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KANT
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LA SCIENCE MODERNE
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INTRODUCTION
1. — Roc contre roc ! En face du roc,
sur lequel repose l'Église chrétienne, le
sécularisme qui, devenu puissant, se
complaît follement dans la jouissance du
présent et ne veut point en conséquence
entendre parler d'ordre surnaturel, a éle-
vé un autre roc, du haut duquel il diri-
ge contre le premier, semblable à une
ruine qui se dresse du fond du passé,
« ses attaques foudroyantes » . Ce nou-
veau roc s'appelle la science moderne.
C'est de la « science » qu'on s'autorise
souverainement pour combattre l'Éghse
lESCH. — KANT. — 1 . 1
2 KANT ET LA SCIE.\CE MODERNE
et le christianisme historique. C'est « la
science » qui doit fournir pour ce combat
les armes les mieux trempées. Au nom
de la « science », on s'empresse avec un
véritable enthousiasme à l'œuvre triste-
ment destructrice de la vie chrétienne,
c'est-à-dire catholique. C'est dans « la
science » qu'on croit avoir trouvé un nou-
veau point de vue solide, grâce auquel
s'ouvrira pour l'humanité tout entière
l'âge nouveau d'une civilisation supé-
rieure.
2. — Par « science » on ne peut enten-
dre ici le résultat des recherches pro-
fondes de tel ou tel savant, pas plus que
la culture assidue de l'une des branches
multiples du savoir. C'est plutôt, ainsi
d'ailleurs qu'on en convient partout, l'es-
prit, qui anime le savoir moderne, ce qu'on
appelle « la pensée moderne », la concep-
tion de la vie qui est au fond des mou-
vements puissants qui agitent les cou-
INTRODUCTION 8
raiïts scientifiques ; c'est, en un mot, la
Philosophie, dont on veut parler. C'est
seulement en tant qu'une branche de la
science s'occupe de philosophie, c'est-à-
dire contribue en quelque chose à la for-
mation d'une conception déterminée du
monde, que cette branche est une puis-
sance pour la création d'une vie supé-
rieure.
Dans un âge précédent, la science mo-
derne avait conscience que sa force, la
source de son influence, setrouvait dans
sa Philosophie ; plus tard, elle perdit cet-
te conscience ; de nos jours cependant
elle l'a recouvrée et c'est elle qui revit
à un degré prodigieux dans toutes les
couches du monde savant. La science de
nos jours déclare précisément qu'elle
cherche sa base dans la philosophie.
C'est ce qui est devenu au plus haut
point frappant dans la branche scienti-
fique même qui, plus que toute autre.
4 KAM ET LA SCIENCE MODERNE
ost fière de ses progrès, je veux dire les
sciences naturelles. « Le besoin d'asseoir
«f et de compléter leurs vues par des re-
« cherches philosophiques », dit Ed. Zel-
« ler(l), «semble se faire sentir aujour-
(i d'hui de nouveau dans les sciences natu-
c( relies, plus vivement qu'il y a quelques
a années ». Depuis assez longtemps dé-
jà des savants en renom ont préparé les
voies à cette tendance générale. Il suffit
dénommer Jean Mûller, Helmholtz, Fara-
day, Fechner, J. Liebig, Fr. Zœllner, Lud-
"\vig, G. Wundt, etc. pour se rappeler
que les plus éminents naturalistes ne se
sont pas contentés de l'étude des objets
propres de leur spécialité, mais qu'ils se
sont efforcés de leur donner de la valeur
en les mettant en contact avec la philo-
sophie. Il est ainsi arrivé que, tandis
qivil y a quelques années encore on ne
(1) Ed. Zeller, Histoire de la pliilosophie alleman-
de ('i'- édit. ). p. 736.
INTRODUCTION 5
considérait qu'avec un suprême dédain la
métaphysique, c'est-à-dire le suprasen-
sible, la science du suprasensible, au-
jourd'hui il n'est presque pas de savant
distingué, qui écrive un ouvrage sans se
livrera des discussions métaphysiques.
3. — Comme aussi bien personne,
pour peu quïl réfléchisse, ne peut res-
ter indifférent devant l'importance de ce
combat livré à TÉglise chrétienne, en
apparence au nom et dans l'intérêt de la
science, chacun se trouve entraîné à re-
chercher quelle est la conception du
monde, l'idéal de la vie, en un mot la
ft philosophie », sur laquelle s'appuie la
science moderne et qui se présente à
nous à la place du christianisme, comme
la seule vraie science de la vie.
En quoi consiste donc cette doctrine?
Depuis bien longtemps en Allemagne,
dans les régions supérieures de la scien-
ce, Kant est expressément désigné com-
6 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
me celui qui a animé notre siècle de son
esprit. Aujourd'hui encore, en Allemagne,
c'est incroyable comme on s'en réfère
souvent à Kant ainsi qu'au fondement
le plus solide de la science moderne.
C'est lui qui est ce fondement, mais ce
fondement est ruineux : voilà les deux
parties de notre étude.
Emmanuel Rant naquit le 22 avril
1724 à Rœnigsberg, en Prusse. Il se li-
vra d'abord à l'étude de la théologie pro-
testante, puis il passa à celle des scien-
ces naturelles, des mathématiques et de
la philosophie. Parmi ses nombreux é-
crits il faut distinguer la « Critique de la
Raison pure ( 1781 ) ». Il y rend toute phi-
losophie impossible par cette conclusion,
qu'à la connaissance humaine ne corres-
pond aucune réalité objective, mais qu'elle
n'est qu'un produit et comme une œuvre
d'art, élaborée par le sujet connaissant. II
mourut au commencement de ce siècle.
INTRODUCTION 7
Déjà sur les contemporains de Kant
le caractère extraordinaire de l'homme
avait fait une impression profonde. En
entrant dans sa chambre, Reuss, profes-
seur de philosophie à Wûrtzbourg, dit
qu'il avait fait un voyage de cent soixante
milles pour voir Kant. Charles Bernard
Reinhold alla jusqu'à cette affirmation
blasphématoire, que Kant aurait dans
cent ans la réputation du Christ (1).
« La philosophie de Kant », écrivait J. G.
Fichte en 1794, « n'est encore qu'un pe-
« tit grain de sénevé, mais elle deviendra
« et doit devenir un arbre, qui ombrage-
« ra l'humanité tout entière (2)». Et Schil-
ler dit : « Les grandes idées maîtresses
<( de la philosophie idéaliste restent un
« trésor éternel, et, quand ce ne serait
(i) Correspondance de Schiller avec Kœrner, ii,
p. 182.
(2) Schutz, Vie et correspondance de Fichte, iii,
p. 97.
8 KAXT ET LA SCIENCE MODERNE
« qu'à cause d'elles, on doit s'estimer heu-
« reux d'avoir vécu de ce temps (1) ».
Saisi d'un semblable enthousiasme, G.
de Humboldt écrit : « Lorsqu'on veut
« déterminer la gloire que Kant a procu-
« rée à sa nation, et le service qu'il a ren-
c( du à la pensée spéculative, trois cho-
« ses demeurent indubitablement certai-
« nés : ce qu'il a détruit ne se relèvera
« jamais, — ce qu'il a fondé ne périra
« jamais^ — et, ce qui est le plus impor-
« tant, il a fait une réforme telle que tou-
« te l'histoire de la philosophie en pré-
« sente peu de pareilles ».
L'opinion qui considère Kant comme
le centre de la philosophie nouvelle, s'est
perpétuée jusqu'à nos jours par une tra-
dition puissante. Depuis un siècle, selon
l'expression de Fortlage (2), « la philoso-
(1) Correspondance de Humboldt, p. 490.
(2) Hifîtoire du développement de la philosophie
depuis Kant (Introduction).
INTRODUCTION 9
« phie doit être le développement régulier
« du système de l'absolue vérité, trou-
« vé par Kant et entré avec lui dans le
« monde ; c'est comme une tige mère, qui
« ne cesse de croître et ne peut être dé-
o: racinée ». Le même savant dit que
« tous les penseurs allemands, pris en-
« semble et séparément, ne sont que
« des Kantiens diversement dévelop-
a pés (1) ». Lorsque, à une époque ulté-
rieure, le siècle, « tiraillé en tous sens
c( par des spéculations de toute sorte, était
« las de spéculer », c'est Kant qui, de tous
les philosophes, fut le moins méprisé par
la pensée moderne.
Aujourd'hui encore le météore de Kœ-
nigsberg brille d'un éclat sans pareil
dans le ciel étoile de la pensée alleman-
de. « Depuis les dernières années en Al-
a lemagne », écrit Kuno Fischer, « l'inté-
(1) Histoire du développement de la philosophie
depuis Kant ( Introduction ).
10 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
(( ret pour la philosophie de Kant et l'é-
« tude de cette doctrine se sont heureu-
« sèment renouvelés, et ont pris un es-
(( sor qui fait plaisir (1) ». Chaque jour
voitcroître le nombre des travailleurs qui
s'embauchent sous les ordres du grand
architecte de Kœnigsberg ; chaque jour
voit grossir la masse des hommes-liges,
qui vont lui demander la lumière. En
particulier, un groupe de penseurs qui
augmente chaque jour, a entrepris la res-
tauration complète de la philosophie de
Kant, et cette adjuration, chaque jour
plus retentissante : « Il faut revenir à
Kant » ! est directement adressée au mon-
de savant par l'historien du matérialisme,
F. A. LangeCSon ouvrage si admiré n'est
que la démonstration de ce fait, que l'es-
prit de Kant est l'esprit de notre temps^
(1) Histoire de la philosophie moderne, t. m,
Préface.
INTRODUCTION 11
Voici venu précisément, se figure-t-on
(1), le moment oiî doit se réaliser ce que
Kant a énoncé il y a cent ans dans la
conclusion de son chef-d'œuvre : « Nous,
« les élèves et les lecteurs de Kant, notre
« travail consiste à faire une grande rou-
« te stratégique de l'humble sentier que
ce l'héroïque penseur a découvert ».
Ce ne sont pas seulement les Kan-
tiens, au sens strict, qui se considèrent
comme la postérité du grand penseur
de Kœnigsberg. Sur aucun sujet depuis
longtemps, dans les hautes régions de la
science, on n'a autant parlé et discuté
que sur Kant. Les systèmes les plus op-
posés entre eux, et même ( ô prodige ! )
ceux de nos grands naturalistes cher-
chent dans Kant, avec une confiance
sans limites, leurs racines ou du moins
(1) L. Noire, Fondement d'une philosophie con-
forme à Jiotre temps (Leipzig, 1875).
1:2 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
leur fondement. « Kant, » dit Reuschle ,
« a préludé à la gloire de la critique de la
« Raison pure par celle que lui ont va-
« lue la théorie et l'histoire naturelle du
« ciel ». D'après Zœllner (1), «les concep-
c( tions sur lesquelles les rigoureux cher-
ce cheurs du présent ont élevé l'édifice
« superbe de leur réputation scientifi-
« que, s'accordent merveilleusement avec
« Kant dans les moindres détails ». Avec
Kant, dit E. Dabois-Reymond, a finit la
« série des philosophes qui, en pleine
c( possession des connaissances de leur
« temps dans les sciences naturelles,
« prenaient part eux-mêmes aux travaux
« des naturalistes ». Bref, le nom de Kant
promet de dépasser en popularité tous
les autres noms.
4. — Que le nom de Kant retentisse
si facilement et si haut de notre temps,
(1) De la nature des comètes (2c édit. Leip-
zig, 1872).
INTRODUCTION 13
cela n'a rien d'étrange, si l'on songe que
notre temps retrouve dans Kant son pro-
pre esprit. La philosophie de Kant n'a,
il est vrai, jamais été populaire ; ce qui
l'en a empêché, c'est son style, que Scho-
penhauer qualifie élogieusement de « bril-
lante sécheresse » ; elle n'a été pleine-
ment comprise que dans des régions su-
périeures. Mais, comme G. H. Riehl le
remarque avec raison dans son livre sur
la Famille, « il n'y a point d'enseigne-
« ment si haut et si raffiné qui ne pénè-
(( tre à travers toutes les couches de la
(( société jusque dans la hutte du der-
(( nier des pauvres, s'il s'est d'abord bien
« implanté dans l'esprit des savants de
(( la nation. La diffusion d'une fausse
(( doctrine ressemble alors fatalement à
(( la marche des épidémies à travers le
« monde ». Lorsque plus tard, par une
l'tude plus approfondie, nous trouverons
(|ue notre civilisation allemande est beau-
4 4 KÂNT ET LA SCIENCE MODERNE
coup plus kantienne qu'il ne semble au
premier abord, nous pourrons conclure
que cet effet est dû essentiellement à
l'influence de la littérature allemande.
5. — Le trait propre de notre littéra-
ture moderne, c'est qu'elle creuse un
abîme entre la réalité terrestre et l'Au-
delà, non pas l'Au delà réel, au sens chré-
tien, mais un Au delà idéal, c'est-à-dire
imaginaire, un monde idéal sans consis-
tance;, où vagabonde l'esprit en quête de
jouissances esthétiques. Or ce n'est là,
comme nos études l'établiront, qu'une
application de la philosophie de Kant.
Quel grand littérateur a autant influé
sur la formation de l'esprit, surtout chez
les jeunes gens, que Schiller? Et préci-
sément Schiller, plus que tout autre
poète, se tient sur le terrain du Kantis-
me. Il écrit à Gœthe : « Une saine et
c( belle nature n'a pas besoin, comme
« vous le dites vous-même, de morale.
IXTRODUCTIOX 15
« de droit naturel, de métaphysique;
« elle n'a pas besoin de divinité et d'im-
« mortalité qui lui servent d'appui et de
« support. Ces trois points^ pour une telle
« nature, ne peuvent jamais être des in-
« térets et des besoins sérieux ; au fond
« du tempérament esthétique ne se ma-
« nifeste aucun besoin de ces motifs de
« consolation, qui doivent être tirés de
« la spéculation » (1). Kant « offîcielle-
« ment » n'allait pas encore aussi loin ;
du moins il soutient ne pouvoir se pas-
ser, en vertu d'un besoin de la raison,
de ces motifs de consolation comme^ si
c'étaient des fictions qu'on est forcé de
créer. Mais avoir enseigné « qu'on ne
peut connaître y> ni la divinité, ni la morale,
ni le droit naturel, ni le monde supra-
sensible, ni l'immortalité, c'est déjà un
grand service qu'a rendu Kant. Lorsque
(1) Cf. Noak, J. G. Fichte dans sa vie, p. 360.
IG KANT ET LA SCIENCE MODERNE
Schiller, dans ses Poésies, parle du
royaume de l'Idéal, « du royaume des
« ombres » du « royaume des songes »,
des « régions sereines où habitent les
« formes pures » ; lorsqu'il nous invite
a à fuir de la sphère limitée des sens
« dans le monde libre de la pensée »,
lorsqu'il chante : « Plus haut, toujours
« plus haut nous montons jusqu'à ce
ce que dans la mer de l'éternelle splen-
« deur la mesure et le temps meurent
« et disparaissent », — il ne faut en-
tendre par là que le monde intelligible
deKant, dégagé des formes intuitives de
l'espace et du temps. « Schiller », dit Lan-
ge, « a saisi avec une véritable force de
« divination ce qu'il y a de plus intime
« dans les doctrines de Kant; il a dévoi-
« lé à nos regards le monde intelligible
« de Kant, en le considérant en poè-
(( te (1) ». Et ailleurs : « dans les poésies
il( Histoire du matérialisme, ii, p. 62.
INTRODUCTION 17
<( philosophiques de Schiller nous trou-
« vous une manifestation de la forme
« que prête à l'idéal une faculté créatrice
<( toute puissante, en la faisant passer
« nettement et franchement dans le do-
i< maine de l'imagination » (1). Cet abi-
me creusé entre la réalité et l'idéal, cet-
te fuite loin des puissances de la vie
réelle dans le monde imaginaire d'un
idéal sans existence, telle qu'elle appa-
raît dans presque toutes les tragédies de
Schiller, tout cela est aussi vraiment
Kantien, que l'idéalisation de l'histoire
pour en faire le magasin où puisera
l'imagination.
Kant est ressuscité ! tel est le cri qui
nous arrive aujourd'hui des points les
plus divers. C'est dans Kant que la
.science moderne trouve ses bases soli-
des ; c'est Kant qui doit donner aux ré-
(1) Histoire du matérialisme, ii, p. 545.
PESCH. — KANT. —2.
18 KAM ET LA. SCIENCE MODERNE
sultats un peu massifs du travail de l'es-
prit allemand le dernier tour, la forme
qui achève, et la conclusion. C'est ainsi
que le puissant édifice de la science se
dresse en face du christianisme sous les
traits d'un Kantisme achevé.
6. — En môme temps la pensée de
notre époque désigne exactement cette
partie de la doctrine de Kant, du haut
de laquelle, comme d'une solide for-
teresse, l'édifice de l'Eglise chrétienne
est menacé de ruine et d'anéantissement.
C'est la doctrine de Kant sur la connais-
sance humaine, c'est ce qu'on appelle la
Critique de la Raison pure. Ce doit être
aussi pour tous les temps à venir le
phare grandiose, vers lequel la pensée
humaine devra s'orienter. « Cet ouvrage
« immortel», écrivait alors C.Rosenkranz,
« est la tête de Janus de la philosophie
« moderne ; il concentre en lui-même
« toutes les conquêtes antérieures, il ou-
INTRODUCTION 19
« vre la voie à toutes les tendances nou-
« velles, à tous les progrès futurs. De
« môme que, dans le labyrinthe des
« rues d'une grande ville, on s'oriente, par
« dessus les maisons, les palais, les clia-
c( pelles, en portant ses regards sur les
« tours qui dominent tout : de même
« dans la philosophie moderne, parmi
« la mêlée des batailles, on ne peut
« faire un pas en sûreté, si l'on perd de
« vue la Critique de Kant ». Ce dernier
lui-même nous révèle dans les termes
les plus forts limportance capitale qu'il
attache à sa Critique.
La tâche qu'il s'est assignée dans la
Critique de la Raison pure, est, dit-il,
« la plus difficile qui pût jamais être en-
ce treprise au point de vue de la méta-
« physique, et, ce qui redouble la diffî-
« culte, la métaphysique, du moins celle
« qui existe présentement, ne pouvait
« m'être du moindre secours, parce que
^20 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« cette déduction ( de tous les concepts
c( qui procèdent de Fentendement ) doit
« d'abord résoudre la question de la pos-
(c sibilité de la métaphysique » (1). Il
compare encore le changement qu'il a
introduit dans la manière de penser
avec la révolution complète opérée dans
les sciences de la nature ; il le considère
comme désormais au dessus de toute con-
testation; il ne craint pas d^ôtre contre-
dit, mais de n'être pas compris ; à ceux
qui se plaignent de son obscurité, il re-
proche leur stupidité, et il traite de j^ecus
ceux qui osent reprendre quelque chose
à ses principes critiques. Avoir carré-
ment et franchement conscience » en
(1) Prolég. là la métaphys. p. 10. — Nous citons
d'après l'édition de Rosenkranz. Pour les points de
la pliilosophie de Kant, sur lesquels les savants
ne difTèrent point d'opinion, nous croyons pouvoir
nous dispenser de prendre la peine de faire des
citations fréquentes.
INTRODUCTION 21
toute modestie » de l'importance de sa
propre personne et de la valeur de ses
propres productions, voilà qui est vrai-
ment essentiel à tout savant moderne.
Sous ce rapport aussi, Kant était un
maître. En quoi, en un certain sens, il
il ne s'est pas trompé.
En effet, la critique de Kant ne s'est
point perdue, ainsi qu'un ruisselet, dans
le sable ; depuis cent ans, elle est devant
nous comme un large fleuve, sur lequel
d'innombrables penseurs allemands font
flotter leur esquif. Car, en Allemagne,
tout courant remarquable de doctrine
qui déclare impossible la connaissance
de Dieu et cependant ne renonce pas à
penser, a trouvé son régulateur dans le
génie fécond de Kant.
Quiconque écrit aujourd'hui sur le
problème fondamental de la science, —
sur la connaissance humaine, — même
s'il suit au cours de son travail ses voies
2:2 K.\NT ET LA SCIENCE MODERNE
propres, se croit néanmoins obligé, par
justice historique, de confesser qu'il doit
an professeur de Kœnigsberg la plus
grande partie de ses lumières . Car, ainsi
que le remarque Ed. de Hartmann (1),
« si la philosophie allemande moderne
« peut retrouver toutes ses grandes
« vérités et ses grandes erreurs en ger-
c( me dans les idées de Kant, cela
« est vrai surtout de la théorie de la
« connaissance, à laquelle aussi bien
« se réduit l'essentiel de la philosophie
c( théorique de Kant. Nul n'a mieux
« scruté les problèmes jusque dans leurs
« profondeurs ; plus que tout autre gé-
« nie initiateur, il a possédé cette abné-
« gation de soi-même, qui va jusqu'à
« laisser subsister les contradictions dans
« sa doctrine ». Cette déclaration de Lotze
dans ss. Logique: « C'est en substance le
(1) Examen critique des fondements du réalisme
transcendental (2 éd., Berlin) 1875.
INTRODUCTION 23
« point de vue de Kant que je représente,
« et duquel la philosophie allemande
« n'aurait jamais dû s'écarter (1) », indi-
que le point de départ et l'intention de
presque tous les penseurs modernes. Le
professeur G. Wundt nous dit dans son
discours d'ouverture de Leipzig: « Partout
« aujourd'hui, dans le cercle des scien-
« ces particulières, dès qu'on recom-
« mence à s'approcher de la philosophie,
« on entend émettre cette assertion que
a Kant est le philosophe dont le point de
« vue est le plus étroitement uni aux
« sciences expérimentales ». Le savant
bien orienté croit même que « Kant au-
(( jourd'hui a plus d'influence que ja-
« mais dans les sciences naturelles ». Et
d'où vient cela ? « Si nous cherchons le
« motif de cet aveu », dit Wundt, « nous
« trouvons que ce n'est pas à coup sûr
(1) Logique (Leipzig, 1874, p. 524).
M KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« seulement parce que Rant était étran-
« ger au dédain avec lequel l'idéalisme
ce postérieur a traité l'expérience, mais
« plutôt cet aveu s'explique par l'idée
« générale que se fait Kant de l'essence
« de notre connaissance (1) etc. »,
Ce ne sont pas seulement des savants
non catholiques, qui se mettent en fraiï^
d'admiration pour la critique de Kant; il
y a encore maint savant qui, catholique
de profession, s'est laissé entraîner par
le vent du siècle. Déjà dans le siècle
précédent, Stattler se plaint en ces ter-
mes : « Ainsi je vis la pensée des savants
« protestants se jeter dans une extré-
« mité que je n'étais pas sans attendre ;
« mais, que beaucoup de philosophes
« catholiques, et même de religieux,
« professeurs dans des couvents et des
(1) De l'influence delà Philosophie (Leipzig, 1876).
— et infra,. p. 6,
INTRODUCTION 25
« universités catholiques, montrent aussi
« une telle ardeur de zèle pour la philo-
« Sophie de Kant, qui est en opposition
« absolue avec la conception catholique
« de la religion et de la morale, voilà ce
« qui serait pour moi incompréhensible,
« si je ne savais par une longue expé-
« rience, combien est rare une doctrine
« forte et systématique, et combien pè-
« sent sur l'esprit les préjugés qui flat-
« tent le désir de la gloire. Un philosophe
« catholique devrait-il donc ignorer que
« le système de Kant est en contradic-
« tion directe avec maint do2:me et mainte
« vérité de foi » ? En particulier, Stattler
blâme un nommé Dillinger, professeur
de Théologie, d'avoir combiné les deux
points de vue inconciliables de Kant et
du Catholicisme.
Les tentatives faites plus tard pour
naturahser le Kantisme dans la science
catholique sont trop connues pour avoir
26 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
besoin d'être ici rappelées. De nos jours
encore, dans bien des milieux catholi-
ques, règne une estime de la Critique
de Kant, qui tient plus de l'approbation
machinale que de l'appréciation réflé-
chie. Si l'on veut voir comment des sa-
vants catholiques, d'ailleurs très estima-
bles, mêlent à leurs travaux philosophi-
ques la reconnaissance pour ce « Héros »,
qu'on prenne, par exemple, le programme
du Di" Katzenberger, intitulé : « Le mo-
ment aprioritisque et idéal dans la scien-
ce », (Bamberg, 1874). Bref, à peine s'en-
treprend-il aujourd'hui en Allemagne un
ouvrage de haute science que d'abord
l'auteur ne brûle un peu d'encens en
l'honneur de la divinité de Kant.
Le résultat de notre introduction est
donc que le monde moderne qui pense,
salue dans Kant l'auteur, le fondement,
le support de tout le travail de la pensée
allemande.
INTRODUCTION 27
7. — Résumons encore une fois tout
ce qui précède, afin de voir clairement
à quoi doit nous servir ce témoignage
du monde qui pense.
La science moderne réclame pour
elle-même le monde réel, la vie pratique,
toutes les institutions sociales, en un
mot l'homme réel ; seule, elle veut en
dernier ressort juger de tout et tout con-
duire; seule, elle veut déterminer la di-
rection entière des pensées de la nation ;
au fleuve qui roule et entraîne dans ses
flots la vie de la nation, elle veut assi-
gner son lit.
Qu'une telle puissance remonte jus-
qu'à Kant comme à son grand inspira-
teur, voilà ce qui doit être à nos yeux
une raison suffisante de prendre pour
objet d'une étude approfondie ce prince
des penseurs, qui porte, comme des
nains sur ses épaules, tous les philoso-
phes postérieurs.
28 KAM ET LA SCIENCE MODERNE
C'est aujourd'hui une nécessité inéluc-
table que les savants cessent d'être des fi-
dèles de Kant, c'est-à-dire qu'ils ne
croient plus simplement sur parole au-
trui, touchant ce qu'a dit et enseigné le
« fondement de la science allemande » et
qu'ils regardent eux-mêmes, pour leur
propre compte, les problèmes en face.
Nous ne croyons pas trop difficile de
rendre Kant intelligible^ même pour les
non philosophes.
Nous craignons plutôt, — et nous l'a-
vouons, — une autre difficulté que nous
pourrions rencontrer dans l'appréciation
de Kant, Nombre de nos lecteurs ont un
respect traditionnel pour Kant, Thomme
qui, à leurs yeux, a, du moins par sa
pensée, fait avancer la science. Si l'on
écarte, à propos de Kant, tout l'appareil
éclatant des C est pourquoi, et des incon-
séquence, siVon considère le système à la
lettre, dans ce qu'il a d'essentiel, la ma-
INTRODUCTION 29
jorité des lecteurs réfléchis en arrive à
trouver à peine croyable qu'il y ait eu
un homme de sens rassis, assez osé pour
présenter au monde un tel système
comme le dernier mot de la science, et
que ce doive être là Thomme, en qui
tout un peuple, qui marche à la tête de
la science et de la civilisation, salue le
représentant de sa pensée. C'est ici que
nous sentons naître la difficulté. Au ter-
me de notre examen sans préjugés, la
(7r//«^we delvant nous apparaîtra comme
le délire grandiose d'un esprit supérieur.
Réussirons-nous à détruire l'idolâtrie de
Kant^ qui a été grandissant pendant près
de cent ans comme une gigantesque
muraille ?
Notre travail se compose de deux par-
tics. D'abord, nous nous convaincrons
pleinement que la science moderne, si
avide de faits, trouve réellement dans
Kant sa base la plus profonde « et la
30 KAM ET LA SCIENCE MODERNE
plus solide ». Puis, nous mettrons cette
base à l'épreuve et en examinerons la
certitude.
PREMIERE PARTIE
LE IvANTISME COMME BASE DE LA
SCIENCE MODERNE.
CHAPITRE I
QUELLE TACHE KANT SE PROPOSE.
1 . — j La tâche que Kant se propose, c'est
de donner de la connaissance humaine une
explication suffisantey
il en est, parmi nos lecteurs, qui pourront
au premier moment trouver étrange que nous
les conviions à une étude approfondie de la
théorie de la connaissance humaine. C'est qu'en
oiïet l'importance et la valeur de la question
que cette théorie implique, n'apparaissent pas
tout d'abord. Mais une rapide revue rétros-
pective de l'histoire nous fournira les lumières
nécessaires.
PESCH.— KANT. — 3. 33
36 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
persécutée, à se rendre sourd, après l'acte mau-
vais, aux objurgations du Souverain Législa-
teur, et à réduire en lui au minimum les idées
de Dieu et de l'immortalité , Mais il y a une
chose qu'il ne peut oublier^, il y a une chose
à laquelle il se trouve d'autant plus invinci-
blement ramené qu'il cultive davantage la
science : cette chose^ c'est le caractère propre
de la connaissance humaine, ou, pour nous
plier au langage moderne, de l'expérience hu-
maine. Plus l'homme s'efforce de ne vouloir
être qu'un animal plus délicatement organisé
que les autres, plus il se sent élevé jMr sa
connaissance à la hauteur d'une perfection de
laquelle la créature irraisonnable est absolu-
ment exclue. Et même, en réalité, l'homme
ne counait-il que des phénomènes sensibles
isolés, dans leurs divers rapports concrets,
exactement comme fait l'animal? Ne voit-il
pas plutôt sa connaissance pénétrée de toutes
parts d'universel et de nécessaire^. 11 n'est pas
besoin de bien hautes spéculations pour nous
rendre ce fait présent comme il faut. Lorsque
CH. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 37
l'homme a la perception d'un cercle, il ne con-
çoit pas seulement que ce cercle est rond,
mais encore que tout cercle est et doit être
rond; ni seulement que deux poires ne sont
pas cette fois-ci égales à cinq, mais encore
qu'elles ne ])enYeni Jamais être égales à cinq;
ni seulement que ce changement a une cause,
mais encore que tout effet sans exception a et
doit absolument avoir une cause. L'homme ne
s'absorbe donc pas dans la perception sensi-
ble, il la dépasse; il ne connaît pas seule-
ment les objets, il connaît encore sa propre
connaissance. Et ce mouvement qui l'empor-
te au dessus de la connaissance sensible, n'est
pas seulement pour lui une possibilité éven-
tuelle, c'est encore une naturelle nécessité.
S'il se sent pressé de rechercher le motif et la
cause des événements, il se sent pareillement
pressé de se rendre compte de sa propre con-
naissance. Ce dernier point doit d'autant plus
nous intéresser que la connaissance 'de soi-
même est bien une connaissance réelle d'or-
dre phénoménal, et d'où pour l'homme tout
■38 KANT i:t la science moderne
le reste dépend, en tant que cette connaissan-
ce lui sert d'intermédiaire pour entrer en rap-
port avec le monde extérieur.
L'homme adonné au sensible, et qui néan-
moins pensait encore en quelque façon, a pu
se tourner et se retourner comme il voulait ;
il a toujours trouvé devant lui la connaissance
4e soi-même, avec sa propre originalité, et qui
demandait impérieusement une explication,
<c Comment l'expérience est-elle possible »?
Et en réfléchissant à cette question, il voyait
un problème encore plus profond se dresser
■devant son esprit: « Comment est-il possible
« que ma faculté de connaître connaisse des
« choses qui sont hors de moi? Oîi est le
« pont, pour passer du moi au non-moi exté-
« rieur » ?
2. — La pensée humaine n'a pu se sous-
traire à ce problème. Alors qu'on ne songeait
pas encore au protestantisme et à Kant, la
philosophie fournissait déjà tous les éléments
qui concourent à la solution de cette question.
Sans doute nous ne trouvons pas dans l'an-
CH. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 39
cieniie philosoiihie le problème posé sous
cette forme : Comment l'expérience est-elle
possible? Il fallait d'abord que l'humanité fût
communément tombée dans la sensualité pour
que l'aiguille du cadran de la philosophie
marquât l'heure sur cette question : Comment
l'expérience est-elle possible? Mais de l'an-
cienne philosophie se dégageait naturellement
la réponse simple et grandiose à la question
posée. — De ce fait que l'homme possède des
connaissances qui, absolues, nécessaires, uni-
verselles, dépassent la pure expérience sensi-
ble, on trouvait dans l'ancienne philosophie
cette explication, que Y homme possède une fa-
culté de concevoir suprasensible, spirituelle. De
ce fait que l'homme connaît un monde qui
existe en dehors de son acte cognitif(un mon-
de transcendant, selon l'expression de Kaut),
et qu'il conçoit, par sa faculté spirituelle,
l'universel empreint dans les choses sensibles,
on trouvait cette explication plus profonde,
que l'esprit humain est le reflet de V intelligence
unique, à laquelle les choses extérieures doivent
40 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
lettr existence et qui, eu les produisant, nous en
a donné les idées.
3. — Lorsque Kant vivait, l'esprit du siècle
avait depuis longtemps rompu de la façon la
plus hostile avec le passé catholique, et telle
était la confusion amenée par le protestan-
tisme que, jusque dans bien des milieux ca-
tholiques, l'intelligence de la philosophie tra-
ditionnelle s'était obscurcie. Dans l'Allemagne
protestante la pensée supérieure aux sens avait
bien encore une existence scientifique, mais
elle s'était réduite à un sec dogmatisme d'éco-
le qui, sans précisément écarter la haute scien-
ce, l'enseignait malheureusement avec une fa-
deur et un ennui mortel qui en énervaient
l'exposition, en face des riches couleurs des
théories sensualistes. Cette situation n'était
plus tenable ; on ne pouvait plus avancer
dans cette impasse.
Mais c'était seulement la situation de la pla-
te science allemande ; ce n'était pas l'impasse
où s'engagea le courant du siècle sous l'im-
pulsion du protestantisme. Cette impasse est
CH. I. TACHE QUE KANT SE PROPOSE 41
plutôt la p/nlosophie des empiristes anglais.
La France l'avait connue avant l'Allemagne.
Si le protestantisme n'avait pas réussi à rom-
pre en France, comme en Allemagne, les for-
mes catholiques de la vie publique, il avait du
moins jeté dans l'air de la France, facile à
émouvoir, des germes de révolution. Et c'est
dans ce pays que se développa, sous la forme
d'un matérialisme complet, la science impor-
tée d'Angleterre. Les Allemands, devenus pro-
testants, avancèrent plus lentement dans cette
voie, mais aussi ils devaient y laisser une tra-
ce plus profonde. L'empirisme anglais et le
matérialisme français excitèrent alors dans les
pays allemands la plus vive attention.
A la surface de ce courant puissant flottait
encore, dernier débris de la métaphysique,
cette question: Comment V expérience est-elle
possible ?
L'humanité, ivre des jouissances et des con-
naissances sensibles, ne pouvait se soustraire
à une question qui, impliquée dans l'expérien-
ce sensible, V élevait cependant au dessus des
42 KANT i:t la sciKxcrc moderne
sens: Comment est-ce donc que je connais?
Comment les choses extérieures entrent-elles
dans m(( représentation intérieure? Comment
rcxpérience est-elle possible? D'où vient dans
ma connaissance cette nécessité que je doive
connaître ainsi et ne puisse connaître autre-
ment? Pourquoi suis-je contraint d'énoncer
des jugements de valeur universelle, tels que
celui-ci : Tout ce qui arrive^ doit avoir une
cause? — Cette métapliyslque, l'homme dans
ses observations aurait dû l'accepter comme
le fil d'Ariane donné par la nature ; mais la
sphère suprasenslble tout entière — jusqu'alors
dénommée métaphysique, — s'était évanouie
à ses regards. Toute la science du suprasen-
slble s'était absorbée dans la théorie de la
connaissance ; cette question l'enserrait de
toutes parts ; elle l'enserrait comme une corde
qui l'étranglait, ou plutôt comme une ceinture
de sauvetage, destinée à le faire remonter de
l'abîme de la sensuahté vers la surface des
eaux tranquilles.
