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LA BARRICADE
DU MEME AUTEUR, DANS LA MEME SERIE
(Ouvrages déjà parus ou en cours de réimpression)
CRITIQUE ET VOYAGES
Essais de psychologie contemporaine, 2 vol. — Études et
Portraits, 3 vol. — Outre-Mer, 2 vol — Sensations d'Italie,
I vol.
ROMANS
Cruelle Énigme, suivi de Profils perdus, i vol. — Un Crime
d'amour, i vol. — André Cornélis, i vol. — Mensonges,
I vol. — Physiologie de l'amour moderne, i vol. — Le Dis-
ciple, I vol. — Un Cœur de femme, i vol. — Terre pro-
mise, I vol. — Cosmopolis, I vol. — Une Idylle tragique,
I vol. — La Duchesse bleue, i vol. — Le Fantôme, i vol. —
L'Étape, I vol. — Un Divorce, i vol. — L'Émigré, i vol.
NOUVELLES
L'Irréparable, suivi de : Deuxième amour, Céline Lacoste
et Jean Maquenem, i vol. — Pastels et Eaux-Fortes, i vol.
— François Vernantes, i vol. — Un Saint, i vol. — Recom-
mencements, I vol. — Voyageuses, i vol. — Complications
sentimentales, i vol. — Drames de famille, i vol. — Un
Homme d'affaires, i vol. — Monique, i vol. — L'Eau pro-
fonde, I vol — Les Deux Sœurs, i vol. — Les Détours du
cœur, I vol. — La Dame qui a perdu son peintre, i vol.
POÉSIES
La Vie inquiète. Petits Poèmes, Édel, les Aveux, i vol.
THÉÂTRE
Un Divorce (en collaboration avec M. André Cury), i vol.
ŒUVRES COMPLÈTES
Édition in-8° cavalier. Prix de chaque volume 8 francs.
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
reproduction et de traduction en France et dans tous les pays
étrangers.
PARIS. TVP. PLON-NOURRIT ET C'«, RUE GARANCIÉRE, 8. — 144S5.
^-ll'?.^Ocs
PAUL BOURGET
DE l'aCAUÉUIB fBA.NÇAISE
LA
BARRICADE
CHRONIQUE DE 1910
Qiium foi'tis armatus custodit
atrium suum, in [lace sunt ea
quae potsiJct
S* Luc, XI. 21.
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C'% IMPIlIMEUllS-ÉDITEDRS
8, BUE GARANCIÈRE — 6*
1910
Tous droits réservés
'A
I ^ l
0 ;
£3
Droits de reproduction et de traduction
téiervéi pour tout pays.
Copyright 1910 by Plon-.Nourrit et C'».
ALFRED CAPUS
/
La Barricade a clé représentée pour la première
foif à Paris, an théâtre du Vaudeville et sous la
direction de M. Porel, le 7 janvier 1910.
PERSONNAGES
Breschard, grand ébéniste d'art
Philippe Breschard, son fils
Lanqouét, contreraaitre . À<Jw^. v;^. . ....
Gaucherond, ouvrier en chambre
Tardieu, maroquinier-orfèvre. '.'
Le Comte de Bonneville, collectionneur.
Dcrivière, architecte, gendre de Breschard .
Thubeiif, délégué du syndicat
Burle
Garrigue ....
Tranchant. .
Censier
Christian ....
balance ....
Carreau ....
Escartefigue.
Leblanc ....
Bondel
Henri, apprenti
Un Commissaire de police
François, domestique de Breschard
Grévistes. Agents de police.
L^ouise Mairet, ouvrière
Cécile Tardieu, fille de Tardieu. . .
Aline Derivière, fille de Breschard
M"" Gaucherond
MM.
LÉRiND,
LAcnoix.
L. G.^CTHIER,
JOFFRE.
LrCUET.
Laumahdie.
C. Bacd.
Baron iils.
Faivre.
Max. Léby.
Vertis.
Keller.
Crois.
Lecomte.
Levesque.
Ferré.
Frascr.
Chapim.
Gaudin.
Chanot.
Walter.
Mme.
Yvonne de Bray.
M. Carèze.
N. CORMON.
E. Andrée.
PRÉFACE
La position d'un écrivain qui discute avec
la critique sur « son » roman ou sur « sa >»
pièce, risque toujours d'être ridicule. C'est
rejouer la scène immortelle du Misanthrope :
Et moy je vous soutiens que mes vers sont fort bons...
affirme Oronte. A quoi le désagréable mais
trop juste Alceste de répondre :
Pour les trouver ainsi vous avez vos raisons,
Mais vous trouverez bon que j'en puisse avoir d'autres
Qui se dispenseront de se soumettre aux vôtres...
Oronte ne le trouve pas bon, et le public se
moque de lui. Pourquoi? Un humoriste l'a
expliqué d'un mot, avec un irréfutable bon
sens. « Vous me demandez de vous dire que
II LA BARRICADE
VOUS avez de l'esprit. C'est me donner le droit
de vous dire que non et que vous n'êtes qu'une
bête. » Je me souviens que Taine exprimait
la même idée dans des termes moins brutaux.
«Nul œil ne peut se voir soi-même, " répétait-
il. Absolument convaincu de cette vérité, la
logique voudrait que, publiant aujourd'hui en
volume la Barricade, je ne misse à cette pièce
aucune préface. Ainsi ferais-je si ce drame,
lors de sa représentation sur le théâtre du Vau-
deville, cet hiver, avait été jugé par la cri-
tique du seul point de vue littéraire. Je crois,
en effet, que l'auteur est le plus incompétent
des lecteurs et des spectateurs de son propre
ouvrage. Oui, si l'on m'avait dit simplement :
a Vos personnages ne sont pas vivants, votre
dialogue est lourd, votre action maladroite,
votre style médiocre et votre pièce ennuyeuse, »
je n'aurais jamais protesté — du moins tout
' haut. Mais la Barricade n'est pas uniquement
\une pièce de théâtre, elle est aussi une étude
PRÉFACE III
sociale qui se rattache aux précédents travaux(
de l'auteur : le Disciple, l Étape, Un Divorce, ,
l'Émigré. C est une peinture de tout un coin de
la vie industrielle du pays, avec cette recherche
des causes et cette indication des remèdes que
comportent ces monographies quand l'écrivain
qui les entreprend appartient à l'école des Bo-
nald et des Le Play. La critique a donc été
double et c'était lé^jitime. Elle a porté sur
l'œuvre en tant qu'œuvre. Elle a porté sur
l'étude sociale en tant qu'étude sociale. A
cette occasion, des adversaires et des amis ont
cru discerner dans mon œuvre une thèse, une
doctrine, des conclusions. Si je ne suis pas
compétent pour tout ce qui touche à la qualité
d'art de ma pièce, je le suis, me semble-t-il, sur
les intentions que j'ai eues en écrivant cette
pièce. Je sais si la thèse quel'on m'a prêtée estla
mienne ou n'est pas la mienne. Or, elle ne l'est
pas. La doctrine que l'on m'a attribuée n'est pas
ma doctrine. Les conclusions que Ton a pré-
IV LA BARRICADE
tendu tirer de mon œuvre ne sont pas mes con-
clusions. Oronte n'est déraisonnable que parce
qu'il dit : « Mes vers sont bons. " Il ne le serait
pas si on l'accusait de les avoir écrits contre
telle personne, et s'il disait : « Ce n'est pas
exact. » Ce sont donc uniquement les interpré-
tations données à la Barricade que je voudrais
considérer ici, au moment de soumettre mon
œuvre à un public qui n'est pas celui de
théâtre. On a imprimé un peu partout, au len-
demain de la première représentation, que ce
drame était un pamphlet contre les ouvriers,
une attaque contre toute association corpora-
tive, un appel à la répression la plus brutale.
Rien de tout cela n'est vrai. Si humble, si res-
treinte que puisse être l'action d'une étude,
telle que celle-ci, cette action existe. L'écri-
vain est donc en droit d'en revendiquer et d'en
limiter à la fois la responsabilité. C'est cet
examen de conscience intellectuel que j'ai
essayé, pour moi-même en relisant la pièce.
PREFACE V
et que je voudrais refaire avec le lecteur.
Encore une fois, cet examen n'a rien à voir
avec la valeur esthétique de l'œuvre. Je ten-
terai, et ce sera le premier point, de définir
exactement le g^enre littéraire auquel appar-
tient la Barricade et de montrer comment
et pourquoi ce genre exclut toutes les con-
clusions dogmatiques dont j'ai été loué ou
blâmé, sans mériter ni ces éloges ni ces blâmes.
— J'examinerai ensuite le phénomène social
que cette étude met en lumière, à savoir le
caractère inévitable de la guerre des classes
dans la société présente, ce sera le second
point. — Enfin, je dirai ce que j'ai entendu
par cette expression : la défense sociale, dont
un député conservateur anglais, cité par
M. Firmin Baconnier, disait récemment que
c'est la tactique la plus dangereuse. Il ajou-
tait : « Pour combattre le socialisme, il faut
aller plus avant que lui dans le soulagement
des iniquités sociales. >' IN'est-ce pas là une
VI LA RAllllICADE
simple confusion de mots? La défense d'une
classe ne comporte-t-elle pas une action intel-
ligente qui rend son énergie précieuse et bien-
faisante même pour la classe contre laquelle
elle se défend? Ce sera le troisième point (1).
Une chronique de guerre sociale en 1910 —
tel était le sous-titre que j'avais donné à la
Barricade, sur le manuscrit. Je l'aurais main-
tenu sur l'affiche, s'il n'y avait quelque pré-
(1) Tandis que je corrigeais les épreuves de ceUe préface,
j'ai appris que Tolsloï venait de critiquer lui aussi la Barri-
cade et les doctrines de son autour. Je n'ai pas cru utile
de prendre .connaissance de ces critiques. Comment discuter
avec un illuminé dont on sait que pour lui la société n'est
pas un fait naturel et nécessaire? Le romancier, puissant
quoique désordonné, de Guerre et Paix semble perdre, quand
il aborde cet ordre de questions, toutes ses facultés d'observa-
teur. Il ne note plus que ses émotions et l'on ne discute pas
avec des émotions. Tout au plus ont-elles une valeur de
document, pour ceux qui étudient 1 art de Tolstoï. Pour la
sociologie scientifique, elles ne comptent pas.
PREFACE VII
tention à dérog^er à ce deg^ré aux usages reçus.
Je le rétablis sur le volume. Ce mot de chro-
nique dit admirablement ce qu'il veut dire. Il
est regrettable qu'il n'ait point passé dans la
langue courante de notre Rhétorique. Les
maîtres du réalisme sous la Restauration l'af-
fectionnaient particulièrement. Le Rouge et le
Noir, Chronique de 1830, — ainsi s'appelle
même aujourd'hui le chef-d'œuvre de Sten-
dhal, et celui de son élève Mérimée : Chronique
du règne de Charles IX. Ces deux initiateurs
entendaient se rattacher ainsi à la tradition
shakespearienne, à cette admirable série d'es-
quisses historiques qui va du Roi Jean au
Roi Hemi VIII, et qui comprend les deux
Henry Quatre, les trois Henry VI et le sublime
Richard III. La Chronique, c'est la chose du
temps, c'est l'histoire, mais racontée, mais
montrée par son détail quotidien et familier.
C'est le constat, dressé sur place, d'un certain
coin de mœurs à une certaine date. La Ghro-
VIII LA BARRICADE
nique correspond dans l'art littéraire à ces
tableaux cliniques auxquels excellait Trous-
seau, auxquels excelle aujourd'hui M. le pro-
fesseur Dieulafoy, dans leurs leçons del'Hôtel-
Dieu. C'est une suite de notations, prises à
même la vie, mais caractéristiques, — sans
cela il ne vaudrait pas la peine de les prendre,
— et par conséquent choisies, classées, de
manière à donner la physionomie très nette,
sinon d'une époque, au moins de tout un
groupe de choses et de gens dans une époque,
de manière aussi à provoquer la réflexion,
mais par la seule force de la réalité.
Provoquer la réflexion. . . Je voudrais insister
sur cette formule. Elle domine tout le débat
que je me propose d'instituer devant le lec-
teur de cette préface et du drame qui la suit.
Elle marque nettement que la Chronique,
telle que l'ont comprise les Stendhal et les Mé-
rimée, telle que nous la comprenons, nous,
après eux, ne relève pas de la littérature à
PREFACE IX
thèse. Elle appartient essentiellement au g^enre
de la liitératiire à idées. La distinction est capi-
tale, et quoiqu'elle ait été faite souvent, elle
est méconnue de tant de gens qu'il est néces-
saire de la souligner à chaque occasion. La lit-
térature à thèse, le nom l'indique, suppose que
l'auteur a construit son roman ou sa pièce en
vue d'une démonstration à établir. On peut
écrire des merveilles dans cette donnée : le
Mariage de Figaro et les Misérables en sont des
preuves, empruntées à deux génies très diffé-
rents. Les intelligences dressées à la discipline
scientifique auront toujours contre elle une
objection que Flaubert, fils de médecin, a for-
tement résumée dans la préface des Dernières
Chansons : « Malgré tout le génie que l'on
mettra dans le développement de telle ou telle
fable, prise pour exemple, une autre fable
pourra servir de preuve contraire. Les dénoue-
ments ne sont pas des conclusions. D'un cas
particulier, il ne faut rien induire de général.
X LA BAUmCADE
Les g^ens qui se croient par là prog^ressifs vont
à rencontre de la science moderne, laquelle
exigée qu'on apporte beaucoup de faits avant
d'établir une loi. » Tous les reproches adressés
de tout temps aux œuvres à thèse sont enve-
loppés dans ces quelques ligfnes. L'œuvre à
thèse suppose toujours chez l'auteur un parti
pris, autant dire le coup de pouce donné à la
réalité. Il prêtera le beau rôle au personnag^e
qui représente sa théorie. Il noircira celui qui
représente l'opinion contraire. Les événements
seront combinés pour rendre plausible la solu-
tion qu'il préconise. Fi^jaro aura tout l'esprit
qui manque au comte, Jean Yaljean toute la
vertu qui manque à ses persécuteurs. A aucun
moment l'écrivain n'est objectif, pour em-
prunter au vocabulaire philosophique un terme
aujourd'hui vulg^arisé. Il en résulte que son
œuvre, si remarquable soit-elle, donne une
impression de factice et d'arbitraire. Elle n'a
pas cette bilatéralité de la vie, cette suprême
PIIEFACE XI
impartialité de la nature qui rend indiscutables
les créations complètement réussies. Une vertu
eu est absente : cette modestie, cette patiente
soumission devant le fait, la plus belle attitude
que puisse prendre une iutelli^jence. La litté-
rature à idées peut Tavoir, elle, cette soumis-
sion. Elle est simplement une recherche. Elle
ne se propose pas de démontrer, mais de mon-
trer, et à ce propos, de sug^gférer. « Voici un
jeune plébéien français de ce temps » , nous
dit le Stendhal de Rouge ei iSoù'. « C'est ainsi
qu'il pense, ainsi qu'il agit. Telles sont les in-
fluences qu'il subit, tels sont les milieux qu'il
traverse. » Et il choisit ces influences parmi les
plus probables, étant donné son personnaije.
Quand il vous a tracé ce portrait, il le re(;arde
avec [)lus d'attention encore. Il croit démêler
une cause générale à ces effets particuliers, et
il la précise. Le cas de Julien Sorel nous appa-
raît, (jràce à son commentaire, comme un
incident de transfert de classe. C'est un très
XII LA BARRICADE
petit épisode du vaste mouvement de la Révo-
lution, que l'aventure qui fait de ce fils de
paysan un officier tout près de devenir le
g^endre d'un grand seigneur. Un simple lieute-
nant d'artillerie est bien devenu César. Remar-
quons-le, Stendhal ne prétend pas nous obli-
ger à tirer de sa chronique cette conclusion. Il
nous la suggère à titre d'hypothèse explicative.
Elle serait fausse, que la Chronique, elle, serait
vraie, parce qu'elle a été composée d'après
nature, parce que chaque caractère y est étudié
en lui-même et pour lui-même, parce que l'au-
teur s'est considéré, d'après sa propre méta-
phore, comme un miroir qui se promène le
long de la route. Et quelle est la première qua-
lité d'un miroir? De ne pas déformer la réalité
qu'il reflète. Nous sommes ici en plein courant
de cette méthode scientifique préconisée par
Flaubert. Nous avons devant nous des faits et
nous essayons d'en dégager des lois, ou mieux
des hypothèses de lois. Nous disons le tout se
PREFACE XIII
passe comme si... des savants. Elle a tant de
grandeur, dans son humilité, cette rédaction
que les Biot, les Pasteur, les Claude Bernard,
tous les saçaces investigateurs des mystères de
la vie, ont employée. Pourquoi faut-il qu'elle
soit admirée de tous quand il s'ag^it de l'obser-
vation physique, et si aisément néglig^ée aussi-
tôt qu'il s'agit des phénomènes moraux ou
sociaux?
Je reviens à la Barricade , en m 'excusant de
nouveau de rattachera de si hautes théories et
à de si grands noms cet essai dramatique d'un
débutant. Car enfin c'est vraiment ma première
pièce puisque c'est la seule qui ne soit pas tirée
d'un roman. Peut-être la naïveté avec laquelle
je l'ai composée explique-t-elle le malentendu
que je tente aujourd'hui de dissiper. J'eusse
dû évidemment introduire un personnage
chargé, comme le voulait Musset, de dire sous
une forme quelconque :
Le public est prié de ne pas s'y méprendre.
XIV LA BARRICADE
Telle quelle, 11 me semble pourtant que ce
caractère de « Chronique sans thèse » est bien
reconnaissable d'un bout à l'autre de ces
quatre actes. J'en marque les lignes générales.
C'est l'histoire d'un conflit entre un patron et
ses ouvriers. J'ai choisi comme milieu le monde
des ébénistes d'art, tout simplement par souci
de l'exactitude. Un jour que je visitais une
boutique du faubourg Saint-Antoine, le maitre
du logis se mit à me parler d'une grève qu'il
venait de traverser. Je retrouve dans mes notes
le discours qu'il me tint, transcrit presque
textuellement : « Tous mes ouvriers m'aban-
donnent, monsieur. J'avais une commande
à livrer. J'étais très ennuyé. Un Hollandais,
que j'avais dans mon atelier depuis deux ans,
vient me trouver : « Moi, je ne suis pas de leur
« syndicat, patron, " me dit-il, «je veux bien
« continuera travailler pour vous. Seulement il
« faut que ce soit en cachette . » J 'accepte . Nous
louons un local. On y porte les bois la nuit.
1" REFACE XV
Mon Hollandais commence sa besogne. Les
g^révistesse doutent de la chose. Ils filent la voi-
ture qui portait les bois. Mon Hollandais, un
jour, est abordé dans la rue par des camarades
qui lui disent : « Viens donc prendre un verre. »
Il y va. Nos gens lui disent : « Entrez donc
« dans l'arrière-salle, on sera mieux pour
« causer. « Ils n'y sont pas plus tôt qu'ils
tirent des armes : « Tu fais le bouleau (1) du
« patron, lui disent-ils, nous le savons. Tu vas
« signer ce papier, » — c'était une adhésion à
la grève, — « ou l'on te fait ton affaire. » Il
signe et vient me raconter cela. Impossible de
continuer son travail. Je le réconforte de mon
mieux, en lui promettant que je n'oublierai
pas le service qu'il avait voulu me rendre. Hé
bien, monsieur, quand la grève fut finie et que
j'ai voulu le reprendre, mes ouvriers sont venus
me trouver : « Si le Hollandais rentre ici, nous
(1) Bouleau en argot déhénisterie veut dire : travail.
XVI LA BARRICADE
« ne rentrons pas. » Il a fallu que je me prive
de ses services. J'en ai été quitte pour lui
avancer un peu d'argent. Il s'est établi à son
compte, et alors ils l'ont laissé tranquille... »
La Ban'icade est sortie de cette anecdote et de
cette autre, racontée par le même ébéniste
d'art. Je transcris encore ma note : « Vu p***.
(Ici le nom.) Il me parle de l'héroïsme simple
dont sont capables certains hommes du peuple :
Ainsi, monsieur, chez un de mes confrères, un
vieil ouvrier avait refusé de se mettre en
g^rève. . . Ses camarades envahissent l'atelier et
lui disent : « Père un tel, tu vas quitter le
(i travail. » Le vieil ouvrier les regarde. Il sort
un revolver de sa poche, tire une balle dans le
plancher. « Vous voyez, » leur répond-il, a il
« est chargé. Il y a encore quatre balles. Les
« quatre premiers qui touchent à ça, à mon tra-
« vail, " — et il montrait ses bois — « les ont
(i dans la peau. » Il avait l'air si décidé que les
autres se sont retirés... » On reconnaîtra les
PREFACE XVII
épisodes qui, fondus ensemble, et conservés
intacts, ont fourni la matière dramatique de
mon œuvre. Je peux donc dire qtfe je me suis
strictement conformé à cette règle de la Chro-
nique que je marquais tout à l'heure : la subor-\
dination au fait. Je m'y suis conformé encore]
et non moins strictement dans tous les détails
du tableau. Pas un que je n'aie essayé de véri-|
fier d'après nature. Je donnerai pour exemple
la scène du second acte où se fait la déclara-
tion de grève. Toutes les réponses des ouvriers
ont été réellement prononcées dans des circons-
tances identiques. Je me les suis fait dicter par
un commerçant à qui elles avaient été adres-
sées, et je les ai reproduites en me contentant
de les adapter au mouvement général de la
pièce. Il y a un moment où le patron Breschard
raconte sa visite au commissaire de police. «Je
vais te dire sa réponse textuelle . Empoignez une
barre de fer, monsieur Breschard, et descen-
dez-la sur la gueule au premier qui viendra
b
xvili LA BARRICADE
vous embêter chez vous. » Cette réponse a été
faite textuellement par un commissaire que je
pourrais nommer à un industriel que je pour-
rais nommer aussi. Ce n'est pas le mot « embê-
ter " qui figurait dans le texte de ce magistrat
nouveau jeu.
Un fait-divers d'aujourd'hui transcrit tel
quel, voilà pour la fabulation de l'œuvre. Elle
n'a pas plus de tendances qu'un procès-verbal.
Elle n'en a pas davantage dans le dessin des
caractères. Je rappelais tout à l'heure que j'ai
été accusé d'avoir diffamé les ouvriers et embelli
complaisamment les patrons. Ce reproche ne
tient pas debout. Il suffit de passer en revue
les principaux personnages . En quoi Breschard ,
le grand ébéniste d'art, est-il idéalisé? Il est
honnête et droit en affaires, c'est vrai. Pour-
quoi lui aurais-je prêté une moralité inférieure
à la moyenne de sa classe? A côté de ses qua-
lités ne lui ai-je pas donné une faiblesse qui
constitue, dans sa position, une très grave faute
PRÉFACE XIX
et personnelle et professionnelle? Il a près de
cinquante ans et il prend pour maîtresse une
ouvrière de ving^t. Il la met à la tête de son
atelier de brodeuses, au risque de compro-
mettre son autorité de patron, et quand il a
une rtlle et un fils envers lesquels, étant veuf,
son devoir paternel est double. Gela n'empêche
pas qu'un çrand nombre de critiques aient
tranquillement écrit que je donnais toutes les
vertus aux bourgeois et tous les vices aux pro-
létaires. Or, la figure d'homme la plus sym-
pathique de ce drame est celle d'un ouvrier :
Gaucherond. La figure de femme la plus
délicate est celle d'une ouvrière : Louise
Mairet, qui s'est laissé séduire par Breschard,
mais elle refuse de l'épouser après avoir refusé
d'être entretenue par lui, parce qu'elle a le
culte, la religion de sa classe, comme d'ail-
leurs tous les malheureux que les meneurs
entraînent à la grève et qui n'ont qu'un mot à
la bouche, comme ils n'ont qu'un sentiment
XX LA BARRICADE
dans !e cœur : être utile aux camarades. Ai-je
davantagfe calomnié les meneurs? Certes, je
n'ai pas embelli la figure de Thubeuf, le gré-
viculteur. Y a-t-il un de ses traits qui ne soit
emprunté à l'observation la plus aisément véri-
fiable, depuis l'insolence gouailleuse de ses pro-
pos en face des patrons jusqu'à sa prudente déro-
bade à l'heure du danger? Etn'ai-je pas dressé
en regard la silhouette passionnée de Langouët,
le meneur convaincu? La sincérité de celui-là
en fait une espèce de héros, dangereux, redou-
table, que l'on peut haïr, que l'on ne peut pas
mépriser. S'il exécute des actions très répré-
hensibles, ainsi le sabotage d'un meuble de
prix au premier acte, ce n'est jamais pour
un motif bas. Écoutez-le relever les dis
cours de ses camarades : « Vous serez donc
toujours de grands gosses. Dans le sabotage,
toi, Garrigue, tu ne vois que de la casse. Toi,
Burle, que de la rigolade. » Et quand Burle
l'interroge : « Qu'est-ce que tu y vois alors,
PREFACE XXI
toi?» — « De la guerre, » répond Lançouët;
et, des soldats qui font la guerre, il a toutes les
vertus : — la foi au drapeau d'abord : « Être
solidaires, c'est souffrir ensemble, pour que
notre clan tout entier triomphe un jour. Ceux
qui ne pensent pas ainsi ne sont pas sous notre
drapeau. Et alors tant pis !.. . » — le courage
ensuite et l'esprit de sacrifice. Lorsque au troi-
sième acte, il a surpris à la tête des grévistes
la petite équipe des « jaunes m en train de tra-
vailler pour le patron, que tous les meubles
ont été cassés, et qu'après avoir conseillé aux
autres d'y mettre le feu, Thubeuf s'éclipse,
écoutez Langouët encore haranguer ses com-
pagnons déconcertés : « En allant rendre
compte au syndicat, Thubeuf fait son devoir.
Moi, je vais faire le mien. Car j'ai eu l'idée
comme lui. Il n'y a pas besoin de se mettre à
trente-six, quand un seul suffit. Nous sommes
en guerre, et, à la guerre, on ne gaspille pas
les hommes. Je vous comprends, vous qui
XXII LA BARRICADE
avez femme et enfants, vous ne pouvez
pas. Mais moi qui n'ai que ma peau, c'est moi
qui ficherai le feu ici, moi seul... Donnez-moi
le bidon d'essence!... » Le geste est terrible.
11 est criminel. Il n'est pas bas. Il y a de
l'héroïsme, je le répète, dans l'égarement de
ce dévoué qui dit aussi : « Je n'ai besoin de
personne. Ce dont j'ai besoin, et pas moi, la
Cause, c'est que vous ne flanchiez pas mainte-
nant. . . " Il y a du pathétique dans le soin avec
lequel il écarte ces pères de famille qui pour-
raient être compromis dans cette sinistre
échauffourée : « Allez-vous-en et rentrez
chacun chez vous, pour avoir un alibi et vous
garder à carreau, s'il y a du gauche. " Il y a du
pathétique de nouveau, dans le mouvement de
cœur qui le pousse à sauver Gaucherond dont
il a été l'apprenti : « Sauve-toi, Gaucherond.
Sauve-toi. C'est ton apprenti qui te parle, c'est
ton gosse..." Il reste qu'au dernier acte je l'ai
montré à demi ivre. Mais une étude sur le
PREFACE XXIII
monde ouvrier où cette affreuse plaie de l'al-
coolisme ne serait pas signalée, que vaudrait-
elle comme vérité? Lang^ouët s'enivrant, c'est
la preuve qu'il n'est pas plus un surhomme
que son patron Breschard. La tentation de
celui-ci est la galanterie. La tentation de
celui-là est l'apéritif. Une peinture impartiale
du conflit des classes devait indiquer l'une et
l'autre, et j'ai le droit d'affirmer que la peiri-^,
ture tracée dans la Barricade a cette qualité, à \
défaut d'autres, d'être impartiale comme une i
observation de laboratoire. J'attends que 1 on
me prouve ou son injustice ou son insuffisance
de documentation. De son équité, je suis sur,
ayant la conscience de l'avoir composée 52/jeiV«
et studio, sans colère et sans aveuglement. De
ses documents aussi, car je les ai recueillis à
môme la vie, et ils ont été contrôlés par des
gens ayant passé trente ans de leur existence
parmi les ouvriers que j'ai mis en scène.
XXIV LA BARRICADE
II
J'ai dit qu'une chronique sociale du type de
la Bariicade relevait de la littérature à idées.
Le rôle d'enregistreur indifférent n'est pas
possible à un esprit qui pense, à une sensibi-
lité qui s'émeut, quand il s'agit de ces terribles
guerres intestines où il semble parfois que tout
l'avenir de la Patrie et de la civilisation est en
jeu. Pour reprendre ma comparaison de tout
à l'heure, le chroniqueur de ces lamentables
incidents peut bien forcer son intelligence
à refléter comme un miroir fidèle les gestes
qui lui font le plus horreur, mais c'est un
miroir frémissant. Ce n'est pas le lieu de faire
la confession des pensées qui m'assiégeaient
tandis que je recueillais les notes nécessaires
à l'anatomie de ma pièce, mais qu'elles ont
été parfois douloureuses! Il y a dans ce livre,
PRÉFACE XXV
mag^nifique de sag^acité courageuse, qui a
sauvé l'Angleterre en 1790, les Réflexions sur
la Révolution française, par Burke, un cri pas-
sionné où je retrouve, exprimée, toute cette
douleur : "Je ne peux pas, " dit Burke, «je
ne peux pas supporter l'idée de la destruction,
d'un seul vide dans la société, d'une s£ule
ruine sur la surface de la terre. » Pendant que
je préparais la Barricade, je la voyais fonc-
tionner devant moi, infatigablement, folle-
ment, la machine à faire des ruines, ce furieux
esprit de nouveauté qui soulève des milliers et
des milliers d'énergies humaines contre l'an-
tique et fragile abri de la société, œuvre des
siècles. Le patron dont les récits m'avaient
donné la première idée de ce drame continuait
à m'aider de ses indications. Il me conduisait
dans des ateliers du faubourg, dans des inté-
rieurs de » malades » . — C'est le terme d'argot
professionnel par lequel on désigne l'ouvrier
qui travaille en chambre, et qui fignole son
xwi LA BAURICADE
ouvrage avec une complaisance jamais satis-
faite. L'espèce existe encore. — Je regardais
ces visages penchés sur la besogne et qui se
relevaient pour considérer le visiteur. Je cher-
chais à deviner leur énigme, si souvent hai-
neuse. Mon compagnon me commentait les
décors où nous nous promenions par des sou-
venirs empruntés à sa dure existence, dont je
comprenais qu'elle s'était passée à se battre
contre ces ouvriers qu'il aimait pourtant, dont
il connaissait les qualités profondes, mais il
connaissait aussi leur irréconciliable hostilité :
«Individuellement, " me disait-il, «je les ai
toujours trouvés si gentils. Réunis, je suis l'en-
nemi. " Ces vues directes se prolongeaient,
s'éclairaient par mes lectures. Tel journal
révolutionnaire, dont les basses déclamations
m'avaient jusqu'alors écœuré, m'intéressait
maintenant à la passion. Je me figurais la ren-
contre de cette grossière éloquence et de ces
intelligences professionnelles, aussi désarmées
PREFACE xxvii
dans l'abstrait qu'elles sont bien outillées
dans leur spécialité, et une première idée se
dégag^eait de cet amas de faits. C'est aussi celle
qui me paraît se dégager du drame où j'ai
tenté de les résumer.
Cette idée est d'un ordre très humble, très
terre à terre, comme la plupart des conclu-
sions auxquelles aboutit l'observateur qui s'ef-
force de ne pas dépasser les données de son
expérience. Mais la plus humble vérité a son
prix, quand elle est la vérité. Qui ne se rap-
pelle la préface mise par Taine à la Conquêie
jacobîjie? » Jusqu'à présent, » dit-il, « je n'ai
guère trouvé qu'un principe, si simple qu'il
semblera puéril et que j'ose à peine l'indi-
quer. " Et il l'énonce : « Une société humaine,
surtout une société moderne, est une chose
vaste et compliquée. » Qu'elle semble simple,
en effet, cette ligne! Tout le mouvement de
réaction contre l'erreur de 89 est pourtant
sorti de là. La réflexion à laquelle aboutit la
XXVIII LA BARRICADE
Barricade n'a certes pas cette portée, mais elle
est aussi simple. Le titre l'exprime tout entière.
Je l'ai emprunté, ce titre, à un propos tenu par
un de nos hommes d'État, celui dont M. Charles
Maurras a tracé un portrait si vig^oureux dans
l'introduction de son bel essai sur la démo-
cratie relig^ieuse : le Dilemme de Marc Sangnier,
M. Georg^es Clemenceau. «Jamais barbare aussi
complet» , écrit Maurras, «ni destructeur aussi
résolu. C'est bien la race des peuples grossiers
décrite dans le conte de Fénelon et dont tout
le vocabulaire se réduisait au terme 7ion. Un
non perpétuel, asséné sur le vrai comme sur le
réel, impartial coup de marteau frappé sur
d'humbles ustensiles domestiques comme sur
les vases sacrés. » Mais ce destructeur est tout
de même un bourgeois. Un jour est venu où il
a été contraint, par l'invincible nécessité, de
répondre à d'autres destructeurs, qui n'étaient
pas, eux, des bourgeois : «Vous êtes d'un côté
de la barricade, je suis de l'autre. »
PRÉFACE XXIX
Qu'a-t-il reconnu, ce jour-là, sinon que la
guerre des classes, dans la société contem-
poraine, n'est pas un fait accidentel? C'est un
fait essentiel, constitutionnel, si intimement
mêlé à l'existence de cette société, qu'il fau-
drait pour le modifier, la modifier, elle, tout
entière. Telle est l'idée, douloureuse, acca-
blante, odieuse, qualifiez-la comme vous vou-
drez, mais vraie, que l'étude des conflits entre
ouvriers et patrons impose à l'observateur : il
y a, dans la société actuelle, une barricade
dressée et dont personne n'est responsable, ni
les bourgeois, ni les ouvriers. Elle s'impose
aux uns comme aux autres. Tôt ou tard, ils
devront tous prononcer le mot de M. Clemen-
ceau, et se ranger de l'un ou de l'autre côté.
Les politiciens les plus souples, M. Jaurès,
M. Briand, dépenseront, à esquiver ce mot
de guerre, des trésors d'ingéniosité. On le
prononcera pour eux, on le prononce déjà.
Qui? Les assaillants qui sont du côté où eux ne
XXX LA BARRICADE
sont pas, où ils ne peuvent pas être. Ils auront
beau faire, ils sont de leur classe, comme
M. Clemenceau, et cette classe les reprendra,
quoi qu'ils pensent, quoi qu'ils veuillent, et,
en dépit de leurs idéoloofies, elle les jettera
contre la classe adverse. Mais quel trait la
marque, cette distinction des classes, à une
époque dont la maîtresse tendance est le nivel-
lement, l'égalisation? Il est bien simple encore,
ce trait, mais d'autant plus irréductible qu'il
est plus simple. On a bien pu supprimer
/ toutes les distinctions entre les classes, leur
donner l'absurde égalité des droits politiques,
leur imposer l'illogique égalité du service mili-
taire, proclamer l'accession possible de tous les
i
i citoyens à toutes les places. Il y a une chose que
l'on n'a pas pu, que l'on ne pourra jamais faire,
I c'estqu'iln'y aitpasdes hommes qui travaillent
de leurs bras et des hommes qui ne travaillent
1
' point de leurs bras, et le phénomène le plus
caractéristique de la période que nous traver-
PREFACE XXXI
sons, c'est que les hommes qui travaillent de
leurs bras sont en état de guerre constant
contre ceux qui ne travaillent pas de leurs
bras. Il y a, certes, d'autres nuances que
celle-là dans la distinction des classes sociales.
Encore aujourd'hui, il subsiste une aristocratie
de naissance avec ses traditions, si affaiblies
soient-elles, — une aristocratie d'argent avec
les privilèges de ses héritages, si mouvante que
soit devenue la richesse, — une grande et une
petite bourgeoisie, — des professions libérales
et des carrières de fonctionnaires. Toutes ces
distinctions sont superficielles en regard de
l'autre, de cette répartition des citoyens d'un
même pays en deux groupes : les travailleurs
manuels et les autres. Qu'à l'heure présente le
premier de ces deux groupes, celui des travail-
leurs manuels, n'accepte plus le pacte social,
qu'il soit en train de s'organiser en armée
contre la classe qu'il considère comme injuste-
ment privilégiée, la moindre observation suffit
XXXII LA BARRICADE
à le constater. Jusqu'à quel degré cette guerre
entre les classes sera-t-elle poussée? C'est le
point où les observateurs diffèrent. Beaucoup
sont persuadés qu'elle tient à des causes passa-
gères et qui peuvent être annulées. Je suis
d'une opinion opposée. Cette guerre, j'y
insisteLine paraît sortie du plus profond de la
société présente. Cette conviction est partout
avouée, dans la Barricade, avec trop de netteté
pour que les critiques aient pu s'y méprendre.
Seulement ils se sont mépris sur ce point : là
où ma pensée fait une constatation, ils ont
voulu voir un encouragement, un appel, là où
j'établissais un simple diagnostic. J'ai pu lire
par exemple dans la Semaine religieuse d'un
des plus grands diocèses du INord que j'avais
commis, comme citoyen et comme chrétien,
une mauvaise action en poussant à la lutte
entre employeurs et employés. C'est à peu
près comme si on reprochait à un médecin de
se faire le complice du bacille d'Eberth, parce
PRÉFACE XXXIII
qu'il en constate la présence et dénonce une
fièvre typhoïde dans l'organisme envahi. La
question n'est pas de savoir si la santé est pré-
férable à cette infection, mais si le bacille
existe et si sa présence rend possibles, si elle
rend probables les complications les plus dan-
gereuses. Pareillement, la question n'est pas
de savoir si la paix sociale est préférable à la
guerre des classes, si cette guerre est abomi-
nable et odieuse, mais si elle existe. Or elle |
existe, et la multiplicité sans cesse renaissante
de ses épisodes prouve qu'il s'agit là d'un ;
phénomène non pas passager et local, mais '
durable, mais profond, mais nécessaire, étant^
données certaines causes, et qu'il faut virile-^
ment accepter comme tel. C'est cette accep-
tation qui m'a été le plus vivement reprochée
et par des écrivains qui servent les mêmes
causes que moi. Les royahstes m'ont rappelé
les doctrines corporatives qui sont aujourd'hui
celles de Mgr le duc d'Orléans, après avoir été
XXXIV LA BARRICADE
celles du comte de Paris et du comte de Gham-
bord. N'ont-elles pas précisément pour but de
substituer à la lutte des classes leur organisa-
tion? Les catholiques, eux, m'ont rappelé tout
simplement TÉvang^ile. Ils auraient voulu,
comme l'a dit éloquemment M. Baragnon, le
Lundiste de F Univers, que je dresse « la croix
sur la barricade » . Ils ont parlé de ce qui devrait
être. J'ai eu, moi, une autre ambition, celle
de parler de ce qui est.
