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Full text of "La baronne de Krudner, l'empereur Alexandre 1er au Congrès de Vienne et les traités de 1815"

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LA   BARONNE 


DE  KRUDNER 


IMPRIMERIE  GÉNÉRALE  DE  CH.  LAHURE 
Rue  de  Fleurus,  9,  à  Paris 


LA    BARONNE 

DE  KRUDNER 

L'EMPEREUR  ALEXANDRE  F" 

AU 

CONGRES   DE   VIENNE 

ET 

LES    TRAITÉS    DE    1815 

PAR 

M.   GAPEFIGUE 


PARIS 

AMYOT,  ÉDITEUR,  8,  RUE  DE  LA  PAIX 


4  ^^^^CS    \ 

imerdite  -JjTraducticn   rs's 


Reproduction  iSterdite  ■4iTraducticn   rs'serve'e 


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La  période  moderne  de  la  diplomatie  a  été 
marquée  par  trois  grandes  transactions  :  le 
congrès  de  Vienne^  les  traités  de  1815  et  la 
déclaration  de  la  Sainte-Alliance. 

Le  congrès  de  Vienne  accomplit  la  réparti- 
tion plus  ou  moins  juste,  plus  ou  moins 
intelligente  des  vastes  épaves  qu'avait  laissées 
sur  le  sol  européen^  la  chute  rapide,  inatten- 
due de  l'empire  de  Napoléon  \ 

Les  traités  de  1815  furent  la  réaction  de 


1.  Tous  les  actes  publics  et  secrets  du  Congrès  de  Vienne 
ont  été  groupés  dans  le  recueil  si  précieux  du  comte  d'Ange- 
berg,  publié  chez  Amyot.  4  vol.  in-8°. 

A 


II 


l'Europe,  impitoyable  parce  qu'elle  avait  été 
longtemps  humiliée,  pour  se  venger  de  ses  dé- 
faites et  de  ses  malheurs  ;  ils  eurent  pour  but 
de  fortifier  le  système  territorial  et  politique 
fondé  par  le  congrès  de  Vienne. 

L'acte  de  la  Sainte-AUiance  fut  un  mani- 
feste de  mutuelle  garantie  tout  empreint  et 
saturé  d'esprit  mystique,  qui  mettait  toutes 
les  forces  de  l'Europe  à  la  disposition  de  cha- 
que souverain  menacé  dans  son  droit;  de 
sorte  que,  le  trouble  éclatant  sur  un  point  ou 
sur  un  autre,  les  forces  de  la  Sainte-Alliance 
s'ébranlaient  pour  le  réprimer. 

Toutes  ces  formules  de  la  diplomatie  de 
1815^  on  ne  peut  se  le  dissimuler^  sont  au- 
jourd'hui mises  en  question  au  midi  et  au 
centre  de  l'Europe  par  l'Italie  et  TAllemagne. 

La  baronne  de  Krudner,  dont  nous  allons 
écrire  l'histoire,  fut  mêlée  à  ces   actes  5  elle 


III 


leur  imprima  l'esprit  des  illuminés  martinis- 
tes^  et  de  la  société  secrète  du  Tugend  hund, 
et  de  la  Teulonia  qui  avaient  si  puissamment 
contribué  à  l'indépendance,  à  la  transforma- 
tion de  l'Allemagne  sous  le  baron  de  Stein, 
Scharnhorst^  Gentz,  les  ennemis  inflexibles 
de  la  suprématie  française. 

Le  congrès  de  Vienne  eut  sa  raison  d'être 
quand  il  organisa  l'Europe  :  après  toutes  les 
grandes  commotions  de  nationalités^  les  lon- 
gues guerres,  les  déchirements  politiques^,  on 
en  vient  nécessairement  à  un  congrès^  trans- 
action discutée;  on  y  décide  sur  les  faits  ac- 
complis après  la  victoire  ou  la  défaite.  C'est 
triste  à  dire^  il  n'y  a  pas  d'arrangement  pos- 
sible avant  les  batailles  et  le  sang  versé;  il 
faut  qu'il  y  ait  duel  pour  que  l'honneur  ou 
l'orgueil  soit  satisfait;  il  faut  qu'il  y  ait  des 
vainqueurs  et  des  vaincus,  une  succession  à 


IV 


partager,  un  crêpe  à  tous  les  drapeaux  ;  avant 
le  jugement  de  Dieu  par  le  combat,  on  ne 
veut  pas  traiter  parce  que  chacun  a  ses  illu- 
sions, ses  espérances^,  ses  colères;  quand  les 
pâles  cadavres  sont  étendus  sur  le  champ  de 
bataille^  alors  on  parle  de  concessions,  de  re- 
maniement dans  la  carte. 

Ainsi  fut  le  congrès  de  Westphalie^  après  les 
luttes  religieuses  en  Allemagne  :  sur  cette  terre 
des  flots  de  sang  furent  versés.  Schiller  a  écrit 
une  admirable  trilogie  sur  la  guerre  de  Trente 
ans,  le  camp  de  Wallenstein,  les  Piccolomini  et 
la  mort  du  héros  ambitieux^  qui  aspirait  à  la 
couronne  des  Césars.  Aux  xvi*  et  x\if  siècles^ 
cette  guerre  que  l'on  croyait  restreindre^  cir- 
conscrire sur  le  territoire  allemand,  s'étendit 
bientôt  à  toute  TEurope  et  Fembrasa  d'un  feu 
sombre  et  ardent. 

Dans  le  camp  de  Wallenstein^  la  guerre  fut 


d'abord  tout  allemande;  on  y  vit  aux  prises 
les  Saxons,  les  Bavarois,  les  Autrichiens^  les 
Hongrois^  les  Croates  entonnant  les  chants 
nationaux  en  présence  d'un  affreux  déchire- 
ment du  corps  germanique,  au  milieu  des 
désolations  du  paysan  et  des  villages  in- 
cendiés. 

Bientôt  cette  guerre  se  développe  et  s'étend 
comme  un  incendie;  le  roi  de  Danemark  in- 
tervient pour  le  Holstein,  Gustave-Adolphe  de 
Suède  pour  la  Poméranie  et  pour  le  parti  pro- 
testant^ l'Empereur  et  l'Espagne  pour  les  ca- 
tholiques, la  France  pour  développer  la  poli- 
tique du  cardinal  de  Richelieu,  l'abaissement 
de  la  maison  d'Autriche.  Ainsi  une  question 
purement  germanique  devint  une  guerre  gé- 
nérale. 

C'est  du  congrès  de  Westphalie  que  date  la 
puissance  des  margraves  de  Brandebourg,  de- 


VI 


puis  rois  de  Prusse,  nouvelle  royauté  pour 
ainsi  dire,  l'œuvre  de  la  France  et  toujours  la 
perturbatrice  de  l'Allemagne.  Frédéric  II  en- 
vahit la  Saxe,  la  Silésie  :  il  fut  la  cause  de  la 
guerre  de  Sept  ans  qui  mit  en  scène  de  nou- 
veau la  France,  l'Espagne  pour  l'Italie,  l'An- 
gleterre pour  le  Hanovre.  Tout  finit  par  la 
paix  d'Aix-la-Chapelle. 

En  1 792,  quand  la  France  se  trouvait  dans 
sa  crise  révolutionnaire,  la  Prusse  coalisée 
avec  l'Autriche  intervint  pour  gagner  une 
position  sur  le  Rhin;  elle  envahit  nos  pro- 
vinces du  nord  et  jeta  l'insolent  manifeste  du 
duc  de  Brunsw^ick  ;  deux  fois  vaincue,  moitié 
par  la  victoire,  moitié  par  la  corruption, 
abandonnant  l'Autriche,  la  Prusse  traita  à 
Baie  et  se  fit  accorder  comme  compensation 
la  faculté  de  séculariser,  de  réunir  les  petites 
principautés,  les  abbayes,  et  de  grouper  deux 


VII    


millions  de  nouveaux  sujets  par  le  dernier 
partage  de  la  Pologne  (1794). 

Quelque  temps  neutre,  maîtresse  de  tailler 
et  de  découper  l'Allemagne,  tandis  que  l'Au- 
triche était  occupée  de  la  guerre  d'Italie^  la 
Prusse  se  réveillant  avec  forfanterie,  se  jeta  en 
étourdie  sur  le  champ  de  bataille.  léna  lui 
donna  une  terrible  leçon  ;  sans  la  généreuse 
intervention  de  l'empereur  Alexandre^  Napo- 
léon Ta  dit,  la  Prusse  eût  été  effacée  de  la 
carte  générale  de  l'Europe. 

Souple^  abaissée  sous  la  volonté  du  con- 
quérant, ainsi  la  Prusse  resta  jusqu'après  les 
désastres  de  Moscou  ;  on  la  vit  passer  alors 
dans  l'alliance  de  la  Russie  et  de  l'Autriche, 
et  marcher  contre  la  France.  Aucune  jactance 
ne  fut  comparable  à  celle  des  Prussiens  dans 
l'occupation  de  Paris.  Après  Waterloo^,  Blu- 
cher  dit  haut  qu'il  voulait  pendre  Napoléon 


VIII 


au  premier  arbre  de  la  route  :  il  essaya  de 
faire  sauter  le  pont  d'Iéna,  la  colonne  .victo- 
rieuse de  la  place  Vendôme  ! 

Quand  on  traita  de  la  paix,  M.  de  Harden- 
berg  demanda  toutes  les  frontières  de 
Louis  XIV,  l'Alsace,  la  Lorraine^  Landau ;, 
Metz,  comme  résultat  de  la  conquête;  sans 
l'intervention  de  Tempereur  Alexandre  et  la 
grandeur  d'âme  de  Louis  XVIII;,  la  France  eût 
perdu  la  moitié  de  son  territoire  ;  les  traités 
de  1815,  fatale  modification  au  congrès  de 
Vienne,  furent  surtout  l'œuvre  de  la  Prusse. 

Ce  jugement  que  nous  portons  sur  la  Prusse 
n'est  pas  une  fantaisie  d'histoire.  Napoléon^ 
appelé  à  répondre  au  manifeste  de  la  Prusse, 
qui  lui  déclara  inopinément  lar  guerre  en 
avril  1813,  s'exprime  ainsi  :  «  En  1792,  la 
France,  agitée  au  dedans  par  une  révolution, 
attaquée  au  dehors  par  un  ennemi  redoutable, 


IX 


semblait  prête  à  succomber.  La  Prusse  lui  fit 
la  guerre.  Trois  ans  après^  et  au  moment  où 
la  France  triomphait  des  coalisés^  la  Prusse 
abandonna  ses  alliés^  elle  passa  du  côté  de  la 
Convention  avec  la  fortune^  et  le  roi  de  Prusse 
fut  le  premier  des  souverains  armés  contre  la 
France  qui  reconnut  la  République.  Quatre 
années  k  peine  écoulées  (1799),  la  France 
éprouva  les  vicissitudes  de  la  guerre;  des 
batailles  avaient  été  perdues  en  Suisse  et  en 
Italie  ;  le  duc  d'York  avait  débarqué  en  Hol- 
lande, et  la  République  était  menacée  au  nord 
et  au  midi.  La  fortune  avait  changé;  la  Prusse 
changea  comme  elle.  Mais  les  Anglais  furent 
chassés  de  la  Hollande,  les  Russes  furent  bat- 
tus à  Zurich  ;  la  victoire  revint  sous  nos  dra 
peaux  en  Italie,  et  la  Prusse  redevint  l'amie 
de  la  France  \ 

1.  Note  du  duc  de  Bassano  dictée  par  Napoléon. 


X 


«  En  1805^  l'Autriche  arma.  Elle  porta  ses 
armées  sur  le  Danube  ;  elle  envahit  la  Bayière, 
tandis  que  les  troupes  russes  passaient  le 
Niémen  et  s'avançaient  sur  la  Vistule.  La  réu- 
nion de  trois  grandes  puissances  et  leurs  im- 
menses préparatifs  ne  semblaient  présager  à 
la  France  que  des  défaites.  La  Prusse  ne  put 
hésiter  un  instant;  elle  arma;  elle  signa  le 
traité  de  Berlin,  et  les  mânes  de  Frédéric  II 
furent  prises  à  témoin  de  la  haine  éternelle 
qu'elle  vouait  à  la  France.  Lorsque  son  mi- 
nistre, envoyé  auprès  de  l'empereur  Napoléon 
pour  dicter  la  loi^  arriva  en  Moravie^  les  Rus- 
ses venaient  de  perdre  la  bataille  d'Auster- 
litz  ;  ils  devaient  à  la  générosité  des  Français 
de  pouvoir  retourner  dans  leur  patrie.  La 
Prusse  déchira  aussitôt  le  traité  de  Berlin, 
conclu  six  semaines  auparavant,  abjura  le 
célèbre     serment     de     Potsdam ,  trahit    la 


XI 


Russie^  comme  elle  avait  trahi  la  France, 
et  prit  avec  nous  de  nouveaux  arrangements. 

«  En  1809,  la  guerre  d'Autriche  éclata;  la 
Prusse  allait  encore  changer  de  système  ;  mais, 
les  premiers  événements  militaires  ne  lais- 
sant aucun  doute  sur  les  résultats  définitifs 
de  la  campagne,  la  Prusse  prit  conseil  de  la 
prudence  et  n'osa  pas  se  déclarer.  En  1811, 
les  préparatifs  de  la  Russie,  menaçant  l'Eu- 
rope d'une  nouvelle  guerre,  la  position  géo- 
graphique de  la  Prusse  ne  lui  permettait  pas 
de  rester  spectatrice  indifférente  des  événe- 
ments qui  se  préparaient.  Tant  que  les  chan- 
ces de  la  guerre  nous  furent  favorables^,  la 
Prusse  se  montra  fidèle;  mais  à  peine  les  ri- 
gueurs prématurées  de  l'hiver  eurent  ramené 
nos  armées  sur  le  Niémen,  que  la  défection 
du  général  d'York  réveilla  des  défiances  trop 
légitimes.  La  conduite  équivoque  de  la  Prusse 


XII 


dans  une  circonstance  si  grave  ^  le  départ 
du  roi  pour  Breslau^,  la  trahison  du  général 
Bulow,  qui  ouvrit  les  passages  du  Bas-Oder^, 
les  ordonnances  publiées  pour  exciter  aux 
armes  une  jeunesse  turbulente  et  factieuse,  la 
réunion  à  Breslau  des  hommes  signalés 
comme  les  chefs  des  sectes  perturbatrices  et 
comme  les  principaux  instigateurs  de  la 
guerre  de  1806,  ne  permettaient  plus  dès 
longtemps  de  douter  des  résolutions  de  la 
Prusse.  »  Ainsi  s'exprimait  l'empereur  Napo- 
léon sur  la  politique  tortueuse  du  cabinet  de 
Berlin  à  l'époque  de  la  crise  allemande  \ 

Le  but  définitif  de  l'immense  agitation  que 
subit  aujourd'hui  l'Europe  est  la  volonté 
suprême  de  modifier  la  répartition  des  terri- 


1.  A  cette  note  du  \"  avril  1813,  adressée  par  le  duc  de  Bas- 
sano  au  baron  de  Krusemark,  il  faut  joindre  les  réponses  bien 
remarquables  de  Napoléon  à  la  déclaration  de  guerre  de  la 
Prusse. 


XIII 


toires^  telle  qu'elle  a  été  réglée  par  les  transac- 
tions de  Vienne  et  de  Paris;  on  cache  sa 
pensée^  on  la  subordonne  à  des  incidents;  le 
cœur  des  peuples  est  là  :  les  gouvernements 
y  sont  entraînés  malgré  eux  et  les  présages 
s'annoncent  depuis  longtemps. 

Est-ce  que  la  Sainte-Alliance^  le  corollaire 
et  la  force  des  traités  de  1815  ne  s'est  pas 
déchirée  toute  seule  ;  est-ce  que  M.  Ganning  ne 
fit  pas  souffler  contre  elle  les  vents  déchaînés 
d'Éole?  La  Sainte- Alliance  représentait  l'an- 
cien monde^  la  vieille  diplomatie  ;  elle  tomba 
sous  le  souffle  de  l'esprit  nouveau.  A  des  pé- 
riodes plus  ou  moins  longues,  l'Europe  a 
besoin  d'être  remaniée  :  comme  le  corps  hu- 
main^ elle  subit  la  loi  de  l'éternel  renouvelle- 
ment. 

Aujourd'hui,  bien  des  choses  sont  mal 
constituées  :  de  là  le  chaos.  Pour  TAllemagne, 


XIV   

son  acte  constitutif  du  8  juin  1815  perpétue 
et  consacre  la  vieille  anarchie  des  traités  de 
Westphalie  et  des  actes  de  la  confédération  du 
Rhin;  toute  fédération  par  elle-même;,  quand 
elle  n'est  pas  l'œuvre  du  temps  et  des  habi- 
tudeS;,  est  faible^  lourde.  La  tendance  actuelle 
des  gouvernements,  c'est  l'unité  :  quoi  de 
plus  opposé  à  cette  unité  que  l'Allemagne? 
Nous  assistons  au  dernier  effort  de  la  fédé- 
ration germanique;  elle  craque  comme  une 
machine  usée  par  le  temps.  Il  y  a  assu- 
rément en  Allemagne  des  États  très-respec- 
tables :  la  Bavière^  la  Saxe,  le  Hanovre,  le 
Wurtemberg  et  même  jusqu'à  Bade.  Ceux-ci 
peuvent  garder  leur  place  dans  Tordre  euro- 
péen; mais  que  dire  de  ces  États  aux  noms 
presque  barbares  :  Schwarzbourg  -  Sonders- 
hausen,  Rudolstadt,  Liechtenstein,  Schaum- 
bourg-Lippe,   Lippe-Detmold ,    qui   mettent 


XV    

quelques  hommes  d'armes  et  un  capitaine 
au  service  de  la  confédération  germanique? 
Que  peuvent  représenter  ces  petits  États 
dans  le  jeu  des  gouvernements  modernes 
avec  leurs  résidences  fort  jolies  au  reste, 
leurs  bains,  leurs  maisons  de  jeu?  C'était 
bon  au  moyen  âge,  au  temps  des  Burgraves^ 
sur  les  sept  collines  du  Rhin,  quand  les  bri- 
gands de  Schiller  parcouraient  les  routes  en 
vidant  la  vieille  tonne  de  Nuremberg.  Au- 
jourd'hui à  quoi  servent-ils  ?  à  fournir 
quelques  blondes  filles  à  l'Angleterre^  à  la 
Russie^,  ou  des  princes,  fort  beaux  maris  des 
reines  constitutionnelles,  ou  des  souverains 
d'un  jour  pour  les  trônes  déclassés.  Quel- 
quefois, les  vieux  princes  des  petits  États 
allemands  donnent  aussi  le  doux  exemple  des 
mariages  morganatiques;  ils  n'épousent  pas 
des  bergères,  mais  des  artistes  qui  endorment 


XSl 


leur  vie  aux  accents  de  leur  douce  voix,  char- 
mantes Gendrillons  à  la  petite  pantoufle. 

Ces  souverainetés  assurément  paternelles  et 
romantiques  doivent  tôt  ou  tard  disparaître 
dans  la  constitution  définitive  de  l'Allemagne. 
Elles  serviront  d'adhérence  aux  États  plus 
considérables  qui  sont  la  force  de  la  confédé- 
ration germanique.  Il  ne  faut  pas  dépouiller 
mais  indemniser;  il  en  est  des  États  comme 
des  particuliers  :  l'utilité  publique  autorise 
les  expropriations;  TAllemagne  est  riche; 
beaucoup  de  ces  princes  viendront  agréable- 
ment vivre  à  Vienne^  à  Berlin,  à  Paris.  Nous 
avons  de  si  beaux  hôtels^  les  capitales  valent 
les  résidences  les  plus  délicieuses  ;  si  on  les 
faisait  opter^  nous  croyons  que  beaucoup  de 
ces  princes  des  contes  de  Perrault,  abdique 
raient  l'honneur  de  fournir  quelques  hommes 
à  Tarmée  des  cercles. 


XVII 


II  fut  un  temps  où  ces  princes  de  la  confé- 
dération vendaient  leurs  sujets  aux  grands 
États,  tant  la  tête  d'homme,  à  l'Angleterre^  à 
la  Hollande;  ce  qu'on  appelait  l'armée  des 
cercles^  n'était  ni  parfaite  ni  dévouée.  A  Ros- 
bacli,  elle  fit  défection  au  maréchal  de  Sou- 
bise  pour  passer  à  Frédéric,  et  ce  fut  moins  à 
Tinsuffisance  du  maréchal  qu'à  cette  défection 
que  la  France  dut  ce  malheur.  A  Leipzig,  Na- 
poléon fut  abandonné  comme  le  maréchal  de 
Soubise  et  cette  défection  fit  de  larges  trouées 
dans  nos  rangs. 

Cependant  ce  ne  sera  pas  sans  émotion  que 
l'Europe  verra  s'effacer  quelques-unes  de  ces 
petites  maisons  souveraines  allemandes^  si 
pleines  de  souvenirs;  presque  toutes  aimè- 
rent y  protégèrent  les  lettres ,  et  servirent 
d'asile  aux  philosophes,  aux  poètes  :  Weimar, 
Saxe-Gotha^,  Auspach  furent  le  séjour  aimé 


—   XVIII    — 

i 

de  Schiller^  de  Goethe  ;  une  cour  aimable,  spi- 
rituelle, recevait  familièrement  tout  ce  qui  ve- 
nait de  la  France,  théâtres,  modes  et  les  pro- 
scrits de  la  fortune.  Le  monde  aujourd'hui 
marche  dans  d'autres  voies;  l'esprit  des  gou- 
vernements c'est  la  centralisation,  l'annexion  ; 
ils  groupent  les  masses,  les  règlent,  les  fa- 
çonnent par  un  système  administratif  uni- 
taire, sans  laisser  place  aux  douces  traditions 
du  pouvoir  paternel  :  on  veut  de  grandes 
cités  au  lieu  de  ces  résidences  si  coquettes 
que  le  tilleul  embaumait  ;  les  villes  libres  et 
bourgeoises  troublent  l'unité;  Francfort, Ham- 
bourg, Lubeck,  cités  si  actives,  si  riches,  doi- 
vent  s'engloutir  dans  quelque  grande  monar-  i 
chie,  comme  Font  été  Venise  et  Gênes.  Ainsi  le 
veut  la  marche  des  temps;  toute  poésie  s'exile 
de  l'histoire  ;  l'Allemand  si  coquet,  Fétudiant 
des  universités  avec  ses  bottes  si  reluisantes. 


—    XIX    

ses  pantalons  de  beau  drap  de  Silésie^  sa  to- 
que de  fantaisie ;,  son  justaucorps  serré, 
doit  prendre  la  capote  prussienne  ou  le  sar- 
rau autrichien. 

Que  se  passe-t-il  aujourd'hui?  Pour  quel 
intérêt  prend-on  les  armes  ?  Évidemment  pour 
remanier  les  transactions  de  1815.  Chacun 
cherche  une  situation  meilleure  :  le  roi  de 
Prusse  veut  conquérir  en  Allemagne  le  même 
centre  d'action  que  le  roi  Victor-Emmanuel  es- 
père réaliser  pour  l'Italie  :  la  position  est  iden- 
tique. La  Prusse  est  pour  la  Germanie  ce  qu'au- 
trefois était  le  Piémont  en  présence  de  l'Italie. 
Les  deux  rois  marchent  au  même  but. 

Ce  remaniement  des  souverains,  au  reste, 
sera  toujours  imparfait,  injuste,  provisoire, 
tant  qu'on  n'aura  pas  abordé  la  question 
d'Orient.  Nous  disons  avec  conviction  qu'il 
n'y  aura  un  arrangement  définitif,  un  congrès 


XX 


réel,  complet,  possible  qu'après  la  chute  de 
l'Efiipire  ottoman  en  Europe;  seul^  il  pourra 
servir  d'indemnité  et  permettre  de  remanier 
la  carte  en  grand.  C'est  une  anomalie  que 
cette  civilisation  brute  :  la  polygamie,  le  ha- 
rem, au  milieu  de  la  chrétienneté.  L'idée  de 
Mme  de  Krudner  était  juste;  il  est  étrange 
que  la  plus  belle,  la  plus  riche  contrée  du 
monde,  reste  stérile  pour  le  commerce,  les 
arts,  les  manufactures  en  dehors  de  la  famille 
civilisée. 

Est-ce  que  la  Porte  Ottomane  énervée, 
obérée,  emprunteuse,  sans  prestige,  a  quel- 
ques droits  sur  les  terres  qu'elle  possède?  ces 
territoires  n'étaient-ils  pas  autrefois  chrétiens 
sous  les  empereurs?  La  prise  de  Constantino- 
pie  n'est  que  de  1453.  Smyrne,  Éphèse  sont 
dans  nos  Évangiles;  les  Gourtenay  ont  été  em- 
pereur s  de  Bysao  ce;  la  France,  sous  Charles  YIII, 


XXI 


fut  prête  à  reprendre  la  couronne  des  em- 
pereurs. Ce  que  la  force  seule  a  donnée  la 
faiblesse  peut  le  perdre;  les  Turcs  ne  sont 
plus  ce  qu'ils  étaient;  le  fez  a  remplacé  le 
turban,  les  pantalons  de  nos  fantassins  leurs 
larges  culottes  ;  il  n'y  a  plus  que  le  code  vi- 
cieux et  sauvage  de  Mahomet  qui  leur  reste; 
le  vieux  type  turc  relégué  dans  nos  foires 
publiques  sert  de  point  de  mire  aux  enfants 
railleurs. 

On  a  essayé  le  système  des  hospodorats 
pour  faire  doucement  tomber  l'empire  des 
Osmanlis.  Ces  gouvernements  turbulents  sans 
suite,  sans  vie,  sous  des  protectorats  mixtes, 
sont  des  sujets  continuels  de  crise,  de  surveil- 
lance et  d'inquiétudes  diplomatiques.  Au- 
jourd'hui un  lieutenant  prussien  s'empare  de 
la  souveraineté,  le  lendemain  ce  sera  un 
boyard  russe.  Nous  ne  comprenons  pas  un 


XXII 


gouvernement  qui  a  besoin  d'être  protégé; 
un  gouvernement  est  une  force;  s'il  ne  la  pos- 
sède pas  lui-même^,  il  abdique  ;  l'Angleterre 
a  donné  la  mesure  de  ses  opinions  sur  les 
protectorats  en  renonçant  à  celui  de  la  Ré- 
publique des  sept  îles. 

Avec  les  débris  de  l'Empire  ottoman^  l'Eu- 
rope pourrait  refaire  sa  carte  et  rendre  à  cha- 
que souveraineté  chrétienne  ce  qu'elle  a  perdu, 
ce  qu'elle  a  sacrifié,  à  chaque  peuple  ce  qui 
lui  appartient.  Alors  seulement  pourra  se 
réunir  un  congrès  définitif,  comme  le  congrès 
de  WestphaHe  et  le  congrès  de  Vienne;  jus- 
que-là tout  sera  provisoire  et  transitoire  :  un 
système  considérable  de  compensation  pour 
l'Autriche  et  la  Russie  ne  pourra  se  compren- 
dre sérieusement  et  se  réaliser  qu'après  un 
partage  de  l'Empire  turc  :  la  Moldavie,  la  Ya- 
lachie ,  la  Bosnie ,  TAnatolie  pourront  être 


XXIII 


données  aux  États  européens;  Constantinople 
deviendra  ville  libre^  et  le  Bosphore^  une  mer 
neutre.  Ce  sera  un  nouveau  monde  de  ri- 
chesses, de  culture.  On  pourra  essayer  de  re- 
faire ce  qu'on  appelle  les  nationalités  ,  noble 
chimère ;,  mot  magique! 

Cependant  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler, 
dès  qu'on  touchera  la  question  d'Orient^  on 
doit  s'attendre  à  l'intérêt  anglais  présent, 
éveillé^  intervenant  même  avec  action  et  co- 
lère. Quand  les  Russes  passèrent  les  Balkans 
en  1828^  l'Angleterre  envoya  sa  flotte  à  Con- 
stantinople ;  la  guerre  de  Crimée  fut  encore 
amenée  par  la  marche  de  l'empereur  Nicolas 
vers  les  provinces  danubiennes!  La  dispari 
tion  de  la  Turquie  d'Europe  est  évidemment 
une  grosse  question  :  il  faudra  tôt  ou  tard 
l'aborder;  les  temps  changent,  les  intérêts 
se  modifient.  Après  avoir  longtemps  hésité^ 


XXIV    


M.  Ganning  consentit  à  l'émancipation  de  la 
Grèce;  une  escadre  anglaise  était  à  côté  de 
nous  au  combat  de  Navarin  ;  il  ne  s'agit  pas 
de  donner  Gonstantinople  à  la  Russie,  mais 
de  céder  les  provinces  chrétiennes  à  des  États 
en  compensation,  pour  refaire  la  carte  de 
l'Europe.  i 

Par  cette  nouvelle  répartition  des  provinces 
turques,  on  pourra  faire  une  Italie  complète, 
une  Pologne  indépendante,  de  nouvelles  mers 
libres,  un  commerce  immense.  Qu'a  donc  de 
si  sacré  la  Porte  Ottomane?  elle  ne  vit  que  de 
ce  que  l'Europe  ne  peut  pas  s'entendre  pour 
lui  demander  raison  des  conquêtes  barbares 
des  XIV®  et  xv®  siècles;  l'Espagne  s'est  bien  dé- 
barrassée des  Arabes  conquérants,  nous  avons 
bien  soumis  Alger  et  aboli  l'esclavage;  l'Eu- 
rope ne  pourrait  donc  pas  repousser  les  hordes 
turques  en  Asie  sans  toucher  aux  intérêts,  au 


—    XXV    

droit  public?  Faudrait-il  une  indemnité  pé- 
cuniaire,  un  achat  réel?  On  l'accorderait  à 
la  Porte  si  besogneuse  ;  le  sultan  pourrait  en- 
core dépenser  cet  argent  en  pierreries,  en 
vêtements  de  soie,  pour  orner  les  belles  Géor- 
giennes achetées  au  caravansérail. 

N'y  aurait-il  aucun  moyen  d'empêcher  la 
guerre  sanglante  de  se  renouveler?  On  a 
aboli  la  traite  des  noirs,  la  piraterie,  le  despo- 
tisme sur  mer,  le  mare  clausum  de  Selden .  On 
a  proclamé  l'indépendance  du  pavillon,  la 
neutralité  libre  et  absolue,  ne  faudrait-il  pas 
arriver  définitivement  à  abolir  la  guerre  d'am- 
bition, les  déchirements  de  l'Europe?  Parce 
qu'un  roi  ne  trouve  pas  son  territoire  par- 
faitement arrondi,  parce  qu'il  convoite  cer- 
taines provinces,  lui  sera-t-il  permis  d'arbi- 
trairement bouleverser  les  intérêts?  Ce  serait 
assurément  une  utopie  que  d'espérer,  de  pro- 


XXVI    


clamer  la  paix  perpétuelle  ;  mais  il  devrait  se 
former  entre  les  puissances  une  sorte  de  tri- 
bunal diplomatique,  imposant  par  sa  force, 
qui  examinerait  les  griefs  de  chacun  et  pro- 
noncerait en  dernier  ressort. 

Quand  les  guerres  intestines  devinrent  in- 
supportables à  la  génération  du  moyen  âge,  il 
se  fit  la  trêve  de  Dieu.  Chacun  dut  respecter  la 
propriété  d'autrui  sous  peine  d'être  excommu- 
nié de  la  société.  Pourquoi,  aujourd'hui^,  ne 
ferait-on  pas  quelque  chose  de  semblable? 
Dans  notre  époque  d'industrie,  de  progrès, 
tout  prince  qui  en  empêche  le  développement 
par  des  caprices  belliqueux,  devrait  être  mis 
en  dehors  du  droit  et  de  la  civilisation.  En  ce 
moment,  que  de  ruines  accomplies,  que  de 
familles  en  larmes  pour  quelque  caprice  de 
prince  et  de  partis  ! 

S'il  est  impossible  d'arrêter  la  période  du 


XXVII 


conflit^  formidable  par  lui-même,  il  faut  le  res- 
treindre, le  concentrer;  les  ardents  désirent;, 
espèrent  surtout  que  certaines  puissances  pas- 
seront de  l'état  de  neutralité  à  la  guerre  sous 
prétexte  de  sympathie  et  d'opinion^,  ou  d'équi- 
libre européen  ;  les  gouvernements  neutres 
seront  assez  sages^  assez  prévoyants  pour  res- 
ter en  dehors  de  cette  sanglante  querelle  qui 
imposerait  tant  de  sacrifices  !  La  seule  inter- 
vention légitime  serait  celle  qui  dirait  aux 
combattants  acharnés  comme  les  chiens  dé- 
vorants d'Athalie  sur  les  membres  épars  de  la 
génération  paisible  et  heureuse  :  «Vous  êtes  les 
perturbateurs  du  repos  européen  ;  nous  com- 
battrons tous  contre  celui  qui  persistera  dans 
les  désordres  de  la  guerre  et  les  ambitions  de 
la  conquête.  » 

Nous  n'avons  jamais  été  enivré  du  système 
des  nationalités,  nous  trouvons  très-vague 


XXVIII  

cette  formule,  aujourd'hui  à  la  mode  :  qu'en- 
tend-on par  nationalité  ;  est-ce  la  nationalité 
historique  ou  celle  de  la  langue?  En  partant 
de  ces  deux  points  extrêmes,  il  faudrait  rema- 
nier l'Europe  tout  entière.  Est-ce  que  la 
France  possède  une  nationalité  parfaite?  ne 
s'esl-ellepas  formée  successivement  de  peuples 
divers?  Est-ce  que  les  Gascons  sont  de  même 
origine  que  les  Alsaciens  ?  Est-ce  que  la  Corse 
n'est  pas  italienne?  Ne  suffit-il  pas  d'un  bon 
gouvernement  central  pour  réunir  tous  ces 
fragments,  pour  effacer  peu  à  peu  les  traces 
des  origines  ;  les  patois  ne  se  fondent-ils  pas 
peu  à  peu  dans  la  belle  langue  nationale? 

Il  n'y  a  pas  un  État  en  Europe  d'une  natio- 
nalité pure  :  l'Angleterre  gouverne  l'Irlande  et 
l'Ecosse  ;  la  Suisse  parle  trois  langues  :  ita- 
henne,  allemande  et  française;  la  nationalité 
est-elle  en  Italie  avec  ses  montagnards  pié- 


XXIX  

montais ;,  ses  Toscans,  doux  descendants  des 
Étrusques;  ses  Romains^  colonie  ionique;  Na- 
ples^  la  Sicile  de  race  normande  et  arabe  ;  et 
Venise^  colonie  moitié  allemande  et  slave, 
émigrante  et  transportée  au  xiv''  siècle  ?  Choi- 
sira-t-on  comme  limite  de  circonscription  les 
fleuves,  les  rivières,  les  montagnes?  Ces  limi- 
tes ont-elles  jamais  arrêté  les  conquérants  ? 
Napoléon^  après  avoir  fixé  les  frontières  au 
Rhin,  conquit  celles  de  l'Elbe  et  de  la  Vistule. 
Les  nationalités  sont  complaisantes  pour  les 
vainqueurs  ! 

L'empereur  Napoléon  V%  ce  ferme  esprit  de 
gouvernement^  maître  de  l'Italie,  n'avait  ja- 
mais songé  à  son  unité  absolue;  il  en  avait 
d'abord  détaché  le  Piémont,  Gênes,  réunis  à 
l'Empire  ;  il  avait  fait  de  la  Toscane  un 
grand-duché  pour  sa  sœur  Élisa,  avec  une 
principauté  de  Lucques,  de  Piombino;  Na- 


—  XXX 


pies  formait  un  royaume  tout  à  fait  indépen- 
dant! C'est  que  Napoléon  savait  les  mœurs, 
l'histoire  des  traditions  d'Italie  :  il  se  rap- 
pelait que  rien  n'était  plus  divisé  que  les  opi- 
nions, les  intérêts  italiens.  C'était  l'ancien 
État  des  républiques  du  moyen  âge  :  les  blancs 
et  les  noirs  de  Florence,  les  Orsini  et  les  Co- 
lonna  de  Rome;  les  Guelfes  et  les  Gibelins  de 
Sienne  et  de  Bologne;  les  Scaliger  de  Vérone. 
Il  s'exprimait  ainsi  sur  la  configuration  de 
l'Italie  :  «  L'Italie ,  isolée  dans  ses  limites 
naturelles,  séparée  par  la  mer  et  par  de  très- 
hautes  montagnes  du  reste  de  l'Europe,  sem- 
ble être  appelée  à  former  une  grande  et  puis- 
sante nation  ;  mais  elle  a  dans  sa  configuration 
géographique  un  vice  capital,  que  l'on  peut 
considérer  comme  la  cause  des  malheurs 
qu'elle  a  essuyés,  et  du  morcellement  de  ce 
beau  pays  en  plusieurs  monarchies  ou  repu- 


XXXI  — 


bliques  indépendantes  ;  sa  longueur  est  sans 
proportion  avec  sa  largeur.  Si  l'Italie  eût  été 
bornée  par  le  mont  Vellino^  c'est-à-dire  à  peu 
près  à  la  hauteur  de  Rome,  et  que  toute  la 
partie  de  terrain  comprise  entre  le  mont  Yel- 
lino  et  la  mer  d'Ionie,  y  compris  la  Sicile, 
eût  été  jetée  entre  la  Sardaigne,  la  Corse, 
Gênes  et  la  Toscane^  elle  eût  eu  un  centre 
près  de  tous  les  points  de  la  circonférence; 
elle  eût  eu  unité  de  rivières^  de  climat  et  d'in- 
térêts locaux.  Mais  d'un  côté,  les  trois  gran- 
des îles  qui  sont  un  tiers  de  sa  surface,  et  qui 
ont  des  intérêts,  des  positions,  sont  dans  des 
circonstances  isolées;  d'un  autre  côté,  cette 
partie  de  la  péninsule  au  sud  du  mont  Vellino, 
et  qui  forme  le  royaume  de  Naples,  est  étran- 
gère aux  intérêts,  au  climat,  aux  besoins  de 
toute  la  vallée  du  Pô.  Ainsi,  pendant  que 
les  Gaulois  passaient  les  Alpes  cottiennes. 


XXXIl 


600  ans  avant  J.  G.,  et  s'établissaient  dans  la 
vallée  du  Pô,  les  Grecs  débarquaient  sur  les 
côtes  méridionales  par  la  mer  Ionienne,  et 
fondaient  les  colonies  de  Tarente,  de  Salente, 
deGrotone,  de  Sabaryte,  États  qui  furent  con- 
nus sous  le  nom  générique  de  grande  Grèce.  » 
Nous  croyons  que  la  question  des  nationa- 
lités est  un  voile  sous  lequel  se  cache  une  force 
bien  plus  formidable^  l'ombre  ardente  du  prin- 
cipe révolutionnaire.  Ge  serait  enfantillage  de 
croire  que  Mazzini,  Garibaldi,  entourés  de  Hon- 
grois^ de  Slaves^  s'occupent  de  la  seule  na- 
tionalité italienne.  Après  Venise  et  Rome^  ils 
prépareront  les  soulèvements  dans  l'Adriati- 
que^ la  Hongrie^  le  Tyrol  :  qui  peut  leur  en 
faire  un  reproche?  c'est  le  droite  la  force  de  la 
démocratie.  Il  faut  admirer  son  habileté,  son 
expérience  :  la  Révolution^  le  grand  fait  mo- 
derne^ marche  sans  s'arrêter;    elle  se  trans- 


xxxin 


forme  et  ne  meurt  pas  ;  vaincue  sur  un  pointy 
elle  paraît  sur  un  autre;  elle  sedéguise^,  s'ef- 
face^ renaît;  admirable  Protée^,  elle  a  toutes 
les  formeS;,  se  donne  toutes  les  missions.  Bien 
fous  les  gouvernements  qui  ne  voient  pas 
cette  puissance  de  l'idée  démocratique. 

Le  remaniement  plus  ou  moins  radical  de 
la  carte  politique  de  l'Europe  ne  pourra  s'ac- 
complir hélas  I  qu'après  de  grandes  guerres. 
Nul  État  ne  peut  consentira  se  déposséder,  à 
se  déchirer  sans  essayer  ses  forces.  Ce  serait 
folie  d'espérer  des  abdications  volontaires, 
pdes  changements  pacifiques,  quand  l'Europe 
est  de  toute  part  forte  et  armée  :  ces  guerres 
seront  terribles  et  par  cela  même  rapides 
comme  la  foudre.  Lapréocupationdela  science 
depuis  quelques  années  est  de  trouver,  d'in- 
venter des  engins  formidables  qui  tuent,  mas- 
sacrent en  masse.  Ces  études  sinistres,  cette 


I 

i 


XXXIV  — 


alchimie  sanglante^  brillent  comme  unelueu 
fatale  pour  la  génération. 

Telle  est  maintenant  Tindifférence  poui 
la  vie  des  masses ,  que  la  guerre  entre  danj 
les  calculs  de  l'industrie;  les  corps  en 
graissent  la  terre  et  préparent  une  fertilit 
plus  grande  :  une  compagnie  anglaise  a  ex 
ploité  les  ossements  de  Waterloo,  et  les  spé 
culateurs  ont  acheté  les  belles  dents  des  no 
blés  jeunes  hommes^  héros  étendus  sur  d'au 
très  champs  de  bataille  :  nul  mort  ne  se  lèvi 
comme  dans  la  légende  allemande  pour  revenu 
diquer  ses  dépouilles.  Un  des  signes  du  temp 
est  de  voir  avec  quelle  indifférence  on  annonc' 
la  construction  de  certaines  machines  qu 
peuvent  d'un  seul  coup  détruire  une  ville,  fair 
sauter  des  vaisseaux^  anéantir  des  milliers  d 
créatures.  Roland^  dans  l'Arioste,  jeta  à  1' 
mer_,  avec  les  plus  terribles  imprécations ,  1 


XXXV  


^première  arquebuse  qui  venait  d'être  alors  in- 

irentée  :  «  Affreux  instrument^  que  de  maux 

iu  prépares^  plus  de  courage,  plus  de  croise- 

i  naents  d'épée,  plus  de  tournois,  la  destruction 

Uvec  le  bruit  et  l'éclat  du  tonnerre  I  » 

On  ne  peut  verser  tout  ce  sang  que  pour 
3btenir  un  long  repos.  Qu'on  remanie  l'Eu- 
i.rope  en  grand  ^  puisqu'on    se   mêle    de   la 
(Changer;  qu'on   ne  replâtre  pas  une  mau- 
vaise situation;  point   de   chimères,  encore 
peins  d'utopies.  Le  meilleur  moyen  de  com- 
.. primer  l'esprit  de  révolution^  c'est  de  donner 
pux  peuples  la  somme  de  bonheur,  de  repos 
ijj3t  de  prospérité  auxquels  ils  peuvent  aspirer. 
iiLes  combats  s'engagent^  les  bataillons  se  dé- 
>iîhirent  sous  les   canons   rayés;  de  tant  de 
ijsang  ne  doit-il  pas  sortir  un  ordre  régulier  et 
Curable?  les  sacrifices  humains  dans  l'anti- 
quité  apaisaient  les  dieux  I 


XXXVI    - 


Il  est  inutile  de  se  le  dissimuler,  les  traitéi 
de  1815,  le  Congrès  de  Vienne,  la  Sainte-Al 
liance  appartiennent  au  passé;  nous  ne  dé 
clamerons  pas  contre  ces  actes  qui  furent  mé 
dites  et  mis  en  rapport  avec  les  besoins  di 
temps,  pas  plus  qu'il  ne  faut  s'élever  contn 
le  congrès  de  Westphalie.  Ces  actes  furen 
l'œuvre  d'hommes  d'État  considérables 
MM.  de  Talleyrand,  de  Metternich,  d'Harden 
berg,  Nesselrode  ont  leur  place  historique 
mais  tout  ce  qui  appartient  à  rhumanit( 
vieillit;  les  actes  politiques  se  modifient 
comme  le  style,  la  langue.  Nous  avons  donc 
pensé  qu'au  moment  même  où  se  préparaien 
de  considérables  changements  dans  la  trans- 
action européenne,  il  fallait  faire  connaître  le^ 
moindres  incidents  du  Congrès  de  Vienne.  Or 
la  baronne  de  Krudner  vient  se  placer  comm( 
l'expression   de    la  partie  mystique    de    le 


\ 


XXXVII  — 

sainte  alliance,  et  nous  avons  cherché  à  re- 
produire cette  personnalité  étrange^  qui  agit 
si  puissamment  sur  Tesprit  religieux  de  Tem- 
pereur  Alexandre. 

Ce  sera  la  partie  fantaisiste  du  Congrès  de 
Vienne.  Pour  le  côté  sérieux,  que  pourrait-on 
lire  de  mieux  que  le  patient  et  complet  recueil 
du  comte  d'Angeberg,  le  vénérable  érudit  de 
la  diplomatie^  qui  a  recueilli  pièce  à  pièce  les 
documents  les  plus  secrets  des  Congrès  de 
1814  à  1818?  C'est  le  monument  encore  de- 
bout quand  la  tempête  éclate  pour  le  ren- 
verser. Partout  déjà  les  hommes  s'entre-tuent 
au  milieu  d'une  génération  oui  n'aspire  qu'au 
repos,  à  la  paix,  au  commerce.  Un  trouble 
inouï  se  fait  sentir  dans  les  intérêts;  la 
guerre  en  ce  moment  est  une  anomalie;  et 
pourtant  elle  se  fait  cruellement  et  par 
masse.  L'arrangement    sera  difficile,   parce 


XXXVIIT  

que  trois  grands  intérêts  sont  en  pré- 
sence : 

La  Prusse  représente  le  parti  d'action,  de 
turbulence^  de  changement; 

L'Italie  personnifie  le  parti  révolutionnaire 
qui  n'a  pas  dit  son  dernier  mot  et  appelle  le 
réveil  de  la  Hongrie^  de  la  Pologne; 

L'Autriche  soutient  le  parti  de  la  conser- 
vation, du  vieux  monde  déchiré. 