"L'esprit s'élolgnant de plus en plus du
CH. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 43
Christianisme s'était alors posé un problème
gigantesque : comment expliquer la connais-
sance humaine, sans admettre dans l'homme
une puissance suprasensible (l'àme immortelle)
et dans le monde extérieur un être suprasen-
sible (Dieu)? Rien de plus tragique à con-
templer que les efTorts de l'esprit humain pour
venir à bout de cette tcàche impossible. Afin
de bien tenir le fil que Kant prit pour guide
avec la profondeur allemande, nous devons
nous représenter plus nettement encore à quel
point en était arrivée la solution de la ques-
tion.
4. — Par la bouche de Bacon (1561-1626)
l'esprit du siècle avait posé comme premier
principe que l'expérience seule est la source
de la connaissance. Or, d'où vient ce princi-
pe ? Repose-t-il aussi sur l'expérience ? et sur
laquelle ? quelle garantie l'expérience olTre-t-
elle de sa propre valeur ? C'est ainsi que l'ex-
périence elle-même devait devenir l'objet de
la science : il fallait essayer de justifier la va-
leur de la connaissance humaine, fondée sur
44 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
la seule expérience. C'est avec Jean Locke
(1632-1704) que la philosophie expérimenta-
le entreprit cette tâche. Et voici sa réponse :
Toute expérience est perception sensible ou
sensibilité ; dans la connaissance humaine il
n'y a rien qu'on ne puisse expliquer comme
un produit de la perception sensible ; même
les propositions de valeur universelle, telles
que le principe de causalité, — en vertu du-
quel tout effet doit avoir une cause, — déri-
vent radicalement de la perception sensible.
Que sont donc les perceptions sensibles?
Telle était la seconde question. — Ce sont des
représentations de l'esprit, des idées, dit Geor-
ges Berkeley (1685-1753); le monde n'est
qu'un cercle magique de phénomènes illusoi-
res ; toute l'existence des choses consiste en
ce qu'elles sont perçues {esse est percipi) ; c'est
Dieu qui produit en nous l'illusion où nous
sommes, que nous connaissons quelque chose.
Par contre^ les matérialistes français nous en-
seignent que les perceptions sensibles ne sont
que des excitations d'organes corporels, que
Cri. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 45
des pliéiiomèiies matériels de mouvement.
Surgit alors la grosse question : — Si les
éléments de la connaissance ne sont que des
impressions idéales d'un esprit, ou mécaniques
d'un corps, comment est possible une con-
naissance qui, premièrement, embrasse la
réalité^ et secondement^ ait une valeur uni-
verselle? Comment des impressions qui n'ap-
partiennent qu'à la sphère subjective de celui
qui connaît, peuvent-elles être le point de dé-
part d'une connaissance de l'extérieur? Com-
ment des perceptions, qui ne représentent
que des individus comme tels, peuvent-elles
fonder des jugements d'une valeur univer-
selle et absolue ?
Une fois encore, avec David nume(i771-1776)
la philosophie du siècle fit appel à tous ses
moyens d'exposition et d'explication. 11 arri-
ve en vertu de l'habitude^ dit ce sceptique cé-
lèbre (ayant en vue surtout le principe de cau-
salité), que notre imagination enchaîne et coor-
donne certaines représentations dans le rap-
port d'effet à cause. Chaque fois que je le
46 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
veux, mon doigt remue ; en vertu de celte ha-
bitude, je réunis par l'imagination ce mouve-
ment du doigt et l'acte volontaire correspon-
dant ainsi que l'elfet à la cause, quoique je
ne sache pas s'il existe réellement entre eux
une relation causale. C'est donc seulement
l'habitude qui fait sur nous l'impression delà
nécessité, quand nous disons : Tout efîet
doit avoir une cause correspondante. Hume ex-
plique l'expérience humaine par l'habitude,
or riiabitude n'est que l'expérience répétée.
Il oublie de nous dire comment l'habitude,
c'est-à-dire la seule expérience individuelle ré-
pétée^ est- par elle-même en état de nous ex-
pliquer cette nécessité qui apparaît dans les
jugements universels expérimentaux. Il n'a
pas fait faire un pas à l'explication de la con-
naissance humaine ; il n'a pas même laissé à
la science un misérable lieu de repos, à moins
qu'on n'en voie un dans cet aveu, que toute
connaissance est illusoire et dénuée de fon-
dement : en un mot, il a glissé sous la tète de
la science un coussin pour l'aider à mourir.
cil. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 47
Le pi'c'tendu travail de Iliime a du moins
eu ceci de bon que la question de la connais-
sance humaine, — la seule vers laquelle la
science dévoyée put sans prétention s'orien-
ter, — devint justement une question brû-
lante. Le problème se posait dès lors dans tou-
te sa clarté « Hume )),ditKuno Fischer (1), «n'a
c( pas résolu le problème ; il n'a fait que l'é-
« claircir, mais de telle façon qu'après lui nul
((. penseur indépendant n'y pût fermer les yeux ;
« il fallait voir désormais que ce problème
« est au premier rang entre tous, et que par
« la route que Hume a suivie, on n'arriverait
« pas au but. L'expérience, dont Bacon avait
(( fait l'instrument de la philosophie, en était
« l'objet depuis Locke, et c'est cet objet qu'il
« fallait d'abord expliquer. Mais l'expérience
« fut toujours expliquée de telle façon qu'elle
« était déjà au fond de Texplication ; en effet,
« le rapport de causalité entre les phénomènes
« avait dans Locke la valeur de la réalité de
(l) François Bacon ( '2'- édit., p. 785 ).
48 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« la perception ; — dans Berkeley, celle de la
« réalité de l'action divine ; — dans Hume,
(( celle d'une expérience souvent répétée.
« Quiconque saisit bien le problème, doit
(( chercher une autre voie, adopter un au-
« tre point de départ, qui ne procède plus de
« la philosophie expérimentale et donne à la
« question une tournure qui fasse époque . . .
a Ce fut l'œuvre d'un philosophe allemand,
(( Emmanuel Kant ».
5. — En réalité, c'est David Hume qui sug-
géra au nouveau Copernic l'idée de son entre-
prise. Le grand critique voulut affranchir la
science du scepticisme de Hume : heureux,
si le vent glacial de son criticisme n'avait pas
entièrement éteint la lumière de la vie !
Pour comprendre Kant comme il convient,
on doit se rappeler ce que Hume avait en
vue. Il traitait le grand problème, comme on
l'a remarqué, surtout relativement au prin-
cipe de cmtsalitc. Cette loi, d'après laquelle
tout effet doit avoir une cause correspondan-
te, et toute cause complète entraine après
cil. I. — TACHE QUt: KANT SE TROPOSE 49
("lie son effet, s'offre réellement à tout esprit
pensant comme une loi absolue et universel-
le. De quel droit, demandait Hume, mainte-
nons-nous à cette loi sa valeur universelle ?
Que dans le cas présent, V expérience sensible
individuelle n'expliquât rien, c'est ce que
Hume admettait avec raison comme constant.
Nous, hommes du commun, nous croyons
actuellement que notre entendement conçoit,
> à l'occasion d'une expérience sensible, je
veux dire interne, ce que sont la cause et
l'effet, de sorte que nous pouvons distinguer
la cause de la simple condition ou occasion
( par exemple, je me connais moi-même,
quand Je parle ou marche, comme la cause de
mon acte), et en même temps mon entende-
ment conçoit le rapport de cause à effet
comme existant en soi, antérieurement à mon
expérience sensible, indépendamment de cette
expérience, — comme a priori, si l'on peut
ainsi s'exprimer. En conséquence, il y a,
hors de l'acte par lequel nous connaissons,
une réalité suprasensible ( parce qu'elle a une
PESCH. — KAXT. — 4.
48 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
(( la perception ; — dans Berkeley, celle de la
« réalité de l'action divine ; — dans Hume,
a celle d'une expérience souvent répétée.
« Quiconque saisit bien le problème, doit
(( chercher une autre voie, adopter un au-
« tre point de départ, qui ne procède plus de
« la philosophie expérimentale et donne à la
(( question une tournure qui fasse époque . . .
« Ce fut l'œuvre d'un philosophe allemand,
(.( Emmanuel Kant ».
5. — En réalité, c'est David Hume qui sug-
géra au nouveau Copernic l'idée de son entre-
prise. Le grand critique voulut affranchir la
science du scepticisme de Hume : heureux,
si le vent glacial de son criticisme n'avait pas
entièrement éteint la lumière de la vie !
Pour comprendre Kant comme il convient,
on doit se rappeler ce que Hume avait en
vue. 11 traitait le grand problème, comme on
l'a remarqué, surtout relativement au prin-
cipe (le caus(ili(:\ Cette loi, d'après laquelle
tout effet doit avoir une cause correspondan-
te, et toute cause complète entraine après
CH. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 49
elle son effet, s'offre réellement à tout esprit
pensant comme une loi absolue et universel-
le. De quel droit, demandait Hume, mainte-
}wns-nous à cette loi sa valeur universelle ?
Que dans le cas présent^ V expérience sensible
individuelle n'expliquât rien, c'est ce que
Hume admettait avec raison conmie constant.
Nous, hommes du commun, nous croyons
actuellement que notre entendement conçoit,
à l'occasion d'une expérience sensible, je
veux dire interne, ce que sont la cause et
l'effet, de sorte que nous pouvons distinguer
la cause de la simple condition ou occasion
( par exemple, je me connais moi-même,
quand je parle ou marche, comme la cause de
mon acte), et en même temps mon entende-
ment conçoit le rapport de cause à effet
comme existant en soi, antérieurement à mon
expérience sensible, indépendamment de cette
expérience, — comme a priori, si l'on peut
ainsi s'exprimer. En conséquence, il y a,
hors de l'acte par lequel nous connaissons,
une réalité suprasensible ( parce qu'elle a une
rESCH. — KANT. — i.
50 KANT i:t la science moderne
valeur universelle), laquelle est saisie par
l'homme à l'aide d'une faculté cognitive su-
prasensible. Mais une;,connaissancc suprasen-
sible dans l'homme implique une âme spiri-
tuelle et immortelle ! Voilà la vérité qui fait
plus de peur à la science avancée que l'eau
bénite au diable. Un véritable homme de
science pose en principe, comme une chose
qui va de soi, que l'homme n'a qu'une con-
naissance sensible. C'est ce qu'a fait Hume.
« Il a démontré sans appel)), dit Kant», qu'il
(ï est absolument impossible à la raison de
« concevoir un tel lien a priori et en vertu de
(( concepts, car ce lien implique nécessité d.
11 a fait plus : en prenant pour unique fonde-
ment l'habitude, il a sous tous les rapports
enlevé toute valeur à la connaissance qui dé-
passe l'expérience sensible individuelle, et
ainsi c'en serait fait de toute connaissance
suprasensible ( métaphysique ), que dis-je? de
toute la certitude de notre connaissance.
(( Depuis l'origine de la métaphysique, aussi
« haut qu'on remonte dans son histoire >\ dit
en. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 51
Kant (1) », il ne s'est point présenté de con-
« joncture plus décisive pour le sort de cette
« science que l'attaque dirigée contre elle par
« Hume ». La manière dont Hume avait posé
la question, avait donc son importance. « Il
(( n'a porté aucune lumière dans cette es-
« pèce de connaissance : néanmoins il a fait
«jaillir une étincelle ». Et cette étincelle est
tombée sur Kant, et la lumière du criticisme
est apparue. « Je cherchai d'abord, si l'objec-
« lion de Hume ne pouvait pas se générali-
« ser, et bientôt je trouvai que le concept
« de cause et d'effet est loin d'être le seul
« sous lequel l'esprit se représente a priori
« les enchaînements des choses ; bien plus
« que c'est là l'objet propre et le domaine
« môme de la métaphysique. Je tentai de m'as-
« surer de leur nombre, et, cette tentative
(( ayant réussi à mon gré, — j'entends en par-
« tant d'un seul principe, — j'arrivai à la dé-
« duction de ces concepts, dont j'étais présen-
(1) Prolégomènes à toute métaphysique future, p. 5.
■ri KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« tement assuré qu'ils ne sont pas, ainsi que
« Hume l'avait soutenu, dérivés de l'expé-
« rience, mais qu'ils procèdent de l'entende-
« ment pur. Cette déduction qui paraissait im-
« possible à monsagace devancier, et dont per-
ce sonne non plus, en dehors de lui, ne s'était
« seulement avisé (bien que chacun se servit à
■<( coup sûr de ces concepts, sans demander
<( sur quoi se fonde leur valeur objective), cette
« déduction, dis-je, était l'œuvre la plus diffi-
« cile qui put être abordée en vue de la Mé-
ik taphysique(l) ». Kant l'a accomplie: c'est la
<( Critique de la Raison pure )). C'est «le pro-
blème de Hume dans son plus grand dévelop-
pement possible )) ; on y traite de « l'existence
« d'une connaissance vantée et nécessaire à
« l'humanité ». L'œuvre de Kant, « c'est une
« science toute nouvelle, dont personne au-
«. paravant n'avait même eu l'idée, dont mè-
« me la simple idée était ignorée, et pour
A laquelle rien de ce qu'on possédait jus-
(1) Prolégomènes à toute métaphysique future, p. 9.
CM. I. — TACHE QUE KANT SE TROPOSE 53^
« qu'alors ne pouvait être utilisé, sauf les
« soupçons que pouvaient faire naitre les
« doutes de Hume, lequel néanmoins n'a-
« vait eu aucun pressentiment de la possibili-
« té d'une telle science formelle, et, pour met-
« tre son esquif en sûreté, le poussait vers
« le bord ( le scepticisme ), où il devait
« échouer et se perdre, tandis que je me pré-
« occupe, moi, de lui fournir un pilote qui,
ce suivant les principes certains de l'art nauti-
« que, tirés de la connaissance du globe, et
« muni d'une carte complète de la mer et
« d'une boussole, puisse conduire sùre-
1 ment le navire où il lui semble bon (1) ».
6. — La manière dont Kant a accompli sa
tâche a-t-elle la portée universelle qu'il se
plaît à lui attribuer, c'est ce que montrera
l'exposition qu'on en fera ci-dessous. Ce qui
est certain, c'est que la question de l'origine
de la connaissance, abordée par Kant et trai-
tée dans la Critique de la Raison pure, excite-
(1) Prolégomènes à toute métaphysique future, p. 11.
54 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
encore de notre temps chez tous les penseurs
le plus vif intérêt, et qu'elle le mérite.
Qu'on ne se méprenne pas sur notre pen-
sée. Nous n'attribuons pas à la théorie de la
connaissance absolument cette espèce d'im-
portance, qu'elle prend dans les idées des
modernes et de Kant. La théorie de la con-
naissance n'a pas absolument, — ainsi qu'on
le veut aujourd'hui, — absorbé toute la mé-
taphysique. C'est le point de vue erroné de
Kuno Fischer, quand il dit : (( La philosophie
« avant Kant voulait être une explication des
« choses, c'était aussi la prétention des scien-
ce ces empiriques. Ou la philosophie devait
(L renoncer à sa situation indépendante et s'ab-
« sorber dans les sciences expérimentales, —
(( c'est ce que fit le réalisme anglais ; ou elle
(c devait tenir bon comme science spéciale mé-
« taphysique (suprasensible) en face des scien-
ce ces expérimentales, et alors elle s'épuisait,
« — c'est ce qui arriva dans l'école de Wolf.
(( Dans les deux cas, elle disparaissait comme
Ci science indépendante ». On la sauve, dans
en. I. — TACHK QUE KANT SE PROPOSE 55
ropinion de Fischer, lorsqu'on lui donne pour
objet quelque chose de spécial et cependant
de réel. Ce quelque chose existo : ce sont les
sciemes exactes mêmes. C'est dans cet esprit
que Kanta entrepris et achevé sa tâche. « L'ob-
« jet de l'expérience, ce sont les choses ; l'ob-
c( jet de la. philosophie, c'est l'expérience, prin-
« cipalement le fait de la connaissance humai-
« ne. C'est surtout ainsi que la philosophie
« cesse d'être une explication des choses, pour
« devenir une explication de la connaissance
« des choses (l) )). Ce point de vue fonda-
^1 mental pour la philosophie, c'est Kant qui
c( l'a découvert. Dans ses mains la philosophie
a a été comme l'œuf de Colomb ; il a donné
i( à celle-ci une base solide, tandis qu'avant lui
« personne malgré tous ses efforts n'avait pu
« faire tenir l'œuf en place ». Tels sont les
termes avantageux dans lesquels K. Fischer
traduit l'opinion courante des modernes sur la
question. Mais on ne pourrait accorder une
(1) Histoire de la philosophie moderne, m, 16.
56 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
telle importance au problème de la connais-
sance qu'à condition d'avoir préalablement dé-
montré que riiomme est ajjsolument hors d'état
état de concevoir aucune vérité suprasensible.
Nous le répétons : en aucun temps, en aucun
lieu, la philosophie ou métaphysique ne peut
se contenter de n'être qu'une théorie de la
connaissance humaine ; elle doit tendre sans
cesse à expliquer en dernière analyse par ses
propres premiers principes le monde entier
de la réalité.
Et cependant nous tenons pour indéniable
la haute importance du problème de la con-
naissance.
Parmi les objets dont doit s'occuper la phi-
losophie, la connaissance humaine prend tout
d'abord en soi et pour soi une place éminen-
te. Elle est en quelque sorte l'œil, dont l'or-
ganisation n'a pas moins d'intérêt pour nous
que les objets de la vision. Comment pour-
rait-il ne pas incomber au philosophe de cher-
cher à comprendre de quelle manière s'ac-
compht le fait de la connaissance ? Depuis
cil. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 57
Kant, on a désigné d'un nom nouveau l'expo-
sition critique des conditions auxquelles est
soumise la connaissance ; on l'appelle la scien-
ce. tramcemlenUde , pour ce motif, disent quel-
ques-uns, que la science qui a les choses pour
objets s'élève au dessiis d'elle-même et revient
sur elle-même par la réflexion. D'autres tirent
ce nom de ce que la philosophie critique,
pour expliquer l'expérience, fait appel à des
conditions, qui sont elles-mêmes en dehors de
toute expérience. D'autres encore soutiennent
que la science critique s'appelle transcenden-
iale, en tant qu'elle se rapporte aux condi-
tions transcendentcdes de notre connaissance,
et que cet élément premier qui précède notre
connaissance en la conditionnant, s'appelle
transe endental, en tant qu'il se rapporte à
quelque chose de transcendant (1). Ce mot
(1) Kant appelle transcendant ce qui est au-delà, c'est-à-dire
en dehors de notre acte cognitil', partant les objets extérieurs
en tant qu'ils existent indépendamment de notre pensée, par
ex. les choses en soi, les noumènes, Dieu, etc. Le transcenden-
tal est surtout ce qui se trouve dans le sujet connaissant et se
rapporte au transcendant (relation énoncée du point de vue
58 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
n'a été d'auciino utilité, il a au contraire fait
beaucoup de mal. La science traditionnelle ne
connaissait pas ùe philosophie ircmscendentale,
tandis que la critique de la connaissance hu-
maine l'a considérée comme très importante,
et nous aurons souvent encore occasion d'y
revenir quand nous montrerons que tous les
éléments de la véritable théorie de la connais-
sance se trouvent déjà dans l'antique philoso-
phie (la scolastique ).
Du jour où s'est développée la tendance à
s'éloigner du suprasensible, — ainsi que c'est
devenu la mode depuis deux à trois cents
ans, — l'étude de la théorie de la connaissan-
ce — ce qu'on appelle la philosophie criti-
que'— a pris encore une importance toute
particulière. On peut soutenir carrément que
toutes les grandes erreurs modernes sont is-
sues d'une fausse conception du fait de la
extérieur). Est donc transcendental tout ce qui est antérieur
dans notre esprit à toute expérience, et donne à notre connais-
sance ce caractère distinctif, qu'elle paraît une représentation
du transcendant. Enfin on appelle de même transcendentale
l'étude de ces conditions a priori.
CH. I. — TACHE QUE KANT SE PROPOSE 59
connaissance humaine, et partant, de la va-
leur objective de notre connaissance, ou du
moins y ont trouvé leur plus solide fondement,
c'est justement ici que l'extravagance humai-
ne a élucubré ses plus étranges imaginations
et les a présentées au monde comme la phi-
losophie ; c'est justement ici que la moderne
sagesse est manifestement au bout de son
rouleau et peut être amenée de la manière la
plus invincible à confesser qu'elle doit rentrer
dans la voie de la philosophie chrétienne, si
elle veut agir loyalement avec la vérité.
Et c'est aussi là le point où se dirige, au
cours de son développement, la philosophie
allemande. Aujourd'hui, selon la remarque
de Lange (1), le problème fondamental des
sciences naturelles se transforme en problème
de la théorie de la connaissance.
Il est facile de voir par là qu'on ne peut proprement parler
de transcendental qu'autant qu'on a positivement démontré
l'existence corrélative de quelque chose de transcendant,
comme vraie, ou vraisemblable, ou du moins possible.
(1) Histoire du matérialisme, ii, 220.
60 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
Le penseur chrétien a donc assez de motifs
de consacrer à cette question toute son atten-
tion. C'est dans sa connaissance que l'homme
trouve la meilleure part de sa dignité naturel-
le, c'est par elle qu'il s'élève au dessus de
l'univers matériel. L'univers disparaîtrait que
subsisteraient encore cette nécessité et cette
universalité, qui sont, aux yeux de l'homme,
les caractères propres de la vérité.
CHAPITRE IL
COMMENT KANT A ACCOMPLI SA TACHE.
CHAPITRE II
COMMENT KANT A ACCOMPLI SA TACHE.
1. — En donnant une base nouvelle à la
connaissance humaine, Kant voulait jeter les
fondements d'une conception du monde qui
fût seule durable.' Où chercherons-nous cette
base nouvelle, qui est le propre service ren-
du à la science par le grand critique?
Autant les représentants de la science mo-
derne s'accordent tous à louer Kant, autant
ces panégyristes diffèrent d'avis quand il s'a-
git de déterminer le service propre et surémi-
nent rendu à la science par le grand critique.
Nous rapporterons ici les trois opinions cou-
63
04 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
rantes : les deux premières ne reposent sur
aucun fondement, la troisième va au cœur de
la question.
2. — Beaucoup font consister la valeur his-
torique de Kant en ce qu'il a le premier tenté
de donner une exposition du fait de la connais-
sance en la tirant des propres éléments de
ce fait. Telle est l'opinion de K. Fischer : il
soutient que Kant a le premier découvert le
seul point de vue duquel soit possible une
explication plausible du fait de la connais-
sance. Et quel est ce point de vue : « C'est
1 la très simple vérité que le fait de la con-
d naissance ne doit pas s'expliquer du tout, ou
a doit s'expliquer par des conditions qui })ré-
(.( cèdent la connaissance réelle, et par suite, ne
« sont pas elles-mêmes connaissance. Ce point
« de vue tmnscendental, ainsi que Kant l'ap-
« pelle, nul avant lui ne s'en était avisé (1) ».
Nous aurons plus tard tard l'occasion d'ex-
pliquer que les manipulations que Kant se
(1) Histoire de la philosophie moderne, m, 23.
CFI. H. — COMM. KANT A ACCOMPLI SA TACHE 05
permet sur son point de vue transccndcntal
ne sont nullement nouvelles. Mais avant Kant
personne n'avait-il essayé de rendre comp-
te de la connaissance humaine par ses éh^.-
ments constitutifs, par son fondement, démet-
tre en lumière l'acte de la connaissance et les
ingrédients qui le composent ? C'est ce qu'on
ne peut affirmer que si l'on ignore entière-
ment l'ancienne philosophie jetée par dessus
bord avec le catholicisme. Aussi bien Kant l'i-
gnorait-il absolument. Quant au courant criti-
que moderne dans la philosophie allemande,
c'est à tout instant qu'on le rapporte à Kant,
comme à son auteur^ et qu'on le fait dater de
Kant. Or, bien avant Kant, dans l'école même
de Wolf, à laquelle on reproche d'ordinaire le
manque absolu de sens critique, s'était décla-
rée une tendance significative à l'esprit criti-
([ue. C'est à bon droit que Riehl, dans son ou-
vrage intitulé le Criticisme philosophique et sou
importance pour la science positire(\), citel'al-
(1) LeiiJzii; ( Eiigclmanii, I87C>), p. I8'j-I87.
PESCH. — KANT. — 5.
CG KANT KT LA SCIKNCK MuDERXl!:
sacieu .). II. IjuhImmI, comme le prédécesseur
immédiat de Kaiit dans la pliiiosophie critique,
et J. Nie. Tetens, professeur à Kiel, comme le
propre et véritable devancier, et même en par-
tie le Sosie de Kant. Tout au plus peut-on
dire de Kant qu'il a renforcé et dirigé le cou-
rant critique dans une voie nouvelle.
3. — Pour d'autres, l'œuvre de Kant con-
siste en ce qu'il a le premier reconnu l'impos-
sibilité d'expliquer l'ensemble de la connais-
sance humaine par la perception sensible. C'est
l'opinion, par ex. de IL Lotze(i)^ qui fait ré-
sider la doctrine de Kant dans cette proposition
que l'expérience seulene fournit pasleslois de
la réalité : « Quand nous arrivons à une pareille
â assertion, ^) dit-il, « il se rencontre (jue nous
c( défendons en même temps un point essen-
ce tiel de la philosophie allemande, sur lequel
(( nous sommes pris à partie par toutes les
« nations )). Nous ne pouvons faire autrement
que de voir dans de pareilles affirmations une
(1) Logique, p. 57.0.
en. II. — COMM. KANT A ACCOMPLI SA TACHE G7
preuve de cette lamentable étroitesse de l'ho-
rizon intellectuel des modernes, qui stupéfiera
les générations futures. Ces nains, qui ne peu-
vent porter leurs regards au delà des plus
humbles taupinières, veulent accaparer le so-
leil pour leur trou de village !
jA rencontre des empiristes anglais, on peut
constater dans Kant, comme un progrès (si ce
n'est un recul ) tout en droite ligne, que le cé-
lèbre critique a de nouveau compris et démon-
tré que la connaissance humaine n'est nul-
lement, ainsi qu'on l'essayait en vain depuis
Locke, expliquée par la perception sensible,
précisément parce qu'elle ne peut être issue
d'une simple élaboration des perceptions sensi-
bles. « Que toute notre connaissance, » dit-il
« dans laCritique de la Raison pure (p. 695),
« commence avec l'expérience, il n'y a point de
« doute là dessus ; car qu'est-ce qui éveillerait
(( notre faculté cognitive et la ferait entrer en
« acte, sinon les objets qui frappent nos sens?
«... Chronologiquement donc^ en nous, ati-
(( cune connaissance n'est antérieure à l'ex-
^8 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
<f< périence, et toute connaissance commence
* avec elle ». Maintenant il s'agit de savoir s'il
n'y a pas une connaissance qui commence bien
éiivec l'expérience, mais qui pour cela ne dé-
l'ive pas de l'expérience. C'est, dit Kant^, « la
« question agitée dans toute la Critique de la
« Raison pure: existe-t-il une telle connaissan-
te ce, indépendante de l'expérience, et même de
« toutes les impressions sensibles ?Ces connais-
cc sances là, on les appelle a priori et on les dis-
i< lingue des empiriques, dont la source est a
« posteriori, à savoir dans rexpéricncc (Ibid.
« p. 096) » . A cette question Kant répond affir-
mativement. Et sur quelles raisons? C'est que
toutes se ramènent à la nécessité et à l'univer-
salité qui percent dans la plupart de nos con-
naissances sans cependant pouvoir dériver de
l'expérience. Si je vois que ce triangle a trois
angles, la simple expérience ne peut me donner
le motif de cette énonciation, que tout triangle
réel et possible doit avoir trois angles. En con-
séquence de quoi, Kant conclut « qu'il doit y
A avoir une source spéciale de connaissance
CH. H. — COMM. KANT A ACCOMPLI SA TACHE 6ÎÏ
« qui consiste précisément dans Vapriorité (h
« mire nature». Et, demande-t-il, « d'où l'ex-
« périence même tirerait-elle sa certitude, si
« toutes les règles d'après lesquelles elle se
« développe, étaient toujours empiriques et
(( par suite contingentes »? Cette expression
choisie par Kant, source de connaissance, doii
sans doute être résolument écartée, parce-
qu'elle implique une erreur fondamentale (1);
mais, en tant que le penseur de Kœnigsberg^
voulait dire par là qu'il doit exister une facul-
té supérieure de connaître^ sa conclusion est
parfaitement juste j
Mais cette vérité, la philosophie tradition-
nelle du catholicisme ne la savait-elle pas.
depuis longtemps, ne l'avait-elle pas enseignée?
avec une entière énergie et mis tous ses soins-
à lui donner un fondement scientifique ? Elle-
(1) La source propre pour les jugements premiers universels
n'est nullement l'entendement, mais les concepts objectifs d'ô-
tre et de non être, du tout et de la partie, etc. ; c'est d'eux
que découlent dans l'entendement la nécessité et l'universalitG
de la vérité.
70 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
avait précisément lait consister l'explication
prochaine (psychologique) de la connaissance,
en ce que celle-ci ne procède pas en nous,
comme dans l'animal, d'un principe pure-
ment sensible, mais bien d'un principe supra-
sensible qui, de ce qui est saisi par les sens,
peut arriver à dégager et à concevoir l'exis-
tence pure, avec toutes ses lois universelles,
telle qu'elle est en dehors de l'expérience sen-
sible. Et l'explication dernière et profonde
( ontologique ), elle l'avait trouvée dans ce
fait, que la pensée et l'existence sont l'une avec
l'autre dans une harmonie préétablie par une
cause unique, supérieure à l'une et à l'autre.
Tel est V Apriorisme, qui n'a jamais cessé de
briller, clair comme le soleil au firmament.
Et Kant aurait été le premier à comprendre
l'insuffisance de l'expérience sensible à expli-
quer la connaissance humaine !
4. — Et maintenant, pour comprendre
comme il faut l'œuvre véritable du penseur
de Kœnigsberg, il sera bon de faire attention
à la manière dont il a été conduit à rendre-
€11. H. — COMM. KANT A ACCOMl'Ll SA TACHE 71
premiro. On n'culend bien les penseurs qui ont
eu (le rinduence, qu'en prenant en cunsidé-
ration le siècle où ils ont vécu.
L'antique explication traditionnelle, que
nous venons de rappeler, était devenue con-
plèlenicnt étrangère au siècle de Kant. Par
contre, le préjugé que la science ne peut rien
savoir de Dieu dans le monde ni d'une âme
spii'iluelle dans riiomme, régnait déjà dans
les milieux scientifiques élevés. L'esprit humain
pouvait alors se laisser aller à toute absur-
dité ( et aujourd'hui ce n'est pas bien diffé-
rent ) ; mais malheur à lui, s'il arrive à être
contraint scientifiquement d'admettre l'exis-
tence de ces deux facteurs suprasensibles !
L'opinion publique avait baptisé ce préjugé
du nom (['émancipation ( Aufkla?rung ), au-
jourd'hui la pensée moderne, et tous par va-
nité acceptaient cette dure tyrannie. Par la
même, tout penseur étant esclave du siècle,
la voie vers la solution traditionnelle était
coupée.
Pour bien apprécier Kant, il faudrait encore
72 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
remarquer que le nouveau Coperii-ic était né
en jilein protestantisme. Le courant produit
par le protestantisme avait, dans la lutte con-
tre le catholicisme, ébranlé toute considéra-
tion pour la réalité objective et, par contre,
renforcé l'estime pour le moi subjectif. De là,
par suite, s'était répandue cette opinion, que
l'homme connaissant ne trouve pas devant
lui une réalité objectivement valable, mais la
fabrique en la tirant de lui-même. « A l'épo-
« que de Kant^), remarque Lange, ce l'opinion
« que la connaissance du monde dépend
« de nos organes, était partout dans l'air.
« D'Alembert doutait résolument que nous
« puissions connaître de véritables objets ;
« Lichtenberg déclare que la connaissance
« d'objets extérieurs est un terme contradic-
« toire ; qu'il est impossible à l'homme de
« sortir de lui-même ; que, lorsque nous
« croyons voir des objets, c'est simplement
« nous-mêmes que nous voyons ; que nous
« ne pouvons proprement rien savoir d'au-
« cune chose dans le monde, sinon de nous-
CH. H. — COMM. KANT A ACCOMPLI SA TACHE 73
(( mémos et les changements qui s'opèrent en
« nous (l) y>. Dans ses Lettres (Dresde, 1752),
Maupertuls avait, pour ainsi dire, fait du
monde tout entier un phénomène subjectif de
l'àme ; il parlait seulement « d'êtres incon-
« nus qui excitent dans notre âme toutes les
« perceptions », et qui néanmoins restent plei-
nement inconnus. Il ne manquait donc qu'un
homme qui vint dire en termes nets et clairs : La
vérité et la réalité sont le produit de notre activité
mentale ; les choses eu soi sont de pures chi-
mères ; nos concepts ne se règlent pas sur les
objets, ce sont les objets qui se règlent sur nos
concepts; en particulier, les objets de l'expé-
rience ne sont que nos objets ; les choses
n'existent qu'autant que nous nous en faisons
l'idée ; en dehors de l'objectivité immanente
au fait de la connaissance, il n'y a point d'au-
tre objectivité, c'est de nous, et de nous seu-
lement que procèdent la formation entière et
le développement de nos connaissances.
(I) Histoire du matérialisme, ii, 411.
74 KANT ET L.V SCIRXCR: MODERNE
L'esprit de Kaiit est le silex, d'où l'esprit
du siècle a fait jaillir cette étincelle, et c'est
en cela que nous faisons consister l'œuvre du
nouveau Copernic, qui a révolutionné l'uni-
vers.
Kant cherchant, surtout pour cette face de
la connaissance humaine qui dépasse l'expj-
rience sensible, une explication, et croyant la
trouver dans des conditions purement subjec-
tives, toute la connaissance humaine prit une
autre tournure; ce ne fut plus seulement l'in-
terdit jeté sur la réalité extérieure à l'acte
cognitif, ce fut encore la fahricction artificielle
des représentations, et ici nous tenons la ra-
cine de l'errreur.
4. — Esquissons rapidement la pensée de
Kant.
Kant admettait que les repr'sentations qui,
en raison de leurs caractères de nécessité et
d'universalité, ne peuvent d.';.iver de l'expé-
rience sensible, préexistent dores et déjà ( a
priori ) dans la faculté cognitive à l'état de
formes toutes prêtes à l'acte, ou de concepts ;
cil. H. — r.OMM. KANT A ACCOMl'LI SA TACHE 75
ces représentations sont antérieures à toute
expérience, et cela comme conditions mêmes,
qui rendent l'expérience possible; celle-ci ne
nous fournit par l'intermédiaire des sens rien
que d'indéterminé et d'inordonné, des maté-
riaux. Ce qui, dans notre connaissance, ordon-
ne et enchaîne les matériaux selon certains
l'apports, ce sont ces représentations mêmes
a priori, immanentes à la faculté cognitive ;
.l)ar là même, leur nature est celle de formes
.organisatrices. De même que la matière a pos-
teriori, qui sans cesse entre en nous, n'est pas
encore une connaissance, en raison de son in-
détermination, de même les formes a priori, im-
manentes en nous, demeurent vides jusqu'à ce
que, mises en rapport avec l'expérience, elles
aient reçu un contenu.
N'oublions pas, d'ailleurs, que, dans son nou-
veau système, Kant prend pour base un état de
choses réel, mais connu déjà depuis longtemps.
Il a raison sans conteste de soutenir que la
connaissance humaine ne peut se former sans
le concours du moi sujet, sans son activité
7C KANT ET LA SCIENCE MODERNE
rigoureusement réglée, parlant sans un élé-
ment a priori. Autrefois on avait fait consister
cet élément a priori dans la faculté suprasen-
sible, laquelle est déterminée par la vérilé
réelle.