Les reproches de ces écrivains amis ne m'ont
donc pas ému. J'ai trop eu, en les lisant, l'évi-
dence que nous étions, eux et moi, à deux
points de vue trop différents. Ils ne m'ont pas
étonné. Je sais, depuis long^temps, que cette
notion de nécessité est la plus malaisée à faire
admettre, lorsqu'il s'agit des phénomènes so-
ciaux, et que ces phénomènes sociaux sont
/ exécrables. On dit : si telle vertu était pra-
tiquée, si telle institution fonctionnait, le
jmal que vous constatez disparaîtrait, et l'on
PTIEFACE XXXV
ne se rend pas compte que ce mal existe, pré- I
cisément parce que la pratique de cette vertu j
est rendue impossible, le fonctionnement de (
cette institution inapplicable par une série de
circonstances infiniment complexes. Ce sont
ces circonstances qu'il faudrait changer. On
dit, et je me range entièrement à cet avis :
« Supposez des patrons chrétiens vis-à-vis d'ou-
vriers chrétiens , et vous n'aurez plus de guerres
de classes. » On ne se rend pas compte que la
déchristianisation des ouvriers et des patrons
tient à toute l'histoire de la France depuis la
déviation de 1789. C'est tout le régime qu'il
faudrait reprendre pour réintroduire dans ces
esprits cet élément religieux, l'antidote assuré
de la guerre sociale. On dit, et je n'y contredis
pas non plus, que l'effort du syndicalisme
représente un obscur retour vers les corpora-
tions, et c'est trop vrai que la brutale suppres-
sion de l'abri corporatif est à la racine de la
maladie dont souffre un prolétariat à la fois
XXXVI LA BARRICADE
adulé et sacrifié. Mais j'ouvre les journaux,
tenez, un de ceux qui sont en vente au moment
même où j'écris ces lignes etj'y lis, auxdernières
nouvelles, sous la rubrique Inqualifiable agres-
sion, le récit suivant : «Le chauffeur Charles D.,
de l'usine à gaz de Vaugirard, faisait une active
propagande auprès de ses camarades qu'il vou-
lait faire adhérer au syndicat dissident des tra-
vailleurs du gaz, dont il est le secrétaire. Un
des plus réfractaires à ses propositions était le
chauffeur Armand F. qui voulait garder sa
liberté et le disait chaque fois sur un ton qui
n'admettait pas de réplique. Hier, la discussion
reprit quand même, mais bientôt elle dégénéra
en dispute violente. Tout à coup, Charles D.,
exaspéré de l'entêtement de son camarade,
saisit une pelle qui était déposée près de lui et
lui en asséna un formidable coup sur la tête.
La victime s'abattit lourdement, le visage
ensanglanté. On s'empressa à son secours. Le
coup avait été si violent qu'un morceau de la
PREFACE xxxvn
pelle, en se brisant, avait pénétré profondé-
ment dans le crâne d'Armand F. On dut le
transporter en toute hâte à l'hôpital Necker.
Son état est désespéré. » Des incidents de cet
ordre, nous en rencontrons des centaines, tout
le long de l'année, dans les comptes rendus
des conflits du travail. C'est la preuve que la
tendance à l'organisation professionnelle s'acf
compagne chez les militants, comme ils disent,
d'un autre esprit qui est l'esprit de guerre.'
Quand un des plus nobles et des plus sincères
écrivains de ce temps, M. Deherme, le direc-
teur de la Coopération des idées, nous affirme que
(i l'ouvrier souffre surtout d'être dans le dé-
sordre, sans force pour ordonner, sans lien qui
le rattache à ce qui dure » , il met le doigt sur
une des plaies dont cette rancœur et cette haine
du prolétaire sont comme la source. Il n'ajoute
pas que ce désordre est inhérent à un état de
choses dont nous ne concevons guère les trans-
formations. Le sentiment de guerre agressive
xxxviii LA BARRICADE
qui soulève les travailleurs manuels n'a pas
\ pour cause les abus d'autorité des patrons. Il y
a des employeurs, indulgents et justes, contre
lesquels la férocité des grèves s'est déchaînée
aussi implacable que contre les pires. Il nji
pas pour cause l'insuffisance des salaires. Les
industries les mieux rétribuées sont celles où
souffle le plus furieux esprit de révolution. Il
n'a pas pour cause, comme la Jacquerie, dans
la France de 1358, ou comme l'insurrection de
Spartacus dans la Rome de 73 avant Jésus-
Christ, l'évidence de la caste fermée, du mur
de fer dressé devant l'énergie du paria et qu'il
ne peut escalader. Les classes aujourd'hui ne
sont plus séparées par des cloisons étanches,
elles sont à écluses, si l'on peut dire. L homme
qui travaille de ses bras peut devenir le capita-
liste qui fait travailler. Les ouvriers trouvent-
ils dans cette perspective une leçon de patience
et d'acceptation? Il semble bien que ce soit le
contraire et qu'ils gardent leur aversion la plus
PRÉFACE XXXIX
déterminée pour les transfuges entrés dans la
classe bourgeoise. Le fils de ses œuvres, devenu
l'employeur, devient aussi l'ennemi, et au
même titre que celui qui s'est simplement
donné la peine de naître. Quand on passe en
revue les mobiles divers auxquels on a tour
à tour attribué la guerre des classes, on est
amené à les écarter, et l'on discerne que ce
désordre si justement signalé par M. Deherme
est dans l'ouvrier moderne lui-même, dans ce
caractère nouveau, qu'il est le première recon-
naître, quand il s'appelle un conscient.
Cette appellation a fait une singulière for-
tune dans le monde des syndicalistes. Ils l'em-
ploient sans cesse, avec un instinct étrangement
perspicace. Ils ne lui donnent pas un sens res-
treint de moralité. Ils le prennent, ce terme
de conscience, eux qui ne sont pas au courant
des subtilités de la psychologie, dans son véri-
table sens, qui est un sens psychologique. Ce
faisant, ils nous apportent le témoignage le plus
XL LA BARRICADE
exact sur le déséquilibre dont souffre la société
contemporaine et dont la guerre inexpiable des
classes n'est qu'un symptôme. La science de
l'esprit nous apprend que les meilleures por-
tions de notre être, les plus précieuses, les plus
fécondes sont les portions inconscientes, les
idées que nous avons héritées avec notre sang,
les habitudes que nous avons reçues de nos
aînés sans les comprendre, les traditions qu'ils
nous ont léguées, à notre insu, par nos
croyances et par nos mœurs, par nos préjugés
même, ces préjugés admirablement définis :
« une raison qui s'ignore » . Or, il est arrivé
que tout l'effort de la civilisation depuis cent
vingt ans travaille précisément au rebours de
cette vérité d'expérience. C'est un axiome pour
nos démocrates que le jugement individuel est
la pièce maîtresse de notre intelligence, et ils
i s'appliquent à l'éveiller chez tous, riches ou
'pauvres, travailleurs manuels ou non, avec un
souci constant de lutter contre les idées héré-
PREFACE XLi
l ditaires, les habitudes ancestrales, les tradi-
tions acceptées et non choisies, les croyances
reçues, les mœurs transmises. La criminelle
phrase que l'on prête à Lassalle : « Il faut
apprendre à l'ouvrier qu'il est malheureux "
n'est qu'une expression, à peine outrée, de ce
programme dont la guerre actuelle des classes
était l'aboutissement inévitable. Creusons cette
formule : « un travailleur conscient » , elle signi-
%. ^"^ l'homme qui peine de ses bras com-
prend à la fois et la dureté de son sort et sa
force. Il n'est pas capable de se représenter!
cette connexité des destinées qui nous fait dis-l
cerner dans notre misère individuelle un résul-
tat inévitable de l'ordre universel.
... A prima descendit origine luundi
Causarum séries, atque omnia fata laJborant
Si quidquam mutasse velis...
« Elle descend de la première origine du
monde — la chaîne des causes, et tous les
destins sont en souffrance — si tu essayes de
XLII LA BARRICADE
changer quoi que ce soit. . . » Ces vers du poète
Romain sont bons pour un Gœthe. L'homme
qui peine de ses bras et qui raisonne, de ce rai-
isonnement de primaire que vous avez éveillé
i
;en lui, ne voit dans le partage qui fait de lui
un esclave de la besogne matérielle, qu'une
inégalité, et comme vous lui avez enseigné à
traduire ce mot, non point par son vrai syno-
nyme : variété, mais par son contresens :
linjustice, la distribution des classes lui appa-
raît comme souverainement injuste. Le voilà,
lie principe profond de la haine des classes
dans notre société. Cette haine est en fonction
de cette demi-instruction, de ce demi-éveil des
facultés critiques dont notre civilisation s'enor-
gueillit, comme si la grande, la sublime intel-
ligence populaire d'autrefois n'était pas infini-
ment supérieure, avec la richesse de ses silences
intérieurs, ses intuitions toutes voisines de la
nature, ses magnifiques patiences qui assu-
raient la fécondité de l'avenir. Ces temps sont
PRÉFACE xLili
finis. L'homme qui travaille de ses bras a
réfléchi. Il considère qu'il est le seul produc-
teur. Il prétend que le produit de son activité
lui soit attribué intégralement, et il s'organise
en conséquence. La suppression de la classe
possédante est au terme d'une pensée étroite-
ment logique qu'il est trop tard pour endor-
mir. La vieille comparaison de Ménénius
Agrippa, dont La Fontaine a tiré sa fable : les
Membres ei l'Estomac, n'a pas cessé d'être vraie.
La guerre actuelle des classes, c'est propre-
ment la révolte du muscle contre le nerf. Vous
ne l'apaiserez, ni par la charité, — ces révolu-
tionnaires n'en veulent pas; — ni par la jus-
tice, — la vôtre ne sera jamais la leur, tant que
vous admettrez qu'un capital personnel, même
le plus futile, peut être constitué, possédé et
transmis. L'ouvrier et le patron le disent tous
deux dans la Barricade, et dans les mêmes
termes : « Il y a la guerre entre les classes et
la guerre à outrance, tant qu'il y aura des
XLiv LA BARRICADE
classes. . . » , proclame Langouët; et Breschard :
« Mais ils n'en veulent pas, de ce rapproche-
ment! Ce qu'ils veulent, c'est la guerre, et
implacable... « Maudissez une pareille situa-
tion. Flétrissez ce retour à la barbarie primi-
tive. Je m'associerai à vous. Les malédictions
et les flétrissures n'empêchent pas un fait d'être
un fait. Celui-là en est un et indiscutable. L'au-
teur de la Barricade ne l'a pas créé en le recon-
naissant. Peut-être a-t-il eu quelque courage
à le poser dans sa cruauté, désolante, soit.
Où est-il écrit que toutes les vérités soient
consolantes? Il en est de tragiques. Celles de
la nécessité de la guerre des classes en est
une. Toute la question est de savoir si elle est
une vérité.
III
Au médecin qui apporte un diagnostic très
sombre, quelle est la première demande des
PRÉFACE XLV
parents du malade : « Avez-vous un remède?"
Les dramaturges et les romanciers ont le droit
de ne pas répondre à cette demande-là. Ils ne
sont pas des médecins. Les médecins sociaux,
ce sont ou ce devraient être les législateurs et
les hommes d'État. Aussi les néo-monarchistes
de 1910 ont-ils raison lorsqu'ils disent : poli-
tique d'abord. On entrevoit, en effet, sinon
des remèdes, du moins des palliatifs à ce
mal inévitable de la guerre des classes, dans
la présence, au sommet de la hiérarchie
sociale, d'un arbitre suprême, qui serait le
Prince, dans une Charte du travail, comme
celle que réclame l'intéressante école de
\Accord social, dans ces syndicats jaunes
qu'essaie d'organiser M. Biétry, l'initiateur du
parti propriétiste, dans ces œuvres catholiques,
comme celles que favorise le généreux cœur
d'un Albert de Mun ou d un Haussonville.
Étant la simple Chronique qu'elle est, la Bai'- '
ricade n'avait même pas à mentionner ces
XLVi I.A P.AllRICADE
solutions à un problème que je considère,
pour ma part, comme insoluble. Cela non
plus, en tant qu'auteur dramatique, je n'avais
pas à le dire et je ne l'ai pas dit. Je me suis
tenu sur le terrain de la constatation du fait et
là j'ai rencontré un phénomène que j'ai sij^nalé
avec la même impartialité. Il m'a d'autant plus
frappé qu'il présente une analogie singulière
avec les réactions de l'organisme vivant contre
un germe de mort. S'il importe de bien distin-
guer la biologie et la sociologie, lesquelles ont
chacune leur domaine, chacune leur méthode,
il importe aussi de se rappeler que la nature
se ressemble toujours dans ses procédés. Elle
veut durer, et contre tout processus de destruc-
tion, elle oppose aussitôt un processus de
défense, ce que le professeur Grasset appelle
la fonction antixénique (1). Gela est vrai du
(1) De àvTi, contre, et de Çévoç, étranger. Ce mot du célèbre
médecin de Montpellier mérite de rester. 11 ramasse en lui
toute une philosophie de la vie physiologique, et, par exten-
sion, de la vie nationale. C'est ce processus de défense auquel
PnEFATE Xf.vii
corps politique, comme du corps humain.
Quand on se reporte, en pensée, à l'histoire
des grandes convulsions sociales, on est frappé
de constater qu'une force réparatrice a fonc-
tionné, favorisée certes par l'activité de tel
ou tel individu, et pourtant presque indépen-
dante de cette activité. C'est le gouvernement
d'Henri IV après la Réforme et la Ligue, c'est
la Restauration après tant de révolutions et de
guerres. La ressemblance entre ces crises et
celles de la vie physiologique éclate alors.
Que de fois j'en ai eu l'évidence en lisant cer-
tains passages des grands cliniciens, celui-ci
par exemple, que j'emprunte à Trousseau :
« Encore une fois, messieurs, n'oubliez pas
que, dans les maladies aiguës, le moment
d'agir passe avec rapidité et que l'expectation
trouve bien vite son opportunité ; et tout en
convenant que, dans les maladies chroniques,
M. le docteur Pierre Bonnier donne aussi le nom de cliaphy-
laxie (Revue scientifique du 23 avril 1910).
XLVIII LA BARRICADE
l'intervention active, patiente, renouvelée, du
médecin est longtemps utile, cependant, dans
ce cas encore, il faudra quelquefois fermer la
main qui était pleine de remèdes, et attendre
quelques jours, et bien souvent alors on voit se
réveille)^ les fonctions normales assoupies, étouf-
fées ou dénaturées, et l'on assiste avec bonheur
aux actes puissants de ce que Ion appelait, sans
trop le comprendre, la nature médicatrice. "
C'est un effort de cette nature médicatrice
que j'ai indiqué au quatrième acte de la Ba?--
ricade, et c'est le point de mon tableau clinique
qui me semble avoir été le moins compris. Je
rappellerai en peu de mots ce dénouement
du drame. Le patron Breschard, devant l'at-
taque de ses ouvriers syndiqués, s'est décidé
à se défendre. Ses collèg^ues et lui ont formé
une ligue dont l'attitude énergique a brisé
pour un temps l'effort de leurs adversaires.
Breschard a compris aussi, à la lumière des
événements, qu'il avait commis une faute très
PRÉFACE XLix
g^ravc en installant, comme il avait fait, sa
maîtresse dans sa maison. H se rend compte
qu'il a contracté une dette d'honneur vis-à-vis
de cette fille d'une part, et, d'autre part, qu'il
est un peu responsable des égarements aux-
quels le contremaître Lang^ouët s'est laissé
entraîner, par jalousie pour lui. Il essaie, dans
la mesure où il le peut, de réparer son erreur.
Il s'arrange pour que ces deux jeunes gens lui
doivent leur établissement, sans le savoir. Le
fils de Breschard, Philippe, a reçu, lui aussi,
la leçon des faits. Il avait adopté toutes les
illusions de ces bourgeois naïfs qui croient
qu'il suffit de tendre les deux mains aux
ouvriers pour résoudre la question sociale.
Les scènes de grèves auxquelles il a assisté
l'ont éclairé. Il a compris qu'il avait des devoirs
de classe et il les remplira. Dans l'un et dans
l'autre cas, il s'est donc fait une éducation
par la défense. C'est là un de ces phénomènes
réparateurs qui portent la marque de la nature
L LA BARRICADE
médicatrice : l'énerg^ie déployée dans l'attaque
par une des deux classes antag-onistes créant
chez l'autre un réveil correspondant d'énergie.
Ce fait, je ne l'ai pas imaginé non plus. Je
l'ai constaté chez plusieurs des industriels
auprès de qui je cherchais des documents.
C'est une observation encore et dont j'ai pu
contrôler l'exactitude en lisant l'ouvrage du
plus perspicace des théoriciens du syndica-
lisme, M. Georges Sorel : les Réflexions sur la
violence. On a beaucoup cité ce livre à propos
de la Barricade, et on a eu raison. Le chapitre
intitulé la Décadence bourgeoise cl la violence
confirme de tous points non pas la thèse de
ma pièce, — encore une fois elle n'en a pas, —
mais la réalité de son constat. « C'est ici » ,
ose écrire M. Georges Sorel qui n'a pas plus
que moi peur des idées, « c'est ici que le rôle
de la violence nous apparaît comme singulière-
ment g^rand dans l'histoire. . . pourvu qu'elle soit
\ expression brutale ei directe de la lutte de classe » .
PT.ÉFACE Ll
Et il soiilig^ne ces mots : « Le jour où les patrons
s'apercevront qu'ils n'ont rien à gagfner par
les œuvres de paix sociale ou par la démocra-
tie, ils comprendront qu'ils ont été mal con-
seillés... Alors il y a quelque chance pour
qu'ils retrouvent leur ancienne énerg^ie... La
violence prolétarienne les enferme dans leur
rôle de producteurs et tend à restaurer la
structure des classes, au fur et à mesure que
celles-ci semblaient se mêler dans le marais
démocratique... Une classe ouvrière grandis-
sante et solidement organisée peut forcer la
classe capitaliste à demeurer ardente dans la
lutte industrielle. En face d'une bourgeoisie
affamée de conquêtes et riche, si un proléta-
riat uni et révolutionnaire se dresse, la société
capitaliste atteindra sa perfection historique. »
N'est-ce pas précisément ce que dit Breschard
à son fils, dans le quatrième acte de la Barri-
cade? « Non, l'ouvrier n'est pas une brute,
c'est un excitable et qu'il faut tenir. C'est notre
LU LA BARRICADE
fonction à nous, les dirigeants. On nous don-
nait ce nom autrefois. Il est très beau. Remé-
ritons-le, en étant les plus forts. C'est la pre-
mière condition. Les classes sociales sont
comme les nations. Elles n'ont pas le droit de
conserver ce qu'elles n'ont plus l'énergie de
défendre. Soyons donc forts et défendons-
nous. . . »
J'ai dit que ce passage de ma pièce était
celui qui avait été le moins compris. On
a voulu y voir une apologie de la répression
brutale. En même temps que les Semaines re-
ligieuses m'adressaient les reproches que je
vous ai dits, les journaux radicaux publiaient
des articles intitulés la Barre de fer, où l'on
m'endossait le propos du commissaire de po-
lice que je vous ai rapporté. C'était moi qui
conseillais aux bourgeois d'empoigner des ma-
traques et de les « descendre sur la gueule »
aux ouvriers. Cette légende se répandait un
peu partout, et je recevais lettres sur lettres.
PRÉFACE Lin
d'ouvriers syndicalistes, m'outrageant et me
défiant. On aura l'idée de leur ton par ce pas-
sage d'une d'elles pris au hasard : « Votre
appel à la violence bourgeoise, quelle farce!
Écoutez donc nos frères les flics, cependant
choisis, émasculés par la discipline. Ils ron-
chonnent déjà et vous jugent. Demain ils
seront nos instruments comme Samson, bour-
reau du roi, guillotinant le roi... » C'est qu'il
y a dans le discours de Breschard le mot :
force, et c'est encore une traduction à faire.
Pour la plupart des critiques, aussi simplistes
sur ce point que mon correspondant de fortune,
dire à une classe : « Soyez forts, » c'est lui
dire " Assommez. » Lui dire : « Défendez-
vous, » c'est appeler les gendarmes. La lutte
sociale , c'est pour eux la lutte à coups de baïon-
nettes. Qui donc a écrit : « On peut tout faire
avec des baïonnettes, excepté de s'asseoir des-
sus? » Et encore : « On ne tire pas des coups
de fusil aux idées » C'est faire injure à des
Liv LA BARRICADE
gens qui savent un peu d'histoire, comme
M. Georgfes Sorel, et j'ose dire comme l'au-
teur de la Barricade, que de leur supposer une
pareille ig^norance des conditions par lesquelles
une classe peut durer et dominer. Je reprends
les termes dont M. Sorel s'est servi : « ...forcer
la classe capitaliste à demeurer ardente dans
la lutte industrielle. " C'est de nouveau la for-
mule qu'emploie Breschard : « Nous, les diri-
geants. On nous donnait ce nom autrefois, il
est très beau. Reméritons-le. » Ainsi comprise,
la défense sociale ne consiste pas uniquement
à rendre coup pour coup, à répondre par la
mitrailleuse à la dynamite. « Faut-il tuer pour
empêcher qu'il n'y ait des méchants? — C'est
en faire deux au lieu d'un. » C'est une pensée
de Pascal. Elle est d'une application saisissante
ici. A la barbarie ouvrière opposer la barbarie
patronale, ce ne serait pas un procédé de la
nature médiatrice, mais de la nature péjora-
irice, si l'on peut dire. Ces dures opérations de
PRÉFACE LV
salut national : la répression de Juin, celle de
la Commune, ont certes leurs heures. Elles peu-
vent être nécessaires. Elles peuvent être bien-
faisantes. Elles relèvent de la chirurgie, et
l'intervention chirurgicale est un procédé de
guérison dans des instants de crise, elle n'est
pas un régime.
Que faut-il donc entendre par le mot : ^
force, quand il s'agit d'une classe sociale?
Tout simplement les qualités qui la consti-
tuent comme classe, portées à leur plus haut
degré. L'intelligence d'abord, cette supério-
rité dans la culture, qui impose le respect
même aux illettrés. Inviter la bourgeoisie à se
défendre, c'est l'inviter à développer en elle
le talent. Le prestige d'un patron sur ses ou-
vriers est fait surtout de sa compétence et de
son assiduité. Etre les plus forts, pour les pri-
vilégiés de la fortune, c'est penser plus lucide-
ment, et c'est vouloir plus nettement. Le tra-
vail est la seconde condition de la force d'une
LVI LA BARRICADE
classe. Ceux qui peinent de leurs bras sont
certes disposés à méconnaître l'effort de ceux
qui peinent du cerveau. H y a une chose qu'ils
ne méconnaissent pas, c'est notre oisiveté. Le
sentiment qu'ils éprouvent à comparer leur
propre sort et le nôtre s'exaspère jusqu'à l'in-
dig^nation, quand ils voient ceux qu'ils consi-
dèrent comme les iniques bénéficiaires de leur
dur labeur mener une existence d'inutiles,
dans un loisir occupé à quoi? à des amuse-
ments trop souvent dég^radés. J'ai reçu beau-
coup de lettres d'ouvriers sur la Barricade.
J'ai trouvé dans toutes la même note, cette
colère, à base d'une très méprisable envie,
mais trop naturelle, contre ce qu'une de ces
épîtres appelle — vous reconnaissez la phraséo-
logie déclamatoire de leurs journaux — « les
vices, les tares, l'énervement des capitalistes
dégénérés qui ne se défendent que par l'in-
compréhension d'une partie du prolétariat
trahissant ses frères. » C'est une faiblesse
PREFACE LVII
pour une classe privilég^lée, qu'une partie de
ses membres puisse mériter ces reproches. C'est
une force au contraire, pour elle, d'avoir des
mœurs. Breschard a raison quand il se repent
du scandale qu'il a donné. Les vertus de famille
sont des énergies de classe, comme aussi les
vertus civiques. Se défendre, pour une classe,
c'est encore montrer une entente sagace des
intérêts de la collectivité. Si tous les Breschard
avaient, depuis cent vingt ans, connu et pra-
tiqué la vérité politique, ils n'en seraient point
à s'écrier, quand sonne l'heure du danger : « Il
y a pourtant une police, un gouvernement, »
et à s'entendre répondre : a Si peu! » Se dé-
fendre, pour une classe, c'est aussi manœuvrer
les passions de la classe adverse, et désarmer
celles qui peuvent être désarmées. L'aristo-
cratie anglaise a duré, parce qu'elle a su accep-
ter, comme un des éléments de son recrute-
ment, l'ambition des membres les mieux doués
de la classe moyenne. Si la bourgeoisie fran-
Lvm LA BARRICADE
çaise avait devancé certaines revendications de
la classe ouvrière, en étudiant de près la situa-
tion vraie de celle-ci, elle serait aujourd'hui
en meilleure posture, et surtout si elle avait
maintenu, autour de ceux dont le déchaîne-
ment la menace aujourd'hui, une autre atmos-
phère d'idées. Les historiens de l'avenir n'en
reviendront pas de constater qu'elle ait pu
avoir, au service de la stabilité morale du
pays, un outil aussi efficace que les Congré-
gations religieuses et qu'elle l'ait volontaire-
ment brisé. Être la plus forte, enfin, pour une
classe, c'est intéresser la classe adverse, mal-
gré elle, à la durée de ce qui est, par cet
accroissement constant du bien-être général
que procure une bonne gestion des affaires
publiques et privées. Cette gestion peut être
dure. Elle se doit d'être utile et que tous le
sentent. Nous sommes loin de la théorie de
la barre de fer et de l'appel aux « flics » .
Nous sommes loin aussi de l'optimisme béat et*
PRÉFACE Lix
de riiumanitarisme aveuli. Cette édiicatioiL^ai'
la résistance, dont M. Georges Sorel a signalé
la possibilité et que j'ai essayé de montrer
dans la Barricade, ne saurait s'accomplir
qu'avec un triple sentiment, celui des de-
voirs de la classe à laquelle nous appartenons,
mais aussi celui de ses droits, et celui de l'im-
placable hostilité de la classe qui veut dépos-
séder la nôtre. Il y faut ce mâle sursaut
que la bataille éveille dans les races encore
capables de vaincre. Taine a écrit sur les
armées de la Révolution cette phrase pro-
fonde : " Elles furent ramenées au sens
commun par la présence du dang^er. » C'est
cette_sensation du danger présent que j'au-
rais voulu donner dans la Barricade, sûr,
si j'avais pu y réussir, d'avoir servi utile-
ment ma classe et par conséquent mon pays.
Il m'eut été facile, comme tant d'autres,
de me procurer le succès qu'obtiendra tou-
jours une étude sociale traitée avec des
LX LA BARRICADE
idées généreuses. Mais la sociolog^ie est une
science, et, en science, je ne connais pas
d'idées généreuses. Je ne connais que des
idées vraies ou fausses. Il ne vaudrait pas
la peine d'écrire si ce n'était pas pour
énoncer les idées que Ton croit, que l'on sait
vraies.
Février 1910.
ACTE PREMIER
LE SABOTAGE
Le théâtre représente la salle d'exposition d'un grand ébé-
niste d'art, dans un vieil hôtel du Marais, à Paris.
SCENE PREMIÈRE
LANGOUET, BURLE, GARRIGUE
Burle et Garrigue, au lever du rideau, entrent
en portant un secrétaire enveloppé d' une espèce de
carton-toile.
GARR[GUE
Faut-11 développer le secrétaire, Lang^ouët?
LANGOUET
Non, Garrigue... Hé! Là-bas! Plus douce-
ment ! . . .
GARRIGUE
Quand on lui ficherait quelques gênions, le
beau malheur ! Je suis pour le sabotag^e, moi,
partout et toujours. P'ailleurs, nous n'y cou-
4 LA lîAUUICADE
perons pas. Bonneville retourne le secrétaire.
Il a débiné notre truc, la canaille.
BURLE
Non. Mais je voudrais voir la tête du singe
quand l'autre lui dira : «Ah çà ! Vous me pre-
nez pour une poire, monsieur Breschard? »
LANGOUET
Vous serez donc toujours de grands gosses?. . .
Dans le sabotage, toi. Garrigue, tu ne vois que
de laçasse, toi, Buile, que de la rigolade?...
BURLE, achevant de poser le meuble et le calant.
Qu'est-ce que tu y vois, alors, toi?
LANGOUET
De la guerre.
GARRIGUE
j 11 n'y a donc pas de la casse à la guerre, et
/de la riche?
LANGOUET
Oui^ mai^ de la casse utile. Quelle a été
notre idée, en gâchant les tiroirs? Accrocher
Breschard dans une affaire. Et il va l'être,
LA BARRICADE 5
accroché ! ... Et autre chose encore. . . Le cHent
n'est pas content. Et Breschard, non plus, ne le
sera pas, content... Ça, c'est un coup voulu,
réfléchi, comhiné. Il faut que notre exploiteur
le sente, et que nous ne sommes ni des
apaches, ni des gamins, mais des conscients,
et qui en ont assez de turbiner dix heures par
jour, pour l'engraisser.
GARRIGUE
Bien sûr, ce n'est pas en trimant de ses bras,
mais des nôtres, que le petit bonhomme du
Marais est devenu le gros patron de la rue
Charles-V.
BURLE
Et qu'il habite l'hôtel d'un duc!... Ah!
malheur !
LANGODET
On l'a chassé en 89, le duc. Il faudra bien
qu'il sorte aussi, celui-là! Cette grève..
GARRIGUE
N'en jette plus, Langouët, Louise Mairet...
6 LA BARRICADE
BURLE
La Louis XV à Breschard?. . . Je me tire. Elle
me dég^oùle trop.
GARRIGUE
Si ce n'était que sa Louis XV, c'est sa casse-
role. Elle vient pour nous moucharder. Au
bouleau.
Bas entre eux en s'en allant.
BURLE
Ce qu'elle lui court après, la garce'
GARRIGUE
Tu sais qu'on dit qu'il l'a...
BURLE
Lui? G' te bêtise! ...
GARRIGUE
Parfaitement.
Ils sortent.
LA BARRICADE
SCENE II
LANGOUET, LOUISE MAIRET ,
Louise est entrée au moment où Langouët
disait : « Qu'il sorte aussi, celui-là ! » Elle à
entendu la réplique de Garrigue, elle a Jaii un
geste. Puis, comme si de rien n était, elle est
allée vers un fauteuil comparer à la tapisserie un
morceau d'une autre tapisserie au elle tient à la
main. Elle s'est relevée, a paru hésiter; elle
marche vers Langouët .
LOUISE
Langouët?
LANGOUET, rudement.
Quoi?
LOUISE
Je voudrais vous demander quelque chose...
LANGOUET
Je n'ai pas le temps.
8 LA BARRICADE
LOUISE
Qu'est-ce que vous pensez de ce morceau
de tap
isserie?.
LANGOUET
La tapisserie?... Ce n'est pas mon affaire.
Je ne m'y connais qu'en bois.
Il va pour sortir.
LOUISE
Non, Langouët, ne vous en allez pas. J'ai
entendu Garrigue. Il a dit que je venais pour
vous espionner... et vous l'avez laissé dire.
LANGOUET
Je suis contremaître pour surveiller le tra-
vail, pas les langfues.
LOUISE
Mais vous êtes juste, Langouët. C'est votre
passion, la justice, et, puisque vous avez laissé
parler Garrigue sans protester, c'est que vous
pensez comme lui.
LANGOUET
Je n'ai pas à vous répondre.
LA BARRICADE 9
LOUISE
Eh bien, moi, je veux vous avoir prouvé
que ce n'est pas vrai. Mme Derivière nous a
apporté cette tapisserie. J'ai cru reconnaître
le motif du Beauvais d'un fauteuil qui est ici.
Je suis venue pour comparer...
LANGOUET
C'est à Garrigue qu'ilfallait raconter tout ça.
LOUISE
Garrigue? Hé! Je m'en moque bien, de ce
qu'il dit et de ce qu'il pense! Ce n'est pas la
première fois que j'entends de lui et des autres
de ces mots qui me blessent, et je ne réponds
pas, quoique ce soit abominable d'attaquer une
camarade qui ne vous a jamais rien fait,
rien, rien!
LANGOUET
Ils sont d'un côté de la barricade. Ils tirent
sur ceux qui sont de l'autre.
LOUISE
De l'autre côté?,., je ne suis donc pas une
10 LA BARRICADE
ouvrière comme eux?.,. Fille d'ouvriers,
comme eux?... Mais, mon métier, c'est le
vôtre, Langouët. . . Vous surveillez l'atelier du
meuble, moi, celui de la tapisserie... J'ai tou-
jours essayé d'être juste pour mes camarades,
comme vous pour les vôtres. Et la preuve,
c'est que, malgré vos façons si dures de me
traiter, oui, si dures, je continue de vous
parler, parce que j'ai quelque chose à vous
demander pour mes ouvrières.
LANGOUET
Je n'ai rien à faire avec votre atelier,
LOUISE
Si, Langouët. Regardez-moi en face. Je
vous jure que je n'ai pas d'arrière-pensée, pas
la moindre... Me croyez-vous?
LANGOUET
Dites-moi ce que vous avez à me dire, et
vite.
LOUISE
La grève générale des ébénistes est décidée.
LA BARRICADE 11
Vous savez que les ouvriers de la maison Bres-
chard ne se sont pas prononcés. Ils feront ce
que vous leur direz, vous, et les ouvrières les
suivront... Quand les chefs du syndicat vous
demanderont de nous faire mettre en g^rève,
je viens vous supplier. . .
LANGOUET
Je comprends. Vous avez peur qu'en ce
moment, avec cette grosse commande de
l'Américain, s'il y a interruption dans le tra-
vail, les intérêts de Breschard ne souffrent.
LOUISE
Il ne s'agit pas des intérêts de M. Breschard,
Langouët. Il s'agit de Jeanne Lormière, qui
a deux enfants à nourrir, et qui a perdu son
homme ; de Marie Charmoy, qui est si jolie et
qui aime tant la toilette. Vous voulez donc
qu'elle se laisse aller et qu'elle devienne une
fille entretenue ?. . . Pourquoi me regardez-vous
ainsi ? J'ai le droit de vous dire cela, parce que
je vis de mon travail, moi... Il s'agit de Lucie
12 LA BARRICADE
Berger, qui boit. Nous lui faisons honte, et
nous la retenons. Que la grève arrive et c'est
le marchand de vin tout le long du jour... En
voilà trois sur les huit qui sont à l'atelier. Je
pourrais vous en dire autant des cinq autres.
Pensez à elles, Langouët, et pensez à vos
hommes aussi, quand le syndicat demandera
la grève.
LANGOUET
Voilà tout ce que vous aviez à me dire?
LOUISE
Oui.
LANGOUET
Eh bien! Je vous ai écoutée parce que je
suis un bon garçon. Adieu.
LOUISE
Adieu, Langouët, mais cela ne vous res-
semble pas de traiter une pauvre fille comme
vous me traitez.
LANGOUET, il revient, la regarde, puis avec effort.
Vous avez raison. Il faut toujours tout dire
LA BARRICADE 13
de ce qui peut éclairer les consciences. (Rude-
ment.) Vous parlez du syndicat. Savez-vous
seulement ce que c'est que le syndicat?
LOUISE
C'est une association et qui ne devrait s'oc-
cuper que de ceux qui en font partie.
LANGOUET
Oui, si la classe ouvrière était libre. Elle ne
l'est pas. Dans la société présente, elle est
esclave. On est esclave, quand on n'a que ses
bras pour vivre, et qu'on traite avec un em-
ployeur qui possède un capital. Il peut at-
tendre et mang^er, avec son capital. L'ouvrier,
lui, ne peut pas attendre. S'il ne travaille pas,
il ne peut pas manger, et il faut mang^er tous
les jours. La lutte est trop inégale. Pour y
remédier, on a fondé les syndicats. Ceux qui
n'en sont pas doivent marcher avec eux tout
de même. A la force de l'argent, l'ouvrier ne
peut opposer qu'une force, celle du nombre et
de la discipline.
14 LA BARRICADE
LOUISE
Si cette force m'écrase, à quoi me sert-elle?
Si mes ouvrières se trouvent mieux de traiter
directement avec le patron, et pas seulement
elles, mais quarante de vos hommes peut-être
sur quarante-cinq, je vous le demande, est-il
juste de les entraîner dans une grève qu'ils ne
voudraient pas, ni elles, ni eux, s'ils étaient
seuls? Car, enfin, nous ne sommes pas
malheureux, ici, Lançouët?
LANGOUET
Vous voyez bien que vous êtes de l'autre côté
de la barricade. Et la solidarité, qu'en faites-
vous ?
LOUISE
Si je n'y croyais pas, est-ce que je vous
aurais parlé comme je viens de vous parler?
Ce n'est pas pour moi que j'ai peur de cette
grève.
