans  aucun  sys- 
tème philosophique,  le  suprasensible  n'est 
aussi  radicalement  annihilé  que  dans  la  Cri- 
tique de  Kant.  Tandis,  en  effet,  que  dans  la 
philosophie  traditionnelle  les  concepts  et  les 
idées,  témoins  irrécusables  d'un  monde  supra- 
sensible,  existent  et  peuvent  et  même  doivent 
s'appliquer  au  suprasensible,  d'après  Kant, 
tous  les  éléments  a  priori  de  la  connaissance 


cil.    V.   —   LA  SPÉCULATION  MODERNE       147 

servent  exclusivement  à  rendre  possible  l'ex- 
périence des  sens.  Pour  la  Critique  de  la  Raison 
les  Idées  de  Dieu^  du  monde,  de  l'âme,  n'ont 
de  valeur  que  comme  expression  de  la  ten- 
dance à  systématiser,  inhérente  à  notre  orga- 
nisation. La  liberté  de  l'homme  n'est  pas  plus 
heureuse.  Si  Kant  ne  la  nie  pas,  il  la  relègue 
du  moins  dans  «  le  monde  intelligible  »,  ou 
elle  ne  gène  pas  le  matérialiste. 

4.  —  Nous  arrivons  maintenant  au  troisième 
et  au  plus  important  caractère,  celui  qui 
pousse  puissamment  la  spéculation  moderne 
vers  le  panthéisme.  Kant  n'était  pas  un  pan- 
théiste achevé.  Mais,  en  proclamant  dans  sa 
Critique  orientée  vers  l'athéisme  la  souverai- 
neté du  moi  pensant,  il  posa  la  question  à  la- 
quelle répond  le  panthéisme  sous  toutes  ses 
formes. 

Ue  fait  corrélatif  avec  le  caractère  de  l'œu- 
vre du  nouveau  Copernic,  c'est  que  le  panthé- 
isme s'est  montré  surtout  et  de  préférence 
sous  l'aspect  idéaliste. 

Plus  en  effet  la  Critique  de  la  Raison  pure 


148  KANT  ET  LA  SCIENCE   MODERNE 

cherche  à  reléguer  la  «  chose  en  soi  »  dans 
une  obscurité  inaccessible,  plus  clairement 
se  posait  la  question  de  l'origine  de  cette  ac- 
tivité pensante  créatrice,  (fui  agit  dans  tous  les 
hommes  de  la  même  manière.  En  particulier, 
le  Kantien  devait  se  préoccuper  de  rechercher 
comment  il  se  fait  que  nous  nous  sentons  tous 
invinciblement  contraints  par  la  nature  à  ad- 
mettre la  réalité  du  monde  qui  apparaît  à  nos 
choses,  et  à  penser,  au  dessus  de  ce  monde 
réel,  d'après  les  concepts  de  notre  raison, 
par  suite,  à  soutenir  qu'il  y  a  concordance 
entre  les  lois  de  notre  pensée  et  les  lois  des 
choses  externes.  Cette  question  dans  le  déve- 
loppement du  criticisme  était  devenue  plus 
pressante  que  jamais. 

Dans  l'antique  philosophie  traditionnelle, 
cette  question  avait  reçu  une  réponse  facile  à 
saisir  et  dégagée  de  contradiction.  On  était  fer- 
mement convaincu  que  l'esprit  des  individus, 
aussi  bien  que  le  monde  qui  s'oppose  au  moi 
pensant,  a  son  fondement  dans  une  unité  su- 
périeure, dans  un  seul  et  même  absolu.  Ainsi 


CH.    V.    —   LA  SPÉCULATION  MODERNE       149 

s'ouvrait  la  voie  par  où  le  fait  merveilleux  de 
la  concordance  trouvait  son  entière  explication. 
Considérait-on  pour  cela,  à  la  façon  du  pan- 
théisme, la  raison  et  le  monde  comme  deux 
phénomènes,  deux  modes  d'une  seule  et 
même  force  pensante  absolue  ?  Tout  au  con- 
traire. L'œil  ouvert  à  la  réalité  effectivement 
existante,  on  voyait  devant  soi  la  plus  inébran- 
lable de  toutes  les  réalités,  à  savoir  que  les 
individus  humains  pensants  sont  réellement 
plusieurs.  Ce  n'est  que  chez  le  critique  de  ca- 
binet, qui  tient  toujours  son  moi  connaissant 
sous  sa  loupe,  que  peut  s'enraciner  cette  idée 
morbide,  que  ce  moi  est  l'univers  et  qu'il  n'y 
a  point  en  dehors  de  lui  d'autres  êtres  pen- 
sants. D'ailleurs,  on  comprenait  bien  que  l'ab- 
solu, dans  son  immuable  nécessité  et  dans  son 
infinie  perfection,  ne  peut  devenir  phénomène 
ni  dans  les  choses  mobiles  du  monde  extérieur 
ni  dans  la  vie  imparfaite  de  l'esprit,  —  qu'il  est 
dans  son  action  et  dans  sa  vie  aussi  indépen- 
dant qu'il  est  nécessairement  conçu  comme  tel. 
Comment  donc  expliquait-on  l'accord  entre 


150  KANT  ET  LA   SCIENCE    MODERNE 

notre  pensée  et  le  monde  extérieur?  La  raison, 
avec  les  lois  d'après  lesquelles  elle  pense,  et  les 
choses,  avec  les  lois  d'après  lesquelles  elles  de- 
viennent^ sont  et  périssent,  ont  leur  commune 
origine  en  Dieu,  principe  fondamental  de  toute 
existence  et  de  toute  pensée  (1).  La  mission  de 
la  raison  est  de  lire  dans  l'existence  des  cho- 
ses qui  apparaissent  aux  sens,  les  lois  éter- 
nelles et  immuables  et  d'en  conclure  l'existence 
de  l'auteur  immuable  de  toute  vérité.  Le  sens 
fournit  l'existence  contingente  des  individus  ; 
ce  sont  pour  lui  des  caractères  qu'il  voit  sans 
doute,  mais  qu'il  ne  peut  lire,  tandis  que  la 
raison  saisit  l'essence  universellement  valable 
des  choses,  la  pensée,  que  leur  auteur  a  con- 
çue et  manifestée  par  ces  caractères. 

(1)  Lorsque  la  scolastique  soutient  que  la  pensée  subjective 
peut  en  conséquence  saisir  l'existence  objective,  l'être  et  la 
pensée  étant  réciproquement  coordonnés  par /a  même  cause 
fondamentale,  cette  assertion  ne  se  rapporte  qu'à  la  preuve  on- 
tologique la  plus  profonde  de  l'accord  réel  entre  la  connais- 
sance et  l'être;  elle  ne  prétendait  pas,  au  sens  cartésien,  que 
nous  connaissions  cet  accord  par  une  cause  unique  fondamen- 
tale, c'est-à-dire  par  Dieu.  C'est  seulement  au  point  de  vue  on- 
tologique que  Dieu  est  le  principe  dernier  de  l'explication  de 


cil.    V.    —   LA  SPÉCULATION   MODERNE       151 

Voilà  ce  qu'enseignait  l'antique  philosophie. 
Depuis  longtemps  les  disciples  de  Kant  l'a- 
vaiont  mise  de  coté  ;  le  grand  critique  avait 
chassé  Dieu  de  la  sphère  de  la  connaissance, 
ou  plutôt  verrouillé  la  porte  comme  il  faut  der- 
rière celui  qu'il  venait  d'expulser.  Que  devait- 
il  arriver?  Les  preuves  qui  étabUssent  l'im- 
possibilité de  l'entière  unité  cnlve  l'esprit  et 
le  monde,  et  par  conséquent,  de  l'unité  qui 
est  au  fond  du  panthéisme,  étaient  en  dehors 
de  l'horizon  de  la  philosophie  critique.  Il  ar- 
riva ainsi  que  le  criticisme,  tout  en  poussant 
vers  la  question  à  laquelle  le  panthéisme 
prétendait  répondre,  collaborait  en  même 
temps  à  la  solution  de  cette  question  avec  le 
panthéisme  lui-même. 

5. —  Kant  lui-même,  en  dépit  de  son  propre 
système,  —  qui  prétend  ne  s'intéresser  qu'à 
l'explication  de  l'expérience,  —  n'est  pas 
resté  étranger  au  panthéisme. 

Au  fond,  le  criticisme  tout  entier  est  la  di- 

nolre  connaissance,  et  non  au  point  de  vue  psycholorjique  eu 
logique. 


152  KANT  ET  LA  SCIENCE   MODERNE 

vinisation  de  l'esprit  humain.  Si,  en  effet,  dans 
la  conception  chrétienne,  Dieu  est  le  fonde- 
ment de  la  vérité  des  choses,  si,  par  suite,  les 
choses  sont  vraies  parce  qu'elles  correspon- 
dent à  l'entendement  divin,  —  dans  la  con- 
ception de  Kant,  l'homme  est  le  fondement  de 
toute  vérité  et  partant  les  choses  ne  sont 
vraies  que  si  elles  correspondent  à  l'entende- 
ment humain.  Joignez  à  cela  que  Kant  laisse 
l)lusieurs  fois  entrevoir  qu'il  est  possible  que 
«  la  chose  en  soi  puisse  en  même  temps  être 
«  le  sujet  de  la  pensée  »(!);  qu'il  enseigne  que 
l'entendement  humain  est  la  source  des  lois 
de  la  nature  et,  partant,  de  son  unité  formel- 
le (2)  ;  que  tous  les  phénomènes  et,  par  suite, 
c(  tous  les  objets,  auxquels  nous  pouvons  avoir 
«  à  faire,  ne  sont  que  des  déterminations  de 
«  notre  propre  moi  »  (3) ,  qu'il  est  possible 
que  «  tous  les  objets,  en  tant  qu'appartenant 
«  au  même  monde  de  Texpérience,  et  par 
«  conséquent,  aussi   bien  le    moi   subjectif 

(1)  Crit.  de  la  Rais,  pure,  p.  288-289  ;  303  , 

(2)  Ibid.,  p.  lU. 

(3)  Ibid.,  p.  115. 


eu.   V.  -^  LA  SPÉCULATION  MODERNE       153 

«  que  le  monde  qui  s'y  oppose,  doivent  être 
«  considérés  comme  le  phénomène  à  double 
«  face  et  leproduit  d'un  seul  etmème  en soh)  (4). 
C'est  en  cela  que  Rixner,  disciple  de  Schel- 
ling,  li\it  consistera  l'essence  propre,  vivante^ 
«  immortelle  de  la  Critique  de  la  Raison  pure, 
«  dans  laquelle  Kant,  en  réalité  a  vu  comme 
«  d'un  coup  d'œil,  et  exprimé  la  vérité  (bien 
«  que,  malheureusement,  il  n'ait  pas  su  s'y 
«  attiicher) ,  et  de  laquelle,  dans  la  suite  des 
<(  temps,  le  système  de  l'Identité,  ou  la  doc- 
«  trine  du  Tout-Un,  est  sorti  pour  la  raison,  en 
«  possession  scientifique  d'elle-même  »  (5). 
C'est  d'une  manière  tout  à  fait  analogue 
que  Kant,  dans  la  Critique  de  la  Raison  prati- 
que, parle  de  notre  raison,  aux  commande- 
ments de  laquelle  nous  devons  une  soumission 
absolue,  comme  d'une  raison  absolue  et  rei- 
ne de  l'univers.  «  Il  me  semblait  voir  »,  remar- 
que ici  Kleutgen,  «  un  homme  qui  s'aperçoit 


(1)  Crit.  de  la  Rais,  pure,  p.  115. 

(2)  Histoire  de  la  Philosophie,  3'=  ?'«,  §  133. 


154  KANT  ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

«  bien  que  le  chemin  qu'il  suit,  l'a  conduit 
«  à  un  abime,  mais  qui  n'a  pas  le  courage  d'y 
«  jeter  un  regard,  de  crainte  d'être  obligé  de 
R  rebrousser  chemin  ». 

Ce  qui  était  chez  Kant  pusillanimité,  est  de- 
venu chez  Fichte  entière  assurance.  Chez  lui 
le  monisme  est  déjà  tout  exprimé.  Il  ne  s'é-: 
carte  uniquement  de  Kant  qu'en  faisant  de  la 
«  chose  en  soi  »  un  phénomène  posé  par  le 
sujet.  La  chose  en  soi  s'évapore  complètement; 
elle  se  perd  aussitôt  dans  les  moi  individuels 
limités^  et  ces  divers  moi  accidentels  se  résol- 
vent en  fin  de  compte  en  i)hénomènes  du 
moi  unique  et  absolu.  Dieu  se  manifeste 
dans  le  moi. 

Schelling  explique  tant  «  les  choses  en  soi  » 
que  les  phénomènes  suhjecilh,  directement  par 
l'activité  d'un  sujet-objet  unique  et  absolu. 

Pareillement  Hegel  bâtit  en  l'air  son  systè- 
me sur  l'identité  primordiale  de  l'être  et  de 
la  pensée.  Le  «  procès  »  tout  entier  de  l'uni- 
vers n'est  à  ses  yeux  que  le  mouvement  dia- 
lectique spontané  de  Vlcl?e  absolue  ,  dans  le 


(II.    V.    —   LA   SPÉCULATION  MODERNE       455 

monde,  elle  sort  de  soi  ;  dans  l'esprit  elle 
rentre  en  soi  (1). 

Schopenliauer,  qui  s'appelle  lui-même  ce- 
lui qui  a  achevé  la  Critique  de  la  Raison  pu- 
re, part,  dans  son  explication  du  monde,  de 
l'idéalisme  subjectif  ;  mais  en  faisant  ressortir 
«  la  chose  en  soi  »,  il  forme,  pour  ainsi  di- 
re, transition  à  un  monisme  réaliste.  11  main- 
tient sous  le  nom  de  représentation,  le  mon- 
de phénoménal  de  Kant  ;  il  arrache  le  voile 
qui  couvrait  la  «  chose  en  soi  »^  et  déclare 
que  l'unique  réalité  vraie  est  la  volonté,  c'est- 


(I)  Le  point  de  vue  ilc  K.  Fischer  ressort  clairement  du  pas- 
sage suivant  :  «  La  philosophie  de  la  connaissance  de  soi-mè- 
«  me  comprend  évidemment  la  philosophie  comme  science  du 
«  monde.  .  .  Il  n'est  pas  difficile  de  voir  que  le  monde,  comme 
«  objet  de  notre  observation,  n'est  possible  qu'à  condition  qu'il 
«  existe  un  être  qui  en  fasse  son  objet,  par  suite  un  être  capa- 
«  ble  d'intuition,  de  représentation,  bref,  un  être  conscient  ; 
«  que  cet  être  lui-même,  comme  chose  individuelle,  comme 
«  partie  du  monde,  soit  au  nombre  des  objets  qui  veulent  être 
«  saisis  par  l'intuition  et  la  représentation,  et  être  objectivés  ; 
«  //  faut  donc  supposer  un  moi  primordial  qui  forme  le  fonds 
«  intime  de  notre  essence.  Voilà  la  grande  énigme  des  choses 
«.  qui  exige  une  solution,  le  problème  des  problèmes.  Le  mon- 
«  de  et  le  moi  sont  dans  le  rapport  d'objet  à  sujet,  de  condi-. 


156  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

à-dire  un  monstre  cosmique  qui  se  développe 
par  ennui  et  produit  toujours  l'ennui.  Il  croit 
voir  comment  la  volonté  unique,  à  l'aide  des 
idées  qui  pénètrent  le  monde  visible  ainsi 
que  l'intellect  humain,  s'individualise  et  s'ob- 
jective. 

Hartmann  même,  qui  a  écrit  un  livre  con- 
tre l'idéalisme  kantien  (1),  bâtit  sa  Pliiloso^ 
phie  de  Vlncomcient,  sur  l'abîme  creusé  par 
Kant  entre  le  phénomène  et  la  chose  en  soi. 
Le  philosophe  de  Berlin  est  allé  jusqu'à  faire 
du  phénomène  non  une  apparence  subjective, 
mais  l'apparence  objective  d'une  chose  réelle. 
Cependant  il  ne  sort  pas  du  cercle  du  criti- 
cisme,  puisqu'il  enseigne  que  nous  ne  con- 


«  lion  à  condition  (  et  non  du  tout  à  la  partie  ;  ce  ne  sont  pas 
('  non  plus  les  deux  faces  d'une  opposition  qui  s'excluent  réci- 
«  proquement,  comme  le  réel  et  l'idéal  ).  Le  monde  est  notre 
«  objet,  notre  représentation,  il  n'est  en  rien  indépendant  de 
«  notre  représentation,  et  celle-ci  n'est  en  rien  indépendante 
«  de  notre  moi.  C'est  nous-mêmes  qui  sommes  le  monde  » 
(Hist.  de  la  philos,  mod.,  2«  édit.,  i,  \Z  ). 

(1)  Expos,  critique  des  fondements  du  réalisme  transcenden- 
tal,  2e  édit.  de  rouvrage  intitulé  :  La  chose  en  soi  et  sa  nature, 
Berlin,  1875. 


cil.    V.    —   LA   SPÉCULATION   MODERNE       157 

naissons  pas  les  choses,  mais  seulement  les 
phénomènes,  tandis  qu'en  réalité  les  choses 
mêmes  sont  directement  connues,  et  que  les 
pliénomèncs  ne  sont  que  ce  jjottr  quoi  les  cho- 
ses nous  apparaissent.  En  tenant  ainsi  la  cho- 
se en  soi  cachée  derrière  la  toile,  il  est  dans 
la  nécessité  d'apprendre  au  monde  stupéfait 
qu'elle  est  <.(  un  Tout-Un  »  inconscient. 

Nous  sommes  loin  d'avoir  indiqué  tous  les 
passages  de  Kant  où  le  panthéisme,  ou,  com- 
me on  aime  mieux  dire  aujourd'hui,  le  mo- 
nisme a  trouvé  un  point  d'appui,  ou  sur  les- 
quels il  a  essayé  de  se  grelïer.  Le  caractère 
malléable  comme  la  cire,  du  grand  critique 
permet  heureusement  les  entorses  et  les  dé- 
formations les  plus  incroyables.  Rappelons 
seulement  ici  que  même  le  monisme  matéria- 
liste panthéiste  de  Haeckel  attache  une  impor- 
tance capitale  à  son  étroite  parenté  avec  Kant. 
Rielil  dit  même  (1)  :  «  Il  ne  faut,  dans  notre 
«  conviction,  chercher  le  développement  de 

(1)  Le  crilicisme  philosophique  et  son  importance  pour  la 
science  positive  (  i,  230). 


158  KANT   ET  LA  SCIENCE  MODERNE 

((  la  doctrine  de  Kant  que  dans  la  direction 
«  moniste,  pour  laquelle,  d'ailleurs,  cette  doc- 
«  trine  fournit  des  points  de  départ  et  des 
«  ouvertures  très  nettes  ». 

Mais  en  voilà  assez.  Ce  que  nous  avons  dit 
suffit  à  nous  faire  atteindre  le  but.  La  fabri- 
cation de  la  vérité  n'en  continue  pas  moins 
avec  ardeur  ;  tout  penseur  moderne  construit 
son  monisme  original  ;  le  «  Monisme  »  est 
cette  année  à  la  mode.  Les  savants  qui  se  ré- 
clament de  Kant,  trouvent  cela  tout  à  fait 
dans  Tordre  ;  ils  lisent  tout  et  «  croient,  pour- 
ce  vu  qu'ils  entendent  des  paroles,  qu'elles 
«  doivent  avoir  un  sens  ». 

Par  là  même  nous  avons  énuméré  et  étudié 
les  caractères  propres^  plutôt  théoriques,  de  la 
science  moderne.  Dans  les  trois  chapitres  qui 
précèdent,  nous  avons  vu  que  la  sécularisation, 
qui  a  tout  envahi  aujourd'hui,  que  la  liber- 
té sans  limites  aussi  bien  que  la  tendance 
de  la  spéculation  moderne,  ont  leur  fondement 
dans  Kant.  Dans  la  suite  nous  aurons  à  nous 
occuper  plutôt  du  point  de  vue  pratique. 


CHAPITRE    YI 


LA  MORALE   LNDEPENDAKTE. 


CHAPITRE    VI 


LA     MORALE     LNDEPENDANTE. 


1.  —  Si,  comme  nous  l'avons  vu  jusqu'ici, 
la  science  moderne  dans  tous  ses  éléments 
théoriques  remonte  très  nettement  à  Kant, 
c'est  encore  bien  plus  vrai  de  ses  éléments 
pratiques. 

Commençons  par  la  morale. 

Un  protestant  libéral  écrivait  dernièrement  : 
«  Chacun  sent  que  le  conflit  entre  l'État  et 
«  l'Église  n'est  ni  une  pure  afîaire  de  foi,  ni 
((  une  pure  question  de  puissance  ou  de  com- 
«  pétence  ;  ce  sont  plutôt  deux  courants  mo- 
€  raux  différents  qui  se  mesurent  l'un  avec 

PESCH.   —  KANT.  —  11.  161 


162  KANT   ET   LA   SCIENCE  MODERNE 

«  l'autre   et  se   disputent    la  domination   ». 
Cette  parole  convient  non  seulement  à  l'atta- 
que dirigée   par  l'État  contre  l'Église,  mais 
encore  à  l'excitation  générale  des  esprits,  qui 
divise  l'époque  actuelle  en  deux  camps  enne- 
mis. Nous  reconnaîtrons  que,  dans  la  mêlée 
présente  des  esprits,  Kant  est  une  véritable 
puissance,  si  nous  étaJDlissons  nettement  que 
la  morale  moderne  peut  n'être  considérée  que 
comme  une  dérivation  de  l'Éthique  de  Kant, 
ou,  pour  plus  d'exactitude,   de  la  Critique  de 
la  Raison  pure.    Il  ne  faut  pas  que  l'impor- 
tance de  la  question  détourne  le  lecteur  d'une 
étude  approfondie.  Avant  tout,  il  importe  de 
jeter  un  coup  d'œil  sagace  dans  l'essence  mê- 
me de  la   morale   moderne.   C'est   pourquoi 
nous  devons  d'abord  exposer  quelle  était  en 
elle-même  la    morale  antérieure   aux   temps 
modernes,  c'est-à-dire  la  morale  chrétienne. 

2.  —  C'était  la  ferme  conviction  de  la  plus 
grande  et  de  la  meilleure  portion  de  l'huma- 
nité, qu'il  y  a  entre  le  bien  et  le  mal  une  dif- 
férence, qui  précède  le  jugement  humain  et  a 


CH.    VI,    —  LA   MORALE     INDÉPENDANTE     163 

son  principe  dans  l'ordre  naturel  et  réel  des 
choses.  On  croyait  en  conséquence  qu'il  exis- 
te réellement  une  loi  morale  éternelle  et  im- 
muable, à  laquelle  riiomme  est  soumis.  Et 
comment  expliquer  celte  loi  qui  oblige  les 
créatures  raisonnables  ?  On  y  voyait  l'ordre 
nécessairement  voulu  de  Dieu,  et  tel  qu'il 
veut  qu'il  soit  obéi.  Dieu  était  considéré  com- 
me celui  qui  donne  à  la  loi  morale  sa  valeur 
propre,  sa  force  obligatoire:  il  y  a  donc,  con- 
formément à  cette  conception,  une  loi  morale 
fondée  dans  la  nature,  mais  elle  tient  son 
existence  et  sa  force  obligatoire  de  la  volonté 
de  Dieu,  lequel  assigne  aux  créatures  raison- 
nables un  certain  ordre,  que  son  intelligence 
leur  impose  nécessairement. 

On  se  représentait  l'humanité  tout  entière 
comme  une  seule  famille,  ordonnée  à  sa  ma- 
nière vers  une  fin  déterminée  par  la  souve- 
raine intelligence  créatrice,  exactement  com- 
me le  monde  matériel.  Ce  qu'est  pour  la  ma- 
tière la  loi  physique  qui  la  détermine,  la  loi 
morale  l'est  pour  l'être  raisonnable,  qu'elle 


164  KANT   ET  LA  SCIENCE  MODERNE 

oblige.  Considérées  en  Dieu,  leur  principe, 
les  lois  sont  la  sagesse  de  Dieu,  ou,  pour  mieux 
dire,  un  décret  de  la  raison  divine,  en  tant 
qu'objet  de  la  volonté  divine  ;  dans  les  créatu- 
res, elles  sont  une  disposition,  une  impulsion 
à  agir  conformément  à  leur  fin.  Particulière- 
ment dans  les  êtres  raisonnables,  qui,  sans 
danger  pour  leur  liberté,  sont  soumis  au  dé- 
cret divin,  la  loi  morale  ne  peut  être  qu'une 
lumière  supérieure,  'par  laquelle  ils  connais- 
sent leur  destination,  et  ce  que  celle-ci  exige. 

Conformément  donc  à  cette  conception,  la 
loi  morale  naturelle  contenait  les  préceptes 
par  lesquels  la  sagesse  divine  impose  des  obli- 
gations aux  faits  et  gestes  humains,  et  qu'elle 
nous  fait  connaître  par  la  lumière  de  notre 
raison. 