Or, quel est, d'après Kant, cet élément ori-
ginal a priori? La réponse à cette question est
l'objet de la critique; et, pour procéder à
cette critique, nous devons vider nos connais-
sances de leur contenu, les considérer com-
me des formes vides: c'est ainsi que nous au-
rons la raison pure. Nous tiendrons alors
quelque chose sans contenu, des représenta-
tions vides, desquelles procède exclusivement
et en dernière analyse la nécessité qui sert de
règle à notre activité pensante. Quand je suis
contraint de juger que deux fois deux font
quatre et jamais cinq, cela vient non de ce
qu'il en est ainsi, mais de ce que je dois pen-
ser ainsi. Notre connaître n'est par suite
qu'une faculté de juger spontanément. Bien
plus, d'après les différents modes de la fa-
culté de juger s'organisent diverses formes
cil. II. — CÛMM. KANT A ACCOMPLI SA TACHE 77
fondamentales (ca(égories), sous lesquelles se
rangent tous les concepts. Les catégories ne
sont que les formes de notre activité pensan-
te, — formes qui, au contenu indéterminé,
mis en nous par l'expérience sensible, impri-
ment le cachet de la réalité, de la nécessité,
etc.
Mais comment le sensible peut-il être coulé
dans ces formes mentales vides? C'est à quoi
sert seulement ce que Kant appelle la faculté
intuitive: elle s'exerce par deux formes ou
schèmes, le temps et l'espace, lesquelles don-
nent à ce qui est perçu le caractère d'être si-
tué dans l'espace et le temps, car ce caractère,
selon Kant, n'appartient pas naturellement à
ce qui est perçu. Cette partie de la Critique
qui traite de ces deux formes de l'intuition,
Kant la nomme Esthétique transcendentale :
mais, pour les formes de la pensée, il en
traite dans la Logique transcendentale.
A en croire Kant, il n'y a doue hors de l'es-
prit connaissant ni espace ni temps. Il n'y a
en nous que deux formes a priori de la scu-
78 KANT ET LA SCIENGK MODERNE
sibilité, grâce auxquelles les choses nous sem-
blent être juxtaposées ou postposées, c'est-à-
dire dans l'espace et le temps. Cette apparence
vient seulement de ces formes; elle n'impll-
(|ue pas que les choses sont réellement dans
le temps et dans l'espace. L'apparition des
choses à notre sensibilité fournit la matière
propre, que notre pensée élabore et informe
à l'aide des catégories. C'est seulement après
que l'intuition du temps et de l'espace, avec
leurs diverses relations, a été imprimée aux
clioses, que la série des catégories (réalité,
existence, causalité, possibilité, etc. ) peut
leur être appliquée par la pensée. Aussitôt
donc que le robinet est ouvert, le jet s'élance,
et il se produit ce que Kant appelle le sché-
matisme transcendental de la raison pure^ en
sorte que les matériaux, bruts et indétermi-
nés, coulent, grâce aux formes de l'intuition,
dans le moule des formes de l'entendement
et apparaissent comme vérité, réalité, sub-
stance, etc.
6. — Mais quel est le résultat? Que con-
cil. H. — COMM. KANT A ACCOMPLI SA TACHE 79
dut KmuI lui-mùnie pur rupporl à la valeur
réelle de notre pensée? Quelle est son attitu-
de vis-à-vis de la réalité objective?
Notons avec soin que, dans cette question,
il s'agit de l'objet extérieur, de l'objet situé
en dehors ou au delà de notre acte cognîtif,
et c'est de lui qu'on demande s'il est pour
jious objet de connaissance certaine (i).
( 1 ) La distinction entre la représentation interne ( immanen-
te) de Tobjet, et Tobjel externe (transcendant) est, pour l'ap-
préciation du Kantisme, de la plus grande importance. Cette
rcprésciilation immanente de l'objet s'appelle chez les scolas-
liiiues, species, conceptus, verbitm mentis, notio, terminus
mentalis ou intenlio objectiva. On ne peut absolument lui ac-
corder le caractère d'un objet au sens propre du mot, car
tout élément idéal ne se présente pas à l'esprit connaissant
comme quelque chose de connu, mais il est ce par quoi l'objet
externe est connu. Malheureusement, les mots objet, chose,
corps, réel, en dehors de nous, objectif, réalité objective, ont
dans la bouche de Kant, un double sens, attendu qu'ils dési-
gnent tantôt l'image intérieure, immanente, tantôt l'objet ex-
térieur, transcendant. Ed. de Hartmann a eu raison de s'en
plaindre : « Ces oscillations dans l'emploi des mots, dit-il, ne
« peuvent naturellement que rendre très difticilc l'intelligence
« des idées, puisqu'on est obligé de deviner, par le sens du
« contexte, la signification donnée présentement au mot ».
( Examen critique des fondements du ré-ilisme, Préface, p.xvn)
80 KANT ET LA SCIKNCE MODERNE
Jamais on n'a contesté que, pour être con-
nue (le nous, une chose réelle du monde exté-
rieure ne dût devenir notre chose, c'est-à-dire
qu'un objet extérieur ne dût devenir l'objet
intérieur de notre acte cognitif, le contenu de
notre pensée, jwr laquelle nous le connaissons.
Car comment puis-je penser quelque chose,
qui ne soit chose pensée jxir moi? Il se-
rait trop naïf d'admettre que, selon l'expres-
sion d'un philosophe moderne, « la pensée
« est vis-à-vis de l'existence comme le nez en
« l'air ; c'est ainsi qu'un ignorant, regardant
« par un télescope, s'imagine que l'instrument
(c a tellement rapproché les objets de lui qu'il
« les voit plus grands, tandis que le savant
(( sait qu'il n'aperçoit les choses qu'à l'aide d'u-
« ne image cachée dans l'appareil ». La re-
présentation de l'objet présent en nous par
l'acte de la connaissance n'est pas en discus-
sion, quand on s'inquiète de la réalité ob-
jective de nos connaissances ; il ne s'agit que
de la réalité d'un objet (transcendant) existant
en dehors du principe pensant.
«cil. II. — COMM. KANT A ACCOMPLI SA TACHE 81
Que nous dit donc le grand penseur de notre
rapport avec la sphère de la réalité propre
(c'est- à-dire transcendante) ? Il nous- dénie tou-
te capacité d'affirmer des objets mêmes ce que
nous en pensons nécessairement, conformé-
ment à nos représentiitions. Nous disons bien
des choses qu'elles sont, et qu'elles sont tel-
les ou telles, mais cette existence est en nous-
mêmes une forme toute subjective. L'élément
décisif dans toutes nos connaissances est déjà
entièrement en nous, avant que nous connais-
sions. Comme c'est nous qui tirons de nous
pour la donner aux choses leur existence phé-
noménale, nous ne savons rien de leur existen-
^yi en soi. Kant exprime encore ainsi sa pen-
sée : Nos connaissances ont bien une valeur
objective, mais cette valeur ne se rapporte pas
aux choses en soi, ou aux objets transcenden-
taux, c'est-à-dire aux objets tels qu'ils sont en
eux-mêmes, hors de nous ; elle ne se rapporte
qu'aux objets empiriques, c'est-à-dire aux phé-
nomènes qui sont dans notre pensée à titre
de représentations. Si je dis de mon ami :
PESCH. — KANT. — 6.
82 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
il est parti il y a deux heures, il est acluelle-
iiient à deux milles de moi, il est un être,
il esJ; réel, il n'est pas un accident, ce sont là
autant d'énonciations qui ont une réalité dans
mon acte cognitif même ; mais en dehors de
cet acte, y a-t-il quelque chose qui leur cor-
responde, c'est ce que j'ignore absolument.
Si donc les choses sensibles en soi ne peu-
vent nullement être atteintes par notre con-
naissance ( laquelle est confinée dans le mon-
de phénoménal pur), il nous est encore moins
possible d'atteindre par la pensée, grâce au
sensible, l'existence suprasensible (métaphy-
sique).
Telle est dans ses grands traits l'esquisse
de la découverte capitale de Kant (1). En d'au-
(1) Schopenhauer remarque que l'Idéalisme qui résulte de
la philosophie de Kant n'est pas neuf ; il est précisément iden-
tique à la doctrine fondamentale des Yédas et des Pouranas, à
ladoctrinede Majà (l'illusion). Mais, dit-il, Kanta exprimé cette
antique doctrine d'une manière entièrement neuve ctoriginale,
et il en a fait, par la plus calme et la plus sobre des exposi-
tions, une vérité indiscutable. Schopenhauer énonce ainsi les
services rendus par Kant : » Le plus grand mérite de Kant
CH. II. — COMM. KANT A ACCOMPLI SA TACHE 8^f
très termes, nous ne sommes autorisés à riem
affermir scientifiquement que sur les choses ac-
cessibles à la perception sensible, et encore norn
sur les choses en elles-mêmes ; nous ne pou-
vons rien affirmer que sur les choses coinm&
phénomènes, et encore n'en pouvons-nous dire
que ce que nous leur donnons nous-mêmes
en les connaissant. C'est moi gui me fais tous
mes objets de connaissance ; je suis donc 1&
producteur de l'univers que je connais ; et
ainsi je suis l'alpha et l'oméga. C'est vrai-
« est la distinction entre \e phénomène et la chose en soi, —
« distinction fondée sur cette démonstration qu'entre les cho-
« ses et nous s'interpose toujours l'intellect : ea conséquence de
« quoi elles ne peuvent être connues selon ce qu'elles sont ea
« soi. Il a été mis sur la voie par Locke . . . Celui-ci avait
« isolé de la chose en soi la part (son, odeur, couleur, etc). que-
« les onjanes des sens prennent à son appréhension ; Kant iso-
« la de plus en plus la part des fondions cérébrales i> . Le mon-
de en tant que volonté et représentation, 4«édit., i,495) : ;< Cette
« connaissance claire et cette exposition calme et réfléchie
« de la nature tout illusive de runivers sont proprement la base
< de toute la philosophie de Kant, c'en est rame, c'en est le
« plus grand mérite. Il vient à bout de démonter et de faire
« passer pièce à pièce sous nos yeux tous les rouages de noire
« faculté cognitive —, par lesquels se produit li'llasion du mon-
« de objectif ».
84 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
ment une découverte à la Copernic ! Kant
croyait avoir par là le premier trouvé le seul
chemin possible pour donner à la connaissan-
ce humaine la certitude, dont elle était jus-
qu'alors dénuée. Lorsque^ à propos de l'œu-
vre de Kant, on nous rappelle l'œuf de Co-
lomb, nous avouons que la comparaison nous
paraîtrait encore plus topique, si l'on nous
disait que le nouveau Colomb a mis en bouil-
lie l'œuf qu'il devait ftdre tenir en place.
Dans les chapitres suivants, nous recher-
cherons en particulier, comment Kant, avec
sa grande découverte, est devenu le fonde-
ment principal de la science moderne, non
seulemiMit théorique, mais encore pratique.
CHAPITRE III
LA SECULARISATION DE LA SCIENCE.
CHAPITRE m
L\ SECULARTSATION DE LA SCIENCE.
1. — Pour bien voir comment le grand
penseur de Kœnigsberg est réellement la base
profonde de la science moderne, il faut re-
marquer que tous les traits qui caractérisent
essentiellement la science moderne, ont leur
origine dans la philosophie de Kant. Laissons
pour le moment de côté la partie jjratiqiie
( morale, religion, etc. ) et opposons la scien-
ce, telle que la conçoivent les modernes, à la
science d'autrefois. Trois différences apparais-
sent aussitôt. En premier lieu, l'on ne recon-
naît aujourd'hui à la science de valeur réelle
87
88 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
pour la vie qu'autant qu'elle s'attache à lai
connaissance des phénomènes sensibles. En se-
cond lieu, la science tant qu'elle ne touche
pas aux intérêts sensibles et temporels des
hommes, revendique comme son principe es-
sentiel nne absolue liberté. En troisième lieu,
elle révèle dans les individus un penchant à
des constructions métaphysiques, qui est ai»
plus haut point fécond et original.
Commençons par le premier caractère. Nous
disons que la science moderne n^accorde de
valeur réelle qu'aux phénomènes du monde
sensible; elle est totalement sécularisée.
Autrefois la science s'occupait des choses
qui, par le moyen des phénomènes et des im-
pressions sensibles^, se révèlent comme vérita-
blement existantes et s'efTorçait de les expli-
quer par ses propres principes d'une façon
intelligible. Elle avait foi dans la puissance de
l'intelligence humaine. Tout ce que la pensée
humaine, avec une pleine conscience, avait
toujours admis comme principe nécessaire
pour l'explication des faits d'expérience, elle
CM. III. — LA SÉCULARIS. DE LA SCIENCE 80
en soutenait l'existence réelle. Elle ne se con-
finait pas a priori dans les étroites limites de la
perception sensible; que dis-je? à ses yeux,
l'intérêt capital, c'était d'approfondir l'être su-
prasensible ou, pour mieux dire, l'être qui
transparait à travers le voile des perceptions
suprasensibles. Telle était la science d'autre-
fois.
Le dogme fondamental de la science mo-
derne, c'est la renonciation absolue à tout su-
prasensible. Quiconque^ par exemple, soutient
qu'on peut démontrer l'existence réelle de
Dieu ou la permanence de Pâme humaine
après la moit^ est à l'index. Pour faire aujour-
d'hui sa partie dans la science moderne, il faut
d'abord confesser avec une aveugle servilité
que, seuls, les phénomènes sensibles, soit par
voie d'observation et d'expérience, soit par voie
historique et critique, peuvent être l'objet spé-
cial, solide, indiscutable, de la science pro-
prement dite. Tout le domaine suprasensibie,
semblable à un grand parc où se promènent
les savants, est librement abandonné au bon
90 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
plaisir de l'esprit humain. Là, chacun peut
dire ce qu'il veut, tant qu'il ne revendique
point pour sa conviction le privilège d'une
réalité solide et d'une vérité universelle ; là,
tout est permis, parce qu'on part de cette af-
firmation empirique qu'au delà des limites de
l'expérience sensible, on ne peut connaître
avec précision rien de vrai et de réel.
Cette manière de voir est la base de ce qu'on
appelle le « monde moderne , la vie mo-
derne ». Seul, le domaine sensible mérite que
l'homme de cœur s'y applique ; le monde d'i-
ci-bas est l'unique bien de l'homme ; le per-
fectionnement de la puissance humaine est le
suprême idéal entre tous ceux que l'homme
poursuit; les intérêts qui tombent dans la
sphère de la sensibilité sont exclusivement
prépondérants, mais la religion, la morale, la
vérité ne cessent pas d'être encore au plus
haut point respectées, en tant qu'elles sont
utiles pour atteindre les fins terrestres.
2. — Ce serait certes faire bien de l'hon-
neur au nouveau « Copernic » de Kœnigsberg
CH. Iir. — LA SKCULARIS. DE LA SCIENCE 91
que de reporter jusqu'à lui, comme au pre-
mier auteur, l'universel épanouissement de
ces conceptions, tel qu'il s'est produit dans
ces cent dernières années. La sécularisation
aujourd'hui triomphante a ses racines profon-
des dans certains éléments de la nature hu-
maine. Déjà dans la Réforme, ainsi que dans
la Renaissance de l'ancien paganisme res-
tauré par les humanistes, nous apercevons
un détachement toujours croissant des choses
d'en haut et une propension de plus en plus
décidée vers celles de la terre. Kant trouva
tout prêt le courant qui emporta les esprits.
Mais, — objectera-t-on peut-être, — ne
fut-ce pas justement Kant qui fit obstacle
avec la profondeur germanique à la séculari-
sation qui débordait alors de toutes parts de
l'étranger sur l'Allemagne? Ily a là quelque
chose de vrai. Ce fut lui qui blâma ce qu'avait
de superficiel fempirisme, et qui entreprit d'ou-
vrir une voie autrement profonde à la tendan-
ce de la science expérimentale qui inclinait
vers le matérialisme. « L'expérience », dit-il
92 KANT ET LA SCIKNCK MODERNK
dès le début de la Critique de la Raison
pure, dans l'Introduction, (c est sans doute •
« le premier produit de notre entendement,
« alors qu'il élabore les matériaux bruts des
« impressions sensibles. Par là même elle
« est aussi le premier enseignement et, en se
« développant, elle est si féconde en infor-
(( mations nouvelles que les générations futu-
« res, comme enchaînées dans leur vie les
(( unes aux autres, ne manqueront jamais de
ft connaissances nouvelles, qui peuvent être
(( acquises sur ce terrain. Quoiqu'elle soit loin
« d'être le champ unique^ notre entendement
« s'y laisse cantonner. Elle nous dit bien ce
« qui est, mais nullement que cela doit être
« ainsi nécessairement et non autrement. Pour
« le même motif, elle ne nous donne point
« de véritable universalité, et la raison, qui
(S est si avide de cette espèce de connaissan-
« ces, trouve en elle plus de stimulant que
« de satisfaction )). Il répète encore, et dans
les termes les plus catégoriques, que l'expé-
rience a besoin d'explication, qu'elle ne peut
cil. m. — LA SKCULARIS. DK LA SCIENCE 93
elle-même rien expliquer, et qu'elle doit plu-
tôt trouver une explication dans quelque
chose d'antérieur et de supérieur à elle-même.
Aussi bien c'est là l'essentiel de toute son ar-
gumentidion contre l'empirisme.
3. — Autant Kant fit ainsi opposition au plat
empirisme des émancipateurs d'alors, autant
c'est lui précisément qui, en creusant scien-
tifiquement l'empirisme, le réconcilia avec la
« profondeur germanique », et lui assura
dans la vie comme dans la science l'influence
la plus durable. C'est ce qu'U a fait sous trois
rapports.
Premièrement, — c'était déjà trop accorder
d'importance à l'empirisme que, non content
de se borner à faire de la Critique de l'expé-
rience le préambule de la philosophie, de pla-
cer avec Kant la tâche suprême de la philoso-
phie transcendentale dans la réponse à celle
question : Comment Vexpérience est-elle possi-
ble'? La fin, que Kant a toujours en vue, c'est
tout simplement de rechercher et de retrouver
les conditions de toute expérience dans la
94 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
sensibilité ot dans la pensée. Sans cloute, la
Crilique de la Raison pure dupasse l'expérien-
ce et pénètre dans la sphère de l'apriori ;
l'auteur essaie de montrer par l'exemple des
mathématiques que notre pensée est réelle-
ment en possession de certains éléments a pri-
ori ; puis, il met en relief les éléments a prio-
ri qui entrent dans tout acte de connaissance
et déterminent absolument l'expérience. Mais
partout son point de départ est celui-ci : Que
dois-je admettre d'avance pour expliquer le
fait de l'expérience?
Il connaît bien la riclie série des questions
qui conduisent au delà et au dessus de l'ex-
périence. « En commençant», dit-il,» par le
« champ de l'expérience, et en s'élevant peu
(( à peu jusqu'à ces idées sublimes, la philo-
« Sophie montre une dignité qui, si elle poii-
« vait seulement soutenir ses prétentions, lais-
« serait loin derrière elle la valeur de toute
« autre science humaine, puisqu'elle nous pro-
« met de donner des bases à nos plus grandes
« espérances et nous ouvre des perspectives
CH. III. — LA SLCULARIS. DE LA SCIENCE 95
« sur les fins dernières, où tous les efforts de
c( noti'e raison doivent enfin converger. Le
c( monde a-t-il eu un commencement et est-il
« limité dans l'espace? mon moi pensant pos-
« sède-t-il une unité indivisible et indestruc-
« tible, ou n'y a-t-il rien que de composé et
(( de périssable ? suis-je libre dans mes actes,
« ou, comme les autres êtres, conduit par le
« fil de la nature et du destin ? y a-t-il enfin
« une cause supérieure du monde, ou les cho-
« ses et leur ordonnance composent-elles l'ob-
« jet dernier, auquel toutes nos méditations
(( doivent s'arrêter »? — Voilà les questions
pour la solution desquelles le mathématicien
« donnerait toute sa science, car cette science,
« par rapport aux fins supérieures de l'hu-
er manité, à celles qui lui tiennent le plus au
« cœur, ne lui procure pas de satisfaction,
« etc. (1) ». Quand on se montre à ce point
convaincu de la grandeur et de l'étendue du
monde idéal, on est tout prêt d'assigner pour
(1) Critique de la Raison pure (cdit. Rosenkranz. p. 368).
9fi KANT ET LA SCIENCE MODERNE
tâche à la philosophie transcendeiitale la so-
lution de cette question : Que dois-je penser de
Celui que je suis dans lanéœssité de reconnaî-
tre au dessus de V expérience sensible comme ré-
ellement existant? Au lieu de cela, Kant parle
« de l'abîme sans fond de la métaphysique,
« d'un océan ténébreux sans rivage et sans
« phare, d'un champ de bataille où se livrent
« des luttes sans fln » ; il accuse la métaphy-
sique d'être (de mirage de la science y>. Quoi-
que l'attitude négative de Kant vis-à-vis de la
métaphysique ne doive peut-être pas être ser-
rée de trop près dans ses manifestations,
néanmoins elle n'en éclate que plus nettement
dans sa philosophie. En effet, il absorbe toute
la philosophie dans l'explication de l'expérien-
ce ; c'est déjà reconnaître d'avance à l'ex-
périence la place injustifiée qu'elle occupe.
Ce défaut de tactique, si l'on peut ainsi l'ap-
peler, mériterait à peine par là même une
mention spéciale, s'il ne faisait bien compren-
dre l'étroite parenté qui existe au fond entre
la pensée de Kant et l'empirisme.
CH. III. — SÉCULARISATION DE LA SCIENCE 97
■i. — Secondement, dans le développement
ultérieur de ses méditations, Kant aboutit à ce
résultat que notre connaissance tout entière
est totalement limitée à l'expérience comme
telle, — aux phénomènes ; — d'où il suit que
nous ne pouvons connaître sûrement rien qui
dépasse l'expérience.
Sans doute, Kant reconnaît en nous des
éléments qui sont en dehors du domaine de
l'expérience. Ce sont d'abord les formes de
l'intuition et de l'entendement ; les concepts
de l'entendement, dont voici un échantil-
lon : toute chose doit avoir une cause ; c'est,
en un mot, ce qu'on appelle fa priori. Mais
tout cela n'a de valeur que tant qu'on l'appli-
que aux objets de l'expérience, c'est-à-dire
aux phénomènes. « Toute pensée doit se rap-
a porter directement ou indirectement en der-
(( nière analyse aux intuitions, par conséquent
« à notre sensibilité, parce que d'une autre
a manière aucun objet ne peut nous être don-
« né » (1). La loi mentale, par exemple, que
(1) Raison pure, p. 31.
PESCH. — KANT. — 7.
98 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
tout changement doit avoir une cause corres-
pondante, n'a de valeur que dans le domaine
de l'expérience; en a-t-elle encore une au des-
sus du monde de l'expérience sensible, c'est
ce que nous ne savons pas. Il en est de même
des autres concepts et principes.
Outre les concepts de l'entendement, il y a
encore les trois « idées » de Dieu, du monde
et de l'àme, appelées concepts de la Raison.
Or ces idées sont aussi vides et négatives que
les concepts de l'entendement ; bien plus,
elles ont moins de valeur, puisque Kant leur
dénie de pouvoir être employées empirique-
ment. C'est donc une espèce d'article de luxe.
De même en effet que l'entendement est la fa-
culté de former des concepts et déjuger, de
même la raison est la faculté de raisonner ( de
conclure ). Or, elle voudrait bien donner aux
raisonnements une forme parfaite et achevée,
à peu près comme, pour la symétrie, on peint
sur une maison de fausses fenêtres. C'est
pourquoi la raison crée alors et imagine trois
fantômes, l'Idée du moi ou de l'àme, subs-
eu. m. — SÉCULARISATION DE LA SCIENCE 99
lance simple et impérissable, l'Idée du monde,
ou de Tensemble des choses, l'Idée de Dieu
ou de la synthèse de toute réalité. Par où l'on
comprend facilement que « la raison pure n'a
CL pas en vue par ces Idées des objets spéciaux,
« qui soient supérieurs au monde de l'expé-
« rience, mais qu'elle veut seulement faire wi
« usage complet et achevé de l'entendement
(( dans le cercle entier de V expérience )> (i).
L'usage de l'entendement dans le domaine
de l'expérience sensible, tel est le seul point
qui ait pour l'homme un intérêt scientifique.
Ces Idées de la Raison ne sont que des « pos-
« tulats, des principes pour l'usage de l'enten-
(( dément », en tant que les concepts de l'enten-
dement reçoivent de l'usage de la raison une
coordination qui les élève à une unité supé-
rieure. Si la raison voulait admettre qu'aux
Idées correspond quelque chose de réel, ce
serait alors « indiscrétion et présomption de
« la part de la raison ignorante de sa vraie
« destination », faisant « étalage de savoir et de
(1) Prolégomènes, p. 100.
BiBLIOTritlCA
100 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
«. réflexion là où le savoir et la réflexion pro-
« prement cessent ». A en croire Kant, non
seulement la métaphysique jusqu'à nos jours
( la psychologie rationnelle, la cosmologie et la
théologie) est tombée clans ce péché de pré-
somption, mais encore nous le commettons
tous à tout instant, sans le vouloir, par suite
« d'une illusion inévitable, d'un leurre trans-
(( cendental », qui nous foit prendre pour des
réalités les peintures idéales de la raison. Tout
cela parait un peu fort à Schopenliauer. Il blâ-
me son maître chéri de faire sortir ces trois con-
cepts nécessairement de la nature de la raison
et de démontrer néanmoins qu'ils sont insou-
tenables et ne peuvent être fondés en raison :
Il fait donc « dit-il » de la Raison elle-même
un sophiste en disont : Ce sont des sophismes
non de l'homme, mais de la Raison pure elle-
même desquels le plus sage même ne peut se
défaire, et peut-être n'évite-t-il l'erreur qu'à
grand'peine; car pour l'illusion qui perpétuel-
lement le harcèle et le berne, il ne s'en déli-
vrera jamais ». Il dit encore: « On pour-
cil. m. — SÉCULARISATION DE LA SCIENCE 101
« rait donc comparer ces idées de la Raison
« pure de Kant au foyer, dans lesquels les
« rayons convergents réfléchis d'un miroir
« concave voltigent à quelques pouces de la
« surftice ; semblablement, par un mouvement
« inévitable de l'entendement, se représente
« à nous un objet qui n'a aucune réalité » (i).
Par là même déjà est indiqué le résultat
tout entier de la Critique de la Raison pure.
Le voici en quelques mots : l'homme ne peut
rien connaître que la nature perceptible aux
sens, et encore seulement sous son aspect phé-
noménal. A la question posée avec tant d'em-
phase: la métaphysique est-elle possible? —
la réponse est au fond simplement: Non.
5. — Kant le savait bien^ et il n'était pas
peu fier d'avoir, sous ce rapport encore, rom-
pu en visière, nouveau Copernic, avec toute
la philosophie rationnelle. En dehors des em-
piristes, toute l'humanité avait été jusqu'alors
convaincue que nous pouvons connaître le su-
(1) Le monde en tant que volonté, etc., I, p. 578.
102 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
prasensiblc avec certitude, et, pareillement
que nous entrons en possession de cette con-
naissance par la réflexion rationnelle. Le pro-
fesseur de Kœnigsberg ne se laisse pas arrêter.
Il entreprend de faire voir dans le plus grand
détail que les thèses de la Psijchologie ration-
nelle, qui doivent démontrer l'existence réelle
de l'àme, substance simple et impérissable,
ne sont que des sophismes captieux, des «pa-
ralogismes de la Raison » ; que les démonstra-
tions de la Cosmologie rationnelle touchant
l'origine et la réalité du monde se résolvent
pareillement en contradictions ou « antinomies
de la Raison »; et enfin, que la Théologie ration-
nelle est tout aussi incapable de fournir des
preuves de l'existence de Dieu. Toute cette dé-
monstration de Kant repose sur cette idée
fondamentale, que notre connaissance ne se
rapporte pas aux choses réelles et n'a pour
objet que des fantômes subjectifs.
Aux esprits chrétiens qui en Allemagne s'é-
pouvantaient, Kant disait : Je ne veux pas dé-
fendre la cause de l'athéisme, je veux seule-
v:il. m.— SÉCULARISATION DE LA SCIENCE 103
ment montrer que nous ne pouvons rien sa-
voir scicnlifiquoment de l'àme humaine, de
l'univers et de Dieu, et que toutes les l'ech-^^r-
ches de la raison spéculative aboutissent à un
non liquet. Pour consoler les « âmes ortho-
doxes », il veut bien retrouver, comme (c postu-
lats » de la raison pratique, ces vérités méta-
physiques qu'il a exclues de la science spécu-
lative. Il avoue lui-même combien pauvre et
vague est cette connaissance. Nous aurons à
montrer en son lieu plus précisément que,
pour Kant, les postulats de la Raison pratique
ne sont que des fictions creuses, qu'on peut se
forger, quand on y est poussé par un besoin
du cœur. Quel empirique ne serait satisfait
d'un tel enseignement?
Que telle soit la doctrine de Kant, rien de
moins contestable. Le grand critique loue
Epicure de son esprit de suite dans les idées,
« lui qui, dans ses raisonnements, n'a jamais
« dépassé l'expérience », tandis que Locke,
« par exemple, après avoir dérivé tous les
« concepts et principes, de l'expérience, en
104 KAXT ET LA SC[EXCE MODERNE
CL pousse l'usage au point de soutenir qu'on
a. peut, grâce à eux, démontrer l'existence de
a Dieu et l'immortalité de l'âme (quoique ces
« deux objets soient tout à fait en dehors de
(( l'expérience possible) aussi évidemment
« que n'importe quel théorème mathémati-
« que » (1). Un critique prétendant avoir
trouvé dans la Critique de la Raison pure un
« idéalisme supérieur », Kant s'explique en
disant : « Le principe qui d'un bout à l'autre
« régit et détermine mon idéalisme, est celui-
« ci : Toute connaissance des choses par l'en-
« tendement pur ou la raison pure seule n'est
a. qu'illusion, et c'est dans V expérience seule
« que réside la vérité » (2). Pour éclairer la
pensée de Kant, citons encore un passage : « La
« science de la nature ne nous découvrira ja-
d mais l'intérieur des choses, c'est-à-dire, ce
« qui n'est pas phénomène, mais peut néan-
<i moins servir de principe supérieur à l'ex-
CL plication des phénomènes ; aussi bien n'en
(I) Raison pure, p. 658. — (2) Prolégotn., p. 154-.
cil. ni.— SÉCULARISATION DE LA SCIENCE 105
« a-t-elle pas besoin pour ses explications pliy-
c( siques ; que dis-je ? si par ailleurs on lui
« offrait de tels principes ( par exemple, l'in-
« fluence d'êtres immatériels), elle devrait les
« repousser et ne pas les admettre dans le
« cours de ses explications ; elle ne doit jamais
« les fonder que sur ce qui appartient comme
« objet des sens à l'expérience et peut être
(( rattacbé à nos perceptions réelles selon les
(( lois de l'expérience » (1).
Kant ne connaît donc d'autre source de
connaissance que V expérience', « et c'est là »,
remarque E. de Hartmann, « ce qui fait que
ft l'école empirique du réalisme moderne jette
« toujours des regards pleins d'une piété nou-
« velle sur Kant, qui, le premier en AUema-
« gne, a émis et soutenu cette thèse ».
G. — Mais le caractère propre qui fait de
Kant le père du moderne empirisme scientifi-
que, le troisième défaut capital qui l'affecte,
c'est que, fidèle à l'esprit de l'ancien nomina-
(1) Prolégom., p. 127.
106 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
Usine, il présente rexpérience humaine com-
me étant purement celle des sens. Si nous cher-
chons le fondement de cette manière de voir,
le grand critique nous laisse en plan. Partout
il admet, comme allant de soi-même, que l'ex-
périence humaine, comme purement sensihle,
ne se rapporte qu'à des phénomènes matériels
Isolés. Essayons de nous rendre présent com-
me il faut le fait, au sein duquel vit l'huma-
nité, et que Kant cependant nie ; — le fait que
l'expérience humaine n'a pas un caractère pu-
rement sensible, mais au milieu même du se)i-
sible dépasse le sens. Entre des millions de
faits citons-en deux. Si je dessine un triangle
obtusangle, j'y vois un angle obtus, et cela,
grâce au sens qui est dirigé vei's la chose ma-
térielle isolée. En outre, je me sens affecté
par ce triangle de telle manière que je conçois
qu'il serait contradictoire avec son essence de
triangle d'avoir plus d'un angle obtus (inter-
ne), c'est-à-dire que j'expérimente quelque
chose qui dépasse le sens; l'animal, même le
plus délicatement organisé, est incapalDle de
cil. ni.— SÉCULARISATION DE LA SCIENCK 107
<cttc expériehce. J'expcriincutc que je veux
marcher, et j'expérimente que je mets à cet
effet les pieds eu mouvemeut ; mais en même
temps je n'expérimeule pas seulement que ma
marche actuelle a une cause, mais encore
qu'elle doit avoir une cause; j'expérimente
ainsi l'application de la proposition dont la va-
leur est universelle (et que je puis précisé-
ment tirer de cette application) : — que tout
fait de mouvement suppose un moteur. Tout
cela est expérience; elle implique de la ma-
nière la plus évidente quelque chose qui dé-
passe le sens. Les empiristes avaient passé ce
fait sous silence, et Kant continua à travailler
(le la façon la plus naïve conformément au
concept faussé de l'expérience.
Peut-être est-on rebuté par la simplicité des
exemples ci-dessus, empruntés à la vie la plus
commune: on croit qu'un géant comme Kant
ne butte pas contre des brins de paille. Mais
ces exemples sont comme les gouttelettes d'eau
de mer, dont l'analyse nous révèle la nature
de tout un océan. Hartmann qui, ayant à cor-
108 KANT KT LA SCIENCE MODERNE
riger la tàclie traiUres penseurs modernes, por-
te pour une fois un jugement sensé, dit quel-
que part : « Si trivial que puisse paraître ce gen-
« re d'exemples, et si superflue leur considé-
« ration, il faut cependant songer qu'ils doi-
« vent justement nous amener à réfléchir jus-
« qu'à quel point une doctrine exclusive a mis
« nos tètes à l'envers ». Ce n'est pas sans rai-
son que les fausses théories dédaignent de
sortir du nuage des combinaisons compliquées
d'idées et de descendre au contrôle des sim-
ples exemples de la vie journalière. En parti-
culier, c'est dans l'appréciation du Kantisme
que « les exemples les plus triviaux sont les
meilleurs », parce que cette philosophie préci-
sément détruit radicalement la conception qui
est la base de la vie.
7. — Comme quatrième élément, par lequel
Kant a aidé à la sécularisation, nous pouvons
ajouter que, par sa manière de philosopher,
il a inspiré à beaucoup de penseurs le dégoût
de la réflexion calme et profonde et jeté le
discrédit sur la philosophie en général. Mais
en. IIU — SÉCULARISATION DK LA SCIENCE 109
coiix-là ont t'Iû encore plus coupables qui se
sont suspendus aux basques de son habit,
c'est-à-dire qui ont aveuglément admis com-
me définitive sa théorie de la connaissance, et
porté leurs spéculations jusque dans les régions
les plus nébuleuses. Quel homme de sens au-
rait pu trouver du plaisir à les suivre? On
aima mieux renoncer à toute métaphysique et
à tout apriorisme et s'en tenir à la réalité tan-
gible. 11 suffit d'avoir rappelé ceci en passant.
