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Full text of "La barricade; chronique de 1910"

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LA  BARRICADE 


DU  MEME  AUTEUR,  DANS  LA  MEME  SERIE 

(Ouvrages  déjà  parus  ou  en  cours  de  réimpression) 

CRITIQUE   ET   VOYAGES 

Essais  de  psychologie  contemporaine,  2  vol.  —  Études  et 
Portraits,  3  vol.  —  Outre-Mer,  2  vol  —  Sensations  d'Italie, 

I  vol. 

ROMANS 
Cruelle  Énigme,  suivi  de  Profils  perdus,  i  vol.  —  Un  Crime 
d'amour,  i  vol.  —  André  Cornélis,  i  vol.  —  Mensonges, 
I  vol.  —  Physiologie  de  l'amour  moderne,  i  vol.  —  Le  Dis- 
ciple, I  vol.  —  Un  Cœur  de  femme,  i  vol.  —  Terre  pro- 
mise, I  vol.  —  Cosmopolis,  I  vol.  —  Une  Idylle  tragique, 
I  vol.  —  La  Duchesse  bleue,  i  vol.  —  Le  Fantôme,  i  vol.  — 
L'Étape,  I  vol.  —  Un  Divorce,  i  vol.  —  L'Émigré,  i  vol. 

NOUVELLES 
L'Irréparable,  suivi  de  :  Deuxième  amour,  Céline  Lacoste 
et  Jean  Maquenem,  i  vol.  —  Pastels  et  Eaux-Fortes,  i  vol. 
—  François  Vernantes,  i  vol. —  Un  Saint,  i  vol. —  Recom- 
mencements, I  vol.  —  Voyageuses,  i  vol.  —  Complications 
sentimentales,  i  vol.  —  Drames  de  famille,  i  vol.  —  Un 
Homme  d'affaires,  i  vol.  —  Monique,  i  vol.  —  L'Eau  pro- 
fonde, I  vol  —  Les  Deux  Sœurs,  i  vol. —  Les  Détours  du 
cœur,  I  vol.  —  La  Dame  qui  a  perdu  son  peintre,  i  vol. 

POÉSIES 

La  Vie  inquiète.  Petits  Poèmes,  Édel,  les  Aveux,  i  vol. 

THÉÂTRE 
Un    Divorce    (en    collaboration   avec  M.    André  Cury),   i   vol. 


ŒUVRES     COMPLÈTES 

Édition  in-8°  cavalier.    Prix  de  chaque  volume 8  francs. 

L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de 
reproduction  et  de  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays 
étrangers. 

PARIS.   TVP.   PLON-NOURRIT  ET  C'«,    RUE   GARANCIÉRE,    8.    —    144S5. 


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PAUL  BOURGET 

DE    l'aCAUÉUIB     fBA.NÇAISE 


LA 


BARRICADE 


CHRONIQUE  DE  1910 


Qiium  foi'tis  armatus  custodit 
atrium  suum,  in  [lace  sunt  ea 
quae  potsiJct 

S*  Luc,  XI.  21. 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 
PLON-NOURRIT   et   C'%   IMPIlIMEUllS-ÉDITEDRS 

8,    BUE    GARANCIÈRE     —     6* 


1910 

Tous  droits    réservés 


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Droits  de  reproduction  et  de  traduction 
téiervéi  pour  tout  pays. 

Copyright  1910  by  Plon-.Nourrit  et  C'». 


ALFRED   CAPUS 


/ 


La  Barricade  a  clé  représentée  pour  la  première 
foif  à  Paris,  an  théâtre  du  Vaudeville  et  sous  la 
direction  de  M.    Porel,  le  7  janvier  1910. 


PERSONNAGES 


Breschard,  grand  ébéniste  d'art 

Philippe  Breschard,   son  fils 

Lanqouét,  contreraaitre  .  À<Jw^.  v;^.  .  .... 

Gaucherond,  ouvrier  en  chambre 

Tardieu,  maroquinier-orfèvre.  '.' 

Le  Comte  de  Bonneville,   collectionneur. 
Dcrivière,  architecte,  gendre  de  Breschard . 

Thubeiif,  délégué  du  syndicat 

Burle 

Garrigue  .... 
Tranchant.  . 

Censier 

Christian .... 
balance  .... 
Carreau  .... 
Escartefigue. 
Leblanc  .... 

Bondel 

Henri,  apprenti 

Un  Commissaire  de  police 

François,  domestique  de  Breschard 
Grévistes.   Agents  de  police. 


L^ouise  Mairet,  ouvrière 

Cécile  Tardieu,  fille  de  Tardieu. .  . 
Aline  Derivière,  fille  de  Breschard 
M""  Gaucherond 


MM. 

LÉRiND, 

LAcnoix. 

L.   G.^CTHIER, 

JOFFRE. 

LrCUET. 

Laumahdie. 

C.  Bacd. 

Baron  iils. 

Faivre. 

Max.  Léby. 

Vertis. 

Keller. 

Crois. 

Lecomte. 

Levesque. 

Ferré. 

Frascr. 

Chapim. 

Gaudin. 

Chanot. 

Walter. 

Mme. 

Yvonne  de  Bray. 
M.  Carèze. 

N.    CORMON. 

E.  Andrée. 


PRÉFACE 


La  position  d'un  écrivain  qui  discute  avec 

la  critique  sur  «  son  »  roman  ou  sur  «  sa  >» 
pièce,  risque  toujours  d'être  ridicule.  C'est 
rejouer  la  scène  immortelle  du  Misanthrope  : 

Et  moy  je  vous  soutiens  que  mes  vers  sont  fort  bons... 

affirme  Oronte.  A  quoi  le  désagréable  mais 
trop  juste  Alceste  de  répondre  : 

Pour  les  trouver  ainsi  vous  avez  vos  raisons, 

Mais  vous  trouverez  bon  que  j'en  puisse  avoir  d'autres 

Qui  se  dispenseront  de  se  soumettre  aux  vôtres... 

Oronte  ne  le  trouve  pas  bon,  et  le  public  se 
moque  de  lui.  Pourquoi?  Un  humoriste  l'a 
expliqué  d'un  mot,  avec  un  irréfutable  bon 
sens.  «  Vous  me  demandez  de  vous  dire  que 


II  LA    BARRICADE 

VOUS  avez  de  l'esprit.  C'est  me  donner  le  droit 
de  vous  dire  que  non  et  que  vous  n'êtes  qu'une 
bête.  »   Je  me  souviens  que  Taine  exprimait 
la  même  idée  dans  des  termes  moins  brutaux. 
«Nul  œil  ne  peut  se  voir  soi-même,  "  répétait- 
il.  Absolument  convaincu  de  cette  vérité,  la 
logique  voudrait  que,  publiant  aujourd'hui  en 
volume  la  Barricade,  je  ne  misse  à  cette  pièce 
aucune  préface.  Ainsi  ferais-je  si  ce  drame, 
lors  de  sa  représentation  sur  le  théâtre  du  Vau- 
deville, cet  hiver,  avait  été  jugé  par  la  cri- 
tique du  seul  point  de  vue  littéraire.  Je  crois, 
en  effet,  que  l'auteur  est  le  plus  incompétent 
des  lecteurs  et  des  spectateurs  de  son  propre 
ouvrage.  Oui,  si  l'on  m'avait  dit  simplement  : 
a  Vos  personnages  ne  sont  pas  vivants,  votre 
dialogue  est  lourd,  votre   action   maladroite, 
votre  style  médiocre  et  votre  pièce  ennuyeuse,  » 
je  n'aurais  jamais  protesté  —  du  moins  tout 
'  haut.  Mais  la  Barricade  n'est  pas  uniquement 
\une  pièce  de  théâtre,  elle  est  aussi  une  étude 


PRÉFACE  III 

sociale  qui  se  rattache  aux  précédents  travaux( 
de  l'auteur  :  le  Disciple,  l Étape,  Un  Divorce, , 
l'Émigré.  C est  une  peinture  de  tout  un  coin  de 
la  vie  industrielle  du  pays,  avec  cette  recherche 
des  causes  et  cette  indication  des  remèdes  que 
comportent  ces  monographies  quand  l'écrivain 
qui  les  entreprend  appartient  à  l'école  des  Bo- 
nald  et  des  Le  Play.  La  critique  a  donc  été 
double  et  c'était  lé^jitime.  Elle  a  porté  sur 
l'œuvre  en  tant  qu'œuvre.  Elle  a  porté  sur 
l'étude  sociale  en  tant  qu'étude  sociale.  A 
cette  occasion,  des  adversaires  et  des  amis  ont 
cru  discerner  dans  mon  œuvre  une  thèse,  une 
doctrine,  des  conclusions.  Si  je  ne  suis  pas 
compétent  pour  tout  ce  qui  touche  à  la  qualité 
d'art  de  ma  pièce,  je  le  suis,  me  semble-t-il,  sur 
les  intentions  que  j'ai  eues  en  écrivant  cette 
pièce.  Je  sais  si  la  thèse  quel'on  m'a  prêtée  estla 
mienne  ou  n'est  pas  la  mienne.  Or,  elle  ne  l'est 
pas.  La  doctrine  que  l'on  m'a  attribuée  n'est  pas 
ma  doctrine.  Les  conclusions  que  Ton  a  pré- 


IV  LA    BARRICADE 

tendu  tirer  de  mon  œuvre  ne  sont  pas  mes  con- 
clusions. Oronte  n'est  déraisonnable  que  parce 
qu'il  dit  :  «  Mes  vers  sont  bons.  "  Il  ne  le  serait 
pas  si  on  l'accusait  de  les  avoir  écrits  contre 
telle  personne,  et  s'il  disait  :  «  Ce  n'est  pas 
exact.  »  Ce  sont  donc  uniquement  les  interpré- 
tations données  à  la  Barricade  que  je  voudrais 
considérer  ici,  au  moment  de  soumettre  mon 
œuvre  à  un  public  qui  n'est  pas  celui  de 
théâtre.  On  a  imprimé  un  peu  partout,  au  len- 
demain de  la  première  représentation,  que  ce 
drame  était  un  pamphlet  contre  les  ouvriers, 
une  attaque  contre  toute  association  corpora- 
tive, un  appel  à  la  répression  la  plus  brutale. 
Rien  de  tout  cela  n'est  vrai.  Si  humble,  si  res- 
treinte que  puisse  être  l'action  d'une  étude, 
telle  que  celle-ci,  cette  action  existe.  L'écri- 
vain est  donc  en  droit  d'en  revendiquer  et  d'en 
limiter  à  la  fois  la  responsabilité.  C'est  cet 
examen  de  conscience  intellectuel  que  j'ai 
essayé,  pour  moi-même  en  relisant  la  pièce. 


PREFACE  V 

et  que  je  voudrais  refaire  avec  le  lecteur. 
Encore  une  fois,  cet  examen  n'a  rien  à  voir 
avec  la  valeur  esthétique  de  l'œuvre.  Je  ten- 
terai, et  ce  sera  le  premier  point,  de  définir 
exactement  le  g^enre  littéraire  auquel  appar- 
tient la  Barricade  et  de  montrer  comment 
et  pourquoi  ce  genre  exclut  toutes  les  con- 
clusions dogmatiques  dont  j'ai  été  loué  ou 
blâmé,  sans  mériter  ni  ces  éloges  ni  ces  blâmes. 
—  J'examinerai  ensuite  le  phénomène  social 
que  cette  étude  met  en  lumière,  à  savoir  le 
caractère  inévitable  de  la  guerre  des  classes 
dans  la  société  présente,  ce  sera  le  second 
point.  —  Enfin,  je  dirai  ce  que  j'ai  entendu 
par  cette  expression  :  la  défense  sociale,  dont 
un  député  conservateur  anglais,  cité  par 
M.  Firmin  Baconnier,  disait  récemment  que 
c'est  la  tactique  la  plus  dangereuse.  Il  ajou- 
tait :  «  Pour  combattre  le  socialisme,  il  faut 
aller  plus  avant  que  lui  dans  le  soulagement 
des  iniquités  sociales.  >'    IN'est-ce  pas  là   une 


VI  LA    RAllllICADE 

simple  confusion  de  mots?  La  défense  d'une 
classe  ne  comporte-t-elle  pas  une  action  intel- 
ligente qui  rend  son  énergie  précieuse  et  bien- 
faisante même  pour  la  classe  contre  laquelle 
elle  se  défend?  Ce  sera  le  troisième  point  (1). 


Une  chronique  de  guerre  sociale  en  1910  — 
tel  était  le  sous-titre  que  j'avais  donné  à  la 
Barricade,  sur  le  manuscrit.  Je  l'aurais  main- 
tenu sur  l'affiche,  s'il  n'y  avait  quelque  pré- 

(1)  Tandis  que  je  corrigeais  les  épreuves  de  ceUe  préface, 
j'ai  appris  que  Tolsloï  venait  de  critiquer  lui  aussi  la  Barri- 
cade et  les  doctrines  de  son  autour.  Je  n'ai  pas  cru  utile 
de  prendre  .connaissance  de  ces  critiques.  Comment  discuter 
avec  un  illuminé  dont  on  sait  que  pour  lui  la  société  n'est 
pas  un  fait  naturel  et  nécessaire?  Le  romancier,  puissant 
quoique  désordonné,  de  Guerre  et  Paix  semble  perdre,  quand 
il  aborde  cet  ordre  de  questions,  toutes  ses  facultés  d'observa- 
teur. Il  ne  note  plus  que  ses  émotions  et  l'on  ne  discute  pas 
avec  des  émotions.  Tout  au  plus  ont-elles  une  valeur  de 
document,  pour  ceux  qui  étudient  1  art  de  Tolstoï.  Pour  la 
sociologie  scientifique,  elles  ne  comptent  pas. 


PREFACE  VII 

tention  à  dérog^er  à  ce  deg^ré  aux  usages  reçus. 
Je  le  rétablis  sur  le  volume.  Ce  mot  de  chro- 
nique dit  admirablement  ce  qu'il  veut  dire.  Il 
est  regrettable  qu'il  n'ait  point  passé  dans  la 
langue  courante  de  notre  Rhétorique.  Les 
maîtres  du  réalisme  sous  la  Restauration  l'af- 
fectionnaient particulièrement.  Le  Rouge  et  le 
Noir,  Chronique  de  1830,  —  ainsi  s'appelle 
même  aujourd'hui  le  chef-d'œuvre  de  Sten- 
dhal, et  celui  de  son  élève  Mérimée  :  Chronique 
du  règne  de  Charles  IX.  Ces  deux  initiateurs 
entendaient  se  rattacher  ainsi  à  la  tradition 
shakespearienne,  à  cette  admirable  série  d'es- 
quisses historiques  qui  va  du  Roi  Jean  au 
Roi  Hemi  VIII,  et  qui  comprend  les  deux 
Henry  Quatre,  les  trois  Henry  VI  et  le  sublime 
Richard  III.  La  Chronique,  c'est  la  chose  du 
temps,  c'est  l'histoire,  mais  racontée,  mais 
montrée  par  son  détail  quotidien  et  familier. 
C'est  le  constat,  dressé  sur  place,  d'un  certain 
coin  de  mœurs  à  une  certaine  date.  La  Ghro- 


VIII  LA   BARRICADE 

nique  correspond  dans  l'art  littéraire  à  ces 
tableaux  cliniques  auxquels  excellait  Trous- 
seau, auxquels  excelle  aujourd'hui  M.  le  pro- 
fesseur Dieulafoy,  dans  leurs  leçons  del'Hôtel- 
Dieu.  C'est  une  suite  de  notations,  prises  à 
même  la  vie,  mais  caractéristiques,  —  sans 
cela  il  ne  vaudrait  pas  la  peine  de  les  prendre, 
—  et  par  conséquent  choisies,  classées,  de 
manière  à  donner  la  physionomie  très  nette, 
sinon  d'une  époque,  au  moins  de  tout  un 
groupe  de  choses  et  de  gens  dans  une  époque, 
de  manière  aussi  à  provoquer  la  réflexion, 
mais  par  la  seule  force  de  la  réalité. 

Provoquer  la  réflexion. . .  Je  voudrais  insister 
sur  cette  formule.  Elle  domine  tout  le  débat 
que  je  me  propose  d'instituer  devant  le  lec- 
teur de  cette  préface  et  du  drame  qui  la  suit. 
Elle  marque  nettement  que  la  Chronique, 
telle  que  l'ont  comprise  les  Stendhal  et  les  Mé- 
rimée, telle  que  nous  la  comprenons,  nous, 
après  eux,   ne   relève    pas  de  la  littérature   à 


PREFACE  IX 

thèse.  Elle  appartient  essentiellement  au  g^enre 
de  la  liitératiire  à  idées.  La  distinction  est  capi- 
tale, et  quoiqu'elle  ait  été  faite  souvent,  elle 
est  méconnue  de  tant  de  gens  qu'il  est  néces- 
saire de  la  souligner  à  chaque  occasion.  La  lit- 
térature à  thèse,  le  nom  l'indique,  suppose  que 
l'auteur  a  construit  son  roman  ou  sa  pièce  en 
vue  d'une  démonstration  à  établir.  On  peut 
écrire  des  merveilles  dans  cette  donnée  :  le 
Mariage  de  Figaro  et  les  Misérables  en  sont  des 
preuves,  empruntées  à  deux  génies  très  diffé- 
rents. Les  intelligences  dressées  à  la  discipline 
scientifique  auront  toujours  contre  elle  une 
objection  que  Flaubert,  fils  de  médecin,  a  for- 
tement résumée  dans  la  préface  des  Dernières 
Chansons  :  «  Malgré  tout  le  génie  que  l'on 
mettra  dans  le  développement  de  telle  ou  telle 
fable,  prise  pour  exemple,  une  autre  fable 
pourra  servir  de  preuve  contraire.  Les  dénoue- 
ments ne  sont  pas  des  conclusions.  D'un  cas 
particulier,  il  ne  faut  rien  induire  de  général. 


X  LA    BAUmCADE 

Les  g^ens  qui  se  croient  par  là  prog^ressifs  vont 
à  rencontre  de  la  science  moderne,  laquelle 
exigée  qu'on  apporte  beaucoup  de  faits  avant 
d'établir  une  loi.  »  Tous  les  reproches  adressés 
de  tout  temps  aux  œuvres  à  thèse  sont  enve- 
loppés dans  ces  quelques  ligfnes.  L'œuvre  à 
thèse  suppose  toujours  chez  l'auteur  un  parti 
pris,  autant  dire  le  coup  de  pouce  donné  à  la 
réalité.  Il  prêtera  le  beau  rôle  au  personnag^e 
qui  représente  sa  théorie.  Il  noircira  celui  qui 
représente  l'opinion  contraire.  Les  événements 
seront  combinés  pour  rendre  plausible  la  solu- 
tion qu'il  préconise.  Fi^jaro  aura  tout  l'esprit 
qui  manque  au  comte,  Jean  Yaljean  toute  la 
vertu  qui  manque  à  ses  persécuteurs.  A  aucun 
moment  l'écrivain  n'est  objectif,  pour  em- 
prunter au  vocabulaire  philosophique  un  terme 
aujourd'hui  vulg^arisé.  Il  en  résulte  que  son 
œuvre,  si  remarquable  soit-elle,  donne  une 
impression  de  factice  et  d'arbitraire.  Elle  n'a 
pas  cette  bilatéralité  de  la  vie,  cette  suprême 


PIIEFACE  XI 

impartialité  de  la  nature  qui  rend  indiscutables 
les  créations  complètement  réussies.  Une  vertu 
eu  est  absente  :  cette  modestie,  cette  patiente 
soumission  devant  le  fait,  la  plus  belle  attitude 
que  puisse  prendre  une  iutelli^jence.  La  litté- 
rature à  idées  peut  Tavoir,  elle,  cette  soumis- 
sion. Elle  est  simplement  une  recherche.  Elle 
ne  se  propose  pas  de  démontrer,  mais  de  mon- 
trer, et  à  ce  propos,  de  sug^gférer.  «  Voici  un 
jeune  plébéien  français  de  ce  temps  »  ,  nous 
dit  le  Stendhal  de  Rouge  ei  iSoù'.  «  C'est  ainsi 
qu'il  pense,  ainsi  qu'il  agit.  Telles  sont  les  in- 
fluences qu'il  subit,  tels  sont  les  milieux  qu'il 
traverse.  »  Et  il  choisit  ces  influences  parmi  les 
plus  probables,  étant  donné  son  personnaije. 
Quand  il  vous  a  tracé  ce  portrait,  il  le  re(;arde 
avec  [)lus  d'attention  encore.  Il  croit  démêler 
une  cause  générale  à  ces  effets  particuliers,  et 
il  la  précise.  Le  cas  de  Julien  Sorel  nous  appa- 
raît, (jràce  à  son  commentaire,  comme  un 
incident  de  transfert  de  classe.  C'est  un  très 


XII  LA    BARRICADE 

petit  épisode  du  vaste  mouvement  de  la  Révo- 
lution, que  l'aventure  qui  fait  de  ce  fils  de 
paysan  un  officier  tout  près  de  devenir  le 
g^endre  d'un  grand  seigneur.  Un  simple  lieute- 
nant d'artillerie  est  bien  devenu  César.  Remar- 
quons-le, Stendhal  ne  prétend  pas  nous  obli- 
ger à  tirer  de  sa  chronique  cette  conclusion.  Il 
nous  la  suggère  à  titre  d'hypothèse  explicative. 
Elle  serait  fausse,  que  la  Chronique,  elle,  serait 
vraie,  parce  qu'elle  a  été  composée  d'après 
nature,  parce  que  chaque  caractère  y  est  étudié 
en  lui-même  et  pour  lui-même,  parce  que  l'au- 
teur s'est  considéré,  d'après  sa  propre  méta- 
phore, comme  un  miroir  qui  se  promène  le 
long  de  la  route.  Et  quelle  est  la  première  qua- 
lité d'un  miroir?  De  ne  pas  déformer  la  réalité 
qu'il  reflète.  Nous  sommes  ici  en  plein  courant 
de  cette  méthode  scientifique  préconisée  par 
Flaubert.  Nous  avons  devant  nous  des  faits  et 
nous  essayons  d'en  dégager  des  lois,  ou  mieux 
des  hypothèses  de  lois.  Nous  disons  le  tout  se 


PREFACE  XIII 

passe  comme  si...  des  savants.  Elle  a  tant  de 
grandeur,  dans  son  humilité,  cette  rédaction 
que  les  Biot,  les  Pasteur,  les  Claude  Bernard, 
tous  les  saçaces  investigateurs  des  mystères  de 
la  vie,  ont  employée.  Pourquoi  faut-il  qu'elle 
soit  admirée  de  tous  quand  il  s'ag^it  de  l'obser- 
vation physique,  et  si  aisément  néglig^ée  aussi- 
tôt qu'il  s'agit  des  phénomènes  moraux  ou 
sociaux? 

Je  reviens  à  la  Barricade ,  en  m 'excusant  de 
nouveau  de  rattachera  de  si  hautes  théories  et 
à  de  si  grands  noms  cet  essai  dramatique  d'un 
débutant.  Car  enfin  c'est  vraiment  ma  première 
pièce  puisque  c'est  la  seule  qui  ne  soit  pas  tirée 
d'un  roman.  Peut-être  la  naïveté  avec  laquelle 
je  l'ai  composée  explique-t-elle  le  malentendu 
que  je  tente  aujourd'hui  de  dissiper.  J'eusse 
dû  évidemment  introduire  un  personnage 
chargé,  comme  le  voulait  Musset,  de  dire  sous 
une  forme  quelconque  : 

Le  public  est  prié  de  ne  pas  s'y  méprendre. 


XIV  LA    BARRICADE 

Telle  quelle,  11  me  semble  pourtant  que  ce 
caractère  de  «  Chronique  sans  thèse  »  est  bien 
reconnaissable  d'un  bout  à  l'autre  de  ces 
quatre  actes.  J'en  marque  les  lignes  générales. 
C'est  l'histoire  d'un  conflit  entre  un  patron  et 
ses  ouvriers.  J'ai  choisi  comme  milieu  le  monde 
des  ébénistes  d'art,  tout  simplement  par  souci 
de  l'exactitude.  Un  jour  que  je  visitais  une 
boutique  du  faubourg  Saint-Antoine,  le  maitre 
du  logis  se  mit  à  me  parler  d'une  grève  qu'il 
venait  de  traverser.  Je  retrouve  dans  mes  notes 
le  discours  qu'il  me  tint,  transcrit  presque 
textuellement  :  «  Tous  mes  ouvriers  m'aban- 
donnent, monsieur.  J'avais  une  commande 
à  livrer.  J'étais  très  ennuyé.  Un  Hollandais, 
que  j'avais  dans  mon  atelier  depuis  deux  ans, 
vient  me  trouver  :  «  Moi,  je  ne  suis  pas  de  leur 
«  syndicat,  patron,  "  me  dit-il,  «je  veux  bien 
«  continuera  travailler  pour  vous.  Seulement  il 
«  faut  que  ce  soit  en  cachette .  »  J 'accepte .  Nous 
louons  un  local.  On  y  porte  les  bois  la  nuit. 


1"  REFACE  XV 

Mon  Hollandais  commence   sa   besogne.    Les 
g^révistesse  doutent  de  la  chose.  Ils  filent  la  voi- 
ture qui  portait  les  bois.  Mon  Hollandais,  un 
jour,  est  abordé  dans  la  rue  par  des  camarades 
qui  lui  disent  :  «  Viens  donc  prendre  un  verre.  » 
Il  y  va.  Nos  gens  lui   disent  :    «  Entrez  donc 
«  dans   l'arrière-salle,    on  sera    mieux    pour 
«  causer.  «    Ils   n'y  sont  pas   plus   tôt  qu'ils 
tirent  des  armes  :   «  Tu  fais  le  bouleau  (1)  du 
«  patron,  lui  disent-ils,  nous  le  savons.  Tu  vas 
«  signer  ce  papier,  »  —  c'était  une  adhésion  à 
la  grève,  —   «  ou  l'on  te  fait  ton  affaire.  »   Il 
signe  et  vient  me  raconter  cela.  Impossible  de 
continuer  son  travail.  Je  le  réconforte  de  mon 
mieux,  en  lui  promettant  que  je  n'oublierai 
pas  le  service  qu'il  avait  voulu  me  rendre.  Hé 
bien,  monsieur,  quand  la  grève  fut  finie  et  que 
j'ai  voulu  le  reprendre,  mes  ouvriers  sont  venus 
me  trouver  :   «  Si  le  Hollandais  rentre  ici,  nous 

(1)  Bouleau  en  argot  déhénisterie  veut  dire  :  travail. 


XVI  LA    BARRICADE 

«  ne  rentrons  pas.  »  Il  a  fallu  que  je  me  prive 
de  ses  services.  J'en  ai  été  quitte  pour  lui 
avancer  un  peu  d'argent.  Il  s'est  établi  à  son 
compte,  et  alors  ils  l'ont  laissé  tranquille...  » 
La  Ban'icade  est  sortie  de  cette  anecdote  et  de 
cette  autre,  racontée  par  le  même  ébéniste 
d'art.  Je  transcris  encore  ma  note  :  «  Vu  p***. 
(Ici  le  nom.)  Il  me  parle  de  l'héroïsme  simple 
dont  sont  capables  certains  hommes  du  peuple  : 
Ainsi,  monsieur,  chez  un  de  mes  confrères,  un 
vieil  ouvrier  avait  refusé  de  se  mettre  en 
g^rève. . .  Ses  camarades  envahissent  l'atelier  et 
lui  disent  :  «  Père  un  tel,  tu  vas  quitter  le 
(i  travail.  »  Le  vieil  ouvrier  les  regarde.  Il  sort 
un  revolver  de  sa  poche,  tire  une  balle  dans  le 
plancher.  «  Vous  voyez,  »  leur  répond-il,  a  il 
«  est  chargé.  Il  y  a  encore  quatre  balles.  Les 
«  quatre  premiers  qui  touchent  à  ça,  à  mon  tra- 
«  vail,  "  —  et  il  montrait  ses  bois  —  «  les  ont 
(i  dans  la  peau.  »  Il  avait  l'air  si  décidé  que  les 
autres  se  sont  retirés...  »    On  reconnaîtra  les 


PREFACE  XVII 

épisodes  qui,  fondus  ensemble,  et  conservés 
intacts,  ont  fourni  la  matière  dramatique  de 
mon  œuvre.  Je  peux  donc  dire  qtfe  je  me  suis 
strictement  conformé  à  cette  règle  de  la  Chro- 
nique que  je  marquais  tout  à  l'heure  :  la  subor-\ 
dination  au  fait.  Je  m'y  suis  conformé  encore] 
et  non  moins  strictement  dans  tous  les  détails 
du  tableau.  Pas  un  que  je  n'aie  essayé  de  véri-| 
fier  d'après  nature.  Je  donnerai  pour  exemple 
la  scène  du  second  acte  où  se  fait  la  déclara- 
tion de  grève.  Toutes  les  réponses  des  ouvriers 
ont  été  réellement  prononcées  dans  des  circons- 
tances identiques.  Je  me  les  suis  fait  dicter  par 
un  commerçant  à  qui  elles  avaient  été  adres- 
sées, et  je  les  ai  reproduites  en  me  contentant 
de  les  adapter  au  mouvement  général  de  la 
pièce.  Il  y  a  un  moment  où  le  patron  Breschard 
raconte  sa  visite  au  commissaire  de  police.  «Je 
vais  te  dire  sa  réponse  textuelle .  Empoignez  une 
barre  de  fer,  monsieur  Breschard,  et  descen- 
dez-la sur  la  gueule  au  premier  qui  viendra 

b 


xvili  LA    BARRICADE 

vous  embêter  chez  vous.  »  Cette  réponse  a  été 
faite  textuellement  par  un  commissaire  que  je 
pourrais  nommer  à  un  industriel  que  je  pour- 
rais nommer  aussi.  Ce  n'est  pas  le  mot  «  embê- 
ter "  qui  figurait  dans  le  texte  de  ce  magistrat 
nouveau  jeu. 

Un  fait-divers  d'aujourd'hui  transcrit  tel 
quel,  voilà  pour  la  fabulation  de  l'œuvre.  Elle 
n'a  pas  plus  de  tendances  qu'un  procès-verbal. 
Elle  n'en  a  pas  davantage  dans  le  dessin  des 
caractères.  Je  rappelais  tout  à  l'heure  que  j'ai 
été  accusé  d'avoir  diffamé  les  ouvriers  et  embelli 
complaisamment  les  patrons.  Ce  reproche  ne 
tient  pas  debout.  Il  suffit  de  passer  en  revue 
les  principaux  personnages .  En  quoi  Breschard , 
le  grand  ébéniste  d'art,  est-il  idéalisé?  Il  est 
honnête  et  droit  en  affaires,  c'est  vrai.  Pour- 
quoi lui  aurais-je  prêté  une  moralité  inférieure 
à  la  moyenne  de  sa  classe?  A  côté  de  ses  qua- 
lités ne  lui  ai-je  pas  donné  une  faiblesse  qui 
constitue,  dans  sa  position,  une  très  grave  faute 


PRÉFACE  XIX 

et  personnelle  et  professionnelle?  Il  a  près  de 
cinquante  ans  et  il  prend  pour  maîtresse  une 
ouvrière  de  ving^t.  Il  la  met  à  la  tête  de  son 
atelier  de  brodeuses,  au  risque  de  compro- 
mettre son  autorité  de  patron,  et  quand  il  a 
une  rtlle  et  un  fils  envers  lesquels,  étant  veuf, 
son  devoir  paternel  est  double.  Gela  n'empêche 
pas  qu'un  çrand  nombre  de  critiques  aient 
tranquillement  écrit  que  je  donnais  toutes  les 
vertus  aux  bourgeois  et  tous  les  vices  aux  pro- 
létaires. Or,  la  figure  d'homme  la  plus  sym- 
pathique de  ce  drame  est  celle  d'un  ouvrier  : 
Gaucherond.  La  figure  de  femme  la  plus 
délicate  est  celle  d'une  ouvrière  :  Louise 
Mairet,  qui  s'est  laissé  séduire  par  Breschard, 
mais  elle  refuse  de  l'épouser  après  avoir  refusé 
d'être  entretenue  par  lui,  parce  qu'elle  a  le 
culte,  la  religion  de  sa  classe,  comme  d'ail- 
leurs tous  les  malheureux  que  les  meneurs 
entraînent  à  la  grève  et  qui  n'ont  qu'un  mot  à 
la  bouche,  comme  ils  n'ont  qu'un  sentiment 


XX  LA    BARRICADE 

dans  !e  cœur  :  être  utile  aux  camarades.  Ai-je 
davantagfe  calomnié  les  meneurs?  Certes,  je 
n'ai  pas  embelli  la  figure  de  Thubeuf,  le  gré- 
viculteur.  Y  a-t-il  un  de  ses  traits  qui  ne  soit 
emprunté  à  l'observation  la  plus  aisément  véri- 
fiable,  depuis  l'insolence  gouailleuse  de  ses  pro- 
pos en  face  des  patrons  jusqu'à  sa  prudente  déro- 
bade à  l'heure  du  danger?  Etn'ai-je  pas  dressé 
en  regard  la  silhouette  passionnée  de  Langouët, 
le  meneur  convaincu?  La  sincérité  de  celui-là 
en  fait  une  espèce  de  héros,  dangereux,  redou- 
table, que  l'on  peut  haïr,  que  l'on  ne  peut  pas 
mépriser.  S'il  exécute  des  actions  très  répré- 
hensibles,  ainsi  le  sabotage  d'un  meuble  de 
prix  au  premier  acte,  ce  n'est  jamais  pour 
un  motif  bas.  Écoutez-le  relever  les  dis 
cours  de  ses  camarades  :  «  Vous  serez  donc 
toujours  de  grands  gosses.  Dans  le  sabotage, 
toi,  Garrigue,  tu  ne  vois  que  de  la  casse.  Toi, 
Burle,  que  de  la  rigolade.  »  Et  quand  Burle 
l'interroge  :    «  Qu'est-ce  que  tu  y  vois  alors, 


PREFACE  XXI 

toi?»  —  «  De  la  guerre,  »  répond  Lançouët; 
et,  des  soldats  qui  font  la  guerre,  il  a  toutes  les 
vertus  :  —  la  foi  au  drapeau  d'abord  :  «  Être 
solidaires,  c'est  souffrir  ensemble,  pour  que 
notre  clan  tout  entier  triomphe  un  jour.  Ceux 
qui  ne  pensent  pas  ainsi  ne  sont  pas  sous  notre 
drapeau.  Et  alors  tant  pis  !.. .  »  —  le  courage 
ensuite  et  l'esprit  de  sacrifice.  Lorsque  au  troi- 
sième acte,  il  a  surpris  à  la  tête  des  grévistes 
la  petite  équipe  des  «  jaunes  m  en  train  de  tra- 
vailler pour  le  patron,  que  tous  les  meubles 
ont  été  cassés,  et  qu'après  avoir  conseillé  aux 
autres  d'y  mettre  le  feu,  Thubeuf  s'éclipse, 
écoutez  Langouët  encore  haranguer  ses  com- 
pagnons déconcertés  :  «  En  allant  rendre 
compte  au  syndicat,  Thubeuf  fait  son  devoir. 
Moi,  je  vais  faire  le  mien.  Car  j'ai  eu  l'idée 
comme  lui.  Il  n'y  a  pas  besoin  de  se  mettre  à 
trente-six,  quand  un  seul  suffit.  Nous  sommes 
en  guerre,  et,  à  la  guerre,  on  ne  gaspille  pas 
les  hommes.    Je  vous    comprends,  vous   qui 


XXII  LA    BARRICADE 

avez  femme  et  enfants,  vous  ne  pouvez 
pas.  Mais  moi  qui  n'ai  que  ma  peau,  c'est  moi 
qui  ficherai  le  feu  ici,  moi  seul...  Donnez-moi 
le  bidon  d'essence!...  »  Le  geste  est  terrible. 
11  est  criminel.  Il  n'est  pas  bas.  Il  y  a  de 
l'héroïsme,  je  le  répète,  dans  l'égarement  de 
ce  dévoué  qui  dit  aussi  :  «  Je  n'ai  besoin  de 
personne.  Ce  dont  j'ai  besoin,  et  pas  moi,  la 
Cause,  c'est  que  vous  ne  flanchiez  pas  mainte- 
nant. . .  "  Il  y  a  du  pathétique  dans  le  soin  avec 
lequel  il  écarte  ces  pères  de  famille  qui  pour- 
raient être  compromis  dans  cette  sinistre 
échauffourée  :  «  Allez-vous-en  et  rentrez 
chacun  chez  vous,  pour  avoir  un  alibi  et  vous 
garder  à  carreau,  s'il  y  a  du  gauche.  "  Il  y  a  du 
pathétique  de  nouveau,  dans  le  mouvement  de 
cœur  qui  le  pousse  à  sauver  Gaucherond  dont 
il  a  été  l'apprenti  :  «  Sauve-toi,  Gaucherond. 
Sauve-toi.  C'est  ton  apprenti  qui  te  parle,  c'est 
ton  gosse..."  Il  reste  qu'au  dernier  acte  je  l'ai 
montré  à  demi  ivre.   Mais  une  étude    sur  le 


PREFACE  XXIII 

monde  ouvrier  où  cette  affreuse  plaie  de  l'al- 
coolisme ne  serait  pas  signalée,  que  vaudrait- 
elle  comme  vérité?  Lang^ouët  s'enivrant,  c'est 
la  preuve  qu'il  n'est  pas  plus  un  surhomme 
que  son  patron  Breschard.  La  tentation  de 
celui-ci  est  la  galanterie.  La  tentation  de 
celui-là  est  l'apéritif.  Une  peinture  impartiale 
du  conflit  des  classes  devait  indiquer  l'une  et 
l'autre,  et  j'ai  le  droit  d'affirmer  que  la  peiri-^, 
ture  tracée  dans  la  Barricade  a  cette  qualité,  à  \ 
défaut  d'autres,  d'être  impartiale  comme  une  i 
observation  de  laboratoire.  J'attends  que  1  on 
me  prouve  ou  son  injustice  ou  son  insuffisance 
de  documentation.  De  son  équité,  je  suis  sur, 
ayant  la  conscience  de  l'avoir  composée  52/jeiV« 
et  studio,  sans  colère  et  sans  aveuglement.  De 
ses  documents  aussi,  car  je  les  ai  recueillis  à 
môme  la  vie,  et  ils  ont  été  contrôlés  par  des 
gens  ayant  passé  trente  ans  de  leur  existence 
parmi  les  ouvriers  que  j'ai  mis  en  scène. 


XXIV  LA    BARRICADE 


II 


J'ai  dit  qu'une  chronique  sociale  du  type  de 
la  Bariicade  relevait  de  la  littérature  à  idées. 
Le  rôle  d'enregistreur  indifférent  n'est  pas 
possible  à  un  esprit  qui  pense,  à  une  sensibi- 
lité qui  s'émeut,  quand  il  s'agit  de  ces  terribles 
guerres  intestines  où  il  semble  parfois  que  tout 
l'avenir  de  la  Patrie  et  de  la  civilisation  est  en 
jeu.  Pour  reprendre  ma  comparaison  de  tout 
à  l'heure,  le  chroniqueur  de  ces  lamentables 
incidents  peut  bien  forcer  son  intelligence 
à  refléter  comme  un  miroir  fidèle  les  gestes 
qui  lui  font  le  plus  horreur,  mais  c'est  un 
miroir  frémissant.  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  faire 
la  confession  des  pensées  qui  m'assiégeaient 
tandis  que  je  recueillais  les  notes  nécessaires 
à  l'anatomie  de  ma  pièce,  mais  qu'elles  ont 
été  parfois  douloureuses!  Il  y  a  dans  ce  livre, 


PRÉFACE  XXV 

mag^nifique  de  sag^acité  courageuse,  qui  a 
sauvé  l'Angleterre  en  1790,  les  Réflexions  sur 
la  Révolution  française,  par  Burke,  un  cri  pas- 
sionné où  je  retrouve,  exprimée,  toute  cette 
douleur  :  "Je  ne  peux  pas,  "  dit  Burke,  «je 
ne  peux  pas  supporter  l'idée  de  la  destruction, 
d'un  seul  vide  dans  la  société,  d'une  s£ule 
ruine  sur  la  surface  de  la  terre.  »  Pendant  que 
je  préparais  la  Barricade,  je  la  voyais  fonc- 
tionner devant  moi,  infatigablement,  folle- 
ment, la  machine  à  faire  des  ruines,  ce  furieux 
esprit  de  nouveauté  qui  soulève  des  milliers  et 
des  milliers  d'énergies  humaines  contre  l'an- 
tique et  fragile  abri  de  la  société,  œuvre  des 
siècles.  Le  patron  dont  les  récits  m'avaient 
donné  la  première  idée  de  ce  drame  continuait 
à  m'aider  de  ses  indications.  Il  me  conduisait 
dans  des  ateliers  du  faubourg,  dans  des  inté- 
rieurs de  »  malades  »  .  —  C'est  le  terme  d'argot 
professionnel  par  lequel  on  désigne  l'ouvrier 
qui  travaille  en  chambre,   et  qui  fignole  son 


xwi  LA    BAURICADE 

ouvrage  avec  une  complaisance  jamais  satis- 
faite. L'espèce  existe  encore.  —  Je  regardais 
ces  visages  penchés  sur  la  besogne  et  qui  se 
relevaient  pour  considérer  le  visiteur.  Je  cher- 
chais à  deviner  leur  énigme,  si  souvent  hai- 
neuse. Mon  compagnon  me  commentait  les 
décors  où  nous  nous  promenions  par  des  sou- 
venirs empruntés  à  sa  dure  existence,  dont  je 
comprenais  qu'elle  s'était  passée  à  se  battre 
contre  ces  ouvriers  qu'il  aimait  pourtant,  dont 
il  connaissait  les  qualités  profondes,  mais  il 
connaissait  aussi  leur  irréconciliable  hostilité  : 
«Individuellement,  "  me  disait-il,  «je  les  ai 
toujours  trouvés  si  gentils.  Réunis,  je  suis  l'en- 
nemi. "  Ces  vues  directes  se  prolongeaient, 
s'éclairaient  par  mes  lectures.  Tel  journal 
révolutionnaire,  dont  les  basses  déclamations 
m'avaient  jusqu'alors  écœuré,  m'intéressait 
maintenant  à  la  passion.  Je  me  figurais  la  ren- 
contre de  cette  grossière  éloquence  et  de  ces 
intelligences  professionnelles,  aussi  désarmées 


PREFACE  xxvii 

dans  l'abstrait  qu'elles  sont  bien  outillées 
dans  leur  spécialité,  et  une  première  idée  se 
dégag^eait  de  cet  amas  de  faits.  C'est  aussi  celle 
qui  me  paraît  se  dégager  du  drame  où  j'ai 
tenté  de  les  résumer. 

Cette  idée  est  d'un  ordre  très  humble,  très 
terre  à  terre,  comme  la  plupart  des  conclu- 
sions auxquelles  aboutit  l'observateur  qui  s'ef- 
force de  ne  pas  dépasser  les  données  de  son 
expérience.  Mais  la  plus  humble  vérité  a  son 
prix,  quand  elle  est  la  vérité.  Qui  ne  se  rap- 
pelle la  préface  mise  par  Taine  à  la  Conquêie 
jacobîjie?  »  Jusqu'à  présent,  »  dit-il,  «  je  n'ai 
guère  trouvé  qu'un  principe,  si  simple  qu'il 
semblera  puéril  et  que  j'ose  à  peine  l'indi- 
quer. "  Et  il  l'énonce  :  «  Une  société  humaine, 
surtout  une  société  moderne,  est  une  chose 
vaste  et  compliquée.  »  Qu'elle  semble  simple, 
en  effet,  cette  ligne!  Tout  le  mouvement  de 
réaction  contre  l'erreur  de  89  est  pourtant 
sorti  de  là.  La  réflexion  à  laquelle  aboutit  la 


XXVIII  LA    BARRICADE 

Barricade  n'a  certes  pas  cette  portée,  mais  elle 
est  aussi  simple.  Le  titre  l'exprime  tout  entière. 
Je  l'ai  emprunté,  ce  titre,  à  un  propos  tenu  par 
un  de  nos  hommes  d'État,  celui  dont  M.  Charles 
Maurras  a  tracé  un  portrait  si  vig^oureux  dans 
l'introduction  de  son  bel  essai  sur  la  démo- 
cratie relig^ieuse  :  le  Dilemme  de  Marc  Sangnier, 
M.  Georg^es  Clemenceau.  «Jamais barbare  aussi 
complet»  ,  écrit  Maurras,  «ni  destructeur  aussi 
résolu.  C'est  bien  la  race  des  peuples  grossiers 
décrite  dans  le  conte  de  Fénelon  et  dont  tout 
le  vocabulaire  se  réduisait  au  terme  7ion.  Un 
non  perpétuel,  asséné  sur  le  vrai  comme  sur  le 
réel,  impartial  coup  de  marteau  frappé  sur 
d'humbles  ustensiles  domestiques  comme  sur 
les  vases  sacrés.  »  Mais  ce  destructeur  est  tout 
de  même  un  bourgeois.  Un  jour  est  venu  où  il 
a  été  contraint,  par  l'invincible  nécessité,  de 
répondre  à  d'autres  destructeurs,  qui  n'étaient 
pas,  eux,  des  bourgeois  :  «Vous  êtes  d'un  côté 
de  la  barricade,  je  suis  de  l'autre.  » 


PRÉFACE  XXIX 

Qu'a-t-il  reconnu,  ce  jour-là,  sinon  que  la 
guerre  des  classes,  dans  la  société  contem- 
poraine, n'est  pas  un  fait  accidentel?  C'est  un 
fait  essentiel,  constitutionnel,  si  intimement 
mêlé  à  l'existence  de  cette  société,  qu'il  fau- 
drait pour  le  modifier,  la  modifier,  elle,  tout 
entière.  Telle  est  l'idée,  douloureuse,  acca- 
blante, odieuse,  qualifiez-la  comme  vous  vou- 
drez, mais  vraie,  que  l'étude  des  conflits  entre 
ouvriers  et  patrons  impose  à  l'observateur  :  il 
y  a,  dans  la  société  actuelle,  une  barricade 
dressée  et  dont  personne  n'est  responsable,  ni 
les  bourgeois,  ni  les  ouvriers.  Elle  s'impose 
aux  uns  comme  aux  autres.  Tôt  ou  tard,  ils 
devront  tous  prononcer  le  mot  de  M.  Clemen- 
ceau, et  se  ranger  de  l'un  ou  de  l'autre  côté. 
Les  politiciens  les  plus  souples,  M.  Jaurès, 
M.  Briand,  dépenseront,  à  esquiver  ce  mot 
de  guerre,  des  trésors  d'ingéniosité.  On  le 
prononcera  pour  eux,  on  le  prononce  déjà. 
Qui?  Les  assaillants  qui  sont  du  côté  où  eux  ne 


XXX  LA    BARRICADE 

sont  pas,  où  ils  ne  peuvent  pas  être.  Ils  auront 
beau  faire,  ils  sont  de  leur  classe,  comme 
M.  Clemenceau,  et  cette  classe  les  reprendra, 
quoi  qu'ils  pensent,  quoi  qu'ils  veuillent,  et, 
en  dépit  de  leurs  idéoloofies,  elle  les  jettera 
contre  la  classe  adverse.  Mais  quel  trait  la 
marque,  cette  distinction  des  classes,  à  une 
époque  dont  la  maîtresse  tendance  est  le  nivel- 
lement, l'égalisation?  Il  est  bien  simple  encore, 
ce  trait,  mais  d'autant  plus  irréductible  qu'il 
est   plus    simple.    On    a    bien    pu    supprimer 

/  toutes  les  distinctions  entre  les  classes,  leur 
donner  l'absurde  égalité  des  droits  politiques, 
leur  imposer  l'illogique  égalité  du  service  mili- 
taire, proclamer  l'accession  possible  de  tous  les 

i 

i  citoyens  à  toutes  les  places.  Il  y  a  une  chose  que 

l'on  n'a  pas  pu,  que  l'on  ne  pourra  jamais  faire, 

I  c'estqu'iln'y  aitpasdes  hommes  qui  travaillent 

de  leurs  bras  et  des  hommes  qui  ne  travaillent 
1 
'  point  de  leurs  bras,  et  le  phénomène  le  plus 

caractéristique  de  la  période  que  nous  traver- 


PREFACE  XXXI 

sons,  c'est  que  les  hommes  qui  travaillent  de 
leurs  bras  sont  en  état  de  guerre  constant 
contre  ceux  qui  ne  travaillent  pas  de  leurs 
bras.  Il  y  a,  certes,  d'autres  nuances  que 
celle-là  dans  la  distinction  des  classes  sociales. 
Encore  aujourd'hui,  il  subsiste  une  aristocratie 
de  naissance  avec  ses  traditions,  si  affaiblies 
soient-elles,  —  une  aristocratie  d'argent  avec 
les  privilèges  de  ses  héritages,  si  mouvante  que 
soit  devenue  la  richesse,  —  une  grande  et  une 
petite  bourgeoisie,  —  des  professions  libérales 
et  des  carrières  de  fonctionnaires.  Toutes  ces 
distinctions  sont  superficielles  en  regard  de 
l'autre,  de  cette  répartition  des  citoyens  d'un 
même  pays  en  deux  groupes  :  les  travailleurs 
manuels  et  les  autres.  Qu'à  l'heure  présente  le 
premier  de  ces  deux  groupes,  celui  des  travail- 
leurs manuels,  n'accepte  plus  le  pacte  social, 
qu'il  soit  en  train  de  s'organiser  en  armée 
contre  la  classe  qu'il  considère  comme  injuste- 
ment privilégiée,  la  moindre  observation  suffit 


XXXII  LA   BARRICADE 

à  le  constater.  Jusqu'à  quel  degré  cette  guerre 
entre  les  classes  sera-t-elle  poussée?  C'est  le 
point  où  les  observateurs  diffèrent.  Beaucoup 
sont  persuadés  qu'elle  tient  à  des  causes  passa- 
gères et  qui  peuvent  être  annulées.  Je  suis 
d'une  opinion  opposée.  Cette  guerre,  j'y 
insisteLine  paraît  sortie  du  plus  profond  de  la 
société  présente.  Cette  conviction  est  partout 
avouée,  dans  la  Barricade,  avec  trop  de  netteté 
pour  que  les  critiques  aient  pu  s'y  méprendre. 
Seulement  ils  se  sont  mépris  sur  ce  point  :  là 
où  ma  pensée  fait  une  constatation,  ils  ont 
voulu  voir  un  encouragement,  un  appel,  là  où 
j'établissais  un  simple  diagnostic.  J'ai  pu  lire 
par  exemple  dans  la  Semaine  religieuse  d'un 
des  plus  grands  diocèses  du  INord  que  j'avais 
commis,  comme  citoyen  et  comme  chrétien, 
une  mauvaise  action  en  poussant  à  la  lutte 
entre  employeurs  et  employés.  C'est  à  peu 
près  comme  si  on  reprochait  à  un  médecin  de 
se  faire  le  complice  du  bacille  d'Eberth,  parce 


PRÉFACE  XXXIII 

qu'il  en  constate  la  présence  et  dénonce  une 
fièvre  typhoïde   dans  l'organisme  envahi.  La 
question  n'est  pas  de  savoir  si  la  santé  est  pré- 
férable à  cette   infection,    mais   si   le   bacille 
existe  et  si  sa  présence  rend  possibles,  si  elle 
rend  probables  les  complications  les  plus  dan- 
gereuses. Pareillement,  la  question  n'est  pas 
de  savoir  si  la  paix  sociale  est  préférable  à  la 
guerre  des  classes,  si  cette  guerre  est  abomi- 
nable et  odieuse,  mais  si  elle  existe.  Or  elle  | 
existe,  et  la  multiplicité  sans  cesse  renaissante 
de  ses   épisodes   prouve  qu'il    s'agit   là   d'un  ; 
phénomène  non  pas   passager  et  local,  mais  ' 
durable,  mais  profond,  mais  nécessaire,  étant^ 
données  certaines  causes,  et  qu'il  faut  virile-^ 
ment  accepter  comme   tel.   C'est  cette  accep- 
tation qui  m'a  été  le  plus  vivement  reprochée 
et  par   des  écrivains  qui  servent  les    mêmes 
causes  que  moi.   Les  royahstes  m'ont  rappelé 
les  doctrines  corporatives  qui  sont  aujourd'hui 
celles  de  Mgr  le  duc  d'Orléans,  après  avoir  été 


XXXIV  LA    BARRICADE 

celles  du  comte  de  Paris  et  du  comte  de  Gham- 
bord.  N'ont-elles  pas  précisément  pour  but  de 
substituer  à  la  lutte  des  classes  leur  organisa- 
tion? Les  catholiques,  eux,  m'ont  rappelé  tout 
simplement  TÉvang^ile.  Ils  auraient  voulu, 
comme  l'a  dit  éloquemment  M.  Baragnon,  le 
Lundiste  de  F  Univers,  que  je  dresse  «  la  croix 
sur  la  barricade  »  .  Ils  ont  parlé  de  ce  qui  devrait 
être.  J'ai  eu,  moi,  une  autre  ambition,  celle 
de  parler  de  ce  qui  est. 