La  loi  morale  tend  au  but  général  de  l'u- 
nivers, à  la  glorification  de  Dieu  :  c'est  la  fin 
à  laquelle  est  étroitement  liée  la  félicité  dura- 
ble des  êtres  raisonnables.  Aussi  le  fondement 
de  la  loi  morale  est-il  dans  le  rapport  où  nous 
sommes  avec  le  but  final  de  l'univers.  Elle  ti- 


CH.    VI.    —   LA  MORALE   INDÉPENDANTE     165 

re  sa  force  obligatoire  du  plan  que  la  volonté  di- 
vine se  propose  et  dont  nous  arrivons  à  pren- 
dre connaissance.  Ainsi,  elle  exige  que,  dans  la 
jouissance  sensible,  l'homme  ne  se  laisse  pas 
conduire  par  la  passion  aveugle,  mais  par  la 
réflexion  ;  —  que  les  parents  s'inquiètent  de 
l'éducation  qui  convient  à  leurs  enfants  ;  — 
que  l'État  dans  sa  sphère  exige  l'obéissance  ; 
—  que  l'homme  reconnaisse  sa  dépendance 
vis-à-vis  de  Dieu.  Mais  de  ce  que  l'homme 
connaît  ces  rapports  et  leur  valeur,  il  ne  s'en- 
suivrait point  qu'il  existe  pour  lui  une  loi  obli- 
gatoire. Pour  se  sentir  réellement  obligé,  il 
devait  concevoir  en  même  temps  que  c'est 
Dieu,  le  suprême  législateur  qui  commande 
souverainement  cette  conduite.  Le  fondement 
propre  et  dernier  de  la  moralité  n'est  donc 
pas  l'estime  pour  la  raison  même,  qui  aussi 
bien  n'est  que  le  héraut  de  la  volonté  divine, 
mais  le  respect  pour  Dieu,  le  Bien  absolu.  Le 
premier  et  le  plus  immédiat  des  devoirs,  n'est 
pas  d'agir  ainsi  ou  autrement,  parce  que  cet 
acte  est  d'accord  ou  non  avec  ma  propre  ré- 


166  KANT   ET  LA   SCIENCE  MODERNE 

flexion  ;  c'est  de  me  soumettre  à  la  majesté 
divine. 

C'est  seulement  dans  cette  doctrine  qu'on 
croyait  pouvoir  être  d'accord  avec  l'état  de 
choses  véritable,  tel  qu'il  est  accessible  à  l'ex- 
périence de  tous  les  hommes  qui  pensent. 
Réellement,  en  efTet,  nous  avons,  dans  chaque 
devoir,  conscience  que  nous  devons  suivre  sans 
arrière-pensée  d'aucun  bien,  les  commande- 
ments moraux  qui  nous  sont  prescrits.  C'est 
pourquoi  ces  commandements  se  présentent  à 
l'expérience  humaine  comme  universels  et  ab- 
solus. Le  motif  en  vertu  duquel  ils  nous  obli- 
gent, nous  apparaît  comme  un  motif  supérieur 
qui  par  lui-même  impose  une  estime  absolue, 
attendu  que,  supérieur  à  tout  par  sa  valeur 
interne,  il  est  conséquemment  le  bien  suprême 
et  absolu.  De  plus,  en  réalité,  dans  la  conscien- 
ce de  l'obligation  morale  nous  avons  aussi  la 
conscience  de  notre  dépendance  et  de  notre 
état  de  soumission.  En  réalité  retentit  dans  le 
cœur  de  tout  homme  une  voix  d'en  haut  qui 
dit  catégoriquement  :  «  Tu  dois,  —  tu  ne  dois 


en.     VI.    —  LA    MORALE      INDÉPENDANTE      467 

pas  }•>,  à  laquelle  il  faut  qu'il  se  soumette 
comme  il  ne  se  soumet  à  aucune  puissance, 
tlùl  l'univers  entier  s'écrouler.  En  réalité  doue 
l'homme  ne  sent  pas  qu'il  soit  son  propre 
maitre  ;  il  se  sent  inférieur  à  la  loi  d'un  maî- 
tre, auquel  tout  est  soumis.  Et  l'ensemble  de 
ces  faits,  ainsi  que  de  ceux  qui  s'y  rattachent, 
on  croyait  l'énoncer  en  disant  que  l'homme 
dépend  de  Dieu. 

3.  —  Telle  était  la  conception  traditionnelle 
commune  à  l'humanité  pensante.  En  face  de 
cette  conception  l'esprit  moderne  se  targue  de 
l'une  de  ses  plus  grandes  conquêtes.  Tous  les 
bienfaits  de  la  civilisation  sont  éclipsés  par 
l'éclat  de  ce  qu'on  appelle  la  morale  indépen- 
dante {autonome),  c'est-à-dire  une  morale 
tout  humaine,  qui  n'a  rien  à  faire  avec  Dieu 
et,  en  général,  avec  un  être  supérieur.  Cette 
morale^  dans  laquelle  l'homme  est  autonome, 
c'est-à-dire  sa  propre  loi,  s'appelle  pour  ce 
motif  la  morale  5ecM7rtrwec,  c'est-à-dire  devenue 
étrangère  à  Dieu.  Elle  prétend  être  la  seule 
vraie.  Dans  la  morale  d'autrefois,  c'est-à-dire 


168  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

dans  la  morale  chrétienne,  on  voit  une  dépen- 
dance qui  rabaisse  et  déshonore  l'homme,  une 
hétéronomie,  cfui  est  au  fond  immorale.  On  sou- 
tient que  la  vraie  morale  ne  peut  être  qu'rt«- 
tonome.  De  ce  point  de  vue  moderne,  Hart- 
mann s'exprime  ainsi  :  «  Tant  que  je  crois 
«  au  dieu  du  théisme  (Christianisme),  qui  m'a 
«  fait  ainsi  que  le  monde,  et  en  face  de  qui 
«  je  suis  comme  le  vase  dans  la  main  du  po- 
((  tier,  je  suis  un  néant  devant  lui,  un  fétu 
«  dans  sa  main,  et  ma  morale  ne  peutconsis- 
«  ter  que  dans  la  stricte  et  aveugle  soumission 
«  à  la  toute-puissante  et  sainte  volonté  de  ce 
((  Dieu  transcendant  ;  en  d'autres  termes,  la 
«  morale  ne  peut  reposer  que  sur  un  ordre 
((  qui  me  vient  du  dehors,  être  hélérono- 
«  me.  Mais  l'éthique  véritable  ne  commence 
((  qu'avec  V autonomie  morale,  et  la  morale 
((  hétéronome,  quelque  valeur  qu'elle  puisse 
«  avoir  comme  moyen  d'éducation  pour  les 
«  mineurs,  engage  une  lutte  immorale  avec 
«  l'unique  et  vraie  morahté,  si  elle  se  met 
((  expressément  à  sa   place.    La  conscience 


CH.      VI,    —   LA     MORALE     INDÉPENDANTE       169 

«  morale  moderne  voit  avec  une  entière  clar- 
«  té  que  des  actes^  qui  ne  sont  que  l'accom- 
«  plissement  par  obéissance  d'une  volonté 
«  étrangère,  ne  peuvent  jamais  prétendre  à 
«  un  mérite  moral  au  sens  général,  bien  plus, 
«  que  la  valeur  morale  ne  commence  que 
((  lorsque  l'homme  se  donne  des  lois  à  lui- 
«  même  »  (1).  Tandis  qu'autrefois  on  avait 
la  naïveté  de  croire  que  la  dignité  et  la  mora- 
lité de  riiornme  consistent  à  se  soumettre  à 
Dieu  avec  humilité  et  amour,  — d'après  les  prin- 
cipes modernes,  elles  consistent  précisément 
à  revendiquer  sa  pleine  indépendance.  Jadis, 
la  bonté  morale  de  la  volonté,  c'était  d'obéir; 
aujourd'hui,  au  contraire,  la  condition  fonda- 
mentale de  toute  moralité,  c'est  que  l'homme 
cherche  à  se  suffire  à  lui-même. 

A.  —  Quel  est  le  fondement  scientifique  de 
cet  athéisme  de  la  morale  moderne?  Tout  sim- 
plement la  doctrine  morale  de  l'école  de  Kant. 
Si  l'homme,  dit-on  avec  Kant,  n'est  pas    en 

(1)  La  dissolution  naturelle  du  Christianisme,  p.  30. 


170  KAXT  ET   LA  SCIENCE   MODERNE 

dernière  analyse  mù  à  agir  par  sa  propre  rai- 
son, mais  par  la  considération  d'un  autre  être, 
il  n'est  pas  proprement  le  principe  de  ses 
actes;  il  n'agit  pas  comme  une  personne,  avec 
indépendance.  Mais,  si  c'est  précisément  l'in- 
dépendance qui  confère  sa  valeur  à  l'action 
moralement  bonne,  l'homme  alors  a  en  lui- 
même  sa  propre  fin^  il  esta  lui-même  son  pro- 
pre but;  c'est  ainsi  que  l'estime  pour  la  digni- 
té propre  de  la  raison  est  le  caractère  distinc- 
tif  de  la  volonté  moralement  bonne. 

Que  le  courant  d'idées  produit  par  le  pro- 
testantisme dût  arriver  à  une  telle  déclaration 
d'indépendance  de  l'homme,  c'est  bien  clair. 
Déjà  avant  Kant  nous  en  trouvons  des  traces. 
Ainsi  Ilugo  Grotius  avait  risqué  celte  assertion 
qu'avec  la  nature  d'un  être  raisonnable  est 
donnée  la  règle  morale  suprême,  et  que  cette 
règle  existe  encore,  quand  même  on  admet- 
trait qu'il  n'y  a  pas  de  Dieu  (1).  Ainsi  J.  J. 
Rousseau,  dans  son  Contrat  Social,  avait  dé- 

(1)  De  jure  Belli  et  Pacis,  Prolegom.,  n»  11. 


CH.  VI.  —    LA   MORALE  INDÉPENDANTE  171 

clarô  que  la  volonté  absolument  libre  de  l'hom- 
me est  le  souverain  législateur. 

L'homme  doit  donc  être  à  lui-même  son 
propre  but.  Sans  doute,  en  un  certain  sens, 
riiomme  est  à  lui-même  son  but.  Il  est  indé- 
pendant, en  tant  qu'une  force  aveugle  ne  lui 
a  pas  assigné  à  l'avance  sa  place  dans  l'uni- 
vers et  dispose  de  lui  :  au  contraire,  il  se 
rend  lui-même  en  toute  conscience  et  liberté 
capable  de  tenir  la  place  qui  lui  est  destinée 
dans  l'ordre  universel.  Il  est  indépendant,  en 
tant  qu'il  a  conscience  de  ses  aspirations  vers 
l'immortalité  bienheureuse  ainsi  que  de  sa  li- 
berté, et  peut,  par  suite,  se  promettre  d'attein- 
dre à  ce  bonheur  par  le  bon  usage  de  sa  li- 
berté. Par  là  même,  il  agit  comme  une  per- 
sonne, comme  un  être  indépendant. 

Mais  ce  n'est  pas  une  absolue  indépendance  ; 
il  n'est  pas  son  propre  but  dans  le  sens  pro- 
fre  du  mot.  Si  l'homme  devait  être  pour  soi- 
même  le  souverain  bien,  il  serait  aussi  —  (cela 
va  de  soi)  — sa  fin  dernière.  En  réalité,  il  est 
destiné  à  servir,  au  degré  qu'il  occupe  dans 


172  KANT   ET   LA  SCIENCE  MODERNE 

l'échelle  de  la  création,  au  but  final  de  l'uni- 
vers^ c'est-à-dire  à  la  glorification  du  Créateur. 
C'est  pourquoi  précisément  il  ne  faut  pas  attri- 
buer à  l'homme  une  indépendance  sans  limi- 
tes, car,  selon  la  teneur  de  sa  propre  expé- 
rience intime,  il  a  conscience  d'être  dépen- 
dant, contingent,  et,  par  suite,  sa  liberté 
est  limitée  et  bornée,  parce  que  la  manière 
péremptoire  dont  il  se  sent  obligé  et  lié  par  la 
loi  morale,  le  ramène  à  un  être  absolument 
supérieur  auquel  il  est  soumis,  à  une  puissance 
directrice,  qui  règne  sur  tous  les  hommes. 
iPour  ces  raisons  et  d'autres  pareilles  il  faut 
refuser  à  l'homme  une  indépendance  (aiitono- 
îiiie)  absolument  illimitée,  et  reconnaître  que 
la  loi  morale  est  essentiellement  hétéronome. 
[Aujourd'hui  tout  cela  est  essentiellement 
ignoré  ;  aussi  est-on  disposé,  comme  Kant,  à 
renverser  complètement  la  théorie  morale  tra- 
ditionnelle. L'homme  est  pour  soi-même  le 
souverain  bien  ;  il  existe  pour  lui-même  et  ne 
peut  être  soumis  à  aucun  supérieur.  La  loi 
morale  n'a  pour  lui  d'autre  contenu  que  la 


en.  VI.     —    LA    MORALE    INDÉPENDANTE  1  73 

forme  législative  universelle  même  \  en  consé- 
quence, le  précepte  moral  suprême  (compre- 
nant tous  les  autres  )  est  celui-ci  :  «  Agis  de 
«  façon  que  les  maximes  de  ta  volonté  puissent 
«  aussi  avoir  toujours  la  valeur  d'un  principe  de 
«  législation  universelle  ».  Par  ainsi,  chacun  est 
dans  son  petit  monde  comme  un  souverain 
indépendant,  qui  doit  tout  subordonner  à  soi- 
même,  jusqu'à  Dieu.  Il  ne  peut  tout  au  plus 
supporter  Dieu  et  sa  souveraineté  au  dessus  de 
lui  ;  qu'autant  que  cela  lui  est  nécessaire  pour 
le  maintien  de  sa  propre  dignité.  Tandis  que 
le  chrétien  estime  sa  dignité  rationnelle  par 
vénération  pour  la  puissance  divine,  dont  il  se 
reconnaît  le  sujet,  l'homme  moderne  ne  s'es- 
time que  pour  lui-même;  il  ne  se  sent  pas 
soumis  à  une  loi,  il  est  à  lui-même  sa  loi.i 
«  Seule  »,  ditK.  Fischer  (1),  «  une  loi  autono- 
<(  me  peut  être  morale,  car  seule  elle  peut  être 
«  accomplie  par  un  motif  purement  moral, 
«  pour  elle-même.  Une  loi  étrangère  peut  avoir 

(1)  Histoire  de  la  philos,  moderne,  iv,  p.  114. 


174  KANT   ET  LA  SCIENCE   MODERNE 

((  la  valeur  d'une  autorité  et  exiger,  par  son 
«  pouvoir^  robéissance;  elle  n'est  pas  conçue 
c(  comme  loi,  mais  sentie  comme  puissance; 
(.(.  elle  est  obéie  parce  qu'elle  se  présente  avec 
«  l'appareil  de  la  force  ».  Le  péché  et  l'im- 
moralité sont  pour  l'homme  moderne  des 
chimères,  car  il  est  essentiellement  saint,  et 
tout  ce  qu'il  fait  est  bien,  parce  que  c'est  lui 
qui  le  fait  ;  que  dis-je  ?  le  principe  profond 
de  toute  moralité,  c'est  en  lui-même  qu'il  le 
trouve.  Involontairement,  à  propos  de  cette 
morale  moderne  en  adoration  devant  elle-mê- 
me, on  se  rappelle  une  parole  prononcée  il  y 
a  bien  des  siècles:  «Vous  serez  comme  des 
«  dieux,  connaissant  le  bien  et  le  mal  ». 

C'est  de  cette  manière  que  toute  la  morale 
moderne  est  confinée  dans  la  «  sphère  pure- 
ce  ment  humaine  ».  Elle  bannit  tous  les  autres 
motifs,  comme  purement  humains,  tels  que  la 
dignité  humaine,  les  droits  de  l'homme,  l'o- 
pinion publique^  la  loi  civile,  la  grandeur  du 
siècle,  le  développement  national.  Aussi  bien 
ne   veut-elle  dériver  d'aucune   autre  source 


cil      VI.    —    LA    MORALE     INDÉPENDANTE      175 

que  d'une  source   «  purement    humaine   ». 

5.  —  Sur  ce  dernier  point,  j'entends  sur 
l'origine  de  la  morale  moderne,  nous  devons 
nous  arrêter  encore  un  peu.  Ici  aussi,  Kant  a 
suffisamment  frayé  la  voie  à  la  pensée  mo- 
derne, la  voie  qui  montre  à  qui  veut  ouvrir 
les  yeux,  que  le  philosophe  de  Kœnigsbcrg,  et 
avec  lui  la  pensée  moderne,  ont  anéanti  les 
concepts  mêmes  de  morale  et  de  vertu. 

Le  grand  critique  pose  en  principe  que  la 
loi  morale  n'est  pas  un  fait  qu'il  faille  aller 
chercher  bien  loin  ;  c'est  une  réalité  primor- 
diale et  fondamentale  avec  laquelle  est  donnée 
simultanément  la  liberté  deJa  volonté  comme 
sa  prémisse  nécessaire  ;  il  y  a  dans  la  volonté 
libre  de  l'homme  une  inclination  qui  l'érigé 
en  législateur  ;  le  principe  de  la  moralité  est 
situé  derrière  le  monde  phénoménal  dans  les 
ténèbres  de  l'intelligible  et  en  sort  pour  appa- 
raître comme  une  réalité  primordiale,  com- 
me le  seul  fait  de  la  raison  pure,  laquelle  se 
manifeste  ainsi  comme  originairement  législa- 
trice; la  loi  fondamentale  de  la  raison  prati- 


176  KANT   ET  LA   SCIENCE   MODERNE 

que  ne  prend  la  forme  d'un  commandement 
(  l'impératif  catégorique)  que  si  l'homme  est 
non  seulement  un  être  raisonnable,  mais  en- 
core un  être  sensible,  et  que  si  la  sensibilité 
est  constamment  en  lutte  avec  la  raison. 

C'est  Kant  qui  a  fait  l'éducation  des  pen- 
seurs modernes.  C'est  dans  une  pensée  abso- 
lument Kantienne  que  Fichte  prend  pour  ba- 
se de  son  Éthique,  une  volonté  originelle  et 
fondamentale  qui  porte  en  soi  naturellement 
la  loi  morale  et  les  germes  de  toutes  les  dis- 
positions légales  et  institutions  morales.  Le 
Réalisme  de  nos  jours  se  trouve  pareillement 
en  parfaite  harmonie  avec  l'Éthique  de  Kant. 
Il  peut  bien  (avec  Ilerbart)  parler  de  «  goût 
moral,  d'idées  exemplaires  »,  c'est-à-dire  d'u- 
ne satisfaction  immédiate,  primordiale,  que 
l'homme  éprouve  à  la  suite  d'une  détermina- 
tion dite  morale  de  la  volonté,  —  et  d'un 
mécontentement  qu'il  ressent  à  propos  d'une 
résolution  dite  non  morale  ;  il  peut  avec  le 
matérialisme  se  réfugier  dans  les  penchants 
et  les  inclinations  innées  au  cœur  de  l'hom- 


cil.     VI.      —    LA      MORALE    INDÉPENDANTE    177 

me,  soit  dans  la  tendance  animale  au  bonheur 
avec  les  instincts  sociaux  qui  s'y  joignent, 
soit  dans  un  soiitiment  inné  de  pitié  et  de 
bonne  volonté  :  —  nous  retrouvons  toujours 
des  vues,  dont  l'introduction  dans  la  pensée 
allemande  a  été  rendue  possible  par  le  Kan- 
tisme et  (pli  trouvent  en  lui  leur  base  spécu- 
lative. 

Qu'est-ce  donc  que  la  morale  dans  toutes 
ces  hypothèses  et  d'autres  pareilles,  qu'un  fait 
inexplicable,  que  le  règne  d'un  destin  aveu- 
gle ?  En  etTet,  si  l'on  demande  pourquoi  la 
raison  énonce  telle  obligation  et  non  telle  au- 
tre, voici  la  seule  réponse  possible  :  Parce  que 
c'est  ainsi.  Mais  voici  ce  qui  est  le  plus  re- 
marquable :  dans  les  dites  hypothèses  la  mo- 
rale perd  son  contenu  objectif  et  sa  vcdeur.  Ce 
que  sont  le  bien  et  le  mal,  le  juste  et  l'injus- 
te, dépend  en  dernière  analyse  d'un  jugement 
tout  subjectif.  De  précepte  proprement  dit,  de 
véritable  obligation  morale,  il  n'en  peut  être 
question.  La  morale,  c'est  l'iastinct  ;  le  devoir, 
ime  sorte  d'inclination  ;  de  devoir  ou  de  non 

PESCH.  —  KANT.  —  12. 


478  KANT   ET  LA   SCIENCE  MODERNE 

devoir  moral,  il  n'y  en  a  plus  ;  il  n'y  a  que 
des  instincts  ;  l'injustice  et  le  péché  sont  des 
phénomènes  incompréhensibles.  Tout  est  sub- 
jectif et  variable.  La  morale  n'est  plus  la-jno- 
rale  ;  c'est  une  partie  de  la  psychologie,  ou 
plutôt  de  la  physiologie  et  de  la  physique. 

Pareillement  l'idée  traditionnelle  de  vertu^ 
telle  qu'elle  s'est  formée  dans  le  christianis- 
me, est  complètement  anéantie  par  la  concep- 
tion de  Kant.  A  sa  place  le  grand  penseur  de 
Kœnigsberg  a  posé  comme  idée  fondamentale 
Y infatuation  de  sa  propre  personne.  La  vertu 
s'acquiert  par  «  la  considération  de  la  dignité 
«  de  la  loi  rationnelle  »  ;  elle  s'exerce  «  par 
((  l'opinion  que  l'homme  prend  de  lui-même, 
«  comme  être  raisonnable,  dans  la  conscience 
«  de  la  sublimité  de  sa  nature  morale  ».  De  là 
des  préceptes  de  vertu,  tels  que  :  «  Ne  laissez 
«  pas  impunément  fouler  aux  pieds  votre  droit 
((  par  les  autres  ;  ne  faites  pas  de  dettes  ;  n'ac- 
«  ceptez  pas  de  bienfaits  dont  vous  pouvez 
«  vous  passer  ;  ne  soyez  ni  parasites  ni  flat- 
«  leurs,    ni    mendiants,    etc.   )).  Les   vertus. 


CH.    VI.  —    LA    MORALE    INDÉPENDANTE  179 

«  vraies  »  sont  le  penchant  d'acquisition,  le 
goût  pour  le  travail,  l'esprit  d'entreprise,  l'é- 
conomie, et  autres  semblables. 

On  ne  peut  nier  que  bon  nombre  de  pré- 
ceptes de  morale  et  de  vertu  moderne  ne  con- 
cordent dans  leur  application  avec  ceux  du 
christianisme.  Mais  il  est  clair  aussi  qu'ils  sont 
en  masse  le  produit  d'un  esprit  qui,  en  langa- 
ge chrétien,  s'appelle  «  orgueil  ». 

Le  penseur  chrétien  demeure  stupéfait  de- 
vant l'édifice  moral  élevé  par  Kant,  et  se  de- 
mande comment  il  est  possible  à  un  homme 
intelligent  de  présenter  comme  une  morale  le 
renversement  aussi  fondamental  de  la  morale? 
Pour  le  comprendre,  il  faut  avoir  été  d'abord 
à  l'école  de  la  Critique  de  la  Raison  pure. 

6.  —  Quant  à  ce  qu'on  peut  toujours  allé- 
guer contre  la  philosophie  de  Kant,  elle  est  es- 
sentiellement, il  faut  l'avouer  ,  un  système 
achevé  en  soi,  conséquent  jusque  dans  les  dé- 
tails, -fondé  sur  la  Critique  de  la  Raison  pure. 
Que  puis-je  savoir  ?  que  dois-je  faire  ?  A  ces 
deux  questions,  Kant  ne  croit  pouvoir  répondre 


180  KANT   ET  LA  SCIENCE  MODERNE 

d'une  façon  satisfaisante  qu'en  recherchant  en 
nous-mêmes  les  lois  de  la  connaissance  et  de 
l'action  jusque  dans  leurs  derniers  fonde- 
ments. 

