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LA BARONNE
DE KRUDNER
IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE
Rue de Fleurus, 9, à Paris
LA BARONNE
DE KRUDNER
L'EMPEREUR ALEXANDRE F"
AU
CONGRES DE VIENNE
ET
LES TRAITÉS DE 1815
PAR
M. GAPEFIGUE
PARIS
AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX
4 ^^^^CS \
imerdite -JjTraducticn rs's
Reproduction iSterdite ■4iTraducticn rs'serve'e
CT
.K7C3
La période moderne de la diplomatie a été
marquée par trois grandes transactions : le
congrès de Vienne^ les traités de 1815 et la
déclaration de la Sainte-Alliance.
Le congrès de Vienne accomplit la réparti-
tion plus ou moins juste, plus ou moins
intelligente des vastes épaves qu'avait laissées
sur le sol européen^ la chute rapide, inatten-
due de l'empire de Napoléon \
Les traités de 1815 furent la réaction de
1. Tous les actes publics et secrets du Congrès de Vienne
ont été groupés dans le recueil si précieux du comte d'Ange-
berg, publié chez Amyot. 4 vol. in-8°.
A
II
l'Europe, impitoyable parce qu'elle avait été
longtemps humiliée, pour se venger de ses dé-
faites et de ses malheurs ; ils eurent pour but
de fortifier le système territorial et politique
fondé par le congrès de Vienne.
L'acte de la Sainte-AUiance fut un mani-
feste de mutuelle garantie tout empreint et
saturé d'esprit mystique, qui mettait toutes
les forces de l'Europe à la disposition de cha-
que souverain menacé dans son droit; de
sorte que, le trouble éclatant sur un point ou
sur un autre, les forces de la Sainte-Alliance
s'ébranlaient pour le réprimer.
Toutes ces formules de la diplomatie de
1815^ on ne peut se le dissimuler^ sont au-
jourd'hui mises en question au midi et au
centre de l'Europe par l'Italie et TAllemagne.
La baronne de Krudner, dont nous allons
écrire l'histoire, fut mêlée à ces actes 5 elle
III
leur imprima l'esprit des illuminés martinis-
tes^ et de la société secrète du Tugend hund,
et de la Teulonia qui avaient si puissamment
contribué à l'indépendance, à la transforma-
tion de l'Allemagne sous le baron de Stein,
Scharnhorst^ Gentz, les ennemis inflexibles
de la suprématie française.
Le congrès de Vienne eut sa raison d'être
quand il organisa l'Europe : après toutes les
grandes commotions de nationalités^ les lon-
gues guerres, les déchirements politiques^, on
en vient nécessairement à un congrès^ trans-
action discutée; on y décide sur les faits ac-
complis après la victoire ou la défaite. C'est
triste à dire^ il n'y a pas d'arrangement pos-
sible avant les batailles et le sang versé; il
faut qu'il y ait duel pour que l'honneur ou
l'orgueil soit satisfait; il faut qu'il y ait des
vainqueurs et des vaincus, une succession à
IV
partager, un crêpe à tous les drapeaux ; avant
le jugement de Dieu par le combat, on ne
veut pas traiter parce que chacun a ses illu-
sions, ses espérances^, ses colères; quand les
pâles cadavres sont étendus sur le champ de
bataille^ alors on parle de concessions, de re-
maniement dans la carte.
Ainsi fut le congrès de Westphalie^ après les
luttes religieuses en Allemagne : sur cette terre
des flots de sang furent versés. Schiller a écrit
une admirable trilogie sur la guerre de Trente
ans, le camp de Wallenstein, les Piccolomini et
la mort du héros ambitieux^ qui aspirait à la
couronne des Césars. Aux xvi* et x\if siècles^
cette guerre que l'on croyait restreindre^ cir-
conscrire sur le territoire allemand, s'étendit
bientôt à toute TEurope et Fembrasa d'un feu
sombre et ardent.
Dans le camp de Wallenstein^ la guerre fut
d'abord tout allemande; on y vit aux prises
les Saxons, les Bavarois, les Autrichiens^ les
Hongrois^ les Croates entonnant les chants
nationaux en présence d'un affreux déchire-
ment du corps germanique, au milieu des
désolations du paysan et des villages in-
cendiés.
Bientôt cette guerre se développe et s'étend
comme un incendie; le roi de Danemark in-
tervient pour le Holstein, Gustave-Adolphe de
Suède pour la Poméranie et pour le parti pro-
testant^ l'Empereur et l'Espagne pour les ca-
tholiques, la France pour développer la poli-
tique du cardinal de Richelieu, l'abaissement
de la maison d'Autriche. Ainsi une question
purement germanique devint une guerre gé-
nérale.
C'est du congrès de Westphalie que date la
puissance des margraves de Brandebourg, de-
VI
puis rois de Prusse, nouvelle royauté pour
ainsi dire, l'œuvre de la France et toujours la
perturbatrice de l'Allemagne. Frédéric II en-
vahit la Saxe, la Silésie : il fut la cause de la
guerre de Sept ans qui mit en scène de nou-
veau la France, l'Espagne pour l'Italie, l'An-
gleterre pour le Hanovre. Tout finit par la
paix d'Aix-la-Chapelle.
En 1 792, quand la France se trouvait dans
sa crise révolutionnaire, la Prusse coalisée
avec l'Autriche intervint pour gagner une
position sur le Rhin; elle envahit nos pro-
vinces du nord et jeta l'insolent manifeste du
duc de Brunsw^ick ; deux fois vaincue, moitié
par la victoire, moitié par la corruption,
abandonnant l'Autriche, la Prusse traita à
Baie et se fit accorder comme compensation
la faculté de séculariser, de réunir les petites
principautés, les abbayes, et de grouper deux
VII
millions de nouveaux sujets par le dernier
partage de la Pologne (1794).
Quelque temps neutre, maîtresse de tailler
et de découper l'Allemagne, tandis que l'Au-
triche était occupée de la guerre d'Italie^ la
Prusse se réveillant avec forfanterie, se jeta en
étourdie sur le champ de bataille. léna lui
donna une terrible leçon ; sans la généreuse
intervention de l'empereur Alexandre^ Napo-
léon Ta dit, la Prusse eût été effacée de la
carte générale de l'Europe.
Souple^ abaissée sous la volonté du con-
quérant, ainsi la Prusse resta jusqu'après les
désastres de Moscou ; on la vit passer alors
dans l'alliance de la Russie et de l'Autriche,
et marcher contre la France. Aucune jactance
ne fut comparable à celle des Prussiens dans
l'occupation de Paris. Après Waterloo^, Blu-
cher dit haut qu'il voulait pendre Napoléon
VIII
au premier arbre de la route : il essaya de
faire sauter le pont d'Iéna, la colonne .victo-
rieuse de la place Vendôme !
Quand on traita de la paix, M. de Harden-
berg demanda toutes les frontières de
Louis XIV, l'Alsace, la Lorraine^ Landau ;,
Metz, comme résultat de la conquête; sans
l'intervention de Tempereur Alexandre et la
grandeur d'âme de Louis XVIII;, la France eût
perdu la moitié de son territoire ; les traités
de 1815, fatale modification au congrès de
Vienne, furent surtout l'œuvre de la Prusse.
Ce jugement que nous portons sur la Prusse
n'est pas une fantaisie d'histoire. Napoléon^
appelé à répondre au manifeste de la Prusse,
qui lui déclara inopinément lar guerre en
avril 1813, s'exprime ainsi : « En 1792, la
France, agitée au dedans par une révolution,
attaquée au dehors par un ennemi redoutable,
IX
semblait prête à succomber. La Prusse lui fit
la guerre. Trois ans après^ et au moment où
la France triomphait des coalisés^ la Prusse
abandonna ses alliés^ elle passa du côté de la
Convention avec la fortune^ et le roi de Prusse
fut le premier des souverains armés contre la
France qui reconnut la République. Quatre
années k peine écoulées (1799), la France
éprouva les vicissitudes de la guerre; des
batailles avaient été perdues en Suisse et en
Italie ; le duc d'York avait débarqué en Hol-
lande, et la République était menacée au nord
et au midi. La fortune avait changé; la Prusse
changea comme elle. Mais les Anglais furent
chassés de la Hollande, les Russes furent bat-
tus à Zurich ; la victoire revint sous nos dra
peaux en Italie, et la Prusse redevint l'amie
de la France \
1. Note du duc de Bassano dictée par Napoléon.
X
« En 1805^ l'Autriche arma. Elle porta ses
armées sur le Danube ; elle envahit la Bayière,
tandis que les troupes russes passaient le
Niémen et s'avançaient sur la Vistule. La réu-
nion de trois grandes puissances et leurs im-
menses préparatifs ne semblaient présager à
la France que des défaites. La Prusse ne put
hésiter un instant; elle arma; elle signa le
traité de Berlin, et les mânes de Frédéric II
furent prises à témoin de la haine éternelle
qu'elle vouait à la France. Lorsque son mi-
nistre, envoyé auprès de l'empereur Napoléon
pour dicter la loi^ arriva en Moravie^ les Rus-
ses venaient de perdre la bataille d'Auster-
litz ; ils devaient à la générosité des Français
de pouvoir retourner dans leur patrie. La
Prusse déchira aussitôt le traité de Berlin,
conclu six semaines auparavant, abjura le
célèbre serment de Potsdam , trahit la
XI
Russie^ comme elle avait trahi la France,
et prit avec nous de nouveaux arrangements.
« En 1809, la guerre d'Autriche éclata; la
Prusse allait encore changer de système ; mais,
les premiers événements militaires ne lais-
sant aucun doute sur les résultats définitifs
de la campagne, la Prusse prit conseil de la
prudence et n'osa pas se déclarer. En 1811,
les préparatifs de la Russie, menaçant l'Eu-
rope d'une nouvelle guerre, la position géo-
graphique de la Prusse ne lui permettait pas
de rester spectatrice indifférente des événe-
ments qui se préparaient. Tant que les chan-
ces de la guerre nous furent favorables^, la
Prusse se montra fidèle; mais à peine les ri-
gueurs prématurées de l'hiver eurent ramené
nos armées sur le Niémen, que la défection
du général d'York réveilla des défiances trop
légitimes. La conduite équivoque de la Prusse
XII
dans une circonstance si grave ^ le départ
du roi pour Breslau^, la trahison du général
Bulow, qui ouvrit les passages du Bas-Oder^,
les ordonnances publiées pour exciter aux
armes une jeunesse turbulente et factieuse, la
réunion à Breslau des hommes signalés
comme les chefs des sectes perturbatrices et
comme les principaux instigateurs de la
guerre de 1806, ne permettaient plus dès
longtemps de douter des résolutions de la
Prusse. » Ainsi s'exprimait l'empereur Napo-
léon sur la politique tortueuse du cabinet de
Berlin à l'époque de la crise allemande \
Le but définitif de l'immense agitation que
subit aujourd'hui l'Europe est la volonté
suprême de modifier la répartition des terri-
1. A cette note du \" avril 1813, adressée par le duc de Bas-
sano au baron de Krusemark, il faut joindre les réponses bien
remarquables de Napoléon à la déclaration de guerre de la
Prusse.
XIII
toires^ telle qu'elle a été réglée par les transac-
tions de Vienne et de Paris; on cache sa
pensée^ on la subordonne à des incidents; le
cœur des peuples est là : les gouvernements
y sont entraînés malgré eux et les présages
s'annoncent depuis longtemps.
Est-ce que la Sainte-Alliance^ le corollaire
et la force des traités de 1815 ne s'est pas
déchirée toute seule ; est-ce que M. Ganning ne
fit pas souffler contre elle les vents déchaînés
d'Éole? La Sainte- Alliance représentait l'an-
cien monde^ la vieille diplomatie ; elle tomba
sous le souffle de l'esprit nouveau. A des pé-
riodes plus ou moins longues, l'Europe a
besoin d'être remaniée : comme le corps hu-
main^ elle subit la loi de l'éternel renouvelle-
ment.
Aujourd'hui, bien des choses sont mal
constituées : de là le chaos. Pour TAllemagne,
XIV
son acte constitutif du 8 juin 1815 perpétue
et consacre la vieille anarchie des traités de
Westphalie et des actes de la confédération du
Rhin; toute fédération par elle-même;, quand
elle n'est pas l'œuvre du temps et des habi-
tudeS;, est faible^ lourde. La tendance actuelle
des gouvernements, c'est l'unité : quoi de
plus opposé à cette unité que l'Allemagne?
Nous assistons au dernier effort de la fédé-
ration germanique; elle craque comme une
machine usée par le temps. Il y a assu-
rément en Allemagne des États très-respec-
tables : la Bavière^ la Saxe, le Hanovre, le
Wurtemberg et même jusqu'à Bade. Ceux-ci
peuvent garder leur place dans Tordre euro-
péen; mais que dire de ces États aux noms
presque barbares : Schwarzbourg - Sonders-
hausen, Rudolstadt, Liechtenstein, Schaum-
bourg-Lippe, Lippe-Detmold , qui mettent
XV
quelques hommes d'armes et un capitaine
au service de la confédération germanique?
Que peuvent représenter ces petits États
dans le jeu des gouvernements modernes
avec leurs résidences fort jolies au reste,
leurs bains, leurs maisons de jeu? C'était
bon au moyen âge, au temps des Burgraves^
sur les sept collines du Rhin, quand les bri-
gands de Schiller parcouraient les routes en
vidant la vieille tonne de Nuremberg. Au-
jourd'hui à quoi servent-ils ? à fournir
quelques blondes filles à l'Angleterre^ à la
Russie^, ou des princes, fort beaux maris des
reines constitutionnelles, ou des souverains
d'un jour pour les trônes déclassés. Quel-
quefois, les vieux princes des petits États
allemands donnent aussi le doux exemple des
mariages morganatiques; ils n'épousent pas
des bergères, mais des artistes qui endorment
XSl
leur vie aux accents de leur douce voix, char-
mantes Gendrillons à la petite pantoufle.
Ces souverainetés assurément paternelles et
romantiques doivent tôt ou tard disparaître
dans la constitution définitive de l'Allemagne.
Elles serviront d'adhérence aux États plus
considérables qui sont la force de la confédé-
ration germanique. Il ne faut pas dépouiller
mais indemniser; il en est des États comme
des particuliers : l'utilité publique autorise
les expropriations; TAllemagne est riche;
beaucoup de ces princes viendront agréable-
ment vivre à Vienne^ à Berlin, à Paris. Nous
avons de si beaux hôtels^ les capitales valent
les résidences les plus délicieuses ; si on les
faisait opter^ nous croyons que beaucoup de
ces princes des contes de Perrault, abdique
raient l'honneur de fournir quelques hommes
à Tarmée des cercles.
XVII
II fut un temps où ces princes de la confé-
dération vendaient leurs sujets aux grands
États, tant la tête d'homme, à l'Angleterre^ à
la Hollande; ce qu'on appelait l'armée des
cercles^ n'était ni parfaite ni dévouée. A Ros-
bacli, elle fit défection au maréchal de Sou-
bise pour passer à Frédéric, et ce fut moins à
Tinsuffisance du maréchal qu'à cette défection
que la France dut ce malheur. A Leipzig, Na-
poléon fut abandonné comme le maréchal de
Soubise et cette défection fit de larges trouées
dans nos rangs.
Cependant ce ne sera pas sans émotion que
l'Europe verra s'effacer quelques-unes de ces
petites maisons souveraines allemandes^ si
pleines de souvenirs; presque toutes aimè-
rent y protégèrent les lettres , et servirent
d'asile aux philosophes, aux poètes : Weimar,
Saxe-Gotha^, Auspach furent le séjour aimé
— XVIII —
i
de Schiller^ de Goethe ; une cour aimable, spi-
rituelle, recevait familièrement tout ce qui ve-
nait de la France, théâtres, modes et les pro-
scrits de la fortune. Le monde aujourd'hui
marche dans d'autres voies; l'esprit des gou-
vernements c'est la centralisation, l'annexion ;
ils groupent les masses, les règlent, les fa-
çonnent par un système administratif uni-
taire, sans laisser place aux douces traditions
du pouvoir paternel : on veut de grandes
cités au lieu de ces résidences si coquettes
que le tilleul embaumait ; les villes libres et
bourgeoises troublent l'unité; Francfort, Ham-
bourg, Lubeck, cités si actives, si riches, doi-
vent s'engloutir dans quelque grande monar- i
chie, comme Font été Venise et Gênes. Ainsi le
veut la marche des temps; toute poésie s'exile
de l'histoire ; l'Allemand si coquet, Fétudiant
des universités avec ses bottes si reluisantes.
— XIX
ses pantalons de beau drap de Silésie^ sa to-
que de fantaisie ;, son justaucorps serré,
doit prendre la capote prussienne ou le sar-
rau autrichien.
Que se passe-t-il aujourd'hui? Pour quel
intérêt prend-on les armes ? Évidemment pour
remanier les transactions de 1815. Chacun
cherche une situation meilleure : le roi de
Prusse veut conquérir en Allemagne le même
centre d'action que le roi Victor-Emmanuel es-
père réaliser pour l'Italie : la position est iden-
tique. La Prusse est pour la Germanie ce qu'au-
trefois était le Piémont en présence de l'Italie.
Les deux rois marchent au même but.
Ce remaniement des souverains, au reste,
sera toujours imparfait, injuste, provisoire,
tant qu'on n'aura pas abordé la question
d'Orient. Nous disons avec conviction qu'il
n'y aura un arrangement définitif, un congrès
XX
réel, complet, possible qu'après la chute de
l'Efiipire ottoman en Europe; seul^ il pourra
servir d'indemnité et permettre de remanier
la carte en grand. C'est une anomalie que
cette civilisation brute : la polygamie, le ha-
rem, au milieu de la chrétienneté. L'idée de
Mme de Krudner était juste; il est étrange
que la plus belle, la plus riche contrée du
monde, reste stérile pour le commerce, les
arts, les manufactures en dehors de la famille
civilisée.
Est-ce que la Porte Ottomane énervée,
obérée, emprunteuse, sans prestige, a quel-
ques droits sur les terres qu'elle possède? ces
territoires n'étaient-ils pas autrefois chrétiens
sous les empereurs? La prise de Constantino-
pie n'est que de 1453. Smyrne, Éphèse sont
dans nos Évangiles; les Gourtenay ont été em-
pereur s de Bysao ce; la France, sous Charles YIII,
XXI
fut prête à reprendre la couronne des em-
pereurs. Ce que la force seule a donnée la
faiblesse peut le perdre; les Turcs ne sont
plus ce qu'ils étaient; le fez a remplacé le
turban, les pantalons de nos fantassins leurs
larges culottes ; il n'y a plus que le code vi-
cieux et sauvage de Mahomet qui leur reste;
le vieux type turc relégué dans nos foires
publiques sert de point de mire aux enfants
railleurs.
On a essayé le système des hospodorats
pour faire doucement tomber l'empire des
Osmanlis. Ces gouvernements turbulents sans
suite, sans vie, sous des protectorats mixtes,
sont des sujets continuels de crise, de surveil-
lance et d'inquiétudes diplomatiques. Au-
jourd'hui un lieutenant prussien s'empare de
la souveraineté, le lendemain ce sera un
boyard russe. Nous ne comprenons pas un
XXII
gouvernement qui a besoin d'être protégé;
un gouvernement est une force; s'il ne la pos-
sède pas lui-même^, il abdique ; l'Angleterre
a donné la mesure de ses opinions sur les
protectorats en renonçant à celui de la Ré-
publique des sept îles.
Avec les débris de l'Empire ottoman^ l'Eu-
rope pourrait refaire sa carte et rendre à cha-
que souveraineté chrétienne ce qu'elle a perdu,
ce qu'elle a sacrifié, à chaque peuple ce qui
lui appartient. Alors seulement pourra se
réunir un congrès définitif, comme le congrès
de WestphaHe et le congrès de Vienne; jus-
que-là tout sera provisoire et transitoire : un
système considérable de compensation pour
l'Autriche et la Russie ne pourra se compren-
dre sérieusement et se réaliser qu'après un
partage de l'Empire turc : la Moldavie, la Ya-
lachie , la Bosnie , TAnatolie pourront être
XXIII
données aux États européens; Constantinople
deviendra ville libre^ et le Bosphore^ une mer
neutre. Ce sera un nouveau monde de ri-
chesses, de culture. On pourra essayer de re-
faire ce qu'on appelle les nationalités , noble
chimère ;, mot magique!
Cependant il ne faut pas se le dissimuler,
dès qu'on touchera la question d'Orient^ on
doit s'attendre à l'intérêt anglais présent,
éveillé^ intervenant même avec action et co-
lère. Quand les Russes passèrent les Balkans
en 1828^ l'Angleterre envoya sa flotte à Con-
stantinople ; la guerre de Crimée fut encore
amenée par la marche de l'empereur Nicolas
vers les provinces danubiennes! La dispari
tion de la Turquie d'Europe est évidemment
une grosse question : il faudra tôt ou tard
l'aborder; les temps changent, les intérêts
se modifient. Après avoir longtemps hésité^
XXIV
M. Ganning consentit à l'émancipation de la
Grèce; une escadre anglaise était à côté de
nous au combat de Navarin ; il ne s'agit pas
de donner Gonstantinople à la Russie, mais
de céder les provinces chrétiennes à des États
en compensation, pour refaire la carte de
l'Europe. i
Par cette nouvelle répartition des provinces
turques, on pourra faire une Italie complète,
une Pologne indépendante, de nouvelles mers
libres, un commerce immense. Qu'a donc de
si sacré la Porte Ottomane? elle ne vit que de
ce que l'Europe ne peut pas s'entendre pour
lui demander raison des conquêtes barbares
des XIV® et xv® siècles; l'Espagne s'est bien dé-
barrassée des Arabes conquérants, nous avons
bien soumis Alger et aboli l'esclavage; l'Eu-
rope ne pourrait donc pas repousser les hordes
turques en Asie sans toucher aux intérêts, au
— XXV
droit public? Faudrait-il une indemnité pé-
cuniaire, un achat réel? On l'accorderait à
la Porte si besogneuse ; le sultan pourrait en-
core dépenser cet argent en pierreries, en
vêtements de soie, pour orner les belles Géor-
giennes achetées au caravansérail.
N'y aurait-il aucun moyen d'empêcher la
guerre sanglante de se renouveler? On a
aboli la traite des noirs, la piraterie, le despo-
tisme sur mer, le mare clausum de Selden . On
a proclamé l'indépendance du pavillon, la
neutralité libre et absolue, ne faudrait-il pas
arriver définitivement à abolir la guerre d'am-
bition, les déchirements de l'Europe? Parce
qu'un roi ne trouve pas son territoire par-
faitement arrondi, parce qu'il convoite cer-
taines provinces, lui sera-t-il permis d'arbi-
trairement bouleverser les intérêts? Ce serait
assurément une utopie que d'espérer, de pro-
XXVI
clamer la paix perpétuelle ; mais il devrait se
former entre les puissances une sorte de tri-
bunal diplomatique, imposant par sa force,
qui examinerait les griefs de chacun et pro-
noncerait en dernier ressort.
Quand les guerres intestines devinrent in-
supportables à la génération du moyen âge, il
se fit la trêve de Dieu. Chacun dut respecter la
propriété d'autrui sous peine d'être excommu-
nié de la société. Pourquoi, aujourd'hui^, ne
ferait-on pas quelque chose de semblable?
Dans notre époque d'industrie, de progrès,
tout prince qui en empêche le développement
par des caprices belliqueux, devrait être mis
en dehors du droit et de la civilisation. En ce
moment, que de ruines accomplies, que de
familles en larmes pour quelque caprice de
prince et de partis !
S'il est impossible d'arrêter la période du
XXVII
conflit^ formidable par lui-même, il faut le res-
treindre, le concentrer; les ardents désirent;,
espèrent surtout que certaines puissances pas-
seront de l'état de neutralité à la guerre sous
prétexte de sympathie et d'opinion^, ou d'équi-
libre européen ; les gouvernements neutres
seront assez sages^ assez prévoyants pour res-
ter en dehors de cette sanglante querelle qui
imposerait tant de sacrifices ! La seule inter-
vention légitime serait celle qui dirait aux
combattants acharnés comme les chiens dé-
vorants d'Athalie sur les membres épars de la
génération paisible et heureuse : «Vous êtes les
perturbateurs du repos européen ; nous com-
battrons tous contre celui qui persistera dans
les désordres de la guerre et les ambitions de
la conquête. »
Nous n'avons jamais été enivré du système
des nationalités, nous trouvons très-vague
XXVIII
cette formule, aujourd'hui à la mode : qu'en-
tend-on par nationalité ; est-ce la nationalité
historique ou celle de la langue? En partant
de ces deux points extrêmes, il faudrait rema-
nier l'Europe tout entière. Est-ce que la
France possède une nationalité parfaite? ne
s'esl-ellepas formée successivement de peuples
divers? Est-ce que les Gascons sont de même
origine que les Alsaciens ? Est-ce que la Corse
n'est pas italienne? Ne suffit-il pas d'un bon
gouvernement central pour réunir tous ces
fragments, pour effacer peu à peu les traces
des origines ; les patois ne se fondent-ils pas
peu à peu dans la belle langue nationale?
Il n'y a pas un État en Europe d'une natio-
nalité pure : l'Angleterre gouverne l'Irlande et
l'Ecosse ; la Suisse parle trois langues : ita-
henne, allemande et française; la nationalité
est-elle en Italie avec ses montagnards pié-
XXIX
montais ;, ses Toscans, doux descendants des
Étrusques; ses Romains^ colonie ionique; Na-
ples^ la Sicile de race normande et arabe ; et
Venise^ colonie moitié allemande et slave,
émigrante et transportée au xiv'' siècle ? Choi-
sira-t-on comme limite de circonscription les
fleuves, les rivières, les montagnes? Ces limi-
tes ont-elles jamais arrêté les conquérants ?
Napoléon^ après avoir fixé les frontières au
Rhin, conquit celles de l'Elbe et de la Vistule.
Les nationalités sont complaisantes pour les
vainqueurs !
L'empereur Napoléon V% ce ferme esprit de
gouvernement^ maître de l'Italie, n'avait ja-
mais songé à son unité absolue; il en avait
d'abord détaché le Piémont, Gênes, réunis à
l'Empire ; il avait fait de la Toscane un
grand-duché pour sa sœur Élisa, avec une
principauté de Lucques, de Piombino; Na-
— XXX
pies formait un royaume tout à fait indépen-
dant! C'est que Napoléon savait les mœurs,
l'histoire des traditions d'Italie : il se rap-
pelait que rien n'était plus divisé que les opi-
nions, les intérêts italiens. C'était l'ancien
État des républiques du moyen âge : les blancs
et les noirs de Florence, les Orsini et les Co-
lonna de Rome; les Guelfes et les Gibelins de
Sienne et de Bologne; les Scaliger de Vérone.
Il s'exprimait ainsi sur la configuration de
l'Italie : « L'Italie , isolée dans ses limites
naturelles, séparée par la mer et par de très-
hautes montagnes du reste de l'Europe, sem-
ble être appelée à former une grande et puis-
sante nation ; mais elle a dans sa configuration
géographique un vice capital, que l'on peut
considérer comme la cause des malheurs
qu'elle a essuyés, et du morcellement de ce
beau pays en plusieurs monarchies ou repu-
XXXI —
bliques indépendantes ; sa longueur est sans
proportion avec sa largeur. Si l'Italie eût été
bornée par le mont Vellino^ c'est-à-dire à peu
près à la hauteur de Rome, et que toute la
partie de terrain comprise entre le mont Yel-
lino et la mer d'Ionie, y compris la Sicile,
eût été jetée entre la Sardaigne, la Corse,
Gênes et la Toscane^ elle eût eu un centre
près de tous les points de la circonférence;
elle eût eu unité de rivières^ de climat et d'in-
térêts locaux. Mais d'un côté, les trois gran-
des îles qui sont un tiers de sa surface, et qui
ont des intérêts, des positions, sont dans des
circonstances isolées; d'un autre côté, cette
partie de la péninsule au sud du mont Vellino,
et qui forme le royaume de Naples, est étran-
gère aux intérêts, au climat, aux besoins de
toute la vallée du Pô. Ainsi, pendant que
les Gaulois passaient les Alpes cottiennes.
XXXIl
600 ans avant J. G., et s'établissaient dans la
vallée du Pô, les Grecs débarquaient sur les
côtes méridionales par la mer Ionienne, et
fondaient les colonies de Tarente, de Salente,
deGrotone, de Sabaryte, États qui furent con-
nus sous le nom générique de grande Grèce. »
Nous croyons que la question des nationa-
lités est un voile sous lequel se cache une force
bien plus formidable^ l'ombre ardente du prin-
cipe révolutionnaire. Ge serait enfantillage de
croire que Mazzini, Garibaldi, entourés de Hon-
grois^ de Slaves^ s'occupent de la seule na-
tionalité italienne. Après Venise et Rome^ ils
prépareront les soulèvements dans l'Adriati-
que^ la Hongrie^ le Tyrol : qui peut leur en
faire un reproche? c'est le droite la force de la
démocratie. Il faut admirer son habileté, son
expérience : la Révolution^ le grand fait mo-
derne^ marche sans s'arrêter; elle se trans-
xxxin
forme et ne meurt pas ; vaincue sur un pointy
elle paraît sur un autre; elle sedéguise^, s'ef-
face^ renaît; admirable Protée^, elle a toutes
les formeS;, se donne toutes les missions. Bien
fous les gouvernements qui ne voient pas
cette puissance de l'idée démocratique.
Le remaniement plus ou moins radical de
la carte politique de l'Europe ne pourra s'ac-
complir hélas I qu'après de grandes guerres.
Nul État ne peut consentira se déposséder, à
se déchirer sans essayer ses forces. Ce serait
folie d'espérer des abdications volontaires,
pdes changements pacifiques, quand l'Europe
est de toute part forte et armée : ces guerres
seront terribles et par cela même rapides
comme la foudre. Lapréocupationdela science
depuis quelques années est de trouver, d'in-
venter des engins formidables qui tuent, mas-
sacrent en masse. Ces études sinistres, cette
I
i
XXXIV —
alchimie sanglante^ brillent comme unelueu
fatale pour la génération.
Telle est maintenant Tindifférence poui
la vie des masses , que la guerre entre danj
les calculs de l'industrie; les corps en
graissent la terre et préparent une fertilit
plus grande : une compagnie anglaise a ex
ploité les ossements de Waterloo, et les spé
culateurs ont acheté les belles dents des no
blés jeunes hommes^ héros étendus sur d'au
très champs de bataille : nul mort ne se lèvi
comme dans la légende allemande pour revenu
diquer ses dépouilles. Un des signes du temp
est de voir avec quelle indifférence on annonc'
la construction de certaines machines qu
peuvent d'un seul coup détruire une ville, fair
sauter des vaisseaux^ anéantir des milliers d
créatures. Roland^ dans l'Arioste, jeta à 1'
mer_, avec les plus terribles imprécations , 1
XXXV
^première arquebuse qui venait d'être alors in-
irentée : « Affreux instrument^ que de maux
iu prépares^ plus de courage, plus de croise-
i naents d'épée, plus de tournois, la destruction
Uvec le bruit et l'éclat du tonnerre I »
On ne peut verser tout ce sang que pour
3btenir un long repos. Qu'on remanie l'Eu-
i.rope en grand ^ puisqu'on se mêle de la
(Changer; qu'on ne replâtre pas une mau-
vaise situation; point de chimères, encore
peins d'utopies. Le meilleur moyen de com-
.. primer l'esprit de révolution^ c'est de donner
pux peuples la somme de bonheur, de repos
ijj3t de prospérité auxquels ils peuvent aspirer.
iiLes combats s'engagent^ les bataillons se dé-
>iîhirent sous les canons rayés; de tant de
ijsang ne doit-il pas sortir un ordre régulier et
Curable? les sacrifices humains dans l'anti-
quité apaisaient les dieux I
XXXVI -
Il est inutile de se le dissimuler, les traitéi
de 1815, le Congrès de Vienne, la Sainte-Al
liance appartiennent au passé; nous ne dé
clamerons pas contre ces actes qui furent mé
dites et mis en rapport avec les besoins di
temps, pas plus qu'il ne faut s'élever contn
le congrès de Westphalie. Ces actes furen
l'œuvre d'hommes d'État considérables
MM. de Talleyrand, de Metternich, d'Harden
berg, Nesselrode ont leur place historique
mais tout ce qui appartient à rhumanit(
vieillit; les actes politiques se modifient
comme le style, la langue. Nous avons donc
pensé qu'au moment même où se préparaien
de considérables changements dans la trans-
action européenne, il fallait faire connaître le^
moindres incidents du Congrès de Vienne. Or
la baronne de Krudner vient se placer comm(
l'expression de la partie mystique de le
\
XXXVII —
sainte alliance, et nous avons cherché à re-
produire cette personnalité étrange^ qui agit
si puissamment sur Tesprit religieux de Tem-
pereur Alexandre.
Ce sera la partie fantaisiste du Congrès de
Vienne. Pour le côté sérieux, que pourrait-on
lire de mieux que le patient et complet recueil
du comte d'Angeberg, le vénérable érudit de
la diplomatie^ qui a recueilli pièce à pièce les
documents les plus secrets des Congrès de
1814 à 1818? C'est le monument encore de-
bout quand la tempête éclate pour le ren-
verser. Partout déjà les hommes s'entre-tuent
au milieu d'une génération oui n'aspire qu'au
repos, à la paix, au commerce. Un trouble
inouï se fait sentir dans les intérêts; la
guerre en ce moment est une anomalie; et
pourtant elle se fait cruellement et par
masse. L'arrangement sera difficile, parce
XXXVIIT
que trois grands intérêts sont en pré-
sence :
La Prusse représente le parti d'action, de
turbulence^ de changement;
L'Italie personnifie le parti révolutionnaire
qui n'a pas dit son dernier mot et appelle le
réveil de la Hongrie^ de la Pologne;
L'Autriche soutient le parti de la conser-
vation, du vieux monde déchiré.