Par ce qui précède on voit clairement qu'on
a raison d'appeler Kant le fondement scienti-
fique proprement dit de cette sécularisation,
qui aujourd'hui dévore jusqu'à la moelle le
peuple allemand. Celui qui, avec Kant, fait de
Vexpérience l'objet central de la méditation
scientifique, celui qui soutient avec lui que
dans l'expérience seule réside la vérité et que
l'expérience humaine est purement sensible,
celui-là a raison de n'accorder de valeur qu'aux
revendications du monde sensible (i). Il n'y
(1) Telle a été l'attitude pratique de tous les reprcsentanls
de la science moderne. Rien de plus drôle que les tentatives
110 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
a que ce qui est réel, dont un liomme sensé
puisse tenir compte comme d'un facteur réel.
Que m'importe un audelàsuprasensibie, dont
je ne puis rien savoir, dont je puis tout au
plus rêver par un besoin du cœur, s'il me
plait?
qu'on a faites pour ceindre le front de ces saints de raurcolc
du renoncement héroï'iue au monde. Entre ces « Saints »,
Kant est « le plus saint ». Cela n'a pas empêché Reichardt d'en
faire dans l'Uranie (1812) le portrait suivant: « Kant était un
« homme tout à fait sec de corps et d'àme.... Un front élevé et
« serein, un nez mince, des yeux vifs et clairs, caractérisaient
« avantageusement sa physionomie. Mais le bas du visage était
u Texpression la plus complète d'une sensualité grossière, qui
« s'est montrée chez lui surabondamment surtout dans le boire
« et le mander ».
CHAPITRE IV
LA SCIENCE « LIBRE )).
CHAPITRE IV
LA SCIENCE « LIBRE )).
1. — Il n'y a rien dont les admirateurs du
siècle nouveau soient plus fiers que de voir la
science libre. La science moderne elle-même
considère l'absolue liberté comme son prin-
cipe vital. A qui connaît la situation réelle,
cet orgueil d'être libre pourrait sembler
étrange chez les modernes docteurs. Il ne se-
rait pas difficile de montrer que jamais, de-
puis (jue le monde existe, la liberté et l'indé-
pendance n'ont aussi peu régné dans la sphère
de la haute culture et de la recherche scien-
tifique que de nos jours. Au mois de juin 1791,
PESCH, — KANT. — 8. 113
114 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
Ficlite écrivait à Kant. «Pour l'homme (Kaiil)
(.(. qui, dans sa partie, doit voir bien au des-
« sous de lui tout ce qui est et a été, il ne
« peut plus y avoir rien de nouveau à lire,
(( et qui ne le satisfait pas, et nous autres,
(( nous ne pouvons nous approcher de lui,
« ainsi que de la raison pure incarnée dans
« un homme, qu'en attendant modestement
(( qu'il veuille bien parler » (1). Voilà la vraie
peinture de notre temps : ajoutez qu'après
cent ans environ a. la raison pure incarnée »
dont nos « doctes » contemporains attendent
modestement les oracles, s'est multipliée d'une
façon incroyable. Que voyons-nous, en effet ?
Des hommes qui se sont fait un nom dans
une spécialité inférieure, qui éclipsent les autres
soit par leur érudition, soit par leur témé-
rité destructrice, apparaissent et construisent
les systèmes les plus monstrueux ; la masse
des savants se précipite aveuglément à leur
suite, selon que l'inclination, l'intérêt ou le
1) Kant, Œuvres, tome xi, p. b3i.
cil. IV. - LA SCIENCE « LIBRE » 115
liasard les entraîne. Comme il y en a tiès peu
(le capables de quelque chose d'original, ils
se couvrent de l'éclat d'un grand nom ; les
thèses qu'ils ne comprennent pas sont leurs
(( opinions^, et ils ne sont justement si fiers
de leur science indépendante que s'ils savent
({uelquc chose de tout, et du tout, rien. Mais
c'est nous égarer : ce n'est pas de V esclavage
de la science d'aujourd'hui que nous voulions
parler, c'est de la liberté.
C'est un fait universellement évident que la
science est aujourd'hui, en un certain sens.
libre, — mieux vaudrait dire, sans barriè-
res, — comme elle ne l'a jamais été jusqu'ici.
Aussi nous sommes dans l'obligation de mon-
trer que cette soi-disant liberté de la science
est essentiellement le Kantisme. Dans ce but,
nous devons avant tout envisager la science
avec toute l'exactitude possible.
2, — Il y a des choses telles, que le meil-
leur et le plus facile moyen de les pénétrer,
est de chercher à bien comprendre leur con-
traire. Au nombre de ces choses nous mettons
116 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
la liberté, dont il est ici question. Eh bien !
considérons donc les « chaînes » dont la scien-
ce était autrefois chargée.
A l'époque qui précède les temps modernes
on faisait consister la valeur de la science dans
son accord avec la vérité objective. La science
ne valait alors qu'autant qu'elle fournissait
à l'individu le moyen d'entrer en possession
de la vérité réelle. La vérité était le but; la
science, la voie qui y conduit; ce n'était pas
une promenade ; elle n'était pas à elle-même
sa propre fin. Préserver la science de s'égarer
loin de la vérité, était regardé comme chose
permise, bienfaisante, et même, dans certains
cas, comme une obligation;
On alla plus loin, convaincu que l'homme
ne peut pas plus se soustraire à la connais-
sance de la réalité suprasensible, principale-
ment des vérités nécessaires, immuables, uni-
verselles, qu'à sa propre nature, et que, en con-
séquence, une fois en possession de ces vérités,
il c€sse d'être libre de les ignorer, de les met-
tre en doute, et surtout d'adopter leur contraire.
(H. IV. — LA SCIENCE « LIBRE » 117
Pareillement, on était convaincu que la des-
lination et le bonheur de l'individu, comme
de la société, consistent dans la vérilé et l'es-
time qu'on en fait : d'où il suit qu'il n'est pas
indilTérent pour l'humanité que la vérité pai-
mi elle soit falsifiée par étroilesse d'esprit on
par méchanceté. Tout au plus pouvait-on ac-
corder à l'erreur, dans les cas où elle est
inolTensive, l'autorisation négative d'être un
mal inévitable. De même que, dans une demi-
obscurité, le voyageur tâtonnant çà et là ar-
rive à grand peine au but, sans que pour
cela il n'ait pas de but, de même à l'homme
qui recherche la vérité, l'on peut bien crier
le mot du poète : « Si tu n'erres pas, tu n'ar-
rives pas à comprendre » ! mais ce n'est pas
un motif pour que Verretir soit le irai che-
min de la vérité.
On ne se refusait pas d'ailleurs à reconnaî-
tre que, si l'homme réel est fait pour la vé-
rité, il ne s'ensuit pas néanmoins qu'il soit
une pure machine à penser. On prenait la
connaissance humaine telle qu'elle se montre
118 KAXÏ ET LA SCIENCE MODERNE
dans la réalité, — faible et exposée à des in-
fluences multiples. On voyait qu'il était possi-
ble que l'individu abusât de son pouvoir in-
tellectuel au profit de fins égoïstes et au grand
dommage des intérêts généraux, et on ne
comprenait pas qu'on dût abandonner sans
défense à toutes les attaques des vérités, qui
sont pour l'humanité d'une importance déci-
sive.
Enfin on estimait que la vérité doit exercer
sa sublime influence sur les individus, non pas
précisément en devenant pour chacun d'eux
un objet de réflexion personnelle, mais plu-
tôt en étant par eux reconnue et confessée.
L'activité individuelle avait plutôt la valeur
d'une condition préliminaire, tout au plus
d'un moyen d'appréhender la vérité, que d'un
canal par lequel, en bien des cas, la vérité se
communiquât en tout ou en partie aux in-
dividus.
3. — En raison des limites étroites oîi la
réflexion est resserrée chez beaucoup d'indi-
vidus, — en raison de l'incroyable mobilité
cil. IV. — LA SCIENCE « LIBRE » 119
(le l'esprit humain, véritable vif argeni, qui
s'oH'usque aujourd'hui de ce qui le charmait
hier, — en raison des nombreuses influences
<|iii le détournent et lui nuisent, et auxquelles
se trouve exposée la réflexion individuelle
précisément sur les points les plus impor-
tants, — le sens commun et, avec lui, l'anti-
({ue philosophie avaient tiré de l'importance
de la possession de la vérité des conséquences
qui peuvent paraître limiter l'activité intellec-
tuelle de l'homme. Une courte esquisse de
ces limites est justement ce qui nous fera le
mieux comprendre le sens propre de leur
contraire, c'est-à-dire de la liberté de la scien-
ce moderne, en même temps que son carac-
tère kantien.
Premièrement : l'intervention de l'autorité,
la soumission à un jugement étranger relative-
ment à la possession de vérités importantes,
n'est pas seulement accidentelle^ mais encore
en général conforme à la nature.
Secondement: la possession et la prescrip-
tion dans le domaine du savoir se justifient
120 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
encore par ce qu'il semble que ce soit chose
condamnable que de rompre en visière sans
raisons solides avec les théories généralement
adoptées.
Troisièmement : l'homme, au point de vue
delà vérité; doit recevoir une éducation, c'est-
à-dire que la vérité doit entrer en lui comme
une acquisition d'im})ortance décisive. Entn^
les diverses influences auxquelles l'homme,
spécialement dans sa jeunesse, ne peut se dé-
rober^ on doit écarter celles qui sont ennemies
de la vérité, mais renforcer celles qui lui sont
favorables.
Quatrièmement : sur les côtés scientifiques
de la vie ce n'est pas en premier lieu la con-
sidération de l'activité la plus libre possible
de l'individu qui doit agir, mais la considéra-
tion de la vérité.
Cinquièmement : l'homme doit désirer au
plus haut point que ces grandes vérités qui
sont décisives pour son bonheur, reçoivent la
sanction d'une garantie surhumaine. Une révé-
lation divine de ces vérités, apparaissant dans
C.ir. IV. — LA SCIENCK ft L[B-RK » 121
1p passé comme un fait liisloriqucmcnt dé-
montrablo, doit être saluée comme le plus
•j^rand bienfait.
Sixièmement : dans la supposition d'une
telle révélation faite à l'humanité, il est au
plus haut point désirable que Dieu établiss»^
une autorité accessible aux hommes, laquelle,
avec l'assistance divine, veille sur le dépôt de
Il vérité, repousse par voie de jugement dans
rintérét de l'humanité toutes les attaques, et
en conséquence renferme le jugement i)ropre
des individus dans des limites déterminées. La
résolution de l'homme, de se soumettre à la
vérité, prend ainsi une tournure plus concrète
et qui est plus d'accord avec la nature hu-
maine.
Comme on le voit, les limites ainsi impo-
sées à l'arbitraire et au caprice dans l'intérêt
<le la possession de la vérité, dérivent des
facultés de la nature humaine, telle qu'elle
existe. La science « non libre » ne cesse point
aujourd'hui encore de les défendre comme né-
cessaires.
I'i2 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
Mais, — pourrait-on demander, — ces li-
mites, par suite du progrès et du développe-
ment de la culture, ne deviennent-elles pas inu-
tiles? Au contraire^ répond la science ce non
libre ». Cultiver les sciences et en faire le
bien commun du peuple, est une bonne cho-
se, mais il y a au tableau une ombre et un
mauvais côté ; c'est que dans les individus
se développe ainsi promptement une tendan-
ce à un orgueilleux isolement, qui favorise
une hautaine confiance en soi-même. « Lors-
« que», dit Balmès, « des noms éclatants, l'ap-
« pareil de la science, et autres choses sembla-
« blés, inspirent à l'homme une haute opinion
« de la puissance de son esprit, lorsque des
« idées brillantes sont répandues dans les mas-
(K ses, c'est justement alors qu'une autorité vi-
« vante est nécessaire pour protéger d'un soli-
(( de bouclier, l'héritage sacré des vérités supé-
(( rieures aux temps et aux lieux, sans la con-
« naissance desquelles l'homme est éternel-
c( lement abandonné aux flots mouvants de
(( ses erreurs, et oscille sans cesse incertain
cil. IV, — LA SCIENCE (( LIBRE » 123
« du berceau à la tombe : ces vérités sont
a comme le fondement solide, sur lequel re-
« pose l'éditice social ; que le fondement soit
« ébranlé, l'édifice tout entier se disloque,
« croule et tombe en ruines ».
En un mot: — Jadis l'humanité savante
inscrivait sur sa bannière : Vt^ViM/ elle limi-
tait la liberté de l'abus et de l'erreur pour
jouir d'autant mieux de la liberté qui décou-
le de la posession de la vérité. Cette maniè-
re d'entendre la vie est pour les modernes com ■
me enterrée. Liberté ! ce rhot est encore ins-
crit sur le drapeau ; on proclame la liberté
pour tout bon plaisir humain, pendant qu'on
bâillonne la liberté qui s'appuie sur la posses-
sion de la vérité.
En exposant en détail les limites autrefois
assignées à la pensée, nous avons par là mê-
me décrit la « liberté » qui exsécre les limi-
tes.
A. — Serait-il bien difficile de retrouver
dans cette liberté de la science moderne les
traits propres du Kantisme ? Il nous suffit de
124 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
demander aux admirateurs de cette liberté
sur quoi ils la fondent, et nous entendrons
énoncer les thèses principales de la philoso-
phie Kantienne.
On nous dira : La liberté est exigée par la
dignité de la pensée humaine ; l'activité men-
tale est à elle-même sa fin, elle est libre de
tout contenu, indépendante d'une vérité an-
térieure, elle est souveraine. Comment endi-
guer une spéculation qui se meut dans des
concepts vides et ne prétend nullement avoir
dans la réalité donnée un contenu qui lui
corresponde ?. L'activité du sujet est tout ; la
possession de la vérité objective n'est rien. —
C'est exactement la théorie de Kant sur la
pensée pure.
En second lieu, on nous répondra : Com-
ment la science pourrait-elle ne pas être en-
tièrement libre, puisque, pour chaque indivi-
du, ce qui est vrai, c'est ce qu'il pense. Bien
plus, la pensée n'est pas l'appréhension d'une
vérité objectivement subsistante ; ce n'est
qu'une construction, par laquelle chacun se
CM. IV. — LA SCIENCE « LIBRE )) 125
fait la vérité. De vérité objective, comme
quelque chose de solide, de fixe, il n'y en a
point ; c'est une grandeur variable. c( Nous
((ne pouvons voir autrement que notre œil ne
« nous le permet, parler autrement que dans
(( le jargon de nos ancêtres, concevoir autre-
« ment que les idées fondamentales de notre
« entendement ne nous mettent en état de le
« faire » (1). Comment serait-il possible que
l'homme, cet automate pensant, se fourvoyât
jamais dans des chemins dangereux? Quel
intérêt peut-il avoir à la réalité objective, qui
doit se régler sur lui ? Tout ce que l'homme
pense, est vrai pour lui ; cela suffit. Continue
donc à marcher et à penser par toi-même ;
fais-toi ta propre conviction à toi-même ; liens
toi sur tes propres pieds et ne te laisse pas
mener à la lisière. Éprouve tout toi-même ;
pour le résultat de ta pensée subjective, tu
peux revendiquer le droit intégral de la véri-
té universellement valable, tu peux diriger
(I) Hisl. du matérialisme, it, p. 205
126 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
tes attaques contre tout ce que ta réflexion
personnelle ne peut atteindre. — Et voilà
encore une fois la pensée fondamenlalc de la
Critique de la Raison pure.
En troisième lieu, on nous dira: Qui peut
nous démontrer l'existence d'une vérité supra-
sensible que nous soyons tenus de respecter,
puisque notre connaissance même est res-
treinte aux phénomènes ? Nous ne savons
donc rien de précis sur les choses en soi.
C'est cette thèse fondamentale de Kant qui a
assuré à tous les systèmes, même aux plus
contradictoires, la plus entière liberté. On ra-
conte qu'un jour un juge, flanqué de son gref-
fier, avait un procès à accommoder. « Tu as
raison», dit le juge à l'un des plaideurs, lors-
que celui-ci eut fait valoir ses motifs. Quand
le second eut à son tour fait valoir ses motifs
opposés^ même oracle du juge : « Tu as rai-
son ». Là dessus le greffier fit remarquer à son
supérieur qu'ils ne pouvaient avoir tous les
deux raison, puisqu'ils étaient en contradic-
tion absolue : « Et toi aussi, tu as raison », ré-
Cil. IV. — LA SCIENCK <i LIBRE )) 127
pliqua le juge bon enfant. Étendez cette com-
paraison, et vous aurez l'iiistoire de ce que
Kant a rendu possible dans la philosopliie al-
lemande. Matérialistes, spirilualistes, pessimis-
tes, optimistes, alliées, déistes, dualistes, mo-
nistes^ dites ce que vous voudrez : vous avez
tous raison, tant du moins que vous vous en
tenez au dogme moderne fondamental, —
qu'il n'y a point de vérité suprasensible, qui
puisse gêner les caprices de l'homme.
Aujourd'hui l'on entend la ce liberté » dans
un sens bien plus radical qu'à l'époque de
Kant. On parlait alors de la liberté de la rai-
son ; on célèbre aujourd'hui la liberté de la
science. En tant qu'on entend par science la
philosopliie proprement dite, il n'y a point
d'absurdité qui ne puisse être dite et écrite,
puisque, aussi bien, nous ne pouvons rien sa-
voir des choses en soi. En tant qu'on entend
par science les sciences expérimentales, qui
s'occupent uniquement des phénomènes acces-
sibles à la perception sensible, on s'arroge le
droit de combattre, comme absolument dérai-
128 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
soiiiiable l'aspiration de la raison au supra-
sensible. Kant reçut à l'époque, à la suite de
la publication de sa doctrine non orthodoxe,
un ordre de cabinet, lui défendant de se per-
mettre de traiter désormais, en chaire ou pai-
écrit, de matières de religion. Après quoi, la
« raison pure incarnée», sujette très fidèle do
Sa Majesté le Roi, répondit en déclarant ex-
pressément qu'elle ne parlerait plus désormais
en public de religion. Le développement de la
science moderne a bien dépassé cette « non
liberté ». Quant à l'Allemagne, remarque Lan-
ge, « il n'y a point de pays, « où l'on se soit
<•( si généralement délivré des préjugés (?)
« religieux et des prétentions ecclésiastiques,
« et où l'on ait revendiqué plus vivement la
« liberté personnelle de penser comme un
« besoin vital pour tous les savants ; c'est Vi-
<L déidisme qui ouvrit la voie » (1).
Quatrièmement enfin, pour établir la liber-
té de la science, on nous dit: A quoi bon
(1) Hist. du matérial., ii, p. 71.
en. IV. — LA SCIENCE (( LII^HE )) 129
des dogmes? à quoi hou une révclalioii? Mais,
s'il n'y a point de révélation, c'en est fait aussi
de toute autorité eu luadère de foi, de toute
influence extérieure sur riiouimc à propos
des vérités suprasensibles ; c'en est fait pour
la jeunesse de toute éducation qui tient comp-
te du suprasensible et de tout ce qui y res-
semble ; tout cela, se sont des limitations in-
justitiées de la raison souveraine.
Nous retrouvons ici la conception qui se
glisse partout comme le résultat même de la
Critique de la liaison pure. Si toute connais-
sance d'une réalité extérieure nous est impos-
sible, il va de soi que nous ne pourrons ja-
mais arriver à la certitude sur l'existence de
Dieu. Nous aurons plus tard à montrer com-
ment, à la suite des bouleversements introduits
dans les idées par le Copernic de Kœnigsberg,
l'Église, le Christianisme, la Religion ont été
mises au point de ne pouvoir opposer même
le plus mince obstacle à la liberté effrénée de
la pensée humaine.
5. — Par là même nous avons montré ce
PESCII. — KANT. — 9.
130 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
que nous voulions montrer. Si Kant a raison
de soutenir que notre connaissance n'a rien
à faire avec une réalité transcendante, c'est-à-
dire située en dehors de l'acte cognitif, et si
l'objet de nos connaissances se règle sur nous,
« la science est liJDre » au sens moderne ; il
n'y a point de puissance qui ait le droit
d'assigner des limites à l'esprit humain, qui
lait la vérité.
Mais si, en dehors de l'homme, il existe
nne réalité, j'entends une réalité suprasensi-
ble, correspondant aux concepts universel-
lement valables et parlant suprasensibles,
alors la science peut bien prétendre à une li-
berté (la liberté vis-à-vis de tous les obstacles)
qui lui rend plus difficile la recherche et la
compréhension de cette réalité, — à une li-
berté que jamais un homme de bon sens ne
lui a contestée ; mais alors il y a encore pour
la science des limites justifiées. C'est qu'elle
poursuit un but déterminé, , de la possession
duquel dépend le bonheur ou le malheur de
millions d'hommes. La force puissante qui
cil. IV. — LA SCIENCE (( LIBRE » 131
réside dans la science est comme un fleuve
qui nous emporte sur ses flots secourables et
au terme duquel nous devons trouver le bon-
heur. Si l'on persiste à appeler liberté la
destruction des limites protectrices, on trans-
forme en une force qui renverse et arraclie
tout, la puissance qui aurait dû tourner à no-
tre plus grand bien.
CHAPITRE V
LA SPÉCULATION MODERNE.
i
CHAPITRE V
LA SPÉCULATION MODERNE.
1. — Le caractère propre de la science
moderne, c'est de n'accorder de valeur qu'au
monde sensible, le seul avec lequel on doi-
ve compter dans la vie réelle : elle est empi-
riste. C'est encore, ainsi qu'on l'a vu dans le
cliai)itrc précédent, de laisser le monde supra-
sensible à l'entière disposition du bon plaisir
humain ; elle est libre pemeuse. Joignez à ce-
la, comme second caractère distinctif, que, ai-
guillonnée par un indomptable penchant pour
135
130 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
les constructions métaphysiques, elle spécu-
le avec une ardeur sans pareille, c'est-à-dire
élevé sa pensée bien au dessus du monde de
l'expérience sensible. Sous ce dernier rapport
comme sous les deux premiers, c'est encore
Kant qui a donné à la science sa physionomie.
Il est le grand inspirateur de la spéculation
moderne.
Si nous voulons rendre en quelques traits
le caractère propre dont est marqué celte spé-
culation, nous dirons : elle présente une va-
riété infiniment riche ; elle fait aux opinions
matérialistes du joîirle plus amical accueil, et,
ce qui est le plus important, elle incline irré-
sistiblement au panthéisme. Dans chacun de
ces trois points apparaît sans contestation l'in-
fluence directrice de Kant.
2. — Le grand œuvre de la Critique, c'est
le renoncement à la recherche des choses réel-
les, et l'assignation de la connaissance en elle-
même, au lieu de la réalité, comme objet aux
méditations de l'homme. Kant croit que son
ouvrage n'a rien à craindre des changements
eu. V. — LA SrÉCL'LATION MODERNE 137
(.roi)inion, dos améliorations inléricurcsou des
systèmes autrement construits ; qu'il <i repose,
«au contraire, sur une base absolument soli-
«de, qu'il esta jamais fixé, et nécessaire, mè-
« me pour les âges futurs, aux plus hautes fins
ft de l'humanité » (l).Mais comme il fut vite et
radicalement puni de son mensonge ! Comme
« Critiques » proprement dites à leur manière
apparurent successivement la Doctrine de la
science de Fichte, le Système de l'Idéalisme
transcendental de Schelling, la Phénoménolo-
gie et la Logique de Hegel, la Métaphysique de
Herbart, bref, toute une armée de théories de la
connaissance et de la pensée. Petits-fils et ar-
rière-petits-fils avaient tous la même prétention
à la domination universelle et se croyaient
aussi nécessaires que l'aïeul de Kœnigsberg.
Dans un livre de l'Ancien Testament, on lit
que le nombre des fous est infini. Par analo-
gie, Fichte dit de son époque que le nombre des
philosophes d'opinion différente est infini. Que
dirait-il donc aujourd'hui?
(1) Kant, CEuvres, t. xi, p. 155.
138 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
Où cliercherous-nous la cause de ces diver-
gences sans limites ?
Assurément, l'exemple qu'avait donné Kant
à ses successeurs, de rompre entièrement
avec la philosophie traditionnelle, devait être
des plus contagieux. L'entreprise de Kant était
neuve. Avant lui déjà des philosophes avaient
essayé d'ouvrir des voies nouvelles, mais tous
s'étaient présentés comme pour améliorer des
systèmes antérieurs, avaient cherché à se
rattacher au passé. Il 'en fut tout autrement
de Kant. Nous avons déjà vu qu'il donne lui-
même sa philosophie comme entièrement nou-
velle. L'entière « nouveauté » est reconnue de
tous, amis et ennemis. Lorsque la doctrine
de Kant eut pénétrée dans les esprits, elle
dut exciter dans les masses le vif désir de
produire à leur tour quelque chose de nou-
veau. C'est pourquoi l'on peut dire avec Lan-
ge : « C'est l'apparition de Kant qui ouvrit
« chez nous en métaphysique la période de
« Sturm nnd Drang; l'homme que Schiller
« comparait à un roi constructeur, produisit
cil. V. — LA SPÉCULATION MODERNE 139
« une dynastie intellectuelle d'imitateurs am-
« bilieux » (1).
En outre, le système de Kant renferme en
soi le germe de la discorde. C'est la contra-
diction entre l'idéalisme et la ruine du réalis-
me. Cette opposition frappante est indubita-
blement au cœur même de la Critique de la
Raison pure. Dans la connaissance, tout doit
être posé par le sujet connaissant : voilà l'idéa-
lisme de Kant. Puis il doit aussi exister une
chose en soi qui suscite le développement de
la connaissance : voilà le réalisme de Kant,
Ce manque d'harmonie a divisé les pen-^
seurs subséquents en deux groupes irréconci-
liables. Les idéalistes s'attachent à l'origine
purement subjective de toutes les connaissan-
ces et, mettant de côté sous une forme quel-
conque « la chose en soi » que Kant avait lais-
sé subsister, ils s'efforcent de donner à leur
système toute la perfection possible. Par con-
(1) Ou période d'assaut; allusion i la période agitée et ora-
geuse de la littérature allemande (1707-1781) ; Hist. du mat. ,
ubi supra.
140 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
tre, les réalistes s'accrochent aux affirmations
où Kant soutient de la manière la moins dis-
cutable la réalité extérieure (transcendante)
de « la chose en soi » et mettent tous leurs
soins à établir l'accord entre cette réalité et
la face idéaliste de la théorie kantienne de
la connaissance. Pour les idéalistes, la percep-
tion n'est qu'un leurre ; pour les réalistes,
elle est l'appréhension d'un phénomène réel.
L'idéalisme fut inauguré par Fichte au point
de vue' subjectif ; dans cet idéalisme subjectif
de Fichte, Schelling introduisit un élément
objectif, et Hegel le transforma en idéalisme
absolu. Dans le camp réaliste se dresse Her-
hart. Il travaille à purger les concepts de tou-
te contradiction. Afin d'atteindre ce but, il
croit nécessaire d'admettre dans la « chose en
soi » des (( réalités », véritable jeu de ma-
rionnettes, qui se combattent, se pénètrent^
s'arrêtent, se défendent, se repoussent, etc.
Quelques uns veulent, — et sérieusement,
ce semble, — voir dans cet éparpillement tou-
jours croissant des idées un titre d'honneur
cil. V. — L-V SPÉCULATION MODERNE 141
pour la ponséc allemande on travail: ainsi
Giiill. (le llumboUU, quand, faisant remonter
cet état tie choses à Kant, il dit : « Ce qui ca-
« ractérise la haute liberté de l'esprit de Kant
« c'est que, ne cessant jamais d'agir avec
« un(^ parfaite indépendance et dans ses pro-
« près voies, il a pu ftdre naître des phi
« losophies. S'il a, plus que tout autre avant
« lui, isolé la philosophie dans les profondeurs
« du cœur humain, nul autre aussi n'en a
(( tiré des applications si multiples, si fécon-
« des)>(1). D'autres par contre voient dans
cet éparpillement dissolvant la mort de la
science; pour eux, ce chaos croissant est pré-
cisément la preuve manifeste que le dévelop-
pement du subjectivisme individuel, qui a fait
son apparition dans le protestantisme et a été
consolidé philosophiquement par Kant, ne
mène pas à la vérité. De ces deux manières de
voir, laquelle est la bonne? laissons sans crain-
te au lecteur le soin de décider. La vérité réunit,
(1) Correspondance, p. 46.
142 KANT ET LA SCIENCE 5I0DERXE
l'erreur divise. Là où est la vie de la science;,
la vérité, — là règne l'unité; mais là oi!i do-
mine la multiplicité des opinions adverses, il
n'y a inévitablement que beaucoup d'erreurs,
et point du tout, ou (au mieux aller) peu de
vérité.
Finalement, le « zèle allemand » du criticis-
me au tic rongeur, lequel allait montant tout
autour de l'activité pensante, laissant périr la
sphère du connu et du connaissable, semble
avoir produit le dégoût. Les penseurs allemands
reviennent plus ou moins à l'explication de la
réalité et sentent la nécessité de faire ressor-
tir d'une ou d'autre manière leur étroite pa-
renté avec les opinions matérialistes du jour.
Ici encore apparaissent des éléments emprun-
tés à Kant.
3. — Contre le matérialisme, le philosophe
de Kœnigsberg manifestait ouvertement une
vive antipathie. Au fond cependant il est plus
près de son esprit que ne s'en sont doutés
beaucoup de ses adhérents.
On a souvent essayé, — et surtout dans ces
en. V. — LA SPÉCULATION MODERNE 143
derniers temps, — d'inspirer plus d'estime
pour certaines thèses matérialistes, en cher-
chant à prouver qu'elles se rencontrent dans
Kant. C'est ce qui a eu lieu pour la prétendue
explication matérialiste de la formation du
monde par la vapeur, pour l'identification de
l'àmc et du corps, et récemiient, pour cette
thèse de Vogt, Darwin, llœckel, que l'homme
s'est élevé de l'état élémentaire d'animal par
un développement intérieur à l'état actuel (i).
Il n'y a point de doute que beaucoup d'affir-
mations concordantes avec le matérialisme ne
puissent être découvertes dans Kant. Notre
critique est même allé non seulement jusqu'à
énoncer cette opinion, que l'homme a été ori-
ginairement un quadrupède, mais encore à
admettre que c'est une question importante
que celle de savoir s'il ne pourrait venir une
époque, « où un orang-outang ou bien un
chimpanzé transformerait les appareils qui
(1) Citons ici surtout le livre de Frédéric Schulze : Kant et
Darwin, léna, 1875.
'144 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« lui servent à marcher, à sentir les objets,
« à parler, en un organisme humain, dont
« l'intérieur renfermerait un organe pour l'usa-
« ge de l'entendement, et irait se développant
« et se perfectionnant peu à peu dans la so-
« ciété» (1). Mais on se tromperait sûrement,
si l'on voulait, en raison de ces vues, donner
Kant comme un matérialiste. Entre le Kantis-
me et la thèse fondamentale du matérialisme,
qui cherche l'explication dernière des choses
dans une matière mue mécaniquement, il y a
une opposition irréductible. Il résulterait néan-
moins de ces courtes indications que le maté-
rialisme est facile à faire entrer dans le cadre
du Kantisme, ainsi que Ta fait Lange dans son
Histoire du matérialisme, d'une manière qu'on
ne saurait méconnaître.
Si donc nous voulons exprimer le rapport
de Kant avec le matérialisme, nous dirons:
Premièrement, malgré toutes les apparences
d'hostilité, non seulement il a laissé le maté-
rialisme en repos, mais encore, au cours de
(1) Histoire du matérialisme, i, 208.
r.ll. V. — LA SPÉCULATION MODERNE 145
son développement, il Ini a prêté une assis-
tance capitale, en lui fournissant, par l'élabo-
l'ation du criticisnie, un plus sur asile scien-
tili(iue. « Sans cette doctrine, le matérialisme
c( qui autrement en serait réduit à exprimer
tt do vieilles idées sous des formes nouvelles,
a ne serait qu'un bélierdans la bataille» (1).
Le même Lange signale comme un service
rendu par Kant a l'établissement d'un lien so-
ft iide entre la conception matérialiste de la
« nature et une métaphysique idéaliste, qui
« considère la nature entière comme une sim-
ft pie collection de phénomènes, envisagés
et en un moi, inconnu dans sa substance ».
En second lieu, par sa Critique même de
la Raison pure, Kant a conduit à la concep-
tion matérialiste. En elTet, c'est cette Critique
même, qui a résolu tout suprasensible en
concepts vides et en idéal, partant en pures
chimères. C'est Kant qu'on croit entendre,
lorsque Feuerbach dit : « Seul l'objet des sens
(1) Histoire du matérialisme, i, 203.
PES.CH. — KANT. — 10,
146 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« est vraiment réel; la vérité, la réalité, la
« sensibilité sont donc identiques»; lorsque
Biichner nous apprend que « le naturaliste ne
(( connaît que des corps et des qualités cor-
« porelles ; tout ce qui est au dessus, il l'ap-
« pelle transcendant^ et il considère la trans-
<i cendance comme une aberration de l'esprit
« humain » ; lorsque Vogt déclare « que la li-
ft mite de l'expérience est aussi la limite de
(.(. la pensée » ; lorsque Moleschott nous enseigne
que, « en dehors des rapports du monde cor-
« porel avec nos sens, nous ne pouvons rien
« saisir, et que toute expérience est sensible ».
C'est avec raison que dans le camp matérialis-
te on a fait remarquer que, dans aucun sys-
tème philosophique, le suprasensible n'est
aussi radicalement annihilé que dans la Cri-
tique de Kant. Tandis, en effet, que dans la
philosophie traditionnelle les concepts et les
idées, témoins irrécusables d'un monde supra-
sensible, existent et peuvent et même doivent
s'appliquer au suprasensible, d'après Kant,
tous les éléments a priori de la connaissance
cil. V. — LA SPÉCULATION MODERNE 147
servent exclusivement à rendre possible l'ex-
périence des sens. Pour la Critique de la Raison
les Idées de Dieu^ du monde, de l'âme, n'ont
de valeur que comme expression de la ten-
dance à systématiser, inhérente à notre orga-
nisation. La liberté de l'homme n'est pas plus
heureuse. Si Kant ne la nie pas, il la relègue
du moins dans « le monde intelligible », ou
elle ne gène pas le matérialiste.
4. — Nous arrivons maintenant au troisième
et au plus important caractère, celui qui
pousse puissamment la spéculation moderne
vers le panthéisme. Kant n'était pas un pan-
théiste achevé. Mais, en proclamant dans sa
Critique orientée vers l'athéisme la souverai-
neté du moi pensant, il posa la question à la-
quelle répond le panthéisme sous toutes ses
formes.
Ue fait corrélatif avec le caractère de l'œu-
vre du nouveau Copernic, c'est que le panthé-
isme s'est montré surtout et de préférence
sous l'aspect idéaliste.
Plus en effet la Critique de la Raison pure
148 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
cherche à reléguer la « chose en soi » dans
une obscurité inaccessible, plus clairement
se posait la question de l'origine de cette ac-
tivité pensante créatrice, (fui agit dans tous les
hommes de la même manière. En particulier,
le Kantien devait se préoccuper de rechercher
comment il se fait que nous nous sentons tous
invinciblement contraints par la nature à ad-
mettre la réalité du monde qui apparaît à nos
choses, et à penser, au dessus de ce monde
réel, d'après les concepts de notre raison,
par suite, à soutenir qu'il y a concordance
entre les lois de notre pensée et les lois des
choses externes. Cette question dans le déve-
loppement du criticisme était devenue plus
pressante que jamais.
Dans l'antique philosophie traditionnelle,
cette question avait reçu une réponse facile à
saisir et dégagée de contradiction. On était fer-
mement convaincu que l'esprit des individus,
aussi bien que le monde qui s'oppose au moi
pensant, a son fondement dans une unité su-
périeure, dans un seul et même absolu. Ainsi
CH. V. — LA SPÉCULATION MODERNE 149
s'ouvrait la voie par où le fait merveilleux de
la concordance trouvait son entière explication.