Les  trois  grandes  puissances  neutres  auront- 
elles  assez  de  calme,  assez  de  force  pour  im- 
poser une  transaction  entre  ces  ardents  inté- 
rêts? C'est  ce  que  nous  croyons  possible  avec 
la  ferme  volonté  d'un  congrès  :  que  si 
elles  prenaient  parti  pour  l'un  ou  l'autre 
des  cabinets  en  lutte,  tout  serait  perdu,  La 
France  d'un  côté  de  la  balance,  la  Russie  se 
mettrait  de  l'autre  ;  et  l'Angleterre  elle-même, 
malgré  sa  volonté  de  quiétude  et  de  repos, 


XXXIX 


entrerait  dans  la  guerre  :  alors  que  devien- 
drait la  génération  qui  aspire  au  développe- 
ment du  commerce  et  de  l'industrie?  Ce  con- 
traste est  étrange!  L'Europe  était  organisée 
pour  la  paix,  à  ce  point  que  le  plus  irrésistible 
intérêt  se  portait  sur  l'Exposition  universelle, 
congrès  pacifique  de  l'industrie,  et  voilà  que 
le  bruit  des  armes  vient  le  troubler!  l'Europe 
était  comme  un  magnifique  palais  plein  d'élé- 
gance, et  tout  à  coup  une  troupe  de  turbulents 
éperonnés  pénètre  dans  les  salons,  déchire  la 
soie  et  les  dentelles,  arrache  les  colliers  de 
perle  et  transforme  en  une  scène  de  désordre 
la  splendide  réunion  des  arts,  les  fêtes  de  la 
richesse  et  du  génie! 

Résumons-nous.  La  préoccupation^  le  but 
de  la  diplomatie  qui  veut  couronner  ce  vaste 
mouvement  de  guerre^  est  de  substituer  la 
forte  centralisation  des  États  aux  fédérations 


LX 


faibles  ou  neutres.  Ce  but  est  atteint  déjà  en 
Italie,  et  l'Allemagne  tend  à  devenir  un  État 
unitaire  sous  l'exclusive  influence  de  la  Prusse 
devenue  une  formidable  nation  militaire. 

La  France  doit-elle  définitivement  gagner  à 
ce  nouveau  remaniement  de  l'Europe?  Est-il 
bien  habile  de  l'entourer  d'États  assez  forts, 
pour  mettre  400  000  hommes  sous  les  armes? 
La  vieille  politique  consistait  à  séparer  les 
grandes  monarchies  par  de  petits  États  neu- 
tres qui  servaient  de  barrière  pour  éviter  les 
frottements  entre  deux  puissances  trop  fortes 
pour  ne  pas  redouter  un  contact  d'armes,  de 
diplomatie  ou  d'intérêt 

Ces  résultats  sont  lointains  dans  la  balance 
générale  de  l'Europe  fatiguée.  Mais  les  États 
se  réparent  vite  ;  etjamais,  en  diplomatie,  on 
ne  peut  compter  le  lendemain  sur  l'alliance 
de  la  veille;  on  est  uni  un  jour,  puis  on  se 


1 


XLI 


sépare,  et  Ton  paraît  armé  sur  un  champ  de 
bataille.  L'Allemagne  ne  nous  a  jamnis  beau- 
coup aimés,  et  la  Prusse  a  été  l'implacable 
puissance  qui  nous  a  le  plus  cruellement  im- 
posé les  traités  de  1 81 5;  vous  la  jetez  sur  notre 
flanc  avec  toutes  les  forces  de  l'Allemagne  I 
L'Italie  assurément  nous  doit  tout;  mais 
l'histoire  nous  montre  que  les  États  sont  sans 
reconnaissance!  Henri  IV  créa  la  Hollande, 
qui  devint  la  plus  implacable  ennemie  de 
Louis  XIV  sous  les  princes  d'Orange.  La  mai- 
son de  Savoie  n'a  jamais  été  bien  fidèle  en 
politique;  sous  Louis  XIV_,  elle  changea  trois 
fois  de  camp,  malgré  le  mariage  de  Marie- 
Adélaïde  avec  le  duc  de  Bourgogne.  Elle  fut 
aussi  mobile  sous  Louis  XV 1  De  1 8 1 4  à  1 830 
elle  fut  la  vassale  de  l'Autriche  ;  elle  est  au- 
jourd'hui encore  reconnaissante  et  dévouée 
à  la  France,  le  sera-t-elle  toujours  ? 


XLII 

La  géographie  politique  de  l'Europe  va  se 
modifier  par  la  victoire  et  les  révolutions  !  Les 
Empires  ont  leur  progrès  et  leur  décadence; 
rien  n'est  fixe  dans  les  traités  ;  ce  que  l'on 
croyait  éternel  se  déchire  et  tombe  en  pous- 
sière. Souvent  un  grand  édifice  est  encore  de 
bout;  il  brille  dans  l'histoire  couvert  de  clin- 
quants et  de  dorures  ;  quand  il  a  fini  son 
temps  un  souffle  suffit  pour  en  faire  une 
ruine. 

La  Prusse  veut  profiter  de  ses  succès,  c'est 
son  droit;  mais  les  revers  peuvent  venir;  elle 
n'a  pas  été  toujours  heureuse  dans  les  ba- 
tailles. Berlin  a  été  la  capitale  la  plus  sou- 
vent occupée  par  l'étranger.  Après  léna,  toutes 
ses  imprenables  forteresses  tombèrent  dans 
quinze  jours-  aux  mains  des  maréchaux  Ney, 
Davoust^  Bernadotte.  Napoléon  allait  à  Berlin 
comme  à  une  promenade  militaire. 


XLIII 


Nous  ne  voulons  pas  nier  Tesprit  belli- 
queux de  la  nation.  La  Prusse  a  été  con- 
stituée comme  une  puissance  essentiellement 
militaire;  sa  population  est  brave,  énergique 
sur  un  champ  de  bataille  :  Frédéric  II  lui 
imprima  un  double  caractère  de  discipline  et 
de  science;  le  Prussien  s'attribue  une  supé- 
riorité dans  l'art  militaire  et  la  philosophie  ; 

il  est  le  lettré  de  rAllema2:ne.  La  monarchie 

ji  ^ 

du  grand  Frédéric  étouffait  dans  son  terri- 
toire  allongé  des  bords  du  Rhin  à  Dantzick; 
'   elle  était  embarrassée  de  ses  jambes  et  de  ses 
I  bras  ;  chacun  de  ses  mouvements  portait  le 
,  trouble  en  Allemagne.  C'est  ce  qui  donna  tou- 
jours à  sa  politique  un  caractère   saccadé, 
I  hautain   pour  grandir  son  influence  en  Alle- 
magne. 

Cette  volonté  de  remanier  la  configuration 
''  de  l'Europe  ne  peut  être  sanctionnée  que  par 


XLIV   

un  congrès.  L'histoire  nous  en  montre  de  plu- 
sieurs natures  :  1  "  Les  congrès  généraux  qui 
posent  ou  remanient  le  droit  public  de  l'Eu- 
rope. Tels  furent  les  congrès  de  Westphalie, 
1640.— Riswick,  1697.  —  Utrecht,  1712.  — 
Aix-la  Chapelle,  1748.  —  Teschen,  1766. — 
Vienne,  1814-1815. 

2°  Les  congrès  particuliers  qui  ne  décident 
qu'une  ou  plusieurs  questions  limitées.  Co- 
logne, 1673.— Pyrénées,  1678-1679.— Cam- 
brai, 1722.  —  Lunéville,  1801.  —  Amiens, 
1801.— Troppau,  1819.— Laybach,  1820.—: 
Vérone,  1822.— Paris,  1856. 

S"  Les  congrès  rompus  sans  résultats  :; 
Soissons,  1727.  —  Rastadt,  1797.-— Prague,,' 
1813.— Châtillon,  1814. 

A  quelle  nature  d'assemblée  appartiendra' 
le  congrès  qui  doit  nécessairement  décider  les 
questions  aujourd'hui  engagées  ? 


L'ENFANCE  ET  LES  ETUDES  MYSTIQUES 
DE  LA  BARONNE  DE  KRUDNER 

(1769-1775) 


l'enfance  et   les  études  mystiques  de 
la  baronne  de  krudner. 

(1769-1775.) 


Le  voyageur  qui  pour  la  première  fois  visite 
Berlin,  est  toujours  conduit  par  son  guide  au  tom- 
beau du  Grand  Frédéric  :  il  peut  contempler  sa 
glorieuse  épée  suspendue,  ses  trophées  d'armes, 
son  portrait  qu'autrefois  un  invalide  presque  cen- 
tenaire vous  disait  d'une  ressemblance  parfaite. 

Nous  n'avons  jamais  aimé  le  roi  Frédéric  II, 
caractère  étrange,  égoïste,  sans  foi,  vilaine  âme» 
sous  un  plus  triste  visage  ;  dur,  maniaque,  figure 
de  théâtre  ou  d'enseigne  avec  sa  tabatière  et  sa 
icanne  traditionnelle  :  Frédéric  II,  c'est  la  violence 
et  la  conquête.  Au  contraire,  qui  n'aime  la  belle 


—  4  — 

reine  Louise  de  Prusse  %  l'enlhousiaste  princesse,  la 
fée  des  universités  et  des  jeunes  étudiants,  qui  par- 
tagea avec  la  baronne  de  Krudner  la  gloire  du  ré- 
veil patriotique  de  l'Allemagne. 

La  Livonie  et  la  Gourlande,  provinces  récem- 
ment annexées  à  l'empire  russe,  ont  gardé  une 
profonde  empreinte  de  l'esprit  teutonique  et  Scan- 
dinave; les  légendes  colorées,  les  mystiques 
croyances  viennent  du  nord^  sur  l'aile  des  Willis. 
le  soir  dans  le  large  foyer,  quand  les  lutins 
frétillent  aux  vitraux  des  manoirs  en  ruine.  La 
haute  noblesse  livonienne  et  courlandaise,  d'une 
suprême  distinction,  occupe  un  rang  considérabli 
à  la  cour  de  Pétersbourg;  les  femmes  gardent  um 
supériorité  d'esprit  et  d'affaire  :  il  n'y  a  pas  longue! 
années  que  la  mort  a  frappé  la  princesse  de  Lievei 
et  la  duchesse  de  Dino,  expression  de  ce  qu'il  y  ; 
de  plus  élégant,  de  plus  habile  et  de  plus  sérieui 
dans  la  diplomatie  ^ 


1.  Louise-Augusta-Willemine- Amélie,  fille  du  duc  de  Meck 
lembourg-Strélitz,  et  de  Caroline  de  Hesse-Darmenstad,  pui 
race  allemande. 

2.  VEdda  des  Scandinaves  est  une  des  mythologies  les  pli 
colorées.  Elle  a  été  publiée  par  tous  les  érudits  du  nord. 

3.  Sur  la  princesse  de  Lieven,  voyez  une  notice  très-détailK 
dans  mes  Diplomates  européens.  Sur  la  princesse  de  Dino,  vo 
mon  article  Talleyrand  dans  la  Biographie  universelle. 


—  5  — 

Julienne  WietinghoffjdepuisbaronnedeKrudner, 
naquit  à  Riga  dans  l'année  1766',  d'une  famille 
allemande  d'origine  illustre.  Le  livre  d'or  des  che- 
valiers teutoniques,  indique  comme  chefs  provin- 
ciaux de  l'ordre,  Arnauld  et  Conrad  de  Wietinghoff 
(1360-1364,  1401-1401).  Le  père  de  Juhenne,  riche 
seigneur  était  de  race  quasi  royale;  il  n'y  avait 
pas  de  blason  plus  idéal,  plus  symbolique  :  griffon, 
licorne  surmonté  d'une  sirène  aux  yeux  glauques. 
Le  comte  de  Wietinghoff'  s'était  toujours  distingué 
par  son  amour  des  œuvres  d'art  et  d'esprit;  il 
voulut  que  sa  fille  fût  aussi  instruite  que  lui- 
même  :  Julienne  à  l'âge  de  huit  ans  parlait  avec 
facilité  l'allemand  et  le  français  ;  à  neuf  ans  elle 
se  mit  à  étudier  le  latin  avec  une  si  grande  passion, 
qu'elle  put  lire  Virgile  ;  elle  s'arrêtait  toujours  avec 
un  charme  particulier  sur  ce  beau  chant  de 
VÊnéide,  où  Virgile  décrit  les  terribles  mystères 
d'isis,  les  initiations,  les  secrets  des  prêtres  égyp- 
tiens, les  apparitions  sombres  qui  révélaient 
l'avenir  dans  les  cercles  magiques. 

La  France  du  dix-huitième  siècle  rayonnait  de 
tout  son  éclat  de  philosophie  ou  de  bel  esprit  et  le 
comte  WietinghofT  vint  achever  l'éducation  de  sa 


■o' 


1.  Par  une  coquetterie  de  femme,  elle  se  disait  née  en  1769. 


—  6  — 

fille  à  Paris.  Il  y  ouvrit  un  brillant  salon  tout 
enivré  d'encyclopédie  et  de  plaisir*;  au  milieu  de 
la  société  littéraire,  alors  souveraine,  d'un  ton 
exquis  et  de  grandes  manières,  l'esprit  portait 
couronne.  Une  faute  étourdie  des  écrivains  a  été 
d'avoir  contribué  à  détruire  l'ancien  régime;  sui- 
cide moral  de  leur  noble  puissance,  car  au  dix- 
huitième  siècle  ils  étaient  rois.  L'aristocratie  les 
écoutait,  les  honorait  ;  Voltaire,  Rousseau,  recher- 
chés, admirés,  avaient  leur  cour  plus  honorée  que 
celle  de  Versailles.  Le  comte  de  Wietinghoffse  lia 
particulièrement  avec  Buffon,  d'Alembert,  Mar- 
montel,  ses  hôtes  assidus.  Au  bruit  des  causeries 
élégantes,  spirituelles,  fut  élevée  la  gracieuse 
Julienne,  d'une  ravissante  beauté;  blanche,  svelte, 
avec  des  traits  fins,  des  cheveux  d'un  blond  cendré, 
des  yeux  d'un  bleu  sombre  coulant  au  ciel  leur 
regard  :  Buffon  disait  qu'elle  était  un  mélange  de 
la  Velleda  du  nord  et  de  la  Vénus  grecque. 

Les  propos  matérialistes  du  salon  de  M.  de  Wie- 
tinghoff  n'avaient  pu  atteindre  la  profonde  croyance 
de  Julienne  dans  les  choses  mystiques;  elle  était 
déjà  sous  la  pression  des  élans  religieux;   elle 

1.  On  disait  que  le  comte  de  Wietinghoff  était  à  Paris  avec 
une  mission  secrète  de  Catherine  II,  pour  négocier  le  traité  sur 
l'indépendance  des  neutres  et  la  liberté  du  pavillon. 


à 


s'accompagnait  sur  le  clavecin  aux  leçons  de 
Mozart;  sa  voix  douce,  inspirée  excellait  dans  la 
triste  romance  de  Nina  : 

Le  bien-aimé  ne  revient  pas. 

Elle  peignait  d'une  manière  ravissante;  on  re- 
marqua qu'elle  s'était  appliquée  plusieurs  fois  à 
dessiner  les  admirables  sibylles  des  loges  de 
Raphaël  et  à  reproduire  ces  figures  de  prophé- 
tesses  de  l'antiquité,  en  qui  étaient  résumés  les 
secrets  du  monde  :  les  vestales  ouvraient  chaque 
siècle  les  livres  sibyllins  etaujourd'hui  à  Tivoli,  au 
doux  murmure  des  cascaielles,  le  voyageur  peut 
encore  contempler  le  temple  de  la  sibylle. 

Julienne  avait  quinze  ans,  lorsqu'elle  fut  de- 
mandée en  mariage  par  un  diplomate,  qui,  déjà  au 
milieu  de  la  vie,  avait  parcouru  une  importante 
carrière,  Alexis- Constance  baron  de  Krudner, 
d'une  famille  de  Livonie,  aussi  ancienne  dans  le 
blason.  Né  le  25  juin  1744,  fort  dévoué  à  l'impéra- 
trice Catherine  II  \  le  baron  avait  trente-six  ans 
en  1781  et  par  conséquent  vingt  ans  de  plus  que 
sa  fiancée;  cœur  noble,  esprit  distingué,  il  avait 
contribué  à  la  réunion  de  la  Courlande  à  la  Russie, 

1.  Le  baron  de  Krudner  passa  ensuite  au  service  de  l'impé- 
ratrice Catherine. 


—  8  - 

en  qualité  de  chargé  d'affaires  de  la  petite  cour  de 
Mittau  auprès  de  l'impératrice.  Le  mariage  s'ac- 
complit plutôt  comme  une  affaire  de  convenance, 
que  comme  le  couronnement  d'un  lien  d'amour 
(ce  qu'avait  rêvé  l'enthousiaste  Julienne  Wieting- 
hoff).  C'était  moins  encore  la  différence  d'âge  qui 
devait  préparer  l'incompatibilité  d'humeur,  que  le 
contraste  des  deux  caractères .  Le  baron  de  Krudner, 
d'un  esprit  froid,  positif,  d'un  cœur  haut,  digne, 
possédant  une  incontestable  aptitude  de  politique 
et  d'affaires,  Julienne  d'une  poésie  exaltée  encore 
par  ses  études  de  jour  et  de  nuit.  A  Mittau,  à  Riga 
on  montra  longtemps  les  livres  de  prédilection  de 
la  baronne  de  Krudner  à  vingt  ans,  vieux  in-folio 
couverts  en  cuir,  tout  remplis  de  figures  étranges, 
parsemés  de  constellations.  La  jeune  baronne  de 
Krudner  se  plaisait  dans  ces  études,  qui  ont  bien 
leurs  charmes  :  on  attribue  à  Mme  de  Krudner  un 
travail  très-mystique  qu'elle  fit  à  vingt  ans  sur  les 
traditions  des  esprits  et  le  supernaturalisme ^ 
L'auteur  parcourait  en  une  cinquantaine  de  pages 
toute  l'histoire  de  l'antiquité  sur  l'existence  d'un 
monde  intermédiaire  et  l'action  incessante  des 

1.  Cette  tradition  est-elle  vraie?  C'est  dans  Jacob  Boehme, 
Martincz  et  Svédenborg  que  Mme  de  Krudner  avait  puisé 
ces  notions  historiques  sur  les  esprits. 


—  9  — 

esprits  sur  les  cœurs  et  sur  les  âmes;  elle  disait 
avec  son  maître  Bohëmer  :  «  Si  les  grands  faits  de 
l'humanité  ont  besoin  d'être  constatés  par  de  nom- 
breux témoignages,  il  n'en  est  assurément  aucun 
qui  soit  mieux  acclamé  que  le  monde  des  esprits. 
La  croyance  chrétienne  nous  montre  des  anges, 
les  archanges  du  ciel  et  les  démons.  A  chaque 
feuillet  de  la  Bible  on  trouve  les  apparitions 
célestes,  des  songes  consolateurs  ou  menaçants. 
L'Egypte  avait  ses  mystères,  la  Grèce  ses  initiations 
dans  les  temples  d'Eleusis,  si  pleins  d'étranges 
spectacles.  Un  des  philosophes  célèbres  de  l'école 
d'Alexandrie,  Jamblique^  s'écrie  :  «  Les  appari- 
tions des  esprits  sont  analogues  à  leur  essence; 
l'aspect  des  dieux  est  consolant,  celui  des  ar- 
changes terribles,  celui  des  anges  moins  sévère, 
mais  celui  des  démons  est  épouvantable.  » 

«  Ulysse  dans  rO(iy55ée  s'adresse  au  divin  Téré- 
sias  pour  évoquer  les  âmes  des  morts.  Pompée 
(Pharsale  de  Lucain)  s'écrie  :  «  Magicienne,  obéis  à 
ma  voix,  car  je  n'évoque  pas  une  âme  qui  soit 
depuis  longtemps  dans  le  noir  Tartare;  elle  est  à 
peine  aux  portes  des  enfers.  »  A  la  bataille  de 

1.  Jamblique  était  le  chef  de  l'école  néoplatonicienne,  l'ami 
de  l'empereur  Julien,  un  des  grands  philosophes  de  l'école 
d'Alexandrie. 


—  10  — 

Marathon,  racontée  par  Plutarque,  plusieurs  virent 
l'ombre  de  Thésée,  combattant  à  la  tête  des  pha- 
langes grecques  :  César  avant  de  passer  leRubicon 
aperçut  un  grand  spectre  qui  sonnait  de  la  trompe 
d'une  manière  éclatante  :  «  Vétérans,  dit  César, 
allons  où  les  présages  des  dieux  nous  appellent.  » 
L'empereur  JuHen,  au  palais  des  thermes,  s'entre- 
tint avec  un  grand  spectre  sous  la  forme  du  génie 
de  l'empire.  Les  platoniciens  proclamaient  divers 
genres  d'esprits  :  Les  lares,  génies  familiers  qui 
protégeaient  les  institutions  domestiques;  les 
larves,  occupés  à  mal  faire,  à  railler,  à  persécuter 
après  la  mort.  Chaque  homme  célèbre  avait  son 
génie  famiher  au  témoignage  de  Cicérone 

«  Cette  même  croyance  on  la  retrouve  dans  la 
mythologie  Scandinave,  parmi  les  peuples  du  nord 
de  l'Europe  et  de  l'Asie  qu'avait  beaucoup  étudiés 
la  baronne  de  Krudner.  L'Edda  parlait  des  mé- 
chantes fées:  chez  les  Pietés  et  les  Bretons^  les 
femmes  à  doubles  vues  habitaient  les  grottes  de 
Merlin,  de  la  fée  Morgane  et  les  forêts  enchantées; 
la  Yelleda  du  nord  invoquait  les  ombres,  les 
fantômes  aux  membres  blancs,  à  l'aspect  cada- 

1 .  Témoin  le  génie  de  Socrate  qu'il  invoquait  incessamment. 

2.  Mme  de  Krudner  avait  lu  et  admiré  VEdda,  dans  sa  ver- 
sion primitive,  dont  elle  possédait  la  langue. 


vérique  qui  peuplaient  les  forêts  sombres.  Au 
moyen  âge,  à  l'époque  des  châteaux  forts,  les  appa- 
ritions de  spectres  se  multipliaient  d'après  les 
récitsdes chroniqueurs;  chaque  sifflement  du  vent 
à  travers  une  tourelle  en  ruine  était  le  cri  d'une 
âme  en  peine  :  selon  Mathieu  Paris ^  dans  le  mo- 
nastère de  Saint-Alban,  on  vit  les  ombres  des 
chanoinessans  têtes,  qui  s'asseyaient  danslesstalles 
du  chœur,  présage  sinistre  qui  annonçait  la  mort 
des  moines.  Ici  une  procession  d'hommes  noirs, 
là  une  longue  file  de  vierges,  pâle  comme  la  cire; 
les  démons  séduisaient  les  jeunes  filles  et  de  ce 
commerce  sacrilège  naissait  des  êtres  étranges  et 
maudits,  cubes  et  incubes,  hommes  et  femmes  à  la 
fois;  les  loups-garous,  faisaient  entendre  des 
épouvantables  glapissements.  Au  cœur  de  l'Alle- 
magne, comme  dans  la  Hongrie,  la  Valachie,  les 
vampires^  suçaient  le  sang  des  vierges  pour 
nourrir  leur  vie  misérable;  des  hommes  pâles  au 
teint  de  mort,  le  lendemain  étaient  pleins  de  vie, 
parce  qu'ils  étaient  repus  de  sang  vermeil. 

1.  Chronique  1205. 

2.  La  croyance  des  vampires  existe  encore  aujourd'hui  dans 
la  Valachie  et  une  partie  de  la  Grèce.  Le  savant  dom  Calmet  a 
fait  une  histoire  très-sérieuse  du  vampirisme.  Dans  la  Cour- 
lande,  pays  de  Mme  dej  Krudner,  on  exorcisait  encore  les 
vampires. 


—  12  — 

«  Dans  la  théorie  des  mystiques  allemands,  la 
mort  n'était  qu'une  transfiguration  de  vie,  rien 
ne  périssait;  leséléments  humains  étaient  en  com- 
bustion et  de  temps  à  autre  il  s'en  échappait  un 
lutin,  un  gnome,  un  farfadet  qui  venait  troubler  le 
monde,  être  imparfait  que  l'alchimie  cherchait  à 
reconstruire;  de  la  fermentation  de  la  terre  dans 
les  jours  de  tempête  et  d'orage,  naissaient  les 
démons,  les  êtres  malfaisants,  les  esprits  lutins 
qui  ne  laissaient  jamais  l'homme  en  repos;  des 
rosées  du  matin,  unies  aux  eaux  argentées  des 
lacs,  s'élançaient  les  ondines ,  l'air  créait  les 
sylphes;  le  feu  (cette  puissance  suprême)  enfantait 
les  génies  aux  pierreries.  Enfin  la  mort,  continua"  ; 
tion  d'une  autre  vie,  donnait  toute  liberté  à 
l'esprit  familier,  apparaissant  la  nuit,  ou  se  fai- 
sant entendre  par  des  grincements  de  meubles, 
des  bruits  de  chaînes,  espiègleries  de  squelettes 
dans  la  danse  macabre.  » 

Telles  étaient  les  idées  que  formulait  le  livre 
attribué  à  la  jeune  baronne:  tandis  que  son  mari, 
diplomate  instruit,  invoquait  Grotius  PufTendorff 
sur  le  droit  des  gens,  pour  préparer  le  traité  de  neu-  '" 
tralité  armée  entre  la  Russie,  la  Prusse,  la  Suède 
et  la  France,  Mme  de  Krudner  suivait  ses  études 
de  fantaisie  :  «  La  magie  essentiellement  orientale. 


—  13  — 

continuait-elle,  fut  une  des  sciences  les  plus  popu- 
laires au  moyen  âge ^.  Le  magicien  était  une  nature 
mixte  entre  les  esprits  et  l'homme;  le  diable  trou- 
blait les  sens  des  plus  hautes  intelligences;  les  ré- 
formateurs du  seizième  siècle,  Luther  lui-même, 
proclamait  Faction  du  diable:  «Il  m'arriva,  dit-il, 
«  de  m'éveiller  tout  à  coup,  à  minuit,  et  Salan  com- 
«mença  à  disputer  avec  moi.  »  Shakspeare  n'avait 
pas  manqué  cet  élément  du  drame  dans  Macbeth. 
Les  sorcières  assemblent  les  ossements,  les  herbes 
malfaisantes,  et  font  entendre  ces  prophétiques 
paroles  ;  «  Quand  la  forêt  marchera,  Macbeth  ces- 
sera de  régner  et  de  vivre.  » 

De  ce  vaste  exposé  du  supernaturalisme,  la  ba- 
ronne de  Krudner  concluait  à  la  vérité  immé- 
diate, absolue,  d'un  monde  peuplé  d'esprits.  Avec 
leur  concours  on  pouvait  pénétrer  les  mystères  de 
la  nature  et  l'inconnu  :  si  le  travail  des  philosophes 
du  dix-huitième  siècle  avait  affaibli  toutes  les 
croyances  du  moyen  âge,  presque  aussitôt  cette 
société  matérialiste  ne  s'était-elle  pas  préocupée 
de  l'idéal  ?  n'avait-elle  pas  eu  ses  hommes  étranges, 
qui  se  donnaient  la  faculté  de  produire  Tor  et  les 
pierreries,  comme  dans  les  contas  de  l'Orient? 

1.  On  disait  cette  science  fille  des  mages;  Zoroastre  en  était 
le  premier  pontife;  elle  fut  enseignée  par  l'école  d'Alexandrie. 


—  14  — 

Témoin  Gagliostro  !  L'aristocratique  société  accou- 
rait aux  leçons  du  docteur  Mesmer,  le  fluide  ma- 
gnétique agissait  sur  les  natures  surexcitées;  on 
n'ensorcelait  plus  les  jeunes  filles,  mais  on  les  en- 
dormait, pour  les  interroger  sur  l'avenir,  et  péné- 
trer dans  les  plus  profonds  replis  du  cœur;  si  l'on 
ne  voulait  plus  croire  aux  antiques  vers  sibyllins, 
on  allait  consulter  les  tireuses  de  cartes.  «Tant  il 
est  vrai,  concluait  Mme  Krudner,  que  la  nature 
de  l'homme  n'a  jamais  changé  ;  les  idées  se 
transforment ,  les  sens  et  l'imagination  res- 
tent les  mêmes.  Il  existait  un  monde  que  nos 
yeux  n'étaient  pas  encore  parvenus  à  perce- 
voir. » 

En  plein  dix-huitième  siècle,  un  juif  portugais, 
du  nom  de  Martinez  Pascales,  enseignait  la  doc- 
trine de  la  communication  de  l'homme  avec  les 
esprits,  doctrine  transmise  par  les  prêtres  d'Egypte, 
et  qu'il  disait  d'une  telle  pureté,  que  les  abeilles 
recueillaient  le  miel  autour  de  ses  paroi  es  ^  Marti- 
nez eut  pour  son  disciple  ardent,  un  jeune  officier 
créole,  le  chevalier  de  Saint-Martin  %  caractère 
calme,  très-convaincu  et  l'ardent  conseiller  Weis- 

1.  Ses  adeptes  furent  appelés  Martinistes  ;  ses  principaux  en- 
seignements furent  à  Marseille  et  à  Bordeaux. 

2.  Saint-Martin  ne  fut  jamais  chef  de  secte,  mais  disciple. 


—  15  — 

haupt*,  le  chef  des  illuminés  en  Allemagne,  et 
maître  un  moment  des  universités.  Mme  de  Krud- 
ner  fait  observer  que  le  martinisme^  se  distinguait 
de  la  franc-maçonnerie  en  ce  qu'il  entrait  droit 
dans  l'illuminisme,  sans  se  préoccuper  des  idées 
politiques  et  des  systèmes  matériels  qui  divisent 
le  monde.  Du  sein  du  martinisme  naquit  le  comte 
Cagliostro, l'ami  de  Martinez  Pascales;  comme  lui, 
il  se  disait  maître  des  mystères  de  l'Orient,  et  des 
oracles  de  Memphis  ;  Mme  de  Krudner  ne  le  rail- 
lait pas;  elle  l'étudiait  ainsi  que  le  comte  de  Saint- 
Germain:  chronologiste  enchanteur,  érudit  pro- 
digieux, il  accumulait  les  faits,  avec  autant  de 
sûreté  que  les  bénédictins,  en  les  pliant  à  sa  fan- 
taisie ^  Cagliostro  possédait  d'éblouissants  secrets 
de  fantasmagorie.  En  sa  présence,  le  dix-huitième 
siècle,  si  fier,  se  montrait  crédule  comme  un  en- 
fant: Mesmer,  médecin  de  la  Souabe,  avait  débuté 
dans  la  vie  scientifique,  par  une  dissertation  sur 
l'influence  des  planètes  :  «  Le  monde  n'était  qu'un 

1.  Jean  Weishaupt,  né  en  1748,  était  professeur  à  Ingolstadt, 
conseiller  honoraire  du  duc  de  Saxe-Gotha. 

2.  Le  martinisme  fit  de  grands  progrès  en  Allemagne;  des 
ministres  et  des  petits  princes  s'y  affilièrent;  elle  se  confondit 
un  moment  avec  la  franc-maçonnerie. 

3.  J'ai  beaucoup  parlé  de  Cagliostro  et  du  comte  de  Saint- 
Germain  dans  mon  Loids  XVI. 


—  16  — 

grand  globe  aimanté,  qui  communiquait  son  fluide 
minéral  et  animal  aux  êtres  vivants.  »  A  Paris, 
au  milieu  d'une  société  ennuyée,  qui  cherchait 
une  distraction,  le  magnétisme  eut  la  vogue;  Mes- 
mer compta  de  fervents  adeptes  parmi  lesquels  : 
MM.  de  Lafayette,  d'EspremeniP  et  l'avocat  Der- 
gasse,  le  même  qui  joua  un  rôle  d'action  mystique 
avec  Mme  de  Krudner  auprès  de  l'empereur 
Alexandre.  Les  appartements  d'extases  de  la  ba- 
ronne furent  un  peu  copiés  sur  les  salons  de 
Mesmer. 

Dans  une  chambre  voluptueusement  décorée, 
sous  le  reflet  d'un  demi  jour  vaporeux  jeté  par 
quelques  bougies  parfumées,  le  docteur  Mesmer 
faisait  ranger  ses  adeptes,  autour  d'un  baquet 
mystique  ;  le  fluide  se  communiquait  par  des 
cordes,  des  tiges  de  fer,  des  attouchements  doux 
et  répétés  ;  quand  arrivait  l'enivrement,  le  dieu 
Mesmer  s'offrait  à  tous  les  regards  avec  sa  ba- 
guette magique  qu'il  promenait  sur  ces  fronts 
abaissés.  Il  opérait,  disait-on,  des  cures  célèbres, 
au  milieu  des  adeptes  enthousiastes  ^  La  baronne 

1.  Président  au  parlement  de  Paris. 

2.  Le  célèbre  Bailly  fut  chargé  de  faire,  au  nom  de  l'Académie 
des  sciences,  un  rapport  sur  le  magnétisme.  Avec  son  esprit 
positif,  il  réfuta  toute  opération  magnétique  de  Mesmer. 


—  17  — 

s'enivra  de  tous  les  secrets  de  Mesmer;  et  dans  ce 
monde  curieux  s'était  formée  sa  première  liaison 
avec  Bergasse. 

Nous  devons  remarquer  qu'à  cette  époque  d'ou- 
bli et  d'idéalisme,  se  préparaient  l'opposition  des 
parlements,  les  taquineries  des  notables,  la  pro- 
clamation des  États  généraux,  l'émeute  de  la  Bas- 
tille; réalités  menaçantes  qui  laissaient  peu  de 
place  aux  vapeurs  des  adeptes  du  baquet  magique, 
aux  somnambules,  aux  promoteurs  du  règne  des 
esprits.  Et  pourtant,  à  l'aurore  de  cette  révolution, 
paraissait  l'œuvre  ravissante  de  Cazotte  :  Olivier 
ou  le  diable  amoureux,  pages  délicieusement  ani- 
mées. Le  diable  amoureux  était  évidemment  l'œuvre 
d'un  croyant  aux  esprits  ;  Cazotte  animait,  embel- 
lissait par  ses  causeries  spirituelles,  la  société  de 
Mesmer,  et  mettait  en  scène  toutes  les  espiègleries 
des  lutins,  farfadets,  cours  d'amours  du  démon. 
Nul  ne  doutait  que  Cazotte  n'eût  la  double  vue, 
pressentiment  de  l'avenir.  Un  soir  en  plein  salon, 
sous  l'éclat  de  mille  lustres,  on  le  pria  de  révéler 
les  temps,  et  d'une  voix  prophétique  (on  était  en 
1784)  Cazotte  dit: 

«  Je  vois  des  choses  effroyables. 

—  Quoi  donc?  monsieur  Cazotte,  dites,  dites! 

—  J'aperçois  un  échafaud. 


—  18  — 

—  Pour  qui  donc,  grand  Dieu  ! . . .  pour  un  prince  ? 

—  Plus  haut  que  cela. 

—  Eh  bien,  pour  qui  ? 

—  Pour  le  roi  et  la  reine  de  France  !  » 

Qu'on  s'imagine  la  terreur  qui  partout  se  ré- 
pandit au  milieu  de  la  plus  gaie  société  de  Ver- 
sailles et  de  ïrianon^  La  baronne  de  Krudner 
n'avait  jamais  oublié  cette  scène  ;  le  mysticisme 
fut  la  grande  influence  de  sa  vie. 

1.  Voir  mon  livre  sur  les  derniers  jours  de  Trianon. 


^ 


II 


AMBASSADE    DU    BARON    DE    KRUDNER   A  VENISE 

LES  GONDOLES -LES  BALS 

LA  BARONNE  A  PARIS,  SOUS  LE  DIRECTOIRE 

(1790-1797) 


II 


AMBASSADE  DU  BARON  DE  KRUDNER  A  VENISE.  —  LES 
GONDOLES.  —  LES  BALS.  —  LA  BARONNE  A  PARIS,  SOUS 
LE  DIRECTOIRE. 

(1790-1797.) 


Tout  en  laissant  à  Julienne  de  Krudner  ses 
études  sur  Tilluminisme,  le  baron  n'en  conti- 
nuait pas  moins  les  affaires  de  son  gouvernement; 
il  mit  la  dernière  main  à  un  travail  très-sérieux 
contre  le  mare  clausum  de  Selden  pour  réfuter  les 
prétentions  de  l'Angleterre  sur  l'empire  absolu 
des  mers.  Le  baron  fut  nommé  par  sa  souve- 
raine, ministre  plénipotentiaire  auprès  de  la 
République  de  Venise  avec  une  mission  impor- 
tante. Catherine  II,  toute  préocupée  de  ses  vastes 
projets  sur  l'Orient,  voulait  connaître  les  tradi- 


-  22  — 

lions  de  Venise,  l'antique  rivale  de  l'empire  turc; 
si  le  doge  et  le  sénat  n'étaient  plus  que  l'ombre 
d'eux-mêmes;  il  existait  aux  archives  d'État  de 
précieux  documents  sur  les  guerres  de  la  Répu- 
blique avec  la  Porte  Ottomane,  depuis  la  bataille 
de  Lépante  La  correspondance  des  ambassadeurs 
Vénitiens  était  considérée  par  le  corps  diplo- 
matique comme  un  chef-d'œuvre  de  bonne 
information  ^ 

Ce  n'était  pas  avec  des  idées  aussi  sérieuses  que 
la  baronne  de  Krudner  venait  à  Venise;  artiste 
remarquable,  d'une  imagination  romanesque,  les 
monuments  splendides  de  l'art  bizantin,  les  la- 
gunes, les  gondoles,  les  sérénades  de  nuit,  le 
carnaval,  ses  fêtes  l'enivraient  des  plus  ardentes 
pensées,  de  leurs  plus  doux  prestiges.  Venise, 
qui  a  le  privilège  de  dominer  même  les  cœurs 
les  plus  froids,  devait  paraître  aux  yeux  d'une 
jeune  femme,  exaltée  comme  une  ville  orientale, 
pleine  d'enchantement  et  de  féerie;  on  voyait 
Julienne  de  Krudner  partout  sur  le  canale  grande, 
aux  bords  de  la  Brenta  dans  une  gondole  incrustée 
d'ivoire,  comme  celle  de  Cléopatre,  le  soir  aux 

1.  Dans  la  diplomatie  du  vieux  régime,  les  nonces  du  pape 
et  les  ambassadeurs  de  Venise  passaient  pour  avoir  les  meil- 
leures correspondances. 


—  23  — 

fêtes  de  la  Place  Saint-Marc,  vêtue  de  velours  et 
d'or,  comme  une  antique  magicienne  de  Flo- 
rence; les  jeunes  patriciens  la  suivaient  au  mi- 
lieu des  concerts  d'instruments;  on  aurait  dit 
une  toile  de  Titien  ou  de  Paul  Yeronèse.  L'en- 
thousiaste baronne,  fière  des  hommages  qu'on 
lui  adressait,  de  ses  amours  presque  publics, 
trouvait  le  baron  de  Krudner  trop  occupé  de 
politique,  trop  peu  rêveur.  Le  temps  qu'elle  ne 
donnait  pas  au  plaisir  la  baronne  l'accordait  à 
l'étude  :  elle  vécut  plus  d'un  mois  tout  auprès 
du  couvent  des  moines  arméniens*,  si  instruits 
dans  les  langues  chaldéennes  et  syriaques  ;  elle 
trouvait  dans  le  mélange  de  ces  caractères  lin- 
guistiques les  notions  qu'elle  cherchait  sur  la 
cabale  et  les  idées  qu'elle  s'était  faites  sur  les 
anciens  oracles. 

Une  conduite  si  peu  sérieuse,  les  dépenses 
inconsidérées,  engagèrent  le  baron  de  Krudner  à 
se  séparer  d'une  femme  qui  pouvait  compromettre 
son  nom  et  sa  fortune;  une  séparation  à  l'amiable 
fut  convenue;  elle  s'accomplit  comme  entre 
gens    de   bonne    compagnie,   sans   bruit,   sans 

1 .  C'est  dans  ce  couvent  d'arméniens  que  lord  Byron  passa 
aussi  trois  mois,  pour  se  livrer  aux  études  des  langues  orien- 
tales. 


—  24  — 

éclat.  Le  baron  garda  son  fils;  Mme  deKrudner 
sa  fille;  un  prétexte  fut  trouvé;  M.  de  Krudner, 
venait  d'être  nommé  ministre  de  Russie  en  Espa- 
gne, il  partit  pour  Madrid  :  la  baronne  désormais 
libre,  après  avoir  visité  ses  terres  de  Livonie  et 
réglé  quelques  affaires  d'intérêt  accourut  à 
Paris. 

On  garde  toujours  dans  la  vie  un  doux  sou- 
venir de  la  contrée  où  très-jeune  on  a  été  entouré 
de  plaisirs  et  d'hommages.  La  société  du  dix- 
huitième  siècle  d'ailleurs  avait  un  charme  parti- 
culier pour  Mme  de  Krudner;  elle  avait  connu 
Buflon,  d'Alembert,  ces  hommes  d'un  esprit  si 
élégant,  si  raffiné  ;  elle  s'en  souvenait;  elle  revint 
à  Paris  avec  ravissement.  Les  temps  et  la  société 
étaient  bien  changés,  depuis  1789;  mais  au  sortir 
de  la  Terreur  on  avait  vu  éclater  une  frénésie  de 
plaisir;  des  fêtes  d'oubli  et  de  distractions  se 
donnaient  partout  ;  on  ne  pensait  qu'aux  bals, 
aux  galants  soupers  dans  cette  régence  de  la 
Piévolution,  mi- partie  de  grands  seigneurs,  de 
fournisseurs  enrichis,  de  femmes  du  haut  monde, 
unpeuinsouciantes  de  leurrenommée%  Mme  Tal- 


1.  J'ai  peint  cette  société  dans  mon  livre  sur  Mme  Tallicn  et 
les  déesses  de  la  liberté. 


I 


—  25  — 

lien,  de  Souza,  Beauharnais,  Recamier;  jamais 
société  moins  occupée  de  ses  devoirs  sérieux; 
on  avait  la  religion  de  la  gavotte,  le  culte  des 
romances  de  Garât,  ou  des  danses  de  Trenis; 
comme  les  courtisanes  de  la  Grèce,  on  paraissait 
demi-nue,  les  bagues  brillantes  aux  doigts  des 
pieds,  les  cheveux  retenus  par  des  résilles  d'or; 
des  tuniques  blanches  ou  couleur  pêche  afin  de 
se  rapprocher  de  la  nudité  de  Vénus. 

Mme  de  Krudner  fut  mêlée  à  toutes  ces  fêtes 
imitées  de  la  Grèce:  le  voyage  d^Anacharsis  et 
d'Antenor  en  action;  elle  y  brillait  par  sa  taille 
souple,  élégante,  la  blancheur  et  Téclat  de  son 
teint,  par  ses  cheveux  cendrés,  par  ses  yeux  alle- 
mands, coquettement  amoureux.  Toute  fois  labelle 
Livoniene  à  travers  ses  amours  et  les  égarements 
de  son  cœur  gardait  sa  tendance  vers  le  mysti- 
cisme ;  elle  avait  trouvé  dans  Mme  de  Beauharnais, 
une  adepte  des  croyances  au  sort,  à  la  fatalité,  aux 
cartes,  écoutant  les  prédictions  de  Mlle  Lenormand 
la  sibylle  déjà  en  renommée.  On  venait  de  tra- 
verser une  époque  de  sanglantes  émotions,  et 
selon  le  dire  de  quelques-uns,  Mlle  Lenormand 
avait  deviné  plus  d'une  fatale  destinée;  celle  du 
jacobin  Vincent,  de  Saint-Just,  de  Robespierre. 
Plus  d'un  esprit  fort  dans  le  monde  allait   en 

2 


—  26  — 

secret  consulter  les  cartes  de  la  devineresse  de  la 
rue  de  Tournent 

Mme  de  Krudner  professait  un  grand  mépris 
pour  la  chiromancie,  charlatanisme  matériel 
qui  ne  tenait  rien  à  l'esprit  ;  sorcellerie  vulgaire 
qui  n'invoquait  pas  la  tradition  de  l'Egypte  et  de 
Memphis.  Retirée  dans  son  oratoire  de  la  rue 
de  Cléry,  elle  avait  orné  un  petit  salon  en  cha- 
pelle éclairée  à  demi -jour,  toute  remplie  délivres 
mystiques;  elle  s'agenouillait,  levait  ses  beaux 
yeux  au  ciel  et  restait  contemplative,  comme  pour 
épurer  la  vie  trop  mondaine,  cette  existence  atout 
guide,  qu'elle  menait  au  palais  du  Directoire 
et  dans  les  jardins  du  Luxembourg. 

L'oratoire  secret  de  la  baronne  de  Krudner 
revit  le  plus  zélé  des  disciples  de  Mesmer,  Ber- 
gasse,  l'objet  d'une  vive  et  tendre  amitié.  Nicolas 
Bergasse%  d'origine  espagnole,  avait  passé  sa 
jeunesse  sous  le  soleil  brûlant  du  Midi;  ses 
études  avaient  été  très-fortes  :  il  avait  besoin  de 
bruit  et  de  renommée;  avocat,  il  vint  à  Paris,  où  il 

1.  Marie-Anne  Lenormand  était  d'une  origine  fort  obscure. 
Née  en  1768,  elle  avait  été  l'amie  du  fameux  membre  de  la 
commune  révolutionnaire  Hébert,  qui  l'avait  produite  dans  e 
monde;  on  s'accorde  à  dire  que  ses  souvenirs  et  ses  mémoires 
sont  pleins  d'erreurs  et  d'inexactitudes. 