Les trois grandes puissances neutres auront-
elles assez de calme, assez de force pour im-
poser une transaction entre ces ardents inté-
rêts? C'est ce que nous croyons possible avec
la ferme volonté d'un congrès : que si
elles prenaient parti pour l'un ou l'autre
des cabinets en lutte, tout serait perdu, La
France d'un côté de la balance, la Russie se
mettrait de l'autre ; et l'Angleterre elle-même,
malgré sa volonté de quiétude et de repos,
XXXIX
entrerait dans la guerre : alors que devien-
drait la génération qui aspire au développe-
ment du commerce et de l'industrie? Ce con-
traste est étrange! L'Europe était organisée
pour la paix, à ce point que le plus irrésistible
intérêt se portait sur l'Exposition universelle,
congrès pacifique de l'industrie, et voilà que
le bruit des armes vient le troubler! l'Europe
était comme un magnifique palais plein d'élé-
gance, et tout à coup une troupe de turbulents
éperonnés pénètre dans les salons, déchire la
soie et les dentelles, arrache les colliers de
perle et transforme en une scène de désordre
la splendide réunion des arts, les fêtes de la
richesse et du génie!
Résumons-nous. La préoccupation^ le but
de la diplomatie qui veut couronner ce vaste
mouvement de guerre^ est de substituer la
forte centralisation des États aux fédérations
LX
faibles ou neutres. Ce but est atteint déjà en
Italie, et l'Allemagne tend à devenir un État
unitaire sous l'exclusive influence de la Prusse
devenue une formidable nation militaire.
La France doit-elle définitivement gagner à
ce nouveau remaniement de l'Europe? Est-il
bien habile de l'entourer d'États assez forts,
pour mettre 400 000 hommes sous les armes?
La vieille politique consistait à séparer les
grandes monarchies par de petits États neu-
tres qui servaient de barrière pour éviter les
frottements entre deux puissances trop fortes
pour ne pas redouter un contact d'armes, de
diplomatie ou d'intérêt
Ces résultats sont lointains dans la balance
générale de l'Europe fatiguée. Mais les États
se réparent vite ; etjamais, en diplomatie, on
ne peut compter le lendemain sur l'alliance
de la veille; on est uni un jour, puis on se
1
XLI
sépare, et Ton paraît armé sur un champ de
bataille. L'Allemagne ne nous a jamnis beau-
coup aimés, et la Prusse a été l'implacable
puissance qui nous a le plus cruellement im-
posé les traités de 1 81 5; vous la jetez sur notre
flanc avec toutes les forces de l'Allemagne I
L'Italie assurément nous doit tout; mais
l'histoire nous montre que les États sont sans
reconnaissance! Henri IV créa la Hollande,
qui devint la plus implacable ennemie de
Louis XIV sous les princes d'Orange. La mai-
son de Savoie n'a jamais été bien fidèle en
politique; sous Louis XIV_, elle changea trois
fois de camp, malgré le mariage de Marie-
Adélaïde avec le duc de Bourgogne. Elle fut
aussi mobile sous Louis XV 1 De 1 8 1 4 à 1 830
elle fut la vassale de l'Autriche ; elle est au-
jourd'hui encore reconnaissante et dévouée
à la France, le sera-t-elle toujours ?
XLII
La géographie politique de l'Europe va se
modifier par la victoire et les révolutions ! Les
Empires ont leur progrès et leur décadence;
rien n'est fixe dans les traités ; ce que l'on
croyait éternel se déchire et tombe en pous-
sière. Souvent un grand édifice est encore de
bout; il brille dans l'histoire couvert de clin-
quants et de dorures ; quand il a fini son
temps un souffle suffit pour en faire une
ruine.
La Prusse veut profiter de ses succès, c'est
son droit; mais les revers peuvent venir; elle
n'a pas été toujours heureuse dans les ba-
tailles. Berlin a été la capitale la plus sou-
vent occupée par l'étranger. Après léna, toutes
ses imprenables forteresses tombèrent dans
quinze jours- aux mains des maréchaux Ney,
Davoust^ Bernadotte. Napoléon allait à Berlin
comme à une promenade militaire.
XLIII
Nous ne voulons pas nier Tesprit belli-
queux de la nation. La Prusse a été con-
stituée comme une puissance essentiellement
militaire; sa population est brave, énergique
sur un champ de bataille : Frédéric II lui
imprima un double caractère de discipline et
de science; le Prussien s'attribue une supé-
riorité dans l'art militaire et la philosophie ;
il est le lettré de rAllema2:ne. La monarchie
ji ^
du grand Frédéric étouffait dans son terri-
toire allongé des bords du Rhin à Dantzick;
' elle était embarrassée de ses jambes et de ses
I bras ; chacun de ses mouvements portait le
, trouble en Allemagne. C'est ce qui donna tou-
jours à sa politique un caractère saccadé,
I hautain pour grandir son influence en Alle-
magne.
Cette volonté de remanier la configuration
'' de l'Europe ne peut être sanctionnée que par
XLIV
un congrès. L'histoire nous en montre de plu-
sieurs natures : 1 " Les congrès généraux qui
posent ou remanient le droit public de l'Eu-
rope. Tels furent les congrès de Westphalie,
1640.— Riswick, 1697. — Utrecht, 1712. —
Aix-la Chapelle, 1748. — Teschen, 1766. —
Vienne, 1814-1815.
2° Les congrès particuliers qui ne décident
qu'une ou plusieurs questions limitées. Co-
logne, 1673.— Pyrénées, 1678-1679.— Cam-
brai, 1722. — Lunéville, 1801. — Amiens,
1801.— Troppau, 1819.— Laybach, 1820.—:
Vérone, 1822.— Paris, 1856.
S" Les congrès rompus sans résultats :;
Soissons, 1727. — Rastadt, 1797.-— Prague,,'
1813.— Châtillon, 1814.
A quelle nature d'assemblée appartiendra'
le congrès qui doit nécessairement décider les
questions aujourd'hui engagées ?
L'ENFANCE ET LES ETUDES MYSTIQUES
DE LA BARONNE DE KRUDNER
(1769-1775)
l'enfance et les études mystiques de
la baronne de krudner.
(1769-1775.)
Le voyageur qui pour la première fois visite
Berlin, est toujours conduit par son guide au tom-
beau du Grand Frédéric : il peut contempler sa
glorieuse épée suspendue, ses trophées d'armes,
son portrait qu'autrefois un invalide presque cen-
tenaire vous disait d'une ressemblance parfaite.
Nous n'avons jamais aimé le roi Frédéric II,
caractère étrange, égoïste, sans foi, vilaine âme»
sous un plus triste visage ; dur, maniaque, figure
de théâtre ou d'enseigne avec sa tabatière et sa
icanne traditionnelle : Frédéric II, c'est la violence
et la conquête. Au contraire, qui n'aime la belle
— 4 —
reine Louise de Prusse % l'enlhousiaste princesse, la
fée des universités et des jeunes étudiants, qui par-
tagea avec la baronne de Krudner la gloire du ré-
veil patriotique de l'Allemagne.
La Livonie et la Gourlande, provinces récem-
ment annexées à l'empire russe, ont gardé une
profonde empreinte de l'esprit teutonique et Scan-
dinave; les légendes colorées, les mystiques
croyances viennent du nord^ sur l'aile des Willis.
le soir dans le large foyer, quand les lutins
frétillent aux vitraux des manoirs en ruine. La
haute noblesse livonienne et courlandaise, d'une
suprême distinction, occupe un rang considérabli
à la cour de Pétersbourg; les femmes gardent um
supériorité d'esprit et d'affaire : il n'y a pas longue!
années que la mort a frappé la princesse de Lievei
et la duchesse de Dino, expression de ce qu'il y ;
de plus élégant, de plus habile et de plus sérieui
dans la diplomatie ^
1. Louise-Augusta-Willemine- Amélie, fille du duc de Meck
lembourg-Strélitz, et de Caroline de Hesse-Darmenstad, pui
race allemande.
2. VEdda des Scandinaves est une des mythologies les pli
colorées. Elle a été publiée par tous les érudits du nord.
3. Sur la princesse de Lieven, voyez une notice très-détailK
dans mes Diplomates européens. Sur la princesse de Dino, vo
mon article Talleyrand dans la Biographie universelle.
— 5 —
Julienne WietinghoffjdepuisbaronnedeKrudner,
naquit à Riga dans l'année 1766', d'une famille
allemande d'origine illustre. Le livre d'or des che-
valiers teutoniques, indique comme chefs provin-
ciaux de l'ordre, Arnauld et Conrad de Wietinghoff
(1360-1364, 1401-1401). Le père de Juhenne, riche
seigneur était de race quasi royale; il n'y avait
pas de blason plus idéal, plus symbolique : griffon,
licorne surmonté d'une sirène aux yeux glauques.
Le comte de Wietinghoff' s'était toujours distingué
par son amour des œuvres d'art et d'esprit; il
voulut que sa fille fût aussi instruite que lui-
même : Julienne à l'âge de huit ans parlait avec
facilité l'allemand et le français ; à neuf ans elle
se mit à étudier le latin avec une si grande passion,
qu'elle put lire Virgile ; elle s'arrêtait toujours avec
un charme particulier sur ce beau chant de
VÊnéide, où Virgile décrit les terribles mystères
d'isis, les initiations, les secrets des prêtres égyp-
tiens, les apparitions sombres qui révélaient
l'avenir dans les cercles magiques.
La France du dix-huitième siècle rayonnait de
tout son éclat de philosophie ou de bel esprit et le
comte WietinghofT vint achever l'éducation de sa
■o'
1. Par une coquetterie de femme, elle se disait née en 1769.
— 6 —
fille à Paris. Il y ouvrit un brillant salon tout
enivré d'encyclopédie et de plaisir*; au milieu de
la société littéraire, alors souveraine, d'un ton
exquis et de grandes manières, l'esprit portait
couronne. Une faute étourdie des écrivains a été
d'avoir contribué à détruire l'ancien régime; sui-
cide moral de leur noble puissance, car au dix-
huitième siècle ils étaient rois. L'aristocratie les
écoutait, les honorait ; Voltaire, Rousseau, recher-
chés, admirés, avaient leur cour plus honorée que
celle de Versailles. Le comte de Wietinghoffse lia
particulièrement avec Buffon, d'Alembert, Mar-
montel, ses hôtes assidus. Au bruit des causeries
élégantes, spirituelles, fut élevée la gracieuse
Julienne, d'une ravissante beauté; blanche, svelte,
avec des traits fins, des cheveux d'un blond cendré,
des yeux d'un bleu sombre coulant au ciel leur
regard : Buffon disait qu'elle était un mélange de
la Velleda du nord et de la Vénus grecque.
Les propos matérialistes du salon de M. de Wie-
tinghoff n'avaient pu atteindre la profonde croyance
de Julienne dans les choses mystiques; elle était
déjà sous la pression des élans religieux; elle
1. On disait que le comte de Wietinghoff était à Paris avec
une mission secrète de Catherine II, pour négocier le traité sur
l'indépendance des neutres et la liberté du pavillon.
à
s'accompagnait sur le clavecin aux leçons de
Mozart; sa voix douce, inspirée excellait dans la
triste romance de Nina :
Le bien-aimé ne revient pas.
Elle peignait d'une manière ravissante; on re-
marqua qu'elle s'était appliquée plusieurs fois à
dessiner les admirables sibylles des loges de
Raphaël et à reproduire ces figures de prophé-
tesses de l'antiquité, en qui étaient résumés les
secrets du monde : les vestales ouvraient chaque
siècle les livres sibyllins etaujourd'hui à Tivoli, au
doux murmure des cascaielles, le voyageur peut
encore contempler le temple de la sibylle.
Julienne avait quinze ans, lorsqu'elle fut de-
mandée en mariage par un diplomate, qui, déjà au
milieu de la vie, avait parcouru une importante
carrière, Alexis- Constance baron de Krudner,
d'une famille de Livonie, aussi ancienne dans le
blason. Né le 25 juin 1744, fort dévoué à l'impéra-
trice Catherine II \ le baron avait trente-six ans
en 1781 et par conséquent vingt ans de plus que
sa fiancée; cœur noble, esprit distingué, il avait
contribué à la réunion de la Courlande à la Russie,
1. Le baron de Krudner passa ensuite au service de l'impé-
ratrice Catherine.
— 8 -
en qualité de chargé d'affaires de la petite cour de
Mittau auprès de l'impératrice. Le mariage s'ac-
complit plutôt comme une affaire de convenance,
que comme le couronnement d'un lien d'amour
(ce qu'avait rêvé l'enthousiaste Julienne Wieting-
hoff). C'était moins encore la différence d'âge qui
devait préparer l'incompatibilité d'humeur, que le
contraste des deux caractères . Le baron de Krudner,
d'un esprit froid, positif, d'un cœur haut, digne,
possédant une incontestable aptitude de politique
et d'affaires, Julienne d'une poésie exaltée encore
par ses études de jour et de nuit. A Mittau, à Riga
on montra longtemps les livres de prédilection de
la baronne de Krudner à vingt ans, vieux in-folio
couverts en cuir, tout remplis de figures étranges,
parsemés de constellations. La jeune baronne de
Krudner se plaisait dans ces études, qui ont bien
leurs charmes : on attribue à Mme de Krudner un
travail très-mystique qu'elle fit à vingt ans sur les
traditions des esprits et le supernaturalisme ^
L'auteur parcourait en une cinquantaine de pages
toute l'histoire de l'antiquité sur l'existence d'un
monde intermédiaire et l'action incessante des
1. Cette tradition est-elle vraie? C'est dans Jacob Boehme,
Martincz et Svédenborg que Mme de Krudner avait puisé
ces notions historiques sur les esprits.
— 9 —
esprits sur les cœurs et sur les âmes; elle disait
avec son maître Bohëmer : « Si les grands faits de
l'humanité ont besoin d'être constatés par de nom-
breux témoignages, il n'en est assurément aucun
qui soit mieux acclamé que le monde des esprits.
La croyance chrétienne nous montre des anges,
les archanges du ciel et les démons. A chaque
feuillet de la Bible on trouve les apparitions
célestes, des songes consolateurs ou menaçants.
L'Egypte avait ses mystères, la Grèce ses initiations
dans les temples d'Eleusis, si pleins d'étranges
spectacles. Un des philosophes célèbres de l'école
d'Alexandrie, Jamblique^ s'écrie : « Les appari-
tions des esprits sont analogues à leur essence;
l'aspect des dieux est consolant, celui des ar-
changes terribles, celui des anges moins sévère,
mais celui des démons est épouvantable. »
« Ulysse dans rO(iy55ée s'adresse au divin Téré-
sias pour évoquer les âmes des morts. Pompée
(Pharsale de Lucain) s'écrie : « Magicienne, obéis à
ma voix, car je n'évoque pas une âme qui soit
depuis longtemps dans le noir Tartare; elle est à
peine aux portes des enfers. » A la bataille de
1. Jamblique était le chef de l'école néoplatonicienne, l'ami
de l'empereur Julien, un des grands philosophes de l'école
d'Alexandrie.
— 10 —
Marathon, racontée par Plutarque, plusieurs virent
l'ombre de Thésée, combattant à la tête des pha-
langes grecques : César avant de passer leRubicon
aperçut un grand spectre qui sonnait de la trompe
d'une manière éclatante : « Vétérans, dit César,
allons où les présages des dieux nous appellent. »
L'empereur JuHen, au palais des thermes, s'entre-
tint avec un grand spectre sous la forme du génie
de l'empire. Les platoniciens proclamaient divers
genres d'esprits : Les lares, génies familiers qui
protégeaient les institutions domestiques; les
larves, occupés à mal faire, à railler, à persécuter
après la mort. Chaque homme célèbre avait son
génie famiher au témoignage de Cicérone
« Cette même croyance on la retrouve dans la
mythologie Scandinave, parmi les peuples du nord
de l'Europe et de l'Asie qu'avait beaucoup étudiés
la baronne de Krudner. L'Edda parlait des mé-
chantes fées: chez les Pietés et les Bretons^ les
femmes à doubles vues habitaient les grottes de
Merlin, de la fée Morgane et les forêts enchantées;
la Yelleda du nord invoquait les ombres, les
fantômes aux membres blancs, à l'aspect cada-
1 . Témoin le génie de Socrate qu'il invoquait incessamment.
2. Mme de Krudner avait lu et admiré VEdda, dans sa ver-
sion primitive, dont elle possédait la langue.
vérique qui peuplaient les forêts sombres. Au
moyen âge, à l'époque des châteaux forts, les appa-
ritions de spectres se multipliaient d'après les
récitsdes chroniqueurs; chaque sifflement du vent
à travers une tourelle en ruine était le cri d'une
âme en peine : selon Mathieu Paris ^ dans le mo-
nastère de Saint-Alban, on vit les ombres des
chanoinessans têtes, qui s'asseyaient danslesstalles
du chœur, présage sinistre qui annonçait la mort
des moines. Ici une procession d'hommes noirs,
là une longue file de vierges, pâle comme la cire;
les démons séduisaient les jeunes filles et de ce
commerce sacrilège naissait des êtres étranges et
maudits, cubes et incubes, hommes et femmes à la
fois; les loups-garous, faisaient entendre des
épouvantables glapissements. Au cœur de l'Alle-
magne, comme dans la Hongrie, la Valachie, les
vampires^ suçaient le sang des vierges pour
nourrir leur vie misérable; des hommes pâles au
teint de mort, le lendemain étaient pleins de vie,
parce qu'ils étaient repus de sang vermeil.
1. Chronique 1205.
2. La croyance des vampires existe encore aujourd'hui dans
la Valachie et une partie de la Grèce. Le savant dom Calmet a
fait une histoire très-sérieuse du vampirisme. Dans la Cour-
lande, pays de Mme dej Krudner, on exorcisait encore les
vampires.
— 12 —
« Dans la théorie des mystiques allemands, la
mort n'était qu'une transfiguration de vie, rien
ne périssait; leséléments humains étaient en com-
bustion et de temps à autre il s'en échappait un
lutin, un gnome, un farfadet qui venait troubler le
monde, être imparfait que l'alchimie cherchait à
reconstruire; de la fermentation de la terre dans
les jours de tempête et d'orage, naissaient les
démons, les êtres malfaisants, les esprits lutins
qui ne laissaient jamais l'homme en repos; des
rosées du matin, unies aux eaux argentées des
lacs, s'élançaient les ondines , l'air créait les
sylphes; le feu (cette puissance suprême) enfantait
les génies aux pierreries. Enfin la mort, continua" ;
tion d'une autre vie, donnait toute liberté à
l'esprit familier, apparaissant la nuit, ou se fai-
sant entendre par des grincements de meubles,
des bruits de chaînes, espiègleries de squelettes
dans la danse macabre. »
Telles étaient les idées que formulait le livre
attribué à la jeune baronne: tandis que son mari,
diplomate instruit, invoquait Grotius PufTendorff
sur le droit des gens, pour préparer le traité de neu- '"
tralité armée entre la Russie, la Prusse, la Suède
et la France, Mme de Krudner suivait ses études
de fantaisie : « La magie essentiellement orientale.
— 13 —
continuait-elle, fut une des sciences les plus popu-
laires au moyen âge ^. Le magicien était une nature
mixte entre les esprits et l'homme; le diable trou-
blait les sens des plus hautes intelligences; les ré-
formateurs du seizième siècle, Luther lui-même,
proclamait Faction du diable: «Il m'arriva, dit-il,
« de m'éveiller tout à coup, à minuit, et Salan com-
«mença à disputer avec moi. » Shakspeare n'avait
pas manqué cet élément du drame dans Macbeth.
Les sorcières assemblent les ossements, les herbes
malfaisantes, et font entendre ces prophétiques
paroles ; « Quand la forêt marchera, Macbeth ces-
sera de régner et de vivre. »
De ce vaste exposé du supernaturalisme, la ba-
ronne de Krudner concluait à la vérité immé-
diate, absolue, d'un monde peuplé d'esprits. Avec
leur concours on pouvait pénétrer les mystères de
la nature et l'inconnu : si le travail des philosophes
du dix-huitième siècle avait affaibli toutes les
croyances du moyen âge, presque aussitôt cette
société matérialiste ne s'était-elle pas préocupée
de l'idéal ? n'avait-elle pas eu ses hommes étranges,
qui se donnaient la faculté de produire Tor et les
pierreries, comme dans les contas de l'Orient?
1. On disait cette science fille des mages; Zoroastre en était
le premier pontife; elle fut enseignée par l'école d'Alexandrie.
— 14 —
Témoin Gagliostro ! L'aristocratique société accou-
rait aux leçons du docteur Mesmer, le fluide ma-
gnétique agissait sur les natures surexcitées; on
n'ensorcelait plus les jeunes filles, mais on les en-
dormait, pour les interroger sur l'avenir, et péné-
trer dans les plus profonds replis du cœur; si l'on
ne voulait plus croire aux antiques vers sibyllins,
on allait consulter les tireuses de cartes. «Tant il
est vrai, concluait Mme Krudner, que la nature
de l'homme n'a jamais changé ; les idées se
transforment , les sens et l'imagination res-
tent les mêmes. Il existait un monde que nos
yeux n'étaient pas encore parvenus à perce-
voir. »
En plein dix-huitième siècle, un juif portugais,
du nom de Martinez Pascales, enseignait la doc-
trine de la communication de l'homme avec les
esprits, doctrine transmise par les prêtres d'Egypte,
et qu'il disait d'une telle pureté, que les abeilles
recueillaient le miel autour de ses paroi es ^ Marti-
nez eut pour son disciple ardent, un jeune officier
créole, le chevalier de Saint-Martin % caractère
calme, très-convaincu et l'ardent conseiller Weis-
1. Ses adeptes furent appelés Martinistes ; ses principaux en-
seignements furent à Marseille et à Bordeaux.
2. Saint-Martin ne fut jamais chef de secte, mais disciple.
— 15 —
haupt*, le chef des illuminés en Allemagne, et
maître un moment des universités. Mme de Krud-
ner fait observer que le martinisme^ se distinguait
de la franc-maçonnerie en ce qu'il entrait droit
dans l'illuminisme, sans se préoccuper des idées
politiques et des systèmes matériels qui divisent
le monde. Du sein du martinisme naquit le comte
Cagliostro, l'ami de Martinez Pascales; comme lui,
il se disait maître des mystères de l'Orient, et des
oracles de Memphis ; Mme de Krudner ne le rail-
lait pas; elle l'étudiait ainsi que le comte de Saint-
Germain: chronologiste enchanteur, érudit pro-
digieux, il accumulait les faits, avec autant de
sûreté que les bénédictins, en les pliant à sa fan-
taisie ^ Cagliostro possédait d'éblouissants secrets
de fantasmagorie. En sa présence, le dix-huitième
siècle, si fier, se montrait crédule comme un en-
fant: Mesmer, médecin de la Souabe, avait débuté
dans la vie scientifique, par une dissertation sur
l'influence des planètes : « Le monde n'était qu'un
1. Jean Weishaupt, né en 1748, était professeur à Ingolstadt,
conseiller honoraire du duc de Saxe-Gotha.
2. Le martinisme fit de grands progrès en Allemagne; des
ministres et des petits princes s'y affilièrent; elle se confondit
un moment avec la franc-maçonnerie.
3. J'ai beaucoup parlé de Cagliostro et du comte de Saint-
Germain dans mon Loids XVI.
— 16 —
grand globe aimanté, qui communiquait son fluide
minéral et animal aux êtres vivants. » A Paris,
au milieu d'une société ennuyée, qui cherchait
une distraction, le magnétisme eut la vogue; Mes-
mer compta de fervents adeptes parmi lesquels :
MM. de Lafayette, d'EspremeniP et l'avocat Der-
gasse, le même qui joua un rôle d'action mystique
avec Mme de Krudner auprès de l'empereur
Alexandre. Les appartements d'extases de la ba-
ronne furent un peu copiés sur les salons de
Mesmer.
Dans une chambre voluptueusement décorée,
sous le reflet d'un demi jour vaporeux jeté par
quelques bougies parfumées, le docteur Mesmer
faisait ranger ses adeptes, autour d'un baquet
mystique ; le fluide se communiquait par des
cordes, des tiges de fer, des attouchements doux
et répétés ; quand arrivait l'enivrement, le dieu
Mesmer s'offrait à tous les regards avec sa ba-
guette magique qu'il promenait sur ces fronts
abaissés. Il opérait, disait-on, des cures célèbres,
au milieu des adeptes enthousiastes ^ La baronne
1. Président au parlement de Paris.
2. Le célèbre Bailly fut chargé de faire, au nom de l'Académie
des sciences, un rapport sur le magnétisme. Avec son esprit
positif, il réfuta toute opération magnétique de Mesmer.
— 17 —
s'enivra de tous les secrets de Mesmer; et dans ce
monde curieux s'était formée sa première liaison
avec Bergasse.
Nous devons remarquer qu'à cette époque d'ou-
bli et d'idéalisme, se préparaient l'opposition des
parlements, les taquineries des notables, la pro-
clamation des États généraux, l'émeute de la Bas-
tille; réalités menaçantes qui laissaient peu de
place aux vapeurs des adeptes du baquet magique,
aux somnambules, aux promoteurs du règne des
esprits. Et pourtant, à l'aurore de cette révolution,
paraissait l'œuvre ravissante de Cazotte : Olivier
ou le diable amoureux, pages délicieusement ani-
mées. Le diable amoureux était évidemment l'œuvre
d'un croyant aux esprits ; Cazotte animait, embel-
lissait par ses causeries spirituelles, la société de
Mesmer, et mettait en scène toutes les espiègleries
des lutins, farfadets, cours d'amours du démon.
Nul ne doutait que Cazotte n'eût la double vue,
pressentiment de l'avenir. Un soir en plein salon,
sous l'éclat de mille lustres, on le pria de révéler
les temps, et d'une voix prophétique (on était en
1784) Cazotte dit:
« Je vois des choses effroyables.
— Quoi donc? monsieur Cazotte, dites, dites!
— J'aperçois un échafaud.
— 18 —
— Pour qui donc, grand Dieu ! . . . pour un prince ?
— Plus haut que cela.
— Eh bien, pour qui ?
— Pour le roi et la reine de France ! »
Qu'on s'imagine la terreur qui partout se ré-
pandit au milieu de la plus gaie société de Ver-
sailles et de ïrianon^ La baronne de Krudner
n'avait jamais oublié cette scène ; le mysticisme
fut la grande influence de sa vie.
1. Voir mon livre sur les derniers jours de Trianon.
^
II
AMBASSADE DU BARON DE KRUDNER A VENISE
LES GONDOLES -LES BALS
LA BARONNE A PARIS, SOUS LE DIRECTOIRE
(1790-1797)
II
AMBASSADE DU BARON DE KRUDNER A VENISE. — LES
GONDOLES. — LES BALS. — LA BARONNE A PARIS, SOUS
LE DIRECTOIRE.
(1790-1797.)
Tout en laissant à Julienne de Krudner ses
études sur Tilluminisme, le baron n'en conti-
nuait pas moins les affaires de son gouvernement;
il mit la dernière main à un travail très-sérieux
contre le mare clausum de Selden pour réfuter les
prétentions de l'Angleterre sur l'empire absolu
des mers. Le baron fut nommé par sa souve-
raine, ministre plénipotentiaire auprès de la
République de Venise avec une mission impor-
tante. Catherine II, toute préocupée de ses vastes
projets sur l'Orient, voulait connaître les tradi-
- 22 —
lions de Venise, l'antique rivale de l'empire turc;
si le doge et le sénat n'étaient plus que l'ombre
d'eux-mêmes; il existait aux archives d'État de
précieux documents sur les guerres de la Répu-
blique avec la Porte Ottomane, depuis la bataille
de Lépante La correspondance des ambassadeurs
Vénitiens était considérée par le corps diplo-
matique comme un chef-d'œuvre de bonne
information ^
Ce n'était pas avec des idées aussi sérieuses que
la baronne de Krudner venait à Venise; artiste
remarquable, d'une imagination romanesque, les
monuments splendides de l'art bizantin, les la-
gunes, les gondoles, les sérénades de nuit, le
carnaval, ses fêtes l'enivraient des plus ardentes
pensées, de leurs plus doux prestiges. Venise,
qui a le privilège de dominer même les cœurs
les plus froids, devait paraître aux yeux d'une
jeune femme, exaltée comme une ville orientale,
pleine d'enchantement et de féerie; on voyait
Julienne de Krudner partout sur le canale grande,
aux bords de la Brenta dans une gondole incrustée
d'ivoire, comme celle de Cléopatre, le soir aux
1. Dans la diplomatie du vieux régime, les nonces du pape
et les ambassadeurs de Venise passaient pour avoir les meil-
leures correspondances.
— 23 —
fêtes de la Place Saint-Marc, vêtue de velours et
d'or, comme une antique magicienne de Flo-
rence; les jeunes patriciens la suivaient au mi-
lieu des concerts d'instruments; on aurait dit
une toile de Titien ou de Paul Yeronèse. L'en-
thousiaste baronne, fière des hommages qu'on
lui adressait, de ses amours presque publics,
trouvait le baron de Krudner trop occupé de
politique, trop peu rêveur. Le temps qu'elle ne
donnait pas au plaisir la baronne l'accordait à
l'étude : elle vécut plus d'un mois tout auprès
du couvent des moines arméniens*, si instruits
dans les langues chaldéennes et syriaques ; elle
trouvait dans le mélange de ces caractères lin-
guistiques les notions qu'elle cherchait sur la
cabale et les idées qu'elle s'était faites sur les
anciens oracles.
Une conduite si peu sérieuse, les dépenses
inconsidérées, engagèrent le baron de Krudner à
se séparer d'une femme qui pouvait compromettre
son nom et sa fortune; une séparation à l'amiable
fut convenue; elle s'accomplit comme entre
gens de bonne compagnie, sans bruit, sans
1 . C'est dans ce couvent d'arméniens que lord Byron passa
aussi trois mois, pour se livrer aux études des langues orien-
tales.
— 24 —
éclat. Le baron garda son fils; Mme deKrudner
sa fille; un prétexte fut trouvé; M. de Krudner,
venait d'être nommé ministre de Russie en Espa-
gne, il partit pour Madrid : la baronne désormais
libre, après avoir visité ses terres de Livonie et
réglé quelques affaires d'intérêt accourut à
Paris.
On garde toujours dans la vie un doux sou-
venir de la contrée où très-jeune on a été entouré
de plaisirs et d'hommages. La société du dix-
huitième siècle d'ailleurs avait un charme parti-
culier pour Mme de Krudner; elle avait connu
Buflon, d'Alembert, ces hommes d'un esprit si
élégant, si raffiné ; elle s'en souvenait; elle revint
à Paris avec ravissement. Les temps et la société
étaient bien changés, depuis 1789; mais au sortir
de la Terreur on avait vu éclater une frénésie de
plaisir; des fêtes d'oubli et de distractions se
donnaient partout ; on ne pensait qu'aux bals,
aux galants soupers dans cette régence de la
Piévolution, mi- partie de grands seigneurs, de
fournisseurs enrichis, de femmes du haut monde,
unpeuinsouciantes de leurrenommée% Mme Tal-
1. J'ai peint cette société dans mon livre sur Mme Tallicn et
les déesses de la liberté.
I
— 25 —
lien, de Souza, Beauharnais, Recamier; jamais
société moins occupée de ses devoirs sérieux;
on avait la religion de la gavotte, le culte des
romances de Garât, ou des danses de Trenis;
comme les courtisanes de la Grèce, on paraissait
demi-nue, les bagues brillantes aux doigts des
pieds, les cheveux retenus par des résilles d'or;
des tuniques blanches ou couleur pêche afin de
se rapprocher de la nudité de Vénus.
Mme de Krudner fut mêlée à toutes ces fêtes
imitées de la Grèce: le voyage d^Anacharsis et
d'Antenor en action; elle y brillait par sa taille
souple, élégante, la blancheur et Téclat de son
teint, par ses cheveux cendrés, par ses yeux alle-
mands, coquettement amoureux. Toute fois labelle
Livoniene à travers ses amours et les égarements
de son cœur gardait sa tendance vers le mysti-
cisme ; elle avait trouvé dans Mme de Beauharnais,
une adepte des croyances au sort, à la fatalité, aux
cartes, écoutant les prédictions de Mlle Lenormand
la sibylle déjà en renommée. On venait de tra-
verser une époque de sanglantes émotions, et
selon le dire de quelques-uns, Mlle Lenormand
avait deviné plus d'une fatale destinée; celle du
jacobin Vincent, de Saint-Just, de Robespierre.
Plus d'un esprit fort dans le monde allait en
2
— 26 —
secret consulter les cartes de la devineresse de la
rue de Tournent
Mme de Krudner professait un grand mépris
pour la chiromancie, charlatanisme matériel
qui ne tenait rien à l'esprit ; sorcellerie vulgaire
qui n'invoquait pas la tradition de l'Egypte et de
Memphis. Retirée dans son oratoire de la rue
de Cléry, elle avait orné un petit salon en cha-
pelle éclairée à demi -jour, toute remplie délivres
mystiques; elle s'agenouillait, levait ses beaux
yeux au ciel et restait contemplative, comme pour
épurer la vie trop mondaine, cette existence atout
guide, qu'elle menait au palais du Directoire
et dans les jardins du Luxembourg.
L'oratoire secret de la baronne de Krudner
revit le plus zélé des disciples de Mesmer, Ber-
gasse, l'objet d'une vive et tendre amitié. Nicolas
Bergasse% d'origine espagnole, avait passé sa
jeunesse sous le soleil brûlant du Midi; ses
études avaient été très-fortes : il avait besoin de
bruit et de renommée; avocat, il vint à Paris, où il
1. Marie-Anne Lenormand était d'une origine fort obscure.
Née en 1768, elle avait été l'amie du fameux membre de la
commune révolutionnaire Hébert, qui l'avait produite dans e
monde; on s'accorde à dire que ses souvenirs et ses mémoires
sont pleins d'erreurs et d'inexactitudes.