Considérait-on pour cela, à la façon du pan-
théisme, la raison et le monde comme deux
phénomènes, deux modes d'une seule et
même force pensante absolue ? Tout au con-
traire. L'œil ouvert à la réalité effectivement
existante, on voyait devant soi la plus inébran-
lable de toutes les réalités, à savoir que les
individus humains pensants sont réellement
plusieurs. Ce n'est que chez le critique de ca-
binet, qui tient toujours son moi connaissant
sous sa loupe, que peut s'enraciner cette idée
morbide, que ce moi est l'univers et qu'il n'y
a point en dehors de lui d'autres êtres pen-
sants. D'ailleurs, on comprenait bien que l'ab-
solu, dans son immuable nécessité et dans son
infinie perfection, ne peut devenir phénomène
ni dans les choses mobiles du monde extérieur
ni dans la vie imparfaite de l'esprit, — qu'il est
dans son action et dans sa vie aussi indépen-
dant qu'il est nécessairement conçu comme tel.
Comment donc expliquait-on l'accord entre
150 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
notre pensée et le monde extérieur? La raison,
avec les lois d'après lesquelles elle pense, et les
choses, avec les lois d'après lesquelles elles de-
viennent^ sont et périssent, ont leur commune
origine en Dieu, principe fondamental de toute
existence et de toute pensée (1). La mission de
la raison est de lire dans l'existence des cho-
ses qui apparaissent aux sens, les lois éter-
nelles et immuables et d'en conclure l'existence
de l'auteur immuable de toute vérité. Le sens
fournit l'existence contingente des individus ;
ce sont pour lui des caractères qu'il voit sans
doute, mais qu'il ne peut lire, tandis que la
raison saisit l'essence universellement valable
des choses, la pensée, que leur auteur a con-
çue et manifestée par ces caractères.
(1) Lorsque la scolastique soutient que la pensée subjective
peut en conséquence saisir l'existence objective, l'être et la
pensée étant réciproquement coordonnés par /a même cause
fondamentale, cette assertion ne se rapporte qu'à la preuve on-
tologique la plus profonde de l'accord réel entre la connais-
sance et l'être; elle ne prétendait pas, au sens cartésien, que
nous connaissions cet accord par une cause unique fondamen-
tale, c'est-à-dire par Dieu. C'est seulement au point de vue on-
tologique que Dieu est le principe dernier de l'explication de
cil. V. — LA SPÉCULATION MODERNE 151
Voilà ce qu'enseignait l'antique philosophie.
Depuis longtemps les disciples de Kant l'a-
vaiont mise de coté ; le grand critique avait
chassé Dieu de la sphère de la connaissance,
ou plutôt verrouillé la porte comme il faut der-
rière celui qu'il venait d'expulser. Que devait-
il arriver? Les preuves qui étabUssent l'im-
possibilité de l'entière unité cnlve l'esprit et
le monde, et par conséquent, de l'unité qui
est au fond du panthéisme, étaient en dehors
de l'horizon de la philosophie critique. Il ar-
riva ainsi que le criticisme, tout en poussant
vers la question à laquelle le panthéisme
prétendait répondre, collaborait en même
temps à la solution de cette question avec le
panthéisme lui-même.
5. — Kant lui-même, en dépit de son propre
système, — qui prétend ne s'intéresser qu'à
l'explication de l'expérience, — n'est pas
resté étranger au panthéisme.
Au fond, le criticisme tout entier est la di-
nolre connaissance, et non au point de vue psycholorjique eu
logique.
152 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
vinisation de l'esprit humain. Si, en effet, dans
la conception chrétienne, Dieu est le fonde-
ment de la vérité des choses, si, par suite, les
choses sont vraies parce qu'elles correspon-
dent à l'entendement divin, — dans la con-
ception de Kant, l'homme est le fondement de
toute vérité et partant les choses ne sont
vraies que si elles correspondent à l'entende-
ment humain. Joignez à cela que Kant laisse
l)lusieurs fois entrevoir qu'il est possible que
« la chose en soi puisse en même temps être
« le sujet de la pensée »(!); qu'il enseigne que
l'entendement humain est la source des lois
de la nature et, partant, de son unité formel-
le (2) ; que tous les phénomènes et, par suite,
c( tous les objets, auxquels nous pouvons avoir
« à faire, ne sont que des déterminations de
« notre propre moi » (3) , qu'il est possible
que « tous les objets, en tant qu'appartenant
« au même monde de Texpérience, et par
« conséquent, aussi bien le moi subjectif
(1) Crit. de la Rais, pure, p. 288-289 ; 303 ,
(2) Ibid., p. lU.
(3) Ibid., p. 115.
eu. V. -^ LA SPÉCULATION MODERNE 153
« que le monde qui s'y oppose, doivent être
« considérés comme le phénomène à double
« face et leproduit d'un seul etmème en soh) (4).
C'est en cela que Rixner, disciple de Schel-
ling, li\it consistera l'essence propre, vivante^
« immortelle de la Critique de la Raison pure,
« dans laquelle Kant, en réalité a vu comme
« d'un coup d'œil, et exprimé la vérité (bien
« que, malheureusement, il n'ait pas su s'y
« attiicher) , et de laquelle, dans la suite des
<( temps, le système de l'Identité, ou la doc-
« trine du Tout-Un, est sorti pour la raison, en
« possession scientifique d'elle-même » (5).
C'est d'une manière tout à fait analogue
que Kant, dans la Critique de la Raison prati-
que, parle de notre raison, aux commande-
ments de laquelle nous devons une soumission
absolue, comme d'une raison absolue et rei-
ne de l'univers. « Il me semblait voir », remar-
que ici Kleutgen, « un homme qui s'aperçoit
(1) Crit. de la Rais, pure, p. 115.
(2) Histoire de la Philosophie, 3'= ?'«, § 133.
154 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« bien que le chemin qu'il suit, l'a conduit
« à un abime, mais qui n'a pas le courage d'y
« jeter un regard, de crainte d'être obligé de
R rebrousser chemin ».
Ce qui était chez Kant pusillanimité, est de-
venu chez Fichte entière assurance. Chez lui
le monisme est déjà tout exprimé. Il ne s'é-:
carte uniquement de Kant qu'en faisant de la
« chose en soi » un phénomène posé par le
sujet. La chose en soi s'évapore complètement;
elle se perd aussitôt dans les moi individuels
limités^ et ces divers moi accidentels se résol-
vent en fin de compte en i)hénomènes du
moi unique et absolu. Dieu se manifeste
dans le moi.
Schelling explique tant « les choses en soi »
que les phénomènes suhjecilh, directement par
l'activité d'un sujet-objet unique et absolu.
Pareillement Hegel bâtit en l'air son systè-
me sur l'identité primordiale de l'être et de
la pensée. Le « procès » tout entier de l'uni-
vers n'est à ses yeux que le mouvement dia-
lectique spontané de Vlcl?e absolue , dans le
(II. V. — LA SPÉCULATION MODERNE 455
monde, elle sort de soi ; dans l'esprit elle
rentre en soi (1).
Schopenliauer, qui s'appelle lui-même ce-
lui qui a achevé la Critique de la Raison pu-
re, part, dans son explication du monde, de
l'idéalisme subjectif ; mais en faisant ressortir
« la chose en soi », il forme, pour ainsi di-
re, transition à un monisme réaliste. 11 main-
tient sous le nom de représentation, le mon-
de phénoménal de Kant ; il arrache le voile
qui couvrait la « chose en soi »^ et déclare
que l'unique réalité vraie est la volonté, c'est-
(I) Le point de vue ilc K. Fischer ressort clairement du pas-
sage suivant : « La philosophie de la connaissance de soi-mè-
« me comprend évidemment la philosophie comme science du
« monde. . . Il n'est pas difficile de voir que le monde, comme
« objet de notre observation, n'est possible qu'à condition qu'il
« existe un être qui en fasse son objet, par suite un être capa-
« ble d'intuition, de représentation, bref, un être conscient ;
« que cet être lui-même, comme chose individuelle, comme
« partie du monde, soit au nombre des objets qui veulent être
« saisis par l'intuition et la représentation, et être objectivés ;
« // faut donc supposer un moi primordial qui forme le fonds
« intime de notre essence. Voilà la grande énigme des choses
«. qui exige une solution, le problème des problèmes. Le mon-
« de et le moi sont dans le rapport d'objet à sujet, de condi-.
156 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
à-dire un monstre cosmique qui se développe
par ennui et produit toujours l'ennui. Il croit
voir comment la volonté unique, à l'aide des
idées qui pénètrent le monde visible ainsi
que l'intellect humain, s'individualise et s'ob-
jective.
Hartmann même, qui a écrit un livre con-
tre l'idéalisme kantien (1), bâtit sa Pliiloso^
phie de Vlncomcient, sur l'abîme creusé par
Kant entre le phénomène et la chose en soi.
Le philosophe de Berlin est allé jusqu'à faire
du phénomène non une apparence subjective,
mais l'apparence objective d'une chose réelle.
Cependant il ne sort pas du cercle du criti-
cisme, puisqu'il enseigne que nous ne con-
« lion à condition ( et non du tout à la partie ; ce ne sont pas
(' non plus les deux faces d'une opposition qui s'excluent réci-
« proquement, comme le réel et l'idéal ). Le monde est notre
« objet, notre représentation, il n'est en rien indépendant de
« notre représentation, et celle-ci n'est en rien indépendante
« de notre moi. C'est nous-mêmes qui sommes le monde »
(Hist. de la philos, mod., 2« édit., i, \Z ).
(1) Expos, critique des fondements du réalisme transcenden-
tal, 2e édit. de rouvrage intitulé : La chose en soi et sa nature,
Berlin, 1875.
cil. V. — LA SPÉCULATION MODERNE 157
naissons pas les choses, mais seulement les
phénomènes, tandis qu'en réalité les choses
mêmes sont directement connues, et que les
pliénomèncs ne sont que ce jjottr quoi les cho-
ses nous apparaissent. En tenant ainsi la cho-
se en soi cachée derrière la toile, il est dans
la nécessité d'apprendre au monde stupéfait
qu'elle est <.( un Tout-Un » inconscient.
Nous sommes loin d'avoir indiqué tous les
passages de Kant où le panthéisme, ou, com-
me on aime mieux dire aujourd'hui, le mo-
nisme a trouvé un point d'appui, ou sur les-
quels il a essayé de se grelïer. Le caractère
malléable comme la cire, du grand critique
permet heureusement les entorses et les dé-
formations les plus incroyables. Rappelons
seulement ici que même le monisme matéria-
liste panthéiste de Haeckel attache une impor-
tance capitale à son étroite parenté avec Kant.
Rielil dit même (1) : « Il ne faut, dans notre
« conviction, chercher le développement de
(1) Le crilicisme philosophique et son importance pour la
science positive ( i, 230).
158 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
(( la doctrine de Kant que dans la direction
« moniste, pour laquelle, d'ailleurs, cette doc-
« trine fournit des points de départ et des
« ouvertures très nettes ».
Mais en voilà assez. Ce que nous avons dit
suffit à nous faire atteindre le but. La fabri-
cation de la vérité n'en continue pas moins
avec ardeur ; tout penseur moderne construit
son monisme original ; le « Monisme » est
cette année à la mode. Les savants qui se ré-
clament de Kant, trouvent cela tout à fait
dans Tordre ; ils lisent tout et « croient, pour-
ce vu qu'ils entendent des paroles, qu'elles
« doivent avoir un sens ».
Par là même nous avons énuméré et étudié
les caractères propres^ plutôt théoriques, de la
science moderne. Dans les trois chapitres qui
précèdent, nous avons vu que la sécularisation,
qui a tout envahi aujourd'hui, que la liber-
té sans limites aussi bien que la tendance
de la spéculation moderne, ont leur fondement
dans Kant. Dans la suite nous aurons à nous
occuper plutôt du point de vue pratique.
CHAPITRE YI
LA MORALE LNDEPENDAKTE.
CHAPITRE VI
LA MORALE LNDEPENDANTE.
1. — Si, comme nous l'avons vu jusqu'ici,
la science moderne dans tous ses éléments
théoriques remonte très nettement à Kant,
c'est encore bien plus vrai de ses éléments
pratiques.
Commençons par la morale.
Un protestant libéral écrivait dernièrement :
« Chacun sent que le conflit entre l'État et
« l'Église n'est ni une pure afîaire de foi, ni
(( une pure question de puissance ou de com-
« pétence ; ce sont plutôt deux courants mo-
€ raux différents qui se mesurent l'un avec
PESCH. — KANT. — 11. 161
162 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« l'autre et se disputent la domination ».
Cette parole convient non seulement à l'atta-
que dirigée par l'État contre l'Église, mais
encore à l'excitation générale des esprits, qui
divise l'époque actuelle en deux camps enne-
mis. Nous reconnaîtrons que, dans la mêlée
présente des esprits, Kant est une véritable
puissance, si nous étaJDlissons nettement que
la morale moderne peut n'être considérée que
comme une dérivation de l'Éthique de Kant,
ou, pour plus d'exactitude, de la Critique de
la Raison pure. Il ne faut pas que l'impor-
tance de la question détourne le lecteur d'une
étude approfondie. Avant tout, il importe de
jeter un coup d'œil sagace dans l'essence mê-
me de la morale moderne. C'est pourquoi
nous devons d'abord exposer quelle était en
elle-même la morale antérieure aux temps
modernes, c'est-à-dire la morale chrétienne.
2. — C'était la ferme conviction de la plus
grande et de la meilleure portion de l'huma-
nité, qu'il y a entre le bien et le mal une dif-
férence, qui précède le jugement humain et a
CH. VI, — LA MORALE INDÉPENDANTE 163
son principe dans l'ordre naturel et réel des
choses. On croyait en conséquence qu'il exis-
te réellement une loi morale éternelle et im-
muable, à laquelle riiomme est soumis. Et
comment expliquer celte loi qui oblige les
créatures raisonnables ? On y voyait l'ordre
nécessairement voulu de Dieu, et tel qu'il
veut qu'il soit obéi. Dieu était considéré com-
me celui qui donne à la loi morale sa valeur
propre, sa force obligatoire: il y a donc, con-
formément à cette conception, une loi morale
fondée dans la nature, mais elle tient son
existence et sa force obligatoire de la volonté
de Dieu, lequel assigne aux créatures raison-
nables un certain ordre, que son intelligence
leur impose nécessairement.
On se représentait l'humanité tout entière
comme une seule famille, ordonnée à sa ma-
nière vers une fin déterminée par la souve-
raine intelligence créatrice, exactement com-
me le monde matériel. Ce qu'est pour la ma-
tière la loi physique qui la détermine, la loi
morale l'est pour l'être raisonnable, qu'elle
164 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
oblige. Considérées en Dieu, leur principe,
les lois sont la sagesse de Dieu, ou, pour mieux
dire, un décret de la raison divine, en tant
qu'objet de la volonté divine ; dans les créatu-
res, elles sont une disposition, une impulsion
à agir conformément à leur fin. Particulière-
ment dans les êtres raisonnables, qui, sans
danger pour leur liberté, sont soumis au dé-
cret divin, la loi morale ne peut être qu'une
lumière supérieure, 'par laquelle ils connais-
sent leur destination, et ce que celle-ci exige.
Conformément donc à cette conception, la
loi morale naturelle contenait les préceptes
par lesquels la sagesse divine impose des obli-
gations aux faits et gestes humains, et qu'elle
nous fait connaître par la lumière de notre
raison.
La loi morale tend au but général de l'u-
nivers, à la glorification de Dieu : c'est la fin
à laquelle est étroitement liée la félicité dura-
ble des êtres raisonnables. Aussi le fondement
de la loi morale est-il dans le rapport où nous
sommes avec le but final de l'univers. Elle ti-
CH. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 165
re sa force obligatoire du plan que la volonté di-
vine se propose et dont nous arrivons à pren-
dre connaissance. Ainsi, elle exige que, dans la
jouissance sensible, l'homme ne se laisse pas
conduire par la passion aveugle, mais par la
réflexion ; — que les parents s'inquiètent de
l'éducation qui convient à leurs enfants ; —
que l'État dans sa sphère exige l'obéissance ;
— que l'homme reconnaisse sa dépendance
vis-à-vis de Dieu. Mais de ce que l'homme
connaît ces rapports et leur valeur, il ne s'en-
suivrait point qu'il existe pour lui une loi obli-
gatoire. Pour se sentir réellement obligé, il
devait concevoir en même temps que c'est
Dieu, le suprême législateur qui commande
souverainement cette conduite. Le fondement
propre et dernier de la moralité n'est donc
pas l'estime pour la raison même, qui aussi
bien n'est que le héraut de la volonté divine,
mais le respect pour Dieu, le Bien absolu. Le
premier et le plus immédiat des devoirs, n'est
pas d'agir ainsi ou autrement, parce que cet
acte est d'accord ou non avec ma propre ré-
166 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
flexion ; c'est de me soumettre à la majesté
divine.
C'est seulement dans cette doctrine qu'on
croyait pouvoir être d'accord avec l'état de
choses véritable, tel qu'il est accessible à l'ex-
périence de tous les hommes qui pensent.
Réellement, en efTet, nous avons, dans chaque
devoir, conscience que nous devons suivre sans
arrière-pensée d'aucun bien, les commande-
ments moraux qui nous sont prescrits. C'est
pourquoi ces commandements se présentent à
l'expérience humaine comme universels et ab-
solus. Le motif en vertu duquel ils nous obli-
gent, nous apparaît comme un motif supérieur
qui par lui-même impose une estime absolue,
attendu que, supérieur à tout par sa valeur
interne, il est conséquemment le bien suprême
et absolu. De plus, en réalité, dans la conscien-
ce de l'obligation morale nous avons aussi la
conscience de notre dépendance et de notre
état de soumission. En réalité retentit dans le
cœur de tout homme une voix d'en haut qui
dit catégoriquement : « Tu dois, — tu ne dois
en. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 467
pas }•>, à laquelle il faut qu'il se soumette
comme il ne se soumet à aucune puissance,
tlùl l'univers entier s'écrouler. En réalité doue
l'homme ne sent pas qu'il soit son propre
maitre ; il se sent inférieur à la loi d'un maî-
tre, auquel tout est soumis. Et l'ensemble de
ces faits, ainsi que de ceux qui s'y rattachent,
on croyait l'énoncer en disant que l'homme
dépend de Dieu.
3. — Telle était la conception traditionnelle
commune à l'humanité pensante. En face de
cette conception l'esprit moderne se targue de
l'une de ses plus grandes conquêtes. Tous les
bienfaits de la civilisation sont éclipsés par
l'éclat de ce qu'on appelle la morale indépen-
dante {autonome), c'est-à-dire une morale
tout humaine, qui n'a rien à faire avec Dieu
et, en général, avec un être supérieur. Cette
morale^ dans laquelle l'homme est autonome,
c'est-à-dire sa propre loi, s'appelle pour ce
motif la morale 5ecM7rtrwec, c'est-à-dire devenue
étrangère à Dieu. Elle prétend être la seule
vraie. Dans la morale d'autrefois, c'est-à-dire
168 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
dans la morale chrétienne, on voit une dépen-
dance qui rabaisse et déshonore l'homme, une
hétéronomie, cfui est au fond immorale. On sou-
tient que la vraie morale ne peut être qu'rt«-
tonome. De ce point de vue moderne, Hart-
mann s'exprime ainsi : « Tant que je crois
« au dieu du théisme (Christianisme), qui m'a
« fait ainsi que le monde, et en face de qui
« je suis comme le vase dans la main du po-
(( tier, je suis un néant devant lui, un fétu
« dans sa main, et ma morale ne peutconsis-
« ter que dans la stricte et aveugle soumission
« à la toute-puissante et sainte volonté de ce
(( Dieu transcendant ; en d'autres termes, la
« morale ne peut reposer que sur un ordre
(( qui me vient du dehors, être hélérono-
« me. Mais l'éthique véritable ne commence
(( qu'avec V autonomie morale, et la morale
(( hétéronome, quelque valeur qu'elle puisse
« avoir comme moyen d'éducation pour les
« mineurs, engage une lutte immorale avec
« l'unique et vraie morahté, si elle se met
(( expressément à sa place. La conscience
CH. VI, — LA MORALE INDÉPENDANTE 169
« morale moderne voit avec une entière clar-
« té que des actes^ qui ne sont que l'accom-
« plissement par obéissance d'une volonté
« étrangère, ne peuvent jamais prétendre à
« un mérite moral au sens général, bien plus,
« que la valeur morale ne commence que
(( lorsque l'homme se donne des lois à lui-
« même » (1). Tandis qu'autrefois on avait
la naïveté de croire que la dignité et la mora-
lité de riiornme consistent à se soumettre à
Dieu avec humilité et amour, — d'après les prin-
cipes modernes, elles consistent précisément
à revendiquer sa pleine indépendance. Jadis,
la bonté morale de la volonté, c'était d'obéir;
aujourd'hui, au contraire, la condition fonda-
mentale de toute moralité, c'est que l'homme
cherche à se suffire à lui-même.
A. — Quel est le fondement scientifique de
cet athéisme de la morale moderne? Tout sim-
plement la doctrine morale de l'école de Kant.
Si l'homme, dit-on avec Kant, n'est pas en
(1) La dissolution naturelle du Christianisme, p. 30.
170 KAXT ET LA SCIENCE MODERNE
dernière analyse mù à agir par sa propre rai-
son, mais par la considération d'un autre être,
il n'est pas proprement le principe de ses
actes; il n'agit pas comme une personne, avec
indépendance. Mais, si c'est précisément l'in-
dépendance qui confère sa valeur à l'action
moralement bonne, l'homme alors a en lui-
même sa propre fin^ il esta lui-même son pro-
pre but; c'est ainsi que l'estime pour la digni-
té propre de la raison est le caractère distinc-
tif de la volonté moralement bonne.
Que le courant d'idées produit par le pro-
testantisme dût arriver à une telle déclaration
d'indépendance de l'homme, c'est bien clair.
Déjà avant Kant nous en trouvons des traces.
Ainsi Ilugo Grotius avait risqué celte assertion
qu'avec la nature d'un être raisonnable est
donnée la règle morale suprême, et que cette
règle existe encore, quand même on admet-
trait qu'il n'y a pas de Dieu (1). Ainsi J. J.
Rousseau, dans son Contrat Social, avait dé-
(1) De jure Belli et Pacis, Prolegom., n» 11.
CH. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 171
clarô que la volonté absolument libre de l'hom-
me est le souverain législateur.
L'homme doit donc être à lui-même son
propre but. Sans doute, en un certain sens,
riiomme est à lui-même son but. Il est indé-
pendant, en tant qu'une force aveugle ne lui
a pas assigné à l'avance sa place dans l'uni-
vers et dispose de lui : au contraire, il se
rend lui-même en toute conscience et liberté
capable de tenir la place qui lui est destinée
dans l'ordre universel. Il est indépendant, en
tant qu'il a conscience de ses aspirations vers
l'immortalité bienheureuse ainsi que de sa li-
berté, et peut, par suite, se promettre d'attein-
dre à ce bonheur par le bon usage de sa li-
berté. Par là même, il agit comme une per-
sonne, comme un être indépendant.
Mais ce n'est pas une absolue indépendance ;
il n'est pas son propre but dans le sens pro-
fre du mot. Si l'homme devait être pour soi-
même le souverain bien, il serait aussi — (cela
va de soi) — sa fin dernière. En réalité, il est
destiné à servir, au degré qu'il occupe dans
172 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
l'échelle de la création, au but final de l'uni-
vers^ c'est-à-dire à la glorification du Créateur.
C'est pourquoi précisément il ne faut pas attri-
buer à l'homme une indépendance sans limi-
tes, car, selon la teneur de sa propre expé-
rience intime, il a conscience d'être dépen-
dant, contingent, et, par suite, sa liberté
est limitée et bornée, parce que la manière
péremptoire dont il se sent obligé et lié par la
loi morale, le ramène à un être absolument
supérieur auquel il est soumis, à une puissance
directrice, qui règne sur tous les hommes.
iPour ces raisons et d'autres pareilles il faut
refuser à l'homme une indépendance (aiitono-
îiiie) absolument illimitée, et reconnaître que
la loi morale est essentiellement hétéronome.
[Aujourd'hui tout cela est essentiellement
ignoré ; aussi est-on disposé, comme Kant, à
renverser complètement la théorie morale tra-
ditionnelle. L'homme est pour soi-même le
souverain bien ; il existe pour lui-même et ne
peut être soumis à aucun supérieur. La loi
morale n'a pour lui d'autre contenu que la
en. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 1 73
forme législative universelle même \ en consé-
quence, le précepte moral suprême (compre-
nant tous les autres ) est celui-ci : « Agis de
« façon que les maximes de ta volonté puissent
« aussi avoir toujours la valeur d'un principe de
« législation universelle ». Par ainsi, chacun est
dans son petit monde comme un souverain
indépendant, qui doit tout subordonner à soi-
même, jusqu'à Dieu. Il ne peut tout au plus
supporter Dieu et sa souveraineté au dessus de
lui ; qu'autant que cela lui est nécessaire pour
le maintien de sa propre dignité. Tandis que
le chrétien estime sa dignité rationnelle par
vénération pour la puissance divine, dont il se
reconnaît le sujet, l'homme moderne ne s'es-
time que pour lui-même; il ne se sent pas
soumis à une loi, il est à lui-même sa loi.i
« Seule », ditK. Fischer (1), « une loi autono-
<( me peut être morale, car seule elle peut être
« accomplie par un motif purement moral,
« pour elle-même. Une loi étrangère peut avoir
(1) Histoire de la philos, moderne, iv, p. 114.
174 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
(( la valeur d'une autorité et exiger, par son
« pouvoir^ robéissance; elle n'est pas conçue
c( comme loi, mais sentie comme puissance;
(.(. elle est obéie parce qu'elle se présente avec
« l'appareil de la force ». Le péché et l'im-
moralité sont pour l'homme moderne des
chimères, car il est essentiellement saint, et
tout ce qu'il fait est bien, parce que c'est lui
qui le fait ; que dis-je ? le principe profond
de toute moralité, c'est en lui-même qu'il le
trouve. Involontairement, à propos de cette
morale moderne en adoration devant elle-mê-
me, on se rappelle une parole prononcée il y
a bien des siècles: «Vous serez comme des
« dieux, connaissant le bien et le mal ».
C'est de cette manière que toute la morale
moderne est confinée dans la « sphère pure-
ce ment humaine ». Elle bannit tous les autres
motifs, comme purement humains, tels que la
dignité humaine, les droits de l'homme, l'o-
pinion publique^ la loi civile, la grandeur du
siècle, le développement national. Aussi bien
ne veut-elle dériver d'aucune autre source
cil VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 175
que d'une source « purement humaine ».
5. — Sur ce dernier point, j'entends sur
l'origine de la morale moderne, nous devons
nous arrêter encore un peu. Ici aussi, Kant a
suffisamment frayé la voie à la pensée mo-
derne, la voie qui montre à qui veut ouvrir
les yeux, que le philosophe de Kœnigsbcrg, et
avec lui la pensée moderne, ont anéanti les
concepts mêmes de morale et de vertu.
Le grand critique pose en principe que la
loi morale n'est pas un fait qu'il faille aller
chercher bien loin ; c'est une réalité primor-
diale et fondamentale avec laquelle est donnée
simultanément la liberté deJa volonté comme
sa prémisse nécessaire ; il y a dans la volonté
libre de l'homme une inclination qui l'érigé
en législateur ; le principe de la moralité est
situé derrière le monde phénoménal dans les
ténèbres de l'intelligible et en sort pour appa-
raître comme une réalité primordiale, com-
me le seul fait de la raison pure, laquelle se
manifeste ainsi comme originairement législa-
trice; la loi fondamentale de la raison prati-
176 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
que ne prend la forme d'un commandement
( l'impératif catégorique) que si l'homme est
non seulement un être raisonnable, mais en-
core un être sensible, et que si la sensibilité
est constamment en lutte avec la raison.
C'est Kant qui a fait l'éducation des pen-
seurs modernes. C'est dans une pensée abso-
lument Kantienne que Fichte prend pour ba-
se de son Éthique, une volonté originelle et
fondamentale qui porte en soi naturellement
la loi morale et les germes de toutes les dis-
positions légales et institutions morales. Le
Réalisme de nos jours se trouve pareillement
en parfaite harmonie avec l'Éthique de Kant.
Il peut bien (avec Ilerbart) parler de « goût
moral, d'idées exemplaires », c'est-à-dire d'u-
ne satisfaction immédiate, primordiale, que
l'homme éprouve à la suite d'une détermina-
tion dite morale de la volonté, — et d'un
mécontentement qu'il ressent à propos d'une
résolution dite non morale ; il peut avec le
matérialisme se réfugier dans les penchants
et les inclinations innées au cœur de l'hom-
cil. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 177
me, soit dans la tendance animale au bonheur
avec les instincts sociaux qui s'y joignent,
soit dans un soiitiment inné de pitié et de
bonne volonté : — nous retrouvons toujours
des vues, dont l'introduction dans la pensée
allemande a été rendue possible par le Kan-
tisme et (pli trouvent en lui leur base spécu-
lative.
Qu'est-ce donc que la morale dans toutes
ces hypothèses et d'autres pareilles, qu'un fait
inexplicable, que le règne d'un destin aveu-
gle ? En etTet, si l'on demande pourquoi la
raison énonce telle obligation et non telle au-
tre, voici la seule réponse possible : Parce que
c'est ainsi. Mais voici ce qui est le plus re-
marquable : dans les dites hypothèses la mo-
rale perd son contenu objectif et sa vcdeur. Ce
que sont le bien et le mal, le juste et l'injus-
te, dépend en dernière analyse d'un jugement
tout subjectif. De précepte proprement dit, de
véritable obligation morale, il n'en peut être
question. La morale, c'est l'iastinct ; le devoir,
ime sorte d'inclination ; de devoir ou de non
PESCH. — KANT. — 12.
478 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
devoir moral, il n'y en a plus ; il n'y a que
des instincts ; l'injustice et le péché sont des
phénomènes incompréhensibles. Tout est sub-
jectif et variable. La morale n'est plus la-jno-
rale ; c'est une partie de la psychologie, ou
plutôt de la physiologie et de la physique.
Pareillement l'idée traditionnelle de vertu^
telle qu'elle s'est formée dans le christianis-
me, est complètement anéantie par la concep-
tion de Kant. A sa place le grand penseur de
Kœnigsberg a posé comme idée fondamentale
Y infatuation de sa propre personne. La vertu
s'acquiert par « la considération de la dignité
« de la loi rationnelle » ; elle s'exerce « par
(( l'opinion que l'homme prend de lui-même,
« comme être raisonnable, dans la conscience
« de la sublimité de sa nature morale ». De là
des préceptes de vertu, tels que : « Ne laissez
« pas impunément fouler aux pieds votre droit
(( par les autres ; ne faites pas de dettes ; n'ac-
« ceptez pas de bienfaits dont vous pouvez
« vous passer ; ne soyez ni parasites ni flat-
« leurs, ni mendiants, etc. )). Les vertus.
CH. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 179
« vraies » sont le penchant d'acquisition, le
goût pour le travail, l'esprit d'entreprise, l'é-
conomie, et autres semblables.
On ne peut nier que bon nombre de pré-
ceptes de morale et de vertu moderne ne con-
cordent dans leur application avec ceux du
christianisme. Mais il est clair aussi qu'ils sont
en masse le produit d'un esprit qui, en langa-
ge chrétien, s'appelle « orgueil ».
Le penseur chrétien demeure stupéfait de-
vant l'édifice moral élevé par Kant, et se de-
mande comment il est possible à un homme
intelligent de présenter comme une morale le
renversement aussi fondamental de la morale?
Pour le comprendre, il faut avoir été d'abord
à l'école de la Critique de la Raison pure.
6. — Quant à ce qu'on peut toujours allé-
guer contre la philosophie de Kant, elle est es-
sentiellement, il faut l'avouer , un système
achevé en soi, conséquent jusque dans les dé-
tails, -fondé sur la Critique de la Raison pure.
Que puis-je savoir ? que dois-je faire ? A ces
deux questions, Kant ne croit pouvoir répondre
180 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
d'une façon satisfaisante qu'en recherchant en
nous-mêmes les lois de la connaissance et de
l'action jusque dans leurs derniers fonde-
ments.
Que la morale originale de Kant soit sortie
de la Critique de la Raison pure, l'autenr lui-
même l'avoue lorsqu'il dit dans la Crïïique de
la Raison pure : a Ainsi la théorie de la mora-
(( lité réclame sa place, et celle de la nature la
« sienne : or, cela ne pourrait être, si préala-
(( blement la critique ne nous avait instruits
« de notre inévitable ignorance quant aux cho-
« ses en soi et n'avait restreint à de purs phé-
« nomènes tout ce que nous pouvons connai-
« tre théoriquement ». Les Kantiens « ortho-
doxes » mêmes, qui se figurent que le vérita-
ble intérêt qu'a excité la philosophie dans
Kant et après Kant, c'est la morale de Kant, ne
veulent pas admettre que l'importance de la
Critique de la Raison pure ait diminué. Telle
est l'opinion de Borner : a. Pour Kant li*i-mé-
c( me, l'élément positif est sans doute essentiel-
« lement l'élément moral : seulement il fait
en. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 181
« beaucoup de chemin pour y arriver, et c'est
« le chemin critique de la théorie de la con-
(( naissance ; il semble même qu'il veuille nous
(( faire croire que ce chemin est si long qu'il
« est presque impossible de ne le considérer
« que comme le préambule de l'Éthique » (i).
Au fond, la morale de Kant n'est qu'un co-
rollaire de la Critifiue. Conformément à la Cri-
tique, nous appelons, dans la sphère de la con-
naissance, une chose vraie, non parce qu'elle
est vraie en soi, mais parce qu'elle nous sem-
ble vraie en raison de l'influence de nos for-
mes a priori. De même, dans la sphère de la
morale, nous appelons une action bonne,
parce qu'elle correspond à notresentiment mo-
ral et que nous lui accordons notre approba-
tion morale. Rien n'est bon en soi ; c'est la
volonté humaine, qui confère aux choses et
aux actions ce qui seul les rend bonnes, au
sens moral. Pden n'est bon que la volonté,
dont la maxime peut être conforme à la loi,
(1) Des principes de la morale d« Kant ( Halle, 1875, p. 1).
182 KANT ET LA. SCIENCE MODERNE
OU, au sens strict, de valeur universelle. C'est
la volonté qui est la source unique de tout bien
et de tout mal.
De même, d'ailleurs, que la nécessité qui
préside à notre connaissance ( en vertu de la-
quelle, par exemple, nous devons juger que
2 + 2 = 4 et jamais 5 ) s'explique non parce
que la chose est réellement ainsi, mais par les
formes de l'entendement ; de même l'obligation
morale s'explique non par un devoir obligatoi-
re objectivement existant, mais par un impéra-
tif catégorique qui jaillit de ma volonté.
La théorie de l'existence des jugements syn-
thétiques a priori ( dont nous aurons occasion
prochainement de parler en détail ), ce point
capital de la Critique de la Raison pure est
aussi l'un des fondements de l'Éthique de
Kant. Dans tout précepte moral obligatoire,
dit Kant, coïncident en un seul devoir deux
concepts qui par eux-mêmes sont indépen-
dants ; je ne puis donc voir l'obligation morale
comme objectivement existante^ mais je la crée
en la tirant de moi. La loi morale ne serait
CH. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 183
ilonc pas un jugement analytique, mais bien
un jugement synthétique, lequel néanmoins,
indépendant de toute expérience, serait a prio-
ri ; ce serait conséqueinment un de ces fa-
meux jugements synthétiques a priori, dont la
Critique de la Raison pure a gratifié l'huma-
nité. « Le principe de l'autonomie», dit K.