Les  reproches  de  ces  écrivains  amis  ne  m'ont 
donc  pas  ému.  J'ai  trop  eu,  en  les  lisant,  l'évi- 
dence que  nous  étions,  eux  et  moi,  à  deux 
points  de  vue  trop  différents.  Ils  ne  m'ont  pas 
étonné.  Je  sais,  depuis  long^temps,  que  cette 
notion  de  nécessité  est  la  plus  malaisée  à  faire 
admettre,  lorsqu'il  s'agit  des  phénomènes  so- 
ciaux, et  que   ces   phénomènes  sociaux   sont 

/  exécrables.    On  dit  :   si  telle   vertu  était  pra- 
tiquée,   si    telle    institution    fonctionnait,    le 

jmal  que  vous  constatez  disparaîtrait,  et  l'on 


PTIEFACE  XXXV 

ne  se  rend  pas  compte  que  ce  mal  existe,  pré- I 
cisément  parce  que  la  pratique  de  cette  vertu  j 
est  rendue  impossible,  le  fonctionnement  de  ( 
cette  institution  inapplicable  par  une  série  de 
circonstances  infiniment  complexes.  Ce  sont 
ces  circonstances  qu'il  faudrait  changer.  On 
dit,  et  je  me  range  entièrement  à  cet  avis  : 
«  Supposez  des  patrons  chrétiens  vis-à-vis  d'ou- 
vriers chrétiens ,  et  vous  n'aurez  plus  de  guerres 
de  classes.  »  On  ne  se  rend  pas  compte  que  la 
déchristianisation  des  ouvriers  et  des  patrons 
tient  à  toute  l'histoire  de  la  France  depuis  la 
déviation  de  1789.  C'est  tout  le  régime  qu'il 
faudrait  reprendre  pour  réintroduire  dans  ces 
esprits  cet  élément  religieux,  l'antidote  assuré 
de  la  guerre  sociale.  On  dit,  et  je  n'y  contredis 
pas  non  plus,  que  l'effort  du  syndicalisme 
représente  un  obscur  retour  vers  les  corpora- 
tions, et  c'est  trop  vrai  que  la  brutale  suppres- 
sion de  l'abri  corporatif  est  à  la  racine  de  la 
maladie  dont  souffre  un  prolétariat  à  la  fois 


XXXVI  LA    BARRICADE 

adulé  et  sacrifié.  Mais  j'ouvre  les  journaux, 
tenez,  un  de  ceux  qui  sont  en  vente  au  moment 
même  où  j'écris  ces  lignes  etj'y  lis,  auxdernières 
nouvelles,  sous  la  rubrique  Inqualifiable  agres- 
sion, le  récit  suivant  :  «Le  chauffeur  Charles  D., 
de  l'usine  à  gaz  de  Vaugirard,  faisait  une  active 
propagande  auprès  de  ses  camarades  qu'il  vou- 
lait faire  adhérer  au  syndicat  dissident  des  tra- 
vailleurs du  gaz,  dont  il  est  le  secrétaire.  Un 
des  plus  réfractaires  à  ses  propositions  était  le 
chauffeur  Armand  F.  qui  voulait  garder  sa 
liberté  et  le  disait  chaque  fois  sur  un  ton  qui 
n'admettait  pas  de  réplique.  Hier,  la  discussion 
reprit  quand  même,  mais  bientôt  elle  dégénéra 
en  dispute  violente.  Tout  à  coup,  Charles  D., 
exaspéré  de  l'entêtement  de  son  camarade, 
saisit  une  pelle  qui  était  déposée  près  de  lui  et 
lui  en  asséna  un  formidable  coup  sur  la  tête. 
La  victime  s'abattit  lourdement,  le  visage 
ensanglanté.  On  s'empressa  à  son  secours.  Le 
coup  avait  été  si  violent  qu'un  morceau  de  la 


PREFACE  xxxvn 

pelle,  en  se  brisant,  avait  pénétré  profondé- 
ment dans  le  crâne  d'Armand  F.  On  dut  le 
transporter  en  toute  hâte  à  l'hôpital  Necker. 
Son  état  est  désespéré.  »  Des  incidents  de  cet 
ordre,  nous  en  rencontrons  des  centaines,  tout 
le  long  de  l'année,  dans  les  comptes  rendus 
des  conflits  du  travail.  C'est  la  preuve  que  la 
tendance  à  l'organisation  professionnelle  s'acf 
compagne  chez  les  militants,  comme  ils  disent, 
d'un  autre  esprit  qui  est  l'esprit  de  guerre.' 
Quand  un  des  plus  nobles  et  des  plus  sincères 
écrivains  de  ce  temps,  M.  Deherme,  le  direc- 
teur de  la  Coopération  des  idées,  nous  affirme  que 
(i  l'ouvrier  souffre  surtout  d'être  dans  le  dé- 
sordre, sans  force  pour  ordonner,  sans  lien  qui 
le  rattache  à  ce  qui  dure  »  ,  il  met  le  doigt  sur 
une  des  plaies  dont  cette  rancœur  et  cette  haine 
du  prolétaire  sont  comme  la  source.  Il  n'ajoute 
pas  que  ce  désordre  est  inhérent  à  un  état  de 
choses  dont  nous  ne  concevons  guère  les  trans- 
formations. Le  sentiment  de  guerre  agressive 


xxxviii  LA    BARRICADE 

qui  soulève  les  travailleurs  manuels  n'a  pas 
\  pour  cause  les  abus  d'autorité  des  patrons.  Il  y 
a  des  employeurs,  indulgents  et  justes,  contre 
lesquels  la  férocité  des  grèves  s'est  déchaînée 
aussi  implacable  que  contre  les  pires.  Il  nji 
pas  pour  cause  l'insuffisance  des  salaires.  Les 
industries  les  mieux  rétribuées  sont  celles  où 
souffle  le  plus  furieux  esprit  de  révolution.  Il 
n'a  pas  pour  cause,  comme  la  Jacquerie,  dans 
la  France  de  1358,  ou  comme  l'insurrection  de 
Spartacus  dans  la  Rome  de  73  avant  Jésus- 
Christ,  l'évidence  de  la  caste  fermée,  du  mur 
de  fer  dressé  devant  l'énergie  du  paria  et  qu'il 
ne  peut  escalader.  Les  classes  aujourd'hui  ne 
sont  plus  séparées  par  des  cloisons  étanches, 
elles  sont  à  écluses,  si  l'on  peut  dire.  L  homme 
qui  travaille  de  ses  bras  peut  devenir  le  capita- 
liste qui  fait  travailler.  Les  ouvriers  trouvent- 
ils  dans  cette  perspective  une  leçon  de  patience 
et  d'acceptation?  Il  semble  bien  que  ce  soit  le 
contraire  et  qu'ils  gardent  leur  aversion  la  plus 


PRÉFACE  XXXIX 

déterminée  pour  les  transfuges  entrés  dans  la 
classe  bourgeoise.  Le  fils  de  ses  œuvres,  devenu 
l'employeur,  devient  aussi  l'ennemi,  et  au 
même  titre  que  celui  qui  s'est  simplement 
donné  la  peine  de  naître.  Quand  on  passe  en 
revue  les  mobiles  divers  auxquels  on  a  tour 
à  tour  attribué  la  guerre  des  classes,  on  est 
amené  à  les  écarter,  et  l'on  discerne  que  ce 
désordre  si  justement  signalé  par  M.  Deherme 
est  dans  l'ouvrier  moderne  lui-même,  dans  ce 
caractère  nouveau,  qu'il  est  le  première  recon- 
naître, quand  il  s'appelle  un  conscient. 

Cette  appellation  a  fait  une  singulière  for- 
tune dans  le  monde  des  syndicalistes.  Ils  l'em- 
ploient sans  cesse,  avec  un  instinct  étrangement 
perspicace.  Ils  ne  lui  donnent  pas  un  sens  res- 
treint de  moralité.  Ils  le  prennent,  ce  terme 
de  conscience,  eux  qui  ne  sont  pas  au  courant 
des  subtilités  de  la  psychologie,  dans  son  véri- 
table sens,  qui  est  un  sens  psychologique.  Ce 
faisant,  ils  nous  apportent  le  témoignage  le  plus 


XL  LA    BARRICADE 

exact  sur  le  déséquilibre  dont  souffre  la  société 
contemporaine  et  dont  la  guerre  inexpiable  des 
classes  n'est  qu'un  symptôme.  La  science  de 
l'esprit  nous  apprend  que  les  meilleures  por- 
tions de  notre  être,  les  plus  précieuses,  les  plus 
fécondes  sont  les  portions  inconscientes,  les 
idées  que  nous  avons  héritées  avec  notre  sang, 
les  habitudes  que  nous  avons  reçues  de  nos 
aînés  sans  les  comprendre,  les  traditions  qu'ils 
nous  ont  léguées,  à  notre  insu,  par  nos 
croyances  et  par  nos  mœurs,  par  nos  préjugés 
même,  ces  préjugés  admirablement  définis  : 
«  une  raison  qui  s'ignore  » .  Or,  il  est  arrivé 
que  tout  l'effort  de  la  civilisation  depuis  cent 
vingt  ans  travaille  précisément  au  rebours  de 
cette  vérité  d'expérience.  C'est  un  axiome  pour 
nos  démocrates  que  le  jugement  individuel  est 
la  pièce  maîtresse  de  notre  intelligence,  et  ils 
i  s'appliquent  à  l'éveiller  chez  tous,  riches  ou 
'pauvres,  travailleurs  manuels  ou  non,  avec  un 
souci  constant  de  lutter  contre  les  idées  héré- 


PREFACE  XLi 

l  ditaires,  les  habitudes  ancestrales,  les  tradi- 
tions acceptées  et  non  choisies,  les  croyances 
reçues,  les   mœurs  transmises.  La  criminelle 
phrase  que  l'on  prête  à   Lassalle  :    «  Il  faut 
apprendre  à  l'ouvrier  qu'il  est  malheureux  " 
n'est  qu'une  expression,  à  peine  outrée,  de  ce 
programme  dont  la  guerre  actuelle  des  classes 
était  l'aboutissement  inévitable.  Creusons  cette 
formule  :  «  un  travailleur  conscient  »  ,  elle  signi- 
%.  ^"^  l'homme  qui  peine  de  ses  bras  com- 
prend à  la  fois  et  la  dureté  de  son  sort  et  sa 
force.  Il  n'est  pas  capable  de  se  représenter! 
cette  connexité  des  destinées  qui  nous  fait  dis-l 
cerner  dans  notre  misère  individuelle  un  résul- 
tat inévitable  de  l'ordre  universel. 

...  A  prima  descendit  origine  luundi 
Causarum  séries,  atque  omnia  fata  laJborant 
Si  quidquam  mutasse  velis... 

«  Elle  descend  de  la  première  origine  du 
monde  —  la  chaîne  des  causes,  et  tous  les 
destins  sont  en  souffrance  —  si  tu  essayes  de 


XLII  LA   BARRICADE 

changer  quoi  que  ce  soit. . .  »  Ces  vers  du  poète 
Romain  sont  bons  pour  un  Gœthe.  L'homme 
qui  peine  de  ses  bras  et  qui  raisonne,  de  ce  rai- 

isonnement  de  primaire  que  vous  avez  éveillé 

i 

;en  lui,  ne  voit  dans  le  partage  qui  fait  de  lui 
un  esclave  de  la  besogne  matérielle,  qu'une 
inégalité,  et  comme  vous  lui  avez  enseigné  à 
traduire  ce  mot,  non  point  par  son  vrai  syno- 
nyme :  variété,  mais  par  son  contresens  : 
linjustice,  la  distribution  des  classes  lui  appa- 
raît comme  souverainement  injuste.  Le  voilà, 
lie  principe  profond  de  la  haine  des  classes 
dans  notre  société.  Cette  haine  est  en  fonction 
de  cette  demi-instruction,  de  ce  demi-éveil  des 
facultés  critiques  dont  notre  civilisation  s'enor- 
gueillit, comme  si  la  grande,  la  sublime  intel- 
ligence populaire  d'autrefois  n'était  pas  infini- 
ment supérieure,  avec  la  richesse  de  ses  silences 
intérieurs,  ses  intuitions  toutes  voisines  de  la 
nature,  ses  magnifiques  patiences  qui  assu- 
raient la  fécondité  de  l'avenir.  Ces  temps  sont 


PRÉFACE  xLili 

finis.  L'homme  qui  travaille  de  ses  bras  a 
réfléchi.  Il  considère  qu'il  est  le  seul  produc- 
teur. Il  prétend  que  le  produit  de  son  activité 
lui  soit  attribué  intégralement,  et  il  s'organise 
en  conséquence.  La  suppression  de  la  classe 
possédante  est  au  terme  d'une  pensée  étroite- 
ment logique  qu'il  est  trop  tard  pour  endor- 
mir. La  vieille  comparaison  de  Ménénius 
Agrippa,  dont  La  Fontaine  a  tiré  sa  fable  :  les 
Membres  ei  l'Estomac,  n'a  pas  cessé  d'être  vraie. 
La  guerre  actuelle  des  classes,  c'est  propre- 
ment la  révolte  du  muscle  contre  le  nerf.  Vous 
ne  l'apaiserez,  ni  par  la  charité,  —  ces  révolu- 
tionnaires n'en  veulent  pas;  —  ni  par  la  jus- 
tice, —  la  vôtre  ne  sera  jamais  la  leur,  tant  que 
vous  admettrez  qu'un  capital  personnel,  même 
le  plus  futile,  peut  être  constitué,  possédé  et 
transmis.  L'ouvrier  et  le  patron  le  disent  tous 
deux  dans  la  Barricade,  et  dans  les  mêmes 
termes  :  «  Il  y  a  la  guerre  entre  les  classes  et 
la  guerre  à   outrance,  tant  qu'il  y  aura  des 


XLiv  LA    BARRICADE 

classes. . .  »  ,  proclame  Langouët;  et  Breschard  : 
«  Mais  ils  n'en  veulent  pas,  de  ce  rapproche- 
ment! Ce  qu'ils  veulent,  c'est  la  guerre,  et 
implacable...  «  Maudissez  une  pareille  situa- 
tion. Flétrissez  ce  retour  à  la  barbarie  primi- 
tive. Je  m'associerai  à  vous.  Les  malédictions 
et  les  flétrissures  n'empêchent  pas  un  fait  d'être 
un  fait.  Celui-là  en  est  un  et  indiscutable.  L'au- 
teur de  la  Barricade  ne  l'a  pas  créé  en  le  recon- 
naissant. Peut-être  a-t-il  eu  quelque  courage 
à  le  poser  dans  sa  cruauté,  désolante,  soit. 
Où  est-il  écrit  que  toutes  les  vérités  soient 
consolantes?  Il  en  est  de  tragiques.  Celles  de 
la  nécessité  de  la  guerre  des  classes  en  est 
une.  Toute  la  question  est  de  savoir  si  elle  est 
une  vérité. 


III 


Au  médecin  qui  apporte  un  diagnostic  très 
sombre,  quelle  est  la  première  demande  des 


PRÉFACE  XLV 

parents  du  malade  :  «  Avez-vous  un  remède?" 
Les  dramaturges  et  les  romanciers  ont  le  droit 
de  ne  pas  répondre  à  cette  demande-là.  Ils  ne 
sont  pas  des  médecins.  Les  médecins  sociaux, 
ce  sont  ou  ce  devraient  être  les  législateurs  et 
les  hommes  d'État.  Aussi  les  néo-monarchistes 
de  1910  ont-ils  raison  lorsqu'ils  disent  :  poli- 
tique d'abord.  On  entrevoit,  en  effet,  sinon 
des  remèdes,  du  moins  des  palliatifs  à  ce 
mal  inévitable  de  la  guerre  des  classes,  dans 
la  présence,  au  sommet  de  la  hiérarchie 
sociale,  d'un  arbitre  suprême,  qui  serait  le 
Prince,  dans  une  Charte  du  travail,  comme 
celle  que  réclame  l'intéressante  école  de 
\Accord  social,  dans  ces  syndicats  jaunes 
qu'essaie  d'organiser  M.  Biétry,  l'initiateur  du 
parti  propriétiste,  dans  ces  œuvres  catholiques, 
comme  celles  que  favorise  le  généreux  cœur 
d'un  Albert  de  Mun  ou  d  un  Haussonville. 
Étant  la  simple  Chronique  qu'elle  est,  la  Bai'-  ' 
ricade  n'avait  même    pas   à   mentionner   ces 


XLVi  I.A    P.AllRICADE 

solutions  à  un  problème  que  je  considère, 
pour  ma  part,  comme  insoluble.  Cela  non 
plus,  en  tant  qu'auteur  dramatique,  je  n'avais 
pas  à  le  dire  et  je  ne  l'ai  pas  dit.  Je  me  suis 
tenu  sur  le  terrain  de  la  constatation  du  fait  et 
là  j'ai  rencontré  un  phénomène  que  j'ai  sij^nalé 
avec  la  même  impartialité.  Il  m'a  d'autant  plus 
frappé  qu'il  présente  une  analogie  singulière 
avec  les  réactions  de  l'organisme  vivant  contre 
un  germe  de  mort.  S'il  importe  de  bien  distin- 
guer la  biologie  et  la  sociologie,  lesquelles  ont 
chacune  leur  domaine,  chacune  leur  méthode, 
il  importe  aussi  de  se  rappeler  que  la  nature 
se  ressemble  toujours  dans  ses  procédés.  Elle 
veut  durer,  et  contre  tout  processus  de  destruc- 
tion, elle  oppose  aussitôt  un  processus  de 
défense,  ce  que  le  professeur  Grasset  appelle 
la  fonction  antixénique  (1).  Gela  est  vrai  du 

(1)  De  àvTi,  contre,  et  de  Çévoç,  étranger.  Ce  mot  du  célèbre 
médecin  de  Montpellier  mérite  de  rester.  11  ramasse  en  lui 
toute  une  philosophie  de  la  vie  physiologique,  et,  par  exten- 
sion, de  la  vie  nationale.  C'est  ce  processus  de  défense  auquel 


PnEFATE  Xf.vii 

corps  politique,  comme  du  corps  humain. 
Quand  on  se  reporte,  en  pensée,  à  l'histoire 
des  grandes  convulsions  sociales,  on  est  frappé 
de  constater  qu'une  force  réparatrice  a  fonc- 
tionné, favorisée  certes  par  l'activité  de  tel 
ou  tel  individu,  et  pourtant  presque  indépen- 
dante de  cette  activité.  C'est  le  gouvernement 
d'Henri  IV  après  la  Réforme  et  la  Ligue,  c'est 
la  Restauration  après  tant  de  révolutions  et  de 
guerres.  La  ressemblance  entre  ces  crises  et 
celles  de  la  vie  physiologique  éclate  alors. 
Que  de  fois  j'en  ai  eu  l'évidence  en  lisant  cer- 
tains passages  des  grands  cliniciens,  celui-ci 
par  exemple,  que  j'emprunte  à  Trousseau  : 
«  Encore  une  fois,  messieurs,  n'oubliez  pas 
que,  dans  les  maladies  aiguës,  le  moment 
d'agir  passe  avec  rapidité  et  que  l'expectation 
trouve  bien  vite  son  opportunité  ;  et  tout  en 
convenant  que,  dans  les  maladies  chroniques, 

M.  le  docteur  Pierre  Bonnier  donne  aussi  le  nom  de  cliaphy- 
laxie  (Revue  scientifique  du  23  avril  1910). 


XLVIII  LA    BARRICADE 

l'intervention  active,  patiente,  renouvelée,  du 
médecin  est  longtemps  utile,  cependant,  dans 
ce  cas  encore,  il  faudra  quelquefois  fermer  la 
main  qui  était  pleine  de  remèdes,  et  attendre 
quelques  jours,  et  bien  souvent  alors  on  voit  se 
réveille)^  les  fonctions  normales  assoupies,  étouf- 
fées ou  dénaturées,  et  l'on  assiste  avec  bonheur 
aux  actes  puissants  de  ce  que  Ion  appelait,  sans 
trop  le  comprendre,  la  nature  médicatrice.  " 

C'est  un  effort  de  cette  nature  médicatrice 
que  j'ai  indiqué  au  quatrième  acte  de  la  Ba?-- 
ricade,  et  c'est  le  point  de  mon  tableau  clinique 
qui  me  semble  avoir  été  le  moins  compris.  Je 
rappellerai  en  peu  de  mots  ce  dénouement 
du  drame.  Le  patron  Breschard,  devant  l'at- 
taque de  ses  ouvriers  syndiqués,  s'est  décidé 
à  se  défendre.  Ses  collèg^ues  et  lui  ont  formé 
une  ligue  dont  l'attitude  énergique  a  brisé 
pour  un  temps  l'effort  de  leurs  adversaires. 
Breschard  a  compris  aussi,  à  la  lumière  des 
événements,  qu'il  avait  commis  une  faute  très 


PRÉFACE  XLix 

g^ravc  en  installant,  comme  il  avait  fait,  sa 
maîtresse  dans  sa  maison.  H  se  rend  compte 
qu'il  a  contracté  une  dette  d'honneur  vis-à-vis 
de  cette  fille  d'une  part,  et,  d'autre  part,  qu'il 
est  un  peu  responsable  des  égarements  aux- 
quels le  contremaître  Lang^ouët  s'est  laissé 
entraîner,  par  jalousie  pour  lui.  Il  essaie,  dans 
la  mesure  où  il  le  peut,  de  réparer  son  erreur. 
Il  s'arrange  pour  que  ces  deux  jeunes  gens  lui 
doivent  leur  établissement,  sans  le  savoir.  Le 
fils  de  Breschard,  Philippe,  a  reçu,  lui  aussi, 
la  leçon  des  faits.  Il  avait  adopté  toutes  les 
illusions  de  ces  bourgeois  naïfs  qui  croient 
qu'il  suffit  de  tendre  les  deux  mains  aux 
ouvriers  pour  résoudre  la  question  sociale. 
Les  scènes  de  grèves  auxquelles  il  a  assisté 
l'ont  éclairé.  Il  a  compris  qu'il  avait  des  devoirs 
de  classe  et  il  les  remplira.  Dans  l'un  et  dans 
l'autre  cas,  il  s'est  donc  fait  une  éducation 
par  la  défense.  C'est  là  un  de  ces  phénomènes 
réparateurs  qui  portent  la  marque  de  la  nature 


L  LA    BARRICADE 

médicatrice  :  l'énerg^ie  déployée  dans  l'attaque 
par  une  des  deux  classes  antag-onistes  créant 
chez  l'autre  un  réveil  correspondant  d'énergie. 
Ce  fait,  je  ne  l'ai  pas  imaginé  non  plus.  Je 
l'ai  constaté  chez  plusieurs  des  industriels 
auprès  de  qui  je  cherchais  des  documents. 
C'est  une  observation  encore  et  dont  j'ai  pu 
contrôler  l'exactitude  en  lisant  l'ouvrage  du 
plus  perspicace  des  théoriciens  du  syndica- 
lisme, M.  Georges  Sorel  :  les  Réflexions  sur  la 
violence.  On  a  beaucoup  cité  ce  livre  à  propos 
de  la  Barricade,  et  on  a  eu  raison.  Le  chapitre 
intitulé  la  Décadence  bourgeoise  cl  la  violence 
confirme  de  tous  points  non  pas  la  thèse  de 
ma  pièce,  —  encore  une  fois  elle  n'en  a  pas,  — 
mais  la  réalité  de  son  constat.  «  C'est  ici  »  , 
ose  écrire  M.  Georges  Sorel  qui  n'a  pas  plus 
que  moi  peur  des  idées,  «  c'est  ici  que  le  rôle 
de  la  violence  nous  apparaît  comme  singulière- 
ment g^rand  dans  l'histoire.  . .  pourvu  qu'elle  soit 
\ expression  brutale  ei  directe  de  la  lutte  de  classe  »  . 


PT.ÉFACE  Ll 

Et  il  soiilig^ne  ces  mots  :  «  Le  jour  où  les  patrons 
s'apercevront  qu'ils  n'ont  rien  à  gagfner  par 
les  œuvres  de  paix  sociale  ou  par  la  démocra- 
tie, ils  comprendront  qu'ils  ont  été  mal  con- 
seillés... Alors  il  y  a  quelque  chance  pour 
qu'ils  retrouvent  leur  ancienne  énerg^ie...  La 
violence  prolétarienne  les  enferme  dans  leur 
rôle  de  producteurs  et  tend  à  restaurer  la 
structure  des  classes,  au  fur  et  à  mesure  que 
celles-ci  semblaient  se  mêler  dans  le  marais 
démocratique...  Une  classe  ouvrière  grandis- 
sante et  solidement  organisée  peut  forcer  la 
classe  capitaliste  à  demeurer  ardente  dans  la 
lutte  industrielle.  En  face  d'une  bourgeoisie 
affamée  de  conquêtes  et  riche,  si  un  proléta- 
riat uni  et  révolutionnaire  se  dresse,  la  société 
capitaliste  atteindra  sa  perfection  historique.  » 
N'est-ce  pas  précisément  ce  que  dit  Breschard 
à  son  fils,  dans  le  quatrième  acte  de  la  Barri- 
cade? «  Non,  l'ouvrier  n'est  pas  une  brute, 
c'est  un  excitable  et  qu'il  faut  tenir.  C'est  notre 


LU  LA    BARRICADE 

fonction  à  nous,  les  dirigeants.  On  nous  don- 
nait ce  nom  autrefois.  Il  est  très  beau.  Remé- 
ritons-le,  en  étant  les  plus  forts.  C'est  la  pre- 
mière condition.  Les  classes  sociales  sont 
comme  les  nations.  Elles  n'ont  pas  le  droit  de 
conserver  ce  qu'elles  n'ont  plus  l'énergie  de 
défendre.  Soyons  donc  forts  et  défendons- 
nous.  . .  » 

J'ai  dit  que  ce  passage  de  ma  pièce  était 
celui  qui  avait  été  le  moins  compris.  On 
a  voulu  y  voir  une  apologie  de  la  répression 
brutale.  En  même  temps  que  les  Semaines  re- 
ligieuses m'adressaient  les  reproches  que  je 
vous  ai  dits,  les  journaux  radicaux  publiaient 
des  articles  intitulés  la  Barre  de  fer,  où  l'on 
m'endossait  le  propos  du  commissaire  de  po- 
lice que  je  vous  ai  rapporté.  C'était  moi  qui 
conseillais  aux  bourgeois  d'empoigner  des  ma- 
traques et  de  les  «  descendre  sur  la  gueule  » 
aux  ouvriers.  Cette  légende  se  répandait  un 
peu  partout,  et  je  recevais  lettres  sur  lettres. 


PRÉFACE  Lin 

d'ouvriers  syndicalistes,  m'outrageant  et  me 
défiant.  On  aura  l'idée  de  leur  ton  par  ce  pas- 
sage d'une   d'elles   pris  au  hasard  :    «  Votre 
appel  à  la  violence  bourgeoise,  quelle  farce! 
Écoutez  donc  nos  frères  les  flics,  cependant 
choisis,  émasculés  par  la  discipline.  Ils  ron- 
chonnent  déjà    et   vous   jugent.    Demain   ils 
seront  nos  instruments  comme  Samson,  bour- 
reau du  roi,  guillotinant  le  roi...  »  C'est  qu'il 
y  a  dans  le  discours  de  Breschard  le  mot  : 
force,  et  c'est  encore  une  traduction  à  faire. 
Pour  la  plupart  des  critiques,  aussi  simplistes 
sur  ce  point  que  mon  correspondant  de  fortune, 
dire  à  une  classe  :    «  Soyez  forts,  »    c'est  lui 
dire    "  Assommez.  »    Lui  dire  :    «  Défendez- 
vous,  »    c'est  appeler  les  gendarmes.  La  lutte 
sociale ,  c'est  pour  eux  la  lutte  à  coups  de  baïon- 
nettes. Qui  donc  a  écrit  :   «  On  peut  tout  faire 
avec  des  baïonnettes,  excepté  de  s'asseoir  des- 
sus? »  Et  encore  :   «  On  ne  tire  pas  des  coups 
de  fusil  aux  idées    »   C'est  faire  injure  à  des 


Liv  LA    BARRICADE 

gens  qui  savent  un  peu  d'histoire,  comme 
M.  Georgfes  Sorel,  et  j'ose  dire  comme  l'au- 
teur de  la  Barricade,  que  de  leur  supposer  une 
pareille  ig^norance  des  conditions  par  lesquelles 
une  classe  peut  durer  et  dominer.  Je  reprends 
les  termes  dont  M.  Sorel  s'est  servi  :  «  ...forcer 
la  classe  capitaliste  à  demeurer  ardente  dans 
la  lutte  industrielle.  "  C'est  de  nouveau  la  for- 
mule qu'emploie  Breschard  :  «  Nous,  les  diri- 
geants. On  nous  donnait  ce  nom  autrefois,  il 
est  très  beau.  Reméritons-le.  »  Ainsi  comprise, 
la  défense  sociale  ne  consiste  pas  uniquement 
à  rendre  coup  pour  coup,  à  répondre  par  la 
mitrailleuse  à  la  dynamite.  «  Faut-il  tuer  pour 
empêcher  qu'il  n'y  ait  des  méchants?  —  C'est 
en  faire  deux  au  lieu  d'un.  »  C'est  une  pensée 
de  Pascal.  Elle  est  d'une  application  saisissante 
ici.  A  la  barbarie  ouvrière  opposer  la  barbarie 
patronale,  ce  ne  serait  pas  un  procédé  de  la 
nature  médiatrice,  mais  de  la  nature  péjora- 
irice,  si  l'on  peut  dire.  Ces  dures  opérations  de 


PRÉFACE  LV 

salut  national  :  la  répression  de  Juin,  celle  de 
la  Commune,  ont  certes  leurs  heures.  Elles  peu- 
vent être  nécessaires.  Elles  peuvent  être  bien- 
faisantes. Elles  relèvent  de  la  chirurgie,  et 
l'intervention  chirurgicale  est  un  procédé  de 
guérison  dans  des  instants  de  crise,  elle  n'est 
pas  un  régime. 

Que  faut-il  donc  entendre  par  le  mot  :  ^ 
force,  quand  il  s'agit  d'une  classe  sociale? 
Tout  simplement  les  qualités  qui  la  consti- 
tuent comme  classe,  portées  à  leur  plus  haut 
degré.  L'intelligence  d'abord,  cette  supério- 
rité dans  la  culture,  qui  impose  le  respect 
même  aux  illettrés.  Inviter  la  bourgeoisie  à  se 
défendre,  c'est  l'inviter  à  développer  en  elle 
le  talent.  Le  prestige  d'un  patron  sur  ses  ou- 
vriers est  fait  surtout  de  sa  compétence  et  de 
son  assiduité.  Etre  les  plus  forts,  pour  les  pri- 
vilégiés de  la  fortune,  c'est  penser  plus  lucide- 
ment, et  c'est  vouloir  plus  nettement.  Le  tra- 
vail est  la  seconde  condition  de  la  force  d'une 


LVI  LA   BARRICADE 

classe.  Ceux  qui  peinent  de  leurs  bras  sont 
certes  disposés  à  méconnaître  l'effort  de  ceux 
qui  peinent  du  cerveau.  H  y  a  une  chose  qu'ils 
ne  méconnaissent  pas,  c'est  notre  oisiveté.  Le 
sentiment  qu'ils  éprouvent  à  comparer  leur 
propre  sort  et  le  nôtre  s'exaspère  jusqu'à  l'in- 
dig^nation,  quand  ils  voient  ceux  qu'ils  consi- 
dèrent comme  les  iniques  bénéficiaires  de  leur 
dur  labeur  mener  une  existence  d'inutiles, 
dans  un  loisir  occupé  à  quoi?  à  des  amuse- 
ments trop  souvent  dég^radés.  J'ai  reçu  beau- 
coup de  lettres  d'ouvriers  sur  la  Barricade. 
J'ai  trouvé  dans  toutes  la  même  note,  cette 
colère,  à  base  d'une  très  méprisable  envie, 
mais  trop  naturelle,  contre  ce  qu'une  de  ces 
épîtres  appelle  — vous  reconnaissez  la  phraséo- 
logie déclamatoire  de  leurs  journaux  —  «  les 
vices,  les  tares,  l'énervement  des  capitalistes 
dégénérés  qui  ne  se  défendent  que  par  l'in- 
compréhension d'une  partie  du  prolétariat 
trahissant   ses    frères.    »    C'est   une    faiblesse 


PREFACE  LVII 

pour  une  classe  privilég^lée,  qu'une  partie  de 
ses  membres  puisse  mériter  ces  reproches.  C'est 
une  force  au  contraire,  pour  elle,  d'avoir  des 
mœurs.  Breschard  a  raison  quand  il  se  repent 
du  scandale  qu'il  a  donné.  Les  vertus  de  famille 
sont  des  énergies  de  classe,  comme  aussi  les 
vertus  civiques.  Se  défendre,  pour  une  classe, 
c'est  encore  montrer  une  entente  sagace  des 
intérêts  de  la  collectivité.  Si  tous  les  Breschard 
avaient,  depuis  cent  vingt  ans,  connu  et  pra- 
tiqué la  vérité  politique,  ils  n'en  seraient  point 
à  s'écrier,  quand  sonne  l'heure  du  danger  :  «  Il 
y  a  pourtant  une  police,  un  gouvernement,  » 
et  à  s'entendre  répondre  :  a  Si  peu!  »  Se  dé- 
fendre, pour  une  classe,  c'est  aussi  manœuvrer 
les  passions  de  la  classe  adverse,  et  désarmer 
celles  qui  peuvent  être  désarmées.  L'aristo- 
cratie anglaise  a  duré,  parce  qu'elle  a  su  accep- 
ter, comme  un  des  éléments  de  son  recrute- 
ment, l'ambition  des  membres  les  mieux  doués 
de  la  classe  moyenne.  Si  la  bourgeoisie  fran- 


Lvm  LA    BARRICADE 

çaise  avait  devancé  certaines  revendications  de 
la  classe  ouvrière,  en  étudiant  de  près  la  situa- 
tion vraie  de  celle-ci,  elle  serait  aujourd'hui 
en  meilleure  posture,  et  surtout  si  elle  avait 
maintenu,  autour  de  ceux  dont  le  déchaîne- 
ment la  menace  aujourd'hui,  une  autre  atmos- 
phère d'idées.  Les  historiens  de  l'avenir  n'en 
reviendront  pas  de  constater  qu'elle  ait  pu 
avoir,  au  service  de  la  stabilité  morale  du 
pays,  un  outil  aussi  efficace  que  les  Congré- 
gations religieuses  et  qu'elle  l'ait  volontaire- 
ment brisé.  Être  la  plus  forte,  enfin,  pour  une 
classe,  c'est  intéresser  la  classe  adverse,  mal- 
gré elle,  à  la  durée  de  ce  qui  est,  par  cet 
accroissement  constant  du  bien-être  général 
que  procure  une  bonne  gestion  des  affaires 
publiques  et  privées.  Cette  gestion  peut  être 
dure.  Elle  se  doit  d'être  utile  et  que  tous  le 
sentent.  Nous  sommes  loin  de  la  théorie  de 
la  barre  de  fer  et  de  l'appel  aux  «  flics  »  . 
Nous  sommes  loin  aussi  de  l'optimisme  béat  et* 


PRÉFACE  Lix 

de  riiumanitarisme  aveuli.  Cette  édiicatioiL^ai' 
la  résistance,  dont  M.  Georges  Sorel  a  signalé 
la  possibilité  et  que  j'ai  essayé  de  montrer 
dans  la  Barricade,  ne  saurait  s'accomplir 
qu'avec  un  triple  sentiment,  celui  des  de- 
voirs de  la  classe  à  laquelle  nous  appartenons, 
mais  aussi  celui  de  ses  droits,  et  celui  de  l'im- 
placable hostilité  de  la  classe  qui  veut  dépos- 
séder la  nôtre.  Il  y  faut  ce  mâle  sursaut 
que  la  bataille  éveille  dans  les  races  encore 
capables  de  vaincre.  Taine  a  écrit  sur  les 
armées  de  la  Révolution  cette  phrase  pro- 
fonde :  "  Elles  furent  ramenées  au  sens 
commun  par  la  présence  du  dang^er.  »  C'est 
cette_sensation  du  danger  présent  que  j'au- 
rais voulu  donner  dans  la  Barricade,  sûr, 
si  j'avais  pu  y  réussir,  d'avoir  servi  utile- 
ment ma  classe  et  par  conséquent  mon  pays. 
Il  m'eut  été  facile,  comme  tant  d'autres, 
de  me  procurer  le  succès  qu'obtiendra  tou- 
jours   une    étude    sociale    traitée    avec    des 


LX  LA    BARRICADE 

idées  généreuses.  Mais  la  sociolog^ie  est  une 
science,  et,  en  science,  je  ne  connais  pas 
d'idées  généreuses.  Je  ne  connais  que  des 
idées  vraies  ou  fausses.  Il  ne  vaudrait  pas 
la  peine  d'écrire  si  ce  n'était  pas  pour 
énoncer  les  idées  que  Ton  croit,  que  l'on  sait 
vraies. 

Février  1910. 


ACTE  PREMIER 

LE    SABOTAGE 


Le  théâtre  représente  la  salle  d'exposition  d'un  grand  ébé- 
niste d'art,  dans  un  vieil  hôtel  du  Marais,  à  Paris. 


SCENE   PREMIÈRE 

LANGOUET,  BURLE,  GARRIGUE 

Burle  et  Garrigue,  au  lever  du  rideau,  entrent 
en  portant  un  secrétaire  enveloppé  d' une  espèce  de 
carton-toile. 

GARR[GUE 

Faut-11  développer  le  secrétaire,  Lang^ouët? 

LANGOUET 

Non,  Garrigue...  Hé!  Là-bas!  Plus  douce- 
ment ! . . . 

GARRIGUE 

Quand  on  lui  ficherait  quelques  gênions,  le 
beau  malheur  !  Je  suis  pour  le  sabotag^e,  moi, 
partout  et  toujours.  P'ailleurs,  nous  n'y  cou- 


4  LA    lîAUUICADE 

perons  pas.  Bonneville  retourne  le  secrétaire. 
Il  a  débiné  notre  truc,  la  canaille. 

BURLE 

Non.  Mais  je  voudrais  voir  la  tête  du  singe 
quand  l'autre  lui  dira  :  «Ah  çà  !  Vous  me  pre- 
nez pour  une  poire,  monsieur  Breschard?  » 

LANGOUET 

Vous  serez  donc  toujours  de  grands  gosses?. . . 
Dans  le  sabotage,  toi.  Garrigue,  tu  ne  vois  que 
de  laçasse,  toi,  Buile,  que  de  la  rigolade?... 
BURLE,  achevant  de  poser  le  meuble  et  le  calant. 
Qu'est-ce  que  tu  y  vois,  alors,  toi? 

LANGOUET 

De  la  guerre. 

GARRIGUE 

j     11  n'y  a  donc  pas  de  la  casse  à  la  guerre,  et 
/de  la  riche? 

LANGOUET 

Oui^  mai^  de  la  casse  utile.  Quelle  a  été 
notre  idée,  en  gâchant  les  tiroirs?  Accrocher 
Breschard  dans  une  affaire.    Et  il  va  l'être, 


LA    BARRICADE  5 

accroché  ! ...  Et  autre  chose  encore. . .  Le  cHent 
n'est  pas  content.  Et  Breschard,  non  plus,  ne  le 
sera  pas,  content...  Ça,  c'est  un  coup  voulu, 
réfléchi,  comhiné.  Il  faut  que  notre  exploiteur 
le  sente,  et  que  nous  ne  sommes  ni  des 
apaches,  ni  des  gamins,  mais  des  conscients, 
et  qui  en  ont  assez  de  turbiner  dix  heures  par 
jour,  pour  l'engraisser. 

GARRIGUE 

Bien  sûr,  ce  n'est  pas  en  trimant  de  ses  bras, 
mais  des  nôtres,  que  le  petit  bonhomme  du 
Marais  est  devenu  le  gros  patron  de  la  rue 
Charles-V. 

BURLE 

Et  qu'il  habite  l'hôtel  d'un  duc!...  Ah! 
malheur  ! 

LANGODET 

On  l'a  chassé  en  89,  le  duc.  Il  faudra  bien 
qu'il  sorte  aussi,  celui-là!  Cette  grève.. 

GARRIGUE 

N'en  jette  plus,  Langouët,  Louise  Mairet... 


6  LA    BARRICADE 

BURLE 

La  Louis  XV  à  Breschard?. . .  Je  me  tire.  Elle 
me  dég^oùle  trop. 

GARRIGUE 

Si  ce  n'était  que  sa  Louis  XV,  c'est  sa  casse- 
role. Elle  vient  pour  nous  moucharder.  Au 
bouleau. 

Bas  entre  eux  en  s'en  allant. 

BURLE 

Ce  qu'elle  lui  court  après,  la  garce' 

GARRIGUE 

Tu  sais  qu'on  dit  qu'il  l'a... 

BURLE 

Lui?  G' te  bêtise! ... 

GARRIGUE 

Parfaitement. 
Ils  sortent. 


LA    BARRICADE 


SCENE  II 

LANGOUET,  LOUISE  MAIRET  , 

Louise  est  entrée  au  moment  où  Langouët 
disait  :  «  Qu'il  sorte  aussi,  celui-là  !  »  Elle  à 
entendu  la  réplique  de  Garrigue,  elle  a  Jaii  un 
geste.  Puis,  comme  si  de  rien  n  était,  elle  est 
allée  vers  un  fauteuil  comparer  à  la  tapisserie  un 
morceau  d'une  autre  tapisserie  au  elle  tient  à  la 
main.  Elle  s'est  relevée,  a  paru  hésiter;  elle 
marche  vers  Langouët . 

LOUISE 

Langouët? 

LANGOUET,  rudement. 
Quoi? 

LOUISE 

Je  voudrais  vous  demander  quelque  chose... 

LANGOUET 

Je  n'ai  pas  le  temps. 


8  LA    BARRICADE 

LOUISE 

Qu'est-ce  que  vous  pensez  de  ce  morceau 


de  tap 


isserie?. 


LANGOUET 

La  tapisserie?...  Ce  n'est  pas  mon  affaire. 
Je  ne  m'y  connais  qu'en  bois. 
Il  va  pour  sortir. 

LOUISE 

Non,  Langouët,  ne  vous  en  allez  pas.  J'ai 
entendu  Garrigue.  Il  a  dit  que  je  venais  pour 
vous  espionner...  et  vous  l'avez  laissé  dire. 

LANGOUET 

Je  suis  contremaître  pour  surveiller  le  tra- 
vail, pas  les  langfues. 

LOUISE 

Mais  vous  êtes  juste,  Langouët.  C'est  votre 
passion,  la  justice,  et,  puisque  vous  avez  laissé 
parler  Garrigue  sans  protester,  c'est  que  vous 
pensez  comme  lui. 

LANGOUET 

Je  n'ai  pas  à  vous  répondre. 


LA    BARRICADE  9 

LOUISE 
Eh  bien,  moi,  je  veux  vous  avoir  prouvé 
que  ce  n'est  pas  vrai.  Mme  Derivière  nous  a 
apporté  cette  tapisserie.  J'ai  cru  reconnaître 
le  motif  du  Beauvais  d'un  fauteuil  qui  est  ici. 
Je  suis  venue  pour  comparer... 

LANGOUET 

C'est  à  Garrigue  qu'ilfallait  raconter  tout  ça. 

LOUISE 

Garrigue?  Hé!  Je  m'en  moque  bien,  de  ce 
qu'il  dit  et  de  ce  qu'il  pense!  Ce  n'est  pas  la 
première  fois  que  j'entends  de  lui  et  des  autres 
de  ces  mots  qui  me  blessent,  et  je  ne  réponds 
pas,  quoique  ce  soit  abominable  d'attaquer  une 
camarade  qui  ne  vous  a  jamais  rien  fait, 
rien,  rien! 

LANGOUET 

Ils  sont  d'un  côté  de  la  barricade.  Ils  tirent 
sur  ceux  qui  sont  de  l'autre. 

LOUISE 

De  l'autre  côté?,.,  je  ne  suis  donc  pas  une 


10  LA    BARRICADE 

ouvrière  comme  eux?.,.  Fille  d'ouvriers, 
comme  eux?...  Mais,  mon  métier,  c'est  le 
vôtre,  Langouët. . .  Vous  surveillez  l'atelier  du 
meuble,  moi,  celui  de  la  tapisserie...  J'ai  tou- 
jours essayé  d'être  juste  pour  mes  camarades, 
comme  vous  pour  les  vôtres.  Et  la  preuve, 
c'est  que,  malgré  vos  façons  si  dures  de  me 
traiter,  oui,  si  dures,  je  continue  de  vous 
parler,  parce  que  j'ai  quelque  chose  à  vous 
demander  pour  mes  ouvrières. 

LANGOUET 

Je  n'ai  rien  à  faire  avec  votre  atelier, 

LOUISE 

Si,  Langouët.  Regardez-moi  en  face.  Je 
vous  jure  que  je  n'ai  pas  d'arrière-pensée,  pas 
la  moindre...  Me  croyez-vous? 

LANGOUET 

Dites-moi  ce  que  vous  avez  à  me  dire,  et 
vite. 

LOUISE 

La  grève  générale  des  ébénistes  est  décidée. 


LA    BARRICADE  11 

Vous  savez  que  les  ouvriers  de  la  maison  Bres- 
chard  ne  se  sont  pas  prononcés.  Ils  feront  ce 
que  vous  leur  direz,  vous,  et  les  ouvrières  les 
suivront...  Quand  les  chefs  du  syndicat  vous 
demanderont  de  nous  faire  mettre  en  g^rève, 
je  viens  vous  supplier. . . 

LANGOUET 

Je  comprends.  Vous  avez  peur  qu'en  ce 
moment,  avec  cette  grosse  commande  de 
l'Américain,  s'il  y  a  interruption  dans  le  tra- 
vail, les  intérêts  de  Breschard  ne  souffrent. 