2. Article de la Biographie.
— 27 —
conquit une brillante célébrité par des plaidoyers
tout pleins de véhémentes apostrophes; l'un des
plus ardents adeptes de Mesmer et du somnambu-
lisme, il publia des livres, pour prouver que cette
science devait détrôner toutes les autres, parce
qu'elle faisait entrer un monde jeune et nouveau
dans l'humanité dégénérée. Bergasse se rendit
célèbre par ses mémoires écrits, sur tous les procès
scandaleux de cette époque étrange, qui précéda la
Révolution française. Il avait dit de Beaumarchais
« il sue le crime. » La Révolution l'avait fait ou-
blier un moment; détenu à la Conciergerie, le
9 thermidor l'avait rendu à la liberté. Il se mon-
trait un des plus ardents réacteurs, et se ratta-
chait plus que jamais à Mme de Krudner^
C'étaient deux caractères faits pour se compren-
dre et se soutenir mutuellement. Bergasse n'avait
modifié aucune de ses opinions sur le somnam-
bulisme et les phénomènes du magnétisme. Il était
toujours Tadepte de Mesmer, croyant à l'exis-
tence d'un monde intermédiaire composé d'esprits
encore inconnus et que de patientes études devaient
enfin révéler à l'homme. Mme de Krudner, aux
1. Ce fut une amitié inaltérable; Bergasse vécut très-vieux et
ne mourut qu'en 1831.
— 28 —
idées de Bergasse, mêlait les vives notions du mar-
linisme allemand. Les matérialistes du Direc-
toire, assurément, prêtaient peu d'attention à ces
pratiques secrètes; il ne prenait Mme de Krud-
ner que par le côté charmant et mondain. On
ne l'appelait que la belle, la délicieuse valseuse.
Les Velléda avaient peu d'attraits pour les philo-
sophes du bal Frascati; la mythologie grecque
était plus à la mode que le chaste et froid Edda ;
les Vénus sans voile était préférées auxWillis des
lacs glacés de l'Allemagne du nord.
Pourtant le mysticisme pur et la devinaiion des
prophètes n'était pas absolument disparu au mi-
lieu de l'indifTérence religieuse et parmi les per-
sonnages célèbres de la Révolution. Au plus fort
de la terreur sanglante, après que Robespierre
avait proclamé l'Être suprême et le culte de l'im-
mortalité de l'âme, Vadier, le député railleur du
comité de surveillance parut à la tribune pour dé-
noncer une conjuration de fanatiques qui se tenait
à l'Estrapade, sous la présidence de Marie Théot %
1. Ce furent Sénart et Héron, agents du comité, qui arrê-
tèrent les adeptes de Marie Tiiéot. Le rapport de Vadier est dans
le Moniteur. Robespierre avait fait délivrer un certificat de
civisme à Marie Tbéot. Voyez les détails dans les Mémoires de
Sénart.
— 29 —
qu'il désigne comme prenant le titre suprême de
la Mère de Dieu. Le but politique de Vadier était
de jeter beaucoup de ridicule sur Robespierre,
en le mêlant à cette intrigue, en l'annonçant
comme roi-prophète.
Marie Théot, ou Théos, déjà connue parmi les
visionnaires*, s'était dit une nouvelle Eve, la
Mère de Dieu, et autour d'elle, Marie Théot avait
groupé un certain nombre d'adeptes; le char-
treux dom Gerle, spiritiste ardent et dévoué^;
Marie Labrousse, étrange prophétesse, qui annon-
çait partout la ruine de la papauté et le triomphe
de la constitution civile du clergé; tous, réunis à
l'Estrapade, priaient ensemble, le livre d'Évangiles
ouvert. Une jeune fille, vêtue de blanc, que Ton
nommait la Colombe', symbole de l'Esprit-Saint,
chantait des hymnes pour ouvrir les oreilles à la
vérité et annoncer le prophète rédempteur :
Vérité montre-toi, viens changer notre sort
Viens pour anéantir l'empire de la mort.
1. Marie Théot avait passé une partie de son existence à la
Bastille.
2. On voit dom Gerle dans le tableau du Serment du Jeu de
Paume.
3. Les deux colombes fort belles se nommaient Ambart et
Rosa.
— 30 —
Et en s'adressant àMarie Théot, les deux colombes
chantaient à leur tour :
Ni culte, ni prêtre, ni roi:
Car la nouvelle Eve, c'est toi.
Le Prophète rédempteur était, disait-on, Ro-
bespierre, ce qui en faisait tout à fait une affaire
politique. Les papiers du comité de sûreté géné-
rale ne laissent aucun doute sur les rapports de
dom Gerle avec Saint-Martin l'illuminé, Marie
Labrousse, la duchesse de Bourbon et ce groupe
de mystiques qui traversait les temps, et les
hommes en gardant leur croyance dans le monde
des esprits.
L'antique sagesse des mages, l'enseignement
des mystères se retrouvaient aux représentations
puérilement théâtrales qu'on appela le culte des
Théophilanthropes ou adorateurs de Dieu, et dont
les adeptes les plus zélés furent la Réveillère-
Lepeaux et Bernardin de Saint-Pierre, liés avec les
martinistes, plus puissants alors qu'on ne pouvait
le croire, et qui avaient aidé la propagation des
idées révolutionnaires.
On trouvait le mysticisme répandu dans les
petits États d'Allemagne; plus d'un ministre et
d'un homme politique s'y trouvaient affiliés; il
— 31 —
faut même attribuer à la double action du martl-
nisme et de la franc-maçonnerie le progrès et le
triomphe des sociétés secrètes.
A cette époque, la baronne de Krudner faisait
partie de cette colonie allemande ou suisse qui
avait placé le siège de sa puissance à l'hôtel Salm*.
Là brillaient et dominaient Mme de Staël et Ben-
jamin Constant, tous deux liés avec Mme de Krud-
ner. Benjamin Constant, jeune homme aux che-
veux blonds et pendants, était tout entier lié à la
philosophie allemande et au martinisme. Benja-
min Constant était trop rêveur pour ne pas croire
aux puissances mystérieuses. Il traduisait YHis-
toire de la philosophie de Tennemann, et, en Alle-
magne, chacun avait été frappé, étonné de l'évo-
lution d'esprit qui s'était opérée dans l'esprit de
Tennemann , parti du scepticisme et arrivant
presqu'à l'enfantillage de la crédulité, en analy-
sant la magie du moyen âge.
1. Les députés de l'hôtel de Salm étaient tous dévoués à la
politique du Directoire : là se réunissaient Mme de Staël, Ben-
jamin Constant, et même M. de Talley'rand : l'hôtel de Salm
(aujourd'hui ia Légion d'honneur), avjit été bâti par le prince
Frédéric Salm-Kirbourg, au service de la France sous Louis XVI,
et qui servit avec enthousiasme la Révolution ; il fut néanmoins
condamné à mort en 1794; ses biens furent confisqués; l'hôtel
de Salm fut remis à son fils Frédéric-Ernest.
— 32 —
Il fallait au roste que cette magie eût un
éblouissant prestige, puisqu'elle avait inspiré au
grand poëte, à l'esprit le plus railleur, à Goethe, le
drame de Faust. Depuis Macbeth, rien de plus
hardi ni de plus convaincu n'avait été osé sur la
sorcellerie. Le diable y apparaissait, s'y person-
nifiait, intervenant dans la lutte éternelle du bien et
du mal. Le moyen âge n'avait rien inventé de plus
magistralement diabolique que Méphistophélès.
Goethe appartenait par l'imagination à la secte
des martinisles ou des spiritistes; on ne crée pas
un personnage tel que le docteur Faust, sans la
conscience profonde des miracles infinis d'un
monde intermédiaire. Pour Galderon, Shakspeare
Goethe, le dernier mot sur les mystères n'était
pas dit et c'est à cette œuvre d'incessantes recher-
ches que la secte des marlinisles se consacrait.
Quoique obscurs et complètement oubliés dans la
France révolutionnaire, les mystiques n'en étaient
pas moins nombreux; le chef qu'on appelait le
philosophe inconnu, Louis-Claude Saint-Martin,
l'élève de Martinez Pascales (qui avait donné la
vie et le nom à la secte des martinistes) croyait
sincèrement à la doctrine de Boehmer, de Své-
denborg , si célèbre en Allemagne ; il disait le
siècle trop matériel , trop absorbé dans ses in-
— 33 —
stincts d'animalité pour comprendre le spiritus
mundi. Dans cette voie Saint-Martin eut bientôt
de nombreux disciples ou plutôt des amis, je le
répèle : la duchesse de Bourbon*, la marquise de
Chastelux, la marquise de Lusignan, le prince An-
dré Galilzin et enfin la baronne de Krudner qui
s'associait à ces prophéties, tout en gardant sa re-
nommée de femme de plaisir et du monde au mi-
lieu des fêtes du Directoire.
l. La duchesse de Bourbon était une des plus ardentes adeptes
du spiritisme, avec son médecin Lamothe. La duchesse revint à
des sentiments très-pieux vers la fin de sa vie.
^
III
VOYAGE DE MADAME DE KRUDNER EN LIVONIE
SON RETOUR A PARIS
LA FEMME LITTÉRAIRE - VALÉRIE
(1798-1802)
III
VOYAGE DE MADAME DE KRUDNER EN LIVOME. — SON
RETOUR A PARIS. — LA FEMME LITTÉRAIRE. — VALÉRIE.
(1798-1802)
La dernière illusion que gardent les femmes,
c'est le prestige de l'amour; elles ne tiennent
aucun compte de l'âge qui vient , du temps qui
marche, des rides qui sillonnent le front, témoi-
gnage des années. Mme de Krudner , à plus de
quarante ans, eut le petit ridicule de croire qu'on
mourrait toujours à ses pieds, pour obtenir un
regard, un doux merci, souvenir de la chevalerie:
mourir d'amour n'était pourtant pas le défaut de
la société matérialiste du Directoire ; la belle Livo-
nienne croyait et disait de bonne foi : que les pas-
sions sans espoir qu'elle inspirait, tuaient ses
3
— 38 —
adorateurs enthousiastes, jeunes hommes néces-
sairement poitrinaires , qui au bout de quelques
mois expiaient le crime de l'avoir trop aimée sans
espoir. Ce ridicule trouva ses déceptions, la médi-
sance ajoutait même, que la divinité n'était pas
toujours inexorable^ dans son sanctuaire, et
qu'elle se montrait plus souvent sous les traits de
Vénus sans voile, que sous la figure des chastes
divinités du Nord.
Ce fut même après quelques dépits d'amour que
Mme de Krudner quitta la cour du Directoire
pour habiter Leipsick> L'Allemagne était alors, on
ne saurait trop le dire, sous l'impulsion des dra-
mes de Goethe, étudiés sur le moyen âge qui fai-
saient intervenir les sorciers, les alchimistes dans
les actes de la vie. Le docteur Faust évoquait les
esprits et la ravissante figure de Marguerite,
faisait contraste avec Satan sous les habits d'un
beau cavalier. Les élégants démons reprenaient
leur rôle dans la poésie.
C'était Tépoque où l'Allemagne offrait un curieux
contraste ; les actes politiques de ses gouvernements
se séparaient de son esprit national : la poésie, la
littérature, les sociétés secrètes marchaient vers
1 . Article Krudner, Biographie universelle.
— 39 —
l'unité germanique, tandis que la diplomatie ten-
dait au morcellement. En remontant loin, l'unité
de FAllemagne avait été déjà profondément
ébranlée par les traités de Westphalie ; l'élément
de la réformation avait corrodé le vieil édifice car-
lovingien ; les droits des électeurs s'étaient agran-
dis aux dépens de la maison impériale toute-puis-
sante encore sous Charles-Quint. Le congrès de
Westphalie avait admis l'influence étrangère. La
France, sous la direction habile du cardinal Maza-
rin, avait été partie active dans les négociations ^
De ce nouveau droit public était sortie la puis-
sance des électeurs de Brandebourg, depuis rois
de Prusse ; les traités leur donnaient une grande
position et un petit territoire : villes pauvres,
campagne stérile, désert de sable, un long boyau
de terre sans ventre. Il fut désormais dans la né-
cessité de la Prusse de s'agrandir , n'importe
comment. Ses rois créèrent une nation de soldats,
des camps militaires , et ils attendirent les occa-
sions. Frédéric II se jeta sur la Silésie; quel
droit avait-il? Quel était son titre de conquête?
Aucun ; il envahit en vertu de cette force qui fait
1. Le congrès de Westphalie s'ouvrit en 1649; il se résume en
deux traités : Munster et Osnabruck.
— 40 —
qu'un fieuve se creuse un lit. Les puissances alle-
mandes se coalisèrent contre lui ; Frédéric fut mis
au ban de l'empire* ; le roi s'en tira à force de
génie, à l'aide de l'Angleterre , il n'avait ni foi ni
loyauté; on lui en faisait un reproche: pourquoi?
il obéissait à sa destinée.
La diète germanique agissait toujours lourde-
ment et sans unité; elle était comme un de ces
vieux édifices du moyen âge, tout lézardé, qui
incessamment menaçait ruine : il n'y avait de puis-
sance sérieuse en Allemagne, que l'Autriche et la
Prusse. Autour d'elles tout s'agitait aux vents des
ambitions : la Prusse voulait la Saxe ; l'Autriche
aspirait à la possession de la Bavière; l'Allemagne
n'était plus qu'un nom cher et patriotique; le
peuple à travers les intérêts et les dissidences
diplomatiques^ était fier de rester allemand, et
c'est ce qui créait la force des sociétés secrètes.
Au dix-huitième siècle, l'esprit français dominait
à Berlin, à Vienne, comme dans les petits États , tels
que la cour palatine, à Weimar, à Bayreuth : on
était vivement impressionné par la littérature fran-
çaise ; on ne vivait que de l'esprit de Voltaire : à
1. Frédéric se joua de toutes les alliances : il prit et quitta
celle de la France.
— 41 —
travers la roideur germanique les modes de Paris
étaient toutes-puissantes; on se modelait sur Ver-
sailles, ses théâtres , ses fêtes. Une seule chose
restait profondément allemande , les sociétés se-
crètes ; elles s'étaient formées , en invoquant les
traditions delà vieille Germanie : Goethe, Schiller,
rappelaient les gloires du pays, les annales de
la guerre de Trente ans; on était Allemand de cœur
et d'esprit ; on voulait reconstruire Tunité de la
patrie, en vertu d'un principe de liberté ; ce sourd
travail que les souverains avaient d'abord favorisé,
s'était tourné contre eux : quel était le but des
initiés martinistes, francs-macons, illuminés? nul
ne le pouvait savoir ; pour eux le nom d'Allemand
était sacré : tous devaient se fondre dans une seule
nationalité.
Lorsque la Révolution française éclata, les so-
ciétés secrètes allemandes y cherchèrent un élé-
ment de triomphe. Aussi les idées de 1789 furent
très-populaires chez les martinistes; ils virent à
regret la première guerre contre la Révolution :
la Prusse, au reste, ne s'était jetée dans les ba-
tailles que pour prendre position sur le Rhin;
déçue dans ses espérances ambitieuses, elle se
hâta de faire sa paix, en trahissant tous ses en-
gagements avec l'Autriche. Cette paix se signait à
— 42 —
Bâle*; à l'aide de la France, la Prusse espérait
devenir la puissance prépondérante en Allemagne :
elle spolia beaucoup par le système des séculari-
sations; elle offrit la neutralité à tous les petits
États qui voulaient adhérer à son système.
Pendant ces négociations l'Autriche, délaissée,
se débattait sur le Rhin, en Italie; persévérante
bien que vaincue, elle traita à Campo-Formio^; le
cabinet de Tienne obtint comme indemnité de ses
possessions sur le Rhin et en Italie, les territoires
de l'ancienne république de Venise jusqu'aux rives
du Cattaro. On renvoya tous les règlements sur
l'Allemagne à un congrès fixé à Rastadt; dès ce
moment, la Confédération germanique fut en
pleine dissolution; en dépouillant les petits États,
on sécularisait sans réserve et sans frein; la
République française eut un pied de fer et de
feu sur l'Allemagne, par Mayence; le congrès de
Rastadt finit par une catastrophe ^
A cette époque d'oppression, l'esprit allemand
se réveilla. A côté du matérialisme de la guerre
1. Le traité de Bâle est du 28 août 1795.
2. Le traité de Campo-Formio est du 17 octobre 1797.
3. Le congrès de Rastadt, ouvert le 9 décembre 1797, fut
rompu le 8 avril 1799 : il s'agissait de régler les indemnités
allemandes.
— 43 —
et de la diplomatie, se développait la nationalité
mystique, avec Fespérance de restaurer l'unité
allemande. La baronne de Krudner, dont nous
allons continuer l'histoire, fut mêlée à cette œu-
vre, et favorisa l'action de la Russie sur la na-
tionalité germanique.
Cette œuvre politique, toutefois, ne répondait
qu'à un côté du cœur et de l'âme de Mme de
Krudner; ce qui dominait chez la baronne, c'était
l'amour du plaisir, le bruit, la renommée. Paris
seul pouvait donner tout cela; elle essaya la vie
de château dans ses terres de famille ; son
fils, Frédéric de Krudner, très-distingué, allait
suivre la carrière de son père, alors en mission à
Copenhague. Sa fille épousait le baron de Ber-
ghem ; on dit que le voyage de la baronne en Li-
vonie avait pour but particulier une entrevue avec
son mari, qu'elle avait trop longtemps oublié;
elle désirait s'en approcher, le voir, le séduire,
par les derniers prestiges de sa beauté et de son
esprit; car le caractère froid et noble du baron,
lui avait inspiré un haut respect; le temps fait
oublier les torts.Le baron de Krudner resta insen-
sible devant toutes ces avances; la vraie distinc-
tion est de demeurer toujours convenable, sans
jamais revenir sur une résolution prise au nom
— 44 —
de l'honneur K Mme de Krudner se fatigua bientôt
de la vie des antiques châteaux et des grands bois
au milieu des lacs glacés: elle ne rêvait que Paris,
ses salons, ses fêtes et ses plaisirs, et la voici en-
core une fois dans son charmant hôtel de la rue
de Cléry.
Le Consulat, régime sérieux et tout militaire,
avait remplacé le Directoire; le salon de Mme de
Krudner s'en ressentit, il devint plus littéraire,
plus philosophique avec Bernardin de Saint -
Pierre, Chénier et Benjamin Constant, ses hôtes
les plus assidus. Le roman était alors en vogue;
il n'y avait pas d'autres livres possibles entre une
victoire et un bal à l'hôtel Thélusson. La vogue
s'était d'abord portée sur les romans à spectres,
à vieux châteaux dans les ruines de Tivoli, ou les
couvents d'Italie. Anne Radcliffe publiait les Mys-
tères crUdolphCf on ne respirait que l'odeur des
souterrains, les trappes et les oubliettes avec des
fantômes drapés, des squelettes frissonnants,
aux mille fissures des portes vermoulues; les
esprits faisaient tintiller les sonnettes, résonner
les vitraux : Anne Radcliffe eut son temps de re-
1. Le baron Alexis-Constance de Krudner ne survécut pas
longtemps; il mourut le 14 juin 1802.
— 45 —
nommée et de popularité ; les sociétés matéria-
listes ont besoin d'un idéal, d'un monde étrange
qui les distraie du vide que laisse à l'homme la
perte de toute croyance.
Sous le Consulat il s'était formé un cénacle de
femmes littéraires qui avaient cherché la renom-
mée dans leurs écrits. Mme de Staël, après avoir
essayé un rôle politique, se consolait dans la lit-
térature en publiant Delphine, travail remarqua-
ble d'impressions personnelles. Mme de Flahaut
(de Souza), son amie, Y Siuieur d'Adèle de Sénange,
donnait Emilie et Alphonse, une de ces œuvres qui
ne remuaient ni une idée, ni un sentiment pro-
fond; Delphine, au contraire, produisit une vive
sensation ; on savait Mme de Staël dans l'opposi-
tion au premier consul avec Benjamin Constant
et Chénier ; sous ces impressions, un livre insigni-
fiant quelquefois prend de la couleur. Mme Cottin
d'une vie si calme, publiait Claire d'Albe, roman
timide, à nobles idées. Ainsi tout ce qui visait à
une certaine célébrité lançait un roman, et, dans
son salon, Mme de Krudner annonça qu'elle pré-
parait une œuvre d'esprit, expression de sa pensée
et de son caractère, sous le titre de Valérie, par
imitation du livre de Mme de Staël qui portait
— 46 —
celui de Delphine \ C'était encore la révélation
d'une vie intime absorbée dans la personnalité.
Valérie était écrit en forme de lettres et de corres-
pondance et pouvait ainsi se résumer : « un beau
jeune homme mourait d'amour pour une femme
qui ne pouvait être à lui, en vertu de sentiments
élevés et presque divins ; » légende tant de fois
répétée par Mme de Krudner, le véritable roman
de sa vie, son illusion vaniteuse. Un biographe
spirituel s'exprime ainsi à l'occasion de Valérie,
et sur les causes qui portèrent Mme de Krudner
à écrire ce livre : « Un jeune homme (et quel autre
qu'un bien jeune homme bien novice?) épris de
ses charmes, n'osa ou ne put le lui dire et s'en
alla aux eaux mourir de phthisie et de son amour.
La poésie de cet amour toucha la baronne ; c'était
bien là un fleuron à sa couronne de jolie femme
et de déesse; aussi elle en prit plus d'aplomb et
en vint avec sa vive imagination à se représenter
les dandys poitrinaires, périssant par douzaine à
ses pieds dans l'attente d'un regard; très-sérieu-
sement elle racontait ses conquêtes et ses victoires
en ce genre; l'Europe était semée des tombes de
1. La première édition de Valérie ou lettres de Gustave de
Linnar à Ernest de G., parut en 1802.
— 47 —
ses victimes; elle n'en comptait pas moins de six
réelles; la sixième, disait-elle, n'était pas tout à
fait mort, mais autant vaut; le malade est à
Lausanne et n'ira pas loin ^ »
Au reste, le roman de Valérie^ écrit d'un style
remarquable, était certainement l'œuvre person-
nelle de Mme de Krudner. SI jamais il y eut spon-
tanéité dans un livre de longue haleine, c'est évi-
demment dans Valérie. Une femme narrant un
triomphe de femme, et quel triomphe! celui qui a
toujours été la chimère de sa vie. Quel homme au
monde eût conçu un roman sur si peu de chose, à
moins de l'accidenter d'une foule de détails; il fal-
lait la femme même dont elle avait été le souhait,
pour embrasser un tel sujet et le mener à fin....
Le critique ajoute : « Valérie est bien supérieur
à la foule des misérables romans dont on se con-
tentait alors ; il est loin pourtant d'être à la hau-
teur des ouvrages de Mme de Staël ; il n'est pas
sûr qu'il surpasse Mme de Souza; ses descrip-
tions ont une individualité qui leur donne comme
de la saveur et rafraîchit des sujets usés, une
teinte de mélancolie , analogue à l'aspect des
1. Pàiisot kTÛde Krudner. Biographie universelle. Michaud
(supplément).
— 48 —
plaines plates et blanches de la monotone Lithua-
nie. Ce roman ouvre à l'âme, comme une per-
spective à l'infini, et prépare le dénoûment. Les
teintes grises et mal variées sont distribuées avec
un certain art ; la diction est pure, et, quoique le
livre ne mérite pas tout à fait, comme s'en flattait
l'auteur, d'être mis au rang des classiques testi di
lingua de la langue française, il est peu d'ou-
vrages écrits dans notre idiome par des étran-
gers qui puissent être mis en parallèle avec Va^
lérie^, »
Sous l'éclat du roman de Valérie, au bruit de
son succès, Mme de Krudner grandit son cercle
d'admirateurs et d'amis ; les concerts d'une mu-
sique délicieuse précédaient la comédie jouée par
Mme de Krudner, ou un bal charmant. Garât,
le beau chanteur, l'homme à la mode, présidait à
toutes ces fêtes ; il en était l'âme , le maître, le
suprême directeur; et, ainsi que l'a dit un homme
d'esprit, il prenait des airs de Potemkin auprès
d'une nouvelle Catherine II. Le sentiment que
manifestait Garât, toujours d'une grande imper-
tinence, ne ressemblait en rien aux amours vapo-
1. Parisot. kv\Àz\Q Krudner. Biograiphie universelle. Wiz\idi\3Â
(supplément).
— 49 —
reux de Valérie, et le beau chanteur ne mourait
pas d'un amour sans espoir. Mme de Krudner, à
quarante ans, montrait la soumission la plus ré-
signée pour les moindres caprices du suprême
dandy, étalant sa conquête en public, comme
pour dire : « Je la domine, petit paole d*honneu.T>
Mme de Krudner, malheureuse dans ses der-
niers amours, crédule et facile avec les années,
revenait avec ravissement à sa pieuse consolation,
le culte de Tinconnu dans le mysticisme. On la
voyait au milieu de son salon, élever les yeux au
ciel avec les rayonnements d'une inspirée, et
contempler Dieu dans sa gloire. Les philosophes
appelaient cela le caprice coquet d'une jolie
femme au déclin ; ils la laissaient s'épanouir dans
son extase. La baronne était heureuse quand Ber-
gasse la comparait à sainte Thérèse \ cœur du
monde, âme à Dieu. Bergasse était toujours l'ami,
le préféré ; son esprit allait à Tenthousiasme de
son cœur. Avec lui c'était la prière dans un ora-
toire élégant qu'elle avait orné de ses mains, en
damas rouge, à la manière des églises catholiques :
aux anniversaires des fêtes et des martyrs, des
1 . On peut trouver de grands détails sur le caractère mystique
de Mme de Krudner dans le tome III des Zeitgenossen, Wi à
470.
— 50 —
bougies odorantes y répandaient les doux par-
fums d'Orient. L'enthousiaste Bergasse s'inspirait
dans l'esprit d'en haut; il apercevait un monde
inconnu au vulgaire, celui des âmes privilégiées
qu'on retrouvait vivantes et toujours en rapport
avec vous, dans le domaine des anges : les bons
et les mauvais, les noirs et les blancs ^ La mis-
sion de Mme de Krudner était d'éclairer les rois
et les peuples sur les nobles instincts de l'huma-
nité.'(Le consulat de Bonaparte, gouvernement
pratique et fort, eut difficilement admis ces idées).
On cherchait l'extase par le magnétisme, et ces
idées extatiques, loin de faire tort à la renommée
de Mme de Krudner, lui donnaient un relief dans
le monde; elle était comme une de ces statues
qu'on retrouve dans les fouilles antiques, qui re-
présentent sur une face les plaisirs, la volupté;
sur l'autre, la chasteté voilée.
1. C'était ici une tradition de la mythologie Scandinave ou
esclavonne, Bielboq (le dieu blanc), etTechernoboq (le dieu noir).
C^
IV
SEJOUR DE MADAME DE KRUDNER EN ALLEMAGNE
L'ILLUMINISME - LES S06IÉTÉS SECRÈTES
L'EMPEREUR ALEXANDRE - LE MYSTICISME DANS LA GUERRE
(180(1-1813)
IV
SÉJOUR DE MADAME DE KRUDNER EN ALLEMAGNE. — l'iL-
LUMINISME. — LES SOCIÉTÉS SECRÈTES. — l'eMPEREUR
ALEXANDRE. — LE MYSTICISME DANS LA GULRRE.
(1804-1813;.
Cette société littéraire du Consulat, qui se grou-
pait autour de Mme de Staël, de Benjamin Con-
stant, de Guinguénée, dut se dissiper, quand Na-
poléon prit l'empire. Le dictateur n'aimait pas les
caquets de femmes lettrées. Mme de Krudner
quitta Paris pour fixer son séjour en Allemegne ^;
elle s'y trouva en pleine communication d'idées
avec les sociétés secrètes, mystérieuse associa-
tion, le Tugend Bund, qui agissait pour un but
1. Mme de Krudner habita successivement Dresde, Leipsick
et Bamberg, la ville aux vieilles images.
— 54 —
lointain. Les martinistes furent les initiés à cette
franc-maçonnerie énergique qui avait pour but la
délivrance de la patrie allemande. Ce serait une
curieuse histoire à écrire que celle du spiritisme
dans ses rapports avec les grandes émotions poli-
tiques. Rien ne prépare mieux la résistance que
celte intelligence des âmes se tenant entre elles
par le devoir et le courage. A cette époque, Tunité
politique de TAllemagne n'existait plus que de
nom. Le traité de Bâle, signé avec la Prusse (1795);
le traité de Campo-Formio, signé avec rAutriche
(1797), avaient été la cause de morcellements con-
sidérables. Ces deux conventions formulaient,
comme condition essentielle , la cession à la
France de la rive gauche du Rhin, et cette clause,
qui nécessitait le remaniement de toute la consti-
tution germanique, portait la confusion dans les
vieux intérêts. Aux princes dépossédés, il fallait
des indemnités; on les trouva d'abord dans la sé-
cularisation portée à ses limites les plus extrêmes :
anciennes abbayes, ordres teutoniques, princes,
abbés, chapitres antiques comme Charlemagne,
virent leurs biens confisqués, pour servir d'in-
demnité aux princes laïques dépossédés.
Ces violences furent consacrées et régularisées
dans le congrès de Lunéville, qui fut réuni sous
— 55 —
la double médiation de la France et de la Russie,
comme le congrès de Teschen ; dès lors le cabinet
des Tuileries, incessamment mêlé aux intérêts
germaniques, fit un traité particulier avec la Saxe,
la Bavière, le Wurtemberg et les petites princi-
pautés d'Allemagne. Après la glorieuse campagne
d'Autriche, couronnée par Austerlitz, l'empereur
Napoléon accomplit le morcellement de l'Allema-
gne par la Confédération du Rhin avec un sans
façon authentiquement constaté par une lettre de
M. de Talleyrand au comte d'Hauterive, à qui le
ministre demandait la rédaction d'un plan pour
une nouvelle constitution germanique ^ « Nous
travaillons tous les jours (Munich, 27 octobre),
dit le prince diplomatique, à des plans de pacifi-
cation. En voici un nouveau que je vous laisse à
faire; envoyez-m'en le tracé. Plus d'empereur
d'Allemagne I Trois empereurs en Allemagne :
France, Autriche et Prusse. Plus de Ralisbonne !
le système fédératif de la France est composé de
la Bavière, qui comprend la Bavière telle qu'elle
est, Eichstadt de plus, ainsi que tout l'évêché de
Passaw, tout le Tyrol, c'est-à-dire le Tyrol alle-
mand. Tout le Tyrol italien serait réuni au
1. Lettre autographe.
— 56 —
royaume d'Italie, ainsi que Venise et toute la
côte adriatique. Les réunions sont décidées contre
mon avis. L'Ortenau et le Brisgaw, ainsi que les
villes de Constance et de Lindau, seraient données
à l'électeur de Bade ; l'Autriche antérieure à l'élec-
teur de Wurtemberg, ainsi que le Vorarlberg.
Tout cela donné, les biens domaniaux, ou de Tor-
dre de Malte, ou de l'ordre Teutonique, ou grande
dotation ecclésiastique dans l'État de Venise, dans
l'Autriche antérieure, dans le Brisgaw ou l'Orte-
nau, seraient, par portions, érigées en princi-
pautés, et chacune de ces principautés serait
donnée par l'Empereur à un maréchal de l'Em-
pire*; ou à quelque homme qu'il voudrait récom-
penser et qui s'appellerait prince, ce qui ne les
empêcherait pas de rester au service de France.
Ce fief, relevant de la couronne de France, passe-
rait de mâle en mâle dans les familles. L'aîné en
jouirait. Pour donner en tout cela quelque forme,
il faudrait d'abord connaître tout ce que l'on
pourrait appeler domaines nationaux dans tous
les pays que j'ai nommés plus haut, ensuite en
faire des lots à peu près égaux, si cela est pos-
1. Là fut l'origine du prince D'Essling, du grand-duc de Berg,
Prince de Neufchâtel, etc.
— 57 —
sible, mais en se soumettant pour cela aux loca-
lités. Les biens de moines, les biens de la noblesse
immédiate (on veut la comprendre), les biens de
Tordre Teutonique, tous ceux de Malte situés dans
ces pays doivent être la récompense des vain-
queurs.
a Un traité d'alliance avec l'Autriche, en lui
donnant la Valachie et la Moldavie, ainsi que la
Bessarabie et la Bulgarie, a été rejeté malgré dix
mille bonnes raisons. On préfère un traité avec
la Russie après avoir affaibli l'Autriche ; ce n'est
pas là mon opinion *; mais la mienne, à cet égard,
est rejetée. Voyez ce que vous pouvez faire sur le
plan indiqué. Il n'y a point ou presque point de
discours à faire, pour le développement.... Deux
pages qui annoncent le plan I des chiffres pour
estimer les lots I un titre bien choisi pour chacun,
une chaîne féodale bien établie avec l'Empire fran-
çais. — Une table de revenus I — C'est en tout
notre noblesse immédiate; — les titres de princes,
de chevaliers n'effrayent personne. On ne veut ni
marquisats, ni comtés. Je n'ai pas temps de relire
parce que le courrier part. Les trois quarts de ceci
1. M. de Talleyrand n'était jamais de l'avis des choses trop
violentes.
— 58 —
est dicté par r Empereur \ Cette lettre est pour vous
seul; on ferait tout cela après une première vic-
toire sur les Russes, et on daterait de Munich.