Que  la  morale  originale  de  Kant  soit  sortie 
de  la  Critique  de  la  Raison  pure,  l'autenr  lui- 
même  l'avoue  lorsqu'il  dit  dans  la  Crïïique  de 
la  Raison  pure  :  a  Ainsi  la  théorie  de  la  mora- 
((  lité  réclame  sa  place,  et  celle  de  la  nature  la 
«  sienne  :  or,  cela  ne  pourrait  être,  si  préala- 
((  blement  la  critique  ne  nous  avait  instruits 
«  de  notre  inévitable  ignorance  quant  aux  cho- 
«  ses  en  soi  et  n'avait  restreint  à  de  purs  phé- 
«  nomènes  tout  ce  que  nous  pouvons  connai- 
«  tre  théoriquement  ».  Les  Kantiens  «  ortho- 
doxes »  mêmes,  qui  se  figurent  que  le  vérita- 
ble intérêt  qu'a  excité  la  philosophie  dans 
Kant  et  après  Kant,  c'est  la  morale  de  Kant,  ne 
veulent  pas  admettre  que  l'importance  de  la 
Critique  de  la  Raison  pure  ait  diminué.  Telle 
est  l'opinion  de  Borner  :  a.  Pour  Kant  li*i-mé- 
c(  me,  l'élément  positif  est  sans  doute  essentiel- 
«  lement  l'élément  moral  :  seulement  il   fait 


en.    VI.    —      LA     MORALE      INDÉPENDANTE    181 

«  beaucoup  de  chemin  pour  y  arriver,  et  c'est 
«  le  chemin  critique  de  la  théorie  de  la  con- 
((  naissance  ;  il  semble  même  qu'il  veuille  nous 
((  faire  croire  que  ce  chemin  est  si  long  qu'il 
«  est  presque  impossible  de  ne  le  considérer 
«  que  comme  le  préambule  de  l'Éthique  »  (i). 
Au  fond,  la  morale  de  Kant  n'est  qu'un  co- 
rollaire de  la  Critifiue.  Conformément  à  la  Cri- 
tique, nous  appelons,  dans  la  sphère  de  la  con- 
naissance, une  chose  vraie,  non  parce  qu'elle 
est  vraie  en  soi,  mais  parce  qu'elle  nous  sem- 
ble vraie  en  raison  de  l'influence  de  nos  for- 
mes a  priori.  De  même,  dans  la  sphère  de  la 
morale,  nous  appelons  une  action  bonne, 
parce  qu'elle  correspond  à  notresentiment  mo- 
ral et  que  nous  lui  accordons  notre  approba- 
tion morale.  Rien  n'est  bon  en  soi  ;  c'est  la 
volonté  humaine,  qui  confère  aux  choses  et 
aux  actions  ce  qui  seul  les  rend  bonnes,  au 
sens  moral.  Pden  n'est  bon  que  la  volonté, 
dont  la  maxime  peut  être  conforme  à  la  loi, 

(1)  Des  principes  de  la  morale  d«  Kant  (  Halle,  1875,  p.  1). 


182  KANT  ET   LA.   SCIENCE  MODERNE 

OU,  au  sens  strict,  de  valeur  universelle.  C'est 
la  volonté  qui  est  la  source  unique  de  tout  bien 
et  de  tout  mal. 

De  même,  d'ailleurs,  que  la  nécessité  qui 
préside  à  notre  connaissance  (  en  vertu  de  la- 
quelle, par  exemple,  nous  devons  juger  que 
2  +  2  =  4  et  jamais  5  )  s'explique  non  parce 
que  la  chose  est  réellement  ainsi,  mais  par  les 
formes  de  l'entendement  ;  de  même  l'obligation 
morale  s'explique  non  par  un  devoir  obligatoi- 
re objectivement  existant,  mais  par  un  impéra- 
tif catégorique  qui  jaillit  de  ma  volonté. 

La  théorie  de  l'existence  des  jugements  syn- 
thétiques a  priori  (  dont  nous  aurons  occasion 
prochainement  de  parler  en  détail  ),  ce  point 
capital  de  la  Critique  de  la  Raison  pure  est 
aussi  l'un  des  fondements  de  l'Éthique  de 
Kant.  Dans  tout  précepte  moral  obligatoire, 
dit  Kant,  coïncident  en  un  seul  devoir  deux 
concepts  qui  par  eux-mêmes  sont  indépen- 
dants ;  je  ne  puis  donc  voir  l'obligation  morale 
comme  objectivement  existante^  mais  je  la  crée 
en  la  tirant  de  moi.  La  loi  morale  ne  serait 


CH.       VI.    —     LA   MORALE    INDÉPENDANTE      183 

ilonc  pas  un  jugement  analytique,  mais  bien 
un  jugement  synthétique,  lequel  néanmoins, 
indépendant  de  toute  expérience,  serait  a  prio- 
ri ;  ce  serait  conséqueinment  un  de  ces  fa- 
meux jugements  synthétiques  a  priori,  dont  la 
Critique  de  la  Raison  pure  a  gratifié  l'huma- 
nité. «  Le  principe  de  l'autonomie»,  dit  K. 
Fischer,  «  ne  pouvait  être  conçu  que  par  la 
«  philosophie  critique  ;  car,  pour  trouver  dans 
c(  la  Raison  pure  la  source  des  lois  pratiques, 
«  il  fallait  que  la  Raison  pure  elle-même  eût 
((  été  d'abord  découverte,  et  c'est  en  cela 
«  précisément  que  consiste  la  valeur  de  la 
«  Philosophie  critique  »  (1). 

On  pourrait  encore  indiquer  bien  d'autres 
fils,  par  lesquels  la  théorie  morale  de  Kant 
se  rattache  à  la  Critique  de  la  Raison  pure. 
Citons-en  un  encore,  à  titre  de  curiosité. 

D'après  Kant,  toute  la  morale  repose  sur 
une  indépendance  législative  appartenant  à 
l'homme.  Par  indépendance  il  désigne  la  li- 

(1)  Hist  de  la  philos,  moderne,  iv,  115. 


184  KANT    ET   LA  SCIENCE   MODERNE 

Éerté  humaine.  Par  liberté  il  entend  a  l'indé- 
«  pendance  vis-à-vis  de  tout  objet  désiré  »,  et 
«  le  fait  d'être  sa  loi  à  soi-même,  ou  autono- 
mie »  .  Or,  en  réalité,  l'homme  réel  ne  pour- 
rait être  libre,  s'il  .  .  .  existait  dans  le  temps  ; 
car^  d'après  Kant,  le  temps  et  la  liberté 
s'excluent  mutuellement  ;  selon  lui,  tout  ce 
qui  est  dans  le  temps,  est  l'elïet  nécessaire  de 
ce  qui  le  précède,  et  par  suite  est  essentielle- 
ment non  libre.  Ici  apparaît  l'un  des  sophis- 
mes  les  plus  stupéfiants,  que  l'esprit  humain 
ait  jamais  enfantés.  On  sait  que  le  résultat 
de  la  Critique  est  de  mettre  Vespace  et  le 
temps  en  dehors  des  choses  réelles  :  ainsi 
l'on  fait  place  à  la  liberté,  non,  il  est  vrai, 
dans  le  monde  phénoménal  (  à  l'essence  du- 
quel, d'ailleurs,  il  appartient  d'être  transposé 
par  nous  dans  le  temps  et  l'espace  ),  mais 
dans  le  monde  creux  des  choses  réelles,  des 
nonmènes  extra  temporels  (1).  Par  la  Critique 

(1)  Schopenhauer  déclare  que  le  second  grand  service  rendu 
par  Kant,  «  c'est  d'avoir  représenté  rindéniable  valeur  morale 
«  de  l'action  humaine  comme  entièrement  distincte  et  indépen- 


cil.    VI.  —    LA  MORALE    INDÉPENDANTE    185 

de  la  Raison  pnre,  Kant  prétend  avoir  sauvé 
la  liberté  et  avec  elle  la  possibilité  de  la  mo- 
rale. «  La  possibilité  ou  concevabilité  del  a 
«  morale  en  général  »,  dit  Kuno  Fischer,  «  re- 
(L  pose  sur  la  distinction  entre  les  phéno- 
«  mènes  et  les  noumènes,  les  apparences  et 
«  les  choses  en  soi.  Cette  distinction  repose 
«  sur  la  connaissance  de  la  vraie  nature  de 
«  l'espace  et  du  temps,  sur  l'Esthétique  trans- 
«  cendentale,  ce  fondement  de  toute  la  Cri- 
ce  tique  de  la  Raison  »  (I). 

De  tout  cela  résulte  cette  vérité  incontes- 
table^,  que  la  Critique  de  la  Raison  pure  sup- 
porte la  morale  de  Kant,  et,  en  elle,  toute  la 
doctrine  éthique  du  temps  présent. 


«  dante  des  lois  du  phénomène,  quoique  pouvant  s'expliquer 
«  par  elles,  et  d'en  avoir  fait  quelque  chose  qui  touche  immé- 
«  diatement  à  la  chose  en  soi..  »  (Le  monde  en  tant  que  volonté 
et  représentation,  4«  édit.,  i,  500  ).  Que  Kant  ait  fondé 
toute  la  morale  sur  un  «  noumène,  »  c'est-à-dire  sur  une  chi- 
mère creuse  de  l'imagination,  voilà  qui  est  fait  pour  sembler 
méritoire  à  maint  ami  d'une  vie  sans  frein. 
(1)  Hist.  de  la  philos,  moderne,  iv,  126. 


CHAPITRE  VII 

LES    PROGRÈS    DE    LA    RELIGION    DE    LA 
CIVILISATION 


CHAPITRE  VII 


LES  PROGRES  DE  LA    RELIGION    DE   LA 
CIVILISATION 


i.  —  La  religion  est  pour  la  pensée  mo- 
derne un  corollaire  de  la  morale  :  si  donc  la 
morale  a  son  fondement  dans  la  Critique  de  la 
Raison  pure^  il  en  est  de  même  de  \3ireligion. 
Nous  pourrions  nous  en  tenir  à  cette  remar- 
que si,  en  raison  de  sa  haute  importance,  le 
concept  de  religion  n'exigeait  pas  une  étude 
spéciale. 

Même  chez  les  pionniers  les  plus  avancés 
de  la  civilisation,  la  religion,  on  le  sait,   est 

189 


190  KANT  ET  LA  SCIENCE  MODERNE 

encore  en  grande  estime.  «  Nous  sommes  », 
dit  Strauss,  ce  d'autant  moins  portés,  à  y  renon- 
«  cer,  que  nous  sommes  liabitués  à  considé- 
«  rer  la  religiosité  comme  un  privilège  de  la 
«  nature  humaine,  et  même  comme  son  prin- 
ce cipal  titre  de  noblesse.  En  tout  cas,  il  est 
«  certain  que  l'animal  manque  et  de  la  raison, 
((  comme  nous  l'appelons,  et  de  cette  dispo- 
«  sition  religieuse.  Les  peuples  qui  ont  fait 
«  douter  les  voyageurs  qu'ils  eussent  une 
((  religion,  ont  toujours  paru  comme  les  plus 
«  inférieurs  sous  les  autres  rapports  et  les 
((  plus  proches  de  l'animalité,  tandis  que,  si 
«  haut  qu'on  remonte  dans  l'histoire,  le  dé- 
«  veloppement  de  la  religion,  et  la  valeur  de 
«  la  civilisation  se  donnent  toujours  la  main  » 
«  (1).  C'est  ainsi  que,  si  beaucoup  de  nos  con- 
temporains renoncent  à  la  religion^  c'est  que 
—  abstraction  faite  d'un  certain  résidu  — 
ils  n'ont,  comme  Schiller,  pour  religion  au- 
cune religion. 

(1)  L'ancienne  et  la  nouvelle  foi,  p.  95. 


cil.    VII.    —    RELIGION   ET   CIVILISATION       191 

2.  —  Jusqu'à  l'époque  actuelle  de  la  civili- 
sation, c'était  la  conviction  commune  du  gen- 
re humain  que  la  religion  est,  de  la  part  de 
l'homme,  la  reconnaissance  et  la  mise  en  pra- 
tique d'un  rapport  de  dépendance  avec  l'Être 
suprême,  principe  premier  de  toutes  choses. 
Partant  de  ce  fait,  que  tous  les  hommes  pen- 
sants ont  une  connaissance  plus  ou  moins 
claire  de  Dieu,  auteur  et  gouverneur  du  mon- 
de, législateur  et  juge  suprême  qui  se  révèle 
dans  la  conscience,  on  faisait  consister  la  re- 
ligion dans  la  subordination  obligatoire  de 
l'homme  à  Dieu  ;  on  tenait  pour  religieux 
l'homme  qui  reconnaissait  Dieu  pour  son  Sei- 
gneur, son  souverain  législateur,  comme  la 
puissance  pleine  de  sollicitude,  —  qui  le  re- 
connaissait volontairement  et  était  décidé  à 
régler  son  activité  et  sa  vie  d'après  l'esprit  de- 
cette  soumission  conforme  aux  choses. 

La  religion  était  considérée  comme  la  sour- 
ce de  la  morale  ;  la  morale,  comme  la  consé- 
quence de  la  religion.  C'est  par  la  religion 
qu'on  expUquait  la  morale.  On  avait  autant 


192  KANT   ET   LA  SCIENCE   MODERNE 

de  peine  à  concevoir  la  morale  sans  la  reli- 
gion que  la  religion  sans  la  morale.  La  mora- 
le était  dans  son  dernier  fond  en  rapport  de 
dépendance  vis  à  vis  de  Dieu,  donc  religieuse. 
La  religion  renfermait  nécessairement  en  sol 
la  considération  de  la  loi  morale  comme  pré- 
cepte divin;  la  religion  avait  un  caractère 
moral. 

L'homme  n'ayant  pas  une  existence  abso- 
lue et  indépendante,  mais  dépendante  de  Dieu, 
devait  concevoir  que  son  principal  devoir  est 
de  se  reconnaître,  dans  la  sphère  de  la  libre 
détermination  personnelle,  comme  dépendant 
de  Dieu.  Il  était  tout  préparé  à  la  religion 
ainsi  qu'à  la  destination  que  lui  avait  assignée 
son  Créateur,  et,  à  ce  point  de  vue,  on  consi- 
dérait la  religion  comme  une  ce  satisfaction  du 
cœur  »;  mais  avant  tout  c'était  un  devoir  en- 
vers Dieu.  L'homme  religieux  d'autrefois  était 
religieux  non  pour  satisfaire  ses  sentiments, 
mais  pour  accomplir  son  principal  devoir,  le 
devoir  envers  Dieu. 

3.    —  A  cette  conception  opposons  celle 


cil.    vu.  —    RKLIGION    DI-:   LA   CIVILISATION      193 

([u'oii  se  l'ait  d(i  la  religion  chez  les  savants 
modernes.  Pour  eux  la  religion  a  la  valeur 
(l'un  instinct  inliérenl  à  la  nature  humaine, 
d'un  sentiment  qui  est,  comme  tout  autre, 
utile  à  l'homme  et  veut  être  satisfait.  Elle  ne 
repose  pas  sur  une  connaissance  ferme  de  la 
vérité  objective.  Mais  elle  produit,  d'après  le 
caractère  et  le  degré  de  culture  de  l'individu, 
des  groupes  d'idées,  qu'on  appelle  vérités  re- 
h'ijicuscs,  quoique,  à  proprement  parler,  ces 
idées  ne  prétendent  à  aucune  e.\istence  réelle. 
Pas  plus  qu'en  éthique,  il  n'y  a  en  religion  de 
norme  objectivement  exacte.  Au  fond,  la  re- 
ligion diffère  d'un  individu  à  l'autre.  Chacun, 
en  effet,  a  sa  raison  propre  à  réaliser,  qui 
est  ((  le  type  que  la  nature  conçut,  quand  elle 
le  fil  »,  et  la  religion  n'existe  que  pour  faci- 
liter à  l'homme  le  maintien  de  sa  dignité  ra- 
tionnelle ou  humaine.  Par  elle-même,  elle 
n'impose  point  de  devoirs  ;  surtout  la  croyan- 
ce et  la  confession  de  certaines  doctrines  ob- 
jectivement données  n'est  pas  le  moins  du 
monde  un  devoir  religieux;  cela,   c'est  pure 

PESCH.  —  KANT.  —    13. 


194  KANT   ET   LA   SCIENCE  MODERNE 

affaire  de  goût.  La  croyance  et  la  confession  de 
ces  vérités  procèdent  du  sentiment  religieux, 
pour  l'appuyer,  à  peu  près  comme  l'escargot 
soutient  sa  maison.  Tout  ce  que  l'homme, 
en  dehors  d'une  vie  convenable,  croit  pouvoir 
encore  faire  pour  plaire  à  la  divinité,  est  illu- 
sion religieuse.  La  prière,  la  fréquentation  d& 
Féglise,  etc.  sont  de  pures  formalités  exté- 
rieures qui  servent  à  rappeler  au  simple  peu- 
ple sa  dignité  d'homme  et  sa  valeur  morale. 

La  religion  apparaît  ainsi,  à  la  lumière  mo- 
derne, comme  se  trouvant  en  opposition  fon- 
damentale avec  la  science  ;  aussi  a-t-on  essayé 
de  la  dépouiller  de  toute  importance  réelle  et 
de  la  confiner  dans  le  monde  de  l'idéal,  c'est- 
à-dire  de  l'imaginaire. 

4.  —  Et  à  qui  l'Allemagne  doit-elle  le  ren- 
versement des  idées  religieuses  fondamenta- 
les? Comme  toujours,  bien  des  pelles  ont 
servi  dans  le  cas  présent  à  l'enterrement  delà 
vérité.  Mais  c'est  une  pelle  de  géant  que  nous 
apercevons  dans  la  main  du  professeur  de 
Kœnigsberg.  Ne  saute-t-il  pas  aux  yeux  que  la 


cil.  VII.    —   RELIGION   DE   LA   CIVILISATION     195 

Critique  de  la  Raison  pure  fait  profession  de 
principes  qui  entraînent  la  ruine  de  la  reli- 
gion, dans  le  sens  qu'elle  avait  toujours  eu? 
Nous  connaissons  déjà  la  doctrine  de  cette 
Critique  :  si,  en  général,  rien  de  réel  ne  peut 
nous  être  connu,  nous  ne  pouvons  rien  savoir 
de  l'existence  de  Dieu,  du  libre  arbitre  et  de 
l'immortalité  de  l'âme.  Par  là  même,  tout  le 
monde  phénoménal,  c'est-à-dire,  au  sens  de 
Kant,  tout  le  monde  de  la  connaissance  et  de 
la  science  est  condamné  à  l'irréligiosité,  et  les 
thèses  fondamentales  de  la  Religion  sont  ban- 
nies de  ce  monde. 

Sans  doute  Kant  prétend  sauver  la  vraie  re- 
ligion et  l'élever  au  dessus  de  toutes  les  atta- 
ques. En  réalité  il  a  cherché  à  recouvrer  pour 
la  vie  réelle  ces  vérités  par  la  porte  de  derriè- 
re de  la  «  Raison  pratique  »,  après  les  avoir 
chassées,  dans  un  accès  de  superbe  dédain, 
par  la  grande  porte  de  la  connaissance  humaine. 
Kant  a-t-il  réellement  cru  assurer  à  la  religion 
par  ce  procédé  une  place  durable  dans  la  pen- 
sée de  l'homme   éclairé  ?  En  tout  cas,  c'est 


196  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

une  toute  petite  place  qu'il  lui  a  faite,  et 
où  elle  ne  peut  gêner  personne.  Vu  l'impor- 
lance  de  la  cpiestion,  nous  devons  nous  déci- 
der à  examiner  plus  à  fond  le  travail  accom- 
pli par  Kant. 

Derrière  le  terrain  du  monde  phénoménal, 
seul  accessible  à  la  connaissance  humaine, 
par  suite  au  delà  de  l'expérience  humaine, 
Kant  avait  laissé  l'abîme  obscur  du  monde 
iatelligi])le,  où  doivent  être  les  «  choses  en 
soi  )),  les  noumènes  qui  nous  sont  inconnais- 
sables. C'est  de  là  que  doit  nous  venir  la  reli- 
gion ;  c'est  là  que  résident  ces  trois  choses, 
Dieu,  l'immortalité,  le  libre  arbitre;  sans 
doute,  nous  ne  le  savons  pas,  mais  ainsi 
l'exige  le  besoin  de  notre  raison  pratique.  On 
appelle  loi  morale,  ou  plutôt  impératif  caté- 
(jorique,  l'esquif  qui  nous  permet  d'approcher 
de  ce  royaume  transcendental  des  ombres. 
Mais,  demandera-t-on,  la  loi  morale,  comme 
tout  ce  dont  nous  prenons  connaissance, 
n'est-elle  pas  définie  par  Kant  un  pur  phéno- 
mène, et,  par  suite,  n'est-elle  pas  incapable 


cil.    VIL  —    RELIGION   DE    LA    CIVILISATION      107 

d'atteindre  aucuno  «  chose  en  soi»?  C'est  ce 
((lie  le  grand  penseur  avait  oublié.  Mais  pas- 
sons ! 

Sous  quelle  forme  nous  présente-t-il  les 
trois  éléments  nécessaires  de  Ja  religion,  h-. 
libre  arbitre,  l'immortalité,  Dieu?  Comme 
postulats  de  la  Raison  pratique.  —  Oui,  mais 
comment  concevoir  cela? 

(c  Tu  dois  »,  voilà  ce  que  dit  dans  le  mon- 
de phénoménal  l'impératif  catégorique.  «  Tu 
peux  -»,  voilà  l'écho  qui  lui  répond  du  sein  de 
la  réalité,  c'est-à-dire  de  l'obscur  royaume 
des  noumènes,  et  par  là  même  doit  être  don- 
née dans  la  réalité  l'existence  de  la  liberté  hu- 
maine. «  Tu  peux,  donc  tu  dois  »  ;  mais,  si 
tu  peux,  c'est  que  tu  es  libre.  Sur  le  terrain 
de  l'expérience  il  ne  peut  être  question  de 
liberté,  car  tout  y  est  chaîne  de  fer  de  causes 
et  d'effets  nécessaires  ;  nous  ne  pouvons  ja- 
mais concevoir  la  possibilité  du  libre  arbitre  ; 
il  doit  donc  appartenir  à  la  «  chose  en  soi  »; 
dans  ce  monde,  où  ne  pénètre  aucune  con- 
naissance, où  n'est  possible   aucun  contrôle 


•198  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

scientifique,  elle  peut  produire  à  plaisir  des 
actes  libres,  lesquels,  entrant  dans  l'atmosphè- 
re du  monde  phénoménal,  doivent  figurer  à 
nos  yeux  l'image  d'une  chaîne  de  causes  et 
d'effets. 

Par  là  même  nous  aurions  trouvé  un  élé- 
ment de  la  religion,  à  savoir:  le  libre  arbitre 
humain.  Mais  iimeo  Danaos....  Quelle  espèce 
de  libre  arbitre  Kant  nous  permet-il  de  trou- 
ver? Une  puissance  absolument  souveraine  et 
indépendante  I  En  effet,  dit-il,  la  liberté  ne  se- 
rait pas  la  liberté,  si  elle  devait  obéir  à  un 
être  quelconque,  si  elle  ne  fournissait  point 
elle-même  la  loi  morale.  Avec  cette  liberté 
autonome  il  va  de  soi  que  la  religion,  au  sens 
traditionnel,  n'a  plus  de  place.  Il  faut  plutôt 
voir  dans  l'autonomie  une  source  d'irréligion. 
Car,  la  raison  pratique  dût-elle  encore  postu- 
ler réellement  un  Dieu,  en  quoi  l'homme  au- 
rait-il à  s'inquiéter  réellement  d'un  Dieu,  en 
face  duquel  il  est  souverain  et  qui  n'ose  pas 
imposer  à  l'homme  une  loi  morale? 

Outre  la  liberté,  il  y  a  encore  deux  autres 


Cir.    VII.  —   RELIGION   DE   LA  CIVILISATION      199 

postulats  de  la  Raison  pratique,  l'immortalité 
de  l'âme  et  l'existence  de  Dieu. 

L'homme  veut  être  immortel,  parce  qu'une 
moralité  parfaite,  dégagée  des  instincts  inté- 
ressés de  la  nature  sensible,  n'est  pas  possible 
au  milieu  des  luttes  continuelles  de  la  vie 
terrestre.  Ici  intervient,  véritable  Deus  ex  ma- 
china, le  Bien  suprême,  qui  réunit  la  félicité 
parfaite  à  la  parfaite  moralité.  La  réalisation 
du  Bien  suprême  ne  peut  s'accomplir  dans 
une  période  limitée.  En  elîet,  le  conflit  entre 
le  devoir  et  l'inclination  ne  peut  être  dirimé 
que  si  l'homme  se  rapproche  indéfiniment  de 
cette  intention  parfaitement  pure.  L'homme 
veut  donc  être  immortel.  Certes,  voilà  une 
bien  pauvre  immortalité  ! 