LOUISE 

Il  ne  s'agit  pas  des  intérêts  de  M.  Breschard, 
Langouët.  Il  s'agit  de  Jeanne  Lormière,  qui 
a  deux  enfants  à  nourrir,  et  qui  a  perdu  son 
homme  ;  de  Marie  Charmoy,  qui  est  si  jolie  et 
qui  aime  tant  la  toilette.  Vous  voulez  donc 
qu'elle  se  laisse  aller  et  qu'elle  devienne  une 
fille  entretenue  ?. . .  Pourquoi  me  regardez-vous 
ainsi  ?  J'ai  le  droit  de  vous  dire  cela,  parce  que 
je  vis  de  mon  travail,  moi...  Il  s'agit  de  Lucie 


12  LA    BARRICADE 

Berger,  qui  boit.  Nous  lui  faisons  honte,  et 
nous  la  retenons.  Que  la  grève  arrive  et  c'est 
le  marchand  de  vin  tout  le  long  du  jour...  En 
voilà  trois  sur  les  huit  qui  sont  à  l'atelier.  Je 
pourrais  vous  en  dire  autant  des  cinq  autres. 
Pensez  à  elles,  Langouët,  et  pensez  à  vos 
hommes  aussi,  quand  le  syndicat  demandera 
la  grève. 

LANGOUET 

Voilà  tout  ce  que  vous  aviez  à  me  dire? 

LOUISE 

Oui. 

LANGOUET 

Eh  bien!  Je  vous  ai  écoutée  parce  que  je 
suis  un  bon  garçon.  Adieu. 

LOUISE 

Adieu,  Langouët,    mais  cela  ne   vous    res- 
semble pas  de  traiter  une  pauvre  fille  comme 
vous  me  traitez. 
LANGOUET,  il  revient,  la  regarde,  puis  avec  effort. 

Vous  avez  raison.  Il  faut  toujours  tout  dire 


LA    BARRICADE  13 

de  ce  qui  peut  éclairer  les  consciences.  (Rude- 
ment.)  Vous  parlez  du  syndicat.  Savez-vous 
seulement  ce  que  c'est  que  le  syndicat? 

LOUISE 

C'est  une  association  et  qui  ne  devrait  s'oc- 
cuper que  de  ceux  qui  en  font  partie. 

LANGOUET 

Oui,  si  la  classe  ouvrière  était  libre.  Elle  ne 
l'est  pas.    Dans  la   société    présente,   elle  est 
esclave.  On  est  esclave,  quand  on  n'a  que  ses 
bras  pour  vivre,  et  qu'on  traite  avec  un  em- 
ployeur qui   possède  un   capital.    Il  peut  at- 
tendre et  mang^er,  avec  son  capital.  L'ouvrier, 
lui,  ne  peut  pas  attendre.  S'il  ne  travaille  pas, 
il  ne  peut  pas  manger,  et  il  faut  mang^er  tous 
les  jours.    La  lutte  est  trop  inégale.   Pour  y 
remédier,  on  a  fondé  les  syndicats.  Ceux  qui 
n'en  sont  pas  doivent  marcher  avec  eux  tout 
de  même.  A  la  force  de  l'argent,  l'ouvrier  ne 
peut  opposer  qu'une  force,  celle  du  nombre  et 
de  la  discipline. 


14  LA    BARRICADE 

LOUISE 

Si  cette  force  m'écrase,  à  quoi  me  sert-elle? 
Si  mes  ouvrières  se  trouvent  mieux  de  traiter 
directement  avec  le  patron,  et  pas  seulement 
elles,  mais  quarante  de  vos  hommes  peut-être 
sur  quarante-cinq,  je  vous  le  demande,  est-il 
juste  de  les  entraîner  dans  une  grève  qu'ils  ne 
voudraient  pas,  ni  elles,  ni  eux,  s'ils  étaient 
seuls?  Car,  enfin,  nous  ne  sommes  pas 
malheureux,  ici,  Lançouët? 

LANGOUET 

Vous  voyez  bien  que  vous  êtes  de  l'autre  côté 
de  la  barricade.  Et  la  solidarité,  qu'en  faites- 
vous  ? 

LOUISE 

Si  je  n'y  croyais  pas,  est-ce  que  je  vous 
aurais  parlé  comme  je  viens  de  vous  parler? 
Ce  n'est  pas  pour  moi  que  j'ai  peur  de  cette 
grève. 

LANGOUET 

Oh  !  vous  ! . . .  Et  vous  appelez  ça  de  la  soli" 


LA    BARRICADE  15 

darité?...  Non.  Être  solidaires,  c'est  souffrir 
ensemble,  pour  que  notre  classe  tout  entière 
triomphe  un  jour.  Jeanne  Lormière,  Marie 
Charmoy,  Lucie  Berg^er,  sont  des  soldats  dans 
une  bataille.  Dans  toute  bataille,  il  y  a  des  sol- 
dats qui  tombent  et  qui  ne  verront  pas  la  vic- 
toire. Si  elles  ne  pensent  pas  ainsi,  elles  ne 
sont  pas  sous  notre  drapeau.  Et  alors,  tant  pis 
pour  elles!...  Et  puis,  si  la  g^rève  éclate,  et 
qu'elles  souffrent,  prenez-vous-en,  elles  et 
vous,  au  patron.  Qu'il  cède,  il  aura  un  peu  de 
luxe  en  moins .  Voilà  tout  !  —  Le  luxe  des  capi- 
talistes, je  le  hais.  C'est  de  la  corruption  pour 
celui  qui  en  jouit,  et  du  martyre  pour  ceux 
qu'il  exploite,  ou  de  la  corruption  aussi,  et 
c'est  pire.  (Il  insiste  en  regardant  Louise.)  Et 
maintenant,  vous  pouvez  aller  répéter  ce  que 
je  vous  ai  dit... 

LOUISE 

Ah  !    Langfouët  ! . . ,  Vous   me  croyez   capa- 
ble?,,. 


16  LA    BARRICADE 

LANGODET,  douloureusemeni . 
Tant  mieux,  si  vous  n'en  êtes  pas  capable, 
tant  mieux!...  Et  alors,  tâchez  de  vous  rap- 
peler mes  paroles  :  il  y  a  la  guerre  entre  les 
classes,  et  la  guerre  à  outrance,  tant  qu'il  y 
aura  des  classes. 


SCENE  m 

LES  MÊMES,  PHILIPPE,  BRESCHARD 

Philii>j)e  est  entré  pendant  que  Langouè't  pronon- 
çait sa  dernière  phrase .  Il  l'a  laissé  parler.  Puis, 
lui  inettanl  la  main  sur  l'épaule. 

PHILIPPE 

Ne  le  croyez  pas,  Louise,  il  se  calomnie  lui- 
même,  et  la  preuve  qu'il  ne  pense  pas  cela, 
c'est  que  nous  sommes  une  paire  d'amis,  lui  le 
contremaître  de  papa,  et  moi  le  fils  de  son 
patron...  Et  depuis  combien  de  temps?  J'avais 


LA    BARRICADE  17 

douze    ans    quand  il    est    entré    ici,    comme 
apprenti  du  père  Gaucherond.  J'en  ai  vinçt- 
quatre.  (Riani.J  Ça  fait  une  paye,  ça... 
LA^'GOUET,  bourru. 
Tu  ne  sais  pas  seulement  de  quoi  nous  par- 
lions, Louise  Mairet  et  moi. 

PHILIPPE 

Vous  discutez  sur  cette  éternelle  question 
des  rapports  entre  ouvriers  et  bourgeois,  qui 
sera  toute  résolue  quand  les  bourgeois  senti- 
ront, ce  que  je  sens  si  bien,  mol,  que  le  patro- 
nat doit  être  une  association  de  l'employeur  et 
de  l'employé.  Il  en  est  de  la  guerre  des  classes 
comme  de  toutes  les  autres.  De  la  bonne  vo- 
lonté de  part  et  d'autre,  et  l'on  s'aperçoit  qu'il 
n'y  au  fond  qu'un  malentendu,  et,  le  plus  sou- 
vent, dans  les  mots...  Ah!  les  mots!  les  mots! 
Les  ouvriers?  Les  bourgeois?  Les  classes? 
Qu'est-ce  que  cela  signifie?  Je  suis  bien  socia- 
liste, moi,  quoique  j'aie  reçu  une  éducation 
bourgeoise. 


18  LA    BARRICADE 

LOUISE 

Mais  vous  n'admettez  pas,  comme  lui,  mon- 
sieur Philippe,  que  les  syndicats  déclarent  des 
grèves  qui  bouleversent  toute  une  industrie  et 
ruinent  des  centaines  de  gens,  ni  qu'ils  m'em- 
pêchent de  travailler,  moi,  si  j'ai  envie  et  be- 
soin de  le  faire? 

PHILIPPE 

La  faute  en  est  à  ceux  qui  acculent  les 
ouvriers  à  ces  procédés. 

LANGOUET 

Je  ne  disais  pas  autre  chose.  Mais  le  bouleau 
me  réclame.. .  D'ailleurs,  on  vient,  et  je  ne  suis 
pas  en  tenue. 

//  va  pour  sortir,  pendant  qjie  Mme  Derivière  et 
Cécile  Tardieu  entrent. 

PHIUPPE 

Ce  n'est  que  ma  sœur,  avec  Mlle  Tardieu. 
Langouët  sort. 


LA    BARRICADE  19 


SCÈNE  IV 

PHILIPPE,  LOUISE,  ALINE  DERIVIÈRE, 
CÉCILE  TARDIEU 


ALINE 

Bonjour,  frérot...  Ah!  c'est  vous,  Louise... 
Contente  de  vous  voir...  C'est  mon  Beauvais? 
(Elle  désigne  le  morceau  de  tapisserie  que  Louise 
a  gardé  à  la  main.)  Faux,  n'est-ce  pas?...  J'ai 
été  roulée. 

LOUISE 

Tout  ce  qu'il  y  a  déplus  vrai,  madame  Deri- 
vière. 

CÉCILE 

Tu  en  as  une  chance? 

ALINE 

Une  demi  toujours.  Jamais  le  numéro  plein. 
Je  me  suis  méfiée.  Je  n'ai  acheté  qu'un  mor- 
ceau, les  autres  seront  partis. 


20  LA    BARRICADE 

LOUISE 

Les  autres?  Combien? 

ALINE 

Encore  trois  fauteuils  et  un  canapé. 

LOUISE 

Mais  c'était  une  partie  des  Amusements 
champêtres,  d'après  Boucher,  tout  simple- 
ment!... Tenez,  madame...  Voici  votre  mor- 
ceau et  voici  une  bergère  que  M.  Breschard  a 
fait  copier  l'année  dernière,  sur  une  pièce  de 
l'ancienne  collection  Hamilton.  Comparez. 

AUNE 

J'y  retourne  alors...  Pourvu  que  le  mar- 
chand n'ait  pas  déjà  bazardé  le  lot?...  Com- 
ment ne  savait-il  pas  ce  que  ça  valait,  en  1910? 

LOUISE 

Les  plus  habiles  s'y  trompent,  et  sales  comme 
elles  sont,  à  en  juger  par  ce  morceau,  si  mal 
réparées  !  On  les  a  tuées. . .  Courez-y,  madame 
Derivière.  Voulez-vous  que  j'aille  avec  vous? 
Je  ne  suis  pas  trop  pressée  en  ce  moment. 


LA   liARRICADE  21 

AUNE 

Courez  mettre  un  chapeau.  J'ai  mon  auto- 
mobile en  bas.  Nous  serons  revenues  dans  une 
demi-heure.  (Louise  sort.  A  son  frère  en  tirant 
une  brochure  rouge  de  son  manchon.)  Tu  recon- 
nais ca,  toi?...  Tu  avais  bien  besoin  d'écrire 
cet  absurde  article  dans  cette  absurde  revue  : 
les  Instituteurs  et  le  Syndicalisme!...  Je  te  de- 
mande  un   peu!     En    quoi    cette    histoire-là 
regarde-t-elleM.  Philippe Breschard,  filsetsuc- 
cesseurde  M.  Breschard,  gfrand  ébéniste  d'art, 
surtout  quand  M.  Philippe  Breschard  aspire  à 
la  main  de  Mlle  Tardieu,  fille  d'un  orfèvre- 
maroquinier,   que   le  syndicalisme   ruinerait, 
comme  M.  Breschard  d'ailleurs?...  Non!  mais 
quelle  gaffe!  Et  dire  que  ces  quelques  pages 
vont  peut-être  faire  manquer  ton  mariage  ! 

PHILIPPE 

M.  Tardieu  les  a  lues?  Il  t'en  a  parlé? 

ALINE 

Demande  à  Cécile  de  te  raconter... 


22  LA    IJARUICADE 

CÉCILE 

C'est  ma  faule.  Au  lieu  de  garder  la  bro- 
chure dans  ma  chambre,  je  l'avais  prise  avec 
moi,  dans  le  bureau  de  papa,  où  nous  passons 
nos  soirées,  depuis  la  mort  de  ma  pauvre 
maman.  D'habitude,  il  s'occupe  à  ses  dessins, 
à  ses  documents.  Aussi,  j'ai  été  bien  étonnée 
quand  il  m'a  demandé,  tout  d'un  coup  : 
«  Qu'est-ce  que  tu  lis  avec  tant  d'attention?  » 
J'ai  dû  rougir,  car  il  a  insisté  :  <>  Donne-moi 
cette  revue?  »  il  la  prend,  regarde  le  sommaire 
et,  d'une  voix  que  je  lui  connais  si  bien,  sa  voix 
blanche,  il  me  demande  :  »  C'est  Philippe  qui 
t'a  envoyé  ce  numéro?  Tu  le  vois  souvent  chez 
sa  sœur?  »  «  Oui,  souvent.  «  Il  insiste  :  «  Très 
souvent?"  Moi  :  «Très  souvent.  »  Puis,  rien. 
Le  reste  de  la  soirée  s'est  passé  comme  à  l'or- 
dinaire. Seulement,  ce  matin,  au  premier  déjeu- 
ner, il  m'a  dit  :  «  J 'ai  une  bonne  nouvelle  à  t'an- 
noncer.  J'ai  un  peu  de  temps  devant  moi.  J'en 
profite  pour  t'emmenerà  Florence  et  à  Rome.  « 


LA    BARRICADE  23 

PHILIPPE 

Vous  partez? 

ALINE 

Oui,  elle  part.  Voilà  le  beau  résultat  de  ton 
socialisme,  à  toi,  et  (se  retour nant  vers  Cécile) 
(le  ses  giries  à  elle. 

CKCILE 

Comment? 

ALINE 

Mais  oui.  J'appelle  ça  des  g^iries,  moi,  ces 
éternels  reculs  devant  ce  qui  doit  être  et  que 
l'on  désire.  Tu  aimes  Philippe  et  Philippe 
t'aime.  Voilà  le  fait. 

CÉCILE 

Tu  n'as  pas  le  droit,  Aline... 

AUNE 

Tu  ne  l'aimes  pas?  Alors,  pourquoi  avais-tu 
des  larmes  dans  les  yeux  en  m'annonçant  ce 
départ? 

PHIUPPE 

Oh!  Cécile,  ce  serait  vrai?... 


24  LA    BARRICADE 

ALINE 

Oui,  c'est  vrai,  et  c'est  vrai  aussi  qu'il  faut 
que  cette  équivoque  finisse.  fA  Cécile.)  Tu  m'as 
raconté,  il  y  a  deux  mois,  quand  je  vous  ai 
surpris  à  la  campag^ne,  en  tète-à-tète,  et  si 
troublés,  qu'il  t'avait  dit  qu'il  t'aimait,  et  que, 
toi,  tu  hésitais,  que  tu  voulais  t' éprouver,  que 
tu  n'étais  pas  sûre  de  tes  sentiments. . .  Tu  vois 
où  ça  mène,  ces  enfantillages?  Si  tu  lui  avais 
répondu,  simplement  :  «  Moi  aussi,  je  vous 
aime  »  .  —  Puisque  c'était  vrai  !  —  a  Demandez 
ma  main  à  mon  père  »  ,  vous  seriez  fiancés.  Il 
n'aurait  pas  écrit  cet  imbécile  article,  et  ton 
père  ne  t'emmènerait  pas. 
cécile[ 

Mais  tu  sais  bien  que  j'allais  le  lui  dire,  ces 
jours-ci,  de  demander  ma  main  à  mon  père... 
(Se  retournant  vers  Philippe  et  tout  émue.)  Et... 
je  le  lui  dis. 

PHILIPPE,  dans  un  élan. 

Ah  !  Cécile  ! 


LA   BARRICADE  «5 

ALINE 

A  la  bonne  heure!  Je  vais  passer  deux  jours 
à  la  campag^ne.  Quand  je  reviendrai,  je  veux 
vous  trouver    fiancés.    fA  Philippe.)  Tout  de 

même,  je  ne  peux  pas  croire  que  Tardieu  te 
tienne  rigueur  pour  ces  dix  enfantines  pages. 
Surtout  quand  il  saura  que  Cécile  t'aime.  (A 
Cécile.)  Mais  auras-tu  le  courage,  toi,  de  le  lui 
dire,  à  ton  père,  que  tu  aimes  Philippe,  et  que 
tu  mourras  fille,  si  tu  ne  l'épouses  pas?  (Rieuse 
et  prenant  les  mains  de  Cécile  et  de  son  frère.) 
Voyons,  dis-le,  que  nous  voyions  comment  tu 
sauras  le  dire?  Dis-le-lui. . .  à  moi. . . 

CÉCILE,  d'abord  rieuse,  puis  grave. 
J'aime  Philippe,  et,  si  je  ne  l'épouse  pas,  je 
mourrai  fille. 

ALINE 

Et  toi,  Philippe? 

PHIUPPE 

Moi?...  J'aime  Cécile,  et... 

ALINE 

Et  je  ne  suis  plus  socialiste.  Allons,  dis-le. 


26  LA    BARIUGADE 

PHILIPPE 

Ah!  pour  ça! ... 

CÉCILE,  se  dégageant. 
Mon  Dieu  !  Mon  père  ! 


SCENE  V 

LES  MÊMES,  TARDIEU,  puis  LOUISE  MAIRET 

TARDIEU,  très  froid. 
Bonjour,  madame  Derivière.  Bonjour,  Phi- 
lippe. fA  Mme  Derivière  et  à  Cécile. J  Vous  êtes 
en  avance.  Vous  n'êtes  donc  pas  allées  à  cette 
exposition?  Il  y  a  longtemps  que  vous  êtes  ici? 

ALINE 

Cinq  minutes.  Nous  l'avons  g^alopée,  l'ex- 
position. J'avais  besoin  de  voir  une  des 
ouvrières  de  la  maison.  J'ai  trouvé  une  occa- 
sion extraordinaire  de  Beauvais.  Cécile  vous 
racontera,   f Entre   Louise  Mairet  en  chapeau.) 


LA   BARRICADE  27 

Ah!  VOUS  êtes  prête,  mademoiselle  Mairet? 
Tardieu,  vous  m'excusez.  (Embrassant  Cécile.) 
Au  revoir,  chérie.  (Bas.)  Du  courage...  Bon- 
jour, frérot.  Passez,  mademoiselle  Mairet.  (Bas 
à  P/iilifjpe  .JYdiS-y  j  et  tout  de  suite,  toutde  suite. 
Elle  sort  avec  Louise. 

TARDIEU  à  sa  fille. 
Nous  allons  rentrer  aussi.  Adieu,  Philippe. 

PHILIPPE,  très  nerveux  et  avec  un  effoi-t. 
Monsieur  Tardieu,  je  ne  voudrais  pas  vous 
laisser  partir  sans  vous  avoir  demandé  de  me 
fixer  un  rendez-vous...  aujourd'hui  même. 
J'ai  à  vous  entretenir  d'une  chose  extrêmement 
importante. 

TARDIEU 

Pourquoi  pas  tout  de  suite  alors  ?  (Tirant  sa 
montre.)  Il  est  onze  heures  et  demie,  nous 
déjeunons  à  midi  un  quart.  Nous  avons  tout  le 
temps.  Votre  père  n'est  pas  là? 

PHILIPPE 

Non,  monsieur  Tardieu. 


28  LA    BARRICADE 

TARDIEU 

Alors,  Cécile  peut  m'attendre  dans  son  bu- 
reau, les  quelques  minutes  que  nous  avons  à 
causer  ensemble...  (A  sa  fille.)  Laisse-nous, 
mon  enfant...  Va. 

Il  V embrasse  au  front.  Elle  hésite,  puis  elle 
sort. 


SCÈNE  VI 

TARDIEU,   PHILIPPE 

TARDIEU,  revenant  vers  Philippe. 
Ce    n'est    pas   bien,   Philippe,   vous    m'en- 
tendez. Ce  n'est  pas  bien. 

PHILIPPE 

Mais,  monsieur  Tardieu,  je  vous  assure... 

TARDIEU 

Que  vous  n'avez  jamais  rien  dit  à  ma  fille 
que  vous  ne  soyez  prêt  à  me  répéter?  Je  le 
sais.  Et  je  sais  aussi  que  vous  lui  faites  la  cour, 


LA    BARRICADE  29 

depuis  longtemps,  en  abusant  de  l'intimité 
où  je  la  laisse  vivre  avec  votre  sœur.  Vous  lui 
avez  donné  rendez-vous  ici,  tout  à  l'heure,  et, 
ce  que  vous  avez  à  me  dire,  je  le  sais  comme 
le  reste  :  vous  allez  me  demander  sa  main.  Et, 
elle,  vous  l'en  avez  prévenue.  Est-ce  vrai? 

PHILIPPE 

C'est  vrai. 

TARDIEU 

Et  vous  ne  comprenez  pas  qu'un  homme 
scrupuleux,  vous  l'êtes  pourtant,  n'a  pas  le 
droit  de  se  conduire  ainsi  ?  Quand  il  s'ag^it  d' un 
maria^je,  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien  les 
parents  doivent  y  consentir.  Alors  pourquoi 
ne  pas  leur  parler  d'abord?  Ou  bien  ils  n'y 
consentiront  pas.  Alors,  ce  n'est  pas  bien,  je 
A'ous  le  répète,  de  troubler  un  jeune  cœur,  de 
lui  g^âter  toute  sa  vie  peut-être ,  et  cela  pour  rien . 
PHILIPPE 

Vous  avez  raison,  monsieur  Tardieu.  Mais 
je    n'ai    pas   tant    réfléchi.    C'est   si    naturel. 


30  l.A   BARRICADE 

qu'aimant  votre  fille  comme  sa  sœur,  Aline 
ait  voulu  en  faire  vraiment  sa  sœur,  et 
qu'elle  ait  favorisé  mes  espérances  naissantes. 
Il  y  a  peut-être  eu  là  imprudence,  il  n'y  a  pas 
eu  calcul.  Et  même  si  vous  trovivez  que  cette 
imprudence  est  condamnable,  pardonnez-la- 
moi,  à  cause  de  la  sincérité  de  mon  sentiment 
pour  Mlle  Cécile.  Dites-le-moi,  que  vous  me  la 
pardonnez...  A  moins  que,  réellement,  vous 
n'ayez,  contre  ce  mariag-e,  des  objections... 
Vous  ne  me  répondez  pas  ?  Vous  en  avez  ?  Voyez  : 
je  suis  bouleversé...  Je  ne  peux  pas  croire  que 
mes  idées...  et  surtout  fit  montre  la  brochure 
restée  sur  la  tablé)  ce  malheureux  article. . . 

TARDIEU 

Il  s'a.jjit  bien  de  cet  article.  Je  ne  l'ai  même 
pas  lu,  pour  ne  pas  être  tenté  de  vous  en  vou- 
loir... Quant  à  vos  idées,  elles  vous  passeront, 
comme  vos  vingt-cinq  ans.  Vous  êtes  un  bour- 
g'eois,  fils  de  bourg^eois.  Vos  ouvriers  se 
charg-eront  de  vous  le  rappeler,  et  comment  ! . . . 


LA    BARRICADE  31 

Mais  oui,  j'ai  une  objection,  une  g^rosse  objec- 
tion contre  ce  marlag^e . . .  Ou  plutôt,  je  peux  en 
avoir  une.  C'est  pour  cela  que  vous  m'avez  vu  ce 
premiermouvementd'humeur,quandjevousai 
surpris  avec  votre  sœur  et  ma  fille.  Il  est  passé. 

PHIUPPE 

Mais  cette  objection?...  Dites-la-moi,  je 
vous  en  conjure,  simplement,  brutalement,  s'il 
le  faut...  Quelle  qu'elle  soit,  je  suis  certain 
que  j'en  triompherai . . . 

TARniEU,  emharrassé. 

Il  ne  dépend  ni  de  vous,  ni  de  moi,  de  lever 
cette  objection...  si  elle  existe... 

PHILIPPE 

Si  elle  existe? 

TARDIED 

Oui,  si  elle  existe...  Ah!  C'est  très  délicat... 
Mais  un  père  de  famille  a  tous  les  droits  pour 
sauvegarder  l'avenir  de  son  enfant. 

PHILIPPE,  continuant  de  chercher  ses  mots. 

Il  s'agit  donc  d'une  difficulté  de  l'ordre  ma- 
tériel?... d'une  question  de  fortune?... 


32  LA    BARRICADE 

TARDIEU 

Oui  et  non.  S'il  n'y  avait  en  jeu  qu'une 
affaire  d'intérêt,  je  n'hésiterais  pas,  comme 
vous  me  voyez  hésiter...  Je  suis  un  bourgeois, 
moi  aussi,  et  très  fier  de  l'être.  Et,  pour  un 
vrai  bourgeois,  l'argent  est  l'argent.  Il  ne 
mérite  ni  d'être  adoré,  ni  d'être  méprisé.  Il 
mérite  d'être  compté...  Dans  le  cas  présent, 
la  question  d'argent  ne  vient  qu'en  seconde 
ligne...  Il  s'agit...  Allons  droit  au  fait,  c'a 
toujours  été  ma  devise  en  affaires,  et  je  ne 
m'en  suis  pas  trop  mal  trouvé.  Il  s'agit...  de 
votre  père. 

PHILIPPE 

Mais  mon  père  ne  désire  que  mon  mariage, 
et,  quand  il  parle  de  Mlle  Cécile,  c'est  toujours 
avec  tant  d'enthousiasme  !  Vous  savez  comme 
il  est  resté  jeune  de  cœur. 

TABDIED 

Trop  jeune,  peut-être,  f Geste  de  Philippe.) 
Étes-vous  bien   sûr  que  lui-même,  à  l'heure 


LA    BARRICADE  33 

présente,  ne  sonfje  pas  à  se  remarier?  (Autre 
geste  de  Philippe.)  Pardon,  mon  ami,  nous 
causons  entre  hommes,  et  nous  devons  mettre 
tous  les  points  sur  les  i...  Breschard  a  qua- 
rante-neuf ans...  Qu'il  se  remarie  donc  et 
qu'il  ait  des  enfants,  c'est  la  position  de  votre 
ménage,  à  vous,  déjà  changée.  Je  passerais 
outre,  Cécile  sera  riche  pour  deux.  Je  ne  peux 
plus  passer  outre,  voilà  le  point  délicat,  s'il  y 
a  des  réserves  à  faire  sur  la  nouvelle  Mme  Bres- 
chard... Jamais  je  n'admettrai,  jamais,  que 
ma  fille  devienne  la  bru  d'une  maîtresse  épou- 
sée. Il  y  a  un  moyen,  un  seul,  de  couper  court 
tout  de  suite  à  cette  appréhension.  Je  suis  prêt 
à  vous  donner  ma  fille,  si  votre  père  s'engage 
sur  l'honneur  à  ne  pas  se  remarier.  S'il  n'est 
pas  disposé  à  prendre  cet  engagement,  c'est 
que  mes  craintes  sont  fondées,  et,  dans  ce  cas, 
il  est  inutile  qu'il  fasse  auprès  de  moi  une  dé- 
marche officielle  à  laquelle  je  répondrais  non. 
Entre  lui  et  moi,  toute  explication  sur  ce  sujet 


14  LA    r.ARllICADE 

serait  si  pénible  qu'elle  est  impossible...  Vous 
pouvez,  vous,  lui  transmettre  mon  exigence, 
sans  le  blesser.  Attribuez-la  uniquement  à  une 
question  d'intérêt.  Mais,  transmettez-la-lui,  et 
aujourd'hui  même...  Tout  ce  que  je  demande 
à  votre  loyauté,  mon  cher  ami,  c'est  que  vous 
n'essayiez  pas  de  revoir  Cécile  avant  de 
m'avoir  apporté  la  réponse  de  Breschard.  Si 
cette  réponse  est  ce  que  je  désire,  entendez- 
vous,  ce  que  je  désire,  je  vous  tends  les  deux 
mains,  et  je  vous  dis  :  «  Philippe,  je  suis  bien 
heureux...  »  Dame!  Si  c'est  non...  fil  esquisse 
un  mouvement  de  contrariété  et  de  décision.)  Et, 
maintenant,  séparons-nous.  Laissez-moi  em- 
mener ma  fille.  Et  vous,  à  tout  à  l'heure. 

//  lui  tend  la  main . 

PHILIPPE j  visiblement  accablé. 
A.  tout  à  l'heure,  monsieur  Tardieu. 

//  sort. 


LA    BARUICADE  35 


SCÈNE  VU 

TARDIEU,  puis  CÉCILE 

TAUDIED,  il  appelle. 

Cécile  ! 

CÉCILE,  paraissant. 

Tu  es  seul,  papa? 

TARDIEU 

Oui,  mon  enfant...  Mais,  allons,  nous 
sommes  en  retard,  et  il  faut  qu'avant  le  déjeu- 
ner j'aie  donné  un   coup  d'œil   au  magasin. 

CÉCILE 

Père... 

TARDIEU 

Eh  bien? 

CÉCILE 

Philippe  t'a  parlé,  et  ce  quil  t'a  dit  t'a  fâché 
contre  moi?...  Tu  penses  que  j'ai  manqué  à 
ma  modestie?...  Je  t'affirme... 


36  LA    BARRICADE 

TARDIEU 

Je  suis  sûr  de  toi,  mon  enfant,  et  je  ne  suis 
pas  fâché.  Absolument  pas. 

CÉCILE 

C'est  donc  la  demande  que  Philippe  t'a  faite 
qui   te    rend    soucieux?...    Tu    as    des    objec- 
tions?... Tu  ne  consens  pas?...  (Joignant  les 
mains. J  Ah!  mon  Dieu!... 
TARDIEU,  lui  faisant  signe  que  ta  porte  s'ouvre. 

Tiens-toi...    Nous    ne    sommes    pas    chez 
nous.. . 


SCENE  VIll 

LES  MÊMES,   BRESCHARD 
BRESCHARD 

lionjour,  mon  clier  Tardieu. 

TARUIEU 

Bonjour,  mon  cher  Breschard. 


LA    BARRICADE  37 

BRKSCIIARD 

Bonjour,  ma  petite  Cécile.  Comment?  Vous 
partez  déjà?  Vous  n'êtes  pas  si  pressés  que 
cela...  Vous  allez  rester  à  déjeuner  avec  nous, 
tout  simplement,  à  la  fortune  du  pot. 

TARDIEU 

Vous  êtes  trop  aimable,  Breschard.  Mais 
on  m'attend  au  mag-asin.  Et  vous  savez,  l'œil 
du  maitre!...  Surtout  à  l'époque  où  nous 
sommes... 

BRESCHARD 

A  qui  le  dites-vous?...  Et  encore,  vous  êtes 
heureux,  vous,  dans  l'orfèvrerie...  Vous  n'êtes 
pas  sous  le  coup  d'une  {jrève  générale,  comme 
nous,  dans  le  meuble. 

TARDIKU 

Vous  n'êtes  pas  sur  de  vos  ouvriers? 

BRESCHARD 

J'en  étais  sur.  C'était  une  famille  ici.  La 
preuve  :  mon  contremaître  et  mon  fils  se  tu- 
toient.  Ils  ont  été   presque  élevés  ensemble. 


38  LA    BARRICADE 

Gomment  les  choses  ont-elles  changé?  Je  n'en 
sais  rien.  Elles  ont  bien  changée.  Je  ne  suis 
plus  sur  de  personne...  Et,  cependant,  jamais 
mes  hommes  n'ont  gagné  davantage... 

TARDIEU 

C'est  comme  les  miens  :  semaine  anglaise, 
journée  réduite,  augmentation  de  salaire,  et 
jamais  je  ne  les  ai  moins  eus  dans  ma  main. 
Autrefois,  à  l'atelier,  c'était  le  bûcheur  qui 
entraînait  les  autres,  qui  les  poussait  à  en 
abattre... 

BRESCHARD 

Et  maintenant,  l'entraineur,  c'est  celui  qui 
travaille  le  moins. 

TARDIEU 

C'est  notre  faute,  Breschard.  Nous  ne  nous 
défendons  pas  assez,  nous  autres,  les  patrons. 
Quand  nous  ferons  bloc  contre  les  ouvriers, 
comme  ils  font  bloc  contre  nous,  ils  sentiront 
notre  force,  et  nous  aurons  leur  estime,  à  dé- 
faut de  leur  affection,  —  et  la  paix! 


T,A    BARRICADE  3t 

BRESCHARD 

Je  STiis  tellement  de  votre  avis  que  ma  réso- 
lution est  prise,  et  je  n'ai  pas  perdu  une  occa- 
sion de  la  déclarer.  Il  n'y  a  jamais  eu  de  grève 
ici.  A  la  première,  je  ferme  mes  ateliers  plu- 
tôt que  de  reprendre  un  seul  des  hommes  qui 
m'auront  lâché. 

TARDIEU 

J'aime  à  entendre  un  patron  parler  ainsi. 
Soyons   de   notre   classe,    Breschard.    C'est  la 
vérité  et  la  seule...  Mais  je  m'attarde...  En- 
core pardon.  Viens,  fillette. 
//  emmène  Cécile. 


SCÈNE   IX 

BRESCHARD,  seul  d'abord,  puis  PHILIPPE 

BRESCHARD,   oprès  avoiv  reconduit   lardieu,  se 
retouDie.  H  aperçoit  le  meuble  enveloppé . 
Tiens.  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça?  (Il  va  au 
meuble,  tire  un  canif  de  sa  poche  et  fend  largement 


40  LA    BARRICADE 

la  toile  d'emballage.  Le  hniit  de  In  porte  ouverte 
lui  fait  dresser  la  tête.  Il  voit  Philippe  qui  entre.) 
Ah!  c'est  toi,  Philippe.  Tu  vas  me  renseig^ner. 
Pourquoi  Bonneville  nous  retourne-t-il  ce 
secrétaire?  Nous  le  lui  avons  livré,  il  n'y  a  pas 
huit  jours,  et  il  en  était  si  content! 

PHILIPPE 

C'est  la  première  nouvelle. 

BRESCHARD 

Ce  meuble  a  pourtant  été  reçu  par  quelqu'un? 

PHILIPPE 

Par  Langouët,  sans  doute. 

BRESCHARD 

Et  il  ne  t'a  pas  prévenu? 

PHILIPPE 

Il  n'y  aura  pas  pensé.  Je  ne  l'ai  vu  qu'une 
minute,  tout  à  l'heure.  Il  était  avec  Louise 
Mairet. 

BRESCHARD,  nerveux . 

A  perdre  son  temps  et  le  mien...  Il  ne  doit 
rien  se  passer  ici  dont  le  patron  ne  soit  averti 


LA    BARRICADE  41 

aussitôt.  Et  quand  je  ne  suis  pas  ià,  le  patron, 
c'est  toi.  Mais  le  citoyen  Langfouët  est  un  anar- 
chiste, maintenant.  Pour  lui,  il  n'y  a  plus  de 
patron  !  Va  me  le  chercher. 

PHILIPPE 

Il  n'est  pas  fautif,  dans  la  circonstance, 
papa,  je  te  le  répète.  Ma  sœur  et  Mlle  Tardieu 
sont  entrées  sur  mes  talons,  et,  tout  de  suite, 
j'ai  eu  avec  Tardieu  une  conversation  qui  m'a 
trop  secoué  pour  que  j'aie  pensé  à  m'occuper 
de  ce  meuble,  je  te  l'avoue.  Tu  me  compren- 
dras, quand  tu  sauras  que  je  lui  ai  demandé  la 
main  de  sa  fille. 

BRESCHARD,  saisi  et  chaiifjeanl  de  ton. 

Tu  ne  pouvais  pas  commencer  par  me  dire 
cela,  grand  cachottier?  Tu  as  demandé  à  Tar- 
dieu la  main  de  sa  fille,  toi!  Toi!  Toi!...  Ah! 
c'est  la  première  satisfaction  que  tu  me  donnes 
depuis  bien  longtemps.  Oui.  Depuis  que  tu  t'es 
mis  en  tête  toutes  ces  idées  à  la  Langouët  :  le 
syndicalisme,  le  Marxisme,  —  le  fumisme!  — 


42  LA    BARRICADE 

Laissons  cela.  Tu  es  dans  le  vrai,  maintenant, 
le  reste  suivra...  Embrasse-moi  d'abord... 
Tiens,  encore  une  fois...  Et  puis,  raconte-moi 
tout...  Ainsi,  tu  es  amoureux  de  Cécile  Tar- 
dieu? 

PHILIPPE 

Depuis  presque  un  an. 

BRESCHARD 

Pourquoi  diable  ne  m'en  as-tu  rien  dit?  Il  y 
a  un  an  que  tu  l'aurais  épousée. 

PHILIPPE 

J'ai  voulu  éprouver  la  vérité  de  mon  senti- 
ment, et,  elle,  quand  je  lui  ai  avoué,  enfin, 
que  je  l'aimais,  m'a  prié  d'attendre  encore 
avant  de  me  répondre...  C'est  tout  à  l'heure 
seulement  qu'elle  m'a  dit  oui,  et  qu'elle  m'a 
permis  de  demander  le  consentement  de  son 
père... 

BRESCHARD 

C'est  Tardieu  qui  a  dû  être  content,  aussi 
content  que  moi,  j'en  suis  sur...  Mais  pour- 


LA    BARRICADE  43 

quoi  ne  m'en  a-t-il  pas  parlé,  là,  tout  à 
l'heure?  Ça  ne  lui  ressemble  pas...  Je  vois  la 
cliose  :  tu  lui  auras  fait  peur  de  ton  vieux 
pèro...  Tu  t'es  sauvé  quand  je  suis  arrivé... 
Ah!  Philippe!  Philippe,  tu  ne  sais  donc  pas 
comme  je  t'aime? 

PHILIPPE 

8i,  papa,  et  j'étais  sûr  que  tu  accueillerais 
la  nouvelle  de  ce  projet  de  mariag^e  avec  cette 
chaleur  de  cœur  qui  me  fait  tant  de  bien. 
Non,  je  ne  me  suis  pas  sauvé,  Tardieu  avait 
voulu  que  nous  fussions  seuls,  lui  et  moi, 
pour  cet  entretien.  Il  a  désiré  que  je  ne  revisse 
sa  fille  qu'après  avoir  résolu  avec  toi  une  dif- 
ficulté... 

BRESCHARD 

A  ce  mariag^e  entre  Cécile  et  toi?  Quelle  diffi- 
culté?. . .  Tardieu  connaît  ma  situation  comme 
je  connais  la  sienne.  Voilà  des  années  que  je  le 
vois  et  qu'il  me  voit  travailler.  Nous  pensons 
de  même  sur  toutes  choses...  Nos  familles... 


44  LA    BARRICADE 

PHILIPPE 

C'est  justement  d'une  question  concernant 
notre  famille  que  Tardieu  m'a  demandé  de  te 
parler. 

BRESCHARD 

Notre  famille?. . . 

PHILIPPE 

Oui,  papa,  son  avenir...  Tu  m'arrêteras  au 
premier  mot,  si  tu  trouves  que. . . 

BRESCHARD 

Mais  va  donc,  va  donc. . . 

PHILIPPE 

Eh  bien  !  Tardieu  semble  persuadé  que  tu 
es  sur  le  point  de  modifier  du  tout  au  tout 
ton  existence...  de  te...  remarier...  Il  croit... 
Encore  une  fois,  papa,  arréte-moi,  si...  (Geste 
de  Breschard.)  Mais  il  est  plus  simple  que 
je  te  répète  les  mots  mêmes  dont  il  s'est 
servi  :  "  Jamais  je  n'admettrai,  jamais,  que 
ma  fille  devienne  la  bru  d'une  maîtresse 
épousée.  » 


LA    BARRICADE  45 

BRESCHARD 

Il  a  dit  cela? 

PHILIPPE 

Textuellement. . .  Ah  !  tu  vois  bien. 

BRESCHARD 

Non.  Continue.  Et  il  a  conclu? 

PHILIPPE 

Qu'il  met  une  condition  à  mon  mariage.  Il 
demande  que  tu  t'engages,  toi,  à  ne  jamais 
te  remarier.  Pardonne-moi,  papa,  si  je  t'ai 
froissé,  blessé. . .  Il  m'a  semblé  que  je  te  devais, 
que  je  nous  devais  de  surmonter  ma  répu- 
gnance à  te  rapporter  cette  conversation. 

BRESCHARD 

Oui,  mon  ami,  tu  me  le  devais,  et  bien  loin 
de  t'en  vouloir,  je  t'en  remercie.  (Il  fait  quel- 
ques pas  dans  la  chambre,  puis,  après  un  si- 
lence, et  grave. J  Tu  as  vu,  Philippe,  avec  quelle 
joie  j'ai  accueilli  la  seule  idée  de  ce  mariage. 
Oui,  c'est  bien  la  femme  que  j'ai  rêvée  pour 
toi.  Mais  celte  condition  que  Tardieu  prétend 


40  LA    BARRICADE 

m'imposer,  ma  dig^nité  d'homme  ne  me  per- 
met pas  de  l'accepter.  Je  ne  l'accepte  pas.  Il 
a  le  droit  de  me  demander  des  sacrifices  maté- 
riels, que  je  fixe  un  chiffre  de  dot,  que  je  t'as- 
socie à  mes  affaires.  N'importe  quoi,  excepté 
cette  exigence-là.  Tu  vas  m'en  vouloir,  mon 
ami,  me  refermer  ton  cœur  qui  venait  de 
s'ouvrir.  Mais  non,  non,  non,  je  ne  peux  pas 
faire  cette  promesse.  Je  ne  la  ferai  pas. 

PHIUPPE 

Tu  voudrais  la  faire,  papa,  c'est  moi  qui  te 
supplierais  de  ne  pas  prendre  cet  eng^ag^ement, 
à  cause  de  moi,  et  de  cette  façon.  Tu  vois  si 
je  t'en  veux  et  si  je  referme  mon  cœur.^  Je 
t'ai  bien  regardé,  là,  tout  à  The  lire,  pendant 
que  je  te  parlais.  J'ai  vu  que  chacun  de  mes 
mots  te  bouleversait.  J'ai  bien  regardé  Tar- 
dieu,  pendant  qu'il  me  parlait.  Lui  aussi  fai- 
sait un  grand  effort  sur  lui-même  pour  me 
dire  ce  qu'il  me  disait.  S  il  a  cru  devoir  me  le 
dire  cependant,  c  est  qu'il  y  a  dans  son  esprit 


LA    BARRICADE  47 

autre  chose  qii  une  appréhension.  Il  y  a  une 
certitude...  Et  si  tu  penses,  toi,  à  te  remarier, 
dans  les  conditions  qu'il  redoute,  c'est  qu'il 
s'agit  d'un  devoir, . . .  d'une  réparation. . .  Papa, 
je  viens  de  sentir  une  fols  de  plus  combien  tu 
m'aimais,  et  moi,  à  mon  émotion  en  ce  mo- 
ment, ne  sens-tu  pas  combien  je  t'aime?  C'est 
à  mon  tour  de  te  dire  :  «  Ne  me  referme  pas  ton 
cœur,  dis-moi  toute  la  vérité.  •)  Je  suis  si  sur 
qu'elle  est  à  ton  honneur!  Quand  je  la  saurai, 
j'irai  chez  Tardieu.  Je  lui  dirai  :  «  Vous  ne 
pouvez  pas  exiger  que  mon  bonheur  et  celui 
de  votre  fille  soient  payés  par  une  capitulation 
de  conscience  chez  mon  père.  »  Donne-moi 
les  raisons  que  tu  as,  papa,  pour  vouloir  ce 
nouveau  mariage,  que  je  les  lui  répète.  Il  a 
des  préjugés,  mais  il  est  juste.  Il  retirera  la 
condition  qu'il  m'imposait,  et  nous  serons  tous 
heureux. 

BRESCHARU 

Mon   pauvre   enfant,    si   Tardieu   t'a    parlé 


48  LA    BARRICADE 

ainsi,  à  toi,  remarque,  et  pas  à  moi,  c'est  que 
tu  n'as  rien  à  lui  apprendre.  C'est  qu'un  secret 
que  je  croyais  mieux  g^arclé  n'est  plus  un  secret. 
Ce  n'est  pas  à  mon  mariage,  qu'il  est  opposé, 
c'est  à  un  certain  remariage,  et,  sur  ce  point- 
là,  il  ne  transigera  jamais.  Je  ne  lui  donne  pas 
tort.  Il  V  a  des  situations  trop  anormales  pour 
qu'il  soit  possible  de  les  faire  comprendre  à 
qui  que  ce  soit. 

PHILIPPE 

Si.  A  un  fils...  Réponds-moi  par  un  oui  ou 
un  non.  père.  Cette  personne  que  tu  penses 
à  épouser,  c'est  Louise  Mairet? 

BRESCHARD 

Oui,  mon  ami. . .  Tu  avais  donc  tout  deviné? 

PHILIPPE 

J'avais  deviné  que  tu  t'intéressais  beaucoup 
à  cette  jeune  fille.  Il  m'était  bien  revenu  que 
d'autres  remarquaient  cet  intérêt.  Mais  jamais 
je  ne  m'étais  permis  d'incriminer  vos  relations, 
même  en  pensée...  C'est  en  écoutant  Tardieu 


LA    BARRICADE  49 

que  j'ai  entendu  soudain  se  prononcer  en  moi 
un  :  «  Est-ce  possible?  »  qui  m'a  comme  para- 
lysé... (Douloureusement.)  Mais  explique-moi, 
papa...  Je  sais  qui  tu  es,  ce  que  tu  vaux... 
Ton  histoire  n'a  pas  été,  elle  ne  peut  pas  avoir 
été  la  vulgaire  aventure  de  l'employeur  sédui- 
sant l'ouvrière  qu'il  emploie!  L'idée  même  de 
ce  mariage  le  prouve.  Fais-moi  comprendre, 
père,  je  ne  demande  qu'à  te  comprendre, 
moi... 

BRESCHARD,  tvès  ému. 
Hé  bien!  J'essayerai...  Non,  je  n'ai  pas  été 
le  patron  séducteur  que  je  peux  paraître.  Mais 
que  je  puisse  le  paraître,  c'est  déjà  trop.  C'est 
une  faute.  Je  l'expie  cruellement  à  cette 
minute,  je  te  le  jure. 

PHILIPPE 

Pauvre  père  ! 

BRESCHARD 

J'ai   été   simplement  un  homme  resté  très 
jeune  et  qui  s'est  laissé  prendre  à  l'un  de  ces 


50  LA    BAUIUCADE 

romans  comme  on  n'a  plus  le  droit  d'en  avoir  à 
quarante  ans,  et  j'en  avais  quarante-sept...  Ça 
date  de  deux  ans  déjà,  tu  vois,  le  début  de 
cette  histoire.  Un  jour,  Gaucherond,  mon  vieil 
ouvrier,  me  raconte  la  maladie  d'une  payse  à 
lui,  qui  se  mourait,  sans  que  le  docteur  du  quar- 
tier arrivât  à  la  soulager.  Il  me  demande  si  je 
ne  pourrais  pas  la  recommander  à  un  grand 
médecin.  Tu  sais  comme  j'aime  Gaucherond. 
Je  vais  prendre  notre  ami,  le  professeur  Lou- 
vet,  à  sa  clinique,  et  je  le  conduis  chez  cette 
femme.  La  malheureuse  était  atteinte  d'une 
maladie  du  cœur  arrivée  à  sa  dernière  période. 
Elle  était  si  faible  qu'elle  ne  pouvait  ni  s'ha- 
biller, ni  manger  seule.  Avec  cela  une  terreur 
de  l'hôpital,  qui  rendait  dangereux  de  même 
lui  en  parler!  Sa  fille,  d'ailleurs,  s'y  refusait  obs- 
tinément. Cette  fille,  c'était  Louise.  Elle  faisait 
déjà  le  métier  de  brodeuse,  et  elle  travaillait 
en  chambre  pour  ne  pas  quitter  l'agonisante. 
Gelte  enfant  de  vingt  ans,  si  fraîche ,  si  déli- 


LA    r.ARRICADE  51 

cate,  dans  cet  intérieur  de  gêne  et  de  détresse, 
auprès  de  ce  cadavre  vivant,  c  était  de  quoi 
vous  déchirer  l'âme...  J'ai  besoin  que  tu  me 
croies,  Philippe,  quand  je  t'affirme  que  je 
commençai  à  m'occuper  de  cette  enfant,  par 
pitié,  uniquement  par  pitié. 

PHILIPPE 

Je  te  crois,  mon  père. 