2.  Article  de  la  Biographie. 


—  27  — 

conquit  une  brillante  célébrité  par  des  plaidoyers 
tout  pleins  de  véhémentes  apostrophes;  l'un  des 
plus  ardents  adeptes  de  Mesmer  et  du  somnambu- 
lisme, il  publia  des  livres,  pour  prouver  que  cette 
science  devait  détrôner  toutes  les  autres,  parce 
qu'elle  faisait  entrer  un  monde  jeune  et  nouveau 
dans  l'humanité  dégénérée.  Bergasse  se  rendit 
célèbre  par  ses  mémoires  écrits,  sur  tous  les  procès 
scandaleux  de  cette  époque  étrange,  qui  précéda  la 
Révolution  française.  Il  avait  dit  de  Beaumarchais 
«  il  sue  le  crime.  »  La  Révolution  l'avait  fait  ou- 
blier un  moment;  détenu  à  la  Conciergerie,  le 
9  thermidor  l'avait  rendu  à  la  liberté.  Il  se  mon- 
trait un  des  plus  ardents  réacteurs,  et  se  ratta- 
chait plus  que  jamais  à  Mme  de  Krudner^ 

C'étaient  deux  caractères  faits  pour  se  compren- 
dre et  se  soutenir  mutuellement.  Bergasse  n'avait 
modifié  aucune  de  ses  opinions  sur  le  somnam- 
bulisme et  les  phénomènes  du  magnétisme.  Il  était 
toujours  Tadepte  de  Mesmer,  croyant  à  l'exis- 
tence d'un  monde  intermédiaire  composé  d'esprits 
encore  inconnus  et  que  de  patientes  études  devaient 
enfin  révéler  à  l'homme.  Mme  de  Krudner,  aux 


1.  Ce  fut  une  amitié  inaltérable;  Bergasse  vécut  très-vieux  et 
ne  mourut  qu'en  1831. 


—  28  — 

idées  de  Bergasse,  mêlait  les  vives  notions  du  mar- 
linisme  allemand.  Les  matérialistes  du  Direc- 
toire, assurément,  prêtaient  peu  d'attention  à  ces 
pratiques  secrètes;  il  ne  prenait  Mme  de  Krud- 
ner  que  par  le  côté  charmant  et  mondain.  On 
ne  l'appelait  que  la  belle,  la  délicieuse  valseuse. 
Les  Velléda  avaient  peu  d'attraits  pour  les  philo- 
sophes du  bal  Frascati;  la  mythologie  grecque 
était  plus  à  la  mode  que  le  chaste  et  froid  Edda  ; 
les  Vénus  sans  voile  était  préférées  auxWillis  des 
lacs  glacés  de  l'Allemagne  du  nord. 

Pourtant  le  mysticisme  pur  et  la  devinaiion  des 
prophètes  n'était  pas  absolument  disparu  au  mi- 
lieu de  l'indifTérence  religieuse  et  parmi  les  per- 
sonnages célèbres  de  la  Révolution.  Au  plus  fort 
de  la  terreur  sanglante,  après  que  Robespierre 
avait  proclamé  l'Être  suprême  et  le  culte  de  l'im- 
mortalité de  l'âme,  Vadier,  le  député  railleur  du 
comité  de  surveillance  parut  à  la  tribune  pour  dé- 
noncer une  conjuration  de  fanatiques  qui  se  tenait 
à  l'Estrapade,  sous  la  présidence  de  Marie  Théot  % 


1.  Ce  furent  Sénart  et  Héron,  agents  du  comité,  qui  arrê- 
tèrent les  adeptes  de  Marie  Tiiéot.  Le  rapport  de  Vadier  est  dans 
le  Moniteur.  Robespierre  avait  fait  délivrer  un  certificat  de 
civisme  à  Marie  Tbéot.  Voyez  les  détails  dans  les  Mémoires  de 
Sénart. 


—  29  — 

qu'il  désigne  comme  prenant  le  titre  suprême  de 
la  Mère  de  Dieu.  Le  but  politique  de  Vadier  était 
de  jeter  beaucoup  de  ridicule  sur  Robespierre, 
en  le  mêlant  à  cette  intrigue,  en  l'annonçant 
comme  roi-prophète. 

Marie  Théot,  ou  Théos,  déjà  connue  parmi  les 
visionnaires*,  s'était  dit  une  nouvelle  Eve,  la 
Mère  de  Dieu,  et  autour  d'elle,  Marie  Théot  avait 
groupé  un  certain  nombre  d'adeptes;  le  char- 
treux dom  Gerle,  spiritiste  ardent  et  dévoué^; 
Marie  Labrousse,  étrange  prophétesse,  qui  annon- 
çait partout  la  ruine  de  la  papauté  et  le  triomphe 
de  la  constitution  civile  du  clergé;  tous,  réunis  à 
l'Estrapade,  priaient  ensemble,  le  livre  d'Évangiles 
ouvert.  Une  jeune  fille,  vêtue  de  blanc,  que  Ton 
nommait  la  Colombe',  symbole  de  l'Esprit-Saint, 
chantait  des  hymnes  pour  ouvrir  les  oreilles  à  la 
vérité  et  annoncer  le  prophète  rédempteur  : 

Vérité  montre-toi,  viens  changer  notre  sort 
Viens  pour  anéantir  l'empire  de  la  mort. 


1.  Marie  Théot  avait  passé  une  partie  de  son  existence  à  la 
Bastille. 

2.  On  voit  dom  Gerle  dans  le  tableau  du  Serment  du  Jeu  de 
Paume. 

3.  Les  deux  colombes  fort  belles  se  nommaient  Ambart  et 
Rosa. 


—  30  — 

Et  en  s'adressant  àMarie  Théot,  les  deux  colombes 
chantaient  à  leur  tour  : 

Ni  culte,  ni  prêtre,  ni  roi: 
Car  la  nouvelle  Eve,  c'est  toi. 

Le  Prophète  rédempteur  était,  disait-on,  Ro- 
bespierre, ce  qui  en  faisait  tout  à  fait  une  affaire 
politique.  Les  papiers  du  comité  de  sûreté  géné- 
rale ne  laissent  aucun  doute  sur  les  rapports  de 
dom  Gerle  avec  Saint-Martin  l'illuminé,  Marie 
Labrousse,  la  duchesse  de  Bourbon  et  ce  groupe 
de  mystiques  qui  traversait  les  temps,  et  les 
hommes  en  gardant  leur  croyance  dans  le  monde 
des  esprits. 

L'antique  sagesse  des  mages,  l'enseignement 
des  mystères  se  retrouvaient  aux  représentations 
puérilement  théâtrales  qu'on  appela  le  culte  des 
Théophilanthropes  ou  adorateurs  de  Dieu,  et  dont 
les  adeptes  les  plus  zélés  furent  la  Réveillère- 
Lepeaux  et  Bernardin  de  Saint-Pierre,  liés  avec  les 
martinistes,  plus  puissants  alors  qu'on  ne  pouvait 
le  croire,  et  qui  avaient  aidé  la  propagation  des 
idées  révolutionnaires. 

On  trouvait  le  mysticisme  répandu  dans  les 
petits  États  d'Allemagne;  plus  d'un  ministre  et 
d'un  homme   politique  s'y  trouvaient  affiliés;  il 


—  31  — 

faut  même  attribuer  à  la  double  action  du  martl- 
nisme  et  de  la  franc-maçonnerie  le  progrès  et  le 
triomphe  des  sociétés  secrètes. 

A  cette  époque,  la  baronne  de  Krudner  faisait 
partie  de  cette  colonie  allemande  ou  suisse  qui 
avait  placé  le  siège  de  sa  puissance  à  l'hôtel  Salm*. 
Là  brillaient  et  dominaient  Mme  de  Staël  et  Ben- 
jamin Constant,  tous  deux  liés  avec  Mme  de  Krud- 
ner. Benjamin  Constant,  jeune  homme  aux  che- 
veux blonds  et  pendants,  était  tout  entier  lié  à  la 
philosophie  allemande  et  au  martinisme.  Benja- 
min Constant  était  trop  rêveur  pour  ne  pas  croire 
aux  puissances  mystérieuses.  Il  traduisait  YHis- 
toire  de  la  philosophie  de  Tennemann,  et,  en  Alle- 
magne, chacun  avait  été  frappé,  étonné  de  l'évo- 
lution d'esprit  qui  s'était  opérée  dans  l'esprit  de 
Tennemann ,  parti  du  scepticisme  et  arrivant 
presqu'à  l'enfantillage  de  la  crédulité,  en  analy- 
sant la  magie  du  moyen  âge. 


1.  Les  députés  de  l'hôtel  de  Salm  étaient  tous  dévoués  à  la 
politique  du  Directoire  :  là  se  réunissaient  Mme  de  Staël,  Ben- 
jamin Constant,  et  même  M.  de  Talley'rand  :  l'hôtel  de  Salm 
(aujourd'hui  ia  Légion  d'honneur),  avjit  été  bâti  par  le  prince 
Frédéric  Salm-Kirbourg,  au  service  de  la  France  sous  Louis  XVI, 
et  qui  servit  avec  enthousiasme  la  Révolution  ;  il  fut  néanmoins 
condamné  à  mort  en  1794;  ses  biens  furent  confisqués;  l'hôtel 
de  Salm  fut  remis  à  son  fils  Frédéric-Ernest. 


—  32  — 

Il  fallait  au  roste  que  cette  magie  eût  un 
éblouissant  prestige,  puisqu'elle  avait  inspiré  au 
grand  poëte,  à  l'esprit  le  plus  railleur,  à  Goethe,  le 
drame  de  Faust.  Depuis  Macbeth,  rien  de  plus 
hardi  ni  de  plus  convaincu  n'avait  été  osé  sur  la 
sorcellerie.  Le  diable  y  apparaissait,  s'y  person- 
nifiait, intervenant  dans  la  lutte  éternelle  du  bien  et 
du  mal.  Le  moyen  âge  n'avait  rien  inventé  de  plus 
magistralement  diabolique  que  Méphistophélès. 

Goethe  appartenait  par  l'imagination  à  la  secte 
des  martinisles  ou  des  spiritistes;  on  ne  crée  pas 
un  personnage  tel  que  le  docteur  Faust,  sans  la 
conscience  profonde  des  miracles  infinis  d'un 
monde  intermédiaire.  Pour  Galderon,  Shakspeare 
Goethe,  le  dernier  mot  sur  les  mystères  n'était 
pas  dit  et  c'est  à  cette  œuvre  d'incessantes  recher- 
ches que  la  secte  des  marlinisles  se  consacrait. 
Quoique  obscurs  et  complètement  oubliés  dans  la 
France  révolutionnaire,  les  mystiques  n'en  étaient 
pas  moins  nombreux;  le  chef  qu'on  appelait  le 
philosophe  inconnu,  Louis-Claude  Saint-Martin, 
l'élève  de  Martinez  Pascales  (qui  avait  donné  la 
vie  et  le  nom  à  la  secte  des  martinistes)  croyait 
sincèrement  à  la  doctrine  de  Boehmer,  de  Své- 
denborg ,  si  célèbre  en  Allemagne  ;  il  disait  le 
siècle  trop  matériel ,  trop  absorbé  dans  ses  in- 


—  33  — 

stincts  d'animalité  pour  comprendre  le  spiritus 
mundi.  Dans  cette  voie  Saint-Martin  eut  bientôt 
de  nombreux  disciples  ou  plutôt  des  amis,  je  le 
répèle  :  la  duchesse  de  Bourbon*,  la  marquise  de 
Chastelux,  la  marquise  de  Lusignan,  le  prince  An- 
dré Galilzin  et  enfin  la  baronne  de  Krudner  qui 
s'associait  à  ces  prophéties,  tout  en  gardant  sa  re- 
nommée de  femme  de  plaisir  et  du  monde  au  mi- 
lieu des  fêtes  du  Directoire. 

l.  La  duchesse  de  Bourbon  était  une  des  plus  ardentes  adeptes 
du  spiritisme,  avec  son  médecin  Lamothe.  La  duchesse  revint  à 
des  sentiments  très-pieux  vers  la  fin  de  sa  vie. 


^ 


III 


VOYAGE  DE  MADAME  DE  KRUDNER  EN  LIVONIE 

SON  RETOUR  A  PARIS 

LA  FEMME  LITTÉRAIRE  -  VALÉRIE 

(1798-1802) 


III 


VOYAGE    DE    MADAME    DE    KRUDNER    EN     LIVOME.    —    SON 
RETOUR   A  PARIS.  —  LA   FEMME  LITTÉRAIRE.  —  VALÉRIE. 

(1798-1802) 


La  dernière  illusion  que  gardent  les  femmes, 
c'est  le  prestige  de  l'amour;  elles  ne  tiennent 
aucun  compte  de  l'âge  qui  vient ,  du  temps  qui 
marche,  des  rides  qui  sillonnent  le  front,  témoi- 
gnage des  années.  Mme  de  Krudner ,  à  plus  de 
quarante  ans,  eut  le  petit  ridicule  de  croire  qu'on 
mourrait  toujours  à  ses  pieds,  pour  obtenir  un 
regard,  un  doux  merci,  souvenir  de  la  chevalerie: 
mourir  d'amour  n'était  pourtant  pas  le  défaut  de 
la  société  matérialiste  du  Directoire  ;  la  belle  Livo- 
nienne  croyait  et  disait  de  bonne  foi  :  que  les  pas- 
sions sans  espoir  qu'elle  inspirait,  tuaient  ses 

3 


—  38  — 

adorateurs  enthousiastes,  jeunes  hommes  néces- 
sairement poitrinaires ,  qui  au  bout  de  quelques 
mois  expiaient  le  crime  de  l'avoir  trop  aimée  sans 
espoir.  Ce  ridicule  trouva  ses  déceptions,  la  médi- 
sance ajoutait  même,  que  la  divinité  n'était  pas 
toujours  inexorable^  dans  son  sanctuaire,  et 
qu'elle  se  montrait  plus  souvent  sous  les  traits  de 
Vénus  sans  voile,  que  sous  la  figure  des  chastes 
divinités  du  Nord. 

Ce  fut  même  après  quelques  dépits  d'amour  que 
Mme  de  Krudner  quitta  la  cour  du  Directoire 
pour  habiter  Leipsick>  L'Allemagne  était  alors,  on 
ne  saurait  trop  le  dire,  sous  l'impulsion  des  dra- 
mes de  Goethe,  étudiés  sur  le  moyen  âge  qui  fai- 
saient intervenir  les  sorciers,  les  alchimistes  dans 
les  actes  de  la  vie.  Le  docteur  Faust  évoquait  les 
esprits  et  la  ravissante  figure  de  Marguerite, 
faisait  contraste  avec  Satan  sous  les  habits  d'un 
beau  cavalier.  Les  élégants  démons  reprenaient 
leur  rôle  dans  la  poésie. 

C'était  Tépoque  où  l'Allemagne  offrait  un  curieux 
contraste  ;  les  actes  politiques  de  ses  gouvernements 
se  séparaient  de  son  esprit  national  :  la  poésie,  la 
littérature,  les  sociétés  secrètes  marchaient  vers 

1 .  Article  Krudner,  Biographie  universelle. 


—  39  — 

l'unité  germanique,  tandis  que  la  diplomatie  ten- 
dait au  morcellement.  En  remontant  loin,  l'unité 
de    FAllemagne    avait    été   déjà   profondément 
ébranlée  par  les  traités  de  Westphalie  ;  l'élément 
de  la  réformation  avait  corrodé  le  vieil  édifice  car- 
lovingien  ;  les  droits  des  électeurs  s'étaient  agran- 
dis aux  dépens  de  la  maison  impériale  toute-puis- 
sante encore  sous  Charles-Quint.  Le  congrès  de 
Westphalie  avait  admis  l'influence  étrangère.  La 
France,  sous  la  direction  habile  du  cardinal  Maza- 
rin,  avait  été  partie  active  dans  les  négociations  ^ 
De  ce  nouveau  droit  public  était  sortie  la  puis- 
sance des  électeurs  de  Brandebourg,  depuis  rois 
de  Prusse  ;  les  traités  leur  donnaient  une  grande 
position  et  un  petit  territoire  :  villes  pauvres, 
campagne  stérile,  désert  de  sable,  un  long  boyau 
de  terre  sans  ventre.  Il  fut  désormais  dans  la  né- 
cessité  de   la  Prusse  de  s'agrandir ,  n'importe 
comment.  Ses  rois  créèrent  une  nation  de  soldats, 
des  camps  militaires ,  et  ils  attendirent  les  occa- 
sions.  Frédéric  II  se  jeta  sur  la  Silésie;  quel 
droit  avait-il?  Quel  était  son  titre  de  conquête? 
Aucun  ;  il  envahit  en  vertu  de  cette  force  qui  fait 


1.  Le  congrès  de  Westphalie  s'ouvrit  en  1649;  il  se  résume  en 
deux  traités  :  Munster  et  Osnabruck. 


—  40  — 

qu'un  fieuve  se  creuse  un  lit.  Les  puissances  alle- 
mandes se  coalisèrent  contre  lui  ;  Frédéric  fut  mis 
au  ban  de  l'empire*  ;  le  roi  s'en  tira  à  force  de 
génie,  à  l'aide  de  l'Angleterre ,  il  n'avait  ni  foi  ni 
loyauté;  on  lui  en  faisait  un  reproche:  pourquoi? 
il  obéissait  à  sa  destinée. 

La  diète  germanique  agissait  toujours  lourde- 
ment et  sans  unité;  elle  était  comme  un  de  ces 
vieux  édifices  du  moyen  âge,  tout  lézardé,  qui 
incessamment  menaçait  ruine  :  il  n'y  avait  de  puis- 
sance sérieuse  en  Allemagne,  que  l'Autriche  et  la 
Prusse.  Autour  d'elles  tout  s'agitait  aux  vents  des 
ambitions  :  la  Prusse  voulait  la  Saxe  ;  l'Autriche 
aspirait  à  la  possession  de  la  Bavière;  l'Allemagne 
n'était  plus  qu'un  nom  cher  et  patriotique;  le 
peuple  à  travers  les  intérêts  et  les  dissidences 
diplomatiques^  était  fier  de  rester  allemand,  et 
c'est  ce  qui  créait  la  force  des  sociétés  secrètes. 

Au  dix-huitième  siècle,  l'esprit  français  dominait 
à  Berlin,  à  Vienne,  comme  dans  les  petits  États ,  tels 
que  la  cour  palatine,  à  Weimar,  à  Bayreuth  :  on 
était  vivement  impressionné  par  la  littérature  fran- 
çaise ;  on  ne  vivait  que  de  l'esprit  de  Voltaire  :  à 


1.  Frédéric  se  joua  de  toutes  les  alliances  :  il  prit  et  quitta 
celle  de  la  France. 


—  41  — 

travers  la  roideur  germanique  les  modes  de  Paris 
étaient  toutes-puissantes;  on  se  modelait  sur  Ver- 
sailles, ses  théâtres ,  ses  fêtes.  Une  seule  chose 
restait  profondément  allemande ,  les  sociétés  se- 
crètes ;  elles  s'étaient  formées ,  en  invoquant  les 
traditions  delà  vieille  Germanie  :  Goethe,  Schiller, 
rappelaient  les  gloires  du  pays,  les  annales  de 
la  guerre  de  Trente  ans;  on  était  Allemand  de  cœur 
et  d'esprit  ;  on  voulait  reconstruire  Tunité  de  la 
patrie,  en  vertu  d'un  principe  de  liberté  ;  ce  sourd 
travail  que  les  souverains  avaient  d'abord  favorisé, 
s'était  tourné  contre  eux  :  quel  était  le  but  des 
initiés  martinistes,  francs-macons,  illuminés?  nul 
ne  le  pouvait  savoir  ;  pour  eux  le  nom  d'Allemand 
était  sacré  :  tous  devaient  se  fondre  dans  une  seule 
nationalité. 

Lorsque  la  Révolution  française  éclata,  les  so- 
ciétés secrètes  allemandes  y  cherchèrent  un  élé- 
ment de  triomphe.  Aussi  les  idées  de  1789  furent 
très-populaires  chez  les  martinistes;  ils  virent  à 
regret  la  première  guerre  contre  la  Révolution  : 
la  Prusse,  au  reste,  ne  s'était  jetée  dans  les  ba- 
tailles que  pour  prendre  position  sur  le  Rhin; 
déçue  dans  ses  espérances  ambitieuses,  elle  se 
hâta  de  faire  sa  paix,  en  trahissant  tous  ses  en- 
gagements avec  l'Autriche.  Cette  paix  se  signait  à 


—  42  — 

Bâle*;  à  l'aide  de  la  France,  la  Prusse  espérait 
devenir  la  puissance  prépondérante  en  Allemagne  : 
elle  spolia  beaucoup  par  le  système  des  séculari- 
sations; elle  offrit  la  neutralité  à  tous  les  petits 
États  qui  voulaient  adhérer  à  son  système. 

Pendant  ces  négociations  l'Autriche,  délaissée, 
se  débattait  sur  le  Rhin,  en  Italie;  persévérante 
bien  que  vaincue,  elle  traita  à  Campo-Formio^;  le 
cabinet  de  Tienne  obtint  comme  indemnité  de  ses 
possessions  sur  le  Rhin  et  en  Italie,  les  territoires 
de  l'ancienne  république  de  Venise  jusqu'aux  rives 
du  Cattaro.  On  renvoya  tous  les  règlements  sur 
l'Allemagne  à  un  congrès  fixé  à  Rastadt;  dès  ce 
moment,  la  Confédération  germanique  fut  en 
pleine  dissolution;  en  dépouillant  les  petits  États, 
on  sécularisait  sans  réserve  et  sans  frein;  la 
République  française  eut  un  pied  de  fer  et  de 
feu  sur  l'Allemagne,  par  Mayence;  le  congrès  de 
Rastadt  finit  par  une  catastrophe  ^ 

A  cette  époque  d'oppression,  l'esprit  allemand 
se  réveilla.  A  côté  du  matérialisme  de  la  guerre 


1.  Le  traité  de  Bâle  est  du  28  août  1795. 

2.  Le  traité  de  Campo-Formio  est  du  17  octobre  1797. 

3.  Le  congrès  de  Rastadt,  ouvert  le  9  décembre  1797,  fut 
rompu  le  8  avril  1799  :  il  s'agissait  de  régler  les  indemnités 
allemandes. 


—  43  — 

et  de  la  diplomatie,  se  développait  la  nationalité 
mystique,  avec  Fespérance  de  restaurer  l'unité 
allemande.  La  baronne  de  Krudner,  dont  nous 
allons  continuer  l'histoire,  fut  mêlée  à  cette  œu- 
vre, et  favorisa  l'action  de  la  Russie  sur  la  na- 
tionalité germanique. 

Cette  œuvre  politique,  toutefois,  ne  répondait 
qu'à  un  côté  du  cœur  et  de  l'âme  de  Mme  de 
Krudner;  ce  qui  dominait  chez  la  baronne,  c'était 
l'amour  du  plaisir,  le  bruit,  la  renommée.  Paris 
seul  pouvait  donner  tout  cela;  elle  essaya  la  vie 
de  château  dans  ses  terres  de  famille  ;  son 
fils,  Frédéric  de  Krudner,  très-distingué,  allait 
suivre  la  carrière  de  son  père,  alors  en  mission  à 
Copenhague.  Sa  fille  épousait  le  baron  de  Ber- 
ghem  ;  on  dit  que  le  voyage  de  la  baronne  en  Li- 
vonie  avait  pour  but  particulier  une  entrevue  avec 
son  mari,  qu'elle  avait  trop  longtemps  oublié; 
elle  désirait  s'en  approcher,  le  voir,  le  séduire, 
par  les  derniers  prestiges  de  sa  beauté  et  de  son 
esprit;  car  le  caractère  froid  et  noble  du  baron, 
lui  avait  inspiré  un  haut  respect;  le  temps  fait 
oublier  les  torts.Le  baron  de  Krudner  resta  insen- 
sible devant  toutes  ces  avances;  la  vraie  distinc- 
tion est  de  demeurer  toujours  convenable,  sans 
jamais  revenir  sur  une  résolution  prise  au  nom 


—  44  — 

de  l'honneur  K  Mme  de  Krudner  se  fatigua  bientôt 
de  la  vie  des  antiques  châteaux  et  des  grands  bois 
au  milieu  des  lacs  glacés:  elle  ne  rêvait  que  Paris, 
ses  salons,  ses  fêtes  et  ses  plaisirs,  et  la  voici  en- 
core une  fois  dans  son  charmant  hôtel  de  la  rue 
de  Cléry. 

Le  Consulat,  régime  sérieux  et  tout  militaire, 
avait  remplacé  le  Directoire;  le  salon  de  Mme  de 
Krudner  s'en  ressentit,  il  devint  plus  littéraire, 
plus  philosophique  avec  Bernardin  de  Saint - 
Pierre,  Chénier  et  Benjamin  Constant,  ses  hôtes 
les  plus  assidus.  Le  roman  était  alors  en  vogue; 
il  n'y  avait  pas  d'autres  livres  possibles  entre  une 
victoire  et  un  bal  à  l'hôtel  Thélusson.  La  vogue 
s'était  d'abord  portée  sur  les  romans  à  spectres, 
à  vieux  châteaux  dans  les  ruines  de  Tivoli,  ou  les 
couvents  d'Italie.  Anne  Radcliffe  publiait  les  Mys- 
tères crUdolphCf  on  ne  respirait  que  l'odeur  des 
souterrains,  les  trappes  et  les  oubliettes  avec  des 
fantômes  drapés,  des  squelettes  frissonnants, 
aux  mille  fissures  des  portes  vermoulues;  les 
esprits  faisaient  tintiller  les  sonnettes,  résonner 
les  vitraux  :  Anne  Radcliffe  eut  son  temps  de  re- 


1.  Le  baron  Alexis-Constance  de  Krudner  ne  survécut  pas 
longtemps;  il  mourut  le  14  juin  1802. 


—  45  — 

nommée  et  de  popularité  ;  les  sociétés  matéria- 
listes ont  besoin  d'un  idéal,  d'un  monde  étrange 
qui  les  distraie  du  vide  que  laisse  à  l'homme  la 
perte  de  toute  croyance. 

Sous  le  Consulat  il  s'était  formé  un  cénacle  de 
femmes  littéraires  qui  avaient  cherché  la  renom- 
mée dans  leurs  écrits.  Mme  de  Staël,  après  avoir 
essayé  un  rôle  politique,  se  consolait  dans  la  lit- 
térature en  publiant  Delphine,  travail  remarqua- 
ble d'impressions  personnelles.  Mme  de  Flahaut 
(de  Souza),  son  amie,  Y Siuieur  d'Adèle  de  Sénange, 
donnait  Emilie  et  Alphonse,  une  de  ces  œuvres  qui 
ne  remuaient  ni  une  idée,  ni  un  sentiment  pro- 
fond; Delphine,  au  contraire,  produisit  une  vive 
sensation  ;  on  savait  Mme  de  Staël  dans  l'opposi- 
tion au  premier  consul  avec  Benjamin  Constant 
et  Chénier  ;  sous  ces  impressions,  un  livre  insigni- 
fiant quelquefois  prend  de  la  couleur.  Mme  Cottin 
d'une  vie  si  calme,  publiait  Claire  d'Albe,  roman 
timide,  à  nobles  idées.  Ainsi  tout  ce  qui  visait  à 
une  certaine  célébrité  lançait  un  roman,  et,  dans 
son  salon,  Mme  de  Krudner  annonça  qu'elle  pré- 
parait une  œuvre  d'esprit,  expression  de  sa  pensée 
et  de  son  caractère,  sous  le  titre  de  Valérie,  par 
imitation  du  livre  de  Mme  de  Staël  qui  portait 


—  46  — 

celui  de  Delphine  \  C'était  encore  la  révélation 
d'une  vie  intime  absorbée  dans  la  personnalité. 
Valérie  était  écrit  en  forme  de  lettres  et  de  corres- 
pondance et  pouvait  ainsi  se  résumer  :  «  un  beau 
jeune  homme  mourait  d'amour  pour  une  femme 
qui  ne  pouvait  être  à  lui,  en  vertu  de  sentiments 
élevés  et  presque  divins  ;  »  légende  tant  de  fois 
répétée  par  Mme  de  Krudner,  le  véritable  roman 
de  sa  vie,  son  illusion  vaniteuse.  Un  biographe 
spirituel  s'exprime  ainsi  à  l'occasion  de  Valérie, 
et  sur  les  causes  qui  portèrent  Mme  de  Krudner 
à  écrire  ce  livre  :  «  Un  jeune  homme  (et  quel  autre 
qu'un  bien  jeune  homme  bien  novice?)  épris  de 
ses  charmes,  n'osa  ou  ne  put  le  lui  dire  et  s'en 
alla  aux  eaux  mourir  de  phthisie  et  de  son  amour. 
La  poésie  de  cet  amour  toucha  la  baronne  ;  c'était 
bien  là  un  fleuron  à  sa  couronne  de  jolie  femme 
et  de  déesse;  aussi  elle  en  prit  plus  d'aplomb  et 
en  vint  avec  sa  vive  imagination  à  se  représenter 
les  dandys  poitrinaires,  périssant  par  douzaine  à 
ses  pieds  dans  l'attente  d'un  regard;  très-sérieu- 
sement elle  racontait  ses  conquêtes  et  ses  victoires 
en  ce  genre;  l'Europe  était  semée  des  tombes  de 


1.  La  première  édition  de  Valérie  ou  lettres  de  Gustave  de 
Linnar  à  Ernest  de  G.,  parut  en  1802. 


—  47  — 

ses  victimes;  elle  n'en  comptait  pas  moins  de  six 
réelles;  la  sixième,  disait-elle,  n'était  pas  tout  à 
fait  mort,  mais  autant  vaut;  le  malade  est  à 
Lausanne  et  n'ira  pas  loin  ^  » 

Au  reste,  le  roman  de  Valérie^  écrit  d'un  style 
remarquable,  était  certainement  l'œuvre  person- 
nelle de  Mme  de  Krudner.  SI  jamais  il  y  eut  spon- 
tanéité dans  un  livre  de  longue  haleine,  c'est  évi- 
demment dans  Valérie.  Une  femme  narrant  un 
triomphe  de  femme,  et  quel  triomphe!  celui  qui  a 
toujours  été  la  chimère  de  sa  vie.  Quel  homme  au 
monde  eût  conçu  un  roman  sur  si  peu  de  chose,  à 
moins  de  l'accidenter  d'une  foule  de  détails;  il  fal- 
lait la  femme  même  dont  elle  avait  été  le  souhait, 
pour  embrasser  un  tel  sujet  et  le  mener  à  fin.... 
Le  critique  ajoute  :  «  Valérie  est  bien  supérieur 
à  la  foule  des  misérables  romans  dont  on  se  con- 
tentait alors  ;  il  est  loin  pourtant  d'être  à  la  hau- 
teur des  ouvrages  de  Mme  de  Staël  ;  il  n'est  pas 
sûr  qu'il  surpasse  Mme  de  Souza;  ses  descrip- 
tions ont  une  individualité  qui  leur  donne  comme 
de  la  saveur  et  rafraîchit  des  sujets  usés,  une 
teinte  de   mélancolie ,  analogue  à  l'aspect  des 


1.  Pàiisot  kTÛde  Krudner.  Biographie  universelle.  Michaud 
(supplément). 


—  48  — 

plaines  plates  et  blanches  de  la  monotone  Lithua- 
nie.  Ce  roman  ouvre  à  l'âme,  comme  une  per- 
spective à  l'infini,  et  prépare  le  dénoûment.  Les 
teintes  grises  et  mal  variées  sont  distribuées  avec 
un  certain  art  ;  la  diction  est  pure,  et,  quoique  le 
livre  ne  mérite  pas  tout  à  fait,  comme  s'en  flattait 
l'auteur,  d'être  mis  au  rang  des  classiques  testi  di 
lingua  de  la  langue  française,  il  est  peu  d'ou- 
vrages écrits  dans  notre  idiome  par  des  étran- 
gers qui  puissent  être  mis  en  parallèle  avec  Va^ 
lérie^,  » 

Sous  l'éclat  du  roman  de  Valérie,  au  bruit  de 
son  succès,  Mme  de  Krudner  grandit  son  cercle 
d'admirateurs  et  d'amis  ;  les  concerts  d'une  mu- 
sique délicieuse  précédaient  la  comédie  jouée  par 
Mme  de  Krudner,  ou  un  bal  charmant.  Garât, 
le  beau  chanteur,  l'homme  à  la  mode,  présidait  à 
toutes  ces  fêtes  ;  il  en  était  l'âme ,  le  maître,  le 
suprême  directeur;  et,  ainsi  que  l'a  dit  un  homme 
d'esprit,  il  prenait  des  airs  de  Potemkin  auprès 
d'une  nouvelle  Catherine  II.  Le  sentiment  que 
manifestait  Garât,  toujours  d'une  grande  imper- 
tinence, ne  ressemblait  en  rien  aux  amours  vapo- 


1.  Parisot.  kv\Àz\Q  Krudner.  Biograiphie  universelle.  Wiz\idi\3Â 
(supplément). 


—  49  — 

reux  de  Valérie,  et  le  beau  chanteur  ne  mourait 
pas  d'un  amour  sans  espoir.  Mme  de  Krudner,  à 
quarante  ans,  montrait  la  soumission  la  plus  ré- 
signée pour  les  moindres  caprices  du  suprême 
dandy,  étalant  sa  conquête  en  public,  comme 
pour  dire  :  «  Je  la  domine,  petit  paole  d*honneu.T> 

Mme  de  Krudner,  malheureuse  dans  ses  der- 
niers amours,  crédule  et  facile  avec  les  années, 
revenait  avec  ravissement  à  sa  pieuse  consolation, 
le  culte  de  Tinconnu  dans  le  mysticisme.  On  la 
voyait  au  milieu  de  son  salon,  élever  les  yeux  au 
ciel  avec  les  rayonnements  d'une  inspirée,  et 
contempler  Dieu  dans  sa  gloire.  Les  philosophes 
appelaient  cela  le  caprice  coquet  d'une  jolie 
femme  au  déclin  ;  ils  la  laissaient  s'épanouir  dans 
son  extase.  La  baronne  était  heureuse  quand  Ber- 
gasse  la  comparait  à  sainte  Thérèse  \  cœur  du 
monde,  âme  à  Dieu.  Bergasse  était  toujours  l'ami, 
le  préféré  ;  son  esprit  allait  à  Tenthousiasme  de 
son  cœur.  Avec  lui  c'était  la  prière  dans  un  ora- 
toire élégant  qu'elle  avait  orné  de  ses  mains,  en 
damas  rouge,  à  la  manière  des  églises  catholiques  : 
aux  anniversaires  des  fêtes  et  des  martyrs,  des 

1 .  On  peut  trouver  de  grands  détails  sur  le  caractère  mystique 
de  Mme  de  Krudner  dans  le  tome  III  des  Zeitgenossen,  Wi  à 
470. 


—  50  — 

bougies  odorantes  y  répandaient  les  doux  par- 
fums d'Orient.  L'enthousiaste  Bergasse  s'inspirait 
dans  l'esprit  d'en  haut;  il  apercevait  un  monde 
inconnu  au  vulgaire,  celui  des  âmes  privilégiées 
qu'on  retrouvait  vivantes  et  toujours  en  rapport 
avec  vous,  dans  le  domaine  des  anges  :  les  bons 
et  les  mauvais,  les  noirs  et  les  blancs  ^  La  mis- 
sion de  Mme  de  Krudner  était  d'éclairer  les  rois 
et  les  peuples  sur  les  nobles  instincts  de  l'huma- 
nité.'(Le  consulat  de  Bonaparte,  gouvernement 
pratique  et  fort,  eut  difficilement  admis  ces  idées). 
On  cherchait  l'extase  par  le  magnétisme,  et  ces 
idées  extatiques,  loin  de  faire  tort  à  la  renommée 
de  Mme  de  Krudner,  lui  donnaient  un  relief  dans 
le  monde;  elle  était  comme  une  de  ces  statues 
qu'on  retrouve  dans  les  fouilles  antiques,  qui  re- 
présentent sur  une  face  les  plaisirs,  la  volupté; 
sur  l'autre,  la  chasteté  voilée. 

1.  C'était  ici  une  tradition  de  la  mythologie  Scandinave  ou 
esclavonne,  Bielboq  (le  dieu  blanc),  etTechernoboq  (le  dieu  noir). 


C^ 


IV 


SEJOUR  DE  MADAME  DE  KRUDNER  EN  ALLEMAGNE 

L'ILLUMINISME  -  LES  S06IÉTÉS  SECRÈTES 

L'EMPEREUR  ALEXANDRE  -  LE  MYSTICISME  DANS  LA  GUERRE 

(180(1-1813) 


IV 


SÉJOUR  DE  MADAME  DE  KRUDNER  EN  ALLEMAGNE.  —  l'iL- 
LUMINISME.  —  LES  SOCIÉTÉS  SECRÈTES.  —  l'eMPEREUR 
ALEXANDRE.  —  LE  MYSTICISME   DANS  LA    GULRRE. 

(1804-1813;. 


Cette  société  littéraire  du  Consulat,  qui  se  grou- 
pait autour  de  Mme  de  Staël,  de  Benjamin  Con- 
stant, de  Guinguénée,  dut  se  dissiper,  quand  Na- 
poléon prit  l'empire.  Le  dictateur  n'aimait  pas  les 
caquets  de  femmes  lettrées.  Mme  de  Krudner 
quitta  Paris  pour  fixer  son  séjour  en  Allemegne  ^; 
elle  s'y  trouva  en  pleine  communication  d'idées 
avec  les  sociétés  secrètes,  mystérieuse  associa- 
tion, le  Tugend  Bund,  qui  agissait  pour  un  but 


1.  Mme  de  Krudner  habita  successivement  Dresde,  Leipsick 
et  Bamberg,  la  ville  aux  vieilles  images. 


—  54  — 

lointain.  Les  martinistes  furent  les  initiés  à  cette 
franc-maçonnerie  énergique  qui  avait  pour  but  la 
délivrance  de  la  patrie  allemande.  Ce  serait  une 
curieuse  histoire  à  écrire  que  celle  du  spiritisme 
dans  ses  rapports  avec  les  grandes  émotions  poli- 
tiques. Rien  ne  prépare  mieux  la  résistance  que 
celte  intelligence  des  âmes  se  tenant  entre  elles 
par  le  devoir  et  le  courage.  A  cette  époque,  Tunité 
politique  de  TAllemagne  n'existait  plus  que  de 
nom.  Le  traité  de  Bâle,  signé  avec  la  Prusse  (1795); 
le  traité  de  Campo-Formio,  signé  avec  rAutriche 
(1797),  avaient  été  la  cause  de  morcellements  con- 
sidérables. Ces  deux  conventions  formulaient, 
comme  condition  essentielle  ,  la  cession  à  la 
France  de  la  rive  gauche  du  Rhin,  et  cette  clause, 
qui  nécessitait  le  remaniement  de  toute  la  consti- 
tution germanique,  portait  la  confusion  dans  les 
vieux  intérêts.  Aux  princes  dépossédés,  il  fallait 
des  indemnités;  on  les  trouva  d'abord  dans  la  sé- 
cularisation portée  à  ses  limites  les  plus  extrêmes  : 
anciennes  abbayes,  ordres  teutoniques,  princes, 
abbés,  chapitres  antiques  comme  Charlemagne, 
virent  leurs  biens  confisqués,  pour  servir  d'in- 
demnité aux  princes  laïques  dépossédés. 

Ces  violences  furent  consacrées  et  régularisées 
dans  le  congrès  de  Lunéville,  qui  fut  réuni  sous 


—  55  — 

la  double  médiation  de  la  France  et  de  la  Russie, 
comme  le  congrès  de  Teschen  ;  dès  lors  le  cabinet 
des  Tuileries,  incessamment  mêlé  aux  intérêts 
germaniques,  fit  un  traité  particulier  avec  la  Saxe, 
la  Bavière,  le  Wurtemberg  et  les  petites  princi- 
pautés d'Allemagne.  Après  la  glorieuse  campagne 
d'Autriche,  couronnée  par  Austerlitz,  l'empereur 
Napoléon  accomplit  le  morcellement  de  l'Allema- 
gne par  la  Confédération  du  Rhin  avec  un  sans 
façon  authentiquement  constaté  par  une  lettre  de 
M.  de  Talleyrand  au  comte  d'Hauterive,  à  qui  le 
ministre  demandait  la  rédaction  d'un  plan  pour 
une  nouvelle  constitution  germanique ^  «  Nous 
travaillons  tous  les  jours  (Munich,  27  octobre), 
dit  le  prince  diplomatique,  à  des  plans  de  pacifi- 
cation. En  voici  un  nouveau  que  je  vous  laisse  à 
faire;  envoyez-m'en  le  tracé.  Plus  d'empereur 
d'Allemagne  I  Trois  empereurs  en  Allemagne  : 
France,  Autriche  et  Prusse.  Plus  de  Ralisbonne  ! 
le  système  fédératif  de  la  France  est  composé  de 
la  Bavière,  qui  comprend  la  Bavière  telle  qu'elle 
est,  Eichstadt  de  plus,  ainsi  que  tout  l'évêché  de 
Passaw,  tout  le  Tyrol,  c'est-à-dire  le  Tyrol  alle- 
mand.  Tout  le  Tyrol  italien   serait   réuni   au 

1.  Lettre  autographe. 


—  56  — 

royaume  d'Italie,  ainsi  que  Venise  et  toute  la 
côte  adriatique.  Les  réunions  sont  décidées  contre 
mon  avis.  L'Ortenau  et  le  Brisgaw,  ainsi  que  les 
villes  de  Constance  et  de  Lindau,  seraient  données 
à  l'électeur  de  Bade  ;  l'Autriche  antérieure  à  l'élec- 
teur de  Wurtemberg,  ainsi  que  le  Vorarlberg. 
Tout  cela  donné,  les  biens  domaniaux,  ou  de  Tor- 
dre de  Malte,  ou  de  l'ordre  Teutonique,  ou  grande 
dotation  ecclésiastique  dans  l'État  de  Venise,  dans 
l'Autriche  antérieure,  dans  le  Brisgaw  ou  l'Orte- 
nau,  seraient,  par  portions,  érigées  en  princi- 
pautés, et  chacune  de  ces  principautés  serait 
donnée  par  l'Empereur  à  un  maréchal  de  l'Em- 
pire*; ou  à  quelque  homme  qu'il  voudrait  récom- 
penser et  qui  s'appellerait  prince,  ce  qui  ne  les 
empêcherait  pas  de  rester  au  service  de  France. 
Ce  fief,  relevant  de  la  couronne  de  France,  passe- 
rait de  mâle  en  mâle  dans  les  familles.  L'aîné  en 
jouirait.  Pour  donner  en  tout  cela  quelque  forme, 
il  faudrait  d'abord  connaître  tout  ce  que  l'on 
pourrait  appeler  domaines  nationaux  dans  tous 
les  pays  que  j'ai  nommés  plus  haut,  ensuite  en 
faire  des  lots  à  peu  près  égaux,  si  cela  est  pos- 


1.  Là  fut  l'origine  du  prince  D'Essling,  du  grand-duc  de  Berg, 
Prince  de  Neufchâtel,  etc. 


—  57  — 

sible,  mais  en  se  soumettant  pour  cela  aux  loca- 
lités. Les  biens  de  moines,  les  biens  de  la  noblesse 
immédiate  (on  veut  la  comprendre),  les  biens  de 
Tordre  Teutonique,  tous  ceux  de  Malte  situés  dans 
ces  pays  doivent  être  la  récompense  des  vain- 
queurs. 

a  Un  traité  d'alliance  avec  l'Autriche,  en  lui 
donnant  la  Valachie  et  la  Moldavie,  ainsi  que  la 
Bessarabie  et  la  Bulgarie,  a  été  rejeté  malgré  dix 
mille  bonnes  raisons.  On  préfère  un  traité  avec 
la  Russie  après  avoir  affaibli  l'Autriche  ;  ce  n'est 
pas  là  mon  opinion  *;  mais  la  mienne,  à  cet  égard, 
est  rejetée.  Voyez  ce  que  vous  pouvez  faire  sur  le 
plan  indiqué.  Il  n'y  a  point  ou  presque  point  de 
discours  à  faire,  pour  le  développement....  Deux 
pages  qui  annoncent  le  plan  I  des  chiffres  pour 
estimer  les  lots  I  un  titre  bien  choisi  pour  chacun, 
une  chaîne  féodale  bien  établie  avec  l'Empire  fran- 
çais. —  Une  table  de  revenus  I  —  C'est  en  tout 
notre  noblesse  immédiate;  —  les  titres  de  princes, 
de  chevaliers  n'effrayent  personne.  On  ne  veut  ni 
marquisats,  ni  comtés.  Je  n'ai  pas  temps  de  relire 
parce  que  le  courrier  part.  Les  trois  quarts  de  ceci 


1.  M.  de  Talleyrand  n'était  jamais  de  l'avis  des  choses  trop 
violentes. 


—  58  — 

est  dicté  par  r Empereur  \  Cette  lettre  est  pour  vous 
seul;  on  ferait  tout  cela  après  une  première  vic- 
toire sur  les  Russes,  et  on  daterait  de  Munich. 
Gela  serait  fait  avant  de  retourner  à  Paris.  J'ai 
oublié  de  dire  que  les  biens  domaniaux,  natio- 
naux, je  ne  sais  comment  on  les  appelle,  du 
Tyrol,  doivent  être  compris  dans  ce  nombre  de 
nos  principautés.  Adieu,  mon  cher  d'Hauterive, 
mille  amitiés.  ^> 

C'est  avec  cette  légèreté  inconvenante  qu'on  ré- 
glait le  sort  de  la  Confédération  du  Rhin,  qui  liait 
à  la  France  les  États  de  Bavière  et  de  Wurtemberg, 
devenus  royautés^.  La  Prusse  n'avait  rien  dit  par 
l'espérance  qu'elle  avait  à  son  tour  de  créer  une 
Confédération  du  nord;  incertaine,  séparée  de 
l'Autriche  dans  la  guerre,  elle  eut  son  tour 
d'humiliation  après  léna.  La  France,  alors  maî- 
tresse de  l'Allemagne,  amoindrit,  annula  les 
deux  grands  membres  de  l'ancienne  association 
germanique,  l'Autriche  et  la  Prusse,  pour  créer, 
grandir,  développer  les  puissances  intermédiai- 
res, la  Bavière,  la  Saxe,  le  Wurtemberg.  Partout 


1.  On  peut  voir  par  ces  paroles  l'importance  du  plan  consti- 
tutif de  l'Allemagne. 

2.  Ce  traite  fut  présente  au  sénat  français  comme  un  projet 
de  loi. 


—  50  — 

Napoléon  mêla  l'élément  français  dans  les  affaires 
germaniques  :  l'Allemagne  eut  un  roi  de  West- 
phalie  français,  un  grand-duc  de  Berg,  un  prince 
de  Neufchâtel,  également  Français;  Eugène  Beau- 
harnais  épousa  une  princesse  bavaroise,  et  le 
grand-duc  de  Bade,  une  parente  de  l'impératrice 
Joséphine. 