LANGOUET
Oh ! vous ! . . . Et vous appelez ça de la soli"
LA BARRICADE 15
darité?... Non. Être solidaires, c'est souffrir
ensemble, pour que notre classe tout entière
triomphe un jour. Jeanne Lormière, Marie
Charmoy, Lucie Berg^er, sont des soldats dans
une bataille. Dans toute bataille, il y a des sol-
dats qui tombent et qui ne verront pas la vic-
toire. Si elles ne pensent pas ainsi, elles ne
sont pas sous notre drapeau. Et alors, tant pis
pour elles!... Et puis, si la g^rève éclate, et
qu'elles souffrent, prenez-vous-en, elles et
vous, au patron. Qu'il cède, il aura un peu de
luxe en moins . Voilà tout ! — Le luxe des capi-
talistes, je le hais. C'est de la corruption pour
celui qui en jouit, et du martyre pour ceux
qu'il exploite, ou de la corruption aussi, et
c'est pire. (Il insiste en regardant Louise.) Et
maintenant, vous pouvez aller répéter ce que
je vous ai dit...
LOUISE
Ah ! Langfouët ! . . , Vous me croyez capa-
ble?,,.
16 LA BARRICADE
LANGODET, douloureusemeni .
Tant mieux, si vous n'en êtes pas capable,
tant mieux!... Et alors, tâchez de vous rap-
peler mes paroles : il y a la guerre entre les
classes, et la guerre à outrance, tant qu'il y
aura des classes.
SCENE m
LES MÊMES, PHILIPPE, BRESCHARD
Philii>j)e est entré pendant que Langouè't pronon-
çait sa dernière phrase . Il l'a laissé parler. Puis,
lui inettanl la main sur l'épaule.
PHILIPPE
Ne le croyez pas, Louise, il se calomnie lui-
même, et la preuve qu'il ne pense pas cela,
c'est que nous sommes une paire d'amis, lui le
contremaître de papa, et moi le fils de son
patron... Et depuis combien de temps? J'avais
LA BARRICADE 17
douze ans quand il est entré ici, comme
apprenti du père Gaucherond. J'en ai vinçt-
quatre. (Riani.J Ça fait une paye, ça...
LA^'GOUET, bourru.
Tu ne sais pas seulement de quoi nous par-
lions, Louise Mairet et moi.
PHILIPPE
Vous discutez sur cette éternelle question
des rapports entre ouvriers et bourgeois, qui
sera toute résolue quand les bourgeois senti-
ront, ce que je sens si bien, mol, que le patro-
nat doit être une association de l'employeur et
de l'employé. Il en est de la guerre des classes
comme de toutes les autres. De la bonne vo-
lonté de part et d'autre, et l'on s'aperçoit qu'il
n'y au fond qu'un malentendu, et, le plus sou-
vent, dans les mots... Ah! les mots! les mots!
Les ouvriers? Les bourgeois? Les classes?
Qu'est-ce que cela signifie? Je suis bien socia-
liste, moi, quoique j'aie reçu une éducation
bourgeoise.
18 LA BARRICADE
LOUISE
Mais vous n'admettez pas, comme lui, mon-
sieur Philippe, que les syndicats déclarent des
grèves qui bouleversent toute une industrie et
ruinent des centaines de gens, ni qu'ils m'em-
pêchent de travailler, moi, si j'ai envie et be-
soin de le faire?
PHILIPPE
La faute en est à ceux qui acculent les
ouvriers à ces procédés.
LANGOUET
Je ne disais pas autre chose. Mais le bouleau
me réclame.. . D'ailleurs, on vient, et je ne suis
pas en tenue.
// va pour sortir, pendant qjie Mme Derivière et
Cécile Tardieu entrent.
PHIUPPE
Ce n'est que ma sœur, avec Mlle Tardieu.
Langouët sort.
LA BARRICADE 19
SCÈNE IV
PHILIPPE, LOUISE, ALINE DERIVIÈRE,
CÉCILE TARDIEU
ALINE
Bonjour, frérot... Ah! c'est vous, Louise...
Contente de vous voir... C'est mon Beauvais?
(Elle désigne le morceau de tapisserie que Louise
a gardé à la main.) Faux, n'est-ce pas?... J'ai
été roulée.
LOUISE
Tout ce qu'il y a déplus vrai, madame Deri-
vière.
CÉCILE
Tu en as une chance?
ALINE
Une demi toujours. Jamais le numéro plein.
Je me suis méfiée. Je n'ai acheté qu'un mor-
ceau, les autres seront partis.
20 LA BARRICADE
LOUISE
Les autres? Combien?
ALINE
Encore trois fauteuils et un canapé.
LOUISE
Mais c'était une partie des Amusements
champêtres, d'après Boucher, tout simple-
ment!... Tenez, madame... Voici votre mor-
ceau et voici une bergère que M. Breschard a
fait copier l'année dernière, sur une pièce de
l'ancienne collection Hamilton. Comparez.
AUNE
J'y retourne alors... Pourvu que le mar-
chand n'ait pas déjà bazardé le lot?... Com-
ment ne savait-il pas ce que ça valait, en 1910?
LOUISE
Les plus habiles s'y trompent, et sales comme
elles sont, à en juger par ce morceau, si mal
réparées ! On les a tuées. . . Courez-y, madame
Derivière. Voulez-vous que j'aille avec vous?
Je ne suis pas trop pressée en ce moment.
LA liARRICADE 21
AUNE
Courez mettre un chapeau. J'ai mon auto-
mobile en bas. Nous serons revenues dans une
demi-heure. (Louise sort. A son frère en tirant
une brochure rouge de son manchon.) Tu recon-
nais ca, toi?... Tu avais bien besoin d'écrire
cet absurde article dans cette absurde revue :
les Instituteurs et le Syndicalisme!... Je te de-
mande un peu! En quoi cette histoire-là
regarde-t-elleM. Philippe Breschard, filsetsuc-
cesseurde M. Breschard, gfrand ébéniste d'art,
surtout quand M. Philippe Breschard aspire à
la main de Mlle Tardieu, fille d'un orfèvre-
maroquinier, que le syndicalisme ruinerait,
comme M. Breschard d'ailleurs?... Non! mais
quelle gaffe! Et dire que ces quelques pages
vont peut-être faire manquer ton mariage !
PHILIPPE
M. Tardieu les a lues? Il t'en a parlé?
ALINE
Demande à Cécile de te raconter...
22 LA IJARUICADE
CÉCILE
C'est ma faule. Au lieu de garder la bro-
chure dans ma chambre, je l'avais prise avec
moi, dans le bureau de papa, où nous passons
nos soirées, depuis la mort de ma pauvre
maman. D'habitude, il s'occupe à ses dessins,
à ses documents. Aussi, j'ai été bien étonnée
quand il m'a demandé, tout d'un coup :
« Qu'est-ce que tu lis avec tant d'attention? »
J'ai dû rougir, car il a insisté : <> Donne-moi
cette revue? » il la prend, regarde le sommaire
et, d'une voix que je lui connais si bien, sa voix
blanche, il me demande : » C'est Philippe qui
t'a envoyé ce numéro? Tu le vois souvent chez
sa sœur? » « Oui, souvent. « Il insiste : « Très
souvent?" Moi : «Très souvent. » Puis, rien.
Le reste de la soirée s'est passé comme à l'or-
dinaire. Seulement, ce matin, au premier déjeu-
ner, il m'a dit : « J 'ai une bonne nouvelle à t'an-
noncer. J'ai un peu de temps devant moi. J'en
profite pour t'emmenerà Florence et à Rome. «
LA BARRICADE 23
PHILIPPE
Vous partez?
ALINE
Oui, elle part. Voilà le beau résultat de ton
socialisme, à toi, et (se retour nant vers Cécile)
(le ses giries à elle.
CKCILE
Comment?
ALINE
Mais oui. J'appelle ça des g^iries, moi, ces
éternels reculs devant ce qui doit être et que
l'on désire. Tu aimes Philippe et Philippe
t'aime. Voilà le fait.
CÉCILE
Tu n'as pas le droit, Aline...
AUNE
Tu ne l'aimes pas? Alors, pourquoi avais-tu
des larmes dans les yeux en m'annonçant ce
départ?
PHIUPPE
Oh! Cécile, ce serait vrai?...
24 LA BARRICADE
ALINE
Oui, c'est vrai, et c'est vrai aussi qu'il faut
que cette équivoque finisse. fA Cécile.) Tu m'as
raconté, il y a deux mois, quand je vous ai
surpris à la campag^ne, en tète-à-tète, et si
troublés, qu'il t'avait dit qu'il t'aimait, et que,
toi, tu hésitais, que tu voulais t' éprouver, que
tu n'étais pas sûre de tes sentiments. . . Tu vois
où ça mène, ces enfantillages? Si tu lui avais
répondu, simplement : « Moi aussi, je vous
aime » . — Puisque c'était vrai ! — a Demandez
ma main à mon père » , vous seriez fiancés. Il
n'aurait pas écrit cet imbécile article, et ton
père ne t'emmènerait pas.
cécile[
Mais tu sais bien que j'allais le lui dire, ces
jours-ci, de demander ma main à mon père...
(Se retournant vers Philippe et tout émue.) Et...
je le lui dis.
PHILIPPE, dans un élan.
Ah ! Cécile !
LA BARRICADE «5
ALINE
A la bonne heure! Je vais passer deux jours
à la campag^ne. Quand je reviendrai, je veux
vous trouver fiancés. fA Philippe.) Tout de
même, je ne peux pas croire que Tardieu te
tienne rigueur pour ces dix enfantines pages.
Surtout quand il saura que Cécile t'aime. (A
Cécile.) Mais auras-tu le courage, toi, de le lui
dire, à ton père, que tu aimes Philippe, et que
tu mourras fille, si tu ne l'épouses pas? (Rieuse
et prenant les mains de Cécile et de son frère.)
Voyons, dis-le, que nous voyions comment tu
sauras le dire? Dis-le-lui. . . à moi. . .
CÉCILE, d'abord rieuse, puis grave.
J'aime Philippe, et, si je ne l'épouse pas, je
mourrai fille.
ALINE
Et toi, Philippe?
PHIUPPE
Moi?... J'aime Cécile, et...
ALINE
Et je ne suis plus socialiste. Allons, dis-le.
26 LA BARIUGADE
PHILIPPE
Ah! pour ça! ...
CÉCILE, se dégageant.
Mon Dieu ! Mon père !
SCENE V
LES MÊMES, TARDIEU, puis LOUISE MAIRET
TARDIEU, très froid.
Bonjour, madame Derivière. Bonjour, Phi-
lippe. fA Mme Derivière et à Cécile. J Vous êtes
en avance. Vous n'êtes donc pas allées à cette
exposition? Il y a longtemps que vous êtes ici?
ALINE
Cinq minutes. Nous l'avons g^alopée, l'ex-
position. J'avais besoin de voir une des
ouvrières de la maison. J'ai trouvé une occa-
sion extraordinaire de Beauvais. Cécile vous
racontera, f Entre Louise Mairet en chapeau.)
LA BARRICADE 27
Ah! VOUS êtes prête, mademoiselle Mairet?
Tardieu, vous m'excusez. (Embrassant Cécile.)
Au revoir, chérie. (Bas.) Du courage... Bon-
jour, frérot. Passez, mademoiselle Mairet. (Bas
à P/iilifjpe .JYdiS-y j et tout de suite, toutde suite.
Elle sort avec Louise.
TARDIEU à sa fille.
Nous allons rentrer aussi. Adieu, Philippe.
PHILIPPE, très nerveux et avec un effoi-t.
Monsieur Tardieu, je ne voudrais pas vous
laisser partir sans vous avoir demandé de me
fixer un rendez-vous... aujourd'hui même.
J'ai à vous entretenir d'une chose extrêmement
importante.
TARDIEU
Pourquoi pas tout de suite alors ? (Tirant sa
montre.) Il est onze heures et demie, nous
déjeunons à midi un quart. Nous avons tout le
temps. Votre père n'est pas là?
PHILIPPE
Non, monsieur Tardieu.
28 LA BARRICADE
TARDIEU
Alors, Cécile peut m'attendre dans son bu-
reau, les quelques minutes que nous avons à
causer ensemble... (A sa fille.) Laisse-nous,
mon enfant... Va.
Il V embrasse au front. Elle hésite, puis elle
sort.
SCÈNE VI
TARDIEU, PHILIPPE
TARDIEU, revenant vers Philippe.
Ce n'est pas bien, Philippe, vous m'en-
tendez. Ce n'est pas bien.
PHILIPPE
Mais, monsieur Tardieu, je vous assure...
TARDIEU
Que vous n'avez jamais rien dit à ma fille
que vous ne soyez prêt à me répéter? Je le
sais. Et je sais aussi que vous lui faites la cour,
LA BARRICADE 29
depuis longtemps, en abusant de l'intimité
où je la laisse vivre avec votre sœur. Vous lui
avez donné rendez-vous ici, tout à l'heure, et,
ce que vous avez à me dire, je le sais comme
le reste : vous allez me demander sa main. Et,
elle, vous l'en avez prévenue. Est-ce vrai?
PHILIPPE
C'est vrai.
TARDIEU
Et vous ne comprenez pas qu'un homme
scrupuleux, vous l'êtes pourtant, n'a pas le
droit de se conduire ainsi ? Quand il s'ag^it d' un
maria^je, de deux choses l'une : ou bien les
parents doivent y consentir. Alors pourquoi
ne pas leur parler d'abord? Ou bien ils n'y
consentiront pas. Alors, ce n'est pas bien, je
A'ous le répète, de troubler un jeune cœur, de
lui g^âter toute sa vie peut-être , et cela pour rien .
PHILIPPE
Vous avez raison, monsieur Tardieu. Mais
je n'ai pas tant réfléchi. C'est si naturel.
30 l.A BARRICADE
qu'aimant votre fille comme sa sœur, Aline
ait voulu en faire vraiment sa sœur, et
qu'elle ait favorisé mes espérances naissantes.
Il y a peut-être eu là imprudence, il n'y a pas
eu calcul. Et même si vous trovivez que cette
imprudence est condamnable, pardonnez-la-
moi, à cause de la sincérité de mon sentiment
pour Mlle Cécile. Dites-le-moi, que vous me la
pardonnez... A moins que, réellement, vous
n'ayez, contre ce mariag-e, des objections...
Vous ne me répondez pas ? Vous en avez ? Voyez :
je suis bouleversé... Je ne peux pas croire que
mes idées... et surtout fit montre la brochure
restée sur la tablé) ce malheureux article. . .
TARDIEU
Il s'a.jjit bien de cet article. Je ne l'ai même
pas lu, pour ne pas être tenté de vous en vou-
loir... Quant à vos idées, elles vous passeront,
comme vos vingt-cinq ans. Vous êtes un bour-
g'eois, fils de bourg^eois. Vos ouvriers se
charg-eront de vous le rappeler, et comment ! . . .
LA BARRICADE 31
Mais oui, j'ai une objection, une g^rosse objec-
tion contre ce marlag^e . . . Ou plutôt, je peux en
avoir une. C'est pour cela que vous m'avez vu ce
premiermouvementd'humeur,quandjevousai
surpris avec votre sœur et ma fille. Il est passé.
PHIUPPE
Mais cette objection?... Dites-la-moi, je
vous en conjure, simplement, brutalement, s'il
le faut... Quelle qu'elle soit, je suis certain
que j'en triompherai . . .
TARniEU, emharrassé.
Il ne dépend ni de vous, ni de moi, de lever
cette objection... si elle existe...
PHILIPPE
Si elle existe?
TARDIED
Oui, si elle existe... Ah! C'est très délicat...
Mais un père de famille a tous les droits pour
sauvegarder l'avenir de son enfant.
PHILIPPE, continuant de chercher ses mots.
Il s'agit donc d'une difficulté de l'ordre ma-
tériel?... d'une question de fortune?...
32 LA BARRICADE
TARDIEU
Oui et non. S'il n'y avait en jeu qu'une
affaire d'intérêt, je n'hésiterais pas, comme
vous me voyez hésiter... Je suis un bourgeois,
moi aussi, et très fier de l'être. Et, pour un
vrai bourgeois, l'argent est l'argent. Il ne
mérite ni d'être adoré, ni d'être méprisé. Il
mérite d'être compté... Dans le cas présent,
la question d'argent ne vient qu'en seconde
ligne... Il s'agit... Allons droit au fait, c'a
toujours été ma devise en affaires, et je ne
m'en suis pas trop mal trouvé. Il s'agit... de
votre père.
PHILIPPE
Mais mon père ne désire que mon mariage,
et, quand il parle de Mlle Cécile, c'est toujours
avec tant d'enthousiasme ! Vous savez comme
il est resté jeune de cœur.
TABDIED
Trop jeune, peut-être, f Geste de Philippe.)
Étes-vous bien sûr que lui-même, à l'heure
LA BARRICADE 33
présente, ne sonfje pas à se remarier? (Autre
geste de Philippe.) Pardon, mon ami, nous
causons entre hommes, et nous devons mettre
tous les points sur les i... Breschard a qua-
rante-neuf ans... Qu'il se remarie donc et
qu'il ait des enfants, c'est la position de votre
ménage, à vous, déjà changée. Je passerais
outre, Cécile sera riche pour deux. Je ne peux
plus passer outre, voilà le point délicat, s'il y
a des réserves à faire sur la nouvelle Mme Bres-
chard... Jamais je n'admettrai, jamais, que
ma fille devienne la bru d'une maîtresse épou-
sée. Il y a un moyen, un seul, de couper court
tout de suite à cette appréhension. Je suis prêt
à vous donner ma fille, si votre père s'engage
sur l'honneur à ne pas se remarier. S'il n'est
pas disposé à prendre cet engagement, c'est
que mes craintes sont fondées, et, dans ce cas,
il est inutile qu'il fasse auprès de moi une dé-
marche officielle à laquelle je répondrais non.
Entre lui et moi, toute explication sur ce sujet
14 LA r.ARllICADE
serait si pénible qu'elle est impossible... Vous
pouvez, vous, lui transmettre mon exigence,
sans le blesser. Attribuez-la uniquement à une
question d'intérêt. Mais, transmettez-la-lui, et
aujourd'hui même... Tout ce que je demande
à votre loyauté, mon cher ami, c'est que vous
n'essayiez pas de revoir Cécile avant de
m'avoir apporté la réponse de Breschard. Si
cette réponse est ce que je désire, entendez-
vous, ce que je désire, je vous tends les deux
mains, et je vous dis : « Philippe, je suis bien
heureux... » Dame! Si c'est non... fil esquisse
un mouvement de contrariété et de décision.) Et,
maintenant, séparons-nous. Laissez-moi em-
mener ma fille. Et vous, à tout à l'heure.
// lui tend la main .
PHILIPPE j visiblement accablé.
A. tout à l'heure, monsieur Tardieu.
// sort.
LA BARUICADE 35
SCÈNE VU
TARDIEU, puis CÉCILE
TAUDIED, il appelle.
Cécile !
CÉCILE, paraissant.
Tu es seul, papa?
TARDIEU
Oui, mon enfant... Mais, allons, nous
sommes en retard, et il faut qu'avant le déjeu-
ner j'aie donné un coup d'œil au magasin.
CÉCILE
Père...
TARDIEU
Eh bien?
CÉCILE
Philippe t'a parlé, et ce quil t'a dit t'a fâché
contre moi?... Tu penses que j'ai manqué à
ma modestie?... Je t'affirme...
36 LA BARRICADE
TARDIEU
Je suis sûr de toi, mon enfant, et je ne suis
pas fâché. Absolument pas.
CÉCILE
C'est donc la demande que Philippe t'a faite
qui te rend soucieux?... Tu as des objec-
tions?... Tu ne consens pas?... (Joignant les
mains. J Ah! mon Dieu!...
TARDIEU, lui faisant signe que ta porte s'ouvre.
Tiens-toi... Nous ne sommes pas chez
nous.. .
SCENE VIll
LES MÊMES, BRESCHARD
BRESCHARD
lionjour, mon clier Tardieu.
TARUIEU
Bonjour, mon cher Breschard.
LA BARRICADE 37
BRKSCIIARD
Bonjour, ma petite Cécile. Comment? Vous
partez déjà? Vous n'êtes pas si pressés que
cela... Vous allez rester à déjeuner avec nous,
tout simplement, à la fortune du pot.
TARDIEU
Vous êtes trop aimable, Breschard. Mais
on m'attend au mag-asin. Et vous savez, l'œil
du maitre!... Surtout à l'époque où nous
sommes...
BRESCHARD
A qui le dites-vous?... Et encore, vous êtes
heureux, vous, dans l'orfèvrerie... Vous n'êtes
pas sous le coup d'une {jrève générale, comme
nous, dans le meuble.
TARDIKU
Vous n'êtes pas sur de vos ouvriers?
BRESCHARD
J'en étais sur. C'était une famille ici. La
preuve : mon contremaître et mon fils se tu-
toient. Ils ont été presque élevés ensemble.
38 LA BARRICADE
Gomment les choses ont-elles changé? Je n'en
sais rien. Elles ont bien changée. Je ne suis
plus sur de personne... Et, cependant, jamais
mes hommes n'ont gagné davantage...
TARDIEU
C'est comme les miens : semaine anglaise,
journée réduite, augmentation de salaire, et
jamais je ne les ai moins eus dans ma main.
Autrefois, à l'atelier, c'était le bûcheur qui
entraînait les autres, qui les poussait à en
abattre...
BRESCHARD
Et maintenant, l'entraineur, c'est celui qui
travaille le moins.
TARDIEU
C'est notre faute, Breschard. Nous ne nous
défendons pas assez, nous autres, les patrons.
Quand nous ferons bloc contre les ouvriers,
comme ils font bloc contre nous, ils sentiront
notre force, et nous aurons leur estime, à dé-
faut de leur affection, — et la paix!
T,A BARRICADE 3t
BRESCHARD
Je STiis tellement de votre avis que ma réso-
lution est prise, et je n'ai pas perdu une occa-
sion de la déclarer. Il n'y a jamais eu de grève
ici. A la première, je ferme mes ateliers plu-
tôt que de reprendre un seul des hommes qui
m'auront lâché.
TARDIEU
J'aime à entendre un patron parler ainsi.
Soyons de notre classe, Breschard. C'est la
vérité et la seule... Mais je m'attarde... En-
core pardon. Viens, fillette.
// emmène Cécile.
SCÈNE IX
BRESCHARD, seul d'abord, puis PHILIPPE
BRESCHARD, oprès avoiv reconduit lardieu, se
retouDie. H aperçoit le meuble enveloppé .
Tiens. Qu'est-ce que c'est que ça? (Il va au
meuble, tire un canif de sa poche et fend largement
40 LA BARRICADE
la toile d'emballage. Le hniit de In porte ouverte
lui fait dresser la tête. Il voit Philippe qui entre.)
Ah! c'est toi, Philippe. Tu vas me renseig^ner.
Pourquoi Bonneville nous retourne-t-il ce
secrétaire? Nous le lui avons livré, il n'y a pas
huit jours, et il en était si content!
PHILIPPE
C'est la première nouvelle.
BRESCHARD
Ce meuble a pourtant été reçu par quelqu'un?
PHILIPPE
Par Langouët, sans doute.
BRESCHARD
Et il ne t'a pas prévenu?
PHILIPPE
Il n'y aura pas pensé. Je ne l'ai vu qu'une
minute, tout à l'heure. Il était avec Louise
Mairet.
BRESCHARD, nerveux .
A perdre son temps et le mien... Il ne doit
rien se passer ici dont le patron ne soit averti
LA BARRICADE 41
aussitôt. Et quand je ne suis pas ià, le patron,
c'est toi. Mais le citoyen Langfouët est un anar-
chiste, maintenant. Pour lui, il n'y a plus de
patron ! Va me le chercher.
PHILIPPE
Il n'est pas fautif, dans la circonstance,
papa, je te le répète. Ma sœur et Mlle Tardieu
sont entrées sur mes talons, et, tout de suite,
j'ai eu avec Tardieu une conversation qui m'a
trop secoué pour que j'aie pensé à m'occuper
de ce meuble, je te l'avoue. Tu me compren-
dras, quand tu sauras que je lui ai demandé la
main de sa fille.
BRESCHARD, saisi et chaiifjeanl de ton.
Tu ne pouvais pas commencer par me dire
cela, grand cachottier? Tu as demandé à Tar-
dieu la main de sa fille, toi! Toi! Toi!... Ah!
c'est la première satisfaction que tu me donnes
depuis bien longtemps. Oui. Depuis que tu t'es
mis en tête toutes ces idées à la Langouët : le
syndicalisme, le Marxisme, — le fumisme! —
42 LA BARRICADE
Laissons cela. Tu es dans le vrai, maintenant,
le reste suivra... Embrasse-moi d'abord...
Tiens, encore une fois... Et puis, raconte-moi
tout... Ainsi, tu es amoureux de Cécile Tar-
dieu?
PHILIPPE
Depuis presque un an.
BRESCHARD
Pourquoi diable ne m'en as-tu rien dit? Il y
a un an que tu l'aurais épousée.
PHILIPPE
J'ai voulu éprouver la vérité de mon senti-
ment, et, elle, quand je lui ai avoué, enfin,
que je l'aimais, m'a prié d'attendre encore
avant de me répondre... C'est tout à l'heure
seulement qu'elle m'a dit oui, et qu'elle m'a
permis de demander le consentement de son
père...
BRESCHARD
C'est Tardieu qui a dû être content, aussi
content que moi, j'en suis sur... Mais pour-
LA BARRICADE 43
quoi ne m'en a-t-il pas parlé, là, tout à
l'heure? Ça ne lui ressemble pas... Je vois la
cliose : tu lui auras fait peur de ton vieux
pèro... Tu t'es sauvé quand je suis arrivé...
Ah! Philippe! Philippe, tu ne sais donc pas
comme je t'aime?
PHILIPPE
8i, papa, et j'étais sûr que tu accueillerais
la nouvelle de ce projet de mariag^e avec cette
chaleur de cœur qui me fait tant de bien.
Non, je ne me suis pas sauvé, Tardieu avait
voulu que nous fussions seuls, lui et moi,
pour cet entretien. Il a désiré que je ne revisse
sa fille qu'après avoir résolu avec toi une dif-
ficulté...
BRESCHARD
A ce mariag^e entre Cécile et toi? Quelle diffi-
culté?. . . Tardieu connaît ma situation comme
je connais la sienne. Voilà des années que je le
vois et qu'il me voit travailler. Nous pensons
de même sur toutes choses... Nos familles...
44 LA BARRICADE
PHILIPPE
C'est justement d'une question concernant
notre famille que Tardieu m'a demandé de te
parler.
BRESCHARD
Notre famille?. . .
PHILIPPE
Oui, papa, son avenir... Tu m'arrêteras au
premier mot, si tu trouves que. . .
BRESCHARD
Mais va donc, va donc. . .
PHILIPPE
Eh bien ! Tardieu semble persuadé que tu
es sur le point de modifier du tout au tout
ton existence... de te... remarier... Il croit...
Encore une fois, papa, arréte-moi, si... (Geste
de Breschard.) Mais il est plus simple que
je te répète les mots mêmes dont il s'est
servi : " Jamais je n'admettrai, jamais, que
ma fille devienne la bru d'une maîtresse
épousée. »
LA BARRICADE 45
BRESCHARD
Il a dit cela?
PHILIPPE
Textuellement. . . Ah ! tu vois bien.
BRESCHARD
Non. Continue. Et il a conclu?
PHILIPPE
Qu'il met une condition à mon mariage. Il
demande que tu t'engages, toi, à ne jamais
te remarier. Pardonne-moi, papa, si je t'ai
froissé, blessé. . . Il m'a semblé que je te devais,
que je nous devais de surmonter ma répu-
gnance à te rapporter cette conversation.
BRESCHARD
Oui, mon ami, tu me le devais, et bien loin
de t'en vouloir, je t'en remercie. (Il fait quel-
ques pas dans la chambre, puis, après un si-
lence, et grave. J Tu as vu, Philippe, avec quelle
joie j'ai accueilli la seule idée de ce mariage.
Oui, c'est bien la femme que j'ai rêvée pour
toi. Mais celte condition que Tardieu prétend
40 LA BARRICADE
m'imposer, ma dig^nité d'homme ne me per-
met pas de l'accepter. Je ne l'accepte pas. Il
a le droit de me demander des sacrifices maté-
riels, que je fixe un chiffre de dot, que je t'as-
socie à mes affaires. N'importe quoi, excepté
cette exigence-là. Tu vas m'en vouloir, mon
ami, me refermer ton cœur qui venait de
s'ouvrir. Mais non, non, non, je ne peux pas
faire cette promesse. Je ne la ferai pas.
PHIUPPE
Tu voudrais la faire, papa, c'est moi qui te
supplierais de ne pas prendre cet eng^ag^ement,
à cause de moi, et de cette façon. Tu vois si
je t'en veux et si je referme mon cœur.^ Je
t'ai bien regardé, là, tout à The lire, pendant
que je te parlais. J'ai vu que chacun de mes
mots te bouleversait. J'ai bien regardé Tar-
dieu, pendant qu'il me parlait. Lui aussi fai-
sait un grand effort sur lui-même pour me
dire ce qu'il me disait. S il a cru devoir me le
dire cependant, c est qu'il y a dans son esprit
LA BARRICADE 47
autre chose qii une appréhension. Il y a une
certitude... Et si tu penses, toi, à te remarier,
dans les conditions qu'il redoute, c'est qu'il
s'agit d'un devoir, . . . d'une réparation. . . Papa,
je viens de sentir une fols de plus combien tu
m'aimais, et moi, à mon émotion en ce mo-
ment, ne sens-tu pas combien je t'aime? C'est
à mon tour de te dire : « Ne me referme pas ton
cœur, dis-moi toute la vérité. •) Je suis si sur
qu'elle est à ton honneur! Quand je la saurai,
j'irai chez Tardieu. Je lui dirai : « Vous ne
pouvez pas exiger que mon bonheur et celui
de votre fille soient payés par une capitulation
de conscience chez mon père. » Donne-moi
les raisons que tu as, papa, pour vouloir ce
nouveau mariage, que je les lui répète. Il a
des préjugés, mais il est juste. Il retirera la
condition qu'il m'imposait, et nous serons tous
heureux.
BRESCHARU
Mon pauvre enfant, si Tardieu t'a parlé
48 LA BARRICADE
ainsi, à toi, remarque, et pas à moi, c'est que
tu n'as rien à lui apprendre. C'est qu'un secret
que je croyais mieux g^arclé n'est plus un secret.
Ce n'est pas à mon mariage, qu'il est opposé,
c'est à un certain remariage, et, sur ce point-
là, il ne transigera jamais. Je ne lui donne pas
tort. Il V a des situations trop anormales pour
qu'il soit possible de les faire comprendre à
qui que ce soit.
PHILIPPE
Si. A un fils... Réponds-moi par un oui ou
un non. père. Cette personne que tu penses
à épouser, c'est Louise Mairet?
BRESCHARD
Oui, mon ami. . . Tu avais donc tout deviné?
PHILIPPE
J'avais deviné que tu t'intéressais beaucoup
à cette jeune fille. Il m'était bien revenu que
d'autres remarquaient cet intérêt. Mais jamais
je ne m'étais permis d'incriminer vos relations,
même en pensée... C'est en écoutant Tardieu
LA BARRICADE 49
que j'ai entendu soudain se prononcer en moi
un : « Est-ce possible? » qui m'a comme para-
lysé... (Douloureusement.) Mais explique-moi,
papa... Je sais qui tu es, ce que tu vaux...
Ton histoire n'a pas été, elle ne peut pas avoir
été la vulgaire aventure de l'employeur sédui-
sant l'ouvrière qu'il emploie! L'idée même de
ce mariage le prouve. Fais-moi comprendre,
père, je ne demande qu'à te comprendre,
moi...
BRESCHARD, tvès ému.
Hé bien! J'essayerai... Non, je n'ai pas été
le patron séducteur que je peux paraître. Mais
que je puisse le paraître, c'est déjà trop. C'est
une faute. Je l'expie cruellement à cette
minute, je te le jure.
PHILIPPE
Pauvre père !
BRESCHARD
J'ai été simplement un homme resté très
jeune et qui s'est laissé prendre à l'un de ces
50 LA BAUIUCADE
romans comme on n'a plus le droit d'en avoir à
quarante ans, et j'en avais quarante-sept... Ça
date de deux ans déjà, tu vois, le début de
cette histoire. Un jour, Gaucherond, mon vieil
ouvrier, me raconte la maladie d'une payse à
lui, qui se mourait, sans que le docteur du quar-
tier arrivât à la soulager. Il me demande si je
ne pourrais pas la recommander à un grand
médecin. Tu sais comme j'aime Gaucherond.
Je vais prendre notre ami, le professeur Lou-
vet, à sa clinique, et je le conduis chez cette
femme. La malheureuse était atteinte d'une
maladie du cœur arrivée à sa dernière période.
Elle était si faible qu'elle ne pouvait ni s'ha-
biller, ni manger seule. Avec cela une terreur
de l'hôpital, qui rendait dangereux de même
lui en parler! Sa fille, d'ailleurs, s'y refusait obs-
tinément. Cette fille, c'était Louise. Elle faisait
déjà le métier de brodeuse, et elle travaillait
en chambre pour ne pas quitter l'agonisante.
Gelte enfant de vingt ans, si fraîche , si déli-
LA r.ARRICADE 51
cate, dans cet intérieur de gêne et de détresse,
auprès de ce cadavre vivant, c était de quoi
vous déchirer l'âme... J'ai besoin que tu me
croies, Philippe, quand je t'affirme que je
commençai à m'occuper de cette enfant, par
pitié, uniquement par pitié.
PHILIPPE
Je te crois, mon père.
BRESCHARD
La mère mourut. J'avais pris bien vite
1 habitude d'aller sans cesse dans ce pauvre
logement, aujourd'hui prendre des nouvelles,
demain apporter quelque (jâterie, des fruits
pour la malade, un remède trop coûteux,
des fleurs. J'assurais du travail à Louise. Je
comprends, à présent, que j'étais déjà pas-
sionnément épris d'elle. Crois-moi encore,
Philippe. Je ne le savais pas. Je t'en donne ma
parole d'honneur. De son côté, la pauvre fille,
dans l'excès de son chagrin et de sa solitude,
se laissait aller à m'aimer. Je ne le savais pas
52 LA BARRICADE
non plus. La différence de nos âges, celle de
nos conditions, m'empêchaient d'apercevoir
quel dangereux chemin nous prenions tous les
deux. J'étais très seul, moi aussi. Ta sœur
venait de se marier. Son mari l'entraînait dans
un monde qui n'est pas le mien. Un architecte
élégant, comme lui, déjà célèbre, membre
d'un grand cercle, est naturellement emporté
dans un autre milieu qu'un simple ébéniste
d'art, installé dans le fond du faubourg Saint-
Antoine. Toi, Philippe, il y avait tes idées entre
nous. Enfin, j'étais très seul. Petit à petit,
Louise est devenue la pensée dominante de ma
vie. Sa mère mourut, je te répète. Je pleurai
avec elle. C'est à ce moment que je com-
mençai de lire clairement en moi. Je voulus
essayer de moins la voir, de moins m'occuper
d'elle. C'était trop tard. L'effort que je fis pour
m'en séparer m'apprit à la fois que je l'ai-
mais et qu'elle m'aimait... Je ne t'en dirai pas
davantage.
LA BARRICADE 53
PHILIPPE
Mais c'est alors qu'il fallait l'épouser, mon
père.
BRESCHARD
Évidemment. Mais tout fut si rapide, si
spontané, si entraînant, si peu réfléchi! Et, de
ma part, c'est mon excuse, et, de la sienne,
j'ose dire que c'est son honneur. Tu ne con-
nais de Louise que l'ouvrière assidue, patiente,
appliquée. Il y a en elle une espèce de poésie
instinctive et primitive, un tel courage de ses
émotions, un tel élan irraisonné ! G est l'enfant
du peuple, dans sa simplicité, sa vérité, presque
une sauvage, avec les délicatesses de son mé-
tier de demi-artiste!... Je n'ai su réellement
toute la valeur de ce charmant être qu'au
fur et à mesure que notre liaison se prolon-
geait. Jamais elle n'a consenti que je sub-
vienne à ses besoins. Elle a continué de tra-
vailler comme si je n'étais pas là. C'est elle
qui a voulu que tout restât secret, pour moi,
54 LA BARRICADE
pour ne pas me créer des difficultés avec vous
Il a fallu, pour la décider à entrer ici, dans la
maison, qu'elle me vit soucieux, inquiet,
jaloux!... Devant tant de preuves qu'elle était
si supérieure à son sort, si dig^ne d'être res-
pectée, je me suis dit bien souvent qu'elle méri-
tait mieux que d'être une aventure de pas-
sage... Et puis, j'ai remis... Il fallait en parler
à ta sœur, à ton beau-frère, t'en parler... Pour
ce qui te regarde., c'est fait, et ça me soulage.
Ah ! ça me soulage d'un grand poids !... Mais
tu te rends compte maintenant que tu ne peux
pas aller répéter cette confidence à Tardieu?. . .
PHILIPPE
Et pourquoi non? Tout ce que tu viens de
me dire me prouve deux choses : l'une que tu
as cédé à un sentiment profond, et, à cause
de cela, respectable; l'autre» que cette jeune
femme n'a rien de commun avec l'image que
Tardieu doit se faire d'elle. S'il t'avait vu et
entendu, il n'aurait plus l'appréhension qui
LA BARRICADE 55
lui a certainement dicté son exigence. Il
m'entendra, moi, et je saurai le convaincre.
BRESCHARD
De quoi? Tu lui feras croire encore davan-
tage que je suis un vieux fou, dupé par une
intrigante.
PHIUPPE
M'autorises-tu seulement à lui rapporter
notre conversation?
BRESCHARD
Il en sait déjà trop pour que je ne dise pa«
oui. (La porte s'ouvre.) Ya voir, Philippe. Ah!
je ne suis guère en état de m'occuper d'af-
faires ...
PHILIPPE
C'est Derivière avec Bonneville.
BRESCH.'VRD, se reprenant.
Sans doute pour le secrétaire . . . Recevons-les.
Du moins nous saurons à quoi nous en tenir.
56 LA BARRICADE
SCENE X
LES MÊMES, GASTON DEEIVIÉRE, BONNEVILLE
DERIVIÈRE
Bonjour, Philippe. fA Breschard.J Bonjour,
cher beau-père. Monsieur de Bonneville vient
vous rendre un très g^rand service. Il ne vou-
lait pas. Je l'ai décidé. Vous avez des sabo-
teurs chez vous, mon père.