BRESCHARD 

La  mère  mourut.  J'avais  pris  bien  vite 
1  habitude  d'aller  sans  cesse  dans  ce  pauvre 
logement,  aujourd'hui  prendre  des  nouvelles, 
demain  apporter  quelque  (jâterie,  des  fruits 
pour  la  malade,  un  remède  trop  coûteux, 
des  fleurs.  J'assurais  du  travail  à  Louise.  Je 
comprends,  à  présent,  que  j'étais  déjà  pas- 
sionnément épris  d'elle.  Crois-moi  encore, 
Philippe.  Je  ne  le  savais  pas.  Je  t'en  donne  ma 
parole  d'honneur.  De  son  côté,  la  pauvre  fille, 
dans  l'excès  de  son  chagrin  et  de  sa  solitude, 
se  laissait  aller  à  m'aimer.  Je  ne  le  savais  pas 


52  LA    BARRICADE 

non  plus.  La  différence  de  nos  âges,  celle  de 
nos  conditions,  m'empêchaient  d'apercevoir 
quel  dangereux  chemin  nous  prenions  tous  les 
deux.  J'étais  très  seul,  moi  aussi.  Ta  sœur 
venait  de  se  marier.  Son  mari  l'entraînait  dans 
un  monde  qui  n'est  pas  le  mien.  Un  architecte 
élégant,  comme  lui,  déjà  célèbre,  membre 
d'un  grand  cercle,  est  naturellement  emporté 
dans  un  autre  milieu  qu'un  simple  ébéniste 
d'art,  installé  dans  le  fond  du  faubourg  Saint- 
Antoine.  Toi,  Philippe,  il  y  avait  tes  idées  entre 
nous.  Enfin,  j'étais  très  seul.  Petit  à  petit, 
Louise  est  devenue  la  pensée  dominante  de  ma 
vie.  Sa  mère  mourut,  je  te  répète.  Je  pleurai 
avec  elle.  C'est  à  ce  moment  que  je  com- 
mençai de  lire  clairement  en  moi.  Je  voulus 
essayer  de  moins  la  voir,  de  moins  m'occuper 
d'elle.  C'était  trop  tard.  L'effort  que  je  fis  pour 
m'en  séparer  m'apprit  à  la  fois  que  je  l'ai- 
mais et  qu'elle  m'aimait...  Je  ne  t'en  dirai  pas 
davantage. 


LA    BARRICADE  53 

PHILIPPE 

Mais  c'est  alors  qu'il  fallait  l'épouser,  mon 
père. 

BRESCHARD 

Évidemment.  Mais  tout  fut  si  rapide,  si 
spontané,  si  entraînant,  si  peu  réfléchi!  Et,  de 
ma  part,  c'est  mon  excuse,  et,  de  la  sienne, 
j'ose  dire  que  c'est  son  honneur.  Tu  ne  con- 
nais de  Louise  que  l'ouvrière  assidue,  patiente, 
appliquée.  Il  y  a  en  elle  une  espèce  de  poésie 
instinctive  et  primitive,  un  tel  courage  de  ses 
émotions,  un  tel  élan  irraisonné  !  G  est  l'enfant 
du  peuple,  dans  sa  simplicité,  sa  vérité,  presque 
une  sauvage,  avec  les  délicatesses  de  son  mé- 
tier de  demi-artiste!...  Je  n'ai  su  réellement 
toute  la  valeur  de  ce  charmant  être  qu'au 
fur  et  à  mesure  que  notre  liaison  se  prolon- 
geait. Jamais  elle  n'a  consenti  que  je  sub- 
vienne à  ses  besoins.  Elle  a  continué  de  tra- 
vailler comme  si  je  n'étais  pas  là.  C'est  elle 
qui  a  voulu  que  tout  restât  secret,  pour  moi, 


54  LA   BARRICADE 

pour  ne  pas  me  créer  des  difficultés  avec  vous 
Il  a  fallu,  pour  la  décider  à  entrer  ici,  dans  la 
maison,  qu'elle  me  vit  soucieux,  inquiet, 
jaloux!...  Devant  tant  de  preuves  qu'elle  était 
si  supérieure  à  son  sort,  si  dig^ne  d'être  res- 
pectée, je  me  suis  dit  bien  souvent  qu'elle  méri- 
tait mieux  que  d'être  une  aventure  de  pas- 
sage... Et  puis,  j'ai  remis...  Il  fallait  en  parler 
à  ta  sœur,  à  ton  beau-frère,  t'en  parler...  Pour 
ce  qui  te  regarde.,  c'est  fait,  et  ça  me  soulage. 
Ah  !  ça  me  soulage  d'un  grand  poids  !...  Mais 
tu  te  rends  compte  maintenant  que  tu  ne  peux 
pas  aller  répéter  cette  confidence  à  Tardieu?. . . 

PHILIPPE 

Et  pourquoi  non?  Tout  ce  que  tu  viens  de 
me  dire  me  prouve  deux  choses  :  l'une  que  tu 
as  cédé  à  un  sentiment  profond,  et,  à  cause 
de  cela,  respectable;  l'autre»  que  cette  jeune 
femme  n'a  rien  de  commun  avec  l'image  que 
Tardieu  doit  se  faire  d'elle.  S'il  t'avait  vu  et 
entendu,  il  n'aurait  plus   l'appréhension  qui 


LA    BARRICADE  55 

lui    a    certainement    dicté    son    exigence.    Il 
m'entendra,  moi,  et  je  saurai  le  convaincre. 

BRESCHARD 

De  quoi?  Tu  lui  feras  croire  encore  davan- 
tage que  je  suis  un  vieux  fou,  dupé  par  une 
intrigante. 

PHIUPPE 

M'autorises-tu  seulement  à  lui  rapporter 
notre  conversation? 

BRESCHARD 

Il  en  sait  déjà  trop  pour  que  je  ne  dise  pa« 
oui.  (La  porte  s'ouvre.)  Ya  voir,  Philippe.  Ah! 
je  ne  suis  guère  en  état  de  m'occuper  d'af- 
faires ... 

PHILIPPE 

C'est  Derivière  avec  Bonneville. 
BRESCH.'VRD,  se  reprenant. 
Sans  doute  pour  le  secrétaire . . .  Recevons-les. 
Du  moins  nous  saurons  à  quoi  nous  en  tenir. 


56  LA    BARRICADE 


SCENE  X 

LES  MÊMES,  GASTON  DEEIVIÉRE,  BONNEVILLE 
DERIVIÈRE 

Bonjour,  Philippe.  fA  Breschard.J  Bonjour, 
cher  beau-père.  Monsieur  de  Bonneville  vient 
vous  rendre  un  très  g^rand  service.  Il  ne  vou- 
lait pas.  Je  l'ai  décidé.  Vous  avez  des  sabo- 
teurs chez  vous,  mon  père. 
BRESCHARD,  montrant  Le  meuble  à  demi  enveloppé. 

Il  s'agit  de  ce  secrétaire,  monsieur  le  comte? 

BONNEVILLE 

Oui,  mon  cher  Breschard.  (Pendant  quil 
parle,  Breschard  a  tiré  de  nouveau  son  canif  de 
sa  poche  et  achève  de  débarrasser  le  meuble,  avec 
un  énervement grandissant. J  On  y 0W&  a  saboté  ce 
petit  chef-d'œuvre  chez  vous,  entre  le  jour  où 
vous  me  l'avez  montré  ici  et  celui  où  vous  me 
l'avez  livré. 


LA    BARRICADE  57 

BRESCHARD,  continuant  SOU  travail,  Philippe T aide. 
Il  faut  que  vous  me  le  disiez,  monsieur  le 
comte,  pour  que  je  le  croie. 

DERIVIÈRE 

Vous  en  croirez  vos  yeux,  mon  père. 
BONNEVILLE,  le  meuble  a  été  déballé. 

Et  des  gaillards  malicieux,  je  vous  en 
réponds.  Voyez,  au  dehors,  ils  n'ont  rien 
touché.  (Ilpasse  les  doigts  sur  le  meuble. J  Comme 
c'est  poli,  c'est  une  caresse  à  la  main!...  Et 
cette  marqueterie?  J'ai  fait  mettre  les  deux 
meubles  à  côté  l'un  de  l'autre,  le  vrai  et  celui- 
ci. . .  Si  je  n'avais  pas  su  que  c'était  la  copie,  je 
ne  m'en  serais  jamais  douté. 

BRESCHARD 

Je  crois  bien.  C'est  mon  meilleur  ouvrier 
que  j'ai  mis  à  cela,  Gaucherond,  un  de  ces 
malades,  comme  nous  les  appelons,  qui  ne  tra- 
vaillent qu'en  chambre,  et  pour  qui  la  besogne 
n'est  jamais  assez  léchée,  assez  fignolée. . .  Mais 
je  ne  vois  rien,  rien...  Qu'y  a-t-on  fait? 


58  LA    BARIUGADE 

BONKEVILLE,  s' asseycuil . 
Ouvrez  le   tiroir   secret,   Bre^chard.   (Bres- 
chard  ouvre  le  tiroir.)  Était-ce  assez  ingénieux 
tout  de  même,  et  simple,  cette  serrure  dissi- 
mulée sous  le  petit  chapiteau? 

DERIVIÈRE 

Examinez  le  bois  du  tiroir,  maintenant,  mon 

père. 

BRESCHARD,  le  tiroir  à  la  main. 

Ah!  ça,  par  exemple!...   C'est  incroyable  ! 

Gaucherond    m'a     livré    ce    tiroir     en    vieux 

chêne,  et  il  est  en  tidipier.  Du  tulipier  dans 

un  meuble  Louis  XVI!   Un  bois  d'Amérique! 

On  n'en  importait  pas,  à  cette  époque-là! 

BONNEVILLE 

Ce  n'est  pas  tout.  Lisez  l'inscription  qu'ils  ont 

gravée  au  ciseau,  là,  dans  le  bois,  à  l'envers 

du  placage. 

BRESCHARD,  Usant. 

Un  pauvre  buugre  a  gratté  dix  heures  par  jour, 

pendant  trois  mois,  pour  qu  un  exploiteur  vende  ce 

meuble  cinq  mille  halles  à  un  enfonceur  qui  le 


LA    HAUUIGADE  59 

vendi'a  des  mille  et  des  cents  à  quelque  poire 
d'Amérique.  C'est  inouï  ! . . .  C'est  inouï  ! . . .  (A 
Philippe.)  Va  me  chercher  Gaucherond,  tout 
de  suite.  (Philippe  5o;7j  II  demeure  à  deux  pas, 
monsieur  le  comte.  (Il  étudie  de  nouveau  le 
tiroir.)  Je  vais  lui  donner  à  refaire  le  tiroir. 
Vous  l'aurez  dans  quelques  jours. 

DERIVIÈRE 

Quelques  jours?  Mais  c'est  tous  les  tiroirs 
qu'il  faudra  refaire.  Regardez. 
BRESCHARD,  tirant  les  tiroirs  les  uns  après  les  autres. 

Ah!  les  brigands!...  partout  le  tulipier! 
partout  ! ...  Et  partout  des  inscriptions.  (Il  lit)  : 
Le  travail  aura  sa  revanche  sur  le  capital .. .  Quelle 
sottise  ! 

DERIVIÈRE,  qui  a  pris  un  tiroir  et  lisant. 

Ici,  c'est  plus  gai  :  Les  patrons  aux  chiottes ! 
BONNEVILLE,  il  a  pris  le  quatrième  tiroir,  et  lit  : 

Et  celle-ci?  Elle  m'est  adressée  directement  : 
Quand  Je  pense  à  la  bobine  du  Jacques  qui  décou- 
vrira ce  truc,  j'en  ai  le  ventre  en  persienne.  (Il  se 


60  LA    BARRICADE 

lève.J  Et  comment  l'ai-je  découvert,  ce  truc? 
J'avais  quelques  amis  à  diner,  hier  soir,  dont 
Derivière.  Il  v  avait  là  le  petit  baron  Saki  Mosé, 
qui   me  dit  :    «  C'est   curieux.   C'est   bien   le 
secrétaire  que  la  Reine  a  fait  faire  pour  votre 
arrière-grand'mère.  J'en  ai  vu  un,  chez  Altona, 
cet  après-midi,  qui  lui  ressemblait,  mais  c'est 
extraordinaire!   On  vous  l'aura  copié...   "  Je 
lui  réponds...  ce  que  je  devais  lui  répondre. 
Mes  petits  ennuis  ne  regardent  que  moi,  pas 
vrai?    «  Ah!   la  lettre  de  la  Reine  est  dans  le 
tiroir  secret?  »  fait-il.   ><  Je  peux  la  voir?...  » 
Je  lui  ouvre  le  meuble,    dans   le  meuble,  ce 
tiroir.  Il  prend  la  lettre.  Je  l'avais  glissée  là, 
sans  rien  vérifier.  Et,  quand  il  va  pour  la  re- 
mettre, il  examine  le  bois  du  tiroir.  — Ah  !  il  a 
l'œil! —  "  En  toutcas,  1)  dit-il,  »  le  meuble  a  été 
réparé. . .  Du  tulipier  au  dix-huitième  siècle! . . . 
Et  cette  inscription?...»  Il  la  lit...  Et  dame?... 

DERIVIÈRE 

Mon  cher  comte,  je  vous  affirme  qu'il  a  par- 


LA    BARRICADE  61 

faitemenl  accepté  votre  explication  :  le  meuble 
donné  à  réparer,  en  effet,  et  la  malveillance 
faisant  son  œuvre.  Avec  ça  que  les  statues  les 
plus  authentiques  ne  sont  pas  criblées  de  graf- 
fiti! 

BONNEVILLE 

Oui,  mon  cher,  s'il  n'y  avait  pas  l'autre 
meuble,  le  vrai,  chez  Altona.. .  mais  il  y  a  l'autre 
meuble,  chez  Altona.  Et  vous  comprenez,  Bres- 
chard  :  si  je  me  trouvais  jamais  forcé  de  me 
séparer  de  quelques  bibelots,  à  présent?. . . 

BRESCHARD 

Vous  m'accordez  une  minute?  (Il  va  vers 
un  tuyau  d'appel.)  Envoyez-moi  doncLangouët 
tout  de  suite...  (Revenant.)  Permettez-moi  une 
question,  monsieur  le  comte.  Vous  êtes  bien 
sûr  que  le  meuble  n'est  pas  sorti  de  chez 
vous?...  (A}'ec  embarras.)  Vous  m'excuserez, 
mais  vous  savez  que  si  j'accepte  de  faire  des 
copies,  j'entends  ne  livrer  que  des  copies... 
Vous    pourriez...    Encore    une   fois,    je   vous 


62  LA    r.ARUICADE 

demande  pardon . . .  Mais  il  y  va  de  l'honneur  de 
ma  maison.  Vous  pourriez. . . 

BONNEVILLE,  légèrement. 
L'avoir  envoyé  chez  quelqu'un,  pour  le  faire 
maquiller  et  signer?  Mais  vous  ne  me  fâchez  pas, 
Breschard,  je  sais  que  ça  se  fait.  (Bonhomme .) 
Ce  que  j'en  ai  acheté  de  meubles  que  l'on  avait 
travaillés  de  la  sorte,  dans  mon  existence  de 
bihelotier  ! .. .  (Sérieux.)  Pour  celui-ci,  non. 
Étant  chez  moi,  avec  la  lettre  de  la  Reine  dans 
son  tiroir,  franchement,  je  n'avais  pas  besoin 
de  l'authentiquer. 

BRESCilARD 

C'est  tout  ce  que  je  voulais  savoir. 

Il  va  ouvrir  la  porte  nui  donne  sur  F  escalier 
communiquant  avec  l'alelier.  Langouët 
arrive  par  là,  un  mètre  à  la  main, 
comme  un  homme  surpris  dans  son  tra- 
vail. Il  salue  les  gens  avec  beaucoup  de 
fierté  et  ne  dit  rien. 


LA   BARRICADE  63 


SCENE   XI 

LES  MÊMES,   LANGOUET,  puis  PHILI'PrE 
et  GAUCHEROND 


BRESCHARD 

Je  t'ai  appelé,  Langouët,  pour  te  faire  juge 
(lu  cas  que  voici  :  Gaucherond  nous  a  livré  ce 
meuble  à  secret  copié  de  Saunier.  Quel  jour 
exactement?  Te  rappelles-tu? 

LANGOUET 

Il  y  aura  demain  quinze  jours,  monsieur 
Breschard. 

liRESCHABD 

Nous  l'avons  livré,  nous,  à  M.  de  Bonne- 
ville,  il  y  a  huit  jours.  Nous  l'avions  gardé  une 
semaine  ici  pour  le  montrer  à  M.  Webb,  notre 
client  de  Londres,  qui  devait  venir  à  Paris,  et 
qui  n'est  pas  venu.  Chez  M.  de  Bonneville, 
personne  n'y  a  touché.  Or,  Gaucherond  nous 


64  LA    BARRICADE 

Ta  livré,  nous  l'avons  constaté  ici,  M.  de  Bon- 
neville  et  moi,  avec  des  tiroirs  en  vieux  chêne. 
(Tendant  le  tiroir  à  Langouët.J  Quel  est  ce 
bois-ci? 

LANGOUET,  après  examen  et  froidement. 
Du  tulipier,  monsieur  Breschard... 

BRESCHARD 

Veux-tu  lire  ce  qu'il  y  a  d'écrit.  (Langouét  lit.) 
Et  dans  ce  tiroir-ci?...  (Même  jeu  de  Layigouët 
impassible .)  Par  conséquent,  le  meuble  a  été 
tripoté  ici  par  quelqu'un  qui  a  substitué  un  bois 
à  un  autre  et  qui  a  gravé  à  l'intérieur  ces  saletés. 

LANGOUET 

A  moins  que  le  sabotag^e  n'ait  été  fait  avant 
l'arrivée  du  meuble. 

GAUCHEROND,  qui  est  entré  avec  Philippe  pendant 
le  discours  de  Breschard. 

Voyons,  Langouët,  tu  as  été  mon  apprenti, 
tu  sais  bien. . . 

LANGOUET 

Je  sais  que  tu  ne  fermes  jamais  ta  porte. 


LA    lîARlUCADE  65 

Gaucherond,  et  que  tu  habites  une  maison  où 
il  y  a  dix  ateliers  comme  le  tien. 

BRESCHARD 

Et  moi,  je  sais  que  j'ai  vu  le  meuble,  quand 
Gaucherond  l'a  livré. 

LANGOUET 

Ètes-vous  bien  sûr  que  vous  l'avez  re- 
{jardé  d'assez  près,  patron?  Possible  que  le 
sabotage  ait  été  fait  ici,  mais  en  avez-vous  la 
preuve?  Désig^nez-vous  quelqu'un?  C'est  tout 
l'atelier  que  vous  accusez?...  Je  vais  rapporter 
aux  camarades  notre  conversation.  Et  s'ils  se 
fâchent. . . 

GAUCHEROND,    qui   a   examine    le    tiroir,    tout   en 
écoutant. 

Mais  non!  Ce  n'est  pas  la  peine.  Les  tiroirs, 
ce  n'est  rien,  et,  quant  aux  inscriptions,  c'est 
un  replacage  à  faire.  Monsieur  le  comte,  si  le 
secrétaire  ne  vous  fait  pas  besoin  tout  de  suite, 
je  me  charge  de  vous  remettre  le  tout  en  état. 

(Regardant   Lanfjouëi.J  Seulement,   cette   fois, 

5 


66  LA    BARRICADE 

je  VOUS  le  rapporterai  mol-même.  (Tout  bas,  à 
Breschard.)  Ne  poussez  pas  cette  affaire,  pa- 
tron, à  cause  de  la  grève. 
PHILIPPE,  quia  entendu  Gaucherond,  bas  aussi. 

Écoute    Gaucherond,    papa...    Tu    n'as   de 
preuves  contre  personne. 

BONXEVILLE,  à  Gauchcvond . 

Mais  prenez  le  temps  que  vous  voudrez,  mon 
brave.  J'ai  voulu  simplement  sig^naler  un  fait 
à  M.    Breschard,  intéressant  pour  lui.   Voilà 
tout. 
BRESCHARD,  après   lin   instant  de  lutte  intérieure. 

Encore  une  fois,  merci,  monsieur  le  comte. 
fA  Langouët ,  avec  un  visible  efforl.J  Je  préfère 
qu'il  ne  soit  question  de  rien  à  l'atelier,  Lan- 
gouët. Moi  aussi,  je  n'ai  voulu  que  te  signaler 
un  fait,  puisque  tu  es  mon  contremaître, 
c'est-à-dire  (soulignant  le  nioij  mon  représen- 
tant, un  fait  très  grave.  11  y  a  des  saboteurs 
ici,  parmi  mes  hommes.  Je  suis  averti.  Va. 
Langouel  sort    sans  saluer. 


LA    BARRICADE  67 


SCENE   XII 

LES  MÊMKS,  moins  LANGOUET 
BONNEVILLE 

Adieu,  mon  cher  Breschard,  je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  que  je  n'ouvrirai  pas  la 
bouche  sur  ce  petit  incident.  Vous  avez  bien 
fait  de  ne  pas  insister  davantage. 

DERIVIÈRE 

Ce  n'est  pas  mon  avis,  mon  cher  beau-père, 
et,  si  j'étais  vous,  ce  Langouët  ne  traînerait 
pas  un  quart  d'heure  de  plus  dans  la  maison. 
Enfin!...  (Tirant  sa  vionire.)  Je  m'étonne 
qu'Aline  ne  soit  pas  là. 

PHIUPPE 

Elle  est  venue  et  repartie.  Elle  va  rentrer 
d'un  moment  à  l'autre. 

DERIVIÈRE 

Plutôt  l'autre!...  Si  elle  rentre,  tu  lui  diras 


68  LA    BARRICADE 

que  nous  déjeunons  au  Café  Angolais,  M.  de 
Bonneville  et  moi.  N'est-ce  pas,  cher  comte? 
(Assentiment  de  Bonneville.  A  Breschard.J  Nous 
allons  à  la  répétition  générale  des  Français.  (Et 
à  Philippe. J  Si  elle  préfère  déjeuner  ici,  tu  lai 
diras  qu'elle  nous  rejoigne  directement  au 
théâtre. 

BONNEVILLE 

Vous  avez  mon  adresse,  Gaucherond? 
Gaucherond  fait  signe  que  oui.  Poignées  de  main. 
Sortie  de  Botineville  et  de  Derivière. 


SCENE  XIII 

BRESCHARD,  PHILIPPE,  GAUCHEROND 

GAUCHEROND,  allant  au  meuble  et  replaçant 

les  tiroirs 
Il  ne  faut  pas  vous  faire  de  mauvais  sang, 
patron,  c'est  un  petit  malheur.  C'est  comme 
si  les  porteurs  avaient  flanqué  des  renfonce- 


LA   BARRICADE  69 

ments  dans  la  marqueterie.  Ça  se  réparera  et 
on  n'y  verra  rien. 

PHILIPPE 

En  tout  cas,  ce  n'est  pas  Lançouët  le  cou- 
pable. Je  suis  sûr  qu'en  ce  moment  il  fait  son 
enquête,  et  peut-être  que  ce  soir. . . 

BRESCHARn 

Lui"?  Tu  ne  l'as  donc  pas  regardé,  pendant 
qu'il  me  bravait?  Car  il  me  bravait,  et,  si  je  ne 
l'ai  pas  exécuté,  ce  n'est  pas  quej 'aie  le  moindre 
doute.  Ah!  il  savait  ce  qu'il  faisait,  et  qu'il  a 
barre  sur  moi,  en  ce  moment...  Vous  m'aviez 
bien  dit,  Gaucherond,  quand  je  vous  ai  parlé 
de  ce  contrat  avec  Webb,  l'Américain  :  «  C'est 
tentant,  patron,  mais  ce  n'est  pas  prudent...  " 
(A  Philippe.JTn  ne  sais  pas  le  détail  de  tout  ça, 
toi.  Nous  causons  si  peu  de  mes  affaires  depuis 
cette  année  ! . . .  Ce  Webb  est  un  Yankee  enrichi 
dans  les  mines.  Il  a  fait  construire  une  maison 
dix-huitième  siècle  à  Londres,  style  français. 
Il  copie  le  petit  Trianon.  Il  veut  donner  des 


70  LA-BARRICADE 

fêtes  pour  ce  qu'ils  appellent,  là-bas,  la  sea- 
son.  Il  est  venu  à  Paris,  il  y  a  quelques  mois, 
commander  trois  salons,  livrables  à  date  fixe 
et  payés  comptant  à  la  livraison  :  quatre  cent 
mille  francs.  Un  seul  jour  de  retard,  tout  est 
refusé.  C'est  bien  américain,  n'est-ce  pas? 
Trois  de  mes  confrères  ont  reculé  devant  ces 
conditions.  J'ai  fait  mon  calcul,  moi,  et  je  les 
ai  acceptées.  Nous  arrivons  largement.  Mais  si 
mes  ouvriers  me  claquaient  dans  la  main?... 
Langouët  le  sait,  et  alors . . . 

GAUCHEROND 

Patron,  ne  le  croyez  pas...  M.  Philippe  a 
raison.  Langouët,  c'est  mon  élève.  C'est  moi 
qui  l'ai  pris  ici  tout  petit,  et  qui  lui  ai  mis 
l'outil  à  la  main.  Il  a  été  mon  apprenti,  un 
apprenti  comme  il  y  en  avait  autrefois,  avec 
les  corporations...  Ah!  si  leurs  syndicats 
étaient  ça,  seulement!  Mais  on  y  reviendra. 
Patience!...  Je  ne  dis  pas.  Il  a  tourné  à 
gauche  depuis...  Je  lui  ai  tant  répété  :   «  Mon 


LA    BARRICADE  71 

petit,  pas  de  politique  à  l'atelier.  Dehors,  tout 
ce  que  tu  voudras.  Mais,  à  l'atelier,  il  faut  res- 
pecter le  travail.  "  Oui,  il  s'est  gâté.  Mais, 
j'en  mettrais  mes  deux  mains  sous  le  varlet, 
il  respecte  le  travail.  Ce  n'est  pas  lui  qui  aurait 
jamais  fait  cette  saloperie-là. 

PHILIPrE 

Non.    Ce    n'est    pas    lui,    papa.   D'ailleurs, 
puis(jue  tout  s'arrange. 

GAUCHEROND 

Mais  oui,  patron,  tout  s'arrange.  (Il  soupèse 
le  meuble  pour  l'enlever.)  Il  est  trop  lourd  pour 
mes  vieilles  pattes,  ce  gros  garçon-là. . .  Je  vais 
toujours  chercher  une  voiture  et  je  viens  l'en- 
lever avec. . .  (hésitant)  avec  un  de  mes  copains. 
Ne  vous  inquiétez  de  rien,  patron.  Avant  six 
semaines,  je  le  rapporte  chez  M.  de  Bonneville. 
//  sort. 


72  LA    BARRICADE 


SCENE  XIV 

BRESCHARD,  PHILIPPE 
PHILIPPE 

Brave  homme,  va! 

BRESCHARD 

En  attendant,  tu  remarques  qu'il  ne  me  de- 
mande pas  un  de  mes  ouvriers  pour  l'aider.  Il 
est  aussi  persuadé  que  moi,  entends-tu,  que  le 
coup  a  été  fait  à  l'atelier. 

PHILIPPE 

Pas  par  Lang^ouët,  en  tout  cas. 

BRESCHARD 

Si,  parLang^ouët.  Il  me  hait,  entends-tu,  Phi- 
lippe. Et  il  n'y  a  pas  que  sesidées  socialistes  dans 
cette  haine.  II  y  a...  ce  que  tu  sais  maintenant. 

PHILIPPE 

C'est  à  peine  s'il  est  poli  avec  Louise  Mairet, 
papa. 


LA    BARRICADE  73 

BRESCHARD 

Je  n'ai  pas  dit  qu'il  lui  faisait  la  cour.  Mais 
il  me  hait,  je  le  sais,  je  le  vois,  je  le  sens. . .  Et, 
encore  une  fois,  en  ce  moment,  avec  l'in- 
fluence qu'il  a  sur  ses  camarades,  il  me  tient. 

PHILIPPE 

Dieu  merci!  mon  père,  la  maison  Bres- 
chard... 

BRESCHARD 

Je  ne  t'ai  pas  tout  dit,  mon  enfant.  Depuis 
que  je  song^e  à  ce  mariage  avec  Louise,  je  n'ai 
eu  qu'une  idée  :  ne  pas  vous  faire  de  tort,  à  ta 
sœur  et  à  toi.  C'est  à  cause  de  cela  que  j'ai 
entrepris  ces  constructions  au  Champ-de-Mars. 
Il  a  fallu  payer  le  terrain,  les  matériaux,  les 
maçons.  J'ai  mis  là  de  l'argent,  beaucoup  d'ar- 
gent. J'en  ai  mis  dans  l'achat  des  bois  néces- 
saires à  ce  mobilier.  J'en  ai  mis  dans  la  Répu- 
blique Argentine,  en  Russie.  Les  résultats 
seront  magnifiques.  Je  les  crois  certains.  En 
attendant,    tous  mes    capitaux    sont    dehors, 


74  LA    BARRICADE 

et  les  quatre  cent  mille  francs  que  Webb 
me  verse  à  la  livraison  me  sont  indispensables 
pour  faire  face  à  mes  échéances.  Sans  eux,  je 
pourrais  connaître  de  mauvaises  heures,  de 
très  mauvaises...  Voilà  pourquoi  j'ai  si  peur 
de  cette  grève  que  le  syndicat  du  meuble  a 
déclarée  ces  jours-ci.  Voilà  pourquoi  j'ai  dû 
plier  tout  à  l'heure  devant  Langouët.  Je  ne 
crois  pas  qu'il  arriverait  à  me  débaucher  tous 
mes  hommes.  Il  ne  m'en  prendrait  que  dix,  je 
serais  déjà  bien  gêné!...  Ah!  mon  ami,  que 
de  soucis  !  Et  celui  de  ton  mariage  avec  Cécile 
qui  vient  s'y  joindre  ! 

PHILIPPE 

Ne  te  tourmente  pas  de  cela,  père... 

BRESCHARD 

Mais,  mon  enfant,  je  ne  me  pardonnerais 
pas  si  je  te  faisais  manquer  le  bonheur. 

PHILIPPE 

Tu  ne  me   feras   rien    manquer  du  tout... 
D'abord,   il  n'y  aura   pas   de   grève  ici.   Nos 


LA    RARKIGADE  75 

ouvriers  sont  nos  amis...  Et,  quant  à  mon 
raariag^e ,  j'irai  chez  Tardieu  aujourd'hui 
même,  je  hii  parlerai,  et  je  suis  sûr  du  ré- 
sultat. 

BRESCHARD,  hocluint  la  tête. 
Moi  aussi.  Mais,  enfin,  puisque  tu  le  veux  : 
Essaye,  mon  ami.  Essaye!... 

Rideau. 


ACTE    DEUXIÈME 

LA   GRÈVE 


Cabinet  de  travail  de  Breschard.  Au  lever  du  rideau, 
Philippe,  assis  à  son  bureau  placé  près  de  celui  de  son  père, 
achève  d'écrire  une  lettre.  Il  prend  une  enveloppe  et  trace 
l'adresse. 


SCENE  PREMIERE 

PHILIPPE,  puis  GAUCHERO^'D 
PHILIPPE 

A  Mademoiselle,  Mademoiselle  Cécile  Tar- 
dieu.  (Il  relit  sa  lettre  avant  de  la  plier.)  u  Ma 
chère  Cécile,  depuis  mon  malheureux  entre- 
tien avec  votre  père...  "  (Coup  à  la  porte.) 
Entrez  ! 

Il  plie  sa  lettre  et  la  met  dans  sa  poche. 

GAUCHEROND 

M.  Breschard  n'est  pas  là?  Je  venais  lui 
annoncer  une  nouvelle  qui  a  de  l'importance, 
à  cause  de  cette  grosse  affaire  avec  l'Améri- 
cain. 


80  LA    BARRICADE 

PHIUPPE 
La  grève  gagne?  Nous  allons  l'avoir  ici? 

GAUCHEROND 

Oui,  et  par  Langouët!...  Avant-hier,  je 
n'ai  pas  voulu  lui  faire  du  tort.  C'est  comme 
si  on  était  du  même  sang,  quand  on  a  fait 
donner  à  quelqu'un  ses  premiers  coups  de 
varlope...  Mais  c'est  lui  qui  mène  la  grève,  et 
c'est  lui  le  saboteur. 

PHILIPPE 

Elî  bien,  moi,  je  continue  à  le  croire  inca- 
pable de  cette  infamie.  La  grève,  c'est  une 
chose;  le  sabotage,  c'en  est  une  autre.  J'ad- 
mets la  première,  mais  l'autre?  Cette  lâcheté! 
Le  travail  des  camarades  détérioré,  gâché! 

GAUCHEROND 

Et  le  travail  des  camarades  empêché?  Car, 
c'est  ça,  la  grève.  Non,  non,  monsieur  Philippe. 
Grève  et  sabotage,  sabotage  et  grève,  ça  se 
vaut,  et  c'est  bon  pour  les  propres  à  rien.  Je 
vais  avoir  soixante  ans,  moi.  J'en  avais  seize 


LA    BARRICADE  81 

quand  je  suis  entré  chez  M.  Firmin  et  trente- 
cinq,  lorsqu'il  a  cédé  son  fonds  à  monsieur 
votre  père.  Est-ce  que  j'ai  jamais  été  en  grève? 
J'ai  fait  mon  métier  qui  était  de  travailler  mes 
bouts  de  bois,  comme  le  patron  a  fait  le  sien 
qui  était  de  me  commander  ma  besogne  et  de 
me  la  payer.  Et  pour  cela,  je  n'ai  pas  eu  besoin 
de  leurs  syndicats.  Quand  ils  en  ont  fondé  un, 
je  n'ai  rien  voulu  savoir.  «  Je  suis  assez  grand 
garçon,  que  je  leur  ai  dit,  pour  faire  mes 
affaires  tout  seul.  »  Et  c'est  comme  ça  qu'on 
est  un  homme  libre. 

pniupPE 
Il  n'y  a  pas  que  la  liberté  au  monde,  Gau- 
cherond.  Il  y  a  la  fraternité  et  la  justice. 

G.VUCHEROND 

Ah    çà  !    Est-ce    qu'ils   vous    auraient    mis 

dedans,  vous  aussi,  monsieur  Philippe,  avec 

leurs  grandes  phrases?  Faites  excuse,  mais  je 

vous  ai  vu  haut  comme  ça.  La  fraternité?  Les 

quinze  mille  balles  aux  députés  socialistes  qui 

6 


854  LA    BARRICADE 

montent  le  coup  à  de  pauvres  bougres  !  (Levant 
les  bras  au  cieljhs.  justice?  vous  trouvez  ça 
juste,  vous,  cette  unification  de  salaires  qu'ils 
réclament  dans  leur  grève  d'aujourd'hui?  La 
paye  égale  pour  tous,  hommes  et  femmes, 
capables  et  incapables? 

PHILIPPE 

Oui,  puisque  c'est  le  tarif  le  plus  haut 
qu'ils  prennent  comme  base.  A  qui  font-ils  du 
tort? 

GAUCHEROND 

Mais  au  travail  !  monsieur  Philippe,  au  tra- 
vail!... Voyons?...  Le  travail  d'une  bonne 
main,  moi,  par  exemple,  qui  ai  quarante  ans 
de  métier  dans  les  pattes,  serait  payé  comme 
celui  d'un  Garrigue,  d'un  Burle,  des  sabots? 
Mais  c'est  absurde!  Mais  tout  est  inégal  dans 
le  monde  !  Tout  !  Tout  !  Tout  !  Voyez  dans  notre 
métier  :  le  sapin,  c'est-il  du  chêne? 

PHIUPPE 

C'est  précisément  parce  que  tout  est  inégal 


LA    BARRICADE  83 

dans  la  nature  qu'il  faut  essayer  de  mettre  un 
peu  d'ég^alité  dans  la  société. 

GAUCHEROND 

Ah!  qu'on  y  mette  donc  de  Tordre  seule- 
ment! (Avisant  un  meuble.)  Regardez  les  bois 
dans  cette  marqueterie.  Comme  ils  y  sont  tous  à 
leur  place!  Gomme  un  ton  en  fait  valoir  un 
autre  !  C'est  l'harmonie.  C'est  ça  qu'il  faudrait 
dans  la  société...  Faites  encore  excuse,  mon- 
sieur Philippe,  vous  n'allez  pas  leur  dire  que 
vous  pensez  comme  eux?  Vous  ne  ferez  pas  ça  à 
M.  Breschard?  Si  l'atelier  d'ici  suivait  la  grève, 
ce  serait  un  rude  coup  pour  lui  en  ce  moment. 

PHILIPPE 

L'atelier  ne  suivra  pas  la  grève,  Gaucherond. 
Je  vais  communiquer  à  mon  père  votre  avertis- 
sement. 11  vaut  mieux  dans  l'intérêt  de  tous 
qu'il  ait  passé  par  moi.  Je  compte  sur  mon 
influence,  en  cas  d'un  conflit,  pour  amener 
une  détente  immédiate.  (Entre  François.)  Qu'y 
a-t-il? 


84  LA    BARRICADE 

FRANÇOIS 

Mademoiselle  Tardieu  est  en  bas.  Elle  de- 
mande si  elle  peut  dire  un  mot  à  M.  Philippe. 

PHIUPPE 

Priez-la  de  monter.  (François  sort.)  Adieu, 
mon  bon  Gaucherond. 

GAUGHEROND,  revenant. 

Adieu,  monsieur  Philippe...  Dites  donc,  j'ai 
discuté  avec  vous  tout  à  l'heure  un  peu  vive- 
ment. Vous  savez,  votre  père  et  vous,  c'est 
comme  ma  famille...  Quand  vous  vous 
marierez,  vous  me  laisserez  bien  faire  mon 
cadeau  à  Mme  Philippe,  un  bonheur-du-jour 
qui  me  trotte  dans  la  tête.  Est-ce  qu'il  faudra 
attendre  longtemps? 

PHILIPPE 

J'en  ai  peur,  mon  brave  Gaucherond. 

GAUCHEROND,  regardant  Cécile  qui  entre. 
Tant  pis  !  Tant  pis  !  (S' inclinant.)  Mademoi- 
selle... 

Il  sort. 


LA    BARRICADE  85 


SCE^'E    II 
PHILIPPE,  CÉCILE 

PHILIPPE,  tirant  sa  lettre  à  demi  de  sa  poche. 

Ah  !  merci  d'être  venue.  Voyez,  je  vous  écri- 
vais. 

Il  lui  prend  les  mains. 

CÉCILE,  5e  dominant  à  peine. 

Depuis  quarante-huit  heures,  depuis  que 
vous  êtes  allé  chez  mon  père,  je  me  débats 
dans  la  nuit.  Mon  père  m'a  dit  que  notre  ma- 
riag^e  était  rompu  et  que  c'était  vous,  Philippe, 
qui  le  rendiez  impossible .  Il  est  tellement  monté 
qu'il  refuse  de  me  laisser  même  prononcer  votre 
nom.  Il  m'emmène  ce  soir  en  Italie...  J'ai 
trouvé  le  moyen  d'aller  hier  trois  fois  chez 
votre  sœur.  Elle  est  à  la  campagne...  J'y  suis 
retournée  ce  matin  et  tout  à  l'heure,  elle  n'est 


86  LA   BARRICADE 

pas  encore  rentrée.  J'ai  pris  un  grand  parti.  Je 
suis  venue  ici.  Ma  vieille  institutrice  est  en  bas 
dans  l'automobile.  Je  suis  montée  sans  lui 
donner  de  raison,  en  lui  disant  de  m'attendre 
deux  minutes.  Si  mon  père  apprend  ma  dé- 
marche, ce  sera  terrible. . .  Mais  je  ne  peux  pas 
partir  dans  cette  incertitude,  je  ne  peux  pas. 

PHILIPPE 

Et  moi,  Cécile,  je  ne  peux  que  vous  répéter 
ce  que  je  vous  écrivais  :  que  je  vous  aime, 
qu'il  y  a  un  malentendu  entre  votre  père  et 
moi.  Et  ce  malentendu,  je  n'ai  même  pas  le 
droit  de  vous  dire  sur  quoi  il  porte. 

CÉCILE 

Pas  le  droit?...  Pas  le  droit?  C'est  comme 
mon  père!  Mais  moi,  j'ai  le  droit  de  savoir 
quand  il  s'agit  de  mon  bonheur. 

Elle  se  laisse  tomber  sur  une  chaise,  la  tête 
dans  les  mains,  et  elle  éclate  en  sanglots. 
PHILIPPE,  bouleversé . 
Comment  voulez-vous   que   je  vous  résiste 


LA    BARRICADE  87 

quand   vous  me   parlez   ainsi...  quand    vous 

pleurez?...  Eh   bien,  il  s'agit...  (Il  iarréle.J 
Non,  c'est  impossible! 

CÉQLE 

Philippe,  quoi  que  ce  soit  qu'il  y  ait  dans 
votre  vie,  dites-le-moi?  Je  suis  une  jeune  fille, 
mais  je  sais  que  beaucoup  déjeunes  gens,  au 
moment  de  se  marier,  rencontrent  un  obstacle 
dans  leur  passé.  J'ai  cru  que  vous  n'aviez  rien, 
vous,  dans  votre  passé,  mais  s'il  vous  a  laissé 
des  devoirs  à  remplir... 

PHILIPPE,  avec  force. 

Non,  Cécile,  non,  je  n'ai  rien  dans  mon 
passé,  je  vous  le  jure...  Je  n'ai  jamais  aimé,  je 
n'aimerai  jamais  que  vous. 

CÉCILE 

Enfin,  j'ai  ce  que  je  voulais,  une  certitude. 
Le  mystère,  quand  il  s'agit  de  ce  qu'on  aime, 
c'est  très  dur.  On  l'accepte.  —  On  accepte  la 
séparation,  l'absence...  Le  doute,  non.  Ce 
dont  j'avais  besoin,  c'était  de  savoir  que  cette 


88  LA   BARRICADE 

«  situation  secrète  »  dont  a  parlé  mon  père  — 
car  il  a  laissé  échapper  ces  mots  —  ne  vous 
concerne  pas. 

PHILIPPE 

Non,  elle  ne  me  concerne  pas.  Mais  oui,  il 
y  a  un  secret  dans  notre  famille.  Ce  secret 
comporte,  de  la  part  de  quelqu'un  que  je  ne 
dois  pas  vous  nommer,  un  devoir  de  conscience. 
Si  votre  père  savait  ce  que  je  sais,  il  penserait 
comme  moi  sur  le  caractère  impératif  de  ce 
devoir.  Notre  malentendu  vient  de  ceci,  que 
les  moyens  me  manquent  pour  lui  imposer 
une  évidence,  que  j'ai,  que  vous  auriez,  si... 
CÉCILE,  se  levant. 

J'ai  compris  tout  ce  que  je  devais  com- 
prendre, Philippe.  Depuis  notre  dernière  con- 
versation, je  me  considère  comme  votre 
fiancée.  Je  vous  attendrai  un  an,  deux  ans, 
dix  ans... 

PHILIPPE,  fatiirani  contre  lui. 

0  mon  unique  amour!   Moi  aussi,  je  vous 


LA    BARRICADE  89 

attendrai.  L'épreuve  sera  cruelle.  Quand  vous 
saurez  tout,  un  jour,  vous  me  direz  :  «  Vous 
avez  bien  agi.  " 

CÉCILE,  appuyant  sa  tête  sur  V épaule 
de  Philippe. 
J'en  suis  sûre. . ,  Ah! 

Elle  a  poussé  ce  cri  en  voyant  Langouét 
qui  vient  d'ouvrir  la  porte.  Elle  s'éloigne 
vivement. 

PHILIPPE 

Permettez-moi  de  vous  reconduire,  made- 
moiselle. 

//  la  ramène  à  la  porte.  Elle  sort. 

SCÈNE  III 

PHILIPPE,   LANGOUET 

LANGOUET,  gouailleur. 
Je  te   demande   pardon.  J'ai  bien  vu    que 
j'étais  de  trop. 


90  LA   BARRICADE 

PHILIPPE 

Ne  plaisante  pas,  Langouët,  tu  me  froisserais. 

LANGOUET 

Je  ne  plaisante  pas.  On  m'avait  dit  que  tu 
épousais  Mlle  Tardieu.  Je  ne  le  croyais  pas.  Je 
constate  que  c'est  vrai.  Voilà  tout. 

PHILIPPE 

Aux  gens  qui  te  répéteront  ce  bruit-là,  tu 
voudras  bien  répondre'  que  c'est  faux.  Je 
n'épouse  pas  Mlle  Tardieu. 

LANGOUET 

Tant  mieux.  Je  te  verrais  avec  beaucoup  de 
chagrin  devenir  le  gendre  d'un  ennemi  de  nos 
idées.  D'ailleurs,  il  ne  s'en  cache  pas  et  je  l'en 
estime  presque. 

PHILIPPE 

Estime-le  tout  à  fait.  Je  suis  persuadé  que 
Tardieu  se  trompe.  Mais  il  est  d'une  entière 
bonne  foi,  et  si  j'épousais  sa  fille,  j'arriverais, 
j'en  suis  sur,  à  détruire  cette  hostilité  dont  tu 
parles. 


LA   BARRICADE  91 

LANGOUET,  toujours  ironique. 
Et  comment? 

PHILIPPE 

En  lui  prouvant  ma  bonne  foi,  aussi,  à  moi, 
notre  bonne  foi...  Ne  souris  pas,  Langouët, 
comme  si  tu  étais  devenu  un  homme  de  doute 
et  de  haine.  Qu'est-ce  que  nous  voulons,  toi  et 
moi?  La  paix  sociale.  Rappelle-toi,  quand 
j'avais  seize  ans,  que  tu  en  avais  dix-huit,  les 
beaux  soirs  que  nous  avons  eus  à  rêver 
ensemble  d'une  humanité  organisée  enfin  dans 
la  justice.  Nous  tombions  d'accord  que  le 
grand  outil  de  cette  justice  sociale,  c'était 
l'amour.  Et  nous  en  donnions  une  preuve 
vivante.  Nous  avions  passé  la  journée,  toi,  à 
ton  atelier  d'ouvrier,  moi,  à  mon  collège  de 
bourgeois.  Je  te  communiquais  un  peu  de  la 
science  qu'on  m'enseignait  à  mon  lycée.  Toi, 
tu  m'apprenais  une  science  autrement  pré- 
cieuse. Tu  m'initiais  au  peuple.  Tu  me  révélais 
cette  belle  âme   ouvrière,    si   simple,  si  tou- 


92  LA    BARRICADE 

chante,  si  inconnue.  Sans  toi,  je  penserais 
comme  Tardieu.  Je  n'en  saurais  pas  plus  que 
lui  sur  vous  autres. 

LAXGOUET 

Es-tu  sûr  d'en  savoir  davantage?  Mais  ce 
n'est  pas  pour  discuter  idées  que  je  t'ai 
cherché  jusqu'ici.  Jai  une  grosse  nouvelle  à 
t'annoncer,  et  j'ai  tenu  à  te  l'avoir  annoncée 
moi-même,  justement  à  cause  de  ces  souvenirs 
que  tu  rappelles.  Je  ne  veux  pas  que  tu  dises 
jamais  :  «  Langouët  n'a  pas  été  loyal  avec 
moi.  " 

PHILIPPE 

Je  la  sais,  ta  nouvelle.  L'atelier  va  se  mettre 
en  grève. 

LANGOUET 

J'aurais  dû  me  douter  qu'en  effet,  les 
espions  de  ton  père. . . 

•PHILIPPE,  vivement. 

Mon  père  n'a  pas  d'espions.  Ce  que  je  sais, 
je  le  sais  par  Gaucherond. 


LA    BARRICADE  93 

LANGOUET 

Cela  devait  être.  Quand  on  n'est  pas  avec 
sa  classe,  on  arrive  toujours  à  la  trahir. 

PHILIPPE 

Gaucherond,  un  traître?... 

LANGOUET 

Oui,  puisqu'il  nous  vend  à  ton  père. 

PHILIPPE 

Il  ne  vous  vend  à  personne,  et  toi,  il  te  défen- 
dait, l'autre  jour,  tu  l'as  bien  vu,  quand  il 
s'est  agi  de  ce  meuble  saboté. 

LANGOUET 

En  attendant,  il  va  le  réparer. 

PHILIPPE 

Tu  devrais  être  le   premier  à  t'en  réjouir, 
toi,  le  contremaître. 
LANGOUET,  regardant  Philippe  bien  dans  les  yeux. 

Mais,  ce  sabotag^e,  c'est  moi  qui  l'ai  fait. 

PHILIPPE 

Toi? 


94  LA    BARRICADE 

LANGOUET 

Oui,  moi,  comme  c'est  moi  qui  ai  org^anisé 
la  g^rève.  Au  coup  de  quatre,  les  ouvriers  quit- 
teront l'atelier,  comme  tous  les  jours.  Seule- 
ment, ils  ne  rentreront  pas.  Tout  ça,  c'est  moi, 
Langfouët,  qui  l'ai  fait...  Tu  me  regardes... 
Je  te  fais  peur. . .  Tu  vois  bien  que  tu  ne  nous 
connais  pas...  Notre  idéal  de  jeunesse,  je  l'ai 
toujours.  Mais  autrefois,  je  l'avais  comme  un 
enfant;  aujourd'hui,  je  l'ai  comme  un  homme. 
Je  crois  toujours  que  la  société,  org^anisée  sur 
la  justice,  produira  la  paix  et  l'amour,  mais 
plus  tard,  plus  tard.  Pour  le  moment,  l'outil 
nécessaire  à  la  formation  de  cette  société  de 
justice,  c'est  la  violence.  Et  la  violence  n'aime 
pas. 

PHILIPPE 

Je  crois  rêver  en  t'écoutant.  Tu  m'as  bien 
souvent,  ces  temps-ci,  tenu  des  discours  pa- 
reils!... Pas  avec  cet  accent.  Et  puis,  ce  sabo- 
tagi^e!  Ce  n'est  plus  un  discours,  cela,  c'est... 


LA    BAIUUCADE  95 

LANGOUET,  bfiitaleme?it. 
C'est  de  l'action  directe. 

PHILIPPE 

C'est  de  la  sauvagerie.  Et  ça,  non,  non.  Ça 
ne  te  ressemble  pas,  Lang^ouët.  11  s'est  passé 
ici  quelque  chose  qui  t'a  changée.  Il  y  a  un 
malentendu  entre  toi. . .  et  la  maison. 

LANGOUET 

Aucun: 

PHILIPPE 

Si.  Tu  as  prononcé  tout  à  l'heure  le  nom  de 
mon  père,  d'une  façon  qui  m'a  peiné.  Je  ne 
l'ai  pas  relevé  comme  je  devrais.  Qu'as-tu 
contre  mon  père?  Réponds. 