La  baronne  de  Krudner  trouvait  ainsi  TAlle- 
magne  dans  une  situation  très-agitée,  pleine  de 
crainte  et  de  haine,  et  se  préparant  à  un  suprême 
effort.  Au  milieu  de  ces  événements  de  la  fatalité, 
Mme  de  Krudner  vint  visiter  à  Berlin  la  reine 
Louise-Amélie,  de  Prusse  ^  Cette  princesse  aux 
nobles  aspirations  avait  été  confiée  aux  soins  de 
Mlle  de  Gelieux,  réfugiée  française.  Les  événe- 
ments de  la  guerre  la  conduisirent  dans  le  mois 
de  mars  1793,  à  Francfort,  alors  le  quartier 
général  du  roi  de  Prusse  ;  elle  y  parut  avec  une 
de  ses  sœurs.  Le  prince  royal  et  son  frère  Louis 
en  furent  également  frappés  d'admiration,  et  les 
deux  princes  furent  fiancés  avec  les  deux  sœurs. 
Devenue  reine  en  1797,  Louise-Amélie  fit  un 
voyage  à  Kœnisberg,  où  elle  charma  tous  les 


1.  La  reine  de  Prusse  était  à  la  tête  du  mysticisme  des  so- 
ciétés secrètes  :  elle  était  adorée  des  étudiants. 


—  60  — 

yeux  par  sa  beauté,  et  gagna  tous  les  cœurs  par 
ses  actes  de  bonté  et  de  bienfaisance.  La  mort 
d'un  enfant  altéra  profondément  sa  santé.  Les 
applaudissements  qu'elle  reçut  à  Berlin,  lors- 
qu'elle reparut  dans  cette  capitale  furent  pour 
elle  une  douce  consolation.  La  guerre  terrible 
qui  s'engagea  bientôt  avec  la  France  devait  plon- 
ger toute  la  Prusse  dans  un  abîme  de  malheurs. 
La  reine  avait  accompagné  son  époux  en  Thu- 
ringe,  dans  le  mois  d'octobre  1806.  Obligée  de  le 
suivre  dans  la  retraite,  après  la  bataille  d'Iéna, 
elle  se  fit  remarquer  par  sa  fermeté  et  sa  rési- 
gnation*. 

Mme  de  Krudner  releva  le  courage  de  la 
reine,  par  la  prière  au  ciel  et  la  confiance  dans  sa 
destinée;  elle  prédit  que  ce  grand  conquérant,  le 
génie  des  batailles,  bientôt  serait  écrasé  par  la 
justice  de  Dieu  et  le  bras  des  peuples.  Telle  était, 
au  reste,  l'opinion  de  l'Allemagne  ;  les  gouverne- 
ments abaissés  subissaient  bien  la  confédération 
du  Rhin  ;  mais  un  travail  souterrain  s'accomplis- 
sait dans  les  universités,  parmi  les  jeunes  hom- 
mes au  cœur  simple,  à  la  volonté  forte.  Mme  de 


1 .  Il  existe  plusieurs  ballades  patriotiques  en  l'honneur  de  la 
reine  Louise  de  Prusse. 


—  61   — 

Krudner  s'était  mêlée  à  cette  insurrection  des 
âmes,  comme  la  prophétesse  de  Tespérance  et  de 
la  victoire. 

Elle  applaudit  à  ce  jeune  héros,  le  chef  des  spi- 
ristes,  dont  la  vie  fut  une  légende  :  le  duc  de 
Brunswick-Oels  (le  neveu  de  ce  duc  de  Brunswick 
qui  avait  compromis,  par  ses  négociations  avec  le 
parti  des  Girondins  et  de  Dumouriez,  la  campagne 
des  Prussiens  en  1792).  Le  vieux  duc  était  mort  à 
la  bataille  d'Iéna,  et  son  fils  avait  juré  de  le  ven- 
ger; quand  tous  les  rois  et  les  princes  d'Alle- 
magne signaient  de  si  tristes  traités  avec  le  vain- 
queur, le  jeune  Brunswick-Oels,  à  la  tête  de  ses 
hussards  de  la  mort,  vêtus  de  noir,  souvenir  des 
compagnons  de  Witikind,  traversait  l'Allemagne, 
chassant  le  roi  Jérôme  de  la  capitale  du  nouveau 
royaume  de  Westphalie  ;  cette  légion  de  la  mort, 
incontestablement  héroïque,  n'aurait  jamais  ac- 
compli cette  merveilleuse  campagne,  si  elle  n'a- 
vait été  soutenue  par  les  sociétés  mystiques  qui 
couvraient  l'Allemagne.  L'esprit  de  la  Teutonia 
étendait  ses  ramifications  pour  multiplier  les  dé- 
fenseurs de  la  patrie  allemande. 

A  celte  époque,  tout  ce  qui  avait  de  l'intelli- 
gence, de  la  pensée,  de  la  liberté  au  cœur  jetait 
des  imprécations,  en  invoquant  l'âme  de  Witikind, 

4 


—  62  — 

sur  cet  empire  carlovingien  qui  opprimait  tout 
sous  le  poids  de  sa  Joyeuse.  Si  cet  empire  avait  la 
victoire  pour  lui,  son  prestige  rayonnant  impo- 
sait la  servitude  à  l'espèce  humaine.  Aucun  peuple 
n'aime  à  se  laisser  conduire  à  coups  d'éperons. 
Mme  de  Krudner  disait  donc  à  tous  les  oppri- 
més :  Espérez  !  Elle  s'était  liée  à  ce  parti  d'opposi- 
tion d'esprit  et  d'intelligence  que  Mme  de  Staël 
dirigeait  de  sa  solitude  de  Gopett.  Benjamin  Con- 
stant, tout  jeune  homme,  était  un  des  fermes 
adeptes  de  Mme  de  Krudner;  elle  lui  avait  in- 
spiré le  sentiment  religieux  qui  respire  dans  ses 
œuvres. 

Benjamin  Constant  préparait  sa  brochure  po- 
pulaire sur  V esprit  d'invasion  et  de  conquête  *,  tout 
entière  dirigée  contre  le  pouvoir  de  Napoléon  sur 
l'Allemagne;  Goethe,  Frédéric  Schlegel  répan- 
daient leurs  écrits  à  travers  toutes  les  surveil- 
lances de  la  police.  On  peut  donc  juger  l'im- 
pression vive  et  profonde  que  fit  en  Allemagne 
l'affreuse  retraite  de  Moscou  avec  ses  désastres. 
Mme  de  Krudner  l'avait  comme  prédite  :  l'ange 
noir  resterait  dans  les  glaces  et  les  neiges  !  Aux 
sanglantes  nouvelles  de  la  Bérésina,  transmises 

1.  Cette  brochure  parut  en  1813. 


—  63  — 

comme  un  glas  funèbre,  les  sociétés  secrètes  s'a- 
gitèrent avec  des  transports  d'enthousiasme  :  les 
gouvernements,  encore  craintifs  devant  le  génie 
de  Napoléon,  seraient-ils  assez  forts  pour  conte- 
nir le  peuple  allemand,  chantant  les  hymnes  de 
Kœrner,  le  poëte  étudiant?  «Les  grandes  âmes 
triomphent  de  la  mort.  »  Théodore  Kœrner,  tombé 
à  25  ans  sur  le  champ  de  bataille  de  Leipsick, 
avait  pour  inspiratrice  Mme  de  Krudner,  l'amie 
de  son  père,  un  des  condisciples  de  Schiller  ^ 

L'Allemagne,  pour  la  première  fois,  tourna  les 
yeux  vers  l'empereur  Alexandre,  haute  figure  qui 
se  détachait  de  toutes  les  autres;  son  histoire 
était  mélancolique.  La  mort  de  Paul  l'%  éclatant 
comme  la  fatalité  antique  sur  sa  jeune  tête;  l'ex- 
piation incessante  au  pied  des  autels  pour  apai- 
ser la  colère  céleste  ;  sa  piété  exaltée  qui  lui  fai- 
sait invoquer  l'Église  et  l'Empire  à  la  fois,  la 
vieille  couronne  des  czars,  et  la  croix  de  saphir 
des  popes;  la  douceur  mystique  du  langage  et  l'é- 
nergie des  résolutions  :  toutes  ces  causes  jetaient 
alors  un  immense  éclat  sur  l'empereur  Alexandre. 
Le  czar  s'était  fait  précéder  de  proclamations  qui 


1.  Le  père  du  glorieux  étudiant  était  lui-même  un  écrivain  et 
un  philosophe  distingué. 


—  64  — 

devaient  plaire  à  la  sainte  Allemagne  :  «  Les  maux 
du  genre  humain  sont  poussés  à  leur  comble,  di- 
sait-il ;  il  ne  faut  que  jeter  les  yeux  autour  de 
nous  pour  voir  les  calamités  de  la  guerre  et  les 
cruautés  de  l'ambition  dans  toute  leur  horreur; 
mais  nous  les  bravons  pour  le  maintien  de  notre 
liberté  et  dans  l'intérêt  de  l'humanité.  Nous 
éprouverons  le  sentiment  d'une  bonne  action,  et 
un  honneur  immortel  sera  la  récompense  d'une 
nation  qui,  en  endurant  les  maux  d'une  guerre 
cruelle,  en  résistant  avec  constance  et  courage  à 
celui  qui  la  porte  partout,  obtiendra  une  paix  du- 
rable, non-seulement  pour  elle-même,  mais  en- 
core pour  les  malheureuses  nations  que  le  tyran  * 
a  forcées  de  combattre  pour  sa  querelle.  Il  est 
noble,  il  est  digne  d'un  grand  peuple  de  rendre  le 
bien  pour  le  mal.  Dieu  puissant  I  la  cause  pour 
laquelle  nous  combattons  n'est-elle  pas  juste? 
Jette  un  œil  de  miséricorde  sur  la  sainte  Église! 
conserve  à  ce  peuple  son  courage  et  sa  constance! 
Puisse-t-il  triompher  de  son  adversaire  et  du 
tien!  puisse-t-il  être  dans  tes  mains  l'instrument 
de  sa  destruction,  et,  en  se  délivrant  lui-même, 

1 .  Pour  expliquer  et  justifier  cette  expression,  il  faut  se  re- 
porter à  l'époque;  il  y  avait  alors  plus  de  passion  que  de 
justice. 


—  65  — 

racheter  la  liberté  et  rindépendance  des  nations 
et  des  rois  !  « 

Après  avoir  ainsi  parlé  à  son  peuple,  Alexandre 
s'adressait  aux  diverses  nations  allemandes  qu'il 
voulait  entraîner  à  son  système  :  «  Autrichiens, 
qu'espérez-vous  de  l'alliance  des  Français  ?  Vous 
payez  de  vos  plus  belles  provinces  la  perspective 
d'aller  quelque  jour  perdre  la  vie  sous  le  fer  des 
Espagnols,  pour  la  défense  d'une  cause  injuste  et 
sacrilège.  Votre  commerce  détruit;  votre  honneur 
souillé;  vos  drapeaux,  jadis  décorés  par  la  vic- 
toire, s'abaissant  devant  l'aigle  française  :  voilà 
les  trophées  de  cette  alliance  à  jamais  honteuse! 
L'adulation  et  l'intrigue  sont  les  armes  de  la  fai- 
blesse; aussi  dédaignons-nous  de  les  employer; 
c'est  en  rappelant  aux  souverains  leurs  fautes, 
aux  sujets  leur  pusillanimité,  que  nous  voulons 
ramener  les  uns  et  les  autres  à  un  système  qui 
rendra  à  l'Europe  sa  gloire  et  sa  tranquillité.  Rap- 
pellerons-nous à  la  Prusse  les  horribles  infor- 
tunes qui  l'ont  accablée!  Ce  souvenir  pourrait  ac- 
croître sa  fureur,  mais  non  son  courage  ;  de  toutes 
parts  on  vole  aux  armes  ;  les  villes  et  les  cam- 
pagnes de  la  monarchie  de  Frédéric  semblent  ra- 
nimées par  son  génie,  et  promettent  des  succès 
dignes  de  leur  dévouement.  Hessois,  vous  vous 


—  66  — 

rappelez  encore  le  prince  qui  fut  votre  père  ;  la 
campagne  de  1809,  où  l'entreprise  du  duc  de 
Brunswick  suffit  pour  vous  arracher  à  vos  familles 
et  vous  entraîner  à  la  suite  de  cet  Arminius  nou- 
veau, a  prouvé  avec  quelle  impatience  vous  por- 
tiez vos  fers*.  » 

Avec  une  grande  habileté  et  une  irritation  pro- 
fonde, Alexandre  rappelait  tous  les  souvenirs  qui 
pouvaient  flatter  les  cœurs  allemands  :  «  Saxons, 
Hollandais,  Bavarois,  nous  vous  adressons  les 
mêmes  paroles  ;  réfléchissez,  et  bientôt  vos  pha- 
langes vont  s'accroître  de  tous  ceux  qui,  au  mi- 
lieu de  la  corruption  qui  vous  dégrade,  ont  con- 
servé quelque  ombre  d'honneur  et  de  vertu  ;  la 
crainte  peut  encore  enchaîner  vos  souvenirs  ; 
qu'une  funeste  obéissance  ne  vous  retienne  pas  ; 
aussi  malheureux  que  vous,  ils  abhorrent  la  puis- 
sance qu'ils  redoutent,  et  ils  applaudiront  ensuite 
aux  généreux  efforts  que  doivent  couronner  votre 
bonheur  et  votre  liberté.  Nos  troupes  victorieuses 
vont  poursuivre  leur  marche  jusqu'aux  frontières 
de  l'ennemi.  Là,  si  vous  vous  montrez  dignes  de 
marcher  à  côté  des  héros  de  la  Russie;  si  les  mal- 


1.  En  effet  tous  les  Allemands  avaient  secrètement  protégé 
cette  audacieuse  entreprise. 


—  67  — 

heurs  de  votre  patrie  vous  touchent;  si  le  INord 
imite  l'exemple  sublime  que  donnent  les  fiers 
Castillans,  le  deuil  du  monde  est  fini  ;  nos  géné- 
reux bataillons  entreront  dans  cet  empire  dont 
une  seule  victoire  a  écrasé  la  puissance  et  l'or- 
gueil. » 

Cette  proclamation  du  czar,  qui  provoquait  la 
désobéissance  des  sujets  envers  leurs  princes,  on 
l'aurait  dit  écrite  par  le  Tugend  Bund  germanique, 
vaste  et  populaire  conspiration  qui  prenait  pour 
titre  l'f/mon  de  la  vertu  ;  invocation  incessante  à 
Dieu  et  à  la  patrie.  Les  Russes  s'avançaient  sur 
l'Oder,  à  la  première  fissure  de  l'occupation  fran- 
çaise en  Allemagne,  l'esprit  national  avait  éclaté 
comme  un  feu  de  volcan.  La  convention  signée 
entre  les  généraux  d'York,  Massenbach  et  le  gé- 
néral russe  Diébitz  ;  la  défection  qui  séparait  les 
Prussiens  de  l'armée  française,  la  conclusion 
d'une  trêve,  avaient  été  préparées  parles  sociétés 
secrètes.  Le  roi  de  Prusse  ne  voulait  pas  encore  se 
séparer  de  l'alliance  de  Napoléon  ^  ;  les  étudiants 
d'Iéna,  de  Berlin,  de  Breslau  portaient  sur  leur 


1.  Ce  fait  est  constaté  par  les  dépêches  de  M.  de  Saint-Marsan, 
ambassadeur  de  France;  le  général  d'York  fut  même  traduit 
pour  la  forme  à  un  conseil  de  guerre.  Le  général  Massenbach 
était  chef  des  sociétés  secrètes. 


—  68  — 

cœur  l'image  de  leur  reine  Louise  bien-aimée  ; 
noble  expression  des  sentiments  de  la  Prusse  en- 
tière. 

L'empereur  Alexandre  était  accueilli  comme  le 
libérateur  de  l'Allemagne  par  les  chefs  des  illumi- 
nés. Ce  fut  dans  le  palais  de  Potsdam  que  Mme  de 
Krudner  reçut  l'accueil  le  plus  sympathique  du 
czar;  elle  était  sa  sujette  comme  Courlandaise. 
L'empereur  fut  frappé  et  presque  pénétré  de  ce 
regard  d'inspirée  extatique  et  comme  égaré  sur 
la  terre  pour  s'élancer  au  ciel;  il  savait  ses  prières 
ardentes,  ses  évocations  dans  les  chapelles  mys- 
térieuses pour  le  succès  de  ses  armes,  et  ces  idées 
allaient  aux  émotions  de  l'empereur.  Ceux  qui 
vivaient  dans  son  intimité  savaient  que  le  czar 
quelquefois,  au  milieu  d'un  salon  brillant,  quittait 
tout  à  coup  le  monde  pour  se  précipiter  vers  son 
oratoire  secret;  là  il  priait,  versait  des  larmes 
abondantes;  on  aurait  dit  que  l'ombre  de  Ninus 
lui  apparaissait  au  milieu  des  palais  de  Babylone. 
Cette  disposition  de  l'âme  devait  préparer  l'ascen- 
dant de  la  baronne  de  Krudner. 

Le  caractère  particulier  de  la  campagne  de  1813 
en  Allemagne  fut  le  triomphe  absolu  des  sociétés 
mystiques  ;  les  chants  patriotiques  des  étudiants 
respirent  cette  foi  profonde  dans  la  victoire  défi- 


—  69  — 

nitive  de  la  grande  et  sainte  cause,  ainsi  que 
Mme  de  Krudner  l'avait  nommée. 

Au  milieu  de  cette  agitation  des  âmes  aux  éclats 
d'une  guerre  ardente,  on  essaya  le  congrès  de  Pra- 
gue après  les  batailles  de  Lutzen  et  de  Baulzen  ; 
le  succès  était  douteux,  les  armées  encore  en  pré- 
sence, un  congrès  était-il  possible?  Pouvait-on 
espérer  la  paix  quand  la  fortune  n'avait  pas  encore 
résolu  la  question  de  la  victoire?  Un  congrès  n'est 
possible  que  lorsque  la  guerre  a  fait  des  vainqueurs 
et  des  vaincus  ;  on  ne  cède  pas  sans  combattre  *,  on 
n'arme  pas  pour  désarmer  spontanément.  Le  con- 
grès de  Prague  n'aboutit  pas;  ce  fut  une  simple 
trêve  de  préparation  pour  mieux  marcher  aux  ba- 
tailles. On  ne  prit  pas  même  la  peine  de  le  dissi- 
muler; les  sociétés  secrètes  de  l'Allemagne  vou- 
laient la  délivrer;  tout  le  parti  que  dirigeaient 
Stein,  Hardenberg,  Stadion  sous  l'inspiration  de 
Mme  Krudner  poussait  à  la  liberté,  à  l'indépen- 
dance absolue.  Non-seulement  le  congrès  de  Prague 
fut  dissous,  mais  l'Autriche,  qui  s'était  posée  un 
moment  comme  médiatrice,  se  déclara  pour  l'idée 
et  la  cause  germanique;  l'on  se  battit  avec  achar- 


1 .  Les  pièces  diplomatiques  et  les  actes  de  ce  congrès  ont  été 
exactement  publiés  dans  le  manuscrit  de  1813  par  le  baron  Fain. 


—  70  — 

nement.  Déjà  la  Confédération  du  Rhin  s'était  dis- 
soute. Ainsi  avait  disparu  le  plus  riche  lambeau 
de  l'Allemagne,  jeté  aux  Français  par  l'acte  fédé- 
ratif  sous  le  protectorat  de  Napoléon. 

A  Leipsik,  la  bataille  des  nations,  Mme  de  Kru- 
dner  parut  dans  les  camps  pour  soigner  et  conso- 
ler les  blessés;  elle  leur  parlait  du  ciel,  où  leur 
âme  d'élite  allait  se  réunir  dans  l'existence  éter- 
nelle; morts  à  la  vie,  ils  demeuraient  parmi  ces 
esprits  qui  venaient  donner  l'espérance  et  la  force  11 
de  la  victoire  à  l'homme  matière.  C'est  ainsi 
qu'elle  avait  parlé  au  général  Scharnost,  l'intel- 
ligence militaire,  le  plus  illustre  de  la  Prusse, 
l'ami  de  Blucher  et  des  chefs  des  sociétés  secrètes. 
A  Heidelberg,  la  baronne  de  Krudner  pénétrait 
dans  les  hôpitaux,  préchant  toujours  la  même 
doctrine  aux  malades,  à  quelques  pauvres  jeunes 
hommes  condamnés  à  mourir;  sa  renommée  de 
sainteté  et  de  vertu  ainsi  grandissait;  d'une  sim-  . 
plicité  d'une  sœur  grise,  elle  n'avait  plus  d'autre 
beauté  que  ses  yeux  d'inspirée,  que  son  regard 
d'extase  contemplative. 

Les  événements  marchaient  vite  ;  le  génie  de 
Napoléon  luttait  en  vain  contre  la  fortune;  il  y   ^ 
avait  longtemps  que  Mme  de  Krudner  avait  pro- 
phétisé la  chute  prochaine  et  terrible  de  l'ange  noir 


—  71   — 

des  batailles,  et  la  venue  de  l'ange  blanc  et  sau- 
veur que  Dieu  destinait  au  monde,  et  l'on  savait  à 
qui  elle  donnait  cette  mission.  L'empereur  Alexan- 
dre avait  assurément  de  l'ambition;  le  testament 
de  Pierre  ?%  ce  partage  du  monde,  était  une  tra- 
dition de  la  famille  Romanoff;  mais  dans  cette 
campagne  d'Allemagne  et  de  France  le  czar  s'était 
!  montré  plein  de  générosité  ;  toutes  ses  proclama- 
I  tions  étaient  marquées  d'un  caractère  religieux  ; 
on  aurait  dit  une  page  déchirée  des  livres  de 
!  Mme  de  Krudner;  Alexandre,  comme  beaucoup 
I  de  grands  esprits,  croyait  aux  choses  étranges, 
I  extraordinaires,  en  un  mot  à  la  destinée;  cœur 
tendre  et  mélancolique ,  il  aimait  les  sciences 
I  occultes  qui  révèlent  un  avenir  détaché  des  misè- 
]  res  de  l'humanité.  Napoléon ,  avec  sa  grandeur 
I  césarienne,  croyait  bien  à  son  étoile;  il  la  mon- 
trait du  doigt  aux  incrédules  *  pour  les  convaincre 
qu'il  fallait  marcher  dans  les  voies  que  la  fortune 
!  lui  ouvrait;  pourquoi  l'empereur  Alexandre  n'au- 
I  rait-il  pas  aussi  sa  destinée  providentielle  pour 
assurer  la  paix  et  le  repos  du  monde?  Ainsi  rai- 
sonnait Mme  de  Krudner,  préchant  au  milieu  de 


1.  Napoléon  avait  rapporté  de  l'Orient  la  doctrine  du  fata- 
lisme. 


—  72  — 

ses  adeptes,  entourée  de  ses  vieux  livres  de  pré- 
dilection tout  semés  de  gravures  sur  bois  du  quin- 
zième siècle. 

Un  étranger  qui  visita  son  oratoire  de  la  rue  de 
Gléry,  la  trouva  absorbée  dans  la  lecture  d'un  livre 
extraordinaire  du  père  dominicain  Mellinas  de 
Giraldo,  ou  l'histoire  des  sorciers,  des  devins,  ma- 
giciens, astrologues,  revenants,  vampires,  âmes 
en  peines,  spectres,  fantômes,  apparitions,  visions, 
gnomes,  lutins,  esprits  malins,  sort  jeté,  exor- 
cisme. Le  P.  Giraldo  rapporte  tous  les  faits  de 
sorcellerie  avec  la  bonne  foi  d'un  croyant  :  les  ap  - 
paritions  du  château  d'Ardeville,  en  Picardie  ;  le 
revenant  du  château  d'Egmond,  vision  d'un  esprit 
à  Paris,  rue  des  Escouffes  ;  ajournement  devant 
Dieu,  l'affaire  d'Urbain  Grandier,  les  religieuses 
de  Louviers.  les  femmes  sortant  du  tombeau; 
le  trésor  du  diable,  les  esprits  follets,  la  puis- 
sance du  diable.  Rien  de  plus  étrange  que  ce  livre 
dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  ^  ;  il  paraissait 
la  lecture  favorite  de  Mme  de  Krudner.  Il  y  a 
quelque  chose  d'entraînant  dans  l'extraordinaire, 
et  on  y  court  comme  à  une  suprême  distraction 
des  choses  petites  et  vulgaires  de  la  vie. 

1.  Ce  livre  a  été  publié,  augmenté,  par  M.  Fornari,  profes- 
seur des  sciences  hermétiques  à  Milan. 


LES  SOUVERAINS  ALLIES  A  PARIS 

POPULARITÉ  LIBÉRALE  DE  L'EMPEREUR  ALEXANDRE 

MADAME  DE  KRUDNER  -  SES  PRÉDICATIONS 

DIPLOMATIE  DU  CONGRÈS  DE  VIENNE 

L'ALLEMAGNE  RECONSTITUÉE 

(1814-1815) 


LES  SOUVERAINS  ALLIÉS  A  PARIS.  —  POPULARITÉ  LIBERALE 
DE  L*EMPEREUR  ALEXANDRE.  —  MADAME  DE  KRUDNER. 
—  SES  PRÉDICATIONS.  —  DIPLOMATIE  DU  CONGRÈS  DE 
VIENNE.  —  L'ALLEMAGNE  RECONSTITUÉE. 

(1814-1815). 


Du  grand  carnage  de  Leipsick  (appelé  désormais 
en  Allemagne,  la  bataille  des  Nations)  naquit  une 
sorte  de  fraternité  entre  les  peuples  et  les  souve- 
rains, sous  rimpulsion  des  sociétés  secrètes.  Tout 
le  parti  libéral  en  Europe  s'était  placé  derrière 
l'empereur  Alexandre,  son  protecteur.  Au  bruit 
des  proclamations  enthousiastes  de  Benjamin  Con- 
stant alors  au  service  de  l'étranger,  des  mani- 
festes de  Gentz  et  des  pamphlets  de  Schlegel, 
les  alliés  pénétrèrent  en  France^  :  on  tenta  encore 

1.  Ce  fut  alors  que  Benjamin  Constant  publia  sa  l'ameuse 


—  76  — 

en  vain  un  congrès  à  Châtillon;  nul  ne  croyait 
une  solution  possible,  qu'après  la  ruine  absolue 
du  système  qui  avait  pesé  sur  l'Europe.  Pour  un 
congrès,  il  ne  suffit  pas  qu'il  y  ait  des  plénipoten- 
tiaires, il  faut  encore  que  les  questions  et  les  inté- 
rêts soient  satisfaits*,  et  la  Restauration  de 
Louis  XVIII  s'accomplit  sans  obstacle  après  la 
chute  de  l'Empire. 

Aucune  popularité  ne  pouvait  se  comparer  à 
celle  du  czar  Alexandre  entouré,  caressé  par  le 
parti  républicain  :  les  plus  grands  adulateurs  du 
czar  au  sénat,  à  Tinstitut,  furent  Garât,  Grégoire 
Destut  de  Tracy,  Lemercier,  les  amis  de  Moreau 
et  de  Bernadotte,  esprits  insolents,  contre  le  pou- 
voir tombé.  Le  czar  avait  eu  pour  précepteur  le 
colonel  suisse  Laharpe,  lié  aux  loges  maçoniques 
et  aux  martinistes.  Sous  ses  inspirations,  Alexan- 
dre suivit  une  politique  très-libérable.  Les  traités 
de  1814,  ne  furent  pas  impitoyables,  comme  ceux 
de  1 8 1 5;  l'Europe  semblait  étonnée  d'avoir  vaincu  I 

A  la  suite  de  l'empereur  Alexandre,  la  baronne 
de  Krudner  revit  Paris ^;  tout  y  était  changé!  Les 

brochure  contre  Napoléon  :  de  l'esprit  d'usurpation  et  de  con- 
quête. 

1 .  J'ai  caractérisé  cette  époque  dans  mon  travail  sur  la  Res- 
tauration. ^ 

2.  Au  mois  de  mai  1814.  "* 


I 


—  77  — . 

années  avaient  passé  sur  bien  des  têtes  et  les  évé- 
nements sur  bien  des  couronnes;  elle  fut  très- 
admirée,  très-fêtée  par  les  hautes  sociétés;  on 
savait  la  confiance  que  lui  accordait  l'empereur 
de  Russie  et  l'influence  qu'elle  exerçait;  ses  pro- 
phéties allaient  à  l'imagination,  aux  espérances 
de  la  Restauration  qu'elle  flattait  dans  son  pré- 
sent et  son  avenir  ;  le  parallèle  entre  Fange  noir 
et  l'ange  blanc  caressait  le  czar  dans  sa  seule 
vanité.  Il  n'y  a  pas  d'homme  si  haut  placé  qu'il 
soit,  qui  n'aime  avoir  un  prophète  à  son  service. 
Mme  de  Krudner  toute  remplie  des  superstitions 
de  l'esprit  grec,  recevait  l'empereur  dans  sa  re- 
traite, entourée  de  croix  d'améthyste  et  d'images, 
illuminées  de  mille  bougies  et  trempées  de  parfum. 
Là  venait  Bergasse,  élève  de  Saint-Martin,  le  thau- 
maturge le  plus  assidu,  au  reste  esprit  très-dis- 
tingué. Bergasse  avait  publié  une  courte  et  sub- 
stantielle brochure  contre  la  charte  et  spécialement 
contre  le  sénats  II  prouvait  avec  sa  logique  in- 
flexible «  qu'il  n'y  a  de  Restauration  réelle  que 
lorsque  la  propriété  foncière  est  rendue  à  ses 
maîtres  légitimes.  »  Il  soutenait  que  Louis  XVIII 

1.  Bergasse,  dans  sa  brochure,  voulait  rétablir  l'ancienne 
monarchie  en  l'appuyant  sur  l'esprit  provincial.  La  brochure 
fut  poursuivie  par  le  gouvernement  de  la  Restauration. 


y 


—  78  — 

n'avait  pas  eu  le  droit  de  confirmer  la  vente  des 
biens  d'émigrés  et  que  la  Révolution  ne  serait 
finie  que  si  on  les  restituait  aux  anciens  pro- 
priétaires :  comment  cette  Révolution  était-elle 
devenue  si  forte,  invincible?  C'était  par  le  chan- 
gement dans  la  propriété.  Les  acquéreurs  de 
biens  nationaux  étaient  ses  défenseurs  tout  armés; 
il  fallait  hardiment  les  attaquer,  opposer  la  con- 
fiscation de  1814  à  la  confiscation  de  1793. 

L'empereur  Alexandre  avait  pris  Bergasse  en 
grande  estime  et  le  voyait  chez  Mme  de  Krudner; 
on  ne  pouvait  dire  que  les  visites  du  czar  eussent 
un  but  d'amour  et  de  passion;  en  1814,  la  ba- 
ronne avait  cinquante  ans;  elle  n'avait  gardé  que 
ses  yeux,  pleins  de  douceur  et  de  dévotion  ;  il  venait 
donc  pour  l'écouter,  pour  soUiciter  ses  inspira- 
tions; Mme  de  Krudner  n'avait  pas  été  satisfaite 
des  arrangements  de  1814;  selon  elle,  l'Europe 
n'avait  pas  pris  des  précautions  suffisantes  contre 
Napoléon;  elle  annonçait  que  l'île  d'Elbe  ne  se- 
rait pas  pour  lui  une  longue  prison,  et  qu'il  re- 
viendrait bientôt  :  «  L'ange  noir  reprendrait  son 
vol,  pour  troubler,  par  le  battement  de  ses 
grandes  ailes,  la  paix  et  le  repos  de  l'Europe.  » 
Il  fallait  profiter  des  nobles  élans  des  peuples 
pour  assurer  leur  fraternité  et  leur  bonheur.  Si 


i 


—  To- 
ron n'ouvrait  pas  la  main  large  aux  idées  chré- 
tiennes, l'Europe  serait  encore  tourmentée;  le 
Sauveur  Christ  devait  être  adoré  par  tous  les 
peuples,  et  lui  seul  protégerait  le  monde  violem- 
ment ébranlé.  »  Ces  idées  qui  entraient  dans  les 
rêves  de  l'empereur  Alexandre  flattaient  ses  pro- 
jets sur  la  Grèce  et  la  Turquie. 

On  était  déjà  loin  de  ces  principes  de  fraternité 
pacifique  au  congrès  de  Vienne^  (septembre  1814): 
les  intérêts  particuliers  allaient  partager  les  cabi- 
nets :  il  fallait  régulariser  ce  grand  fouillis  de  sou- 
verainetés qu'avait  entassé  la  chute  de  l'empire  de 
Napoléon;  la  carte  de  l'Europe  était  déchirée, 
remaniée  avec  un  sans-façon  souverain  qui  pou- 
vait étonner  la  vieille  diplomatie.  On  avait  adopté 
le  système  de  compensation  par  âmes  et  par 
lieues  carrées  ;  ce  qu'on  perdait  dans  une  pro- 
vince on  le  gagnait  dans  une  autre.  L'Autriche 
était  reconstituée  sur  la  plus  vaste  échelle  histo- 
rique, la  Prusse  qui  recevait  une  double  compen- 
sation en  Pologne  et  sur  le  Rhin,  dévorait  une 
partie  de  la  Saxe  et  convoitait  l'autre  ;  la  Suède 
recevait  en  partage  la  Norvège  arrachée  au  Da- 


1.  Le  comte  d'Angeberg  a  publié  chez  Amyot  le  recueil  le 
;  plus  complet  des  actes  du  congrès  de  Vienne.  J'en  ai  écrit  la 
préface. 


—  80  — 

nemark;  et  toutes  ces  résolutions  étaient  prises 
en  vertu  des  lois  de  la  conquête  et  de  la  victoire. 

Le  congrès,  à  travers  les  affaires  les  plus  sé- 
rieuses, lut  au  reste  très-mondain,  très-dissipé; 
les  souverains  croyaient  les  arrangements  défi- 
nitifs: on  sortait  d'une  longue  guerre,  on  était 
avide  de  repos  et  de  plaisir.  Vienne,  la  ville  si 
distraite,  si  coquette,  s'était  parée  de  ses  habits  de 
fête.  Les  grands  artistes  y  coudoyaient  les  diplo- 
mates, alors  jeunes  et  amoureux;  on  citait  les 
succès  du  prince  de  Metternich,  de  l'impression- 
nable lord  Castelreagh,  du  comie  de  Nesselrode, 
du  duc  de  Wellington,  un  des  plus  galants  et  des 
plus  volages,  et  surtout  du  très-jeune  lord  Pal- 
merslon,  secrétaire  d*État  de  la  guerre  à  vingt- 
deux  ans,  spirituel  gentleman ^  Les  chants  de 
Mme  Catalan!  ravissaient  toutes  les  âmes; 
Mlle  Gail  composait  les  romances  à  la  mode  dans 
les  cercles  diplomatiques  et  que  les  dames  appli- 
quaient à  un  des  plus  galants  des  ambassadeurs, 
joli  garçon,  cœur  léger. 

Dans  un  autre  coin  du  tableau  étaient  les  petits 
secrets  du  mysticisme  :  les  cartes  et  tarots  de 

1 .  Lord  Palmerston  ne  perdit  jamais  ce  caractère  dans  sa 
longue  carrière;  il  fait  vide  en  ce  moment  dans  le  monde  di- 
plomatique que  son  expérience  avait  longtemps  dirigé. 


—  81   — 

Mlle  Lenormand  en  toque  ébouriffée  de  devi- 
neresse; et  Ton  racontait  que  plus  d'un  diplomate 
très-sérieux  du  congrès  les  avait  interrogés.  C'é- 
taient des  distractions  plutôt  que  des  affaires  quand 
il  s'agissait  de  reconstituer  l'Europe;  chaque 
cabinet  avait  des  idées  positives  de  possession  et 
de  conquêtes  territoriales;  il  ne  restait  qu'une 
toute  petite  place  pour  les  sentimentalités  mys- 
tiques. La  baronne  de  Krudner  ne  fut  pas  étran- 
gère à  l'acte  d'abolition  de  la  traite  des  noirs  :  elle 
aurait  voulu  l'étendre  à  l'esclavage  chrétien  dans 
les  États  barbaresques*  :  le  temps  n'était  pas  venu 
pour  une  si  haute  résolution.  Tandis  qu'on  fixait 
les  bases  d'un  nouveau  partage  de  l'Europe,  une 
conférence  particulière  du  congrès  dut  s'occuper 
de  la  reconstitution  de  l'Allemagne  et  de  la  for- 
mation d'une  Diète.  La  Confédération  du  Rhin  était 
tombée  aux  acclamations  des  cœurs  patriotiques  ; 
formée  contre  l'Autriche  et  la  Prusse  au  profit  des 
États  intermédiaires,  eux-mêmes  soumis  aux  vo- 
lontés du  protecteur  Napoléon,  sa  chute  devait 
amener  une  réaction  violente.  L'acte  du  8  juin 
1815  constitua  la  Diète dontle  siège  était  à  Franc- 


1.  Voir  le  recueil  publié  par  M.  Amyot. 


—  82  — 

fort^  unité  fictive  qui  laissait  le  pouvoir  disputé 
entre  les  deux  grandes  puissances  de  la  fédération 
allemande,  l'Autriche  et  la  Prusse.  Ce  n'était  pas 
ce  qu'avaient  voulu  les  sociétés  secrètes,  la  Tugend 
Biind;  en  partant  de  la  date  historique  de  Vili- 
kind,  elles  voulaient  constituer  une  Allemagne 
libre  avec  un  parlement  unitaire,  souvenir  de  ces 
assemblées  des  Germains  dont  parle  Tacite.  M.  de 
Metternich  prit  désormais  la  haute  main  sur  la 
délibération  des  conseillers  de  la  Diète  de  Franc- 
fort. Gentz,  le  sceptique,  les  aurait  volontiers  ré- 
duits au  rôle  de  conseillers  auliques  des  contes 
d'Hoffmann. 

Le  coup  de  tonnerre  du  débarquement  de  Napo* 
léon,  le  P*"  mars  1815,  éclatant  au  milieu  du  con- 
grès, vint  considérablement  rehausser  la  renom- 
mée de  Mme  de  Krudner  ;  elle  l'avait  prédit  avec 
la  plus  ferme  assurance  et  pour  ainsi  dire  à  jour 
précis;  elle  se  mit  encore  une  fois  à  prêcher  la 
croisade  contre  le  génie  des  batailles  qui  reparais- 
sait pour  troubler  la  paix  du  monde  ;  elle  prédit 
que  son  règne  ne  durerait  pas  trois  mois,  ou 
comme  elle  le  définit  avec  son  accent  de  prophé- 
Xessef  Cent  jours ^j  chêitimenl  infligé  par  Dieu  aux 

1.  Cet  acte  fait  partie  des  annexes  du  congrès  de  Vienne, 
1.  Le  nom  en  est  resté  à  cette  période  de  l'histoire. 


—  83  — 

rois  qui  n'avaient  pas  réalisé  l'idéal  de  la  frater- 
nité chrétienne.  Mme  de  Krudner  vint  à  Paris  ; 
peut-être  y  avait-elle  une  mission  particulière,  ou 
bien  elle  y  fut  entraînée  par  la  seule  curiosité.  La 
baronne  vit  beaucoup  la  duchesse  de  Saint-Leu,  la 
reine  Hortense,  trop  spirituelle,  trop  sensitive 
pour  n'avoir  pas  des  tendances  au  mysticisme;  elle 
prêcha  fort  librement  au  milieu  de  ce  monde  peu 
disposé  à  s'occuper  des  prophéties  de  celle  que 
Fouché  appelait  vieille  folle.  Le  duc  d'Otranle,  l'ex- 
pression du  matérialisme  conventionnel,  n'avait-il 
pas  écrit  sur  les  tombes  d'un  cimetière  :  «  La  mort 
est  un  sommeil  éternel  !  »  doctrine  désespérante, 
tout  à  fait  opposée  à  celle  de  Mme  de  Krudner, 
qui  croyait  la  mort  une  simple  transformation  de 
la  chenille  en  papillon,  de  la  matière  en  esprits. 

Mme  de  Krudner  traversant  ainsi  les  Cent 
jours,  put  assister  à  la  seconde  rentrée  des  alliés 
à  Paris;  elle  ne  fut  pas  sans  remarquer  la  tris- 
tesse profonde  de  l'empereur  Alexandre,  mé- 
content de  l'Europe  et  surtout  des  Bourbons,  à 
ses  yeux  des  ingrats.  La  diplomatie  secrète  des 
Tuileries  lui  avait  révélé  bien  des  négocia- 
tions, et  particulièrement  le  traité  signé  entre 
la  France,  l'Autriche  et  l'Angleterre,  sur  la 
liberlé  de  la  Pologne.  Alexandre  avait  constitué 


—  84  — 

une  Pologne  nationale  sous  son  sceptre,  La 
France,  l'Autriche  et  l'Angleterre  voulaient  une 
Pologne  libre  séparée  de  la  Russie  et  lui  servant 
de  barrière.  Elles  armaient  pour  cela,  quand  le 
retour  de  l'île  d'Elbe  remit  tout  en  question. 
Alexandre  ne  pardonna  pas  ce  traité  à  Louis  XVIil 
et  à  M.  de  Talleyrand  ;  quand  il  revint  à  Paris 
après  la  seconde  restauration,  il  ne  dissimula  au- 
cun de  ses  griefs,  il  pesa  comme  les  autres  sou- 
verains sur  les  destins  de  la  France  conquise  et 
affligée. 

La  baronne  de  Krudner  et  Bergasse  restèrent 
influence  sur  l'Empereur,  et  avec  eux,  un  homme 
d'État,  mystique  encore,  le  comte  Gapo  d'Istria, 
tout  dévoué  à  la  cause  des  Hellènes,  et  qui  espérait 
une  Grèce  triomphante. Le  comte  Gapo  d'Istria, un 
des  disciples  de  la  baronne  de  Krudner,  posait  en 
principe  :  «  que  l'existence  de  l'empire  turc  était 
une  honte  pour  l'Europe  chrétienne  :  »  n'était-il  pas 
temps  de  rejeter  en  Asie  cette  horde  de  Tartares, 
puissante  autrefois,  aujourd'hui  odieuse  et  ridi- 
cule avec  ses  eunuques,  sa  polygamie,  un  code 
barbare,  l'esclavage  en  principe?  ses  territoires 
européens  de  l'empire  ottoman,  ces  belles  con- 
trées en  des  mains  stériles,  la  Valachie,  la  Molda- 
vie, la  Roumanie  depuis  le  Danube  jusqu'au  Bos- 


—  85  — 

phore,  pourraient  servir  de  compensation  dans 
un  remaniement  européen  qui  ferait  la  part  à 
chaque  nationalité  ;  sans  l'expulsion  des  Turcs  il  n'y 
aurait  jamais  rien  de  définitif  dans  un  remanie- 
ment de  la  carte  de  l'Europe;  on  se  heurterait 
toujours  par  des  prétentions  justifiées. 