BRESCHARD, montrant Le meuble à demi enveloppé.
Il s'agit de ce secrétaire, monsieur le comte?
BONNEVILLE
Oui, mon cher Breschard. (Pendant quil
parle, Breschard a tiré de nouveau son canif de
sa poche et achève de débarrasser le meuble, avec
un énervement grandissant. J On y 0W& a saboté ce
petit chef-d'œuvre chez vous, entre le jour où
vous me l'avez montré ici et celui où vous me
l'avez livré.
LA BARRICADE 57
BRESCHARD, continuant SOU travail, Philippe T aide.
Il faut que vous me le disiez, monsieur le
comte, pour que je le croie.
DERIVIÈRE
Vous en croirez vos yeux, mon père.
BONNEVILLE, le meuble a été déballé.
Et des gaillards malicieux, je vous en
réponds. Voyez, au dehors, ils n'ont rien
touché. (Ilpasse les doigts sur le meuble. J Comme
c'est poli, c'est une caresse à la main!... Et
cette marqueterie? J'ai fait mettre les deux
meubles à côté l'un de l'autre, le vrai et celui-
ci. . . Si je n'avais pas su que c'était la copie, je
ne m'en serais jamais douté.
BRESCHARD
Je crois bien. C'est mon meilleur ouvrier
que j'ai mis à cela, Gaucherond, un de ces
malades, comme nous les appelons, qui ne tra-
vaillent qu'en chambre, et pour qui la besogne
n'est jamais assez léchée, assez fignolée. . . Mais
je ne vois rien, rien... Qu'y a-t-on fait?
58 LA BARIUGADE
BONKEVILLE, s' asseycuil .
Ouvrez le tiroir secret, Bre^chard. (Bres-
chard ouvre le tiroir.) Était-ce assez ingénieux
tout de même, et simple, cette serrure dissi-
mulée sous le petit chapiteau?
DERIVIÈRE
Examinez le bois du tiroir, maintenant, mon
père.
BRESCHARD, le tiroir à la main.
Ah! ça, par exemple!... C'est incroyable !
Gaucherond m'a livré ce tiroir en vieux
chêne, et il est en tidipier. Du tulipier dans
un meuble Louis XVI! Un bois d'Amérique!
On n'en importait pas, à cette époque-là!
BONNEVILLE
Ce n'est pas tout. Lisez l'inscription qu'ils ont
gravée au ciseau, là, dans le bois, à l'envers
du placage.
BRESCHARD, Usant.
Un pauvre buugre a gratté dix heures par jour,
pendant trois mois, pour qu un exploiteur vende ce
meuble cinq mille halles à un enfonceur qui le
LA HAUUIGADE 59
vendi'a des mille et des cents à quelque poire
d'Amérique. C'est inouï ! . . . C'est inouï ! . . . (A
Philippe.) Va me chercher Gaucherond, tout
de suite. (Philippe 5o;7j II demeure à deux pas,
monsieur le comte. (Il étudie de nouveau le
tiroir.) Je vais lui donner à refaire le tiroir.
Vous l'aurez dans quelques jours.
DERIVIÈRE
Quelques jours? Mais c'est tous les tiroirs
qu'il faudra refaire. Regardez.
BRESCHARD, tirant les tiroirs les uns après les autres.
Ah! les brigands!... partout le tulipier!
partout ! ... Et partout des inscriptions. (Il lit) :
Le travail aura sa revanche sur le capital .. . Quelle
sottise !
DERIVIÈRE, qui a pris un tiroir et lisant.
Ici, c'est plus gai : Les patrons aux chiottes !
BONNEVILLE, il a pris le quatrième tiroir, et lit :
Et celle-ci? Elle m'est adressée directement :
Quand Je pense à la bobine du Jacques qui décou-
vrira ce truc, j'en ai le ventre en persienne. (Il se
60 LA BARRICADE
lève.J Et comment l'ai-je découvert, ce truc?
J'avais quelques amis à diner, hier soir, dont
Derivière. Il v avait là le petit baron Saki Mosé,
qui me dit : « C'est curieux. C'est bien le
secrétaire que la Reine a fait faire pour votre
arrière-grand'mère. J'en ai vu un, chez Altona,
cet après-midi, qui lui ressemblait, mais c'est
extraordinaire! On vous l'aura copié... " Je
lui réponds... ce que je devais lui répondre.
Mes petits ennuis ne regardent que moi, pas
vrai? « Ah! la lettre de la Reine est dans le
tiroir secret? » fait-il. >< Je peux la voir?... »
Je lui ouvre le meuble, dans le meuble, ce
tiroir. Il prend la lettre. Je l'avais glissée là,
sans rien vérifier. Et, quand il va pour la re-
mettre, il examine le bois du tiroir. — Ah ! il a
l'œil! — " En toutcas, 1) dit-il, » le meuble a été
réparé. . . Du tulipier au dix-huitième siècle! . . .
Et cette inscription?...» Il la lit... Et dame?...
DERIVIÈRE
Mon cher comte, je vous affirme qu'il a par-
LA BARRICADE 61
faitemenl accepté votre explication : le meuble
donné à réparer, en effet, et la malveillance
faisant son œuvre. Avec ça que les statues les
plus authentiques ne sont pas criblées de graf-
fiti!
BONNEVILLE
Oui, mon cher, s'il n'y avait pas l'autre
meuble, le vrai, chez Altona.. . mais il y a l'autre
meuble, chez Altona. Et vous comprenez, Bres-
chard : si je me trouvais jamais forcé de me
séparer de quelques bibelots, à présent?. . .
BRESCHARD
Vous m'accordez une minute? (Il va vers
un tuyau d'appel.) Envoyez-moi doncLangouët
tout de suite... (Revenant.) Permettez-moi une
question, monsieur le comte. Vous êtes bien
sûr que le meuble n'est pas sorti de chez
vous?... (A}'ec embarras.) Vous m'excuserez,
mais vous savez que si j'accepte de faire des
copies, j'entends ne livrer que des copies...
Vous pourriez... Encore une fois, je vous
62 LA r.ARUICADE
demande pardon . . . Mais il y va de l'honneur de
ma maison. Vous pourriez. . .
BONNEVILLE, légèrement.
L'avoir envoyé chez quelqu'un, pour le faire
maquiller et signer? Mais vous ne me fâchez pas,
Breschard, je sais que ça se fait. (Bonhomme .)
Ce que j'en ai acheté de meubles que l'on avait
travaillés de la sorte, dans mon existence de
bihelotier ! .. . (Sérieux.) Pour celui-ci, non.
Étant chez moi, avec la lettre de la Reine dans
son tiroir, franchement, je n'avais pas besoin
de l'authentiquer.
BRESCilARD
C'est tout ce que je voulais savoir.
Il va ouvrir la porte nui donne sur F escalier
communiquant avec l'alelier. Langouët
arrive par là, un mètre à la main,
comme un homme surpris dans son tra-
vail. Il salue les gens avec beaucoup de
fierté et ne dit rien.
LA BARRICADE 63
SCENE XI
LES MÊMES, LANGOUET, puis PHILI'PrE
et GAUCHEROND
BRESCHARD
Je t'ai appelé, Langouët, pour te faire juge
(lu cas que voici : Gaucherond nous a livré ce
meuble à secret copié de Saunier. Quel jour
exactement? Te rappelles-tu?
LANGOUET
Il y aura demain quinze jours, monsieur
Breschard.
liRESCHABD
Nous l'avons livré, nous, à M. de Bonne-
ville, il y a huit jours. Nous l'avions gardé une
semaine ici pour le montrer à M. Webb, notre
client de Londres, qui devait venir à Paris, et
qui n'est pas venu. Chez M. de Bonneville,
personne n'y a touché. Or, Gaucherond nous
64 LA BARRICADE
Ta livré, nous l'avons constaté ici, M. de Bon-
neville et moi, avec des tiroirs en vieux chêne.
(Tendant le tiroir à Langouët.J Quel est ce
bois-ci?
LANGOUET, après examen et froidement.
Du tulipier, monsieur Breschard...
BRESCHARD
Veux-tu lire ce qu'il y a d'écrit. (Langouét lit.)
Et dans ce tiroir-ci?... (Même jeu de Layigouët
impassible .) Par conséquent, le meuble a été
tripoté ici par quelqu'un qui a substitué un bois
à un autre et qui a gravé à l'intérieur ces saletés.
LANGOUET
A moins que le sabotag^e n'ait été fait avant
l'arrivée du meuble.
GAUCHEROND, qui est entré avec Philippe pendant
le discours de Breschard.
Voyons, Langouët, tu as été mon apprenti,
tu sais bien. . .
LANGOUET
Je sais que tu ne fermes jamais ta porte.
LA lîARlUCADE 65
Gaucherond, et que tu habites une maison où
il y a dix ateliers comme le tien.
BRESCHARD
Et moi, je sais que j'ai vu le meuble, quand
Gaucherond l'a livré.
LANGOUET
Ètes-vous bien sûr que vous l'avez re-
{jardé d'assez près, patron? Possible que le
sabotage ait été fait ici, mais en avez-vous la
preuve? Désig^nez-vous quelqu'un? C'est tout
l'atelier que vous accusez?... Je vais rapporter
aux camarades notre conversation. Et s'ils se
fâchent. . .
GAUCHEROND, qui a examine le tiroir, tout en
écoutant.
Mais non! Ce n'est pas la peine. Les tiroirs,
ce n'est rien, et, quant aux inscriptions, c'est
un replacage à faire. Monsieur le comte, si le
secrétaire ne vous fait pas besoin tout de suite,
je me charge de vous remettre le tout en état.
(Regardant Lanfjouëi.J Seulement, cette fois,
5
66 LA BARRICADE
je VOUS le rapporterai mol-même. (Tout bas, à
Breschard.) Ne poussez pas cette affaire, pa-
tron, à cause de la grève.
PHILIPPE, quia entendu Gaucherond, bas aussi.
Écoute Gaucherond, papa... Tu n'as de
preuves contre personne.
BONXEVILLE, à Gauchcvond .
Mais prenez le temps que vous voudrez, mon
brave. J'ai voulu simplement sig^naler un fait
à M. Breschard, intéressant pour lui. Voilà
tout.
BRESCHARD, après lin instant de lutte intérieure.
Encore une fois, merci, monsieur le comte.
fA Langouët , avec un visible efforl.J Je préfère
qu'il ne soit question de rien à l'atelier, Lan-
gouët. Moi aussi, je n'ai voulu que te signaler
un fait, puisque tu es mon contremaître,
c'est-à-dire (soulignant le nioij mon représen-
tant, un fait très grave. 11 y a des saboteurs
ici, parmi mes hommes. Je suis averti. Va.
Langouel sort sans saluer.
LA BARRICADE 67
SCENE XII
LES MÊMKS, moins LANGOUET
BONNEVILLE
Adieu, mon cher Breschard, je n'ai pas
besoin de vous dire que je n'ouvrirai pas la
bouche sur ce petit incident. Vous avez bien
fait de ne pas insister davantage.
DERIVIÈRE
Ce n'est pas mon avis, mon cher beau-père,
et, si j'étais vous, ce Langouët ne traînerait
pas un quart d'heure de plus dans la maison.
Enfin!... (Tirant sa vionire.) Je m'étonne
qu'Aline ne soit pas là.
PHIUPPE
Elle est venue et repartie. Elle va rentrer
d'un moment à l'autre.
DERIVIÈRE
Plutôt l'autre!... Si elle rentre, tu lui diras
68 LA BARRICADE
que nous déjeunons au Café Angolais, M. de
Bonneville et moi. N'est-ce pas, cher comte?
(Assentiment de Bonneville. A Breschard.J Nous
allons à la répétition générale des Français. (Et
à Philippe. J Si elle préfère déjeuner ici, tu lai
diras qu'elle nous rejoigne directement au
théâtre.
BONNEVILLE
Vous avez mon adresse, Gaucherond?
Gaucherond fait signe que oui. Poignées de main.
Sortie de Botineville et de Derivière.
SCENE XIII
BRESCHARD, PHILIPPE, GAUCHEROND
GAUCHEROND, allant au meuble et replaçant
les tiroirs
Il ne faut pas vous faire de mauvais sang,
patron, c'est un petit malheur. C'est comme
si les porteurs avaient flanqué des renfonce-
LA BARRICADE 69
ments dans la marqueterie. Ça se réparera et
on n'y verra rien.
PHILIPPE
En tout cas, ce n'est pas Lançouët le cou-
pable. Je suis sûr qu'en ce moment il fait son
enquête, et peut-être que ce soir. . .
BRESCHARn
Lui"? Tu ne l'as donc pas regardé, pendant
qu'il me bravait? Car il me bravait, et, si je ne
l'ai pas exécuté, ce n'est pas quej 'aie le moindre
doute. Ah! il savait ce qu'il faisait, et qu'il a
barre sur moi, en ce moment... Vous m'aviez
bien dit, Gaucherond, quand je vous ai parlé
de ce contrat avec Webb, l'Américain : « C'est
tentant, patron, mais ce n'est pas prudent... "
(A Philippe.JTn ne sais pas le détail de tout ça,
toi. Nous causons si peu de mes affaires depuis
cette année ! . . . Ce Webb est un Yankee enrichi
dans les mines. Il a fait construire une maison
dix-huitième siècle à Londres, style français.
Il copie le petit Trianon. Il veut donner des
70 LA-BARRICADE
fêtes pour ce qu'ils appellent, là-bas, la sea-
son. Il est venu à Paris, il y a quelques mois,
commander trois salons, livrables à date fixe
et payés comptant à la livraison : quatre cent
mille francs. Un seul jour de retard, tout est
refusé. C'est bien américain, n'est-ce pas?
Trois de mes confrères ont reculé devant ces
conditions. J'ai fait mon calcul, moi, et je les
ai acceptées. Nous arrivons largement. Mais si
mes ouvriers me claquaient dans la main?...
Langouët le sait, et alors . . .
GAUCHEROND
Patron, ne le croyez pas... M. Philippe a
raison. Langouët, c'est mon élève. C'est moi
qui l'ai pris ici tout petit, et qui lui ai mis
l'outil à la main. Il a été mon apprenti, un
apprenti comme il y en avait autrefois, avec
les corporations... Ah! si leurs syndicats
étaient ça, seulement! Mais on y reviendra.
Patience!... Je ne dis pas. Il a tourné à
gauche depuis... Je lui ai tant répété : « Mon
LA BARRICADE 71
petit, pas de politique à l'atelier. Dehors, tout
ce que tu voudras. Mais, à l'atelier, il faut res-
pecter le travail. " Oui, il s'est gâté. Mais,
j'en mettrais mes deux mains sous le varlet,
il respecte le travail. Ce n'est pas lui qui aurait
jamais fait cette saloperie-là.
PHILIPrE
Non. Ce n'est pas lui, papa. D'ailleurs,
puis(jue tout s'arrange.
GAUCHEROND
Mais oui, patron, tout s'arrange. (Il soupèse
le meuble pour l'enlever.) Il est trop lourd pour
mes vieilles pattes, ce gros garçon-là. . . Je vais
toujours chercher une voiture et je viens l'en-
lever avec. . . (hésitant) avec un de mes copains.
Ne vous inquiétez de rien, patron. Avant six
semaines, je le rapporte chez M. de Bonneville.
// sort.
72 LA BARRICADE
SCENE XIV
BRESCHARD, PHILIPPE
PHILIPPE
Brave homme, va!
BRESCHARD
En attendant, tu remarques qu'il ne me de-
mande pas un de mes ouvriers pour l'aider. Il
est aussi persuadé que moi, entends-tu, que le
coup a été fait à l'atelier.
PHILIPPE
Pas par Lang^ouët, en tout cas.
BRESCHARD
Si, parLang^ouët. Il me hait, entends-tu, Phi-
lippe. Et il n'y a pas que sesidées socialistes dans
cette haine. II y a... ce que tu sais maintenant.
PHILIPPE
C'est à peine s'il est poli avec Louise Mairet,
papa.
LA BARRICADE 73
BRESCHARD
Je n'ai pas dit qu'il lui faisait la cour. Mais
il me hait, je le sais, je le vois, je le sens. . . Et,
encore une fois, en ce moment, avec l'in-
fluence qu'il a sur ses camarades, il me tient.
PHILIPPE
Dieu merci! mon père, la maison Bres-
chard...
BRESCHARD
Je ne t'ai pas tout dit, mon enfant. Depuis
que je song^e à ce mariage avec Louise, je n'ai
eu qu'une idée : ne pas vous faire de tort, à ta
sœur et à toi. C'est à cause de cela que j'ai
entrepris ces constructions au Champ-de-Mars.
Il a fallu payer le terrain, les matériaux, les
maçons. J'ai mis là de l'argent, beaucoup d'ar-
gent. J'en ai mis dans l'achat des bois néces-
saires à ce mobilier. J'en ai mis dans la Répu-
blique Argentine, en Russie. Les résultats
seront magnifiques. Je les crois certains. En
attendant, tous mes capitaux sont dehors,
74 LA BARRICADE
et les quatre cent mille francs que Webb
me verse à la livraison me sont indispensables
pour faire face à mes échéances. Sans eux, je
pourrais connaître de mauvaises heures, de
très mauvaises... Voilà pourquoi j'ai si peur
de cette grève que le syndicat du meuble a
déclarée ces jours-ci. Voilà pourquoi j'ai dû
plier tout à l'heure devant Langouët. Je ne
crois pas qu'il arriverait à me débaucher tous
mes hommes. Il ne m'en prendrait que dix, je
serais déjà bien gêné!... Ah! mon ami, que
de soucis ! Et celui de ton mariage avec Cécile
qui vient s'y joindre !
PHILIPPE
Ne te tourmente pas de cela, père...
BRESCHARD
Mais, mon enfant, je ne me pardonnerais
pas si je te faisais manquer le bonheur.
PHILIPPE
Tu ne me feras rien manquer du tout...
D'abord, il n'y aura pas de grève ici. Nos
LA RARKIGADE 75
ouvriers sont nos amis... Et, quant à mon
raariag^e , j'irai chez Tardieu aujourd'hui
même, je hii parlerai, et je suis sûr du ré-
sultat.
BRESCHARD, hocluint la tête.
Moi aussi. Mais, enfin, puisque tu le veux :
Essaye, mon ami. Essaye!...
Rideau.
ACTE DEUXIÈME
LA GRÈVE
Cabinet de travail de Breschard. Au lever du rideau,
Philippe, assis à son bureau placé près de celui de son père,
achève d'écrire une lettre. Il prend une enveloppe et trace
l'adresse.
SCENE PREMIERE
PHILIPPE, puis GAUCHERO^'D
PHILIPPE
A Mademoiselle, Mademoiselle Cécile Tar-
dieu. (Il relit sa lettre avant de la plier.) u Ma
chère Cécile, depuis mon malheureux entre-
tien avec votre père... " (Coup à la porte.)
Entrez !
Il plie sa lettre et la met dans sa poche.
GAUCHEROND
M. Breschard n'est pas là? Je venais lui
annoncer une nouvelle qui a de l'importance,
à cause de cette grosse affaire avec l'Améri-
cain.
80 LA BARRICADE
PHIUPPE
La grève gagne? Nous allons l'avoir ici?
GAUCHEROND
Oui, et par Langouët!... Avant-hier, je
n'ai pas voulu lui faire du tort. C'est comme
si on était du même sang, quand on a fait
donner à quelqu'un ses premiers coups de
varlope... Mais c'est lui qui mène la grève, et
c'est lui le saboteur.
PHILIPPE
Elî bien, moi, je continue à le croire inca-
pable de cette infamie. La grève, c'est une
chose; le sabotage, c'en est une autre. J'ad-
mets la première, mais l'autre? Cette lâcheté!
Le travail des camarades détérioré, gâché!
GAUCHEROND
Et le travail des camarades empêché? Car,
c'est ça, la grève. Non, non, monsieur Philippe.
Grève et sabotage, sabotage et grève, ça se
vaut, et c'est bon pour les propres à rien. Je
vais avoir soixante ans, moi. J'en avais seize
LA BARRICADE 81
quand je suis entré chez M. Firmin et trente-
cinq, lorsqu'il a cédé son fonds à monsieur
votre père. Est-ce que j'ai jamais été en grève?
J'ai fait mon métier qui était de travailler mes
bouts de bois, comme le patron a fait le sien
qui était de me commander ma besogne et de
me la payer. Et pour cela, je n'ai pas eu besoin
de leurs syndicats. Quand ils en ont fondé un,
je n'ai rien voulu savoir. « Je suis assez grand
garçon, que je leur ai dit, pour faire mes
affaires tout seul. » Et c'est comme ça qu'on
est un homme libre.
pniupPE
Il n'y a pas que la liberté au monde, Gau-
cherond. Il y a la fraternité et la justice.
G.VUCHEROND
Ah çà ! Est-ce qu'ils vous auraient mis
dedans, vous aussi, monsieur Philippe, avec
leurs grandes phrases? Faites excuse, mais je
vous ai vu haut comme ça. La fraternité? Les
quinze mille balles aux députés socialistes qui
6
854 LA BARRICADE
montent le coup à de pauvres bougres ! (Levant
les bras au cieljhs. justice? vous trouvez ça
juste, vous, cette unification de salaires qu'ils
réclament dans leur grève d'aujourd'hui? La
paye égale pour tous, hommes et femmes,
capables et incapables?
PHILIPPE
Oui, puisque c'est le tarif le plus haut
qu'ils prennent comme base. A qui font-ils du
tort?
GAUCHEROND
Mais au travail ! monsieur Philippe, au tra-
vail!... Voyons?... Le travail d'une bonne
main, moi, par exemple, qui ai quarante ans
de métier dans les pattes, serait payé comme
celui d'un Garrigue, d'un Burle, des sabots?
Mais c'est absurde! Mais tout est inégal dans
le monde ! Tout ! Tout ! Tout ! Voyez dans notre
métier : le sapin, c'est-il du chêne?
PHIUPPE
C'est précisément parce que tout est inégal
LA BARRICADE 83
dans la nature qu'il faut essayer de mettre un
peu d'ég^alité dans la société.
GAUCHEROND
Ah! qu'on y mette donc de Tordre seule-
ment! (Avisant un meuble.) Regardez les bois
dans cette marqueterie. Comme ils y sont tous à
leur place! Gomme un ton en fait valoir un
autre ! C'est l'harmonie. C'est ça qu'il faudrait
dans la société... Faites encore excuse, mon-
sieur Philippe, vous n'allez pas leur dire que
vous pensez comme eux? Vous ne ferez pas ça à
M. Breschard? Si l'atelier d'ici suivait la grève,
ce serait un rude coup pour lui en ce moment.
PHILIPPE
L'atelier ne suivra pas la grève, Gaucherond.
Je vais communiquer à mon père votre avertis-
sement. 11 vaut mieux dans l'intérêt de tous
qu'il ait passé par moi. Je compte sur mon
influence, en cas d'un conflit, pour amener
une détente immédiate. (Entre François.) Qu'y
a-t-il?
84 LA BARRICADE
FRANÇOIS
Mademoiselle Tardieu est en bas. Elle de-
mande si elle peut dire un mot à M. Philippe.
PHIUPPE
Priez-la de monter. (François sort.) Adieu,
mon bon Gaucherond.
GAUGHEROND, revenant.
Adieu, monsieur Philippe... Dites donc, j'ai
discuté avec vous tout à l'heure un peu vive-
ment. Vous savez, votre père et vous, c'est
comme ma famille... Quand vous vous
marierez, vous me laisserez bien faire mon
cadeau à Mme Philippe, un bonheur-du-jour
qui me trotte dans la tête. Est-ce qu'il faudra
attendre longtemps?
PHILIPPE
J'en ai peur, mon brave Gaucherond.
GAUCHEROND, regardant Cécile qui entre.
Tant pis ! Tant pis ! (S' inclinant.) Mademoi-
selle...
Il sort.
LA BARRICADE 85
SCE^'E II
PHILIPPE, CÉCILE
PHILIPPE, tirant sa lettre à demi de sa poche.
Ah ! merci d'être venue. Voyez, je vous écri-
vais.
Il lui prend les mains.
CÉCILE, 5e dominant à peine.
Depuis quarante-huit heures, depuis que
vous êtes allé chez mon père, je me débats
dans la nuit. Mon père m'a dit que notre ma-
riag^e était rompu et que c'était vous, Philippe,
qui le rendiez impossible . Il est tellement monté
qu'il refuse de me laisser même prononcer votre
nom. Il m'emmène ce soir en Italie... J'ai
trouvé le moyen d'aller hier trois fois chez
votre sœur. Elle est à la campagne... J'y suis
retournée ce matin et tout à l'heure, elle n'est
86 LA BARRICADE
pas encore rentrée. J'ai pris un grand parti. Je
suis venue ici. Ma vieille institutrice est en bas
dans l'automobile. Je suis montée sans lui
donner de raison, en lui disant de m'attendre
deux minutes. Si mon père apprend ma dé-
marche, ce sera terrible. . . Mais je ne peux pas
partir dans cette incertitude, je ne peux pas.
PHILIPPE
Et moi, Cécile, je ne peux que vous répéter
ce que je vous écrivais : que je vous aime,
qu'il y a un malentendu entre votre père et
moi. Et ce malentendu, je n'ai même pas le
droit de vous dire sur quoi il porte.
CÉCILE
Pas le droit?... Pas le droit? C'est comme
mon père! Mais moi, j'ai le droit de savoir
quand il s'agit de mon bonheur.
Elle se laisse tomber sur une chaise, la tête
dans les mains, et elle éclate en sanglots.
PHILIPPE, bouleversé .
Comment voulez-vous que je vous résiste
LA BARRICADE 87
quand vous me parlez ainsi... quand vous
pleurez?... Eh bien, il s'agit... (Il iarréle.J
Non, c'est impossible!
CÉQLE
Philippe, quoi que ce soit qu'il y ait dans
votre vie, dites-le-moi? Je suis une jeune fille,
mais je sais que beaucoup déjeunes gens, au
moment de se marier, rencontrent un obstacle
dans leur passé. J'ai cru que vous n'aviez rien,
vous, dans votre passé, mais s'il vous a laissé
des devoirs à remplir...
PHILIPPE, avec force.
Non, Cécile, non, je n'ai rien dans mon
passé, je vous le jure... Je n'ai jamais aimé, je
n'aimerai jamais que vous.
CÉCILE
Enfin, j'ai ce que je voulais, une certitude.
Le mystère, quand il s'agit de ce qu'on aime,
c'est très dur. On l'accepte. — On accepte la
séparation, l'absence... Le doute, non. Ce
dont j'avais besoin, c'était de savoir que cette
88 LA BARRICADE
« situation secrète » dont a parlé mon père —
car il a laissé échapper ces mots — ne vous
concerne pas.
PHILIPPE
Non, elle ne me concerne pas. Mais oui, il
y a un secret dans notre famille. Ce secret
comporte, de la part de quelqu'un que je ne
dois pas vous nommer, un devoir de conscience.
Si votre père savait ce que je sais, il penserait
comme moi sur le caractère impératif de ce
devoir. Notre malentendu vient de ceci, que
les moyens me manquent pour lui imposer
une évidence, que j'ai, que vous auriez, si...
CÉCILE, se levant.
J'ai compris tout ce que je devais com-
prendre, Philippe. Depuis notre dernière con-
versation, je me considère comme votre
fiancée. Je vous attendrai un an, deux ans,
dix ans...
PHILIPPE, fatiirani contre lui.
0 mon unique amour! Moi aussi, je vous
LA BARRICADE 89
attendrai. L'épreuve sera cruelle. Quand vous
saurez tout, un jour, vous me direz : « Vous
avez bien agi. "
CÉCILE, appuyant sa tête sur V épaule
de Philippe.
J'en suis sûre. . , Ah!
Elle a poussé ce cri en voyant Langouét
qui vient d'ouvrir la porte. Elle s'éloigne
vivement.
PHILIPPE
Permettez-moi de vous reconduire, made-
moiselle.
// la ramène à la porte. Elle sort.
SCÈNE III
PHILIPPE, LANGOUET
LANGOUET, gouailleur.
Je te demande pardon. J'ai bien vu que
j'étais de trop.
90 LA BARRICADE
PHILIPPE
Ne plaisante pas, Langouët, tu me froisserais.
LANGOUET
Je ne plaisante pas. On m'avait dit que tu
épousais Mlle Tardieu. Je ne le croyais pas. Je
constate que c'est vrai. Voilà tout.
PHILIPPE
Aux gens qui te répéteront ce bruit-là, tu
voudras bien répondre' que c'est faux. Je
n'épouse pas Mlle Tardieu.
LANGOUET
Tant mieux. Je te verrais avec beaucoup de
chagrin devenir le gendre d'un ennemi de nos
idées. D'ailleurs, il ne s'en cache pas et je l'en
estime presque.
PHILIPPE
Estime-le tout à fait. Je suis persuadé que
Tardieu se trompe. Mais il est d'une entière
bonne foi, et si j'épousais sa fille, j'arriverais,
j'en suis sur, à détruire cette hostilité dont tu
parles.
LA BARRICADE 91
LANGOUET, toujours ironique.
Et comment?
PHILIPPE
En lui prouvant ma bonne foi, aussi, à moi,
notre bonne foi... Ne souris pas, Langouët,
comme si tu étais devenu un homme de doute
et de haine. Qu'est-ce que nous voulons, toi et
moi? La paix sociale. Rappelle-toi, quand
j'avais seize ans, que tu en avais dix-huit, les
beaux soirs que nous avons eus à rêver
ensemble d'une humanité organisée enfin dans
la justice. Nous tombions d'accord que le
grand outil de cette justice sociale, c'était
l'amour. Et nous en donnions une preuve
vivante. Nous avions passé la journée, toi, à
ton atelier d'ouvrier, moi, à mon collège de
bourgeois. Je te communiquais un peu de la
science qu'on m'enseignait à mon lycée. Toi,
tu m'apprenais une science autrement pré-
cieuse. Tu m'initiais au peuple. Tu me révélais
cette belle âme ouvrière, si simple, si tou-
92 LA BARRICADE
chante, si inconnue. Sans toi, je penserais
comme Tardieu. Je n'en saurais pas plus que
lui sur vous autres.
LAXGOUET
Es-tu sûr d'en savoir davantage? Mais ce
n'est pas pour discuter idées que je t'ai
cherché jusqu'ici. Jai une grosse nouvelle à
t'annoncer, et j'ai tenu à te l'avoir annoncée
moi-même, justement à cause de ces souvenirs
que tu rappelles. Je ne veux pas que tu dises
jamais : « Langouët n'a pas été loyal avec
moi. "
PHILIPPE
Je la sais, ta nouvelle. L'atelier va se mettre
en grève.
LANGOUET
J'aurais dû me douter qu'en effet, les
espions de ton père. . .
•PHILIPPE, vivement.
Mon père n'a pas d'espions. Ce que je sais,
je le sais par Gaucherond.
LA BARRICADE 93
LANGOUET
Cela devait être. Quand on n'est pas avec
sa classe, on arrive toujours à la trahir.
PHILIPPE
Gaucherond, un traître?...
LANGOUET
Oui, puisqu'il nous vend à ton père.
PHILIPPE
Il ne vous vend à personne, et toi, il te défen-
dait, l'autre jour, tu l'as bien vu, quand il
s'est agi de ce meuble saboté.
LANGOUET
En attendant, il va le réparer.
PHILIPPE
Tu devrais être le premier à t'en réjouir,
toi, le contremaître.
LANGOUET, regardant Philippe bien dans les yeux.
Mais, ce sabotag^e, c'est moi qui l'ai fait.
PHILIPPE
Toi?
94 LA BARRICADE
LANGOUET
Oui, moi, comme c'est moi qui ai org^anisé
la g^rève. Au coup de quatre, les ouvriers quit-
teront l'atelier, comme tous les jours. Seule-
ment, ils ne rentreront pas. Tout ça, c'est moi,
Langfouët, qui l'ai fait... Tu me regardes...
Je te fais peur. . . Tu vois bien que tu ne nous
connais pas... Notre idéal de jeunesse, je l'ai
toujours. Mais autrefois, je l'avais comme un
enfant; aujourd'hui, je l'ai comme un homme.
Je crois toujours que la société, org^anisée sur
la justice, produira la paix et l'amour, mais
plus tard, plus tard. Pour le moment, l'outil
nécessaire à la formation de cette société de
justice, c'est la violence. Et la violence n'aime
pas.
PHILIPPE
Je crois rêver en t'écoutant. Tu m'as bien
souvent, ces temps-ci, tenu des discours pa-
reils!... Pas avec cet accent. Et puis, ce sabo-
tagi^e! Ce n'est plus un discours, cela, c'est...
LA BAIUUCADE 95
LANGOUET, bfiitaleme?it.
C'est de l'action directe.
PHILIPPE
C'est de la sauvagerie. Et ça, non, non. Ça
ne te ressemble pas, Lang^ouët. 11 s'est passé
ici quelque chose qui t'a changée. Il y a un
malentendu entre toi. . . et la maison.
LANGOUET
Aucun:
PHILIPPE
Si. Tu as prononcé tout à l'heure le nom de
mon père, d'une façon qui m'a peiné. Je ne
l'ai pas relevé comme je devrais. Qu'as-tu
contre mon père? Réponds.
LANGOUET
Rien.
PHILIPPE
Tu ne veux pas me parler. Eh bien, moi, je
peux te dire qu'il va se passer ici bientôt,
aujourd'hui sans doute, un événement qui te
prouvera que tu t'es trompé du tout au tout
96 LA BARRICADE
sur un certain point. Et alors, jeté retrouverai
tel que tu es. Car cet homme de haine, ce
n'est pas toi. Mais si tu l'étais, est-ce que lu
serais venu m'avertir de la grève, tout comme
Gaucherond, remarque? Et en m'avertissant,
vous avez fait, l'un et l'autre, une besogne de
paix. Je vais tout essayer, moi, pour que cette
grève n'ait pas lieu.
LANGOUET
Elle aura lieu. Ça n'a pas été facile, mais
l'atelier est bien décidé.
THILIPPE
8i ça n'a pas été facile, c'est donc que les
ouvriers ne se trouvent pas maltraités ici. Je
suis socialiste. Par conséquent, j'admets
comme toi que, d'un bout à l'autre de la
société actuelle, il y a de l'injustice. Mais il
n'y en a ici qu'un minimum. Et cela, à cause
de la profonde humanité de mon père. Je vais
m'adresser à cette humanité. L'amélioration
des salaires que vous voulez imposer par la
LA BARRICADE 9T
crève, j'obtiendrai, moi, qu'il vous l'accorde
de lui-même, avant la crève. (On entend la voix
de Breschard dans l'autre pièce. J Mais je l'en-
tends. Au nom de notre ancienne amitié,
Langouët, laisse-nous en tète-à-tête.
LANGOUET
Je n'avais pas l'intention de parler à
M. Breschard maintenant. Je t'ai dit que la
déclaration de grève est fixée à quatre heures.
// 5077.
SCENE IV
BRESCHARD, PHILIPPE
BRESCHARD
Qu'est-ce qu'on vient de me dire, mon
petit? Cécile Tardieu sort d'ici?
PHIUPPE
C'est vrai.
7
98 LA BAIUUGADE
BRESCHAHD
Elle esL venue te voir seule? fOesie de P/ii-
li/jljej Ah ! la brave enfant, comme elle t'aime !
PHILIPPE
Oui, elle m'aime. J'en suis bien sur mainte-
nant. Nous nous sommes fiancés. Elle sera
ma femme. Quand? Je ne sais pas. Mais elle
sera ma femme. N'aie donc plus de remords
à mon endroit, papa, et fais ce que tu dois,
sans plus hésiter. Épouse Louise, et qu'on le
sache à l'atelier le plus tôt possible. Ce n'est
pas seulement ton devoir, c'est ton intérêt.
BRESCHARD
A cause de la grève qui menace? Tu penses
que le mariage du patron avec une de leurs
camarades me concilierait mes ouvriers?... Je
le reculerais rien qu'à cause de cela... Avec
l'esprit que je leur vois. . .
PHILIPI'E
Es-tu sûr que cet esprit n'a pas beaucoup
pour cause ta situation vis-à-vis de Louise?
LA BA HP, ICA DE 99
Tiens, au moment où tu es arrivé, je causais
avec Lang^ouët. ..
BRESCHARD
De Louise et de moi?
PHILIPPE
Le nom de Louise n'a pas été prononcé.
Et pourtant, j'ai compris que cet excellent
ouvrier. . .
BRESCHARD
Il Ta été. Ce n'est plus qu'un anarchiste.
PHILIPPE
Non, papa. Ce qui est vrai, c'est qu'il a
changé. Pour moi, ce sont tes rapports avec
Louise qui font que ce g^arçon te juge mal.
BRESCHARD
Tii me permettras, mon ami, de me moquer
des jugements de M. Langouët.
PHILIPPE
Gomme patron, en as-tu le droit? Surtout
dans une crise où tu vas avoir besoin de toute
ton autorité morale. Langouët vient de m an-
JOO J.A BARRICADE
noncer que l'atelier se met en grève cet après-
midi, à quatre heures.
BRESCHARD
Ce que je prévoyais est arrivé. Le scélérat
a eu raison de la fidélité de mes hommes!...
Avec cette affaire de Londres pour laquelle je
n'ai pas le temps et mes capitaux dehors, il me
tient à la gorge. Ah! Pourquoi ne l'ai-je pas
nettoyé avant-hier, quand je l'ai pris en fla-
grant délit de sabotage?
PHILIPPE
Mais parce que tu es humain et qu'une pre-
mière faute n'efface pas une longue suite de
loyaux services. Tu ne vas pas oublier non
plus que sur tes quarante ébénistes il y en a
trente qui travaillent chez toi depuis des
années. Empêche cette grève, papa, la pre-
mière qu'il y aurait eu dans la maison. Tu
le peux encore.
BRESCHARD
Il le faut bien. Mes échéances sont là. J'ai
LA BARRICADE lOi
compté sur ces quatre cent raille francs de l'af-
faire Webb. .. Avec cette g^rève, rien. Je n'ar-
rive pas. Ah! la canaille a bien joué. Il gagne
la première manche. Je l'attends à la seconde,
quand les meubles seront finis et livrés là-
bas. ..