Fischer, « ne pouvait être conçu que par la
« philosophie critique ; car, pour trouver dans
c( la Raison pure la source des lois pratiques,
« il fallait que la Raison pure elle-même eût
(( été d'abord découverte, et c'est en cela
« précisément que consiste la valeur de la
« Philosophie critique » (1).
On pourrait encore indiquer bien d'autres
fils, par lesquels la théorie morale de Kant
se rattache à la Critique de la Raison pure.
Citons-en un encore, à titre de curiosité.
D'après Kant, toute la morale repose sur
une indépendance législative appartenant à
l'homme. Par indépendance il désigne la li-
(1) Hist de la philos, moderne, iv, 115.
184 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
Éerté humaine. Par liberté il entend a l'indé-
« pendance vis-à-vis de tout objet désiré », et
« le fait d'être sa loi à soi-même, ou autono-
mie » . Or, en réalité, l'homme réel ne pour-
rait être libre, s'il . . . existait dans le temps ;
car^ d'après Kant, le temps et la liberté
s'excluent mutuellement ; selon lui, tout ce
qui est dans le temps, est l'elïet nécessaire de
ce qui le précède, et par suite est essentielle-
ment non libre. Ici apparaît l'un des sophis-
mes les plus stupéfiants, que l'esprit humain
ait jamais enfantés. On sait que le résultat
de la Critique est de mettre Vespace et le
temps en dehors des choses réelles : ainsi
l'on fait place à la liberté, non, il est vrai,
dans le monde phénoménal ( à l'essence du-
quel, d'ailleurs, il appartient d'être transposé
par nous dans le temps et l'espace ), mais
dans le monde creux des choses réelles, des
nonmènes extra temporels (1). Par la Critique
(1) Schopenhauer déclare que le second grand service rendu
par Kant, « c'est d'avoir représenté rindéniable valeur morale
« de l'action humaine comme entièrement distincte et indépen-
cil. VI. — LA MORALE INDÉPENDANTE 185
de la Raison pnre, Kant prétend avoir sauvé
la liberté et avec elle la possibilité de la mo-
rale. « La possibilité ou concevabilité del a
« morale en général », dit Kuno Fischer, « re-
(L pose sur la distinction entre les phéno-
« mènes et les noumènes, les apparences et
« les choses en soi. Cette distinction repose
« sur la connaissance de la vraie nature de
« l'espace et du temps, sur l'Esthétique trans-
« cendentale, ce fondement de toute la Cri-
ce tique de la Raison » (I).
De tout cela résulte cette vérité incontes-
table^, que la Critique de la Raison pure sup-
porte la morale de Kant, et, en elle, toute la
doctrine éthique du temps présent.
« dante des lois du phénomène, quoique pouvant s'expliquer
« par elles, et d'en avoir fait quelque chose qui touche immé-
« diatement à la chose en soi.. » (Le monde en tant que volonté
et représentation, 4« édit., i, 500 ). Que Kant ait fondé
toute la morale sur un « noumène, » c'est-à-dire sur une chi-
mère creuse de l'imagination, voilà qui est fait pour sembler
méritoire à maint ami d'une vie sans frein.
(1) Hist. de la philos, moderne, iv, 126.
CHAPITRE VII
LES PROGRÈS DE LA RELIGION DE LA
CIVILISATION
CHAPITRE VII
LES PROGRES DE LA RELIGION DE LA
CIVILISATION
i. — La religion est pour la pensée mo-
derne un corollaire de la morale : si donc la
morale a son fondement dans la Critique de la
Raison pure^ il en est de même de \3ireligion.
Nous pourrions nous en tenir à cette remar-
que si, en raison de sa haute importance, le
concept de religion n'exigeait pas une étude
spéciale.
Même chez les pionniers les plus avancés
de la civilisation, la religion, on le sait, est
189
190 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
encore en grande estime. « Nous sommes »,
dit Strauss, ce d'autant moins portés, à y renon-
« cer, que nous sommes liabitués à considé-
« rer la religiosité comme un privilège de la
« nature humaine, et même comme son prin-
ce cipal titre de noblesse. En tout cas, il est
« certain que l'animal manque et de la raison,
(( comme nous l'appelons, et de cette dispo-
« sition religieuse. Les peuples qui ont fait
« douter les voyageurs qu'ils eussent une
(( religion, ont toujours paru comme les plus
« inférieurs sous les autres rapports et les
(( plus proches de l'animalité, tandis que, si
« haut qu'on remonte dans l'histoire, le dé-
« veloppement de la religion, et la valeur de
« la civilisation se donnent toujours la main »
« (1). C'est ainsi que, si beaucoup de nos con-
temporains renoncent à la religion^ c'est que
— abstraction faite d'un certain résidu —
ils n'ont, comme Schiller, pour religion au-
cune religion.
(1) L'ancienne et la nouvelle foi, p. 95.
cil. VII. — RELIGION ET CIVILISATION 191
2. — Jusqu'à l'époque actuelle de la civili-
sation, c'était la conviction commune du gen-
re humain que la religion est, de la part de
l'homme, la reconnaissance et la mise en pra-
tique d'un rapport de dépendance avec l'Être
suprême, principe premier de toutes choses.
Partant de ce fait, que tous les hommes pen-
sants ont une connaissance plus ou moins
claire de Dieu, auteur et gouverneur du mon-
de, législateur et juge suprême qui se révèle
dans la conscience, on faisait consister la re-
ligion dans la subordination obligatoire de
l'homme à Dieu ; on tenait pour religieux
l'homme qui reconnaissait Dieu pour son Sei-
gneur, son souverain législateur, comme la
puissance pleine de sollicitude, — qui le re-
connaissait volontairement et était décidé à
régler son activité et sa vie d'après l'esprit de-
cette soumission conforme aux choses.
La religion était considérée comme la sour-
ce de la morale ; la morale, comme la consé-
quence de la religion. C'est par la religion
qu'on expUquait la morale. On avait autant
192 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
de peine à concevoir la morale sans la reli-
gion que la religion sans la morale. La mora-
le était dans son dernier fond en rapport de
dépendance vis à vis de Dieu, donc religieuse.
La religion renfermait nécessairement en sol
la considération de la loi morale comme pré-
cepte divin; la religion avait un caractère
moral.
L'homme n'ayant pas une existence abso-
lue et indépendante, mais dépendante de Dieu,
devait concevoir que son principal devoir est
de se reconnaître, dans la sphère de la libre
détermination personnelle, comme dépendant
de Dieu. Il était tout préparé à la religion
ainsi qu'à la destination que lui avait assignée
son Créateur, et, à ce point de vue, on consi-
dérait la religion comme une ce satisfaction du
cœur »; mais avant tout c'était un devoir en-
vers Dieu. L'homme religieux d'autrefois était
religieux non pour satisfaire ses sentiments,
mais pour accomplir son principal devoir, le
devoir envers Dieu.
3. — A cette conception opposons celle
cil. vu. — RKLIGION DI-: LA CIVILISATION 193
([u'oii se l'ait d(i la religion chez les savants
modernes. Pour eux la religion a la valeur
(l'un instinct inliérenl à la nature humaine,
d'un sentiment qui est, comme tout autre,
utile à l'homme et veut être satisfait. Elle ne
repose pas sur une connaissance ferme de la
vérité objective. Mais elle produit, d'après le
caractère et le degré de culture de l'individu,
des groupes d'idées, qu'on appelle vérités re-
h'ijicuscs, quoique, à proprement parler, ces
idées ne prétendent à aucune e.\istence réelle.
Pas plus qu'en éthique, il n'y a en religion de
norme objectivement exacte. Au fond, la re-
ligion diffère d'un individu à l'autre. Chacun,
en effet, a sa raison propre à réaliser, qui
est (( le type que la nature conçut, quand elle
le fil », et la religion n'existe que pour faci-
liter à l'homme le maintien de sa dignité ra-
tionnelle ou humaine. Par elle-même, elle
n'impose point de devoirs ; surtout la croyan-
ce et la confession de certaines doctrines ob-
jectivement données n'est pas le moins du
monde un devoir religieux; cela, c'est pure
PESCH. — KANT. — 13.
194 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
affaire de goût. La croyance et la confession de
ces vérités procèdent du sentiment religieux,
pour l'appuyer, à peu près comme l'escargot
soutient sa maison. Tout ce que l'homme,
en dehors d'une vie convenable, croit pouvoir
encore faire pour plaire à la divinité, est illu-
sion religieuse. La prière, la fréquentation d&
Féglise, etc. sont de pures formalités exté-
rieures qui servent à rappeler au simple peu-
ple sa dignité d'homme et sa valeur morale.
La religion apparaît ainsi, à la lumière mo-
derne, comme se trouvant en opposition fon-
damentale avec la science ; aussi a-t-on essayé
de la dépouiller de toute importance réelle et
de la confiner dans le monde de l'idéal, c'est-
à-dire de l'imaginaire.
4. — Et à qui l'Allemagne doit-elle le ren-
versement des idées religieuses fondamenta-
les? Comme toujours, bien des pelles ont
servi dans le cas présent à l'enterrement delà
vérité. Mais c'est une pelle de géant que nous
apercevons dans la main du professeur de
Kœnigsberg. Ne saute-t-il pas aux yeux que la
cil. VII. — RELIGION DE LA CIVILISATION 195
Critique de la Raison pure fait profession de
principes qui entraînent la ruine de la reli-
gion, dans le sens qu'elle avait toujours eu?
Nous connaissons déjà la doctrine de cette
Critique : si, en général, rien de réel ne peut
nous être connu, nous ne pouvons rien savoir
de l'existence de Dieu, du libre arbitre et de
l'immortalité de l'âme. Par là même, tout le
monde phénoménal, c'est-à-dire, au sens de
Kant, tout le monde de la connaissance et de
la science est condamné à l'irréligiosité, et les
thèses fondamentales de la Religion sont ban-
nies de ce monde.
Sans doute Kant prétend sauver la vraie re-
ligion et l'élever au dessus de toutes les atta-
ques. En réalité il a cherché à recouvrer pour
la vie réelle ces vérités par la porte de derriè-
re de la « Raison pratique », après les avoir
chassées, dans un accès de superbe dédain,
par la grande porte de la connaissance humaine.
Kant a-t-il réellement cru assurer à la religion
par ce procédé une place durable dans la pen-
sée de l'homme éclairé ? En tout cas, c'est
196 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
une toute petite place qu'il lui a faite, et
où elle ne peut gêner personne. Vu l'impor-
lance de la cpiestion, nous devons nous déci-
der à examiner plus à fond le travail accom-
pli par Kant.
Derrière le terrain du monde phénoménal,
seul accessible à la connaissance humaine,
par suite au delà de l'expérience humaine,
Kant avait laissé l'abîme obscur du monde
iatelligi])le, où doivent être les « choses en
soi )), les noumènes qui nous sont inconnais-
sables. C'est de là que doit nous venir la reli-
gion ; c'est là que résident ces trois choses,
Dieu, l'immortalité, le libre arbitre; sans
doute, nous ne le savons pas, mais ainsi
l'exige le besoin de notre raison pratique. On
appelle loi morale, ou plutôt impératif caté-
(jorique, l'esquif qui nous permet d'approcher
de ce royaume transcendental des ombres.
Mais, demandera-t-on, la loi morale, comme
tout ce dont nous prenons connaissance,
n'est-elle pas définie par Kant un pur phéno-
mène, et, par suite, n'est-elle pas incapable
cil. VIL — RELIGION DE LA CIVILISATION 107
d'atteindre aucuno « chose en soi»? C'est ce
((lie le grand penseur avait oublié. Mais pas-
sons !
Sous quelle forme nous présente-t-il les
trois éléments nécessaires de Ja religion, h-.
libre arbitre, l'immortalité, Dieu? Comme
postulats de la Raison pratique. — Oui, mais
comment concevoir cela?
(c Tu dois », voilà ce que dit dans le mon-
de phénoménal l'impératif catégorique. « Tu
peux -», voilà l'écho qui lui répond du sein de
la réalité, c'est-à-dire de l'obscur royaume
des noumènes, et par là même doit être don-
née dans la réalité l'existence de la liberté hu-
maine. « Tu peux, donc tu dois » ; mais, si
tu peux, c'est que tu es libre. Sur le terrain
de l'expérience il ne peut être question de
liberté, car tout y est chaîne de fer de causes
et d'effets nécessaires ; nous ne pouvons ja-
mais concevoir la possibilité du libre arbitre ;
il doit donc appartenir à la « chose en soi »;
dans ce monde, où ne pénètre aucune con-
naissance, où n'est possible aucun contrôle
•198 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
scientifique, elle peut produire à plaisir des
actes libres, lesquels, entrant dans l'atmosphè-
re du monde phénoménal, doivent figurer à
nos yeux l'image d'une chaîne de causes et
d'effets.
Par là même nous aurions trouvé un élé-
ment de la religion, à savoir: le libre arbitre
humain. Mais iimeo Danaos.... Quelle espèce
de libre arbitre Kant nous permet-il de trou-
ver? Une puissance absolument souveraine et
indépendante I En effet, dit-il, la liberté ne se-
rait pas la liberté, si elle devait obéir à un
être quelconque, si elle ne fournissait point
elle-même la loi morale. Avec cette liberté
autonome il va de soi que la religion, au sens
traditionnel, n'a plus de place. Il faut plutôt
voir dans l'autonomie une source d'irréligion.
Car, la raison pratique dût-elle encore postu-
ler réellement un Dieu, en quoi l'homme au-
rait-il à s'inquiéter réellement d'un Dieu, en
face duquel il est souverain et qui n'ose pas
imposer à l'homme une loi morale?
Outre la liberté, il y a encore deux autres
Cir. VII. — RELIGION DE LA CIVILISATION 199
postulats de la Raison pratique, l'immortalité
de l'âme et l'existence de Dieu.
L'homme veut être immortel, parce qu'une
moralité parfaite, dégagée des instincts inté-
ressés de la nature sensible, n'est pas possible
au milieu des luttes continuelles de la vie
terrestre. Ici intervient, véritable Deus ex ma-
china, le Bien suprême, qui réunit la félicité
parfaite à la parfaite moralité. La réalisation
du Bien suprême ne peut s'accomplir dans
une période limitée. En elîet, le conflit entre
le devoir et l'inclination ne peut être dirimé
que si l'homme se rapproche indéfiniment de
cette intention parfaitement pure. L'homme
veut donc être immortel. Certes, voilà une
bien pauvre immortalité !
Le troisième postulat est Texistence de Dieu.
Si, en effet, la moralité n'a rien à faire avec
ia félicité, en sorte que toute aspiration au
bonheur serait la ruine de la moralité, néan-
moins la Raison pratique veut que la félicité
soit proportionnée à la moralité. La seule
idée de moralité n'est pas (comme l'ensei-
20î) KANT ET L.V SCIENCE MODERNE
gnent les stoïciens) suffisante pour la félicité-
La moralité exige de plus un accord har-
monique entre l'ordre universel et la mo-
ralité. De là un nouveau postulat, — l'exis-
tence d'une cause du monde, — qui ait telle-
ment disposé le monde et la nature que celle-
ci, dans son cours soit justifiée aux yeux de
l'intention morale : c'est le postulat de Vexù-
tence de Bien. Malheureusement, Kant, en s'en-
gageant dans le chemin tortueux qui va de
la morale à l'existence de Dieu, a oublié qu'il
met en danger toute sa théorie de la vertu,
en lui ouvrant une perspective vers la félicité,
laquelle est différente de la pure intention mo-
rale. Ce qui, en effet, caractérise précisément
le kantisme en morale, c'est d'avoir banni
de l'exercice de la moralité toute espèce d'ar-
rière-pensée vers le bien propre de l'individu.
De plus, le grand penseur ne s'est pas du
tout aperçu, — ce quia des conséquences en-
core plus graves, — que, par suite même de
la Critique de la Raison pure, il ne peut par-
ler de Dieu comme cause du monde. Tout au
cil. VII. — RELIGION DE LA CIVILISATION 201
plus se peut-il que le Royaume des ombres,
« des choses en soi» qui nous sont inconnues,
ait Dieu pour Créateur ; le monde phénomé-
nal tout entier reconnaît dans l'homme, et
riiomme phénoménal, son créateur. Le Dieu
de Kant réside dans un lointain au delà,
dont nous ne pouvons rien savoir ; dans ce
monde-ci, il ne signifie rien.
Mais, que sont au fond ces « Postulats »,
sur lesquels Kant base sa foi morale ? Ce ne
sont pas des connaissances, mais de pures
hypothèses, dont l'exactitude ne peut être
scientifiquement établie, mais qui sont suggé-
rées par des motifs pratiques, je veux dire
pour apaiser les besoins de la raison. Ce sont
des objets non de la connaissance, mais de
la volonté ; on ne peut dire d'eux, qu'ils sont,
mais qu'ils doivent être ; ce sont des problè-
mes à résoudre, dont la volonté se charge
mais qui demeurent pour la raison théorique
de pures hypothèses.
Voilà cette foi morale de Kant si vantée !
De devoir de croire ou de ne pas croire à
202 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
quelque chose, il n'y en a pas. Si Ton croit
à quelque chose, c'est pour se faciliter la
moralité, c'est-à-dire l'affirmation de la di-
gnité rationnelle de l'homme. Si l'on admet
l'existence de Dieu et les autres vérités reli-
gieuses, ce n'est pas parce qu'on les connaît,
ni qu'on a des devoirs, c'est par besoin. La
conviction de la réalité de ces vérités se fon-
de sur le besoin qu'on en a. Pour celui qui
réfléchit, ce sont des vues incertaines, dou-
teuses, sans aucune valeur scientifique, sans
aucune certitude. Aussi dit-on qu'on les croit,
qu'on a pour elles simplement une foi mora-
le. Dans l'esprit de cette croyance on peut se
représenter les lois morales comme des com-
mandements divins. Si le devoir moral est
compris de cette manière comme objet de la
foi pratique, il forme le contenu de la reli-
gion. Autrefois les devoirs étaient des devoirs
parce qu'ils étaient des commandements di-
vins ; selon Kant on peut croire par besoin
qu'ils sont des commandements divins, parce
qu'ils sont des devoirs.
cil. VII. — RELIGION DE LA CIVILISATION 203
5. — Nous apercevons ici le caractère fon-
damental de la « Religion dans les limites de
la Raison pure », et, par suite, la religion de
la civilisation moderne. Cette religion s'appuie
uniquement sur la morale et en procède uni-
quement : elle sert à apaiser un besoin, elle
est une source d'émotions morales pour la vo-
lonté, un expédient, un corollaire de la loi
morale. Il faut remarquer qu'elle n'a en soi
et par soi aucune valeur pour l'homme ; il
n'en a besoin que parce qu'il se sent si faible,
et si dévoyé. « La morale», dit Kant au début
de la première préface de son opuscule sur
la religion, « en tant que fondée sur le con-
« cept de l'homme comme être libre (et, par
« là même, s'attachant lui-même par sa raison
« à des lois inconditionnelles), n'a besoin ni
« de l'idée d'un être supérieur, pour connaî-
« tre son devoir, ni d'un autre motif que la
« loi même, pour l'observer. Du moins, c'est
« sa faute si ce besoin se présente à lui
« La morale n'a donc pour elle-même aucun
« besoin de la religion, mais, grâce à la rai-
204 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« son pure pratique, elle se suffit à elle-mè-
« me y> (1). En conséquence, lorsque le philo-
sophe critique parle de l'éducation, il déclare
qu'il est convenable que les enfants n'assis-
tent à aucun acte du culte divin et n'enten-
dent jamais le nom de Dieu ; il désire qu'ils
ne fassent connaissance avec l'idée d'un Être
suprême que lorsqu'ils auront bien appris
leurs devoirs.
Dernièrement un catholique proposait en
plaisantant cette prière pour une école com-
munale inconfessionnelle : c( 0 mon Dieu,
« s'il y en a un, reçois mon àme immortelle,
(( si j'en ai une, dans ton ciel, s'il y en a un ».
On n'avait pas songé qu'on indiquait ainsi ré-
ellement le point culminant de la religion d'a-
près Kant, car, on le sait, il oppose à la priè-
re extérieure cette objection, qu'on ne sait
jamais s'il y a un Dieu.
La génération postérieure à Kant a éventt''
ce tour de passe-passe du grand maitre de
(1) œuvres , X, 3.
cil. VH. — RELIGION DE LA CIVILISATION 205
KfBiiigsberg, par lequel, à l'aide d'existences
|)roblémarK|ues qui sont admises comme exis-
tantes parce que le seul sentiment subjectif
croit en avoir besoin, on peut rêver de nou-
veaux systèmes religieux, qui satisfassent sans
gêner. Que sont toutes les « opinions » reli-
gieuses des savants modernes, qu'un écho
plus ou moins réussi de la théorie de Kant
sur la Religion, c'est-à-dire un idéal, une vai-
ne chimère que le sérieux de la vie réelle ra-
mène au néant ? L'homme moderne, l'homme
l'éel^ dit avec la poète :
« Éteints sont les soleils, dont l'éclat radieux
« De mes jeunes années illuminait la voie ;
« L'idéal est tari, dont les flots généreux
« A mon cœur enivré versaient l'ardente joie ».
« Des êtres que mon rêve en sa foi vénérait,
« Va s'évanouissant la présence bénie,
« Et la réalité du dieu qui m'attirait
fc A rompu la statue et chassé le génie ».
Arrachez les masques divins, écartez toutes
les sentimentalités : reste V athéisme tout nu,
comme religion propre de notre siècle, établie
par la Critique de la Raison pure. Si, enefTet,
206 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
l'homme, ainsi que le veut cette Critique, ne
peut rien connaître de réel, encore moins de
suprasensible, si c'est de lui-même qu'il fait
la vérité, en tirant de lui-même les rapports
de temps et d'espace, s'il n'a que le rêve du
monde phénoménal, alors il peut d'autant
moins connaître l'existence de Dieu avec cette
certitude digne de l'homme, qu'il devrait se
croire obligé de servir Dieu.
11 faut maintenant établir en particulier
quelle situation Kant a fait à la science moder-
ne en face de la foi chrétienne. La foi chré-
tienne peut être considérée subjectivement
comme pratique religieuse, et objectivement,
dans son contenu. En conséquence, nOus par-
lerons d'abord des pratiques de la foi : ce
qui est advenu des doctrines du Christianis-
me sous l'influence corrosive de la Critique,
ressortira naturellement de l'examen du cul-
te aujourd'hui dominant de l'humanité.
CHAPITRE VIII
L ABSURDITE DES PRATIQUES DE LA FOI
CHRÉTIENNE.
CHAPITRE VIII
L ABSURDITE DES PRATIQUES DE LA FOi
CHRÉTIENNE.
1 . — Nous ne craignons d'être contredits
par personae si nous affirmons que c'est un
trait caractéristique de la science moderne
que de voir dans l'acte de foi d'un clirétien
catlioli({ue un véritable épouvantai!. C'est cette
idée spéciale qu'ils se font de la foi, qui ex-
plique que tant de nos contemporains haïs-
sent le catholicisme. La haine contre le ca-
tholicisme a pris de nos jours un caractère
tout à fait saillant, je veux dire le caractère
d'une lutte pour la civilisation (Kulturkampf)^
PESCH. — KANT. — 14. 209
210 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
Nous (levons crabonl présenter en quelques
traits une image fidèle de la foi chrétienne,
pour confirmer ce fait que, aux yeux de la
science moderne, les pratiques de la foi ca-
tholique sont devenues entièrement absurdes.
Nous verrons que cette science^ dans sa lutto
contre la foi chrétienne catholique, ressemble
au barbare qui n'a aucune idée des œuvres
de l'art. Nous établirons ensuite que c'est
Kant qui a dévoyé la pensée moderne en la
faisant entrer dans ces voies, où la foi chré-
tienne devait disparaître complètement de l'ho-
rizon, ou du moins se transformer en épou-
vantait.
2. — La foi, telle qu'elle est requise dans
le christianisme, n'est pas seulement une
certaine tournure générale de pensée religieu-
se, par laquelle l'homme tend à dépasser le
sensible, le réel, pour s'élever vers un idéal
creux, un fantôme de l'imagination. Non, c'est
plutôt une ferme adhésion intérieure à des
vérités réelles, que le Christ a enseignées et
que par l'intermédiaire des Apôtres et de leurs
CH. VIII, — l'absurdité des pratiques 2H
successeurs il nous olTre à croire. La foi du
chrétien esl un acte individuel qui s'accom-
plit sous riuUuencc de la volonté, un acte par
lequel l'homme admet comme certaine une
vérité, en se fondant sur l'autorité de celui
qui la révèle ; par suite, abstraction faite de
savoir s'il comprend lui-même ou non cette
vérité.
Donc pour qu'un homme pratique la foi chré-
tienne, il faut d'abord qu'il connaisse nette-
ment qu'il y a un Dieu, omniscient et vérace,
qui s'occupe de l'humanité, que le premier
devoir de l'homme est d'obéir à Dieu, et qu'en-
fin Dieu a révélé une vérité déterminée. Cette
connaissance dans un degré proportionné à
chaque individu étant admise, l'homme se sou-
met au Dieu révélateur : il reconnaît ainsi qu'il
dépend de Dieu môme dans son intelligence,
qui est sa plus noble faculté ; il reconnaît à
Dieu son Seigneur le droit d'exiger un aban-
don absolument illimité de son être tout en-
tier. Telle est la foi.
Pour tout homme de bon sens, la foi qu'il
212 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
faut avoir en Dieu, doit paraître tout ce qu'il
y a de plus facile et de plus naturel, s'il réflé-
chit que, au fond, Dieu n'attend rien de plus
(Je nous que ce qu'en attend un homme pro-
be, qui nous fait une communication. Il lui
semble tout aussi aisé à comprendre que l'hom-
me ici-bas admette méritoirement, sous les
ombres de la foi, l'existence de ce qu'il pos-
sédera un jour pour son bonheur dans la
lumière de la vision intuitive. Si l'on considè-
re les qualités de l'acte de foi, telle que nous
devons l'avoir en Dieu, on comprend bientôt
que cet acte n'apparaît pas seulement comme
un acte intellectuel conforme à la . raison ;'Cén
réalité, la foi chrétienne implique essentielle-
ment l'abnégation volontaire, la soumission de
l'homme à Dieu ; c'est précisément à cause de
ce caractère que nos contemporains repoussent
avec mépris et haïssent les pratiques de la foi
chrétienne ; ' c'est pour cela aussi que nous
voulons approfondir cette face de la question.
L'acte de foi chrétienne apparaît première-
ment comme la base du culte. C'est une opé-
CH. VIII. — l'absurdité des pratiques 213
ration sans doute de l'intelligence humaine,
mais non de l'intelligence qui s'encense elle-
même ; c'est une opération de l'intelligence
qui s'incline devant la majesté divine. De mê-
me que, dans les choses humaines, la foi
renferme souvent une espèce de déférence
qu'on témoigne volontairement à celui au-
quel on croit, et qu'on doit, le cas échéant,
lui témoigner; de même, l'acceptation des
vérités religieuses révélées, par vénération et
soumission, implique l'expression d'un hom-
mage que nous rendons à Dieu.
L'acte de foi chrétienne npipurailt secondement
comme éminemment vrai. Est vrai l'acte hu-
main, qui répond entièrement à l'essence de
l'homme et exprime parfaitement la destina-
tion de l'homme. Or, c'est ce que font les pra-
tiques de la foi.
Dans l'essence de l'homme, nous devons
naturellement considérer l'intelligence. C'est
à elle que l'homme doit l'indépendance et
l'autonomie qui le caractérisent ; elle est sa lu-
mière intérieure dans l'obscur voyage de la vie
214 KANT ET LA SC[ENCE MODERNE
en même temps que le principe de son ]il3re
arbitre. Or, l'acte de foi se trouve en parfait
accord avec la nature de l'entendement, atten-
du que les pratiques sont des actes librement
voulus et ne sont exigées qu'après que l'hom-
me a vu suffisamment que Dieu, le vérace, a
parlé. D'autre part, l'intelligence comprend
que l'homme ne tient pas son autonomie de
lui-même, mais de Dieu, dont il dépend. L'in-
teUigence n'est pas seulement, comme les au-
tres essences créées, un don de Dieu ; c'est en-
core une image de l'essence divine, et elle
rend l'homme capable de comprendre dans
les choses ce que l'intelligence divine y a écrit.
Comment dès lors ne conviendrait-il pas spé-
cialement à la nature de l'intelligence humai-
ne de reconnaître sa subordination et sa dé-
pendance vis-à-vis de Dieu? Et c'est ce qu'el-
le fait par la foi chrétienne.
L'homme est fait pour la vérité, c'est sa
destination; il doit donc arriver à exprimer dans
sa vie la dépendance où il est vis-à-vis de
Dieu et qui a ses racines au fond même de
eu. VIII. — l'aiîsl'iiditi': des pratiques 215
son être. Or, où celte dépendance est-elle plus
nettement manifestée que dans l'acte de foi
chrétienne, qui soumet à Dieu la plus noble
partie mèrne de riiomme^ et, pour ainsi dire,
l'homme tout entier jusque dans son fond ?
C'est pourquoi, — en troisième lieu, les
pratiques de la foi chrétienne paraissent vrai-
ment élevées, si l'on les considère comme ac-
tes moraux. En réclamant de l'homme, en ver-
tu de sa souveraine autorité, et, s'il est né-
cessaire, par le renoncement à la réflexion
personnelle, qu'il confesse certaines vérités,
Dieu lui demande le sacrifice de ce qui lui est
le plus cher : et c'est aussi ce que Dieu seul peut
exiger à ce point. Il renouvelle ce qu'il fit,
(luand il imposa au père de l'ancienne allian-
ce le sacrifice obligatoire de son propre fils.
Et comme alors le sacrifice fut accompli et le
père béni dans son fils, ainsi l'homme, qui
fait le sacrifice de son intelligence, la recou-
vre ensuite plus forte et plus éclairée. Mais le
sacrifice demandé reste tel^ qu'il épouvante
notre nature tout entière. C'est certainement
216 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
un beau spectacle, le cas échéant, que celui
de l'homme qui sacrifie toute pensée person-
nelle à l'intérêt de la patrie ou au salut d'au-
trui. Mais le plus haut degré de la liberté in-
tellectuelle et de l'amour de l'ordre moral
consiste à faire rentrer sa propre intelligence
dans cet ordre. Et l'on en est absolument inca-
pable, quand on se confine dans le point de
vue étroit de son moi.
Si nous prenons l'homme tel qu'il est réel-
lement, nous pouvons dire que, seule, la pos-
session de la vérité que procure la foi, peut
fournir un fondement pleinement solide à la
vie supérieure de la vertu. Nous pensons ici
a la force durable de résistance que doit
avoir le fondement qui doit servir à l'homme
toute sa vie de support contre les attaques et
les tempêtes; et cette force, la recherche per-
sonnelle pourrait difficilement la lui procurej*.
En réalité, toute connaissance appuyée sur la
réflexion personnelle n'inspire pas d'ordinai-
re à l'homme beaucoup de confiance. No-
tre faiblesse et notre insuffisance personnelle
CH. VIII. — l'absurdité des pratiques 217
s'attacliant toujours trop aux résultats de nos
longues études, il n'est que trop aisé aux œu-
vres de notre pensée de se colorer des inten-
tions de notre cœur ; nous ne le savons que trop .
On parle beaucoup de la puissance de lu
« conviction » personnelle ; mais qu'est-ce que
cette conviction si, étant données les limites
bien connues de notre esprit et la faiblesse de
notre volonté, elle est réduite à ses propres
ressources ? C'est un mauvais guide, tout prêt à
s'ériger en défenseur des erreurs qui plaisent ;
c'est un roseau fragile, qui cède à la moindre
pression. Non^ l'homme dont le cœur est plein
de passions, qui habite un monde rempli de
déceptions, a besoin d'un point d'appui, grâ-
ce auquel, s'il en est besoin, il puisse arra-
cher un monde entier de ses gonds ; comme
le païen le pressentait déjà : Si fractus illaba-
tur orbis, impavidum ferient ruinœ. Ce point
d'appui transmondain pour notre connaissan-
ce, c'est Dieu ; et le levier d'Archimède, qu'il
y faut appliquer, et qui soulèvera l'univers,
c'est la foi.
218 KANT ET LA SCIENXE MODERNE
Joignez à cela une autre circonstance qui
n'est pas à dédaigner. Si l'homme est éclairé
sur le véritable état de choses, de manière
à s'enorgueillir peu après de son moi, une
lumière de ce genre est destinée plutôt à en-
traver qu'à favoriser la vertu. Il en est autre-
ment si, étant éclairé de la véritable lumière,
il se repose sur l'autorité de Dieu. Cette lumiè-
re produite par la foi met l'homme à la place
qui est la sienne, le constitue dans le vérita-
ble état moral, car elle implique la soumis-
sion à Dieu. Ennemie de tout égoïsme borné,
elle exerce sur l'homme une influence qui
l'ennoblit.
Quatrièmement, l'acte de foi apparaît com-
me éminemment utile à l'humanité, en tant
qu'il met l'homme en possession des vérités
qui forment la base de cette vie terrestre^ qu'il
ne parcourra qu'une fois et qui est pourtant
si courte. Combien d'hommes sont en état de
se mettre par leurs propres recherches scien-
tifiques en possession de ces vérités, l'existen-
ce de Dieu, l'immortalité personnelle, la rcs-
<;ii. vm. — l'absurdité des pratiques 219
ponsabilité devant Dieu ? A peine sortis de la
jeunesse, les nécessités de la vie s'emparent
de la plupart des hommes. Et, quand même
le souci du pain quotidien leur laisserait du
temps pour de longues études, auront-ils du
goût et des aptitudes pour la réflexion pro-
fonde? Relativement à la capacité de la mo-
yenne des hommes pour la science^ on se fait
bien des illusions. En réalité, la science est le
partage d'une infime minorité, et encore cette
minorité se divise en différentes branches, de
sorte que, pour tout ce qui n'est pas de leur
branche, les spécialistes sont des ignorants.
S'agit-il des vérités fondamentales de la vie
religieuse et morale, il s'élève par suite des
objections et des assauts des passions aveu-
gles, de nouvelles difficultés. « En temps de
guerre», dit Tacite « il est plus difficile de con-
« naître son devoir que de l'accomplir, une
(( fois qu'on l'a connu ». En admettant même
que cette minorité puisse arriver à une clarté
suffisante dans les questions fondamentales de
la vie, n'est-il pas vrai qu'ils ne sauront com-
220 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
ment ils auraient du vivre qu'alors qu'ils au-
ront déjà vécu ? N'est-ce pas à l'époque la plus
décisive de la vie, dans la jeunesse, que l'hom-
me manquera de la connaissance de sa desti-
nation, pour s'apercevoir que plus tard, peut-
être même au bord de la tombe, qu'il a vécu
inutile ? Combien, d'ailleurs, au milieu des
tourments de la vie^ est insuffisante une lu-
mière, qui dériverait de la réflexion indivi-
quelle, nous l'avons déjà rappelé.
Pour le chrétien catholique, la foi non seu -
lement procure une lumière qui ennoblit ,
mais encore elle est le trésor de la vraie li-
berté et du progrès digne de l'homme. Celui
qui a la foi chrétienne, est libre de toute an-
goisse en face de la douleur terrestre ; il a
toute la terre à ses pieds, le mépris du mon-
de ne l'atteint pas. Pour le progrès moderne,
qui imagine de nouveaux instruments de meur-
tre, augmente le poids de l'impôt, introduit de s
monnaies de nouveau titre^ et cependant arra-
che l'homme à sa grandeur humaine pour le
précipiter dans la matière, la foi du catholi-
CH. VIII. — l'absurdité des pratiques 221
que est un adversaire déplaisant. C'est pour-
tant la foi qui donne à l'iiomme l'empire de
lui-même, le remplit de calme et de satisfac-
tion et le conduit, hors de ce monde, vers
une fin sublime.