Le  troisième  postulat  est  Texistence  de  Dieu. 
Si,  en  effet,  la  moralité  n'a  rien  à  faire  avec 
ia  félicité,  en  sorte  que  toute  aspiration  au 
bonheur  serait  la  ruine  de  la  moralité,  néan- 
moins la  Raison  pratique  veut  que  la  félicité 
soit  proportionnée  à  la  moralité.  La  seule 
idée  de  moralité  n'est  pas  (comme  l'ensei- 


20î)  KANT    ET   L.V   SCIENCE    MODERNE 

gnent  les  stoïciens)  suffisante  pour  la  félicité- 
La  moralité  exige  de  plus  un  accord  har- 
monique entre  l'ordre  universel  et  la  mo- 
ralité. De  là  un  nouveau  postulat,  —  l'exis- 
tence d'une  cause  du  monde,  —  qui  ait  telle- 
ment disposé  le  monde  et  la  nature  que  celle- 
ci,  dans  son  cours  soit  justifiée  aux  yeux  de 
l'intention  morale  :  c'est  le  postulat  de  Vexù- 
tence  de  Bien.  Malheureusement,  Kant,  en  s'en- 
gageant  dans  le  chemin  tortueux  qui  va  de 
la  morale  à  l'existence  de  Dieu,  a  oublié  qu'il 
met  en  danger  toute  sa  théorie  de  la  vertu, 
en  lui  ouvrant  une  perspective  vers  la  félicité, 
laquelle  est  différente  de  la  pure  intention  mo- 
rale. Ce  qui,  en  effet,  caractérise  précisément 
le  kantisme  en  morale,  c'est  d'avoir  banni 
de  l'exercice  de  la  moralité  toute  espèce  d'ar- 
rière-pensée vers  le  bien  propre  de  l'individu. 
De  plus,  le  grand  penseur  ne  s'est  pas  du 
tout  aperçu,  — ce  quia  des  conséquences  en- 
core plus  graves,  —  que,  par  suite  même  de 
la  Critique  de  la  Raison  pure,  il  ne  peut  par- 
ler de  Dieu  comme  cause  du  monde.  Tout  au 


cil.    VII.  —   RELIGION   DE   LA   CIVILISATION      201 

plus  se  peut-il  que  le  Royaume  des  ombres, 
«  des  choses  en  soi»  qui  nous  sont  inconnues, 
ait  Dieu  pour  Créateur  ;  le  monde  phénomé- 
nal tout  entier  reconnaît  dans  l'homme,  et 
riiomme  phénoménal,  son  créateur.  Le  Dieu 
de  Kant  réside  dans  un  lointain  au  delà, 
dont  nous  ne  pouvons  rien  savoir  ;  dans  ce 
monde-ci,  il  ne  signifie  rien. 

Mais,  que  sont  au  fond  ces  «  Postulats  », 
sur  lesquels  Kant  base  sa  foi  morale  ?  Ce  ne 
sont  pas  des  connaissances,  mais  de  pures 
hypothèses,  dont  l'exactitude  ne  peut  être 
scientifiquement  établie,  mais  qui  sont  suggé- 
rées par  des  motifs  pratiques,  je  veux  dire 
pour  apaiser  les  besoins  de  la  raison.  Ce  sont 
des  objets  non  de  la  connaissance,  mais  de 
la  volonté  ;  on  ne  peut  dire  d'eux,  qu'ils  sont, 
mais  qu'ils  doivent  être  ;  ce  sont  des  problè- 
mes à  résoudre,  dont  la  volonté  se  charge 
mais  qui  demeurent  pour  la  raison  théorique 
de  pures  hypothèses. 

Voilà  cette  foi  morale  de  Kant  si  vantée  ! 
De  devoir  de  croire   ou  de  ne  pas  croire  à 


202  KANT   ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

quelque  chose,  il  n'y  en  a  pas.  Si  Ton  croit 
à  quelque  chose,  c'est  pour  se  faciliter  la 
moralité,  c'est-à-dire  l'affirmation  de  la  di- 
gnité rationnelle  de  l'homme.  Si  l'on  admet 
l'existence  de  Dieu  et  les  autres  vérités  reli- 
gieuses, ce  n'est  pas  parce  qu'on  les  connaît, 
ni  qu'on  a  des  devoirs,  c'est  par  besoin.  La 
conviction  de  la  réalité  de  ces  vérités  se  fon- 
de sur  le  besoin  qu'on  en  a.  Pour  celui  qui 
réfléchit,  ce  sont  des  vues  incertaines,  dou- 
teuses, sans  aucune  valeur  scientifique,  sans 
aucune  certitude.  Aussi  dit-on  qu'on  les  croit, 
qu'on  a  pour  elles  simplement  une  foi  mora- 
le. Dans  l'esprit  de  cette  croyance  on  peut  se 
représenter  les  lois  morales  comme  des  com- 
mandements divins.  Si  le  devoir  moral  est 
compris  de  cette  manière  comme  objet  de  la 
foi  pratique,  il  forme  le  contenu  de  la  reli- 
gion. Autrefois  les  devoirs  étaient  des  devoirs 
parce  qu'ils  étaient  des  commandements  di- 
vins ;  selon  Kant  on  peut  croire  par  besoin 
qu'ils  sont  des  commandements  divins,  parce 
qu'ils  sont  des  devoirs. 


cil.   VII.  —   RELIGION   DE  LA   CIVILISATION      203 

5.  —  Nous  apercevons  ici  le  caractère  fon- 
damental de  la  «  Religion  dans  les  limites  de 
la  Raison  pure  »,  et,  par  suite,  la  religion  de 
la  civilisation  moderne.  Cette  religion  s'appuie 
uniquement  sur  la  morale  et  en  procède  uni- 
quement :  elle  sert  à  apaiser  un  besoin,  elle 
est  une  source  d'émotions  morales  pour  la  vo- 
lonté, un  expédient,  un  corollaire  de  la  loi 
morale.  Il  faut  remarquer  qu'elle  n'a  en  soi 
et  par  soi  aucune  valeur  pour  l'homme  ;  il 
n'en  a  besoin  que  parce  qu'il  se  sent  si  faible, 
et  si  dévoyé.  «  La  morale»,  dit  Kant  au  début 
de  la  première  préface  de  son  opuscule  sur 
la  religion,  «  en  tant  que  fondée  sur  le  con- 
«  cept  de  l'homme  comme  être  libre  (et,  par 
«  là  même,  s'attachant  lui-même  par  sa  raison 
«  à  des  lois  inconditionnelles),  n'a  besoin  ni 
«  de  l'idée  d'un  être  supérieur,  pour  connaî- 
«  tre  son  devoir,  ni  d'un  autre  motif  que  la 
«  loi  même,  pour  l'observer.  Du  moins,  c'est 

«  sa  faute  si  ce  besoin  se  présente  à  lui 

«  La  morale  n'a  donc  pour  elle-même  aucun 
«  besoin  de  la  religion,  mais,  grâce  à  la  rai- 


204  KANT    ET   LA   SCIENCE  MODERNE 

«  son  pure  pratique,  elle  se  suffit  à  elle-mè- 
«  me  y>  (1).  En  conséquence,  lorsque  le  philo- 
sophe critique  parle  de  l'éducation,  il  déclare 
qu'il  est  convenable  que  les  enfants  n'assis- 
tent à  aucun  acte  du  culte  divin  et  n'enten- 
dent jamais  le  nom  de  Dieu  ;  il  désire  qu'ils 
ne  fassent  connaissance  avec  l'idée  d'un  Être 
suprême  que  lorsqu'ils  auront  bien  appris 
leurs  devoirs. 

Dernièrement  un  catholique  proposait  en 
plaisantant  cette  prière  pour  une  école  com- 
munale inconfessionnelle  :  c(  0  mon  Dieu, 
«  s'il  y  en  a  un,  reçois  mon  àme  immortelle, 
((  si  j'en  ai  une,  dans  ton  ciel,  s'il  y  en  a  un  ». 
On  n'avait  pas  songé  qu'on  indiquait  ainsi  ré- 
ellement le  point  culminant  de  la  religion  d'a- 
près Kant,  car,  on  le  sait,  il  oppose  à  la  priè- 
re extérieure  cette  objection,  qu'on  ne  sait 
jamais  s'il  y  a  un  Dieu. 

La  génération  postérieure  à  Kant  a  éventt'' 
ce  tour  de  passe-passe  du   grand  maitre  de 

(1)  œuvres  ,  X,  3. 


cil.    VH.   —    RELIGION    DE   LA   CIVILISATION      205 

KfBiiigsberg,  par  lequel,  à  l'aide  d'existences 
|)roblémarK|ues  qui  sont  admises  comme  exis- 
tantes parce  que  le  seul  sentiment  subjectif 
croit  en  avoir  besoin,  on  peut  rêver  de  nou- 
veaux systèmes  religieux,  qui  satisfassent  sans 
gêner.  Que  sont  toutes  les  «  opinions  »  reli- 
gieuses des  savants  modernes,  qu'un  écho 
plus  ou  moins  réussi  de  la  théorie  de  Kant 
sur  la  Religion,  c'est-à-dire  un  idéal,  une  vai- 
ne chimère  que  le  sérieux  de  la  vie  réelle  ra- 
mène au  néant  ?  L'homme  moderne,  l'homme 
l'éel^  dit  avec  la  poète  : 

«  Éteints  sont  les  soleils,  dont  l'éclat  radieux 
«  De  mes  jeunes  années  illuminait  la  voie  ; 
«  L'idéal  est  tari,  dont  les  flots  généreux 
«  A  mon  cœur  enivré  versaient  l'ardente  joie  ». 

«  Des  êtres  que  mon  rêve  en  sa  foi  vénérait, 
«  Va  s'évanouissant  la  présence  bénie, 
«  Et  la  réalité  du  dieu  qui  m'attirait 
fc  A  rompu  la  statue  et  chassé  le  génie  ». 

Arrachez  les  masques  divins,  écartez  toutes 
les  sentimentalités  :  reste  V athéisme  tout  nu, 
comme  religion  propre  de  notre  siècle,  établie 
par  la  Critique  de  la  Raison  pure.  Si,  enefTet, 


206  KANT   ET  LA    SCIENCE  MODERNE 

l'homme,  ainsi  que  le  veut  cette  Critique,  ne 
peut  rien  connaître  de  réel,  encore  moins  de 
suprasensible,  si  c'est  de  lui-même  qu'il  fait 
la  vérité,  en  tirant  de  lui-même  les  rapports 
de  temps  et  d'espace,  s'il  n'a  que  le  rêve  du 
monde  phénoménal,  alors  il  peut  d'autant 
moins  connaître  l'existence  de  Dieu  avec  cette 
certitude  digne  de  l'homme,  qu'il  devrait  se 
croire  obligé  de  servir  Dieu. 

11  faut  maintenant  établir  en  particulier 
quelle  situation  Kant  a  fait  à  la  science  moder- 
ne en  face  de  la  foi  chrétienne.  La  foi  chré- 
tienne peut  être  considérée  subjectivement 
comme  pratique  religieuse,  et  objectivement, 
dans  son  contenu.  En  conséquence,  nOus  par- 
lerons d'abord  des  pratiques  de  la  foi  :  ce 
qui  est  advenu  des  doctrines  du  Christianis- 
me sous  l'influence  corrosive  de  la  Critique, 
ressortira  naturellement  de  l'examen  du  cul- 
te aujourd'hui  dominant  de  l'humanité. 


CHAPITRE    VIII 


L  ABSURDITE     DES     PRATIQUES   DE     LA    FOI 
CHRÉTIENNE. 


CHAPITRE    VIII 


L  ABSURDITE  DES  PRATIQUES  DE  LA  FOi 
CHRÉTIENNE. 


1 .  —  Nous  ne  craignons  d'être  contredits 
par  personae  si  nous  affirmons  que  c'est  un 
trait  caractéristique  de  la  science  moderne 
que  de  voir  dans  l'acte  de  foi  d'un  clirétien 
catlioli({ue  un  véritable  épouvantai!.  C'est  cette 
idée  spéciale  qu'ils  se  font  de  la  foi,  qui  ex- 
plique que  tant  de  nos  contemporains  haïs- 
sent le  catholicisme.  La  haine  contre  le  ca- 
tholicisme a  pris  de  nos  jours  un  caractère 
tout  à  fait  saillant,  je  veux  dire  le  caractère 
d'une  lutte  pour  la  civilisation  (Kulturkampf)^ 

PESCH.  —  KANT.  —  14.  209 


210  KANT    ET   LA   SCIENCE   MODERNE 

Nous  (levons  crabonl  présenter  en  quelques 
traits  une  image  fidèle  de  la  foi  chrétienne, 
pour  confirmer  ce  fait  que,  aux  yeux  de  la 
science  moderne,  les  pratiques  de  la  foi  ca- 
tholique sont  devenues  entièrement  absurdes. 
Nous  verrons  que  cette  science^  dans  sa  lutto 
contre  la  foi  chrétienne  catholique,  ressemble 
au  barbare  qui  n'a  aucune  idée  des  œuvres 
de  l'art.  Nous  établirons  ensuite  que  c'est 
Kant  qui  a  dévoyé  la  pensée  moderne  en  la 
faisant  entrer  dans  ces  voies,  où  la  foi  chré- 
tienne devait  disparaître  complètement  de  l'ho- 
rizon, ou  du  moins  se  transformer  en  épou- 
vantait. 

2.  —  La  foi,  telle  qu'elle  est  requise  dans 
le  christianisme,  n'est  pas  seulement  une 
certaine  tournure  générale  de  pensée  religieu- 
se, par  laquelle  l'homme  tend  à  dépasser  le 
sensible,  le  réel,  pour  s'élever  vers  un  idéal 
creux,  un  fantôme  de  l'imagination.  Non,  c'est 
plutôt  une  ferme  adhésion  intérieure  à  des 
vérités  réelles,  que  le  Christ  a  enseignées  et 
que  par  l'intermédiaire  des  Apôtres  et  de  leurs 


CH.  VIII,  —  l'absurdité  des  pratiques    2H 

successeurs  il  nous  olTre  à  croire.  La  foi  du 
chrétien  esl  un  acte  individuel  qui  s'accom- 
plit sous  riuUuencc  de  la  volonté,  un  acte  par 
lequel  l'homme  admet  comme  certaine  une 
vérité,  en  se  fondant  sur  l'autorité  de  celui 
qui  la  révèle  ;  par  suite,  abstraction  faite  de 
savoir  s'il  comprend  lui-même  ou  non  cette 
vérité. 

Donc  pour  qu'un  homme  pratique  la  foi  chré- 
tienne, il  faut  d'abord  qu'il  connaisse  nette- 
ment qu'il  y  a  un  Dieu,  omniscient  et  vérace, 
qui  s'occupe  de  l'humanité,  que  le  premier 
devoir  de  l'homme  est  d'obéir  à  Dieu,  et  qu'en- 
fin Dieu  a  révélé  une  vérité  déterminée.  Cette 
connaissance  dans  un  degré  proportionné  à 
chaque  individu  étant  admise,  l'homme  se  sou- 
met au  Dieu  révélateur  :  il  reconnaît  ainsi  qu'il 
dépend  de  Dieu  môme  dans  son  intelligence, 
qui  est  sa  plus  noble  faculté  ;  il  reconnaît  à 
Dieu  son  Seigneur  le  droit  d'exiger  un  aban- 
don absolument  illimité  de  son  être  tout  en- 
tier. Telle  est  la  foi. 

Pour  tout  homme  de  bon  sens,  la  foi  qu'il 


212  KANT  ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

faut  avoir  en  Dieu,  doit  paraître  tout  ce  qu'il 
y  a  de  plus  facile  et  de  plus  naturel,  s'il  réflé- 
chit que,  au  fond,  Dieu  n'attend  rien  de  plus 
(Je  nous  que  ce  qu'en  attend  un  homme  pro- 
be, qui  nous  fait  une  communication.  Il  lui 
semble  tout  aussi  aisé  à  comprendre  que  l'hom- 
me ici-bas  admette  méritoirement,  sous  les 
ombres  de  la  foi,  l'existence  de  ce  qu'il  pos- 
sédera un  jour  pour  son  bonheur  dans  la 
lumière  de  la  vision  intuitive.  Si  l'on  considè- 
re les  qualités  de  l'acte  de  foi,  telle  que  nous 
devons  l'avoir  en  Dieu,  on  comprend  bientôt 
que  cet  acte  n'apparaît  pas  seulement  comme 
un  acte  intellectuel  conforme  à  la .  raison  ;'Cén 
réalité,  la  foi  chrétienne  implique  essentielle- 
ment l'abnégation  volontaire,  la  soumission  de 
l'homme  à  Dieu  ;  c'est  précisément  à  cause  de 
ce  caractère  que  nos  contemporains  repoussent 
avec  mépris  et  haïssent  les  pratiques  de  la  foi 
chrétienne  ;  '  c'est  pour  cela  aussi  que  nous 
voulons  approfondir  cette  face  de  la  question. 
L'acte  de  foi  chrétienne  apparaît  première- 
ment comme  la  base  du  culte.  C'est  une  opé- 


CH.  VIII.  —  l'absurdité  des  pratiques    213 

ration  sans  doute  de  l'intelligence  humaine, 
mais  non  de  l'intelligence  qui  s'encense  elle- 
même  ;  c'est  une  opération  de  l'intelligence 
qui  s'incline  devant  la  majesté  divine.  De  mê- 
me que,  dans  les  choses  humaines,  la  foi 
renferme  souvent  une  espèce  de  déférence 
qu'on  témoigne  volontairement  à  celui  au- 
quel on  croit,  et  qu'on  doit,  le  cas  échéant, 
lui  témoigner;  de  même,  l'acceptation  des 
vérités  religieuses  révélées,  par  vénération  et 
soumission,  implique  l'expression  d'un  hom- 
mage que  nous  rendons  à  Dieu. 

L'acte  de  foi  chrétienne  npipurailt  secondement 
comme  éminemment  vrai.  Est  vrai  l'acte  hu- 
main, qui  répond  entièrement  à  l'essence  de 
l'homme  et  exprime  parfaitement  la  destina- 
tion de  l'homme.  Or,  c'est  ce  que  font  les  pra- 
tiques de  la  foi. 

Dans  l'essence  de  l'homme,  nous  devons 
naturellement  considérer  l'intelligence.  C'est 
à  elle  que  l'homme  doit  l'indépendance  et 
l'autonomie  qui  le  caractérisent  ;  elle  est  sa  lu- 
mière intérieure  dans  l'obscur  voyage  de  la  vie 


214  KANT   ET    LA    SC[ENCE   MODERNE 

en  même  temps  que  le  principe  de  son  ]il3re 
arbitre.  Or,  l'acte  de  foi  se  trouve  en  parfait 
accord  avec  la  nature  de  l'entendement,  atten- 
du que  les  pratiques  sont  des  actes  librement 
voulus  et  ne  sont  exigées  qu'après  que  l'hom- 
me a  vu  suffisamment  que  Dieu,  le  vérace,  a 
parlé.  D'autre  part,  l'intelligence  comprend 
que  l'homme  ne  tient  pas  son  autonomie  de 
lui-même,  mais  de  Dieu,  dont  il  dépend.  L'in- 
teUigence  n'est  pas  seulement,  comme  les  au- 
tres essences  créées,  un  don  de  Dieu  ;  c'est  en- 
core une  image  de  l'essence  divine,  et  elle 
rend  l'homme  capable  de  comprendre  dans 
les  choses  ce  que  l'intelligence  divine  y  a  écrit. 
Comment  dès  lors  ne  conviendrait-il  pas  spé- 
cialement à  la  nature  de  l'intelligence  humai- 
ne de  reconnaître  sa  subordination  et  sa  dé- 
pendance vis-à-vis  de  Dieu?  Et  c'est  ce  qu'el- 
le fait  par  la  foi  chrétienne. 

L'homme  est  fait  pour  la  vérité,  c'est  sa 
destination;  il  doit  donc  arriver  à  exprimer  dans 
sa  vie  la  dépendance  où  il  est  vis-à-vis  de 
Dieu  et  qui  a  ses  racines  au  fond  même  de 


eu.  VIII.  —  l'aiîsl'iiditi':  des  pratiques    215 

son  être.  Or,  où  celte  dépendance  est-elle  plus 
nettement  manifestée  que  dans  l'acte  de  foi 
chrétienne,  qui  soumet  à  Dieu  la  plus  noble 
partie  mèrne  de  riiomme^  et,  pour  ainsi  dire, 
l'homme  tout  entier  jusque  dans  son  fond  ? 

C'est  pourquoi,  —  en  troisième  lieu,  les 
pratiques  de  la  foi  chrétienne  paraissent  vrai- 
ment élevées,  si  l'on  les  considère  comme  ac- 
tes moraux.  En  réclamant  de  l'homme,  en  ver- 
tu de  sa  souveraine  autorité,  et,  s'il  est  né- 
cessaire, par  le  renoncement  à  la  réflexion 
personnelle,  qu'il  confesse  certaines  vérités, 
Dieu  lui  demande  le  sacrifice  de  ce  qui  lui  est 
le  plus  cher  :  et  c'est  aussi  ce  que  Dieu  seul  peut 
exiger  à  ce  point.  Il  renouvelle  ce  qu'il  fit, 
(luand  il  imposa  au  père  de  l'ancienne  allian- 
ce le  sacrifice  obligatoire  de  son  propre  fils. 
Et  comme  alors  le  sacrifice  fut  accompli  et  le 
père  béni  dans  son  fils,  ainsi  l'homme,  qui 
fait  le  sacrifice  de  son  intelligence,  la  recou- 
vre ensuite  plus  forte  et  plus  éclairée.  Mais  le 
sacrifice  demandé  reste  tel^  qu'il  épouvante 
notre  nature  tout  entière.  C'est  certainement 


216  KANT  ET  LA   SCIENCE  MODERNE 

un  beau  spectacle,  le  cas  échéant,  que  celui 
de  l'homme  qui  sacrifie  toute  pensée  person- 
nelle à  l'intérêt  de  la  patrie  ou  au  salut  d'au- 
trui.  Mais  le  plus  haut  degré  de  la  liberté  in- 
tellectuelle et  de  l'amour  de  l'ordre  moral 
consiste  à  faire  rentrer  sa  propre  intelligence 
dans  cet  ordre.  Et  l'on  en  est  absolument  inca- 
pable, quand  on  se  confine  dans  le  point  de 
vue  étroit  de  son  moi. 

Si  nous  prenons  l'homme  tel  qu'il  est  réel- 
lement, nous  pouvons  dire  que,  seule,  la  pos- 
session de  la  vérité  que  procure  la  foi,  peut 
fournir  un  fondement  pleinement  solide  à  la 
vie  supérieure  de  la  vertu.  Nous  pensons  ici 
a  la  force  durable  de  résistance  que  doit 
avoir  le  fondement  qui  doit  servir  à  l'homme 
toute  sa  vie  de  support  contre  les  attaques  et 
les  tempêtes;  et  cette  force,  la  recherche  per- 
sonnelle pourrait  difficilement  la  lui  procurej*. 
En  réalité,  toute  connaissance  appuyée  sur  la 
réflexion  personnelle  n'inspire  pas  d'ordinai- 
re à  l'homme  beaucoup  de  confiance.  No- 
tre faiblesse  et  notre  insuffisance  personnelle 


CH.  VIII.  —  l'absurdité  des  pratiques     217 

s'attacliant  toujours  trop  aux  résultats  de  nos 
longues  études,  il  n'est  que  trop  aisé  aux  œu- 
vres de  notre  pensée  de  se  colorer  des  inten- 
tions de  notre  cœur  ;  nous  ne  le  savons  que  trop . 
On  parle  beaucoup  de  la  puissance  de  lu 
«  conviction  »  personnelle  ;  mais  qu'est-ce  que 
cette  conviction  si,  étant  données  les  limites 
bien  connues  de  notre  esprit  et  la  faiblesse  de 
notre  volonté,  elle  est  réduite  à  ses  propres 
ressources  ?  C'est  un  mauvais  guide,  tout  prêt  à 
s'ériger  en  défenseur  des  erreurs  qui  plaisent  ; 
c'est  un  roseau  fragile,  qui  cède  à  la  moindre 
pression.  Non^  l'homme  dont  le  cœur  est  plein 
de  passions,  qui  habite  un  monde  rempli  de 
déceptions,  a  besoin  d'un  point  d'appui,  grâ- 
ce auquel,  s'il  en  est  besoin,  il  puisse  arra- 
cher un  monde  entier  de  ses  gonds  ;  comme 
le  païen  le  pressentait  déjà  :  Si  fractus  illaba- 
tur  orbis,  impavidum  ferient  ruinœ.  Ce  point 
d'appui  transmondain  pour  notre  connaissan- 
ce, c'est  Dieu  ;  et  le  levier  d'Archimède,  qu'il 
y  faut  appliquer,  et  qui  soulèvera  l'univers, 
c'est  la  foi. 


218  KANT   ET    LA    SCIENXE   MODERNE 

Joignez  à  cela  une  autre  circonstance  qui 
n'est  pas  à  dédaigner.  Si  l'homme  est  éclairé 
sur  le  véritable  état  de  choses,  de  manière 
à  s'enorgueillir  peu  après  de  son  moi,  une 
lumière  de  ce  genre  est  destinée  plutôt  à  en- 
traver qu'à  favoriser  la  vertu.  Il  en  est  autre- 
ment si,  étant  éclairé  de  la  véritable  lumière, 
il  se  repose  sur  l'autorité  de  Dieu.  Cette  lumiè- 
re produite  par  la  foi  met  l'homme  à  la  place 
qui  est  la  sienne,  le  constitue  dans  le  vérita- 
ble état  moral,  car  elle  implique  la  soumis- 
sion à  Dieu.  Ennemie  de  tout  égoïsme  borné, 
elle  exerce  sur  l'homme  une  influence  qui 
l'ennoblit. 