Gela serait fait avant de retourner à Paris. J'ai
oublié de dire que les biens domaniaux, natio-
naux, je ne sais comment on les appelle, du
Tyrol, doivent être compris dans ce nombre de
nos principautés. Adieu, mon cher d'Hauterive,
mille amitiés. ^>
C'est avec cette légèreté inconvenante qu'on ré-
glait le sort de la Confédération du Rhin, qui liait
à la France les États de Bavière et de Wurtemberg,
devenus royautés^. La Prusse n'avait rien dit par
l'espérance qu'elle avait à son tour de créer une
Confédération du nord; incertaine, séparée de
l'Autriche dans la guerre, elle eut son tour
d'humiliation après léna. La France, alors maî-
tresse de l'Allemagne, amoindrit, annula les
deux grands membres de l'ancienne association
germanique, l'Autriche et la Prusse, pour créer,
grandir, développer les puissances intermédiai-
res, la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg. Partout
1. On peut voir par ces paroles l'importance du plan consti-
tutif de l'Allemagne.
2. Ce traite fut présente au sénat français comme un projet
de loi.
— 50 —
Napoléon mêla l'élément français dans les affaires
germaniques : l'Allemagne eut un roi de West-
phalie français, un grand-duc de Berg, un prince
de Neufchâtel, également Français; Eugène Beau-
harnais épousa une princesse bavaroise, et le
grand-duc de Bade, une parente de l'impératrice
Joséphine.
La baronne de Krudner trouvait ainsi TAlle-
magne dans une situation très-agitée, pleine de
crainte et de haine, et se préparant à un suprême
effort. Au milieu de ces événements de la fatalité,
Mme de Krudner vint visiter à Berlin la reine
Louise-Amélie, de Prusse ^ Cette princesse aux
nobles aspirations avait été confiée aux soins de
Mlle de Gelieux, réfugiée française. Les événe-
ments de la guerre la conduisirent dans le mois
de mars 1793, à Francfort, alors le quartier
général du roi de Prusse ; elle y parut avec une
de ses sœurs. Le prince royal et son frère Louis
en furent également frappés d'admiration, et les
deux princes furent fiancés avec les deux sœurs.
Devenue reine en 1797, Louise-Amélie fit un
voyage à Kœnisberg, où elle charma tous les
1. La reine de Prusse était à la tête du mysticisme des so-
ciétés secrètes : elle était adorée des étudiants.
— 60 —
yeux par sa beauté, et gagna tous les cœurs par
ses actes de bonté et de bienfaisance. La mort
d'un enfant altéra profondément sa santé. Les
applaudissements qu'elle reçut à Berlin, lors-
qu'elle reparut dans cette capitale furent pour
elle une douce consolation. La guerre terrible
qui s'engagea bientôt avec la France devait plon-
ger toute la Prusse dans un abîme de malheurs.
La reine avait accompagné son époux en Thu-
ringe, dans le mois d'octobre 1806. Obligée de le
suivre dans la retraite, après la bataille d'Iéna,
elle se fit remarquer par sa fermeté et sa rési-
gnation*.
Mme de Krudner releva le courage de la
reine, par la prière au ciel et la confiance dans sa
destinée; elle prédit que ce grand conquérant, le
génie des batailles, bientôt serait écrasé par la
justice de Dieu et le bras des peuples. Telle était,
au reste, l'opinion de l'Allemagne ; les gouverne-
ments abaissés subissaient bien la confédération
du Rhin ; mais un travail souterrain s'accomplis-
sait dans les universités, parmi les jeunes hom-
mes au cœur simple, à la volonté forte. Mme de
1 . Il existe plusieurs ballades patriotiques en l'honneur de la
reine Louise de Prusse.
— 61 —
Krudner s'était mêlée à cette insurrection des
âmes, comme la prophétesse de Tespérance et de
la victoire.
Elle applaudit à ce jeune héros, le chef des spi-
ristes, dont la vie fut une légende : le duc de
Brunswick-Oels (le neveu de ce duc de Brunswick
qui avait compromis, par ses négociations avec le
parti des Girondins et de Dumouriez, la campagne
des Prussiens en 1792). Le vieux duc était mort à
la bataille d'Iéna, et son fils avait juré de le ven-
ger; quand tous les rois et les princes d'Alle-
magne signaient de si tristes traités avec le vain-
queur, le jeune Brunswick-Oels, à la tête de ses
hussards de la mort, vêtus de noir, souvenir des
compagnons de Witikind, traversait l'Allemagne,
chassant le roi Jérôme de la capitale du nouveau
royaume de Westphalie ; cette légion de la mort,
incontestablement héroïque, n'aurait jamais ac-
compli cette merveilleuse campagne, si elle n'a-
vait été soutenue par les sociétés mystiques qui
couvraient l'Allemagne. L'esprit de la Teutonia
étendait ses ramifications pour multiplier les dé-
fenseurs de la patrie allemande.
A celte époque, tout ce qui avait de l'intelli-
gence, de la pensée, de la liberté au cœur jetait
des imprécations, en invoquant l'âme de Witikind,
4
— 62 —
sur cet empire carlovingien qui opprimait tout
sous le poids de sa Joyeuse. Si cet empire avait la
victoire pour lui, son prestige rayonnant impo-
sait la servitude à l'espèce humaine. Aucun peuple
n'aime à se laisser conduire à coups d'éperons.
Mme de Krudner disait donc à tous les oppri-
més : Espérez ! Elle s'était liée à ce parti d'opposi-
tion d'esprit et d'intelligence que Mme de Staël
dirigeait de sa solitude de Gopett. Benjamin Con-
stant, tout jeune homme, était un des fermes
adeptes de Mme de Krudner; elle lui avait in-
spiré le sentiment religieux qui respire dans ses
œuvres.
Benjamin Constant préparait sa brochure po-
pulaire sur V esprit d'invasion et de conquête *, tout
entière dirigée contre le pouvoir de Napoléon sur
l'Allemagne; Goethe, Frédéric Schlegel répan-
daient leurs écrits à travers toutes les surveil-
lances de la police. On peut donc juger l'im-
pression vive et profonde que fit en Allemagne
l'affreuse retraite de Moscou avec ses désastres.
Mme de Krudner l'avait comme prédite : l'ange
noir resterait dans les glaces et les neiges ! Aux
sanglantes nouvelles de la Bérésina, transmises
1. Cette brochure parut en 1813.
— 63 —
comme un glas funèbre, les sociétés secrètes s'a-
gitèrent avec des transports d'enthousiasme : les
gouvernements, encore craintifs devant le génie
de Napoléon, seraient-ils assez forts pour conte-
nir le peuple allemand, chantant les hymnes de
Kœrner, le poëte étudiant? «Les grandes âmes
triomphent de la mort. » Théodore Kœrner, tombé
à 25 ans sur le champ de bataille de Leipsick,
avait pour inspiratrice Mme de Krudner, l'amie
de son père, un des condisciples de Schiller ^
L'Allemagne, pour la première fois, tourna les
yeux vers l'empereur Alexandre, haute figure qui
se détachait de toutes les autres; son histoire
était mélancolique. La mort de Paul l'% éclatant
comme la fatalité antique sur sa jeune tête; l'ex-
piation incessante au pied des autels pour apai-
ser la colère céleste ; sa piété exaltée qui lui fai-
sait invoquer l'Église et l'Empire à la fois, la
vieille couronne des czars, et la croix de saphir
des popes; la douceur mystique du langage et l'é-
nergie des résolutions : toutes ces causes jetaient
alors un immense éclat sur l'empereur Alexandre.
Le czar s'était fait précéder de proclamations qui
1. Le père du glorieux étudiant était lui-même un écrivain et
un philosophe distingué.
— 64 —
devaient plaire à la sainte Allemagne : « Les maux
du genre humain sont poussés à leur comble, di-
sait-il ; il ne faut que jeter les yeux autour de
nous pour voir les calamités de la guerre et les
cruautés de l'ambition dans toute leur horreur;
mais nous les bravons pour le maintien de notre
liberté et dans l'intérêt de l'humanité. Nous
éprouverons le sentiment d'une bonne action, et
un honneur immortel sera la récompense d'une
nation qui, en endurant les maux d'une guerre
cruelle, en résistant avec constance et courage à
celui qui la porte partout, obtiendra une paix du-
rable, non-seulement pour elle-même, mais en-
core pour les malheureuses nations que le tyran *
a forcées de combattre pour sa querelle. Il est
noble, il est digne d'un grand peuple de rendre le
bien pour le mal. Dieu puissant I la cause pour
laquelle nous combattons n'est-elle pas juste?
Jette un œil de miséricorde sur la sainte Église!
conserve à ce peuple son courage et sa constance!
Puisse-t-il triompher de son adversaire et du
tien! puisse-t-il être dans tes mains l'instrument
de sa destruction, et, en se délivrant lui-même,
1 . Pour expliquer et justifier cette expression, il faut se re-
porter à l'époque; il y avait alors plus de passion que de
justice.
— 65 —
racheter la liberté et rindépendance des nations
et des rois ! «
Après avoir ainsi parlé à son peuple, Alexandre
s'adressait aux diverses nations allemandes qu'il
voulait entraîner à son système : « Autrichiens,
qu'espérez-vous de l'alliance des Français ? Vous
payez de vos plus belles provinces la perspective
d'aller quelque jour perdre la vie sous le fer des
Espagnols, pour la défense d'une cause injuste et
sacrilège. Votre commerce détruit; votre honneur
souillé; vos drapeaux, jadis décorés par la vic-
toire, s'abaissant devant l'aigle française : voilà
les trophées de cette alliance à jamais honteuse!
L'adulation et l'intrigue sont les armes de la fai-
blesse; aussi dédaignons-nous de les employer;
c'est en rappelant aux souverains leurs fautes,
aux sujets leur pusillanimité, que nous voulons
ramener les uns et les autres à un système qui
rendra à l'Europe sa gloire et sa tranquillité. Rap-
pellerons-nous à la Prusse les horribles infor-
tunes qui l'ont accablée! Ce souvenir pourrait ac-
croître sa fureur, mais non son courage ; de toutes
parts on vole aux armes ; les villes et les cam-
pagnes de la monarchie de Frédéric semblent ra-
nimées par son génie, et promettent des succès
dignes de leur dévouement. Hessois, vous vous
— 66 —
rappelez encore le prince qui fut votre père ; la
campagne de 1809, où l'entreprise du duc de
Brunswick suffit pour vous arracher à vos familles
et vous entraîner à la suite de cet Arminius nou-
veau, a prouvé avec quelle impatience vous por-
tiez vos fers*. »
Avec une grande habileté et une irritation pro-
fonde, Alexandre rappelait tous les souvenirs qui
pouvaient flatter les cœurs allemands : « Saxons,
Hollandais, Bavarois, nous vous adressons les
mêmes paroles ; réfléchissez, et bientôt vos pha-
langes vont s'accroître de tous ceux qui, au mi-
lieu de la corruption qui vous dégrade, ont con-
servé quelque ombre d'honneur et de vertu ; la
crainte peut encore enchaîner vos souvenirs ;
qu'une funeste obéissance ne vous retienne pas ;
aussi malheureux que vous, ils abhorrent la puis-
sance qu'ils redoutent, et ils applaudiront ensuite
aux généreux efforts que doivent couronner votre
bonheur et votre liberté. Nos troupes victorieuses
vont poursuivre leur marche jusqu'aux frontières
de l'ennemi. Là, si vous vous montrez dignes de
marcher à côté des héros de la Russie; si les mal-
1. En effet tous les Allemands avaient secrètement protégé
cette audacieuse entreprise.
— 67 —
heurs de votre patrie vous touchent; si le INord
imite l'exemple sublime que donnent les fiers
Castillans, le deuil du monde est fini ; nos géné-
reux bataillons entreront dans cet empire dont
une seule victoire a écrasé la puissance et l'or-
gueil. »
Cette proclamation du czar, qui provoquait la
désobéissance des sujets envers leurs princes, on
l'aurait dit écrite par le Tugend Bund germanique,
vaste et populaire conspiration qui prenait pour
titre l'f/mon de la vertu ; invocation incessante à
Dieu et à la patrie. Les Russes s'avançaient sur
l'Oder, à la première fissure de l'occupation fran-
çaise en Allemagne, l'esprit national avait éclaté
comme un feu de volcan. La convention signée
entre les généraux d'York, Massenbach et le gé-
néral russe Diébitz ; la défection qui séparait les
Prussiens de l'armée française, la conclusion
d'une trêve, avaient été préparées parles sociétés
secrètes. Le roi de Prusse ne voulait pas encore se
séparer de l'alliance de Napoléon ^ ; les étudiants
d'Iéna, de Berlin, de Breslau portaient sur leur
1. Ce fait est constaté par les dépêches de M. de Saint-Marsan,
ambassadeur de France; le général d'York fut même traduit
pour la forme à un conseil de guerre. Le général Massenbach
était chef des sociétés secrètes.
— 68 —
cœur l'image de leur reine Louise bien-aimée ;
noble expression des sentiments de la Prusse en-
tière.
L'empereur Alexandre était accueilli comme le
libérateur de l'Allemagne par les chefs des illumi-
nés. Ce fut dans le palais de Potsdam que Mme de
Krudner reçut l'accueil le plus sympathique du
czar; elle était sa sujette comme Courlandaise.
L'empereur fut frappé et presque pénétré de ce
regard d'inspirée extatique et comme égaré sur
la terre pour s'élancer au ciel; il savait ses prières
ardentes, ses évocations dans les chapelles mys-
térieuses pour le succès de ses armes, et ces idées
allaient aux émotions de l'empereur. Ceux qui
vivaient dans son intimité savaient que le czar
quelquefois, au milieu d'un salon brillant, quittait
tout à coup le monde pour se précipiter vers son
oratoire secret; là il priait, versait des larmes
abondantes; on aurait dit que l'ombre de Ninus
lui apparaissait au milieu des palais de Babylone.
Cette disposition de l'âme devait préparer l'ascen-
dant de la baronne de Krudner.
Le caractère particulier de la campagne de 1813
en Allemagne fut le triomphe absolu des sociétés
mystiques ; les chants patriotiques des étudiants
respirent cette foi profonde dans la victoire défi-
— 69 —
nitive de la grande et sainte cause, ainsi que
Mme de Krudner l'avait nommée.
Au milieu de cette agitation des âmes aux éclats
d'une guerre ardente, on essaya le congrès de Pra-
gue après les batailles de Lutzen et de Baulzen ;
le succès était douteux, les armées encore en pré-
sence, un congrès était-il possible? Pouvait-on
espérer la paix quand la fortune n'avait pas encore
résolu la question de la victoire? Un congrès n'est
possible que lorsque la guerre a fait des vainqueurs
et des vaincus ; on ne cède pas sans combattre *, on
n'arme pas pour désarmer spontanément. Le con-
grès de Prague n'aboutit pas; ce fut une simple
trêve de préparation pour mieux marcher aux ba-
tailles. On ne prit pas même la peine de le dissi-
muler; les sociétés secrètes de l'Allemagne vou-
laient la délivrer; tout le parti que dirigeaient
Stein, Hardenberg, Stadion sous l'inspiration de
Mme Krudner poussait à la liberté, à l'indépen-
dance absolue. Non-seulement le congrès de Prague
fut dissous, mais l'Autriche, qui s'était posée un
moment comme médiatrice, se déclara pour l'idée
et la cause germanique; l'on se battit avec achar-
1 . Les pièces diplomatiques et les actes de ce congrès ont été
exactement publiés dans le manuscrit de 1813 par le baron Fain.
— 70 —
nement. Déjà la Confédération du Rhin s'était dis-
soute. Ainsi avait disparu le plus riche lambeau
de l'Allemagne, jeté aux Français par l'acte fédé-
ratif sous le protectorat de Napoléon.
A Leipsik, la bataille des nations, Mme de Kru-
dner parut dans les camps pour soigner et conso-
ler les blessés; elle leur parlait du ciel, où leur
âme d'élite allait se réunir dans l'existence éter-
nelle; morts à la vie, ils demeuraient parmi ces
esprits qui venaient donner l'espérance et la force 11
de la victoire à l'homme matière. C'est ainsi
qu'elle avait parlé au général Scharnost, l'intel-
ligence militaire, le plus illustre de la Prusse,
l'ami de Blucher et des chefs des sociétés secrètes.
A Heidelberg, la baronne de Krudner pénétrait
dans les hôpitaux, préchant toujours la même
doctrine aux malades, à quelques pauvres jeunes
hommes condamnés à mourir; sa renommée de
sainteté et de vertu ainsi grandissait; d'une sim- .
plicité d'une sœur grise, elle n'avait plus d'autre
beauté que ses yeux d'inspirée, que son regard
d'extase contemplative.
Les événements marchaient vite ; le génie de
Napoléon luttait en vain contre la fortune; il y ^
avait longtemps que Mme de Krudner avait pro-
phétisé la chute prochaine et terrible de l'ange noir
— 71 —
des batailles, et la venue de l'ange blanc et sau-
veur que Dieu destinait au monde, et l'on savait à
qui elle donnait cette mission. L'empereur Alexan-
dre avait assurément de l'ambition; le testament
de Pierre ?% ce partage du monde, était une tra-
dition de la famille Romanoff; mais dans cette
campagne d'Allemagne et de France le czar s'était
! montré plein de générosité ; toutes ses proclama-
I tions étaient marquées d'un caractère religieux ;
on aurait dit une page déchirée des livres de
! Mme de Krudner; Alexandre, comme beaucoup
I de grands esprits, croyait aux choses étranges,
I extraordinaires, en un mot à la destinée; cœur
tendre et mélancolique , il aimait les sciences
I occultes qui révèlent un avenir détaché des misè-
] res de l'humanité. Napoléon , avec sa grandeur
I césarienne, croyait bien à son étoile; il la mon-
trait du doigt aux incrédules * pour les convaincre
qu'il fallait marcher dans les voies que la fortune
! lui ouvrait; pourquoi l'empereur Alexandre n'au-
I rait-il pas aussi sa destinée providentielle pour
assurer la paix et le repos du monde? Ainsi rai-
sonnait Mme de Krudner, préchant au milieu de
1. Napoléon avait rapporté de l'Orient la doctrine du fata-
lisme.
— 72 —
ses adeptes, entourée de ses vieux livres de pré-
dilection tout semés de gravures sur bois du quin-
zième siècle.
Un étranger qui visita son oratoire de la rue de
Gléry, la trouva absorbée dans la lecture d'un livre
extraordinaire du père dominicain Mellinas de
Giraldo, ou l'histoire des sorciers, des devins, ma-
giciens, astrologues, revenants, vampires, âmes
en peines, spectres, fantômes, apparitions, visions,
gnomes, lutins, esprits malins, sort jeté, exor-
cisme. Le P. Giraldo rapporte tous les faits de
sorcellerie avec la bonne foi d'un croyant : les ap -
paritions du château d'Ardeville, en Picardie ; le
revenant du château d'Egmond, vision d'un esprit
à Paris, rue des Escouffes ; ajournement devant
Dieu, l'affaire d'Urbain Grandier, les religieuses
de Louviers. les femmes sortant du tombeau;
le trésor du diable, les esprits follets, la puis-
sance du diable. Rien de plus étrange que ce livre
dans l'histoire de l'esprit humain ^ ; il paraissait
la lecture favorite de Mme de Krudner. Il y a
quelque chose d'entraînant dans l'extraordinaire,
et on y court comme à une suprême distraction
des choses petites et vulgaires de la vie.
1. Ce livre a été publié, augmenté, par M. Fornari, profes-
seur des sciences hermétiques à Milan.
LES SOUVERAINS ALLIES A PARIS
POPULARITÉ LIBÉRALE DE L'EMPEREUR ALEXANDRE
MADAME DE KRUDNER - SES PRÉDICATIONS
DIPLOMATIE DU CONGRÈS DE VIENNE
L'ALLEMAGNE RECONSTITUÉE
(1814-1815)
LES SOUVERAINS ALLIÉS A PARIS. — POPULARITÉ LIBERALE
DE L*EMPEREUR ALEXANDRE. — MADAME DE KRUDNER.
— SES PRÉDICATIONS. — DIPLOMATIE DU CONGRÈS DE
VIENNE. — L'ALLEMAGNE RECONSTITUÉE.
(1814-1815).
Du grand carnage de Leipsick (appelé désormais
en Allemagne, la bataille des Nations) naquit une
sorte de fraternité entre les peuples et les souve-
rains, sous rimpulsion des sociétés secrètes. Tout
le parti libéral en Europe s'était placé derrière
l'empereur Alexandre, son protecteur. Au bruit
des proclamations enthousiastes de Benjamin Con-
stant alors au service de l'étranger, des mani-
festes de Gentz et des pamphlets de Schlegel,
les alliés pénétrèrent en France^ : on tenta encore
1. Ce fut alors que Benjamin Constant publia sa l'ameuse
— 76 —
en vain un congrès à Châtillon; nul ne croyait
une solution possible, qu'après la ruine absolue
du système qui avait pesé sur l'Europe. Pour un
congrès, il ne suffit pas qu'il y ait des plénipoten-
tiaires, il faut encore que les questions et les inté-
rêts soient satisfaits*, et la Restauration de
Louis XVIII s'accomplit sans obstacle après la
chute de l'Empire.
Aucune popularité ne pouvait se comparer à
celle du czar Alexandre entouré, caressé par le
parti républicain : les plus grands adulateurs du
czar au sénat, à Tinstitut, furent Garât, Grégoire
Destut de Tracy, Lemercier, les amis de Moreau
et de Bernadotte, esprits insolents, contre le pou-
voir tombé. Le czar avait eu pour précepteur le
colonel suisse Laharpe, lié aux loges maçoniques
et aux martinistes. Sous ses inspirations, Alexan-
dre suivit une politique très-libérable. Les traités
de 1814, ne furent pas impitoyables, comme ceux
de 1 8 1 5; l'Europe semblait étonnée d'avoir vaincu I
A la suite de l'empereur Alexandre, la baronne
de Krudner revit Paris ^; tout y était changé! Les
brochure contre Napoléon : de l'esprit d'usurpation et de con-
quête.
1 . J'ai caractérisé cette époque dans mon travail sur la Res-
tauration. ^
2. Au mois de mai 1814. "*
I
— 77 — .
années avaient passé sur bien des têtes et les évé-
nements sur bien des couronnes; elle fut très-
admirée, très-fêtée par les hautes sociétés; on
savait la confiance que lui accordait l'empereur
de Russie et l'influence qu'elle exerçait; ses pro-
phéties allaient à l'imagination, aux espérances
de la Restauration qu'elle flattait dans son pré-
sent et son avenir ; le parallèle entre Fange noir
et l'ange blanc caressait le czar dans sa seule
vanité. Il n'y a pas d'homme si haut placé qu'il
soit, qui n'aime avoir un prophète à son service.
Mme de Krudner toute remplie des superstitions
de l'esprit grec, recevait l'empereur dans sa re-
traite, entourée de croix d'améthyste et d'images,
illuminées de mille bougies et trempées de parfum.
Là venait Bergasse, élève de Saint-Martin, le thau-
maturge le plus assidu, au reste esprit très-dis-
tingué. Bergasse avait publié une courte et sub-
stantielle brochure contre la charte et spécialement
contre le sénats II prouvait avec sa logique in-
flexible « qu'il n'y a de Restauration réelle que
lorsque la propriété foncière est rendue à ses
maîtres légitimes. » Il soutenait que Louis XVIII
1. Bergasse, dans sa brochure, voulait rétablir l'ancienne
monarchie en l'appuyant sur l'esprit provincial. La brochure
fut poursuivie par le gouvernement de la Restauration.
y
— 78 —
n'avait pas eu le droit de confirmer la vente des
biens d'émigrés et que la Révolution ne serait
finie que si on les restituait aux anciens pro-
priétaires : comment cette Révolution était-elle
devenue si forte, invincible? C'était par le chan-
gement dans la propriété. Les acquéreurs de
biens nationaux étaient ses défenseurs tout armés;
il fallait hardiment les attaquer, opposer la con-
fiscation de 1814 à la confiscation de 1793.
L'empereur Alexandre avait pris Bergasse en
grande estime et le voyait chez Mme de Krudner;
on ne pouvait dire que les visites du czar eussent
un but d'amour et de passion; en 1814, la ba-
ronne avait cinquante ans; elle n'avait gardé que
ses yeux, pleins de douceur et de dévotion ; il venait
donc pour l'écouter, pour soUiciter ses inspira-
tions; Mme de Krudner n'avait pas été satisfaite
des arrangements de 1814; selon elle, l'Europe
n'avait pas pris des précautions suffisantes contre
Napoléon; elle annonçait que l'île d'Elbe ne se-
rait pas pour lui une longue prison, et qu'il re-
viendrait bientôt : « L'ange noir reprendrait son
vol, pour troubler, par le battement de ses
grandes ailes, la paix et le repos de l'Europe. »
Il fallait profiter des nobles élans des peuples
pour assurer leur fraternité et leur bonheur. Si
i
— To-
ron n'ouvrait pas la main large aux idées chré-
tiennes, l'Europe serait encore tourmentée; le
Sauveur Christ devait être adoré par tous les
peuples, et lui seul protégerait le monde violem-
ment ébranlé. » Ces idées qui entraient dans les
rêves de l'empereur Alexandre flattaient ses pro-
jets sur la Grèce et la Turquie.
On était déjà loin de ces principes de fraternité
pacifique au congrès de Vienne^ (septembre 1814):
les intérêts particuliers allaient partager les cabi-
nets : il fallait régulariser ce grand fouillis de sou-
verainetés qu'avait entassé la chute de l'empire de
Napoléon; la carte de l'Europe était déchirée,
remaniée avec un sans-façon souverain qui pou-
vait étonner la vieille diplomatie. On avait adopté
le système de compensation par âmes et par
lieues carrées ; ce qu'on perdait dans une pro-
vince on le gagnait dans une autre. L'Autriche
était reconstituée sur la plus vaste échelle histo-
rique, la Prusse qui recevait une double compen-
sation en Pologne et sur le Rhin, dévorait une
partie de la Saxe et convoitait l'autre ; la Suède
recevait en partage la Norvège arrachée au Da-
1. Le comte d'Angeberg a publié chez Amyot le recueil le
; plus complet des actes du congrès de Vienne. J'en ai écrit la
préface.
— 80 —
nemark; et toutes ces résolutions étaient prises
en vertu des lois de la conquête et de la victoire.
Le congrès, à travers les affaires les plus sé-
rieuses, lut au reste très-mondain, très-dissipé;
les souverains croyaient les arrangements défi-
nitifs: on sortait d'une longue guerre, on était
avide de repos et de plaisir. Vienne, la ville si
distraite, si coquette, s'était parée de ses habits de
fête. Les grands artistes y coudoyaient les diplo-
mates, alors jeunes et amoureux; on citait les
succès du prince de Metternich, de l'impression-
nable lord Castelreagh, du comie de Nesselrode,
du duc de Wellington, un des plus galants et des
plus volages, et surtout du très-jeune lord Pal-
merslon, secrétaire d*État de la guerre à vingt-
deux ans, spirituel gentleman ^ Les chants de
Mme Catalan! ravissaient toutes les âmes;
Mlle Gail composait les romances à la mode dans
les cercles diplomatiques et que les dames appli-
quaient à un des plus galants des ambassadeurs,
joli garçon, cœur léger.
Dans un autre coin du tableau étaient les petits
secrets du mysticisme : les cartes et tarots de
1 . Lord Palmerston ne perdit jamais ce caractère dans sa
longue carrière; il fait vide en ce moment dans le monde di-
plomatique que son expérience avait longtemps dirigé.
— 81 —
Mlle Lenormand en toque ébouriffée de devi-
neresse; et Ton racontait que plus d'un diplomate
très-sérieux du congrès les avait interrogés. C'é-
taient des distractions plutôt que des affaires quand
il s'agissait de reconstituer l'Europe; chaque
cabinet avait des idées positives de possession et
de conquêtes territoriales; il ne restait qu'une
toute petite place pour les sentimentalités mys-
tiques. La baronne de Krudner ne fut pas étran-
gère à l'acte d'abolition de la traite des noirs : elle
aurait voulu l'étendre à l'esclavage chrétien dans
les États barbaresques* : le temps n'était pas venu
pour une si haute résolution. Tandis qu'on fixait
les bases d'un nouveau partage de l'Europe, une
conférence particulière du congrès dut s'occuper
de la reconstitution de l'Allemagne et de la for-
mation d'une Diète. La Confédération du Rhin était
tombée aux acclamations des cœurs patriotiques ;
formée contre l'Autriche et la Prusse au profit des
États intermédiaires, eux-mêmes soumis aux vo-
lontés du protecteur Napoléon, sa chute devait
amener une réaction violente. L'acte du 8 juin
1815 constitua la Diète dontle siège était à Franc-
1. Voir le recueil publié par M. Amyot.
— 82 —
fort^ unité fictive qui laissait le pouvoir disputé
entre les deux grandes puissances de la fédération
allemande, l'Autriche et la Prusse. Ce n'était pas
ce qu'avaient voulu les sociétés secrètes, la Tugend
Biind; en partant de la date historique de Vili-
kind, elles voulaient constituer une Allemagne
libre avec un parlement unitaire, souvenir de ces
assemblées des Germains dont parle Tacite. M. de
Metternich prit désormais la haute main sur la
délibération des conseillers de la Diète de Franc-
fort. Gentz, le sceptique, les aurait volontiers ré-
duits au rôle de conseillers auliques des contes
d'Hoffmann.
Le coup de tonnerre du débarquement de Napo*
léon, le P*" mars 1815, éclatant au milieu du con-
grès, vint considérablement rehausser la renom-
mée de Mme de Krudner ; elle l'avait prédit avec
la plus ferme assurance et pour ainsi dire à jour
précis; elle se mit encore une fois à prêcher la
croisade contre le génie des batailles qui reparais-
sait pour troubler la paix du monde ; elle prédit
que son règne ne durerait pas trois mois, ou
comme elle le définit avec son accent de prophé-
Xessef Cent jours ^j chêitimenl infligé par Dieu aux
1. Cet acte fait partie des annexes du congrès de Vienne,
1. Le nom en est resté à cette période de l'histoire.
— 83 —
rois qui n'avaient pas réalisé l'idéal de la frater-
nité chrétienne. Mme de Krudner vint à Paris ;
peut-être y avait-elle une mission particulière, ou
bien elle y fut entraînée par la seule curiosité. La
baronne vit beaucoup la duchesse de Saint-Leu, la
reine Hortense, trop spirituelle, trop sensitive
pour n'avoir pas des tendances au mysticisme; elle
prêcha fort librement au milieu de ce monde peu
disposé à s'occuper des prophéties de celle que
Fouché appelait vieille folle. Le duc d'Otranle, l'ex-
pression du matérialisme conventionnel, n'avait-il
pas écrit sur les tombes d'un cimetière : « La mort
est un sommeil éternel ! » doctrine désespérante,
tout à fait opposée à celle de Mme de Krudner,
qui croyait la mort une simple transformation de
la chenille en papillon, de la matière en esprits.
Mme de Krudner traversant ainsi les Cent
jours, put assister à la seconde rentrée des alliés
à Paris; elle ne fut pas sans remarquer la tris-
tesse profonde de l'empereur Alexandre, mé-
content de l'Europe et surtout des Bourbons, à
ses yeux des ingrats. La diplomatie secrète des
Tuileries lui avait révélé bien des négocia-
tions, et particulièrement le traité signé entre
la France, l'Autriche et l'Angleterre, sur la
liberlé de la Pologne. Alexandre avait constitué
— 84 —
une Pologne nationale sous son sceptre, La
France, l'Autriche et l'Angleterre voulaient une
Pologne libre séparée de la Russie et lui servant
de barrière. Elles armaient pour cela, quand le
retour de l'île d'Elbe remit tout en question.
Alexandre ne pardonna pas ce traité à Louis XVIil
et à M. de Talleyrand ; quand il revint à Paris
après la seconde restauration, il ne dissimula au-
cun de ses griefs, il pesa comme les autres sou-
verains sur les destins de la France conquise et
affligée.
La baronne de Krudner et Bergasse restèrent
influence sur l'Empereur, et avec eux, un homme
d'État, mystique encore, le comte Gapo d'Istria,
tout dévoué à la cause des Hellènes, et qui espérait
une Grèce triomphante. Le comte Gapo d'Istria, un
des disciples de la baronne de Krudner, posait en
principe : « que l'existence de l'empire turc était
une honte pour l'Europe chrétienne : » n'était-il pas
temps de rejeter en Asie cette horde de Tartares,
puissante autrefois, aujourd'hui odieuse et ridi-
cule avec ses eunuques, sa polygamie, un code
barbare, l'esclavage en principe? ses territoires
européens de l'empire ottoman, ces belles con-
trées en des mains stériles, la Valachie, la Molda-
vie, la Roumanie depuis le Danube jusqu'au Bos-
— 85 —
phore, pourraient servir de compensation dans
un remaniement européen qui ferait la part à
chaque nationalité ; sans l'expulsion des Turcs il n'y
aurait jamais rien de définitif dans un remanie-
ment de la carte de l'Europe; on se heurterait
toujours par des prétentions justifiées.