Oui, c'est la foi chrétienne qui vaut à l'hom-
me une destination qui dépasse de beaucoup
la puissance et, par suite, l'intelligence hu-
maine, et qui surpasse infiniment tout hu-
main idéal. C'est seulement par la main de la
divinité que le faible pèlerin de la terre peut
être conduit à ces hauteurs. Voilà ce qui pour
le fidèle chrétien ne soulève aucune difficulté,
car il ne voit pas comment on peut refuser à
Dieu le droit de révéler aux hommes, d'une
manière qui aujourd'hui encore nous est in-
compréhensible, l'infinité de son amour, quand
même une telle marque d'amour de la part
de l'Infini entraînerait avec soi la révélation
de certains «. mystères », c'est-à-dire de véri-
tés que nous ne pouvons encore présentement
comprendre, mais qui se rattachent à notre
destination surhumaine et, pour ainsi dire,
222 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
divine, le chrétien ne lioiive point là de pierre
d'achoppement : la (c nature mystérieuse » de
l'homme lui rappelle assez déjà qu'il n'est pas
ici-bas pour tout comprendre.
3. — N'omettons pas le rôle médiateur de
Vcmtorité doctrinale d'une Église visible, qui
est essentielle dans les pratiques de la foi
chrétienne. Car c'est précisément cette autori-
té qui, aux yeux de la science d'aujourd'hui,
est tout ce qu'il y a de plus inadmissible. Même
dans les milieux où Ton consent à admettre
que l'homme se soumette à Dieu par la foi,
on s'emporte à la pensée qu'un homme doive
se soumettre à un autre homme. Le catholi-
que fait cela sans doute, mais il ne fait cela
qu'après avoir acquis la certitude, que Dieu a
délégué à cet homme une autorité doctrinale
et lui a promis son assistance pour le préser-
ver de l'erreur. Ainsi, au fond, c'est à Dieu,
son Seigneur, que le catholique se soumet;
que dis-je? il se sent tenu de lui être recon-
naissant de l'établissement d'une autorité hu-
maine visible. Et^ en faisant marcher l'homme
CH. VIII. — l'absurdité des tratiques 223
dans la sphère même de la fol sous une direc-
tion et avec une assistance étrangère, Dieu
ne fait-il pas se développer dans tout son éclat
la nature humaine, telle qu'elle se montre dans
toutes les circonstances de la vie ? Et l'homme,
en se sentant dépendant, dans l'acceptation
des vérités religieuses, surtout d'une autorité
incarnée en un homme, ne voit-it pas ainsi
plus sûrement établie la valeur de l'acte de
foi? A combien d'illusions, de faux fuyants,
de motifs égoïstes, serait exposée une croyan-
ce qui ne reposerait que sur des garanties in-
ternes ? Mais aussi s'incliner par amour de
Dieu, quand un homme, se référant d'ailleurs
à l'autorité qu'il a reçue de Dieu, parle,
voilà ce qui montre toute l'énergie d'un ca-
ractère moralement fort et en même temps
humble.
C'est donc dans la permanence au milieu
des hommes d'une autorité doctrinale humaine
continue, soutenue par l'assistance divine,
que le catholique voit l'un des plus grands si-
gnes de la bienveillance divine. L'essentiel
224 KANT ET LA SCIEN'CE MODERNE
pour rhumanilé, n'est-ce pas que nous, et les
générations futures, nous puissions connaître
par expérience la révélation divine, une fois
extérieurement promulguée, avec la môme cer-
titude qu'à l'époque même, où elle se fit? Ne
s'agit-il pas de conserver intactes à travers les
Hots du temps, qui altère tout, des vérités qui
décident de notre avenir? des vérités qui, ex-
posées, à cause de leur contenu, aux plus
grandes méprises, ont en raison môme des de-
voirs qui s'y rattachent pour nous, des consé-
quences incalculables? des vérités contre les-
quelles la superbe humaine et l'humaine sen-
sualité ne cessent de s'insurger? Dans des
conjonctures aussi importantes, nous renver-
ra-t-on à l'humaine sagacité et aux caprices hu-
mains? Chacun, ce semble, doit trouver faci-
le à comprendre que, si Dieu veille spéciale-
ment sur le salut de l'humanité, il ait pris des
dispositions conformes à la nature humaine,
pour rendre la vérité révélée accessible à tou-
tes les générations. En s'en reposant sur l'Égli-
se, le catholique a la conviction de se repo-
Cir. VIII. — IXINTELLIC. DES PRATIQUES 225
s(î sur Diou, qui a promis de préserver de
toute erreur l'autorité de sou Kglise.
7. — Voilà la conception catholique de
l'acte de loi: voilà ce qui l'ait à nos contempo-
rains reflet d'un si étrange fantôme ! Sur ce
point encore nous retrouvons les conséquences
de la philosophie de Kant; c'est seulement du
point de vue de Kant (ju'on peut trouver ex-
plicable leur manière d'apprécier l'acte de
foi. Nos modernes savants pensent comme
Kant, et par là même il leur manque toutes
les conditions préliminaires, qui pourraient
ien(h*e intelligible la nature de l'acte de foi:
Kntendons-les.
Premif-mucnt, disent-ils, il est impossible
«le connaître nettement s'il y a un Dieu, si
Dieu s'occupe des hommes; encore moins
pouvons-nous être certains de l'existence d'une
lévélation divine. Car ce n'est que dans le
monde phénoménal, le seul accessiljle à nos
sens, qu'il peut être (question d'un savoir
4îxact. Que signitient les preuves de l'existen-
<:e de Dieu? Ne sont-elles pas « déplorables » ?
PESCH. — KANT. — 15.
226 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« S'en tenir à ces preuves, ce n'est que don-
<i ner une expression scolastique au penchant
i( que nous avons à admettre un Dieu » (1).
Ces pensées ne sont-elles paslesileurs éclo-
ses sur l'arbre du kantisme ? La Critique de
la Raison pure est bien « l'œuvre monumen-
ts taie du genre humain », dans laquelle est
déniée toute valeur à la connaissance humaine
qui dépasse les limites de la perception sen-
sible.
Mais, « la foi de la Raison pure » ! Kantn'a-
t-il pas supprimé le savoir suprasensible pré-
cisément pour faire place à la foi?
Voici la réponse. En mettant de côté le
savoir suprasensible, Kant a coupé la racine
de la foi chrétienne. En effet, pour croire, au
sens clirétien,]e dois savoir qu'il, y a un Dieu,
et que Dieu a fait une révélation à l'humanité.
Or, que peut savoir un Kantien d'une révéla-
tion divine? A son point de vue, Kant a rai-
son de remarquer que, c* si Dieu parle réelle-
<( ment à l'homme, celui-ci ne peut jamais-
(1; Lange, Hist. du matcrial., i, 382.
CH. VIII. — ININTKLLKÎ. DES PUATIQUES 227
« savoir qne c'est Dieu qui lui parle; il est
« absolumonl impossible que l'homme saisisse
« rinliiii à l'aide de ses sens, le distingue
« des. êtres sensibles et le reconnaisse parmi
« eux )) (I).
La foi feinte de Kaiit n'a de commun que
le nom avec la foi clirélienne. Ce que Kant
appelle foi, ne peut être pour l'homme qu'un
besoin du sentiment, un moyen d'affirmer la
dignité rationnelle, une acceptation probléma-
tique, qui n'a besoin que de l'idée de Dieu,,
sans toutefois prétendre en garantir théori-
quement la réalité objective (2). La vérilé re-
ligieuse, ou de foi, n'a dans la bouche de^
Kant d'autre sens que celui d'une fiction vi-
de, mais utile (.3). Le Dieu de Kant, au
(1) Connit (Ifs facultés ( Oùiries, X. 3-20 ).
(2) La religion dans les limites, etc ( Œuvres, X, 15(5).
(3) A ceci se raltache ciicore la flistiiiclion mise en vigueur
par Kant entre la Itelnjion et la Tlipolu'ilf, dislinclion qui ji>ne
un rôle si saillant dans le « Cdullit des facultés ». Dans la pen-
sée de Kant, cette distinction signifie que le dogme, el, en gé-
néral, la connaissance religieuse, n'est qu'un pioilnit de l'es-
prit tinmain et, par suite, une partie non essentielle de la re-
ligion, que l'erreur y a introduite.
228 KANT KT LA SCIENCE MODERNE
mieux aller, c'est le roi des ombres qui
Hotte comme un spectre dans l'Au-delà, qui
ne peut rien dans ce monde-ci. C'est pour-
quoi Kant interdit la prière proprement dite
à Dieu, et raille l'attitude du chrétien qui
prie. Strauss remarque avec à propos que
Kant, après avoir dissous scientiliquement
les preuves de l'existence de Dieu,' n'a pas
voulu cependant se passer entièrement du
Dieu de sa jeunesse et de son éducation et,
en conséquence, lui a du moins assigné, dans
un coin vide de sa doctrine, un rôle 'de bou-
che-trou (1).
Secondement, les adeptes de la moderne
culture nous disent : Quelle valeur aurait pour
nous une « vérité objective »? Notre connais-
sance n'est que le produit d'une activité sub-
jective; ce qui est en soi, ne nous occupe pas;
ce n'est que dans le monde phénoménal que
nous connaissons la vérité, et c'est nous qui
la faisons. De vérité d'après laquelle nous de-
(I) L'ancienne et la nouvelle foi, p. 1 19.
i:il. vm. — ININTKLLKl. DES l'IlATIQUES 'i2f>
vions nous dirijiiM-, il n'y en a point. C'est
dans la recherche individuelle que consiste le
bonheur de riiomnie, et non dans la posses-
sion d'une vérité objective: à quoi donc ser-
virait une vérité donnée par une révélation
divine? On parle bien encore chez les savants
modernes de révélation, mais ce n'est que
dans le sens où Herder a dit : « La révélation
« s'étend à tous les âges ; chaque âge décou-
«; vre et révèle. L'époque du Christ, grande
a- époque de révélation, a accompli sa tâche.
«^ Quiconque met une vérité en pleine lumière,
n. fait une révélation » (1). On parle peut-être
bien aussi de «dogmes », mais ce sont les ex^
pressions objectives d'une religiosité sub-
jective.
Ce n'^st sans doute pas Kant qui a dit ces
paroles si célèbres: «Si Dieu tenait renfermée
« dans sa main droite toute la vérité, et dans
«. la main- gauche le désir toujours ardent à
« la poursuite de la vérité, — même avec la
■{{} De l'esprit du Christianisiiic, p. 311.
^0 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
« perspective d'errer toujours, — et me di-
« s:iit: Choisis! je saisirais humblement sa
« main gauche, et lui dirais: Père, donne-
* moi celle-ci ! La vérité pure n'est que pour
« toi seul » ! Ce rabaissement de la vérité
objective aux proportions d'un jeu d'enfant
par les caprices de l'opinion individuelle était
déjà bien avant Kant un mal inoculé à la pen-
sée par le protestantisme. Mais n'est-ce pas
Kant qui, d'une façon supérieure, a, par sa
Critique de la Raison pure, systématisé pour
l'homme la dépréciation de la vérité objective
e.n lui donnant une forme sérieuse et scienti-
fique? Il nous enseigne que ce que nous con-
naissons n'apparait en nous que grâce à notre
propre activité cognilive; que ce qui est con-
nu, est le produit de notre esprit; que nous
sommes astreints à juger de telle et telle ma-
nière, sans savoir si, en fait, il en est ainsi;
que la vérité, le temps, l'espace, la réalité,
que tout est un rayonnement de notre esprit;
que l'objet de toute noire activité pensante est
un phénomène imaginaire; que ce qui se ca-
en. VIII. — ININTELLIG. DKS PRATIQUES 231
€lie derrière lui, nous demeure inconnu. —
Une telle doctrine ne repousse-t-elle pas l'acte
de la foi chrétienne jusque dans le lointain le
plus inaccessible?
Troisicmcmcnl, — enfin, les modernes sa-
vants nous disent qu'il est contraire à la di-
ipiilé rationnelle de l'homme d'accepter sur
simple autorité des vérités ou plutôt des dog-
mes. L'homme étant l'ait pour comprendre et
réfléchir, a le droit de tout citer à la barre de
sa réflexion et de sa propre recherche. Une
«( humble » soumission, telle que celle qui fait
la substance de l'acte de foi, convient à des
enfants mineurs, et non à des hommes libres.
Le respect de soi-même, tel est le premier de-
voir de l'homme : contre ce devoir pèche qui-
conque pratique la foi chrétienne.
Qu'on ait foi en d'autres hommes pour les
choses temporelles, et par autorité humaine,
l'esprit moderne trouve cela tout à fait dans
l'ordre. Le malade, en présence du médecin,
renonce à penser par lui-même; pareillement,
en présence du ministre, le fonctionnaire
232 KANT ET LA SCfKXC:E MODERNE
l'ignorant, en présence de l'homme du mé-
tier. Mais se soumettre à un autre homme jwr
amour de Dieu, voilà ce qui, aux yeux des
contemporains, est un crime capital. — On ne
«liscute pas de pareilles insanités.
• Après les développements que nous avons
fournis jusqu'ici sur la doctrine de Kant, il
«'est pas besoin d'expliquer au long comment
cette proscription de l'acte de foi résulte natu-
rellement de la Critique de la liaison pure.
Mettre l'homme au dessus de la vérité objec-
tive, le considérer comme un être radicale-
ment indépendant, lui enseigner qu'il ne
doit rien admettre qu'après l'avoir soumis à sa
propre critique ; enfin, crier à l'homme :
« Trouve toi-même par ta propre étude »,
c'est être nécessairement amené à regarder un
acte dans lequel l'homme se soumet à l'au-
torité d'un Dieu révélateur, comme une vé-
ritable abomination, et l'acceptation d'un
mystère révélé comme le comble de l'extra-
vagance.
Un ancien écrivain ecclésiastique a dit :
CH. vnr. — imntkllk;. ni:s i'Hatkjuks "ZV-i
« Celui-là (Irchoif des hauteurs de la uobles-
K se, qui jieul admirer autre chose que Dieu».
Kant dit d'une façon diamétralement opposée:
« Celui-h'i déclioitdes liauteurs de la noblesse,
<!L qui peut admirer autre chose (|ue sa propi'e
« raison, c'est-à-dire lui-même >>.
Maintenant, encore un mot relativement à
rintluence désastreuse de Kant sur le Chris-
tianisme positif.
I
CHAPITRE IX
LE CULTE NEO-PAIEN DE L HUMANITE.
CHAPITRE 1\
I.K CULTE XÉO-PAIEN DE l'IIUMAMTÉ.
1. — Le célèbre sceptique .Montaigne ra-
conte que son père^ témoin des commence-
ments de la Réforme au XVI'* siècle, avait dit :
« Ce commencement de maladie dégénérera
en un athéisme abominable o (1). Aujourd'hui^
c'est un fait accomph. Tandis qu'autrefois on
regardait Dieu comme le soleil central, autour
duquel tout se mouvait, aujourd'hui l'on
est convaincu que ce produit de notre planè-
te, qui s'appelle l'homme, trône au centre de
(I) Essais, H, 12.
•iri
238 KANT ET LA SCIENCK MODERNE
l'univers. L'homme qui, plus que tout autre,
a, par son activité scientifique et l'atlitude
cauteleuse qu'il a prise vis-à-vis du Clirislia-
nisme^ présidé à ce développement, c'est
Emmanuel Kant.
Que notre temps, dans les éléments princi-
paux de son développement, soit anlichrélien
et même absolument païen, c'est ce qui n'a
nul besoin d'être prouvé. Les représentants
les plus en renom de la science moderne, de-
venus chefs de chœur non par leur propre sa-
voir-faire, mais portés par les flots mômes du
torrent, sont des adversaires déclarés du chris-
tianisme positif. Les « savants », sous la ban-
nière de Strauss, ont déserté eu masse le ter-
rain du Christianisme et ne voient plus dans
le Christ un Dieu, mais un rêveur maladif, ou
même seulement un mythe. Pour d'autres,
la divinité du Christ ne consiste que dans ses
qualités extraordinaires de cœur et d'esprit.
Ces derniers veulent être encore appelés chré-
tiens. C'est à eux que s'applique le mot aussi
dur que vrai de Proudhon : « 11 n'y a que des
cil. IX. — CCLTE NKO-PAIEN DE L'HUMANITÉ 239
« tapageurs i,aM'nia niques qui puissent se dire
« cliréliensen niant la divinité du Christ ». Pa-
reillement, beaucoup de ceux qui, outre le nonu
gardent encore de certains rapports extérieurs
avec l'Église chrétienne, admettent des prin-
cipes absolument inconciliables avec l'essence
du Christianisme. C'est à ce groupe (|u'appai'-
tiennent en masse les déistes et panthéistes»
parmi les théologiens protestants, puis les ado-
rateurs de l'Etat, j'entends tous ceux qui ré-
clament cette obéissance sans conditions aux
lois de l'État, qui n'est due qu'à Dieu^ et qiii^
par suite, subordonnent la religion à l'État
et reconnaissent à ce dernier le droit d'élever
la jeunesse pour ses fins à lui, c'est-à-dire les
fins terrestres. II y a encore les indilïérents,
pour qui toutes les religions se valent, parce-
(|u'elles sont toutes également mauvaises, etc.
Ces divers groupes ont plus ou moins verst'--
dans le paganisme, qui se dresse au milieu de
nous comme une gigantesque construction
babylonienne.
Pour (c l'opinion publique » chez nous, l'Au-
î240 KANT lyr la science moderne
<lelà ('hivticn n'est plus qu'une belle idée, qui
ne doit pas nous empêcher de l'aire la plus
iirande exploitation possible de ce monde-ci. La
|)lupart des vérités de la religion chrétienne
sont démontrées fausses et contredites pai*
les découvertes de la science moderne. Contre
la conception d'un Dieu personnel, lequel s'oc-
4'upe des hommes plus qu'un bon papa, qui
procure à son enfant, bien ou mal élevé, un
riche héritage, la pensée moderne se pronon-
ce très nettement. Arrivée à sa maturité, elle ne
veut pas davantage entendre parler de l'hété-
ronomie des commandements divins, qui ont
pu être bons pour la jeunesse de l'humanité en
tutelle. Dans cette lutte de la science moder-
ne contre le Christianisme historique et l'Égli-
se, tous les eflbrts tendent à Interpréter dans
un sens mythique et symbolique les dogmes
et les faits de la révélation chrétienne.
Sans l'élément conservateur, sans ce ferme
attachement aux formes existantes qui est si
puissant dans la nature humaine, il est vrai-
semblable que le Christianisme extérieur au-
CH. IX. — c.ULTK Ni':û-i>.\ii:N DK l'humanitk 241
rail lui aussi, à pou près disparu de noire
vie prati(|ue. H y sul)siste encore aujourd'iiui
comme un ensemble de vaines formules. L'at-
mosphère de notre siècle est plus dange-
reuse que celle de l'ancien paganisme, parce
(pi'elle cache l'abime du paganisme, sous
l'appareil extérieur du Christianisme ; elle est
pire, parce que son antichrislianisme est animé
lie l'esprit des renégats.
^2. — Le paganisme moderne n'a pas besoin
<le se chercher longtemps autour de lui un
nouveau dieu ; il n'a (ju'à prendre celui qui,
dès le commencement du monde, s'est emparé
delà place de Dieu chez tous les hommes sé-
parés de Dieu. L'Apùtre des gentils, saint Paul,
a émis l'une de ses vues les plus profondes
quand il a décrit en ces termes le paganisme
de son temps: « Bien qu'ils connussent Dieu,
« ils ne l'ont pas honoré comme Dieu et ne lui
« ont pas rendu grâces, mais ils se sont éva-
« nouis dans leurs raisonnements, et. leur
<•( cœur devenu slupide s'est obscui'ci, ils se
<( sont donnés pour sages, et ils sont devenus
PESCH. — KAM. — 16.
242 KANT ET LA SCIKXC.K MODEnN'K
« insensés, cl ils ont (''cliangé la gloire «InDieu
« immuable pour l'image et la ressemblance de
«l'homme périssable » (1). Ces paroles ne s'ap-
pliquent-elles pas entièrement au culle moder-
ne de rhumanilé? Pendant qu'ils prétendent
ne pouvoir rien savoir de Dieu supérieur au
monde, ils groupent tout aufour de l'homme
comme de l'être absolument bon, indépendant,,
se suffisant à lui-même, élant à lui-même sa
fin et sa loi^ et ils espèrent ainsi ramener les
délices du paganisme expiré et <(. la charmante
iloraison de la nature». Voilà le culte moder-
ne de l'humanité.
Le Christianisme aussi a un a. culte de l'hu-
manité », mais qui diffère du paganisme ancieu
et moderne, comme le jour de la nuit.
Le Christianisme rendait l'individu dignc^'
d'un culte en lui rappelant ses rapports inté-
rieurs avec Dieu ; il lui montrait où tiouver la
base nécessaire pour fonder sa véritable di-
gnité. A la lumière de la vérité chrétienne,
(1) Ép. aux Romains, i, 21 sqq.
Cir. IX. — CULTK NÉO-PAIEN ?jE L'nL'MANITK 2^
l'iiomnic \wu[ se comparer à un eep de vigne,
(jiii ne porte vu son temps de bon raisin que
lorsqu'il n'est pas laissé à lui-même mais
soutenu et redressé ; mieux encore, il ressem-
ble à un enfant de bonne volonté, mais faible,
et qui, abandonné à lui-même, tombe dans là
boue, tandis que, s'il est relevé, il s'avance
appuyé sur la main paternelle de Dieu. Le
Christianisme nous montre dans l'homme en
((uelque sorte un messager divin qui tire tou-
te sa valeur des hautes missions qui lui sont
contiées. 11 n'est pas possible que cette déri-
vation de tous les devoirs et droits de l'hom-
me, de la soumission à Dieu, n'exerce pas
sur toute la vie supérieure une influence plas-
tique. Esquissons rapidement cet « humanit.v
rjsme» chrétien; nous n'en pénétrerons que
mieux la nature du moderne.
En s'appuyant sur Dieu, l'homme n'a plus
besoin de se plaindre et de dire avec le poète:
\ideo meliora, proboque ; détériora seqUor,
« La créature, affranchie de la servitude de la
« ruine, est élevée à la liberté glorieuse des
H'i^ KANT ET LA SCIENCR MODERNE
<c enfants de Diou « (1). La soumission à Dieu
«e foui'nit pas seulement une barrière solide
<:on1re les empi«Hements de l'égoisme (et telle
^st la condition préliminaire la plus nécessaire
<]u bonheur public); elle donne encore à
J'individu une noble indépendance vis-à-vis
des liens honteux des passions et des préten-
tions injustes du monde. Cogi qui potest,
■jicscit mari ! Voilà cette indépendance, pleine
de mépris pour le monde, qui se manifeste
î?i grandiose dans l'histoire des saints et des
martyrs! Il y a quelques années, racontent les
relations des missionnaires, un roi de Siam
disait: «Les chrétiens sont les seuls de mes
<( sujets qui sachent dire non ». De plus, cette
soumission à Dieu met chacun à la place qui
iui appartient et devient le principe de Tordre,
le souffle vivifiant, qui anime naturellement
les rapports des gouvei-nants et des gouvernés
dans les divers milieux sociaux, je veux dire
dàris l'État et dans la famille; qui commande
(1) Ep. aux Honiains, \iii,2I.
CH. IX. — CULTE NÉO-PAIEN DK L'HUMANITÉ 24'>
à d'aulres, commande à la pince de Dieu; qui
obéit, obéit par amour de Dieu. C'est dans
l'idée de sa dépendance que l'homme trouve
le motif de se ranjjer à Tordre; la force dese-
résigner dans les moments durs de la vie ;
l'impulsion pour exercer l'autorité de Dieu et-
témoigner la bonté de Dieu, dont il tient la
place, à ceux qui dépendent de lui en quelque-
façon.
C'est ainsi que le Christianisme, s'en réfé-
rant à notre dépendance vis-à-vis de Dieu,
nous donne une idée sublime de la divinité.
Enfants d'Adam, il nous fait connaître notre-
destination supérieure, auprès de laquelle
toutes les distinctions terrestres paraissent
puériles; il rend l'individu, même le plus,
abandonné, mais ayant des droits et des de-
voirs, inviolable et sacré sous certains rap-
ports, en tant que Dieu, avec des devoirs et
des droits, lui a donné une destination su-
périeure à la terre. Et, ce qui est le plus im-
portant, tout cela, le Christianisme ne nous
l'offre pas comme une belle idée ce pour ser-
- 24() KANT KT LA SCIENCE MODERNE ^
« vil* à la solution de la question sociale »,
mais comme l'expression indubitablement li-
dèle de la vraie réalité. Voilà la force inté-
rieure, voilà la base inébranlable sur laquelle
repose 1%< humanité» chrétienne ; e\[e ne verse
pas dans ce triste mépris de l'homme, dans
cet abrutissement de l'homme, qui ne peut
manquer de se produire dans le paganisme.
Le mépris de l'homme a toujours été la former
concrète de culte de l'humanité, hors du
Christianisme. En théorie, le sage païen révaif
un état idéal, et faisait à l'homme, sans volon-
té et sans mœurs, l'honneur de lui confier h;
rôle d'un rouage dans une machine, tandis
que, dans la pratique, il subordonnait les hom-
mes (îomme les choses à son égoïsme effréné.
Le mot de César: Humanmn paucis vivit ge-
nus, est la formule exacte de cette conception
du paganisme antique, «c C'est sur l'esclavagiL'
. ii. que reposait toute la haute culture de l'an-
« tiquité, en particulier delà Grécç. C'est ainsi
«c que ces nations de haute civilisation trai-
€ talent fort durement leurs esclaves, les con-
VAl. IX. — f.l'LTK NÉO-l'AlliN \)E l/lll MANITÉ !247
« siiléraioiit coiniuc dos rlioses, dos animaux,
« ne los croyaient point, ni'jnns apr«?s la mort,
Ci égaux à eux-mêmes, et, jusque dans l'au-
« tre vie leur assignaient un séjour séparé.
« En iirociamant tous les hommes égaux de-
*i. vaut Dieu, le Ckrislianisnie arracha la racine
<! du mal )) (1). Aujourd'hui encore, en de-
hors du Christianisme, l'Iiomme n'a d'autre
valeur que celle de son pouvoir temporel ou
<le son utilité pour l'Etat ou pour son groupe
social ou poui' son maître, tandis que, chez
les chrétiens, même les entants les plus pau-
vres et les plus ditrormes sont l'ohjet d'une
sollicitude pleine de tendresse.
.">. — Qui nev(jit maintenant, que le culte
moderne de Thumanité signilie précisément
l'opposé des tendances de l'humanité chré>
tienne? On cherche aujourd'hui de nouveau
à soustraire l'homme à l'obéissance à Dieu,
ai à le rendre si i)rofond(''ment à lui-même
ijue, sous ce rapi)ort, on enchérit môme sur
(I) Hdlwalil, Histoire lie la Civilisation , p. 148.
248 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
l'ancien paganisme. La tendance de ce mou-
vement est vivement exprimée par «es vers de
Herwegh :
Sus ! que des nalions aux croupissantes eaux,
Que des religions, dont s'effiitenl les os,
Radieuse, surgisse une humanité neuve!
En apparence, on offre à l'homme, « libé-
« ré de toute tutelle », l'absolue indépen-
dance, telle qu'on ne la reconnaît dans les
théories chrétiennes qu'à l'Etre divin. Les
droits de l'homme ne reposent plus sur les
principes éternels et la raison divine, ne sont
plus des privilèges conférés à l'homme par
Dieu, et qui, marqués du sceau de l'inviolabi-
lité, s'étendent à tout ce qui est indispensa-
ble à la dignité de notre existence. Aon, le
droit moderne, comme la moderne morale,
a pour principe l'humanilé. Ce n'est point
parce qu'il se sent obligé vis-à-vis de
Dieu, c'est parce qu'il prétend à une liberté
sans limites, que l'homme d'aujourd'hui est
fier de sa dignité personnelle et de ses
droits.
CH. IX. — CLLTK-NÉO l'AIEN DE L'hUMANITÉ Î249
Faut-il s'étonner que, de nos jours, la divi-
nisation de riionime produise les mêmes ré-
sultats que dans le paganisme ancien ? L'hom-
me, que l'on se figure comme la source de
tout vrai et de tout bien, auquel on attribue
une absolue liberté et des droits sans limites,
n'est pourtant enfin que l'homme réel, ou
plutôt ce n'est pas l'homme réel tel qu'il
est sorti de la main de Dieu et qu'il doit
être dans le plan de Dieu : c'est l'homme
sépare de Dieu et abandonné à lui-même.
Qu'est-ce donc que cet homme réel, aiïrauchi
de toute tutelle ? qu'est-ce que .« l'homme
pur »?
Lorsque l'homme se tient à la i)lace que
lui assigne son existence dépendante, lorsqu'il
laisse régner en lui l'esprit de Dieu, il est le
plus noble, le plus glorieux, le- plus aimable
des êtres: vassal de Dieu, il est le roi de la
création. Séparé de Dieu, il déchoit en lui-
même, il devient cet « animal, le plus sale, le
« plus cruel, et en même temps le plus or-
gueilleux de tous », qu'ont dépeint tous ceux
'iôO KANT I:T la science MODERNE .
qui connaissent riiunianité (1). Le ciilte niu-
«lerne de l'humanité est en idée séduisant
€omme toute llatterie, mais ce n'est que le
masque éclatant de régoisme qui, dès le dé-
but de l'histoire, déchire et détruit tout ce qu'il
y a de noble. La misère et la confusion, dont
le flot grandissant couvre de plus en plus au-
jourd'hui le monde civilisé, viennent de ce
que la science moderne, avec cette longue
f|ueue de comète qu'on appelle « l'éducation
populaire)), a séparé l'homme de Dieu, et fait
de l'homme, abandonné à lui-même, le prin-
cijie, à la place de Dieu, <le l'ordre et de la
vérité.
i. — Montesquieu dit quelque part : « De
« l'idée qu'il n'y a pas de Dieu, vient l'idée de
<( notre propre indépendance, et de l'idée de
c< notre indépendance, celle de la révolte ». C'est
maintenant, ou jamais, qu'éclate à nos yeux
la vérité de ces paroles. Nous vivons en pleine
(I) Peindre l'homme sous des couleurs trop sombres, c'est fo-
lie et injustice. Mais on ne saurait trop souvent rappeler à no-
tre siècle, ipii a revêtu l'homme des attributs divins, commeiit
<:ii. IX. — c.uLTi; NÉo-i'AiENDK l'humanité 251
révolte générale. VA comment pourrait-il en
élre autrement? Là où chacun ne connaît que
les prétentions île son moi radicalement illi-
mité, chacun ne volt dans ce (jui l'entrave,
<|ue la limite de sa propre souveraineté, et on
ne la supporte que lorsque l'on ne peut faire
autrement. Le sens profond de toutes les ten-
dances libérales de l'humanité, c'est, ainsi
que le remarque' bien un historien moderne
de la civilisation : Ote-toi delà, que je m'y
mette. L'homme moderne émancipé va juste-
ilcs Ijonimos qui vivaient en pif in milieu social, ont dépeint
riioniinc. Inutile d'invoquer le témoignage de saint Augustin
<.'t de Salvien. Au soir de sa vie, GœHie rédigeait cette note : «Je
" n'ai aucune conliancc dans le monde; j'ai appris à être mé-
. <( fiant ; les hommes sont bien trop niais, trop bas, trop mé-
« thodiquement absurdes; il faut avoir vécu aussi longtemps
« que moi, pour a|)prcndrc à les mépriser complètement)).
Napoléon I"" disait un jour : « Les hommes sont des porcs, qui
Il se nourrissent d'or, et auxquels je jette de l'or pour les mc-
. « per à ma guise y,. Frédéric II avait confié à Sulzer la direc-
tion de l'instruction publique en Silésie. Il se fit adresser un
rapport sur Tétat d^s écoles. Sulzer lui ditquc tout allait fort
bien, depuis qu'on avait adopté le principe de Rousseau que
homme' est naliiiellement bon : k Ah ! répondit le Roi, tnoii
. « cher Sulzer,' fnm ne connaisHe'^ pas assez cette maudite
Xnrace à laqueUc nous appartenons » ! D'accord avec cette
252 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
ment aussi loin que s'élend sa puissance : il
se met lui-même au dessus de tout. S'il k'
faut, par dessus le sang et les larmes de mil-
lions d'iiommes, il passe à l'ordre du jour,
pour satisfaire les caprices de ses passions ou
de son p(nivoir égoïste. Voilà ce qui arrive
pendant la guerre, pendant la paix. « Spécu-
lation et vertige », dit Otto Glagau, au début
de son solide ouvrage sur le bouleversemonl
de la Bourse et de la Banque de Berlin (Leip-
zig, 1876), « telles sont les deux puissances,
« sous la domination desquelles l'homme ci-
ce vilisé gémit, soupire, se consume et dépé-
« rit ». Le dynamiteur de Bremerhaven, Tho-
idée, le Roi était dans son gouvernement rautociate le plus
déterminé, quoiqu'il se soit toujours proclamé publiquement
le (tremier serviteur de l'État. Nons ne nions pas que ces pa-
roles et autres semblables ne soient marquées d'un certain
exclusivisime misauthropique, mais elles ne témoignent que
trop d'une vérité bien eoniuie de tous ceux «pii n'iguorent pas
la nature humaine. Démocrite dit que l'homme naît malade.
Qu'est-ce <jue l'homme'/ s'écrie ini autie penseur païen? L'i-
mage de la faiblesse, la proie d'un moment, le ballon du ha-
sard, Fimage de la mobilité, un mélange d'envie et de peine ;
le reste, bave el bile. C'est cette vérité qui a été exprimée en
ees termes : « Le monde se divise en coquins et en fous ».
C». IX. — CULTE NÉO-PAIEN DE L'HUMANITÉ 253
nias, aujoiinriiui presque oublié, s'est multi-
plié sous mille formes dans notre société: seu-
lement le crime se cache sous des formes
conventionnelles. Tout n'est qu'une affaire de
force. Là où les sujets le peuvent, ils secouent
le joug de l'obéissance, et là où les gouver-
nantsle peuvent, ils concentrent toute la force
4Mili'e leurs mains. C'est le succès qui justifie
tout. Admirable spectacle que cette fourmilière
d'Kxcellences indépendantes ! a lisse poussent
« se pressent, se tirent, se poursuivent, s'é-
« pouvantent, se mordent, et tout cela pour
ti. un morceau de pain », et pour pouvoir le
manger comme il faut! Voilà ce qu'on appelle
l'idéal de l'humanité (1).
(I) Nous croyons siiperlUi d'entrer plus à fond dans la des-
<:ripti()n des plaies sociales, par lesquelles coinineiice déjà à se
manifester le « Eritis sirnt ilii ». Il siiflit, pour les rappeler,
<le citer les paroles siiivanlcs d'un historien de la civilisation :
( Les sacrifices humains que demandaient autrefois la super-
stition... les caprices des princes, les gueires de cabinet, —
c'est aujourd'hui la moderne civilisation libérale qui les exige
;iussi impérieusement, et sur une plus vaste étendue, et en
plus içi'and nombre... autrefois aussi le paupérisme et la pros-
titution avaient existé sous des formes pliis douces, mais ja-
254 KANT KT LA SCIENCE MODERNE
5. — A qui l'Allemagiio, doit-elle le triste
privilège d'avoir produit avec toutes les forées
de l'esprit et de la science ce retour universel
vers le paganisme? Amis et ennemis nomment
aussitôt le penseur de Kœnigsberg, et la, Cri-
lique de la Raison pure. Kant a exercé ici
doublement, nouveau Copernic, son influence,
d'abord, en réussissant à taire mettre de côlé
le Christianisme ; puis, en exaltant l'homme.