Quatrièmement,  l'acte  de  foi  apparaît  com- 
me éminemment  utile  à  l'humanité,  en  tant 
qu'il  met  l'homme  en  possession  des  vérités 
qui  forment  la  base  de  cette  vie  terrestre^  qu'il 
ne  parcourra  qu'une  fois  et  qui  est  pourtant 
si  courte.  Combien  d'hommes  sont  en  état  de 
se  mettre  par  leurs  propres  recherches  scien- 
tifiques en  possession  de  ces  vérités,  l'existen- 
ce de  Dieu,  l'immortalité  personnelle,  la  rcs- 


<;ii.  vm.  —  l'absurdité  des  pratiques    219 

ponsabilité  devant  Dieu  ?  A  peine  sortis  de  la 
jeunesse,  les  nécessités  de  la  vie  s'emparent 
de  la  plupart  des  hommes.  Et,  quand  même 
le  souci  du  pain  quotidien  leur  laisserait  du 
temps  pour  de  longues  études,  auront-ils  du 
goût  et  des  aptitudes  pour  la  réflexion  pro- 
fonde? Relativement  à  la  capacité  de  la  mo- 
yenne des  hommes  pour  la  science^  on  se  fait 
bien  des  illusions.  En  réalité,  la  science  est  le 
partage  d'une  infime  minorité,  et  encore  cette 
minorité  se  divise  en  différentes  branches,  de 
sorte  que,  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  de  leur 
branche,  les  spécialistes  sont  des  ignorants. 
S'agit-il  des  vérités  fondamentales  de  la  vie 
religieuse  et  morale,  il  s'élève  par  suite  des 
objections  et  des  assauts  des  passions  aveu- 
gles, de  nouvelles  difficultés.  «  En  temps  de 
guerre»,  dit  Tacite  «  il  est  plus  difficile  de  con- 
«  naître  son  devoir  que  de  l'accomplir,  une 
((  fois  qu'on  l'a  connu  ».  En  admettant  même 
que  cette  minorité  puisse  arriver  à  une  clarté 
suffisante  dans  les  questions  fondamentales  de 
la  vie,  n'est-il  pas  vrai  qu'ils  ne  sauront  com- 


220  KANT   ET   LA   SCIENCE  MODERNE 

ment  ils  auraient  du  vivre  qu'alors  qu'ils  au- 
ront déjà  vécu  ?  N'est-ce  pas  à  l'époque  la  plus 
décisive  de  la  vie,  dans  la  jeunesse,  que  l'hom- 
me manquera  de  la  connaissance  de  sa  desti- 
nation, pour  s'apercevoir  que  plus  tard,  peut- 
être  même  au  bord  de  la  tombe,  qu'il  a  vécu 
inutile  ?  Combien,  d'ailleurs,  au  milieu  des 
tourments  de  la  vie^  est  insuffisante  une  lu- 
mière, qui  dériverait  de  la  réflexion  indivi- 
quelle,  nous  l'avons  déjà  rappelé. 

Pour  le  chrétien  catholique,  la  foi  non  seu  - 
lement  procure  une  lumière  qui  ennoblit , 
mais  encore  elle  est  le  trésor  de  la  vraie  li- 
berté et  du  progrès  digne  de  l'homme.  Celui 
qui  a  la  foi  chrétienne,  est  libre  de  toute  an- 
goisse en  face  de  la  douleur  terrestre  ;  il  a 
toute  la  terre  à  ses  pieds,  le  mépris  du  mon- 
de ne  l'atteint  pas.  Pour  le  progrès  moderne, 
qui  imagine  de  nouveaux  instruments  de  meur- 
tre, augmente  le  poids  de  l'impôt,  introduit  de  s 
monnaies  de  nouveau  titre^  et  cependant  arra- 
che l'homme  à  sa  grandeur  humaine  pour  le 
précipiter  dans  la  matière,  la  foi  du  catholi- 


CH.  VIII.  —  l'absurdité  des  pratiques    221 

que  est  un  adversaire  déplaisant.  C'est  pour- 
tant la  foi  qui  donne  à  l'iiomme  l'empire  de 
lui-même,  le  remplit  de  calme  et  de  satisfac- 
tion et  le  conduit,  hors  de  ce  monde,  vers 
une  fin  sublime. 

Oui,  c'est  la  foi  chrétienne  qui  vaut  à  l'hom- 
me une  destination  qui  dépasse  de  beaucoup 
la  puissance  et,  par  suite,  l'intelligence  hu- 
maine, et  qui  surpasse  infiniment  tout  hu- 
main idéal.  C'est  seulement  par  la  main  de  la 
divinité  que  le  faible  pèlerin  de  la  terre  peut 
être  conduit  à  ces  hauteurs.  Voilà  ce  qui  pour 
le  fidèle  chrétien  ne  soulève  aucune  difficulté, 
car  il  ne  voit  pas  comment  on  peut  refuser  à 
Dieu  le  droit  de  révéler  aux  hommes,  d'une 
manière  qui  aujourd'hui  encore  nous  est  in- 
compréhensible, l'infinité  de  son  amour,  quand 
même  une  telle  marque  d'amour  de  la  part 
de  l'Infini  entraînerait  avec  soi  la  révélation 
de  certains  «.  mystères  »,  c'est-à-dire  de  véri- 
tés que  nous  ne  pouvons  encore  présentement 
comprendre,  mais  qui  se  rattachent  à  notre 
destination  surhumaine   et,  pour  ainsi  dire, 


222  KANT    ET    LA   SCIENCE   MODERNE 

divine,  le  chrétien  ne  lioiive  point  là  de  pierre 
d'achoppement  :  la  (c  nature  mystérieuse  »  de 
l'homme  lui  rappelle  assez  déjà  qu'il  n'est  pas 
ici-bas  pour  tout  comprendre. 

3.  —  N'omettons  pas  le  rôle  médiateur  de 
Vcmtorité  doctrinale  d'une  Église  visible,  qui 
est  essentielle  dans  les  pratiques  de  la  foi 
chrétienne.  Car  c'est  précisément  cette  autori- 
té qui,  aux  yeux  de  la  science  d'aujourd'hui, 
est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  inadmissible.  Même 
dans  les  milieux  où  Ton  consent  à  admettre 
que  l'homme  se  soumette  à  Dieu  par  la  foi, 
on  s'emporte  à  la  pensée  qu'un  homme  doive 
se  soumettre  à  un  autre  homme.  Le  catholi- 
que fait  cela  sans  doute,  mais  il  ne  fait  cela 
qu'après  avoir  acquis  la  certitude,  que  Dieu  a 
délégué  à  cet  homme  une  autorité  doctrinale 
et  lui  a  promis  son  assistance  pour  le  préser- 
ver de  l'erreur.  Ainsi,  au  fond,  c'est  à  Dieu, 
son  Seigneur,  que  le  catholique  se  soumet; 
que  dis-je?  il  se  sent  tenu  de  lui  être  recon- 
naissant de  l'établissement  d'une  autorité  hu- 
maine visible.  Et^  en  faisant  marcher  l'homme 


CH.  VIII.  —  l'absurdité  des  tratiques    223 

dans  la  sphère  même  de  la  fol  sous  une  direc- 
tion et  avec  une  assistance  étrangère,  Dieu 
ne  fait-il  pas  se  développer  dans  tout  son  éclat 
la  nature  humaine,  telle  qu'elle  se  montre  dans 
toutes  les  circonstances  de  la  vie  ?  Et  l'homme, 
en  se  sentant  dépendant,  dans  l'acceptation 
des  vérités  religieuses,  surtout  d'une  autorité 
incarnée  en  un  homme,  ne  voit-it  pas  ainsi 
plus  sûrement  établie  la  valeur  de  l'acte  de 
foi?  A  combien  d'illusions,  de  faux  fuyants, 
de  motifs  égoïstes,  serait  exposée  une  croyan- 
ce qui  ne  reposerait  que  sur  des  garanties  in- 
ternes ?  Mais  aussi  s'incliner  par  amour  de 
Dieu,  quand  un  homme,  se  référant  d'ailleurs 
à  l'autorité  qu'il  a  reçue  de  Dieu,  parle, 
voilà  ce  qui  montre  toute  l'énergie  d'un  ca- 
ractère moralement  fort  et  en  même  temps 
humble. 

C'est  donc  dans  la  permanence  au  milieu 
des  hommes  d'une  autorité  doctrinale  humaine 
continue,  soutenue  par  l'assistance  divine, 
que  le  catholique  voit  l'un  des  plus  grands  si- 
gnes de  la  bienveillance  divine.    L'essentiel 


224  KANT   ET   LA  SCIEN'CE  MODERNE 

pour  rhumanilé,  n'est-ce  pas  que  nous,  et  les 
générations  futures,  nous  puissions  connaître 
par  expérience  la  révélation  divine,  une  fois 
extérieurement  promulguée,  avec  la  môme  cer- 
titude qu'à  l'époque  même,  où  elle  se  fit?  Ne 
s'agit-il  pas  de  conserver  intactes  à  travers  les 
Hots  du  temps,  qui  altère  tout,  des  vérités  qui 
décident  de  notre  avenir?  des  vérités  qui,  ex- 
posées, à  cause  de  leur  contenu,  aux  plus 
grandes  méprises,  ont  en  raison  môme  des  de- 
voirs qui  s'y  rattachent  pour  nous,  des  consé- 
quences incalculables?  des  vérités  contre  les- 
quelles la  superbe  humaine  et  l'humaine  sen- 
sualité ne  cessent  de  s'insurger?  Dans  des 
conjonctures  aussi  importantes,  nous  renver- 
ra-t-on  à  l'humaine  sagacité  et  aux  caprices  hu- 
mains? Chacun,  ce  semble,  doit  trouver  faci- 
le à  comprendre  que,  si  Dieu  veille  spéciale- 
ment sur  le  salut  de  l'humanité,  il  ait  pris  des 
dispositions  conformes  à  la  nature  humaine, 
pour  rendre  la  vérité  révélée  accessible  à  tou- 
tes les  générations.  En  s'en  reposant  sur  l'Égli- 
se, le  catholique  a  la  conviction  de   se  repo- 


Cir.  VIII.  —  IXINTELLIC.  DES  PRATIQUES      225 

s(î  sur  Diou,  qui  a  promis  de  préserver  de 
toute  erreur  l'autorité  de  sou  Kglise. 

7.  —  Voilà  la  conception  catholique  de 
l'acte  de  loi:  voilà  ce  qui  l'ait  à  nos  contempo- 
rains reflet  d'un  si  étrange  fantôme  !  Sur  ce 
point  encore  nous  retrouvons  les  conséquences 
de  la  philosophie  de  Kant;  c'est  seulement  du 
point  de  vue  de  Kant  (ju'on  peut  trouver  ex- 
plicable leur  manière  d'apprécier  l'acte  de 
foi.  Nos  modernes  savants  pensent  comme 
Kant,  et  par  là  même  il  leur  manque  toutes 
les  conditions  préliminaires,  qui  pourraient 
ien(h*e  intelligible  la  nature  de  l'acte  de  foi: 
Kntendons-les. 

Premif-mucnt,  disent-ils,  il  est  impossible 
«le  connaître  nettement  s'il  y  a  un  Dieu,  si 
Dieu  s'occupe  des  hommes;  encore  moins 
pouvons-nous  être  certains  de  l'existence  d'une 
lévélation  divine.  Car  ce  n'est  que  dans  le 
monde  phénoménal,  le  seul  accessiljle  à  nos 
sens,  qu'il  peut  être  (question  d'un  savoir 
4îxact.  Que  signitient  les  preuves  de  l'existen- 
<:e  de  Dieu?  Ne  sont-elles  pas  «  déplorables  »  ? 

PESCH.    —   KANT.    —    15. 


226  KANT   ET   LA   SCIENCE  MODERNE 

«  S'en  tenir  à  ces  preuves,  ce  n'est  que  don- 
<i  ner  une  expression  scolastique  au  penchant 
i(  que  nous  avons  à  admettre  un  Dieu  »  (1). 

Ces  pensées  ne  sont-elles  paslesileurs  éclo- 
ses  sur  l'arbre  du  kantisme  ?  La  Critique  de 
la  Raison  pure  est  bien  «  l'œuvre  monumen- 
ts taie  du  genre  humain  »,  dans  laquelle  est 
déniée  toute  valeur  à  la  connaissance  humaine 
qui  dépasse  les  limites  de  la  perception  sen- 
sible. 

Mais,  «  la  foi  de  la  Raison  pure  »  !  Kantn'a- 
t-il  pas  supprimé  le  savoir  suprasensible  pré- 
cisément pour  faire  place  à  la  foi? 

Voici  la  réponse.  En  mettant  de  côté  le 
savoir  suprasensible,  Kant  a  coupé  la  racine 
de  la  foi  chrétienne.  En  effet,  pour  croire,  au 
sens  clirétien,]e  dois  savoir  qu'il,  y  a  un  Dieu, 
et  que  Dieu  a  fait  une  révélation  à  l'humanité. 
Or,  que  peut  savoir  un  Kantien  d'une  révéla- 
tion divine?  A  son  point  de  vue,  Kant  a  rai- 
son de  remarquer  que,  c*  si  Dieu  parle  réelle- 
<(  ment  à   l'homme,  celui-ci  ne  peut  jamais- 

(1;  Lange,  Hist.  du  matcrial.,  i,  382. 


CH.  VIII.  —  ININTKLLKÎ.    DES  PUATIQUES       227 

«  savoir  qne  c'est  Dieu  qui  lui  parle;  il  est 
«  absolumonl  impossible  que  l'homme  saisisse 
«  rinliiii  à  l'aide  de  ses  sens,  le  distingue 
«  des. êtres  sensibles  et  le  reconnaisse  parmi 
«  eux  ))  (I). 

La  foi  feinte  de  Kaiit  n'a  de  commun  que 
le  nom  avec  la  foi  clirélienne.  Ce  que  Kant 
appelle  foi,  ne  peut  être  pour  l'homme  qu'un 
besoin  du  sentiment,  un  moyen  d'affirmer  la 
dignité  rationnelle,  une  acceptation  probléma- 
tique, qui  n'a  besoin  que  de  l'idée  de  Dieu,, 
sans  toutefois  prétendre  en  garantir  théori- 
quement la  réalité  objective  (2).  La  vérilé  re- 
ligieuse, ou  de  foi,  n'a  dans  la  bouche  de^ 
Kant  d'autre  sens  que  celui  d'une  fiction  vi- 
de,  mais   utile  (.3).    Le   Dieu    de    Kant,   au 

(1)  Connit  (Ifs  facultés  (  Oùiries,  X.  3-20  ). 

(2)  La  religion  dans  les  limites,  etc  (  Œuvres,  X,  15(5). 

(3)  A  ceci  se  raltache  ciicore  la  flistiiiclion  mise  en  vigueur 
par  Kant  entre  la  Itelnjion  et  la  Tlipolu'ilf,  dislinclion  qui  ji>ne 
un  rôle  si  saillant  dans  le  «  Cdullit  des  facultés  ».  Dans  la  pen- 
sée de  Kant,  cette  distinction  signifie  que  le  dogme,  el,  en  gé- 
néral, la  connaissance  religieuse,  n'est  qu'un  pioilnit  de  l'es- 
prit tinmain  et,  par  suite,  une  partie  non  essentielle  de  la  re- 
ligion, que  l'erreur  y  a  introduite. 


228  KANT   KT   LA  SCIENCE   MODERNE 

mieux  aller,  c'est  le  roi  des  ombres  qui 
Hotte  comme  un  spectre  dans  l'Au-delà,  qui 
ne  peut  rien  dans  ce  monde-ci.  C'est  pour- 
quoi Kant  interdit  la  prière  proprement  dite 
à  Dieu,  et  raille  l'attitude  du  chrétien  qui 
prie.  Strauss  remarque  avec  à  propos  que 
Kant,  après  avoir  dissous  scientiliquement 
les  preuves  de  l'existence  de  Dieu,'  n'a  pas 
voulu  cependant  se  passer  entièrement  du 
Dieu  de  sa  jeunesse  et  de  son  éducation  et, 
en  conséquence,  lui  a  du  moins  assigné,  dans 
un  coin  vide  de  sa  doctrine,  un  rôle 'de  bou- 
che-trou (1). 

Secondement,  les  adeptes  de  la  moderne 
culture  nous  disent  :  Quelle  valeur  aurait  pour 
nous  une  «  vérité  objective  »?  Notre  connais- 
sance n'est  que  le  produit  d'une  activité  sub- 
jective; ce  qui  est  en  soi,  ne  nous  occupe  pas; 
ce  n'est  que  dans  le  monde  phénoménal  que 
nous  connaissons  la  vérité,  et  c'est  nous  qui 
la  faisons.  De  vérité  d'après  laquelle  nous  de- 

(I)  L'ancienne  et  la  nouvelle  foi,  p.  1 19. 


i:il.  vm.    —  ININTKLLKl.    DES  l'IlATIQUES      'i2f> 

vions  nous  dirijiiM-,  il  n'y  en  a  point.  C'est 
dans  la  recherche  individuelle  que  consiste  le 
bonheur  de  riiomnie,  et  non  dans  la  posses- 
sion d'une  vérité  objective:  à  quoi  donc  ser- 
virait une  vérité  donnée  par  une  révélation 
divine?  On  parle  bien  encore  chez  les  savants 
modernes  de  révélation,  mais  ce  n'est  que 
dans  le  sens  où  Herder  a  dit  :  «  La  révélation 
«  s'étend  à  tous  les  âges  ;  chaque  âge  décou- 
«;  vre  et  révèle.  L'époque  du  Christ,  grande 
a-  époque  de  révélation,  a  accompli  sa  tâche. 
«^  Quiconque  met  une  vérité  en  pleine  lumière, 
n.  fait  une  révélation  »  (1).  On  parle  peut-être 
bien  aussi  de  «dogmes  »,  mais  ce  sont  les  ex^ 
pressions  objectives  d'une  religiosité  sub- 
jective. 

Ce  n'^st  sans  doute  pas  Kant  qui  a  dit  ces 
paroles  si  célèbres:  «Si  Dieu  tenait  renfermée 
«  dans  sa  main  droite  toute  la  vérité,  et  dans 
«.  la  main-  gauche  le  désir  toujours  ardent  à 
«  la  poursuite  de  la  vérité,  —  même  avec  la 

■{{}  De  l'esprit  du  Christianisiiic,  p.  311. 


^0  KANT  ET  LA   SCIENCE  MODERNE 

«  perspective  d'errer  toujours,  —  et  me  di- 
«  s:iit:  Choisis!  je  saisirais  humblement  sa 
«  main  gauche,  et  lui  dirais:  Père,  donne- 
*  moi  celle-ci  !  La  vérité  pure  n'est  que  pour 
«  toi  seul  »  !  Ce  rabaissement  de  la  vérité 
objective  aux  proportions  d'un  jeu  d'enfant 
par  les  caprices  de  l'opinion  individuelle  était 
déjà  bien  avant  Kant  un  mal  inoculé  à  la  pen- 
sée par  le  protestantisme.  Mais  n'est-ce  pas 
Kant  qui,  d'une  façon  supérieure,  a,  par  sa 
Critique  de  la  Raison  pure,  systématisé  pour 
l'homme  la  dépréciation  de  la  vérité  objective 
e.n  lui  donnant  une  forme  sérieuse  et  scienti- 
fique? Il  nous  enseigne  que  ce  que  nous  con- 
naissons n'apparait  en  nous  que  grâce  à  notre 
propre  activité  cognilive;  que  ce  qui  est  con- 
nu, est  le  produit  de  notre  esprit;  que  nous 
sommes  astreints  à  juger  de  telle  et  telle  ma- 
nière, sans  savoir  si,  en  fait,  il  en  est  ainsi; 
que  la  vérité,  le  temps,  l'espace,  la  réalité, 
que  tout  est  un  rayonnement  de  notre  esprit; 
que  l'objet  de  toute  noire  activité  pensante  est 
un  phénomène  imaginaire;  que  ce  qui  se  ca- 


en.  VIII.  —  ININTELLIG.    DKS  PRATIQUES      231 

€lie  derrière  lui,  nous  demeure  inconnu.  — 
Une  telle  doctrine  ne  repousse-t-elle  pas  l'acte 
de  la  foi  chrétienne  jusque  dans  le  lointain  le 
plus  inaccessible? 

Troisicmcmcnl,  —  enfin,  les  modernes  sa- 
vants nous  disent  qu'il  est  contraire  à  la  di- 
ipiilé  rationnelle  de  l'homme  d'accepter  sur 
simple  autorité  des  vérités  ou  plutôt  des  dog- 
mes. L'homme  étant  l'ait  pour  comprendre  et 
réfléchir,  a  le  droit  de  tout  citer  à  la  barre  de 
sa  réflexion  et  de  sa  propre  recherche.  Une 
«(  humble  »  soumission,  telle  que  celle  qui  fait 
la  substance  de  l'acte  de  foi,  convient  à  des 
enfants  mineurs,  et  non  à  des  hommes  libres. 
Le  respect  de  soi-même,  tel  est  le  premier  de- 
voir de  l'homme  :  contre  ce  devoir  pèche  qui- 
conque pratique  la  foi  chrétienne. 

Qu'on  ait  foi  en  d'autres  hommes  pour  les 
choses  temporelles,  et  par  autorité  humaine, 
l'esprit  moderne  trouve  cela  tout  à  fait  dans 
l'ordre.  Le  malade,  en  présence  du  médecin, 
renonce  à  penser  par  lui-même;  pareillement, 
en    présence  du    ministre,  le  fonctionnaire 


232  KANT   ET   LA    SCfKXC:E    MODERNE 

l'ignorant,  en  présence  de  l'homme  du  mé- 
tier. Mais  se  soumettre  à  un  autre  homme  jwr 
amour  de  Dieu,  voilà  ce  qui,  aux  yeux  des 
contemporains,  est  un  crime  capital.  —  On  ne 
«liscute  pas  de  pareilles  insanités. 
•  Après  les  développements  que  nous  avons 
fournis  jusqu'ici  sur  la  doctrine  de  Kant,  il 
«'est  pas  besoin  d'expliquer  au  long  comment 
cette  proscription  de  l'acte  de  foi  résulte  natu- 
rellement de  la  Critique  de  la  liaison  pure. 
Mettre  l'homme  au  dessus  de  la  vérité  objec- 
tive, le  considérer  comme  un  être  radicale- 
ment indépendant,  lui  enseigner  qu'il  ne 
doit  rien  admettre  qu'après  l'avoir  soumis  à  sa 
propre  critique  ;  enfin,  crier  à  l'homme  : 
«  Trouve  toi-même  par  ta  propre  étude  », 
c'est  être  nécessairement  amené  à  regarder  un 
acte  dans  lequel  l'homme  se  soumet  à  l'au- 
torité d'un  Dieu  révélateur,  comme  une  vé- 
ritable abomination,  et  l'acceptation  d'un 
mystère  révélé  comme  le  comble  de  l'extra- 
vagance. 

Un    ancien   écrivain   ecclésiastique  a   dit  : 


CH.  vnr.  —  imntkllk;.  ni:s  i'Hatkjuks     "ZV-i 

«  Celui-là  (Irchoif  des  hauteurs  de  la  uobles- 
K  se,  qui  jieul  admirer  autre  chose  que  Dieu». 
Kant  dit  d'une  façon  diamétralement  opposée: 
«  Celui-h'i  déclioitdes  liauteurs  de  la  noblesse, 
<!L  qui  peut  admirer  autre  chose  (|ue  sa  propi'e 
«  raison,  c'est-à-dire  lui-même  >>. 

Maintenant,  encore  un  mot  relativement  à 
rintluence  désastreuse  de  Kant  sur  le  Chris- 
tianisme positif. 


I 


CHAPITRE    IX 


LE   CULTE  NEO-PAIEN  DE  L  HUMANITE. 


CHAPITRE   1\ 


I.K  CULTE  XÉO-PAIEN  DE  l'IIUMAMTÉ. 


1.  —  Le  célèbre  sceptique  .Montaigne  ra- 
conte que  son  père^  témoin  des  commence- 
ments de  la  Réforme  au  XVI'*  siècle,  avait  dit  : 
«  Ce  commencement  de  maladie  dégénérera 
en  un  athéisme  abominable  o  (1).  Aujourd'hui^ 
c'est  un  fait  accomph.  Tandis  qu'autrefois  on 
regardait  Dieu  comme  le  soleil  central,  autour 
duquel  tout  se  mouvait,  aujourd'hui  l'on 
est  convaincu  que  ce  produit  de  notre  planè- 
te, qui  s'appelle  l'homme,  trône  au  centre  de 

(I)  Essais,  H,  12. 

•iri 


238  KANT    ET   LA   SCIENCK    MODERNE 

l'univers.  L'homme  qui,  plus  que  tout  autre, 
a,  par  son  activité  scientifique  et  l'atlitude 
cauteleuse  qu'il  a  prise  vis-à-vis  du  Clirislia- 
nisme^  présidé  à  ce  développement,  c'est 
Emmanuel  Kant. 