PHILIPPE
J'ai peur de te comprendre? Tu veux céder
à tes ouvriers aujourd'hui...
BRESCHARD
Et les repincer dans six semaines, oui.
PHILIPPE
Mais la parole donnée?
BRESCHARD
Tu veux dire extorquée. Ah çà ! Tu ne vois
donc pas que cette grève éclatant chez moi, à
ce moment précis, c'est du chantage?
PHIUPPE
Non, puisqu'elle est générale.
BRESCHARD
Si, puisqu'elle me ruine, à moins que je ne
102 T,A P.ARP.ICADE
plie. Lang^ouët le sait. Oui ou non, est-ce la
menace sous condition? Et tu le défends, toi
qui connais ses idées! C'est vrai, ce sont les
tiennes. Eh bien, le voilà, mon ami, le progrès
social. Hier, le sabotage de Tobjet. Aujour-
d'hui le sabotage d'une maison... Mais je ne
me laisserai pas faire. Langouët m'a aujour-
d'hui. Je l'aurai demain, et sans scrupule, je
te jure. Oui, je vais la leur accorder tout à
l'heure, cette absurde unification des salaires
qu'ils réclament, et le reste... Et dans six
semaines, l'ancien tarif ou la porte.
PHILIPPE
Tu ne feras^pas cela, papa. C'est toi qui
saboterais la maison en ayant dit oui, un jour,
à tes ouvriers, parce que c'est ton intérêt, et
non, deux mois plus tard, cet intérêt changé.
Que deviendrait ton honneur de patron?
BRESCHARD
L'honneur d'un patron, c'est d'être maître
chez lui. Oui ou non? Est-ce ici ma maison?
LA BARRICADE J03
PFIILIPPE
Celle des ouvriers aussi bien que la tienne,
fia maison, c'est eux et toi.
BRESCHARD
Pardon! La maison, c'est mol et eux. Et
mol, d'abord, parce que je l'ai faite. Il y a
trente ans, lorsque j'ai acheté l'affaire Firmin,
combien employait-elle d'ouvriers? Dix. Son
chiffre par an? Cent mille francs. Compare.
Et tu veux que j'accepte que mes salariés m'y
fassent la loi? Mais s'il y a un atelier Breschard
pour donner du travail à ces in^jrats, pour
les faire vivre, c'est qu'un jeune homme s'est
rencontré, il y a trente ans, avec un petit
capital qu'il a risqué tout entier dans cette
affaire Firmin. Ce jeune homme, c'était moi.
J'avais cent cinquante mille francs. Je pouvais
vivre de mes petites rentes, tranquillement, en
province. Je pouvais prendre un emploi du
gouvernement, devenir fonctionnaire. J'au-
rais fini comme mon père, sous-chef de bureau
104 LA HARRICADE
à Paris, parfaitement heureux avec mes appoin-
tements et mes revenus. J'avais de l'ambition,
je ne l'ai pas voulu. Crois-tu qu'il ne m'en a
pas fallu, ducourag^e, pour me lancer dans cette
aventure et apprendre le métier de tapissier
et d'ébéniste, quand j'avais, pour tout bagage,
mon diplôme de bachelier, — c'est ça qui
m'était utile! — et un petit talent de dessin?
Ce courage, je l'ai eu, et pas seulement pen-
dant une heure, tous les jours pendant trente
ans. Voilà trente ans que je me lève chaque
matin à six heures, pour être là quand l'ate-
lier s'ouvre; trente ans que je peine avec mes
sculpteurs, mes ciseleurs, mes modeleurs, mes
monteurs; trente ans que je ne pense qu'à mes
meubles, depuis l'instant où je me réveille jus-
qu'à celui où je m'endors. Mais cette maison,
c'est mon œuvre, c'est ma création, c'est ma
chair et c'est mon sang; fA Philippe qui veut
r interrompre. Jhsiisse-moi finir. Je n'accorderai
rien aujourd'hui à mes ouvriers, rien. C'est à
LA BARRICADE 105
ma maison que je ferai le sacrifice de céder,
pour qu'elle dure. C'est pour ma maison, pour
son honneur, tu m'entends, que je reprendrai
les concessions arrachées par Lanjjouët et ses
complices, dès que je pourrai.
PHILIPPE
Tu ne les reprendras pas. De notre conver-
sation, je ne reliens qu'une chose : tu vas
aller au-devant de leurs demandes. Qu'ils
apprennent en même temps que tu leur
accordes de toi-même ce que tes confrères
refusent à leurs camarades g^révistes, et que tu
épouses Louise, Lançouët pourra essayer
encore de les endoctriner. Tu verras comment
ils le recevront! Et il ne l'essayera plus. Tu
le retrouveras, lui, tout le premier, dévoué,
confiant, zélé comme autrefois. . . Pourquoi?. . .
Parce qu'il croira en toi.
BRESCHARD
Mon pauvre enfant, quand je leur aurai
accordé ce que je vais leur accorder, — je n'ai
106 LA P.AlMilCADE
pas le choix, — iiiLang^ouëtni les autres ne croi-
ront en mol. Ils me mépriseront. Ils ne me ren-
dront leur estime que le jour où ils retrouve-
ront en moi le patron, c'est-à-dire le maître...
Mais, ils le retrouveront. En attendant, je vais
passera l'atelier, qu'ils me voient. Qui sait? au
dernier moment ils n'oseront peut-être pas,
fLa porte s'ouvre. Aline Dcrivière entre. J Ah!
c'est toi, ma fille. Bonjour, bonjour...
l! va pour sortir.
SCENE V
Lts MÊMES, ALINE DEIUVIÈIIE
ALINE, retenant son père.
Oui, c'est moi, papa, et qui viens d'en ap-
prendre de belles. Je sors de chez Tardieu.
PHILIPPE
Arrête-(oi, Aline. Tu ne sais pas ce qui se
passe ici.
LA P-ARUICADE 1<^7
ALINE
Je sais ce qui se passe là-bas. .le sais que tu
n'épouses pas Cécile, que son père Temmone
ce soir, et que tout cela n'a pas le sens com-
mun. Tu entends, Philippe, et toi aussi, mon
père.
PHILIPPE
Encore une fois, Aline, arrête-toi. Ce n'est
pas l'instant d'une pareille discussion. !s^ous
allons peut-être avoir la {jrcve chez nous à
quatre heures.
ALINE
La xrrève ici ?
PHILIPPE
Oui, et papa se trouve devant les plus p^raves
décisions à prendre. Tu ne vas pas lui ùter son
calme.
BRESCUARD, à sa fille.
Je veux que tu parles, au contraire, Aline.
Ton frère se laisse impressionner par ces his-
toires de grève. Moi, non. fA son fils.) Mes dé-
108 LA BARRICADE
cisions sont arrêtées, mon ami, bien arrêtées,
et je t'assure que j'ai tout mon calme. C'est
toi qui as failli me l'ôter tout à l'heure. Je suis
content, au contraire, de cette diversion. Il
parait que c'est la journée des liquidations.
J'aime mieux ça. Allons-y. fA sa fille.) Tu
sors de chez Tardieu. Qu'est-ce qu'il t'a
dit?
ALINE
Que tu allais te remarier, et qu'à cause de
cela il refuse Cécile à Philippe, et que Philippe
trouve ça parfait, que c'est même lui qui te
pousse à ce mariage. . . deux fois déraisonnable,
papa, laisse-moi te le dire, et en lui-même, et
parce qu'il empêche le sien.
PHILIPPE
Il n'est jamais déraisonnable de faire son
devoir, Aline, et ce mariage de père n'em-
pêche pas le mien. Il le retarde, voilà tout.
J'ai vu Cécile. Nous nous attendrons, l'un
l'autre, des années, s'il le faut.
LA BARRICADE 109
ALINE
Tu lui as expliqué?...
PHILIPPE
Je lui ai dit qu'il s'agissait d'une question
d'honneur. Elle m'estime assez pour m'avoir
fait crédit.
ALINE
Ce n'est pas une raison, si elle est aussi folle
que toi, pour que je vous laisse tous les deux,
moi, ta sœur et son amie, g^àcher vos plus
belles années de jeunesse, et pourquoi? Mon
Dieu, pourquoi? fA son père.) Il faut d'abord
que tu saches que Tardieu ne m'a rien appris.
Cette histoire avec Louise Mairet, je la con-
nais depuis six mois.
BRESCHARD
Toi aussi !
AUNE
Oui, par mon mari, qui la tenait de Bonne-
ville. Celui-ci passe son temps, comme tu sais,
à faire copier ou retaper de vieux meubles,
liO LA BAllUICADE
aux quatre coins de Paris. A ce métier, il ra-
masse tous les potins d'atelier. Il a recueilli
celui-là dans le tas, et il nous Va rapporté.
BRESCHARD
Alors, je ne comprends pas ton mot de tout
à l'heure.
ALINE
Lequel?
BRESCHARD
Le mot de déraisonnable, appliqué à ce
mariage. Je trouve, moi, assez extraordinaire
déjà que Tardieu, quand tu es allé lui deman-
der des explications sur son refus, ne t'ait pas
simplement adressée à moi. Et je trouve plus
extraordinaire encore que tu qualifies, comme
tu viens de le faire, une situation qui ne t'est
connue, tu l'avoues toi-même, que par des ra-
gots d'arrière-boutique, f Geste d' Aline. J Oui,
extraordinaire. Ton frère te l'a dit tout de
suite, avec une spontanéité qui m'a touché.
J'y ai retrouvé la délicatesse dont il a fait
T. A r.AUUICADE 111
preuve avant-hier, quand nous avons abordé
ensemble celte pénible question. Il a su, lui,
ne pas prononcer des paroles qu'un père ne
peut pas accepter, surtout quand il est, devant
ses enfants, dans une situation où il sait, tout
le premier, qu'il ne devrait pas être.
PHILIPPE
Aline n'aurait pas parlé ainsi, mon père, si
tu lui avais raconté ce que tu m'as raconté.
AUNE
Je te demande pardon, papa, s'il m'est
échappé une expression un peu vive. Que
veux-tu? Je t'aime. J'aime mon frère. J'aime
Cécile. Il y a longtemps que je fais ce rêve
d'avoir cette gentille sœur, et que toi, qui
as tant travaillé, tu aies auprès de toi dans
cette vieille maison, pour réchauffer tes vieux
jours, ce jeune et joli bonheur. Et puis, pata-
tras ! Voilà mon pot au lait par tej re ! . . . Alors,
quand Tardieu m'a dit ce qu'il m'a dit, le sang
m'a bouilli. Je suis ta fille, papa. Et il me l'a
112 LA BARUICADE
dit avec tant de chafjrln, le pauvre homme!
Tu ne lui en voudrais pas si tu l'avais entendu.
Il est désolé d'emmener Cécile ce soir. Un
g^este de toi, rien qu'un geste, et tout est ré-
paré. 11 me l'a promis.
BUESCHARD
Quel geste? De quoi parlons-nous? Tu viens
de me dire toi-même que j'ai compromis une
jeune fille... Mais oui... Du moment que ma
liaison avec elle est de notoriété publique, et
que je suis libre, il me semble que tu devrais
être la première, toi, une honnête femme...
AUNE
A te conseiller de l'épouser?
PHIUPPE
Oui, Aline, de l'épouser.
ALINE
Voyons, papa, je ne veux pas employer les
mots qui t'ont froissé tout à l'heure. . . Et pour-
tant! . . . Mais on ne compromet pas une Louise
Mairet.
LA BARRICADE 113
PHILIPPE
Parce qu'elle est une fille du peuple? Une
ouvrière?
ALINE
Parce qu'elle a un autre amant. (Geste de
Breschard.J Pardon, papa, si je te fôche. Mais
il fallait que ça fût dit et c'est dit.
PHILIPPE
Mais c'est une infamie, Aline. . .
BRESCHARD, l'interrompant.
Laisse, Philippe, laisse... (A sa fille.) Tu
viens de porter une accusation grave, Aline,
très grave. Il ne s'agit plus de moi, ni de
mes sentiments. Il s'agit de savoir si cette
enfant est, ou n'est pas, une créature abomi-
nable d'ingratitude et d'hypocrisie. Le nom
de cet amant?
AUNE
Langouët.
BRESCHARD
Tu as des preuves?
8
114 LA BARRICADE
AUNE
Mais c'est la fable des ateliers qu'elle est
amoureuse folle de lui ! Nous savons ça par
Bonneville encore. Et il suffit de les voir
ensemble. Quand il est là, elle ne se connaît
plus, et lui...
PHILIPPE
Lui? C'est à peine s'il lui parle, et avec une
dureté.
ALINE
C'est la preuve, ça. C'est en la brutalisant
qu'il la tient... Est-il avec elle comme avec
les autres? Toute la question est là. C'est évi-
dent que non. Il y a donc quelque chose entre
eux, et ce quelque chose, c'est trop clair...
Nous déballons tout, papa? Nous avons été
ving^t fois, mon mari et moi, sur le point de
l'avertir de cette histoire Lang^ouët, et puis
nous nous sommes dit : » A quoi bon lui faire
de la peine? C'est un caprice et qui sera fini
demain... Ça n'a pas d'importance. » Mais,
LA BARIUCADE 115
du moment que ce n'est pas un caprice et
qu'il y va de l'honorabilité de la famille, tout
change. Je te le répète, papa, lu n'as compro-
mis personne. Tu ne dois de réparation à per-
sonne. Il n'est pas possible que tu crées des
difficultés à un charmant mariage de ton fils
pour une petite... rouée! C'est déjà trop que
tu aies pensé une seconde à lui donner le nom
qu'a porté maman.
PHILIPPE
Mais, Aline.. .
BRESCHARD
Laisse! Laisse! fA sa fille.) Tu appelles ça
des preuves, toi?... Déballons tout, comme tu
dis. C'est toi qui l'auras voulu. Eh bien, oui, je
l'aime, cette enfant, passionnément. En m'en
parlant comme tu m'en as parlé, tu m'as fait
affreusement mal. De deux choses l'une : ou
ce que tu as dit est vrai, ou c'est faux.
ALINE
Mais c'est vrai, mon père.
JIG LA BAIUIICADE
PHILIPPE
C'est faux, papa, c'est faux!
BRESCHARD
Je vais le savoir. (Il va pour sonner.) Quand
un homme a été averti comme je l'ai été, il
est bien lâche, s'il reste dupe. Je ne suis pas
lâche et je ne resterai pas dupe. Si c'est faux,
tu viens de te donner une belle-mère.
ALINE
Ce n'est pas à elle que tu vas demander?. . .
BRESCHARD
C'est à elle. (Au domesticjue qui parait.J Fran-
çois^ faites venir Mlle Mairet ici, tout de suite.
FRANÇOIS
Mlle Mairet est là, justement. Elle voulait
parler à monsieur. Je lui ai dit que monsieur
était occupé. Elle attend.
BRESCHARD
Qu'elle vienne. . .
ALINE
Mais c'est fou, mon père...
LA BARRICADE 117
BRESCHARD
Quand on accuse quelqu'un, c'est bien le
moins qu'on lui reconnaisse le droit de se dé-
fendre. (Avec autorité et la coiiduisanl vers la
porte.) Rentre chez toi. A cinq heures j'irai te
voir. Je te dirai si tu dois ou non retourner
aujourd'hui chez Tardieu. Et toi, Philippe,
essaye de te renseigner sur la (jrève... Allez.
Aline et Philippe sortent et se croisent
avec Louise, qu Aline affecte de ne pas voir.
SCENE VI
BRESCHARD, LOUISE
BRESCHARD
Louise, tu as demandé à me parler?
LOUISE
Oui, mon ami.
BRESCHARD
Moi aussi, j'ai à te parler, et de choses très
118 I-A HARRICADE
(jraves. Voyons d'abord ce que tu as à me
dire.
LOUISE
Je viens d'apprendre que la grève.. .
BRESCHARD
Va éclater ici?
LOUISF
Oui.
BRESCHARD
Je le savais, et je sais aussi ce que je ferai.
(Elle frémit.) Qu'est-ce qui te trouble à ce point,
là dedans?
LOUISE
Mais ça, mon ami : ce que je deviendrai si
la g^rève éclate. Dieu sait que j'ai tout fait dans
mon coin pour l'empêcher. J'ai réussi presque
avec mes ouvrières? Mais les hommes...
BRESCHARD
Ce que lu deviendras? La grève n'est pas
obligatoire, je suppose. Elle éclate. Tes cama-
rades quittent le travail. Tu ne le quittes pas.
LA HARIUCADE 119
Ils sont mécontents de leur salaire. Tu ne Tes
pas du tien. Que vois-tu de compliqué là
dedans? Surtout si tes camarades femmes font
comme toi. Tu me dis qu'elles y sont prêtes.
LOUISE
Qu'est-ce que tu veux? J'ai peur,
BKESCHARD
Mais je suis là pour vous protéger, toi et
les autres. J'ignore ce qui va se passer ici tout
à l'heure. Mais si la Qrève éclate, la maison
est grande, je donnerai l'hospitalité com-
plète aux ouvriers et aux ouvrières qui me res-
teront fidèles. Et si les autres les menacent. .,
Tiens. J'ai questionné là-dessus le commis-
saire de police, ce matin même. Je vais te dire
sa réponse textuelle : « Empoignez une barre
de fer, monsieur Breschard, et descendez-la
sur la gueule au premier qui viendra vous
embêter chez vous. » Tu vois. Je ris et je
n'ai pas peur. Ris, toi aussi, et n'aie pas
peur.
120 LA BAURICADE
LOUISE
Comment veux-tu que je n'aie pas peur, à
l'idée d'un conflit, entre eux et toi? Mais si je
te voyais frapper un ouvrier ou un ouvrier te
frapper! . . . Ah! mon Dieu ! ... Et puis, il y a ce
qu'ils pensent. Je ne t'en ai jamais parlé, mais
je suis quelquefois très malheureuse à l'ate-
lier, mon ami. Ils ne sont pas toujours justes
pour moi. Je n'accuse personne. Qu'est-ce
que tu veux? Ils ont deviné ce que je te suis.
Et alors. .. C'est trop dur, vois-tu, d'être con-
sidérée comme un Judas par ses frères. Ce
sont des enfants du peuple, comme moi. Si
mes ouvrières et moi, nous ne nous mettons
pas en grève, ils diront que j'ai trahi, que j'ai
fait trahir, parce que je suis ta maitresse...
Et puis, à quoi cela servira-t-il que quel-
ques malheureuses femmes ne suivent pas les
autres ?
BRIiSCH.4RD
Allons, sois franche, Louise. Ce que tu vou-
LA BAllUICADE 12i
lais me demander, c'est la permission, si la
g^rève éclate, de les suivre, ces autres?
LOUISE
Eh bien, oui.
BRESGHARD, éclatant.
Ainsi, j'ai un duel avec un mortel ennemi,
et tu viens, toi, me demander de passer du
côté de cet ennemi? Ce n'est pas vrai que j'aie
devant moi mes ouvriers et mes ouvrières. Je
n'ai devant moi qu'un homme, et tu sais son
nom aussi bien que moi : c'est Langouët. Ce
n'est pas vrai que tes camarades te méprisent.
Ce sont de braves cœurs, eux, et incapables de
cette vilenie. Il n'y en a qu'un qui te traite du-
rement, c'est Langouët. (Lui /jrenant le bras.J
Tiens, depuis que je te l'ai nommé, tu es toute
paie, tu trembles. Ton cœur te saute dans la
poitrine. Qu'est-ce qui s'est passé entre lui et
toi pour qu'il te fasse peur? Car c'est de lui
que tu as peur, de lui seul. Pourquoi? Je veux
le savoir.
122 LA H A RU ICA DE
LOUISE
Mais c'est de loi que j'ai peur, maintenant,
de ta violence, de ta jalousie. Je croyais t'avoir
prouvé...
BRESCHARD
Tu ne me réponds pas. Je veux savoir ce
qui s'est passé entre Lang^ouët et toi.
LOUISE
Rien, mon ami, rien...
BRESCHARD, IlOVS de lui.
Naturellement. Mais ne vois-tu pas que
moins tu veux me répondre, plus tu m'affoles.
Ah ! comment te forcer à me la dire, la vérité,
quelle qu'elle soit? Gomment?... Non. Là, tu
ne me mentiras pas. J'ai vu mourir ta mère,
Louise. J'étais auprès de toi quand elle a passé.
J'ai vu ton chag^rin. Jure-moi sur la mémoire
de ta mère que tu n'es pas la maîtresse de
Langouët.
LOUISE, le regardant en face.
Je te le jure, mon ami, sur la mémoire de
LA BARRICADE 123
ma mère; je ne suis pas la maîtresse de Lan-
gue uët.
BRESCHARD
Ah! Louise, que tu m'as fait du bien! Par-
don, mon amie ! . . . Tu ne sais pas, tu ne peux
pas savoir... A mon âge, vois-tu, on ne doit
plus aimer. Quand je te reg^arde, je me rends
si bien compte... Je me dis que le sentiment
qui t'a jetée dans mes bras, c'a été la recon-
naissance, l'émotion de te sentir tant aimée,
mais pas l'amour, pas l'amour! et que tu con-
tinues à être à moi, par pitié, peut-être!...
Alors, quand l'image d'un homme jeune, lui,
beau, passionné, s'associe, dans ma pensée, à
ton image, alors, je crois tout, je vois tout, de-
vant moi, comme si. .. Ah! pardon, mon amie,
pardon! Dis que tu me pardonnes, dis-le!
LOUISE
Je n'ai pas à te pardonner. Je ne t'en ai pas
voulu. Je ne t'en voudrai jamais. Quand tu me
parles d'une certaine manière, c'est que tu
124 LA BARUICADE
souffres, je le sais. On peut en vouloir à quel-
qu'un de ses actions, pas de ses sentiments.
BRESCHARD
Tu es plus jfjénéreuse et plus juste que moi.
Mais tu as raison. Ta situation actuelle, dans
la crise que l'atelier peut traverser, serait trop
fausse. D'ailleurs, il faut couper court à ces
médisances que tu soupçonnes, et à des calom-
nies que tu ig^nores. Moi, je les connais. Je
vais t'épouser, Louise. Je te le dois. Il y a long-
temps que j'y ai pensé. J'ai hésité, pour bien
des motifs que tu devines. La conversation
que nous venons d'avoir ensemble achève de
me déterminer. Tu n'auras même pas à
retourner à l'atelier, et tu ne seras mêlée en
aucune façon à cette histoire de grève, quelle
qu'en soit l'issue. J'annoncerai notre mariage
à tout le monde, aujourd'hui même.
LOUISE
Ah! mon ami, tu viens de me toucher le
cœur profondément, mais...
LA HAlir. ICADE 125
BRESCHARD
Mais?. . . (La regardmii.JTw refuses de deve-
nir ma femme ?
LOUISE
Je dois refuser... Tu oublies que tu as
d'autres devoirs, un fils, une fille
BRESCHARD
Mon fils et ma fille sont prévenus.
LOUISE
Tu leur as dit?. . .
BRESCHARD
Tout. Philippe approuve absolument ce
mariag^e, et la seule objection qu'ait faite ma
fille ne tient pas debout. De ce côté-là, [)ar
conséquent, je suis libre. Ne te crée pas de
scrupules inutiles, mon enfant.
LOUISE
Quand ton fils et ta fille m'accepteraient,
est-ce une raison pour que j'accepte, moi, leur
gfénérosité et la tienne? Non, mon ami, je ne
peux pas, je ne peux pas être ta femme. Rap-
126 LA BARRICADE
pelle-toi. Quand je me suis donnée à toi, tu as
voulu me rendre indépendante, suffire à mes
besoins, m'entourer de luxe. Je t'ai dit non
alors, comme je te dis non aujourd'hui, et
pour le même motif. Je n'ai pas voulu vivre
en fille entretenue, parce que je n'en étais
pas une. J'étais une ouvrière, avec un amant,
mais une ouvrière, et qui se suffisait par son
travail. Tu m'as comprise, alors. Comprends-
moi, maintenant. T'épouser, ce serait devenir
une bourg^eoise, une dame. Et je ne suis pas
une bourg^eoise. Je ne suis pas une dame. Ton
monde n'est pas mon monde. Mon monde,
c'est l'alelier, c'est mon travail, c'est mes
camarades, c'est ma petite chambre, c'est toi
aussi, mais pas comme patron, pas comme
bour^jeois, comme quelqu'un que j'ai vu si
délicat, si bon, si dévoué, quand j'étais dans
la peine et si seule. Et je suis contente comme
cela, mon ami. Ne me demande pas de rien
chang^er à une situation qui est... ce qu'elle
LA r.ARRICADE ^27
peut être. Ce que je t'ai dit, à propos de cette
grève, t'a montré le fond de mon cœur : mon
besoin de concilier ce que je te dois et ce que
je dois à ma classe. Ma classe, c'est un bien
grand mot. Si tu savais comme je le sens
vrai !
BRESCHARD
Alors, tu ne veux pas m'épouser?.. . Et tu
ne t'aperçois pas que tu viens de te dénoncer
toi-même, de trahir ton secret?
LOUISE
Je n'ai pas de secret. Je t'ai dit mon véri-
table motif.
BRESCHARD
Pourquoi as-tu parlé de classe, alors? Pour-
quoi ai-je retrouvé, sur ta bouche, ce mot, qui
n'est pas de toi? Est-ce qu'on a jamais entendu
parler d'une ouvrière qui ne veut pas devenir
une dame? Ces idées, est-ce que ce sont les
tiennes?Non. Il y a là uneinfluence d'homme,
et je la connais, cette influence. J'en ai déjà
128 LA RARRICADE
souffert dans mon fils. On en a fait un syndica-
liste, un ennemi. Et ce même esprit de révo-
lution, voici qu'on te l'a insufflé à toi! Qui?
Cette fois, ce n'est pas un soupçon, c'est une
certitude. Tu m'as juré sur la mémoire de ta
mère que tu n'étais pas la maîtresse de Lan-
g^ouët. Fais-^noi un autre serment. Ose. Jure-
moi sur la mémoire de ta mère que tu n'aimes
pas Lang^ouët.
LOUISE
Je ne ferai pas ce serment.
BRESCHARD
Alors, c'est vrai? Tu n'es pas sa maîtresse,
mais tu l'aimes? Au moins, avoue, dis : «Je
l'aime! « Dis-le. Mais avoue, avoue, avoue
donc enfin !
LOUISE
Je n'avouerai rien, parce que je n'ai rien à
avouer, et que ce n'est pas humain de traiter,
comme tu me traites, une femme (jui n'a
jamais menti, jamais trahi.
LA BARRICADE 129
BRESCHARD, Sans V écouter.
Ah! mon instinctne m'avait pas trompé! Tu
l'aimes! Tu l'aimes!
LOUISE
Je te répète que je me sens de ma classe, et
je n'ai pas besoin de subir une influence pour
cela. Il me suffit de me rappeler mon père et
ma mère qui étaient des ouvriers, tous mes
autres parents qui étaient des ouvriers, mon
enfance...
BRESCHARD, allant et venant dans la chambre.
Mais non, tu l'aimes!... Et moi, c'était la
reconnaissance, c'était la pitié. Qu'est-ce que
tu veux que ça me fasse maintenant que tu te
joig^nes à eux? Tu venais me demander la per-
mission. Tu l'as. Je te la donne. Retourne à
l'atelier. Mets-toi en grève comme les autres.
Il sera content de toi. (Marchant sur elle.) Ah !
malheureuse ! . . .
Le bruit de la porte qu'on ouvre l'interrowpl.
Philippe passe la tête et dit. . .
130 LA BARRICADE
PHILIPPE
Papa, on demande à te parler. J'ai dit qu'on
attende un moment. C'est pour la g^rève.
BRESCHARD, il regarde la pendule.
Quatre heures ! Ah ! Us sont exacts ! . . . Qu'ils
viennent! (A Louise.JTa t'en vas. Tu as raison.
Je ne supporterais pas de vous voir en face l'un
de l'autre. (Elle sort.J G'esi un duel. Tenons-
nous bien sous le feu.
Parait une escouade d'ouvriers ayant à leur
tête Langouët et Iliuheu ^.
SCENE VII
HRESCHARD, PHILIPPE, LANGOUËT, TilUBEUF,
BURLE, GARRIGUE, TRANCHANT, CHRISTIAN,
AUTUKS OUVRIERS.
LANGOUËT
Monsieur Breschard, nous vous présentons
le camarade Thubeuf, délégué du syndicat de
LA BARRICADE 131
rameublcment, qui est char^jé de vous sou-
mettre quelques revendications, en notre nom
à tous. fSe tournant vers les ouvriers.) N'est-ce
pas, camarades?
BURLE, énergique.
Oui, à tous.
GARRIGUE, énergique.
A tous.
LES OUVRIERS, mollement .
Oui, oui, à tous, à tous.
THUBEUF
Enchanté, monsieur Breschard, de faire
votre connaissance.
BRESCHARD, très froid.
C'est moi, monsieur, qui serais très heureux,
en toute autre circonstance, de recevoir votre
visite. Mais vous me permettrez de vous dire
queje ne connais pas le syndicat de l'ameuble-
ment et que je ne veux pas le connaître. Par
conséquent, pour moi, vous n'êtes le délégué
de personne. Restons-en là.
132 LA BARRICADE
LANGOUET
Pardon, patron, je viens de vous dire,
comme contremaître de l'atelier, qu'il est
notre délégué. Vous nous connaissez, nous.
BRESCHARD, frémissant, puis de nouveau
maitre de lui.
Oui, je te connais, toi! . . . (Sur un autre ton,
s' adressant aux ouvriers.) Je vous connais tous,
mes amis, et vous me connaissez. Jusqu'ici
nous n'avons pas eu d'intermédiaire entre
nous, et je n'admets pas qu'il y en ait... Si
vous avez des revendications à formuler,
comme il vient de le dire (Il a montré Langouët
et de nouveau frémi), je vous invite à les for-
muler, individuellement. Vous n'avez qu'à
venir les uns après les autres, dans ce bureau.
Je vous recevrai tous, comme j'ai toujours
fait, d'ailleurs. Je discuterai avec chacun de
vous, mais d'homme à homme... Préférez-
vous commencer dès maintenant? Voyons,
vous, Garri{jne, qii'avez-vous à me demander?
LA BARIUCADE 133
GARRIGUE
Pour moi, patron, rien. Mais je marche
avec les camarades. Ils sont pour le syndicat,
je suis pour le syndicat.
BRESCH.'VRD, haussanl les épaules.
Et vous, Burle?
BURLE
Moi, c'est comme Garrigue, patron.
BRESCHARD, plus impatient encore.
Et vous, Tranchant?
TRANCHANT
Qu'est-ce que vous voulez, patron? Moi, je
me trouve très bien ici. Je suis content de ce
que j'ai. Mais vous pensez bien que dans ces
circonstances-là, on peut pas faire autrement
que les camarades.
BRESCHARD
Alors, parce qu'un camarade ira se fiche à
l'eau, il faudra que vous le suiviez?. .. Voyons,
Tranchant, vous êtes un garçon intelligent.
Avec vous, on peut raisonner. Je sais ce que
134 LA BARRICADE
VOUS allez me demander, je le sais : l'unifica-
lion des salaires. Vous gagnez ici le maximum,
que vous réclamez pour les autres. C'est d'un
brave copain, mais il n'y a pas que les
copains, il y a le patron. Trouvez-vous juste
qu'il paye le mauvais travail au même taux que
le bon ?
TRANCHANT
Je dis pas le contraire, patron, mais je
peux pas causer avec vous là-dessus. On est
obligé de se tenir tous. Il faut que je marche
avec les camarades.
BIŒSCHARD, 5e retournant vers un aittre.
Et vous, Christian, qui n'êtes pas Français,
vous êtes cependant très content de gagner à
Paris ce que vous n'auriez pas à Copenhague.
Qu'est-ce que je vous ai demandé, moi, quand
je vous ai embauché? Ce que vous saviez faire.
Rien n'a changé, de vous à moi, depuis
deux ans que vous êtes ici. De quoi avez-
vous à vous plaindre? Avez- vous une raison,
LA BARRICADE 135
une seule, pour faire cause commune avec
eux?
CHRISTIAN
Oui, monsieur Breschard, j'ai une raison.
BRESCHARD
Laquelle?
CHRISTIAN
Le chevaleresque!
THUBEUF, intervenant.
Ce n'est pas la peine d'aller plus loin, mon-
sieur Breschard, n'y mettez pas d'amour-
propre. Est-ce que j'en mets, moi? Causons
ensemble, devant ces braves g^ens, qui sont des
résolus et des conscients, vous le voyez. Ce
que j'ai à réclamer en leur nom n'est pas si
effrayant, je vous assure. Vous serez trop
heureux, si l'on ne vous demande jamais rien
de plus. D'ailleurs, je constate que vous êtes au
courant. (J'irant un papier de sa poche.) Pour
plus de précision, cependant, nous allons lire
ensemble les articles élaborés par le syndicat.
136 LA BARRICADE
BRESGHARD, nioîns maître de lui.
Rengainez votre chiffon de papier, monsieur.
Je ne veux rien savoir. Encore une fois, me«
affaires ne regardent que moi, et je n'accorde
à personne le droit de s'entremettre ici.
Veuillez vous retirer, je vous en prie.
THUBEUF
Je m'y attendais. Savez-vous de qui je me
fais l'effet en ce moment, monsieur Breschard?
de Roland chez Louis XVI, vous vous rappelez,
quand on voulait le mettre à la porte parce
qu'il avait des cordons au lieu de boucles à ses
souliers... Ça vous étonne? Mais je lis un peu
depuis que. ..
BRESCHARD, de movis en moins mainte dehii.
Depuis que ces imbéciles vous font des
rentes. Mais moi, monsieur, je ne suis pas un
imbécile, et je n'aime pas beaucoup qu'on
vienne se payer ma tète chez moi.
THUBEUF
Vous voyez comme j'ai raison. Vous me
LA BARRICADE 13T
recevez, moi, le représentant de vos ouvriers,
comme les nobles, il y a cent ving^t ans, rece-
vaient les représentants de la bourg^eoisie. C'est
tout ce que je voulais dire. Quant à nous payer
votre tête, comme vous vous êtes, vous, les
bourgeois, offert la tête des nobles en 93, non,
nous sommes meilleurs garçons que vous. Ce
n'est pas la tête que nous visons, nous, c'est la
poche. Remarquez comme je vous dis cela
sans colère, monsieur Breschard. Je ne suis
pas unénergumène, moi, je suis pour la révolu-
tion bon enfant. (Avec une rondeur jouée, en
tirant un cigare de sa poche, quil allume.) On peut
fumer, ici? Tenez, monsieur Breschard, accep-
tez un de ces cigares; et causons, maintenant
que vous me connaissez, moi aussi. Ils sont
excellents, vous savez, ils me viennent de
quelques camarades d'une manufacture de
tabac dont j'ai fait aboutir la grève, comme je
ferai aboutir celle-ci. Car vous me permettrez
bien de vous dire, au nom de vos ouvriers,
138 LA BARRICADE
qu'ils vont se mettre en grève, à moins que vous
ne vouliez causer... Eh bien, nous causons?
BRESCHARD, lui loumant le dos et tirant sa montre.
Il est quatre heures trente-cinq. Voilà plus
d'un quart d'heure de perdu, mes amis. C'est
déjà trop. Il est temps que vous alliez tous
reprendre votre travail.
THUBEDF
Langouët, monsieur Breschard veut tenir la
déclaration de grève de son contremaître. Vas-
y, mon vieux.
LANGOUET
Gomme vous l'a dit le camarade Thubeuf,
monsieur Breschard, l'atelier est en grève à
partir de maintenant. Et il restera en grève
jusqu'à ce que vous vous soyez entendu avec le
délégué du syndicat sur les revendications que
nous l'avons chargé de vous soumettre, je vous
le répète au nom de tous, et les camarades
vont vous le redire eux-mêmes.
// se tourne de nouveau vers les ouvriers.
LA BAIUUCADE I3'J
LES OUVRIERS, d'un élan.
Oui. Tous. Tous.
THUBEUF
Voyez, monsieur Breschard, comme je suis
conciliant. Vous avez désiré que la déclaration
de la grève passât par eux. Elle a passé par
eux. Vous êtes bien avancé, maintenant.
BRESCHARD
C'est sérieux, Lang^ouët?
LANGOUET
Est-ce que j'ai l'air de quelqu'un qui plai-
sante, moi, monsieur Breschard?
BRESCHARD, aux ouvriers.
Mes amis, je fais un dernier appel à votre
conscience. Combien de fois, quand le tra-
vail manquait, ai-je trouvé le moyen de
vous occuper, pour vous donner du pain?
Est-ce vrai? (Silence des ouvriers.) Ils ne ré-
pondront pas!... Y en a-t-il un parmi vous
qui puisse dire que je ne l'ai pas augmenté
de moi-même quand il le méritait? Vous, Cen-
140 LA BARRICADE
sier, la semaine dernière encore, vous vous
rappelez?
CENSIER
Oui, patron, je me rappelle, mais que
voulez-vous? Maintenant, ça nous regarde
plus, c'est plus nous qui décidons, y a plus
que le camarade Thubeuf qui puisse vous
répondre à présent.
PHILIPPE, intervenant .
Mon père. . .
BRESCHARD, Violent.
Tu vas me dire, toi aussi, de causer avec le
camarade Thubeuf?... {Aux ouvriers.) h\\\û il
n'y en a pas un de vous qui ait un mouvement
de cœur vers moi, comme j'en ai eu, moi, si
souvent vers vous? Pas un de vous qui sente
ce qu'il y a d'inqualifiable dans l'humiliation
que celui-ci veut m'imposer? (Il désigne du
doigt Langouët.J Car c'est lui ! c'est lui !
LANGOUET
c'est nous tous, monsieur Breschard.
LA BARRICADE ' 141
LES OUVRIERS
Oui! Tous! Tous!
BRESCHARD
Eh bien! Puisque vous vous associez tous à
lui, je vous préviens, moi, d'une chose. Tout
à l'heure, je vais passer dans l'atelier. Tous
ceux que je ne trouverai pas au travail, je
les considère comme ne faisant plus partie
de ma maison. Et jamais, je vous en donne
ma parole d'honneur, jamais je ne les
reprendrai. (Il tire sa montre de nouveau.)