Le  second  séjour  de  l'empereur  Alexandre  à 
Paris,  ne  fut  pas  marqué  de  ce  caractère  de  popu- 
larité et  de  dictature  suprême,  de  la  première 
occupation;  les  Anglais  et  les  Allemands  (Prus- 
siens et  Belges)  avaient  fait  seuls  la  campagne  de 
1815  à  Waterloo;  maîtres  de  Paris,  ils  dominaient 
les  négociations  d'un  traité  avec  la  France  dans 
des  conditions  inflexibles  ;  l'Autriche  intervenait 
pour  soutenir  les  réclamations  de  l'Allemagne, 
pour  demander  des  garanties.  Les  prétentions  des 
Allemands  étaient  sans  limites.  Une  note  de  M.  de 
Gagern,  ministre  des  Pays-Bas^,  disait  :  «  qu'il 
était  permis  de  recouvrer  par  la  conquête  ce  qui 
avait  été  perdu  par  la  conquête,  et  que  par  consé- 
quent, on  userait  de  beaucoup  de  modération  en- 
vers la  France,  vouée  sous  le  gouvernement  pré- 
cédent, non  moins  que  sous  ses  rois,  à  un  système 
d'envahissement,  si  cette  puissance  n'était  tenue 

1.  Note  originale  (septembre  1815). 


—  86  — 

qu'à  restituer  l'Alsace,  la  Lorraine,  la  Flandre  et 
l'Artois  à  leurs  anciens  maîtres  *  »  M.  de  Metternich 
ajoutait  d'un  ton  plus  doux  et  plus  mesuré:  «  La 
France,  d'après  un  système  constant,  a  augmenté 
le  nombre  de  ses  forteresses  ;  elle  a  cherché  à  di- 
minuer par  la  démolition  ou  la  conquête,  le  nom- 
bre des  places  fortes  de  ses  voisins;  c'est  à  la 
faveur  de  ce  système,  qui  lui  donnait  tous  les  avan- 
tages de  l'offensive  et  de  la  défensive,  qu'elle  avait 
dû  ses  principaux  succès.  Ainsi  on  pouvait  raison- 
nablement exiger  que  la  France  renonçât  au  pre- 
mier rang  de  ses  places  fortes,  puisqu'elle  en  avait 
trois  rangs  ;  il  lui  restait  encore,  malgré  cette  perte, 
deux  rangs  de  forteresses  qui  la  constitueraient  la 
puissance  la  mieux  défendue  de  l'Europe.  Dans 
l'état  de  gêne  où  se  trouvaient  la  plupart  des  puis- 
sances voisines  de  la  France,  elles  ne  pouvaient 
élever  des  places  fortes  dont  les  frais  de  construc- 
tion sont  en  général  énormes.  En  somme,  les  puis- 
sances alliées  étaient  autorisées,  d'après  tous  les 
antécédents,  à  exiger  de  la  France  :  1°  une  indem- 
nité territoriale  ;  2°  une  garantie  réelle  et  perma- 
nente ;  3"  l'adoption  par  la  nation  d'une  forme  de 
gouvernement  conciliable  avec  celui  des  autres 

1.  Note  autographe. 


—  87  — 

États  de  l'Europe;  4°  la  soumission  momentanée 
à  des  mesures  de  police  militaire*  » 

C'était  au  nom  de  l'Allemagne  que  ces  doulou- 
reux sacrifices  étaient  demandés  à  la  France  : 
la  carte  dressée  par  M.  de  Gagern  et  remise  à 
M.  de  Talleyrand,  le  2  septembre  1815,  imposait  à 
notre  noble  pays  les  frontières  de  Louis  XIII.  La 
ligne  partant  de  Dunkerque  enlevait  avec  Lille, 
Metz  et  Strasbourg,  toutes  les  conquêtes  de 
Louis  XIV;  et  quand  les  plénipotentiaires  français 
élevaient  la  voix  contre  ces  cruelles  conditions, 
l'Allemagne  répondait  «  quand  vous  avez  été 
victorieux,  forcé  de  traiter  à  Bâle,  à  Campo-Formio, 
à  Rastadt,  à  Lunéville,  nous  avons  subi  la  cession 
de  toute  la  rive  gauche  du  Rhin,  vous  avez  exigé 
Anvers,  Cologne,  Coblentz,  Mayence  ;  victorieux  à 
notre  tour  nous  voulons  les  forteresses  de  votre 
premier  rang  :  Dunkerque,  Lille,  Metz,  Stras- 
bourg; notre  ligne  de  défense  ne  sera  complète 
qu'à  cette  condition  ^  * 

Dans  ces  négociations,  l'empereur  Alexandre 
n'était  point  encore  intervenu  avec  une  autorité 
suffisante,  car  les  têtes  de  colonnes  russes  entraient 

1.  Note  originale  (octobre  1815). 

2.  J'ai  donné  tous  ces  détails  dans  mon  Histoire  delà  Restau- 
ration. 


-—  88  — 

à  peine  en  France.  Le  roi  Louis  XVIIl  ne  pouvait 
qu'invoquer  sa  généreuse  intervention;  M.  de 
Richelieu  fui  nommé  président  du  conseil  et  négo- 
ciateur du  traité.  Mme  de  Krudner  et  Bergasse 
agirent  sur  l'esprit  de  l'empereur,  pour  qu'il  se 
montrât  calme,  généreux  en  se  séparant  de  ses 
alliés;  et  l'odieuse  carte  fut  effacée;  la  France  ne 
perdit  pas  les  frontières  de  Louis  XIV;  elle  ne 
céda  que  quelques  points  et  encore  le  noble  cœur 
de  M.  de  Richelieu  s'en  indignait  : 

«  Tout  est  consommé,  écrivait-il  àun  de  ses  amis 
politiques  :  j'ai  apposé  hier  plus  mort  que  vif  mon 
nom  à  ce  fatal  traité,  j'avais  juré  de  ne  pas  le  faire 
et  je  l'avais  dit  au  Roi  ;  ce  malheureux  prince  m'a 
conjuré  en  fondant  en  larmes  de  ne  point  l'aban- 
donner et  dès  ce  moment  je  n'ai  pas  hésité  ;  j'ai  la 
confiance  que  sur  ce  point  personne  n'aurait  mieux 
fait  que  moi,  et  la  France  expirante  sous  le  poids 
qui  l'accable  réclamait  impérieusement  une 
prompte  délivrance  ;  elle  commencera  dès  demain, 
du  moins  à  ce  qu'on  m'assure  et  s'opérera  successi- 
vement et  promptement  »  (21  novembre  1815)^ 
Cette  noble  lettre  du  duc  de  Richelieu  était  écrite 


1 .  J'ai  donné  le  premier  cette  lettre  dans  mon  travail  sur  la 
Restauration;  yen  ai  eu  l'original  dans  les  mains. 


—  89  — 

au  sortir  du  grand  salon  bleu  des  affaires  étran- 
gères où  les  protocoles  avaient  été  échangés. 
Presque  aussitôt  les  diplomates  étrangers  pro- 
cédèrent à  la  répartition  des  territoires  acquis.  Le 
partage  de  la  rive  gauche  du  Rhin  fut  fait  avec  une 
extrême  habileté;  on  y  intéressa  les  Pays-Bas,  la 
Prusse,  la  Bavière,  le  Wurtemberg  :  on  créa  un 
système  de  forteresse  fédérale  avec  garnison  mixte, 
de  manière  que  si  la  rive  gauche  était  attaquée, 
TAllemagne  tout  entière  fût  intéressée  à  sa  pro- 
tection et  à  sa  défense. 

On  peut  reporter  à  cette  époque  (1815)  la  fin  des 
grosses  affaires  de  l'Europe  depuis  la  Révolution 
française.  Alors  commença  un  temps  de  repos,  où  la 
pohtique  ne  fut  qu'une  simple  police  des  opinions. 
De  là  naquit  une  certaine  oisiveté  pour  les  hommes 
d'État  naguère  mêlés  aux  émouvantes  transactions 
du  grand  drame  de  la  République  et  de  l'Empire  : 
pour  les  esprits  émus  et  tourmentés  ce  fut  Tennui 
et  le  désenchantement.  On  peut  s'en  convaincre 
par  la  correspondance  intime  de  Gentz*,  il  se  voit 
vieillir;  tout  pour  lui  est  désormais  sans  goût  et 
sans  saveur,  les  fruits  sont  de  la  cendre;  quand  on 


1.  Gentz  ne  fut  plus  alors  qu'un  journaliste  et  un  rédacteur 
de  manifestes. 


—  90  ~ 

a  été  accoutumé  aux  mille  échos  des  torrents  on 
s'ennuie  au  petit  murmure  des  eaux,  et  à  l'aspect 
des  lacs  sans  rides.  Le  baron  de  Gentz  que 
Mme  de  Krudner  avait  beaucoup  vu,  était  Topposé 
du  mysticisme,  esprit  sensuel  et  positif,  il  allait 
au  fond  des  choses  avec  un  certain  égoïsme.  «  Je 
me  réjouirai  toujours,  écrivait-il  en  1814,  de 
n'avoir  pas  laissé  écouler  ma  jeunesse  tristement 
comme  un  gueux.  Je  me  réjouirai  de  m'en  être 
bien  donné  au  banquet  delà  vie,  et  de  pouvoir  me 
lever  de  table  en  convive  rassasié;  mais  croyez- 
moi,  je  suis  horriblement  lassé;  j'ai  tant  vu  le 
monde,  j'en  ai  tant  joui,  que  les  illusions  et  les 
vaines  pompes  demeurent  sans  effet  sur  moi.  Je 
suis  mort,  réellement  mort,  sans  que  les  expé- 
riences les  plus  habilement  dirigées  puissent  me 
rappeler  à  la  vie.  Je  me  suis  enlacé  si  honteu- 
sement dans  les  chaînes  du  monde,  qu'il  me 
manque  non-seulement  la  liberté,  mais  le  courage 
même  de  la  reconquérir.  Rien  ne  saurait  plus  me 
charmer,  je  suis  froid,  blasé,  ironique.  Ma  péné- 
tration ne  me  fait  apercevoir  que  trop  bien 
la  folie  de  presque  tout  le  monde,  et  inté- 
rieurement j'éprouve  une  joie  pour  ainsi  dire 
diabolique  de  voir  que  les  prétendues  grandes 
affaires  prennent  une  fin  si  pitoyable....  J'ai  une 


—  91   — 

véritable  horreur  de  l'avenir,  principalement 
parce  que  cet  avenir  touche  à  la  mort.  Je  me  sens 
vieillir;  quoique  la  vie  ait  perdu  pour  moi  à  peu 
près  tous  ses  attraits,  je  ne  voudrais  pourtant  pas 
mourir.  Ce  n'est  pas  que  j'aie  précisément  à  me 
plaindre  de  quelque  chose;  tout  ce  qui  peut 
s'appeler  mysticisme  où  fanatisme  est  loin  de  moi; 
je  ne  crois  avoir  jamais  vu  les  hommes  et  les 
choses  aussi  clairement  qu'à  présent,  mais,  autour, 
au  dedans  de  moi,  tout  me  paraît  vide,  flasque 
abattu.  » 

Ces  quelques  lignes  sont  du  plus  pur  style  :  les 
grandes  affaires,  les  négociations  avec  les  hommes 
donnent  aux  diplomates  un  sens  profond,  une 
manière  élevée,  de  sentir,  d'écrire.  Les  diplomates 
de  premier  ordre  sont  toujours  des  écrivains  émi- 
nents,  témoin  le  prince  de  Metternich,  M.  de  Tal- 
leyrand;  et  ce  serait  une  histoire  pleine  d'intérêt 
que  celle  de  la  diplomatie,  au  point  de  vue  de 
l'élégance  et  des  formes  du  style  ;  les  diplomates 
sont  des  moralistes  de  la  plus  haute  espèce  à  tra- 
vers toute  la  corruption  de  la  vie. 


VI 


LA  DECLARATION  DE  LA  SAINTE  ALLIANCE 
LA  PART  DE  MADAME  DE  KRUDNER  ET  DE  BERÇASSE 
LES  ILLUMINÉS  DANS  LA  DIPLOMATIE 

(Septembre  1815) 


VI 


LA  DÉCLARATION  DE  LA  SAINTE  ALLIANCE.— LA  PART  DE 
MADAME  DE  KRUDNER  ET  DE  BERGASSE.  —  LES  ILLUMINES 
DANS  LA  DIPLOMATIE. 

(Septembre  1815;. 


Dans  sa  tristesse  religieuse,  l 'empereur  Alexandre 
s'était  vivement  préoccupé  de  l'état  des  âmes  en 
Europe:  les  guerres  de  1813  à  1815,  en  imposant 
des  sacrifices  aux  peuples,  les  avaient  surexcités 
dans  les  émotions  d'indépendance.  Ilfallaitprendre, 
selon  Mme  de  Krudner,  en  grande  considération 
le  nouvel  esprit  des  nations.  Un  mémoire  fort 
développé  de  Bergasse  exposait  les  dangers  d'une 
paix  oisive  et  d'un  repos  opiacé,  si  Ton  n'ouvrait 
une  nouvelle  voie  à  l'activité  humaine  ;  il  fallait 
donc  opposer  aux  tendances  delà  génération^  une 

1.  Bergasse  était  si  avant  datis  la  confiance  du  czar,  qile 


~  96  — 

association  de  rois,  fondée  sur  les  lois  éternelles 
de  la  religion  et  de  la  morale,  forte  digue  aux 
nouveaux  périls  de  la  société.  D'après  Mme  de 
Krudner  l'unité  s'était  fait  multitude.  Ce  n'était 
point  un  homme,  un  conquérant  qu'on  devait 
aujourd'hui  redouter,  mais  les  cœurs  ardents  sous 
des  chefs  audacieux  ;  les  sociétés  secrètes  restaient 
debout  et  mécontentes;  comme  une  force  désor- 
donnée qui  troublait  le  banquet  de  la  vie  so- 
ciale. Le  Seigneur  avait  donné  mission  à  l'em- 
pereur Alexandre  de  réaliser  contre  l'esprit  de  la 
révolution  une  sainte  alliance,  fondée  sur  les 
principes  de  l'Évangile;  il  fallait  tendre  la  main 
aux  peuples  opprimés,  assurer  partout  le  triomphe 
de  la  croix,  abolir  comme  elle  le  répétait  avec 
enthousiasme,  la  traite  des  blancs,  après  avoir 
proscrit  la  traite  des  noirs. 

La  baronne  développait  le  plan  de  Bergasse, 
avec  un  charme  de  parole  et  une  tendresse  par- 
ticulière du  regard;  «  il  n'y  avait  que  l'intervention 
du  Dieu  sauveur,  continuait-elle,  qui  pût  pré- 
server la  société  du  péril  menaçant.  Il  fallait 
invoquer  l'esprit  de  l'Évangile,  pour  entretenir 

celui-ci  le  faisait  asseoira  son  côté.  «  Monsieur  Bergasse,  di- 
sait-il, mettez-vous  de  ce  côté,  c'est  ma  bonne  oreille.  »  L'em- 
pereur était  un  peu  sourd. 


—  97  — 

les  souverains  dans  une  politique  de  respect  et 
de  devoir:  «  Assurément  il  était  impossible  de 
formuler  ces  rêveries  dans  un  traité  positif;  la 
diplomatie  est  la  science  des  réalités,  tout  doit  être 
précis  et  les  actes  de  la  chancellerie  ne  sont  pas 
des  homélies  d'illuminés?  L'empereur  Alexandre 
néanmoins  accepta  les  idées  de  Mme  de  Krudner 
et  de  Bergasse;  il  les  développa  lui-même  dans 
une  sorte  de  déclaration,  communiquée  pres- 
que aussitôt  au  roi  de  Prusse  et  à  Tempereur 
d'Autriche,  tous  deux  alors  sous  le  charme  de  la 
douce  et  rêveuse  parole  du  czar.  Alexandre  avait 
prêté  un  si  grand  concours  à  la  délivrance  de 
l'Europe  qu'il  méritait  d'être  écouté^  I 

M.  de  Hardenberg  ne  fît  pas  d'observation  :  il 
avait  vécu  à  côté  des  sociétés  secrètes,  familia- 
risées avec  les  idées  martinistes.  Le  roi  de  Prusse 
était  trop  lié  avec  la  Russie  pour  ne  pas  subir 
son  influence;  il  avait  besoin  plus  qu'un  autre 
de  surveiller  les  nouvelles  tendances  de  ses 
universités.  Mais  le  prince  Metternich,  esprit  po- 
sitif, demanda  très-sérieusement  ce  que  pouvait 
signifier  ce  traité;  au  fond  il  le  considérait  moins 


1.  Les  premières  communications  datent  du  mois  d'août  1815, 
après  les  conférences  sur  le  traité  de  Paris. 

6 


—  98  — 

comme  une  fantaisie  de  l'empereur  Alexandre, 
que  comme  une  sérieuse  tentative  qui  plaçait  la 
Russie  à  une  grande  hauteur  et  lui  ouvrait  les 
voies  du  protectorat  de  l'Orient  :  en  proclamant 
la  souveraineté  du  Sauveur  et  de  la  croix  n'avait- 
on  pas  en  vue  Témancipation  de  la  Grèce  et  le 
démembrement  de  l'empereur  turc?  Au  reste 
l'Autriche  avait  eu  un  trop  beau  lot  dans  les 
traités  de  1815  pour  refuser  sa  signature  à  une 
convention  vague  sur  laquelle  on  pourrait  tou- 
jours revenir. 

Le  préambule  de  la  déclaration  ou  traité  de  la 
sainte  alliance,  entièrement  rédigé  par  Mme  de 
Krudner  et  Bergasse,  corrigé  par  l'empereur 
Alexandre,  est  assez  curieux  pour  être  rapporté 
dans  son  style  primitif^  :  «  Au  nom  de  la  Très- 
sainte  et  indivisible  Trinité.  LL.  MM.  l'empereur 
d'Autriche,  le  roi  de  Prusse,  et  l'empereur  de 
Russie  %  par  suite  des  grands  événements  qui  ont 
signalé  en  Europe  le  cours  des  trois  dernières 
années,  et  principalement  des  bienfaits  qu'il  a  plu 
à  la  divine  Providence  de  répandre  sur  les  États 

1.  Nous  donnons  le  texte  le  plus  exact  et  comparé  du  traité  de 
la  sainte  alliance. 

2.  Il  n'y  a  au  traité  que  les  trois  signatures  des  princes  sans 
le  concours  des  ministres  ou  chanceliers. 


—  99  — 

dont  les  gouvernements  ont  placé  leur  confiance 
et  leur  espoir  en  elle  seule,  ayant  acquis  la  con- 
viction intime  qu'il  est  nécessaire  d'asseoir  la 
marche  à  adopter  par  les  puissances  dans  leurs 
rapports  mutuels,  sur  les  vérités  sublimes,  que 
nous  enseigne  Téternelle  religion  du  Dieu  sau- 
veur, déclarent  solennellement  que  le  présent 
acte  n'a  pour  objet  que  de  manifester  à  la  face 
de  l'univers  leur  détermination  inébranlable  de 
ne  prendre  pour  règle  de  leur  conduite,  soit  dans 
l'administration  de  leurs  États  respectifs,  soit 
dans  leurs  relations  politiques  avec  tout  autre 
gouvernement,  que  les  préceptes  de  cette  religion 
sainte,  préceptes  de  justice,  de  charité  et  de  paix 
qui,  loin  d'être  uniquement  applicables  à  la  vie 
privée,  doivent  au  contraire  influer  directement 
sur  les  résolutions  des  princes  et  guider  toutes 
leurs  démarches,  comme  étant  le  seul  moyen  de 
consolider  les  institutions  humaines  et  remédier 
à  leurs  imperfections.  » 

Cette  pohtique  qui  prenait  pour  base  la  frater- 
nité des  rois,  la  loi  de  l'Évangile  était  assurément 
bien b  elle,  mais  comment  la  pratiquer?  On  sup- 
posait la  paix  perpétuelle,  la  réalisation  du  rêve 
de  l'abbé  de  Saint-Pierre,  quand  l'expérience 
avait  prouvé  que  chaque   trente  ans    l'Europe 


Xin'^versîtiis 


—  100  — 

se  déchirait  dans  des  disputes  d'intérêt.  Cepen- 
dant l'empereur  Alexandre  formulait  ces  idées 
en  traité  : 

c<  En  conséquence,  continuait  la  déclaration, 
LL.  MM.  sont  convenues  des  articles  suivants  : 
Art.  1.  Conformément  aux  paroles  des  saintes 
Écritures,  qui  ordonnent  à  tous  les  hommes  de 
se  regarder  comme  frères ,  les  trois  monarques 
contractants  demeureront  unis  par  les  liens  d'une 
fraternité  véritable  et  indissoluble,  et  se  considé- 
rant comme  compatriotes^,  ils  se  prêteront,  en 
toute  occasion  et  en  tout  lieu ,  assistance,  aide  et 
secours;  se  regardant  envers  leurs  sujets  et  armées 
comme  pères  de  famille,  ils  les  dirigeront  dans  le 
même  esprit  de  fraternité  dont  iis  sont  animés 
pour  protéger  la  religion ,  la  paix  et  la  justice. 
Art.  2.  En  conséquence,  le  seul  principe  en  vi- 
gueur, soit  entre  lesdits  gouvernements,  soit  entre 
leurs  sujets,  sera  celui  de  se  rendre  réciproque- 
ment service  ,  de  se  témoigner  par  une  bienveil- 
lance inaltérable  l'affection  mutuelle  dont  ils  doi- 
vent être  animés ,  de  ne  se  considérer  tous  que 
comme  membres  d'une  même  nation  chrétienne, 


1.  Cet  article  exprime  une  tendance  à  effacer  les  nationa- 
lités, ce  qui  était  le  dernier  mot  du  martinisme. 


—  101    — 

les  trois  princes  alliés  ne  s'envisageant  eux-mêmes 
que  comme  délégués  par  la  Providence  pour  gou- 
verner trois  branches  d'une  même  famille,  savoir: 
l'Autriche,  la  Prusse  et  la  Russie  ;  confessant  ainsi 
que  la  nation  clirétienne,  dont  eux  et  leurs  peuples 
font  partie,  n'a  réellement  d'autre  souverain  que 
celui  à  qui  seul  appartient  en  propriété  la  puis- 
sance, parce  qu'en  lui  seul  se  trouvent  tous  les 
trésors  de  l'amour ,  de  la  science  et  de  la  sagesse 
infinie,  c'est-à-dire  Dieu,  notre  divin  Sauveur, 
Jésus-Christ,  le  verbe  du  Très-Haut,  la  parole  de 
vie*.  LL.  MM.  recommandent  en  conséquence 
avec  la  plus  tendre  sollicitude  à  leurs  peuples, 
comme  unique  moyen  de  jouir  de  cette  paix  qui 
naît  de  la  bonne  conscience,  et  qui  seule  est  du- 
rable, de  se  fortifier  chaque  jour  davantage  dans 
les  principes  et  l'exercice  des  devoirs  que  le  divin 
Sauveur  a  enseignés  aux  hommes.  Art.  3.  Toutes 
les  puissances  qui  voudront  solennellement  avouer 
les  principes  sacrés  qui  ont  dicté  le  présent  acte, 
et  reconnaîtront  combien  il  est  important  au  bon- 
heur des  nations,  trop  longtemps  agitées,  que  ces 
vérités  exercent  désormais  sur  les  destinées  hu- 


1.  C'était  la  formule  du  règne  du  Christ  et  de  VÉvangile  prê- 
cliée  par  les  anabaptistes  au  xvi*  siècle. 


—  102  — 

maines  toute  l'influence  qui  leur  appartient,  seront 
reçues  avec  autant  d'empressement  que  d'afïection 
dans  cette  sainte  alliance.  —  Fait  triple  et  signé  à 
Paris,  Tan  de  grâce  1815,  le  14  (26)  septembre.  — 
François j  Frédéric  ^  Guillaume  y  Alexandre.  » 

Cette  vague  exposition  de  principe  était  une 
réaction  contre  l'esprit  d'égoïsme  qui  avait  tant 
compromis  les  couronnes  pendant  la  Révolution 
française.  Par  ce  contrat  d'assurance  mutuelle, 
on  espérait  maintenir  le  repos  public,  la  paix, 
des  trônes  et  des  peuples  :  l'Europe  sentait  sous 
ses  pas  un  sourd  frémissement  ;  l'empire  de  Na- 
poléon n'était  tombé  que  par  le  concours  du  j 
peuple;  un  souffle  de  liberté  circulait  dans  la  poi- 
trine des  nations  :  la  sainte  alliance  était  à  la  fois 
une  invitation  aux  lois  de  l'Évangile,  au  doux  gou- 
vernement des  souverains  et  une  menace  de  ré- 
pression vigoureuse.  Au  moindre  signal  d'agitation 
tous  les  rois  devaient  se  lever  pour  la  défense 
commune,  sorte  de  ligue  de  bien  public  y  ainsi 
qu'elle  s'était  faite  au  moyen  âge.  Quand  il  y  a 
un  danger  permanent,  une  loi  de  répression  de- 
vient indispensable  au  repos  du  monde. 

S'il  n'y  avait  en  réalité  que  trois  puissances 
principales  stipulant  en  leur  nom  dans  ce  traité, 
tous  les  autres  cabinets  étaient  appelés  à  y  accéder, 


—  103  — 

et  la  communication  en  fut  faite  non  par  voie  di- 
plomatique, selon  la  coutume  ordinaire,  mais  par 
lettre  autographe  des  souverains.  Dans  la  position 
d'obligée  où  se  trouvait  la  France  vis-à-vis  de  l'em- 
pereur Alexandre  après  les  traités  de  1815,  il  était 
bien  difficile  au  roi  Louis  XVIII  d'examiner  à  son 
point  de  vue,  le  but,  le  sens  précis  de  la  sainte 
alliance;  il  signa  son  adhésion  en  souvenir  du 
service  rendu  par  l'empereur  Alexandre  lors  du 
traité  de  Paris.  Il  n'en  fut  pas  ainsi  du  cabinet  de 
Londres  ;  lorsque  le  czar  écrivit  au  prince  régent 
d'Angleterre,  pour  l'inviter  à  donner  son  adhésion, 
lord  Caslelreagh  répondit  avec  assez  de  mauvaise 
humeur  :  «  qu'il  ne  pouvait  conseiller  à  Son  Altesse 
Royale  un  acte  qui  blessait  toutes  lois  constitution- 
nelles d'Angleterre  ;  car  d'après  ces  lois,  les  traités 
devaient  être  signés  sous  la  responsabilité  des  mi- 
nistres, et  ceux-ci  ne  pouvaient  l'engager  pour  un 
acte  diplomatique  sans  but  précis  et  déterminé'.» 
Les  hommes  d'État  considérables  en  Angleterre 
croyaient,  au  reste,  apercevoir  des  projets  de  do- 
mination suprême,  dans  la  pensée  d'Alexandre  P% 
une  manière  de  se  poser  comme  l'Agamemnon  de 


1.  J'ai  donné  le  texte  de  la  note  de  lord  Gastelr.  agh  dans  mon 
Hiitoire  de  la  Restauration. 


—  104  — 

l'Iliade,  le  Roi  des  Rois.  Cette  invocation  au  Dieu 
sauveur,  n'était-elle  pas  un  encouragement  donné 
aux  Hellènes,  qui  méditaient  une  insurrection 
contre  la  Porte  Oltomane?  Le  comte  Gapo  d'Istria 
tout-puissant  sur  l'empereur  Alexandre,  empreint 
de  l'idée  de  régénérer  la  Grèce,  et  fervent  adepte 
des  idées  spiritisles,  comparait  la  Turquie  au  vam* 
pire  qui  suçait  le  sang  d'une  vierge.  Très-lié 
évec  Bergasse  et  Mme  de  Krudner,  il  entraînait 
l'Empereur  dans  cette  voie  de  liberté.  Le  culte  du 
Dieu  vivant  était  dans  l'esprit  des  Hellènes  ;  le  frère 
d'Alexandre  s'appelait  Constantin ,  la  croix  mer- 
veilleuse allait  paraître  au  ciel  avec  ce  signe  :  «  Tu 
seras  vainqueur  »,  apparition  céleste  qui  avait  pré- 
cédé la  victoire  de  Constantin  le  Grand. 

Si  l'on  veut  connaître  avec  une  grande  exacti- 
tude, la  part  que  la  baronne  de  Krudner  prit  au 
traité  de  la  sainte  alliance  et  l'esprit  dans  lequel 
il  fut  écrit,  il  faut  lire  le  récit  parfaitement  cir- 
constancié, publié  par  le  professeur  Krug,  qui  a 
ra  conté,  dans  ses  plus  petits  détails,  l'entrevue  qu'il 
eut  quelques  années  plus  tard  à  Leipsick  avec  Mme 
de  Krudner^  Le  professeur  Krug  avait  publié  un 

1 .  Gesprœch  unter  vier  Augen  mit  Frau  von  Krudner.  Leipsick 
1818.  11  faut  comparer  ce  récit  avec  la  biographie  publiée  dans 
le  tome  111  du  Zeitgenossen. 


—  105  — 

livre  fort  retentissant  sur  la  sainte  alliance  et  il 
désira  savoir  s'il  avait  avancé  quelques  erreurs, 
ou  nié  quelques  vérités  ;  il  voulut  donc  les  soU'- 
mettre  à  la  baronne:  «  Le  désir  de  voir  de  mes 
propres  yeux,  dit  Krug,  et  l'espérance  d'obtenir 
des  renseignements  sur  un  objet  qui  me  tient  beau- 
coup à  cœur ,  me  portèrent  à  me  présenter  chez 
Mme  de  Krudner,  lors  de  son  passage  parLeip- 
sick  où  elle  s'arrêta  pendant  quelques  jours.  J'eus 
le  bonheur  de  la  trouver  seule,  c'est-à-dire  sans 
témoins  étrangers,  ce  quej'avais  justement  désiré, 
ses  plus  proches  amis,  Mme  de  Barkheim,  sa  fille 
et  un  M.  Kel'ner*,  qui  l'accompagne  dans  ses 
voyages ,  s'éloignèrent  aussitôt  que  j'entrais  dans 
la  chambre,  et  ne  revinrent  ensuite  que  de  temps 
en  temps.  A  mon  entrée  Mme  de  Krudner  me 
tendit  la  main  avec  l'exclamation  connue  :  «  Béni 
soit  Jésus-Christ.  «  C'est  notre  salut,  *ajouta-t-elle, 
et  me  fit  asseoir  près  de  son  lit ,  dans  lequel  elle 
se  tenait  assise  à  cause  de  sa  mauvaise  santé. 
M'étant  proposé  de  parler  peu  moi-même ,  mais 
d'écouter,  d'observer  et  d'animer  autant  qu'il  était 
possible  la  conversation,  je  la  fis  tomber,  après 


1.  Mme  de  Krudner  appelait  Kellner  son  saint  Jean-Baptiste 
ou  précurseur  ;  c'était  beaucoup  d'orgueil. 


—  106  — 

lui  avoir  adressé  quelques  questions  insignifiantes 
sur  la  sainte  alliance  qu'on  disait  inspirée  par 
Mme  Krudner.  Elle  ne  l'avouait  qu'à  moitié  en 
disant:  «  La  sainte  alliance  est  l'ouvrage  immédiat 
de  Dieu.  C'est  lui  qui  m'a  élue  son  instrument. 
C'est  par  lui  que  j'ai  achevé  ce  grand  œuvre.  »  Là- 
dessus  elle  donna  des  louanges  à  ma  brochure  sur 
la  sainte  alliance,  en  ajoutant  toutefois  que  je 
n'en  avais  pas  encore  compris  le  sens.  Après  que 
je  l'eus  suppliée  de  l'expliquer  elle  répondit:  «  La 
mission  de  la  sainte  alliance  s'adresse  à  tous  les 
hommes  ;  elle  doit  leur  apprendre  que  Jésus-Christ 
seul  est  le  maître  à  qui  tout  pouvoir  a  été  donné 
dans  le  ciel  et  sur  la  terre.  Elle  doit  les  tirer  de 
la  corruption  dans  laquelle  ils  sont  plongés,  afin 
que  la  vengeance  de  Dieu ,  dont  les  présages  se 
font  déjà  voir,  ne  les  atteigne  point.  » 

Ce  fut  par  cette  formule  d'accusation  contre  la 
société  moderne  que  la  baronne  de  Krudner  ex- 
pliqua le  traité  de  la  sainte  alliance.  Esprit  des 
temps  modernes,  le  professeur  Krug  se  hâta  de 
réfuter  cette  assertion.  «  Lorsque  je  lui  fis  la  re- 
marque qu'aujourd'hui  le  monde  ne  me  paraissait 
pas  plus  pervers  qu'autrefois,  elle  répliqua  avec 
vivacité  :  L'homme  vicieux  n'est  pas  si  loin  de  Dieu 
que  vous  le  croyez.  Partout  où  il  y  a  de  grands 


—  107 

vices,  il  y  a  aussi  beaucoup  d'énergie,  et  l'homme 
vicieux  peut  s'adresser  à  l'instant  même  au  Sau- 
veur*. Mais  le  monde  d'aujourd'hui,  principale- 
ment le  monde  éclairé  et  civilisé  est  pire  que  vi- 
cieux; il  est  paresseux  en  tout  ce  qui  est  bon;  il 
est  faible  et  indolent;  il  n'est  ni  chaud,  ni  froid;  il 
n'a  point  de  foi,  point  d'amour;  il  s'enorgueillit 
de  sa  raison  et  de  sa  soi-disant  vertu.  Le  rationa- 
lisme et  la  philosophie  que  l'on  prêche  dans  toutes 
les  églises  et  dans  toutes  les  chaires  perdront  le 
monde  actuel.  »  Cette  doctrine  sur  la  paresse,  l'in- 
différence  des  âmes,  les  dangers  de  la  société  mo- 
derne était  vue  de  haut ,  le  professeur  Krug  se 
1  hâta  de  la  réfuter.  «  M'étant  aperçu  qu'elle  ne 
connaissait  que  la  philosophie  superficielle  et  lé- 
gère des  Français  ,  et  qu'il  était  impossible  de  lui 
donner,  dans  peu  de  mots  une  idée  juste  de  la 
;  philosophie  plus  profonde  et  spiritualiste  des  Alle- 
mands, je  ramenai  la  conversation  sur  le  sujet  de 
la  sainte  alliance,  en  la  priant  de  vouloir  bien  me 
communiquer  quelques  renseignements  précis  sur 
son  origine.  Elle  me  répondit  que  c'était  par  elle 
que  Dieu  avait  fait  naître  la  première  idée  de  la 
sainte  alliance,  dans  l'âme  du  grand  et  pieux  em- 

1.  C'est  une  pensée  empruntée  à  saint  Augustin. 


■^^.  108  — 

pereur  Alexandre ,  que  celui-ci  lui  avait  apportj 
sur  ce  sujet,  un  brouillon  qu'elle  avait  parcouri 
et  dont  l'acte  si  connu  s'était  suivi  ;  mais  que  dei 
conflits  opiniâtres  avaient  procédé  à  l'achèvemenj 
de  l'ouvrage ,  parce  qu'on  n'en  avait  pas  d'aborc 
compris  le  sens  sublime;  qu'il  avait  été  surtouj 
difficile  de  le  préserver  des  mains  profanes  des 
diplomates  et  des  courtisans,  et  qu'alors  tout  auraij 
été  perdu  ;  que  l'un  des  premiers  alliés  n'ava^ 
absolument  pas  voulu  signer  sans  avoir  commu- 
niqué l'acte  à  son  ministre  ;  qu'un  autre  avait  ét^ 
plus  prêt  à  le  faire,  mais  quil  n'avait  pas  fait  gram 
cas  de  la  chose.  » 

Ici  clairement  Mme  de  Krudner  désignait  1( 
prince  de  Ilardenberg  et  M.  de  Metternich ,  qui 
tout  en  signant  la  sainte  alliance,  avaient  consi- 
déré ce  traité  comme  une  lettre  morte.  «  Après 
lui  avoir  demandé  comment  cette  idée  lui  étail 
venue,  continue  le  professeur  Krug,  et  si  elle  n( 
s'en  était  pas  occupée  autrefois,  elle  répondit 
«Dieu  m'y  a  conduite  pendant  toute  ma  vie;  lui,  1( 
«  Dieu  de  l'amour,  m'a  fait  renoncer  au  mondCj 
«  pour  faire  de  moi,  d'un  être  faible  que  je  suis,  ui 
«  instrument  puissant  de  sa  grâce.  »  Alors  elle  me 
raconta,  d'une  manière  très-détaillée,  comme  ell( 
était  née,  et  avait  été  élevée  dans  le  grand  monde; 


—  109  — 

qu'elle  en  avait  à  la  vérité  goûté  les  plaisirs,  mais 
avait  toujours  ressenti  une  langueur  secrète  qui 
l'a  portée  vers  des  objets  plus  sublimes,  parce 
que  les  plaisirs  n'avaient  pu  satisfaire  son  cœur*; 
que  les  souffrances  de  Thumanité  l'avaient  déjà 
touchée  de  bonne  heure  (elle  fit  ici  mention  du 
sort  dur,  mais  actuellement  radouci  par  le  noble 
empereur  de  Russie,  des  serfs  de  sa  patrie)  ;  que, 
comme  une  Jeanne  d'Arc,  elle  avait  voulu  saisir 
le  glaive  pour  combattre  les  petits  et  les  grands 
tyrans;  qu'en  Italie,  parmi  les  ruines  du  vieux 
monde  païen,  devant  les  autels  et  dans  les  monas- 
tères du  nouveau  monde  chrétien,  une  lumière 
céleste  l'avait  éclairée  pour  la  première  fois,  et 
que  là  son  cœur  s'était  penché  vers  Dieu;  que  tou- 
tefois il  n'avait  pas  encore  été  bien  pénétré  du 
Créateur  et  de  son  amour  ;  que ,  plus  tard,  après 
avoir  vu  la  France  et  ses  horreurs  ^,  elle  avait  re- 
noncé à  tous  les  plaisirs,  à  toutes  les  grandeurs 
du  monde,  afin  de  chercher  uniquement  son  salut 
dans  Jésus-Christ;  qu'alors  elle  s'était  tout  à  fait 
abandonnée  à  ses  promesses  et  au  commandement 
de  l'amour  divin,  afin  de  pouvoir  indiquer  la 

1.  Mme  de  Krudner  rappelait  ici  ses  plaisirs  du  Directoire 
et  du  Consulat. 

2.  Évidemment  l'esprit  révolutionnaire. 

7 


—  110  — 

même  route  à  son  prochain.  «  Je  n'ai  plus  besoin 
«de  rien,  s'écria-t-elle  avec  vivacité;  je  ne  de- 
«  mande  rien  au  monde.  Ahl  j'éprouve  déjà  une 
«  béatitude,  je  me  sens  si  bienheureuse  que  dans 
«  le  ciel  même,  je  ne  saurais  l'être  à  un  plus  haut 
«  degré.  Mais  je  désirerais  tant  de  faire  participer 
«  tous  les  hommes  à  cet  état  bienheureux!  »  Elle 
prononça  ces  dernières  paroles  avec  tant  de  feu , 
de  ferveur,  d'assurance  ;  tous  les  traits  de  sa  figure 
tournés  vers  le  ciel  devinrent  si  rayonnants,  qu'a- 
vec un  caractère  plus  exalté,  on  aurait  été  tenté 
de  se  prosterner  devant  elle  et  de  l'adorer  comme 
une  sainte  \  »  Cette  exaltation  si  grande  avait  pro- 
fondément abattu  Mme  de  Krudner;  elle  s'enfonça 
dans  son  oreiller  comme  si  elle  priait  en  sommeil- 
lant; puis,  reprenant  son  regard  d'inspirée,  elle 
s'écria  :  «  Oui,  Napoléon,  que  l'on  déteste  avec 
«  raison,  comme  un  pécheur  impie,  sans  vouloir 
a  renoncer  à  ses  péchés,  parce  qu'on  le  chérit  en- 
«  core.  Napoléon  a  déjà  quitté  l'île  Sainte-Hélène 
«  ou  le  fera  sous  peu  ;  c'est  ce  que  Dieu  m'a  révélé 
«  comme  il  m'avait  révélé  sa  première  fuite  de 
«  l'île  d'Elbe.  Mais  cette  fois-ci  Napoléon  ne  pa- 
a  raîtra  pas  armé  d'un  pouvoir  visible,  mais  il 

1    Le  désir  immense  de  Mme  de  Krudner,  à  cette  époque^ 
c'était  l'imitation  de  sainte  Thérèse. 


—  111  — 

«  trompera  le  monde  par  des  artifices  cachés.  Il 
«  s'est  formé  en  France  une  espèce  de  ligue  de 
«  vertu  (Tugend  Bund)  qui  compte  déjà  quatre 
«  cent  mille  membres  *.  Ils  se  déchaîneront  avant 
«  qu'on  ne  s'en  soit  douté  et  ravageront  l'Europe 
«  par  le  feu  et  le  glaive.  Ce  n'est  donc  qu'une 
«  adhésion  sincère,  fidèle  et  ferme  à  la  sainte  al- 
«  liance  qui  pourra  sauver  l'Europe  de  sa  perte. 
«  Mais  les  Anglais  qui  se  croient  en  sûreté  dans 
«  leur  île,  ne  veulent  point  de  ce  traité.  Ils  dé- 
«  testent  et  calomnient  la  sainte  alliance ,  parce 
«  qu'elle  menace  d'anéantir  l'idolâtrie  de  l'or  au- 
«  quel  ils  rendent  uniquement  hommage^.  » 

Cette  haine  pour  l'Angleterre  était  dans  le  cœur 
d'Alexandre,  et  Mme  de  Krudner  s'en  faisait  l'ex- 
pression. «  Je  profitai  de  cette  occasion,  continue 
le  professeur  Krug,  pour  demander  à  Mme  de 
Krudner  si  l'assertion  des  Anglais,  qu'on  avait  an- 
nexé au  traité  de  la  sainte  alliance,  des  articles  se- 
crets, qui  tendaient  à  l'oppression  des  peuples,  était 
fondée,  quoique  pour  ma  personne  je  n'y  pusse 
aucunement  ajouter  foi.  Elle  le  nia  fermement  et 
appela  cette  assertion  une  diffamation  grossière 
contre  la  sainte  alliance  et  ses  fondateurs,  sur- 

1.  La  baronne  de  Krudner  voulait  parler  du  carbonarisme. 

2.  Ces  paroles  étaient  dirigées  contre  lord  Castelreagh   et 
M.  Ganning. 


—  112  — 

tout  contre  le  grand  et  pieux  empereur  Alexandre, 
«  On  redoute,  ajouta-t-elle,  sa  soif  des  conquêtes, 
«  mais  on  ne  le  connaît  pas.  On  aurait  beau  lui 
«  offrir  le  monde  entier,  il  ne  l'accepterait  pas, 
«  car  son  âme  tend  vers  d'autres  choses  bien  plus 
«  sublimes.  » 

Ici  l'enthousiaste  baronne  faisait  allusion  à  ses 
prières  en  commun ,  à  cet  illuminisme  qui  était 
au  fond  de  l'âme  de  l'empereur,  de  cet  ange, 
comme  on  l'appelait  en  Russie.  Le  professeur 
Krug  crut  devoir  finir  un  entretien  déjà  bien  long. 

a  Ayant  entendu  alors  du  bruit  dans  Tanti- 
chambre,  je  me  levai  et  je  pris  congé,  lorsqu'on 
m'en  allant,  je  me  trouvais  déjà  sur  le  seuil  de  la 
porte,  Mme  de  Krudner  m'adressa,  d'une  voix 
douce  ces  paroles  :  «  Je  vous  supplie,  mon  cher 
a  professeur,  de  songer  à  la  mission  de  la  sainte 
«  alliance;  songez  à  la  foi  et  à  l'amour I  Fléchis- 
«  sez  vos  genoux  devant  Jésus-Christ.  Hélas  I  je 
<r  désirerais  tant  de  vous  voir  être  aussi  un  bien- 
ce  heureux  1  Que  Dieu  vous  bénisse.  » 

A  travers  les  enthousiastes  paroles  et  les  expres- 
sions imagées  de  sa  pensée,  il  y  avait  du  vrai 
dans  les  paroles  prophétiques  de  la  baronne  de 
Krudner.  L*esprit  de  Napoléon  vivait  encore  dans 
ses  œuvres,  et  en  détinitive  la  Révolution  soHirait 


—  113  — 

victorieuse  si  la  sainte  alliance  était  rompue  par 
l'intervention  des  intérêts  particuliers  :  morceler 
le  faisceau  des  monarchies,  c'était  proposer  leur 
ruine.  Les  Restaurations  de  1814  et  de  1815  étaient 
des  effets  sans  cause;  l'esprit  révolutionnaire 
soufflait  partout.  Les  faibles  dynasties  de  France, 
d'Espagne,  de  Naples,  pouvaient -elles  résister 
sans  appui,  sans  secours,  à  la  double  puissance  des 
souvenirs  de  l'Empii  e  et  des  intérêts  de  la  Révolu- 
tion ?  La  maison  de  Bourbon,  objet  d'une  haine, 
sauvage,  irréfléchie,  était  attaquée  par  l'esprit 
nouveau  de  1789  avec  une  ardeur  fébrile.  Toute 
transaction  était  difficile  *.  Bergasse  Tavait  dit  en 
1814:  il  n'y  avait  de  restauration  durable  qu'avec 
le  rétablissement  de  l'ancienne  propriété.  Laisser 
la  fortune  dans  les  mains  des  ennemis  de  la  dy- 
nastie, c'était  leur  donner  le  moyen  de  la  renver- 
ser. La  Convention  l'avait  bien  senti,  en  confis- 
quant, vendant,  morcelant  les  biens  de  tous  ceux 
qui  résistaient;  elle  avait  créé  les  intérêts  révolu- 
tionnaires, en  établissant  une  propriété  nouvelle, 
dévouée  au  maintien  de  ses  principes. 
Dans  l'élat  des  esprits  et  des  intérêts,  une  ligue 

1.  Que  de  peine  il  avait  fallu  à  Louis  XVIII  pour  se  mainte- 
nir dans  son  juste  milieu.  Voyez  mon  travail  sur  la  Restaura' 
tion. 


—  114  — 

de  rois,  toujours  armée  (la  sainte  alliance),  pou- 
vait seule  contenir,  réprimer  l'esprit  nouveau.  A 
l'aide  de  ce  pacte  de  mutuelle  garantie,  le  plus 
faible  monarque,  s'il  était  ébranlé  sur  son  trône, 
pouvait  invoquer  l'appui  de  tous.  Cinq  cent  mille 
hommes  étaient  toujours  au  service  de  l'antique 
droit.  Aucune  révolution  n'était  possible,  à  moins 
que  le  principe  de  la  sainte  alliance  ne  fût 
ébranlé,  déchiré  lui-même,  et  c'est  pourquoi  toute 
l'habileté  de  l'esprit  nouveau  fut  de  détruire  ou 
d'affaiblir  le  pacte  du  mois  de  septembre  1815.  Il 
fallait  séparer  les  rois  par  de  petites  jalousies  et 
d'étroits  intérêts,  puis  les  frapper  isolément! 


«êgS» 


vu 


L'ESPRIT  NOUVEAU  DE  L'EUROPE 

RÉALISATION  DES  PROPHÉTIES  DE  MADAME  DE  KRUDNER 

LE   CONGRÈS  DE   VÉRONE 

(1815-1823) 


VII 


l'esprit  nouveau  de  L'EUROPE.  —  RÉALISATION  DES  PRO- 
PHÉTIES DE  MADAME  DE  KRUDNER.  —  LE  CONGRÈS  DE 
VÉRONE. 