Sans doute à cette époque le protestantisme
avait déjà « spiritual isé i) le Christianisme,
historique, c'est-à-dire que, au point de vue
où il paraissait fait pour l'homme et en mesu-
re de s'emparer de l'homme, ill'avait anéanti,
mais avec racuité d'aujourd'hui... L'augmentation frappante
du nombre des suicides aujourd'hui comme dans les jours de
l'ancienne Rome, — laquelle va de pair avec l'athéisme et la
décadence de la religion dans le peuple, est un signe indéniable
<lu temps, — de la domination du mal dans la société. Il y a
un rapport qu'on ne peut méconnaître entre cet état de choses,
et la prostitution intellectuelle des hommes, qui vendent leurs
pensées, sous la forme de leur plume, au plus offrant... L'his-
torien de la civilisation est forcé d'avouer que, en réalité, le
travailleur moderne,' malgré son affranchissement politique qui,
d'ailleurs, n'apaise pas sa faim, joue le rôle de l'esclave du
temps passé » (Helhvald, //(s^ de la civilis., 783-5).
cir. ix.^ c.rr.TK NKo-i'AïKN f>i; lihmaniti': '27^7*
eu inriiic loini)S(|U(', sous l'niitrc i)oinf de vuo,
il l'avait ivduil à une opinion subjective. Dans
hi main des Jiéfornialeurs, le Christianisme
ressemblait déjà à une Heur arrachée de sa tige,
et qui eflenillée, vivait moribonde dans l'eau
de la dépendance vis-à-vis de l'Ktat. A Tépo-
((ue de Kanf, il restait surtout deux formes d(^
« christianisme réformé », (jui, dans leur e.v
clusivisme repoussant, ne satisfaisaient ni l'es-
prit humain, ni (Micon- moins la vérité. C'étaient
le subjectivisme, sous la forme du Piétismc,
inauguré par Spener, et le subjectivisme sons
la forme de Vortlinrloxie chicanière avec ses
innombrables petits papes. Au dessns apparut,
sorti du goulïre plus profond de l'esprit du
siècle révolté par le protestantisme, un nou-
veau flot de subjectivisme, le frivole et légei"
rationalisme. A l'étranger, l'esprit d'opposition
contre l'ancienne Église était allé jusqu'à sii
dernière conséquence, l'empirisme éhonté,
dont le domame est le monde sensible ; sous la
forme du matérialisme français et du scepti-
cisme anglais, il avait été importé en Allema-
!256 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
gne, où il avait bientôt acquis le plus vaste
(léveioppemcnt, en raison de son étroite pa-
renté avec leur esprit, clans les milieux pro-
testants.
C'est au milieu de ce pêle-méle confus que
Kant parut, et, comme le dieu dû poète, leva
sa tète impassible {pliidduni capnt exlulU un-
dis) pour imposer le calme aux éléments
soulevés. Bon protestant, il ne voyait de sa-
lut que dans le subjectivisme (1). Sans réflé-
chir qu'on ne jette pas de l'huile sur le feu
pour l'éteindre, il entreprit de venir à bout
du mal produit par le subjectivisme, en don-
nantau subjectivisme un fondement plus solide
eten le justifiant philosophiquement. C'est, en
effet, là au fond toute la Critique de la Raison
pure, avec toutes ses conséquences : morale
autonome, reli^^ion > rationnelle, etc. Le grand
(1) Menzel remarque à propos, clans son ouvrage sur la Litté-
rature aileaiande ( I, 282), que « Kanl apparut à l'apogée de
(( celle émancipa lion et (le cette culture protestante, qui ca-
:< ractérise son temps; il était encore un vrai rejeton de la
'< Réfiu me >> : il se fait dans ce jugement le porte-parole de
l'opiiuon publique.
cil. IX. — CLLTK NÉU-l'AlEN DK L'uU.MAMTÉ t257
penseur croit avoir lail un clief-d'œuvro eu
coupant en deux par eu liant Tarière de la Kai-
son: le bas, la tige, c'est-à-dire la raison pu-
re et lhéori([ue, il en lit le Ibndement de
Viif/ici.siiie\ le haut, la cime, c'est-à-dire la
liaison pndi(pie, (pii lloltait alors en l'air, il
l'oUVit pour asile aux cœurs épris de foi et de
senlinient: mais l'une et l'autre partie fut sou-
uiise à l'esprit criti(pie. Divide et inipeni. Le
Christianisme fut toléré comme parasite sur
le terrain de la liaison pratique.
(1. — l*ar là Kant a frappé de mort le Clnis-
lianisme positif.
Nulle part il ne se pose en ennemi déclaré
«!u Christianisme. Au contraire, il assigne à
la religion chrétienne le [)remier rang entre les
autres « espèces de fol ». H n'y a pas, c'est
roi)inion de Kant, « ditférentes religions, mais
« diirérentes espèces de foi à la révélation di-
« vine et à ses doctrines statutaires, qui ne
« peuvent émaner de la liaison, c'est-à-dire
« différentes manières de nous représenter
« sensiblement la volonté divine, po^ur qu'elle
l'KsCIl. — KANT. — 17.
25S KANT ET LA SClExNCE MODERNE
« indue sur les caraclri'es ; pamii ces formes,
« le Clii'isliauismc est, à notre connaissance,
« celle qui convient le mieux » (1). (Juant à
une révélation, au sens clirélien ilu mot, Kanl
la repousse plusieurs lois et de la façon la
plus énergique. H distingue « des lois pure-
ment morales », qui forment proprement la
ix'ligion, et «. des lois statutaires y*, c'est-à-
dire telles qu'on peut les concevoir pour faci-
liter raccomplissement du devoir. Tanf^ en
elfel, que les hommes ne sont pas assez forts,
ils ne peuvent pas encore fonder sur la seule
foi rationnelle une société ecclésiastique, et
sont portés à admettre que c'est Dieu qui a
fondé l'Église. Ainsi naît la croyance histori-
que à la révélation. Ce n'est (pr'au j)oint de
vue de l'Eglise, dont il peut y avoir diverses
formes également bonnes, qu'il peut y avoir
des statiils, c'est-à-dire des ordonnances tenues
jiuur divines, lesquelles, pour l'appréciation
purement morale de nos actes, sont arbiti'aires
(l)Coiinit de!^ luciillés {Œiincs, X, 288).
VM. IX. — cui/il: ni':o-1'Aii:n dk l'hlmaxiti': 250
et coiitiiigeiiles. (( Cuiisidérei" celte foi statii-
(i taire comme csseiiUclle i)our Je culte di-
« vin et en laiie la condilion sans laquelle
« riiomnie ne saurait plaire à Dieu, c'est une
(( illusion religieuse». Une faut pas trouver
étrange que ces vues, ipii abondent dans les
l'^ssais et sur la Religion dans les limites de la
liaison », aient mis Kant aux prises avec les
théologiens orthodoxes de Kœnigsberg et mémo
(pi'il ait été dénoncé en 171H, au Roi de Pjiisse
connue cunemi de l'Évangile (1).
(1) Kant Irailc toute la Coiistilnlion de l'Eglise comme un
mal provisoirement encore nécessaire, mais qu'il faut travail-
ler à détruire le plus tôt possible. Quant au passage insensible
(le l;i toi ecclésiastique à la domination universelle de la Reli-
gion, de la raison pure, il le caractérise en disant que c'est
l'approche de ])li/s en plus désirée du Hoyauine de Dieu. La
fondation de l'Église est l'œuvre des komines. Une Eglise ne
peut être viaie qu'autant qu'elle renferme le principe en vei'tu
ducpiel elle peut sans cesse se rapprocher de la foi rationnelle,
et se dépouiller, avec le temps, de la foi ecclésiastique. Si les
« employés » de l'Église perdent cela de vue pour s'appuyer
au contrai l'e sur la foi ecclésiastique et les statuts, alors appa-
raît le faux culte, la domination du clergé. Kant pense que la
religion rationnelle seule |ieut servir de rempart à l'État contre
l'Église cbréticime : « Là où, dit-il, les statuts de la foi sont
i< mis au nombre des lois constitutionnelles, règne un clergé
260 KANT ET LA SCIENCL: MODEHNE
7. — Qui ne verrait pas encore clairement
((Lie Kant, malgré ses protestations, est abso-
lument opposé an Christianisme positif, n'a
qu'à se reporter aux transformations symbo-
liques bien connues qu'il fait subira ses doc-
trines fondamentales. Les anges tombés, c'est
pour lui l'image sensible de ce fait incompré-
hensible, que l'homme, en dépit de la Raison,
]juisse être si peu d'accord avec la morale.
La chu le et le péché originel, c'est le fait in-
telligible, la subordination déraisonnable de
la Raison à la sensibilité, de laquelle pro-
cèdent les actes mauvais qui apparaissent dans
le temps; \q Christ, c'est l'Idée de l'humanité,
qui existe de toute éternité, et en vue de laquel-
le tout est fait ; la mort siir la cruix, c'est la
" (]\ii croit pouvoii" se passer 1res bien de la Raison, et ilc la
« si'ience de rÉcrilure, parce que, seul gardien autorisé et iri-
" terprète de la volonté +le rinvisiblc Législateur, il jjossèdc
'I exclusivement l'autorité pour faire obéir les préceptes de la
« foi, et que armé de celte puissance, il peutbien commander,
(( mais non convaincre. Comme, en dehors de ce clergé, tout
Il le reste e>t peuple (laïque ), en fin de compte l'Église do-
" mine l'État, non par force," il est vrai, mais en agissant* sur
« les caractères « ( (EiiV)-es, x, 218).
cil. I.\. — r.ULTK NÉO-PAIEN DE LIIUMANITÉ 261
n.uiire do la conversion de riiumanité doveniio
parfaite, en tant que celte conversion impli-
rjiie douleur ; la Trinilc, d'après Kant, con-
siste en ce que l'on sert Dieu sous le rapport
de trois attributs moraux spécifiquement dis-
tincts, la sainteté, la bonté et la justice. La
prière, « ce désir et ce parler clair pour soi-
(( même, dont presque tous ont honte )),peut,
quoique reposant sur une personnification illu-
soire, être provisoirement conservée, comme
un moyen de s'exciter intérieurement.
La Religion de la Raison pnre est pour lui
ce qu'il y a de vrai dans le Christianisme^
est pour lui la base large, sur laquelle non
seulement catholiques et protestants, mais
encore Chrétiens et Juifs peuvent se mettre
d'accord. Nous lisons dans Kant ces paroles :
ce Catholiques et protestants éclairés peuvent
« se considérer réciproquement comme des frè-
(( res dans la foi, sans néanmoins se confon-
(f dre, les uns et les autres attendant et tra-
« vaillant dans ce but, que le temps, grâce
K à 1(1 protection du gouvernement, rapproche
202 KANT ET LA SCIKNT.E MODERNE
(( de plus 011 plus les formalités de la foi de
« la (lii>nité de sa fin, j'entends de la Rf'li-
€ gion elle-même ; pour les Juifs eux-mêmes,
« cela est possible, s'il apparaît parmi eux,
(( comme aujourd'hui, des idées épurées en
«matière de Religion » (I).
Kuno Fischer, l'éloquent porte-paroles du
néo-paganisme déguisé en Christianisme, dit de
la doctrine de Kant sur la Religion: « Con-
1 tre toutes les religions, elle s'identifie avec la
« substance morale et l'idée du christianisme ;
(( elle a, dans le sein de l'Église chrétienne,
« une attitude toute négative en face de la doc-
« trine catholique, tout affirmative en face de
« la substance du protestantisme » (^).
8. — On a souvent revendiqué pour Lessing
la gloire d'avoir mis en honneur, dans les
milieux cultivés et émancipés de l'Allemagne,
le dédain pour la religion positive. Entre Kant
et Lessing on ne peut méconnaître un étroit
(I) Connit des facultés {Œuvres, x, 307).
("2) Histoire de la philos, moderne (iv, 499).
CH. IX. — cuLTR xm-i'Air-iN nr. l"iiu.max[tk 2()3
rapport. S'il fallait moiitror aux yoiix dans im
portrait vivaut le cliirticii de Kant, il suffirait
de prendre le sage Juif Nathan, de Lessing :
c'est rincarnatioii de « la Religion de la bon-
« ne conduite >^ de Kant. Lorsque Saladin lui
demande quelle foi est la vraie, le Juif de
Lessing répond exactement ce qu'enseigne
Kant. La religion et la foi, c'est l'accessoiiT ;
le fond du sac, c'est
« Que chanin délivra de pri'-jngés, s'avance
D'un pas sûr dans la voio, où l'amour pur s'r'iailoo a.
Ces paroles du sage juge renfei-ment déjà tout
le Christianisme de Kant. « Il n'y a rien )^ dit
K. Fischer, «. en quoi Lessing ait plus devanci^
« les théories émancipatrices de son temps
« que dans ses. théories religieuses; il n'y ei:
(( a' point où il se soit plus rapproché de la
« philosophie critique ».
Mais c'est en vain que dans Lessing on cher-
cherait à la religion de la raison pure un fon-
dement plus profond. Ce fondement, c'est
Kant (jui l'a fourni. Pour remplacer le Chris-
204 KANT ET LA SCFEXCE MODERNE
tianisme démonétisé, Lessing propose le» bien
agir y. Kant aussi, mais il a soin de don-
ner an « bien agir » le support le plus accep-
table possible. Dans la place vide il met Vin-
ft'ri't de la raison et sou instinct immanent,
))ui5sance dont l'homme n'a pas de peine à
s'accommoder, et qui a néanmoins quelque
chose d'imposant. En ceignant d'un niuibe
d'idéale perfection cet Instinct de la Raison qu'il
faut satisfaire, il aide des milliers de gens à
passer de leurs doutes chrétiens an paganis-
me, qui se donne comme ^ religion de la liai-
son pure ». Dans le système de Kant, la reli-
gion apparaît purifiée et débarrassée de tous
les accidents en même temps que comme une
chose dont chacun peut, selon les besoins de
son tempérament, aussi bien amoindrir que
renforcer l'utilité et la nécessité. En quoi il
est plus prudent que Lessing, de laisser à la
religion V apparence du Christianisme. Lessing
liait le Chrislianisnie positif; dans une lettre
à Mendeissohn, il appelle le système ortho-
doxe « le plus affreux édifice d'absurdités » qui
cil. IN. — CILTR NKO-PAIKN DK l/lH'M.WITÎ: 265
f'xisle. Il no veut pas entendre parler de mo-
dornisor cet ('difico ; il veut le laisser debout
jusqu'à ce qu'il croule de lui-même. Pour lui,
la Relifrion de la Haison est le soleil ; le Chris-
tianisme est une chandelle de suif, qu'il faut
laisser se consumer jusqu'à complet «''puisc-
ment ; la révélation chrétienne n'est, à ses yeux,
qu'un manuel scolaire élémentaire hors d'u-
saiic II n'en est pas de même de Kant. 11 par-
le avec beaucoup de respect de la religion
chrétienne ; avec l'air d'un ami il se «îlisse
dans la maison qu'il veut faire sautei-. A la
place de Lessinu', Kant aurait certainement
fait de Nathan non un Juif, mais un prédi-
cateur pi'olestant. C'est surtout parce que
Kant se montre si ami du Christianisme, qu'on
lient s'expliquer que les grands succès du siè-
cle de l'émancipation ne peuvent se rattacher
qu'au nom de Kant. « Les idées naturalistes »,
(lit C. Ijicdermaun, « qui, sous la forme où
.' elles avaient par)Sé d'.Vngleterre et de France
" en Allemagne, n'avaient dans ce dernier
<( pays, à cause de leui's conséquences troj)
200 KANT KT LA SCIENCE MODERNE
« rrnos otdo leur opposition au caractère idéa-
c< liste (lu peuple, trouvé que peu d'accueil,
c( prirent alors, en revêtant la forme scientifi-
« que fin criticisnie, un développement immense
<i. et une influence invincible, et, après s'é-
« tre pénétrées de cette doctrine, acquirent
« une force nouvelle et comme un nouvel éclat.
(( Comme, d'ailleurs, en matière de religion,
c( le critlcisme encourageait les progrès des
« tendances négatives ou critiques, il satisfit
« aussi un besoin politique de ce siècle tout
((. en faisant illusion, {par son système même
(( de juste milieu ), à ses adhérents sur les ron-
(i séquences directes de ces tendances, et les te-
« nant dans cet état de demi-savoir et d'indé-
iK termination qui va si bien à l'esprit alle-
(c mand. Le mot d'ordre: Liberté et égalité!
te dont les échos nous arrivaient si puissants
« de l'autre côté du Rhin, retentit dans la Cii-
» tique de la Raison pure, qui prêchait X^w-
(( tonomie de la Raison humaine, en même
« temps qu'elle élevait l'idée de liberté à la
ce hauteur du principe de l'existence humai-
i-.II. TX. — r.ULTR NKO-PAIEN DF, L'iU'MAXITK 2()7
H ne .... On rnrnctt'Ti.sorait bien rallitiulo que
« ])rit le nilicisiiie en face de l'espril général
i< (le son siècle, en particulier du peuple al-
« lemand, en même temps que le principe de
« sa vaste et puissante intluence, en disant
«( que, d'une part, il se fit l'organe des idées
«. de progrès, pi'incipalement en religion et
« en politique, tandis que, d'autre part, il ra-
« mena ce progrès à une étendue déterminée
« et le circonscrivit dans des limites, qui cer-
« les se trouvaient souvent en complète oppo-
« sition avec le principe même, et qu' enfin, ce
ce furent ce demi-savoir même et ce double
(,( as;'>:''ct de la doctrine, qui lui valurent une
((a ussi grande influence ; car si l'audace des
(( principes entraînait l(;s amis du progrès in-
« défini, les Irembleurs aussi trouvaient dans
« les applications limitées, où étaient res-
<( treints ces principes, un refuge assuré pour
« leur indécision et leur faiblesse » (I).
0. — Peut-on douter que l'action déchris-
(I) Ln pliilosopliic allemande, Leipzig;, 1842 ( r, 4l!t ).
208 KAXT i:t i.a scikncr moderxiï
tianisatrice de Kant ait son principe vital dans
la Critique de la Raison pure?
Celui ({ui met réellement en question, com-
me le fait la Critique de la Raison pure,
la compétence des facultés cognitives de l'hom-
me, et qui conteste à la connaissance humai-
ne son véritahle domaine, met à priori l'hom-
me hors d'état de prendre une connaissance
de la réalité extérieure, telle que le Christia-
nisme la suppose. Celui qui ferme hermétique-
ment à la réalité l'entendement, cette faculté
qu'a l'homme de connaître le suprasensil)le,
lui interdit ce grand royaume des réalités su-
prasensibles, (qui forment la base et l'essence
du Christianisme) et l'entoure d'une murail-
le de la Chine (1). Celui qui fausse tous les
modes objectifs que nous connaissons ( par
exemple, le principe de raison suftlsante, les
(1) « Kant osa », dit Scliopcnliaucr, « déduire de sa doctriiic!
" rindémontrabilité de Ions les dogmes qu'on avait jusqu'alors
« si souvent démontrés ^Dieu, l'âme immorlcllcj. La théologie
(' spéculative et la psychologie rationnelle qui lui est étroile-
« ment unie, recurent de lui le coup mortel. Depuis lors elles
" ont disparu de la philosophie allemande pI il ne faut pan
cil. i\. — CULTE ni:u-I'AIi;n im-: l'iiumaniti': 269
idées (II' temps el d'espace ),- et en fait de
pures empreintes subjectives ; celui qui, sujj-
jeclivant ainsi tout le fait de la connaissance,
rêvant des jugements synthétiques à priori
clierdie à prouver que c'est l'homme qui crée
tous les objets de la connaissance ; celui qui,
en conséquence, trouve le [)rincipe dernier de
la connaissance humaine non dans un état
de choses objectivement réel, mais dans une
activité subjective, celui-là doit regarder com-
me indigne de l'homme qu'il se subordonne
à la vérité connue, de la manière que deman-
de le Christianisme. Celui qui fait de l'homme
le Créateur de l'univers phénoménal, ne lais-
se pas de place au Créateur snpramondain.
(^elni (pii enseigne que tout ce (piiest derrière
les phénomènes sensibles, Qit le Royaume de
rx inconnu, celui-là refuse de l'ien savoir de.s
grandes œuvres de Dieu pour notre salut et
i' .s'»/ laisser ])reii(lre, si rà e( là le mot est conservé puisque
I' la chose est abandonnée, ou si im malheureux professeur de
« |ihilosoi)liie tremble devant sou maître et envoie promener
" la vérité » (Le monde en tant i[nc volonté et représenta-
tion, I, M'I).
27U KANT ET LA SCIENCL: MODEUNE
notre félicité; et pourtant c'est la connais-
sance et l'imitation de ces œuvres qui consti-
tuent le Christianisme pratique.
C'est ainsi que la Critique de la Raison pu-
le terme tout accès au Christianisme. Mais ce
n'est pas tout encore.
10. — Avec la même lisière le grand criti-
que conduit les fidèles ouailles vers Vidule de
ce paganisme extrême, qui se dresse au mi-
lieu de nous, et dans lequel chacun git dans
la poussière aux pieds de l'homme, fétiche du
moi personnel.
Kant n'a pas été seul à travailler à celte
œuvre. Le culte hypocrite de l'humanilé ré-
voltée contre Dieu est un produit de la lléfor-
me. Strauss fait « à la civilisation laïque et
philosophique de l'incroyant XVlllc siècle »
riionneur d'avoir pleinement et complètement
transformé l'humanité (1).
Si Kant n'est pas le premier, du moins il
est le plus remanpiable entre tous les pertur-
(1) L'ancienne el lu nouvelle loi, p. 85.
• II. i\. — CL'F.Ti-: NÉu-i'AïKN DE l'iilmaniti'; 271
halciiis (|ui ont le plus activi'iiiciit poussé ù
rajtullu'use de l'homme. Dans le chaos de
oppositions et des contradictions qui déchi-
l'aient son siècle, il voulut trouver un point
lixe, d'où il put dériver Tordre et l'unité. Au
lieu de recourir à Dieu, centre de toute exis-
tence, il chercha le salut dans ï homme. 11 en
appela au sentiment de la dignité personnelle,
au désir égoïste, qui s'élève dans le cœur de
tout homme, de pouvoir, dire : Je me dois à
iiiui-mrme sous tous les rapports. C'est là qu'il
crut avoir trouvé le remède, et c'est pourquoi
il fait de l'homme la source du droit, de la
morale, de la vérité. Pour lui, l'homme est la
puissance absolument libre ; tout bien doit
procéder de l'homme par le moyen de l'édu-
cation. J.-J. Rousseau ayant présenté dans l'E-
mile (I70"2) cette même théorie de l'éducation
à l'Europe savante, le petit homme sec de
Kœnigsberg fut saisi d'enthousiasme. Le por-
trait de Rousseau était le seul ornement de
son cabinet de travail, et il ne perdait aucune
occasion de manifester sa préférence pour
272 KANT ET LA SCIENCK MOUKUNE ^
Rousseau et son intérêt i)Our l'iiuninie de l;i
nature.
C'est dans Kanl que nous trouvons le culte
de l'iiunianilé sous sa forme scientifique-
ment systématique. Dans sa théorie dcIaUcli-
içion il rapporte à l'immanité les attributs que
le fidèle chrétien reconnaît au Cln-ist; pour
Kant, le Christ est le symbole de l'humanilé,
le prototype éminemment raisonnable de l'hu-
manité. Dans 6H Doctrine du droit et de l'Etat,
il nous représente l'homme comme un être
absolument indépendant, qui (considéré com-
me partie </<.' /'is/c// ) s'impose volontairemenl
quelques limites comme devoirs de droit (1 ).
(I) La jiiris|iriidi'iice moderiiL' içardi- îles ti'accs évidente* ilc
riiilliience de Kaiil. L'iiniforiiiL; de foiiclioiiiiairc que porte le
Dieu d'aujoiiiul'hiu, a été coupé dans râtelier de Kœniiisberi;
Kaut faisant entrer l'iioinnie comme souverain absolument in-
dépendant dans la vie sociale, uc dérive pas le droit, avec les
devoirs de droit corresiiondauts exigibles, dé la nature et de la
morale ; il n'admet d'antre source première et originelle du
droit que l'État. Il déJinit le droit « l'eusemblc des conditions.
« d'après lesquelles le libre arbitre de l'un entre en ra|)poit
(' avec le libre arbitre de rautre d'après une loi générale île
(' liberté «) ' Introd. à la science du droit X, '•)'•]). La loi suprè-
CH. IX. — CULTE NKO-PAIEN DE l'IIUMAXITÉ 273
En morale, il ramène la loi fonJamentalc à la
formule : Agis de « manière à Iraiter toujours
« l'humanité, aussi bien dans ta personne que
« dans celle de tout autre, comme une fin
« et jamais comme un moyen » (Fondements
de la Métaphysique des mœurs, "2^ section,
Œiu'rcs, VIII, p. 57). L'accomplissement du
devoir n'est qu'un hommage rendu à son pro-
pre moi. « L'humanité dans sa personne est
« l'objet de l'estime que l'homme peut exiger
« de tout autre homme ».
Si nous cherchons le fondement dernier que
me du droit est celle-ci : v Agis an dehors de manière que le
9 libre usage de ton libre arbitre puisse coexister avec la libcr-
« té de chacun d'après une loi ». Le droit et la loi étant com-
plètement isolés du terrain moral, le devoir de droit est un de-
voir tout pxléricur : il consiste seulement en ce que celui qui
ne respecte pas librement le droit, peut y «Ire contraint. Les de-
voirs de droit sont desdevoirs de contrainte, rien de plus. Sou-
verains avec leurs droits absolus, les hommes, considérés à
l'élat de société natui'cUe, ne sont pas encore dans ['étal de
droit: ce n'est que par la justice publique que le droit se mani-
feste. En face de rindivitîu se dresse le droit de l'État et la rfl-
iewr «/wo/hc (/e -SCS /o/.s. D'après Kant, la loi de l'État ne peut
jamais être injuste. L'État, comme volonté générale, est pour
lui absolument souverain. La puissance législatrice n'appar-
tient qu'à la volonté du peuple réuni.
PESCH. — KANT. — 18.
274 ICANTET LA SCIENCE MODERNE
Kaht assigne au culte de rhumanité, nous le
trouvons dans la Critique de la Raison pure;
C'est là, en efTet, qu'il donne a l'honime, pour
ainsi dire en principe, une existence tout ac-
tive et indépendante, en faisant de la Raison
l'auteur de toute vérité, la créatrice du monde
phénoménal et le juge en dernier ressort de
toute connaissance. C'est l'homme qui se fait
son monde, car ce qu'il connaît, n'est que le
produit de sa faculté de connaître.
L'ancienne école juridique, à laquelle surtout nous pensons
ici, a amené dans le sens pratique des juristes, surtout tels que
Savigny, une réaction bien fondée : c'est l'école historique. On
rejeta les théories philosophiques et on partit du droit histori-
que comme base. Mais dans l'école historique elle-même se re-
trouve clairement l'influence puissante de liant. L'existence
d'un droit naturel proprement dit est plusieurs fois niée ; toute
législation est dérivée de la volonté du peuple (parle moyen du
droit coutumier) ou de la puissance législatrice de l'État. Si l'on
demande en vertu de quel principe entre deux individus sans
lien d'Étal, il ne peut pas être question d'un rapport de droit
proprement dit, uniquement fondé sur le droit naturel, voici ce
qu'on nous répond : Il manque au concept de droit l'exigibilité
nécessaire, et ce n'est que grâce îi celle exigibilité qu'on com-
prend la puissance extérieiue, c'est-à-dire physique, par oppo-
sition à la puissance intérieure ou titre de droit (titre lég.'il),
avec emploi de la force. Mais qui ne voit combien celte conccp-
CH. IX — CULTE NÉO-PAIEN DE L'iIUM.VNITÉ 275
Restreindre le domaine du connaissable à
rexpérience sensible, c'est en conséquence
prendre comme règle de vie: Contente-toi du
sensible ; niels-toi à Ion aise dans ce beau mon-
de, où l'homme est ce qu'il y a de plus élevé;
que ce qu'on ne sait pas, ne l'échauffé pas.
Celui pour qui connaître et savoir ne sont
lion du droit et cette opposition exagérée du droit et de la mo-
rale est dans le plus étroit rapport avec la définition de Kant '.
Lui aussi n'envisage pas le droit comme une obligation inté-
rieure, mais comme une contrainte extérieure ( Cf. Meyer, les
Principes de la moralité et du droit, dans les Slimmen ans Maria
Laach, 1" série, t. xi, Fribourg, 1868, p. 132).
Lorsque Kant parle de Voriijiiie de l'Etat et du gouverne-
ment, l'cmincnt critique sort un peu de son rôle. Il est réjouis-
sant de voir comment l'homme, qui passe le niveau impitoya-
ble de sa critique sur tout ce qu'il y a de plus solide, de mieux
établi, fait ici par crainte de la Police, une exception et
soutient la tlicsc de «l'esprit borné des sujets ». Le sujet
ne 'hit pas perdre son temps à épiloguer sur celte origine
(comme si c'était un droit dont on puisse douter sous le rap-
port de l'obéissance due à cette puissance), dit Kant (Théorie
du droit, ix, 164j. Il parle des « discussions s.ibliles qui met-
tent lÊtat en danger ». Le « citoyen » est donc pour le profes-
seur de Kœnigsbcrg, la seule chose au dessus du Philosophe.
Kant, absolument comme Hobbes et Rousseau, admet un «con-
trat libre » comme base de la société civile. Le contrat social
n'est pas pour lui un fait historique, mais une conception qui
sort de fondement au droit public.
276 KANT ET LA SCIENCE MODERNE
autre chose que construire et ajuster, élève le
7noi au dessus de toute vérité solide donnée;
il lui met en main la vérité comme un
jouet, pour l'amuser afin qu'avec la cire
il pétrisse la science à son gré : plus les
systèmes sont vaiiés et contradictoires, plus
brillante apparaît la majesté du moi. Ce-
lui qui enseigne que notre connaissance ne
doit pas se régler sur les choses, mais bien les
choses sur nous, enseigne en conséquence que
la moralité n'a pas de règle objective et que
l'homme est à lui-même sa loi ; en conséquence
Pareillement, quant à l'importance de la Religion pourl'Élaf,
Kant a devancé les idées modernes. La Religion joue seule-
ment le rôle d'un moyen utile. Lange, parlant de Voltaire
comme puLliciste, dit : « U va évidemment chez lui le germe
« vague et confus de l'opinion de Kant, quand il revient à la
« thèse qu'expriment si vivement les paroles bien connues :
« Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. Voltaire est
« d'avis que si Iîa\ic, qui croit possible un État athée, avait à
* gouverner cinquante ou soixante paysans, il ferait aussitôt
« prêcher la doctrine de la réniunéralion divine » (Hist. du
matérial., i, 304). Telle est, aux yeux de Kant, l'unique impor-
tance de la religion pour TÉlat ; tout, tant en privé qu'en pu-
blic, doit se grouper autour de la nature raisonnable, de la
dignité de rhonimc, de la valeur de la personne.
en. IX. — CULTE NÈO-PAIliN DE l'HUMANITÉ 277
encore, que la foi et la religion ne doivent
pas se régler sur la vérité religieuse, mais que
c'est la vérité religieuse qui doit se régler sur
les sentiments de foi et de religion. L'homme
est ainsi puissance souveraine dans le monde
delà science, de la morale, de la politique,
de la religion. Le veau d'or du paganisme mo-
derne est tout prêt.
Le résultat de nos études se réduit à quel-
ques mots. Pour bien comprendre une époque,
il faut saisir les idées qui la dominent, étudier
sa science, sa philosophie. Nous avons vu que
toute la science, qui mène le temps présent,
si elle n'a pas toujours cherché expressément
sa base profonde dans Emmanuel Kant, l'y a
néanmoins trouvée, et que tout l'édifice du
Kantisme repose sur la Critique de la Raison
pure. Si cette Critique tombe, tout le système
philosophique de Kant s'écroule, et, si ce systè-
me s'écroule, tombe aussi la base la plus es-
sentielle de la science moderne.
FIN.
276 KANT ET LA SCIEN'CE MODERNE
autre chose que construire et ajuster, élève le
moi au dessus de toute vérité solide donnée;
il lui met en main la vérité comme un
jouet, pour l'amuser afin qu'avec la cire
il pétrisse la science à son gré : plus les
systèmes sont vaii^s et contradictoires, plus
brillante apparaît la majesté du moi. Ce-
lui qui enseigne que notre connaissance ne
doit pas se régler sur les choses, mais bien les
choses sur nous, enseigne en conséquence que
la moralité n'a pas de règle objective et que
l'homme est à lui-même sa loi ; en conséquence
Pareillement, quant ù riinporlancc i!c la Religion pour l'État,
Kant a devancé les idées modernes. La Religion joue seule-
ment le rôle d'un moyen utile. Lange, parlant de Voltaire
comme publiciste, dit :« U va évidemment chez lui le germe
« vague et confus de l'opinion de Kant, quand il revient à la
« thèse qu'expriment si vivement les paroles bien connues :
« Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. Voltaire est
« d'avis que si Bayle, qui croit possible un État athée, avait à
«> gouverner cinquante ou soixante paysans, il ferait aussitôt
« prêcher la doctrine de la rémunération divine » (Hist. du
matérial., i, 304). Telle est, aux yeux de Kant, l'unique impor-
tance de la religion pour TÉtat ; tout, tant en privé qu'en pu-
blic, doit se grouper autour de la nature raisonnable, de la
dignité de l'homme, de la valeur de la personne.
cil. IX. — CULTE néo-paiiln DE l'humanité 277
encore, que la foi et la religion ne doivent
pas se régler sur la vérilé religieuse, mais que
c'est la vérité religieuse qui doit se régler sur
les sentiments de foi et de religion. L'homme
est ainsi puissance souveraine dans le monde
delà science, de la morale, de la politique,
de la religion. Le veau d'or du paganisme mo-
derne est tout prêt.
Le résultat de nos études se réduit à quel-
ques mots. Pour bien comprendre une époque,
il faut saisir les idées qui la dominent, étudier
sa science, sa philosophie. Nous avons vu que
toute la science, qui mène le temps présent,
si elle n'a pas toujours cherché expressément
sa base profonde dans Emmanuel Kant, l'y a
néanmoins trouvée, et que tout l'édifice du
Kantisme repose sur la Critique de la Raison
pure. Si cette Critique tombe, tout le système
philosophique de Kant s'écroule, et, si ce systè-
me s'écroule, tombe aussi la base la plus es-
sentielle de la science moderne.
FLN.
\
TABLE DES MATIERES
Pages
Introduction - 1
CHAPITRE PREMIEP.
Quelle lâche Kanl se propo c -^1
CIIAPITHE II
Comment Kant a accompli sa tâche Cl
CHAPITRE m
Sécularisation de la science "'
CHAPITRE IV
La science « libre »
111
CHAPITRE V
La spéculation moderne ^^^
CHAPITHE VI
La morale indépendante. .' ' "*
TABLE DES MATIERES
Pages
CHAPITRE VII
Les progrès (le la religion de la civilisation .... 187
CHAPITRE VIII
L'inintelligibilitc des pratiques de la foi chrétienne . 209
CHAPITRE IX
Le culte néo-païen de l'humanité ........ 237
Typ. M. ScH.NEiDEn, 185, rue de Vanves — Paria.
^v.
^
Réseau de bibliothèques
Université d'Ottawa
Echéance
Library Network
University of Ottawa
Date Due
U013AVR2M
' W^ ^ ^ ^Ul/D ' 1
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CE D 2 799
♦S3P4514 1894
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