Vous avez dix minutes pour vous décider.
Quant à toi, Lang^ouët, tu as été le meneur,
je te renvoie.
LANGOUET
Je vous demande pardon, monsieur Bres-
chard, vous renverrez peut-être d'autres ou-
vriers, si la maison Breschard survit à cette
grève à laquelle vous nous forcez. . .
BRESCHARD
Moi ? c'est moi qui . . . ?
142 LA BARRICADE
LANGOUET
Oui, VOUS, en ne prenant même pas con-
naissance de nos revendications. Quant à ces
ouvriers-ci, eux et moi, vous ne nous renvoyez
pas. C'est nous qui vous quittons.
Les ouvriers sortent.
THUBEUF, resté en arrière.
Au revoir, monsieur Breschard. Je vous ai
dit que je n'y mets pas d'amour-propre, quand
il s'agit de l'intérêt des camarades. Voici tou-
jours mon adresse, pour le cas où vous chan-
geriez d'idée.
// lui tend sa carte.
BRESCHARD
Gardez votre carton, monsieur, je ne chan-
gerai pas d'idée. Si je reçois jamais votre vi-
site, ce ne sera phis à titre de délégué. Quand
on aime tant les beaux cigares, on doit aimer
à les fumer dans de beaux meubles.
THUBEUF
Vous m'espérez comme client?... Vous en
LA BARIUCADE 143
avez de bonnes quand vous vous y mettez.
(Regardant autour de lui et changeant de ton.)
En effet, je reviendrai peut-être un jour faire
mon choix parmi ces merveilles, mais ce ne
sera pas comme vous croyez. Au revoir, mon-
sieur Breschard. (Il sort.)
SCENE VllI
BRESCHARD, PHILIPPE
BRESCHARD
Tu as VU, Philippe. Je n'ai pas pu. C'est la
ruine, la faillite, peut-être, mais je n'ai pas
pu...
PHILIPPE
Il est encore temps, papa...
BRESCHARD
Non, mon ami, tu n'estimerais plus ton
père si tu le voyais, après une scène pareille,
s'humilier devant ce Thubeuf! Tu l'as vu
144 LA BARRICADE
aussi, ce drôle? Ah! c'est très beau, le syndi-
calisme, sur le papier! C'est admirable, en
théorie, la solidarité des travailleurs! La réa-
lité, c'est ça : une troupe de benêts et de {}0(}os
conduite par des haineux comme Langouët ou
des effrontés et des jouisseurs comme Thubeuf.
PHILIPPE
C'est vrai, papa, que cette scène m'a été
horriblement douloureuse, surtout quand Lan-
gouët a dit : « S'il y a encore une maison
Breschard ! » Je n'aurais jamais cru cela de
lui. Je comprends aussi que tu n'aies pas pu
supporter la g^oujaterie de ce Thubeuf. Qu'est-
ce que tu veux? la classe ouvrière est la dupe
des gréviculteurs. C'est notre faute, nous ne
nous rapprochons pas assez d'eux.
BRESCHARD
Mais ils n'en veulent pas de ce rapproche-
ment! Ce qu'ils veulent, c'est la g^uerre, et
implacable. Ils nous y forcent. Faisons-la et
implacable aussi. Je vais provoquer une réu-
LA BATIRICADE 145
nion de tous mes collègues et leur soumettre
un projet de ligfue que j'ai dans la tête, depuis
longtemps. Mais parons au plus pressé. Je
puis compter sur toi, n'est-ce pas?
PHILIPPE
Oui, mon père, mais tu connais mes idées. ..
BRESCHARD
Je ne te demanderai rien que tu ne puisses
faire. (Il serre la main de son fils, puis s'asseyant
à son bureau, il écrit.) Il s'agit, mon ami, de
partir pour Londres ce soir même. Demain,
dès la première heure, tu verras Webb, tu lui
remettras cette lettre, qui lui explique notre
situation , et tu lui demanderas un délai . Tu me
télégraphieras le résultat. Quel qu'il soit, tu
rentres demain. Moi, je vais essayer, dès cet
après-midi, de trouver d'autres ouvriers ou de
l'arp^ent. . . fJl a fermé la lettre quil donne à son
fds.J J'ai une bonne nouvelle au moins à t'an-
noncer parmi ces ennuis : l'obstacle à ton ma-
riage est levé. Je n'épouse pas Louise Mairet.
10
146 LA BARRICADE
PHILIPPE
A cause de ce que t'a dit ma sœur?. . .
BRESCHARD
A cause de ce que m'a dit Louise. C'est elle
qui ne veut pas de ce mariag^e. Qu'il te suffise
de savoir qu'en ce moment elle fait cause
commune avec ces bri^jands. Elle adhère à la
(jrève, elle et tout son atelier. Ça t'en dit
assez, n'est-ce pas?
La porte s^ ouvre, Gaucherond paraît.
SCENE IX
BRESCHARD, PHILIPPE, GAUCHEROND,
puis LOUISE
BRESCHARD
Eh bien, Gaucherond, vous savez ce qui se
passe?
GAUCHEROND
Oui, patroj] . Mais c'est à vous que je pense.
LA BARRICADE 147
(lomment allez-vous faire à présent? Hein?
Vous n'allez pas être à la noce avec ces
meubles de l'Américain? J'avais toujours peur
de ça. . . Vous vous rappelez?
BRESCHARD
On tiendra le coup, mon brave Gauche-
rond. Philippe part pour Londres deman-
der un délai. Moi, je vais chercher des ou-
vriers.
GAUCHEROND
Vous n'en trouverez pas, monsieur Bres-
chard. Il n'y a pas un homme dans toute
l'ébénisterie qui pourrait venir travailler ol*ez
chez vous, maintenant. La chasse aux renards,
vous savez, c'est pas de la frime.
BRESCHARD
Mais je suis là pour les protég^er. Il y a pour-
tant une police, un g^ouvernement...
GAUCHEROND
Si peu! Tenez, patron, si vous me laissiez
essayer de vous tirer de là, moi, tout simple-
148 I.A BARRICADE
ment? Je vous connais, monsieur Breschard,
je savais qu'ils vous feraient pas marcher.
Et s'il fallait voir tomber une maison où je suis
depuis quarante ans, nom de nom ! . . . Alors je
me suis dit : « Mais tu en connais, toi, Gau-
cherond, des ouvriers qui n'ont pas de travail,
parce que les apaches du syndicalisme font
fermer tous les ateliers. Et ce qu'ils rognent ! . . .
Une supposition que le patron te donne carte
blanche. Tu loues un local, pas dans le fau-
bourgs Antoine, par exemple... Tu vas les
trouver : Veux-tu gag^ner trente-cinq sous de
l'heure? que tu leur dis. Tu parles! qu'ils
répondent. . . Tu les embauches. . , Le patron a
fait porter tous les bois dans le local, la nuit,
par petits paquets, avec des déménageurs
sûrs. Y en a, tu en connais. Tu distribues la
besogne, et le travail commence. Le plus gros
se fait dans le local. Le plus fin chez des ma-
lades, dans des chambres... » Six semaines de
ce turbin-là, patron, et le tour est joué. Je
LA BARRICADE 149
connais justement dans le faubourg Germain,
rue du Cherche-Midi, une grande bâtisse, un
couvent désaffecté. Je suis allé le visiter; rap-
port aux boiseries. Il y a là une grande salle
et un hangar qui feraient joliment la balle ! Il
y a procès, la vente est remise. J'ai fait bla-
guer le portier. 11 m'a dit qu'on louerait bien,
mais à la semaine. Tant mieux, ça fait que
nous serons seuls. Un grand jardin. Pas de
voisinage. Une entrée par une porte, garnie
d'affiches, qui a l'air condamnée. . . Une, deux,
trois, ça colle-t-il, patron?
BRESCHARD, lui prenant les mains.
Ah ! Gaucherond ! Ça me réchauffe le cœur
de trouver enfin devant moi un ouvrier, comme
j'ai cru qu'étaient tous les miens, j'ose dire
comme j'ai mérité qu'ils fussent tous. Merci,
mon ami, merci
GAUCHEROND, se dégageant.
Ne me remerciez pas, patron, ce que j'en
fais, c'est pour Bibi. Ils me dégoûtent, ces
150 LA BARRICADE
g^ens du syndicat, et ça m'amuse de leur jouer
un pied de cochon!... J'aime le travail, moi.
J'aime le meuble, l'ouvrage bien fini, et ils
sont en train de cochonner tout ça, en mon-
tant le coup à des louftingfues comme Lan-
gouët. Et puis, je le disais à M. Phihppe : je
veux être libre, moi. Je veux pas, quand je
suis le soir à manger la soupe avec l'ancienne,
être obligé de me dire : « En ce moment, il y
a un farceur qui jaspine dans une réunion
publique pour faire voter que je gagnerai pas
mon pain demain. » Encore moi, j'ai pas
de petits, mes trois sont morts. Mais ceux qui
ont de la marmaille à nourrir? Et tout ça
crève la faim pour les Thubeuf! Ah! ce que
je les ai dans le nez, les salauds!... Alors,
patron?. ..
BRESCHARD
Gourez louer le local, Gaucherond, et em-
bauchez vos hommes. Tout ce que vous ferez
sera bien fait.
LA BARRICADE 151
GAUCHEROND
Alors, c'est six semaines, mais là, rondes
comme une pomme. Surtout que votre atelier
de brodeuses n'est pas en grève.
BRESCHARD
Mais il y est, Gaucherond.
GAUCHEROND
Mais non, patron.
PHILIPPE
Qu'est-ce que tu disais donc, papa?
BRESCHARD
Ce que m'a dit Louise Mairet.
GAUCHEROND
La Louise? Je viens de la voir. Tout le
monde travaille chez elle, en ce moment.
(Louise entre.) Tenez, demandez-lui plutôt
à elle-même. C'est elle qu'il faut remer-
cier. Elles en ont du mérite, elle et ses
camarades. Ce qu'on a dû les chiner! Elles
ont tenu ferme. Louise Mairet, ça c'est très
chic. A tout à l'heure, patron, je passe par
152 LA BARRICADE
chez vous, c'est plus sûr. Bon voyag^e, mon-
sieur Philippe.
PHILIPPE
Je sors avec vous, Gaucherond. (A son
père.) Va, père, tu peux l'épouser, c'est un
brave cœur.
SCENE X
BRESCHARD, LOUISE
BRESCHARD, après un silence.
Alors, c'est vrai? Ton atelier et toi, vous me
restez?
LOUISE
Oui, mon ami. Quand je t'ai vu si mal-
heureux, je n'ai pas pu supporter ton cha-
grin. Alors, je suis revenue près de mes
ouvrières. Je leur ai parlé. Je leur ai pro-
mis que lu nous défendrais. Elles restent
toutes.
LA BARRICADE 153
BRESCHARD
Si je VOUS défendrai!... Ah! Louise, tu es
donc à moi de nouveau! Je t'ai retrouvée ! (IL
la prend dans ses bras passionnément.) Tu m'as
préféré !.. .
Rideau.
ACTE TROISIÈME
LA CHASSE AUX REMARDS
L'atelier improvisé par Gaucherond dans un couvent désaf-
fecté, rue du Cherche-Midi. Un grand crucifix est appendu
sur le mur. D'autres eniblènies religieux se voient, de-ci de-Ià.
Un perron d'un côté descend dans un jardin abandonné.
Une porte, de l'autre côté, ouvrant sur une salle, au fond,
laisse voir des caisses que des ouvriers sont en train de ranger.
Sur le devant, Lalance et le petit Henri (treize ans) sont
occupés à un tas de planches. Carreau, dans un coin, enve-
loppe un fauteuil avec de la fibre. Partout des caisses et des
meubles à peine finis. Une grande cheminée a été aménagée
de manière à servir de Sorbonne, c'est-à-dire de foyer pour
le travail de l'ébénisterie.
SCENE PREMIERE
LALANCE, HENRI, puis CARREAU
LALANCE
Henri, mon petit Henri, tu vois ce que t'as
à faire? Tu vas me déclouter toutes les planches
de ce couvercle qui est là, et tu les mettras là-
dessus, sur la caisse. T'as compris, mon petit
158 LA BARRICADE
Henri? Qu'il n'y ait plus de clous dedans. T'as
compris?
HENRI
Oui, mon oncle.
Il cherche quelque chose.
LALANCE
Qu'est-ce que tu cherches?
HENRI
Des tenailles.
LALANCE
Et les tiennes?
HENRI
J'sais pas où elles sont.
LALANCE
Ah çà!... Ah! bien!... Non, vrai!... Ah!
jamais j'aurais cru ça! Tu sais pas où sont tes
tenailles?
HENRI
Non. Je les avais...
LALANCE
Cherche-les. J'comprends pas qu'un ou-
vrier sache pas où sont ses outils. Ça me
passe.
LA nAUllICADE 159
CAREŒAU, s' approchant du fond.
Y a chi cassé?
LALANGE
Du cassé? Non. Mais monsieur mon neveu
ne sait pas où sont ses tenailles.
CARREAU
Il les retrouvera, à moins qu'on les lui ait
chauffées.
LALANGE
Pas ici.
GARRRAU
Avec ça qu'on se çêne. On m'a poissé une
paire de bottines avant-hier. J'ai dû m'en
retourner en chaussons. C'étaient de vieux
ribouis. Mais, enfin, c'est pour dire : y a des
gens qui sont pas délicats.
HENRI
Les v'ià, mes tenailles. C'est bien malin, on
me les avait cachées, et dans la Sorbonne
encore, pour que je me brûle les mains au
feu.
IL va pour déclouter les planches.
160 LA BARRICADE
CARREAU, à Lalance qui emballe une chaise.
Auras-tu assez de fibre?
LALANCE
Faudra bien faire assez avec ça, parce que,
cette fois, pour s'approvisionner, c'est macache
et midi sonné. Dès huit heures du soir, les
camions viendront charger les caisses et les
porter à quai.
CARREAU
Je me serais jamais douté qu'on déposait
des marchandises au pont Royal, dans un
bateau, puis que ça filait direct sur Lon-
dres.
LALANCE
Rég^ulièrement, on les aurait envoyées par le
chemin de fer. Mais, pour cette affaire-là, on
a été obligée de prendre des précautions, comme
s'il s'agissait d'un vol.
CARREAU
Dame! Mon vieux! C'est grève et on est des
renards.
LA BARRICADE 161
LALANCE
A.h! Gaucherond et Breschardont bien com-
biné ça !.. . Les fournitures qu'on nous envoyait
la nuit, les ouvriers qui s'amenaient, un par
un, avant le jour, et qui s'évaporaient dans
la rue, quand il faisait noir, mon mouche-
ron de neveu dont ils ne connaissent pas la
trompette, pour les courses, ce couvent désaf-
fecté et vide, pour atelier, et les pièces déta-
chées, fabriquées dans les chambres, et qui
arrivaient de tous les coins de Paris s'ajuster
ici!...
CARREAU
Et les beaux emballeurs à la manque qu'on
fait !.. . (Montrant les caisses.) Dis donc, Lalance,
t'as pas peur qu'on nous les chahute trop?. ..
Faut les voir, les gens des bateaux, empoigner
les caisses... Que qu'ça leur fiche que ça
arrive en miettes? T'envoie une commode?...
T'en trouves deux : une qu'a pas de pieds,
l'autre qu'a pas de corps.
11
162 LA BART\ICADE
LALANCE
Où qu't'as vu ça?... Ah! oui!... Dans ton
pays, à Bordeaux, peut-être?,.. Mais ici, à
Paris, c'est un autre port de mer. On te prend
les chargements sur de g^rands plateaux. La
grue les soulève, te tourne ça, c'est un beurre,
et te le dépose à la ouate, à fond de cale...
(Silence. Ils travaillent.)
CARREAU
Dis donc, Lalance, t'as vu l'auroplane hier?
LALANCE
Non. Qu'est-ce qu'il a fait?
CARREAU
Il a fait qu'il a tombé. L'homme s'est rien
cassé. Il en a eu, une veine! Ces gens-là, ça se
croit invincible. Mais l'air, c'est la nature ! Ça
se laisse faire, une fois, deux fois, et puis ça
vous repige, et rudement! (Entre Mme Gauche-
rond avec un filet et un panier.) Tiens, la canti-
nière !.. Quatre heures !
LA BAURICADE 163
SCENE II
Lks mêmes, madame GAUCHEROISD, puis GADCHE-
ROIND, ESCARTEFIGUE, LEBLAINC, RONDEL
MADAME GADCHEROND, répondant à Carreau.
Quatre heures un quart. J'suis pas en
avance, aujourd'hui...
LALANCE
On s'en est pas douté. . . Quand on turbine ! . . .
CARREAU
Moi si. Ça fait creux, là. (Allant vers la
porte ouverte, il crie.) Il est quatre heures!
Quatre heures!
LES OUVRIERS, débouchant par la porte.
Bonjour, madame Gaucherond.
GAUCHEROND
Bonjour, l'ancienne. (Plus bas, pendant quelle
commence à déballer ses provisions.) T'es bien
sure qu'on t'a pas suivie, hein, ma femme?...
164 LA BARRICADE
MADAME GAUCHEROND
Bien sûre. Je prends par les passages. Puis,
j'ouvre l'œil... et la bonne. Si j'avais pas le
truc, après cinquante-sept jours!
Les ouvriers ont pris Leurs bouteilles et leur
pain. Ils commencent de manger.
ESGARTEFICUE, gai, la bouche pleine .
J'ai comme quelque idée qu'on va en voir
la fin, de leur sale grève.
CARREAU
Ah! les mufles! Nous auront-ils enrhumés
tout de même?
LEBLANC
Et qu'est-ce qu'y sont à fichumacer, à pré-
sent? Je vous le demande.
RONDEL
Y parlent ! y parlent !
LALANCE, à son iievcu.
Eh bien, mon petit Henri, c'est quatre
heures.
LA BARRICADE 165
HENRI
On y va, tonton. (Vidaiit un verre.) En voilà
toujours un que les grévistes, y licheront
pas !
ESCARTEFIGUE, gai.
Hein! les féroces qui voulaient nous bouf-
fer!
LEBLANC
Ah! on leur a bien passé au travers.
RONDEL
Y faut pas couper dans leur battage. C'est
des belles paroles, du beau boniment, mais du
boniment.
CARREAU
C'est des trucs électoraux. On sert des inté-
rêts politiques ou autres, mais toujours des
intérêts. Crois-tu que Langouët aurait marché
si dur contre Breschard s'il y avait pas eu Louise
dans l'histoire?
GAUCHEROND
Qu'est-ce que tu en sais?...
166 LA BARRICADE
CARREAU
Gomment, qu'est-ce que j'en sais?... Il
marche pour se veng^er de Breschard. Mais
nous, qui n'en pinçons pas pour la Louise,
qu'est-ce que nous aurions été fiche là dedans?
LALANCE
Danser en rond pour amuser les buveurs.
LEBLANC
Si on les croyait, il y aurait bientôt trois
cent soixante-cinq jours de g^rève par an.
CARREAU
Je comprends, à la rig^ueur, et quand je dis je
comprends, c'est pas vrai, carjecomprends pas,
mais, enfin, ça ne fait rien, je comprends tout
de même que ceux qui attendent un bien-être. . .
LALANCE
Un mieux être, ils disent.
CARREAU
Oui, que ceux-là marchent. Mais moi?...
Qu'est-ce qu'y réclament?... Le repos hebdo-
madaire? J'suis pas fatigué... Ça m'embête de
LA BARRICADE 167
louper et je m'amuse qu'à travailler. Et d'une,
et puis deux, et puis trois, et puis cinquante,
et voilà.
LEBLANC, montrant Escarlefigue.
Puisqu'y te dit que ça ne va déjà plus. Leur
caisse est vide.
ESCARTEFIGUE
Mais oui. Ils avaient promis trente sous. Y
n'en donnent déjà plus que quinze, après sept
semaines.
LEBLANC
C'est ça qui ferait mon blot, à moi, quinze
sous par jour, avec mes cinq enfants!
RONDEL
Cinq?
LEBLANC
Oui . On est bien monté en enfants chez nous .
On n'est pas des feig^nants.
CARREAU
Moi j'en ai que deux, mais qui boulottent
comme cinq. Et puis j'en aurais pas que ce
168 LA BARRICADE
serait kif-kif bourricot. Un homme est un
homme, et je te flanque mon billet qu'un (gré-
viste viendrait me menacer de la chaussette à
clous ou de trucs comme ça, ce que je lui
enverrais un pruneau dans la physionomie,
pour commencer.
LEBLANC
C'est toujours la même chose. Y sont trente
qui en mènent trente mille.
RONDEL
Pourquoi qu'on cède toujours, alors?
LALANCE
Parce qu'on n'est pas protégé.
ESCARTEFIGUE
C'est vrai. Machin, Chose, Biblosco, enfin
j'sais pas qui, a dit une phrase qu'il faudrait
mettre sur tous les murs des ateliers, sur tous
les chantiers : « Qu'un seul homme qui veut
travailler doit être protégée contre cinquante
mille qui veulent pas travailler. »
LA BARRICADE 169
CARREAU
On crie tous les jours : « Vive la liberté! »
et tout est défendu : défenee de stationner, dé-
fense de circuler, défense de s'asseoir, défense
de... Flûte! qu'on me fiche la paix, au moins,
quand je travaille !
ESCARTEFIGUE
On verra, quand les fournitures seront faites,
que tout sera expédié en Ang^leterre, si je
me cache d'avoir travaillé!... J'irai leur
dire...
GAUCHEROND, se levant, les autres f imitent.
Tu leur diras rien du tout. Pas de vantar-
dise. T'occupe pas tant des autres. Tu es un
ouvrier. Tu travailles. Y a pas de quoi se van-
ter. Tu fais ton métier. Ca suffit.
170 LA BARRICADE
SCENE III
LES MÊMES, BRESCHARD
9
BRESCHARD, qui a entendu, en eyitrant, les dernières
paroles de Gaucherond .
Voilà le bon sens.
GAUCHEROND, à Breschard.
Je suis à vous, patron. (Les ouvriers vont à
leur besogne. Il s'adresse à sa femme. J A ce soir,
ma grosse. T'inquiète pas si tu me vois pas re-
venir. Je rentrerai peut-être pour neuf heures.
Je veux que tout parte aujourd'hui. fA Bres-
chard.) Et tout partira.
BRESCHARD
Combien de caisses pour l'expédition de
cette nuit?
GAUCHEROND
Trente-cinq, qui sont prêtes et que j'ai fait
rang^er là . (Il montre la porte ou verte .) Et celles-ci .
LA BARRICADE 171
BRESCHARD
Et pour le prochain envoi?
GAUCHEROND
Il va rentrer de quoi en faire douze ou
quinze, puis ce sera fini. Nous arriverons
Nous n'aurons même pas besoin des dix jours
de plus qu'accorde l'Américain. Je passerai un
bon moment tout de même quand la dernière
voiture tournera le coin de cette vieille rue
du Cherche-Midi... Ya, Langouët... Cherche
midi et trouve la peau!... C'est pas un re-
proche, patron. Mais je peux vous dire que
vous m'en avez fait faire un rude bouleau, ce
mois-ci.
BRESCHARD
Je le sais, Gaucherond. Vous avez bien
çagnê le droit de vous reposer, et vous vous
reposerez le reste de votre vie, si ça vous
chante. Après le service que vous m'avez
rendu, car vous me sauvez ma maison, tout
bonnement, vous pouvez tout me demander.
172 LA BARRICADE
GAUCHEROND
Je VOUS vois venir, patron. Vous voudriez
faire de moi un rentier. Pas de g^oùt pour
cette profession... Savez-vous ce qui me
chanterait? Ce serait de vous voir un peu
content, un peu détendu. Qu'au premier
moment, vous ayez dit : « Bigre! » je com-
prends. Mais à présent?... Je connais votre
fig^ure, allez. Vous vous mangez les sangs,
monsieur Breschard... Je devine, c'est votre
fils qui vous accroche, et ses idées. Il ne
vous a tout de même pas lâché, hein?...
Mariez-le donc, monsieur Breschard... Qu'il
ait une femme et des enfants, vous verrez
si ça pèsera lourd, le syndicalisme, quand
il s'agira de la galette à ses mômes. La
dernière fois que nous avons causé, tenez,
le jour de la grève, il est venu, là, une
petite demoiselle, la fille à M. Tardieu. Ah!
j'ai bien vu!... Ça ferait-il une jolie paire,
hein, patron?
LA BARRICADE 173
BRESCHARD
Vous touchez à une plaie vive, Gauche-
rond. Oui, j'y ai pensé, à ce mariage. Il a
failH se faire. Et puis, il a surg^i une diffi-
culté. Tardieu a emmené la petite en Italie.
Je vois mon pauvre Philippe se ronger.
Voilà une des causes de mon chagrin... Et
puis, il y a ma fille... Elle n'a pas mis les
pieds chez moi depuis cinq semaines, quand
elle me sait dans l'ennui de cette grève.
Comprenez-vous ça? Et pourquoi? Pour une
discussion où je l'ai remise à sa place.
Ah ! les enfants ! . . . Mais, qu'est-ce que je vais
vous raconter là? On souffre et on ne se
plaint pas. Adieu, Gaucherond , et encore
merci. Je rentre téléphoner à l'agence que
l'on vienne enlever les caisses à huit heures.
Gava?
GAUCHEROND
Oui, monsieur Breschard... Adieu... Mais
prenez bien garde en vous en allant. . . (Lui len-
174 LA BARRICADE
danl un journal.) Lisez. C'est un journal que
j'avais pour vous. Il y a un manifeste de nos
grévistes.
BRESCHARD, Usant.
Il faut que les camarades qui caneraient le
sachent bien. La tactique de la persuasion nest
pas admissible, après quarante-sept jours de
grève, et la machine à bosseler est la seule raison
à donner à ceux que nous trouverions dans les
ateliers. Nous avons notre police, nous aussi...
C'est abominable, abominable! Mais, soyez
tranquille, Gaucherond, je n'avais pas besoin
de cet avertissement.
Il sort.
LA BAllUIGADE , 175
SCENE IV
GAUCHEROND, LALANCE, ESCARTEFIGUE, LE-
BLANC, RONDEL, LE PETIT HENRI, puis MADAME
GAUCHEROND.
GAUCHEROND, à ses ouvrievs , qui ont repris
Vouvrage.
Eh bien, mes enfants, au bouleau, et
ferme... Ta planche est décloutée, Henri?
A une autre, mon gosse, et lestement...
Lalance et Carreau, votre caisse est prête?
Un peu plus de fibre, et clouez, clouez,
ça presse... Hé! là-bas, Rondel, pas de vio-
lence. Il faut mener ça comme une mariée...
C'est trop lourd? Prête-lui la main, Escar-
tefig^ue... Moi, je vais me mettre avec Le-
blanc. (Rentre Mme Gaucherond.) Tiens, mon
épouse qui se ramène? Qu'est-ce qu'il y a?
Accouche, vite,
176 LA BARRICADE
MADAME GAUCHEROND, l' entraînant sur le devant
et bas.
Voilà. J'étais en retard à quatre heures, parce
que j'avais la frousse d'avoir été suivie. J'avais
vu Langouët attablé à la porte du bistro qui
fait le coin de la rue Placide. Tu sais, où on a
mangé des fois... J'ai pas voulu te le dire
parce que j'ai pensé : c'est un hasard. Mais,
tout à l'heure, j'ai passé devant le chand de
vin, histoire de savoir si l'autre était toujours
là. Le troquet Bertrand m'a pas plus tôt recon-
nue qu'il m'a couru après pour me dire : « Si
votre mari est à travailler près d'ici, prévenez-
le tout de suite qu'il se trotte. Lang^ouët est
allé à la permanence. Il a dit à un ami : « Ils
» sont pris, je vas chercher les autres. » Il les
ramènera sûrement. Il a sauté dans un taxi.
Aller et venir, il en a pour ving^t minutes. J'ai
fait causer l'ami et je vous répète : dites à
votre homme qu'il se trotte, pour éviter du
vilain! » Tu penses si j'ai cavale. Allons,
LA RARRICADE 177
viens, Gaucherond, viens vite, avant qu'ils
arrivent.
GAUCHEROND
Tu es folle, voyons?
MADAME GAUCHEROND
Mais puisque je te dis que Langouët. . .
GAUCHEROND
Et moi, je te dis de te taire. Tu vas pas me
chiffer mes hommes. Écoute et obéis... Au
trot, toi, chez Breschard, et vite. Il sera
rentré. Préviens-le qu'il rapplique ici, avec des
agents. Prends une auto, toi aussi. Il y a une
station au Montparnasse.
MADAME GAUCHEROND
Et s'y n'est pas rentré?... Non, viens, je te
dis.
GAUCHEROND
Y sera rentré... Trouve-le. Débrouille-toi...
Allons, décanille, si tu veux pas qu'on nous
pige ici. Au trot, que je te dis, au trot! (IL la
force à sortir. Elle lui obéit, en levant les bras au
13
178 LA BARRICADE
ciet. Il regarde ses hommes.) Pourvu qu'ils
n'aient rien deviné? Non... Et le petit, si l'on
se cogne? f Appelant .J Henri,
HENRI
M'sieur Gaucherond.
GAUCHEROND
Laisse là tes planches, crapaud. Faut que
tu fasses une course pour moi, tout de suite,
comme t'es là... Tu connais la rue Amelot?
C'est pas ici.
HENRI
Avec ma bicyclette, je bouffe ça en vingt-
cinq minutes. Ça dépend de l'encombre...
GAUCHEROND
Et l'atelier Duval, au 14, tu le connais?...
Tu vas y aller, et tu reviendras me dire si les
ouvriers travaillent.
HENRI
Y font grève, m'sieur Gaucherond. J'y ai
passé ce matin.
LA BARllICADE 179
GAUCHEROND
Vas-y voir tout de même, morveux, puisque
je t'en donne l'ordre.
HENRI
Té ! vous voulez que je fiche le camp, parce
qu'il va y avoir du tabac. J'ai entendu votre
dame, m'sieur Gaucherond.
GAUCHEROND
Fais ce que je te dis, et plus vite que ça.
HENRI
C'aurait été chic tout de même, quand
les g^révistes vont venir, de les recevoir à
deux.
GAUCHEROND
Gomment?
HENRI
Oui. Au moins, on aurait été deux.
GAUCHEROND
Alors, tu crois que les autres?...
HENRI
Les crâneurs? Vous verrez la défilade.
180 LA BARRICADE
GAUCHEROND
Eh bien, mon petit homme, tu me donnes
une idée. Je vais faire quelque chose de toi.
HENRI
Vous me g^ardez, m'sieur Gaucherond?
Chouette.
GAUCHEROND
Non, mon gosse... Mais, c'est vrai, tu as ta
bicyclette... J'ai envoyé la maman Gauche-
rond avertir Breschard. Ils sont capables de
me la cueillir en route, ma vieille... Vas-y,
toi. Deux précautions valent mieux qu'une.
HENRI
On y va, m'sieur Gaucherond, et on sera
revenu à temps pour s'offrir le profil à tonton
quand on se bûchera,.. S'y veut encore me
barber après... mon œil! (Il fait le geste de se
raser et puis se met le doigt sur Cœil. Il sort en
courant et revient presque tout de suite.) M'sieur
Gaucherond, m'sieur Gaucherond, les gré-
vistes ! Y sont au bout de Tallée qui bouclent
LA BARRICADE 181
le concierg^e. N'ayez pas peur. Ils ne m'auront
pas. Je saute le mur. J'empoig^ne la bécane au
bistro du coin. (On entend des cris.) Et la peau,
pour eux.
// s'échappe. Les cris grandissent et une
bande apparaît qui envahit P atelier, Thu-
beuf et Langouët en tête.
SCENE V
GAUCHEROND, ESCARTEFIGUE, LALANCE, RONDEL.
CARREAU, LEBLANC, THUBEUF, LANGOUËT, cnÉ-
VISTES.
LANGOUËT
Cette fois, nous les tenons. Crois-tu que je
les avais à l'œil et qu'on a bien fait d'attendre?
Tout est emballé, nous avons le paquet, on va
fricasser le lot d'un coup.
THUBEUF, un cigare à la bouche.
Oui, c'est nous, père Gaucherond. Vous ne
182 LA BAr.UIGADE
me connaissez pas, mais moi, je vous connais.
L'ami Lang^ouët m'a parlé de vous. Vous
n'avez pas l'air enchanté de nous voir, vous et
les camarades? Vous avez tort. Nous ne sommes
pas méchants. Nous sommes de bons g^arçons
Seulement, ça vous vexe d'être pinces. Car,
pour être pinces, vous l'êtes. Cristi! Vous
nous avez donné du mal. Mais ça y est!
LES GRÉVISTES, cns divcrs .
A tabac, les jaunes! à tabac.
PREMIER GRÉVISTE
On va les passer à tabac! Re{jardez-les, ces
vilaines gueules de renards ! . . .
SECOND GRÉVISTE
En v'ià des frères!... Ah! les salig^auds! les
salig^auds ! . . .
TROISIÈME GRÉVISTE
Les lâches!... On va leur faire leur af-
faire !...
QUATRIÈME GRÉVISTE
Y n'y couperont pas, les chameaux!
LA BAP.RICADE 183
TOUS
A tabac ! A tabac ! . . . La chaussette à
clous ! . . . La chaussette à clous ! . . .
LANGOUET, se mettant devant les grévistes.
Non, camarades!. .. Que personne ne bouge,
ou il aura affaire à moi... Nous ne sommes
pas des apaches, nous sommes des conscients.
Qu'est-ce que nous faisons? La guerre aux
patrons. Quand nous aurons démoli ces six
malheureux, ça nous avancera beaucoup. Ce
sont des prolétaires comme nous.
PREMIER GRÉVISTE
Ce sont des traîtres.
LANGOUET
Parce qu'ils ne savent pas, qu'ils ne com-
prennent pas. Ils comprendront, s'ils nous
voient agir froidement , tranquillement ,
comme des conscients, je le répète. Il est
bien entendu qu'ils vont adhérer à la grève.
On va les faire signer en conséquence. Ils ne
pourront plus nuire alors. Quant aux meubles
184 LA BARRICADE
qu'ils ont exécutés pour Breschard, une fois
que les camarades auront vidé la place, il faut
qu'il n'en reste rien, rien, rien.
SECOND GRÉVISTE
C'est ça. On va les laisser aller pour qu'ils
filent prévenir la rousse.
LANGOUET
Ils ne préviendront rien du tout. Vous
n'avez qu'à les garder avec vous deux heures,
pas plus. Elles suffiront pour le chambard.
Sans leur faire de mal, par exemple.
TROISIÈME GRÉVISTE
Lang^ouët a raison.
QUATRIÈME GRÉVISTE
Je ne trouve pas, moi.
TOUS LES GRÉVISTES, cris Contradictoires .
Mais si! Mais non!... Mais non!... Mais
si!...
CINQUIÈME GRÉVISTE
Quand on rencontre un renard, faut lui
avoir la peau!...
LA BARRICADE 185
SIXIÈME GRÉVISTE
Ils bouffaient, les autres, pendant qu'on se
les calait avec des briques !
TOUS, ci'is contradictoires .
A tabac ! A tabac ! . . . Mais non ! , . . Mais si !.. .
THDBEUF, allumant un cigare.
Mais si, camarades, Lang^ouët a raison.
Je vous parle au nom du syndicat, moi. Il
a été décidé qu'on ne ferait rien aux jaunes
qui se rendraient. Et ils se rendent, les
camarades. (A Gaucherond.J N'est-ce pas, le
vieux?
GAUCHEROND
Vieux? Ça, c'est vrai. Quant à se rendre,
moi et les camarades, ça, c'est une autre paire
de manches. (Il a pris sa casquette qu il jette par
terre.) Voilà!
PREMIER GRÉVISTE
Il nous embête, le vioque, à la fin.
SECOND GRÉVISTE
On va lui casser le tournant de la hure!
186 LA BARRICADE
PLUSIEURS GRÉVISTES
Tu vols, Laiig^ouët, tu vois? Tu vols?
LANGOUET
Qu'est-ce que je vois? Qu'y en a un qui re-
nâcle, et après?
THUBEUF, à Gaucherond.
Vous ne les avez donc pas reg^ardés, père
Gaucherond, vos camarades?... (A Escarte-
figue.) On a tellement envie de se faire abîmer
cette jolie g^ueule-là?
ESGARTEFIGUE, riant.
Dame! on n'a que celle-là!... Dites donc,
Gaucherond, y sont vingt. Et nous?
GAUCHEROND
Tu as peur. Dis-le.
ESGARTEFIGUE
Peur? Non Je n'ai pas peur. Mais il n'y a
pas de presse pour écoper d'un sale coup... Et
puis, après tout, c'est des copains... On a tra-
vaillé ensemble.
LA BAHRICADE 187
LES GRÉVISTES
Bravo ! bravo ! c'est un frère !
Escarlefigue passe parmi eux.
THUBEUF
A qui le tour?
Les ouvriers de Gaucherond se mènent en
groupe et discutent en gesticulant.
CARREAU
C'est de la folie.
RONDEL
Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse?
LALANCE
On est bien forcé d'y aller ! . . .
LEBLANC
Et mes cinq enfants, moi?...
CARREAU
Et moi mes deux?. . . Mais il faut que ce soit
tous ensemble.
TOUS
Oui, tous ensemble!
188 LA BARRICADE
CARREAU, à Gaucherond.
Tu vois, Gaucherond, nous avons fait tout
ce que nous avons pu... mais nous pensons
comme Escartefigue.
LALANGE, LEBLANC, RONDEL, ensemble.
Oui, nous pensons comme Escartefigue.
LES GRÉVISTES
Bravo ! bravo ! /
Dernière hésilalion des ouvriers. Ils passent aux
grévistes. Pendant ce temps, Gaucherond a reculé
jusquà In porte. Il a la main droite dans la poche
de son pantalon et la gauche sur le bouton.
THUBEUF
Eh bien, Gaucherond, vous êtes seul, main-
tenant. Vous n'allez pas faire la bête. Voyons,
vous n'avez pas la prétention de nous mettre
dehors. Nous étions ving^t. Avec vos hommes,
ça fait vingt-cinq. C'est beaucoup, pour un
vieux birbe. Allons, soyez sage, papa. C'est
de votre âge.