LANGOUET 

Rien. 

PHILIPPE 

Tu  ne  veux  pas  me  parler.  Eh  bien,  moi,  je 
peux  te  dire  qu'il  va  se  passer  ici  bientôt, 
aujourd'hui  sans  doute,  un  événement  qui  te 
prouvera  que  tu  t'es  trompé  du  tout  au  tout 


96  LA    BARRICADE 

sur  un  certain  point.  Et  alors,  jeté  retrouverai 
tel  que  tu  es.  Car  cet  homme  de  haine,  ce 
n'est  pas  toi.  Mais  si  tu  l'étais,  est-ce  que  lu 
serais  venu  m'avertir  de  la  grève,  tout  comme 
Gaucherond,  remarque?  Et  en  m'avertissant, 
vous  avez  fait,  l'un  et  l'autre,  une  besogne  de 
paix.  Je  vais  tout  essayer,  moi,  pour  que  cette 
grève  n'ait  pas  lieu. 

LANGOUET 

Elle  aura  lieu.  Ça  n'a  pas  été  facile,  mais 
l'atelier  est  bien  décidé. 

THILIPPE 

8i  ça  n'a  pas  été  facile,  c'est  donc  que  les 
ouvriers  ne  se  trouvent  pas  maltraités  ici.  Je 
suis  socialiste.  Par  conséquent,  j'admets 
comme  toi  que,  d'un  bout  à  l'autre  de  la 
société  actuelle,  il  y  a  de  l'injustice.  Mais  il 
n'y  en  a  ici  qu'un  minimum.  Et  cela,  à  cause 
de  la  profonde  humanité  de  mon  père.  Je  vais 
m'adresser  à  cette  humanité.  L'amélioration 
des  salaires  que  vous  voulez   imposer  par  la 


LA    BARRICADE  9T 

crève,  j'obtiendrai,  moi,  qu'il  vous  l'accorde 
de  lui-même,  avant  la  crève.  (On  entend  la  voix 
de  Breschard  dans  l'autre  pièce. J  Mais  je  l'en- 
tends. Au  nom  de  notre  ancienne  amitié, 
Langouët,  laisse-nous  en  tète-à-tête. 

LANGOUET 

Je  n'avais  pas  l'intention  de  parler  à 
M.  Breschard  maintenant.  Je  t'ai  dit  que  la 
déclaration  de  grève  est  fixée  à  quatre  heures. 

//  5077. 


SCENE  IV 

BRESCHARD,  PHILIPPE 
BRESCHARD 

Qu'est-ce  qu'on   vient    de    me    dire,    mon 
petit?  Cécile  Tardieu  sort  d'ici? 

PHIUPPE 

C'est  vrai. 

7 


98  LA    BAIUUGADE 

BRESCHAHD 

Elle  esL  venue  te  voir  seule?  fOesie  de  P/ii- 
li/jljej  Ah  !  la  brave  enfant,  comme  elle  t'aime  ! 

PHILIPPE 

Oui,  elle  m'aime.  J'en  suis  bien  sur  mainte- 
nant. Nous  nous  sommes  fiancés.  Elle  sera 
ma  femme.  Quand?  Je  ne  sais  pas.  Mais  elle 
sera  ma  femme.  N'aie  donc  plus  de  remords 
à  mon  endroit,  papa,  et  fais  ce  que  tu  dois, 
sans  plus  hésiter.  Épouse  Louise,  et  qu'on  le 
sache  à  l'atelier  le  plus  tôt  possible.  Ce  n'est 
pas  seulement  ton  devoir,  c'est  ton  intérêt. 

BRESCHARD 

A  cause  de  la  grève  qui  menace?  Tu  penses 
que  le  mariage  du  patron  avec  une  de  leurs 
camarades  me  concilierait  mes  ouvriers?...  Je 
le  reculerais  rien  qu'à  cause  de  cela...  Avec 
l'esprit  que  je  leur  vois. . . 

PHILIPI'E 

Es-tu  sûr  que  cet  esprit  n'a  pas  beaucoup 
pour  cause  ta  situation   vis-à-vis  de    Louise? 


LA    BA  HP,  ICA  DE  99 

Tiens,  au  moment  où  tu  es  arrivé,  je  causais 
avec  Lang^ouët. .. 

BRESCHARD 

De  Louise  et  de  moi? 

PHILIPPE 

Le  nom  de  Louise  n'a  pas  été  prononcé. 
Et  pourtant,  j'ai  compris  que  cet  excellent 
ouvrier. . . 

BRESCHARD 

Il  Ta  été.  Ce  n'est  plus  qu'un  anarchiste. 

PHILIPPE 

Non,  papa.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'il  a 
changé.  Pour  moi,  ce  sont  tes  rapports  avec 
Louise  qui  font  que  ce  g^arçon  te  juge  mal. 

BRESCHARD 

Tii  me  permettras,  mon  ami,  de  me  moquer 
des  jugements  de  M.  Langouët. 

PHILIPPE 

Gomme  patron,  en  as-tu  le  droit?  Surtout 
dans  une  crise  où  tu  vas  avoir  besoin  de  toute 
ton  autorité  morale.  Langouët  vient  de  m  an- 


JOO  J.A    BARRICADE 

noncer  que  l'atelier  se  met  en  grève  cet  après- 
midi,  à  quatre  heures. 

BRESCHARD 

Ce  que  je  prévoyais  est  arrivé.  Le  scélérat 
a  eu  raison  de  la  fidélité  de  mes  hommes!... 
Avec  cette  affaire  de  Londres  pour  laquelle  je 
n'ai  pas  le  temps  et  mes  capitaux  dehors,  il  me 
tient  à  la  gorge.  Ah!  Pourquoi  ne  l'ai-je  pas 
nettoyé  avant-hier,  quand  je  l'ai  pris  en  fla- 
grant délit  de  sabotage? 

PHILIPPE 

Mais  parce  que  tu  es  humain  et  qu'une  pre- 
mière faute  n'efface  pas  une  longue  suite  de 
loyaux  services.  Tu  ne  vas  pas  oublier  non 
plus  que  sur  tes  quarante  ébénistes  il  y  en  a 
trente  qui  travaillent  chez  toi  depuis  des 
années.  Empêche  cette  grève,  papa,  la  pre- 
mière qu'il  y  aurait  eu  dans  la  maison.  Tu 
le  peux  encore. 

BRESCHARD 

Il  le  faut  bien.  Mes  échéances  sont  là.  J'ai 


LA    BARRICADE  lOi 

compté  sur  ces  quatre  cent  raille  francs  de  l'af- 
faire Webb. ..  Avec  cette  g^rève,  rien.  Je  n'ar- 
rive pas.  Ah!  la  canaille  a  bien  joué.  Il  gagne 
la  première  manche.  Je  l'attends  à  la  seconde, 
quand  les  meubles  seront  finis  et  livrés  là- 
bas.  .. 

PHILIPPE 

J'ai  peur  de  te  comprendre?  Tu  veux  céder 
à  tes  ouvriers  aujourd'hui... 

BRESCHARD 

Et  les  repincer  dans  six  semaines,  oui. 

PHILIPPE 

Mais  la  parole  donnée? 

BRESCHARD 

Tu  veux  dire  extorquée.  Ah  çà  !  Tu  ne  vois 
donc  pas  que  cette  grève  éclatant  chez  moi,  à 
ce  moment  précis,  c'est  du  chantage? 

PHIUPPE 

Non,  puisqu'elle  est  générale. 

BRESCHARD 

Si,  puisqu'elle  me  ruine,  à  moins  que  je  ne 


102  T,A    P.ARP.ICADE 

plie.  Lang^ouët  le  sait.  Oui  ou  non,  est-ce  la 
menace  sous  condition?  Et  tu  le  défends,  toi 
qui  connais  ses  idées!  C'est  vrai,  ce  sont  les 
tiennes.  Eh  bien,  le  voilà,  mon  ami,  le  progrès 
social.  Hier,  le  sabotage  de  Tobjet.  Aujour- 
d'hui le  sabotage  d'une  maison...  Mais  je  ne 
me  laisserai  pas  faire.  Langouët  m'a  aujour- 
d'hui. Je  l'aurai  demain,  et  sans  scrupule,  je 
te  jure.  Oui,  je  vais  la  leur  accorder  tout  à 
l'heure,  cette  absurde  unification  des  salaires 
qu'ils  réclament,  et  le  reste...  Et  dans  six 
semaines,  l'ancien  tarif  ou  la  porte. 

PHILIPPE 

Tu  ne  feras^pas  cela,  papa.  C'est  toi  qui 
saboterais  la  maison  en  ayant  dit  oui,  un  jour, 
à  tes  ouvriers,  parce  que  c'est  ton  intérêt,  et 
non,  deux  mois  plus  tard,  cet  intérêt  changé. 
Que  deviendrait  ton  honneur  de  patron? 

BRESCHARD 

L'honneur  d'un  patron,  c'est  d'être  maître 
chez  lui.  Oui  ou  non?  Est-ce  ici  ma  maison? 


LA    BARRICADE  J03 

PFIILIPPE 
Celle  des  ouvriers  aussi  bien  que  la  tienne, 
fia  maison,  c'est  eux  et  toi. 

BRESCHARD 

Pardon!  La  maison,  c'est  mol  et  eux.  Et 
mol,  d'abord,  parce  que  je  l'ai  faite.  Il  y  a 
trente  ans,  lorsque  j'ai  acheté  l'affaire  Firmin, 
combien  employait-elle  d'ouvriers?  Dix.  Son 
chiffre  par  an?  Cent  mille  francs.  Compare. 
Et  tu  veux  que  j'accepte  que  mes  salariés  m'y 
fassent  la  loi?  Mais  s'il  y  a  un  atelier  Breschard 
pour  donner  du  travail  à  ces  in^jrats,  pour 
les  faire  vivre,  c'est  qu'un  jeune  homme  s'est 
rencontré,  il  y  a  trente  ans,  avec  un  petit 
capital  qu'il  a  risqué  tout  entier  dans  cette 
affaire  Firmin.  Ce  jeune  homme,  c'était  moi. 
J'avais  cent  cinquante  mille  francs.  Je  pouvais 
vivre  de  mes  petites  rentes,  tranquillement,  en 
province.  Je  pouvais  prendre  un  emploi  du 
gouvernement,  devenir  fonctionnaire.  J'au- 
rais fini  comme  mon  père,  sous-chef  de  bureau 


104  LA    HARRICADE 

à  Paris,  parfaitement  heureux  avec  mes  appoin- 
tements et  mes  revenus.  J'avais  de  l'ambition, 
je  ne  l'ai  pas  voulu.  Crois-tu  qu'il  ne  m'en  a 
pas  fallu,  ducourag^e,  pour  me  lancer  dans  cette 
aventure  et  apprendre  le  métier  de  tapissier 
et  d'ébéniste,  quand  j'avais,  pour  tout  bagage, 
mon  diplôme  de  bachelier,  —  c'est  ça  qui 
m'était  utile!  —  et  un  petit  talent  de  dessin? 
Ce  courage,  je  l'ai  eu,  et  pas  seulement  pen- 
dant une  heure,  tous  les  jours  pendant  trente 
ans.  Voilà  trente  ans  que  je  me  lève  chaque 
matin  à  six  heures,  pour  être  là  quand  l'ate- 
lier s'ouvre;  trente  ans  que  je  peine  avec  mes 
sculpteurs,  mes  ciseleurs,  mes  modeleurs,  mes 
monteurs;  trente  ans  que  je  ne  pense  qu'à  mes 
meubles,  depuis  l'instant  où  je  me  réveille  jus- 
qu'à celui  où  je  m'endors.  Mais  cette  maison, 
c'est  mon  œuvre,  c'est  ma  création,  c'est  ma 
chair  et  c'est  mon  sang;  fA  Philippe  qui  veut 
r interrompre. Jhsiisse-moi  finir.  Je  n'accorderai 
rien  aujourd'hui  à  mes  ouvriers,  rien.  C'est  à 


LA    BARRICADE  105 

ma  maison  que  je  ferai  le  sacrifice  de  céder, 
pour  qu'elle  dure.  C'est  pour  ma  maison,  pour 
son  honneur,  tu  m'entends,  que  je  reprendrai 
les  concessions  arrachées  par  Lanjjouët  et  ses 
complices,  dès  que  je  pourrai. 

PHILIPPE 

Tu  ne  les  reprendras  pas.  De  notre  conver- 
sation, je  ne  reliens  qu'une  chose  :  tu  vas 
aller  au-devant  de  leurs  demandes.  Qu'ils 
apprennent  en  même  temps  que  tu  leur 
accordes  de  toi-même  ce  que  tes  confrères 
refusent  à  leurs  camarades  g^révistes,  et  que  tu 
épouses  Louise,  Lançouët  pourra  essayer 
encore  de  les  endoctriner.  Tu  verras  comment 
ils  le  recevront!  Et  il  ne  l'essayera  plus.  Tu 
le  retrouveras,  lui,  tout  le  premier,  dévoué, 
confiant,  zélé  comme  autrefois. . .  Pourquoi?. . . 
Parce  qu'il  croira  en  toi. 

BRESCHARD 

Mon  pauvre  enfant,  quand  je  leur  aurai 
accordé  ce  que  je  vais  leur  accorder,  —  je  n'ai 


106  LA    P.AlMilCADE 

pas  le  choix,  — iiiLang^ouëtni  les  autres  ne  croi- 
ront en  mol.  Ils  me  mépriseront.  Ils  ne  me  ren- 
dront leur  estime  que  le  jour  où  ils  retrouve- 
ront en  moi  le  patron,  c'est-à-dire  le  maître... 
Mais,  ils  le  retrouveront.  En  attendant,  je  vais 
passera  l'atelier,  qu'ils  me  voient.  Qui  sait?  au 
dernier  moment  ils  n'oseront  peut-être  pas, 
fLa  porte  s'ouvre.  Aline  Dcrivière  entre. J  Ah! 
c'est  toi,  ma  fille.  Bonjour,  bonjour... 
l!  va  pour  sortir. 


SCENE   V 
Lts  MÊMES,  ALINE  DEIUVIÈIIE 

ALINE,  retenant  son  père. 
Oui,  c'est  moi,  papa,  et  qui  viens  d'en  ap- 
prendre de  belles.  Je  sors  de  chez  Tardieu. 

PHILIPPE 

Arrête-(oi,  Aline.  Tu  ne  sais  pas  ce  qui  se 
passe  ici. 


LA    P-ARUICADE  1<^7 

ALINE 

Je  sais  ce  qui  se  passe  là-bas.  .le  sais  que  tu 
n'épouses  pas  Cécile,  que  son  père  Temmone 
ce  soir,  et  que  tout  cela  n'a  pas  le  sens  com- 
mun. Tu  entends,  Philippe,  et  toi  aussi,  mon 

père. 

PHILIPPE 

Encore  une  fois,  Aline,  arrête-toi.  Ce  n'est 

pas  l'instant  d'une   pareille  discussion.    !s^ous 

allons  peut-être   avoir  la  {jrcve   chez   nous  à 

quatre  heures. 

ALINE 

La  xrrève  ici  ? 

PHILIPPE 

Oui,  et  papa  se  trouve  devant  les  plus  p^raves 
décisions  à  prendre.  Tu  ne  vas  pas  lui  ùter  son 
calme. 

BRESCUARD,  à  sa  fille. 
Je  veux  que  tu  parles,  au  contraire,  Aline. 
Ton  frère  se  laisse  impressionner  par  ces  his- 
toires de  grève.  Moi,  non.  fA  son  fils.)  Mes  dé- 


108  LA    BARRICADE 

cisions  sont  arrêtées,  mon  ami,  bien  arrêtées, 
et  je  t'assure  que  j'ai  tout  mon  calme.  C'est 
toi  qui  as  failli  me  l'ôter  tout  à  l'heure.  Je  suis 
content,  au  contraire,  de  cette  diversion.  Il 
parait  que  c'est  la  journée  des  liquidations. 
J'aime  mieux  ça.  Allons-y.  fA  sa  fille.)  Tu 
sors  de  chez  Tardieu.  Qu'est-ce  qu'il  t'a 
dit? 

ALINE 

Que  tu  allais  te  remarier,  et  qu'à  cause  de 
cela  il  refuse  Cécile  à  Philippe,  et  que  Philippe 
trouve  ça  parfait,  que  c'est  même  lui  qui  te 
pousse  à  ce  mariage. . .  deux  fois  déraisonnable, 
papa,  laisse-moi  te  le  dire,  et  en  lui-même,  et 
parce  qu'il  empêche  le  sien. 

PHILIPPE 

Il  n'est  jamais  déraisonnable  de  faire  son 
devoir,  Aline,  et  ce  mariage  de  père  n'em- 
pêche pas  le  mien.  Il  le  retarde,  voilà  tout. 
J'ai  vu  Cécile.  Nous  nous  attendrons,  l'un 
l'autre,  des  années,  s'il  le  faut. 


LA    BARRICADE  109 

ALINE 

Tu  lui  as  expliqué?... 

PHILIPPE 

Je  lui  ai  dit  qu'il  s'agissait  d'une  question 
d'honneur.  Elle  m'estime  assez  pour  m'avoir 
fait  crédit. 

ALINE 

Ce  n'est  pas  une  raison,  si  elle  est  aussi  folle 
que  toi,  pour  que  je  vous  laisse  tous  les  deux, 
moi,  ta  sœur  et  son  amie,  g^àcher  vos  plus 
belles  années  de  jeunesse,  et  pourquoi?  Mon 
Dieu,  pourquoi?  fA  son  père.)  Il  faut  d'abord 
que  tu  saches  que  Tardieu  ne  m'a  rien  appris. 
Cette  histoire  avec  Louise  Mairet,  je  la  con- 
nais depuis  six  mois. 

BRESCHARD 

Toi  aussi  ! 

AUNE 

Oui,  par  mon  mari,  qui  la  tenait  de  Bonne- 
ville.  Celui-ci  passe  son  temps,  comme  tu  sais, 
à  faire  copier  ou  retaper  de  vieux  meubles, 


liO  LA    BAllUICADE 

aux  quatre  coins  de  Paris.  A  ce  métier,  il  ra- 
masse tous  les  potins  d'atelier.  Il  a  recueilli 
celui-là  dans  le  tas,  et  il  nous  Va  rapporté. 

BRESCHARD 

Alors,  je  ne  comprends  pas  ton  mot  de  tout 
à  l'heure. 

ALINE 

Lequel? 

BRESCHARD 

Le  mot  de  déraisonnable,  appliqué  à  ce 
mariage.  Je  trouve,  moi,  assez  extraordinaire 
déjà  que  Tardieu,  quand  tu  es  allé  lui  deman- 
der des  explications  sur  son  refus,  ne  t'ait  pas 
simplement  adressée  à  moi.  Et  je  trouve  plus 
extraordinaire  encore  que  tu  qualifies,  comme 
tu  viens  de  le  faire,  une  situation  qui  ne  t'est 
connue,  tu  l'avoues  toi-même,  que  par  des  ra- 
gots d'arrière-boutique,  f Geste  d' Aline. J  Oui, 
extraordinaire.  Ton  frère  te  l'a  dit  tout  de 
suite,  avec  une  spontanéité  qui  m'a  touché. 
J'y  ai   retrouvé   la   délicatesse   dont    il   a  fait 


T. A    r.AUUICADE  111 

preuve  avant-hier,  quand  nous  avons  abordé 
ensemble  celte  pénible  question.  Il  a  su,  lui, 
ne  pas  prononcer  des  paroles  qu'un  père  ne 
peut  pas  accepter,  surtout  quand  il  est,  devant 
ses  enfants,  dans  une  situation  où  il  sait,  tout 
le  premier,  qu'il  ne  devrait  pas  être. 

PHILIPPE 

Aline  n'aurait  pas  parlé  ainsi,  mon  père,  si 
tu  lui  avais  raconté  ce  que  tu  m'as  raconté. 

AUNE 

Je  te  demande  pardon,  papa,  s'il  m'est 
échappé  une  expression  un  peu  vive.  Que 
veux-tu?  Je  t'aime.  J'aime  mon  frère.  J'aime 
Cécile.  Il  y  a  longtemps  que  je  fais  ce  rêve 
d'avoir  cette  gentille  sœur,  et  que  toi,  qui 
as  tant  travaillé,  tu  aies  auprès  de  toi  dans 
cette  vieille  maison,  pour  réchauffer  tes  vieux 
jours,  ce  jeune  et  joli  bonheur.  Et  puis,  pata- 
tras !  Voilà  mon  pot  au  lait  par  tej  re  ! . . .  Alors, 
quand  Tardieu  m'a  dit  ce  qu'il  m'a  dit,  le  sang 
m'a  bouilli.  Je  suis  ta  fille,  papa.  Et  il  me  l'a 


112  LA    BARUICADE 

dit  avec  tant  de  chafjrln,  le  pauvre  homme! 
Tu  ne  lui  en  voudrais  pas  si  tu  l'avais  entendu. 
Il  est  désolé  d'emmener  Cécile  ce  soir.  Un 
g^este  de  toi,  rien  qu'un  geste,  et  tout  est  ré- 
paré. 11  me  l'a  promis. 

BUESCHARD 

Quel  geste?  De  quoi  parlons-nous?  Tu  viens 
de  me  dire  toi-même  que  j'ai  compromis  une 
jeune  fille...  Mais  oui...  Du  moment  que  ma 
liaison  avec  elle  est  de  notoriété  publique,  et 
que  je  suis  libre,  il  me  semble  que  tu  devrais 
être  la  première,  toi,  une  honnête  femme... 

AUNE 

A  te  conseiller  de  l'épouser? 

PHIUPPE 

Oui,  Aline,  de  l'épouser. 

ALINE 

Voyons,  papa,  je  ne  veux  pas  employer  les 
mots  qui  t'ont  froissé  tout  à  l'heure. . .  Et  pour- 
tant! . . .  Mais  on  ne  compromet  pas  une  Louise 
Mairet. 


LA    BARRICADE  113 

PHILIPPE 

Parce  qu'elle  est  une  fille  du  peuple?  Une 
ouvrière? 

ALINE 

Parce  qu'elle  a  un  autre  amant.  (Geste  de 
Breschard.J  Pardon,  papa,  si  je  te  fôche.  Mais 
il  fallait  que  ça  fût  dit  et  c'est  dit. 

PHILIPPE 

Mais  c'est  une  infamie,  Aline. . . 
BRESCHARD,  l'interrompant. 

Laisse,  Philippe,  laisse...  (A  sa  fille.)  Tu 
viens  de  porter  une  accusation  grave,  Aline, 
très  grave.  Il  ne  s'agit  plus  de  moi,  ni  de 
mes  sentiments.  Il  s'agit  de  savoir  si  cette 
enfant  est,  ou  n'est  pas,  une  créature  abomi- 
nable d'ingratitude  et  d'hypocrisie.  Le  nom 
de  cet  amant? 

AUNE 

Langouët. 

BRESCHARD 

Tu  as  des  preuves? 

8 


114  LA    BARRICADE 

AUNE 

Mais  c'est  la  fable  des  ateliers  qu'elle  est 
amoureuse  folle  de  lui  !  Nous  savons  ça  par 
Bonneville  encore.  Et  il  suffit  de  les  voir 
ensemble.  Quand  il  est  là,  elle  ne  se  connaît 
plus,  et  lui... 

PHILIPPE 

Lui?  C'est  à  peine  s'il  lui  parle,  et  avec  une 
dureté. 

ALINE 

C'est  la  preuve,  ça.  C'est  en  la  brutalisant 
qu'il  la  tient...  Est-il  avec  elle  comme  avec 
les  autres?  Toute  la  question  est  là.  C'est  évi- 
dent que  non.  Il  y  a  donc  quelque  chose  entre 
eux,  et  ce  quelque  chose,  c'est  trop  clair... 
Nous  déballons  tout,  papa?  Nous  avons  été 
ving^t  fois,  mon  mari  et  moi,  sur  le  point  de 
l'avertir  de  cette  histoire  Lang^ouët,  et  puis 
nous  nous  sommes  dit  :  »  A  quoi  bon  lui  faire 
de  la  peine?  C'est  un  caprice  et  qui  sera  fini 
demain...  Ça  n'a  pas  d'importance.   »    Mais, 


LA    BARIUCADE  115 

du  moment  que  ce  n'est  pas  un  caprice  et 
qu'il  y  va  de  l'honorabilité  de  la  famille,  tout 
change.  Je  te  le  répète,  papa,  lu  n'as  compro- 
mis personne.  Tu  ne  dois  de  réparation  à  per- 
sonne. Il  n'est  pas  possible  que  tu  crées  des 
difficultés  à  un  charmant  mariage  de  ton  fils 
pour  une  petite...  rouée!  C'est  déjà  trop  que 
tu  aies  pensé  une  seconde  à  lui  donner  le  nom 
qu'a  porté  maman. 

PHILIPPE 

Mais,  Aline.. . 

BRESCHARD 

Laisse!  Laisse!  fA  sa  fille.)  Tu  appelles  ça 
des  preuves,  toi?...  Déballons  tout,  comme  tu 
dis.  C'est  toi  qui  l'auras  voulu.  Eh  bien,  oui,  je 
l'aime,  cette  enfant,  passionnément.  En  m'en 
parlant  comme  tu  m'en  as  parlé,  tu  m'as  fait 
affreusement  mal.  De  deux  choses  l'une  :  ou 
ce  que  tu  as  dit  est  vrai,  ou  c'est  faux. 

ALINE 

Mais  c'est  vrai,  mon  père. 


JIG  LA    BAIUIICADE 

PHILIPPE 

C'est  faux,  papa,  c'est  faux! 

BRESCHARD 

Je  vais  le  savoir.  (Il  va  pour  sonner.)  Quand 
un  homme  a  été  averti  comme  je  l'ai  été,  il 
est  bien  lâche,  s'il  reste  dupe.  Je  ne  suis  pas 
lâche  et  je  ne  resterai  pas  dupe.  Si  c'est  faux, 
tu  viens  de  te  donner  une  belle-mère. 

ALINE 

Ce  n'est  pas  à  elle  que  tu  vas  demander?. . . 

BRESCHARD 

C'est  à  elle.  (Au  domesticjue qui parait.J Fran- 
çois^ faites  venir  Mlle  Mairet  ici,  tout  de  suite. 

FRANÇOIS 

Mlle  Mairet  est  là,  justement.  Elle  voulait 
parler  à  monsieur.  Je  lui  ai  dit  que  monsieur 
était  occupé.  Elle  attend. 

BRESCHARD 

Qu'elle  vienne. . . 

ALINE 

Mais  c'est  fou,  mon  père... 


LA    BARRICADE  117 

BRESCHARD 

Quand  on  accuse  quelqu'un,  c'est  bien  le 
moins  qu'on  lui  reconnaisse  le  droit  de  se  dé- 
fendre. (Avec  autorité  et  la  coiiduisanl  vers  la 
porte.)  Rentre  chez  toi.  A  cinq  heures  j'irai  te 
voir.  Je  te  dirai  si  tu  dois  ou  non  retourner 
aujourd'hui  chez  Tardieu.  Et  toi,  Philippe, 
essaye  de  te  renseigner  sur  la  (jrève...  Allez. 
Aline  et  Philippe  sortent  et  se  croisent 
avec  Louise,  qu  Aline  affecte  de  ne  pas  voir. 


SCENE  VI 

BRESCHARD,   LOUISE 
BRESCHARD 

Louise,  tu  as  demandé  à  me  parler? 

LOUISE 

Oui,  mon  ami. 

BRESCHARD 

Moi  aussi,  j'ai  à  te  parler,  et  de  choses  très 


118  I-A    HARRICADE 

(jraves.   Voyons  d'abord  ce  que  tu  as  à   me 

dire. 

LOUISE 

Je  viens  d'apprendre  que  la  grève.. . 

BRESCHARD 

Va  éclater  ici? 

LOUISF 

Oui. 

BRESCHARD 

Je  le  savais,  et  je  sais  aussi  ce  que  je  ferai. 
(Elle  frémit.)  Qu'est-ce  qui  te  trouble  à  ce  point, 
là  dedans? 

LOUISE 

Mais  ça,  mon  ami  :  ce  que  je  deviendrai  si 
la  g^rève  éclate.  Dieu  sait  que  j'ai  tout  fait  dans 
mon  coin  pour  l'empêcher.  J'ai  réussi  presque 
avec  mes  ouvrières?  Mais  les  hommes... 

BRESCHARD 

Ce  que  lu  deviendras?  La  grève  n'est  pas 
obligatoire,  je  suppose.  Elle  éclate.  Tes  cama- 
rades quittent  le  travail.  Tu  ne  le  quittes  pas. 


LA    HARIUCADE  119 

Ils  sont  mécontents  de  leur  salaire.  Tu  ne  Tes 
pas  du  tien.  Que  vois-tu  de  compliqué  là 
dedans?  Surtout  si  tes  camarades  femmes  font 
comme  toi.  Tu  me  dis  qu'elles  y  sont  prêtes. 

LOUISE 

Qu'est-ce  que  tu  veux?  J'ai  peur, 

BKESCHARD 

Mais  je  suis  là  pour  vous  protéger,  toi  et 
les  autres.  J'ignore  ce  qui  va  se  passer  ici  tout 
à  l'heure.  Mais  si  la  Qrève  éclate,  la  maison 
est  grande,  je  donnerai  l'hospitalité  com- 
plète aux  ouvriers  et  aux  ouvrières  qui  me  res- 
teront fidèles.  Et  si  les  autres  les  menacent. ., 
Tiens.  J'ai  questionné  là-dessus  le  commis- 
saire de  police,  ce  matin  même.  Je  vais  te  dire 
sa  réponse  textuelle  :  «  Empoignez  une  barre 
de  fer,  monsieur  Breschard,  et  descendez-la 
sur  la  gueule  au  premier  qui  viendra  vous 
embêter  chez  vous.  »  Tu  vois.  Je  ris  et  je 
n'ai  pas  peur.  Ris,  toi  aussi,  et  n'aie  pas 
peur. 


120  LA    BAURICADE 

LOUISE 

Comment  veux-tu  que  je  n'aie  pas  peur,  à 
l'idée  d'un  conflit,  entre  eux  et  toi?  Mais  si  je 
te  voyais  frapper  un  ouvrier  ou  un  ouvrier  te 
frapper! . . .  Ah!  mon  Dieu  ! ...  Et  puis,  il  y  a  ce 
qu'ils  pensent.  Je  ne  t'en  ai  jamais  parlé,  mais 
je  suis  quelquefois  très  malheureuse  à  l'ate- 
lier, mon  ami.  Ils  ne  sont  pas  toujours  justes 
pour  moi.  Je  n'accuse  personne.  Qu'est-ce 
que  tu  veux?  Ils  ont  deviné  ce  que  je  te  suis. 
Et  alors. ..  C'est  trop  dur,  vois-tu,  d'être  con- 
sidérée comme  un  Judas  par  ses  frères.  Ce 
sont  des  enfants  du  peuple,  comme  moi.  Si 
mes  ouvrières  et  moi,  nous  ne  nous  mettons 
pas  en  grève,  ils  diront  que  j'ai  trahi,  que  j'ai 
fait  trahir,  parce  que  je  suis  ta  maitresse... 
Et  puis,  à  quoi  cela  servira-t-il  que  quel- 
ques malheureuses  femmes  ne  suivent  pas  les 
autres  ? 

BRIiSCH.4RD 

Allons,  sois  franche,  Louise.  Ce  que  tu  vou- 


LA    BAllUICADE  12i 

lais  me  demander,  c'est  la  permission,  si  la 
g^rève  éclate,  de  les  suivre,  ces  autres? 

LOUISE 

Eh  bien,  oui. 

BRESGHARD,  éclatant. 

Ainsi,  j'ai  un  duel  avec  un  mortel  ennemi, 
et  tu  viens,  toi,  me  demander  de  passer  du 
côté  de  cet  ennemi?  Ce  n'est  pas  vrai  que  j'aie 
devant  moi  mes  ouvriers  et  mes  ouvrières.  Je 
n'ai  devant  moi  qu'un  homme,  et  tu  sais  son 
nom  aussi  bien  que  moi  :  c'est  Langouët.  Ce 
n'est  pas  vrai  que  tes  camarades  te  méprisent. 
Ce  sont  de  braves  cœurs,  eux,  et  incapables  de 
cette  vilenie.  Il  n'y  en  a  qu'un  qui  te  traite  du- 
rement, c'est  Langouët.  (Lui  /jrenant  le  bras.J 
Tiens,  depuis  que  je  te  l'ai  nommé,  tu  es  toute 
paie,  tu  trembles.  Ton  cœur  te  saute  dans  la 
poitrine.  Qu'est-ce  qui  s'est  passé  entre  lui  et 
toi  pour  qu'il  te  fasse  peur?  Car  c'est  de  lui 
que  tu  as  peur,  de  lui  seul.  Pourquoi?  Je  veux 
le  savoir. 


122  LA    H  A  RU  ICA  DE 

LOUISE 

Mais  c'est  de  loi  que  j'ai  peur,  maintenant, 
de  ta  violence,  de  ta  jalousie.  Je  croyais  t'avoir 
prouvé... 

BRESCHARD 

Tu  ne  me  réponds  pas.  Je  veux  savoir  ce 
qui  s'est  passé  entre  Lang^ouët  et  toi. 

LOUISE 

Rien,  mon  ami,  rien... 

BRESCHARD,  IlOVS  de  lui. 

Naturellement.  Mais  ne  vois-tu  pas  que 
moins  tu  veux  me  répondre,  plus  tu  m'affoles. 
Ah  !  comment  te  forcer  à  me  la  dire,  la  vérité, 
quelle  qu'elle  soit?  Gomment?...  Non.  Là,  tu 
ne  me  mentiras  pas.  J'ai  vu  mourir  ta  mère, 
Louise.  J'étais  auprès  de  toi  quand  elle  a  passé. 
J'ai  vu  ton  chag^rin.  Jure-moi  sur  la  mémoire 
de  ta  mère  que  tu  n'es  pas  la  maîtresse  de 
Langouët. 

LOUISE,  le  regardant  en  face. 

Je  te  le  jure,  mon  ami,  sur  la  mémoire  de 


LA    BARRICADE  123 

ma  mère;  je  ne  suis  pas  la  maîtresse  de  Lan- 
gue uët. 

BRESCHARD 

Ah!  Louise,  que  tu  m'as  fait  du  bien!  Par- 
don, mon  amie  ! . . .  Tu  ne  sais  pas,  tu  ne  peux 
pas  savoir...  A  mon  âge,  vois-tu,  on  ne  doit 
plus  aimer.  Quand  je  te  reg^arde,  je  me  rends 
si  bien  compte...  Je  me  dis  que  le  sentiment 
qui  t'a  jetée  dans  mes  bras,  c'a  été  la  recon- 
naissance, l'émotion  de  te  sentir  tant  aimée, 
mais  pas  l'amour,  pas  l'amour!  et  que  tu  con- 
tinues à  être  à  moi,  par  pitié,  peut-être!... 
Alors,  quand  l'image  d'un  homme  jeune,  lui, 
beau,  passionné,  s'associe,  dans  ma  pensée,  à 
ton  image,  alors,  je  crois  tout,  je  vois  tout,  de- 
vant moi,  comme  si. ..  Ah!  pardon,  mon  amie, 
pardon!  Dis  que  tu  me  pardonnes,  dis-le! 

LOUISE 

Je  n'ai  pas  à  te  pardonner.  Je  ne  t'en  ai  pas 
voulu.  Je  ne  t'en  voudrai  jamais.  Quand  tu  me 
parles    d'une  certaine   manière,    c'est  que  tu 


124  LA    BARUICADE 

souffres,  je  le  sais.  On  peut  en  vouloir  à  quel- 
qu'un de  ses  actions,  pas  de  ses  sentiments. 

BRESCHARD 

Tu  es  plus  jfjénéreuse  et  plus  juste  que  moi. 
Mais  tu  as  raison.  Ta  situation  actuelle,  dans 
la  crise  que  l'atelier  peut  traverser,  serait  trop 
fausse.  D'ailleurs,  il  faut  couper  court  à  ces 
médisances  que  tu  soupçonnes,  et  à  des  calom- 
nies que  tu  ig^nores.  Moi,  je  les  connais.  Je 
vais  t'épouser,  Louise.  Je  te  le  dois.  Il  y  a  long- 
temps que  j'y  ai  pensé.  J'ai  hésité,  pour  bien 
des  motifs  que  tu  devines.  La  conversation 
que  nous  venons  d'avoir  ensemble  achève  de 
me  déterminer.  Tu  n'auras  même  pas  à 
retourner  à  l'atelier,  et  tu  ne  seras  mêlée  en 
aucune  façon  à  cette  histoire  de  grève,  quelle 
qu'en  soit  l'issue.  J'annoncerai  notre  mariage 
à  tout  le  monde,  aujourd'hui  même. 

LOUISE 

Ah!  mon  ami,  tu  viens  de  me  toucher  le 
cœur  profondément,  mais... 


LA    HAlir.  ICADE  125 

BRESCHARD 

Mais?. . .  (La  regardmii.JTw  refuses  de  deve- 
nir ma  femme  ? 

LOUISE 

Je  dois  refuser...  Tu  oublies  que  tu  as 
d'autres  devoirs,  un  fils,  une  fille 

BRESCHARD 

Mon  fils  et  ma  fille  sont  prévenus. 

LOUISE 

Tu  leur  as  dit?. . . 

BRESCHARD 

Tout.  Philippe  approuve  absolument  ce 
mariag^e,  et  la  seule  objection  qu'ait  faite  ma 
fille  ne  tient  pas  debout.  De  ce  côté-là,  [)ar 
conséquent,  je  suis  libre.  Ne  te  crée  pas  de 
scrupules  inutiles,  mon  enfant. 

LOUISE 

Quand  ton  fils  et  ta  fille  m'accepteraient, 
est-ce  une  raison  pour  que  j'accepte,  moi,  leur 
gfénérosité  et  la  tienne?  Non,  mon  ami,  je  ne 
peux  pas,  je  ne  peux  pas  être  ta  femme.  Rap- 


126  LA    BARRICADE 

pelle-toi.  Quand  je  me  suis  donnée  à  toi,  tu  as 
voulu  me  rendre  indépendante,  suffire  à  mes 
besoins,  m'entourer  de  luxe.  Je  t'ai  dit  non 
alors,  comme  je  te  dis  non  aujourd'hui,  et 
pour  le  même  motif.  Je  n'ai  pas  voulu  vivre 
en  fille  entretenue,  parce  que  je  n'en  étais 
pas  une.  J'étais  une  ouvrière,  avec  un  amant, 
mais  une  ouvrière,  et  qui  se  suffisait  par  son 
travail.  Tu  m'as  comprise,  alors.  Comprends- 
moi,  maintenant.  T'épouser,  ce  serait  devenir 
une  bourg^eoise,  une  dame.  Et  je  ne  suis  pas 
une  bourg^eoise.  Je  ne  suis  pas  une  dame.  Ton 
monde  n'est  pas  mon  monde.  Mon  monde, 
c'est  l'alelier,  c'est  mon  travail,  c'est  mes 
camarades,  c'est  ma  petite  chambre,  c'est  toi 
aussi,  mais  pas  comme  patron,  pas  comme 
bour^jeois,  comme  quelqu'un  que  j'ai  vu  si 
délicat,  si  bon,  si  dévoué,  quand  j'étais  dans 
la  peine  et  si  seule.  Et  je  suis  contente  comme 
cela,  mon  ami.  Ne  me  demande  pas  de  rien 
chang^er  à   une  situation  qui  est...   ce  qu'elle 


LA    r.ARRICADE  ^27 

peut  être.  Ce  que  je  t'ai  dit,  à  propos  de  cette 
grève,  t'a  montré  le  fond  de  mon  cœur  :  mon 
besoin  de  concilier  ce  que  je  te  dois  et  ce  que 
je  dois  à  ma  classe.  Ma  classe,  c'est  un  bien 
grand  mot.  Si  tu  savais  comme  je  le  sens 
vrai  ! 

BRESCHARD 

Alors,  tu  ne  veux  pas  m'épouser?.. .  Et  tu 
ne  t'aperçois  pas  que  tu  viens  de  te  dénoncer 
toi-même,  de  trahir  ton  secret? 

LOUISE 

Je  n'ai  pas  de  secret.  Je  t'ai  dit  mon  véri- 
table motif. 

BRESCHARD 

Pourquoi  as-tu  parlé  de  classe,  alors?  Pour- 
quoi ai-je  retrouvé,  sur  ta  bouche,  ce  mot,  qui 
n'est  pas  de  toi?  Est-ce  qu'on  a  jamais  entendu 
parler  d'une  ouvrière  qui  ne  veut  pas  devenir 
une  dame?  Ces  idées,  est-ce  que  ce  sont  les 
tiennes?Non.  Il  y  a  là  uneinfluence  d'homme, 
et  je  la  connais,  cette  influence.  J'en  ai  déjà 


128  LA    RARRICADE 

souffert  dans  mon  fils.  On  en  a  fait  un  syndica- 
liste, un  ennemi.  Et  ce  même  esprit  de  révo- 
lution, voici  qu'on  te  l'a  insufflé  à  toi!  Qui? 
Cette  fois,  ce  n'est  pas  un  soupçon,  c'est  une 
certitude.  Tu  m'as  juré  sur  la  mémoire  de  ta 
mère  que  tu  n'étais  pas  la  maîtresse  de  Lan- 
g^ouët.  Fais-^noi  un  autre  serment.  Ose.  Jure- 
moi  sur  la  mémoire  de  ta  mère  que  tu  n'aimes 
pas  Lang^ouët. 

LOUISE 

Je  ne  ferai  pas  ce  serment. 

BRESCHARD 

Alors,  c'est  vrai?  Tu  n'es  pas  sa  maîtresse, 
mais  tu  l'aimes?  Au  moins,  avoue,  dis  :  «Je 
l'aime!  «  Dis-le.  Mais  avoue,  avoue,  avoue 
donc  enfin  ! 

LOUISE 

Je  n'avouerai  rien,  parce  que  je  n'ai  rien  à 
avouer,  et  que  ce  n'est  pas  humain  de  traiter, 
comme  tu  me  traites,  une  femme  (jui  n'a 
jamais  menti,  jamais  trahi. 


LA    BARRICADE  129 

BRESCHARD,  Sans  V écouter. 
Ah!  mon  instinctne m'avait  pas  trompé!  Tu 
l'aimes!  Tu  l'aimes! 

LOUISE 

Je  te  répète  que  je  me  sens  de  ma  classe,  et 
je  n'ai  pas  besoin  de  subir  une  influence  pour 
cela.  Il  me  suffit  de  me  rappeler  mon  père  et 
ma  mère  qui  étaient  des  ouvriers,  tous  mes 
autres  parents  qui  étaient  des  ouvriers,  mon 
enfance... 

BRESCHARD,  allant  et  venant  dans  la  chambre. 

Mais  non,  tu  l'aimes!...  Et  moi,  c'était  la 
reconnaissance,  c'était  la  pitié.  Qu'est-ce  que 
tu  veux  que  ça  me  fasse  maintenant  que  tu  te 
joig^nes  à  eux?  Tu  venais  me  demander  la  per- 
mission. Tu  l'as.  Je  te  la  donne.  Retourne  à 
l'atelier.  Mets-toi  en  grève  comme  les  autres. 
Il  sera  content  de  toi.  (Marchant  sur  elle.)  Ah  ! 
malheureuse  ! . . . 

Le  bruit  de  la  porte  qu'on  ouvre  l'interrowpl. 
Philippe  passe  la  tête  et  dit. . . 


130  LA    BARRICADE 

PHILIPPE 

Papa,  on  demande  à  te  parler.  J'ai  dit  qu'on 
attende  un  moment.  C'est  pour  la  g^rève. 
BRESCHARD,  il  regarde  la  pendule. 
Quatre  heures  !  Ah  !  Us  sont  exacts  ! . . .  Qu'ils 
viennent!  (A  Louise.JTa  t'en  vas.  Tu  as  raison. 
Je  ne  supporterais  pas  de  vous  voir  en  face  l'un 
de  l'autre.  (Elle  sort.J  G'esi  un  duel.  Tenons- 
nous  bien  sous  le  feu. 

Parait  une  escouade  d'ouvriers  ayant  à  leur 
tête  Langouët  et  Iliuheu  ^. 


SCENE  VII 

HRESCHARD,     PHILIPPE,     LANGOUËT,     TilUBEUF, 
BURLE,    GARRIGUE,     TRANCHANT,    CHRISTIAN, 

AUTUKS    OUVRIERS. 


LANGOUËT 

Monsieur  Breschard,  nous  vous  présentons 
le  camarade  Thubeuf,  délégué  du  syndicat  de 


LA    BARRICADE  131 

rameublcment,  qui  est  char^jé  de  vous  sou- 
mettre quelques  revendications,  en  notre  nom 
à  tous.  fSe  tournant  vers  les  ouvriers.)  N'est-ce 
pas,  camarades? 

BURLE,  énergique. 
Oui,  à  tous. 

GARRIGUE,  énergique. 
A  tous. 

LES  OUVRIERS,  mollement . 
Oui,  oui,  à  tous,  à  tous. 

THUBEUF 

Enchanté,  monsieur  Breschard,  de  faire 
votre  connaissance. 

BRESCHARD,  très  froid. 

C'est  moi,  monsieur,  qui  serais  très  heureux, 
en  toute  autre  circonstance,  de  recevoir  votre 
visite.  Mais  vous  me  permettrez  de  vous  dire 
queje  ne  connais  pas  le  syndicat  de  l'ameuble- 
ment et  que  je  ne  veux  pas  le  connaître.  Par 
conséquent,  pour  moi,  vous  n'êtes  le  délégué 
de  personne.  Restons-en  là. 


132  LA    BARRICADE 

LANGOUET 

Pardon,    patron,   je    viens    de    vous    dire, 
comme   contremaître   de    l'atelier,    qu'il    est 
notre  délégué.  Vous  nous  connaissez,  nous. 
BRESCHARD,  frémissant,  puis  de  nouveau 
maitre  de  lui. 

Oui,  je  te  connais,  toi! . . .  (Sur  un  autre  ton, 
s' adressant  aux  ouvriers.)  Je  vous  connais  tous, 
mes  amis,  et  vous  me  connaissez.  Jusqu'ici 
nous  n'avons  pas  eu  d'intermédiaire  entre 
nous,  et  je  n'admets  pas  qu'il  y  en  ait...  Si 
vous  avez  des  revendications  à  formuler, 
comme  il  vient  de  le  dire  (Il  a  montré  Langouët 
et  de  nouveau  frémi),  je  vous  invite  à  les  for- 
muler, individuellement.  Vous  n'avez  qu'à 
venir  les  uns  après  les  autres,  dans  ce  bureau. 
Je  vous  recevrai  tous,  comme  j'ai  toujours 
fait,  d'ailleurs.  Je  discuterai  avec  chacun  de 
vous,  mais  d'homme  à  homme...  Préférez- 
vous  commencer  dès  maintenant?  Voyons, 
vous,  Garri{jne,  qii'avez-vous  à  me  demander? 


LA    BARIUCADE  133 

GARRIGUE 

Pour  moi,  patron,  rien.  Mais  je  marche 
avec  les  camarades.  Ils  sont  pour  le  syndicat, 
je  suis  pour  le  syndicat. 

BRESCH.'VRD,  haussanl  les  épaules. 

Et  vous,  Burle? 

BURLE 

Moi,  c'est  comme  Garrigue,  patron. 
BRESCHARD,  plus  impatient  encore. 
Et  vous,  Tranchant? 

TRANCHANT 

Qu'est-ce  que  vous  voulez,  patron?  Moi,  je 
me  trouve  très  bien  ici.  Je  suis  content  de  ce 
que  j'ai.  Mais  vous  pensez  bien  que  dans  ces 
circonstances-là,  on  peut  pas  faire  autrement 
que  les  camarades. 

BRESCHARD 

Alors,  parce  qu'un  camarade  ira  se  fiche  à 
l'eau,  il  faudra  que  vous  le  suiviez?. ..  Voyons, 
Tranchant,  vous  êtes  un  garçon  intelligent. 
Avec  vous,  on  peut  raisonner.  Je  sais  ce  que 


134  LA    BARRICADE 

VOUS  allez  me  demander,  je  le  sais  :  l'unifica- 
lion  des  salaires.  Vous  gagnez  ici  le  maximum, 
que  vous  réclamez  pour  les  autres.  C'est  d'un 
brave  copain,  mais  il  n'y  a  pas  que  les 
copains,  il  y  a  le  patron.  Trouvez-vous  juste 
qu'il  paye  le  mauvais  travail  au  même  taux  que 
le  bon  ? 

TRANCHANT 

Je  dis  pas  le  contraire,  patron,  mais  je 
peux  pas  causer  avec  vous  là-dessus.  On  est 
obligé  de  se  tenir  tous.  Il  faut  que  je  marche 
avec  les  camarades. 

BIŒSCHARD,  5e  retournant  vers  un  aittre. 

Et  vous,  Christian,  qui  n'êtes  pas  Français, 
vous  êtes  cependant  très  content  de  gagner  à 
Paris  ce  que  vous  n'auriez  pas  à  Copenhague. 
Qu'est-ce  que  je  vous  ai  demandé,  moi,  quand 
je  vous  ai  embauché? Ce  que  vous  saviez  faire. 
Rien  n'a  changé,  de  vous  à  moi,  depuis 
deux  ans  que  vous  êtes  ici.  De  quoi  avez- 
vous  à  vous  plaindre?  Avez- vous  une  raison, 


LA    BARRICADE  135 

une   seule,   pour  faire   cause   commune   avec 
eux? 

CHRISTIAN 

Oui,  monsieur  Breschard,  j'ai  une  raison. 