Que  notre  temps,  dans  les  éléments  princi- 
paux de  son  développement,  soit  anlichrélien 
et  même  absolument  païen,  c'est  ce  qui  n'a 
nul  besoin  d'être  prouvé.  Les  représentants 
les  plus  en  renom  de  la  science  moderne,  de- 
venus chefs  de  chœur  non  par  leur  propre  sa- 
voir-faire, mais  portés  par  les  flots  mômes  du 
torrent,  sont  des  adversaires  déclarés  du  chris- 
tianisme positif.  Les  «  savants  »,  sous  la  ban- 
nière de  Strauss,  ont  déserté  eu  masse  le  ter- 
rain du  Christianisme  et  ne  voient  plus  dans 
le  Christ  un  Dieu,  mais  un  rêveur  maladif,  ou 
même  seulement  un  mythe.  Pour  d'autres, 
la  divinité  du  Christ  ne  consiste  que  dans  ses 
qualités  extraordinaires  de  cœur  et  d'esprit. 
Ces  derniers  veulent  être  encore  appelés  chré- 
tiens. C'est  à  eux  que  s'applique  le  mot  aussi 
dur  que  vrai  de  Proudhon  :  «  11  n'y  a  que  des 


cil.  IX.  —  CCLTE  NKO-PAIEN  DE  L'HUMANITÉ  239 

«  tapageurs  i,aM'nia niques  qui  puissent  se  dire 
«  cliréliensen  niant  la  divinité  du  Christ  ».  Pa- 
reillement, beaucoup  de  ceux  qui,  outre  le  nonu 
gardent  encore  de  certains  rapports  extérieurs 
avec  l'Église  chrétienne,  admettent  des  prin- 
cipes absolument  inconciliables  avec  l'essence 
du  Christianisme.  C'est  à  ce  groupe  (|u'appai'- 
tiennent  en  masse  les  déistes  et  panthéistes» 
parmi  les  théologiens  protestants,  puis  les  ado- 
rateurs de  l'Etat,  j'entends  tous  ceux  qui  ré- 
clament cette  obéissance  sans  conditions  aux 
lois  de  l'État,  qui  n'est  due  qu'à  Dieu^  et  qiii^ 
par  suite,  subordonnent  la  religion  à  l'État 
et  reconnaissent  à  ce  dernier  le  droit  d'élever 
la  jeunesse  pour  ses  fins  à  lui,  c'est-à-dire  les 
fins  terrestres.  II  y  a  encore  les  indilïérents, 
pour  qui  toutes  les  religions  se  valent,  parce- 
(|u'elles  sont  toutes  également  mauvaises,  etc. 
Ces  divers  groupes  ont  plus  ou  moins  verst'-- 
dans  le  paganisme,  qui  se  dresse  au  milieu  de 
nous  comme  une  gigantesque  construction 
babylonienne. 
Pour  (c  l'opinion  publique  »  chez  nous,  l'Au- 


î240        KANT  lyr  la  science  moderne 

<lelà  ('hivticn  n'est  plus  qu'une  belle  idée,  qui 
ne  doit  pas  nous  empêcher  de  l'aire  la  plus 
iirande  exploitation  possible  de  ce  monde-ci.  La 
|)lupart  des  vérités  de  la  religion  chrétienne 
sont  démontrées  fausses  et  contredites  pai* 
les  découvertes  de  la  science  moderne.  Contre 
la  conception  d'un  Dieu  personnel,  lequel  s'oc- 
4'upe  des  hommes  plus  qu'un  bon  papa,  qui 
procure  à  son  enfant,  bien  ou  mal  élevé,  un 
riche  héritage,  la  pensée  moderne  se  pronon- 
ce très  nettement.  Arrivée  à  sa  maturité,  elle  ne 
veut  pas  davantage  entendre  parler  de  l'hété- 
ronomie  des  commandements  divins,  qui  ont 
pu  être  bons  pour  la  jeunesse  de  l'humanité  en 
tutelle.  Dans  cette  lutte  de  la  science  moder- 
ne contre  le  Christianisme  historique  et  l'Égli- 
se, tous  les  eflbrts  tendent  à  Interpréter  dans 
un  sens  mythique  et  symbolique  les  dogmes 
et  les  faits  de  la  révélation  chrétienne. 

Sans  l'élément  conservateur,  sans  ce  ferme 
attachement  aux  formes  existantes  qui  est  si 
puissant  dans  la  nature  humaine,  il  est  vrai- 
semblable  que  le  Christianisme  extérieur  au- 


CH.  IX.  —  c.ULTK  Ni':û-i>.\ii:N  DK  l'humanitk  241 

rail  lui  aussi,  à  pou  près  disparu  de  noire 
vie  prati(|ue.  H  y  sul)siste  encore  aujourd'iiui 
comme  un  ensemble  de  vaines  formules.  L'at- 
mosphère de  notre  siècle  est  plus  dange- 
reuse que  celle  de  l'ancien  paganisme,  parce 
(pi'elle  cache  l'abime  du  paganisme,  sous 
l'appareil  extérieur  du  Christianisme  ;  elle  est 
pire,  parce  que  son  antichrislianisme  est  animé 
lie  l'esprit  des  renégats. 

^2.  —  Le  paganisme  moderne  n'a  pas  besoin 
<le  se  chercher  longtemps  autour  de  lui  un 
nouveau  dieu  ;  il  n'a  (ju'à  prendre  celui  qui, 
dès  le  commencement  du  monde,  s'est  emparé 
delà  place  de  Dieu  chez  tous  les  hommes  sé- 
parés de  Dieu.  L'Apùtre  des  gentils,  saint  Paul, 
a  émis  l'une  de  ses  vues  les  plus  profondes 
quand  il  a  décrit  en  ces  termes  le  paganisme 
de  son  temps:  «  Bien  qu'ils  connussent  Dieu, 
«  ils  ne  l'ont  pas  honoré  comme  Dieu  et  ne  lui 
«  ont  pas  rendu  grâces,  mais  ils  se  sont  éva- 
«  nouis  dans  leurs  raisonnements,  et.  leur 
<•(  cœur  devenu  slupide  s'est  obscui'ci,  ils  se 
<(  sont  donnés  pour  sages,  et  ils  sont  devenus 

PESCH.    —   KAM.    —   16. 


242  KANT    ET   LA   SCIKXC.K    MODEnN'K 

«  insensés,  cl  ils  ont  (''cliangé  la  gloire  «InDieu 
«  immuable  pour  l'image  et  la  ressemblance  de 
«l'homme  périssable  »  (1).  Ces  paroles  ne  s'ap- 
pliquent-elles pas  entièrement  au  culle  moder- 
ne de  rhumanilé?  Pendant  qu'ils  prétendent 
ne  pouvoir  rien  savoir  de  Dieu  supérieur  au 
monde,  ils  groupent  tout  aufour  de  l'homme 
comme  de  l'être  absolument  bon,  indépendant,, 
se  suffisant  à  lui-même,  élant  à  lui-même  sa 
fin  et  sa  loi^  et  ils  espèrent  ainsi  ramener  les 
délices  du  paganisme  expiré  et  <(.  la  charmante 
iloraison  de  la  nature».  Voilà  le  culte  moder- 
ne de  l'humanité. 

Le  Christianisme  aussi  a  un  a.  culte  de  l'hu- 
manité »,  mais  qui  diffère  du  paganisme  ancieu 
et  moderne,  comme  le  jour  de  la  nuit. 

Le  Christianisme  rendait  l'individu  dignc^' 
d'un  culte  en  lui  rappelant  ses  rapports  inté- 
rieurs avec  Dieu  ;  il  lui  montrait  où  tiouver  la 
base  nécessaire  pour  fonder  sa  véritable  di- 
gnité. A  la  lumière  de  la  vérité    chrétienne, 

(1)  Ép.  aux  Romains,  i,  21  sqq. 


Cir.  IX.  —  CULTK  NÉO-PAIEN  ?jE  L'nL'MANITK  2^ 

l'iiomnic  \wu[  se  comparer  à  un  eep  de  vigne, 
(jiii  ne  porte  vu  son  temps  de  bon  raisin  que 
lorsqu'il  n'est  pas  laissé  à  lui-même  mais 
soutenu  et  redressé  ;  mieux  encore,  il  ressem- 
ble à  un  enfant  de  bonne  volonté,  mais  faible, 
et  qui,  abandonné  à  lui-même,  tombe  dans  là 
boue,  tandis  que,  s'il  est  relevé,  il  s'avance 
appuyé  sur  la  main  paternelle  de  Dieu.  Le 
Christianisme  nous  montre  dans  l'homme  en 
((uelque  sorte  un  messager  divin  qui  tire  tou- 
te sa  valeur  des  hautes  missions  qui  lui  sont 
contiées.  11  n'est  pas  possible  que  cette  déri- 
vation de  tous  les  devoirs  et  droits  de  l'hom- 
me, de  la  soumission  à  Dieu,  n'exerce  pas 
sur  toute  la  vie  supérieure  une  influence  plas- 
tique. Esquissons  rapidement  cet  «  humanit.v 
rjsme»  chrétien;  nous  n'en  pénétrerons  que 
mieux  la  nature  du  moderne. 

En  s'appuyant  sur  Dieu,  l'homme  n'a  plus 
besoin  de  se  plaindre  et  de  dire  avec  le  poète: 
\ideo  meliora,  proboque  ;  détériora  seqUor, 
«  La  créature,  affranchie  de  la  servitude  de  la 
«  ruine,  est  élevée  à  la  liberté  glorieuse  des 


H'i^  KANT    ET    LA    SCIENCR   MODERNE 

<c  enfants  de  Diou  «  (1).  La  soumission  à  Dieu 
«e  foui'nit  pas  seulement  une  barrière  solide 
<:on1re  les  empi«Hements  de  l'égoisme  (et  telle 
^st  la  condition  préliminaire  la  plus  nécessaire 
<]u  bonheur  public);  elle  donne  encore  à 
J'individu  une  noble  indépendance  vis-à-vis 
des  liens  honteux  des  passions  et  des  préten- 
tions injustes  du  monde.  Cogi  qui  potest, 
■jicscit  mari  !  Voilà  cette  indépendance,  pleine 
de  mépris  pour  le  monde,  qui  se  manifeste 
î?i  grandiose  dans  l'histoire  des  saints  et  des 
martyrs!  Il  y  a  quelques  années,  racontent  les 
relations  des  missionnaires,  un  roi  de  Siam 
disait:  «Les  chrétiens  sont  les  seuls  de  mes 
<(  sujets  qui  sachent  dire  non  ».  De  plus,  cette 
soumission  à  Dieu  met  chacun  à  la  place  qui 
iui  appartient  et  devient  le  principe  de  Tordre, 
le  souffle  vivifiant,  qui  anime  naturellement 
les  rapports  des  gouvei-nants  et  des  gouvernés 
dans  les  divers  milieux  sociaux,  je  veux  dire 
dàris  l'État  et  dans  la  famille;  qui  commande 

(1)  Ep.   aux   Honiains,  \iii,2I. 


CH.  IX.  —  CULTE  NÉO-PAIEN  DK  L'HUMANITÉ  24'> 

à  d'aulres,  commande  à  la  pince  de  Dieu;  qui 
obéit,  obéit  par  amour  de  Dieu.  C'est  dans 
l'idée  de  sa  dépendance  que  l'homme  trouve 
le  motif  de  se  ranjjer  à  Tordre;  la  force  dese- 
résigner  dans  les  moments  durs  de  la  vie  ; 
l'impulsion  pour  exercer  l'autorité  de  Dieu  et- 
témoigner  la  bonté  de  Dieu,  dont  il  tient  la 
place,  à  ceux  qui  dépendent  de  lui  en  quelque- 
façon. 

C'est  ainsi  que  le  Christianisme,  s'en  réfé- 
rant à  notre  dépendance  vis-à-vis  de  Dieu, 
nous  donne  une  idée  sublime  de  la  divinité. 
Enfants  d'Adam,  il  nous  fait  connaître  notre- 
destination  supérieure,  auprès  de  laquelle 
toutes  les  distinctions  terrestres  paraissent 
puériles;  il  rend  l'individu,  même  le  plus, 
abandonné,  mais  ayant  des  droits  et  des  de- 
voirs, inviolable  et  sacré  sous  certains  rap- 
ports, en  tant  que  Dieu,  avec  des  devoirs  et 
des  droits,  lui  a  donné  une  destination  su- 
périeure à  la  terre.  Et,  ce  qui  est  le  plus  im- 
portant, tout  cela,  le  Christianisme  ne  nous 
l'offre  pas  comme  une  belle  idée  ce  pour  ser- 


-  24()  KANT    KT     LA    SCIENCE    MODERNE  ^ 

«  vil*  à  la  solution  de  la  question  sociale  », 
mais  comme  l'expression  indubitablement  li- 
dèle  de  la  vraie  réalité.  Voilà  la  force  inté- 
rieure, voilà  la  base  inébranlable  sur  laquelle 
repose  1%<  humanité»  chrétienne  ;  e\[e  ne  verse 
pas  dans  ce  triste  mépris  de  l'homme,  dans 
cet  abrutissement  de  l'homme,  qui  ne  peut 
manquer  de  se  produire  dans  le  paganisme. 
Le  mépris  de  l'homme  a  toujours  été  la  former 
concrète  de  culte  de  l'humanité,  hors  du 
Christianisme.  En  théorie,  le  sage  païen  révaif 
un  état  idéal,  et  faisait  à  l'homme,  sans  volon- 
té et  sans  mœurs,  l'honneur  de  lui  confier  h; 
rôle  d'un  rouage  dans  une  machine,  tandis 
que,  dans  la  pratique,  il  subordonnait  les  hom- 
mes (îomme  les  choses  à  son  égoïsme  effréné. 
Le  mot  de  César:  Humanmn  paucis  vivit  ge- 
nus,  est  la  formule  exacte  de  cette  conception 
du  paganisme  antique,  «c  C'est  sur  l'esclavagiL' 
.  ii.  que  reposait  toute  la  haute  culture  de  l'an- 
«  tiquité,  en  particulier  delà Grécç.  C'est  ainsi 
«c  que  ces  nations  de  haute  civilisation  trai- 
€  talent  fort  durement  leurs  esclaves,  les  con- 


VAl.  IX.  —  f.l'LTK  NÉO-l'AlliN  \)E  l/lll  MANITÉ  !247 

«  siiléraioiit  coiniuc  dos  rlioses,  dos  animaux, 
«  ne  los  croyaient  point,  ni'jnns  apr«?s  la  mort, 
Ci  égaux  à  eux-mêmes,  et,  jusque  dans  l'au- 
«  tre  vie  leur  assignaient  un  séjour  séparé. 
«  En  iirociamant  tous  les  hommes  égaux  de- 
*i.  vaut  Dieu,  le  Ckrislianisnie  arracha  la  racine 
<!  du  mal  ))  (1).  Aujourd'hui  encore,  en  de- 
hors du  Christianisme,  l'Iiomme  n'a  d'autre 
valeur  que  celle  de  son  pouvoir  temporel  ou 
<le  son  utilité  pour  l'Etat  ou  pour  son  groupe 
social  ou  poui'  son  maître,  tandis  que,  chez 
les  chrétiens,  même  les  entants  les  plus  pau- 
vres et  les  plus  ditrormes  sont  l'ohjet  d'une 
sollicitude  pleine  de  tendresse. 

.">.  —  Qui  nev(jit  maintenant,  que  le  culte 
moderne  de  Thumanité  signilie  précisément 
l'opposé  des  tendances  de  l'humanité  chré> 
tienne?  On  cherche  aujourd'hui  de  nouveau 
à  soustraire  l'homme  à  l'obéissance  à  Dieu, 
ai  à  le  rendre  si  i)rofond(''ment  à  lui-même 
ijue,  sous  ce  rapi)ort,  on   enchérit  môme  sur 

(I)  Hdlwalil,  Histoire  lie  la  Civilisation  ,  p.  148. 


248  KANT   ET    LA    SCIENCE    MODERNE 

l'ancien  paganisme.  La  tendance  de  ce  mou- 
vement est  vivement  exprimée  par  «es  vers  de 
Herwegh  : 

Sus  !  que  des  nalions  aux  croupissantes  eaux, 
Que  des  religions,  dont  s'effiitenl  les  os, 
Radieuse,  surgisse  une  humanité  neuve! 

En  apparence,  on  offre  à  l'homme,  «  libé- 
«  ré  de  toute  tutelle  »,  l'absolue  indépen- 
dance, telle  qu'on  ne  la  reconnaît  dans  les 
théories  chrétiennes  qu'à  l'Etre  divin.  Les 
droits  de  l'homme  ne  reposent  plus  sur  les 
principes  éternels  et  la  raison  divine,  ne  sont 
plus  des  privilèges  conférés  à  l'homme  par 
Dieu,  et  qui,  marqués  du  sceau  de  l'inviolabi- 
lité, s'étendent  à  tout  ce  qui  est  indispensa- 
ble à  la  dignité  de  notre  existence.  Aon,  le 
droit  moderne,  comme  la  moderne  morale, 
a  pour  principe  l'humanilé.  Ce  n'est  point 
parce  qu'il  se  sent  obligé  vis-à-vis  de 
Dieu,  c'est  parce  qu'il  prétend  à  une  liberté 
sans  limites,  que  l'homme  d'aujourd'hui  est 
fier  de  sa  dignité  personnelle  et  de  ses 
droits. 


CH.  IX.  —  CLLTK-NÉO  l'AIEN  DE  L'hUMANITÉ  Î249 

Faut-il  s'étonner  que,  de  nos  jours,  la  divi- 
nisation de  riionime  produise  les  mêmes  ré- 
sultats que  dans  le  paganisme  ancien  ?  L'hom- 
me, que  l'on  se  figure  comme  la  source  de 
tout  vrai  et  de  tout  bien,  auquel  on  attribue 
une  absolue  liberté  et  des  droits  sans  limites, 
n'est  pourtant  enfin  que  l'homme  réel,  ou 
plutôt  ce  n'est  pas  l'homme  réel  tel  qu'il 
est  sorti  de  la  main  de  Dieu  et  qu'il  doit 
être  dans  le  plan  de  Dieu  :  c'est  l'homme 
sépare  de  Dieu  et  abandonné  à  lui-même. 
Qu'est-ce  donc  que  cet  homme  réel,  aiïrauchi 
de  toute  tutelle  ?  qu'est-ce  que  .«  l'homme 
pur  »? 

Lorsque  l'homme  se  tient  à  la  i)lace  que 
lui  assigne  son  existence  dépendante,  lorsqu'il 
laisse  régner  en  lui  l'esprit  de  Dieu,  il  est  le 
plus  noble,  le  plus  glorieux,  le-  plus  aimable 
des  êtres:  vassal  de  Dieu,  il  est  le  roi  de  la 
création.  Séparé  de  Dieu,  il  déchoit  en  lui- 
même,  il  devient  cet  «  animal,  le  plus  sale,  le 
«  plus  cruel,  et  en  même  temps  le  plus  or- 
gueilleux de  tous  »,  qu'ont  dépeint  tous  ceux 


'iôO  KANT    I:T    la    science    MODERNE   . 

qui  connaissent  riiunianité  (1).  Le  ciilte  niu- 
«lerne  de  l'humanité  est  en  idée  séduisant 
€omme  toute  llatterie,  mais  ce  n'est  que  le 
masque  éclatant  de  régoisme  qui,  dès  le  dé- 
but de  l'histoire,  déchire  et  détruit  tout  ce  qu'il 
y  a  de  noble.  La  misère  et  la  confusion,  dont 
le  flot  grandissant  couvre  de  plus  en  plus  au- 
jourd'hui le  monde  civilisé,  viennent  de  ce 
que  la  science  moderne,  avec  cette  longue 
f|ueue  de  comète  qu'on  appelle  «  l'éducation 
populaire)),  a  séparé  l'homme  de  Dieu,  et  fait 
de  l'homme,  abandonné  à  lui-même,  le  prin- 
cijie,  à  la  place  de  Dieu,  <le  l'ordre  et  de  la 
vérité. 

i.  —  Montesquieu  dit  quelque  part  :  «  De 
«  l'idée  qu'il  n'y  a  pas  de  Dieu,  vient  l'idée  de 
<(  notre  propre  indépendance,  et  de  l'idée  de 
c<  notre  indépendance,  celle  de  la  révolte  ».  C'est 
maintenant,  ou  jamais,  qu'éclate  à  nos  yeux 
la  vérité  de  ces  paroles.  Nous  vivons  en  pleine 

(I)  Peindre  l'homme  sous  des  couleurs  trop  sombres,  c'est  fo- 
lie et  injustice.  Mais  on  ne  saurait  trop  souvent  rappeler  à  no- 
tre siècle,  ipii  a  revêtu  l'homme  des  attributs  divins,  commeiit 


<:ii.  IX.  —  c.uLTi;  NÉo-i'AiENDK  l'humanité  251 

révolte  générale.  VA  comment  pourrait-il  en 
élre  autrement?  Là  où  chacun  ne  connaît  que 
les  prétentions  île  son  moi  radicalement  illi- 
mité, chacun  ne  volt  dans  ce  (jui  l'entrave, 
<|ue  la  limite  de  sa  propre  souveraineté,  et  on 
ne  la  supporte  que  lorsque  l'on  ne  peut  faire 
autrement.  Le  sens  profond  de  toutes  les  ten- 
dances libérales  de  l'humanité,  c'est,  ainsi 
que  le  remarque' bien  un  historien  moderne 
de  la  civilisation  :  Ote-toi  delà,  que  je  m'y 
mette.  L'homme  moderne  émancipé  va  juste- 

ilcs  Ijonimos  qui  vivaient  en  pif  in  milieu  social,  ont  dépeint 
riioniinc.  Inutile  d'invoquer  le  témoignage  de  saint  Augustin 
<.'t  de  Salvien.  Au  soir  de  sa  vie,  GœHie  rédigeait  cette  note  :  «Je 
"  n'ai  aucune  conliancc  dans  le  monde;  j'ai   appris  à  être  mé- 

.  <(  fiant  ;  les  hommes  sont  bien  trop  niais,  trop  bas,  trop  mé- 
«  thodiquement absurdes;  il  faut  avoir  vécu  aussi  longtemps 
«  que  moi,  pour  a|)prcndrc  à  les  mépriser  complètement)). 
Napoléon  I""  disait  un  jour  :  «  Les  hommes  sont  des  porcs,  qui 
Il  se  nourrissent  d'or,  et  auxquels  je  jette  de  l'or  pour  les  mc- 

. «  per  à  ma  guise  y,.  Frédéric  II  avait  confié  à  Sulzer  la  direc- 
tion de  l'instruction  publique  en  Silésie.  Il  se  fit  adresser  un 
rapport  sur  Tétat  d^s  écoles.  Sulzer  lui  ditquc  tout  allait  fort 
bien,  depuis  qu'on  avait  adopté  le  principe  de  Rousseau  que 
homme' est  naliiiellement  bon  :  k  Ah  !  répondit  le  Roi,  tnoii 

.  «  cher  Sulzer,'  fnm  ne  connaisHe'^  pas  assez  cette  maudite 
Xnrace  à  laqueUc  nous  appartenons  »  !  D'accord   avec  cette 


252  KANT    ET    LA    SCIENCE    MODERNE 

ment  aussi  loin  que  s'élend  sa  puissance  :  il 
se  met  lui-même  au  dessus  de  tout.  S'il  k' 
faut,  par  dessus  le  sang  et  les  larmes  de  mil- 
lions d'iiommes,  il  passe  à  l'ordre  du  jour, 
pour  satisfaire  les  caprices  de  ses  passions  ou 
de  son  p(nivoir  égoïste.  Voilà  ce  qui  arrive 
pendant  la  guerre,  pendant  la  paix.  «  Spécu- 
lation et  vertige  »,  dit  Otto  Glagau,  au  début 
de  son  solide  ouvrage  sur  le  bouleversemonl 
de  la  Bourse  et  de  la  Banque  de  Berlin  (Leip- 
zig, 1876),  «  telles  sont  les  deux  puissances, 
«  sous  la  domination  desquelles  l'homme  ci- 
ce  vilisé  gémit,  soupire,  se  consume  et  dépé- 
«  rit  ».  Le  dynamiteur  de  Bremerhaven,  Tho- 

idée,  le  Roi  était  dans  son  gouvernement  rautociate  le  plus 
déterminé,  quoiqu'il  se  soit  toujours  proclamé  publiquement 
le  (tremier  serviteur  de  l'État.  Nons  ne  nions  pas  que  ces  pa- 
roles et  autres  semblables  ne  soient  marquées  d'un  certain 
exclusivisime  misauthropique,  mais  elles  ne  témoignent  que 
trop  d'une  vérité  bien  eoniuie  de  tous  ceux  «pii  n'iguorent  pas 
la  nature  humaine.  Démocrite  dit  que  l'homme  naît  malade. 
Qu'est-ce  <jue  l'homme'/  s'écrie  ini  autie  penseur  païen?  L'i- 
mage de  la  faiblesse,  la  proie  d'un  moment,  le  ballon  du  ha- 
sard, Fimage  de  la  mobilité,  un  mélange  d'envie  et  de  peine  ; 
le  reste,  bave  el  bile.  C'est  cette  vérité  qui  a  été  exprimée  en 
ees  termes  :  «  Le  monde  se  divise  en  coquins  et  en  fous  ». 


C».  IX.  —  CULTE  NÉO-PAIEN    DE  L'HUMANITÉ  253 

nias,  aujoiinriiui  presque  oublié,  s'est  multi- 
plié sous  mille  formes  dans  notre  société:  seu- 
lement le  crime  se  cache  sous  des  formes 
conventionnelles.  Tout  n'est  qu'une  affaire  de 
force.  Là  où  les  sujets  le  peuvent,  ils  secouent 
le  joug  de  l'obéissance,  et  là  où  les  gouver- 
nantsle  peuvent,  ils  concentrent  toute  la  force 
4Mili'e  leurs  mains.  C'est  le  succès  qui  justifie 
tout.  Admirable  spectacle  que  cette  fourmilière 
d'Kxcellences  indépendantes  !  a  lisse  poussent 
«  se  pressent,  se  tirent,  se  poursuivent,  s'é- 
«  pouvantent,  se  mordent,  et  tout  cela  pour 
ti.  un  morceau  de  pain  »,  et  pour  pouvoir  le 
manger  comme  il  faut!  Voilà  ce  qu'on  appelle 
l'idéal  de  l'humanité  (1). 