Le second séjour de l'empereur Alexandre à
Paris, ne fut pas marqué de ce caractère de popu-
larité et de dictature suprême, de la première
occupation; les Anglais et les Allemands (Prus-
siens et Belges) avaient fait seuls la campagne de
1815 à Waterloo; maîtres de Paris, ils dominaient
les négociations d'un traité avec la France dans
des conditions inflexibles ; l'Autriche intervenait
pour soutenir les réclamations de l'Allemagne,
pour demander des garanties. Les prétentions des
Allemands étaient sans limites. Une note de M. de
Gagern, ministre des Pays-Bas^, disait : « qu'il
était permis de recouvrer par la conquête ce qui
avait été perdu par la conquête, et que par consé-
quent, on userait de beaucoup de modération en-
vers la France, vouée sous le gouvernement pré-
cédent, non moins que sous ses rois, à un système
d'envahissement, si cette puissance n'était tenue
1. Note originale (septembre 1815).
— 86 —
qu'à restituer l'Alsace, la Lorraine, la Flandre et
l'Artois à leurs anciens maîtres * » M. de Metternich
ajoutait d'un ton plus doux et plus mesuré: « La
France, d'après un système constant, a augmenté
le nombre de ses forteresses ; elle a cherché à di-
minuer par la démolition ou la conquête, le nom-
bre des places fortes de ses voisins; c'est à la
faveur de ce système, qui lui donnait tous les avan-
tages de l'offensive et de la défensive, qu'elle avait
dû ses principaux succès. Ainsi on pouvait raison-
nablement exiger que la France renonçât au pre-
mier rang de ses places fortes, puisqu'elle en avait
trois rangs ; il lui restait encore, malgré cette perte,
deux rangs de forteresses qui la constitueraient la
puissance la mieux défendue de l'Europe. Dans
l'état de gêne où se trouvaient la plupart des puis-
sances voisines de la France, elles ne pouvaient
élever des places fortes dont les frais de construc-
tion sont en général énormes. En somme, les puis-
sances alliées étaient autorisées, d'après tous les
antécédents, à exiger de la France : 1° une indem-
nité territoriale ; 2° une garantie réelle et perma-
nente ; 3" l'adoption par la nation d'une forme de
gouvernement conciliable avec celui des autres
1. Note autographe.
— 87 —
États de l'Europe; 4° la soumission momentanée
à des mesures de police militaire* »
C'était au nom de l'Allemagne que ces doulou-
reux sacrifices étaient demandés à la France :
la carte dressée par M. de Gagern et remise à
M. de Talleyrand, le 2 septembre 1815, imposait à
notre noble pays les frontières de Louis XIII. La
ligne partant de Dunkerque enlevait avec Lille,
Metz et Strasbourg, toutes les conquêtes de
Louis XIV; et quand les plénipotentiaires français
élevaient la voix contre ces cruelles conditions,
l'Allemagne répondait « quand vous avez été
victorieux, forcé de traiter à Bâle, à Campo-Formio,
à Rastadt, à Lunéville, nous avons subi la cession
de toute la rive gauche du Rhin, vous avez exigé
Anvers, Cologne, Coblentz, Mayence ; victorieux à
notre tour nous voulons les forteresses de votre
premier rang : Dunkerque, Lille, Metz, Stras-
bourg; notre ligne de défense ne sera complète
qu'à cette condition ^ *
Dans ces négociations, l'empereur Alexandre
n'était point encore intervenu avec une autorité
suffisante, car les têtes de colonnes russes entraient
1. Note originale (octobre 1815).
2. J'ai donné tous ces détails dans mon Histoire delà Restau-
ration.
-— 88 —
à peine en France. Le roi Louis XVIIl ne pouvait
qu'invoquer sa généreuse intervention; M. de
Richelieu fui nommé président du conseil et négo-
ciateur du traité. Mme de Krudner et Bergasse
agirent sur l'esprit de l'empereur, pour qu'il se
montrât calme, généreux en se séparant de ses
alliés; et l'odieuse carte fut effacée; la France ne
perdit pas les frontières de Louis XIV; elle ne
céda que quelques points et encore le noble cœur
de M. de Richelieu s'en indignait :
« Tout est consommé, écrivait-il àun de ses amis
politiques : j'ai apposé hier plus mort que vif mon
nom à ce fatal traité, j'avais juré de ne pas le faire
et je l'avais dit au Roi ; ce malheureux prince m'a
conjuré en fondant en larmes de ne point l'aban-
donner et dès ce moment je n'ai pas hésité ; j'ai la
confiance que sur ce point personne n'aurait mieux
fait que moi, et la France expirante sous le poids
qui l'accable réclamait impérieusement une
prompte délivrance ; elle commencera dès demain,
du moins à ce qu'on m'assure et s'opérera successi-
vement et promptement » (21 novembre 1815)^
Cette noble lettre du duc de Richelieu était écrite
1 . J'ai donné le premier cette lettre dans mon travail sur la
Restauration; yen ai eu l'original dans les mains.
— 89 —
au sortir du grand salon bleu des affaires étran-
gères où les protocoles avaient été échangés.
Presque aussitôt les diplomates étrangers pro-
cédèrent à la répartition des territoires acquis. Le
partage de la rive gauche du Rhin fut fait avec une
extrême habileté; on y intéressa les Pays-Bas, la
Prusse, la Bavière, le Wurtemberg : on créa un
système de forteresse fédérale avec garnison mixte,
de manière que si la rive gauche était attaquée,
TAllemagne tout entière fût intéressée à sa pro-
tection et à sa défense.
On peut reporter à cette époque (1815) la fin des
grosses affaires de l'Europe depuis la Révolution
française. Alors commença un temps de repos, où la
pohtique ne fut qu'une simple police des opinions.
De là naquit une certaine oisiveté pour les hommes
d'État naguère mêlés aux émouvantes transactions
du grand drame de la République et de l'Empire :
pour les esprits émus et tourmentés ce fut Tennui
et le désenchantement. On peut s'en convaincre
par la correspondance intime de Gentz*, il se voit
vieillir; tout pour lui est désormais sans goût et
sans saveur, les fruits sont de la cendre; quand on
1. Gentz ne fut plus alors qu'un journaliste et un rédacteur
de manifestes.
— 90 ~
a été accoutumé aux mille échos des torrents on
s'ennuie au petit murmure des eaux, et à l'aspect
des lacs sans rides. Le baron de Gentz que
Mme de Krudner avait beaucoup vu, était Topposé
du mysticisme, esprit sensuel et positif, il allait
au fond des choses avec un certain égoïsme. « Je
me réjouirai toujours, écrivait-il en 1814, de
n'avoir pas laissé écouler ma jeunesse tristement
comme un gueux. Je me réjouirai de m'en être
bien donné au banquet delà vie, et de pouvoir me
lever de table en convive rassasié; mais croyez-
moi, je suis horriblement lassé; j'ai tant vu le
monde, j'en ai tant joui, que les illusions et les
vaines pompes demeurent sans effet sur moi. Je
suis mort, réellement mort, sans que les expé-
riences les plus habilement dirigées puissent me
rappeler à la vie. Je me suis enlacé si honteu-
sement dans les chaînes du monde, qu'il me
manque non-seulement la liberté, mais le courage
même de la reconquérir. Rien ne saurait plus me
charmer, je suis froid, blasé, ironique. Ma péné-
tration ne me fait apercevoir que trop bien
la folie de presque tout le monde, et inté-
rieurement j'éprouve une joie pour ainsi dire
diabolique de voir que les prétendues grandes
affaires prennent une fin si pitoyable.... J'ai une
— 91 —
véritable horreur de l'avenir, principalement
parce que cet avenir touche à la mort. Je me sens
vieillir; quoique la vie ait perdu pour moi à peu
près tous ses attraits, je ne voudrais pourtant pas
mourir. Ce n'est pas que j'aie précisément à me
plaindre de quelque chose; tout ce qui peut
s'appeler mysticisme où fanatisme est loin de moi;
je ne crois avoir jamais vu les hommes et les
choses aussi clairement qu'à présent, mais, autour,
au dedans de moi, tout me paraît vide, flasque
abattu. »
Ces quelques lignes sont du plus pur style : les
grandes affaires, les négociations avec les hommes
donnent aux diplomates un sens profond, une
manière élevée, de sentir, d'écrire. Les diplomates
de premier ordre sont toujours des écrivains émi-
nents, témoin le prince de Metternich, M. de Tal-
leyrand; et ce serait une histoire pleine d'intérêt
que celle de la diplomatie, au point de vue de
l'élégance et des formes du style ; les diplomates
sont des moralistes de la plus haute espèce à tra-
vers toute la corruption de la vie.
VI
LA DECLARATION DE LA SAINTE ALLIANCE
LA PART DE MADAME DE KRUDNER ET DE BERÇASSE
LES ILLUMINÉS DANS LA DIPLOMATIE
(Septembre 1815)
VI
LA DÉCLARATION DE LA SAINTE ALLIANCE.— LA PART DE
MADAME DE KRUDNER ET DE BERGASSE. — LES ILLUMINES
DANS LA DIPLOMATIE.
(Septembre 1815;.
Dans sa tristesse religieuse, l 'empereur Alexandre
s'était vivement préoccupé de l'état des âmes en
Europe: les guerres de 1813 à 1815, en imposant
des sacrifices aux peuples, les avaient surexcités
dans les émotions d'indépendance. Ilfallaitprendre,
selon Mme de Krudner, en grande considération
le nouvel esprit des nations. Un mémoire fort
développé de Bergasse exposait les dangers d'une
paix oisive et d'un repos opiacé, si Ton n'ouvrait
une nouvelle voie à l'activité humaine ; il fallait
donc opposer aux tendances delà génération^ une
1. Bergasse était si avant datis la confiance du czar, qile
~ 96 —
association de rois, fondée sur les lois éternelles
de la religion et de la morale, forte digue aux
nouveaux périls de la société. D'après Mme de
Krudner l'unité s'était fait multitude. Ce n'était
point un homme, un conquérant qu'on devait
aujourd'hui redouter, mais les cœurs ardents sous
des chefs audacieux ; les sociétés secrètes restaient
debout et mécontentes; comme une force désor-
donnée qui troublait le banquet de la vie so-
ciale. Le Seigneur avait donné mission à l'em-
pereur Alexandre de réaliser contre l'esprit de la
révolution une sainte alliance, fondée sur les
principes de l'Évangile; il fallait tendre la main
aux peuples opprimés, assurer partout le triomphe
de la croix, abolir comme elle le répétait avec
enthousiasme, la traite des blancs, après avoir
proscrit la traite des noirs.
La baronne développait le plan de Bergasse,
avec un charme de parole et une tendresse par-
ticulière du regard; « il n'y avait que l'intervention
du Dieu sauveur, continuait-elle, qui pût pré-
server la société du péril menaçant. Il fallait
invoquer l'esprit de l'Évangile, pour entretenir
celui-ci le faisait asseoira son côté. « Monsieur Bergasse, di-
sait-il, mettez-vous de ce côté, c'est ma bonne oreille. » L'em-
pereur était un peu sourd.
— 97 —
les souverains dans une politique de respect et
de devoir: « Assurément il était impossible de
formuler ces rêveries dans un traité positif; la
diplomatie est la science des réalités, tout doit être
précis et les actes de la chancellerie ne sont pas
des homélies d'illuminés? L'empereur Alexandre
néanmoins accepta les idées de Mme de Krudner
et de Bergasse; il les développa lui-même dans
une sorte de déclaration, communiquée pres-
que aussitôt au roi de Prusse et à Tempereur
d'Autriche, tous deux alors sous le charme de la
douce et rêveuse parole du czar. Alexandre avait
prêté un si grand concours à la délivrance de
l'Europe qu'il méritait d'être écouté^ I
M. de Hardenberg ne fît pas d'observation : il
avait vécu à côté des sociétés secrètes, familia-
risées avec les idées martinistes. Le roi de Prusse
était trop lié avec la Russie pour ne pas subir
son influence; il avait besoin plus qu'un autre
de surveiller les nouvelles tendances de ses
universités. Mais le prince Metternich, esprit po-
sitif, demanda très-sérieusement ce que pouvait
signifier ce traité; au fond il le considérait moins
1. Les premières communications datent du mois d'août 1815,
après les conférences sur le traité de Paris.
6
— 98 —
comme une fantaisie de l'empereur Alexandre,
que comme une sérieuse tentative qui plaçait la
Russie à une grande hauteur et lui ouvrait les
voies du protectorat de l'Orient : en proclamant
la souveraineté du Sauveur et de la croix n'avait-
on pas en vue Témancipation de la Grèce et le
démembrement de l'empereur turc? Au reste
l'Autriche avait eu un trop beau lot dans les
traités de 1815 pour refuser sa signature à une
convention vague sur laquelle on pourrait tou-
jours revenir.
Le préambule de la déclaration ou traité de la
sainte alliance, entièrement rédigé par Mme de
Krudner et Bergasse, corrigé par l'empereur
Alexandre, est assez curieux pour être rapporté
dans son style primitif^ : « Au nom de la Très-
sainte et indivisible Trinité. LL. MM. l'empereur
d'Autriche, le roi de Prusse, et l'empereur de
Russie % par suite des grands événements qui ont
signalé en Europe le cours des trois dernières
années, et principalement des bienfaits qu'il a plu
à la divine Providence de répandre sur les États
1. Nous donnons le texte le plus exact et comparé du traité de
la sainte alliance.
2. Il n'y a au traité que les trois signatures des princes sans
le concours des ministres ou chanceliers.
— 99 —
dont les gouvernements ont placé leur confiance
et leur espoir en elle seule, ayant acquis la con-
viction intime qu'il est nécessaire d'asseoir la
marche à adopter par les puissances dans leurs
rapports mutuels, sur les vérités sublimes, que
nous enseigne Téternelle religion du Dieu sau-
veur, déclarent solennellement que le présent
acte n'a pour objet que de manifester à la face
de l'univers leur détermination inébranlable de
ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans
l'administration de leurs États respectifs, soit
dans leurs relations politiques avec tout autre
gouvernement, que les préceptes de cette religion
sainte, préceptes de justice, de charité et de paix
qui, loin d'être uniquement applicables à la vie
privée, doivent au contraire influer directement
sur les résolutions des princes et guider toutes
leurs démarches, comme étant le seul moyen de
consolider les institutions humaines et remédier
à leurs imperfections. »
Cette pohtique qui prenait pour base la frater-
nité des rois, la loi de l'Évangile était assurément
bien b elle, mais comment la pratiquer? On sup-
posait la paix perpétuelle, la réalisation du rêve
de l'abbé de Saint-Pierre, quand l'expérience
avait prouvé que chaque trente ans l'Europe
Xin'^versîtiis
— 100 —
se déchirait dans des disputes d'intérêt. Cepen-
dant l'empereur Alexandre formulait ces idées
en traité :
c< En conséquence, continuait la déclaration,
LL. MM. sont convenues des articles suivants :
Art. 1. Conformément aux paroles des saintes
Écritures, qui ordonnent à tous les hommes de
se regarder comme frères , les trois monarques
contractants demeureront unis par les liens d'une
fraternité véritable et indissoluble, et se considé-
rant comme compatriotes^, ils se prêteront, en
toute occasion et en tout lieu , assistance, aide et
secours; se regardant envers leurs sujets et armées
comme pères de famille, ils les dirigeront dans le
même esprit de fraternité dont iis sont animés
pour protéger la religion , la paix et la justice.
Art. 2. En conséquence, le seul principe en vi-
gueur, soit entre lesdits gouvernements, soit entre
leurs sujets, sera celui de se rendre réciproque-
ment service , de se témoigner par une bienveil-
lance inaltérable l'affection mutuelle dont ils doi-
vent être animés , de ne se considérer tous que
comme membres d'une même nation chrétienne,
1. Cet article exprime une tendance à effacer les nationa-
lités, ce qui était le dernier mot du martinisme.
— 101 —
les trois princes alliés ne s'envisageant eux-mêmes
que comme délégués par la Providence pour gou-
verner trois branches d'une même famille, savoir:
l'Autriche, la Prusse et la Russie ; confessant ainsi
que la nation clirétienne, dont eux et leurs peuples
font partie, n'a réellement d'autre souverain que
celui à qui seul appartient en propriété la puis-
sance, parce qu'en lui seul se trouvent tous les
trésors de l'amour , de la science et de la sagesse
infinie, c'est-à-dire Dieu, notre divin Sauveur,
Jésus-Christ, le verbe du Très-Haut, la parole de
vie*. LL. MM. recommandent en conséquence
avec la plus tendre sollicitude à leurs peuples,
comme unique moyen de jouir de cette paix qui
naît de la bonne conscience, et qui seule est du-
rable, de se fortifier chaque jour davantage dans
les principes et l'exercice des devoirs que le divin
Sauveur a enseignés aux hommes. Art. 3. Toutes
les puissances qui voudront solennellement avouer
les principes sacrés qui ont dicté le présent acte,
et reconnaîtront combien il est important au bon-
heur des nations, trop longtemps agitées, que ces
vérités exercent désormais sur les destinées hu-
1. C'était la formule du règne du Christ et de VÉvangile prê-
cliée par les anabaptistes au xvi* siècle.
— 102 —
maines toute l'influence qui leur appartient, seront
reçues avec autant d'empressement que d'afïection
dans cette sainte alliance. — Fait triple et signé à
Paris, Tan de grâce 1815, le 14 (26) septembre. —
François j Frédéric ^ Guillaume y Alexandre. »
Cette vague exposition de principe était une
réaction contre l'esprit d'égoïsme qui avait tant
compromis les couronnes pendant la Révolution
française. Par ce contrat d'assurance mutuelle,
on espérait maintenir le repos public, la paix,
des trônes et des peuples : l'Europe sentait sous
ses pas un sourd frémissement ; l'empire de Na-
poléon n'était tombé que par le concours du j
peuple; un souffle de liberté circulait dans la poi-
trine des nations : la sainte alliance était à la fois
une invitation aux lois de l'Évangile, au doux gou-
vernement des souverains et une menace de ré-
pression vigoureuse. Au moindre signal d'agitation
tous les rois devaient se lever pour la défense
commune, sorte de ligue de bien public y ainsi
qu'elle s'était faite au moyen âge. Quand il y a
un danger permanent, une loi de répression de-
vient indispensable au repos du monde.
S'il n'y avait en réalité que trois puissances
principales stipulant en leur nom dans ce traité,
tous les autres cabinets étaient appelés à y accéder,
— 103 —
et la communication en fut faite non par voie di-
plomatique, selon la coutume ordinaire, mais par
lettre autographe des souverains. Dans la position
d'obligée où se trouvait la France vis-à-vis de l'em-
pereur Alexandre après les traités de 1815, il était
bien difficile au roi Louis XVIII d'examiner à son
point de vue, le but, le sens précis de la sainte
alliance; il signa son adhésion en souvenir du
service rendu par l'empereur Alexandre lors du
traité de Paris. Il n'en fut pas ainsi du cabinet de
Londres ; lorsque le czar écrivit au prince régent
d'Angleterre, pour l'inviter à donner son adhésion,
lord Caslelreagh répondit avec assez de mauvaise
humeur : « qu'il ne pouvait conseiller à Son Altesse
Royale un acte qui blessait toutes lois constitution-
nelles d'Angleterre ; car d'après ces lois, les traités
devaient être signés sous la responsabilité des mi-
nistres, et ceux-ci ne pouvaient l'engager pour un
acte diplomatique sans but précis et déterminé'.»
Les hommes d'État considérables en Angleterre
croyaient, au reste, apercevoir des projets de do-
mination suprême, dans la pensée d'Alexandre P%
une manière de se poser comme l'Agamemnon de
1. J'ai donné le texte de la note de lord Gastelr. agh dans mon
Hiitoire de la Restauration.
— 104 —
l'Iliade, le Roi des Rois. Cette invocation au Dieu
sauveur, n'était-elle pas un encouragement donné
aux Hellènes, qui méditaient une insurrection
contre la Porte Oltomane? Le comte Gapo d'Istria
tout-puissant sur l'empereur Alexandre, empreint
de l'idée de régénérer la Grèce, et fervent adepte
des idées spiritisles, comparait la Turquie au vam*
pire qui suçait le sang d'une vierge. Très-lié
évec Bergasse et Mme de Krudner, il entraînait
l'Empereur dans cette voie de liberté. Le culte du
Dieu vivant était dans l'esprit des Hellènes ; le frère
d'Alexandre s'appelait Constantin , la croix mer-
veilleuse allait paraître au ciel avec ce signe : « Tu
seras vainqueur », apparition céleste qui avait pré-
cédé la victoire de Constantin le Grand.
Si l'on veut connaître avec une grande exacti-
tude, la part que la baronne de Krudner prit au
traité de la sainte alliance et l'esprit dans lequel
il fut écrit, il faut lire le récit parfaitement cir-
constancié, publié par le professeur Krug, qui a
ra conté, dans ses plus petits détails, l'entrevue qu'il
eut quelques années plus tard à Leipsick avec Mme
de Krudner^ Le professeur Krug avait publié un
1 . Gesprœch unter vier Augen mit Frau von Krudner. Leipsick
1818. 11 faut comparer ce récit avec la biographie publiée dans
le tome 111 du Zeitgenossen.
— 105 —
livre fort retentissant sur la sainte alliance et il
désira savoir s'il avait avancé quelques erreurs,
ou nié quelques vérités ; il voulut donc les soU'-
mettre à la baronne: « Le désir de voir de mes
propres yeux, dit Krug, et l'espérance d'obtenir
des renseignements sur un objet qui me tient beau-
coup à cœur , me portèrent à me présenter chez
Mme de Krudner, lors de son passage parLeip-
sick où elle s'arrêta pendant quelques jours. J'eus
le bonheur de la trouver seule, c'est-à-dire sans
témoins étrangers, ce quej'avais justement désiré,
ses plus proches amis, Mme de Barkheim, sa fille
et un M. Kel'ner*, qui l'accompagne dans ses
voyages , s'éloignèrent aussitôt que j'entrais dans
la chambre, et ne revinrent ensuite que de temps
en temps. A mon entrée Mme de Krudner me
tendit la main avec l'exclamation connue : « Béni
soit Jésus-Christ. « C'est notre salut, *ajouta-t-elle,
et me fit asseoir près de son lit , dans lequel elle
se tenait assise à cause de sa mauvaise santé.
M'étant proposé de parler peu moi-même , mais
d'écouter, d'observer et d'animer autant qu'il était
possible la conversation, je la fis tomber, après
1. Mme de Krudner appelait Kellner son saint Jean-Baptiste
ou précurseur ; c'était beaucoup d'orgueil.
— 106 —
lui avoir adressé quelques questions insignifiantes
sur la sainte alliance qu'on disait inspirée par
Mme Krudner. Elle ne l'avouait qu'à moitié en
disant: « La sainte alliance est l'ouvrage immédiat
de Dieu. C'est lui qui m'a élue son instrument.
C'est par lui que j'ai achevé ce grand œuvre. » Là-
dessus elle donna des louanges à ma brochure sur
la sainte alliance, en ajoutant toutefois que je
n'en avais pas encore compris le sens. Après que
je l'eus suppliée de l'expliquer elle répondit: « La
mission de la sainte alliance s'adresse à tous les
hommes ; elle doit leur apprendre que Jésus-Christ
seul est le maître à qui tout pouvoir a été donné
dans le ciel et sur la terre. Elle doit les tirer de
la corruption dans laquelle ils sont plongés, afin
que la vengeance de Dieu , dont les présages se
font déjà voir, ne les atteigne point. »
Ce fut par cette formule d'accusation contre la
société moderne que la baronne de Krudner ex-
pliqua le traité de la sainte alliance. Esprit des
temps modernes, le professeur Krug se hâta de
réfuter cette assertion. « Lorsque je lui fis la re-
marque qu'aujourd'hui le monde ne me paraissait
pas plus pervers qu'autrefois, elle répliqua avec
vivacité : L'homme vicieux n'est pas si loin de Dieu
que vous le croyez. Partout où il y a de grands
— 107
vices, il y a aussi beaucoup d'énergie, et l'homme
vicieux peut s'adresser à l'instant même au Sau-
veur*. Mais le monde d'aujourd'hui, principale-
ment le monde éclairé et civilisé est pire que vi-
cieux; il est paresseux en tout ce qui est bon; il
est faible et indolent; il n'est ni chaud, ni froid; il
n'a point de foi, point d'amour; il s'enorgueillit
de sa raison et de sa soi-disant vertu. Le rationa-
lisme et la philosophie que l'on prêche dans toutes
les églises et dans toutes les chaires perdront le
monde actuel. » Cette doctrine sur la paresse, l'in-
différence des âmes, les dangers de la société mo-
derne était vue de haut , le professeur Krug se
1 hâta de la réfuter. « M'étant aperçu qu'elle ne
connaissait que la philosophie superficielle et lé-
gère des Français , et qu'il était impossible de lui
donner, dans peu de mots une idée juste de la
; philosophie plus profonde et spiritualiste des Alle-
mands, je ramenai la conversation sur le sujet de
la sainte alliance, en la priant de vouloir bien me
communiquer quelques renseignements précis sur
son origine. Elle me répondit que c'était par elle
que Dieu avait fait naître la première idée de la
sainte alliance, dans l'âme du grand et pieux em-
1. C'est une pensée empruntée à saint Augustin.
■^^. 108 —
pereur Alexandre , que celui-ci lui avait apportj
sur ce sujet, un brouillon qu'elle avait parcouri
et dont l'acte si connu s'était suivi ; mais que dei
conflits opiniâtres avaient procédé à l'achèvemenj
de l'ouvrage , parce qu'on n'en avait pas d'aborc
compris le sens sublime; qu'il avait été surtouj
difficile de le préserver des mains profanes des
diplomates et des courtisans, et qu'alors tout auraij
été perdu ; que l'un des premiers alliés n'ava^
absolument pas voulu signer sans avoir commu-
niqué l'acte à son ministre ; qu'un autre avait ét^
plus prêt à le faire, mais quil n'avait pas fait gram
cas de la chose. »
Ici clairement Mme de Krudner désignait 1(
prince de Ilardenberg et M. de Metternich , qui
tout en signant la sainte alliance, avaient consi-
déré ce traité comme une lettre morte. « Après
lui avoir demandé comment cette idée lui étail
venue, continue le professeur Krug, et si elle n(
s'en était pas occupée autrefois, elle répondit
«Dieu m'y a conduite pendant toute ma vie; lui, 1(
« Dieu de l'amour, m'a fait renoncer au mondCj
« pour faire de moi, d'un être faible que je suis, ui
« instrument puissant de sa grâce. » Alors elle me
raconta, d'une manière très-détaillée, comme ell(
était née, et avait été élevée dans le grand monde;
— 109 —
qu'elle en avait à la vérité goûté les plaisirs, mais
avait toujours ressenti une langueur secrète qui
l'a portée vers des objets plus sublimes, parce
que les plaisirs n'avaient pu satisfaire son cœur*;
que les souffrances de Thumanité l'avaient déjà
touchée de bonne heure (elle fit ici mention du
sort dur, mais actuellement radouci par le noble
empereur de Russie, des serfs de sa patrie) ; que,
comme une Jeanne d'Arc, elle avait voulu saisir
le glaive pour combattre les petits et les grands
tyrans; qu'en Italie, parmi les ruines du vieux
monde païen, devant les autels et dans les monas-
tères du nouveau monde chrétien, une lumière
céleste l'avait éclairée pour la première fois, et
que là son cœur s'était penché vers Dieu; que tou-
tefois il n'avait pas encore été bien pénétré du
Créateur et de son amour ; que , plus tard, après
avoir vu la France et ses horreurs ^, elle avait re-
noncé à tous les plaisirs, à toutes les grandeurs
du monde, afin de chercher uniquement son salut
dans Jésus-Christ; qu'alors elle s'était tout à fait
abandonnée à ses promesses et au commandement
de l'amour divin, afin de pouvoir indiquer la
1. Mme de Krudner rappelait ici ses plaisirs du Directoire
et du Consulat.
2. Évidemment l'esprit révolutionnaire.
7
— 110 —
même route à son prochain. « Je n'ai plus besoin
«de rien, s'écria-t-elle avec vivacité; je ne de-
« mande rien au monde. Ahl j'éprouve déjà une
« béatitude, je me sens si bienheureuse que dans
« le ciel même, je ne saurais l'être à un plus haut
« degré. Mais je désirerais tant de faire participer
« tous les hommes à cet état bienheureux! » Elle
prononça ces dernières paroles avec tant de feu ,
de ferveur, d'assurance ; tous les traits de sa figure
tournés vers le ciel devinrent si rayonnants, qu'a-
vec un caractère plus exalté, on aurait été tenté
de se prosterner devant elle et de l'adorer comme
une sainte \ » Cette exaltation si grande avait pro-
fondément abattu Mme de Krudner; elle s'enfonça
dans son oreiller comme si elle priait en sommeil-
lant; puis, reprenant son regard d'inspirée, elle
s'écria : « Oui, Napoléon, que l'on déteste avec
« raison, comme un pécheur impie, sans vouloir
a renoncer à ses péchés, parce qu'on le chérit en-
« core. Napoléon a déjà quitté l'île Sainte-Hélène
« ou le fera sous peu ; c'est ce que Dieu m'a révélé
« comme il m'avait révélé sa première fuite de
« l'île d'Elbe. Mais cette fois-ci Napoléon ne pa-
a raîtra pas armé d'un pouvoir visible, mais il
1 Le désir immense de Mme de Krudner, à cette époque^
c'était l'imitation de sainte Thérèse.
— 111 —
« trompera le monde par des artifices cachés. Il
« s'est formé en France une espèce de ligue de
« vertu (Tugend Bund) qui compte déjà quatre
« cent mille membres *. Ils se déchaîneront avant
« qu'on ne s'en soit douté et ravageront l'Europe
« par le feu et le glaive. Ce n'est donc qu'une
« adhésion sincère, fidèle et ferme à la sainte al-
« liance qui pourra sauver l'Europe de sa perte.
« Mais les Anglais qui se croient en sûreté dans
« leur île, ne veulent point de ce traité. Ils dé-
« testent et calomnient la sainte alliance , parce
« qu'elle menace d'anéantir l'idolâtrie de l'or au-
« quel ils rendent uniquement hommage^. »
Cette haine pour l'Angleterre était dans le cœur
d'Alexandre, et Mme de Krudner s'en faisait l'ex-
pression. « Je profitai de cette occasion, continue
le professeur Krug, pour demander à Mme de
Krudner si l'assertion des Anglais, qu'on avait an-
nexé au traité de la sainte alliance, des articles se-
crets, qui tendaient à l'oppression des peuples, était
fondée, quoique pour ma personne je n'y pusse
aucunement ajouter foi. Elle le nia fermement et
appela cette assertion une diffamation grossière
contre la sainte alliance et ses fondateurs, sur-
1. La baronne de Krudner voulait parler du carbonarisme.
2. Ces paroles étaient dirigées contre lord Castelreagh et
M. Ganning.
— 112 —
tout contre le grand et pieux empereur Alexandre,
« On redoute, ajouta-t-elle, sa soif des conquêtes,
« mais on ne le connaît pas. On aurait beau lui
« offrir le monde entier, il ne l'accepterait pas,
« car son âme tend vers d'autres choses bien plus
« sublimes. »
Ici l'enthousiaste baronne faisait allusion à ses
prières en commun , à cet illuminisme qui était
au fond de l'âme de l'empereur, de cet ange,
comme on l'appelait en Russie. Le professeur
Krug crut devoir finir un entretien déjà bien long.
a Ayant entendu alors du bruit dans Tanti-
chambre, je me levai et je pris congé, lorsqu'on
m'en allant, je me trouvais déjà sur le seuil de la
porte, Mme de Krudner m'adressa, d'une voix
douce ces paroles : « Je vous supplie, mon cher
a professeur, de songer à la mission de la sainte
« alliance; songez à la foi et à l'amour I Fléchis-
« sez vos genoux devant Jésus-Christ. Hélas I je
<r désirerais tant de vous voir être aussi un bien-
ce heureux 1 Que Dieu vous bénisse. »
A travers les enthousiastes paroles et les expres-
sions imagées de sa pensée, il y avait du vrai
dans les paroles prophétiques de la baronne de
Krudner. L*esprit de Napoléon vivait encore dans
ses œuvres, et en détinitive la Révolution soHirait
— 113 —
victorieuse si la sainte alliance était rompue par
l'intervention des intérêts particuliers : morceler
le faisceau des monarchies, c'était proposer leur
ruine. Les Restaurations de 1814 et de 1815 étaient
des effets sans cause; l'esprit révolutionnaire
soufflait partout. Les faibles dynasties de France,
d'Espagne, de Naples, pouvaient -elles résister
sans appui, sans secours, à la double puissance des
souvenirs de l'Empii e et des intérêts de la Révolu-
tion ? La maison de Bourbon, objet d'une haine,
sauvage, irréfléchie, était attaquée par l'esprit
nouveau de 1789 avec une ardeur fébrile. Toute
transaction était difficile *. Bergasse Tavait dit en
1814: il n'y avait de restauration durable qu'avec
le rétablissement de l'ancienne propriété. Laisser
la fortune dans les mains des ennemis de la dy-
nastie, c'était leur donner le moyen de la renver-
ser. La Convention l'avait bien senti, en confis-
quant, vendant, morcelant les biens de tous ceux
qui résistaient; elle avait créé les intérêts révolu-
tionnaires, en établissant une propriété nouvelle,
dévouée au maintien de ses principes.
Dans l'élat des esprits et des intérêts, une ligue
1. Que de peine il avait fallu à Louis XVIII pour se mainte-
nir dans son juste milieu. Voyez mon travail sur la Restaura'
tion.
— 114 —
de rois, toujours armée (la sainte alliance), pou-
vait seule contenir, réprimer l'esprit nouveau. A
l'aide de ce pacte de mutuelle garantie, le plus
faible monarque, s'il était ébranlé sur son trône,
pouvait invoquer l'appui de tous. Cinq cent mille
hommes étaient toujours au service de l'antique
droit. Aucune révolution n'était possible, à moins
que le principe de la sainte alliance ne fût
ébranlé, déchiré lui-même, et c'est pourquoi toute
l'habileté de l'esprit nouveau fut de détruire ou
d'affaiblir le pacte du mois de septembre 1815. Il
fallait séparer les rois par de petites jalousies et
d'étroits intérêts, puis les frapper isolément!
«êgS»
vu
L'ESPRIT NOUVEAU DE L'EUROPE
RÉALISATION DES PROPHÉTIES DE MADAME DE KRUDNER
LE CONGRÈS DE VÉRONE
(1815-1823)
VII
l'esprit nouveau de L'EUROPE. — RÉALISATION DES PRO-
PHÉTIES DE MADAME DE KRUDNER. — LE CONGRÈS DE
VÉRONE.