(1815.  —  1823.) 


Les  prophéties  de  Mme  de  Krudner  étaient  à  la 
veille  de  s'accomplir  avec  un  bruit  de  révolte  et 
d'insurrection  militaire  ;  si  l'auge  noir  restait  at- 
taché par  une  chaîne  de  fer  au  rocher  de  Sainte- 
Hélène,  son  esprit  se  répandait  sur  l'Europe  en- 
tière :  premier  consul,  empereur.  Napoléon  n'avait 
été  que  le  dictateur  héroïque  des  idées  révolution- 
naires, le  comité  de  salut  public  fait  homme;  il 
les  avait  contenues,  dirigées  et  ennoblies  à  la  fois; 
Mme  de  Staël  l'avait  appelé  dans  ses  jours  de 
haines  :  «  Robespierre  à  cheval.  »  Pendant  les 
Cent-Jours,  le  gouvernement  impérial  s'était  allié 


—  118  — 

avec  les  vieux  Jacobins,  pour  y  chercher  une  force 
résistante,  et  cet  esprit  n'était  pas  mort  ^ 

Les  hommes  d'État  de  l'Europe  ne  pouvaient  se 
dissimuler  toute  la  force  de  l'idée  populaire  sous 
l'image  de  Napoléon.  Dès  l'année  1816,  l'Alle- 
magne fermentait;  les  sociétés  secrètes  violem- 
ment dissoutes,  s'étaient  réorganisées  avec  l'idée 
de  reconstituer  l'unité  allemande;  les  universités 
étaient  remplies  d'une  jeunesse  ardente,  presque 
fanatique,  qui  frappaient  au  cœur  Kotzebue,  le 
poète  des  drames,  l'écrivain  politique,  dévoué  à 
la  politique  de  la  sainte  alliance;  les  gouverne- 
ments inquiets  firent  un  retour  sur  eux-mêmes. 
M.  de  Metternich,  un  peu  froid  d'abord  pour  l'œu- 
vre d'Alexandre  et  de  Mme  Krudner,  en  aperçut 
bientôt  toute  la  force  de  répression.  Avec  son 
esprit  juste  et  didactique,  il  comprit  que  si  le  Tu- 
gend  Bund  avait  été  une  force  d'action  et  de  puis- 
sance pour  délivrer  la  patrie  allemande,  une  fois 
cette  patrie  sauvée  et  les  gouvernements  réguliers 
rétablis,  cette  société  secrète  restait  un  instru- 
ment de  révolution;  la  constitution  fédérative 
de  l'Allemagne  n'était  qu'une  forme  du  moyen 


] .  Voyez  le  discours  de  Napoléon  aux  fédérés  des  faubourgs, 
en  juillet  1815, 


—  119  — 

âge  sous  une  diète  boiteuse  :  chaque  gouverne- 
m^^nt  reslait  avec  son  antagonisme  :  TAutriche, 
la  Prusse,  la  Bavière,  le  Wurtemberg,  Bade,  les 
villes  hanséatiques;  l'unité  allemande  n'était  que 
le  mot  d'ordre  pour  le  réveil  des  Universités;  il 
fallait  incessamment  les  surveiller,  les  atteindre 
par  des  lois;  c'est  ce  qu'on  fit  au  congrès  de 
Carlsbadt,  qui  régla  la  puissance,  la  police  de 
la  Diète  de  Francfort,  corps  vieilli,  qui,  selon 
l'expression  de  Stein,  ressemblait  à  un  bourg- 
mestre hollandais  aux  prises  avec  une  bande 
d'étudiants  en  goguette. 

Depuis  1817,  Mme  de  Krudner  avait  cessé  de 
correspondre  avec  l'empereur  Alexandre,  alors 
doucement  bercé  par  un  jeune  amour  qui  rele- 
vait son  cœur  et  dissipait  sa  mélancolie*.  Ber- 
gasse,  esprit  politique,  lui  écrivait  souvent,  et 
l'empereur  faisait  grand  cas  de  cette  correspon- 
dance. Capo  d'Istria  partageait  cette  confiance 
caressant  toujours  Alexandre  dans  son  idée  ché- 
rie, l'indépendance  de  la  Grèce.  Les  insurrec- 
tions de  Naples,  du  Piémont,  de  l'Espagne  enga- 
gèrent les  souverains  à  convoquer  un  congrès  à 


1.  La  princesse  de  Nariskin,  qui  régna  dix  ans  sur  le  cœur 
d'Alexandre. 


—  120  — 

Vérone,  afin  d'aviser  à  une  forte  compression  de 
Tesprit  de  révolte;  ce  fut  pour  la  dernière  fois 
que  l'empereur  Alexandre  parut  sur  un  vaste 
théâtre  diplomatique  pour  y  invoquer  les  prin- 
cipes de  la  sainte  alliance. 

Le  caractère  de  la  réunion  de  Vérone  n'eut 
rien  de  distrait  ou  de  dissipé  comme  le  congrès 
de  Vienne  en  1814.  L'horizon  était  sombre,  les 
temps  prédits  par  Mme  de  Krudner  semblaient 
arriver;  quand  M.  de  Chateaubriand  vit  l'empe- 
reur Alexandre  à  Vérone,  il  le  trouva  préoccupé, 
fatigué  :  le  monde  politique  qu'il  avait  tenu  sur  sa 
main  se  déchirait  en  lambeaux;  la  Russie  entière 
venait  de  donnera  l'empereur  le  titre  de  béni;  il 
le  refusa  :  «  Je  ne  puis,  dit-il,  me  permettre  d'ac- 
cepter et  de  porter  ce  surnom;  je  démentirais  mes 
propres  principes  en  donnant  à  mes  fidèles  sujets 
un  exemple  si  contraire  aux  sentiments  de  modé- 
ration que  je  m'efforce  de  leur  inspirer;  que  mon 
peuple  me  bénisse  ainsi  que  je  le  bénis,  que  la 
Russie  soit  heureuse,  et  qu'avec  elle  et  moi,  soit 
toujours  la  bénédiction  de  Dieu.  » 

A  Vérone,  l'empereur  semblait  dédaigner  le 
langage  des  affaires  et  restait  dans  le  domaine 
de  l'idéal  diplomatique  ;  il  disait  un  soir  dans  une 
conversation  intime  à  M.  de  Chateaubriand  :  «  Je 


—  121   •— 

suis  bien  aise  que  vous  soyez  venu  à  Vérone , 
afin  de  rendre  témoignage  à  la  vérité.  Auriez- 
vous  cru,  conome  le  disent  nos  ennemis,  que  l'al- 
liance n'était  qu'un  mot  qui  ne  sert  qu'à  couvrir 
des  ambitions?  Gela  eût  peut-être  été  vrai  dans 
Tancien  état  des  choses;  mais  il  s'agit  bien  au- 
jourd'hui de  quelques  intérêts  particuliers,  quand 
le  monde  civilisé  est  en  péril  1  II  ne  peut  plus  y 
avoir  de  politique  anglaise,  française,  russe,  prus- 
sienne, autrichienne;  il  n'y  a  plus  qu'une  politi- 
que générale  qui  doit,  pour  le  salut  de  tous,  être 
admise  en  commun  par  les  peuples  et  par  les  rois. 
C'est  à  moi  de  me  montrer  le  premier  convaincu 
des  principes  sur  lesquels  j'ai  fondé  l'alliance. 
Une  occasion  s'est  présentée,  le  soulèvement  de 
la  Grèce;  rien,  sans  doute,  ne  paraissait  être  plus 
dans  mes  intérêts,  dans  ceux  de  mes  peuples,  dans 
l'opinion  de  mon  pays,  qu'une  guerre  religieuse 
contre  la  Turquie;  mais  j'ai  cru  remarquer  dans 
les  troubles  du  Péloponèse,  le  signe  révolution- 
naire, dès  lors,  je  me  suis  abstenu.  Que  n'a-t-on 
point  fait  pour  rompre  l'alliance?  on  a  cherché 
tour  à  tour  à  me  donner  des  préventions  ou  à 
blesser  mon  amour-propre;  on  m'a  outragé  ou- 
vertement; on  me  connaissait  bien  mal,  si  l'on  a 
cru  que  mes  principes  ne  tenaient  qu'à  des  vani- 


—  122  — 

tés,  ou  pouvaient  céder  à  des  ressentiments.  Non, 
je  ne  me  séparerai  jamais  des  monarques  aux- 
quels je  me  suis  uni.  Il  doit  être  permis  aux  rois 
d'avoir  des  alliances  publiques  pour  se  défendre 
contre  les  sociétés  secrètes.  Qu'est-ce  qui  pourrait 
me  tenter?  Qu'ai-je  besoin  d'accroître  mon  em- 
pire? La  Providence  n'a  pas  mis  à  mes  ordres 
huit  cent  mille  soldats  pour  satisfaire  mon  ambi- 
tion, mais  pour  protéger  la  religion,  la  morale  et 
la  justice,  et  pour  faire  régner  ces  principes  d'or- 
dre sur  lesquels  repose  la  société  humaine  ^...  » 
Ce  que  semblait  craindre  avant  tout  l'empereur 
Alexandre ,  c'était  la  dissolution  de  la  sainte 
alliance  :  L'Angleterre  s'en  séparait  ouvertement 
et  la  raillait  dans  le  Parlement.  M.  Canning,  l'ad- 
versaire le  plus  constant  de  l'alliance,  prenait 
une  certaine  supériorité  dans  le  monde  en  mena- 
çant d'ouvrir  les  antres  d'Éole,  selon  son  expres- 
sion classique  :  les  vents  déchaînés  c'était  l'esprit 
des  sociétés  secrètes;  à  ses  yeux  la  sainte  alliance 
n'était  plus  qu'un  vieux  parchemin  bon  à  déchi- 
rer :  on  entrait  dans  la  politique  des  intérêts  ^;  la 


1.  Ces  paroles  furent  rapportées  par  M.  de  Chateaubriand 
dans  une  séance  de  la  Chambre  des  pairs. 

2.  Ce  fut  M.  Canning  qui  porta  le  coup  décisif  à  la  sainte 
alliance. 


—  123  — 

guerre  d'Espagne,  heureusement  accomplie  par 
la  France,  fut  le  dernier  acte  du  drame  commencé 
en  1815;  TEurope  secouait  les  idées  d'une  répres- 
sion morale  de  la  Révolution. 

Mme  de  Krudner  s'était  entièrement  retirée  du 
théâtre  politique,  pour  continuer  sa  prédication 
religieuse;  mécontente  du  peu  de  crédit  de  ses 
idées  en  France,  elle  avait  quitté  ce  pays  de  sa 
jeunesse,  de  ses  amours,  de  ses  illusions.  A  Paris 
il  y  avait  trop  d'esprit  sceptique  et  railleur  ;  elle 
vint  donc  séjourner  en  Suisse,  où  elle  espérait  un 
succès  parmi  le  peuple  naïf  des  montagnes.  Elle 
réussit  d'abord  pleinement;  précédée  d*un  mi- 
nistre du  saint  Évangile,  du  nom  d'Empeytas  de 
Genève,  qu'elle  avait  conquis  à  ses  idées,  Mme  de 
Krudner  prêchait  la  morale  évangélique.  Prodi- 
guant l'aumône  à  tous,  elle  faisait  presque  le  mi- 
racle de  la  multiplication  des  pains  :  suivie  d'une 
multitude  de  jeunes  filles  et  d'hommes  enthou- 
siastes \  elle  entraînait  des  villages  entiers.  Le 
gouvernement  helvétique  s'en  émut  sérieusement, 
à  ce  point  de  craindre  un  soulèvement  de  prolé- 
taires. 

Les  doctrines  d*un  christianisme  primitif  sont 

1.  Les  adeptes  chantaient  des  hymnes  mélodieuses  à  la  ma- 
nière allemande,  cbœur  d'hommes  et  chœur  de  femmes. 


—  124  — 

toujours  dangereuses  pour  les  pouvoire  réguliers. 
Mme  de  Krudner  devait  rencontrer  des  obstacles, 
surtout  à  Genève,  la  ville  orthodoxe  du  calvi- 
nisme, gouvernée  par  des  ministres,  les  plus  in- 
tolérants des  hommes.  Dans  cette  église  il  faut  i 
accepter  les  textes  et  le  dogme  avec  une  entière 
soumission.  Genève  est  plus  que  la  Rome  de  la 
réformation  ;  l'évangile  que  prêchait  Mme  de  Kru- 
dener  n'était  pas  celui  des  ministres,  et  ils  la  con- 
sidéraient comme  une  magicienne  hétérodoxe  qui 
venait  jeter  le  désordre  dans  les  consciences.  Le 
chef  du  consistoire,  le  ministre  Tosh,  en  pleine 
chaire  s'écria  :  «  Que  veut  donc  cette  vieille  sor- 
cière? Qui  lui  a  donné  la  mission  de  troubler  la 
foi?»  On  l'appelait  alors  sorcière,  magicienne, 
parce  qu'elle  continuait  ses  prophéties  avec  le  don 
de  la  double  vue,  du  magnétisme  et  du  somnam- 
bulisme; elle  opérait  des  cures  autour  d'elle,  au 
Qiilieu  de  ses  adeptes  excités  par  ses  paroles  exal- 
tées*. 

Le  second  obstacle  opposé  à  Mme  de  Krudner 
venait  des  craintes  qu'elle  inspirait  aux  gouver- 
nements réguliers;  ces  assemblées  de  pauvres  fa- 


1 .   Notice   sur    Mme    de   Krudner  ,    par    Adèle    du    Thon. 
Genève  1827. 


—  125  — 

natiques  autour  de  la  prophétesse  prêchant  contre 
l'insensibilité  des  riches,  n'étaient-elles  pas  une 
menace  de  guerre  sociale  ?  Les  temps  étaient  dif- 
ficiles; l'agitation  des  âmes  pouvait  faire  craindre 
une  révolte  comme  au  temps  de  Jean  Huss  et  de 
Jérôme  de  Prague.  Le  gouvernement  de  Bâle  de- 
manda l'expulsion  de  Mme  de  Krudner,  qui  fut 
obligée  de  transporter  ses  oracles  à  Berne;  elle 
ne  cessait  de  développer  ses  mystères  avec  une 
éloquence  particulière,  annonçant  le  triomphe 
momentané  de  l'Antéchrist,  puis  le  royaume  des 
cieux,  comme  les  anabaptistes,  les  millénaires  de 
Jean  Leyde  au  xvp  siècle.  Prophétesse  dange- 
reuse, car  plus  de  quatre  mille  auditeurs,  campés 
en  plein  champ,  venaient  chaque  jour  écouter  ses 
paroles,  elle  choisit  parmi  ses  plus  fervents  adep- 
tes un  homme  d'esprit  et  d'intrigue,  du  nom  de 
Kellner*,  l'initiateur  de  la  doctrine;  autour  d'elle 
le  tumulte  devint  si  grand  que  les  magistrats  du 
canton  de  Berne  demandèrent  aussi  son  expul- 
sion, comme  l'avaient  fait  ceux  de  Bâle.  Alors 
Mme  de  Krudner  quitta  définitivement  la  Suisse, 
pour  se  retirer  auprès  de  sa  fille,  Mme  de  Ber- 


1.  Kellner  était  de  Brunswick,  ancien  employé  dans  les  postes 
du  royaume  de  Wetsphalie. 


—  126  — 

ghein,  continuant  toujours  à  prêcher  et  à  en- 
seigner. 

On  lui  avait  recommandé  la  prudence  dans  une 
mission  qui  remuait  les  masses  (rien  n*est  plus 
difficile  que  de  retenir  une  âme  exaltée  qui  se 
donne  une  mission);  la  baronne  recommença  ses 
assemblées,  prédisant  de  bien  sombres  avenirs,  la 
chute  d'un  état  social  qui  laissait  dans  la  souf- 
france tant  de  prolétaires  et  de  pauvres  de  Jésus- 
Christ  ;  elle  disait  :  «  que  les  souverains  avaient 
méconnu  leur  mission  sur  la  terre,  et  parmi  eux 
il  n'y  avait  qu'Alexandre  le  béni  qui  restât  l'ex- 
pression de  la  pensée  de  Dieu.  »  Ces  multitudes 
écoutaient  ces  paroles  avec  transport;  quoique 
déjà  maladive,  la  baronne  se  levait  de  son  lit,  vê- 
tue d'une  façon  étrange,  un  livre  d'Évangiles  à  la 
main,  invoquant  le  présent,  le  passé.  Pour  quel- 
ques-uns elle  était  une  sainte,  pour  d'autres  une 
fée,  pour  beaucoup,  une  folle,  et  pour  les  gouver- 
nements un  danger;  enlevée  de  force  par  un  ba- 
taillon badois,  elle  déclara,  dans  une  lettre  pom- 
peusement écrite,  qu'on  méconnaissait  sa  mission 
toute  pacifique  qui  devait  éviter  aux  gouverne- 
ments le  triomphe  violent  des  multitudes  *  ;  elle 

1 .  Lettre  de  Mme  de  Krudner  au  ministre  badois,  en  Suisse.  1818. 


—  127  — 

annonça  même  qu'elle  allait  publier  une  gazette 
spécialement  destinée  aux  pauvres;  il  en  parut 
un  premier  numéro.  La  police  des  gouvernements 
fit  cesser  ces  prédictions  et  presque  ces  menaces; 
Mme  de  Krudner,  séparée  de  ses  adeptes,  fut 
conduite  de  brigade  en  brigade  jusqu'à  la  fron- 
tière de  Livonie.  En  vain  elle  invoqua  la  protec- 
tion de  l'empereur  pour  qu'il  lui  permît  le  séjour 
de  Saint-Pétersbourg;  Alexandre  était  trop  pré- 
occupé des  événements  qui  éclataient  en  Europe, 
pour  se  rappeler  encore  la  prophétesse  de  la 
sainte  alliance. 


«6^9' 


I 


i 


VIII 

MADAME  DE  KRUDNER  EN  RUSSIE. 

SON  VOYAGE  DANS  LES  PROVINCES  MÉRIDIONALES 

LA  FIN  DE    SA  VIE 

(1821-18Î5) 


VIII 


MADAME    DE    KRUDNER    EN    RUSSIE.    —    SON    VOYAGE    DANS 
LES  PROVINCES  MÉRIDIONALES.   —  LA  FIN  DE  SA  VIE. 

(1821-1825.) 


D'une  grande  naissance,  entourée  d'une  famille 
à  vieux  blason  d'aigles,  de  griffons  et  de  cimier 
héraldique,  quelle  que  fût  sa  vie  errante  et  excen- 
trique, la  baronne  de  Krudner  devait  être  parfai- 
tement accueillie  par  la  noblesse  livonienne.  Le 
merveilleux  de  sa  vie  attirait  vers  elle  des  amis 
enthousiastes.  Dans  ces  contrées  du  Nord  où  les 
mythes  Scandinaves  ont  encore  un  prestige ,  on 
aime  les  contes  noirs  ou  bleus,  les  féeries;  l'ima- 
gination domine  le  rationalisme  ;  le  feu  des  volcans 
est  sous  la  neige.  Si  Mme  de  Krudner  ne  reçut 
pas  d'abord  l'autorisation  d'habiter  Saint-Péters- 


—  132  — 

bourg,  elle  put  résider  dans  la  terre  de  Yungfer- 
nhoff,  aux  alentours  de  Riga,  qui  appartenait  à  son 
frère,  le  conseiller  Wielinghoff^  ;  elle  n'avait  perdu 
aucune  de  ses  habilu  les,  aucune  de  ses  illusions  ; 
seulement  les  sectaires  lui  manquaient  en  groupes, 
et  en  multitudes  ;  elle  n'avait  plus  ces  auditeurs 
nombreux,  cette  foule  qu'elle  conduisait  avec  sa 
baguette  magique  :  le  paysan  russe  est  dispersé 
sur  un  vaste  territoire  ;  il  se  réunit  difficilement, 
excepté  dans  les  foires,  les  marchés  à  des  jours 
exceptionnels,  et  la  baronne  de  Krudner  n'avait 
pas  la  permission  d'aller  à  ces  fêtes,  à  ces  réunions 
populaires.  Sa  santé  déclinait  sensiblement;  elle 
gardait  le  plus  souvent  son  lit  ;  on  n'était  introduit 
auprès  d'elle  qu'avec  quelque  difficulté. 

Ses  prophéties  tristes  et  sombres  annonçaient 
les  plus  tristes  événements  pour  le  mois  de  fé- 
vrier 1820;  en  effet,  des  rois  moururent,  le  duc  de 
Berry  fut  atteint  au  cœur  par  Louvel,  et  partout 
des  révolutions  éclataient;  quand  on  vint  annoncer 
à  Mme  de  Krudner  la  mort  de  l'empereur  Napo- 
léon à  Sainte-Hélène  ^  elle  s'écria  avec  un  accent 
d'inspirée:  «  Non,  l'ange  noir  n'est  pas  mort,  son 


1.  Mme  de  Krudner  l'avait  attiré  à  ses  doctrines. 

2.  Mois  de  mai  1821. 


—  133  — 

esprit  s'est  empreint  dans  les  airs  pour  préparer  de 
grandes  révolutions.  »  Mme  de  Krudner  dévelop- 
pait toujours  cette  croyance,  que  l'esprit  du  Char- 
lemagne  de  la  révolution  survivait  à  son  corps  : 
qu'il  voltigeait  comme  une  immense  chauve-sou- 
ris antédiluvienne  parmi  les  peuples,  pour  les 
agiter  au  nom  de  la  gloire  et  de  la  force  révolu- 
tionnaire! L'Europe  en  effet  était  bouleversée. 

Si  Ton  examine  la  période  diplomatique  qui 
s'écoula  depuis  1820  jusqu'en  1824,  on  verra  que 
la  lutte  était  encore  une  fois  hautement  engagée 
entre  les  doctrines  monarchiques  et  les  idées  d'in- 
surrection. M.  de  Metternich,  ferme  esprit,  à  tra- 
vers ses  formes  polies,  n'avait  pas  hésité  à  accepter 
vigoureusement  la  bataille;  il  avait  momentané- 
ment triomphé;  la  révolution  faisait  une  halte 
pour  reprendre  plus  tard  son  œuvre  hardie,  per- 
sistante. La  répression  violente  n'était  qu'un  em- 
pirisme qui  s'userait.  La  baronne  demandait  aux 
souverains  une  vertu  particulière,  quelque  chose 
de  divin,  de  surnaturel,  qui  arrêterait  le  torrent 
des  colères  célestes.  Le  coup  qui  frappa  Alexandre 
dans  sa  vie  intime,  llnfîdélité  d'une  maîtresse 
aimée,  la  mort  d'une  fille  chérie*,  lui  paraissaient 

1.  La  princesse  de  Nariskin  épousa  un  aide  de  camp  de 
Tempereur  ;  Alexandre  n'avait  eu  que  ce  seul  enfant. 

8 


—  134  — 

des  actes  de  la  volonté  de  Dieu  pour  rappeler 
Alexandre  au  devoir.  Le  czar  revenait  repentant 
aux  genoux  de  l'impératrice  qu'il  avait  trop  long- 
temps oubliée.  «Il  avait  des  faiblesses,  dit  un  il- 
lustre écrivain  *  et  de  ces  faiblesses  variables  sortit 
un  attachement  qui  dura  onze  années  :  un  aide  de 
camp  de  l'empereur,  de  confident  intime,  devint 
rival  préféré....  Une  fille  avait  été  le  fruit  d'une 
liaison  longtemps  secrète.  Alexandre  chérissait 
d'autant  plus  cette  enfant  qu'il  n'avait  point  d'en- 
fants légitimes.  Élevée  à  Paris,  revenue  à  Péters- 
bourg  elle  touchait  à  sa  seizième  année  ;  prête  à  se 
marier  sous  les  yeux  de  son  père,  elle  manqua  tout 
à  coup  à  l'autel  ;  quand  les  parures  de  noces  com- 
mandées en  France  arrivèrent,  la  jeune  fiancée 
n'existait  plus.  Alexandre  apprit  cette  nouvelle  à 
la  parade,  il  pâlit  et  dit:  «Je  reçois  ma  punition.» 
A  cette  époque,  Mme  de  Krudner  obtint  la  per- 
mission de  venir  à  Saint-Pétersbourg  ;  fort  liée 
avec  la  princesse  Galitzin,  elle  habita  son  hôtel,  de 
haute  compagnie,  dans  un  cercle  fort  restreint. 
La  femme  russe  est  pleine  de  grâce  et  d'une  douce 
hospitalité;  elle  joint  aux  distinctions  de  l'esprit 
une  éducation  perfectionnée,  une  causerie  facile, 

1 .  Le  congrès  de  Vérone. 


—  135  — 

des  façons  orientales  avec  l'amour  des  arts,  des 
lettres,  une  vie  de  parfum  et  de  serre  chaude, 
un  luxe  grandiose  qui  sent  les  palais  de  l'Asie  ; 
d'une  charmante  paresse,  elle  devient  attentive, 
prévenante  dans  son  salon  et  active  dans  les 
affaires;  elle  a  une  aptitude  particulière  pour 
les  apaisements  de  la  diplomatie,  elle  négocie  par 
instinct,  elle  réussit  par  la  grâce:  nous  avons 
connu  à  Paris  la  duchesse  de  Dino,  les  prin- 
cesses de  Lieven  etBragation,  si  distinguées  entre 
toutes.  Dans  la  société  russe,  les  idées  de  Mme  de 
Krudner  avaient  toujours  de  zélés  sectateurs. 
Elle  n'était  plus  d'ailleurs  bien  dangereuse,  cette 
pauvre  vieille  renfermée  dans  son  sanctuaire  et 
ne  se  manifestant  plus  à  ses  adeptes  que  par  une 
jeune  hiérophante,  née  en  Suisse,  Mlle  Maurer, 
somnambule  émérite  aux  rêves  pleins  d'imagi- 
nation, aux  évocations  merveilleuses,  que  le 
gendre  de  Mme  de  Krudner  avait  choisie  pour 
son  sujet  magnétique.  Aux  actes  de  sa  dévotion 
exaltée,  on  aurait  pris  Mme  de  Krudner  pour  une 
des  élues  du  Seigneur  ;  toujours  absorbée  dans 
une  méditation  profonde,  elle  ne  se  réveillait  que 
pour  la  prière  en  faveur  des  âmes  souffrantes  et 
des  esprits  en  peine,  et  à  cette  prière  purement 
extatique,  Mme  de  Krudner  joignait  une  petite 


—  136  — 

harangue  en  faveur  de  l' émancipation  de  la  Grèce, 
acte  béni  de  Dieu  qui  devait  racheter  les  péchés  de 
la  génération  mauvaise. 

C'était  flatter  l'esprit  national  russe,  Témanci- 
pation  de  la  Grèce  était  pour  son  église  une  grave 
préoccupation;  l'empereur  Alexandre  avait  fait  un 
douloureux  sacrifice  à  la  politique  de  stabilité  et 
de  conservation  du  prince  de  Metternich,  en  aban- 
donnant la  cause  grecque  au  congrès  de  Vérone*; 
il  avait  même  sacrifié  Gapo  d'Istria,  l'ardent  défen- 
seur des  Hellènes.  En  opposition  à  cette  politique 
de  concession,  la  prédication  de  Mme  de  Krudner 
entrait  tout  à  fait  dans  l'esprit  russe  et  devait 
obtenir  une  immense  popularité  ;  l'empereur 
Alexandre  ne  pouvait  la  désavouer  et  encore 
moins  la  réprimer.  La  baronne  annonçait  que  la 
Grèce  serait  nécessairement  émancipée,  et  que  la 
croix  de  Constantin  reparaîtrait  au  faîte  des  mos- 
quées de  l'Asie  Mineure  :  Sainte-Sophie  serait  ren- 
due à  sa  primitive  et  divine  destination! 

Les  yeux  fixés  sur  l'Orient  et  de  concert  avec  la 
princesse  deGalilzin,Mme  de  Krudner  voulut  fon- 
der une  colonie  modèle,  une  solitude,  porte  du 

1,  Le  prince  de  Metternich  oJ)tint  cette  victoire  sur  l'empereur 
Alexandre;  il  prétendait  l'entraîner,  le  dominer  dans  sa  corres- 
pondance. 


—  137  — 

ciclf  comme  elle  l'appelait,  et  bien  que  très-souf- 
frante elle  se  prépara  sans  hésiter  à  un  voyage 
en  Grimée  pour  y  chercher  le  repos,  la  retraite 
dans  les  voies  de  Dieu.  La  princesse  Galitzin 
et  la  comtesse  Takchin  devaient  Ty  suivre  avec 
une  compagnie  d'ouvriers  allemands  suisses.  En 
1825,  la  bizarre  destinée  de  lady  Stanhope  préoc- 
cupait les  exaltées  du  grand  mondée  Cette  reine 
de  Palmyre,  prophétesse  et  astrologue  au  milieu 
de  ses  jardins  d'orangers  et  de  citronniers,  ne  don- 
nait-elle pas  la  mesure  de  ce  que  pouvait  la 
femme,  dans  les  pays  où  brûle  le  soleil  au  milieu 
de  tribus  errantes?  Mme  de  Krudner  ne  pour- 
rait-elle pas  aussi  se  créer  un  empire  mystique 
qu'elle  gouvernerait  p^r  ses  prédications  et  ses 
prophéties  ?  Elle  avait  désiré  le  séjour  du  mont 
Caucase,  sa  faible  santé  ne  put  supporter  cet  âpre 
climat.  Par  le  conseil  delà  princesse  Galitzin,  elle 
vint  dans  les  environs  de  la  mer  d'Azofî,  le  doux 
climat  de  la  Grimée,  l'Italie  russe  ;  son  imagina- 
tion se  promenait  dans  une  multitude  de  rêves, 


1.  Lady  Esther-Lucie  Stanhope  était  la  petite-fille  de  lord 
Chatham,  le  père  du  grand  Pitt;  d'une  mâle  beauté,  son  carac- 
tère excentrique  lui  avait  fait  préférer  l'Orient;  les  hordes 
arabes  la  proclamant  une  grande  prophétesse,  l'avaient  reconnue 
reine  de  Palmyre. 


—  138  — 

qu'elle  espérait  réaliser.  Le  voyage  la  fatigua 
cruellement;  atteinte  depuis  longtemps  d'une 
funeste  maladie,  Mme  de  Krudner  s'alita  pour  ne 
plus  se  relever.  Ses  adeptes  dirent  qu'elle  avait 
prédit  l'heure  de  sa  mort.  Mlle  Maurer,  la  jeune 
somnambule  son  adepte,  la  lui  avait  révélée  dans 
une  nuit  d'insomnie ^  L'œil  terni  par  l'agonie, 
Mme  de  Krudner  annonça  que  son  esprit  ne  mou- 
rait pas,  qu'il  serait  toujours  parmi  ses  disciples, 
et  qu'il  voltigerait  dans  la  région  moyenne  pour 
continuer  son  œuvre  de  médiation  entre  le  Christ 
sauveur  et  le  monde.  Celte  doctrine  d'une  région 
intermédiaire  où  les  âmes  se  retrouveront  pour 
s'aimer  est  bien  séduisante  1  Qu'est-ce  que  la  vie 
quand  elle  aboutit  à  la  matière  et  à  la  mort,  obs- 
cures ténèbres,  mystère  inflexible  où  rien  ne  re- 
naît. Dans  la  métempsycose  de  Mme  de  Krudner, 
il  ne  se  perdait  aucune  parcelle  de  l'esprit  :  il  était 
dans  le  vent  qui  souffle,  dans  la  nuée  qui  s'é- 
vapore, dans  l'étoile  qui  file,  jusqu'au  jugement 
dernier  quand  la  trompette  sainte  nous  appellera 
devant  le  trône  de  l'ÉterneL 

1.  Mme  de  Krudner  mourut  le  25  novembre  1824. 


IX 


L'EMPEREUR  ALEXANDRE  -  SA  MORT 

DÉCADENCE  DU  MYSTICISME  DANS  LA  POLITIQUE 

AFFAIBLISSEMENT  DE  LA  SAINTE  ALLIANCE 

(1824-1830) 


IX 


l'empereur  ALEXANDRE.  —  SA  MORT.  —  DÉCADENCE  DU 
MYSTICISME  DANS  LA  POLITIQUE.  —  AFFAIBLISSEMENT  DE 
LA   SAINTE  ALLIANCE. 

(1824-1830) 


Il  s'était  écoulé  à  peine  une  année  depuis  la 
mort  de  Mme  de  Krudner,  quand  l'empereur 
Alexandre  expira,  d'une  façon  presque  mysté- 
rieuse, à  Tangarok  \  où  il  était  venu  avec  la 
douce  impératrice.  Depuis  longtemps,  Alexandre 
était  préoccupé  de  sa  mort  comme  d'une  de  ces 
fatalités  prochaines  à  laquelle  rien  ne  peut  vous 
arracher  :  «  On  le  surprenait  la  nuit  agenouillé 
dans  les  cimetières.  Quand  il  partait  pour  quelque 
voyage  il  avait  coutume  de  dire  :  «  Tous  les  ans 

1.  Alexandre  mourut  le  13  décembre  1825. 


—  142  — 

«  on  se  hâte  de  terminer  ses  affaires  avec  moi, 
«  comme  si  l'on  ne  devait  plus  me  voir.  »  Il  répé- 
tait souvent  :  «  Je  mourrai  au  coin  d'un  bois, 
«  dans  un  fossé,  au  bord  d'un  chemin,  et  l'on  n'y 
«  pensera  plus.  »  Lorsqu'il  sortit  de  la  capitale  pour 
n'y  plus  rentrer  vivant,  les  eaux  de  la  Newa,  re- 
foulées par  la  mer,  furent  au  moment  d'engloutir 
Pétersbourg  ;  retiré  dans  les  combles  du  palais, 
Alexandre  contemplait  avec  consternation  ces  dé- 
sastres. La  croix  d'un  cimetière,  déracinée  par  les 
vagues,  vint  se  placer  en  face  du  château,  sous  les 
yeux  de  la  famille  impériale;  on  prit  ce  calvaire 
mouvant  pour  un  présage  funeste.  Au  moment  de 
quitter  Pétersbourg,  le  czar  s'attendrit  outre  me- 
sure en  embrassant  ses  parents  ;  parvenu  à  quel- 
que distance  il  fit  arrêter  sa  voiture  et  regarda  la 
ville  où  il  était  né  et  qu'il  ne  devait  plus  revoir., 
«  Des  bruits  de  complots  militaires,  qui  le  mena- 
çaient, étaient  parvenus  jusqu'à  l'empereur;  de 
jeunes  officiers  avaient  puisé  dans   ses  propres 
sentiments  l'amour  de  la  liberté  ;  auteur  du  mal 
ou  du  bien  que  l'on  tournait  contre  sa  puissance,  il, 
s'éloignait  pour  se  donner  à  ses  compassions  ac- 
coutumées, et  pour  n'être  pas  obligé  d'agir  avec 
trop  de  sévérité.  En  même  temps,  ses  idées  le 
tourmentaient;  il  ne  savait  s'il  ne  devait  pas  se 


—  143  — 

mettre  à  la  tête  des  réformes;  il  entendait  le 
siècle  marcher  dans  les  steppes  de  la  Russie  et 
la  Grèce  l'appeler  d'une  voix  plaintive.  Mais  cher- 
chant la  volonté  de  Dieu  sans  la  démêler,  il 
craignit  de  s'engager  dans  une  fausse  route,  de 
favoriser  ces  innovations,  qui  déjà  avaient  fait 
tant  de  victimes  et  si  peu  d'heureux.  Il  laissa  sa 
femme  à  Taganrog ,  visita  le  Don,  projeta  le 
voyage  d'Astracan,  parcourut  la  côte  méridionale 
de  la  Crimée,  ayant  l'air  d'errer  à  l'aventure.  Une 
fièvre  causée  par  un  froid  humide  le  contraignit  de 
s'arrêter  dans  une  habitation  du  comte  WorozofT; 
se  trouvant  plus  mal,  il  ordonna  de  le  transporter 
à  Taganrog.  On  croit  qu'il  y  acquit  la  preuve  de 
la  conspiration  ourdie  contre  sa  vie,  et  qui  bien- 
tôt mit  en  danger  celle  de  son  frère  ^  Il  se  contenta 
de  dire  :  «  Quel  mal  leur  ai-je  fait?  »  Il  se  mou- 
rait, on  a  parlé  de  poison ,  de  médecin  suspect  ; 
rien  n'est  certain.  L'impératrice  expirante  était  à 
quelques  pas  de  son  mari  visité  des  afflictions, 
sans  pouvoir  le  voir.  La  maladie  ne  dura  que 
onze  jours.  Alexandre  rendit  l'âme  le  13  décem- 
bre 1825.  Près  de  retourner  à  Dieu,  il  commanda 


I .  Chateaubriand.  Le  complot  éclata  à  ravénement  de  l'em- 
pereur Nicolas  ;  il  fut  vigoureusement  réprimé. 


—  144  — 

de  lever  les  stores  de  ses  fenêtres  et  dit  :  «  Quelle 

«  belle  journée!  »  et  ne  parla  plus.  L'impératrice 

écrivit  à  Pétersbourg  :  «  Notre  ange  est  au  ciel,  ; 

a  j'ai  l'espoir  de  me  réunir  bientôt  à  lui.  »  Espé-  j 

rance  qui  ne  fut  réalisée  que  parce  que  toutes  les  ! 

i' 
autres  avaient  été  déçues  ^  »  j 

Ainsi  mouraient  les  deux  derniers  représentants! 
de  la  sainte  alliance,  Alexandre  1^'  et  Mme  de 
Krudner.  Le  vieux  Bergasse  promenait  ses  rêve- 
ries dans  l'Europe  alors  passée  sous  l'empire  d'au- 
tres idées  et  de  nouveaux  intérêts ^  M.  Ganning, 
au  nom  de  la  matérielle  Angleterre,  avait  été 
l'antagoniste  prononcé  de  cette  politique  idéale  de 
la  sainte  alliance  qui  ne  précisait  rien  dans  les 
questions  positives  que  la  diplomatie  peut  et  doit 
seule  embrasser  :  1°  cession  de  territoire;  2°  l'in- 
térêt de  commerce;  3°  la  paix  ou  la  guerre.  Une 
seule  difficulté  politique  restait  à  résoudre  comme 
une  conséquence  de  la  sainte  alliance  ;  la  chré- 
tienté demandait  l'émancipation  de  la  Grèce;  c'é- 
tait sous  les  auspices  du  Christ  sauveur  que  le  i 
traité  du  16  septembre  1815  avait  été  signé;  il  ' 

1.  Ce  fut  par  une  croix  voilée  d'un  crêpe  que  l'impératrice 
mère  apprit  la  mort  de  son  fils  chéri  Alexandre. 

2.  Bergasse  ne  mourut  qu'en  1832;  il  put  voir  la  réalisation 
de  ses  prophéties  sur  le  triomphe  de  la  révolution. 


^^■^  145  — 

était  impossible  de  laisser  la  croix  humiliée  sous 
Je  croissant  ;  l'église  russe  appelait  à  grands  cris  la 
liberté  de  ses  frères.  La  triple  alliance  de  la  Rus- 
sie, de  la  France  et  de  l'Angleterre,  sous  le  règne 
du  roi  Charles  X,  aboutit  à  la  bataille  de  Navarin  ; 
la  Grèce  fut  libre,  et  la  Turquie  vit  s'accomplir  un 
des  côtés  des  prophéties  de  la  baronne  de  Krud- 
ner,  pressenti  par  M.  de  Bonald  :  «  Les  Turcs  ne 
sont  qu'un  camp  de  Tartares  en  Europe,  tôt  ou 
tard,  ils  doivent  être  relégués  en  Asie.  » 

La  conjuration  militaire  qui  suivit  la  mort  d'A- 
lexandre P'  et  précéda  Tavénement  de  Nicolas,  fut 
le  déchaînement  des  sociétés  secrètes  en  Russie  ; 
l'empereur  triompha,  et  presque  aussitôt  l'armée 
russe  passa  les  Balkans  comme  pour  glorieuse- 
ment distraire  le  peuple  en  servant  l'esprit  chré- 
tien. La  diplomatie  de  l'Europe  en  fut  troublée; 
l'Autriche,  si  particulièrement  menacée  en  Italie 
par  le  carbonarisme,  oublia  que  là  était  son  dan- 
ger; M.  de  Metternich  se  séparant  de  la  Russie^, 
prit  parti  pour  la  Turquie  presque  avec  passion'^  :  il 
mit  toute  son  habileté  à  séparer  la  France  de  la 


1.  Voir  la  correspondance  diplomatique  dans  mon  travail  sur 
la  Restauration. 

2.  Ces  dépèches  ont  été  publiées  ainsi  que  celles  du  comte 
Pozzo  di  Borgo,  dans  mes  Diplomates  européens. 

9 


—  U6  — 

Russie  dans  la  question  de  l'Orient;  il  y  réussit. 
Alors  éclata  la  révolution  de  Juillet  1830. 

On  put  voir  combien  il  y  avait  de  prévoyance, 
on  pourrait  dire  presque  de  prophétie  dans  l'es- 
prit du  traité  de  la  sainte  alliance.  En  présence  de 
l'union  formidable  des  forces  révolutionnaires 
et  napoléoniennes,  la  plus  pressante  nécessité 
pour  les  rois  de  la  vieille  Europe  n'était-elle 
pas  de  se  grouper,  de  se  réunir  par  des  garanties 
mutuelles,  afin  de  se  préserver  contre  les  fatalités 
de  l'avenir?  Séparer,  diviser  leur  politique,  c'était 
l'habileté  de  l'esprit  nouveau.  Avec  ces  pensées 
Bergasse  avait  écrit  une  multitude  de  mémoires 
pour  éclairer  le  prince  de  Polignac  \  l'homme 
d'État  qui  avait  foi  dans  le  culte  de  la  légitimité 
antique.  Il  était  trop  tard  pour  invoquer  les  prin- 
cipes de  la  sainte  alliance  1  la  révolution  de  1830, 
en  plein  succès,  fut  reconnue  par  les  puissances. 
Ainsi  finissait  le  passé!  Les  traités  de  1815 
seraient  désormais  un  objet  de  haine  pour  la 
jeune  génération;  elle  avait  un  autre  droit  pu- 
blic qu'elle  voulait  appliquer  dans  sa  force. 

Les  questions  diplomatiques  s'agitèrent  tout  à 


1.  M.  de  Bergasse  fut  nommé  conseiller  d'État  par  les  ordon- 
nances de  juillet  1830. 


—  147  — 

fait  en  dehors  des  idées  de  la  sainte  alliance  ;  le 
parti  républicain,  le  plus  ferme,  le  plus  persévé- 
rant parce  qu'il  était  logique,  lutta  vigoureusement 
contre  le  représentant  couronné  de  l'idée  de  1789. 
Le  roi  Louis-Philippe  crut  à  la  force  de  la  bour- 
geoisie, à  la  reconnaissance  des  intérêts  satisfaits, 
à  la  politique  matérielle;  ce  règne  n'eut  qu'un 
temps,  il  n'était  que  le  gouvernement  de  la  por- 
tion molle  de  la  Révolution  française.  Bergasse  qui 
vivait  encore,  beau  vieillard,  comme  le  Calchas  des 
Grecs,  déclarait  dans  ses  oracles  qu'il  n'y  avait 
après  la  ruine  de  la  sainte  alliance  qu'une  seule 
force  vivante,  la  révolution,  qu'une  ancre  pour  la 
société,  la  dictature  I  La  sainte  alliance,  si  elle  s'é- 
tait maintenue  dans  son  unité,  était  la  dernière  res- 
source des  antiques  dynasties.  Du  jour  qu'elle  s'é- 
tait dissoute,  par  des  intérêts  particuliers,  la  vieille 
Europe  s'était  ébranlée  avec  le  faisceau  des  an- 
ciennes légitimités  ;  on  passerait  par  les  idées  ré- 
volutionnaires pour  aboutir  à  un  pouvoir  suprême, 
né  de  la  souveraineté  du  peuple. 

Avec  une  incontestable  habileté  la  jeune  et  libre 
génération  chercha  tous  les  incidents  qui  pouvaient 
désunir  les  princes  et  mettre  en  présence  les 
intérêts  hostiles  des  gouvernements.  A  la  sainte 
alliance  des  dynasties  elle  avait  substitué  la  sainte 


—  148  — 

alliance  despeuples^  Ce  n'est  pas  dire  que  les 
idées  gouvernementales  de  Bergasse  fussent  défi- 
nitivement écartées  de  la  politique:  les  pouvoirs 
nés  de  la  souveraineté  des  masses  acceptèrent 
parfaitement  les  principes  du  vieux  publiciste  sur 
la  répression  des  journaux,  Tunité  du  pouvoir  et 
le  respect  des  assemblées  pour  l'autorité.  La 
constitution  française  de  1852  en  fut  comme  l'ex- 
pression. 

Au  reste  les  hommes  politiques  doivent  recon- 
naître que  le  traité  de  la  sainte  alliance  contenait 
les  principes  de  la  morale  éternelle  :  la  fraternité, 
la  solidarité  des  gouvernements  et  des  peuples, 
transaction  pacifique  auquel  doit  arriver  défini- 
tivement l'humanité.  La  sainte  alliance  voulait 
réaliser  la  paix  perpétuelle,  l'abolition  des  bar- 
rières qui  séparent  les  États  chrétiens  ;  elle  voulait 
renoncer  à  ces  luttes  intestines  pour  des  ques- 
tions d'ambition  personnelle  et  de  conquêtes  :  elle 
voulait  sous  l'empire  des  idées  évangéliques  pré- 
parer le  pacifique  royaume  du  Christ;  en  disant 
comme  Jésus-Christ  à  saint  Pierre  :  «  Remettez 
l'épée  au  fourreau.  »  Ce  que  la  diplomatie  de  lord 


1 .  Ce  fut  M,  Bigrion  qui  proclama  le  premier  la  sainte  alliance 
des  peuples;  son  écho  fut  le  chansonnier  Béranger. 