(I)  Nous  croyons  siiperlUi  d'entrer  plus  à  fond  dans  la  des- 
<:ripti()n  des  plaies  sociales,  par  lesquelles  coinineiice  déjà  à  se 
manifester  le  «  Eritis  sirnt  ilii  ».  Il  siiflit,  pour  les  rappeler, 
<le  citer  les  paroles  siiivanlcs  d'un  historien  de  la  civilisation  : 
(  Les  sacrifices  humains  que  demandaient  autrefois  la  super- 
stition... les  caprices  des  princes,  les  gueires  de  cabinet,  — 
c'est  aujourd'hui  la  moderne  civilisation  libérale  qui  les  exige 
;iussi  impérieusement,  et  sur  une  plus  vaste  étendue,  et  en 
plus  içi'and  nombre...  autrefois  aussi  le  paupérisme  et  la  pros- 
titution avaient  existé  sous  des  formes  pliis  douces,   mais  ja- 


254  KANT    KT    LA    SCIENCE    MODERNE 

5.  — A  qui  l'Allemagiio,  doit-elle  le  triste 
privilège  d'avoir  produit  avec  toutes  les  forées 
de  l'esprit  et  de  la  science  ce  retour  universel 
vers  le  paganisme?  Amis  et  ennemis  nomment 
aussitôt  le  penseur  de  Kœnigsberg,  et  la,  Cri- 
lique  de  la  Raison  pure.  Kant  a  exercé  ici 
doublement,  nouveau  Copernic,  son  influence, 
d'abord,  en  réussissant  à  taire  mettre  de  côlé 
le  Christianisme  ;  puis,  en  exaltant  l'homme. 

Sans  doute  à  cette  époque  le  protestantisme 
avait  déjà  «  spiritual isé  i)  le  Christianisme, 
historique,  c'est-à-dire  que,  au  point  de  vue 
où  il  paraissait  fait  pour  l'homme  et  en  mesu- 
re de  s'emparer  de  l'homme,  ill'avait  anéanti, 

mais  avec  racuité  d'aujourd'hui...  L'augmentation  frappante 
du  nombre  des  suicides  aujourd'hui  comme  dans  les  jours  de 
l'ancienne  Rome,  —  laquelle  va  de  pair  avec  l'athéisme  et  la 
décadence  de  la  religion  dans  le  peuple,  est  un  signe  indéniable 
<lu  temps,  —  de  la  domination  du  mal  dans  la  société.  Il  y  a 
un  rapport  qu'on  ne  peut  méconnaître  entre  cet  état  de  choses, 
et  la  prostitution  intellectuelle  des  hommes,  qui  vendent  leurs 
pensées,  sous  la  forme  de  leur  plume,  au  plus  offrant...  L'his- 
torien de  la  civilisation  est  forcé  d'avouer  que,  en  réalité,  le 
travailleur  moderne,'  malgré  son  affranchissement  politique  qui, 
d'ailleurs,  n'apaise  pas  sa  faim,  joue  le  rôle  de  l'esclave  du 
temps  passé  »  (Helhvald,  //(s^  de  la  civilis.,  783-5). 


cir.  ix.^  c.rr.TK  NKo-i'AïKN  f>i;  lihmaniti':  '27^7* 

eu  inriiic  loini)S(|U(',  sous  l'niitrc  i)oinf  de  vuo, 
il  l'avait  ivduil  à  une  opinion  subjective.  Dans 
hi  main  des  Jiéfornialeurs,  le  Christianisme 
ressemblait  déjà  à  une  Heur  arrachée  de  sa  tige, 
et  qui  eflenillée,  vivait  moribonde  dans  l'eau 
de  la  dépendance  vis-à-vis  de  l'Ktat.  A  Tépo- 
((ue  de  Kanf,  il  restait  surtout  deux  formes  d(^ 
«  christianisme  réformé  »,  (jui,  dans  leur  e.v 
clusivisme  repoussant,  ne  satisfaisaient  ni  l'es- 
prit humain,  ni  (Micon-  moins  la  vérité.  C'étaient 
le  subjectivisme,  sous  la  forme  du  Piétismc, 
inauguré  par  Spener,  et  le  subjectivisme  sons 
la  forme  de  Vortlinrloxie  chicanière  avec  ses 
innombrables  petits  papes.  Au  dessns  apparut, 
sorti  du  goulïre  plus  profond  de  l'esprit  du 
siècle  révolté  par  le  protestantisme,  un  nou- 
veau flot  de  subjectivisme,  le  frivole  et  légei" 
rationalisme.  A  l'étranger,  l'esprit  d'opposition 
contre  l'ancienne  Église  était  allé  jusqu'à  sii 
dernière  conséquence,  l'empirisme  éhonté, 
dont  le  domame  est  le  monde  sensible  ;  sous  la 
forme  du  matérialisme  français  et  du  scepti- 
cisme anglais,  il  avait  été  importé  en  Allema- 


!256  KANT    ET    LA    SCIENCE    MODERNE 

gne,  où  il  avait  bientôt  acquis  le  plus  vaste 
(léveioppemcnt,  en  raison  de  son  étroite  pa- 
renté avec  leur  esprit,  clans  les  milieux  pro- 
testants. 

C'est  au  milieu  de  ce  pêle-méle  confus  que 
Kant  parut,  et,  comme  le  dieu  dû  poète,  leva 
sa  tète  impassible  {pliidduni  capnt  exlulU  un- 
dis)  pour  imposer  le  calme  aux  éléments 
soulevés.  Bon  protestant,  il  ne  voyait  de  sa- 
lut que  dans  le  subjectivisme  (1).  Sans  réflé- 
chir qu'on  ne  jette  pas  de  l'huile  sur  le  feu 
pour  l'éteindre,  il  entreprit  de  venir  à  bout 
du  mal  produit  par  le  subjectivisme,  en  don- 
nantau  subjectivisme  un  fondement  plus  solide 
eten  le  justifiant  philosophiquement.  C'est,  en 
effet,  là  au  fond  toute  la  Critique  de  la  Raison 
pure,  avec  toutes  ses  conséquences  :  morale 
autonome,  reli^^ion  >  rationnelle,  etc.  Le  grand 

(1)  Menzel  remarque  à  propos,  clans  son  ouvrage  sur  la  Litté- 
rature aileaiande  (  I,  282),  que  «  Kanl  apparut  à  l'apogée  de 
((  celle  émancipa  lion  et  (le  cette  culture  protestante,  qui  ca- 
:<  ractérise  son  temps;  il  était  encore  un  vrai  rejeton  de  la 
'<  Réfiu me  >>  :  il  se  fait  dans  ce  jugement  le  porte-parole  de 
l'opiiuon  publique. 


cil.   IX.  —  CLLTK  NÉU-l'AlEN  DK  L'uU.MAMTÉ  t257 

penseur  croit  avoir  lail  un  clief-d'œuvro  eu 
coupant  en  deux  par  eu  liant  Tarière  de  la  Kai- 
son:  le  bas,  la  tige,  c'est-à-dire  la  raison  pu- 
re et  lhéori([ue,  il  en  lit  le  Ibndement  de 
Viif/ici.siiie\  le  haut,  la  cime,  c'est-à-dire  la 
liaison  pndi(pie,  (pii  lloltait  alors  en  l'air,  il 
l'oUVit  pour  asile  aux  cœurs  épris  de  foi  et  de 
senlinient:  mais  l'une  et  l'autre  partie  fut  sou- 
uiise  à  l'esprit  criti(pie.  Divide  et  inipeni.  Le 
Christianisme  fut  toléré  comme  parasite  sur 
le  terrain  de  la  liaison  pratique. 

(1.  —  l*ar  là  Kant  a  frappé  de  mort  le  Clnis- 
lianisme  positif. 

Nulle  part  il  ne  se  pose  en  ennemi  déclaré 
«!u  Christianisme.  Au  contraire,  il  assigne  à 
la  religion  chrétienne  le  [)remier  rang  entre  les 
autres  «  espèces  de  fol  ».  H  n'y  a  pas,  c'est 
roi)inion  de  Kant,  «  ditférentes  religions,  mais 
«  diirérentes  espèces  de  foi  à  la  révélation  di- 
«  vine  et  à  ses  doctrines  statutaires,  qui  ne 
«  peuvent  émaner  de  la  liaison,  c'est-à-dire 
«  différentes  manières  de  nous  représenter 
«  sensiblement  la  volonté  divine,  po^ur  qu'elle 

l'KsCIl.    —    KANT.    —    17. 


25S  KANT    ET    LA    SClExNCE    MODERNE 

«  indue  sur  les  caraclri'es  ;  pamii  ces  formes, 
«  le  Clii'isliauismc  est,  à  notre  connaissance, 
«  celle  qui  convient  le  mieux  »  (1).  (Juant  à 
une  révélation,  au  sens  clirélien  ilu  mot,  Kanl 
la  repousse  plusieurs  lois  et  de  la  façon  la 
plus  énergique.  H  distingue  «  des  lois  pure- 
ment morales  »,  qui  forment  proprement  la 
ix'ligion,  et  «.  des  lois  statutaires  y*,  c'est-à- 
dire  telles  qu'on  peut  les  concevoir  pour  faci- 
liter raccomplissement  du  devoir.  Tanf^  en 
elfel,  que  les  hommes  ne  sont  pas  assez  forts, 
ils  ne  peuvent  pas  encore  fonder  sur  la  seule 
foi  rationnelle  une  société  ecclésiastique,  et 
sont  portés  à  admettre  que  c'est  Dieu  qui  a 
fondé  l'Église.  Ainsi  naît  la  croyance  histori- 
que à  la  révélation.  Ce  n'est  (pr'au  j)oint  de 
vue  de  l'Eglise,  dont  il  peut  y  avoir  diverses 
formes  également  bonnes,  qu'il  peut  y  avoir 
des  statiils,  c'est-à-dire  des  ordonnances  tenues 
jiuur  divines,  lesquelles,  pour  l'appréciation 
purement  morale  de  nos  actes,  sont  arbiti'aires 

(l)Coiinit  de!^  luciillés  {Œiincs,  X,  288). 


VM.  IX.  —  cui/il:  ni':o-1'Aii:n  dk  l'hlmaxiti':  250 

et  coiitiiigeiiles.  ((  Cuiisidérei"  celte  foi  statii- 
(i  taire  comme  csseiiUclle  i)our  Je  culte  di- 
«  vin  et  en  laiie  la  condilion  sans  laquelle 
«  riiomnie  ne  saurait  plaire  à  Dieu,  c'est  une 
((  illusion  religieuse».  Une  faut  pas  trouver 
étrange  que  ces  vues,  ipii  abondent  dans  les 
l'^ssais  et  sur  la  Religion  dans  les  limites  de  la 
liaison  »,  aient  mis  Kant  aux  prises  avec  les 
théologiens  orthodoxes  de  Kœnigsberg  et  mémo 
(pi'il  ait  été  dénoncé  en  171H,  au  Roi  de  Pjiisse 
connue  cunemi  de  l'Évangile  (1). 

(1)  Kant  Irailc  toute  la  Coiistilnlion  de  l'Eglise  comme  un 
mal  provisoirement  encore  nécessaire,  mais  qu'il  faut  travail- 
ler à  détruire  le  plus  tôt  possible.  Quant  au  passage  insensible 
(le  l;i  toi  ecclésiastique  à  la  domination  universelle  de  la  Reli- 
gion, de  la  raison  pure,  il  le  caractérise  en  disant  que  c'est 
l'approche  de  ])li/s  en  plus  désirée  du  Hoyauine  de  Dieu.  La 
fondation  de  l'Église  est  l'œuvre  des  komines.  Une  Eglise  ne 
peut  être  viaie  qu'autant  qu'elle  renferme  le  principe  en  vei'tu 
ducpiel  elle  peut  sans  cesse  se  rapprocher  de  la  foi  rationnelle, 
et  se  dépouiller,  avec  le  temps,  de  la  foi  ecclésiastique.  Si  les 
«  employés  »  de  l'Église  perdent  cela  de  vue  pour  s'appuyer 
au  contrai l'e  sur  la  foi  ecclésiastique  et  les  statuts,  alors  appa- 
raît le  faux  culte,  la  domination  du  clergé.  Kant  pense  que  la 
religion  rationnelle  seule  |ieut  servir  de  rempart  à  l'État  contre 
l'Église  cbréticime  :  «  Là  où,  dit-il,  les  statuts  de  la  foi  sont 
i<  mis  au  nombre  des  lois  constitutionnelles,  règne  un  clergé 


260  KANT    ET    LA    SCIENCL:    MODEHNE 

7.  —  Qui  ne  verrait  pas  encore  clairement 
((Lie  Kant,  malgré  ses  protestations,  est  abso- 
lument opposé  an  Christianisme  positif,  n'a 
qu'à  se  reporter  aux  transformations  symbo- 
liques bien  connues  qu'il  fait  subira  ses  doc- 
trines fondamentales.  Les  anges  tombés,  c'est 
pour  lui  l'image  sensible  de  ce  fait  incompré- 
hensible, que  l'homme,  en  dépit  de  la  Raison, 
]juisse  être  si  peu  d'accord  avec  la  morale. 
La  chu  le  et  le  péché  originel,  c'est  le  fait  in- 
telligible, la  subordination  déraisonnable  de 
la  Raison  à  la  sensibilité,  de  laquelle  pro- 
cèdent les  actes  mauvais  qui  apparaissent  dans 
le  temps;  \q  Christ,  c'est  l'Idée  de  l'humanité, 
qui  existe  de  toute  éternité,  et  en  vue  de  laquel- 
le tout  est  fait  ;  la  mort  siir  la  cruix,   c'est  la 

"  (]\ii  croit  pouvoii"  se  passer  1res  bien  de  la   Raison,  et  ilc  la 

«  si'ience  de  rÉcrilure,  parce  que,  seul  gardien  autorisé  et  iri- 

"  terprète  de  la  volonté +le  rinvisiblc   Législateur,   il   jjossèdc 

'I  exclusivement  l'autorité  pour  faire  obéir  les  préceptes  de  la 

«  foi,  et  que  armé  de  celte  puissance,  il  peutbien  commander, 

((  mais  non  convaincre.  Comme,  en  dehors  de  ce  clergé,  tout 

Il  le  reste  e>t  peuple  (laïque  ),  en  fin  de  compte  l'Église  do- 

"  mine  l'État,  non  par  force,"  il  est  vrai,  mais  en  agissant*  sur 

«  les  caractères  «  (  (EiiV)-es,  x,  218). 


cil.   I.\.   —  r.ULTK  NÉO-PAIEN  DE  LIIUMANITÉ   261 

n.uiire  do  la  conversion  de  riiumanité  doveniio 
parfaite,  en  tant  que  celte  conversion  impli- 
rjiie  douleur  ;  la  Trinilc,  d'après  Kant,  con- 
siste en  ce  que  l'on  sert  Dieu  sous  le  rapport 
de  trois  attributs  moraux  spécifiquement  dis- 
tincts, la  sainteté,  la  bonté  et  la  justice.  La 
prière,  «  ce  désir  et  ce  parler  clair  pour  soi- 
((  même,  dont  presque  tous  ont  honte  )),peut, 
quoique  reposant  sur  une  personnification  illu- 
soire, être  provisoirement  conservée,  comme 
un  moyen  de  s'exciter  intérieurement. 

La  Religion  de  la  Raison  pnre  est  pour  lui 
ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  le  Christianisme^ 
est  pour  lui  la  base  large,  sur  laquelle  non 
seulement  catholiques  et  protestants,  mais 
encore  Chrétiens  et  Juifs  peuvent  se  mettre 
d'accord.  Nous  lisons  dans  Kant  ces  paroles  : 
ce  Catholiques  et  protestants  éclairés  peuvent 
«  se  considérer  réciproquement  comme  des  frè- 
((  res  dans  la  foi,  sans  néanmoins  se  confon- 
(f  dre,  les  uns  et  les  autres  attendant  et  tra- 
«  vaillant  dans  ce  but,  que  le  temps,  grâce 
K  à  1(1  protection  du  gouvernement,  rapproche 


202  KANT    ET    LA    SCIKNT.E    MODERNE 

((  de  plus  011  plus  les  formalités  de  la  foi  de 
«  la  (lii>nité  de  sa  fin,  j'entends  de  la  Rf'li- 
€  gion  elle-même  ;  pour  les  Juifs  eux-mêmes, 
«  cela  est  possible,  s'il  apparaît  parmi  eux, 
((  comme  aujourd'hui,  des  idées  épurées  en 
«matière  de  Religion  »  (I). 

Kuno  Fischer,  l'éloquent  porte-paroles  du 
néo-paganisme  déguisé  en  Christianisme,  dit  de 
la  doctrine  de  Kant  sur  la  Religion:  «  Con- 
1  tre  toutes  les  religions,  elle  s'identifie  avec  la 
«  substance  morale  et  l'idée  du  christianisme  ; 
((  elle  a,  dans  le  sein  de  l'Église  chrétienne, 
«  une  attitude  toute  négative  en  face  de  la  doc- 
«  trine  catholique,  tout  affirmative  en  face  de 
«  la  substance  du  protestantisme  »  (^). 

8.  — On  a  souvent  revendiqué  pour  Lessing 
la  gloire  d'avoir  mis  en  honneur,  dans  les 
milieux  cultivés  et  émancipés  de  l'Allemagne, 
le  dédain  pour  la  religion  positive.  Entre  Kant 
et  Lessing  on  ne  peut  méconnaître  un  étroit 


(I)  Connit  des  facultés  {Œuvres,  x,  307). 
("2)  Histoire  de  la  philos,  moderne  (iv,  499). 


CH.  IX.  —  cuLTR  xm-i'Air-iN  nr.  l"iiu.max[tk  2()3 

rapport.  S'il  fallait  moiitror  aux  yoiix  dans  im 
portrait  vivaut  le  cliirticii  de  Kant,  il  suffirait 
de  prendre  le  sage  Juif  Nathan,  de  Lessing  : 
c'est  rincarnatioii  de  «  la  Religion  de  la  bon- 
«  ne  conduite  >^  de  Kant.  Lorsque  Saladin  lui 
demande  quelle  foi  est  la  vraie,  le  Juif  de 
Lessing  répond  exactement  ce  qu'enseigne 
Kant.  La  religion  et  la  foi,  c'est  l'accessoiiT  ; 
le  fond  du  sac,  c'est 

«  Que  chanin  délivra  de  pri'-jngés,  s'avance 
D'un  pas  sûr  dans  la  voio,  où  l'amour  pur  s'r'iailoo  a. 

Ces  paroles  du  sage  juge  renfei-ment  déjà  tout 
le  Christianisme  de  Kant.  «  Il  n'y  a  rien  )^  dit 
K.  Fischer,  «.  en  quoi  Lessing  ait  plus  devanci^ 
«  les  théories  émancipatrices  de  son  temps 
«  que  dans  ses. théories  religieuses;  il  n'y  ei: 
((  a' point  où  il  se  soit  plus  rapproché  de  la 
«  philosophie  critique  ». 

Mais  c'est  en  vain  que  dans  Lessing  on  cher- 
cherait à  la  religion  de  la  raison  pure  un  fon- 
dement plus  profond.  Ce  fondement,  c'est 
Kant  (jui  l'a  fourni.  Pour  remplacer  le  Chris- 


204  KANT    ET    LA    SCFEXCE    MODERNE 

tianisme  démonétisé,  Lessing propose  le»  bien 
agir  y.  Kant  aussi,  mais  il  a  soin  de  don- 
ner an  «  bien  agir  »  le  support  le  plus  accep- 
table possible.  Dans  la  place  vide  il  met  Vin- 
ft'ri't  de  la  raison  et  sou  instinct  immanent, 
))ui5sance  dont  l'homme  n'a  pas  de  peine  à 
s'accommoder,  et  qui  a  néanmoins  quelque 
chose  d'imposant.  En  ceignant  d'un  niuibe 
d'idéale  perfection  cet  Instinct  de  la  Raison  qu'il 
faut  satisfaire,  il  aide  des  milliers  de  gens  à 
passer  de  leurs  doutes  chrétiens  an  paganis- 
me, qui  se  donne  comme  ^  religion  de  la  liai- 
son pure  ».  Dans  le  système  de  Kant,  la  reli- 
gion apparaît  purifiée  et  débarrassée  de  tous 
les  accidents  en  même  temps  que  comme  une 
chose  dont  chacun  peut,  selon  les  besoins  de 
son  tempérament,  aussi  bien  amoindrir  que 
renforcer  l'utilité  et  la  nécessité.  En  quoi  il 
est  plus  prudent  que  Lessing,  de  laisser  à  la 
religion  V apparence  du  Christianisme.  Lessing 
liait  le  Chrislianisnie  positif;  dans  une  lettre 
à  Mendeissohn,  il  appelle  le  système  ortho- 
doxe «  le  plus  affreux  édifice  d'absurdités  »  qui 


cil.  IN.   —  CILTR  NKO-PAIKN  DK  l/lH'M.WITÎ:  265 

f'xisle.  Il  no  veut  pas  entendre  parler  de  mo- 
dornisor  cet  ('difico  ;  il  veut  le  laisser  debout 
jusqu'à  ce  qu'il  croule  de  lui-même.  Pour  lui, 
la  Relifrion  de  la  Haison  est  le  soleil  ;  le  Chris- 
tianisme est  une  chandelle  de  suif,  qu'il  faut 
laisser  se  consumer  jusqu'à  complet  «''puisc- 
ment  ;  la  révélation  chrétienne  n'est,  à  ses  yeux, 
qu'un  manuel  scolaire  élémentaire  hors  d'u- 
saiic  II  n'en  est  pas  de  même  de  Kant.  11  par- 
le avec  beaucoup  de  respect  de  la  religion 
chrétienne  ;  avec  l'air  d'un  ami  il  se  «îlisse 
dans  la  maison  qu'il  veut  faire  sautei-.  A  la 
place  de  Lessinu',  Kant  aurait  certainement 
fait  de  Nathan  non  un  Juif,  mais  un  prédi- 
cateur pi'olestant.  C'est  surtout  parce  que 
Kant  se  montre  si  ami  du  Christianisme,  qu'on 
lient  s'expliquer  que  les  grands  succès  du  siè- 
cle de  l'émancipation  ne  peuvent  se  rattacher 
qu'au  nom  de  Kant.  «  Les  idées  naturalistes  », 
(lit  C.  Ijicdermaun,  «  qui,  sous  la  forme  où 
.'  elles  avaient  par)Sé  d'.Vngleterre  et  de  France 
"  en  Allemagne,  n'avaient  dans  ce  dernier 
<(  pays,   à  cause  de    leui's  conséquences  troj) 


200  KANT    KT    LA    SCIENCE    MODERNE 

«  rrnos  otdo  leur  opposition  au  caractère  idéa- 

c<  liste  (lu  peuple,  trouvé  que  peu  d'accueil, 

c(  prirent  alors,  en  revêtant  la  forme  scientifi- 

«  que  fin  criticisnie,  un  développement  immense 

<i.  et  une  influence   invincible,   et,  après  s'é- 

«  tre  pénétrées  de  cette   doctrine,   acquirent 

«  une  force  nouvelle  et  comme  un  nouvel  éclat. 

((  Comme,  d'ailleurs,   en  matière  de  religion, 

c(  le  critlcisme  encourageait    les  progrès    des 

«  tendances  négatives  ou  critiques,  il  satisfit 

«  aussi  un  besoin  politique  de  ce  siècle  tout 

((.  en  faisant  illusion,  {par  son  système  même 

((  de  juste  milieu  ),  à  ses  adhérents  sur  les  ron- 

(i  séquences  directes  de  ces  tendances,  et  les  te- 

«  nant  dans  cet  état  de  demi-savoir  et  d'indé- 

iK  termination  qui  va  si  bien  à  l'esprit  alle- 

(c  mand.  Le  mot  d'ordre:  Liberté  et  égalité! 

te  dont  les  échos  nous  arrivaient  si  puissants 

«  de  l'autre  côté  du  Rhin,  retentit  dans  la  Cii- 

»  tique  de  la  Raison  pure,  qui  prêchait  X^w- 

((  tonomie  de  la  Raison  humaine,  en  même 

«  temps  qu'elle  élevait  l'idée  de  liberté  à  la 

ce  hauteur  du  principe  de  l'existence  humai- 


i-.II.  TX.  —  r.ULTR  NKO-PAIEN  DF,  L'iU'MAXITK  2()7 

H  ne ....  On  rnrnctt'Ti.sorait  bien  rallitiulo  que 
«  ])rit  le  nilicisiiie  en  face  de  l'espril  général 
i<  (le  son  siècle,  en  particulier  du  peuple  al- 
«  lemand,  en  même  temps  que  le  principe  de 
«  sa  vaste  et  puissante  intluence,  en  disant 
«(  que,  d'une  part,  il  se  fit  l'organe  des  idées 
«.  de  progrès,  pi'incipalement  en  religion  et 
«  en  politique,  tandis  que,  d'autre  part,  il  ra- 
«  mena  ce  progrès  à  une  étendue  déterminée 
«  et  le  circonscrivit  dans  des  limites,  qui  cer- 
«  les  se  trouvaient  souvent  en  complète  oppo- 
«  sition  avec  le  principe  même,  et  qu'  enfin,  ce 
ce  furent  ce  demi-savoir  même  et  ce  double 
(,(  as;'>:''ct  de  la  doctrine,  qui  lui  valurent  une 
((a  ussi  grande  influence  ;  car  si  l'audace  des 
((  principes  entraînait  l(;s  amis  du  progrès  in- 
«  défini,  les  Irembleurs  aussi  trouvaient  dans 
«  les  applications  limitées,  où  étaient  res- 
<(  treints  ces  principes,  un  refuge  assuré  pour 
«  leur  indécision  et  leur  faiblesse  »  (I). 
0.  —  Peut-on  douter  que  l'action  déchris- 

(I)  Ln  pliilosopliic  allemande,  Leipzig;,  1842  (  r,  4l!t  ). 