(1815. — 1823.)
Les prophéties de Mme de Krudner étaient à la
veille de s'accomplir avec un bruit de révolte et
d'insurrection militaire ; si l'auge noir restait at-
taché par une chaîne de fer au rocher de Sainte-
Hélène, son esprit se répandait sur l'Europe en-
tière : premier consul, empereur. Napoléon n'avait
été que le dictateur héroïque des idées révolution-
naires, le comité de salut public fait homme; il
les avait contenues, dirigées et ennoblies à la fois;
Mme de Staël l'avait appelé dans ses jours de
haines : « Robespierre à cheval. » Pendant les
Cent-Jours, le gouvernement impérial s'était allié
— 118 —
avec les vieux Jacobins, pour y chercher une force
résistante, et cet esprit n'était pas mort ^
Les hommes d'État de l'Europe ne pouvaient se
dissimuler toute la force de l'idée populaire sous
l'image de Napoléon. Dès l'année 1816, l'Alle-
magne fermentait; les sociétés secrètes violem-
ment dissoutes, s'étaient réorganisées avec l'idée
de reconstituer l'unité allemande; les universités
étaient remplies d'une jeunesse ardente, presque
fanatique, qui frappaient au cœur Kotzebue, le
poète des drames, l'écrivain politique, dévoué à
la politique de la sainte alliance; les gouverne-
ments inquiets firent un retour sur eux-mêmes.
M. de Metternich, un peu froid d'abord pour l'œu-
vre d'Alexandre et de Mme Krudner, en aperçut
bientôt toute la force de répression. Avec son
esprit juste et didactique, il comprit que si le Tu-
gend Bund avait été une force d'action et de puis-
sance pour délivrer la patrie allemande, une fois
cette patrie sauvée et les gouvernements réguliers
rétablis, cette société secrète restait un instru-
ment de révolution; la constitution fédérative
de l'Allemagne n'était qu'une forme du moyen
] . Voyez le discours de Napoléon aux fédérés des faubourgs,
en juillet 1815,
— 119 —
âge sous une diète boiteuse : chaque gouverne-
m^^nt reslait avec son antagonisme : TAutriche,
la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg, Bade, les
villes hanséatiques; l'unité allemande n'était que
le mot d'ordre pour le réveil des Universités; il
fallait incessamment les surveiller, les atteindre
par des lois; c'est ce qu'on fit au congrès de
Carlsbadt, qui régla la puissance, la police de
la Diète de Francfort, corps vieilli, qui, selon
l'expression de Stein, ressemblait à un bourg-
mestre hollandais aux prises avec une bande
d'étudiants en goguette.
Depuis 1817, Mme de Krudner avait cessé de
correspondre avec l'empereur Alexandre, alors
doucement bercé par un jeune amour qui rele-
vait son cœur et dissipait sa mélancolie*. Ber-
gasse, esprit politique, lui écrivait souvent, et
l'empereur faisait grand cas de cette correspon-
dance. Capo d'Istria partageait cette confiance
caressant toujours Alexandre dans son idée ché-
rie, l'indépendance de la Grèce. Les insurrec-
tions de Naples, du Piémont, de l'Espagne enga-
gèrent les souverains à convoquer un congrès à
1. La princesse de Nariskin, qui régna dix ans sur le cœur
d'Alexandre.
— 120 —
Vérone, afin d'aviser à une forte compression de
Tesprit de révolte; ce fut pour la dernière fois
que l'empereur Alexandre parut sur un vaste
théâtre diplomatique pour y invoquer les prin-
cipes de la sainte alliance.
Le caractère de la réunion de Vérone n'eut
rien de distrait ou de dissipé comme le congrès
de Vienne en 1814. L'horizon était sombre, les
temps prédits par Mme de Krudner semblaient
arriver; quand M. de Chateaubriand vit l'empe-
reur Alexandre à Vérone, il le trouva préoccupé,
fatigué : le monde politique qu'il avait tenu sur sa
main se déchirait en lambeaux; la Russie entière
venait de donnera l'empereur le titre de béni; il
le refusa : « Je ne puis, dit-il, me permettre d'ac-
cepter et de porter ce surnom; je démentirais mes
propres principes en donnant à mes fidèles sujets
un exemple si contraire aux sentiments de modé-
ration que je m'efforce de leur inspirer; que mon
peuple me bénisse ainsi que je le bénis, que la
Russie soit heureuse, et qu'avec elle et moi, soit
toujours la bénédiction de Dieu. »
A Vérone, l'empereur semblait dédaigner le
langage des affaires et restait dans le domaine
de l'idéal diplomatique ; il disait un soir dans une
conversation intime à M. de Chateaubriand : « Je
— 121 •—
suis bien aise que vous soyez venu à Vérone ,
afin de rendre témoignage à la vérité. Auriez-
vous cru, conome le disent nos ennemis, que l'al-
liance n'était qu'un mot qui ne sert qu'à couvrir
des ambitions? Gela eût peut-être été vrai dans
Tancien état des choses; mais il s'agit bien au-
jourd'hui de quelques intérêts particuliers, quand
le monde civilisé est en péril 1 II ne peut plus y
avoir de politique anglaise, française, russe, prus-
sienne, autrichienne; il n'y a plus qu'une politi-
que générale qui doit, pour le salut de tous, être
admise en commun par les peuples et par les rois.
C'est à moi de me montrer le premier convaincu
des principes sur lesquels j'ai fondé l'alliance.
Une occasion s'est présentée, le soulèvement de
la Grèce; rien, sans doute, ne paraissait être plus
dans mes intérêts, dans ceux de mes peuples, dans
l'opinion de mon pays, qu'une guerre religieuse
contre la Turquie; mais j'ai cru remarquer dans
les troubles du Péloponèse, le signe révolution-
naire, dès lors, je me suis abstenu. Que n'a-t-on
point fait pour rompre l'alliance? on a cherché
tour à tour à me donner des préventions ou à
blesser mon amour-propre; on m'a outragé ou-
vertement; on me connaissait bien mal, si l'on a
cru que mes principes ne tenaient qu'à des vani-
— 122 —
tés, ou pouvaient céder à des ressentiments. Non,
je ne me séparerai jamais des monarques aux-
quels je me suis uni. Il doit être permis aux rois
d'avoir des alliances publiques pour se défendre
contre les sociétés secrètes. Qu'est-ce qui pourrait
me tenter? Qu'ai-je besoin d'accroître mon em-
pire? La Providence n'a pas mis à mes ordres
huit cent mille soldats pour satisfaire mon ambi-
tion, mais pour protéger la religion, la morale et
la justice, et pour faire régner ces principes d'or-
dre sur lesquels repose la société humaine ^... »
Ce que semblait craindre avant tout l'empereur
Alexandre , c'était la dissolution de la sainte
alliance : L'Angleterre s'en séparait ouvertement
et la raillait dans le Parlement. M. Canning, l'ad-
versaire le plus constant de l'alliance, prenait
une certaine supériorité dans le monde en mena-
çant d'ouvrir les antres d'Éole, selon son expres-
sion classique : les vents déchaînés c'était l'esprit
des sociétés secrètes; à ses yeux la sainte alliance
n'était plus qu'un vieux parchemin bon à déchi-
rer : on entrait dans la politique des intérêts ^; la
1. Ces paroles furent rapportées par M. de Chateaubriand
dans une séance de la Chambre des pairs.
2. Ce fut M. Canning qui porta le coup décisif à la sainte
alliance.
— 123 —
guerre d'Espagne, heureusement accomplie par
la France, fut le dernier acte du drame commencé
en 1815; TEurope secouait les idées d'une répres-
sion morale de la Révolution.
Mme de Krudner s'était entièrement retirée du
théâtre politique, pour continuer sa prédication
religieuse; mécontente du peu de crédit de ses
idées en France, elle avait quitté ce pays de sa
jeunesse, de ses amours, de ses illusions. A Paris
il y avait trop d'esprit sceptique et railleur ; elle
vint donc séjourner en Suisse, où elle espérait un
succès parmi le peuple naïf des montagnes. Elle
réussit d'abord pleinement; précédée d*un mi-
nistre du saint Évangile, du nom d'Empeytas de
Genève, qu'elle avait conquis à ses idées, Mme de
Krudner prêchait la morale évangélique. Prodi-
guant l'aumône à tous, elle faisait presque le mi-
racle de la multiplication des pains : suivie d'une
multitude de jeunes filles et d'hommes enthou-
siastes \ elle entraînait des villages entiers. Le
gouvernement helvétique s'en émut sérieusement,
à ce point de craindre un soulèvement de prolé-
taires.
Les doctrines d*un christianisme primitif sont
1. Les adeptes chantaient des hymnes mélodieuses à la ma-
nière allemande, cbœur d'hommes et chœur de femmes.
— 124 —
toujours dangereuses pour les pouvoire réguliers.
Mme de Krudner devait rencontrer des obstacles,
surtout à Genève, la ville orthodoxe du calvi-
nisme, gouvernée par des ministres, les plus in-
tolérants des hommes. Dans cette église il faut i
accepter les textes et le dogme avec une entière
soumission. Genève est plus que la Rome de la
réformation ; l'évangile que prêchait Mme de Kru-
dener n'était pas celui des ministres, et ils la con-
sidéraient comme une magicienne hétérodoxe qui
venait jeter le désordre dans les consciences. Le
chef du consistoire, le ministre Tosh, en pleine
chaire s'écria : « Que veut donc cette vieille sor-
cière? Qui lui a donné la mission de troubler la
foi?» On l'appelait alors sorcière, magicienne,
parce qu'elle continuait ses prophéties avec le don
de la double vue, du magnétisme et du somnam-
bulisme; elle opérait des cures autour d'elle, au
Qiilieu de ses adeptes excités par ses paroles exal-
tées*.
Le second obstacle opposé à Mme de Krudner
venait des craintes qu'elle inspirait aux gouver-
nements réguliers; ces assemblées de pauvres fa-
1 . Notice sur Mme de Krudner , par Adèle du Thon.
Genève 1827.
— 125 —
natiques autour de la prophétesse prêchant contre
l'insensibilité des riches, n'étaient-elles pas une
menace de guerre sociale ? Les temps étaient dif-
ficiles; l'agitation des âmes pouvait faire craindre
une révolte comme au temps de Jean Huss et de
Jérôme de Prague. Le gouvernement de Bâle de-
manda l'expulsion de Mme de Krudner, qui fut
obligée de transporter ses oracles à Berne; elle
ne cessait de développer ses mystères avec une
éloquence particulière, annonçant le triomphe
momentané de l'Antéchrist, puis le royaume des
cieux, comme les anabaptistes, les millénaires de
Jean Leyde au xvp siècle. Prophétesse dange-
reuse, car plus de quatre mille auditeurs, campés
en plein champ, venaient chaque jour écouter ses
paroles, elle choisit parmi ses plus fervents adep-
tes un homme d'esprit et d'intrigue, du nom de
Kellner*, l'initiateur de la doctrine; autour d'elle
le tumulte devint si grand que les magistrats du
canton de Berne demandèrent aussi son expul-
sion, comme l'avaient fait ceux de Bâle. Alors
Mme de Krudner quitta définitivement la Suisse,
pour se retirer auprès de sa fille, Mme de Ber-
1. Kellner était de Brunswick, ancien employé dans les postes
du royaume de Wetsphalie.
— 126 —
ghein, continuant toujours à prêcher et à en-
seigner.
On lui avait recommandé la prudence dans une
mission qui remuait les masses (rien n*est plus
difficile que de retenir une âme exaltée qui se
donne une mission); la baronne recommença ses
assemblées, prédisant de bien sombres avenirs, la
chute d'un état social qui laissait dans la souf-
france tant de prolétaires et de pauvres de Jésus-
Christ ; elle disait : « que les souverains avaient
méconnu leur mission sur la terre, et parmi eux
il n'y avait qu'Alexandre le béni qui restât l'ex-
pression de la pensée de Dieu. » Ces multitudes
écoutaient ces paroles avec transport; quoique
déjà maladive, la baronne se levait de son lit, vê-
tue d'une façon étrange, un livre d'Évangiles à la
main, invoquant le présent, le passé. Pour quel-
ques-uns elle était une sainte, pour d'autres une
fée, pour beaucoup, une folle, et pour les gouver-
nements un danger; enlevée de force par un ba-
taillon badois, elle déclara, dans une lettre pom-
peusement écrite, qu'on méconnaissait sa mission
toute pacifique qui devait éviter aux gouverne-
ments le triomphe violent des multitudes * ; elle
1 . Lettre de Mme de Krudner au ministre badois, en Suisse. 1818.
— 127 —
annonça même qu'elle allait publier une gazette
spécialement destinée aux pauvres; il en parut
un premier numéro. La police des gouvernements
fit cesser ces prédictions et presque ces menaces;
Mme de Krudner, séparée de ses adeptes, fut
conduite de brigade en brigade jusqu'à la fron-
tière de Livonie. En vain elle invoqua la protec-
tion de l'empereur pour qu'il lui permît le séjour
de Saint-Pétersbourg; Alexandre était trop pré-
occupé des événements qui éclataient en Europe,
pour se rappeler encore la prophétesse de la
sainte alliance.
«6^9'
I
i
VIII
MADAME DE KRUDNER EN RUSSIE.
SON VOYAGE DANS LES PROVINCES MÉRIDIONALES
LA FIN DE SA VIE
(1821-18Î5)
VIII
MADAME DE KRUDNER EN RUSSIE. — SON VOYAGE DANS
LES PROVINCES MÉRIDIONALES. — LA FIN DE SA VIE.
(1821-1825.)
D'une grande naissance, entourée d'une famille
à vieux blason d'aigles, de griffons et de cimier
héraldique, quelle que fût sa vie errante et excen-
trique, la baronne de Krudner devait être parfai-
tement accueillie par la noblesse livonienne. Le
merveilleux de sa vie attirait vers elle des amis
enthousiastes. Dans ces contrées du Nord où les
mythes Scandinaves ont encore un prestige , on
aime les contes noirs ou bleus, les féeries; l'ima-
gination domine le rationalisme ; le feu des volcans
est sous la neige. Si Mme de Krudner ne reçut
pas d'abord l'autorisation d'habiter Saint-Péters-
— 132 —
bourg, elle put résider dans la terre de Yungfer-
nhoff, aux alentours de Riga, qui appartenait à son
frère, le conseiller Wielinghoff^ ; elle n'avait perdu
aucune de ses habilu les, aucune de ses illusions ;
seulement les sectaires lui manquaient en groupes,
et en multitudes ; elle n'avait plus ces auditeurs
nombreux, cette foule qu'elle conduisait avec sa
baguette magique : le paysan russe est dispersé
sur un vaste territoire ; il se réunit difficilement,
excepté dans les foires, les marchés à des jours
exceptionnels, et la baronne de Krudner n'avait
pas la permission d'aller à ces fêtes, à ces réunions
populaires. Sa santé déclinait sensiblement; elle
gardait le plus souvent son lit ; on n'était introduit
auprès d'elle qu'avec quelque difficulté.
Ses prophéties tristes et sombres annonçaient
les plus tristes événements pour le mois de fé-
vrier 1820; en effet, des rois moururent, le duc de
Berry fut atteint au cœur par Louvel, et partout
des révolutions éclataient; quand on vint annoncer
à Mme de Krudner la mort de l'empereur Napo-
léon à Sainte-Hélène ^ elle s'écria avec un accent
d'inspirée: « Non, l'ange noir n'est pas mort, son
1. Mme de Krudner l'avait attiré à ses doctrines.
2. Mois de mai 1821.
— 133 —
esprit s'est empreint dans les airs pour préparer de
grandes révolutions. » Mme de Krudner dévelop-
pait toujours cette croyance, que l'esprit du Char-
lemagne de la révolution survivait à son corps :
qu'il voltigeait comme une immense chauve-sou-
ris antédiluvienne parmi les peuples, pour les
agiter au nom de la gloire et de la force révolu-
tionnaire! L'Europe en effet était bouleversée.
Si Ton examine la période diplomatique qui
s'écoula depuis 1820 jusqu'en 1824, on verra que
la lutte était encore une fois hautement engagée
entre les doctrines monarchiques et les idées d'in-
surrection. M. de Metternich, ferme esprit, à tra-
vers ses formes polies, n'avait pas hésité à accepter
vigoureusement la bataille; il avait momentané-
ment triomphé; la révolution faisait une halte
pour reprendre plus tard son œuvre hardie, per-
sistante. La répression violente n'était qu'un em-
pirisme qui s'userait. La baronne demandait aux
souverains une vertu particulière, quelque chose
de divin, de surnaturel, qui arrêterait le torrent
des colères célestes. Le coup qui frappa Alexandre
dans sa vie intime, llnfîdélité d'une maîtresse
aimée, la mort d'une fille chérie*, lui paraissaient
1. La princesse de Nariskin épousa un aide de camp de
Tempereur ; Alexandre n'avait eu que ce seul enfant.
8
— 134 —
des actes de la volonté de Dieu pour rappeler
Alexandre au devoir. Le czar revenait repentant
aux genoux de l'impératrice qu'il avait trop long-
temps oubliée. «Il avait des faiblesses, dit un il-
lustre écrivain * et de ces faiblesses variables sortit
un attachement qui dura onze années : un aide de
camp de l'empereur, de confident intime, devint
rival préféré.... Une fille avait été le fruit d'une
liaison longtemps secrète. Alexandre chérissait
d'autant plus cette enfant qu'il n'avait point d'en-
fants légitimes. Élevée à Paris, revenue à Péters-
bourg elle touchait à sa seizième année ; prête à se
marier sous les yeux de son père, elle manqua tout
à coup à l'autel ; quand les parures de noces com-
mandées en France arrivèrent, la jeune fiancée
n'existait plus. Alexandre apprit cette nouvelle à
la parade, il pâlit et dit: «Je reçois ma punition.»
A cette époque, Mme de Krudner obtint la per-
mission de venir à Saint-Pétersbourg ; fort liée
avec la princesse Galitzin, elle habita son hôtel, de
haute compagnie, dans un cercle fort restreint.
La femme russe est pleine de grâce et d'une douce
hospitalité; elle joint aux distinctions de l'esprit
une éducation perfectionnée, une causerie facile,
1 . Le congrès de Vérone.
— 135 —
des façons orientales avec l'amour des arts, des
lettres, une vie de parfum et de serre chaude,
un luxe grandiose qui sent les palais de l'Asie ;
d'une charmante paresse, elle devient attentive,
prévenante dans son salon et active dans les
affaires; elle a une aptitude particulière pour
les apaisements de la diplomatie, elle négocie par
instinct, elle réussit par la grâce: nous avons
connu à Paris la duchesse de Dino, les prin-
cesses de Lieven etBragation, si distinguées entre
toutes. Dans la société russe, les idées de Mme de
Krudner avaient toujours de zélés sectateurs.
Elle n'était plus d'ailleurs bien dangereuse, cette
pauvre vieille renfermée dans son sanctuaire et
ne se manifestant plus à ses adeptes que par une
jeune hiérophante, née en Suisse, Mlle Maurer,
somnambule émérite aux rêves pleins d'imagi-
nation, aux évocations merveilleuses, que le
gendre de Mme de Krudner avait choisie pour
son sujet magnétique. Aux actes de sa dévotion
exaltée, on aurait pris Mme de Krudner pour une
des élues du Seigneur ; toujours absorbée dans
une méditation profonde, elle ne se réveillait que
pour la prière en faveur des âmes souffrantes et
des esprits en peine, et à cette prière purement
extatique, Mme de Krudner joignait une petite
— 136 —
harangue en faveur de l' émancipation de la Grèce,
acte béni de Dieu qui devait racheter les péchés de
la génération mauvaise.
C'était flatter l'esprit national russe, Témanci-
pation de la Grèce était pour son église une grave
préoccupation; l'empereur Alexandre avait fait un
douloureux sacrifice à la politique de stabilité et
de conservation du prince de Metternich, en aban-
donnant la cause grecque au congrès de Vérone*;
il avait même sacrifié Gapo d'Istria, l'ardent défen-
seur des Hellènes. En opposition à cette politique
de concession, la prédication de Mme de Krudner
entrait tout à fait dans l'esprit russe et devait
obtenir une immense popularité ; l'empereur
Alexandre ne pouvait la désavouer et encore
moins la réprimer. La baronne annonçait que la
Grèce serait nécessairement émancipée, et que la
croix de Constantin reparaîtrait au faîte des mos-
quées de l'Asie Mineure : Sainte-Sophie serait ren-
due à sa primitive et divine destination!
Les yeux fixés sur l'Orient et de concert avec la
princesse deGalilzin,Mme de Krudner voulut fon-
der une colonie modèle, une solitude, porte du
1, Le prince de Metternich oJ)tint cette victoire sur l'empereur
Alexandre; il prétendait l'entraîner, le dominer dans sa corres-
pondance.
— 137 —
ciclf comme elle l'appelait, et bien que très-souf-
frante elle se prépara sans hésiter à un voyage
en Grimée pour y chercher le repos, la retraite
dans les voies de Dieu. La princesse Galitzin
et la comtesse Takchin devaient Ty suivre avec
une compagnie d'ouvriers allemands suisses. En
1825, la bizarre destinée de lady Stanhope préoc-
cupait les exaltées du grand mondée Cette reine
de Palmyre, prophétesse et astrologue au milieu
de ses jardins d'orangers et de citronniers, ne don-
nait-elle pas la mesure de ce que pouvait la
femme, dans les pays où brûle le soleil au milieu
de tribus errantes? Mme de Krudner ne pour-
rait-elle pas aussi se créer un empire mystique
qu'elle gouvernerait p^r ses prédications et ses
prophéties ? Elle avait désiré le séjour du mont
Caucase, sa faible santé ne put supporter cet âpre
climat. Par le conseil delà princesse Galitzin, elle
vint dans les environs de la mer d'Azofî, le doux
climat de la Grimée, l'Italie russe ; son imagina-
tion se promenait dans une multitude de rêves,
1. Lady Esther-Lucie Stanhope était la petite-fille de lord
Chatham, le père du grand Pitt; d'une mâle beauté, son carac-
tère excentrique lui avait fait préférer l'Orient; les hordes
arabes la proclamant une grande prophétesse, l'avaient reconnue
reine de Palmyre.
— 138 —
qu'elle espérait réaliser. Le voyage la fatigua
cruellement; atteinte depuis longtemps d'une
funeste maladie, Mme de Krudner s'alita pour ne
plus se relever. Ses adeptes dirent qu'elle avait
prédit l'heure de sa mort. Mlle Maurer, la jeune
somnambule son adepte, la lui avait révélée dans
une nuit d'insomnie ^ L'œil terni par l'agonie,
Mme de Krudner annonça que son esprit ne mou-
rait pas, qu'il serait toujours parmi ses disciples,
et qu'il voltigerait dans la région moyenne pour
continuer son œuvre de médiation entre le Christ
sauveur et le monde. Celte doctrine d'une région
intermédiaire où les âmes se retrouveront pour
s'aimer est bien séduisante 1 Qu'est-ce que la vie
quand elle aboutit à la matière et à la mort, obs-
cures ténèbres, mystère inflexible où rien ne re-
naît. Dans la métempsycose de Mme de Krudner,
il ne se perdait aucune parcelle de l'esprit : il était
dans le vent qui souffle, dans la nuée qui s'é-
vapore, dans l'étoile qui file, jusqu'au jugement
dernier quand la trompette sainte nous appellera
devant le trône de l'ÉterneL
1. Mme de Krudner mourut le 25 novembre 1824.
IX
L'EMPEREUR ALEXANDRE - SA MORT
DÉCADENCE DU MYSTICISME DANS LA POLITIQUE
AFFAIBLISSEMENT DE LA SAINTE ALLIANCE
(1824-1830)
IX
l'empereur ALEXANDRE. — SA MORT. — DÉCADENCE DU
MYSTICISME DANS LA POLITIQUE. — AFFAIBLISSEMENT DE
LA SAINTE ALLIANCE.
(1824-1830)
Il s'était écoulé à peine une année depuis la
mort de Mme de Krudner, quand l'empereur
Alexandre expira, d'une façon presque mysté-
rieuse, à Tangarok \ où il était venu avec la
douce impératrice. Depuis longtemps, Alexandre
était préoccupé de sa mort comme d'une de ces
fatalités prochaines à laquelle rien ne peut vous
arracher : « On le surprenait la nuit agenouillé
dans les cimetières. Quand il partait pour quelque
voyage il avait coutume de dire : « Tous les ans
1. Alexandre mourut le 13 décembre 1825.
— 142 —
« on se hâte de terminer ses affaires avec moi,
« comme si l'on ne devait plus me voir. » Il répé-
tait souvent : « Je mourrai au coin d'un bois,
« dans un fossé, au bord d'un chemin, et l'on n'y
« pensera plus. » Lorsqu'il sortit de la capitale pour
n'y plus rentrer vivant, les eaux de la Newa, re-
foulées par la mer, furent au moment d'engloutir
Pétersbourg ; retiré dans les combles du palais,
Alexandre contemplait avec consternation ces dé-
sastres. La croix d'un cimetière, déracinée par les
vagues, vint se placer en face du château, sous les
yeux de la famille impériale; on prit ce calvaire
mouvant pour un présage funeste. Au moment de
quitter Pétersbourg, le czar s'attendrit outre me-
sure en embrassant ses parents ; parvenu à quel-
que distance il fit arrêter sa voiture et regarda la
ville où il était né et qu'il ne devait plus revoir.,
« Des bruits de complots militaires, qui le mena-
çaient, étaient parvenus jusqu'à l'empereur; de
jeunes officiers avaient puisé dans ses propres
sentiments l'amour de la liberté ; auteur du mal
ou du bien que l'on tournait contre sa puissance, il,
s'éloignait pour se donner à ses compassions ac-
coutumées, et pour n'être pas obligé d'agir avec
trop de sévérité. En même temps, ses idées le
tourmentaient; il ne savait s'il ne devait pas se
— 143 —
mettre à la tête des réformes; il entendait le
siècle marcher dans les steppes de la Russie et
la Grèce l'appeler d'une voix plaintive. Mais cher-
chant la volonté de Dieu sans la démêler, il
craignit de s'engager dans une fausse route, de
favoriser ces innovations, qui déjà avaient fait
tant de victimes et si peu d'heureux. Il laissa sa
femme à Taganrog , visita le Don, projeta le
voyage d'Astracan, parcourut la côte méridionale
de la Crimée, ayant l'air d'errer à l'aventure. Une
fièvre causée par un froid humide le contraignit de
s'arrêter dans une habitation du comte WorozofT;
se trouvant plus mal, il ordonna de le transporter
à Taganrog. On croit qu'il y acquit la preuve de
la conspiration ourdie contre sa vie, et qui bien-
tôt mit en danger celle de son frère ^ Il se contenta
de dire : « Quel mal leur ai-je fait? » Il se mou-
rait, on a parlé de poison , de médecin suspect ;
rien n'est certain. L'impératrice expirante était à
quelques pas de son mari visité des afflictions,
sans pouvoir le voir. La maladie ne dura que
onze jours. Alexandre rendit l'âme le 13 décem-
bre 1825. Près de retourner à Dieu, il commanda
I . Chateaubriand. Le complot éclata à ravénement de l'em-
pereur Nicolas ; il fut vigoureusement réprimé.
— 144 —
de lever les stores de ses fenêtres et dit : « Quelle
« belle journée! » et ne parla plus. L'impératrice
écrivit à Pétersbourg : « Notre ange est au ciel, ;
a j'ai l'espoir de me réunir bientôt à lui. » Espé- j
rance qui ne fut réalisée que parce que toutes les !
i'
autres avaient été déçues ^ » j
Ainsi mouraient les deux derniers représentants!
de la sainte alliance, Alexandre 1^' et Mme de
Krudner. Le vieux Bergasse promenait ses rêve-
ries dans l'Europe alors passée sous l'empire d'au-
tres idées et de nouveaux intérêts ^ M. Ganning,
au nom de la matérielle Angleterre, avait été
l'antagoniste prononcé de cette politique idéale de
la sainte alliance qui ne précisait rien dans les
questions positives que la diplomatie peut et doit
seule embrasser : 1° cession de territoire; 2° l'in-
térêt de commerce; 3° la paix ou la guerre. Une
seule difficulté politique restait à résoudre comme
une conséquence de la sainte alliance ; la chré-
tienté demandait l'émancipation de la Grèce; c'é-
tait sous les auspices du Christ sauveur que le i
traité du 16 septembre 1815 avait été signé; il '
1. Ce fut par une croix voilée d'un crêpe que l'impératrice
mère apprit la mort de son fils chéri Alexandre.
2. Bergasse ne mourut qu'en 1832; il put voir la réalisation
de ses prophéties sur le triomphe de la révolution.
^^■^ 145 —
était impossible de laisser la croix humiliée sous
Je croissant ; l'église russe appelait à grands cris la
liberté de ses frères. La triple alliance de la Rus-
sie, de la France et de l'Angleterre, sous le règne
du roi Charles X, aboutit à la bataille de Navarin ;
la Grèce fut libre, et la Turquie vit s'accomplir un
des côtés des prophéties de la baronne de Krud-
ner, pressenti par M. de Bonald : « Les Turcs ne
sont qu'un camp de Tartares en Europe, tôt ou
tard, ils doivent être relégués en Asie. »
La conjuration militaire qui suivit la mort d'A-
lexandre P' et précéda Tavénement de Nicolas, fut
le déchaînement des sociétés secrètes en Russie ;
l'empereur triompha, et presque aussitôt l'armée
russe passa les Balkans comme pour glorieuse-
ment distraire le peuple en servant l'esprit chré-
tien. La diplomatie de l'Europe en fut troublée;
l'Autriche, si particulièrement menacée en Italie
par le carbonarisme, oublia que là était son dan-
ger; M. de Metternich se séparant de la Russie^,
prit parti pour la Turquie presque avec passion'^ : il
mit toute son habileté à séparer la France de la
1. Voir la correspondance diplomatique dans mon travail sur
la Restauration.
2. Ces dépèches ont été publiées ainsi que celles du comte
Pozzo di Borgo, dans mes Diplomates européens.
9
— U6 —
Russie dans la question de l'Orient; il y réussit.
Alors éclata la révolution de Juillet 1830.
On put voir combien il y avait de prévoyance,
on pourrait dire presque de prophétie dans l'es-
prit du traité de la sainte alliance. En présence de
l'union formidable des forces révolutionnaires
et napoléoniennes, la plus pressante nécessité
pour les rois de la vieille Europe n'était-elle
pas de se grouper, de se réunir par des garanties
mutuelles, afin de se préserver contre les fatalités
de l'avenir? Séparer, diviser leur politique, c'était
l'habileté de l'esprit nouveau. Avec ces pensées
Bergasse avait écrit une multitude de mémoires
pour éclairer le prince de Polignac \ l'homme
d'État qui avait foi dans le culte de la légitimité
antique. Il était trop tard pour invoquer les prin-
cipes de la sainte alliance 1 la révolution de 1830,
en plein succès, fut reconnue par les puissances.
Ainsi finissait le passé! Les traités de 1815
seraient désormais un objet de haine pour la
jeune génération; elle avait un autre droit pu-
blic qu'elle voulait appliquer dans sa force.
Les questions diplomatiques s'agitèrent tout à
1. M. de Bergasse fut nommé conseiller d'État par les ordon-
nances de juillet 1830.
— 147 —
fait en dehors des idées de la sainte alliance ; le
parti républicain, le plus ferme, le plus persévé-
rant parce qu'il était logique, lutta vigoureusement
contre le représentant couronné de l'idée de 1789.
Le roi Louis-Philippe crut à la force de la bour-
geoisie, à la reconnaissance des intérêts satisfaits,
à la politique matérielle; ce règne n'eut qu'un
temps, il n'était que le gouvernement de la por-
tion molle de la Révolution française. Bergasse qui
vivait encore, beau vieillard, comme le Calchas des
Grecs, déclarait dans ses oracles qu'il n'y avait
après la ruine de la sainte alliance qu'une seule
force vivante, la révolution, qu'une ancre pour la
société, la dictature I La sainte alliance, si elle s'é-
tait maintenue dans son unité, était la dernière res-
source des antiques dynasties. Du jour qu'elle s'é-
tait dissoute, par des intérêts particuliers, la vieille
Europe s'était ébranlée avec le faisceau des an-
ciennes légitimités ; on passerait par les idées ré-
volutionnaires pour aboutir à un pouvoir suprême,
né de la souveraineté du peuple.
Avec une incontestable habileté la jeune et libre
génération chercha tous les incidents qui pouvaient
désunir les princes et mettre en présence les
intérêts hostiles des gouvernements. A la sainte
alliance des dynasties elle avait substitué la sainte
— 148 —
alliance despeuples^ Ce n'est pas dire que les
idées gouvernementales de Bergasse fussent défi-
nitivement écartées de la politique: les pouvoirs
nés de la souveraineté des masses acceptèrent
parfaitement les principes du vieux publiciste sur
la répression des journaux, Tunité du pouvoir et
le respect des assemblées pour l'autorité. La
constitution française de 1852 en fut comme l'ex-
pression.
Au reste les hommes politiques doivent recon-
naître que le traité de la sainte alliance contenait
les principes de la morale éternelle : la fraternité,
la solidarité des gouvernements et des peuples,
transaction pacifique auquel doit arriver défini-
tivement l'humanité. La sainte alliance voulait
réaliser la paix perpétuelle, l'abolition des bar-
rières qui séparent les États chrétiens ; elle voulait
renoncer à ces luttes intestines pour des ques-
tions d'ambition personnelle et de conquêtes : elle
voulait sous l'empire des idées évangéliques pré-
parer le pacifique royaume du Christ; en disant
comme Jésus-Christ à saint Pierre : « Remettez
l'épée au fourreau. » Ce que la diplomatie de lord
1 . Ce fut M, Bigrion qui proclama le premier la sainte alliance
des peuples; son écho fut le chansonnier Béranger.