BRESCHARD 

Laquelle? 

CHRISTIAN 

Le  chevaleresque! 

THUBEUF,  intervenant. 

Ce  n'est  pas  la  peine  d'aller  plus  loin,  mon- 
sieur Breschard,  n'y  mettez  pas  d'amour- 
propre.  Est-ce  que  j'en  mets,  moi?  Causons 
ensemble,  devant  ces  braves  g^ens,  qui  sont  des 
résolus  et  des  conscients,  vous  le  voyez.  Ce 
que  j'ai  à  réclamer  en  leur  nom  n'est  pas  si 
effrayant,  je  vous  assure.  Vous  serez  trop 
heureux,  si  l'on  ne  vous  demande  jamais  rien 
de  plus.  D'ailleurs,  je  constate  que  vous  êtes  au 
courant.  (J'irant  un  papier  de  sa  poche.)  Pour 
plus  de  précision,  cependant,  nous  allons  lire 
ensemble  les  articles  élaborés  par  le  syndicat. 


136  LA    BARRICADE 

BRESGHARD,  nioîns  maître  de  lui. 
Rengainez  votre  chiffon  de  papier,  monsieur. 
Je  ne  veux  rien  savoir.  Encore  une  fois,  me« 
affaires  ne  regardent  que  moi,  et  je  n'accorde 
à  personne  le  droit  de  s'entremettre  ici. 
Veuillez  vous  retirer,  je  vous  en  prie. 

THUBEUF 

Je  m'y  attendais.  Savez-vous  de  qui  je  me 
fais  l'effet  en  ce  moment,  monsieur  Breschard? 
de  Roland  chez  Louis  XVI,  vous  vous  rappelez, 
quand  on  voulait  le  mettre  à  la  porte  parce 
qu'il  avait  des  cordons  au  lieu  de  boucles  à  ses 
souliers...  Ça  vous  étonne?  Mais  je  lis  un  peu 
depuis  que. .. 

BRESCHARD,  de  movis  en  moins  mainte  dehii. 

Depuis  que  ces  imbéciles  vous  font  des 
rentes.  Mais  moi,  monsieur,  je  ne  suis  pas  un 
imbécile,  et  je  n'aime  pas  beaucoup  qu'on 
vienne  se  payer  ma  tète  chez  moi. 

THUBEUF 

Vous  voyez  comme  j'ai   raison.    Vous   me 


LA    BARRICADE  13T 

recevez,  moi,  le  représentant  de  vos  ouvriers, 
comme  les  nobles,  il  y  a  cent  ving^t  ans,  rece- 
vaient les  représentants  de  la  bourg^eoisie.  C'est 
tout  ce  que  je  voulais  dire.  Quant  à  nous  payer 
votre  tête,  comme  vous  vous  êtes,  vous,  les 
bourgeois,  offert  la  tête  des  nobles  en  93,  non, 
nous  sommes  meilleurs  garçons  que  vous.  Ce 
n'est  pas  la  tête  que  nous  visons,  nous,  c'est  la 
poche.  Remarquez  comme  je  vous  dis  cela 
sans  colère,  monsieur  Breschard.  Je  ne  suis 
pas  unénergumène,  moi,  je  suis  pour  la  révolu- 
tion bon  enfant.  (Avec  une  rondeur  jouée,  en 
tirant  un  cigare  de  sa  poche,  quil  allume.)  On  peut 
fumer,  ici?  Tenez,  monsieur  Breschard,  accep- 
tez un  de  ces  cigares;  et  causons,  maintenant 
que  vous  me  connaissez,  moi  aussi.  Ils  sont 
excellents,  vous  savez,  ils  me  viennent  de 
quelques  camarades  d'une  manufacture  de 
tabac  dont  j'ai  fait  aboutir  la  grève,  comme  je 
ferai  aboutir  celle-ci.  Car  vous  me  permettrez 
bien  de  vous  dire,  au  nom  de  vos  ouvriers, 


138  LA    BARRICADE 

qu'ils  vont  se  mettre  en  grève,  à  moins  que  vous 
ne  vouliez  causer...  Eh  bien,  nous  causons? 
BRESCHARD,  lui  loumant  le  dos  et  tirant  sa  montre. 
Il  est  quatre  heures  trente-cinq.  Voilà  plus 
d'un  quart  d'heure  de  perdu,  mes  amis.  C'est 
déjà  trop.  Il  est  temps  que  vous  alliez  tous 
reprendre  votre  travail. 

THUBEDF 

Langouët,  monsieur  Breschard  veut  tenir  la 
déclaration  de  grève  de  son  contremaître.  Vas- 
y,  mon  vieux. 

LANGOUET 

Gomme  vous  l'a  dit  le  camarade  Thubeuf, 
monsieur  Breschard,  l'atelier  est  en  grève  à 
partir  de  maintenant.  Et  il  restera  en  grève 
jusqu'à  ce  que  vous  vous  soyez  entendu  avec  le 
délégué  du  syndicat  sur  les  revendications  que 
nous  l'avons  chargé  de  vous  soumettre,  je  vous 
le  répète  au  nom  de  tous,  et  les  camarades 
vont  vous  le  redire  eux-mêmes. 

//  se  tourne  de  nouveau  vers  les  ouvriers. 


LA    BAIUUCADE  I3'J 

LES  OUVRIERS,  d'un  élan. 
Oui.  Tous.  Tous. 

THUBEUF 

Voyez,  monsieur  Breschard,  comme  je  suis 
conciliant.  Vous  avez  désiré  que  la  déclaration 
de  la  grève  passât  par  eux.  Elle  a  passé  par 
eux.  Vous  êtes  bien  avancé,  maintenant. 

BRESCHARD 

C'est  sérieux,  Lang^ouët? 

LANGOUET 

Est-ce  que  j'ai  l'air  de  quelqu'un  qui  plai- 
sante, moi,  monsieur  Breschard? 
BRESCHARD,  aux  ouvriers. 

Mes  amis,  je  fais  un  dernier  appel  à  votre 
conscience.  Combien  de  fois,  quand  le  tra- 
vail manquait,  ai-je  trouvé  le  moyen  de 
vous  occuper,  pour  vous  donner  du  pain? 
Est-ce  vrai?  (Silence  des  ouvriers.)  Ils  ne  ré- 
pondront pas!...  Y  en  a-t-il  un  parmi  vous 
qui  puisse  dire  que  je  ne  l'ai  pas  augmenté 
de  moi-même  quand  il  le  méritait?  Vous,  Cen- 


140  LA    BARRICADE 

sier,  la   semaine   dernière  encore,  vous  vous 

rappelez? 

CENSIER 

Oui,  patron,  je  me  rappelle,  mais  que 
voulez-vous?  Maintenant,  ça  nous  regarde 
plus,  c'est  plus  nous  qui  décidons,  y  a  plus 
que  le  camarade  Thubeuf  qui  puisse  vous 
répondre  à  présent. 

PHILIPPE,  intervenant . 

Mon  père. . . 

BRESCHARD,   Violent. 

Tu  vas  me  dire,  toi  aussi,  de  causer  avec  le 
camarade  Thubeuf?...  {Aux  ouvriers.)  h\\\û  il 
n'y  en  a  pas  un  de  vous  qui  ait  un  mouvement 
de  cœur  vers  moi,  comme  j'en  ai  eu,  moi,  si 
souvent  vers  vous?  Pas  un  de  vous  qui  sente 
ce  qu'il  y  a  d'inqualifiable  dans  l'humiliation 
que  celui-ci  veut  m'imposer?  (Il  désigne  du 
doigt  Langouët.J  Car  c'est  lui  !  c'est  lui  ! 

LANGOUET 

c'est  nous  tous,  monsieur  Breschard. 


LA    BARRICADE  '        141 

LES    OUVRIERS 

Oui!  Tous!  Tous! 

BRESCHARD 

Eh  bien!  Puisque  vous  vous  associez  tous  à 
lui,  je  vous  préviens,  moi,  d'une  chose.  Tout 
à  l'heure,  je  vais  passer  dans  l'atelier.  Tous 
ceux  que  je  ne  trouverai  pas  au  travail,  je 
les  considère  comme  ne  faisant  plus  partie 
de  ma  maison.  Et  jamais,  je  vous  en  donne 
ma  parole  d'honneur,  jamais  je  ne  les 
reprendrai.  (Il  tire  sa  montre  de  nouveau.) 
Vous  avez  dix  minutes  pour  vous  décider. 
Quant  à  toi,  Lang^ouët,  tu  as  été  le  meneur, 
je  te  renvoie. 

LANGOUET 

Je  vous  demande  pardon,  monsieur  Bres- 
chard,  vous  renverrez  peut-être  d'autres  ou- 
vriers, si  la  maison  Breschard  survit  à  cette 
grève  à  laquelle  vous  nous  forcez. . . 

BRESCHARD 

Moi  ?  c'est  moi  qui . . .  ? 


142  LA    BARRICADE 

LANGOUET 

Oui,  VOUS,  en  ne  prenant  même  pas  con- 
naissance de  nos  revendications.  Quant  à  ces 
ouvriers-ci,  eux  et  moi,  vous  ne  nous  renvoyez 
pas.  C'est  nous  qui  vous  quittons. 

Les  ouvriers  sortent. 

THUBEUF,  resté  en  arrière. 

Au  revoir,  monsieur  Breschard.  Je  vous  ai 
dit  que  je  n'y  mets  pas  d'amour-propre,  quand 
il  s'agit  de  l'intérêt  des  camarades.  Voici  tou- 
jours mon  adresse,  pour  le  cas  où  vous  chan- 
geriez d'idée. 

//  lui  tend  sa  carte. 

BRESCHARD 

Gardez  votre  carton,  monsieur,  je  ne  chan- 
gerai pas  d'idée.  Si  je  reçois  jamais  votre  vi- 
site, ce  ne  sera  phis  à  titre  de  délégué.  Quand 
on  aime  tant  les  beaux  cigares,  on  doit  aimer 
à  les  fumer  dans  de  beaux  meubles. 

THUBEUF 

Vous  m'espérez  comme  client?...  Vous  en 


LA    BARIUCADE  143 

avez  de  bonnes  quand  vous  vous  y  mettez. 
(Regardant  autour  de  lui  et  changeant  de  ton.) 
En  effet,  je  reviendrai  peut-être  un  jour  faire 
mon  choix  parmi  ces  merveilles,  mais  ce  ne 
sera  pas  comme  vous  croyez.  Au  revoir,  mon- 
sieur Breschard.  (Il  sort.) 


SCENE  VllI 

BRESCHARD,  PHILIPPE 
BRESCHARD 

Tu  as  VU,  Philippe.  Je  n'ai  pas  pu.  C'est  la 
ruine,  la  faillite,  peut-être,  mais  je  n'ai  pas 
pu... 

PHILIPPE 

Il  est  encore  temps,  papa... 

BRESCHARD 

Non,  mon  ami,  tu  n'estimerais  plus  ton 
père  si  tu  le  voyais,  après  une  scène  pareille, 
s'humilier    devant   ce  Thubeuf!    Tu    l'as    vu 


144  LA    BARRICADE 

aussi,  ce  drôle?  Ah!  c'est  très  beau,  le  syndi- 
calisme, sur  le  papier!  C'est  admirable,  en 
théorie,  la  solidarité  des  travailleurs!  La  réa- 
lité, c'est  ça  :  une  troupe  de  benêts  et  de  {}0(}os 
conduite  par  des  haineux  comme  Langouët  ou 
des  effrontés  et  des  jouisseurs  comme  Thubeuf. 

PHILIPPE 

C'est  vrai,  papa,  que  cette  scène  m'a  été 
horriblement  douloureuse,  surtout  quand  Lan- 
gouët  a  dit  :  «  S'il  y  a  encore  une  maison 
Breschard  !  »  Je  n'aurais  jamais  cru  cela  de 
lui.  Je  comprends  aussi  que  tu  n'aies  pas  pu 
supporter  la  g^oujaterie  de  ce  Thubeuf.  Qu'est- 
ce  que  tu  veux?  la  classe  ouvrière  est  la  dupe 
des  gréviculteurs.  C'est  notre  faute,  nous  ne 
nous  rapprochons  pas  assez  d'eux. 

BRESCHARD 

Mais  ils  n'en  veulent  pas  de  ce  rapproche- 
ment! Ce  qu'ils  veulent,  c'est  la  g^uerre,  et 
implacable.  Ils  nous  y  forcent.  Faisons-la  et 
implacable  aussi.   Je  vais  provoquer  une  réu- 


LA    BATIRICADE  145 

nion  de  tous  mes  collègues  et  leur  soumettre 
un  projet  de  ligfue  que  j'ai  dans  la  tête,  depuis 
longtemps.  Mais  parons  au  plus  pressé.  Je 
puis  compter  sur  toi,  n'est-ce  pas? 

PHILIPPE 

Oui,  mon  père,  mais  tu  connais  mes  idées. .. 

BRESCHARD 

Je  ne  te  demanderai  rien  que  tu  ne  puisses 
faire.  (Il  serre  la  main  de  son  fils,  puis  s'asseyant 
à  son  bureau,  il  écrit.)  Il  s'agit,  mon  ami,  de 
partir  pour  Londres  ce  soir  même.  Demain, 
dès  la  première  heure,  tu  verras  Webb,  tu  lui 
remettras  cette  lettre,  qui  lui  explique  notre 
situation ,  et  tu  lui  demanderas  un  délai .  Tu  me 
télégraphieras  le  résultat.  Quel  qu'il  soit,  tu 
rentres  demain.  Moi,  je  vais  essayer,  dès  cet 
après-midi,  de  trouver  d'autres  ouvriers  ou  de 
l'arp^ent. . .  fJl  a  fermé  la  lettre  quil  donne  à  son 
fds.J  J'ai  une  bonne  nouvelle  au  moins  à  t'an- 
noncer  parmi  ces  ennuis  :  l'obstacle  à  ton  ma- 
riage est  levé.  Je  n'épouse  pas  Louise  Mairet. 

10 


146  LA    BARRICADE 

PHILIPPE 

A  cause  de  ce  que  t'a  dit  ma  sœur?. . . 

BRESCHARD 

A  cause  de  ce  que  m'a  dit  Louise.  C'est  elle 
qui  ne  veut  pas  de  ce  mariag^e.  Qu'il  te  suffise 
de  savoir  qu'en  ce  moment  elle  fait  cause 
commune  avec  ces  bri^jands.  Elle  adhère  à  la 
(jrève,  elle  et  tout  son  atelier.  Ça  t'en  dit 
assez,  n'est-ce  pas? 

La  porte  s^ ouvre,  Gaucherond  paraît. 


SCENE   IX 

BRESCHARD,  PHILIPPE,  GAUCHEROND, 
puis  LOUISE 


BRESCHARD 

Eh  bien,  Gaucherond,  vous  savez  ce  qui  se 
passe? 

GAUCHEROND 

Oui,  patroj] .  Mais  c'est  à  vous  que  je  pense. 


LA    BARRICADE  147 

(lomment  allez-vous  faire  à  présent?  Hein? 
Vous  n'allez  pas  être  à  la  noce  avec  ces 
meubles  de  l'Américain?  J'avais  toujours  peur 
de  ça. . .  Vous  vous  rappelez? 

BRESCHARD 

On  tiendra  le  coup,  mon  brave  Gauche- 
rond.  Philippe  part  pour  Londres  deman- 
der un  délai.  Moi,  je  vais  chercher  des  ou- 
vriers. 

GAUCHEROND 

Vous  n'en  trouverez  pas,  monsieur  Bres- 
chard.  Il  n'y  a  pas  un  homme  dans  toute 
l'ébénisterie  qui  pourrait  venir  travailler  ol*ez 
chez  vous,  maintenant.  La  chasse  aux  renards, 
vous  savez,  c'est  pas  de  la  frime. 

BRESCHARD 

Mais  je  suis  là  pour  les  protég^er.  Il  y  a  pour- 
tant une  police,  un  g^ouvernement... 

GAUCHEROND 

Si  peu!  Tenez,  patron,  si  vous  me  laissiez 
essayer  de  vous  tirer  de  là,  moi,  tout  simple- 


148  I.A    BARRICADE 

ment?  Je  vous  connais,  monsieur  Breschard, 
je  savais  qu'ils  vous  feraient  pas  marcher. 
Et  s'il  fallait  voir  tomber  une  maison  où  je  suis 
depuis  quarante  ans,  nom  de  nom  ! . . .  Alors  je 
me  suis  dit  :  «  Mais  tu  en  connais,  toi,  Gau- 
cherond,  des  ouvriers  qui  n'ont  pas  de  travail, 
parce  que  les  apaches  du  syndicalisme  font 
fermer  tous  les  ateliers.  Et  ce  qu'ils  rognent  ! . . . 
Une  supposition  que  le  patron  te  donne  carte 
blanche.  Tu  loues  un  local,  pas  dans  le  fau- 
bourgs Antoine,  par  exemple...  Tu  vas  les 
trouver  :  Veux-tu  gag^ner  trente-cinq  sous  de 
l'heure?  que  tu  leur  dis.  Tu  parles!  qu'ils 
répondent. . .  Tu  les  embauches. . ,  Le  patron  a 
fait  porter  tous  les  bois  dans  le  local,  la  nuit, 
par  petits  paquets,  avec  des  déménageurs 
sûrs.  Y  en  a,  tu  en  connais.  Tu  distribues  la 
besogne,  et  le  travail  commence.  Le  plus  gros 
se  fait  dans  le  local.  Le  plus  fin  chez  des  ma- 
lades, dans  des  chambres...  »  Six  semaines  de 
ce  turbin-là,  patron,   et  le  tour  est  joué.  Je 


LA    BARRICADE  149 

connais  justement  dans  le  faubourg  Germain, 
rue  du  Cherche-Midi,  une  grande  bâtisse,  un 
couvent  désaffecté.  Je  suis  allé  le  visiter;  rap- 
port aux  boiseries.  Il  y  a  là  une  grande  salle 
et  un  hangar  qui  feraient  joliment  la  balle  !  Il 
y  a  procès,  la  vente  est  remise.  J'ai  fait  bla- 
guer le  portier.  11  m'a  dit  qu'on  louerait  bien, 
mais  à  la  semaine.  Tant  mieux,  ça  fait  que 
nous  serons  seuls.  Un  grand  jardin.  Pas  de 
voisinage.  Une  entrée  par  une  porte,  garnie 
d'affiches,  qui  a  l'air  condamnée. . .  Une,  deux, 
trois,  ça  colle-t-il,  patron? 

BRESCHARD,  lui  prenant  les  mains. 

Ah  !  Gaucherond  !  Ça  me  réchauffe  le  cœur 

de  trouver  enfin  devant  moi  un  ouvrier,  comme 

j'ai  cru  qu'étaient  tous  les  miens,  j'ose  dire 

comme  j'ai  mérité  qu'ils  fussent  tous.  Merci, 


mon  ami,  merci 


GAUCHEROND,  se  dégageant. 
Ne  me  remerciez  pas,   patron,  ce  que  j'en 
fais,  c'est  pour  Bibi.    Ils   me   dégoûtent,  ces 


150  LA    BARRICADE 

g^ens  du  syndicat,  et  ça  m'amuse  de  leur  jouer 
un  pied  de  cochon!...  J'aime  le  travail,  moi. 
J'aime  le  meuble,  l'ouvrage  bien  fini,  et  ils 
sont  en  train  de  cochonner  tout  ça,  en  mon- 
tant le  coup  à  des  louftingfues  comme  Lan- 
gouët.  Et  puis,  je  le  disais  à  M.  Phihppe  :  je 
veux  être  libre,  moi.  Je  veux  pas,  quand  je 
suis  le  soir  à  manger  la  soupe  avec  l'ancienne, 
être  obligé  de  me  dire  :  «  En  ce  moment,  il  y 
a  un  farceur  qui  jaspine  dans  une  réunion 
publique  pour  faire  voter  que  je  gagnerai  pas 
mon  pain  demain.  »  Encore  moi,  j'ai  pas 
de  petits,  mes  trois  sont  morts.  Mais  ceux  qui 
ont  de  la  marmaille  à  nourrir?  Et  tout  ça 
crève  la  faim  pour  les  Thubeuf!  Ah!  ce  que 
je  les  ai  dans  le  nez,  les  salauds!...  Alors, 
patron?. .. 

BRESCHARD 

Gourez  louer  le  local,  Gaucherond,  et  em- 
bauchez vos  hommes.  Tout  ce  que  vous  ferez 
sera  bien  fait. 


LA    BARRICADE  151 

GAUCHEROND 

Alors,  c'est  six  semaines,  mais  là,  rondes 
comme  une  pomme.  Surtout  que  votre  atelier 
de  brodeuses  n'est  pas  en  grève. 

BRESCHARD 

Mais  il  y  est,  Gaucherond. 

GAUCHEROND 

Mais  non,  patron. 

PHILIPPE 

Qu'est-ce  que  tu  disais  donc,  papa? 

BRESCHARD 

Ce  que  m'a  dit  Louise  Mairet. 

GAUCHEROND 

La  Louise?  Je  viens  de  la  voir.  Tout  le 
monde  travaille  chez  elle,  en  ce  moment. 
(Louise  entre.)  Tenez,  demandez-lui  plutôt 
à  elle-même.  C'est  elle  qu'il  faut  remer- 
cier. Elles  en  ont  du  mérite,  elle  et  ses 
camarades.  Ce  qu'on  a  dû  les  chiner!  Elles 
ont  tenu  ferme.  Louise  Mairet,  ça  c'est  très 
chic.  A  tout  à  l'heure,  patron,  je  passe  par 


152  LA    BARRICADE 

chez  vous,  c'est  plus  sûr.  Bon  voyag^e,  mon- 
sieur Philippe. 

PHILIPPE 

Je  sors  avec  vous,  Gaucherond.  (A  son 
père.)  Va,  père,  tu  peux  l'épouser,  c'est  un 
brave  cœur. 


SCENE  X 

BRESCHARD,  LOUISE 

BRESCHARD,  après  un  silence. 
Alors,  c'est  vrai?  Ton  atelier  et  toi,  vous  me 
restez? 

LOUISE 

Oui,  mon  ami.  Quand  je  t'ai  vu  si  mal- 
heureux, je  n'ai  pas  pu  supporter  ton  cha- 
grin. Alors,  je  suis  revenue  près  de  mes 
ouvrières.  Je  leur  ai  parlé.  Je  leur  ai  pro- 
mis que  lu  nous  défendrais.  Elles  restent 
toutes. 


LA    BARRICADE  153 

BRESCHARD 

Si  je  VOUS  défendrai!...  Ah!  Louise,  tu  es 
donc  à  moi  de  nouveau!  Je  t'ai  retrouvée  !  (IL 
la  prend  dans  ses  bras  passionnément.)  Tu  m'as 
préféré  !.. . 

Rideau. 


ACTE  TROISIÈME 

LA  CHASSE  AUX  REMARDS 


L'atelier  improvisé  par  Gaucherond  dans  un  couvent  désaf- 
fecté, rue  du  Cherche-Midi.  Un  grand  crucifix  est  appendu 
sur  le  mur.  D'autres  eniblènies  religieux  se  voient,  de-ci  de-Ià. 

Un  perron  d'un  côté  descend  dans  un  jardin  abandonné. 

Une  porte,  de  l'autre  côté,  ouvrant  sur  une  salle,  au  fond, 
laisse  voir  des  caisses  que  des  ouvriers  sont  en  train  de  ranger. 

Sur  le  devant,  Lalance  et  le  petit  Henri  (treize  ans)  sont 
occupés  à  un  tas  de  planches.  Carreau,  dans  un  coin,  enve- 
loppe un  fauteuil  avec  de  la  fibre.  Partout  des  caisses  et  des 
meubles  à  peine  finis.  Une  grande  cheminée  a  été  aménagée 
de  manière  à  servir  de  Sorbonne,  c'est-à-dire  de  foyer  pour 
le  travail  de  l'ébénisterie. 


SCENE   PREMIERE 

LALANCE,   HENRI,  puis  CARREAU 
LALANCE 

Henri,  mon  petit  Henri,  tu  vois  ce  que  t'as 
à  faire?  Tu  vas  me  déclouter  toutes  les  planches 
de  ce  couvercle  qui  est  là,  et  tu  les  mettras  là- 
dessus,  sur  la  caisse.  T'as  compris,  mon  petit 


158  LA    BARRICADE 

Henri?  Qu'il  n'y  ait  plus  de  clous  dedans.  T'as 
compris? 

HENRI 

Oui,  mon  oncle. 

Il  cherche  quelque  chose. 

LALANCE 

Qu'est-ce  que  tu  cherches? 

HENRI 

Des  tenailles. 

LALANCE 

Et  les  tiennes? 

HENRI 

J'sais  pas  où  elles  sont. 

LALANCE 

Ah  çà!...  Ah!  bien!...  Non,  vrai!...  Ah! 
jamais  j'aurais  cru  ça!  Tu  sais  pas  où  sont  tes 
tenailles? 

HENRI 

Non.  Je  les  avais... 

LALANCE 

Cherche-les.  J'comprends  pas  qu'un  ou- 
vrier sache  pas  où  sont  ses  outils.  Ça  me 
passe. 


LA    nAUllICADE  159 

CAREŒAU,  s' approchant  du  fond. 
Y  a  chi  cassé? 

LALANGE 

Du  cassé?  Non.  Mais  monsieur  mon  neveu 
ne  sait  pas  où  sont  ses  tenailles. 

CARREAU 

Il  les  retrouvera,  à  moins  qu'on  les  lui  ait 
chauffées. 

LALANGE 

Pas  ici. 

GARRRAU 

Avec  ça  qu'on  se  çêne.  On  m'a  poissé  une 
paire  de  bottines  avant-hier.  J'ai  dû  m'en 
retourner  en  chaussons.  C'étaient  de  vieux 
ribouis.  Mais,  enfin,  c'est  pour  dire  :  y  a  des 
gens  qui  sont  pas  délicats. 

HENRI 

Les  v'ià,  mes  tenailles.  C'est  bien  malin,  on 
me  les  avait  cachées,  et  dans  la  Sorbonne 
encore,  pour  que  je  me  brûle  les  mains  au 
feu. 

IL  va  pour  déclouter  les  planches. 


160  LA   BARRICADE 

CARREAU,  à  Lalance  qui  emballe  une  chaise. 
Auras-tu  assez  de  fibre? 

LALANCE 

Faudra  bien  faire  assez  avec  ça,  parce  que, 
cette  fois,  pour  s'approvisionner,  c'est  macache 
et  midi  sonné.  Dès  huit  heures  du  soir,  les 
camions  viendront  charger  les  caisses  et  les 
porter  à  quai. 

CARREAU 

Je  me  serais  jamais  douté  qu'on  déposait 
des  marchandises  au  pont  Royal,  dans  un 
bateau,  puis  que  ça  filait  direct  sur  Lon- 
dres. 

LALANCE 

Rég^ulièrement,  on  les  aurait  envoyées  par  le 
chemin  de  fer.  Mais,  pour  cette  affaire-là,  on 
a  été  obligée  de  prendre  des  précautions,  comme 
s'il  s'agissait  d'un  vol. 

CARREAU 

Dame!  Mon  vieux!  C'est  grève  et  on  est  des 
renards. 


LA    BARRICADE  161 

LALANCE 

A.h!  Gaucherond  et  Breschardont  bien  com- 
biné ça  !.. .  Les  fournitures  qu'on  nous  envoyait 
la  nuit,  les  ouvriers  qui  s'amenaient,  un  par 
un,  avant  le  jour,  et  qui  s'évaporaient  dans 
la  rue,  quand  il  faisait  noir,  mon  mouche- 
ron de  neveu  dont  ils  ne  connaissent  pas  la 
trompette,  pour  les  courses,  ce  couvent  désaf- 
fecté et  vide,  pour  atelier,  et  les  pièces  déta- 
chées, fabriquées  dans  les  chambres,  et  qui 
arrivaient  de  tous  les  coins  de  Paris  s'ajuster 
ici!... 

CARREAU 

Et  les  beaux  emballeurs  à  la  manque  qu'on 

fait  !.. .  (Montrant  les  caisses.)  Dis  donc,  Lalance, 

t'as  pas  peur  qu'on  nous  les  chahute  trop?. .. 

Faut  les  voir,  les  gens  des  bateaux,  empoigner 

les    caisses...    Que    qu'ça   leur   fiche   que   ça 

arrive  en  miettes?  T'envoie  une  commode?... 

T'en   trouves  deux  :  une   qu'a  pas  de   pieds, 

l'autre  qu'a  pas  de  corps. 

11 


162  LA    BART\ICADE 

LALANCE 

Où  qu't'as  vu  ça?...  Ah!  oui!...  Dans  ton 
pays,  à  Bordeaux,  peut-être?,..  Mais  ici,  à 
Paris,  c'est  un  autre  port  de  mer.  On  te  prend 
les  chargements  sur  de  g^rands  plateaux.  La 
grue  les  soulève,  te  tourne  ça,  c'est  un  beurre, 
et  te  le  dépose  à  la  ouate,  à  fond  de  cale... 
(Silence.  Ils  travaillent.) 

CARREAU 

Dis  donc,  Lalance,  t'as  vu  l'auroplane  hier? 

LALANCE 

Non.  Qu'est-ce  qu'il  a  fait? 

CARREAU 

Il  a  fait  qu'il  a  tombé.  L'homme  s'est  rien 
cassé.  Il  en  a  eu,  une  veine!  Ces  gens-là,  ça  se 
croit  invincible.  Mais  l'air,  c'est  la  nature  !  Ça 
se  laisse  faire,  une  fois,  deux  fois,  et  puis  ça 
vous  repige,  et  rudement!  (Entre  Mme  Gauche- 
rond  avec  un  filet  et  un  panier.)  Tiens,  la  canti- 
nière  !..  Quatre  heures  ! 


LA    BAURICADE  163 


SCENE  II 

Lks    mêmes,    madame    GAUCHEROISD,    puis    GADCHE- 
ROIND,  ESCARTEFIGUE,  LEBLAINC,  RONDEL 


MADAME  GADCHEROND,  répondant  à  Carreau. 
Quatre    heures    un    quart.    J'suis     pas    en 
avance,  aujourd'hui... 

LALANCE 

On  s'en  est  pas  douté. . .  Quand  on  turbine  ! . . . 

CARREAU 

Moi  si.  Ça  fait  creux,  là.  (Allant  vers  la 
porte  ouverte,  il  crie.)  Il  est  quatre  heures! 
Quatre  heures! 

LES  OUVRIERS,  débouchant  par  la  porte. 

Bonjour,  madame  Gaucherond. 

GAUCHEROND 

Bonjour,  l'ancienne.  (Plus  bas,  pendant  quelle 
commence  à  déballer  ses  provisions.)  T'es  bien 
sure  qu'on  t'a  pas  suivie,  hein,  ma  femme?... 


164  LA   BARRICADE 

MADAME    GAUCHEROND 

Bien  sûre.  Je  prends  par  les  passages.  Puis, 
j'ouvre  l'œil...  et  la  bonne.  Si  j'avais  pas  le 
truc,  après  cinquante-sept  jours! 

Les  ouvriers  ont  pris  Leurs  bouteilles  et  leur 
pain.  Ils  commencent  de  manger. 

ESGARTEFICUE,  gai,  la  bouche  pleine . 

J'ai  comme  quelque  idée  qu'on  va  en  voir 
la  fin,  de  leur  sale  grève. 

CARREAU 

Ah!  les  mufles!  Nous  auront-ils  enrhumés 
tout  de  même? 

LEBLANC 

Et  qu'est-ce  qu'y  sont  à  fichumacer,  à  pré- 
sent?  Je  vous  le  demande. 

RONDEL 

Y  parlent  !  y  parlent  ! 

LALANCE,  à  son  iievcu. 
Eh    bien,    mon    petit   Henri,    c'est   quatre 
heures. 


LA    BARRICADE  165 

HENRI 
On  y  va,  tonton.  (Vidaiit  un  verre.)  En  voilà 
toujours    un    que    les    grévistes,    y    licheront 
pas  ! 

ESCARTEFIGUE,  gai. 

Hein!  les  féroces  qui  voulaient  nous  bouf- 
fer! 

LEBLANC 

Ah!  on  leur  a  bien  passé  au  travers. 

RONDEL 

Y  faut  pas  couper  dans  leur  battage.  C'est 
des  belles  paroles,  du  beau  boniment,  mais  du 
boniment. 

CARREAU 

C'est  des  trucs  électoraux.  On  sert  des  inté- 
rêts politiques  ou  autres,  mais  toujours  des 
intérêts.  Crois-tu  que  Langouët  aurait  marché 
si  dur  contre  Breschard  s'il  y  avait  pas  eu  Louise 
dans  l'histoire? 

GAUCHEROND 

Qu'est-ce  que  tu  en  sais?... 


166  LA    BARRICADE 

CARREAU 

Gomment,  qu'est-ce  que  j'en  sais?...  Il 
marche  pour  se  veng^er  de  Breschard.  Mais 
nous,  qui  n'en  pinçons  pas  pour  la  Louise, 
qu'est-ce  que  nous  aurions  été  fiche  là  dedans? 

LALANCE 

Danser  en  rond  pour  amuser  les  buveurs. 

LEBLANC 

Si  on  les  croyait,  il  y  aurait  bientôt  trois 
cent  soixante-cinq  jours  de  g^rève  par  an. 

CARREAU 

Je  comprends,  à  la  rig^ueur,  et  quand  je  dis  je 
comprends,  c'est  pas  vrai,  carjecomprends  pas, 
mais,  enfin,  ça  ne  fait  rien,  je  comprends  tout 
de  même  que  ceux  qui  attendent  un  bien-être. . . 

LALANCE 

Un  mieux  être,  ils  disent. 

CARREAU 

Oui,  que  ceux-là  marchent.  Mais  moi?... 
Qu'est-ce  qu'y  réclament?...  Le  repos  hebdo- 
madaire? J'suis  pas  fatigué...  Ça  m'embête  de 


LA    BARRICADE  167 

louper  et  je  m'amuse  qu'à  travailler.  Et  d'une, 
et  puis  deux,  et  puis  trois,  et  puis  cinquante, 
et  voilà. 

LEBLANC,  montrant  Escarlefigue. 
Puisqu'y  te  dit  que  ça  ne  va  déjà  plus.  Leur 
caisse  est  vide. 

ESCARTEFIGUE 

Mais  oui.  Ils  avaient  promis  trente  sous.  Y 
n'en  donnent  déjà  plus  que  quinze,  après  sept 
semaines. 

LEBLANC 

C'est  ça  qui  ferait  mon  blot,  à  moi,  quinze 
sous  par  jour,  avec  mes  cinq  enfants! 

RONDEL 

Cinq? 

LEBLANC 

Oui .  On  est  bien  monté  en  enfants  chez  nous . 
On  n'est  pas  des  feig^nants. 

CARREAU 

Moi  j'en  ai  que  deux,  mais  qui  boulottent 
comme  cinq.  Et  puis  j'en  aurais  pas  que  ce 


168  LA    BARRICADE 

serait  kif-kif  bourricot.  Un  homme  est  un 
homme,  et  je  te  flanque  mon  billet  qu'un  (gré- 
viste viendrait  me  menacer  de  la  chaussette  à 
clous  ou  de  trucs  comme  ça,  ce  que  je  lui 
enverrais  un  pruneau  dans  la  physionomie, 
pour  commencer. 

LEBLANC 

C'est  toujours  la  même  chose.  Y  sont  trente 
qui  en  mènent  trente  mille. 

RONDEL 

Pourquoi  qu'on  cède  toujours,  alors? 

LALANCE 

Parce  qu'on  n'est  pas  protégé. 

ESCARTEFIGUE 

C'est  vrai.  Machin,  Chose,  Biblosco,  enfin 
j'sais  pas  qui,  a  dit  une  phrase  qu'il  faudrait 
mettre  sur  tous  les  murs  des  ateliers,  sur  tous 
les  chantiers  :  «  Qu'un  seul  homme  qui  veut 
travailler  doit  être  protégée  contre  cinquante 
mille  qui  veulent  pas  travailler.  » 


LA    BARRICADE  169 

CARREAU 

On  crie  tous  les  jours  :  «  Vive  la  liberté!  » 
et  tout  est  défendu  :  défenee  de  stationner,  dé- 
fense de  circuler,  défense  de  s'asseoir,  défense 
de...  Flûte!  qu'on  me  fiche  la  paix,  au  moins, 
quand  je  travaille  ! 

ESCARTEFIGUE 

On  verra,  quand  les  fournitures  seront  faites, 
que  tout  sera  expédié  en  Ang^leterre,  si  je 
me  cache  d'avoir  travaillé!...  J'irai  leur 
dire... 

GAUCHEROND,  se  levant,  les  autres  f  imitent. 

Tu  leur  diras  rien  du  tout.  Pas  de  vantar- 
dise. T'occupe  pas  tant  des  autres.  Tu  es  un 
ouvrier.  Tu  travailles.  Y  a  pas  de  quoi  se  van- 
ter. Tu  fais  ton  métier.  Ca  suffit. 


170  LA    BARRICADE 


SCENE  III 

LES  MÊMES,  BRESCHARD 


9 


BRESCHARD,  qui  a  entendu,  en  eyitrant,  les  dernières 
paroles  de  Gaucherond . 

Voilà  le  bon  sens. 

GAUCHEROND,  à  Breschard. 

Je  suis  à  vous,  patron.  (Les  ouvriers  vont  à 
leur  besogne.  Il  s'adresse  à  sa  femme. J  A  ce  soir, 
ma  grosse.  T'inquiète  pas  si  tu  me  vois  pas  re- 
venir. Je  rentrerai  peut-être  pour  neuf  heures. 
Je  veux  que  tout  parte  aujourd'hui.  fA  Bres- 
chard.) Et  tout  partira. 

BRESCHARD 

Combien  de  caisses  pour  l'expédition  de 
cette  nuit? 

GAUCHEROND 

Trente-cinq,  qui  sont  prêtes  et  que  j'ai  fait 
rang^er  là .  (Il  montre  la  porte  ou  verte .)  Et  celles-ci . 


LA    BARRICADE  171 

BRESCHARD 

Et  pour  le  prochain  envoi? 

GAUCHEROND 

Il  va  rentrer  de  quoi  en  faire  douze  ou 
quinze,  puis  ce  sera  fini.  Nous  arriverons 
Nous  n'aurons  même  pas  besoin  des  dix  jours 
de  plus  qu'accorde  l'Américain.  Je  passerai  un 
bon  moment  tout  de  même  quand  la  dernière 
voiture  tournera  le  coin  de  cette  vieille  rue 
du  Cherche-Midi...  Ya,  Langouët...  Cherche 
midi  et  trouve  la  peau!...  C'est  pas  un  re- 
proche, patron.  Mais  je  peux  vous  dire  que 
vous  m'en  avez  fait  faire  un  rude  bouleau,  ce 
mois-ci. 

BRESCHARD 

Je  le  sais,  Gaucherond.  Vous  avez  bien 
çagnê  le  droit  de  vous  reposer,  et  vous  vous 
reposerez  le  reste  de  votre  vie,  si  ça  vous 
chante.  Après  le  service  que  vous  m'avez 
rendu,  car  vous  me  sauvez  ma  maison,  tout 
bonnement,  vous  pouvez  tout  me  demander. 


172  LA   BARRICADE 

GAUCHEROND 

Je  VOUS  vois  venir,  patron.  Vous  voudriez 
faire  de  moi  un  rentier.  Pas  de  g^oùt  pour 
cette  profession...  Savez-vous  ce  qui  me 
chanterait?  Ce  serait  de  vous  voir  un  peu 
content,  un  peu  détendu.  Qu'au  premier 
moment,  vous  ayez  dit  :  «  Bigre!  »  je  com- 
prends. Mais  à  présent?...  Je  connais  votre 
fig^ure,  allez.  Vous  vous  mangez  les  sangs, 
monsieur  Breschard...  Je  devine,  c'est  votre 
fils  qui  vous  accroche,  et  ses  idées.  Il  ne 
vous  a  tout  de  même  pas  lâché,  hein?... 
Mariez-le  donc,  monsieur  Breschard...  Qu'il 
ait  une  femme  et  des  enfants,  vous  verrez 
si  ça  pèsera  lourd,  le  syndicalisme,  quand 
il  s'agira  de  la  galette  à  ses  mômes.  La 
dernière  fois  que  nous  avons  causé,  tenez, 
le  jour  de  la  grève,  il  est  venu,  là,  une 
petite  demoiselle,  la  fille  à  M.  Tardieu.  Ah! 
j'ai  bien  vu!...  Ça  ferait-il  une  jolie  paire, 
hein,  patron? 


LA    BARRICADE  173 

BRESCHARD 

Vous  touchez  à  une  plaie  vive,  Gauche- 
rond.  Oui,  j'y  ai  pensé,  à  ce  mariage.  Il  a 
failH  se  faire.  Et  puis,  il  a  surg^i  une  diffi- 
culté. Tardieu  a  emmené  la  petite  en  Italie. 
Je  vois  mon  pauvre  Philippe  se  ronger. 
Voilà  une  des  causes  de  mon  chagrin...  Et 
puis,  il  y  a  ma  fille...  Elle  n'a  pas  mis  les 
pieds  chez  moi  depuis  cinq  semaines,  quand 
elle  me  sait  dans  l'ennui  de  cette  grève. 
Comprenez-vous  ça?  Et  pourquoi?  Pour  une 
discussion  où  je  l'ai  remise  à  sa  place. 
Ah  !  les  enfants  ! . . .  Mais,  qu'est-ce  que  je  vais 
vous  raconter  là?  On  souffre  et  on  ne  se 
plaint  pas.  Adieu,  Gaucherond ,  et  encore 
merci.  Je  rentre  téléphoner  à  l'agence  que 
l'on  vienne  enlever  les  caisses  à  huit  heures. 
Gava? 

GAUCHEROND 

Oui,  monsieur  Breschard...  Adieu...  Mais 
prenez  bien  garde  en  vous  en  allant. . .  (Lui  len- 


174  LA    BARRICADE 

danl  un  journal.)  Lisez.  C'est  un  journal  que 

j'avais  pour  vous.  Il  y  a  un  manifeste  de  nos 

grévistes. 

BRESCHARD,  Usant. 
Il  faut  que  les  camarades  qui  caneraient  le 
sachent  bien.  La  tactique  de  la  persuasion  nest 
pas  admissible,  après  quarante-sept  jours  de 
grève,  et  la  machine  à  bosseler  est  la  seule  raison 
à  donner  à  ceux  que  nous  trouverions  dans  les 
ateliers.  Nous  avons  notre  police,  nous  aussi... 
C'est  abominable,  abominable!  Mais,  soyez 
tranquille,  Gaucherond,  je  n'avais  pas  besoin 
de  cet  avertissement. 
Il  sort. 


LA    BAllUIGADE  ,  175 


SCENE  IV 

GAUCHEROND,  LALANCE,  ESCARTEFIGUE,  LE- 
BLANC, RONDEL,  LE  PETIT  HENRI,  puis  MADAME 
GAUCHEROND. 


GAUCHEROND,   à  ses  ouvrievs ,  qui  ont  repris 
Vouvrage. 

Eh  bien,  mes  enfants,  au  bouleau,  et 
ferme...  Ta  planche  est  décloutée,  Henri? 
A  une  autre,  mon  gosse,  et  lestement... 
Lalance  et  Carreau,  votre  caisse  est  prête? 
Un  peu  plus  de  fibre,  et  clouez,  clouez, 
ça  presse...  Hé!  là-bas,  Rondel,  pas  de  vio- 
lence. Il  faut  mener  ça  comme  une  mariée... 
C'est  trop  lourd?  Prête-lui  la  main,  Escar- 
tefig^ue...  Moi,  je  vais  me  mettre  avec  Le- 
blanc. (Rentre  Mme  Gaucherond.)  Tiens,  mon 
épouse  qui  se  ramène?  Qu'est-ce  qu'il  y  a? 
Accouche,  vite, 


176  LA    BARRICADE 

MADAME  GAUCHEROND,  l' entraînant  sur  le  devant 
et  bas. 
Voilà.  J'étais  en  retard  à  quatre  heures,  parce 
que  j'avais  la  frousse  d'avoir  été  suivie.  J'avais 
vu  Langouët  attablé  à  la  porte  du  bistro  qui 
fait  le  coin  de  la  rue  Placide.  Tu  sais,  où  on  a 
mangé  des  fois...  J'ai  pas  voulu  te  le  dire 
parce  que  j'ai  pensé  :  c'est  un  hasard.  Mais, 
tout  à  l'heure,  j'ai  passé  devant  le  chand  de 
vin,  histoire  de  savoir  si  l'autre  était  toujours 
là.  Le  troquet  Bertrand  m'a  pas  plus  tôt  recon- 
nue qu'il  m'a  couru  après  pour  me  dire  :  «  Si 
votre  mari  est  à  travailler  près  d'ici,  prévenez- 
le  tout  de  suite  qu'il  se  trotte.  Lang^ouët  est 
allé  à  la  permanence.  Il  a  dit  à  un  ami  :  «  Ils 
»  sont  pris,  je  vas  chercher  les  autres.  »  Il  les 
ramènera  sûrement.  Il  a  sauté  dans  un  taxi. 
Aller  et  venir,  il  en  a  pour  ving^t  minutes.  J'ai 
fait  causer  l'ami  et  je  vous  répète  :  dites  à 
votre  homme  qu'il  se  trotte,  pour  éviter  du 
vilain!    »    Tu    penses    si  j'ai    cavale.    Allons, 


LA    RARRICADE  177 

viens,    Gaucherond,   viens   vite,   avant   qu'ils 
arrivent. 

GAUCHEROND 

Tu  es  folle,  voyons? 

MADAME    GAUCHEROND 

Mais  puisque  je  te  dis  que  Langouët. . . 

GAUCHEROND 

Et  moi,  je  te  dis  de  te  taire.  Tu  vas  pas  me 
chiffer  mes  hommes.  Écoute  et  obéis...  Au 
trot,  toi,  chez  Breschard,  et  vite.  Il  sera 
rentré.  Préviens-le  qu'il  rapplique  ici,  avec  des 
agents.  Prends  une  auto,  toi  aussi.  Il  y  a  une 
station  au  Montparnasse. 

MADAME    GAUCHEROND 

Et  s'y  n'est  pas  rentré?...  Non,  viens,  je  te 
dis. 

GAUCHEROND 

Y  sera  rentré...  Trouve-le.  Débrouille-toi... 
Allons,  décanille,  si  tu  veux  pas  qu'on  nous 
pige  ici.  Au  trot,  que  je  te  dis,  au  trot!  (IL  la 
force  à  sortir.  Elle  lui  obéit,  en  levant  les  bras  au 

13 


178  LA    BARRICADE 

ciet.  Il  regarde  ses  hommes.)  Pourvu  qu'ils 
n'aient  rien  deviné?  Non...  Et  le  petit,  si  l'on 
se  cogne?  f Appelant .J  Henri, 

HENRI 

M'sieur  Gaucherond. 

GAUCHEROND 

Laisse  là  tes  planches,  crapaud.  Faut  que 
tu  fasses  une  course  pour  moi,  tout  de  suite, 
comme  t'es  là...  Tu  connais  la  rue  Amelot? 
C'est  pas  ici. 

HENRI 

Avec  ma  bicyclette,  je  bouffe  ça  en  vingt- 
cinq  minutes.  Ça  dépend  de  l'encombre... 

GAUCHEROND 

Et  l'atelier  Duval,  au  14,  tu  le  connais?... 
Tu  vas  y  aller,  et  tu  reviendras  me  dire  si  les 
ouvriers  travaillent. 

HENRI 

Y  font  grève,  m'sieur  Gaucherond.  J'y  ai 
passé  ce  matin. 


LA    BARllICADE  179 

GAUCHEROND 

Vas-y  voir  tout  de  même,  morveux,  puisque 
je  t'en  donne  l'ordre. 

HENRI 

Té  !  vous  voulez  que  je  fiche  le  camp,  parce 
qu'il  va  y  avoir  du  tabac.  J'ai  entendu  votre 
dame,  m'sieur  Gaucherond. 

GAUCHEROND 

Fais  ce  que  je  te  dis,  et  plus  vite  que  ça. 

HENRI 

C'aurait  été  chic  tout  de  même,  quand 
les  g^révistes  vont  venir,  de  les  recevoir  à 
deux. 

GAUCHEROND 

Gomment? 

HENRI 

Oui.  Au  moins,  on  aurait  été  deux. 

GAUCHEROND 

Alors,  tu  crois  que  les  autres?... 

HENRI 

Les  crâneurs?  Vous  verrez  la  défilade. 


180  LA    BARRICADE 

GAUCHEROND 

Eh  bien,  mon  petit  homme,  tu  me  donnes 
une  idée.  Je  vais  faire  quelque  chose  de  toi. 

HENRI 

Vous  me  g^ardez,  m'sieur  Gaucherond? 
Chouette. 

GAUCHEROND 

Non,  mon  gosse...  Mais,  c'est  vrai,  tu  as  ta 
bicyclette...  J'ai  envoyé  la  maman  Gauche- 
rond  avertir  Breschard.  Ils  sont  capables  de 
me  la  cueillir  en  route,  ma  vieille...  Vas-y, 
toi.  Deux  précautions  valent  mieux  qu'une. 

HENRI 

On  y  va,  m'sieur  Gaucherond,  et  on  sera 
revenu  à  temps  pour  s'offrir  le  profil  à  tonton 
quand  on  se  bûchera,..  S'y  veut  encore  me 
barber  après...  mon  œil!  (Il  fait  le  geste  de  se 
raser  et  puis  se  met  le  doigt  sur  Cœil.  Il  sort  en 
courant  et  revient  presque  tout  de  suite.)  M'sieur 
Gaucherond,  m'sieur  Gaucherond,  les  gré- 
vistes !  Y  sont  au  bout  de  Tallée  qui  bouclent 


LA   BARRICADE  181 

le  concierg^e.  N'ayez  pas  peur.  Ils  ne  m'auront 
pas.  Je  saute  le  mur.  J'empoig^ne  la  bécane  au 
bistro  du  coin.  (On  entend  des  cris.)  Et  la  peau, 
pour  eux. 