Silence de Gaucherond.
LA BARRICADE 189
LANGOUET
Gaucherond, à toi, nous ne demandons rien,
que de t'en aller. . . f Aux grévistes .J^' eit-ce pas,
camarades? Vous voyez, c'est un vieux. C'est
lui qui m'a mis l'outil à la main. Vous ferez ça
pour moi, vous le laisserez aller sans sig^ner.
LES GRÉVISTES
Oui, oui, oui... Barre-toi, le vieux.. . Barre-
toi!...
THUBEUF, maTchaiit vers Gaucherond pendant que
Langouët contient les grévistes.
Sont-ils gentils, père Gaucherond?... Sont-
ils gentils?.,. Eh bien, c'est fini, les rouspé-
tances?... Je sais. Je sais. Y a ta consig^ne. Tu
peux te la coller dans le placard... Allons!
houp! Dehors, et pas de raffut (Il va pour
prendre Gaucherond par les épaulesj, ou je
cog^ne, blag^ue sous l'aisselle!
GAUCHEROND, Sortant de sa poche un revolver et le
braquant.
A bas les pattes, toi, le mec aux beaux ci-
190 LA BARRICADE
gares... Ça mord, ça?... Oui... oui... oui...
Il est chargé. La preuve. Tiens. (Il tire une
balle dans le plancher. Thubeuf et les grévistes
reculent instinctivement.) Ces meubles-là (il
montre les caisses derrière luij, c'est mes
meubles, à moi. C'est mon travail. Vous en-
tendez, mon travail. Vous vous en fichez,
vous, tas de fricoteurs. Mais moi, je veux
qu'on le respecte, mon travail, comme j'ai
toujours respecté celui des autres. Ces meubles-
là, mes bras ont sué dessus. Moi vivant, on
n'y touchera pas. Il y a encore quatre balles
dans ce rigolo. Les quatre premiers qui
touchent à ça les ont dans la peau ! (Il tire
sur lui vivement le battant de la porte. On V en-
tend mettre le verrou, tourner la clef et crier :)
Venez-y maintenant.
LA BARIUCADE 191
SCENE VI
LES MÊMES, moins GAUCHEROND, enfermé.
THUBEUF, après un temps.
Il en a un culot, le bougre ! Dis donc, Lan-
g^ouët, on va quand même enfoncer la porte.
Tout ça, c'est du battage. Il n'osera pas.
LANGOUET
Ah ! Mais si !.. . Il le ferait comme il l'a dit. . .
Si c'était un bourgeois, oui, ce serait du bat-
tage. Lui, c'est un ouvrier. Il est du mauvais
côté, mais il est d'attaque... (Comme à lui-
même.) k\v\ Malheur!
THUBEUF
Nous n'allons pas nous laisser fabriquer
comme ça. Nous aurions l'air de vraies poires.
PREMIER GRÉVISTE
Assez flanché ! Allons-y ! Allons-y ! . . . Y
nous mangera pas tous. . .
192 LA BARRICADE
SECOND GREVISTE
vSi y en a un ou deux qui écopent, tant pis!
TROISIÈME GRÉVISTE
Y a trop longtemps qu'il nous fend l'arche,
ce sarrasin. . . On aura tout de même sa peau,
à la fin , la crapule ! . . .
LANGOUET, les arrêtant, comme ils s'élancent.
Pas si vite, camarades, pas si vite.
THUBEUF, toujours fumant son cigai'e.
Y a peut-être un moyen de finir la chose à la
douce. Vous savez le mot d'ordre du syndicat :
« Pas de sang! Surtout pas de sang ouvrier! »
De quoi s'agit-il? De déloger ce vieux renard.
Qu'est-ce qu'on fait, quand un renard s'est
terré? (Lançant une bouffée de tabac. J On l'en-
fume, hein?... (Regardant autour de lui.) Que
cette porte flambe seulement, tout est en bois
ici et là dedans. . . (Il tape sur la cloison. J C'est
même du chouette travail.
LES GRÉVISTES
C'est ça !.. . Le feu ! . . . Le feu ! ... Le feu ! . . .
LA r.AllRICADE 193
THUBEUF
Ah ! ils ne sont pas bétes ! Les meubles à
Brescbard et ce couvent à g^riller, ça fera coup
double.
PREMIER GRÉVISTE, ils so?it toits à faire un
tas de copeaux .
Tiens. Des copeaux... Des copeaux.
SECOND GRÉVISTE
Encore des copeaux. . . et de la fibre. . .
TROISIÈME GRÉVISTE, cassant une chaise.
Breschard ne mettra toujours pas son sale
derrière sur celle-là.
QUATRIÈME GRÉVISTE, cassant une autre chaise.
Et sur celle-là donc?
THUBEDF, les encourageant.
Rien à craindre pour le voisinag^e. Il n'y en
a pas!
CINQUIÈME GRÉVISTE, s' emparant d'un tas
d'outils.
Et ces presses-là ! Ça brûlera comme une
allumette.
13
194 LA BARRICADE
SIXIÈME GRÉVISTE
Et ces bancs?
SEPTIÈME GRÉVISTE
Et ces propres à rien ! Et tout ça !
ESCARTËFIGUE, LALANCE, CARREAU, LEBLANC, RONDEL,
à la fois.
Hél là-bas!. . . Mais c'est à moi, ça!. . .C'est
mes outils ! . . . C'est mes clous ! . . .
LANGOUET, s' interposant.
Pas d'outils dans le feu! Cette propriété-là,
c'est sacré. Il y a bien assez de matériaux ici.
Et puis, les camarades sont des nôtres à pré-
sent. Qu'ils reprennent leur fourbi. (Les ou-
vriers de Gaucherond reprennent les objets gui
sont à eux. Désordre. Les grévistes continuent à
tout casser de ce qui leur tombe sous la main. Ils
amassent un tas de m.atériaux inflammables contre
la porte et le mur. Langouët, à un groupe de gré-
vistes :) Non, non. Laissez un passag^e. Il faut
qu'il puisse sortir et se tirer.
LA BARIUCADE J95
THUBEDF, regardant le monceau de débris dressé.
Eh bien ! Mais ça marche ! ça marche ! . . .
Chic, mes enfants! Ça va faire un joli feu de
joie. (A Gaucherond et à travers la porte.) Tu
sais, vieux moule à claques, tu n'auras pas
froid tout à l'heure. fAux grévistes.) Cama-
rades! Camarades! fils se rangent autour de
lui.) Vous avez fait là de bonne besogne. Je
vais tout de suite porter la nouvelle au syndicat.
Il sort.
SCENE VII
LES GRÉVISTES, LAjNGOUET, GAUCHEROND '
derrière la porte.
Quand Thuheuf est sorti, grand silence. Les
grévistes se regardent.
PRE5UER GRÉVISTE
Quand il y a un sale bouleau à faire, il trouve
toujours moyen de vous plaquer, ce frère-là.
196 LA BARRICADE
SECOND GRÉVISTE
S'il y a de la casse, il aime mieux que ce
soit les autres qui la payent.
TROISIÈME GRÉVISTE
La prison le verra pas souvent, ce corps-là.
QUATRIÈME GRÉVISTE, montrant le tas de débris.
Qui est-ce qui va allumer ça, maintenant?
CINQUIÈME GRÉVISTE
C'est pas si tentant. Ça peut vous mener
loin, cette affaire.
SIXIÈME GRÉVISTE
Deux ou trois ans de trique, ou la Nou-
velle .
SEPTIÈME GRÉVISTE
Pendant ce temps-là, c'est pas Thubeuf qui
nourrira les gosses.
HUITIÈME GRÉVISTE
Ce qu'on se boucle déjà le ceinturon avec
leurs quinze sous!
LA BARRICADE 197
PREMIER GRÉVISTE, retournant ses poches vides.
Hé ! Oui! Les toiles se touchent!
SECOND GRÉVISTE
11 ne pouvait donc pas l'allumer, puisqu'il a
eu l'idée!
TR0ISIÈ3IE GRÉVISTE
Lui, c'est un fouinard, et nous. . .
PREmER GRÉVISTE
Nous? Ah! les bonnes gourdes !
LANGOUET, inCervenant.
Vous avez tort, camarades. En allant rendre
compte au syndicat, Thubeuf fait son devoir.
Moi, je vais faire le mien. Car j'ai eu l'idée
comme lui. Il n'y a pas besoin de se mettre à
trente-six quand un seul suffit. Nous sommes
en guerre, et à la guerre, on ne gaspille pas les
hommes. Je vous comprends. Vous qui avez
femme et enfants, vous ne pouvez pas. Moi,
qui n'ai que ma peau, c'est moi qui ficherai le
feu ici, moi seul. Donnez-moi le bidon d'es-
sence.
198 LA BARRICADE
PREMIER GRÉVISTE
Pourtant, mon vieux, si tu as besoin de
nous...
PLUSIEURS GRÉVISTES
Oui, si tu as besoin de nous. . .
LANGOUET
Non. Merci. Je n'ai besoin de personne. Ce
dontj'ai besoin, et, pas moi, la Cause, c'est que
vous ne flanchiez pas, maintenant, dans la
g^rève. Tu te plains, toi, que les toiles se tou-
chent, toi, que tes gosses ont faim? Je vais faire
ça pour vous, moi, de ficher le feu et de risquer
le bag^ne. Faites ça pour moi, de vous serrer le
ventre encore . Pas longtemps . Après ce coup-là ,
je vous garantis que les patrons prendront peur
etqu'ils mettront les pouces.. . Allez-vous-en et
rentrez chacun chez vous pour avoir un alibi
et vous garder à carreau s'il y a du gauche.
Tumulte. Brouhaha. Débat. Langouët finit
par pousser les grévistes dehors. Ils sor-
tent en chantant /'Internationale.
LA BARRICADE 199
LES GRÉVISTES, dehors.
...C'est la lutte finale.
Groupons-nous. Et demain
L'Internationale
Sera le genre humain!
SCENE VIII
LANGOUET, GAUCHEROND, derrière la porte.
Langouët, resté seul, écoule les grévistes s^en
aller. On entend une rumeur de voix décroissante.
Quand elle s'est tue, il va vers le tas de débris
et le dresse encore mieux contre le mur. Il avise
ur.e bouteille de térébenthine et un bol dans
lequel il verse le liquide. Avec un pinceau, il
enduit la porte et les boiseries les plus proches.
Puis il va à la Sorbonne et attise la flamme avec
des copeaux en soufflant dessus. Il cherche un
bois de placage qui puisse lui servir de tison, le
met dans le feu et attend qu'il flambe. Il le prend
et va pour allumer l'incendie. Il s^ arrête, regarde
200 LA BARRICADE
la porte fermée , les fenêtres à barreaux. Il a un
instant de lutte intérieure. Enfin ^ il va remettre
le tison dans le foyer, et, revenant à la porte, il
appelle .
LANGOUET
Gaucherond, Gaucherond! ... Il ne répond
pas. Il ne s'est pas sauvé par les fenêtres.
Elles ont des barreaux fil va regarder) et
pas de porte derrière ! . . . Gaucherond ! Gau-
cherond !
Il s'efforce d'ébranler la porte.
GAUCHEROND, derrière la porte.
Hardi, mes enfants! Faites les zouaves.
Vous voulez tâter de mon rigolo. Vous serez
servis.
LANGOUET
Je suis seul, Gaucherond, tout seul.
GAUCHEROND, derrière la porte.
Parle, mon garçon, tu perds ta salive. Si tu
crois que Gaucherond va couper dans ce pont
et quitter ses meubles. . .
LA BARRICADE 201
LANGOUET
Je suis seul, que je te dis. Et je vais fiche le
feu à la baraque. Tu n'as donc rien entendu
tout à l'heure?
GAUCHEROND
J'avais mieux à faire que d'écouter vos
blag^ues. Enfonce la porte et tu verras mon
petit fort Chabrol.
LANGOUET
Tu as mis des caisses contre l'entrée !
Malheureux, ôte-les, ôte-les. C'est ton ap-
prenti qui te parle. C'est ton gosse. Rap-
pelle-toi, mon vieux Gaucherond. Sauve-toi,
puisque je te dis que je fiche le feu à la
baraque.
GAUCHEROND
Yas-y, mon garçon. Tu seras un incendiaire
et un assassin. En attendant, moi, je ne quitte
pas mes meubles.
LANGOUET, hors de lui.
Et moi, je te dis que tu vas les quitter. Si tu
202 LA BARRICADE
as un peu chaud, ne t'en prends qu'à toi. Je
t'ai averti.
// retourne à la Sorbonne et allume un autre
tison. Au moment où il le relire du foyer,
laporte s'ouvre. Louise paiait, en cheveux,
comme quelqu'un qui vient de courir dans
l'affolement.
SCÈNE IX
LANGOUET, LOUISE, GAUCHEROND, derrière la porte.
LOUISE, dans un cri.
Langouët !
LANGOUET, il lâche son tison de saisissement.
Qu'est-ce que vous faites ici, vous?
LOUISE
Et vous, Langouët? Qu'est-ce que vous allez
faire ?
LANGOUET
Ce que je vais faire? Je vais fiche le feu à
LA BARRICADE 203
tout ça... fAvec un rire de férocité.) Ah! Vous
venez au rapport, comme tous les jours. On
vous en fait faire un joli métier!... Eh bien!
Gourez dire au patron que ses meubles flam-
bent, qu'il est ruiné, le patron. Vous pourrez
avertir la police en route. Elle arrivera trop
tard.
// va pour repreridre le tison. Pendant ce mou-
vement, Louise se jette entre lui et le tas de débris
afin de lui barrer le passage,
LOUISE
Non, Langouët, vous n'allez pas faire ça !.. .
Vous ne le ferez pas ! Il ne faut pas que vous
le fassiez!
LANGOUET, menaçant, le tison à la main.
Vous croyez que vous allez m'en empêcher,
vous?
LOUISE, elle s'élance et lui arrache des mains le
tison quelle jette par terre en poussant un cri
de douleur. Elle s'est brûlée.
Ah!
204 LA BARRICADE
LANGOUET, qui VU pour ramasser le tison sur lequel
elle met son pied.
Prenez garde î . . . Vous vous êtes brûlée? Vous
vous êtes blessée?...
LOUISE, souriant avec des larmes et se frottant
les mains.
Qu'est-ce que cela me fait d'avoir mal, si
seulement vous comprenez?... J'ai rencontré
la mère Gaucherond. Elle m'a dit : «Lang^ouët
et les grévistes marchent sur l'atelier... » Je
ne sais pas ce qui s'est passé en moi... Je n'ai
eu qu'une idée : qu'est-ce qu'il va faire?... Je
vous ai vu vous battant, tuant quelqu'un, peut-
être... Et après, les agents, l'arrestation, la
prison, le reste... Alors, c'a été plus fort que
moi. J'ai couru... Je ne veux pas qu'on vous
arrête, que vous alliez en prison. . . Je ne veux
pas que vous ayez commis un crime. Je ne le
veux pas.
LA^GOUET
Vous appelez ça un crime? Moi, je l'appelle
LA BARRICADE 205
un devoir... Et puis, quand ce serait un
crime, quand on m'enverrait en prison, aux
assises, au bagne, qu'est-ce que ça peut bien
vous faire, à vous?
LOUISE
Mais, si ça ne me faisait rien, est-ce que je
serais venue ici pour être insultée, mépri-
sée?... Je le savais que vous m'insulteriez, que
vous me mépriseriez. Mais pourquoi? pour-
quoi?
LANGOUET
Parce que vous êtes la maîtresse de Bres-
chard.
LOUISE, sombre.
Eh bien, oui, je suis sa maîtresse, oui!
LANGOUET
Vous voyez bien que votre place n'est pas
ici. Retournez donc chez votre amant!
LOUISE, se jetant sur lui.
Non, ma place est ici, près de vous, pour vous
empêcher de vous perdre, pour vous sauver.
206 LA BARRICADE
LANGODET, la repoussant.
Laissez-moi.
LOUISE
Non, je ne vous laisserai pas faire ça, parce
que... Ah! tant pis, cela m'étouffe depuis trop
longtemps, parce que je vous aime.
LANGOUET
Vous m'aimez?... Moi?... Vous?... [Il la
regarde, et, sauvagement, la prend dans ses bras.)
Ah ! Louise ! . . . (Leurs bouches vont pour s'unir,
et, plus sauvagement encore, se détachant d'elle :)
Non, non ! . . . Je vois l'autre !
Il se laisse tomber sur un petit banc de fer qui
est resté, la tête dans ses mains.
LOUISE
Je le savais bien que ce serait comme ça
quand j'aurais parlé! Je ne peux pas effacer
ce qui a été. Je ne pourrai jamais ! Je l'ai com-
pris tout de suite quand j'ai commencé à vous
aimer. C'a été le premier jour que je vous ai vu.
Je venais d'arriver à Tatelier. Vous êtes entré
LA BARRICADE 207
et VOUS m'avez causé. Vous m'auriez dit de
partir avec vous, là, je vous aurais suivi tout
de suite. J'ai compris que, jusqu'à ce moment,
j'avais cru aimer et que je n'avais pas aimé. . .
Qu'est-ce que vous voulez? On a vingt ans. On
est jeune. . . Ah! si on savait! On ne sait pas. On
se laisse prendre. . . Tout de même, c'est vrai,
j'aurais dû vous attendre... (IL a relevé la têie
et, iVun geste involontaire, il lui a pris la main.
Elle se rapproche et passionnément :J Ah ! Que je
t'ai aimé, dès ce premier jour!
LANGOUET, sans quitter sa main et regardant
devant lui comme halluciné.
Mais comment voulais-tu que je devine?...
Moi aussi, dès que je t'ai vue, je t'ai aimée...
Je me rappelle. Tu étais à ton métier, qui tra-
vaillais, avec tes beaux cheveux que tu relevais
quelquefois, de la main, comme tu fais. Tu étais
si jolie ! Tu avais un air si doux, si vrai ! . . . Je
suis rentré, ce jour-là, je me souviens, en me
disant : « Comme ce serait g^entil si elle était
208 LA BARRICADE
ma femme! On reviendrait ensemble, le soir,
après le travail. Elle serait là, qui coudrait dans
la chambre pendant que je lirais. Je la regar-
derais! Gomme on serait heureux! .. . " Je t'ai
revue, et, chaque fois, je t'ai aimée plus. Et,
plus je t'aimais, moins j'osais te parler... Et
puis, un jour, j'ai su ce qu'il y avait... Ah!
Ce que j'ai souffert, moi aussi! Ce que je l'ai
haï, cet homme, moi qui, avant, n'avais
jamais connu la haine ! Mon socialisme, c'était
le rêve du bonheur pour tous. C'est ça qui
m'a appris la colère, la vengeance. Ce que
je t'ai détestée, toi aussi!... Toi, c'était le
plus dur, parce que je t'aimais en même
temps, (Sanglotant) ei, plus j'étais mauvais avec
toi, plus je t'aimais. Ah! quand je pense à ce
qui aurait pu être, je suis trop malheureux!
LOUISE, se jetant à genoux et l'étreignant.
Puisque je t'aime et que tu m'aimes, ne le
sois plus, malheureux. Nous avons été tous
deux bien misérables. Je ne regrette rien, à
LA BARRICADE 209
cause de cette minute, rien. Tout est payé,
tout est effacé, puisque tu m'aimes, puisque
tu me l'as dit, puisque tu m'as laissé te dire
que je t'aime! Ah! Je t'aime! Je t'aime!
Répète-le-moi aussi, toi, que tu m'aimes. Dis-
moi : je t'aime.
LANGOUET
Oh! oui ! Je t'aime.
LOUISE, la tête contre la poi'lrùie de Laiigouèl.
Ah ! c'est comme si j'avais fait une longue
maladie et que je me sente tout à coup gué-
rie. Ne pleure pas, mon aimé ! Reg^arde-moi,
souris-moi. Je passerai toute ma vie à te faire
oublier ce que tu as souffert à cause de moi.
Et tu l'oublieras. Il n'y aura plus de passé. Il n'y
en a déjà plus pour moi. Ce rêve que tu avais
fait, tu le vivras, nous le vivrons. J'habiterai
avec toi, je ne te quitterai plus, j'ai toutes tes
idées, vois-tu, toutes. Je te jure que ta foi est
la mienne, que je suis avec ceux de ma classe.
Tu viendras dans ma chambre. Tu verras. Les
14
210 LA BARRICADE
livres que je lis depuis deux ans, ce sont les
mêmes que toi. Je voulais tant penser comme
toi, tant te comprendre. Je t'admirais tant. Je
sentais si bien que tu luttais pour le peuple, et
j'en suis du peuple, etj'aimeàen être, puisque
je t'aime. . . (Voulant l'entraîner.) Viens, viens !
LANGOUET, passant ses mains sur son front
et comme se réveillant.
Non, c'est impossible, il est trop tard.
Ils se relèvent tous les deux .
LOUISE
A cause de ce quia été? Tu ne me pardonnes
as
LANGOUET
A cause de ce qui va être. (Sombre.) Ça
devrait être déjà fini.
LOUISE
Comment? Tu veux...
LANGOUET
Faire ce que j'ai promis aux camarades.
Oui.
LA BARRICADE 211
LOUISE
Mais je ne veux pas, moi ! Mais tu es à moi !
Tout à l'heure, quand je te suppliais, c'était
pour toi. (Le repretiant dans ses hras avec pas-
sion.) C'est pour moi, maintenant. Viens, je
t'emmène.
LANGOUET, SB débattant contre son étreinte.
Pour qu'ils disent de moi que je suis un
lâche?
LOUISE
Ils sont bien partis, eux! Pourquoi ferais-tu,
toi, ce qu'ils n'ont pas voulu faire?
LANGOUET
Parce que c'est nécessaire pour la Cause,
parce que je leur ai dit que je le ferais.
LOUISE, affolée.
Mais nous ne les verrons plus... Nous nous
en irons... Nous passerons en Angleterre, en
Amérique... Nous serons tout l'un pour
l'autre... Pense donc, si tu étais condamné
pour la vie, à cause de cela?. . . Alors, je te per-
212 LA BARRICADE
drais après t'avoir trouvé enfin?... Non, tu es
mon homme. Je suis ta femme. Je veux te
g^arder. Tu n'as pas le droit de faire ça. Tu ne
le feras pas. Tu ne le feras pas...
SCENE X
LES MÊMES, BRESCHARD, LE COMMISSAIRE DE
POLICE, HENRI, age.nts, GAUCHEROND, derrière la porte
BRESCHARD, débouchant par la porte gui donne sur
le jardin.
Par ici, monsieur le commissaire. Nous y
sommes, fil entre le premier et voit Louise tenant
dans ses bras Langouèt. Les deux jeunes gens se
séparent. Breschard est saisi. Puis, la voix alté-
rée.jMonûeur le commissaire, j'étais allé vous
chercher pour empêcher un attentat à la liberté
du travail dont j'avais été averti. Je vois que
ces malheureux ont réfléchi et qu'ils ne sont pas
LA BARRICADE 213
venus. Vous m'excuserez de vous avoir dérangé
pour rien.
LK COMMISSAIKE
Mais si, monsieur Breschard. Ils sont venus.
Regardez-moi donc ce tas de bois. C'est des
débris de meubles cassés, et ça sent la téré-
benthine, à plein nez. Nous sommes peut-être
arrivés à temps pour empêcher ce gaillard-là
(Il montre LangouëtJ de mettre le feu, et tout
juste. Et puis, qu'est-ce qui se passe derrière
cette porte, (il y va.) Elle est fermée à clef,
monsieur Breschard... (Frappant contre la
porte.) Ouvrez, au nom de la loi!
GAUGHEROND, derrière la porte.
De quoi? De quoi? Le coup du commissaire
à présent. Vous devenez vraiment maboules,
tas de feignants !
BRESCHARD
Monsieur le commissaire, mais c'est un
ouvrier à moi, mon meilleur!... Qu'est-ce
qu'ils lui auront fait?... (Allant à la porte.)
214 LA BARRICADE
Gaucherond ! Gaucherond ! . . . Vous ne recon-
naissez pas ma voix?
GAUCHEROND
Vous, monsieur Breschard?... Ma femme
est donc arrivée à temps?... Ah! ça, par
exemple!... Attendez... Je sors... Mais c'est
pas fecile...
On entend un hruit de caisses bousculées , de
verrou tiré. Gaucherond parait, son revolver ù la
main.
LE COMMISSAIRE
Nous allons toujours interroger celui-ci,
monsieur Breschard. Il n'a pas pris ce joujou-
là pour rien.
BRESCHARD, après avoir jeté un regard
sur la pièce du fond.
Ce n'est pas la peine, monsieur le commis-
saire. On n'a pas touché aux meubles qui sont
là. Et ça (Il montre le tas de boisj, vraiment,
ça n'a pas d'importance. Je ne porterai pas
plainte. Ainsi, votre mission est terminée.
LA BARRICADE 215
LANGOUET, intervenant.
Je comprends. Vous voulez vous donner le
beau rôle, devant elle (Il mo?itre Louise) et
aussi me déshonorer devant les copains. Oui,
si je n'ai pas tenu ce que j'ai promis, et que je
reste libre, je suis déshonoré. Demandez-lui
donc, à celui-là, monsieur le commissaire
(Il montre Gaucherondj , si je n'ai rien fait.
Vous verrez alors si vous ne m'arrêterez pas.
GAUCHEROND, (fui a regardé Breschard.
Du moment que le patron ne porte pas
plainte, je n'ai rien à dire, moi.
LE COMMISSAIRE, à Langouët.
Calmez-vous, mon garçon. Ça sera pour
une autre fois. Du train dont vous y allez, nous
sommes gens de revue, mais, pour aujourd'hui,
non et non... Vous ne coucherez pas au bloc,
ce soir... Sortez.
LANGOUET, hovs de lui.
Alors, il faut que je fasse encore quelque
216 LA BARRICADE
chose pour que vous m'arrêtiez?... Eh bien!
Ça suffit-il, ça?
// rainasse une pièce de bois et s'élance sur
Breschard, en la brandissant. Le commissaire, les
agents, Gaucherond, se précipitent sur lui avant
quil ait pu frapper.
LE COMMISSAIRE ^
Ah! oui, ça suffit. (Aux agents.) Enlevez-le,
ouste!... Ah! Il en veut! Il en aura sa claque.
Fichez-lui les menottes !
LANGOUET
Non, non, c'est inutile. J'ai ce que je vou-
lais. (A Louise qui a jeté un cri.) N'aie pas peur,
je ne bougerai plus.
On V emmène.
SCENE XI
BRESCHARD, GAUCHEROND, HENRI, LOUISE
BRESCHARD, à Gaucherond.
Gourez vite rassurer votre femme, Gau-
LA BARRICADE 217
clierond. Elle est là, dans la rue, qui vous
attend.
GAUCHEROND
C'est égal, ils n'ont toujours pas touché à
mes meubles, les canailles.
HENRI, le tirant par sa manche.
Et moi, m'sieur Gaucherond, ils ne m'ont
toujours pas eu, les gniaffes.
Us sortent.
SCENE XII
BRESCHARD, LOUISE
Louise est restée immobile pendant la der-
nière partie de cette scène, appuyée au mur. Tout
d'un coup, elle marche vers la porte du jardin.
BRESCHARD
Louise, où vas-tu?
Elle se retourne et le regarde. Il veut lui prendre
la main.
218 LA BARRICADE
LODISE, le repoussant, avec une espèce d' horreur .
Savoir où il est, ce qu'ils en ont fait, l'at-
tendre ! . . . Oh ! ne me parlez pas ! Ne m'appro-
chez pas! Je l'aime, entendez- vous, je l'aime.
Rideau.
ACTE QUATRIÈME
APRÈS LA GRÈVE
IjC cabinet de travail de Bicschard. jVlêine décor qu'au
second acte.
SCENE PREMIERE
TAllDIEU, PHILIPPE
TARDIEU
Bonjour, Philippe. Ma fille n'est pas encore
là?
PHILIPPE
Non, monsieur Tardieu.
TARDIEU
Votre sœur et votre beau-frère ont dû la
prendre chez moi à une heure. Il en est deux.
Et j'ai rendez-vous à trois près du parc Mon-
ceau !. . .Je voudrais pourtantbien voir sur place
l'appartement que vous arrange Derivière.
Hein? mon g^arçon, Breschard vous gâte?
Toute une aile de l'hôtel pour vous y installer.
Vous en avez de la chance, Cécile et vous, de
222 LA BARRICADE
débuter ainsi dans la vie. Quand j'épousai
Mme Tardieu, moi, c'était l'appartement au
quatrième, le mobilier payé à tempérament,
l'unique bonne. C'était une brave femme,
allez, ma pauvre femme. Ce qu'il nous a fallu
trimer!
PHILIPPE
Je travaillerai aussi, monsieur Tardieu.
Vous savez la nouvelle? Je suis associé dans la
maison.
TARDIEU
Breschard me l'avait dit. Il fait bien. Le fils
qui continue le père, toute la famille est là.
(Un soupir.) Je n'en ai pas de fils, moi, pour
me continuer. Bah! Je suis jeune. J'attendrai
mes petits-fils, et gaiement... Je suis opti-
miste, vous le savez, et voyez ce qui se passe
ici : ça me donne-t-il assez raison? Qui nous
aurait dit, il y a trois mois, que les choses tour-
neraient de la sorte? J'emmenais Cécile en
Italie. Votre père voulait épouser cette petite
LA BARRICADE 223
Mairet. Il se brouillait avec les Derivière. Cette
grève éclatait. Vous étiez infecté, vous, d'idées
socialistes. Vous voilà patron. La grève est
finie. Cette créature vit avec son Langouët.
Votre père m'a demandé pour vous la main de
ma fille. Et nous dînions tous ensemble hier
chez votre sœur pour célébrer vos fiançailles.
Un fameux dîner! Il faudra qu'elle me donne
la recette de son a poulet à l'Étoile " et de son
« pudding aux dattes " . Tout est-il pour le
mieux dansle meilleur des mondes, oui ou non?
PHIUPPE
Oui et non. Mon père m'inquiète.
TARDIEU
Moi pas. Breschard est trop fier pour
accepter jamais un partage ignoble. C'est bien
fini.
PHIUPPE
En attendant, il souffre.
TARDIEU
Il vous a parlé?
224 LA BARRICADE
PHILIPPE
Pas un mot. En apparence il est tout entier
à cette ligfue des patrons qu'il a fondée et à la
réorganisation de son atelier. Mais je le con-
nais, et je le sens très malheureux.
TARDIEU
Une trahison comme celle-là, et pour qui!
C'est dur à tout âg^e. Ça lui passera. Il se rai-
sonnera. Dans l'avenir, il se défiera des bonnes
fortunes. Et tout sera pour le mieux.
PHILIPPE
Ce n'était pas une bonne fortune. C'était un
amour. Chut! Le voici.
SCENE II
LES MÊMES, BRESCHARD, DERIVIÈRE, ALINE, CÉCILE
BRESCHARD, un plan à la main.
Voyez, Tardieu. Parfait, ce plan d'apparte-
ment. Ce Derivière est étonnant pour tirer
LA BARRICADE 225
parti des plus petits espaces. Tenez : salon,
petit salon, chambre de madame, chambre de
monsieur, salle de bains pour madame, salle
de bains pour monsieur.
ALINE, riant.
Le miracle de la multiplication des bains.
CÉCILE
Oh! Aline.
DERIVIÊRE
Sans reproches, mon père, installer à la
moderne un vieil hôtel du dix-septième, non,
ça n'est pas commode.
ALINE
Sans reproches? Mais fais-lui-en, des re-
proches!... Ah! une bonne maison neuve,
avec ascenseur, chauffaxje central, téléphone,
monte-charges, électricité!... Si papa m'en
croyait, il y a beau temps...
BRESCHARD
. . . Que j'aurais mon mag^asin au Rond Point
des Champs-Elysées? Je m'y ferais horreur.
226 LA BARRICADE
J'aime les vieux murs. Ils ont vécu, ils ont
duré. Ils ont un passé, presque une àme. Ils
donnent l'idée que l'on peut fonder quelque
chose, survivre.
ALINE
Les autres donnent ridée qu'on peut recom-
mencer. Revivre, c'est encore mieux que de
survivre, pourtant.
BRESCHARD
Je suis sûr que Cécile me donne raison.
CÉCILE
Oli! moi, je n'ai qu'une opinion, c'est que
je serai très heureuse ici et que je suis très
gâtée.
DERiviÈRE, reprenant son plan .
Si nous montions pour choisir sur place
entre ce projet et un autre?... (Tirant son
crayon et dessinant .J J'entrevois une petite mo-
dification pour le service.
BRESCHARD
C'est cela, montez. J'ai quelques affaires à
LA r.ARlUCADE 227
régler. Vous me pardonnez, Cécile? Je g^arde
Philippe.
CÉCILE
Pour longtemps?
BRESCHARD
Non. Je vous le rends dans dix minutes.
Tous sortent, excepté Breschard et Philippe.
SCENE m
BRESCHARD, PHILIPPE
PHILIPPE
Que se passe-t-il, papa?
BRESCHARD
Il se passe que nos affaires vont très bien.
Lis cette lettre d'Angleterre. Ai-je eu raison
de risquer le paquet Webb? Nos trois salons
font sensation à Londres. Ils nous valent déjà
cette grosse commande. Les Anglais, c'est les
moutons dePanurge. Dans un an, nous aurons
228 LA BARRICADE
une succursale là-bas. Je vois une belle bou-
tique, très élégante, en plein Piccadilly, avec
une inscription sur une plaque en marbre
Campan, pas en vilaines lettres anglaises,
droites et cassantes, mais en belles lettres fran-
çaises, pour leur apprendre, grasses, ondulées,
fleuronnées, style Louis XVI. Et pas de
Breschard and Son, un joli Breschard el fils.
PHILIPPE, s' asseyant à sa table.
Je réponds que nous acceptons?
BRESCHARD
Et au même tarif que pour Webb. Ah! J'ai
une joie à penser que je vais être accablé de tra-
vail. Il me semble que je n'en aurai jamais assez
pour user mes forces... Mais, qui est-ce qui
vient? (Oïl ouvre la porte.) Tiens, c'est vous,
Tranchant.
LA BARRICADE 229
SCENE IV
BRESCHARD, PHILIPPE, TRANCHANT,
presque en haillons et l'air malheureux.
TRANCHANT
Oui, c'est moi, patron... la grève est finie...
Et je viens de la part de mes camarades...
BRESCHARD
Pour le règlement des heures en retard?
TRANCHANT
Oui, patron. Avec cette fichue histoire,
on est rudement désargenté. C'est la purée,
et nos bourgeoises nous font la tête. Et
puis, le boucher et le boulanger n'entrent
pas dans la combinaison. Ils ne veulent plus
rien savoir.
BRESCHARD
Pourquoi n'ètes-vous pas venus plus tôt?...
Vous auriez été réglés tout de suite. Vous vous
êtes mis en grève un jeudi... Lundi, mardi,
230 LA BARRICADE
mercredi, ça vous fait trois jours et demi à tou-
cher. Je vous attendais, moi.
TRANCHANT, embarrassé.
Je sais bien, patron. Mais, comme le contre-
maître, c'est Langouët. . .
BRESCHARD
Vous avez pensé que je ne voudrais pas le
recevoir? Vous avez eu tort. Ayez l'obligeance
de le prévenir qu'il vienne à cet effet dans ce
bureau. Si vous voyez Mlle Mairet, prévenez-la
aussi. Le compte des femmes est également en
souffrance.
TRANCHANT
Ils sont dehors, patron, au café du coin, qui
m'attendent avec les camarades. Je vais les
avertir.
BRESCHARD
Envoyez-les-moi immédiatement, alors, le
plus tôt sera le mieux. Dès que le contremaître
m'aura présenté son livre, comme c'est l'habi-
tude après les grèves, vous serez tous réglés.
LA BARRICADE 231
Faites donc vite. (Rappelant Ti-anchant.J Un
mot. Vous êtes replacé, Tranchant?
TRANCHANT
Pas encore, patron. Je me suis présenté chez
D uval... (^£/n remy^5.J J'aimerais bien rentrer ici,
patron.
BRESCHARD
Ça, c'est impossible. Je vous ai prévenus,
ainsi...
TRAJJ CHANT
Eh oui, patron. Si on avait pu, pour sur
qu'on se serait pas fourré exprès dans la
mouise. Tout seul, on pouvait pas. A bien fallu
marcher avec les camarades.
BRESCHARD
Au moins, que ça vous serve de leçon pour
une autre fois.
TRANCHANT
Une autre fois, ça sera le même coup. Puis-
que je vous dis qu'on peut pas, monsieur
Breschard. Et quand on peut pas, on peut pas.
232 LA BARRICADE
BRESCHARD
Enfin. Vous avez été un excellent ouvrier
chez moi, en dehors de cette inconcevable fai-
blesse. Quand on veut, on peut. J'ai bien pu,
moi. Mais ne revenons pas là-dessus. Si Duval
vient aux renseig^nements ici, j'en donnerai de
bons, et si vous avez un de vos enfants à placer,
je suis là. Adieu, envoyez-moi Langouët et
Mlle Mairet, et tout de suite, n'est-ce pas?
TRANCHANT, ému.
Tout de suite. Ah! Merci, patron. Vous êtes
un brave homme, vous... Mais qu'est-ce que
vous voulez? On pouvait pas. On pouvait pas.
SCENE V
BRESCHARD, PHILIPPE
BRESCHARD
Tu l'as entendu? On pouvait pas! On pou-
LA BARRICADE 233
vait pas! Des enfants, de véritables enfants!
Et c'est ça qui g^ouverne la France !
PHILIPPE
Tu as été bien bon, de le recevoir, papa. Car
enfin, il en était, de la rue du Cherche-Midi?
BRESCHARD
Mais c'est ça, l'enfant. . . Hier, le chambard,
les meubles cassés, le feu à la boite, la peau du
patron!... Et aujourd'hui... (Il hausse les
épaules en montrant la porte par où est sorti Tran-
chant.)
PHILIPPE ♦
Et demain?... Tu vois l'enfant en eux.