^ 149 —
Casteireagh et de M. de Metternich n'admettait
pas, notre époque, à travers les tristes épisodes de
nouvelles guerres, les déchirements momentanés,
doit aboutira la paix définitive; les grands mas-
sacres d'hommes seront un jour comme ces fan-
taisies funèbres que la peinture allemande a re-
produites : ces masses de fantômes qui sortent des
sépultures aux figures cadavéreuses; grenadiers
et cavaliers de la mort convoqués au bruit d'un
tambour lugubre pour passer la revue de César
décédé !
'gp'
X
LES OEUVRES DE MADAME DE KRUDNER
DESTINÉE DES IDÉES SUPERNATURELLES
(1820-1860)
X
LES ŒUVRES DE MADAME DE KRUDNER. — DESTINEE
DES IDÉES SUPERNATURELLES.
(1820. — 1860.)
Mme de Krudner a peu écrit; sa vie se divise en
deux périodes comme celle de toutes les femmes
à l'imagination ardente: l'' la jeunesse, temps de
passion et d'illusion ; S** l'époque de réflexion sur
i soi-même, de repentir et de pénitence. Quelques
! portraits de Mme de Krudner existent encore dans
[la collection des gravures de la Bibliothèque impé-
riale, ils représentent ces deux parties de la vie.
[Dans les premiers, Mme de Krudner est parée d'une
façon un peu étrange, comme les femmes des
isalons de Frascati et de Thelusson, les amies de
[Mmcs Tallien, Beauharnais, de Souza, Récamier
— 154 —
elles-mêmes si impressionnables sous les lois de la
destinée. Un autre portrait de Mme de Krudner
appartient à l'époque de vieillesse, évidemment
au temps de sa prédication la plus ardente, en
Suisse, en Allemagne* : plus de tunique grecque ou
romaine, plus de robe rose, couleur pêche, tant à
la mode sous le consulat; plus de toque ébouriffée,
ni chapeau coquet, mais un simple béguin blanc
tuyauté qui encadre sa figure pâle et vieillie, une
casaque de nuit en percale ou linon à manches
larges d'oii sortent des mains amaigries. Tel est ce
portrait distribué sans doute aux adeptes fer-
vents, comme l'image d'une sainte. Il faut en
conclure que bien en dehors de sa jeunesse et de
sa charmante figure, Mme de Krudner possédait une
puissance de parole et d'esprit qui entraînait les
âmes. Ce n'était plus sa beauté qui exerçait un
prestige : les sibylles étaient vieilles comme les
Parques, et cependant l'univers venait entendre
leurs oracles en Sicile, ou dans le temple élevé en
leur honneur à Cumes ou à Tivoli.
Mme de Krudner s'est peu révélée parles livres;
le seul qui soit resté est Valérie, histoire person-
1. Collection des gravures-portraits de la Bibliothèque impe
riale : ces portraits ont peu de distinction.
— 155 —
nelle d'un peu d'orgueil et de vanité sur les cas
mortels d'amour dont elle frappait ses adorateurs,
maladie inguérissable , de l'épidémie du cœur.
L'aimer entraînait nécessairement au suicide, car
on avait rien à espérer. C'était une manie du
temps, on aurait dit que les lacs et les rivières
étaient pleins du cadavres de jeunes désespérés;
mieux valait même les faire mourir de phthisie,
mort lente, les yeux fixés sur le portrait de lâ
femme aimée. Valérie se lit à peine aujourd'hui^;
c'est le sort des romans de Mme Gottin, de Flahault
(Souza). Si Ourika de Mme de Duras a survécu,
c'est que le livre appartient à une époque plus
élégante et plus simple : disparaître avec les
mœurs nouvelles, telle est la destinée de ces ro-
mans de femmes qu'on avait proclamés immortels
et qui n'étaient qu'un caprice, qu'une mode.
En 1815, au retour de la grande revue passée
par l'empereur Alexandre à la plaine des Vertus,
Mme de Krudner invitée au camp par l'empereur,
comme Mme de Maintenon au camp de Gompiègne
sous Louis XIV, prit la plume pour décrire ce
magnifique spectacle militaire, sorte d'iiymne
1. La première édition parut en 1802. 2 vol. in-12, 2^ et
3"= édition. 1803-1804.
— 156 —
adressé au czar : accueillie avec une politesse dis-
tinguée, .la baronne qui en avait gardé mémoire,
chanta les grandeurs d'Alexandre, le pacificateur
de l'Europe*.
Durant son séjour en Suisse, en Allemagne,
Mme de Krudner, persécutée, publia plusieurs
opuscules ou petites brochures pour se justifier
des accusations qu'on portait contre elle ; il y
règne le sentiment d'une vive indignation contre
ceux qui l'accusaient d'ameuter la foule : « elle
qui n'était venue que pour la guérir et l'apai-
ser.» On trouve un petit avertissement en tête du
seul numéro de ia Gazette des pauvres qui ait
paru : « Cette feuille est délivrée gratis aux pau-
vres, lesquels la communiqueront aux riches en
échange de vivres et de vêtements pour eux. » Ce
rôle de prophétesse secourabie, Mme de Krudner
n'était pas seule à l'exercer à cette époque;
deux femmes exaltées d'une vertu particulière, la
duchesse de Bourbon^ et Suzanne La Brousse, l'a-
vaient accompli. Princesse de la maison d'Or-
léans, femme d'un Gondé, cœur pieux et exalté, la
1. Cette brochure un peu rare porte ce titre : Le camp des
Vertus, ou la grande revue de Varmée russe dans la plaine de
renom, parVcmpereur Alexandre. 1815, in-S".
2. La duchesse de Bourbon mourut en 1822, dans l'Église
Sainte-Geneviève.
— -157 —
duchesse de Bourbon consacrait sa vie au spiri-
tisme. Clolilde-Suzanne de Courcelle Labrousse%
d'une piété exaltée, s'était annoncée comme pro-
phétesseet liée avecdomGerle et Catherine Tlieot,
elle avait prédit tous les événements de la Ré-
volution, dans les églises constitutionnelles et
même dans les clubs.
On ne trouve aucun écrit de Mme de Krudner sur
la nécromancie; elle n'a rien révélé. La baronne
gardait ses secrets pour ses adeptes; elle crai-
gnait que, comme les prédicants de Genève
l'avaient nommée, on ne l'appelât ^omère; seu-
lement, elle avouait sa croyance aux esprits bons
ou mauvais qui agissaient sur les destinées. C'était
la doctrine du martinisme, celle que propageait
Bergasse, son zélé disciple. Les imaginations ar-
dentes aiment à peupler le monde d'êtres supé-
rieurs : à travers la marche des siècles, ces idées
se transforment et ne se perdent jamais. Le mer-
veilleux est inhérent à la nature humaine; les
poètes l'invoquent pour remuer les âmes; lord
Byron a chanté les vampires, Thomas Moore les
vieux châteaux peuplés de fantômes; Hoffmann
1. Suzanne Labrousse habita toujours l'hôtel de la duchesse
de Bourbon; elle mourut en 1829.
— 158 —
fait assister ses lecteurs à mille charmantes dia-
bleries. Le théâtre ne vit que par les féeries; l'in-
crédule le plus matérialiste fait quelquefois en
secret consulter les cartes de la fortune. Ici les
tables tournantes préoccupent les esprits, on croit
aux petites gentillesses des escargots sympathi-
ques; là les somnambules devinent et prédisent
l'avenir; celui-ci achète les secrets de sa destinée
à quelque sibylle marmottant les oracles ; l'esprit
le plus grand croit aux présages ; la société est
pleine de légendes, de rêves noirs et agités ; Ra-
cine a écrit le songe d'Athalie dans une page de
ses plus beaux vers.
Nous ne prenons parti ni pour, ni contre la doc-
trine des spiritistes; seulement nous avons voulu
constater un fait historique, c'est l'universalité de
la croyance dans le merveilleux, et nous l'avons
développée dans cette étude sur Mme de Krud-
ner^ Il ne faudrait pas être chrétien pour railler
l'action des esprits intermédiaires, anges ou dé-
mons; ils sont partout dans les livres saints; l'art
1. Au moment où nous allons quitter Mme de Ërudner, il
est nécessaire de rappeler que le baron de Krudner, après une
active carrière diplomatique, mourut fort jeune en 1802. Son
fils fut chargé d'affaires suisses à Berlin, et s'y rendit célèbre
par un duel où il tua le jeune Mursinna.
— 459 —
a merveilleusement consacré ces légendes, la
beauté des esprits célestes et la laideur des es-
prits infernaux. Qu'il puisse y avoir des ûmes er-
rantes, il' ne faut pas le nier d'une façon absolue.
Dieu peut rappeler Lazare des portes de la mort;
il n'est pas une légende de saint qui ne constate un
miracle de résurrection , un retour des âmes à la
vie; autrefois Téglise exorcisait les magiciens;
elle jetait de l'eau bénite pour chasser les esprits
infernaux ; on prie pour les âmes du purgatoire,
et Dante a écrit le plus beau poëme sur les esprits
en peine.
Ces croyances étaient le charme de nos ancêtres,
la consolation des vivants; sans cette poésie de la
vie et de la mort, qu'existe-t-il? Tout ce qui nous
entoure est un miracle de Dieu : les étoiles du ciel,
la fleur qui parfume l'air, l'électricité qui révèle
un monde et une puissance inconnue. Laissons
ces questions dans le doute ; bien des choses sont
passées, d'autres renaîtront. On a cru aux mer-
veilles des sorciers, et on les retrouve dans les
médiums, les tables tournantes et les armoires
enchantées. C'est une illusion, je l'admets; mais
ce que vous n'ôterez jamais au peuple, c'est l'a-
mour du merveilleux; sans cela il serait sans pas-
sion, sans gloire, sans animation. Vous avez
— 1G0 —
beau louer la puissance des sciences exactes : elles
éclairent les problèmes de l'humanilé avec froi-
deur; elles ne mènent jamais à l'enthousiasme,
au sacrifice ; elles ne font pas le héros qui meurt
pour la patrie. La croyance seule remue les
mondes.
La première vie de Mme de Krudner essentiel-
lement allemande, appartient à cette époque de
mysticisme qui précéda la Révolution française et
la destruction de l'ancienne constitution germa-
nique. Aujourd'hui où toutes les idées reviennent,
il est impossible de ne pas résumer l'histoire de
l'antique pacte fédéral profondément atteint par
les traités de Baie, de Campo-Formio, les tenta-
tives du congrès de Rastadt, et lecongrès de Luné-
ville qui délruisirententièrement cette constitution
par le système des indemnités: les gros, les forts,
dévorèrent les petits et les faibles ; le traité de
Vienne avec l'Autriche donna naissance à la con-
fédération du Rhin sous le protectorat de la France,
fédération où entrèrent la Bavière, le Wurtemberg,
le prince primat, l'électeur de Bade. L'influence
française domina tout le midi de l'Allemagne sous
le protectorat de l'empereur Napoléon F".
La Prusse avait espéré, on lui avait même
donné parole qu'elle pourrait former une confé-
— 1G1 —
dération allemande du Nord ; pour l'obtenir, elle
se jeta dans la guerre de 1807. Vaincue à léna,
elle dut payer ses défaites par les plus doulou-
reuses cessions de territoire ; la confédération du
Rhin en profita. L'empereur des Français recon-
struisit l'édifice germanique avec de nouveaux
éléments ; l'Autriche et la Prusse ne furent plus
que des puissances de second ordre ; il mena der-
rière lui la Confédération germanique, les élec-
teurs de Bavière, de Saxe, le grand-duc de Wur-
temberg, tous devenus rois, dans l'exécution de
ses projets de conquête de domination universelle.
Le soulèvement de 1813, auquel assista Mme de
Krudner, rinsurrettion des sociétés secrètes (Tu-
gend Bund) se fit tout entière contre la Confédéra-
tion du Rhin, brisée au premier choc ; trempée en
dehors de l'esprit allemand, elle morcelait et bri-
sait son échiquier. Sur ses ruines s'établit le pacte
fédératif de l'Allemagne (juin 1815) qui fut un
acte de circonstance et de police, plutôt qu'un
pacte régulier et définitif. L'esprit prussien se ré-
véla dans l'annexion d'un long fragment de la
Saxe, sa conquête au dix-neuvième siècle, comme
la Silésie avait été son lot au dix-huitième siècle. Il
fallait à la Prusse d'incessantes annexions ; justes
ou injustes elles étaient dans sa destinée.
— 162 —
L'Autriche se montra moins exigeante pour ses
possessions allemandes; le congrès de Vienne
l'avait faite moitié italienne, elle recouvrait Milan,
Venise, Tlllyrie, le Tyrol; si elle renonçait à ses
antiques prétentions sur le territoire bavarois,
le prince de Metlernich se réservait la direction
morale de la Diète de Francfort. M. dellardenberg
ne put lutter avec ce ferme et gracieux esprit qui
étendit son ascendant sur les rois de Bavière, de
Saxe, de Wurtemberg et jusque sur le grand
duché de Bade, son voisin du Johannisberg qu'il
dominait comme un charmant burgrave du haut
de ses beaux vignobles. Depuis 1817 jusqu'à 1830
la Diète de Francfort fut dans ses mains; il y eut
des insurrections d'universités, des attentats, mais
les principes de la Diète ne furent pas modifiés.
Les premières idées d'un parlement allemand,
d'une assemblée générale, élue par l'Allemagne,
vinrent des universités impressionnées: la révo-
lution de Juillet avait porté une certaine agitation
dans les âmes et créé des embarras italiens à l'Au-
triche; la Prusse voulut en profiter pour grandir
son influence germanique. La promptitude de la
répression en Italie, les victoires de l'Autriche
sur les carbonari la grandirent aussitôt; elle
reprit son ascendant sur la Diète de Francfort,
— 163 —
la crainte deTesprit révolutionnaire lui assurèrent
les voix de la Bavière, de la Saxe, du Wurtemberg
et des petits princes de la Confédération.
Jusqu'en 1848, les choses marchèrent ainsi.
Quand la France se fut proclamée République, au
bruit de sa propagande active, l'Allemagne se sou-
leva; l'idée d'un parlement allemand fut de nou-
veau mise en jeu par la Prusse. Les choses
marchèrent vite, l'ordre fut rétabli, la Diète ger-
manique reprit sa direction ; le coup porté avait
néanmoins gardé un long retentissement, l'esprit
libéral était resté maître des affaires. Il se mani-
festait à Vienne aussi bien qu'à Berlin; c'est cet
esprit un peu jaloux et ingrat qui détourna l'Au-
triche de prendre part à la guerre de Grimée
comme alliée de la Russie ! Ce fut encore cet esprit
libéral qui ne permit pas à la Prusse de se
dessiner vite et promptement dans la guerre
d'Italie; elle conçut même la pensée de profiter
des embarras, des tristesses de l'Autriche, pour
continuer la politique d'annexion du grand Fré-
déric : la Prusse avait pris la Silésie, parce qu'elle
avait besoin de vivre, un fragment de la Saxe,
parce qu'il lui fallait un ventre; elle s'annexait les
— 164 —
duchés pour s'assurer par des ports, la faculté de
respirer sur la mer.
L'altentat de la Prusse aux droits de la Diète
était trop considérable pour que les membres de
la Confédération ne se tournassent pas vers TAu-
triche, désormais en majorité. Telle estla question
geimanique et la cause des luttes immenses des
deux grandes puissances allemandes. La Diète est
comme un groupe de vieillards, souvent écoutés
quand ils se placent entre deux arméespour appe-
ler grâce et suspension d'armes, mais qui seront né-
cessdirementdébordésparlapolitiquetriomphante
delà Prusse. Chaque état a sa destinée historique.
Ce n'est pas la première fois que la Prusse a été
mise au ban de l'Empire; le grand Frédéric lui-
même fut frappé par une sentence allemande; il s'en
tira par la force de son génie et son épée. La poli-
tique d'annexion a ses dangers; la force n'est pas
tout dans le monde; elle a ses jours de désespoir;
le grand Frédéric écrit à Voltaire qu'il veut en
finir avec la vie, il porto du poison sur lui. En
1794 la Prusse perd ses frontières du Rhin, à
Tilsit elle est sauvée par la Russie, en 1848, elle
tombe dans l'anarchie et la confusion. Aujourd'hui
elle marche en vertu du principe de la force, qui
sait ce qui peut en sortir?
— 165 —
La guerre en présence des révolutions est un
grand inconnu; aujourd'hui c'est un roi qui tient
l'épée, le lendemain c'est le peuple. Une guerre qui
remue les multitudes, les élève jusqu'à les rendre
maîtresses des couronnes . La vieille Europe a perdu
les traditions de la sainte alliance, mais la mul-
titude marche à la sainte alliance des peuples. Il y
a d'antiques édifices qu'il ne faut pas toucher sous
peine de ruine ; pour les vieilles monarchies, il
ne s'agit plus de question de prépondérance et
d'agrandissement, mais de salut et de vie; les
vieillards ne doivent pas se permettre les folies
de jeunesse, le fard n'a pas la couleur de la santé :
on se grise avec les idées pour se donner de l'au-
dace et, le lendemain, on se réveille abattu et
mourant. Les vieilles couronnes ne peuvent se
défendre contre l'esprit nouveau que, par la
tempérance, la modération, la paix, la prospé-
rité que prépare un siècle de richesse et de civi-
lisation I
NOTICE
NOTICE
SUR
LES PRINCIPAUX ADEPTES
DES SOCIÉTÉS MYSTIQUES OU SECRÈTES
DE LA FRANCE ET DE L'ALLEMAGNE
EN RAPPORT AVEC LA BARONNE DE KRUDNER.
XVIIP et XIX« siècle.
Presque toutes les grandes révolutions dans l'ordre
politique ou moral ont été préparées par les sociétés
secrètes : le monde souterrain tôt ou tard s'empare
de la société éclairée par le soleil, agitée par les pas-
sions. Le christianisme renfermé dans les catacombes
attaqua l'empire romain avec ses pompes, ses gran-
deurs, ses temples, ses palais, ses cirques splendides ;
et les Césars succombèrent dans cette lutte !
Au dix-huitième siècle la société du moyen âge fut
menacée par une multitude de sourdes associations,
depuis la franc-maçonnerie jusqu'à la secte des illu-
minés. Ce petit travail est destiné à la biographie suc-
10
— 170 —
cincte de ces chefs de sectes. On ne sait pas assez la
force du mysticisme et la puissance des rêveurs ; une
doctrine même désorganisatrice est souvent plus forte
qu'un acte et un fait conservateurs ; les conspirations
deviennent gouvernement par le simple triomphe des
idées. Dans ce travail nous suivrons Tordre alphabé-
tique.
Ardndt (Ernest-Maurice), né en décembre 1769,
dans l'île de Rugen, étudiant en philosophie et théo-
logie à léna, et professeur d'histoire (1798-1799).
Tout à fait dévoué aux idées démocratiques alle-
mandes, Ardndt attaqua la puissance de Napoléon,
protecteur de la confédération du Rhin et il fut l'ami
de la baronne de Krudner ; poëte, il publia des chants
de guerre allemands en l'honneur de Schill et de Blu-
cher : « Dieu, dit-il, met le fer dans les mains des
hommes pour qu'il n'y ait plus d'esclaves. » Quand
l'Allemagne triompha en 1814, nommé professeur
d'histoire à Bonne, il y prépara de patriotiques his-
toires; toujours mêlé aux sociétés secrètes, lors de la
révolution de 1848, si retentissante sur les bords du
Rhin, il voulut régler et modérer le mouvement ger-
manique, il fut élu député au parlement allemand.
Alors il publia son dernier livre religieux, De Cœlo
et pâtria, Le ciel et la patrie^ espérance de l'illu-j
minisme.
— 171 —
Bergasse (Nicolas), d'une famille originaire d'Es-
pagne, un des adeptes ardents du Mesmerisme, né à
Lyon en 1 750, suivit la carrière du barreau, et son
premier discours, devant les magistrats, fut sur Vhon-
neur. Bergasse était un orateur passionné et con-
vaincu. Le procès de Kornmann, en 1788, lui fit une
renommée considérable. On parlait moins de M. de
Necker et de Galonné que de Bergasse et de Beau-
marchais compromis dans ce procès. Les mémoires de
Bergasse qui parurent en 1788, pour l'époux trahi
eurent un succès prodigieux.
Dans cet écrit dédié au roi, Bergasse dénonce à
Louis XVI ses ministres et attaque le gouvernement.
C'est le 11 août 1788, que Bergasse écrivait ces pa-
roles prophétiques, dans une lettre inédite à la Reine :
« On trompe Votre Majesté, et on la trompe d'une
manière bien cruelle. Il faut cependant que Terreur
dans lequel on persiste à l'entretenir se dissipe et
avant que de plus grands maux n'arrivent, elle soit
avertie du bouleversement affreux qui se prépare. »
A cette époque Bergasse était initié au somnambu-
lisme magnétique et un des plus ardents adeptes de
Mesmer; il poursuivit Lenoir, lieutenant de police, à
outrance; il ne lui avait pas pardonné d'avoir autorisé
la représentation des Docteurs modernes, et de livrer
le magnétisme à la risée du peuple, en plein théâtre.
Sous la restauration de 1814, il eut de fréquentes en-
trevues avec l'empereur Alexandre chez la baronne de
— 172 —
Krudner. Ce prince lui accorda une grande estime; il
le consultait et le faisait asseoir à côté de lui : Mettez-
vous de ce coté, disait-il, c'est ma bonne oreille. Il
mourut le 28 mai 1832.
BisCHOFSWERDER. ^axon (1755); un des illuminés
les plus avancés dans la théorie des esprits extraordi-
naires. Il composait des philtres et prédisait Tave-
nir; il devint ministre de confiance de Frédéric-Guil-
laume, lui-même de la classe des illuminés, et qui
aimait les apparitions et les spectres. Envoyé au con-
grès de Systhove, il reçut de l'empereur d'Allemagne
de hautes marques de considération. Il contribua
beaucoup à déterminer la fameuse conférence de Pil-
nitz, où Frédéric-Guillaume et Léopold s'allièrent
pour rétablir sur son trône le roi Louis XVI, voué à
la mort. Bischofswerder accompagna le roi Guillaume
de Prusse dans la campagne de Champagne en 1792,
et revint avec lui à Berlin. Envoyé à Francfort comme
ambassadeur, il quitta cette place en 1 794 et mourut
dans sa terre de Marquats, près de Berlin, en 1803,
entrevoyant toujours des esprits familiers, une dame
blanche surtout qui annonçait la mort.
BoEHM (Jacob), né en 1575, simple cordonnier à
Goerlitz. Au milieu de son travail, Walther lui avait
— 17;] —
donné quelques notions de chimie, il en fit sortir un
système philosophique tout nouveau; s'abandonnant
à des extases mystiques, il se crut appelé de Dieu avec
des visions et des révélations. Ses disciples l'appelè-
rent le Théosophiste allemand; il en eut un grand
nombre. Quelques-uns, malgré leur attachement à
son système, mirent quelque modération dans leur
conduite; les autres étaient de vrais fanatiques, tel
que Kuhlmann, qui fut brûlé à Moscou. Cette secte
se répandit dans le nord de l'Allemagne, Saint-Mar-
tin a traduit en français un des ouvrages de Boehm :
l'Aurore naissante. Boehm alla ensuite à Dresde où
il fut examiné par quelques théologiens indulgents
qui le trouvèrent irréprochable, De retour à Goerlilz,
il y mourut en 1624.
BRUNSwiCK-LuNEBOURG(Gharles-Guillaume-Fer-
dinand de). Un des grands initiés aux loges martinistes,
1735, neve\i du grand Frédéric, prince d'une éduca-
tion brillante ; il avait une passion ardente pour la
musique, les beaux-arts qu'il apprit sous Winckel-
mann; il fit ses premières armes dans les glorieuses
guerres du roi de Prusse. Mirabeau qui visita Berlin
avec une mission secrète, le compare à Alcibiade : «Sa
figure annonce, dit-il, profondeur et finesse; il parle
avec précision et élégance; il est prodigieusement la-
borieux, instruit, perspicace. Ses correspondances sont
— 174 —
immenses, ce qu'il ne peut devoir qu'à sa considéra-
tion personnelle; car il n'est pas assez riche pour
payer tant de correspondants, et peu de cabinets sont
aussi bien instruits que lui. Ses affaires en tout genre
sont excellentes. Il a trouvé l'État surchargé de près
de quarante millions de dettes par la prodigalité de
son père; et il a tellement bien administré, qu'avec
un revenu d'environ cent mille louis, et une caisse
d'amortissement où il a versé des reliquats, les sub-
sides de l'Angleterre, dès 1790, il aura liquidé toutes
les dettes. Religieusement soumis à son métier de sou-
verain, il a senti que l'économie était sa première res-
source. Sa maîtresse, Mlle de Hartfeld, est la femme
la plus raisonnable de sa cour; et ce choix est telle-
ment convenable que le duc ayant montré dernière-
ment quelque velléité pour une autre femme, Ja du-
chesse s'est liguée avec Mlle de Hartfeldpour l'écarter.
Véritable Alcibiade, il aime les grâces et les vo-
luptés; mais elles ne prennent jamais sur son travail
et sur ses devoirs même de convenance.» '
En 1770 le duc de Brunswick, fut initié dans l'illu-
minisme et devint le chef des loges maçoniques.
Appelé à la tête dos armées prussiennes, il fit la cam-
pagne de Hollande ; il fut chargé de l'expédition de
1792, contre la France, dans les plaines de Gham-
pagn?. Cotait un esprit libéral, affilié aux franc-
maçons, autour duquel se groupaient beaucoup d'es-
pérances : s'il se compromit par son manifeste, il
— 175 —
resta un des chefs des martinistes ; les philosophes
ne l'oublièrent pas et en plusieurs circonstances un
parti le proposa pour le stakouderat de la République
française. L'abbé Sieyès comme Mirabeau s'était épris
du duc de Brunswick.
Quand les sociétés secrètes éclatèrent en 1806, dans
une guerre contre la France, le duc, malgré son ex-
trême vieillesse fut désigné pour le commandement
de l'armée, ei ce fut un malheur pour la Prusse. Déjà
l'avant-garde prussienne avait été tournée et disper-
sée, avant que le duc pût croire que les Français
approchaient. La grandeur du péril lui rendit cepen-
dant quelque vigueur; le 14 octobre, il se mit à la
tête des grenadiers pour repousser l'attaque princi-
pale près d'Auerstadt. A peine le feu est-il commencé,
qu'il fut atteint d'une balle dans les yeux. L'armée
resta sans chef, poursuivie par un ennemi impétueux.
Le duc se fit d'abord conduire à Erfurt, et ensuite, à
Blanckenbourg, où il resta plusieurs jours, espérant
que les Prussiens se rallieraient. Trompé dans cet
espoir, il se fit transporter à Brunswick, puis à Altona,
où il mourut le 10 novembre 1806, et fut enterré à
Ottensen. Tous les ducs de Brunswick étaient initiés
aux mystères et aux espérances de l'illuminisme; on
ne l'oubha jamais en Allemagne. Le duc Ferdinand
était le chef des loges maçoniques.
Brunswick-Oels (Guillaume Frédéric duc de), le
— 176 —
héros des étudiants, qualrième fils du duc de Bruns-
wick : d'une éducation négligée, d'un caractère dur
et soldat, né à Brunswick, le 9 novembre 1771.
Il fut capitaine dans le régiment de Riedesel , au
service de la Prusse, et fit partie de la campagne
de 1792. A la paix de Baie, il était colonel du régi-
ment de Kleist. Amoureux jusqu'au libertinage, il
continua sa vie dissipée parmi les étudiants, et, à la
suggestion de son père, il épousa la princesse Marie
de Bade. Après léna, où le vieux duc de Brunswick
fut frappé de mort, son fils jura de le venger, et vint
joindre la division militaire de Blûcher qui se battait
dans le nord de la Prusse: les biens du duc de Bruns-
wick étaient confisqués pour former le royaume de
Westphalie, au profit de Jérôme Bonaparte. Sa fierté
s'exalta, et ce fut alors qu'à l'aide des sociétés secrè-
tes, il forma un corps de partisans qui rêvèrent la
liberté de l'Allemague. Le nom des hussards, des
chasseurs de Brunswick fut bien vite fameux. Leur
uniforme attirait l'attention. Il était noir en signe de
deuil et de vengeance : les brandebourgs de la cava-
lerie offraient l'image des côtes d'un squelette; les
casques et les shakos portaient une tête de mort.
Mais les préparatifs du prince durèrent trop long-
temps. Il y avait déjà j'iusieurs jours que les hostili-
tcF. étaient ouvertes, lorsqu'il se mit en campagne, et
se dirigea sur la Lusace. S'il eût été plus tôt en me-
sure, s'il eût réuni ses forces à celles de Schill, de
— 177 —
Darnburg, de Katt et des autres insurgés, il eût
peut-être soulevé toute rAllemngne septentrionale ;
c'est au milieu de mai seulement qu'il quitta la Bo-
hême. A cette époque, la prise de Vienne avait déjà
jeté du découragement dans les populations germa-
niques ; les corps de Schill et des autres officiers qui
appelaient le pays à l'indépendance étaient isolés,
traqués de proche en proche, poursuivis même par
des compatriotes adhérents des Français. Abandonné
par l'Allemagne domptée, le duc de Brunswick se
fraya un passage après d'héroïque efforts, il se réfu-
gia à Brème, où un navire américain le reçut à son
bord. En 1813, il vint en Allemagne victorieuse, et
reçut des étudiants le titre glorieux d'Arminius. Au
congrès de Vienne, il fut rétabli dans ses États.
En 1815, il él:ait à la tête de ses hussards; il fut
frappé mortellement à la bataille des Quatre-Bras ;
les chefs des sociétés secrètes le proclamèrent le héros
du Tugend Bund.
Cagliostro (le comte Alexandre de), naquit à Pa-
lerme, le 8 juin 1749, d'après quelques documents
recueillis, de parents d'une médiocre extraction ; son
vrai nom était Joseph Balsamo. Après une jeunesse
orageuse, il se mit à voyager. Il visita successive-
ment la Grèce, l'Egypte, l'Arabie, la Perse, Rhodes,
l'Ile de Malte, il fut bien accueilli du grand maître
— 178 —
qui lui donna des lettres de recommandation pour la
reine de Naples. A Rome, il connut la belle Lorenza
Feliciani dont il parle tant, il s'unit à elle par les
liens du mariage. L'apparition la plus brillante de
Gaglio&tro fut k Strasbourg, le 19 septembre 1780,
où il excita l'enthousiasme. La Borde ne conoait pas
de termes assez forts pour peindre le comte de Ga-
gliostro. Dans ses Lettres sur la Suisse^ il le qualifie
d'homme admirable par sa conduite et par ses vastes
connaissances : « Sa figure, dit-il, annonce l'esprit,
exprime le génie , ses yeux de feu lisent au fond des
âmes. Il sait presque toutes les langues de l'Europe
et de l'Asie ; son éloquence étonne et entraîne, même
dans celles qu'il parle le moins bien. » A ces témoi-
gnages de La Borde, on peut ajouter les lettres écrites
au préteur de Strasbourg, en 1783, par MM. de Mi-
romesnil, de Vergennes, le marquis de Ségur, par
lesquelles on réclame l'appui des magistrats en faveur
du noble étranger. Après l'affaire du collier, il se re-
tira en Angleterre. Il y séjourna environ deux ans;
passa de Londres à Baie, puis à Vienne, à Aix, en
Savoie, à Turin, à Gênes , à Vérone et finit par
séjourner à Rome , où il fut arrêté le 27 décem-
bre 1789, et transféré au château Saint-Ange. On
lui fit son procès et il fut condamné le 7 avril 1791,
comme pratiquant la franc-maçonnerie. La peine de
mort fut commuée en ime prison perpétuelle. Il
mourut en 1795, au château Saint- Ange. Sa femme
— 179 —
avait été conuainnée à une perpétuelle réclusion dans
le couvent de Sainte-Apolline. Comme tous les par-
tisans des doctrines hermétique et magique, Ga-
gliostro faisait un grand usage des aromates et de
For. L'auteur de sa vie lui fait honneur de l'institu-
tion d'une maçonnerie égyptienne qui révélait toutes
les destinées. Une pupille ou colombe, c'est-à-dire un
enfant dans l'état d'innocence, placé devant une ca-
rafe, abrité d'un paravent obtenait, par l'imposition
des mains, la faculté de communiquer avec les anges
et voyait dans cette carafe tout ce que l'on deman-
dait qu'il y vît. Enfin un écrivain de nosj ours (M. l'abbé
Fiard) n'a pas hésité de faire de Gagliostro un des es-
prits du ténébreux empire, et de l'associer à l'infer-
nale cohorte avec Mesmer, Gomus, Pinetli, l'engas-
trimythe de Saint-Germain-en-Laye.
GoNDÉ (Louise-Marie-Thérèse-Bathilde d'Orléans,
duchesse de Bourbon, princesse de), née à Saint-
Gloud, le 9 juillet 1750, était fille de Louis-Philippe,
duc d'Orléans, petit-fils du Régent et de Louise-
Henriette de Bourbon-Gonti. A vingt ans elle inspira
la plus vive passion au duc de Bourbon, qui en avait
à peine quinze. Leur mariage se conclut en 1770.
Mère du duc d'Enghien, elle se sépara bientôt de
son mari. Très-instruite, très-forte musicienne, elle
peignait même avec quelque talent. La princesse à
..... 180 —
l'imagination exaltée se livra exclusivement à des idées
de mysticisme. Entraînée par des hommes qui spé-
culaient sur son rang et sur son exaltation religieuse,
elle eut des relations mystiques avec Catherine Theot,
avec le chartreux dom Gerle. C'était dans l'hôtel de
la duchesse de Bourbon que dom Gerle se livrait à
des prédications ardentes du spiritisme, La princesse
en vint jusqu'à loger chez elle la prophétesse Su-
zanne Labrousse; elle fit même imprimer à ses frais
le recueil des prophéties de cette spirite. La prin-
cesse de Condé garda ses idées pendant l'émigration.