//  s'échappe.   Les  cris   grandissent   et    une 

bande  apparaît  qui  envahit  P atelier,  Thu- 

beuf  et  Langouët  en  tête. 


SCENE   V 

GAUCHEROND,  ESCARTEFIGUE,  LALANCE,  RONDEL. 
CARREAU,  LEBLANC,  THUBEUF,    LANGOUËT,  cnÉ- 

VISTES. 


LANGOUËT 

Cette  fois,  nous  les  tenons.  Crois-tu  que  je 
les  avais  à  l'œil  et  qu'on  a  bien  fait  d'attendre? 
Tout  est  emballé,  nous  avons  le  paquet,  on  va 
fricasser  le  lot  d'un  coup. 

THUBEUF,  un  cigare  à  la  bouche. 

Oui,  c'est  nous,  père  Gaucherond.  Vous  ne 


182  LA    BAr.UIGADE 

me  connaissez  pas,  mais  moi,  je  vous  connais. 
L'ami    Lang^ouët    m'a    parlé    de    vous.    Vous 
n'avez  pas  l'air  enchanté  de  nous  voir,  vous  et 
les  camarades?  Vous  avez  tort.  Nous  ne  sommes 
pas  méchants.  Nous  sommes  de  bons  g^arçons 
Seulement,  ça  vous  vexe  d'être  pinces.  Car, 
pour   être    pinces,    vous   l'êtes.    Cristi!    Vous 
nous  avez  donné  du  mal.  Mais  ça  y  est! 
LES  GRÉVISTES,  cns  divcrs . 
A  tabac,  les  jaunes!  à  tabac. 

PREMIER    GRÉVISTE 

On  va  les  passer  à  tabac!  Re{jardez-les,  ces 
vilaines  gueules  de  renards  ! . . . 

SECOND    GRÉVISTE 

En  v'ià  des  frères!...  Ah!  les  salig^auds!  les 
salig^auds  ! . . . 

TROISIÈME    GRÉVISTE 

Les   lâches!...    On  va   leur   faire   leur  af- 
faire !... 

QUATRIÈME    GRÉVISTE 

Y  n'y  couperont  pas,  les  chameaux! 


LA    BAP.RICADE  183 

TOUS 

A  tabac  !  A  tabac  ! . . .  La  chaussette  à 
clous  ! . . .  La  chaussette  à  clous  ! . . . 

LANGOUET,  se  mettant  devant  les  grévistes. 

Non,  camarades!. ..  Que  personne  ne  bouge, 
ou  il  aura  affaire  à  moi...  Nous  ne  sommes 
pas  des  apaches,  nous  sommes  des  conscients. 
Qu'est-ce  que  nous  faisons?  La  guerre  aux 
patrons.  Quand  nous  aurons  démoli  ces  six 
malheureux,  ça  nous  avancera  beaucoup.  Ce 
sont  des  prolétaires  comme  nous. 

PREMIER    GRÉVISTE 

Ce  sont  des  traîtres. 

LANGOUET 

Parce  qu'ils  ne  savent  pas,  qu'ils  ne  com- 
prennent pas.  Ils  comprendront,  s'ils  nous 
voient  agir  froidement ,  tranquillement , 
comme  des  conscients,  je  le  répète.  Il  est 
bien  entendu  qu'ils  vont  adhérer  à  la  grève. 
On  va  les  faire  signer  en  conséquence.  Ils  ne 
pourront  plus  nuire  alors.  Quant  aux  meubles 


184  LA    BARRICADE 

qu'ils  ont  exécutés  pour  Breschard,  une  fois 
que  les  camarades  auront  vidé  la  place,  il  faut 
qu'il  n'en  reste  rien,  rien,  rien. 

SECOND    GRÉVISTE 

C'est  ça.  On  va  les  laisser  aller  pour  qu'ils 
filent  prévenir  la  rousse. 

LANGOUET 

Ils  ne  préviendront  rien  du  tout.  Vous 
n'avez  qu'à  les  garder  avec  vous  deux  heures, 
pas  plus.  Elles  suffiront  pour  le  chambard. 
Sans  leur  faire  de  mal,  par  exemple. 

TROISIÈME    GRÉVISTE 

Lang^ouët  a  raison. 

QUATRIÈME    GRÉVISTE 

Je  ne  trouve  pas,  moi. 

TOUS  LES  GRÉVISTES,  cris  Contradictoires . 
Mais    si!    Mais   non!...   Mais   non!...   Mais 
si!... 

CINQUIÈME    GRÉVISTE 

Quand  on  rencontre  un  renard,  faut  lui 
avoir  la  peau!... 


LA    BARRICADE  185 

SIXIÈME    GRÉVISTE 

Ils  bouffaient,  les  autres,  pendant  qu'on  se 
les  calait  avec  des  briques  ! 

TOUS,  ci'is  contradictoires . 

A  tabac  !  A  tabac  ! . . .  Mais  non  ! , . .  Mais  si  !.. . 
THDBEUF,  allumant  un  cigare. 

Mais  si,  camarades,  Lang^ouët  a  raison. 
Je  vous  parle  au  nom  du  syndicat,  moi.  Il 
a  été  décidé  qu'on  ne  ferait  rien  aux  jaunes 
qui  se  rendraient.  Et  ils  se  rendent,  les 
camarades.  (A  Gaucherond.J  N'est-ce  pas,  le 
vieux? 

GAUCHEROND 

Vieux?  Ça,  c'est  vrai.  Quant  à  se  rendre, 
moi  et  les  camarades,  ça,  c'est  une  autre  paire 
de  manches.  (Il  a  pris  sa  casquette  qu  il  jette  par 
terre.)  Voilà! 

PREMIER    GRÉVISTE 

Il  nous  embête,  le  vioque,  à  la  fin. 

SECOND    GRÉVISTE 

On  va  lui  casser  le  tournant  de  la  hure! 


186  LA    BARRICADE 

PLUSIEURS    GRÉVISTES 

Tu  vols,  Laiig^ouët,  tu  vois?  Tu  vols? 

LANGOUET 

Qu'est-ce  que  je  vois?  Qu'y  en  a  un  qui  re- 
nâcle, et  après? 

THUBEUF,  à  Gaucherond. 

Vous  ne  les  avez  donc  pas  reg^ardés,  père 
Gaucherond,  vos  camarades?...  (A  Escarte- 
figue.)  On  a  tellement  envie  de  se  faire  abîmer 
cette  jolie  g^ueule-là? 

ESGARTEFIGUE,  riant. 
Dame!  on  n'a  que  celle-là!...  Dites  donc, 
Gaucherond,  y  sont  vingt.  Et  nous? 

GAUCHEROND 

Tu  as  peur.  Dis-le. 

ESGARTEFIGUE 

Peur?  Non  Je  n'ai  pas  peur.  Mais  il  n'y  a 
pas  de  presse  pour  écoper  d'un  sale  coup...  Et 
puis,  après  tout,  c'est  des  copains...  On  a  tra- 
vaillé ensemble. 


LA    BAHRICADE  187 

LES    GRÉVISTES 

Bravo  !  bravo  !  c'est  un  frère  ! 
Escarlefigue  passe  parmi  eux. 

THUBEUF 

A  qui  le  tour? 

Les   ouvriers    de    Gaucherond   se    mènent    en 
groupe  et  discutent  en  gesticulant. 

CARREAU 

C'est  de  la  folie. 

RONDEL 

Qu'est-ce  que  vous  voulez  qu'on  fasse? 

LALANCE 

On  est  bien  forcé  d'y  aller  ! . . . 

LEBLANC 

Et  mes  cinq  enfants,  moi?... 

CARREAU 

Et  moi  mes  deux?. . .  Mais  il  faut  que  ce  soit 
tous  ensemble. 

TOUS 

Oui,  tous  ensemble! 


188  LA    BARRICADE 

CARREAU,  à  Gaucherond. 
Tu  vois,  Gaucherond,  nous  avons  fait  tout 
ce  que  nous  avons   pu...    mais  nous  pensons 
comme  Escartefigue. 

LALANGE,  LEBLANC,  RONDEL,  ensemble. 

Oui,  nous  pensons  comme  Escartefigue. 

LES  GRÉVISTES 

Bravo  !  bravo  !  / 

Dernière  hésilalion  des  ouvriers.  Ils  passent  aux 
grévistes.  Pendant  ce  temps,  Gaucherond  a  reculé 
jusquà  In  porte.  Il  a  la  main  droite  dans  la  poche 
de  son  pantalon  et  la  gauche  sur  le  bouton. 

THUBEUF 

Eh  bien,  Gaucherond,  vous  êtes  seul,  main- 
tenant. Vous  n'allez  pas  faire  la  bête.  Voyons, 
vous  n'avez  pas  la  prétention  de  nous  mettre 
dehors.  Nous  étions  ving^t.  Avec  vos  hommes, 
ça  fait  vingt-cinq.  C'est  beaucoup,  pour  un 
vieux  birbe.  Allons,  soyez  sage,  papa.  C'est 
de  votre  âge. 

Silence  de  Gaucherond. 


LA    BARRICADE  189 

LANGOUET 

Gaucherond,  à  toi,  nous  ne  demandons  rien, 
que  de  t'en  aller. . .  f Aux  grévistes .J^' eit-ce  pas, 
camarades?  Vous  voyez,  c'est  un  vieux.  C'est 
lui  qui  m'a  mis  l'outil  à  la  main.  Vous  ferez  ça 
pour  moi,  vous  le  laisserez  aller  sans  sig^ner. 

LES  GRÉVISTES 

Oui,  oui,  oui...  Barre-toi,  le  vieux.. .  Barre- 
toi!... 

THUBEUF,  maTchaiit  vers  Gaucherond  pendant  que 
Langouët  contient  les  grévistes. 

Sont-ils  gentils,  père  Gaucherond?...  Sont- 
ils  gentils?.,.  Eh  bien,  c'est  fini,  les  rouspé- 
tances?... Je  sais.  Je  sais.  Y  a  ta  consig^ne.  Tu 
peux  te  la  coller  dans  le  placard...  Allons! 
houp!  Dehors,  et  pas  de  raffut  (Il  va  pour 
prendre  Gaucherond  par  les  épaulesj,  ou  je 
cog^ne,  blag^ue  sous  l'aisselle! 
GAUCHEROND,  Sortant  de  sa  poche  un  revolver  et  le 
braquant. 

A  bas  les  pattes,  toi,  le  mec  aux  beaux  ci- 


190  LA    BARRICADE 

gares...  Ça  mord,  ça?...  Oui...  oui...  oui... 
Il  est  chargé.  La  preuve.  Tiens.  (Il  tire  une 
balle  dans  le  plancher.  Thubeuf  et  les  grévistes 
reculent  instinctivement.)  Ces  meubles-là  (il 
montre  les  caisses  derrière  luij,  c'est  mes 
meubles,  à  moi.  C'est  mon  travail.  Vous  en- 
tendez, mon  travail.  Vous  vous  en  fichez, 
vous,  tas  de  fricoteurs.  Mais  moi,  je  veux 
qu'on  le  respecte,  mon  travail,  comme  j'ai 
toujours  respecté  celui  des  autres.  Ces  meubles- 
là,  mes  bras  ont  sué  dessus.  Moi  vivant,  on 
n'y  touchera  pas.  Il  y  a  encore  quatre  balles 
dans  ce  rigolo.  Les  quatre  premiers  qui 
touchent  à  ça  les  ont  dans  la  peau  !  (Il  tire 
sur  lui  vivement  le  battant  de  la  porte.  On  V en- 
tend mettre  le  verrou,  tourner  la  clef  et  crier  :) 
Venez-y  maintenant. 


LA    BARIUCADE  191 


SCENE  VI 

LES  MÊMES,  moins  GAUCHEROND,  enfermé. 

THUBEUF,  après  un  temps. 
Il  en  a  un  culot,  le  bougre  !  Dis  donc,  Lan- 
g^ouët,  on  va  quand  même  enfoncer  la  porte. 
Tout  ça,  c'est  du  battage.  Il  n'osera  pas. 

LANGOUET 

Ah  !  Mais  si  !.. .  Il  le  ferait  comme  il  l'a  dit. . . 
Si  c'était  un  bourgeois,  oui,  ce  serait  du  bat- 
tage. Lui,  c'est  un  ouvrier.  Il  est  du  mauvais 
côté,  mais  il  est  d'attaque...  (Comme  à  lui- 
même.)  k\v\  Malheur! 

THUBEUF 

Nous  n'allons  pas  nous  laisser  fabriquer 
comme  ça.  Nous  aurions  l'air  de  vraies  poires. 

PREMIER  GRÉVISTE 

Assez  flanché  !  Allons-y  !  Allons-y  ! . . .  Y 
nous  mangera  pas  tous. . . 


192  LA   BARRICADE 

SECOND  GREVISTE 

vSi  y  en  a  un  ou  deux  qui  écopent,  tant  pis! 

TROISIÈME  GRÉVISTE 

Y  a  trop  longtemps  qu'il  nous  fend  l'arche, 
ce  sarrasin. . .  On  aura  tout  de  même  sa  peau, 
à  la  fin ,  la  crapule  ! . . . 

LANGOUET,  les  arrêtant,  comme  ils  s'élancent. 
Pas  si  vite,  camarades,  pas  si  vite. 
THUBEUF,  toujours  fumant  son  cigai'e. 

Y  a  peut-être  un  moyen  de  finir  la  chose  à  la 
douce.  Vous  savez  le  mot  d'ordre  du  syndicat  : 
«  Pas  de  sang!  Surtout  pas  de  sang  ouvrier!  » 
De  quoi  s'agit-il?  De  déloger  ce  vieux  renard. 
Qu'est-ce  qu'on  fait,  quand  un  renard  s'est 
terré?  (Lançant  une  bouffée  de  tabac. J  On  l'en- 
fume, hein?...  (Regardant  autour  de  lui.)  Que 
cette  porte  flambe  seulement,  tout  est  en  bois 
ici  et  là  dedans. . .  (Il  tape  sur  la  cloison. J  C'est 
même  du  chouette  travail. 

LES  GRÉVISTES 

C'est  ça  !.. .  Le  feu  ! . . .  Le  feu  ! ...  Le  feu  ! . . . 


LA    r.AllRICADE  193 

THUBEUF 

Ah  !  ils  ne  sont  pas  bétes  !  Les  meubles  à 
Brescbard  et  ce  couvent  à  g^riller,  ça  fera  coup 
double. 

PREMIER  GRÉVISTE,  ils  so?it  toits  à  faire  un 
tas  de  copeaux . 
Tiens.  Des  copeaux...  Des  copeaux. 

SECOND  GRÉVISTE 

Encore  des  copeaux. . .  et  de  la  fibre. . . 
TROISIÈME  GRÉVISTE,  cassant  une  chaise. 
Breschard  ne  mettra  toujours  pas  son  sale 
derrière  sur  celle-là. 

QUATRIÈME  GRÉVISTE,  cassant  une  autre  chaise. 
Et  sur  celle-là  donc? 

THUBEDF,  les  encourageant. 
Rien  à  craindre  pour  le  voisinag^e.  Il  n'y  en 
a  pas! 

CINQUIÈME  GRÉVISTE,   s' emparant  d'un  tas 
d'outils. 
Et  ces  presses-là  !   Ça  brûlera  comme  une 
allumette. 

13 


194  LA    BARRICADE 

SIXIÈME  GRÉVISTE 

Et  ces  bancs? 

SEPTIÈME    GRÉVISTE 

Et  ces  propres  à  rien  !  Et  tout  ça  ! 

ESCARTËFIGUE,  LALANCE,    CARREAU,  LEBLANC,  RONDEL, 
à  la  fois. 

Hél  là-bas!. . .  Mais  c'est  à  moi,  ça!. .  .C'est 
mes  outils  ! . . .  C'est  mes  clous  ! . . . 
LANGOUET,  s' interposant. 

Pas  d'outils  dans  le  feu!  Cette  propriété-là, 
c'est  sacré.  Il  y  a  bien  assez  de  matériaux  ici. 
Et  puis,  les  camarades  sont  des  nôtres  à  pré- 
sent. Qu'ils  reprennent  leur  fourbi.  (Les  ou- 
vriers de  Gaucherond  reprennent  les  objets  gui 
sont  à  eux.  Désordre.  Les  grévistes  continuent  à 
tout  casser  de  ce  qui  leur  tombe  sous  la  main.  Ils 
amassent  un  tas  de  m.atériaux  inflammables  contre 
la  porte  et  le  mur.  Langouët,  à  un  groupe  de  gré- 
vistes :)  Non,  non.  Laissez  un  passag^e.  Il  faut 
qu'il  puisse  sortir  et  se  tirer. 


LA    BARIUCADE  J95 

THUBEDF,  regardant  le  monceau  de  débris  dressé. 
Eh  bien  !  Mais  ça  marche  !  ça  marche  ! . . . 
Chic,  mes  enfants!  Ça  va  faire  un  joli  feu  de 
joie.  (A  Gaucherond  et  à  travers  la  porte.)  Tu 
sais,  vieux  moule  à  claques,  tu  n'auras  pas 
froid  tout  à  l'heure.  fAux  grévistes.)  Cama- 
rades! Camarades!  fils  se  rangent  autour  de 
lui.)  Vous  avez  fait  là  de  bonne  besogne.  Je 
vais  tout  de  suite  porter  la  nouvelle  au  syndicat. 
Il  sort. 


SCENE  VII 

LES  GRÉVISTES,  LAjNGOUET,  GAUCHEROND      ' 
derrière  la  porte. 

Quand  Thuheuf  est  sorti,  grand  silence.   Les 
grévistes  se  regardent. 

PRE5UER  GRÉVISTE 

Quand  il  y  a  un  sale  bouleau  à  faire,  il  trouve 
toujours  moyen  de  vous  plaquer,  ce  frère-là. 


196  LA    BARRICADE 

SECOND  GRÉVISTE 

S'il  y  a  de  la  casse,  il  aime  mieux  que  ce 
soit  les  autres  qui  la  payent. 

TROISIÈME  GRÉVISTE 

La  prison  le  verra  pas  souvent,  ce  corps-là. 
QUATRIÈME  GRÉVISTE,  montrant  le  tas  de  débris. 
Qui  est-ce  qui  va  allumer  ça,  maintenant? 

CINQUIÈME  GRÉVISTE 

C'est  pas  si  tentant.    Ça   peut  vous  mener 
loin,  cette  affaire. 

SIXIÈME  GRÉVISTE 

Deux  ou  trois  ans  de  trique,   ou  la  Nou- 
velle . 

SEPTIÈME  GRÉVISTE 

Pendant  ce  temps-là,  c'est  pas  Thubeuf  qui 
nourrira  les  gosses. 

HUITIÈME  GRÉVISTE 

Ce  qu'on  se  boucle  déjà  le  ceinturon  avec 
leurs  quinze  sous! 


LA    BARRICADE  197 

PREMIER  GRÉVISTE,  retournant  ses  poches  vides. 
Hé  !  Oui!  Les  toiles  se  touchent! 

SECOND  GRÉVISTE 

11  ne  pouvait  donc  pas  l'allumer,  puisqu'il  a 
eu  l'idée! 

TR0ISIÈ3IE  GRÉVISTE 

Lui,  c'est  un  fouinard,  et  nous. . . 

PREmER  GRÉVISTE 

Nous?  Ah!  les  bonnes  gourdes  ! 
LANGOUET,  inCervenant. 

Vous  avez  tort,  camarades.  En  allant  rendre 
compte  au  syndicat,  Thubeuf  fait  son  devoir. 
Moi,  je  vais  faire  le  mien.  Car  j'ai  eu  l'idée 
comme  lui.  Il  n'y  a  pas  besoin  de  se  mettre  à 
trente-six  quand  un  seul  suffit.  Nous  sommes 
en  guerre,  et  à  la  guerre,  on  ne  gaspille  pas  les 
hommes.  Je  vous  comprends.  Vous  qui  avez 
femme  et  enfants,  vous  ne  pouvez  pas.  Moi, 
qui  n'ai  que  ma  peau,  c'est  moi  qui  ficherai  le 
feu  ici,  moi  seul.  Donnez-moi  le  bidon  d'es- 
sence. 


198  LA    BARRICADE 

PREMIER  GRÉVISTE 

Pourtant,  mon  vieux,  si  tu  as  besoin  de 
nous... 

PLUSIEURS  GRÉVISTES 

Oui,  si  tu  as  besoin  de  nous. . . 

LANGOUET 

Non.  Merci.  Je  n'ai  besoin  de  personne.  Ce 
dontj'ai  besoin,  et,  pas  moi,  la  Cause,  c'est  que 
vous  ne  flanchiez  pas,  maintenant,  dans  la 
g^rève.  Tu  te  plains,  toi,  que  les  toiles  se  tou- 
chent, toi,  que  tes  gosses  ont  faim?  Je  vais  faire 
ça  pour  vous,  moi,  de  ficher  le  feu  et  de  risquer 
le  bag^ne.  Faites  ça  pour  moi,  de  vous  serrer  le 
ventre  encore .  Pas  longtemps .  Après  ce  coup-là , 
je  vous  garantis  que  les  patrons  prendront  peur 
etqu'ils  mettront  les  pouces.. .  Allez-vous-en  et 
rentrez  chacun  chez  vous  pour  avoir  un  alibi 
et  vous  garder  à  carreau  s'il  y  a  du  gauche. 

Tumulte.  Brouhaha.  Débat.  Langouët  finit 
par  pousser  les  grévistes  dehors.  Ils  sor- 
tent en  chantant  /'Internationale. 


LA    BARRICADE  199 

LES  GRÉVISTES,  dehors. 

...C'est  la  lutte  finale. 

Groupons-nous.  Et  demain 

L'Internationale 

Sera  le  genre  humain! 


SCENE  VIII 

LANGOUET,  GAUCHEROND,  derrière  la  porte. 

Langouët,  resté  seul,  écoule  les  grévistes  s^en 
aller.  On  entend  une  rumeur  de  voix  décroissante. 
Quand  elle  s'est  tue,  il  va  vers  le  tas  de  débris 
et  le  dresse  encore  mieux  contre  le  mur.  Il  avise 
ur.e  bouteille  de  térébenthine  et  un  bol  dans 
lequel  il  verse  le  liquide.  Avec  un  pinceau,  il 
enduit  la  porte  et  les  boiseries  les  plus  proches. 
Puis  il  va  à  la  Sorbonne  et  attise  la  flamme  avec 
des  copeaux  en  soufflant  dessus.  Il  cherche  un 
bois  de  placage  qui  puisse  lui  servir  de  tison,  le 
met  dans  le  feu  et  attend  qu'il  flambe.  Il  le  prend 
et  va  pour  allumer  l'incendie.  Il  s^ arrête,  regarde 


200  LA    BARRICADE 

la  porte  fermée ,  les  fenêtres  à  barreaux.  Il  a  un 
instant  de  lutte  intérieure.  Enfin ^  il  va  remettre 
le  tison  dans  le  foyer,  et,  revenant  à  la  porte,  il 
appelle . 

LANGOUET 

Gaucherond,  Gaucherond! ...  Il  ne  répond 
pas.  Il  ne  s'est  pas  sauvé  par  les  fenêtres. 
Elles  ont  des  barreaux  fil  va  regarder)  et 
pas  de  porte  derrière  ! . . .  Gaucherond  !  Gau- 
cherond ! 

Il  s'efforce  d'ébranler  la  porte. 

GAUCHEROND,  derrière  la  porte. 

Hardi,  mes  enfants!  Faites  les  zouaves. 
Vous  voulez  tâter  de  mon  rigolo.  Vous  serez 
servis. 

LANGOUET 

Je  suis  seul,  Gaucherond,  tout  seul. 
GAUCHEROND,  derrière  la  porte. 

Parle,  mon  garçon,  tu  perds  ta  salive.  Si  tu 
crois  que  Gaucherond  va  couper  dans  ce  pont 
et  quitter  ses  meubles. . . 


LA    BARRICADE  201 

LANGOUET 

Je  suis  seul,  que  je  te  dis.  Et  je  vais  fiche  le 
feu  à  la  baraque.  Tu  n'as  donc  rien  entendu 
tout  à  l'heure? 

GAUCHEROND 

J'avais  mieux  à  faire  que  d'écouter  vos 
blag^ues.  Enfonce  la  porte  et  tu  verras  mon 
petit  fort  Chabrol. 

LANGOUET 

Tu  as  mis  des  caisses  contre  l'entrée  ! 
Malheureux,  ôte-les,  ôte-les.  C'est  ton  ap- 
prenti qui  te  parle.  C'est  ton  gosse.  Rap- 
pelle-toi, mon  vieux  Gaucherond.  Sauve-toi, 
puisque  je  te  dis  que  je  fiche  le  feu  à  la 
baraque. 

GAUCHEROND 

Yas-y,  mon  garçon.  Tu  seras  un  incendiaire 
et  un  assassin.  En  attendant,  moi,  je  ne  quitte 
pas  mes  meubles. 

LANGOUET,  hors  de  lui. 

Et  moi,  je  te  dis  que  tu  vas  les  quitter.  Si  tu 


202  LA   BARRICADE 

as  un  peu  chaud,  ne  t'en  prends  qu'à  toi.  Je 

t'ai  averti. 

//  retourne  à  la  Sorbonne  et  allume  un  autre 
tison.  Au  moment  où  il  le  relire  du  foyer, 
laporte  s'ouvre.  Louise paiait,  en  cheveux, 
comme  quelqu'un  qui  vient  de  courir  dans 
l'affolement. 


SCÈNE   IX 

LANGOUET,  LOUISE,  GAUCHEROND,  derrière  la  porte. 

LOUISE,  dans  un  cri. 
Langouët  ! 

LANGOUET,  il  lâche  son  tison  de  saisissement. 
Qu'est-ce  que  vous  faites  ici,  vous? 

LOUISE 

Et  vous,  Langouët?  Qu'est-ce  que  vous  allez 
faire  ? 

LANGOUET 

Ce  que  je  vais  faire?  Je  vais  fiche  le  feu  à 


LA    BARRICADE  203 

tout  ça...  fAvec  un  rire  de  férocité.)  Ah!  Vous 
venez  au  rapport,  comme  tous  les  jours.  On 
vous  en  fait  faire  un  joli  métier!...  Eh  bien! 
Gourez  dire  au  patron  que  ses  meubles  flam- 
bent, qu'il  est  ruiné,  le  patron.  Vous  pourrez 
avertir  la  police  en  route.  Elle  arrivera  trop 
tard. 

//  va  pour  repreridre  le  tison.  Pendant  ce  mou- 
vement, Louise  se  jette  entre  lui  et  le  tas  de  débris 
afin  de  lui  barrer  le  passage, 
LOUISE 

Non,  Langouët,  vous  n'allez  pas  faire  ça  !.. . 
Vous  ne  le  ferez  pas  !  Il  ne  faut  pas  que  vous 
le  fassiez! 

LANGOUET,  menaçant,  le  tison  à  la  main. 

Vous  croyez  que  vous  allez  m'en  empêcher, 
vous? 
LOUISE,  elle  s'élance  et  lui  arrache  des  mains  le 

tison  quelle  jette  par  terre  en  poussant  un  cri 

de  douleur.  Elle  s'est  brûlée. 

Ah! 


204  LA   BARRICADE 

LANGOUET,  qui  VU  pour  ramasser  le  tison  sur  lequel 
elle  met  son  pied. 

Prenez  garde  î . . .  Vous  vous  êtes  brûlée?  Vous 
vous  êtes  blessée?... 

LOUISE,  souriant  avec  des  larmes  et  se  frottant 
les  mains. 

Qu'est-ce  que  cela  me  fait  d'avoir  mal,  si 
seulement  vous  comprenez?...  J'ai  rencontré 
la  mère  Gaucherond.  Elle  m'a  dit  :  «Lang^ouët 
et  les  grévistes  marchent  sur  l'atelier...  »  Je 
ne  sais  pas  ce  qui  s'est  passé  en  moi...  Je  n'ai 
eu  qu'une  idée  :  qu'est-ce  qu'il  va  faire?...  Je 
vous  ai  vu  vous  battant,  tuant  quelqu'un,  peut- 
être...  Et  après,  les  agents,  l'arrestation,  la 
prison,  le  reste...  Alors,  c'a  été  plus  fort  que 
moi.  J'ai  couru...  Je  ne  veux  pas  qu'on  vous 
arrête,  que  vous  alliez  en  prison. . .  Je  ne  veux 
pas  que  vous  ayez  commis  un  crime.  Je  ne  le 
veux  pas. 

LA^GOUET 

Vous  appelez  ça  un  crime?  Moi,  je  l'appelle 


LA    BARRICADE  205 

un  devoir...  Et  puis,  quand  ce  serait  un 
crime,  quand  on  m'enverrait  en  prison,  aux 
assises,  au  bagne,  qu'est-ce  que  ça  peut  bien 
vous  faire,  à  vous? 

LOUISE 

Mais,  si  ça  ne  me  faisait  rien,  est-ce  que  je 
serais  venue  ici  pour  être  insultée,  mépri- 
sée?... Je  le  savais  que  vous  m'insulteriez,  que 
vous  me  mépriseriez.  Mais  pourquoi?  pour- 
quoi? 

LANGOUET 

Parce  que  vous  êtes  la  maîtresse  de  Bres- 
chard. 

LOUISE,  sombre. 
Eh  bien,  oui,  je  suis  sa  maîtresse,  oui! 

LANGOUET 

Vous  voyez  bien  que  votre  place  n'est  pas 
ici.  Retournez  donc  chez  votre  amant! 
LOUISE,  se  jetant  sur  lui. 

Non,  ma  place  est  ici,  près  de  vous,  pour  vous 
empêcher  de  vous  perdre,  pour  vous  sauver. 


206  LA    BARRICADE 

LANGODET,  la  repoussant. 
Laissez-moi. 

LOUISE 

Non,  je  ne  vous  laisserai  pas  faire  ça,  parce 
que...  Ah!  tant  pis,  cela  m'étouffe  depuis  trop 
longtemps,  parce  que  je  vous  aime. 

LANGOUET 

Vous  m'aimez?...  Moi?...  Vous?...  [Il  la 
regarde,  et,  sauvagement,  la  prend  dans  ses  bras.) 
Ah  !  Louise  ! . . .  (Leurs  bouches  vont  pour  s'unir, 
et,  plus  sauvagement  encore,  se  détachant  d'elle  :) 
Non,  non  ! . . .  Je  vois  l'autre  ! 

Il  se  laisse  tomber  sur  un  petit  banc  de  fer  qui 
est  resté,  la  tête  dans  ses  mains. 
LOUISE 

Je  le  savais  bien  que  ce  serait  comme  ça 
quand  j'aurais  parlé!  Je  ne  peux  pas  effacer 
ce  qui  a  été.  Je  ne  pourrai  jamais  !  Je  l'ai  com- 
pris tout  de  suite  quand  j'ai  commencé  à  vous 
aimer.  C'a  été  le  premier  jour  que  je  vous  ai  vu. 
Je  venais  d'arriver  à  Tatelier.  Vous  êtes  entré 


LA    BARRICADE  207 

et  VOUS  m'avez  causé.  Vous  m'auriez  dit  de 
partir  avec  vous,  là,  je  vous  aurais  suivi  tout 
de  suite.  J'ai  compris  que,  jusqu'à  ce  moment, 
j'avais  cru  aimer  et  que  je  n'avais  pas  aimé. . . 
Qu'est-ce  que  vous  voulez?  On  a  vingt  ans.  On 
est  jeune. . .  Ah!  si  on  savait!  On  ne  sait  pas.  On 
se  laisse  prendre. . .  Tout  de  même,  c'est  vrai, 
j'aurais  dû  vous  attendre...  (IL  a  relevé  la  têie 
et,  iVun  geste  involontaire,  il  lui  a  pris  la  main. 
Elle  se  rapproche  et  passionnément  :J  Ah  !  Que  je 
t'ai  aimé,  dès  ce  premier  jour! 

LANGOUET,  sans  quitter  sa  main  et  regardant 
devant  lui  comme  halluciné. 

Mais  comment  voulais-tu  que  je  devine?... 
Moi  aussi,  dès  que  je  t'ai  vue,  je  t'ai  aimée... 
Je  me  rappelle.  Tu  étais  à  ton  métier,  qui  tra- 
vaillais, avec  tes  beaux  cheveux  que  tu  relevais 
quelquefois,  de  la  main,  comme  tu  fais.  Tu  étais 
si  jolie  !  Tu  avais  un  air  si  doux,  si  vrai  ! . . .  Je 
suis  rentré,  ce  jour-là,  je  me  souviens,  en  me 
disant  :   «  Comme  ce  serait  g^entil  si  elle  était 


208  LA    BARRICADE 

ma  femme!  On  reviendrait  ensemble,  le  soir, 
après  le  travail.  Elle  serait  là,  qui  coudrait  dans 
la  chambre  pendant  que  je  lirais.  Je  la  regar- 
derais! Gomme  on  serait  heureux! .. .  "  Je  t'ai 
revue,  et,  chaque  fois,  je  t'ai  aimée  plus.  Et, 
plus  je  t'aimais,  moins  j'osais  te  parler...  Et 
puis,  un  jour,  j'ai  su  ce  qu'il  y  avait...  Ah! 
Ce  que  j'ai  souffert,  moi  aussi!  Ce  que  je  l'ai 
haï,  cet  homme,  moi  qui,  avant,  n'avais 
jamais  connu  la  haine  !  Mon  socialisme,  c'était 
le  rêve  du  bonheur  pour  tous.  C'est  ça  qui 
m'a  appris  la  colère,  la  vengeance.  Ce  que 
je  t'ai  détestée,  toi  aussi!...  Toi,  c'était  le 
plus  dur,  parce  que  je  t'aimais  en  même 
temps,  (Sanglotant)  ei,  plus  j'étais  mauvais  avec 
toi,  plus  je  t'aimais.  Ah!  quand  je  pense  à  ce 
qui  aurait  pu  être,  je  suis  trop  malheureux! 
LOUISE,  se  jetant  à  genoux  et  l'étreignant. 
Puisque  je  t'aime  et  que  tu  m'aimes,  ne  le 
sois  plus,  malheureux.  Nous  avons  été  tous 
deux  bien  misérables.  Je  ne  regrette  rien,  à 


LA    BARRICADE  209 

cause  de  cette  minute,  rien.  Tout  est  payé, 
tout  est  effacé,  puisque  tu  m'aimes,  puisque 
tu  me  l'as  dit,  puisque  tu  m'as  laissé  te  dire 
que  je  t'aime!  Ah!  Je  t'aime!  Je  t'aime! 
Répète-le-moi  aussi,  toi,  que  tu  m'aimes.  Dis- 
moi  :  je  t'aime. 

LANGOUET 

Oh!  oui  !  Je  t'aime. 

LOUISE,  la  tête  contre  la  poi'lrùie  de  Laiigouèl. 

Ah  !  c'est  comme  si  j'avais  fait  une  longue 
maladie  et  que  je  me  sente  tout  à  coup  gué- 
rie. Ne  pleure  pas,  mon  aimé  !  Reg^arde-moi, 
souris-moi.  Je  passerai  toute  ma  vie  à  te  faire 
oublier  ce  que  tu  as  souffert  à  cause  de  moi. 
Et  tu  l'oublieras.  Il  n'y  aura  plus  de  passé.  Il  n'y 
en  a  déjà  plus  pour  moi.  Ce  rêve  que  tu  avais 
fait,  tu  le  vivras,  nous  le  vivrons.  J'habiterai 
avec  toi,  je  ne  te  quitterai  plus,  j'ai  toutes  tes 
idées,  vois-tu,  toutes.  Je  te  jure  que  ta  foi  est 
la  mienne,  que  je  suis  avec  ceux  de  ma  classe. 

Tu  viendras  dans  ma  chambre.  Tu  verras.  Les 

14 


210  LA    BARRICADE 

livres  que  je  lis  depuis  deux  ans,  ce  sont  les 
mêmes  que  toi.  Je  voulais  tant  penser  comme 
toi,  tant  te  comprendre.  Je  t'admirais  tant.  Je 
sentais  si  bien  que  tu  luttais  pour  le  peuple,  et 
j'en  suis  du  peuple,  etj'aimeàen  être,  puisque 
je  t'aime. . .  (Voulant  l'entraîner.)  Viens,  viens  ! 
LANGOUET,  passant  ses  mains  sur  son  front 
et  comme  se  réveillant. 

Non,  c'est  impossible,  il  est  trop  tard. 

Ils  se  relèvent  tous  les  deux . 

LOUISE 

A  cause  de  ce  quia  été?  Tu  ne  me  pardonnes 
as 

LANGOUET 

A    cause  de   ce  qui   va   être.   (Sombre.)  Ça 
devrait  être  déjà  fini. 

LOUISE 

Comment?  Tu  veux... 

LANGOUET 

Faire  ce  que  j'ai  promis  aux  camarades. 
Oui. 


LA    BARRICADE  211 

LOUISE 

Mais  je  ne  veux  pas,  moi  !  Mais  tu  es  à  moi  ! 
Tout  à  l'heure,  quand  je  te  suppliais,  c'était 
pour  toi.  (Le  repretiant  dans  ses  hras  avec  pas- 
sion.) C'est  pour  moi,  maintenant.  Viens,  je 
t'emmène. 

LANGOUET,  SB  débattant  contre  son  étreinte. 

Pour  qu'ils  disent  de  moi  que  je  suis  un 
lâche? 

LOUISE 

Ils  sont  bien  partis,  eux!  Pourquoi  ferais-tu, 
toi,  ce  qu'ils  n'ont  pas  voulu  faire? 

LANGOUET 

Parce  que  c'est   nécessaire  pour  la  Cause, 
parce  que  je  leur  ai  dit  que  je  le  ferais. 
LOUISE,  affolée. 

Mais  nous  ne  les  verrons  plus...  Nous  nous 
en  irons...  Nous  passerons  en  Angleterre,  en 
Amérique...  Nous  serons  tout  l'un  pour 
l'autre...  Pense  donc,  si  tu  étais  condamné 
pour  la  vie,  à  cause  de  cela?. . .  Alors,  je  te  per- 


212  LA    BARRICADE 

drais  après  t'avoir  trouvé  enfin?...  Non,  tu  es 
mon  homme.  Je  suis  ta  femme.  Je  veux  te 
g^arder.  Tu  n'as  pas  le  droit  de  faire  ça.  Tu  ne 
le  feras  pas.  Tu  ne  le  feras  pas... 


SCENE   X 

LES  MÊMES,  BRESCHARD,  LE  COMMISSAIRE  DE 
POLICE,  HENRI,  age.nts,  GAUCHEROND,  derrière  la  porte 


BRESCHARD,  débouchant  par  la  porte  gui  donne  sur 
le  jardin. 
Par  ici,  monsieur  le  commissaire.  Nous  y 
sommes,  fil  entre  le  premier  et  voit  Louise  tenant 
dans  ses  bras  Langouèt.  Les  deux  jeunes  gens  se 
séparent.  Breschard  est  saisi.  Puis,  la  voix  alté- 
rée.jMonûeur  le  commissaire,  j'étais  allé  vous 
chercher  pour  empêcher  un  attentat  à  la  liberté 
du  travail  dont  j'avais  été  averti.  Je  vois  que 
ces  malheureux  ont  réfléchi  et  qu'ils  ne  sont  pas 


LA    BARRICADE  213 

venus.  Vous  m'excuserez  de  vous  avoir  dérangé 
pour  rien. 

LK    COMMISSAIKE 

Mais  si,  monsieur  Breschard.  Ils  sont  venus. 
Regardez-moi  donc  ce  tas  de  bois.  C'est  des 
débris  de  meubles  cassés,  et  ça  sent  la  téré- 
benthine, à  plein  nez.  Nous  sommes  peut-être 
arrivés  à  temps  pour  empêcher  ce  gaillard-là 
(Il  montre  LangouëtJ  de  mettre  le  feu,  et  tout 
juste.  Et  puis,  qu'est-ce  qui  se  passe  derrière 
cette  porte,  (il  y  va.)  Elle  est  fermée  à  clef, 
monsieur  Breschard...  (Frappant  contre  la 
porte.)  Ouvrez,  au  nom  de  la  loi! 

GAUGHEROND,  derrière  la  porte. 

De  quoi?  De  quoi?  Le  coup  du  commissaire 
à  présent.  Vous  devenez  vraiment  maboules, 
tas  de  feignants  ! 

BRESCHARD 

Monsieur  le  commissaire,  mais  c'est  un 
ouvrier  à  moi,  mon  meilleur!...  Qu'est-ce 
qu'ils    lui    auront   fait?...    (Allant  à  la  porte.) 


214  LA    BARRICADE 

Gaucherond  !  Gaucherond  ! . . .  Vous  ne  recon- 
naissez pas  ma  voix? 

GAUCHEROND 

Vous,  monsieur  Breschard?...  Ma  femme 
est  donc  arrivée  à  temps?...  Ah!  ça,  par 
exemple!...  Attendez...  Je  sors...  Mais  c'est 
pas  fecile... 

On  entend  un  hruit  de  caisses  bousculées ,  de 
verrou  tiré.  Gaucherond  parait,  son  revolver  ù  la 
main. 

LE    COMMISSAIRE 

Nous  allons  toujours  interroger  celui-ci, 
monsieur  Breschard.  Il  n'a  pas  pris  ce  joujou- 
là  pour  rien. 

BRESCHARD,  après  avoir  jeté  un  regard 
sur  la  pièce  du  fond. 

Ce  n'est  pas  la  peine,  monsieur  le  commis- 
saire. On  n'a  pas  touché  aux  meubles  qui  sont 
là.  Et  ça  (Il  montre  le  tas  de  boisj,  vraiment, 
ça  n'a  pas  d'importance.  Je  ne  porterai  pas 
plainte.  Ainsi,  votre  mission  est  terminée. 


LA    BARRICADE  215 

LANGOUET,  intervenant. 
Je  comprends.  Vous  voulez  vous  donner  le 
beau    rôle,  devant   elle  (Il  mo?itre   Louise)  et 
aussi  me  déshonorer  devant  les  copains.  Oui, 
si  je  n'ai  pas  tenu  ce  que  j'ai  promis,  et  que  je 
reste  libre,  je  suis  déshonoré.  Demandez-lui 
donc,    à   celui-là,    monsieur   le    commissaire 
(Il  montre  Gaucherondj ,   si  je   n'ai    rien  fait. 
Vous  verrez  alors  si  vous  ne  m'arrêterez  pas. 
GAUCHEROND,  (fui  a  regardé  Breschard. 
Du   moment  que   le    patron   ne   porte   pas 
plainte,  je  n'ai  rien  à  dire,  moi. 

LE  COMMISSAIRE,  à  Langouët. 

Calmez-vous,  mon  garçon.  Ça  sera  pour 
une  autre  fois.  Du  train  dont  vous  y  allez,  nous 
sommes  gens  de  revue,  mais,  pour  aujourd'hui, 
non  et  non...  Vous  ne  coucherez  pas  au  bloc, 
ce  soir...  Sortez. 

LANGOUET,  hovs  de  lui. 

Alors,  il  faut  que  je  fasse  encore  quelque 


216  LA    BARRICADE 

chose  pour  que  vous  m'arrêtiez?...  Eh  bien! 

Ça  suffit-il,  ça? 

//  rainasse  une  pièce  de  bois  et  s'élance  sur 
Breschard,  en  la  brandissant.  Le  commissaire,  les 
agents,  Gaucherond,  se  précipitent  sur  lui  avant 
quil  ait  pu  frapper. 

LE    COMMISSAIRE  ^ 

Ah!  oui,  ça  suffit.  (Aux  agents.)  Enlevez-le, 
ouste!...  Ah!  Il  en  veut!  Il  en  aura  sa  claque. 
Fichez-lui  les  menottes  ! 

LANGOUET 

Non,  non,  c'est  inutile.  J'ai  ce  que  je  vou- 
lais. (A  Louise  qui  a  jeté  un  cri.)  N'aie  pas  peur, 
je  ne  bougerai  plus. 
On  V emmène. 


SCENE   XI 

BRESCHARD,  GAUCHEROND,   HENRI,  LOUISE 

BRESCHARD,  à  Gaucherond. 
Gourez   vite   rassurer   votre    femme,    Gau- 


LA    BARRICADE  217 

clierond.   Elle   est  là,  dans  la   rue,  qui    vous 
attend. 

GAUCHEROND 

C'est  égal,  ils  n'ont  toujours  pas  touché  à 
mes  meubles,  les  canailles. 

HENRI,  le  tirant  par  sa  manche. 
Et  moi,   m'sieur  Gaucherond,  ils  ne  m'ont 
toujours  pas  eu,  les  gniaffes. 
Us  sortent. 


SCENE   XII 

BRESCHARD,  LOUISE 

Louise  est   restée    immobile  pendant   la    der- 
nière partie  de  cette  scène,  appuyée  au  mur.  Tout 
d'un  coup,   elle  marche  vers  la  porte  du  jardin. 
BRESCHARD 

Louise,  où  vas-tu? 

Elle  se  retourne  et  le  regarde.  Il  veut  lui  prendre 
la  main. 


218  LA    BARRICADE 

LODISE,  le  repoussant,  avec  une  espèce  d' horreur . 
Savoir  où  il  est,  ce  qu'ils  en  ont  fait,  l'at- 
tendre ! . . .  Oh  !  ne  me  parlez  pas  !  Ne  m'appro- 
chez pas!  Je  l'aime,  entendez- vous,  je  l'aime. 

Rideau. 


ACTE  QUATRIÈME 

APRÈS   LA   GRÈVE 


IjC  cabinet  de    travail    de    Bicschard.   jVlêine  décor  qu'au 
second  acte. 


SCENE  PREMIERE 

TAllDIEU,  PHILIPPE 
TARDIEU 

Bonjour,  Philippe.  Ma  fille  n'est  pas  encore 
là? 

PHILIPPE 

Non,  monsieur  Tardieu. 

TARDIEU 

Votre  sœur  et  votre  beau-frère  ont  dû  la 
prendre  chez  moi  à  une  heure.  Il  en  est  deux. 
Et  j'ai  rendez-vous  à  trois  près  du  parc  Mon- 
ceau !. .  .Je  voudrais  pourtantbien  voir  sur  place 
l'appartement  que  vous  arrange  Derivière. 
Hein?  mon  g^arçon,  Breschard  vous  gâte? 
Toute  une  aile  de  l'hôtel  pour  vous  y  installer. 
Vous  en  avez  de  la  chance,  Cécile  et  vous,  de 


222  LA    BARRICADE 

débuter  ainsi  dans  la  vie.  Quand  j'épousai 
Mme  Tardieu,  moi,  c'était  l'appartement  au 
quatrième,  le  mobilier  payé  à  tempérament, 
l'unique  bonne.  C'était  une  brave  femme, 
allez,  ma  pauvre  femme.  Ce  qu'il  nous  a  fallu 
trimer! 

PHILIPPE 

Je  travaillerai  aussi,  monsieur  Tardieu. 
Vous  savez  la  nouvelle?  Je  suis  associé  dans  la 
maison. 

TARDIEU 

Breschard  me  l'avait  dit.  Il  fait  bien.  Le  fils 
qui  continue  le  père,  toute  la  famille  est  là. 
(Un  soupir.)  Je  n'en  ai  pas  de  fils,  moi,  pour 
me  continuer.  Bah!  Je  suis  jeune.  J'attendrai 
mes  petits-fils,  et  gaiement...  Je  suis  opti- 
miste, vous  le  savez,  et  voyez  ce  qui  se  passe 
ici  :  ça  me  donne-t-il  assez  raison?  Qui  nous 
aurait  dit,  il  y  a  trois  mois,  que  les  choses  tour- 
neraient de  la  sorte?  J'emmenais  Cécile  en 
Italie.  Votre  père  voulait  épouser  cette  petite 


LA    BARRICADE  223 

Mairet.  Il  se  brouillait  avec  les  Derivière.  Cette 
grève  éclatait.  Vous  étiez  infecté,  vous,  d'idées 
socialistes.  Vous  voilà  patron.  La  grève  est 
finie.  Cette  créature  vit  avec  son  Langouët. 
Votre  père  m'a  demandé  pour  vous  la  main  de 
ma  fille.  Et  nous  dînions  tous  ensemble  hier 
chez  votre  sœur  pour  célébrer  vos  fiançailles. 
Un  fameux  dîner!  Il  faudra  qu'elle  me  donne 
la  recette  de  son  a  poulet  à  l'Étoile  "  et  de  son 
«  pudding  aux  dattes  "  .  Tout  est-il  pour  le 
mieux  dansle  meilleur  des  mondes,  oui  ou  non? 

PHIUPPE 

Oui  et  non.  Mon  père  m'inquiète. 

TARDIEU 

Moi  pas.  Breschard  est  trop  fier  pour 
accepter  jamais  un  partage  ignoble.  C'est  bien 
fini. 

PHIUPPE 

En  attendant,  il  souffre. 

TARDIEU 

Il  vous  a  parlé? 


224  LA    BARRICADE 

PHILIPPE 

Pas  un  mot.  En  apparence  il  est  tout  entier 
à  cette  ligfue  des  patrons  qu'il  a  fondée  et  à  la 
réorganisation  de  son  atelier.  Mais  je  le  con- 
nais, et  je  le  sens  très  malheureux. 

TARDIEU 

Une  trahison  comme  celle-là,  et  pour  qui! 
C'est  dur  à  tout  âg^e.  Ça  lui  passera.  Il  se  rai- 
sonnera. Dans  l'avenir,  il  se  défiera  des  bonnes 
fortunes.  Et  tout  sera  pour  le  mieux. 