^  149  — 

Casteireagh  et  de  M.  de  Metternich  n'admettait 
pas,  notre  époque,  à  travers  les  tristes  épisodes  de 
nouvelles  guerres,  les  déchirements  momentanés, 
doit  aboutira  la  paix  définitive;  les  grands  mas- 
sacres d'hommes  seront  un  jour  comme  ces  fan- 
taisies funèbres  que  la  peinture  allemande  a  re- 
produites :  ces  masses  de  fantômes  qui  sortent  des 
sépultures  aux  figures  cadavéreuses;  grenadiers 
et  cavaliers  de  la  mort  convoqués  au  bruit  d'un 
tambour  lugubre  pour  passer  la  revue  de  César 
décédé  ! 


'gp' 


X 


LES  OEUVRES  DE  MADAME  DE   KRUDNER 
DESTINÉE    DES    IDÉES    SUPERNATURELLES 

(1820-1860) 


X 


LES  ŒUVRES  DE   MADAME  DE   KRUDNER.    —    DESTINEE 
DES  IDÉES  SUPERNATURELLES. 

(1820.  —  1860.) 


Mme  de  Krudner  a  peu  écrit;  sa  vie  se  divise  en 
deux  périodes  comme  celle  de  toutes  les  femmes 
à  l'imagination  ardente:  l''  la  jeunesse,  temps  de 
passion  et  d'illusion  ;  S**  l'époque  de  réflexion  sur 
i soi-même,  de  repentir  et  de  pénitence.  Quelques 
!  portraits  de  Mme  de  Krudner  existent  encore  dans 
[la  collection  des  gravures  de  la  Bibliothèque  impé- 
riale, ils  représentent  ces  deux  parties  de  la  vie. 
[Dans  les  premiers,  Mme  de  Krudner  est  parée  d'une 
façon  un  peu  étrange,  comme  les  femmes  des 
isalons  de  Frascati  et  de  Thelusson,  les  amies  de 
[Mmcs  Tallien,  Beauharnais,  de  Souza,  Récamier 


—  154  — 

elles-mêmes  si  impressionnables  sous  les  lois  de  la 
destinée.  Un  autre  portrait  de  Mme  de  Krudner 
appartient  à  l'époque  de  vieillesse,  évidemment 
au  temps  de  sa  prédication  la  plus  ardente,  en 
Suisse,  en  Allemagne*  :  plus  de  tunique  grecque  ou 
romaine,  plus  de  robe  rose,  couleur  pêche,  tant  à 
la  mode  sous  le  consulat;  plus  de  toque  ébouriffée, 
ni  chapeau  coquet,  mais  un  simple  béguin  blanc 
tuyauté  qui  encadre  sa  figure  pâle  et  vieillie,  une 
casaque  de  nuit  en  percale  ou  linon  à  manches 
larges  d'oii  sortent  des  mains  amaigries.  Tel  est  ce 
portrait  distribué  sans  doute  aux  adeptes  fer- 
vents, comme  l'image  d'une  sainte.  Il  faut  en 
conclure  que  bien  en  dehors  de  sa  jeunesse  et  de 
sa  charmante  figure,  Mme  de  Krudner  possédait  une 
puissance  de  parole  et  d'esprit  qui  entraînait  les 
âmes.  Ce  n'était  plus  sa  beauté  qui  exerçait  un 
prestige  :  les  sibylles  étaient  vieilles  comme  les 
Parques,  et  cependant  l'univers  venait  entendre 
leurs  oracles  en  Sicile,  ou  dans  le  temple  élevé  en 
leur  honneur  à  Cumes  ou  à  Tivoli. 

Mme  de  Krudner  s'est  peu  révélée  parles  livres; 
le  seul  qui  soit  resté  est  Valérie,  histoire  person- 


1.  Collection  des  gravures-portraits  de  la  Bibliothèque  impe 
riale  :  ces  portraits  ont  peu  de  distinction. 


—  155  — 

nelle  d'un  peu  d'orgueil  et  de  vanité  sur  les  cas 
mortels  d'amour  dont  elle  frappait  ses  adorateurs, 
maladie  inguérissable  ,  de  l'épidémie  du  cœur. 
L'aimer  entraînait  nécessairement  au  suicide,  car 
on  avait  rien  à  espérer.  C'était  une  manie  du 
temps,  on  aurait  dit  que  les  lacs  et  les  rivières 
étaient  pleins  du  cadavres  de  jeunes  désespérés; 
mieux  valait  même  les  faire  mourir  de  phthisie, 
mort  lente,  les  yeux  fixés  sur  le  portrait  de  lâ 
femme  aimée.  Valérie  se  lit  à  peine  aujourd'hui^; 
c'est  le  sort  des  romans  de  Mme  Gottin,  de  Flahault 
(Souza).  Si  Ourika  de  Mme  de  Duras  a  survécu, 
c'est  que  le  livre  appartient  à  une  époque  plus 
élégante  et  plus  simple  :  disparaître  avec  les 
mœurs  nouvelles,  telle  est  la  destinée  de  ces  ro- 
mans de  femmes  qu'on  avait  proclamés  immortels 
et  qui  n'étaient  qu'un  caprice,  qu'une  mode. 

En  1815,  au  retour  de  la  grande  revue  passée 
par  l'empereur  Alexandre  à  la  plaine  des  Vertus, 
Mme  de  Krudner  invitée  au  camp  par  l'empereur, 
comme  Mme  de  Maintenon  au  camp  de  Gompiègne 
sous  Louis  XIV,  prit  la  plume  pour  décrire  ce 
magnifique   spectacle   militaire,    sorte   d'iiymne 


1.  La  première  édition  parut  en  1802.  2  vol.  in-12,  2^  et 
3"=  édition.  1803-1804. 


—  156  — 

adressé  au  czar  :  accueillie  avec  une  politesse  dis- 
tinguée, .la  baronne  qui  en  avait  gardé  mémoire, 
chanta  les  grandeurs  d'Alexandre,  le  pacificateur 
de  l'Europe*. 

Durant  son  séjour  en  Suisse,  en  Allemagne, 
Mme  de  Krudner,  persécutée,  publia  plusieurs 
opuscules  ou  petites  brochures  pour  se  justifier 
des  accusations  qu'on  portait  contre  elle  ;  il  y 
règne  le  sentiment  d'une  vive  indignation  contre 
ceux  qui  l'accusaient  d'ameuter  la  foule  :  «  elle 
qui  n'était  venue  que  pour  la  guérir  et  l'apai- 
ser.» On  trouve  un  petit  avertissement  en  tête  du 
seul  numéro  de  ia  Gazette  des  pauvres  qui  ait 
paru  :  «  Cette  feuille  est  délivrée  gratis  aux  pau- 
vres, lesquels  la  communiqueront  aux  riches  en 
échange  de  vivres  et  de  vêtements  pour  eux.  »  Ce 
rôle  de  prophétesse  secourabie,  Mme  de  Krudner 
n'était  pas  seule  à  l'exercer  à  cette  époque; 
deux  femmes  exaltées  d'une  vertu  particulière,  la 
duchesse  de  Bourbon^  et  Suzanne  La  Brousse,  l'a- 
vaient accompli.  Princesse  de  la  maison  d'Or- 
léans, femme  d'un  Gondé,  cœur  pieux  et  exalté,  la 

1.  Cette  brochure  un  peu  rare  porte  ce  titre  :  Le  camp  des 
Vertus,  ou  la  grande  revue  de  Varmée  russe  dans  la  plaine  de 
renom,  parVcmpereur  Alexandre.  1815,  in-S". 

2.  La  duchesse  de  Bourbon  mourut  en  1822,  dans  l'Église 
Sainte-Geneviève. 


—  -157  — 

duchesse  de  Bourbon  consacrait  sa  vie  au  spiri- 
tisme. Clolilde-Suzanne  de  Courcelle  Labrousse% 
d'une  piété  exaltée,  s'était  annoncée  comme  pro- 
phétesseet  liée  avecdomGerle  et  Catherine  Tlieot, 
elle  avait  prédit  tous  les  événements  de  la  Ré- 
volution, dans  les  églises  constitutionnelles  et 
même  dans  les  clubs. 

On  ne  trouve  aucun  écrit  de  Mme  de  Krudner  sur 
la  nécromancie;  elle  n'a  rien  révélé.  La  baronne 
gardait  ses  secrets  pour  ses  adeptes;  elle  crai- 
gnait que,  comme  les  prédicants  de  Genève 
l'avaient  nommée,  on  ne  l'appelât  ^omère;  seu- 
lement, elle  avouait  sa  croyance  aux  esprits  bons 
ou  mauvais  qui  agissaient  sur  les  destinées.  C'était 
la  doctrine  du  martinisme,  celle  que  propageait 
Bergasse,  son  zélé  disciple.  Les  imaginations  ar- 
dentes aiment  à  peupler  le  monde  d'êtres  supé- 
rieurs :  à  travers  la  marche  des  siècles,  ces  idées 
se  transforment  et  ne  se  perdent  jamais.  Le  mer- 
veilleux est  inhérent  à  la  nature  humaine;  les 
poètes  l'invoquent  pour  remuer  les  âmes;  lord 
Byron  a  chanté  les  vampires,  Thomas  Moore  les 
vieux  châteaux  peuplés  de  fantômes;  Hoffmann 


1.  Suzanne  Labrousse  habita  toujours  l'hôtel  de  la  duchesse 
de  Bourbon;  elle  mourut  en  1829. 


—  158  — 

fait  assister  ses  lecteurs  à  mille  charmantes  dia- 
bleries. Le  théâtre  ne  vit  que  par  les  féeries;  l'in- 
crédule le  plus  matérialiste  fait  quelquefois  en 
secret  consulter  les  cartes  de  la  fortune.  Ici  les 
tables  tournantes  préoccupent  les  esprits,  on  croit 
aux  petites  gentillesses  des  escargots  sympathi- 
ques; là  les  somnambules  devinent  et  prédisent 
l'avenir;  celui-ci  achète  les  secrets  de  sa  destinée 
à  quelque  sibylle  marmottant  les  oracles  ;  l'esprit 
le  plus  grand  croit  aux  présages  ;  la  société  est 
pleine  de  légendes,  de  rêves  noirs  et  agités  ;  Ra- 
cine a  écrit  le  songe  d'Athalie  dans  une  page  de 
ses  plus  beaux  vers. 

Nous  ne  prenons  parti  ni  pour,  ni  contre  la  doc- 
trine des  spiritistes;  seulement  nous  avons  voulu 
constater  un  fait  historique,  c'est  l'universalité  de 
la  croyance  dans  le  merveilleux,  et  nous  l'avons 
développée  dans  cette  étude  sur  Mme  de  Krud- 
ner^  Il  ne  faudrait  pas  être  chrétien  pour  railler 
l'action  des  esprits  intermédiaires,  anges  ou  dé- 
mons; ils  sont  partout  dans  les  livres  saints;  l'art 


1.  Au  moment  où  nous  allons  quitter  Mme  de  Ërudner,  il 
est  nécessaire  de  rappeler  que  le  baron  de  Krudner,  après  une 
active  carrière  diplomatique,  mourut  fort  jeune  en  1802.  Son 
fils  fut  chargé  d'affaires  suisses  à  Berlin,  et  s'y  rendit  célèbre 
par  un  duel  où  il  tua  le  jeune  Mursinna. 


—  459  — 

a  merveilleusement  consacré  ces  légendes,  la 
beauté  des  esprits  célestes  et  la  laideur  des  es- 
prits infernaux.  Qu'il  puisse  y  avoir  des  ûmes  er- 
rantes, il'  ne  faut  pas  le  nier  d'une  façon  absolue. 
Dieu  peut  rappeler  Lazare  des  portes  de  la  mort; 
il  n'est  pas  une  légende  de  saint  qui  ne  constate  un 
miracle  de  résurrection ,  un  retour  des  âmes  à  la 
vie;  autrefois  Téglise  exorcisait  les  magiciens; 
elle  jetait  de  l'eau  bénite  pour  chasser  les  esprits 
infernaux  ;  on  prie  pour  les  âmes  du  purgatoire, 
et  Dante  a  écrit  le  plus  beau  poëme  sur  les  esprits 
en  peine. 

Ces  croyances  étaient  le  charme  de  nos  ancêtres, 
la  consolation  des  vivants;  sans  cette  poésie  de  la 
vie  et  de  la  mort,  qu'existe-t-il?  Tout  ce  qui  nous 
entoure  est  un  miracle  de  Dieu  :  les  étoiles  du  ciel, 
la  fleur  qui  parfume  l'air,  l'électricité  qui  révèle 
un  monde  et  une  puissance  inconnue.  Laissons 
ces  questions  dans  le  doute  ;  bien  des  choses  sont 
passées,  d'autres  renaîtront.  On  a  cru  aux  mer- 
veilles des  sorciers,  et  on  les  retrouve  dans  les 
médiums,  les  tables  tournantes  et  les  armoires 
enchantées.  C'est  une  illusion,  je  l'admets;  mais 
ce  que  vous  n'ôterez  jamais  au  peuple,  c'est  l'a- 
mour du  merveilleux;  sans  cela  il  serait  sans  pas- 
sion,  sans    gloire,   sans  animation.  Vous  avez 


—  1G0  — 

beau  louer  la  puissance  des  sciences  exactes  :  elles 
éclairent  les  problèmes  de  l'humanilé  avec  froi- 
deur; elles  ne  mènent  jamais  à  l'enthousiasme, 
au  sacrifice  ;  elles  ne  font  pas  le  héros  qui  meurt 
pour  la  patrie.  La  croyance  seule  remue  les 
mondes. 

La  première  vie  de  Mme  de  Krudner  essentiel- 
lement allemande,  appartient  à  cette  époque  de 
mysticisme  qui  précéda  la  Révolution  française  et 
la  destruction  de  l'ancienne  constitution  germa- 
nique. Aujourd'hui  où  toutes  les  idées  reviennent, 
il  est  impossible  de  ne  pas  résumer  l'histoire  de 
l'antique  pacte  fédéral  profondément  atteint  par 
les  traités  de  Baie,  de  Campo-Formio,  les  tenta- 
tives du  congrès  de  Rastadt,  et  lecongrès  de  Luné- 
ville  qui  délruisirententièrement  cette  constitution 
par  le  système  des  indemnités:  les  gros,  les  forts, 
dévorèrent  les  petits  et  les  faibles  ;  le  traité  de 
Vienne  avec  l'Autriche  donna  naissance  à  la  con- 
fédération du  Rhin  sous  le  protectorat  de  la  France, 
fédération  où  entrèrent  la  Bavière,  le  Wurtemberg, 
le  prince  primat,  l'électeur  de  Bade.  L'influence 
française  domina  tout  le  midi  de  l'Allemagne  sous 
le  protectorat  de  l'empereur  Napoléon  F". 

La  Prusse  avait  espéré,  on  lui  avait  même 
donné  parole  qu'elle  pourrait  former  une  confé- 


—  1G1   — 

dération  allemande  du  Nord  ;  pour  l'obtenir,  elle 
se  jeta  dans  la  guerre  de  1807.  Vaincue  à  léna, 
elle  dut  payer  ses  défaites  par  les  plus  doulou- 
reuses cessions  de  territoire  ;  la  confédération  du 
Rhin  en  profita.  L'empereur  des  Français  recon- 
struisit l'édifice  germanique  avec  de  nouveaux 
éléments  ;  l'Autriche  et  la  Prusse  ne  furent  plus 
que  des  puissances  de  second  ordre  ;  il  mena  der- 
rière lui  la  Confédération  germanique,  les  élec- 
teurs de  Bavière,  de  Saxe,  le  grand-duc  de  Wur- 
temberg, tous  devenus  rois,  dans  l'exécution  de 
ses  projets  de  conquête  de  domination  universelle. 
Le  soulèvement  de  1813,  auquel  assista  Mme  de 
Krudner,  rinsurrettion  des  sociétés  secrètes  (Tu- 
gend  Bund)  se  fit  tout  entière  contre  la  Confédéra- 
tion du  Rhin,  brisée  au  premier  choc  ;  trempée  en 
dehors  de  l'esprit  allemand,  elle  morcelait  et  bri- 
sait son  échiquier.  Sur  ses  ruines  s'établit  le  pacte 
fédératif  de  l'Allemagne  (juin  1815)  qui  fut  un 
acte  de  circonstance  et  de  police,  plutôt  qu'un 
pacte  régulier  et  définitif.  L'esprit  prussien  se  ré- 
véla dans  l'annexion  d'un  long  fragment  de  la 
Saxe,  sa  conquête  au  dix-neuvième  siècle,  comme 
la  Silésie  avait  été  son  lot  au  dix-huitième  siècle.  Il 
fallait  à  la  Prusse  d'incessantes  annexions  ;  justes 
ou  injustes  elles  étaient  dans  sa  destinée. 


—  162  — 

L'Autriche  se  montra  moins  exigeante  pour  ses 
possessions  allemandes;  le  congrès  de  Vienne 
l'avait  faite  moitié  italienne,  elle  recouvrait  Milan, 
Venise,  Tlllyrie,  le  Tyrol;  si  elle  renonçait  à  ses 
antiques  prétentions  sur  le  territoire  bavarois, 
le  prince  de  Metlernich  se  réservait  la  direction 
morale  de  la  Diète  de  Francfort.  M.  dellardenberg 
ne  put  lutter  avec  ce  ferme  et  gracieux  esprit  qui 
étendit  son  ascendant  sur  les  rois  de  Bavière,  de 
Saxe,  de  Wurtemberg  et  jusque  sur  le  grand 
duché  de  Bade,  son  voisin  du  Johannisberg  qu'il 
dominait  comme  un  charmant  burgrave  du  haut 
de  ses  beaux  vignobles.  Depuis  1817  jusqu'à  1830 
la  Diète  de  Francfort  fut  dans  ses  mains;  il  y  eut 
des  insurrections  d'universités,  des  attentats,  mais 
les  principes  de  la  Diète  ne  furent  pas  modifiés. 

Les  premières  idées  d'un  parlement  allemand, 
d'une  assemblée  générale,  élue  par  l'Allemagne, 
vinrent  des  universités  impressionnées:  la  révo- 
lution de  Juillet  avait  porté  une  certaine  agitation 
dans  les  âmes  et  créé  des  embarras  italiens  à  l'Au- 
triche; la  Prusse  voulut  en  profiter  pour  grandir 
son  influence  germanique.  La  promptitude  de  la 
répression  en  Italie,  les  victoires  de  l'Autriche 
sur  les  carbonari  la  grandirent  aussitôt;  elle 
reprit  son  ascendant  sur  la  Diète  de  Francfort, 


—  163  — 

la  crainte  deTesprit  révolutionnaire  lui  assurèrent 
les  voix  de  la  Bavière,  de  la  Saxe,  du  Wurtemberg 
et  des  petits  princes  de  la  Confédération. 


Jusqu'en  1848,  les  choses  marchèrent  ainsi. 
Quand  la  France  se  fut  proclamée  République,  au 
bruit  de  sa  propagande  active,  l'Allemagne  se  sou- 
leva; l'idée  d'un  parlement  allemand  fut  de  nou- 
veau mise  en  jeu  par  la  Prusse.  Les  choses 
marchèrent  vite,  l'ordre  fut  rétabli,  la  Diète  ger- 
manique reprit  sa  direction  ;  le  coup  porté  avait 
néanmoins  gardé  un  long  retentissement,  l'esprit 
libéral  était  resté  maître  des  affaires.  Il  se  mani- 
festait à  Vienne  aussi  bien  qu'à  Berlin;  c'est  cet 
esprit  un  peu  jaloux  et  ingrat  qui  détourna  l'Au- 
triche de  prendre  part  à  la  guerre  de  Grimée 
comme  alliée  de  la  Russie  !  Ce  fut  encore  cet  esprit 
libéral  qui  ne  permit  pas  à  la  Prusse  de  se 
dessiner  vite  et  promptement  dans  la  guerre 
d'Italie;  elle  conçut  même  la  pensée  de  profiter 
des  embarras,  des  tristesses  de  l'Autriche,  pour 
continuer  la  politique  d'annexion  du  grand  Fré- 
déric :  la  Prusse  avait  pris  la  Silésie,  parce  qu'elle 
avait  besoin  de  vivre,  un  fragment  de  la  Saxe, 
parce  qu'il  lui  fallait  un  ventre;  elle  s'annexait  les 


—  164  — 

duchés  pour  s'assurer  par  des  ports,  la  faculté  de 
respirer  sur  la  mer. 

L'altentat  de  la  Prusse  aux  droits  de  la  Diète 
était  trop  considérable  pour  que  les  membres  de 
la  Confédération  ne  se  tournassent  pas  vers  TAu- 
triche,  désormais  en  majorité.  Telle  estla  question 
geimanique  et  la  cause  des  luttes  immenses  des 
deux  grandes  puissances  allemandes.  La  Diète  est 
comme  un  groupe  de  vieillards,  souvent  écoutés 
quand  ils  se  placent  entre  deux  arméespour  appe- 
ler grâce  et  suspension  d'armes,  mais  qui  seront  né- 
cessdirementdébordésparlapolitiquetriomphante 
delà  Prusse.  Chaque  état  a  sa  destinée  historique. 
Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  la  Prusse  a  été 
mise  au  ban  de  l'Empire;  le  grand  Frédéric  lui- 
même  fut  frappé  par  une  sentence  allemande;  il  s'en 
tira  par  la  force  de  son  génie  et  son  épée.  La  poli- 
tique d'annexion  a  ses  dangers;  la  force  n'est  pas 
tout  dans  le  monde;  elle  a  ses  jours  de  désespoir; 
le  grand  Frédéric  écrit  à  Voltaire  qu'il  veut  en 
finir  avec  la  vie,  il  porto  du  poison  sur  lui.  En 
1794  la  Prusse  perd  ses  frontières  du  Rhin,  à 
Tilsit  elle  est  sauvée  par  la  Russie,  en  1848,  elle 
tombe  dans  l'anarchie  et  la  confusion.  Aujourd'hui 
elle  marche  en  vertu  du  principe  de  la  force,  qui 
sait  ce  qui  peut  en  sortir? 


—  165  — 

La  guerre  en  présence  des  révolutions  est  un 
grand  inconnu;  aujourd'hui  c'est  un  roi  qui  tient 
l'épée,  le  lendemain  c'est  le  peuple.  Une  guerre  qui 
remue  les  multitudes,  les  élève  jusqu'à  les  rendre 
maîtresses  des  couronnes .  La  vieille  Europe  a  perdu 
les  traditions  de  la  sainte  alliance,  mais  la  mul- 
titude marche  à  la  sainte  alliance  des  peuples.  Il  y 
a  d'antiques  édifices  qu'il  ne  faut  pas  toucher  sous 
peine  de  ruine  ;  pour  les  vieilles  monarchies,  il 
ne  s'agit  plus  de  question  de  prépondérance  et 
d'agrandissement,  mais  de  salut  et  de  vie;  les 
vieillards  ne  doivent  pas  se  permettre  les  folies 
de  jeunesse,  le  fard  n'a  pas  la  couleur  de  la  santé  : 
on  se  grise  avec  les  idées  pour  se  donner  de  l'au- 
dace et,  le  lendemain,  on  se  réveille  abattu  et 
mourant.  Les  vieilles  couronnes  ne  peuvent  se 
défendre  contre  l'esprit  nouveau  que,  par  la 
tempérance,  la  modération,  la  paix,  la  prospé- 
rité que  prépare  un  siècle  de  richesse  et  de  civi- 
lisation I 


NOTICE 


NOTICE 

SUR 

LES   PRINCIPAUX   ADEPTES 

DES  SOCIÉTÉS  MYSTIQUES  OU  SECRÈTES 

DE   LA    FRANCE   ET   DE  L'ALLEMAGNE 

EN  RAPPORT  AVEC  LA  BARONNE  DE  KRUDNER. 

XVIIP  et  XIX«  siècle. 


Presque  toutes  les  grandes  révolutions  dans  l'ordre 
politique  ou  moral  ont  été  préparées  par  les  sociétés 
secrètes  :  le  monde  souterrain  tôt  ou  tard  s'empare 
de  la  société  éclairée  par  le  soleil,  agitée  par  les  pas- 
sions. Le  christianisme  renfermé  dans  les  catacombes 
attaqua  l'empire  romain  avec  ses  pompes,  ses  gran- 
deurs, ses  temples,  ses  palais,  ses  cirques  splendides  ; 
et  les  Césars  succombèrent  dans  cette  lutte  ! 

Au  dix-huitième  siècle  la  société  du  moyen  âge  fut 
menacée  par  une  multitude  de  sourdes  associations, 
depuis  la  franc-maçonnerie  jusqu'à  la  secte  des  illu- 
minés. Ce  petit  travail  est  destiné  à  la  biographie  suc- 

10 


—  170  — 

cincte  de  ces  chefs  de  sectes.  On  ne  sait  pas  assez  la 
force  du  mysticisme  et  la  puissance  des  rêveurs  ;  une 
doctrine  même  désorganisatrice  est  souvent  plus  forte 
qu'un  acte  et  un  fait  conservateurs  ;  les  conspirations 
deviennent  gouvernement  par  le  simple  triomphe  des 
idées.  Dans  ce  travail  nous  suivrons  Tordre  alphabé- 
tique. 


Ardndt  (Ernest-Maurice),  né  en  décembre  1769, 
dans  l'île  de  Rugen,  étudiant  en  philosophie  et  théo- 
logie à  léna,  et  professeur  d'histoire  (1798-1799). 
Tout  à  fait  dévoué  aux  idées  démocratiques  alle- 
mandes, Ardndt  attaqua  la  puissance  de  Napoléon, 
protecteur  de  la  confédération  du  Rhin  et  il  fut  l'ami 
de  la  baronne  de  Krudner  ;  poëte,  il  publia  des  chants 
de  guerre  allemands  en  l'honneur  de  Schill  et  de  Blu- 
cher  :  «  Dieu,  dit-il,  met  le  fer  dans  les  mains  des 
hommes  pour  qu'il  n'y  ait  plus  d'esclaves.  »  Quand 
l'Allemagne  triompha  en  1814,  nommé  professeur 
d'histoire  à  Bonne,  il  y  prépara  de  patriotiques  his- 
toires; toujours  mêlé  aux  sociétés  secrètes,  lors  de  la 
révolution  de  1848,  si  retentissante  sur  les  bords  du 
Rhin,  il  voulut  régler  et  modérer  le  mouvement  ger- 
manique, il  fut  élu  député  au  parlement  allemand. 
Alors  il  publia  son  dernier  livre  religieux,  De  Cœlo 
et  pâtria,  Le  ciel  et  la  patrie^  espérance  de  l'illu-j 
minisme. 


—  171   — 

Bergasse  (Nicolas),  d'une  famille  originaire  d'Es- 
pagne, un  des  adeptes  ardents  du  Mesmerisme,  né  à 
Lyon  en  1 750,  suivit  la  carrière  du  barreau,  et  son 
premier  discours,  devant  les  magistrats,  fut  sur  Vhon- 
neur.  Bergasse  était  un  orateur  passionné  et  con- 
vaincu. Le  procès  de  Kornmann,  en  1788,  lui  fit  une 
renommée  considérable.  On  parlait  moins  de  M.  de 
Necker  et  de  Galonné  que  de  Bergasse  et  de  Beau- 
marchais compromis  dans  ce  procès.  Les  mémoires  de 
Bergasse  qui  parurent  en  1788,  pour  l'époux  trahi 
eurent  un  succès  prodigieux. 

Dans  cet  écrit  dédié  au  roi,  Bergasse  dénonce  à 
Louis  XVI  ses  ministres  et  attaque  le  gouvernement. 
C'est  le  11  août  1788,  que  Bergasse  écrivait  ces  pa- 
roles prophétiques,  dans  une  lettre  inédite  à  la  Reine  : 
«  On  trompe  Votre  Majesté,  et  on  la  trompe  d'une 
manière  bien  cruelle.  Il  faut  cependant  que  Terreur 
dans  lequel  on  persiste  à  l'entretenir  se  dissipe  et 
avant  que  de  plus  grands  maux  n'arrivent,  elle  soit 
avertie  du  bouleversement  affreux  qui  se  prépare.  » 
A  cette  époque  Bergasse  était  initié  au  somnambu- 
lisme magnétique  et  un  des  plus  ardents  adeptes  de 
Mesmer;  il  poursuivit  Lenoir,  lieutenant  de  police,  à 
outrance;  il  ne  lui  avait  pas  pardonné  d'avoir  autorisé 
la  représentation  des  Docteurs  modernes,  et  de  livrer 
le  magnétisme  à  la  risée  du  peuple,  en  plein  théâtre. 
Sous  la  restauration  de  1814,  il  eut  de  fréquentes  en- 
trevues avec  l'empereur  Alexandre  chez  la  baronne  de 


—  172  — 

Krudner.  Ce  prince  lui  accorda  une  grande  estime;  il 
le  consultait  et  le  faisait  asseoir  à  côté  de  lui  :  Mettez- 
vous  de  ce  coté,  disait-il,  c'est  ma  bonne  oreille.  Il 
mourut  le  28  mai  1832. 


BisCHOFSWERDER.  ^axon  (1755);  un  des  illuminés 
les  plus  avancés  dans  la  théorie  des  esprits  extraordi- 
naires. Il  composait  des  philtres  et  prédisait  Tave- 
nir;  il  devint  ministre  de  confiance  de  Frédéric-Guil- 
laume, lui-même  de  la  classe  des  illuminés,  et  qui 
aimait  les  apparitions  et  les  spectres.  Envoyé  au  con- 
grès de  Systhove,  il  reçut  de  l'empereur  d'Allemagne 
de  hautes  marques  de  considération.  Il  contribua 
beaucoup  à  déterminer  la  fameuse  conférence  de  Pil- 
nitz,  où  Frédéric-Guillaume  et  Léopold  s'allièrent 
pour  rétablir  sur  son  trône  le  roi  Louis  XVI,  voué  à 
la  mort.  Bischofswerder  accompagna  le  roi  Guillaume 
de  Prusse  dans  la  campagne  de  Champagne  en  1792, 
et  revint  avec  lui  à  Berlin.  Envoyé  à  Francfort  comme 
ambassadeur,  il  quitta  cette  place  en  1 794  et  mourut 
dans  sa  terre  de  Marquats,  près  de  Berlin,  en  1803, 
entrevoyant  toujours  des  esprits  familiers,  une  dame 
blanche  surtout  qui  annonçait  la  mort. 


BoEHM  (Jacob),  né  en  1575,  simple  cordonnier  à 
Goerlitz.  Au  milieu  de  son  travail,  Walther  lui  avait 


—  17;]  — 

donné  quelques  notions  de  chimie,  il  en  fit  sortir  un 
système  philosophique  tout  nouveau;  s'abandonnant 
à  des  extases  mystiques,  il  se  crut  appelé  de  Dieu  avec 
des  visions  et  des  révélations.  Ses  disciples  l'appelè- 
rent le  Théosophiste  allemand;  il  en  eut  un  grand 
nombre.  Quelques-uns,  malgré  leur  attachement  à 
son  système,  mirent  quelque  modération  dans  leur 
conduite;  les  autres  étaient  de  vrais  fanatiques,  tel 
que  Kuhlmann,  qui  fut  brûlé  à  Moscou.  Cette  secte 
se  répandit  dans  le  nord  de  l'Allemagne,  Saint-Mar- 
tin a  traduit  en  français  un  des  ouvrages  de  Boehm  : 
l'Aurore  naissante.  Boehm  alla  ensuite  à  Dresde  où 
il  fut  examiné  par  quelques  théologiens  indulgents 
qui  le  trouvèrent  irréprochable,  De  retour  à  Goerlilz, 
il  y  mourut  en  1624. 


BRUNSwiCK-LuNEBOURG(Gharles-Guillaume-Fer- 
dinand  de).  Un  des  grands  initiés  aux  loges  martinistes, 
1735,  neve\i  du  grand  Frédéric,  prince  d'une  éduca- 
tion brillante  ;  il  avait  une  passion  ardente  pour  la 
musique,  les  beaux-arts  qu'il  apprit  sous  Winckel- 
mann;  il  fit  ses  premières  armes  dans  les  glorieuses 
guerres  du  roi  de  Prusse.  Mirabeau  qui  visita  Berlin 
avec  une  mission  secrète,  le  compare  à  Alcibiade  :  «Sa 
figure  annonce,  dit-il,  profondeur  et  finesse;  il  parle 
avec  précision  et  élégance;  il  est  prodigieusement  la- 
borieux, instruit,  perspicace.  Ses  correspondances  sont 


—  174  — 

immenses,  ce  qu'il  ne  peut  devoir  qu'à  sa  considéra- 
tion personnelle;  car  il  n'est  pas  assez  riche  pour 
payer  tant  de  correspondants,  et  peu  de  cabinets  sont 
aussi  bien  instruits  que  lui.  Ses  affaires  en  tout  genre 
sont  excellentes.  Il  a  trouvé  l'État  surchargé  de  près 
de  quarante  millions  de  dettes  par  la  prodigalité  de 
son  père;  et  il  a  tellement  bien  administré,  qu'avec 
un  revenu  d'environ  cent  mille  louis,  et  une  caisse 
d'amortissement  où  il  a  versé  des  reliquats,  les  sub- 
sides de  l'Angleterre,  dès  1790,  il  aura  liquidé  toutes 
les  dettes.  Religieusement  soumis  à  son  métier  de  sou- 
verain, il  a  senti  que  l'économie  était  sa  première  res- 
source. Sa  maîtresse,  Mlle  de  Hartfeld,  est  la  femme 
la  plus  raisonnable  de  sa  cour;  et  ce  choix  est  telle- 
ment convenable  que  le  duc  ayant  montré  dernière- 
ment quelque  velléité  pour  une  autre  femme,  Ja  du- 
chesse s'est  liguée  avec  Mlle  de  Hartfeldpour  l'écarter. 
Véritable  Alcibiade,  il  aime  les  grâces  et  les  vo- 
luptés; mais  elles  ne  prennent  jamais  sur  son  travail 
et  sur  ses  devoirs  même  de  convenance.»  ' 

En  1770  le  duc  de  Brunswick,  fut  initié  dans  l'illu- 
minisme  et  devint  le  chef  des  loges  maçoniques. 
Appelé  à  la  tête  dos  armées  prussiennes,  il  fit  la  cam- 
pagne de  Hollande  ;  il  fut  chargé  de  l'expédition  de 
1792,  contre  la  France,  dans  les  plaines  de  Gham- 
pagn?.  Cotait  un  esprit  libéral,  affilié  aux  franc- 
maçons,  autour  duquel  se  groupaient  beaucoup  d'es- 
pérances :  s'il  se  compromit  par  son  manifeste,  il 


—  175  — 

resta  un  des  chefs  des  martinistes  ;  les  philosophes 
ne  l'oublièrent  pas  et  en  plusieurs  circonstances  un 
parti  le  proposa  pour  le  stakouderat  de  la  République 
française.  L'abbé  Sieyès  comme  Mirabeau  s'était  épris 
du  duc  de  Brunswick. 

Quand  les  sociétés  secrètes  éclatèrent  en  1806,  dans 
une  guerre  contre  la  France,  le  duc,  malgré  son  ex- 
trême vieillesse  fut  désigné  pour  le  commandement 
de  l'armée,  ei  ce  fut  un  malheur  pour  la  Prusse.  Déjà 
l'avant-garde  prussienne  avait  été  tournée  et  disper- 
sée, avant  que  le  duc  pût  croire  que  les  Français 
approchaient.  La  grandeur  du  péril  lui  rendit  cepen- 
dant quelque  vigueur;  le  14  octobre,  il  se  mit  à  la 
tête  des  grenadiers  pour  repousser  l'attaque  princi- 
pale près  d'Auerstadt.  A  peine  le  feu  est-il  commencé, 
qu'il  fut  atteint  d'une  balle  dans  les  yeux.  L'armée 
resta  sans  chef,  poursuivie  par  un  ennemi  impétueux. 
Le  duc  se  fit  d'abord  conduire  à  Erfurt,  et  ensuite,  à 
Blanckenbourg,  où  il  resta  plusieurs  jours,  espérant 
que  les  Prussiens  se  rallieraient.  Trompé  dans  cet 
espoir,  il  se  fit  transporter  à  Brunswick,  puis  à  Altona, 
où  il  mourut  le  10  novembre  1806,  et  fut  enterré  à 
Ottensen.  Tous  les  ducs  de  Brunswick  étaient  initiés 
aux  mystères  et  aux  espérances  de  l'illuminisme;  on 
ne  l'oubha  jamais  en  Allemagne.  Le  duc  Ferdinand 
était  le  chef  des  loges  maçoniques. 

Brunswick-Oels  (Guillaume  Frédéric  duc  de),  le 


—   176  — 

héros  des  étudiants,  qualrième  fils  du  duc  de  Bruns- 
wick :  d'une  éducation  négligée,  d'un  caractère  dur 
et  soldat,    né  à  Brunswick,  le   9   novembre  1771. 
Il  fut  capitaine  dans  le  régiment  de  Riedesel  ,  au 
service  de  la  Prusse,  et  fit  partie  de  la  campagne 
de  1792.  A  la  paix  de  Baie,  il  était  colonel  du  régi- 
ment de  Kleist.  Amoureux  jusqu'au  libertinage,  il 
continua  sa  vie  dissipée  parmi  les  étudiants,  et,  à  la 
suggestion  de  son  père,  il  épousa  la  princesse  Marie 
de  Bade.  Après  léna,  où  le  vieux  duc  de  Brunswick 
fut  frappé  de  mort,  son  fils  jura  de  le  venger,  et  vint 
joindre  la  division  militaire  de  Blûcher  qui  se  battait 
dans  le  nord  de  la  Prusse:  les  biens  du  duc  de  Bruns- 
wick étaient  confisqués  pour  former  le  royaume  de 
Westphalie,  au  profit  de  Jérôme  Bonaparte.  Sa  fierté 
s'exalta,  et  ce  fut  alors  qu'à  l'aide  des  sociétés  secrè- 
tes, il  forma  un  corps  de  partisans  qui  rêvèrent  la 
liberté  de  l'Allemague.  Le  nom  des  hussards,  des 
chasseurs  de  Brunswick  fut  bien  vite  fameux.  Leur 
uniforme  attirait  l'attention.  Il  était  noir  en  signe  de 
deuil  et  de  vengeance  :  les  brandebourgs  de  la  cava- 
lerie offraient  l'image  des  côtes  d'un  squelette;  les 
casques  et  les  shakos  portaient  une  tête  de  mort. 
Mais  les  préparatifs  du  prince  durèrent  trop  long- 
temps. Il  y  avait  déjà  j'iusieurs  jours  que  les  hostili- 
tcF.  étaient  ouvertes,  lorsqu'il  se  mit  en  campagne,  et 
se  dirigea  sur  la  Lusace.  S'il  eût  été  plus  tôt  en  me- 
sure, s'il  eût  réuni  ses  forces  à  celles  de  Schill,  de 


—  177  — 

Darnburg,  de  Katt  et  des  autres  insurgés,  il  eût 
peut-être  soulevé  toute  rAllemngne  septentrionale  ; 
c'est  au  milieu  de  mai  seulement  qu'il  quitta  la  Bo- 
hême. A  cette  époque,  la  prise  de  Vienne  avait  déjà 
jeté  du  découragement  dans  les  populations  germa- 
niques ;  les  corps  de  Schill  et  des  autres  officiers  qui 
appelaient  le  pays  à  l'indépendance  étaient  isolés, 
traqués  de  proche  en  proche,  poursuivis  même  par 
des  compatriotes  adhérents  des  Français.  Abandonné 
par  l'Allemagne  domptée,  le  duc  de  Brunswick  se 
fraya  un  passage  après  d'héroïque  efforts,  il  se  réfu- 
gia à  Brème,  où  un  navire  américain  le  reçut  à  son 
bord.  En  1813,  il  vint  en  Allemagne  victorieuse,  et 
reçut  des  étudiants  le  titre  glorieux  d'Arminius.  Au 
congrès  de  Vienne,  il  fut  rétabli  dans  ses  États. 
En  1815,  il  él:ait  à  la  tête  de  ses  hussards;  il  fut 
frappé  mortellement  à  la  bataille  des  Quatre-Bras  ; 
les  chefs  des  sociétés  secrètes  le  proclamèrent  le  héros 
du  Tugend  Bund. 


Cagliostro  (le  comte  Alexandre  de),  naquit  à  Pa- 
lerme,  le  8  juin  1749,  d'après  quelques  documents 
recueillis,  de  parents  d'une  médiocre  extraction  ;  son 
vrai  nom  était  Joseph  Balsamo.  Après  une  jeunesse 
orageuse,  il  se  mit  à  voyager.  Il  visita  successive- 
ment la  Grèce,  l'Egypte,  l'Arabie,  la  Perse,  Rhodes, 
l'Ile  de  Malte,  il  fut  bien  accueilli  du  grand  maître 


—  178  — 

qui  lui  donna  des  lettres  de  recommandation  pour  la 
reine  de  Naples.  A  Rome,  il  connut  la  belle  Lorenza 
Feliciani  dont  il  parle  tant,  il  s'unit  à  elle  par  les 
liens  du  mariage.  L'apparition  la  plus  brillante  de 
Gaglio&tro  fut  k  Strasbourg,  le  19  septembre  1780, 
où  il  excita  l'enthousiasme.  La  Borde  ne  conoait  pas 
de  termes  assez  forts  pour  peindre  le  comte  de  Ga- 
gliostro.  Dans  ses  Lettres  sur  la  Suisse^  il  le  qualifie 
d'homme  admirable  par  sa  conduite  et  par  ses  vastes 
connaissances  :  «  Sa  figure,  dit-il,  annonce  l'esprit, 
exprime  le  génie  ,  ses  yeux  de  feu  lisent  au  fond  des 
âmes.  Il  sait  presque  toutes  les  langues  de  l'Europe 
et  de  l'Asie  ;  son  éloquence  étonne  et  entraîne,  même 
dans  celles  qu'il  parle  le  moins  bien.  »  A  ces  témoi- 
gnages de  La  Borde,  on  peut  ajouter  les  lettres  écrites 
au  préteur  de  Strasbourg,  en  1783,  par  MM.  de  Mi- 
romesnil,  de  Vergennes,  le  marquis  de  Ségur,  par 
lesquelles  on  réclame  l'appui  des  magistrats  en  faveur 
du  noble  étranger.  Après  l'affaire  du  collier,  il  se  re- 
tira en  Angleterre.  Il  y  séjourna  environ  deux  ans; 
passa  de  Londres  à  Baie,  puis  à  Vienne,  à  Aix,  en 
Savoie,  à  Turin,  à  Gênes ,  à  Vérone  et  finit  par 
séjourner  à  Rome ,  où  il  fut  arrêté  le  27  décem- 
bre 1789,  et  transféré  au  château  Saint-Ange.  On 
lui  fit  son  procès  et  il  fut  condamné  le  7  avril  1791, 
comme  pratiquant  la  franc-maçonnerie.  La  peine  de 
mort  fut  commuée  en  ime  prison  perpétuelle.  Il 
mourut  en  1795,  au  château  Saint- Ange.  Sa  femme 


—   179  — 

avait  été  conuainnée  à  une  perpétuelle  réclusion  dans 
le  couvent  de  Sainte-Apolline.  Comme  tous  les  par- 
tisans des  doctrines  hermétique  et  magique,  Ga- 
gliostro  faisait  un  grand  usage  des  aromates  et  de 
For.  L'auteur  de  sa  vie  lui  fait  honneur  de  l'institu- 
tion d'une  maçonnerie  égyptienne  qui  révélait  toutes 
les  destinées.  Une  pupille  ou  colombe,  c'est-à-dire  un 
enfant  dans  l'état  d'innocence,  placé  devant  une  ca- 
rafe, abrité  d'un  paravent  obtenait,  par  l'imposition 
des  mains,  la  faculté  de  communiquer  avec  les  anges 
et  voyait  dans  cette  carafe  tout  ce  que  l'on  deman- 
dait qu'il  y  vît.  Enfin  un  écrivain  de  nosj  ours  (M.  l'abbé 
Fiard)  n'a  pas  hésité  de  faire  de  Gagliostro  un  des  es- 
prits du  ténébreux  empire,  et  de  l'associer  à  l'infer- 
nale cohorte  avec  Mesmer,  Gomus,  Pinetli,  l'engas- 
trimythe  de  Saint-Germain-en-Laye. 


GoNDÉ  (Louise-Marie-Thérèse-Bathilde  d'Orléans, 
duchesse  de  Bourbon,  princesse  de),  née  à  Saint- 
Gloud,  le  9  juillet  1750,  était  fille  de  Louis-Philippe, 
duc  d'Orléans,  petit-fils  du  Régent  et  de  Louise- 
Henriette  de  Bourbon-Gonti.  A  vingt  ans  elle  inspira 
la  plus  vive  passion  au  duc  de  Bourbon,  qui  en  avait 
à  peine  quinze.  Leur  mariage  se  conclut  en  1770. 
Mère  du  duc  d'Enghien,  elle  se  sépara  bientôt  de 
son  mari.  Très-instruite,  très-forte  musicienne,  elle 
peignait  même  avec  quelque  talent.  La  princesse  à 


.....  180  — 

l'imagination  exaltée  se  livra  exclusivement  à  des  idées 
de  mysticisme.  Entraînée  par  des  hommes  qui  spé- 
culaient sur  son  rang  et  sur  son  exaltation  religieuse, 
elle  eut  des  relations  mystiques  avec  Catherine  Theot, 
avec  le  chartreux  dom  Gerle.  C'était  dans  l'hôtel  de 
la  duchesse  de  Bourbon  que  dom  Gerle  se  livrait  à 
des  prédications  ardentes  du  spiritisme,  La  princesse 
en  vint  jusqu'à  loger  chez  elle  la  prophétesse  Su- 
zanne Labrousse;  elle  fit  même  imprimer  à  ses  frais 
le  recueil  des  prophéties  de  cette  spirite.  La  prin- 
cesse de  Condé  garda  ses  idées  pendant  l'émigration. 
Elle  revint  en  1814  en  France  et  mourut  dans  une 
extrême  piété.  Elle  établit  dans  son  hôtel,  rue  de 
Yarennes,  un  hospice,  dit  hospice  d'Enghien^  pour  y 
recevoir  de  pauvres  malades;  elle-même  pansait 
leurs  plaies,  et  leur  administrait  des  secours.  Ce  fut 
au  milieu  de  ces  offices  de  piété  que,  revenue  de  son 
spiritisme,  la  duchesse  de  Bourbon  passa  les  sept 
dernières  années  d'une  vie  jusqu'alors  si  agitée.  Sa 
mort  fut  digne  d'une  chrétienne,  le  10  janvier  1822. 