Moi je vois la brute qui sommeille et qui va
mordre. Ils m'en ont trop appris sur eux pen-
dant ces trois mois. H y a des instants, mon
père, où mon changement m'effraie moi-
même. Tu sais comme je les aimais. Par mo-
ments je me sens tout près de les haïr. Oh ! non,
je ne les ai plus, mes illusions. Oh! non! Je ne
le suis plus, socialiste et humanitaire.
234 LA BARRICADE
BRESCHARD
'' Reste humain, tu seras dans la vérité. Oui,
•l'ouvrier est un grand enfant, et, comme tous
les enfants, il doit être pris par la main, con-
duit, protégée, au besoin contre lui-même. Mais
un enfant n'est pas une brute et l'ouvrier non
plus, c'est un excitable. Il faut le tenir. C'est
notre fonction à nous, les dirig^eants. On nous
donnait ce nom autrefois. Il est très beau.
Reméritons-le, en étant les plus forts, c'est la
première condition. Les classes sociales sont
comme les nations. Elles n'ont pas le droit de
conserver ce qu'elles n'ont plus l'énerg^ie de dé-
fendre. Soyons donc forts, mais humains, je
iréoète le mot, dans la force. Tranchant veut
VA '
rentrer ici. Je ne le reprends pas. Ça, c'est la
force. Je le recommande. J'aide ses petits. Ça,
c'est l'humanité. Par exemple, il y a une exécu-
tion à faire, celle des meneurs, les vrais respon-
sables, les seuls. Tu connaisla décision que nous
avons prise à la ligue des patrons , dernièrement.
LA BAllUICADE 235
Chez nous, le meneur a été Langouët. Il s'ag^it
(le lui sig^nifier cet arrêt, et sans équivoque.
Rien qui sente la ruse, la précaution. Qu'il
plaide contre nous. Il le peut. Son syndicat
trouvera de l'argent. Et s'ils invoquent contre
nous le fameux article 1382, j'ai consulté, nous
ferons établir une jurisprudence.
PHILIPPE, hésilanl.
C'est pour cela que tu lui as fait dire de
venir ici?
BRESCHARD
Oui, et aussi pour la dignité de la maison.
Dans les fins de grève, c'est l'habitude, je l'ai
rappelé à Tranchant, que les chefs d'atelier,
même congédiés, apportent en personne leur
livre pour le règlement. Nous nous conforme-
rons à cette règle. Je veux que tout se passe
comme si je n'avais jamais eu avec Langouët
que des rapports d'employeur à employé...
f.4^??è5 un /em^5 .y) C'est égal, j'aimerais bien être
plus vieux d'uue heure.
236 LA BARRICADE
PHIUPPE
Pourvu que Louise et lui ne viennent pas
ensemble !
BRESCHARD
Ils viendront ensemble. Il l'exig^era... La
dernière g^outte du calice !
PHILIPPE, très ému.
Mon père, laissé-moi les recevoir à ta place.
Puisqu'il s'agit de la maison et que je suis ton
associé maintenant, c'est correct. En te deman-
dant cela, je ne cède pas seulement au désir de
t'épargner des émotions bien inutiles. Je pense
à notre devoir de patrons. Tu parlais d'arrêt,
tout à l'heure, et c'est bien le mot qui convient.
Oui, nous avons un arrêt à lui signifier. Pas-
sant par toi, la chose prendrait un air de ven-
geance. Passant par moi, elle prendra son véri-
table sens de condamnation froide et réfléchie.
N'aie pas peur que je faiblisse. Je me souvien-
drai que je te représente et aussi que je repré-
sente ma classe. Je t'ai mal expliqué tout à
LA BARRICADE 237
l'heure le travail qui s'est fait dans mon esprit
ces derniers temps. Il y a eu cette désillusion
dont je te parlais. Il y a eu aussi une recons-
truction. J'ai compris que la sauvagerie, ou si
tu veux la violence prolétarienne, n'est pas un
accident. Elle est inhérente au travail manuel.
Cette évidence m'a conduit à une autre. J'ai
compris que l'énergie ouvrière devait rencon-
trer devant elle, pour lui faire équilibre, une
autre énergie, celle des dirigeants, comme
tu dis. Pour la première fois, la légitimité de
la bourgeoisie m'est apparue. Oui, nous devons
être des dirigeants, matériellement par le
capital, moralement par le caractère. Tu vois
que je vois bien clairement ce que doit être
une autorité sociale. Permets-moi de remplir
ce rôle vis-à-vis de Langouët. J'en aurai la
force. Il me suffira de me souvenir que je
porte ton nom.
BRESCHARD, très ému aussi.
Eh bien, oui, tu les recevras à ma place,
238 LA PARRICADE
oui, c'est mieux. J'accepte ton sacrifice, mon
enfant, car c'en est un pour foi, je le sais. Je
l'accepte, fil C embrasse.) II y a des minutes
entre un père et un fils qui font que la vie
vaut vraiment la peine d'avoir été vécue. Tu
viens de me donner une de ces minutes, Phi-
lippe. Mais pas d'attendrissement, nous sommes
en affaires. (Regardant dans le tiroir.) Y aurait-
il ici la somme nécessaire à ce règ^lement? Non.
FRANÇOIS, ouvrant la porte
Monsieur, c'est l'ancien contremaître et
Mlle Mairet.
BRESCHARD, à SOnJi/s.
Ensemble. Tu vois. Descends avec moi chez
le caissier, mon ami. Tu rapporteras ici le
nécessaire. Il faut éviter les allées et venues de
ces gens dans la maison. fÀ François.) Faites
entrer M. Lang^ouët et Mlle Mairet, et qu'ils
attendent quelques minutes.
Breschard et Philippe sortent. François intro-
duit Louise et Langouè't,
LA RAHRICADE 239
FRANÇOIS
M. Breschard vous prie d'attendre un mo-
ment. Il revient de suite.
SCÈNE VI
LOUISE et LANGOUET
Us ont leurs livres de compte sous le bras.
LOUISE
Tranchant l'avait bien dit. Tu vois, il va
nous recevoir lui-même.
LANGODET
Il faut vraiment que ce soit toi pour que je
sois ici.
LOUISE
Mais c'est pour toi que j'ai voulu que tu
viennes. Il faut que tu travailles. Il peut t'en
empêcher. S'il te reçoit, c'est qu'il ne veut pas
t'en empêcher. . . Je l'ai toujours pensé, quand
j'ai vu qu'il ne portait pas plainte, il y a trois
240 LA BARRICADE
semaines, lorsqu'on l'a arrêté et relâché tout
de suite.
LANGOUET
J'aurais préféré qu'il portât plainte.
LOUISE
Pour que tous les ateliers de Paris te soient
fermés?... Mais tu es un ouvrier, reste un
ouvrier. , . Je suis bien tranquille. Tu m'as pro-
mis que, si tu trouvais du travail, tu en pren-
drais.
LANGODET
Et si je n'en trouve pas ? On m'a déjà refusé
chez Duval et chez Forestier.
LOUISE
Tu en trouveras ailleurs. C'est pour cela
qu'il fallait revenir ici, et puis, à cause des
camarades. Ils se plaignent déjà que tu ne les
aies pas fait régler.
LANGOUET •
Si j'avais été malade, on les aurait toujours
LA BARRICADE 241
bien payés sans que je sois là. Non. C'est pour
m'humilier qu'il me fait venir.
LOUISE
Ne te mets pas de ces idées en tête. Crois-tu
qu'il ne m'en faut pas, à moi aussi, du courage
pour être ici? J'y suis à cause de toi, parce
que je t'aime. Je veux que tu travailles. Je ne
veux pas que tu acceptes ce que t'offre Thu-
beuf. Ça t'est si mauvais de vivre comme tu
vis depuis trois mois. Si tu avais travaillé,
avant-hier, tu aurais passé ta journée à l'ate-
lier, pas au café. Tu serais rentré autrement,
à l'heure du dîner.
LANGOUET
Ne me rappelle pas ça, j'ai trop honte.
LOUISE
N'aie pas honte. Ce n'est pas ta faute. Toi,
un verre d'eau-de-vie et tu ne te connais
plus. Mais tu te reprends si vite! Tu as été
si gentil, si tendre, en me demandant pardon
de ce que tu m'avais dit! Si j'en parle, ce
242 LA BARRICADE
n'est pas pour rien te reprocher. C'est pour
que tu comprennes que tu dois travailler, afin
d'éviter les occasions. Tu vas te tenir, n'est-ce
pas?
LANGOUET
Je te le promets.
Entre l'hilippe, ayant à la main un sac qui
contient de l'argent et une grande enve-
loppe gui contient des billets de banque.
SCENE VII
LOUISE, LANGOUET, PHILIPPE
LOUISE, avec un tressaillement de joie.
Monsieur Philippe ! . . .
LANGOUET
Bonjour, Philippe, comment vas-tu?
PHILIPPE, très froid.
Bonjour. (Un silence.J Nous vous avons fait
demander, mon père et moi, vous (Il soidigne
LA BARRICADE 243
le mot), monsieur Lang-ouët, et vous, made-
moiselle, pour arrêter les comptes des deux
ateliers que vous dirigiez chez nous avant la
grève. La (jrève est finie. Le travail a repris
dans notre maison. Nous désirons que cet
arriéré soit liquidé, au plus tôt. f S' asseyant
on hureau, à Latigouët.J Vous avez apporté
votre livre, monsieur?
LANGOUET, tendant son livre
Le voici, monsieur. Mes comptes sont prêts.
Nous sommes trente-neuf hommes, avec leur
journée complète du lundi au mercredi, plus
le jeudi jusqu'à quatre heures. Ça fait treize
cent vin{jt-six heures. Il y a, en outre, les
heures de Christian, qui a une journée en
moins. Ça fait en tout treize cent cinquante-
six heures. Il me faut donc, pour ma paye,
quatorze cent trente-huit francs. Veuillez
vérifier.
PHILIPPE, prerianl le livre et vérifiant.
C'est exact. (Il prend les billets de ban(]iie
244 LA BARRICADE
dans l'enveloppe, les compte et y ajoute de la
monnaie nu il cherche dans le tiroir de son père.)
Voici la somme. Je vous prie de la compter (^//
lui tend une plumej et de m'en donner reçu sur
le livre, comme d'habitude.
LANGOUET, il compte la somme et signe.
C'est exact. Voilà. '
PHILIPPE, à Louise Mairet.
Et vous, mademoiselle, votre livre?
LOUISE
Nous sommes neuf jouvrières qui avons tra-
vaillé du lundi au vendredi. Ça fait quatre
cent vingt heures, à soixante-quinze centimes.
C'est trois cent quinze francs qu'il me faut
pour ma paye.
PHILIPPE, vérifiant le livre, puis comptant V argent.
C'est exact. Voici la somme. Veuillez
compter.
LOUISE
Ce n'est pas la peine, monsieur Philippe.
LA BARRICADE 245
PHIUPPE
Pardon. Procédons rég^ulièrement. (Il
compte.) Je vous prie de slg^ner. (Louise signe.
Pliilippe reprend le livre. Louise et Langouët vont
pour sortir.) Non, non, restez une minute en-
core. Vous, au moins, monsieur Langouët.
J'ai une communication à vous faire.
LANGODET
Reste, ma femme. Je tiens à ce que tu ne
me quittes pas dans cette maison.
PHILIPPE
Mademoiselle peut rester. Je suis chargé
de vous prévenir que nous avons, nous, les
patrons ébénistes de Paris, constitué une
ligue.
LANGOUET
Encore une !
PHILIPPE
Celle-là durera. Vous nous en avez trop fait.'
Nous avons décidé à l'unanimité de dresser
une liste.. ^
246 LA BAT. lUCADE
LANGOUET
Connu. La liste noire.
LOUISE
Mon ami, n'interromps pas M. Philippe.
PHILIPPE
La preuve qu'il ne s'agit pas d'une liste
noire, c'est que je vous avertis officiellement.
Cette liste, c'est celle des ouvriers qui se^ sont
conduits dans la dernière grève de telle ma-
nière que leur présence dans un atelier est un
danger pour le travail. Nous nous sommes en-
gagés, les uns vis-à-vis des autres, à ne pas les
employer. La maison Breschard a donné votre
nom, monsieur.
LOUISE
Voilà pourquoi tu n'as été pris ni chez Du-
val, ni chez Forestier. Mon Dieu! Qu'allons-
nous devenir?...
LANGOUET, durement.
Tais-toi. fA Philippe. J Vous voyez une diffé-
rence, vous, monsieur, entre les deux procédés?
LA BARRICADE 247
PHIUPPE
Oui. La loyauté. Vous êtes prévenus. C'est
le pendant de votre mise à l'index. Si vous
estimez que nous outrepassons notre droit,
les tribunaux sont là.
LANGOUET
Vos tribunaux? Ah! oui! des bourgeois qui
jugent des ouvriers. Merci. C'est bien joué.
En ce moment nous sommes par terre. Vous
vous vengez. Dites-le donc franchement, au
moins.
PHIUPPE
Nous ne nous vengeons pas. Nous faisons
justice.
LANGOUET
Justice? En empêchant de pauvres bougres
de gagner leur vie.
PHIUPPE
En les empêchant d'empêcher les autres de
gagner la leur.
248 LA BARRICADE
LANGOUET
Mes compliments. Vous avez vite appris la
langue capitaliste.
PHILIPPE
J'ai surtout appris à vous connaître.
LANGOUET
Et à connaître vos intérêts.
PHIUPPE '
Ce ne sont pas mes intérêts que je défends
LANGOUET
Et lesquels donc?
PHILIPPE
Ceux de la civilisation tout simplement,
contre la barbarie. Car vous êtes la barbarie. Je
l'ai vu... Mes intérêts? Mais je donnerais toute
ma fortune, toute, pour que vous soyez vrai-
ment, vous et les vôtres, ce que j'ai cru que vous
étiez, et non pas ce que je sais que vous êtes.
LANGOUET
Ce que je suis, moi? Un homme fidèle à ses
idées et qui reste du même côté de la barri-
LA BARRICADE 249
cade. Vous ne pouvez pas en dire autant. Vous
vous démasquez. J'aime mieux ça. Le bour-
geois socialiste, c'est le pire des bourgeois,
c'est l'ennemi dans la place, la force ouvrière
énervée, émasculée. Oui, j'aime mieux ça.
C'est la bataille. Coup pour coup. Nous verrons
qui aura le dernier. fA Louise.J Viens, Louise.
LOUISE, se jetant entre eux.
Non. Vous ne vous direz pas adieu comme
ça... C'est trop dur.. . Rappelle-toi, Langouët,
tout à l'heure, en entrant, tu me parlais encore
de lui? Tu me disais combien tu l'as aimé?
LANGOUET
Tu ne l'as donc pas écouté?
LOUISE
Si. Je l'ai écouté. Je ne vous demande pas
de redevenir ce que vous étiez, mais, tout de
même, cette amitié avec lui, Langouët, a été
le meilleur de ta jeunesse, et vous, monsieur
Philippe, vous aussi, vous l'avez aimé. Vous
ne vous reverrez peut-être plus de votre vie.
2Ô0 LA BARRICADE
Il y a l'abîme entre vous. Il y a vos idées. Mais
les idées, ce n'est pas tout... Il y a autre
chose... Il y a ce qui bat là, (Elle se frappe le
cœur.) ce qu'il faut un peu écouter, parce que,
sans ça, où irait-on? Ah! où irait-on?...
Voyons, Langouët, un bon mouvement. Tends
la main à M. Philippe, pour lui dire adieu.
(Elle lui prend la main. Langouët résiste, puis
se laisse faire.) Et vous, monsieur Philippe,
prenez-la, sa main.
PHILIPPE, après une minute de lutte intérieure
Il l'a levée sur mon père. Jamais !
LANGODET
c'est lui qui a raison, Louise. Je ne l'esti-
merais pas s'il faisait autrement.
Langouët et Louise sortent. Philippe, resté
seul, se met à pleurer.
LA BARRICADE 251
SCENE VIII
PHILIPPE, BRESCHAED
BRESCHARD
Eh bien, mon ami, comment ça s'est-il
passé? Il a été insolent?
PHIUPPE
Non. Très dig^ne. Je m'y attendais. Je ne
m'attendais pas que sa présence me remuerait
à cette profondeur. C'est une impression tra-
gique de retrouver tout d'un coup devant soi,
la haine au cœur, la menace à la bouche,
quelqu'un qui vous représente dix années
de commune jeunesse et d'enthousiasme par-
tagée.
BRESCHARD
U te faut réag^ir, et bien vite. Va rejoindre
là-haut ta fiancée, mon grand, et te nettoyer
252 LA BARRICADE
près d'elle de ces amertumes. J'ai besoin,
Philippe, que tu sois heureux. Je n'ai plus
que ça au monde : ton bonheur. Garde-le-
moi bien. Allons, va. Je me charg^e de ré-
pondre à cette lettre de Londres et aux autres.
SCENE IX
BRESCHARD seul, puis FRANÇOIS et LOUISE
Breschard reste seul se met à écrire. Entre
François.
FRANÇOIS
Mlle Mairet revient, et elle demande à parler
à monsieur-
BRESCHARD, contiîiuant d'écrire.
M. Philippe est sorti. Dites que je reg^rette...
FRANÇOIS
Elle a bien précisé qu'elle veut parler à
monsieur lui-même.
LA BARRICADE 253
BRESGHARD, afjvès lin Silence.
Faites entrer... (Louise entre. François son.)
Vous avez insisté pour que je vous reçoive,
mademoiselle. Vous avez donc une réclamation
à soumettre au chef de la maison? Une erreur
dans votre compte, sans doute?...
LOUISE, presque défaillante.
Non . . . Non. . . il n'y a pas d'erreur dans mon
compte, et je n'ai rien à réclamer.
BRESGHARD, lui montrant la porte.
Alors...
LOUISE
Monsieur Breschard , je sais que je ne devrais
pas être ici... Mais...
BRESGHARD
Il n'y a pas de « mais " . Je vous ai reçue
parce que je croyais que vous veniez au titre
de mon ancienne employée. Du moment où
vous ne vous adressez pas à moi, comme pa-
tron, vous n'avez, vous, rien à me dire, et
je n'ai, moi, rien à écouter. Je vous prie de
254 LA BAUTIICADE
VOUS retirer. (Louise reste immobile et muette.)
Je viens de vous faire une prière. Puisque vous
m'oblig^ez à vous donner un ordre, allez-vous-en.
LOUISE, se laissant tomber à genoux .
Faites-moi jeter à la porte, alors. Je ne
m'en irai pas. Il faut que vous m'écoutiez,
monsieur Breschard. Il le faut. Il y va jiour
moi de trop de choses. C'est trop pénible, trop
affreux Vous ne me chasserez pas ainsi, vous
que j'ai toujours connu si bon, si humain!
BRESCHARD
Relevez-vous. (Il se lève lui-même.) ^on. Je
ne vous ferai pas jeter à la porte. C'est moi qui
vais sortir. Vous vous en irez quand vous vou-
drez. Il est inutile que mes domestiques soient
initiés à tout ceci . Votre seule présence chez moi
constitue un assez g^rand scandale. Je ne l'augf-
menterai pas. Vous avez compté là-dessus,
sans doute, dans un but que je ne démêle
pas. Quel qu'il soit, vous employez un procédé
qui est un chantajje.
LA BARRICADE 255
LOUISE
Un chantage? Moi? Ah! Ah! monsieur
Breschard ! Ah! vous me prêtez des senti-
ments pareils? (Elle se relève et va pour s'en
aller.)
BRESCHARD, se rasseyant.
Mais enfin qu'avez-vous donc à me dire?
Vous devez pourtant comprendre que l'empire
d'un homme sur lui-même a des limites? Ne
les dépassez pas.
'LOmSY., joignant les mains.
Vous voulez bienm'écouter, monsieur Bres-
chard! Merci!... C'est bien au patron que je
viens m'adresser, mais aussi un peu à l'homme.
Il s'ag[it de cette décision que vous avez prise
dans votre ligue et que M. Philippe nous a
communiquée tout à l'heure, . . . sur les ouvriers
signalés,... ceux qu'on exclut de tous les ate-
liers...
BRESCHARD
Cette décision a été prise à l'unanimité.
256 LA BARRICADE
Après les abominations de la dernière grève,
elle est juste et irrévocable.
LOUISE
Je ne viens pas vous demander de la faire
modifier. Je viens vous demander, à vous per-
sonnellement, monsieur Breschard, d'effacer
un certain nom que vous avez vous-mèmje ins-
crit sur cette liste.
BRESCHARD
Celui de Langouët?
LOUISE
Oui, parce que cela, vous le pouvez, vous,
sans que votre ligue revienne sur sa décision.
Cette décision peut être juste, pour d'autres,
je ne sais pas, moi. ..
BRESCHARD, saixastique.
Et pour lui, elle ne l'est pas?
LOUISE
Dans le passé, je ne dis pas. Dans l'avenir,
non. Qu'est-ce que vous voulez par cette me-
sure? Qu'il n'y ait plus de meneurs dans les
LA BARRICADE 257
ateliers? Mais, si je m'engag^e, moi, atout faire
pour que Lang^ouët ne recommence plus nulle
part ce qu'il a fait ici?... Vous savez bien à
cause de quoi ! ... Si je vous jure qu'il ne s'occu-
pera plus que de son travail? J'y arriverai. Il
n'y a pas besoin qu'il change ses convictions
pour cela. Ce n'est pas pour ses idées que vous
le frappez, c'est pour ses actes. Mais s'il ne les
commet plus, s'il n'organise plus jamais de
grève, plus de sabotage? J'obtiendrai cela de
lui.
BRESCHARD
Vous? Vous n'avez pas seulement osé lui
dire que vous veniez chez moi. Vous vous
êtes sauvée, pendant qu'il est au café, à
régler ses camarades. Est-ce vrai, oui ou
non?
LOUISE
Qu'est-ce que ça prouve? Qu'il a sa fierté,
cet homme, et que je la ménage. Mais je
saurai le persuader!... Pensez donc : si les
17
258 LA BARRICADE
ateliers lui sont fermés, monsieur Breschard,
il ne pourra plus travailler de son métier. Il
faudra bien qu'il g^agne sa vie. Il cédera à la
tentation. Il acceptera d'être un des délégués
du syndicat. Ils le lui ont déjà offert. Ils lui
feront des rentes pour qu'il aille parler dans
les réunions, comme Thubeuf. Et lui, ça ne lui
suffira pas de parler. Il a^jira. Un jour, il sera
pris dans une affaire comme celle de la rue du
Cherche-Midi. Si je n'étais pas arrivée à temps,
il serait en prison, maintenant, condamné
comme incendiaire. Il m'en a voulu de l'avoir
empêché. Je l'ai empêché tout de même. Je
l'empêcherai toujours , pourvu qu'il puisse
travailler. Vous vous êtes battus l'un contre
l'autre, c'est vous qui êtes le vainqueur, soyez
généreux. L'atelier ouvert pour lui, c'est le
salut. L'atelier fermé, c'est la perte. Vous ne
voulez pourtant pas sa perte?
BRESCHARD
Il voulait bien la mienne, lui, ma maison
LA BARRICADE 259
ruinée, il me l'a dit en face, mon fils avec.
Après ce que cet enfant a été pour lui ! . . . Oui,
je suis vainqueur et je ne suis pas généreux. Et
d'abord, je n'ai pas le droit de l'être. C'est une
question d'honneur professionnel, et j'ajoute
de salubrité publique. C'est comme s'il y avait
une peste en ce moment dans le monde ou-
vrier. Nous nous sommes engag^és, nous, les
patrons, à désinfecter les ateliers, une fois
pour toutes. Et vous voulez que j'aille leur
dire qu'un Langouët n'est pas un foyer vivant
de révolte et d'anarchie?
LOUISE
Mais puisque je vous jure...
BRESCHARD
Que vous me répondez de lui?... Allons
donc!... De vous deux, celui qui mène l'autre,
c'est lui. Le maître, c'est lui. Vous parlez de
la rue du Cherche-Midi?... Je la revois cette
scène hideuse, ces meubles saccagés, ce tas de
bois prêt à flamber, cet homme... Et c'est le
260 LA BARRICADE
moment que vous avez choisi pour suivre ce
criminel! Car c'en est un. Ce n'est pas vous,
c'est le hasard qui l'a empêché de commettre
son forfait. Vous avez peur qu'il n'en com-
mette d'autres? Ils sont en lui. Qu'ils sortent.
Je le verrai aux assises, au ba^jne, et ce jour-
là je serai vengée.
LOUISE ''
Oh ! comme vous le haïssez !
BRESCHARD
Autant que je vous ai aimée.
LOUISE
Mais puisque vous m'avez aimée, et vous
m'avez aimée, je le crois, je le sais, ayez pitié
de moi, si vous n'avez pas pitié de lui. Par pitié
pour moi, ne le jetez pas à cette vie, ni à une
autre!... Vous le savez, ce que fait un ouvrier
qui ne travaille pas. . . Il boit. . . Et alors, quand
il rentre... Vous me forcez à vous dire des
choses... Mais comprenez-les sans que je vous
les dise ! Ah ! monsieur Breschard ! Pitié ! Pitié !
LA BARRICADE 261
BRESCHARD
Et VOUS? Avez-vous eu pitié de moi?
LOUISE
Je ne sais pas de quel nom appeler le sen-
timent que j'ai eu pour vous, chaque fois que
je vous ai vu souffrir. Mais vous n'avez jamais
eu une peine, devant moi, quand nous nous
aimions, sans qu'une place ait saigné pour
vous dans mon cœur. Je vous assure que j'ai
mérité que vous ayez pitié de moi. J'ai tant
lutté, et si longtemps, et de si bonne foi, à
cause de vous, contre la passion que j'avais
pour lui ! Vous devriez vous rappeler, pourtant,
le jour où l'on a déclaré cette grève, et ce que
j'ai fait pour vous, parce que je vous ai senti
malheureux?
BRESCHARD, se levant.
Oui, je me rappelle, et c'est le pire de
tout!... fil marche sur elle qui recule de ter-
reur.) Mais quelle perversion te pousse à me
dire des mots dont chacun me force à revivre
262 LA BARRICADE
mes heures d'agonie?... C'est comme si, avec
tes doig^ts, tu rouvrais toute la plaie!... Oui,
dans ce temps-là, je ne peux pas en douter, tu
me le dis toi-même, tu en aimais un autre. Et
tu te donnais à moi, sans m'aimer!... Sans
m'aimer!... Quand ça a-t-il commencé, cette
horrible chose? J'en suis à me demander :
Y a-t-il eu un jour, une heure où elle ait
été à moi, pour elle, parce qu'elle m'ai-
mait?... Et tu veux que j'aie pitié de toi?
Mais je te hais, toi aussi, je te hais!...
Tout à l'heure, à ce bureau, j'avais retrouvé
le sens de mes responsabilités, celui de mon
âge, de ma situation. Tu es entrée. Je t'ai
vue. Je t'ai sentie vivre. Et voilà ce que tu
as fait de moi, ce que je m'étais promis
de ne plus être jamais, un maniaque, un
fou, un jaloux, et de qui? Grand Dieu! De
qui?... Ah! il y a pire que la douleur,
il y a le dégoût dans la douleur. . . fil se
prend la tête dans les mains, et pousse un
LA BARRICADE 263
riigissevienL de souffrance.) Ah! (Puis, rede-
venu maître de lui.) J'en suis là. Je me croyais
plus fort. (A Louise, sans la regarder.) Vous
voyez bien que j'avais raison de vous dire de
vous en aller tout à l'heure. Allez-vous-en!
Tous deux relèvent la tête. Un bruit arrive
de r antichambre . On entend des meubles
bousculés et la voix de Langouët qui se
dispute avec François.
SCENE X
BRESCHARD, LANGOUËT, FRANÇOIS, LOUISE
LANGOUËT, dans Vantichambre
Je vous dis que j'entrerai. Ma femme est
ici. J'entrerai.
FRANÇOIS
Et moi je vous dis que vous n'entrerez pas.
LANGOUËT
Sale larbin! C'est ce que nous allons voir.
264 LA BARRICADE
LOUISE, à part.
Mon Dieu! il a bu!
BRESCHARD, allant à la porte et i ouvrant.
François, laissez entrer... Vous avez à me
parler, monsieur Langfouet?
LANGOUET, paraissant ; il est à demi ivre.
Pas tant de chichi ! Je viens chercher ma
femme. (A Louise.) Qu'est-ce que tu fais ici,
toi?
BRESCHARD
Est-ce que vous êtes ivre, monsieur, pour
g^arder votre chapeau sur la tête, chez moi,
qui suis parfaitement poli avec vous, et pour
parler sur ce ton à une femme?
Langouët regarde Breschard. Il hésite un mo-
ment. Puis, dégrisé par la honte, il aie son cha-
peau.
LOUISE
C'est lui qui a raison. Je n'aurais pas dû
venir ici sans sa permission. fA Langouët. J Va,
je te suis, mon ami.
LA BARRICADE 265
Ils sortent. Breschard marche jusqu'à la
fenêtre, il les regarde s'en aller dans la rue,
et se tait longtemps, puis douloureusement.
BRESCHARD
Pauvre Louise !
SCENE XI
BRESCHARD, GAUCHEROND
Gaticherond est entré sans que Breschard le
voie. Il respecte le silence de son patron. Puis,
avec une gaieté' jouée.
GAUGHEROND
C'est mol, patron. J'apporte le dessin de ce
(i bonheur-du-jour » pour Madame Philippe.
C'est pas mal, hein?
BRESGHARD, sans presque regarder le dessin.
Charmant. Montez donc là-haut, Gauche-
rond. Vous vous rendrez mieux compte des
dimensions.
266 LA BARRICADE
GADCHEROND
Je voudrais vous dire encore quelque chose,
patron. — Tant pis, ça me pèse. Voilà : il ne
faut pas en vouloir à la petite Mairet si elle est
venue ici tout à l'heure. C'est moi qui vous l'ai
envoyée, elle ne voulait pas. Ça ne va pas déjà
si bien avec Langouët.
BRESCHARD
Vous le connaissez mieux que moi ! Vous
l'avez vu rue du Cherche-Midi.
GAUCHEROND
Je l'ai vu aussi autrefois, quand il travaillait
chez moi comme mon apprenti, presque un
grosse. Il y a deux hommes, patron, dans ce
corps-là. Il y a le bon, c'est l'ouvrier. Il y a le
mauvais, le très mauvais, c'est l'anarchiste.
Ils se bûchent en lui, à c't' heure, ces deux
hommes. La Louise m'a dit que vous lui bou-
clez tous les ateliers. Ah! c'est bien votre
droit, patron, c'est bien votre droit... Tout de
même, vous vous rappelez ce que vous m'avez
LA BARRICADE 267
dit là-bas, le jour du grand chambard, que je
vous demande tout ce que je voudrais?... Eh
bien, voilà. Si je vous demandais de passer au
bleu tout ça?... Hein? La grève, la chasse aux
renards et le reste?... Et puis, pensez un peu
à cette petite. C'est la fille d'une payse à moi.
Je ne vous l'ai jamais dit, patron. Il y a des
fois où j'aurais mieux aimé vous avoir pas
amené chez elle... Savez-vous ce qui serait
cljic, là, ce qui serait bien de vous, patron?
Ce serait de la plaindre, de l'épauler un peu.
Qu'est-ce qu'elle deviendra, si l'autre boit?
Et pour lui, pas de milieu : si c'est pas le
bouleau, c'est le bistro. Jugez, s'il se met
à taper sur la verte!... Enfin, s'il reste ou-
vrier, monsieur Breschard, il peut encore
marcher droit. Avec cette petite, si brave, si
comme il faut, ça peut encore faire un bon
petit ménage, se marier, être propre. Patron,
croyez-moi, n'empêchez pas cet homme de
travailler.
268 LA BARRICADE
BRESGHARD
Mon pauvre Gaucherond, c'est trop tard.
GAUCHEROND
Parce que vous avez mis son nom sur la
fameuse liste? Je viens pas vous demander de
l'effacer.
BRESGHARD /
Alors, quoi?
GAUCHEROND, changeant de ton.
Voilà, patron. J'aime bien à sortir une idée
à moi, quand il y a du g^auche. Elles ne sont
pas toujours mauvaises, mes idées ! ... Ce matin,
j'ai rapporté le secrétaire de Saunier au comte
de Bonneville.
BRESGHARD
Il a été content?
GAUCHEROND
Si content qu'il m'a envoyé un boniment pas
ordinaire. « M. Breschard n'a pas le temps de
travailler pour moi, » qu'il m'a dit... «Vous
n'avez pas envie, vous, de vous établir? » —
LA BARRICADE 269
« Mais je suis très bien chez nous, que je lui ai
répondu. » Chez nous, c'est chez vous, mon-
sieur Breschard. .. J'ai vu alors un homme
très embêté, qui a insisté : « Alors, vous ne
connaîtriez pas un camarade qui travaillerait
pour moi à l'année?. . . »
BRESCHARD
Et vous lui avez indiqué Langouët?
GAUCHEROND
Oui, patron. Mais c'est pas un seul homme
qu'il lui faut, c'est une équipe. Il a beau être
de la haute, il brocante, monsieur Breschard,
et ce qu'il voudrait, c'est faire le commerce
du meuble, dans les grandes larg^eurs, sans en
avoir l'air. Alors, je lui ai dit : « Monsieur le
comte, il n'y a pas que Langouët. Après cette
grève, il y a bien une dizaine de bonnes lames
sans travail, parce que c'est aussi des fortes
têtes. Avancez-leur donc de la braise pour une
coopérative. Ils seront chez eux, sans patron.
Oh! alors, il n'y aura plus de grévistes, ni de
270 LA BARRICADE
saboteurs. Ce sera un rêve!... Avec une ving-
taine de mille balles, vous en verrez la fin. .. »
BRESCHARD
vingt mille francs?... Il ne les a jamais
vus.
GAUCHEBOND
G'estbien ce que j'ai deviné, patron, et il ne
me Ta pas trop caché, lui non plus, le comte.
Il m'a dit : « Vous devez avoir pas mal de
clients comme moi, Gaucherond. Vous n'en
connaîtriez pas un qui marcherait dans la com-
binaison? Moi, je ne voudrais pas y mettre
plus de cinq à six mille francs... » Là, par
exemple, patron, vous allez dire que je me
mêle de ce qui me reg^arde pas... Monsieur
Breschard, si vous y entriez, vous, dans la
combinaison, hein?... Rapport à la petite?
BRESCHARD, le regardant longuement.
J'ai compris, Gaucherond, et merci ! C'est en
moi, cette fois, qu'il y avait du gauche, comme
vous dites. Vous m'avez remis d'équerre.
LA BARRICADE 271
GAUCHEROND
Alors?. ..
BRESCHARD
J'accepte...
GAUCHEROND, émil.
Ah ! Monsieur Breschard ! Monsieur Bres-
chard ! . . . J'étais bien sûr. . . Si sûr que j'ai dit
au comte de venir vous trouver à trois heures...
(Regardant la pendule.) Il les est. Et tenez. (On
ouvre la porte.) Quand je vous dis que la
lan^jue lui en pèle!
SCENE XII
Les mêmes, BONNEVILLE
BRESCHARD, allant au-devant de Bonneville.
Bonjour, monsieur le comte. Gaucherond
vient de me dire cette idée qu'il vous a sug-
gérée, celle d'une coopérative avec Langouët à
la tête. Mais c'est excellent, excellent! Il faut
faire cette affaire aujourd'hui même, mon-
272 LA BARRICADE
sieur le comte, et tout de suite . fS'assejant à son
bweau. JYoic'i l'adresse de Lang^ouët : 3, rue
Beautreillis. C'est à côté, allez-y de ce pas. Ce
soir, il serait trop tard. Je sais de bonne
source qu'on lui fait des propositions pour
être un des délég^ués de son syndicat. Il
hésite encore. Je crois savoir aussi qu'il est
chez lui en ce moment... Par conséquent...
BONNEVILLE
Laissez-moi souffler, Breschard. Vous
allez... Vous allez... Moi, j'étais venu vous
consulter, étudier l'affaire...
GAUCHEROND
Il n'y a pas d'affaire à étudier, monsieur
le comte. Il y a un capital à trouver. N'est-ce
pas, monsieur Breschard?
BRESCHARD
Évidemment. Gaucherond vous a donné
des chiffres exacts. C'est vingt mille francs à
leur avancer. Ce sera du bon cinq pour cent.
Je connais le marché du meuble. Je connais
LA BARRICADE 273
leur travail. C'est un placement sûr, tellement
sûr que si vous me promettez le secret tous
deux, mais absolu (Il insiste), et à l'égard de
tout le monde...
BONNEVILLE
Vous avez ma parole.
GAUCHEROND
C'est juré, patron.
BRESCHARD
J'entre dans l'affaire. Et la preuve que c'est
très sérieux... fil a pris dans un tiroir un carnet
de chèques.) Gaucherond m'a dit que vous
mettriez cinq mille francs? (Geste d'assentiment
de Bonneville .J . . . Je fais les quinze mille autres,
et voici le chèque... Mais courez rue Beau-
treillis, monsieur le comte, (Il s'est levé pour
forcer Bonneville îi partirj et revenez me dire ce
que vous aurez conclu.
BONNEVILLE, s'e7i allant, et mettant le chèque
dans son portefeuille .
C'est égal, mon cher Breschard, vous ne
18
274 LA BARRICADE
m'empêcherez pas de vous dire que vous êtes
un fier original.
BRESCHARD, le reconduisant.
Moi, ce que je suis simple! N'est-ce pas,
Gaucherond? (Geste de celui-ci.) Surtout, fil
s'adresse de nouveau à BonnevilleJ queLian^ouët
croie qu'il est très désagréable à tous les
patrons, et à moi en particulier, en acceptant
votre offre... Et quand la coopérative sera
fondée, si vous entrez par hasard dans l'atelier
et si vous l'entendez qui dit : « Cette canaille
de Breschard ! . . . » laissez-le dire. Ça me
fera plaisir.
Rideau.
PARIS
TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET C'^
8, HUE GAUANCIÈRE
■^^.-^
l/j'.
PQ
, ^ 2199
\\ ^ 1910
Bourget, Paul Charles Joseph ^ï2«
La b8u:Ticade
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PLEASE DO NOT REMOVE
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