208        KAXT  i:t  i.a  scikncr  moderxiï 

tianisatrice  de  Kant  ait  son  principe  vital  dans 
la  Critique  de  la  Raison  pure? 

Celui  ({ui  met  réellement  en  question,  com- 
me le  fait  la  Critique  de  la  Raison  pure, 
la  compétence  des  facultés  cognitives  de  l'hom- 
me, et  qui  conteste  à  la  connaissance  humai- 
ne son  véritahle  domaine,  met  à  priori  l'hom- 
me hors  d'état  de  prendre  une  connaissance 
de  la  réalité  extérieure,  telle  que  le  Christia- 
nisme la  suppose.  Celui  qui  ferme  hermétique- 
ment à  la  réalité  l'entendement,  cette  faculté 
qu'a  l'homme  de  connaître  le  suprasensil)le, 
lui  interdit  ce  grand  royaume  des  réalités  su- 
prasensibles,  (qui  forment  la  base  et  l'essence 
du  Christianisme)  et  l'entoure  d'une  murail- 
le de  la  Chine  (1).  Celui  qui  fausse  tous  les 
modes  objectifs  que  nous  connaissons  (  par 
exemple,  le  principe  de  raison  suftlsante,   les 

(1)  «  Kant  osa  »,  dit  Scliopcnliaucr,  «  déduire  de  sa  doctriiic! 
"  rindémontrabilité  de  Ions  les  dogmes  qu'on  avait  jusqu'alors 
«  si  souvent  démontrés  ^Dieu,  l'âme  immorlcllcj.  La  théologie 
('  spéculative  et  la  psychologie  rationnelle  qui  lui  est  étroile- 
«  ment  unie,  recurent  de  lui  le  coup  mortel.  Depuis  lors  elles 
"  ont  disparu  de  la  philosophie  allemande  pI  il  ne  faut    pan 


cil.  i\.  —  CULTE  ni:u-I'AIi;n  im-:  l'iiumaniti':  269 

idées  (II'  temps  el  d'espace  ),-  et  en  fait  de 
pures  empreintes  subjectives  ;  celui  qui,  sujj- 
jeclivant  ainsi  tout  le  fait  de  la  connaissance, 
rêvant  des  jugements  synthétiques  à  priori 
clierdie  à  prouver  que  c'est  l'homme  qui  crée 
tous  les  objets  de  la  connaissance  ;  celui  qui, 
en  conséquence,  trouve  le  [)rincipe  dernier  de 
la  connaissance  humaine  non  dans  un  état 
de  choses  objectivement  réel,  mais  dans  une 
activité  subjective,  celui-là  doit  regarder  com- 
me indigne  de  l'homme  qu'il  se  subordonne 
à  la  vérité  connue,  de  la  manière  que  deman- 
de le  Christianisme.  Celui  qui  fait  de  l'homme 
le  Créateur  de  l'univers  phénoménal,  ne  lais- 
se pas  de  place  au  Créateur  snpramondain. 
(^elni  (pii  enseigne  que  tout  ce  (piiest  derrière 
les  phénomènes  sensibles,  Qit  le  Royaume  de 
rx  inconnu,  celui-là  refuse  de  l'ien  savoir  de.s 
grandes  œuvres  de  Dieu   pour  notre  salut  et 

i'  .s'»/  laisser  ])reii(lre,  si  rà  e(  là  le  mot  est  conservé  puisque 
I'  la  chose  est  abandonnée,  ou  si  im  malheureux  professeur  de 
«  |ihilosoi)liie  tremble  devant  sou  maître  et  envoie  promener 
"  la  vérité  »  (Le  monde  en  tant  i[nc  volonté  et  représenta- 
tion, I,  M'I). 


27U  KANT    ET    LA    SCIENCL:    MODEUNE 

notre  félicité;  et  pourtant  c'est  la  connais- 
sance et  l'imitation  de  ces  œuvres  qui  consti- 
tuent le  Christianisme  pratique. 

C'est  ainsi  que  la  Critique  de  la  Raison  pu- 
le  terme  tout  accès  au  Christianisme.  Mais  ce 
n'est  pas  tout  encore. 

10.  —  Avec  la  même  lisière  le  grand  criti- 
que conduit  les  fidèles  ouailles  vers  Vidule  de 
ce  paganisme  extrême,  qui  se  dresse  au  mi- 
lieu de  nous,  et  dans  lequel  chacun  git  dans 
la  poussière  aux  pieds  de  l'homme,  fétiche  du 
moi  personnel. 

Kant  n'a  pas  été  seul  à  travailler  à  celte 
œuvre.  Le  culte  hypocrite  de  l'humanilé  ré- 
voltée contre  Dieu  est  un  produit  de  la  lléfor- 
me.  Strauss  fait  «  à  la  civilisation  laïque  et 
philosophique  de  l'incroyant  XVlllc  siècle  » 
riionneur  d'avoir  pleinement  et  complètement 
transformé  l'humanité  (1). 

Si  Kant  n'est  pas  le  premier,  du  moins  il 
est  le  plus  remanpiable  entre  tous  les  pertur- 

(1)  L'ancienne  el  lu  nouvelle  loi,  p.  85. 


•  II.  i\.  —  CL'F.Ti-:  NÉu-i'AïKN  DE  l'iilmaniti';  271 

halciiis  (|ui  ont  le  plus  activi'iiiciit  poussé  ù 
rajtullu'use  de  l'homme.  Dans  le  chaos  de 
oppositions  et  des  contradictions  qui  déchi- 
l'aient  son  siècle,  il  voulut  trouver  un  point 
lixe,  d'où  il  put  dériver  Tordre  et  l'unité.  Au 
lieu  de  recourir  à  Dieu,  centre  de  toute  exis- 
tence, il  chercha  le  salut  dans  ï homme.  11  en 
appela  au  sentiment  de  la  dignité  personnelle, 
au  désir  égoïste,  qui  s'élève  dans  le  cœur  de 
tout  homme,  de  pouvoir,  dire  :  Je  me  dois  à 
iiiui-mrme  sous  tous  les  rapports.  C'est  là  qu'il 
crut  avoir  trouvé  le  remède,  et  c'est  pourquoi 
il  fait  de  l'homme  la  source  du  droit,  de  la 
morale,  de  la  vérité.  Pour  lui,  l'homme  est  la 
puissance  absolument  libre  ;  tout  bien  doit 
procéder  de  l'homme  par  le  moyen  de  l'édu- 
cation. J.-J.  Rousseau  ayant  présenté  dans  l'E- 
mile (I70"2)  cette  même  théorie  de  l'éducation 
à  l'Europe  savante,  le  petit  homme  sec  de 
Kœnigsberg  fut  saisi  d'enthousiasme.  Le  por- 
trait de  Rousseau  était  le  seul  ornement  de 
son  cabinet  de  travail,  et  il  ne  perdait  aucune 
occasion    de  manifester  sa   préférence  pour 


272  KANT    ET  LA  SCIENCK   MOUKUNE    ^ 

Rousseau  et  son  intérêt  i)Our  l'iiuninie    de    l;i 
nature. 

C'est  dans  Kanl  que  nous  trouvons  le  culte 
de  l'iiunianilé  sous  sa  forme  scientifique- 
ment systématique.  Dans  sa  théorie  dcIaUcli- 
içion  il  rapporte  à  l'immanité  les  attributs  que 
le  fidèle  chrétien  reconnaît  au  Cln-ist;  pour 
Kant,  le  Christ  est  le  symbole  de  l'humanilé, 
le  prototype  éminemment  raisonnable  de  l'hu- 
manité. Dans  6H  Doctrine  du  droit  et  de  l'Etat, 
il  nous  représente  l'homme  comme  un  être 
absolument  indépendant,  qui  (considéré  com- 
me partie  </<.' /'is/c// )  s'impose  volontairemenl 
quelques  limites  comme  devoirs  de  droit  (1  ). 


(I)  La  jiiris|iriidi'iice  moderiiL'  içardi-  îles  ti'accs  évidente*  ilc 
riiilliience  de  Kaiil.  L'iiniforiiiL;  de  foiiclioiiiiairc  que  porte  le 
Dieu  d'aujoiiiul'hiu,  a  été  coupé  dans  râtelier  de  Kœniiisberi; 
Kaut  faisant  entrer  l'iioinnie  comme  souverain  absolument  in- 
dépendant dans  la  vie  sociale,  uc  dérive  pas  le  droit,  avec  les 
devoirs  de  droit  corresiiondauts  exigibles,  dé  la  nature  et  de  la 
morale  ;  il  n'admet  d'antre  source  première  et  originelle  du 
droit  que  l'État.  Il  déJinit  le  droit  «  l'eusemblc  des  conditions. 
«  d'après  lesquelles  le  libre  arbitre  de  l'un  entre  en  ra|)poit 
('  avec  le  libre  arbitre  de  rautre  d'après  une  loi  générale  île 
('  liberté  «)  '  Introd.  à  la  science  du  droit  X,  '•)'•]).   La  loi  suprè- 


CH.  IX.  —  CULTE  NKO-PAIEN  DE  l'IIUMAXITÉ  273 

En  morale,  il  ramène  la  loi  fonJamentalc  à  la 
formule  :  Agis  de  «  manière  à  Iraiter  toujours 
«  l'humanité,  aussi  bien  dans  ta  personne  que 
«  dans  celle  de  tout  autre,  comme  une  fin 
«  et  jamais  comme  un  moyen  »  (Fondements 
de  la  Métaphysique  des  mœurs,  "2^  section, 
Œiu'rcs,  VIII,  p.  57).  L'accomplissement  du 
devoir  n'est  qu'un  hommage  rendu  à  son  pro- 
pre moi.  «  L'humanité  dans  sa  personne  est 
«  l'objet  de  l'estime  que  l'homme  peut  exiger 
«  de  tout  autre  homme  ». 
Si  nous  cherchons  le  fondement  dernier  que 

me  du  droit  est  celle-ci  :  v  Agis  an  dehors  de  manière  que  le 
9  libre  usage  de  ton  libre  arbitre  puisse  coexister  avec  la  libcr- 
«  té  de  chacun  d'après  une  loi  ».  Le  droit  et  la  loi  étant  com- 
plètement isolés  du  terrain  moral,  le  devoir  de  droit  est  un  de- 
voir tout  pxléricur  :  il  consiste  seulement  en  ce  que  celui  qui 
ne  respecte  pas  librement  le  droit,  peut  y  «Ire  contraint.  Les  de- 
voirs de  droit  sont  desdevoirs  de  contrainte,  rien  de  plus.  Sou- 
verains avec  leurs  droits  absolus,  les  hommes,  considérés  à 
l'élat  de  société  natui'cUe,  ne  sont  pas  encore  dans  ['étal  de 
droit:  ce  n'est  que  par  la  justice  publique  que  le  droit  se  mani- 
feste. En  face  de  rindivitîu  se  dresse  le  droit  de  l'État  et  la  rfl- 
iewr  «/wo/hc  (/e -SCS /o/.s.  D'après  Kant,  la  loi  de  l'État  ne  peut 
jamais  être  injuste.  L'État,  comme  volonté  générale,  est  pour 
lui  absolument  souverain.  La  puissance  législatrice  n'appar- 
tient qu'à  la  volonté  du  peuple  réuni. 

PESCH.   —   KANT.    —   18. 


274  ICANTET   LA   SCIENCE    MODERNE 

Kaht  assigne  au  culte  de  rhumanité,  nous  le 
trouvons  dans  la  Critique  de  la  Raison  pure; 
C'est  là,  en  efTet,  qu'il  donne  a  l'honime,  pour 
ainsi  dire  en  principe,  une  existence  tout  ac- 
tive et  indépendante,  en  faisant  de  la  Raison 
l'auteur  de  toute  vérité,  la  créatrice  du  monde 
phénoménal  et  le  juge  en  dernier  ressort  de 
toute  connaissance.  C'est  l'homme  qui  se  fait 
son  monde,  car  ce  qu'il  connaît,  n'est  que  le 
produit  de  sa  faculté  de  connaître. 


L'ancienne  école  juridique,  à  laquelle  surtout  nous  pensons 
ici,  a  amené  dans  le  sens  pratique  des  juristes,  surtout  tels  que 
Savigny,  une  réaction  bien  fondée  :  c'est  l'école  historique.  On 
rejeta  les  théories  philosophiques  et  on  partit  du  droit  histori- 
que comme  base.  Mais  dans  l'école  historique  elle-même  se  re- 
trouve clairement  l'influence  puissante  de  liant.  L'existence 
d'un  droit  naturel  proprement  dit  est  plusieurs  fois  niée  ;  toute 
législation  est  dérivée  de  la  volonté  du  peuple  (parle  moyen  du 
droit  coutumier)  ou  de  la  puissance  législatrice  de  l'État.  Si  l'on 
demande  en  vertu  de  quel  principe  entre  deux  individus  sans 
lien  d'Étal,  il  ne  peut  pas  être  question  d'un  rapport  de  droit 
proprement  dit,  uniquement  fondé  sur  le  droit  naturel,  voici  ce 
qu'on  nous  répond  :  Il  manque  au  concept  de  droit  l'exigibilité 
nécessaire,  et  ce  n'est  que  grâce  îi  celle  exigibilité  qu'on  com- 
prend la  puissance  extérieiue,  c'est-à-dire  physique,  par  oppo- 
sition à  la  puissance  intérieure  ou  titre  de  droit  (titre  lég.'il), 
avec  emploi  de  la  force.  Mais  qui  ne  voit  combien  celte  conccp- 


CH.  IX  —  CULTE  NÉO-PAIEN  DE  L'iIUM.VNITÉ  275 

Restreindre  le  domaine  du  connaissable  à 
rexpérience  sensible,  c'est  en  conséquence 
prendre  comme  règle  de  vie:  Contente-toi  du 
sensible  ;  niels-toi  à  Ion  aise  dans  ce  beau  mon- 
de, où  l'homme  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé; 
que  ce  qu'on  ne  sait  pas,  ne  l'échauffé  pas. 
Celui  pour    qui  connaître  et  savoir  ne  sont 

lion  du  droit  et  cette  opposition  exagérée  du  droit  et  de  la  mo- 
rale est  dans  le  plus  étroit  rapport  avec  la  définition  de  Kant  '. 
Lui  aussi  n'envisage  pas  le  droit  comme  une  obligation  inté- 
rieure, mais  comme  une  contrainte  extérieure  (  Cf.  Meyer,  les 
Principes  de  la  moralité  et  du  droit,  dans  les  Slimmen  ans  Maria 
Laach,  1"  série,  t.  xi,  Fribourg,  1868,  p.  132). 

Lorsque  Kant  parle  de  Voriijiiie  de  l'Etat  et  du  gouverne- 
ment, l'cmincnt  critique  sort  un  peu  de  son  rôle.  Il  est  réjouis- 
sant de  voir  comment  l'homme,  qui  passe  le  niveau  impitoya- 
ble de  sa  critique  sur  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  solide,  de  mieux 
établi,  fait  ici  par  crainte  de  la  Police,  une  exception  et 
soutient  la  tlicsc  de  «l'esprit  borné  des  sujets  ».  Le  sujet 
ne  'hit  pas  perdre  son  temps  à  épiloguer  sur  celte  origine 
(comme  si  c'était  un  droit  dont  on  puisse  douter  sous  le  rap- 
port de  l'obéissance  due  à  cette  puissance),  dit  Kant  (Théorie 
du  droit,  ix,  164j.  Il  parle  des  «  discussions  s.ibliles  qui  met- 
tent lÊtat  en  danger  ».  Le  «  citoyen  »  est  donc  pour  le  profes- 
seur de  Kœnigsbcrg,  la  seule  chose  au  dessus  du  Philosophe. 
Kant,  absolument  comme  Hobbes  et  Rousseau,  admet  un  «con- 
trat libre  »  comme  base  de  la  société  civile.  Le  contrat  social 
n'est  pas  pour  lui  un  fait  historique,  mais  une  conception  qui 
sort  de  fondement  au  droit  public. 


276  KANT  ET  LA  SCIENCE   MODERNE 

autre  chose  que  construire  et  ajuster,  élève  le 
7noi  au  dessus  de  toute  vérité  solide  donnée; 
il  lui  met  en  main  la  vérité  comme  un 
jouet,  pour  l'amuser  afin  qu'avec  la  cire 
il  pétrisse  la  science  à  son  gré  :  plus  les 
systèmes  sont  vaiiés  et  contradictoires,  plus 
brillante  apparaît  la  majesté  du  moi.  Ce- 
lui qui  enseigne  que  notre  connaissance  ne 
doit  pas  se  régler  sur  les  choses,  mais  bien  les 
choses  sur  nous,  enseigne  en  conséquence  que 
la  moralité  n'a  pas  de  règle  objective  et  que 
l'homme  est  à  lui-même  sa  loi  ;  en  conséquence 


Pareillement,  quant  à  l'importance  de  la  Religion  pourl'Élaf, 
Kant  a  devancé  les  idées  modernes.  La  Religion  joue  seule- 
ment le  rôle  d'un  moyen  utile.  Lange,  parlant  de  Voltaire 
comme  puLliciste,  dit  :  «  U  va  évidemment  chez  lui  le  germe 
«  vague  et  confus  de  l'opinion  de  Kant,  quand  il  revient  à  la 
«  thèse  qu'expriment  si  vivement  les  paroles  bien  connues  : 
«  Si  Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer.  Voltaire  est 
«  d'avis  que  si  Iîa\ic,  qui  croit  possible  un  État  athée,  avait  à 
*  gouverner  cinquante  ou  soixante  paysans,  il  ferait  aussitôt 
«  prêcher  la  doctrine  de  la  réniunéralion  divine  »  (Hist.  du 
matérial.,  i,  304).  Telle  est,  aux  yeux  de  Kant,  l'unique  impor- 
tance de  la  religion  pour  TÉlat  ;  tout,  tant  en  privé  qu'en  pu- 
blic, doit  se  grouper  autour  de  la  nature  raisonnable,  de  la 
dignité  de  rhonimc,  de  la  valeur  de  la  personne. 


en.  IX.  —  CULTE  NÈO-PAIliN  DE  l'HUMANITÉ  277 

encore,  que  la  foi  et  la  religion  ne  doivent 
pas  se  régler  sur  la  vérité  religieuse,  mais  que 
c'est  la  vérité  religieuse  qui  doit  se  régler  sur 
les  sentiments  de  foi  et  de  religion.  L'homme 
est  ainsi  puissance  souveraine  dans  le  monde 
delà  science,  de  la  morale,  de  la  politique, 
de  la  religion.  Le  veau  d'or  du  paganisme  mo- 
derne est  tout  prêt. 

Le  résultat  de  nos  études  se  réduit  à  quel- 
ques mots.  Pour  bien  comprendre  une  époque, 
il  faut  saisir  les  idées  qui  la  dominent,  étudier 
sa  science,  sa  philosophie.  Nous  avons  vu  que 
toute  la  science,  qui  mène  le  temps  présent, 
si  elle  n'a  pas  toujours  cherché  expressément 
sa  base  profonde  dans  Emmanuel  Kant,  l'y  a 
néanmoins  trouvée,  et  que  tout  l'édifice  du 
Kantisme  repose  sur  la  Critique  de  la  Raison 
pure.  Si  cette  Critique  tombe,  tout  le  système 
philosophique  de  Kant  s'écroule,  et,  si  ce  systè- 
me s'écroule,  tombe  aussi  la  base  la  plus  es- 
sentielle de  la  science  moderne. 

FIN. 


276  KANT  ET  LA  SCIEN'CE   MODERNE 

autre  chose  que  construire  et  ajuster,  élève  le 
moi  au  dessus  de  toute  vérité  solide  donnée; 
il  lui  met  en  main  la  vérité  comme  un 
jouet,  pour  l'amuser  afin  qu'avec  la  cire 
il  pétrisse  la  science  à  son  gré  :  plus  les 
systèmes  sont  vaii^s  et  contradictoires,  plus 
brillante  apparaît  la  majesté  du  moi.  Ce- 
lui qui  enseigne  que  notre  connaissance  ne 
doit  pas  se  régler  sur  les  choses,  mais  bien  les 
choses  sur  nous,  enseigne  en  conséquence  que 
la  moralité  n'a  pas  de  règle  objective  et  que 
l'homme  est  à  lui-même  sa  loi  ;  en  conséquence 


Pareillement,  quant  ù  riinporlancc  i!c  la  Religion  pour  l'État, 
Kant  a  devancé  les  idées  modernes.  La  Religion  joue  seule- 
ment le  rôle  d'un  moyen  utile.  Lange,  parlant  de  Voltaire 
comme  publiciste,  dit  :«  U  va  évidemment  chez  lui  le  germe 
«  vague  et  confus  de  l'opinion  de  Kant,  quand  il  revient  à  la 
«  thèse  qu'expriment  si  vivement  les  paroles  bien  connues  : 
«  Si  Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer.  Voltaire  est 
«  d'avis  que  si  Bayle,  qui  croit  possible  un  État  athée,  avait  à 
«>  gouverner  cinquante  ou  soixante  paysans,  il  ferait  aussitôt 
«  prêcher  la  doctrine  de  la  rémunération  divine  »  (Hist.  du 
matérial.,  i,  304).  Telle  est,  aux  yeux  de  Kant,  l'unique  impor- 
tance de  la  religion  pour  TÉtat  ;  tout,  tant  en  privé  qu'en  pu- 
blic, doit  se  grouper  autour  de  la  nature  raisonnable,  de  la 
dignité  de  l'homme,  de  la  valeur  de  la  personne. 


cil.  IX.  —  CULTE  néo-paiiln  DE  l'humanité  277 

encore,  que  la  foi  et  la  religion  ne  doivent 
pas  se  régler  sur  la  vérilé  religieuse,  mais  que 
c'est  la  vérité  religieuse  qui  doit  se  régler  sur 
les  sentiments  de  foi  et  de  religion.  L'homme 
est  ainsi  puissance  souveraine  dans  le  monde 
delà  science,  de  la  morale,  de  la  politique, 
de  la  religion.  Le  veau  d'or  du  paganisme  mo- 
derne est  tout  prêt. 

Le  résultat  de  nos  études  se  réduit  à  quel- 
ques mots.  Pour  bien  comprendre  une  époque, 
il  faut  saisir  les  idées  qui  la  dominent,  étudier 
sa  science,  sa  philosophie.  Nous  avons  vu  que 
toute  la  science,  qui  mène  le  temps  présent, 
si  elle  n'a  pas  toujours  cherché  expressément 
sa  base  profonde  dans  Emmanuel  Kant,  l'y  a 
néanmoins  trouvée,  et  que  tout  l'édifice  du 
Kantisme  repose  sur  la  Critique  de  la  Raison 
pure.  Si  cette  Critique  tombe,  tout  le  système 
philosophique  de  Kant  s'écroule,  et,  si  ce  systè- 
me s'écroule,  tombe  aussi  la  base  la  plus  es- 
sentielle de  la  science  moderne. 


FLN. 


\ 


TABLE    DES   MATIERES 


Pages 
Introduction  -   1 

CHAPITRE  PREMIEP. 
Quelle  lâche  Kanl  se  propo  c -^1 

CIIAPITHE  II 
Comment  Kant  a  accompli  sa  tâche Cl 

CHAPITRE   m 
Sécularisation  de  la  science "' 


CHAPITRE   IV 


La  science  «  libre  » 


111 


CHAPITRE   V 

La  spéculation  moderne ^^^ 

CHAPITHE   VI 
La  morale  indépendante.         .'  '  "* 


TABLE  DES  MATIERES 

Pages 
CHAPITRE  VII 

Les  progrès  (le  la  religion  de  la  civilisation     ....  187 

CHAPITRE  VIII 
L'inintelligibilitc  des  pratiques  de  la  foi  chrétienne     .  209 

CHAPITRE  IX 

Le  culte  néo-païen  de  l'humanité  ........  237 


Typ.  M.  ScH.NEiDEn,  185,  rue  de  Vanves  —  Paria. 


^v. 


^ 


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University  of  Ottawa 

Date  Due 

U013AVR2M 

'      W^  ^  ^  ^Ul/D       '                 1 

l 

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