Labrousse  (Clotilde-Suzanne-Courcelle  de),  née 
en  Périgord  1741  ;  entrée  dans  le  tiers  ordre  de  Saint- 
Louis  à  19  ans,  elle  fut  un  des  grands  adeptes  de 
l'illuminisme.  Mile  de  Gourcelle  reçut  l'hospitalité 
dans  l'hôtel  de  la  duchesse  de  Bourbon  si  chère  aux 
inspirés.  En  1790,  la  prophétesse  conçut  le  projet 


—  181   — 

d'aller  à  Rome  défendre  en  personne,  devant  le  sou- 
verain pontife  et  le  sacré  collège,  les  principes  de  la 
constitution  civile  du  clergé,  et  persuader  le  Pape  de 
renoncer  à  son  autorité  temporelle.  Elle  tint  sa  pa- 
role et  partit  comme  elle  l'avait  dit,  du  plus  petit  vil- 
lage pour  la  plus  grande  ville  du  monde.  Pendant 
son  pèlerinage  elle  prêchait  dans  les  églises,  dans  les 
clubs,  même  en  pleine  rue,  appelant  ses  auditeurs, 
frères  et  amis.  Arrivée  à  Bologne  (août  1792),  elle  en 
fut  expulsée  par  le  gouverneur.  A  Yiterbe ,  elle  fut 
arrêtée  ,  conduite  à  Rome  et  détenue  au  château 
Saint-Ange  où  jamais  au  reste  elle  n'éprouva  de 
mauvais  traitements.  Après  l'invasion  de  Rome  par 
les  Français  (1798),  elle  revint  à  Paris.  Dès  ce  mo- 
ment jusqu'à  la  fin  de  sa  longue  carrière,  quoique 
toujours  attachée  à  ses  idées,  elle  se  renferma  dans 
un  petit  cercle  d'adeptes  persévérants,  et  mourut  en 
i821.  On  a  de  Suzanne  Labrousse  des  prophéties 
concernant  la  Révolutiori  française,  suivies  d'une  pré- 
diction qui  annonce  la  fin  du  monde  (pour  1899). 


Gentz  (Frédéric  de)  fut  l'écrivain  politique  qui 
remua  le  plus  profondément  les  sociétés  secrètes  pour 
la  cause  de  l'Allemagne.  Né  à  Breslau,  en  1766, 
d'une  mère  française  (Ancillon)  ;  élève  du  Gymnase 
de  Berlin.  Il  fut  envoyé  ensuite  à  l'Université  de 
Kœnigsberg,  aux  leçons  de  Kant;  ses  facultés  intel- 

11 


—  182  — 

lectuelles  se  développèrent.  Revenu  dans  sa  famille, 
il  fut  attaché  à  l'administration  publique  et  ne  tarda 
pas  non  plus  à  écrire  dans  les  journaux  des  articles 
politiques  et  philosophiques  qui  furent  remarqués. 
Quoique  jeune  encore,  nommé  conseiller  privé  pour 
les  finances  de  Prusse,  Gentz  montra  un  esprit  très- 
avancé.  Consulté  par  le  roi  sur  l'état  des  esprits  en 
Allemagne,  son  mémoire  présenté  à  Frédéric-Guil- 
laume III,  est  remarquable  par  la  libre  expression  des 
pensées  :  «  Sous  le  régime  tutélaire  de  Votre  Majesté, 
tout  ce  qui  n'est  pas  enchaîné  par  une  nécessité  absolue 
doit  pouvoir  se  mouvoir  librement.  Qu'il  soit  permis 
à  chacun  de  poursuivre   ses  intérêts  par  toutes  les 
voies  légales  ;  que  chacun  puisse  exercer  ses  facultés 
dans  la  sphère  qu'il  s'est  choisie;  qu'aucun  mono- 
pole, qu'aucune  prohibition,  qu'aucune  intervention 
dans  l'industrie  privée,  par  le  moyen  de  règlements 
inutiles,  ne  gêne  l'agriculteur,  le  fabricant  et  le  mar- 
chand. Pour  que  l'industrie  puisse  contribuer  à  la 
prospérité  de  l'Etat,  elle  ne  doit  même  craindre  au- 
cune entrave.  Maisc'est  surtout  la  pensée  de  l'homme 
qui  ne  supporte  point  la  contrainte.  Tout  ce  qui  la 
comprime  est  nuisible,   non-seulement   en  ce  qu'il 
empêche  le  bien,  mais  en  ce  qu'il  favorise  le  mal.  » 
Après  cette  apologie  de  la  libre  pensée,  Gentz  pu- 
blia une  série  d'articles   sur  l'Angleterre,    dont  il 
exaltait  le  système.  Appelé  ensuite  à  juger  les  gou- 
vernements de  l'Allemagne,   il  attaqua  hardiment 


—  18;:;  — - 

les  cabinets  qui  étaient  entrés  dans  le  système  des 
indemnités  territoriales,  d'après  le  traité  de  Luné- 
ville.  Ces  censures  déplurent  à  Berlin,  cabinet  alors 
favorable  à  la  paix  avec  la  République  française,  et 
au  système  des  indemnités  qui  lui  étaient  allouées 
en  Westphalie. 

Dans  cette  même  année,  Gentz,  attaché  à  la  chan- 
cellerie autrichienne,  fit  un  voyage  politique  en  An- 
gleterre où  il  fut  bien  accueilli  par  les  ministres. 
De  retour  à  Dresde,  il  s'affilia  aux  sociétés  secrètes, 
il  disait  dans  un  écrit  :  «  Il  ne  nous  reste  plus 
qu'une  seule  ressource  mémorable;  que  les  bons, 
les  braves  s'instruisent,  s'unissent  et  s'encouragent 
les  uns  les  autres,  qu'une  sainte  ligue  se  forme  pour 
rendre  la  liberté  aux  nations  et  le  repos  au  monde... 
Allemands,  dignes  de  votre  nom,  voyez  votre  pays 
foulé  aux  pieds,  déchiré,  profané  ;  ayez  assez  d'élé- 
vation dans  l'âme  pour  ne  pas  vous  manquer  à  vous- 
mêmes  ;  il  n'y  a  rien  de  tombé  qui  ne  puisse  être 
relevé.  Ce  n'est  ni  la  Russie,  ni  l'Angleterre  qui 
pourraient  accomplir  ce  grand  œuvre  de  la  délivrance 
européenne.  C'est  l'Allemagne,  cause  principale  de 
la  ruine  de  l'Europe,  qui  doit  relever  ses  ruines, 
qui  doit  opérer  l'affranchissement  général.  »  En 
1809,  Gentz  rédigea  le  manifeste  de  l'Autriche  contre 
la  France.  Quatre  ans  après,  ce  fut  encore  lui  qui 
écrivit  la  proclamation  de  l'Autriche  annonçant  son 
adhésion  à  l'alliance  des  puissances  du  Nord  contre 


—  184  — 

Napoléon.  A  celte  époque,  Gentz  était  devenu  un 
homme  nécessaire.  Malgré  la  répugnance  qu'éprou- 
vait le  cabinet  de  Vienne  d'entrer  en  explication  avec 
ses  sujets,  il  fallait,  pourtant,  si  l'on  voulait  exciter 
les  nations  germaniques  à  prendre  les  armes,  rédiger 
des  manifestes,  des  proclamations,  même  des  articles 
de  journaux.  Gentz  était  l'homme  propre  à  tout  cela. 
Quoique  esprit  fort ,  très-incrédule  et  matérialiste, 
Gentz  fut  l'écrivain  delà  TugendBundj  jusqu'en  1814, 
qu'il  s'en  sépara  ouvertement  pour  prendre  place 
dans  le  conseil  de  la  sainte  alliance.  Il  assista  éga- 
lement comme  conseiller  et  comme  secrétaire  aux 
congrès  d'Aix-la-Chapelle,  Garlsbad,  Troppau,  Lay- 
hach  et  Vérone.  Les  mesures  rigoureuses  prises  à 
Garlsbad  contre  la  liberté  de  la  presse  en  Allemagne 
furent  attribuées  dans  le  public  aux  conseils  de 
Gentz,  qui  en  d'autres  temps  avait  soutenu  un  autre 
système.  A  Vérone,  il  avait  encore  assez  de  crédit 
pour  que  les  plénipotentiaires  français  s'adressassent 
à  lui  dans  les  négociations,  et  lorsqu'à  la  fin  de  1822, 
M.  de  Chateaubriand  ministre  des  affaires  étran- 
gères, demanda  l'appui  de  Gentz  dans  le  cabinet  de 
Vienne,  le  publiciste  allemand  parut  goûter  l'idée 
d'une  alliance  continentale.  «  Si  l'ordre  et  la  paix 
peuvent  encore  être  solidement  établis  en  Europe, 
écrivit-il,  en  réponse  à  la  lettre  du  ministre  français, 
il  n'y  a  que  l'union  sincère  et  actuelle  des  grandes 
puissances  du  continent  qui  puisse  y  conduire.  Tout 


—  185  — 

est  vrai,  tout  est  réel  dans  cette  association;  en  dépit 
de  la  diversité  des  formes,  les  intérêts  sont  communs, 
les  besoins  sont  réciproques.  Avec  les  talents,  même 
de  premier  ordre  à  la  tête  de  son  gouvernement,  la 
France  ne  peut  se  consolider  par  une  marche  isolée, 
et  Dieu  la  préserve  de  jamais  choisir  celle  dans  la- 
quelle elle  rencontrera  l'Angleterre.  »  Gentz  eut  une 
vive  affection  pour  la  danseuse  Fanny  Elsler.  M.  de 
Chateaubriand  y  fait  allusion  dans  son  ouvrage  sur 
le  Congrès  de  Vérone  :  «  Nous  l'avons  vu  s'éteindre 
doucement,  et  au  son  d'une  voix  qui  lui  faisait  ou- 
blier celle  du  temps.  »  Il  mourut  le  9  juin  1852,  avec 
plus  de  calme  qu'on  ne  devait  l'attendre  de  la  part 
d'un  homme  aussi  faible  de  caractère,  et  qui  avait 
montré  une  si  grande  peur  de  la  mort. 


Gerle  (Dom),  né  en  1740  en  Auvergne,  prit  fort 
jeune  l'habit  de  Chartreux,  et  devint  prieur  du 
couvent  de  Port-Sainte-Marie  ;  on  le  citait  comme 
un  des  religieux  les  plus  distingués  de  son  ordre, 
lorsqu'il  fut  élu,  en  1789,  député  du  clergé  de  la 
sénéchaussée  de  Riom  aux  États  généraux.  Il  fit 
cause  commune  avec  le  tiers-état  et,  ne  tarda  pas 
à  marcher  l'égal  des  Sieyès,  des  Gouttes,  des  Gré- 
goire. Il  se  lia  avec  Suzanne  Lab rousse  qui  faisait 
déjà  de  nombreux  adeptes.  Dom  Gerle  avait  conservé 
des  relations  avec  Robespierre  le  futur  grand  pon- 


—  186  — 

tife  de  la  religion  de  rÊtre-Suprême;  avait-il  deviné 
dans  l'ancien  disciple  de  Saint-Bruno,  l'homme  en- 
thousiasme, le  fanatique  qui  lui  aiderait  à  l'établir? 
Dom  Gerle,  que  le  peu  de  succès  des  visions 
prophétiques  de  Suzanne  Labrousse  n'avait  pas  dé- 
sabusé, adopta,  en  1794,  une  autre  prophétesse 
qu'il  découvrit  près  l'Estrapade;  lui  demeurait 
alors  chez  un  nommé  Fournier,  menuisier.  Porte 
Saint- Jacques.  Cette  femme  était  la  fameuse  Catherine 
Theot  ;  baptisée  par  Barère,  dans  son  rapport,  Theos^ 
(en  grec,  Dieu).  Cette  Catherine  Theot,  âgée  alors 
de  soixante-neuf  ans,  avait  été  emprisonnée  une 
partie  de  sa  vie;  et  ce  séjour  prolongé  dans  les 
cachots  avait  exalté  son  imagination,  de  même 
que  la  retraite  austère,  la  vie  silencieuse  et  mélan- 
colique du  cloître  avait  affecté  Dom  Gerle;  tous 
les  deux  y  avaient  puisé  cette  habitude  de  la  con- 
templation qui  porte  aux  idées  d'illuminisme.  Marie 
Theot  tenait  des  séances  secrètes.  Le  récipiendaire 
une  fois  entré,  un  indicateur  sonnait;  on  voyait 
paraître  ensuite  une  femme  qui  saluait  en  disant  : 
«  Venez,  homme  mortel,  vers  l'immortalité,  la  mère 
de  Dieu  vous  le  permet.  »  Marie  Theot  se  mon- 
trait aussitôt,  soutenue  sur  les  bras  de  Vèclaireuse 
et  de  la  chanteuse;  deux  belles  filles  qui  lui  baisaient 
le  front,  les  pieds  et  les  mains.  Dom  Gerle  se 
présentait  alors  ;  tout  le  monde  s'inclinait  devant 
lui  ;  il  s'approchait  du  fauteuil  de  la  mère  de  dieu, 


—  187  — 

s'agenouillait,  lui  baisait  la  joue;  après  qu'elle 
lui  avait  dit  :  «  Prophète  de  Dieu,  réunissez-vous.  » 
Quelques  jours  avant  le  9  thermidor,  Dom  Gerle 
traduit  au  tribunal  révolutionnaire  fut  condamné 
à  la  prison  ;  il  en  sortit  à  la  fin  du  règne  de  la 
terreur.  Il  se  trouvait  alors  à  peu  près  sans  res- 
source, et  il  travailla  pendant  quelques  temps  au 
Messager  du  soir;  puis  il  entra  comme  auxiliaire 
dans  les  bureaux  de  l'intérieur.  A  compter  de  ce 
moment  on  le  perd  de  vue;  et  l'époque  de  sa  mort 
est  ignorée. 


Martinez  pascalis,  fameux  spirite  du  xviii* 
siècle  :  les  disciples  même  les  plus  intimes  de  Mar- 
tinez n'ont  point  connu  sa  patrie.  C'est  d'après  son 
langage,  qu'on  a  présumé  qu'il  pouvait  être  Portu- 
gais, et  même  juif.  Il  s'annonça,  en  1754,  par  l'in- 
stitution d'un  rite  cabalistique  d'élus  dits  cohens 
(prêtres).  Un  assez  grand  nombre  de  prosélytes  y 
formèrent  la  secte  qui  reçut  des  loges  du  nouveau 
rite  organisé  en  1775,  la  dénomination  des  marti- 
nistes.  Après  avoir  achevé  de  professer  à  Paris, 
Martinez  quitta  soudain  ce  séjour,  et  s'embarqua, 
vers  1778  pour  Saint-Domingue  ;  et  finit  au  Port-au- 
Prince  en  1779,  sa  carrière  théurgique.  Bacon  de 
la  Ghevallerie,  l'un  de  ses  disciples  fut  aussi  un  de  ses 
agents.  Saint-Martin,  dans  le  portrait  de  Martinez 


—  188  — 

qui  fait  partie  de  ses  œuvres  posthumes,  ne  s'est 
pas  expliqué  sur  la  doctrine  de  ce  maître.  On  peut 
présumer  que  cette  doctrine  professée  par  Martinez 
est  la  cabale  des  Juifs,  qui  n'est  autre  que  leur  méta- 
physique, où  la  science  de  l'être,  comprenant  les 
notions  de  Dieu,  des  esprits,  de  l'homme  dans  ses 
divers  états.  Martinez  prétendait  posséder  la  théorie 
pratique  où  la  clef  active  de  cette  science  ayant 
pour  objet  non-seulement  d'ouvrir  des  communica- 
tions intérieures,  mais  de  procurer  des  manifestations 
sensibles  avec  Dieu  par  les  anges  et  les  démons,  esprit 
intermédiaire  qui  voltigait  incessamment  dans  hs 
airs  et  donnaient  aux  femmes  les  avertissements  sur 
la  vie. 


Mesmer  (Antoine)  naquit  à  Mersbourg,  en  Souabe, 
et  son  apparition  dans  le  monde  savant  est  de  1766. 
Il  publia  une  thèse  intitulée  De  planetarum  influxu 
(de  l'influence  des  planètes),  pour  établir  que  les  corps 
célestes,  en  vertu  de  la  même  force  qui  produit  leurs 
attractions  mutuelles,  exercent  une  influence  sur  les 
corps  animés,  et  particulièrement  sur  le  système 
nerveux,  par  l'intermédiaire  d'un  fluide  subtil  qui 
pénètre  dans  tous  les  corps  et  remplit  tout  l'univers. 
Mesmer  se  disait  possesseur  d'un  secret  qui  révélait 
le  mécanisme  de  la  nature  en  maîtrisant,  comme 
par  un  pouvoir  magique,  les  corps  animés  et  inani- 


—  189  — 

mes.  Avec  cette  science  il  opéra  des  cures  merveil- 
kuses,  en  vertu  d'un  principe  unique,  universel,  à  la 
fois  si  parfait  et  si  simple  qu'il  pouvait  le  faire  par- 
tager aux  personnes  les  plus  superficielles.  De  si  bril- 
lantes merveilles,  annoncées  avec  toute  la  hauteur 
d'un  inspiré ,  ne  pouvaient  manquer  d'attirer  la 
foule,  et  bientôt  un  indicible  enthousiasme  se  mani- 
festa pour  le  docteur  Mesmer.  Les  disciples  ont  de- 
puis expliqué  sa  doctrine,  en  soutenant  que  le  fluide 
subtil  est  mis  en  mouvement  par  la  volonté,  et  que 
les  individus  dont  la  présence  gêne  son  action  sont 
ceux  dont  la  volonté  est  contraire  aux  effets  magné- 
tiques, c'est-à-dire  qui  ne  croient  point  à  leur  réa- 
lité. Mesmer  dit  encore  que  les  corps  animés,  étant 
analogues  à  des  aimants,  ont  des  pôles  comme  eux,  et 
des  pôles  que  le  magnétisme  peut  à  son  gré  fixer  sur 
tel  ou  tel  point  de  leur  surface.  La  similitude  avec 
les  aimants,  ajoute -t-il,  est  si  parfaite  que  le  phé- 
nomène de  l'inclinaison  même  y  est  observé.  Parmi 
les  personnages  remarquables  qui  furent  le  plus 
complètement  séduits  par  l'exposition  de  ses  prin- 
cipes, on  en  compte  plusieurs  qui  bientôt  après 
portèrent  le  même  esprit  de  nouveauté  dans  les  évé- 
nements politiques  :  Bergasse,  le  marquis  de  Puy- 
ségur,  le  marquis  de  La  Fayette,  et  le  parlementaire 
d'Eprémenil.  Mesmer  quitta  la  France  et  se  rendit 
quelque  temps  en  Angleterre  sous  un  nom  supposé. 
Relire  en  Allemagne,  il  publia  en  1799,  une  non- 


—  190  — 

velle   exposition  de  sa  doctrine.  Enfin,  cet  esprit 
étrange  mourut  presque  ignoré  en  1815. 


KoERNER  (Théodore),  le  poëte  des  universités  et 
des  sociétés  secrètes,  né  à  Dresde  en  1780,  élève  de 
Schiller,  avait  fait  ses  études  à  Leipzig.  Enthou- 
siaste de  Tindépendance  germanique,  il  ne  négligea 
rien  pour  propager  une  doctrine  qui  ne  pouvait  se 
professer,  à  cette  époque,  sans  les  plus  grands  dan- 
gers; aussi  ne  tarda-t-il  pas  à  recevoir  une  défense 
formelle  de  fréquenter  aucune  des  universités  de  la 
Saxe.  Il  prit  le  parti  de  se  retirer  à  Vienne,  et  de 
travailler  pour  le  théâtre.  Après  la  funeste  retraite 
de  Moscou,  l'esprit  de  l'Allemagne  enflamma  le 
courage  de  Koerner.  La  passion  des  lettres,  une 
existence  heureuse,  Tamour  même  ne  purent  le  re- 
tenir; il  partit  pour  Breslau,  et  s'enrôla  comme 
simple  soldat  dans  le  corps  prussien  des  chasseurs 
à  cheval  de  Lutzow.  Il  obtint  une  lieutenance  sur  le 
champ  de  bataille  le  8  octobre,  mais  la  mort  vint 
l'arrêter  au  milieu  de  sa  glorieuse  carrière  dans  les 
plaines  de  Leipzig. 


PuYSÉGUR  (Amand-Marie- Jacques  de  Chastenet, 
marquis  de)  né  en  1752,  fut  un  des  plus  grands 
adeptes  du  magnétisme.  Émule  plutôt  que  disciple 


—  191  — 

de  Mesmer  et  premier  observateur  du  somnambu- 
lisme magnétique,  Puységur  avait,  dès  1783,  publié 
un  ouvrage  historique  sur  cette  science.  Il  y  donna 
une  suite,  fruit  de  recherches  nouvelles  faites  de- 
puis 1805.  On  a  de  lui  :  Mémoires  pour  servir  a  l' his- 
toire et  à  rétablissement  du  magnétisme  animal, 
1784;  Du  magnétisme  animal  considéré  dans  ses  rap- 
ports avec  diverses  branches  de  la  physique,  1807- 
1809,  in-8°;  Recherches,  expériences  et  observations 
physiologiques  sur  l'homme  dans  l'état  du  somnam- 
bulisme naturel  et  dans  le  somnambulisme  provoqué 
par  l'acte  magnétique,  1811,in-8°;  Les  vérités  che- 
minent, tôt  ou  tard  elles  arrivent,  1814.  Il  mourut  le 
1"  août  1825. 


ScHARNHORST  (Grelhard  David  de)  né  à  Hamelsée 
dans  le  Hanovre  en  1756  ;  fermier-cultivateur,  élève 
de  l'école  de  Steintrude,  il  composa  divers  écrits  qui 
lui  firent  une  grande  renommée  et  qui  ont  beaucoup 
contribué  au  progrès  de  la  science  en  Allemagne.  Le 
roi  lui  donna  en  1804  le  grade  de  colonel  avec  des 
lettres  de  noblesse,  et  il  le  chargea  avec  le  général 
Klénesbeck  de  l'éducation  militaire  du  prince  royal. 
Lorsque  la  guerre  éclata  en  1806,  Scharnhorst  était 
employé  comme  quartier-maître  général  du  principal 
corps  d'armée.  Il  s'affilia  à  tontes  les  sociétés  se- 
crètes et  les  dirigea  pour  la  délivrance  de  l'Allemagne, 


—  192  — 

quand  les  enseignes  prussiennes  se  déplayèrent  avec 
patriotisme  en  1813,  dans  les  plaines  de  la  Saxe,  ce 
fut  encore  par  Blûcher  et  Scharnhorst  qu'elles  furent 
dirigées.  Le  premier  était  général  en  chef,  et  le  se- 
cond son  chef  d'état-major.  Blùcher  n'était  pas,  on  le 
sait,  doué  de  beaucoup  d'instruction  et  de  tactique; 
personne  plus  que  Scharnhorst  n'était  en  état  de  le 
suppléer  sous  ce  rapport.  Si  l'un  fut  le  bras,  la  force 
de  l'armée,  on  peut  dire  que  l'autre  en  fut  la  tête  et 
la  pensée.  C'est  ainsi  que  furent  obtenus  les  triom- 
phes de  Dennewitz,  de  la  Kalzbach,  de  Leipzig,  etc. 
Scharnhorst  ne  put  pas  assister  à  ces  dernières  vic- 
toires qu'il  avait  tant  contribué  à  préparer  en  organi- 
sant les  bataillons  de  Landwer,  en  dirigeant  les  étu- 
diants des  universités ,  en  inspirant  à  toute  la 
population  prussienne  un  si  grand  enthousiasme. 
Blessé  mortellement  à  Lutzen,  aux  lieux  mêmes  où, 
deux  siècles  auparavant,  était  mort  le  héros  de  la 
Suède,>Gustave  Adolphe,  il  expira  le  28  juin  1813,  à 
Prague,  où  il  avait  voulu  suivre  le  roi. 


Saint-Germain  (Le  comte  de).  On  ignore  le  lieu 
de  naissance  de  cet  esprit  étrange.  C'est  en  Allema- 
gne, pays  de  l'illuminisme  qu'il  se  fit  connaître  du 
maréchal  de  Belle-Isle  un  peu  porté  aux  sciences  oc- 
cultes; il  l'amena  en  France;  Saint-Germain,  selon 
l'expression  du  duc  de  Choiseul,  devint  Vdme  damnée 


—  193  — 

de  ce  ministre  auquel  il  avait  donné  l'idée  de  bateaux 
plats  pour  une  descente  en  Angleterre.  Le  comte  ga- 
gna Tamitié  de  Mme  de  Pompadour:  elle  le  présenta 
au  roi  Louis  XV  qui  lui  donna  un  appartement  à 
Chambord.  Le  roi  se  plaisait  tellement  à  sa  conversa- 
tion, qu'il  passait  des  soirées  entières  avec  lui,  chez 
la  marquise.  Le  comte  de  Gleichen,  qui,  pendant  son 
séjour  à  Paris,  avait  suivi  Saint-Germain  avec  une 
grande  curiosité,  atteste  dans  ses  Mémoires ,  qu'il  lui 
montra  une  quantité  de  pierreries  et  de  diamants,  si 
prodigieuse,  qu'il  crut  voir  les  trésors  de  la  lampe 
merveilleuse.  «  J'ose  me  vanter,  continua-t-il,  de  me 
connaître  en  bijoux;  et  je  puis  assurer  que  l'œil  ne 
pouvait  rien  découvrir  qui  fît  même  douter  de  la  faus- 
seté de  ces  pierres.  »  Le  comte  de  Saint- Germain 
possédait,  dit-on,  un  élixir  qui  rendait  immortel.  11 
était  d'une  taille  moyenne,  très-robuste,  vêtu  avec 
une  simplicité  magnifique  et  recherchée.  Il  affectait 
une  grande  sobriété,  ne  buvait  jamais  en  mangeant, 
se  purgeait  avec  des  follicules  de  séné  qu'il  arran- 
geait lui-même;  et  c'était  le  régime  qu'il  conseillait 
à  ses  amis,  quand  ils  le  consultaient  sur  le  moyen  de 
vivre  longtemps.  Il  mourut  dans  l'obscurité,  à  Heswig, 
en  l'année  1784. 


Saint-Martin  (Louis  Claude  de)  dit  le  philoso- 
phe inconnu,  né  à  Amboise  le   18  janvier  1743;  à 


—  194  —     ' 

vingt-deux  ans  il  entra  au  régiment  de  Foix.  Initié 
par  des  formules,  des  rites,  des  pratiques,  à  des  opé- 
rations théurgiques,  que  dirigeait  Martin ez  Pascalis, 
chef  de  la  secte  des  martinistes,  il  lui  demandait 
souvent  :  Maître,  eh  quoi  !  faut-il  donc  tout  cela  pour 
connaître  dieu  ?  Cette  voix  qui  était  celle  des  manifes- 
tations sensibles,  n'avait  point  séduit  Saint-Martin. 
Ce  fut  toutefois  par  là  qu'il  entra  dans  la  voie  du  spi- 
nïwme.  La  doctrine  de  cette  école,  dont  les  membres 
prenaient  le  titre  hébreu  de  Cohen  (Prêtres),  et  que 
Martinez  présentait  comme  un  enseignement  secret 
reçu  par  tradition,  se  trouve  exposé  d'une  manière 
mystérieuse  dans  les  premiers  ouvrages  de  Saint - 
Martin  et  surtout  dans  son  Tableau  naturel  des 
rapports  entre  Dieu ,  V homme,  etc.  Il  fut  désigné 
par  le  district  d'Amboise  comme  un  des  élèves 
aux  écoles  normales  destinées  à  former  des  institu- 
teurs; il  accepta  cette  mission,  dans  l'espérance 
qu'il  pourrait,  en  présence  de  deux  mille  auditeurs 
animés  de  ce  qu'il  appelait  le  spiritus  mundi,  dé- 
ployer son  caractère  de  spirUiste  et  combattre  le  phi'^ 
losophisme  matériel  et  antisocial.  Saint-Martin  avait 
beaucoup  lu  les  Méditations  de  Descartes  et  les  ou- 
vrages de  Rabelais,  et  il  aimait  à  visiter  les  lieux  où 
ces  deux  auteurs  avaient  pris  naissance.  Cela  peut 
expliquer  comment  le  même  homme  avait  pu  compo- 
ser le  Ministre  de  r homme-esprit,  ouvrage  des  plus 
sérieux,   le    Crocodile,  poëme    grotesque  des   plus 


—  195  — 

bizarres,  même  après  Rabelais;  fiction  allégorique, 
qui  met  aux  prises  le  bien  et  le  mal,  et  couvre  sous  un 
voile  de  féerie,  des  instructions  et  sous  une  cri- 
tique dont  la  vérité  trop  simple  aurait  pu  blesser 
les  esprits  scientifiques  et  littéraires.  Il  mourut  le 
13  octobre  1803. 


Swedenborg  (Emmanuel  baron  de)  naquit  à  Sto- 
ikholm  en  1688,  enfant  de  Joseph  Svedberg,  évêque 
luthérien  de  Skara.  Il  passa  une  partie  de  sa  vie  à 
étudier  les  sciences  ;  après  s'être  montré  successive- 
ment poète,  philosophe,  métaphysicien,  minéralo- 
giste, marin  etthéologue,  il  eut  une  maladie  qui 
laissa  après  elle  de  longues  traces  sur  ses  organes. 
Il  se  crut  tout  à  coup  inspiré  de  Dieu  pour  révéler 
des  vérités  nouvelles  :  il  expose  lui-même  Forigine 
de  son  apostolat.  Dans  Swedenborg,  les  uns  crurent 
voir  un  homme  dans  une  constante  exaltation,  d'au- 
tres le  sophiste  inspiré.  Si  on  le  suit  en  ses  fré- 
quents voyages  dans  le  monde  des  esprits,  là, 
il  vous  montre  un  paradis  eu  plein  rapport  avec  la 
terre,  et  les  anges  faisant  dans  l'autre  monde  tout  ce 
que  l'homme  fait  ici.  La,  il  décrit  le  ciel  et  ses  cam- 
pagnes, ses  forêts,  ses  rivières,  c'est  toujours  Dieu  ou 
un  ange  qui  lui  parle.  Il  a  des  esprits  à  ses  ordres, 
et  ces  esprits  lui  révèlent  les  choses  les  plus  secrètes, 
La  princesse  Ulrique  de  Suède  lui  demandait  pour- 


—  196  — 

quoi  son  frère,  le  prince  de  Russie,  était  mort  sans 
répondre  à  une  lettre  qu'elle  lui  avait  écrite.  Swe- 
denborg promit  de  consulter  le  mort,  il  revint  et  ré 
pondit  à  la  reine  ;  «  Votre  frère  m'est  apparu  cette 
nuit,  il  m'a  chargé  de  vous  annoncer  qu'il  n'a  pas 
répondu  à  votre  lettre  parce  qu'il  désapprouvait votrt 
conduite  ;  parce  que  votre  imprudente  politique  et 
votre  ambition  étaient  cause  du  sang  répandu.  J^ 
vous  ordonne  de  sa  part  de  ne  plus  vous  mêler  des 
affaires  d'État  et  surtout  ne  plus  exciter  les  troubles 
dont  vous  serez  tôt  ou  tard  la  victime.  »  Swedenborg 
est  mort  à  Londres  le  29  mars  1772.  f 

! 

SCHILL  (Ferdinand  de),  colonel  prussien, né  en  1773 
en  Silésie,  l'un  des  fondateurs  de  la  Tugend  Bund. 
Schill  sortit  de  Berlin  (le  29  avril  1809),  à  la  tête  de 
son  régiment,  et  se  porta  sur  Wittemberg,  Halle  et 
Albersladt,  enlevant  partout  les  caisses  publiques, 
dispersant  les  garnisons,  brûlant  les  armes  du 
royaume  de  Westphalie  pour  y  substituer  les  aigles 
prussiennes.  Schill  grossissait  sa  troupe  de  tous  les 
mécontents.  Il  rencontra  près  de  Magdebourg  un 
corps  français,  qu'il  combattit  avec  acharnement.j 
Mais  déjà  sa  tête  avait  été  mise  à  prix  parle  roi 
Jérôme  et  par  son  propre  souverain  désavouant  une 
telle  entreprise  et  déclarant  qu'il  le  traduirait  à  un 
conseil  de  guerre.  Toutes  les  parties  de  l'Allemague 


\ 


^  197  — 

étaient  frappées  de  stupeur.  Dès  lors  la  position  de 
Schill  fut  excessivement  difficile.  Ne  se  flattant  plus 
de  triompher  des  Français,  il  se  dirigea  sur  le  Meck- 
lembourg  et  la  Poméranie.  Après  avoir  enlevé  à 
Nismar  et  à  Rostock  une  grande  quantité  d'armes  et 
d'artillerie,  il  se  dirigea  sur  Stralsund.  Il  avait  con- 
çu l'espoir  de  s'y  défendre  jusqu'à  ce  qu'une  flotte 
anglaise  pût  venir  le  recevoir  à  son  bord  avec  sa 
troupe,  comme  cela  eut  lieu  dans  le  même  temps 
pour  le  duc  de  Brunswick-Oels  :  mais  à  peine  avait- 
il  eu  le  temps  d'établir  à  la  hâte  quelques  retran- 
chements, qu'il  fut  attaqué  par  un  corps  nombreux 
de  Hollandais  et  de  Danois,  que  commandaient  les 
généraux  Gratien  et  Ewald.  La  troupe  de  Schill,  de 
six  mille  hommes,  se  défendit  avec  beaucoup  de  vi- 
gueur et  disputa  le  terrain  pied  à  pied,  de  maison  en 
maison.  Il  fit  lui-même  des  prodiges  de  valeur,  et 
tua  de  sa  propre  main  le  général  hollandais  Garteret, 
en  lui  disant  :  Coquin,  va  faire  nos  logements.  Enfin, 
il  périt  en  combattant,  le  31  mai  1809.  Le  petit 
nombre  des  soldats  de  Schill  qui  échappèrent  au 
massacre,  furent  conduits  à  Brest  et  à  Cherbourg 
comme  des  malfaiteurs  et  ils  ne  revirent  leur  patrie 
qu'à  la  paix  de  1814. 


Stein  (Gharles,  baron  de),  né  en  1756  dans  le  du- 
ché de  Nassau,  élevé  dans  les  universités,  directeur 


^ 


—  198  — 

des  mines  de  Mark  en  Westphalie  ;  il  fut  le  premier 
qui  dirigea  les  sociétés  secrètes  vers  la  Confédéra- 
tion du  nord,  l'une  des  idées  les  plus  chères  à  la 
Prusse  ;  il  fut  conseiller  intime  du  roi  Frédéric-Guil- 
laume III.  Partisan  de  la  démocratie,  il  rédigea 
l'édit  qui  donna  à  la  bourgeoisie  les  mêmes  droits 
qu'à  la  noblesse,  désormais  obligée  à  payer  l'impôt  : 
protecteur  et  même  fondateur  avec  Arndt  et  Scharn- 
horst  de  la  TugendBund;  il  fut  exilé  avec  le  baron  de 
Hardenberg,  par  les  ordres  de  Napoléon,  après  léna, 
et  se  réfugia  en  Autriche,  puis  en  Russie.  Lors  du 
soulèvement  de  l'Allemagne,  en  1813,  Stein  fut 
chargé  de  l'administration  des  provinces  soulevées; 
il  suivit  le  roi  de  Prusse  à  Paris,  se  prononça  contre 
toute  concession  à  la  France.  C'était  son  habitude  de 
risquer  des  plaisanteries  souvent  de  mauvais  goût 
pendant  les  parties  de  whist  dans  les  cercles  diplo- 
matiques au  milieu  des  libertés  du  jeu.  Apprenant 
que  M.  de  Talleyrand  allait  prendre  part  au  congrès 
de  la  paix,  il  ferma  ses  poches,  et  dit  d'un  air  railleur 
qu'on  ne  pourrait  plus  sortir  le  soir  sans  danger.  Il 
n'était  pas  plus  content  de  la  présence  de  Castle- 
reaghau  congrès  de  Vienne  :  TAngleterre,  disait-il, 
envoyait  un  âne  têtu  pour  la  représenter.  Aussi 
Stein  ne  parut  qu'un  instant  au  congrès  de  ^'ienne, 
et  se  retira  dans  ses  terres,  où  il  vécut  en  observa- 
teur, méditant  sur  les  grands  événements  qui  se  suc- 
cédèrent. Ce  ne  fut  qu'en  1S27  qu'il  reparut  sur  la 


—  199  — 

scène  politique  et  fut  nommé  ministre,  puis  maré- 
chal des  États  de  Westphalie.  En  1830,  il  reçut  le 
même  témoignage  de  confiance  malgré  le  mauvais 
état  de  sa  santé.  Il  mourut  dans  son  château  de  Gap- 
penberg,  le  29  juin  1831. 


Theot  ou  Theos  (Catherine),  surnommée  la  Mère 
de  Dieu,  née  en  1725,  près  d'Avranches.  Pauvre 
villageoise,  venue  à  Paris  dans  sa  jeunesse  pour  y 
trouver  des  moyens  d'existence;  avec  son  esprit  ar- 
dent, déréglé,  elle  se  persuada  qu'elle  avait  des  vi- 
sions ;  nouvelle  Eve,  elle  était  appelée  à  régénérer  le 
genre  humain.  Ses  prédications  avaient  été  assez 
étranges  pour  que  la  police  de  M.  de  Sar'ine  crût 
devoir  la  faire  renfermer.  Sa  détention  l'ayant  un  peu 
calmée,  elle  fut  mise  en  liberté,  et  l'on  n'en  parla 
plus  jusqu'à  l'année  1794,  époque  à  laquelle  les 
agens  du  comité  de  sûreté  générale  allèrent  chercher 
Catherine  Theos,  dans  un  galetas  de  la  rue  Contres- 
carpe, à  l'extrémité  du  faubourg  Saint- Jacques  où 
elle  avait  recommencé  à  débiter  ses  rêveries  à  une 
multitude  d'adeptes,  et  surtout  à  des  femmes  et  des 
jeunes  filles  qui  espéraient  faire  secte.  Sénart, 
secrétaire  du  comité  de  sûreté  générale,  fut  chargé 
de  l'arrêter.  Yadier  parla  aussi  des  conférences  de  la 
vieille  illuminée  avec  la  duchesse  de  Bourbon,  la 
marquise  de  Ghastenet,  et  un  médecin  du  duc  d'Or- 


/ 


—  200  — 

léans,  nommé  Lamolhe;  enfin  il  fit  décréter  d'accu- 
sation Catherine  Theos  et  dom  Gerle.  Cette  femme 
mourut  à  la  Conciergerie,  cinq  semaines  après  son 
arrestation  à  l'âge  d'environ  soixante-dix  ans. 


Weishaupt  (Jean),  plus  connu  dans  les  annales 
des  illuminés  allemands  sous  le  nom  de  Spartacus, 
naquit  en  Bavière,  l'année  1748.  Devenu  professeur 
de  droit  à  l'université  d'Ingolstadt,  il  créa  une  asso- 
ciation sous  le  titre  d'Ordre  des  Illuminés  (1776). 
Weishaupt  ne  se  faisait  distinguer  en  public  que  par 
l'assiduité  à  ses  devoirs.  Les  lois  divines  et  sociales 
qu'il  avait  juré  d'anéantir,  il  les  expliquait  avec  un 
étalage  de  zèle  et  d'érudition.  L'université  d'Ingols- 
tadt n'avait  jamais  eu  un  professeur  mieux  fait  pour 
ajouter  à  la  réputation  de  son  école.  Au  milieu  de 
ses  rêveries,  occupé  de  l'ensemble  et  des  détails, 
jour  et  nuit,  suivant  son  expression,  écrivant,  Ira' 
vaillant,  méditant  tout  ce  qui  pouvait  fortifier  ou 
propager  son  illuminisme,  il  continuait  son  école 
publique  et  secrète  ;  il  formait  sans  cesse  de  nouveaux 
adeptes,  il  surveillait  ses  envoyés  du  fond  de  son 
sanctuaire,  il  les  suivait  dans  toutes  leurs  colonies  et 
leur  mission.  L'existence  de  son  ordre  n'était  pas  en- 
core soupçonnée  autour  de  lui  dans  Ingolstadt,  et 
déjà  pour  la  Bavière  seule,  il  comptait  cinq  loges  à 
Munich;  d'autres  loges  et  d'autres  colonies  étaient 


—  201   — 

f    établies  à  Freysingue,  à  Lansberg,  à  Burghausen,  à 
Straubing,  en  Souabe,  en  Franconie,  dans  le  Tyrol, 
et  il  n'y  avait  que  trois  ans  que  l'ordre  était  fondé 
qu'on  comptait  déjà  plus  de  mille  initiés  sous  ses  lois. 
A  cette  époque  les  deux  premiers  illuminés  de  haute 
origine  que  Weishaupt  admit  dans  ses  secrets  furent 
le  baron  de  Bassus,  et  l'autre  le  marquis  de  Gon- 
stanzo.  Ce  baron  de  Bassus  ouAnnibal  (son  nom  d'il- 
luminisme)  faisait  les  fonctions  d'apotre  ;  il  eut  des 
succès  dans  son  apostolat  à  Bautzen,  dans  le  Tyrol. 
Il  écrit  qu'il  a  rempli  d'enthousiasme  pour  les  illu- 
minés, le  président,  le  vice-président,   les  princi- 
paux conseillers  du  gouvernement;  et  qu'en  passant 
en  Italie,  il  a  fait  la  conquête  à  Milan  de  son  Exe.  le 
comte  W....,  ministre  impérial.  Le  baron  Schrœ- 
chenstein,  le  comte  de  Savioli,  le  comte  de  Magen- 
hoff,  le  comte  de  Papeinheim  étaient  aussi  des  nou- 
veaux sectateurs    ardents.    L'ordre    des    illuminés 
s*accrut  en  nombre  ;  des  hommes  ambitieux  s'y  in- 
troduisirent; l'autorité  intervint;  les  papiers  des  illu- 
minés furent  saisis  et  mis  au  grand  jour.  Weishaupt, 
qui  était  un  rêveur  de  bonne  foi,  trouva  chez  le  prince 
de  Gotha  une  hospitalité  généreuse.  De  la  Bavière 
l'ordre  s'étendit  le  long  du  Rhin,  dans  les  États  des 
princes  ecclésiastiques.  Weishaupt  mourut  le  18  no- 
vembre 1830. 

FIN  DE  LA  NOTICE. 


TABLE  DES  MATIERES. 


Pages. 

I.  L'enfance  et   les  Études  mystiques  de  la  baronne 

de  Krudner  (1769-1775) 1 

II.  Ambassade  du  baron  de  Krudner  à  Venise.  —  Les 

Gondoles.  ~  Les  Bals.  —  La  baronne  à  Paris 
sous  le  Directoire  (1790-1797) 19 

III.  Voyage  de  Madame  de  Krudner  en  Livonie.  —  Son 

retour  à  Paris. —  La  Femme  littéraire. —  Valérie. 
(1798-1802) 35 

IV.  Séjour  de  Madame  de  Krudner  en  Allemagne.  — 

L'IUuminisme.  —  Les  Sociétés  secrètes.  —  L'em- 
pereur Alexandre.  —  Le  mysticisme  dans  la 
guerre  (1804-1813) 51 

V.  Les  Souverains  alliés  à  Paris.  —  Popularité  de  l'em- 

pereur Alexandre.  —  Madame  de  Krudner.  —  Di- 
plomatie du  congrès  de  Vienne.  —  L'Allemagne 
reconstituée  (1815) 73 

VI.  La  Déclaration  de  la  sainte  alliance.  —  La  part  de 

Mme  de  Krudner  et  de  Bergasse.  —  Les  Illu- 
minés dans'  la  diplomatie   (sept.  1815) 93 

VII.  L'esprit  nouveau   de    l'Europe.  —  Réalisation    des 

prophéties  de  Mme  de  Krudner.  — Le  congrès  de 
Véronne  (1815-1823) 115 


—  204  — 

Pages. 

VIII.  Mme  de  Krudner  en  Russie.  —  Son  voyage   dans 

les  provinces    méridionales.  —   La  fin  de  sa  vie 
(1821-1825) 129 

IX.  L'empereur  Alexandre  et  sa    Mort.  —  Décadence 

du  mysticisme  dans  la  politique.  —  Affaiblisse- 
ment de  la  sainte  alliance  (1823-1830)  138 

X.  Les  œuvres  de  Mme  de  Krudner.  —  Destinée  des 

idées  surnaturelles  (1820-1860) 151 

Notice  sur  les  principaux  adeptes  des  Sociétés  mys- 
tiques ou  secrètes 169 


FIN  DE  LA   TABLE  DES   MATIÈRES, 


I 


8852.—  Imprimerie  générale  de  Ch.  Lahure,  rue  de  Fleurus,  9,  à  Paris. 


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