Elle revint en 1814 en France et mourut dans une
extrême piété. Elle établit dans son hôtel, rue de
Yarennes, un hospice, dit hospice d'Enghien^ pour y
recevoir de pauvres malades; elle-même pansait
leurs plaies, et leur administrait des secours. Ce fut
au milieu de ces offices de piété que, revenue de son
spiritisme, la duchesse de Bourbon passa les sept
dernières années d'une vie jusqu'alors si agitée. Sa
mort fut digne d'une chrétienne, le 10 janvier 1822.
Labrousse (Clotilde-Suzanne-Courcelle de), née
en Périgord 1741 ; entrée dans le tiers ordre de Saint-
Louis à 19 ans, elle fut un des grands adeptes de
l'illuminisme. Mile de Gourcelle reçut l'hospitalité
dans l'hôtel de la duchesse de Bourbon si chère aux
inspirés. En 1790, la prophétesse conçut le projet
— 181 —
d'aller à Rome défendre en personne, devant le sou-
verain pontife et le sacré collège, les principes de la
constitution civile du clergé, et persuader le Pape de
renoncer à son autorité temporelle. Elle tint sa pa-
role et partit comme elle l'avait dit, du plus petit vil-
lage pour la plus grande ville du monde. Pendant
son pèlerinage elle prêchait dans les églises, dans les
clubs, même en pleine rue, appelant ses auditeurs,
frères et amis. Arrivée à Bologne (août 1792), elle en
fut expulsée par le gouverneur. A Yiterbe , elle fut
arrêtée , conduite à Rome et détenue au château
Saint-Ange où jamais au reste elle n'éprouva de
mauvais traitements. Après l'invasion de Rome par
les Français (1798), elle revint à Paris. Dès ce mo-
ment jusqu'à la fin de sa longue carrière, quoique
toujours attachée à ses idées, elle se renferma dans
un petit cercle d'adeptes persévérants, et mourut en
i821. On a de Suzanne Labrousse des prophéties
concernant la Révolutiori française, suivies d'une pré-
diction qui annonce la fin du monde (pour 1899).
Gentz (Frédéric de) fut l'écrivain politique qui
remua le plus profondément les sociétés secrètes pour
la cause de l'Allemagne. Né à Breslau, en 1766,
d'une mère française (Ancillon) ; élève du Gymnase
de Berlin. Il fut envoyé ensuite à l'Université de
Kœnigsberg, aux leçons de Kant; ses facultés intel-
11
— 182 —
lectuelles se développèrent. Revenu dans sa famille,
il fut attaché à l'administration publique et ne tarda
pas non plus à écrire dans les journaux des articles
politiques et philosophiques qui furent remarqués.
Quoique jeune encore, nommé conseiller privé pour
les finances de Prusse, Gentz montra un esprit très-
avancé. Consulté par le roi sur l'état des esprits en
Allemagne, son mémoire présenté à Frédéric-Guil-
laume III, est remarquable par la libre expression des
pensées : « Sous le régime tutélaire de Votre Majesté,
tout ce qui n'est pas enchaîné par une nécessité absolue
doit pouvoir se mouvoir librement. Qu'il soit permis
à chacun de poursuivre ses intérêts par toutes les
voies légales ; que chacun puisse exercer ses facultés
dans la sphère qu'il s'est choisie; qu'aucun mono-
pole, qu'aucune prohibition, qu'aucune intervention
dans l'industrie privée, par le moyen de règlements
inutiles, ne gêne l'agriculteur, le fabricant et le mar-
chand. Pour que l'industrie puisse contribuer à la
prospérité de l'Etat, elle ne doit même craindre au-
cune entrave. Maisc'est surtout la pensée de l'homme
qui ne supporte point la contrainte. Tout ce qui la
comprime est nuisible, non-seulement en ce qu'il
empêche le bien, mais en ce qu'il favorise le mal. »
Après cette apologie de la libre pensée, Gentz pu-
blia une série d'articles sur l'Angleterre, dont il
exaltait le système. Appelé ensuite à juger les gou-
vernements de l'Allemagne, il attaqua hardiment
— 18;:; — -
les cabinets qui étaient entrés dans le système des
indemnités territoriales, d'après le traité de Luné-
ville. Ces censures déplurent à Berlin, cabinet alors
favorable à la paix avec la République française, et
au système des indemnités qui lui étaient allouées
en Westphalie.
Dans cette même année, Gentz, attaché à la chan-
cellerie autrichienne, fit un voyage politique en An-
gleterre où il fut bien accueilli par les ministres.
De retour à Dresde, il s'affilia aux sociétés secrètes,
il disait dans un écrit : « Il ne nous reste plus
qu'une seule ressource mémorable; que les bons,
les braves s'instruisent, s'unissent et s'encouragent
les uns les autres, qu'une sainte ligue se forme pour
rendre la liberté aux nations et le repos au monde...
Allemands, dignes de votre nom, voyez votre pays
foulé aux pieds, déchiré, profané ; ayez assez d'élé-
vation dans l'âme pour ne pas vous manquer à vous-
mêmes ; il n'y a rien de tombé qui ne puisse être
relevé. Ce n'est ni la Russie, ni l'Angleterre qui
pourraient accomplir ce grand œuvre de la délivrance
européenne. C'est l'Allemagne, cause principale de
la ruine de l'Europe, qui doit relever ses ruines,
qui doit opérer l'affranchissement général. » En
1809, Gentz rédigea le manifeste de l'Autriche contre
la France. Quatre ans après, ce fut encore lui qui
écrivit la proclamation de l'Autriche annonçant son
adhésion à l'alliance des puissances du Nord contre
— 184 —
Napoléon. A celte époque, Gentz était devenu un
homme nécessaire. Malgré la répugnance qu'éprou-
vait le cabinet de Vienne d'entrer en explication avec
ses sujets, il fallait, pourtant, si l'on voulait exciter
les nations germaniques à prendre les armes, rédiger
des manifestes, des proclamations, même des articles
de journaux. Gentz était l'homme propre à tout cela.
Quoique esprit fort , très-incrédule et matérialiste,
Gentz fut l'écrivain delà TugendBundj jusqu'en 1814,
qu'il s'en sépara ouvertement pour prendre place
dans le conseil de la sainte alliance. Il assista éga-
lement comme conseiller et comme secrétaire aux
congrès d'Aix-la-Chapelle, Garlsbad, Troppau, Lay-
hach et Vérone. Les mesures rigoureuses prises à
Garlsbad contre la liberté de la presse en Allemagne
furent attribuées dans le public aux conseils de
Gentz, qui en d'autres temps avait soutenu un autre
système. A Vérone, il avait encore assez de crédit
pour que les plénipotentiaires français s'adressassent
à lui dans les négociations, et lorsqu'à la fin de 1822,
M. de Chateaubriand ministre des affaires étran-
gères, demanda l'appui de Gentz dans le cabinet de
Vienne, le publiciste allemand parut goûter l'idée
d'une alliance continentale. « Si l'ordre et la paix
peuvent encore être solidement établis en Europe,
écrivit-il, en réponse à la lettre du ministre français,
il n'y a que l'union sincère et actuelle des grandes
puissances du continent qui puisse y conduire. Tout
— 185 —
est vrai, tout est réel dans cette association; en dépit
de la diversité des formes, les intérêts sont communs,
les besoins sont réciproques. Avec les talents, même
de premier ordre à la tête de son gouvernement, la
France ne peut se consolider par une marche isolée,
et Dieu la préserve de jamais choisir celle dans la-
quelle elle rencontrera l'Angleterre. » Gentz eut une
vive affection pour la danseuse Fanny Elsler. M. de
Chateaubriand y fait allusion dans son ouvrage sur
le Congrès de Vérone : « Nous l'avons vu s'éteindre
doucement, et au son d'une voix qui lui faisait ou-
blier celle du temps. » Il mourut le 9 juin 1852, avec
plus de calme qu'on ne devait l'attendre de la part
d'un homme aussi faible de caractère, et qui avait
montré une si grande peur de la mort.
Gerle (Dom), né en 1740 en Auvergne, prit fort
jeune l'habit de Chartreux, et devint prieur du
couvent de Port-Sainte-Marie ; on le citait comme
un des religieux les plus distingués de son ordre,
lorsqu'il fut élu, en 1789, député du clergé de la
sénéchaussée de Riom aux États généraux. Il fit
cause commune avec le tiers-état et, ne tarda pas
à marcher l'égal des Sieyès, des Gouttes, des Gré-
goire. Il se lia avec Suzanne Lab rousse qui faisait
déjà de nombreux adeptes. Dom Gerle avait conservé
des relations avec Robespierre le futur grand pon-
— 186 —
tife de la religion de rÊtre-Suprême; avait-il deviné
dans l'ancien disciple de Saint-Bruno, l'homme en-
thousiasme, le fanatique qui lui aiderait à l'établir?
Dom Gerle, que le peu de succès des visions
prophétiques de Suzanne Labrousse n'avait pas dé-
sabusé, adopta, en 1794, une autre prophétesse
qu'il découvrit près l'Estrapade; lui demeurait
alors chez un nommé Fournier, menuisier. Porte
Saint- Jacques. Cette femme était la fameuse Catherine
Theot ; baptisée par Barère, dans son rapport, Theos^
(en grec, Dieu). Cette Catherine Theot, âgée alors
de soixante-neuf ans, avait été emprisonnée une
partie de sa vie; et ce séjour prolongé dans les
cachots avait exalté son imagination, de même
que la retraite austère, la vie silencieuse et mélan-
colique du cloître avait affecté Dom Gerle; tous
les deux y avaient puisé cette habitude de la con-
templation qui porte aux idées d'illuminisme. Marie
Theot tenait des séances secrètes. Le récipiendaire
une fois entré, un indicateur sonnait; on voyait
paraître ensuite une femme qui saluait en disant :
« Venez, homme mortel, vers l'immortalité, la mère
de Dieu vous le permet. » Marie Theot se mon-
trait aussitôt, soutenue sur les bras de Vèclaireuse
et de la chanteuse; deux belles filles qui lui baisaient
le front, les pieds et les mains. Dom Gerle se
présentait alors ; tout le monde s'inclinait devant
lui ; il s'approchait du fauteuil de la mère de dieu,
— 187 —
s'agenouillait, lui baisait la joue; après qu'elle
lui avait dit : « Prophète de Dieu, réunissez-vous. »
Quelques jours avant le 9 thermidor, Dom Gerle
traduit au tribunal révolutionnaire fut condamné
à la prison ; il en sortit à la fin du règne de la
terreur. Il se trouvait alors à peu près sans res-
source, et il travailla pendant quelques temps au
Messager du soir; puis il entra comme auxiliaire
dans les bureaux de l'intérieur. A compter de ce
moment on le perd de vue; et l'époque de sa mort
est ignorée.
Martinez pascalis, fameux spirite du xviii*
siècle : les disciples même les plus intimes de Mar-
tinez n'ont point connu sa patrie. C'est d'après son
langage, qu'on a présumé qu'il pouvait être Portu-
gais, et même juif. Il s'annonça, en 1754, par l'in-
stitution d'un rite cabalistique d'élus dits cohens
(prêtres). Un assez grand nombre de prosélytes y
formèrent la secte qui reçut des loges du nouveau
rite organisé en 1775, la dénomination des marti-
nistes. Après avoir achevé de professer à Paris,
Martinez quitta soudain ce séjour, et s'embarqua,
vers 1778 pour Saint-Domingue ; et finit au Port-au-
Prince en 1779, sa carrière théurgique. Bacon de
la Ghevallerie, l'un de ses disciples fut aussi un de ses
agents. Saint-Martin, dans le portrait de Martinez
— 188 —
qui fait partie de ses œuvres posthumes, ne s'est
pas expliqué sur la doctrine de ce maître. On peut
présumer que cette doctrine professée par Martinez
est la cabale des Juifs, qui n'est autre que leur méta-
physique, où la science de l'être, comprenant les
notions de Dieu, des esprits, de l'homme dans ses
divers états. Martinez prétendait posséder la théorie
pratique où la clef active de cette science ayant
pour objet non-seulement d'ouvrir des communica-
tions intérieures, mais de procurer des manifestations
sensibles avec Dieu par les anges et les démons, esprit
intermédiaire qui voltigait incessamment dans hs
airs et donnaient aux femmes les avertissements sur
la vie.
Mesmer (Antoine) naquit à Mersbourg, en Souabe,
et son apparition dans le monde savant est de 1766.
Il publia une thèse intitulée De planetarum influxu
(de l'influence des planètes), pour établir que les corps
célestes, en vertu de la même force qui produit leurs
attractions mutuelles, exercent une influence sur les
corps animés, et particulièrement sur le système
nerveux, par l'intermédiaire d'un fluide subtil qui
pénètre dans tous les corps et remplit tout l'univers.
Mesmer se disait possesseur d'un secret qui révélait
le mécanisme de la nature en maîtrisant, comme
par un pouvoir magique, les corps animés et inani-
— 189 —
mes. Avec cette science il opéra des cures merveil-
kuses, en vertu d'un principe unique, universel, à la
fois si parfait et si simple qu'il pouvait le faire par-
tager aux personnes les plus superficielles. De si bril-
lantes merveilles, annoncées avec toute la hauteur
d'un inspiré , ne pouvaient manquer d'attirer la
foule, et bientôt un indicible enthousiasme se mani-
festa pour le docteur Mesmer. Les disciples ont de-
puis expliqué sa doctrine, en soutenant que le fluide
subtil est mis en mouvement par la volonté, et que
les individus dont la présence gêne son action sont
ceux dont la volonté est contraire aux effets magné-
tiques, c'est-à-dire qui ne croient point à leur réa-
lité. Mesmer dit encore que les corps animés, étant
analogues à des aimants, ont des pôles comme eux, et
des pôles que le magnétisme peut à son gré fixer sur
tel ou tel point de leur surface. La similitude avec
les aimants, ajoute -t-il, est si parfaite que le phé-
nomène de l'inclinaison même y est observé. Parmi
les personnages remarquables qui furent le plus
complètement séduits par l'exposition de ses prin-
cipes, on en compte plusieurs qui bientôt après
portèrent le même esprit de nouveauté dans les évé-
nements politiques : Bergasse, le marquis de Puy-
ségur, le marquis de La Fayette, et le parlementaire
d'Eprémenil. Mesmer quitta la France et se rendit
quelque temps en Angleterre sous un nom supposé.
Relire en Allemagne, il publia en 1799, une non-
— 190 —
velle exposition de sa doctrine. Enfin, cet esprit
étrange mourut presque ignoré en 1815.
KoERNER (Théodore), le poëte des universités et
des sociétés secrètes, né à Dresde en 1780, élève de
Schiller, avait fait ses études à Leipzig. Enthou-
siaste de Tindépendance germanique, il ne négligea
rien pour propager une doctrine qui ne pouvait se
professer, à cette époque, sans les plus grands dan-
gers; aussi ne tarda-t-il pas à recevoir une défense
formelle de fréquenter aucune des universités de la
Saxe. Il prit le parti de se retirer à Vienne, et de
travailler pour le théâtre. Après la funeste retraite
de Moscou, l'esprit de l'Allemagne enflamma le
courage de Koerner. La passion des lettres, une
existence heureuse, Tamour même ne purent le re-
tenir; il partit pour Breslau, et s'enrôla comme
simple soldat dans le corps prussien des chasseurs
à cheval de Lutzow. Il obtint une lieutenance sur le
champ de bataille le 8 octobre, mais la mort vint
l'arrêter au milieu de sa glorieuse carrière dans les
plaines de Leipzig.
PuYSÉGUR (Amand-Marie- Jacques de Chastenet,
marquis de) né en 1752, fut un des plus grands
adeptes du magnétisme. Émule plutôt que disciple
— 191 —
de Mesmer et premier observateur du somnambu-
lisme magnétique, Puységur avait, dès 1783, publié
un ouvrage historique sur cette science. Il y donna
une suite, fruit de recherches nouvelles faites de-
puis 1805. On a de lui : Mémoires pour servir a l' his-
toire et à rétablissement du magnétisme animal,
1784; Du magnétisme animal considéré dans ses rap-
ports avec diverses branches de la physique, 1807-
1809, in-8°; Recherches, expériences et observations
physiologiques sur l'homme dans l'état du somnam-
bulisme naturel et dans le somnambulisme provoqué
par l'acte magnétique, 1811,in-8°; Les vérités che-
minent, tôt ou tard elles arrivent, 1814. Il mourut le
1" août 1825.
ScHARNHORST (Grelhard David de) né à Hamelsée
dans le Hanovre en 1756 ; fermier-cultivateur, élève
de l'école de Steintrude, il composa divers écrits qui
lui firent une grande renommée et qui ont beaucoup
contribué au progrès de la science en Allemagne. Le
roi lui donna en 1804 le grade de colonel avec des
lettres de noblesse, et il le chargea avec le général
Klénesbeck de l'éducation militaire du prince royal.
Lorsque la guerre éclata en 1806, Scharnhorst était
employé comme quartier-maître général du principal
corps d'armée. Il s'affilia à tontes les sociétés se-
crètes et les dirigea pour la délivrance de l'Allemagne,
— 192 —
quand les enseignes prussiennes se déplayèrent avec
patriotisme en 1813, dans les plaines de la Saxe, ce
fut encore par Blûcher et Scharnhorst qu'elles furent
dirigées. Le premier était général en chef, et le se-
cond son chef d'état-major. Blùcher n'était pas, on le
sait, doué de beaucoup d'instruction et de tactique;
personne plus que Scharnhorst n'était en état de le
suppléer sous ce rapport. Si l'un fut le bras, la force
de l'armée, on peut dire que l'autre en fut la tête et
la pensée. C'est ainsi que furent obtenus les triom-
phes de Dennewitz, de la Kalzbach, de Leipzig, etc.
Scharnhorst ne put pas assister à ces dernières vic-
toires qu'il avait tant contribué à préparer en organi-
sant les bataillons de Landwer, en dirigeant les étu-
diants des universités , en inspirant à toute la
population prussienne un si grand enthousiasme.
Blessé mortellement à Lutzen, aux lieux mêmes où,
deux siècles auparavant, était mort le héros de la
Suède,>Gustave Adolphe, il expira le 28 juin 1813, à
Prague, où il avait voulu suivre le roi.
Saint-Germain (Le comte de). On ignore le lieu
de naissance de cet esprit étrange. C'est en Allema-
gne, pays de l'illuminisme qu'il se fit connaître du
maréchal de Belle-Isle un peu porté aux sciences oc-
cultes; il l'amena en France; Saint-Germain, selon
l'expression du duc de Choiseul, devint Vdme damnée
— 193 —
de ce ministre auquel il avait donné l'idée de bateaux
plats pour une descente en Angleterre. Le comte ga-
gna Tamitié de Mme de Pompadour: elle le présenta
au roi Louis XV qui lui donna un appartement à
Chambord. Le roi se plaisait tellement à sa conversa-
tion, qu'il passait des soirées entières avec lui, chez
la marquise. Le comte de Gleichen, qui, pendant son
séjour à Paris, avait suivi Saint-Germain avec une
grande curiosité, atteste dans ses Mémoires , qu'il lui
montra une quantité de pierreries et de diamants, si
prodigieuse, qu'il crut voir les trésors de la lampe
merveilleuse. « J'ose me vanter, continua-t-il, de me
connaître en bijoux; et je puis assurer que l'œil ne
pouvait rien découvrir qui fît même douter de la faus-
seté de ces pierres. » Le comte de Saint- Germain
possédait, dit-on, un élixir qui rendait immortel. 11
était d'une taille moyenne, très-robuste, vêtu avec
une simplicité magnifique et recherchée. Il affectait
une grande sobriété, ne buvait jamais en mangeant,
se purgeait avec des follicules de séné qu'il arran-
geait lui-même; et c'était le régime qu'il conseillait
à ses amis, quand ils le consultaient sur le moyen de
vivre longtemps. Il mourut dans l'obscurité, à Heswig,
en l'année 1784.
Saint-Martin (Louis Claude de) dit le philoso-
phe inconnu, né à Amboise le 18 janvier 1743; à
— 194 — '
vingt-deux ans il entra au régiment de Foix. Initié
par des formules, des rites, des pratiques, à des opé-
rations théurgiques, que dirigeait Martin ez Pascalis,
chef de la secte des martinistes, il lui demandait
souvent : Maître, eh quoi ! faut-il donc tout cela pour
connaître dieu ? Cette voix qui était celle des manifes-
tations sensibles, n'avait point séduit Saint-Martin.
Ce fut toutefois par là qu'il entra dans la voie du spi-
nïwme. La doctrine de cette école, dont les membres
prenaient le titre hébreu de Cohen (Prêtres), et que
Martinez présentait comme un enseignement secret
reçu par tradition, se trouve exposé d'une manière
mystérieuse dans les premiers ouvrages de Saint -
Martin et surtout dans son Tableau naturel des
rapports entre Dieu , V homme, etc. Il fut désigné
par le district d'Amboise comme un des élèves
aux écoles normales destinées à former des institu-
teurs; il accepta cette mission, dans l'espérance
qu'il pourrait, en présence de deux mille auditeurs
animés de ce qu'il appelait le spiritus mundi, dé-
ployer son caractère de spirUiste et combattre le phi'^
losophisme matériel et antisocial. Saint-Martin avait
beaucoup lu les Méditations de Descartes et les ou-
vrages de Rabelais, et il aimait à visiter les lieux où
ces deux auteurs avaient pris naissance. Cela peut
expliquer comment le même homme avait pu compo-
ser le Ministre de r homme-esprit, ouvrage des plus
sérieux, le Crocodile, poëme grotesque des plus
— 195 —
bizarres, même après Rabelais; fiction allégorique,
qui met aux prises le bien et le mal, et couvre sous un
voile de féerie, des instructions et sous une cri-
tique dont la vérité trop simple aurait pu blesser
les esprits scientifiques et littéraires. Il mourut le
13 octobre 1803.
Swedenborg (Emmanuel baron de) naquit à Sto-
ikholm en 1688, enfant de Joseph Svedberg, évêque
luthérien de Skara. Il passa une partie de sa vie à
étudier les sciences ; après s'être montré successive-
ment poète, philosophe, métaphysicien, minéralo-
giste, marin etthéologue, il eut une maladie qui
laissa après elle de longues traces sur ses organes.
Il se crut tout à coup inspiré de Dieu pour révéler
des vérités nouvelles : il expose lui-même Forigine
de son apostolat. Dans Swedenborg, les uns crurent
voir un homme dans une constante exaltation, d'au-
tres le sophiste inspiré. Si on le suit en ses fré-
quents voyages dans le monde des esprits, là,
il vous montre un paradis eu plein rapport avec la
terre, et les anges faisant dans l'autre monde tout ce
que l'homme fait ici. La, il décrit le ciel et ses cam-
pagnes, ses forêts, ses rivières, c'est toujours Dieu ou
un ange qui lui parle. Il a des esprits à ses ordres,
et ces esprits lui révèlent les choses les plus secrètes,
La princesse Ulrique de Suède lui demandait pour-
— 196 —
quoi son frère, le prince de Russie, était mort sans
répondre à une lettre qu'elle lui avait écrite. Swe-
denborg promit de consulter le mort, il revint et ré
pondit à la reine ; « Votre frère m'est apparu cette
nuit, il m'a chargé de vous annoncer qu'il n'a pas
répondu à votre lettre parce qu'il désapprouvait votrt
conduite ; parce que votre imprudente politique et
votre ambition étaient cause du sang répandu. J^
vous ordonne de sa part de ne plus vous mêler des
affaires d'État et surtout ne plus exciter les troubles
dont vous serez tôt ou tard la victime. » Swedenborg
est mort à Londres le 29 mars 1772. f
!
SCHILL (Ferdinand de), colonel prussien, né en 1773
en Silésie, l'un des fondateurs de la Tugend Bund.
Schill sortit de Berlin (le 29 avril 1809), à la tête de
son régiment, et se porta sur Wittemberg, Halle et
Albersladt, enlevant partout les caisses publiques,
dispersant les garnisons, brûlant les armes du
royaume de Westphalie pour y substituer les aigles
prussiennes. Schill grossissait sa troupe de tous les
mécontents. Il rencontra près de Magdebourg un
corps français, qu'il combattit avec acharnement.j
Mais déjà sa tête avait été mise à prix parle roi
Jérôme et par son propre souverain désavouant une
telle entreprise et déclarant qu'il le traduirait à un
conseil de guerre. Toutes les parties de l'Allemague
\
^ 197 —
étaient frappées de stupeur. Dès lors la position de
Schill fut excessivement difficile. Ne se flattant plus
de triompher des Français, il se dirigea sur le Meck-
lembourg et la Poméranie. Après avoir enlevé à
Nismar et à Rostock une grande quantité d'armes et
d'artillerie, il se dirigea sur Stralsund. Il avait con-
çu l'espoir de s'y défendre jusqu'à ce qu'une flotte
anglaise pût venir le recevoir à son bord avec sa
troupe, comme cela eut lieu dans le même temps
pour le duc de Brunswick-Oels : mais à peine avait-
il eu le temps d'établir à la hâte quelques retran-
chements, qu'il fut attaqué par un corps nombreux
de Hollandais et de Danois, que commandaient les
généraux Gratien et Ewald. La troupe de Schill, de
six mille hommes, se défendit avec beaucoup de vi-
gueur et disputa le terrain pied à pied, de maison en
maison. Il fit lui-même des prodiges de valeur, et
tua de sa propre main le général hollandais Garteret,
en lui disant : Coquin, va faire nos logements. Enfin,
il périt en combattant, le 31 mai 1809. Le petit
nombre des soldats de Schill qui échappèrent au
massacre, furent conduits à Brest et à Cherbourg
comme des malfaiteurs et ils ne revirent leur patrie
qu'à la paix de 1814.
Stein (Gharles, baron de), né en 1756 dans le du-
ché de Nassau, élevé dans les universités, directeur
^
— 198 —
des mines de Mark en Westphalie ; il fut le premier
qui dirigea les sociétés secrètes vers la Confédéra-
tion du nord, l'une des idées les plus chères à la
Prusse ; il fut conseiller intime du roi Frédéric-Guil-
laume III. Partisan de la démocratie, il rédigea
l'édit qui donna à la bourgeoisie les mêmes droits
qu'à la noblesse, désormais obligée à payer l'impôt :
protecteur et même fondateur avec Arndt et Scharn-
horst de la TugendBund; il fut exilé avec le baron de
Hardenberg, par les ordres de Napoléon, après léna,
et se réfugia en Autriche, puis en Russie. Lors du
soulèvement de l'Allemagne, en 1813, Stein fut
chargé de l'administration des provinces soulevées;
il suivit le roi de Prusse à Paris, se prononça contre
toute concession à la France. C'était son habitude de
risquer des plaisanteries souvent de mauvais goût
pendant les parties de whist dans les cercles diplo-
matiques au milieu des libertés du jeu. Apprenant
que M. de Talleyrand allait prendre part au congrès
de la paix, il ferma ses poches, et dit d'un air railleur
qu'on ne pourrait plus sortir le soir sans danger. Il
n'était pas plus content de la présence de Castle-
reaghau congrès de Vienne : TAngleterre, disait-il,
envoyait un âne têtu pour la représenter. Aussi
Stein ne parut qu'un instant au congrès de ^'ienne,
et se retira dans ses terres, où il vécut en observa-
teur, méditant sur les grands événements qui se suc-
cédèrent. Ce ne fut qu'en 1S27 qu'il reparut sur la
— 199 —
scène politique et fut nommé ministre, puis maré-
chal des États de Westphalie. En 1830, il reçut le
même témoignage de confiance malgré le mauvais
état de sa santé. Il mourut dans son château de Gap-
penberg, le 29 juin 1831.
Theot ou Theos (Catherine), surnommée la Mère
de Dieu, née en 1725, près d'Avranches. Pauvre
villageoise, venue à Paris dans sa jeunesse pour y
trouver des moyens d'existence; avec son esprit ar-
dent, déréglé, elle se persuada qu'elle avait des vi-
sions ; nouvelle Eve, elle était appelée à régénérer le
genre humain. Ses prédications avaient été assez
étranges pour que la police de M. de Sar'ine crût
devoir la faire renfermer. Sa détention l'ayant un peu
calmée, elle fut mise en liberté, et l'on n'en parla
plus jusqu'à l'année 1794, époque à laquelle les
agens du comité de sûreté générale allèrent chercher
Catherine Theos, dans un galetas de la rue Contres-
carpe, à l'extrémité du faubourg Saint- Jacques où
elle avait recommencé à débiter ses rêveries à une
multitude d'adeptes, et surtout à des femmes et des
jeunes filles qui espéraient faire secte. Sénart,
secrétaire du comité de sûreté générale, fut chargé
de l'arrêter. Yadier parla aussi des conférences de la
vieille illuminée avec la duchesse de Bourbon, la
marquise de Ghastenet, et un médecin du duc d'Or-
/
— 200 —
léans, nommé Lamolhe; enfin il fit décréter d'accu-
sation Catherine Theos et dom Gerle. Cette femme
mourut à la Conciergerie, cinq semaines après son
arrestation à l'âge d'environ soixante-dix ans.
Weishaupt (Jean), plus connu dans les annales
des illuminés allemands sous le nom de Spartacus,
naquit en Bavière, l'année 1748. Devenu professeur
de droit à l'université d'Ingolstadt, il créa une asso-
ciation sous le titre d'Ordre des Illuminés (1776).
Weishaupt ne se faisait distinguer en public que par
l'assiduité à ses devoirs. Les lois divines et sociales
qu'il avait juré d'anéantir, il les expliquait avec un
étalage de zèle et d'érudition. L'université d'Ingols-
tadt n'avait jamais eu un professeur mieux fait pour
ajouter à la réputation de son école. Au milieu de
ses rêveries, occupé de l'ensemble et des détails,
jour et nuit, suivant son expression, écrivant, Ira'
vaillant, méditant tout ce qui pouvait fortifier ou
propager son illuminisme, il continuait son école
publique et secrète ; il formait sans cesse de nouveaux
adeptes, il surveillait ses envoyés du fond de son
sanctuaire, il les suivait dans toutes leurs colonies et
leur mission. L'existence de son ordre n'était pas en-
core soupçonnée autour de lui dans Ingolstadt, et
déjà pour la Bavière seule, il comptait cinq loges à
Munich; d'autres loges et d'autres colonies étaient
— 201 —
f établies à Freysingue, à Lansberg, à Burghausen, à
Straubing, en Souabe, en Franconie, dans le Tyrol,
et il n'y avait que trois ans que l'ordre était fondé
qu'on comptait déjà plus de mille initiés sous ses lois.
A cette époque les deux premiers illuminés de haute
origine que Weishaupt admit dans ses secrets furent
le baron de Bassus, et l'autre le marquis de Gon-
stanzo. Ce baron de Bassus ouAnnibal (son nom d'il-
luminisme) faisait les fonctions d'apotre ; il eut des
succès dans son apostolat à Bautzen, dans le Tyrol.
Il écrit qu'il a rempli d'enthousiasme pour les illu-
minés, le président, le vice-président, les princi-
paux conseillers du gouvernement; et qu'en passant
en Italie, il a fait la conquête à Milan de son Exe. le
comte W...., ministre impérial. Le baron Schrœ-
chenstein, le comte de Savioli, le comte de Magen-
hoff, le comte de Papeinheim étaient aussi des nou-
veaux sectateurs ardents. L'ordre des illuminés
s*accrut en nombre ; des hommes ambitieux s'y in-
troduisirent; l'autorité intervint; les papiers des illu-
minés furent saisis et mis au grand jour. Weishaupt,
qui était un rêveur de bonne foi, trouva chez le prince
de Gotha une hospitalité généreuse. De la Bavière
l'ordre s'étendit le long du Rhin, dans les États des
princes ecclésiastiques. Weishaupt mourut le 18 no-
vembre 1830.
FIN DE LA NOTICE.
TABLE DES MATIERES.
Pages.
I. L'enfance et les Études mystiques de la baronne
de Krudner (1769-1775) 1
II. Ambassade du baron de Krudner à Venise. — Les
Gondoles. ~ Les Bals. — La baronne à Paris
sous le Directoire (1790-1797) 19
III. Voyage de Madame de Krudner en Livonie. — Son
retour à Paris. — La Femme littéraire. — Valérie.
(1798-1802) 35
IV. Séjour de Madame de Krudner en Allemagne. —
L'IUuminisme. — Les Sociétés secrètes. — L'em-
pereur Alexandre. — Le mysticisme dans la
guerre (1804-1813) 51
V. Les Souverains alliés à Paris. — Popularité de l'em-
pereur Alexandre. — Madame de Krudner. — Di-
plomatie du congrès de Vienne. — L'Allemagne
reconstituée (1815) 73
VI. La Déclaration de la sainte alliance. — La part de
Mme de Krudner et de Bergasse. — Les Illu-
minés dans' la diplomatie (sept. 1815) 93
VII. L'esprit nouveau de l'Europe. — Réalisation des
prophéties de Mme de Krudner. — Le congrès de
Véronne (1815-1823) 115
— 204 —
Pages.
VIII. Mme de Krudner en Russie. — Son voyage dans
les provinces méridionales. — La fin de sa vie
(1821-1825) 129
IX. L'empereur Alexandre et sa Mort. — Décadence
du mysticisme dans la politique. — Affaiblisse-
ment de la sainte alliance (1823-1830) 138
X. Les œuvres de Mme de Krudner. — Destinée des
idées surnaturelles (1820-1860) 151
Notice sur les principaux adeptes des Sociétés mys-
tiques ou secrètes 169
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES,
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8852.— Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.
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