PHILIPPE 

Ce  n'était  pas  une  bonne  fortune.  C'était  un 
amour.  Chut!  Le  voici. 


SCENE  II 

LES  MÊMES,  BRESCHARD,  DERIVIÈRE,  ALINE,  CÉCILE 

BRESCHARD,  un  plan  à  la  main. 
Voyez,  Tardieu.  Parfait,  ce  plan  d'apparte- 
ment. Ce    Derivière    est  étonnant  pour  tirer 


LA    BARRICADE  225 

parti  des  plus  petits  espaces.  Tenez  :  salon, 
petit  salon,  chambre  de  madame,  chambre  de 
monsieur,  salle  de  bains  pour  madame,  salle 
de  bains  pour  monsieur. 

ALINE,  riant. 
Le  miracle  de  la  multiplication  des  bains. 

CÉCILE 

Oh!  Aline. 

DERIVIÊRE 

Sans  reproches,  mon  père,  installer  à  la 
moderne  un  vieil  hôtel  du  dix-septième,  non, 
ça  n'est  pas  commode. 

ALINE 

Sans  reproches?  Mais  fais-lui-en,  des  re- 
proches!... Ah!  une  bonne  maison  neuve, 
avec  ascenseur,  chauffaxje  central,  téléphone, 
monte-charges,  électricité!...  Si  papa  m'en 
croyait,  il  y  a  beau  temps... 

BRESCHARD 

. . .  Que  j'aurais  mon  mag^asin  au  Rond  Point 
des   Champs-Elysées?  Je  m'y  ferais   horreur. 


226  LA    BARRICADE 

J'aime  les  vieux  murs.  Ils  ont  vécu,  ils  ont 
duré.  Ils  ont  un  passé,  presque  une  àme.  Ils 
donnent  l'idée  que  l'on  peut  fonder  quelque 
chose,  survivre. 

ALINE 

Les  autres  donnent  ridée  qu'on  peut  recom- 
mencer. Revivre,  c'est  encore  mieux  que  de 
survivre,  pourtant. 

BRESCHARD 

Je  suis  sûr  que  Cécile  me  donne  raison. 

CÉCILE 

Oli!  moi,  je  n'ai  qu'une  opinion,  c'est  que 
je  serai  très  heureuse  ici  et  que  je  suis  très 
gâtée. 

DERiviÈRE,  reprenant  son  plan . 

Si  nous  montions  pour  choisir  sur  place 
entre  ce  projet  et  un  autre?...  (Tirant  son 
crayon  et  dessinant .J  J'entrevois  une  petite  mo- 
dification pour  le  service. 

BRESCHARD 

C'est  cela,  montez.  J'ai  quelques  affaires  à 


LA    r.ARlUCADE  227 

régler.  Vous  me  pardonnez,   Cécile?  Je  g^arde 
Philippe. 

CÉCILE 

Pour  longtemps? 

BRESCHARD 

Non.  Je  vous  le  rends  dans  dix  minutes. 

Tous  sortent,  excepté  Breschard  et  Philippe. 


SCENE  m 

BRESCHARD,  PHILIPPE 
PHILIPPE 

Que  se  passe-t-il,  papa? 

BRESCHARD 

Il  se  passe  que  nos  affaires  vont  très  bien. 
Lis  cette  lettre  d'Angleterre.  Ai-je  eu  raison 
de  risquer  le  paquet  Webb?  Nos  trois  salons 
font  sensation  à  Londres.  Ils  nous  valent  déjà 
cette  grosse  commande.  Les  Anglais,  c'est  les 
moutons  dePanurge.  Dans  un  an,  nous  aurons 


228  LA    BARRICADE 

une  succursale  là-bas.  Je  vois  une  belle  bou- 
tique, très  élégante,  en  plein  Piccadilly,  avec 
une  inscription  sur  une  plaque  en  marbre 
Campan,  pas  en  vilaines  lettres  anglaises, 
droites  et  cassantes,  mais  en  belles  lettres  fran- 
çaises, pour  leur  apprendre,  grasses,  ondulées, 
fleuronnées,  style  Louis  XVI.  Et  pas  de 
Breschard  and  Son,  un  joli  Breschard  el  fils. 
PHILIPPE,  s' asseyant  à  sa  table. 
Je  réponds  que  nous  acceptons? 

BRESCHARD 

Et  au  même  tarif  que  pour  Webb.  Ah!  J'ai 
une  joie  à  penser  que  je  vais  être  accablé  de  tra- 
vail. Il  me  semble  que  je  n'en  aurai  jamais  assez 
pour  user  mes  forces...  Mais,  qui  est-ce  qui 
vient?  (Oïl  ouvre  la  porte.)  Tiens,  c'est  vous, 
Tranchant. 


LA    BARRICADE  229 


SCENE  IV 


BRESCHARD,  PHILIPPE,  TRANCHANT, 
presque  en  haillons  et  l'air  malheureux. 

TRANCHANT 

Oui,  c'est  moi,  patron...  la  grève  est  finie... 
Et  je  viens  de  la  part  de  mes  camarades... 

BRESCHARD 

Pour  le  règlement  des  heures  en  retard? 

TRANCHANT 

Oui,  patron.  Avec  cette  fichue  histoire, 
on  est  rudement  désargenté.  C'est  la  purée, 
et  nos  bourgeoises  nous  font  la  tête.  Et 
puis,  le  boucher  et  le  boulanger  n'entrent 
pas  dans  la  combinaison.  Ils  ne  veulent  plus 
rien  savoir. 

BRESCHARD 

Pourquoi  n'ètes-vous  pas  venus  plus  tôt?... 
Vous  auriez  été  réglés  tout  de  suite.  Vous  vous 
êtes  mis  en  grève  un  jeudi...  Lundi,  mardi, 


230  LA    BARRICADE 

mercredi,  ça  vous  fait  trois  jours  et  demi  à  tou- 
cher. Je  vous  attendais,  moi. 

TRANCHANT,  embarrassé. 
Je  sais  bien,  patron.  Mais,  comme  le  contre- 
maître, c'est  Langouët. . . 

BRESCHARD 

Vous  avez  pensé  que  je  ne  voudrais  pas  le 
recevoir?  Vous  avez  eu  tort.  Ayez  l'obligeance 
de  le  prévenir  qu'il  vienne  à  cet  effet  dans  ce 
bureau.  Si  vous  voyez  Mlle  Mairet,  prévenez-la 
aussi.  Le  compte  des  femmes  est  également  en 
souffrance. 

TRANCHANT 

Ils  sont  dehors,  patron,  au  café  du  coin,  qui 
m'attendent  avec  les  camarades.  Je  vais  les 
avertir. 

BRESCHARD 

Envoyez-les-moi  immédiatement,  alors,  le 
plus  tôt  sera  le  mieux.  Dès  que  le  contremaître 
m'aura  présenté  son  livre,  comme  c'est  l'habi- 
tude après  les  grèves,  vous  serez  tous  réglés. 


LA    BARRICADE  231 

Faites  donc   vite.  (Rappelant    Ti-anchant.J   Un 
mot.  Vous  êtes  replacé,  Tranchant? 

TRANCHANT 

Pas  encore,  patron.  Je  me  suis  présenté  chez 
D  uval...  (^£/n  remy^5.J  J'aimerais  bien  rentrer  ici, 
patron. 

BRESCHARD 

Ça,  c'est  impossible.  Je  vous  ai  prévenus, 
ainsi... 

TRAJJ  CHANT 

Eh  oui,  patron.  Si  on  avait  pu,  pour  sur 
qu'on  se  serait  pas  fourré  exprès  dans  la 
mouise.  Tout  seul,  on  pouvait  pas.  A  bien  fallu 
marcher  avec  les  camarades. 

BRESCHARD 

Au  moins,  que  ça  vous  serve  de  leçon  pour 
une  autre  fois. 

TRANCHANT 

Une  autre  fois,  ça  sera  le  même  coup.  Puis- 
que je  vous  dis  qu'on  peut  pas,  monsieur 
Breschard.  Et  quand  on  peut  pas,  on  peut  pas. 


232  LA    BARRICADE 

BRESCHARD 

Enfin.  Vous  avez  été  un  excellent  ouvrier 
chez  moi,  en  dehors  de  cette  inconcevable  fai- 
blesse. Quand  on  veut,  on  peut.  J'ai  bien  pu, 
moi.  Mais  ne  revenons  pas  là-dessus.  Si  Duval 
vient  aux  renseig^nements  ici,  j'en  donnerai  de 
bons,  et  si  vous  avez  un  de  vos  enfants  à  placer, 
je  suis  là.  Adieu,  envoyez-moi  Langouët  et 
Mlle  Mairet,  et  tout  de  suite,  n'est-ce  pas? 

TRANCHANT,  ému. 

Tout  de  suite.  Ah!  Merci,  patron.  Vous  êtes 
un  brave  homme,  vous...  Mais  qu'est-ce  que 
vous  voulez?  On  pouvait  pas.  On  pouvait  pas. 


SCENE  V 

BRESCHARD,  PHILIPPE 
BRESCHARD 

Tu  l'as  entendu?  On  pouvait  pas!  On  pou- 


LA    BARRICADE  233 

vait  pas!  Des  enfants,  de  véritables  enfants! 
Et  c'est  ça  qui  g^ouverne  la  France  ! 

PHILIPPE 

Tu  as  été  bien  bon,  de  le  recevoir,  papa.  Car 
enfin,  il  en  était,  de  la  rue  du  Cherche-Midi? 

BRESCHARD 

Mais  c'est  ça,  l'enfant. . .  Hier,  le  chambard, 
les  meubles  cassés,  le  feu  à  la  boite,  la  peau  du 
patron!...  Et  aujourd'hui...  (Il  hausse  les 
épaules  en  montrant  la  porte  par  où  est  sorti  Tran- 
chant.) 

PHILIPPE  ♦ 

Et  demain?...  Tu  vois  l'enfant  en  eux. 
Moi  je  vois  la  brute  qui  sommeille  et  qui  va 
mordre.  Ils  m'en  ont  trop  appris  sur  eux  pen- 
dant ces  trois  mois.  H  y  a  des  instants,  mon 
père,  où  mon  changement  m'effraie  moi- 
même.  Tu  sais  comme  je  les  aimais.  Par  mo- 
ments je  me  sens  tout  près  de  les  haïr.  Oh  !  non, 
je  ne  les  ai  plus,  mes  illusions.  Oh!  non!  Je  ne 
le  suis  plus,  socialiste  et  humanitaire. 


234  LA    BARRICADE 

BRESCHARD 

''  Reste  humain,  tu  seras  dans  la  vérité.  Oui, 
•l'ouvrier  est  un  grand  enfant,  et,  comme  tous 
les  enfants,  il  doit  être  pris  par  la  main,  con- 
duit, protégée,  au  besoin  contre  lui-même.  Mais 
un  enfant  n'est  pas  une  brute  et  l'ouvrier  non 
plus,  c'est  un  excitable.  Il  faut  le  tenir.  C'est 
notre  fonction  à  nous,  les  dirig^eants.  On  nous 
donnait  ce  nom  autrefois.  Il  est  très  beau. 
Reméritons-le,  en  étant  les  plus  forts,  c'est  la 
première  condition.  Les  classes  sociales  sont 
comme  les  nations.  Elles  n'ont  pas  le  droit  de 
conserver  ce  qu'elles  n'ont  plus  l'énerg^ie  de  dé- 
fendre. Soyons  donc  forts,  mais  humains,  je 
iréoète  le  mot,  dans  la  force.  Tranchant  veut 

VA  ' 

rentrer  ici.  Je  ne  le  reprends  pas.  Ça,  c'est  la 
force.  Je  le  recommande.  J'aide  ses  petits.  Ça, 
c'est  l'humanité.  Par  exemple,  il  y  a  une  exécu- 
tion à  faire,  celle  des  meneurs,  les  vrais  respon- 
sables, les  seuls.  Tu  connaisla  décision  que  nous 
avons  prise  à  la  ligue  des  patrons ,  dernièrement. 


LA    BAllUICADE  235 

Chez  nous,  le  meneur  a  été  Langouët.  Il  s'ag^it 
(le  lui  sig^nifier  cet  arrêt,  et  sans  équivoque. 
Rien  qui  sente  la  ruse,  la  précaution.  Qu'il 
plaide  contre  nous.  Il  le  peut.  Son  syndicat 
trouvera  de  l'argent.  Et  s'ils  invoquent  contre 
nous  le  fameux  article  1382,  j'ai  consulté,  nous 
ferons  établir  une  jurisprudence. 
PHILIPPE,  hésilanl. 
C'est  pour  cela  que  tu  lui  as  fait  dire  de 
venir  ici? 

BRESCHARD 

Oui,  et  aussi  pour  la  dignité  de  la  maison. 
Dans  les  fins  de  grève,  c'est  l'habitude,  je  l'ai 
rappelé  à  Tranchant,  que  les  chefs  d'atelier, 
même  congédiés,  apportent  en  personne  leur 
livre  pour  le  règlement.  Nous  nous  conforme- 
rons à  cette  règle.  Je  veux  que  tout  se  passe 
comme  si  je  n'avais  jamais  eu  avec  Langouët 
que  des  rapports  d'employeur  à  employé... 
f.4^??è5  un /em^5  .y)  C'est  égal,  j'aimerais  bien  être 
plus  vieux  d'uue  heure. 


236  LA   BARRICADE 

PHIUPPE 
Pourvu  que  Louise   et  lui  ne  viennent  pas 
ensemble  ! 

BRESCHARD 

Ils  viendront  ensemble.  Il  l'exig^era...  La 
dernière  g^outte  du  calice  ! 

PHILIPPE,  très  ému. 

Mon  père,  laissé-moi  les  recevoir  à  ta  place. 
Puisqu'il  s'agit  de  la  maison  et  que  je  suis  ton 
associé  maintenant,  c'est  correct.  En  te  deman- 
dant cela,  je  ne  cède  pas  seulement  au  désir  de 
t'épargner  des  émotions  bien  inutiles.  Je  pense 
à  notre  devoir  de  patrons.  Tu  parlais  d'arrêt, 
tout  à  l'heure,  et  c'est  bien  le  mot  qui  convient. 
Oui,  nous  avons  un  arrêt  à  lui  signifier.  Pas- 
sant par  toi,  la  chose  prendrait  un  air  de  ven- 
geance. Passant  par  moi,  elle  prendra  son  véri- 
table sens  de  condamnation  froide  et  réfléchie. 
N'aie  pas  peur  que  je  faiblisse.  Je  me  souvien- 
drai que  je  te  représente  et  aussi  que  je  repré- 
sente ma  classe.  Je  t'ai  mal  expliqué   tout  à 


LA    BARRICADE  237 

l'heure  le  travail  qui  s'est  fait  dans  mon  esprit 
ces  derniers  temps.  Il  y  a  eu  cette  désillusion 
dont  je  te  parlais.  Il  y  a  eu  aussi  une  recons- 
truction. J'ai  compris  que  la  sauvagerie,  ou  si 
tu  veux  la  violence  prolétarienne,  n'est  pas  un 
accident.  Elle  est  inhérente  au  travail  manuel. 
Cette  évidence  m'a  conduit  à  une  autre.  J'ai 
compris  que  l'énergie  ouvrière  devait  rencon- 
trer devant  elle,  pour  lui  faire  équilibre,  une 
autre  énergie,  celle  des  dirigeants,  comme 
tu  dis.  Pour  la  première  fois,  la  légitimité  de 
la  bourgeoisie  m'est  apparue.  Oui,  nous  devons 
être  des  dirigeants,  matériellement  par  le 
capital,  moralement  par  le  caractère.  Tu  vois 
que  je  vois  bien  clairement  ce  que  doit  être 
une  autorité  sociale.  Permets-moi  de  remplir 
ce  rôle  vis-à-vis  de  Langouët.  J'en  aurai  la 
force.  Il  me  suffira  de  me  souvenir  que  je 
porte  ton  nom. 

BRESCHARD,  très  ému  aussi. 
Eh  bien,  oui,  tu  les  recevras  à  ma  place, 


238  LA    PARRICADE 

oui,  c'est  mieux.  J'accepte  ton  sacrifice,  mon 
enfant,  car  c'en  est  un  pour  foi,  je  le  sais.  Je 
l'accepte,  fil  C embrasse.)  II  y  a  des  minutes 
entre  un  père  et  un  fils  qui  font  que  la  vie 
vaut  vraiment  la  peine  d'avoir  été  vécue.  Tu 
viens  de  me  donner  une  de  ces  minutes,  Phi- 
lippe. Mais  pas  d'attendrissement,  nous  sommes 
en  affaires.  (Regardant  dans  le  tiroir.)  Y  aurait- 
il  ici  la  somme  nécessaire  à  ce  règ^lement?  Non. 
FRANÇOIS,  ouvrant  la  porte 
Monsieur,  c'est  l'ancien  contremaître  et 
Mlle  Mairet. 

BRESCHARD,  à  SOnJi/s. 

Ensemble.  Tu  vois.  Descends  avec  moi  chez 
le  caissier,  mon  ami.  Tu  rapporteras  ici  le 
nécessaire.  Il  faut  éviter  les  allées  et  venues  de 
ces  gens  dans  la  maison.  fÀ  François.)  Faites 
entrer  M.  Lang^ouët  et  Mlle  Mairet,  et  qu'ils 
attendent  quelques  minutes. 

Breschard  et  Philippe  sortent.  François  intro- 
duit Louise  et  Langouè't, 


LA    RAHRICADE  239 

FRANÇOIS 

M.  Breschard  vous  prie  d'attendre  un  mo- 
ment. Il  revient  de  suite. 


SCÈNE   VI 

LOUISE  et  LANGOUET 
Us  ont  leurs  livres  de  compte  sous  le  bras. 

LOUISE 

Tranchant  l'avait  bien  dit.  Tu  vois,  il  va 
nous  recevoir  lui-même. 

LANGODET 

Il  faut  vraiment  que  ce  soit  toi  pour  que  je 
sois  ici. 

LOUISE 

Mais  c'est  pour  toi  que  j'ai  voulu  que  tu 
viennes.  Il  faut  que  tu  travailles.  Il  peut  t'en 
empêcher.  S'il  te  reçoit,  c'est  qu'il  ne  veut  pas 
t'en  empêcher. . .  Je  l'ai  toujours  pensé,  quand 
j'ai  vu  qu'il  ne  portait  pas  plainte,  il  y  a  trois 


240  LA    BARRICADE 

semaines,  lorsqu'on  l'a  arrêté  et  relâché  tout 

de  suite. 

LANGOUET 

J'aurais  préféré  qu'il  portât  plainte. 

LOUISE 

Pour  que  tous  les  ateliers  de  Paris  te  soient 
fermés?...  Mais  tu  es  un  ouvrier,  reste  un 
ouvrier. , .  Je  suis  bien  tranquille.  Tu  m'as  pro- 
mis que,  si  tu  trouvais  du  travail,  tu  en  pren- 
drais. 

LANGODET 

Et  si  je  n'en  trouve  pas  ?  On  m'a  déjà  refusé 
chez  Duval  et  chez  Forestier. 

LOUISE 

Tu  en  trouveras  ailleurs.  C'est  pour  cela 
qu'il  fallait  revenir  ici,  et  puis,  à  cause  des 
camarades.  Ils  se  plaignent  déjà  que  tu  ne  les 
aies  pas  fait  régler. 

LANGOUET  • 

Si  j'avais  été  malade,  on  les  aurait  toujours 


LA    BARRICADE  241 

bien  payés  sans  que  je  sois  là.  Non.  C'est  pour 
m'humilier  qu'il  me  fait  venir. 

LOUISE 

Ne  te  mets  pas  de  ces  idées  en  tête.  Crois-tu 
qu'il  ne  m'en  faut  pas,  à  moi  aussi,  du  courage 
pour  être  ici?  J'y  suis  à  cause  de  toi,  parce 
que  je  t'aime.  Je  veux  que  tu  travailles.  Je  ne 
veux  pas  que  tu  acceptes  ce  que  t'offre  Thu- 
beuf.  Ça  t'est  si  mauvais  de  vivre  comme  tu 
vis  depuis  trois  mois.  Si  tu  avais  travaillé, 
avant-hier,  tu  aurais  passé  ta  journée  à  l'ate- 
lier, pas  au  café.  Tu  serais  rentré  autrement, 
à  l'heure  du  dîner. 

LANGOUET 

Ne  me  rappelle  pas  ça,  j'ai  trop  honte. 

LOUISE 

N'aie  pas  honte.  Ce  n'est  pas  ta  faute.  Toi, 
un  verre  d'eau-de-vie  et  tu  ne  te  connais 
plus.  Mais  tu  te  reprends  si  vite!  Tu  as  été 
si  gentil,  si  tendre,  en  me  demandant  pardon 
de   ce   que  tu  m'avais  dit!   Si  j'en  parle,  ce 


242  LA    BARRICADE 

n'est  pas  pour  rien  te  reprocher.  C'est  pour 
que  tu  comprennes  que  tu  dois  travailler,  afin 
d'éviter  les  occasions.  Tu  vas  te  tenir,  n'est-ce 


pas? 


LANGOUET 

Je  te  le  promets. 

Entre  l'hilippe,  ayant  à  la  main  un  sac  qui 
contient  de  l'argent  et  une  grande  enve- 
loppe gui  contient  des  billets  de  banque. 


SCENE  VII 

LOUISE,  LANGOUET,  PHILIPPE 

LOUISE,  avec  un  tressaillement  de  joie. 
Monsieur  Philippe  ! . . . 

LANGOUET 

Bonjour,  Philippe,  comment  vas-tu? 

PHILIPPE,  très  froid. 
Bonjour.  (Un  silence.J  Nous  vous  avons  fait 
demander,  mon  père  et  moi,  vous  (Il  soidigne 


LA   BARRICADE  243 

le  mot),  monsieur  Lang-ouët,  et  vous,  made- 
moiselle, pour  arrêter  les  comptes  des  deux 
ateliers  que  vous  dirigiez  chez  nous  avant  la 
grève.  La  (jrève  est  finie.  Le  travail  a  repris 
dans  notre  maison.  Nous  désirons  que  cet 
arriéré  soit  liquidé,  au  plus  tôt.  f S' asseyant 
on  hureau,  à  Latigouët.J  Vous  avez  apporté 
votre  livre,  monsieur? 

LANGOUET,  tendant  son  livre 

Le  voici,  monsieur.  Mes  comptes  sont  prêts. 
Nous  sommes  trente-neuf  hommes,  avec  leur 
journée  complète  du  lundi  au  mercredi,  plus 
le  jeudi  jusqu'à  quatre  heures.  Ça  fait  treize 
cent  vin{jt-six  heures.  Il  y  a,  en  outre,  les 
heures  de  Christian,  qui  a  une  journée  en 
moins.  Ça  fait  en  tout  treize  cent  cinquante- 
six  heures.  Il  me  faut  donc,  pour  ma  paye, 
quatorze  cent  trente-huit  francs.  Veuillez 
vérifier. 

PHILIPPE,  prerianl  le  livre  et  vérifiant. 

C'est  exact.    (Il  prend  les  billets  de   ban(]iie 


244  LA    BARRICADE 

dans  l'enveloppe,  les  compte  et  y  ajoute  de  la 
monnaie  nu  il  cherche  dans  le  tiroir  de  son  père.) 
Voici  la  somme.  Je  vous  prie  de  la  compter  (^// 
lui  tend  une  plumej  et  de  m'en  donner  reçu  sur 
le  livre,  comme  d'habitude. 

LANGOUET,  il  compte  la  somme  et  signe. 

C'est  exact.  Voilà.  ' 

PHILIPPE,  à  Louise  Mairet. 

Et  vous,  mademoiselle,  votre  livre? 

LOUISE 

Nous  sommes  neuf  jouvrières  qui  avons  tra- 
vaillé du  lundi  au  vendredi.  Ça  fait  quatre 
cent  vingt  heures,  à  soixante-quinze  centimes. 
C'est  trois  cent  quinze  francs  qu'il  me  faut 
pour  ma  paye. 
PHILIPPE,  vérifiant  le  livre,  puis  comptant  V argent. 

C'est    exact.     Voici    la    somme.     Veuillez 
compter. 

LOUISE 

Ce  n'est  pas  la  peine,  monsieur  Philippe. 


LA    BARRICADE  245 

PHIUPPE 
Pardon.  Procédons  rég^ulièrement.  (Il 
compte.)  Je  vous  prie  de  slg^ner.  (Louise  signe. 
Pliilippe  reprend  le  livre.  Louise  et  Langouët  vont 
pour  sortir.)  Non,  non,  restez  une  minute  en- 
core. Vous,  au  moins,  monsieur  Langouët. 
J'ai  une  communication  à  vous  faire. 

LANGODET 

Reste,  ma  femme.  Je  tiens  à  ce  que  tu  ne 
me  quittes  pas  dans  cette  maison. 

PHILIPPE 

Mademoiselle  peut  rester.  Je  suis  chargé 
de  vous  prévenir  que  nous  avons,  nous,  les 
patrons  ébénistes  de  Paris,  constitué  une 
ligue. 

LANGOUET 

Encore  une  ! 

PHILIPPE 

Celle-là  durera.  Vous  nous  en  avez  trop  fait.' 
Nous  avons  décidé  à  l'unanimité  de  dresser 
une  liste.. ^ 


246  LA    BAT.  lUCADE 

LANGOUET 

Connu.  La  liste  noire. 

LOUISE 

Mon  ami,  n'interromps  pas  M.  Philippe. 

PHILIPPE 

La  preuve  qu'il  ne  s'agit  pas  d'une  liste 
noire,  c'est  que  je  vous  avertis  officiellement. 
Cette  liste,  c'est  celle  des  ouvriers  qui  se^  sont 
conduits  dans  la  dernière  grève  de  telle  ma- 
nière que  leur  présence  dans  un  atelier  est  un 
danger  pour  le  travail.  Nous  nous  sommes  en- 
gagés, les  uns  vis-à-vis  des  autres,  à  ne  pas  les 
employer.  La  maison  Breschard  a  donné  votre 
nom,  monsieur. 

LOUISE 

Voilà  pourquoi  tu  n'as  été  pris  ni  chez  Du- 
val,  ni  chez  Forestier.  Mon  Dieu!  Qu'allons- 
nous  devenir?... 

LANGOUET,  durement. 

Tais-toi.  fA  Philippe. J  Vous  voyez  une  diffé- 
rence, vous,  monsieur,  entre  les  deux  procédés? 


LA    BARRICADE  247 

PHIUPPE 

Oui.  La  loyauté.  Vous  êtes  prévenus.  C'est 
le  pendant  de  votre  mise  à  l'index.  Si  vous 
estimez  que  nous  outrepassons  notre  droit, 
les  tribunaux  sont  là. 

LANGOUET 

Vos  tribunaux?  Ah!  oui!  des  bourgeois  qui 
jugent  des  ouvriers.  Merci.  C'est  bien  joué. 
En  ce  moment  nous  sommes  par  terre.  Vous 
vous  vengez.  Dites-le  donc  franchement,  au 
moins. 

PHIUPPE 

Nous  ne  nous  vengeons  pas.  Nous  faisons 
justice. 

LANGOUET 

Justice?  En  empêchant  de  pauvres  bougres 
de  gagner  leur  vie. 

PHIUPPE 

En  les  empêchant  d'empêcher  les  autres  de 
gagner  la  leur. 


248  LA    BARRICADE 

LANGOUET 

Mes  compliments.  Vous  avez  vite  appris  la 
langue  capitaliste. 

PHILIPPE 

J'ai  surtout  appris  à  vous  connaître. 

LANGOUET 

Et  à  connaître  vos  intérêts. 

PHIUPPE  ' 

Ce  ne  sont  pas  mes  intérêts  que  je  défends 

LANGOUET 

Et  lesquels  donc? 

PHILIPPE 

Ceux  de  la  civilisation  tout  simplement, 
contre  la  barbarie.  Car  vous  êtes  la  barbarie.  Je 
l'ai  vu...  Mes  intérêts?  Mais  je  donnerais  toute 
ma  fortune,  toute,  pour  que  vous  soyez  vrai- 
ment, vous  et  les  vôtres,  ce  que  j'ai  cru  que  vous 
étiez,  et  non  pas  ce  que  je  sais  que  vous  êtes. 

LANGOUET 

Ce  que  je  suis,  moi?  Un  homme  fidèle  à  ses 
idées  et  qui  reste  du  même  côté  de  la  barri- 


LA    BARRICADE  249 

cade.  Vous  ne  pouvez  pas  en  dire  autant.  Vous 
vous  démasquez.  J'aime  mieux  ça.  Le  bour- 
geois socialiste,  c'est  le  pire  des  bourgeois, 
c'est  l'ennemi  dans  la  place,  la  force  ouvrière 
énervée,  émasculée.  Oui,  j'aime  mieux  ça. 
C'est  la  bataille.  Coup  pour  coup.  Nous  verrons 
qui  aura  le  dernier.  fA  Louise.J  Viens,  Louise. 
LOUISE,  se  jetant  entre  eux. 
Non.  Vous  ne  vous  direz  pas  adieu  comme 
ça...  C'est  trop  dur.. .  Rappelle-toi,  Langouët, 
tout  à  l'heure,  en  entrant,  tu  me  parlais  encore 
de  lui?  Tu  me  disais  combien  tu  l'as  aimé? 

LANGOUET 

Tu  ne  l'as  donc  pas  écouté? 

LOUISE 

Si.  Je  l'ai  écouté.  Je  ne  vous  demande  pas 
de  redevenir  ce  que  vous  étiez,  mais,  tout  de 
même,  cette  amitié  avec  lui,  Langouët,  a  été 
le  meilleur  de  ta  jeunesse,  et  vous,  monsieur 
Philippe,  vous  aussi,  vous  l'avez  aimé.  Vous 
ne  vous  reverrez  peut-être  plus  de  votre  vie. 


2Ô0  LA   BARRICADE 

Il  y  a  l'abîme  entre  vous.  Il  y  a  vos  idées.  Mais 
les  idées,  ce  n'est  pas  tout...  Il  y  a  autre 
chose...  Il  y  a  ce  qui  bat  là,  (Elle  se  frappe  le 
cœur.)  ce  qu'il  faut  un  peu  écouter,  parce  que, 
sans  ça,  où  irait-on?  Ah!  où  irait-on?... 
Voyons,  Langouët,  un  bon  mouvement.  Tends 
la  main  à  M.  Philippe,  pour  lui  dire  adieu. 
(Elle  lui  prend  la  main.  Langouët  résiste,  puis 
se  laisse  faire.)  Et  vous,  monsieur  Philippe, 
prenez-la,  sa  main. 
PHILIPPE,  après  une  minute  de  lutte  intérieure 
Il  l'a  levée  sur  mon  père.  Jamais  ! 

LANGODET 

c'est  lui  qui  a  raison,  Louise.  Je  ne  l'esti- 
merais pas  s'il  faisait  autrement. 

Langouët  et  Louise  sortent.  Philippe,   resté 
seul,  se  met  à  pleurer. 


LA    BARRICADE  251 


SCENE  VIII 

PHILIPPE,  BRESCHAED 

BRESCHARD 

Eh  bien,  mon  ami,  comment  ça  s'est-il 
passé?  Il  a  été  insolent? 

PHIUPPE 

Non.  Très  dig^ne.  Je  m'y  attendais.  Je  ne 
m'attendais  pas  que  sa  présence  me  remuerait 
à  cette  profondeur.  C'est  une  impression  tra- 
gique de  retrouver  tout  d'un  coup  devant  soi, 
la  haine  au  cœur,  la  menace  à  la  bouche, 
quelqu'un  qui  vous  représente  dix  années 
de  commune  jeunesse  et  d'enthousiasme  par- 
tagée. 

BRESCHARD 

U  te  faut  réag^ir,  et  bien  vite.  Va  rejoindre 
là-haut  ta  fiancée,  mon  grand,  et  te  nettoyer 


252  LA    BARRICADE 

près  d'elle  de  ces  amertumes.  J'ai  besoin, 
Philippe,  que  tu  sois  heureux.  Je  n'ai  plus 
que  ça  au  monde  :  ton  bonheur.  Garde-le- 
moi  bien.  Allons,  va.  Je  me  charg^e  de  ré- 
pondre à  cette  lettre  de  Londres  et  aux  autres. 


SCENE    IX 

BRESCHARD  seul,  puis  FRANÇOIS  et  LOUISE 

Breschard  reste  seul  se   met   à  écrire.    Entre 
François. 

FRANÇOIS 

Mlle  Mairet  revient,  et  elle  demande  à  parler 
à  monsieur- 

BRESCHARD,  contiîiuant  d'écrire. 
M.  Philippe  est  sorti.  Dites  que  je  reg^rette... 

FRANÇOIS 

Elle   a   bien   précisé   qu'elle   veut  parler  à 
monsieur  lui-même. 


LA    BARRICADE  253 

BRESGHARD,  afjvès  lin  Silence. 
Faites  entrer...  (Louise  entre.  François  son.) 
Vous  avez  insisté  pour  que  je  vous  reçoive, 
mademoiselle.  Vous  avez  donc  une  réclamation 
à  soumettre  au  chef  de  la  maison?  Une  erreur 
dans  votre  compte,  sans  doute?... 

LOUISE,  presque  défaillante. 
Non . . .  Non. . .  il  n'y  a  pas  d'erreur  dans  mon 
compte,  et  je  n'ai  rien  à  réclamer. 

BRESGHARD,  lui  montrant  la  porte. 
Alors... 

LOUISE 

Monsieur  Breschard ,  je  sais  que  je  ne  devrais 
pas  être  ici...  Mais... 

BRESGHARD 

Il  n'y  a  pas  de  «  mais  "  .  Je  vous  ai  reçue 
parce  que  je  croyais  que  vous  veniez  au  titre 
de  mon  ancienne  employée.  Du  moment  où 
vous  ne  vous  adressez  pas  à  moi,  comme  pa- 
tron, vous  n'avez,  vous,  rien  à  me  dire,  et 
je  n'ai,  moi,   rien  à  écouter.  Je  vous  prie  de 


254  LA    BAUTIICADE 

VOUS  retirer.  (Louise  reste  immobile  et  muette.) 
Je  viens  de  vous  faire  une  prière.  Puisque  vous 
m'oblig^ez  à  vous  donner  un  ordre,  allez-vous-en. 
LOUISE,  se  laissant  tomber  à  genoux . 
Faites-moi  jeter  à  la  porte,  alors.  Je  ne 
m'en  irai  pas.  Il  faut  que  vous  m'écoutiez, 
monsieur  Breschard.  Il  le  faut.  Il  y  va  jiour 
moi  de  trop  de  choses.  C'est  trop  pénible,  trop 
affreux  Vous  ne  me  chasserez  pas  ainsi,  vous 
que  j'ai  toujours  connu  si  bon,  si  humain! 

BRESCHARD 

Relevez-vous.  (Il  se  lève  lui-même.)  ^on.  Je 
ne  vous  ferai  pas  jeter  à  la  porte.  C'est  moi  qui 
vais  sortir.  Vous  vous  en  irez  quand  vous  vou- 
drez. Il  est  inutile  que  mes  domestiques  soient 
initiés  à  tout  ceci .  Votre  seule  présence  chez  moi 
constitue  un  assez  g^rand  scandale.  Je  ne  l'augf- 
menterai  pas.  Vous  avez  compté  là-dessus, 
sans  doute,  dans  un  but  que  je  ne  démêle 
pas.  Quel  qu'il  soit,  vous  employez  un  procédé 
qui  est  un  chantajje. 


LA    BARRICADE  255 

LOUISE 

Un  chantage?  Moi?  Ah!  Ah!  monsieur 
Breschard  !  Ah!  vous  me  prêtez  des  senti- 
ments pareils?  (Elle  se  relève  et  va  pour  s'en 
aller.) 

BRESCHARD,  se  rasseyant. 

Mais  enfin  qu'avez-vous  donc  à  me  dire? 
Vous  devez  pourtant  comprendre  que  l'empire 
d'un  homme  sur  lui-même  a  des  limites?  Ne 
les  dépassez  pas. 

'LOmSY.,  joignant  les  mains. 

Vous  voulez  bienm'écouter,  monsieur  Bres- 
chard! Merci!...  C'est  bien  au  patron  que  je 
viens  m'adresser,  mais  aussi  un  peu  à  l'homme. 
Il  s'ag[it  de  cette  décision  que  vous  avez  prise 
dans  votre  ligue  et  que  M.  Philippe  nous  a 
communiquée  tout  à  l'heure, . . .  sur  les  ouvriers 
signalés,...  ceux  qu'on  exclut  de  tous  les  ate- 
liers... 

BRESCHARD 

Cette   décision   a   été   prise   à    l'unanimité. 


256  LA    BARRICADE 

Après  les  abominations  de  la  dernière  grève, 
elle  est  juste  et  irrévocable. 

LOUISE 

Je  ne  viens  pas  vous  demander  de  la  faire 
modifier.  Je  viens  vous  demander,  à  vous  per- 
sonnellement, monsieur  Breschard,  d'effacer 
un  certain  nom  que  vous  avez  vous-mèmje  ins- 
crit sur  cette  liste. 

BRESCHARD 

Celui  de  Langouët? 

LOUISE 

Oui,  parce  que  cela,  vous  le  pouvez,  vous, 
sans  que  votre  ligue  revienne  sur  sa  décision. 
Cette  décision  peut  être  juste,  pour  d'autres, 
je  ne  sais  pas,  moi. .. 

BRESCHARD,  saixastique. 

Et  pour  lui,  elle  ne  l'est  pas? 

LOUISE 

Dans  le  passé,  je  ne  dis  pas.  Dans  l'avenir, 
non.  Qu'est-ce  que  vous  voulez  par  cette  me- 
sure? Qu'il  n'y  ait  plus  de  meneurs  dans  les 


LA   BARRICADE  257 

ateliers?  Mais,  si  je  m'engag^e,  moi,  atout  faire 
pour  que  Lang^ouët  ne  recommence  plus  nulle 
part  ce  qu'il  a  fait  ici?...  Vous  savez  bien  à 
cause  de  quoi  ! ...  Si  je  vous  jure  qu'il  ne  s'occu- 
pera plus  que  de  son  travail?  J'y  arriverai.  Il 
n'y  a  pas  besoin  qu'il  change  ses  convictions 
pour  cela.  Ce  n'est  pas  pour  ses  idées  que  vous 
le  frappez,  c'est  pour  ses  actes.  Mais  s'il  ne  les 
commet  plus,  s'il  n'organise  plus  jamais  de 
grève,  plus  de  sabotage?  J'obtiendrai  cela  de 
lui. 

BRESCHARD 

Vous?  Vous  n'avez  pas  seulement  osé  lui 
dire  que  vous  veniez  chez  moi.  Vous  vous 
êtes  sauvée,  pendant  qu'il  est  au  café,  à 
régler  ses  camarades.  Est-ce  vrai,  oui  ou 
non? 

LOUISE 

Qu'est-ce  que  ça  prouve?  Qu'il  a  sa  fierté, 
cet  homme,  et  que  je  la  ménage.  Mais  je 
saurai  le   persuader!...    Pensez  donc  :   si  les 

17 


258  LA   BARRICADE 

ateliers  lui  sont  fermés,  monsieur  Breschard, 
il  ne  pourra  plus  travailler  de  son  métier.  Il 
faudra  bien  qu'il  g^agne  sa  vie.  Il  cédera  à  la 
tentation.  Il  acceptera  d'être  un  des  délégués 
du  syndicat.  Ils  le  lui  ont  déjà  offert.  Ils  lui 
feront  des  rentes  pour  qu'il  aille  parler  dans 
les  réunions,  comme  Thubeuf.  Et  lui,  ça  ne  lui 
suffira  pas  de  parler.  Il  a^jira.  Un  jour,  il  sera 
pris  dans  une  affaire  comme  celle  de  la  rue  du 
Cherche-Midi.  Si  je  n'étais  pas  arrivée  à  temps, 
il  serait  en  prison,  maintenant,  condamné 
comme  incendiaire.  Il  m'en  a  voulu  de  l'avoir 
empêché.  Je  l'ai  empêché  tout  de  même.  Je 
l'empêcherai  toujours ,  pourvu  qu'il  puisse 
travailler.  Vous  vous  êtes  battus  l'un  contre 
l'autre,  c'est  vous  qui  êtes  le  vainqueur,  soyez 
généreux.  L'atelier  ouvert  pour  lui,  c'est  le 
salut.  L'atelier  fermé,  c'est  la  perte.  Vous  ne 
voulez  pourtant  pas  sa  perte? 

BRESCHARD 

Il  voulait  bien  la  mienne,  lui,  ma  maison 


LA    BARRICADE  259 

ruinée,  il  me  l'a  dit  en  face,  mon  fils  avec. 
Après  ce  que  cet  enfant  a  été  pour  lui  ! . . .  Oui, 
je  suis  vainqueur  et  je  ne  suis  pas  généreux.  Et 
d'abord,  je  n'ai  pas  le  droit  de  l'être.  C'est  une 
question  d'honneur  professionnel,  et  j'ajoute 
de  salubrité  publique.  C'est  comme  s'il  y  avait 
une  peste  en  ce  moment  dans  le  monde  ou- 
vrier. Nous  nous  sommes  engag^és,  nous,  les 
patrons,  à  désinfecter  les  ateliers,  une  fois 
pour  toutes.  Et  vous  voulez  que  j'aille  leur 
dire  qu'un  Langouët  n'est  pas  un  foyer  vivant 
de  révolte  et  d'anarchie? 

LOUISE 

Mais  puisque  je  vous  jure... 

BRESCHARD 

Que  vous  me  répondez  de  lui?...  Allons 
donc!...  De  vous  deux,  celui  qui  mène  l'autre, 
c'est  lui.  Le  maître,  c'est  lui.  Vous  parlez  de 
la  rue  du  Cherche-Midi?...  Je  la  revois  cette 
scène  hideuse,  ces  meubles  saccagés,  ce  tas  de 
bois  prêt  à  flamber,  cet  homme...  Et  c'est  le 


260  LA    BARRICADE 

moment  que  vous  avez  choisi  pour  suivre  ce 
criminel!  Car  c'en  est  un.  Ce  n'est  pas  vous, 
c'est  le  hasard  qui  l'a  empêché  de  commettre 
son  forfait.  Vous  avez  peur  qu'il  n'en  com- 
mette d'autres?  Ils  sont  en  lui.  Qu'ils  sortent. 
Je  le  verrai  aux  assises,  au  ba^jne,  et  ce  jour- 
là  je  serai  vengée. 

LOUISE  '' 

Oh  !  comme  vous  le  haïssez  ! 

BRESCHARD 

Autant  que  je  vous  ai  aimée. 

LOUISE 

Mais  puisque  vous  m'avez  aimée,  et  vous 
m'avez  aimée,  je  le  crois,  je  le  sais,  ayez  pitié 
de  moi,  si  vous  n'avez  pas  pitié  de  lui.  Par  pitié 
pour  moi,  ne  le  jetez  pas  à  cette  vie,  ni  à  une 
autre!...  Vous  le  savez,  ce  que  fait  un  ouvrier 
qui  ne  travaille  pas. . .  Il  boit. . .  Et  alors,  quand 
il  rentre...  Vous  me  forcez  à  vous  dire  des 
choses...  Mais  comprenez-les  sans  que  je  vous 
les  dise  !  Ah  !  monsieur  Breschard  !  Pitié  !  Pitié  ! 


LA    BARRICADE  261 

BRESCHARD 

Et  VOUS?  Avez-vous  eu  pitié  de  moi? 

LOUISE 

Je  ne  sais  pas  de  quel  nom  appeler  le  sen- 
timent que  j'ai  eu  pour  vous,  chaque  fois  que 
je  vous  ai  vu  souffrir.  Mais  vous  n'avez  jamais 
eu  une  peine,  devant  moi,  quand  nous  nous 
aimions,  sans  qu'une  place  ait  saigné  pour 
vous  dans  mon  cœur.  Je  vous  assure  que  j'ai 
mérité  que  vous  ayez  pitié  de  moi.  J'ai  tant 
lutté,  et  si  longtemps,  et  de  si  bonne  foi,  à 
cause  de  vous,  contre  la  passion  que  j'avais 
pour  lui  !  Vous  devriez  vous  rappeler,  pourtant, 
le  jour  où  l'on  a  déclaré  cette  grève,  et  ce  que 
j'ai  fait  pour  vous,  parce  que  je  vous  ai  senti 
malheureux? 

BRESCHARD,  se  levant. 
Oui,  je   me   rappelle,    et  c'est    le   pire   de 
tout!...   fil    marche  sur  elle  qui  recule   de  ter- 
reur.) Mais  quelle  perversion  te  pousse  à  me 
dire  des  mots  dont  chacun  me  force  à  revivre 


262  LA    BARRICADE 

mes  heures  d'agonie?...  C'est  comme  si,  avec 
tes  doig^ts,  tu  rouvrais  toute  la  plaie!...  Oui, 
dans  ce  temps-là,  je  ne  peux  pas  en  douter,  tu 
me  le  dis  toi-même,  tu  en  aimais  un  autre.  Et 
tu  te  donnais  à  moi,  sans  m'aimer!...  Sans 
m'aimer!...  Quand  ça  a-t-il  commencé,  cette 
horrible  chose?  J'en  suis  à  me  demander  : 
Y  a-t-il  eu  un  jour,  une  heure  où  elle  ait 
été  à  moi,  pour  elle,  parce  qu'elle  m'ai- 
mait?... Et  tu  veux  que  j'aie  pitié  de  toi? 
Mais  je  te  hais,  toi  aussi,  je  te  hais!... 
Tout  à  l'heure,  à  ce  bureau,  j'avais  retrouvé 
le  sens  de  mes  responsabilités,  celui  de  mon 
âge,  de  ma  situation.  Tu  es  entrée.  Je  t'ai 
vue.  Je  t'ai  sentie  vivre.  Et  voilà  ce  que  tu 
as  fait  de  moi,  ce  que  je  m'étais  promis 
de  ne  plus  être  jamais,  un  maniaque,  un 
fou,  un  jaloux,  et  de  qui?  Grand  Dieu!  De 
qui?...  Ah!  il  y  a  pire  que  la  douleur, 
il  y  a  le  dégoût  dans  la  douleur. . .  fil  se 
prend    la    tête    dans    les    mains,    et    pousse    un 


LA    BARRICADE  263 

riigissevienL   de   souffrance.)   Ah!    (Puis,    rede- 
venu maître  de  lui.)  J'en  suis  là.  Je  me  croyais 
plus  fort.   (A  Louise,   sans   la  regarder.)  Vous 
voyez  bien  que  j'avais  raison  de  vous  dire  de 
vous   en   aller  tout  à  l'heure.  Allez-vous-en! 
Tous  deux  relèvent  la  tête.  Un  bruit  arrive 
de  r antichambre .  On  entend  des  meubles 
bousculés  et  la  voix  de  Langouët  qui  se 
dispute  avec  François. 


SCENE  X 
BRESCHARD,  LANGOUËT,  FRANÇOIS,  LOUISE 

LANGOUËT,  dans  Vantichambre 
Je  vous  dis  que  j'entrerai.   Ma  femme  est 
ici.  J'entrerai. 

FRANÇOIS 

Et  moi  je  vous  dis  que  vous  n'entrerez  pas. 

LANGOUËT 

Sale  larbin!   C'est  ce  que  nous  allons  voir. 


264  LA   BARRICADE 

LOUISE,  à  part. 
Mon  Dieu!  il  a  bu! 

BRESCHARD,  allant  à  la  porte  et  i ouvrant. 
François,  laissez  entrer...  Vous  avez  à  me 
parler,  monsieur  Langfouet? 

LANGOUET,  paraissant  ;  il  est  à  demi  ivre. 
Pas  tant  de  chichi  !   Je  viens  chercher  ma 
femme.  (A  Louise.)  Qu'est-ce  que  tu  fais  ici, 
toi? 

BRESCHARD 

Est-ce  que  vous  êtes  ivre,  monsieur,  pour 
g^arder  votre  chapeau  sur  la  tête,  chez  moi, 
qui  suis  parfaitement  poli  avec  vous,  et  pour 
parler  sur  ce  ton  à  une  femme? 

Langouët  regarde  Breschard.  Il  hésite  un  mo- 
ment. Puis,  dégrisé  par  la  honte,  il  aie  son  cha- 
peau. 

LOUISE 

C'est  lui  qui  a  raison.  Je  n'aurais  pas  dû 
venir  ici  sans  sa  permission.  fA  Langouët. J  Va, 
je  te  suis,  mon  ami. 


LA    BARRICADE  265 

Ils  sortent.  Breschard  marche  jusqu'à  la 
fenêtre,  il  les  regarde  s'en  aller  dans  la  rue, 
et  se  tait  longtemps,  puis  douloureusement. 

BRESCHARD 

Pauvre  Louise  ! 


SCENE   XI 

BRESCHARD,  GAUCHEROND 

Gaticherond  est  entré  sans  que  Breschard  le 
voie.  Il  respecte  le  silence  de  son  patron.  Puis, 
avec  une  gaieté' jouée. 

GAUGHEROND 

C'est  mol,  patron.  J'apporte  le  dessin  de  ce 
(i  bonheur-du-jour  »  pour  Madame  Philippe. 
C'est  pas  mal,  hein? 

BRESGHARD,  sans  presque  regarder  le  dessin. 

Charmant.  Montez  donc  là-haut,  Gauche- 
rond.  Vous  vous  rendrez  mieux  compte  des 
dimensions. 


266  LA   BARRICADE 

GADCHEROND 

Je  voudrais  vous  dire  encore  quelque  chose, 
patron.  —  Tant  pis,  ça  me  pèse.  Voilà  :  il  ne 
faut  pas  en  vouloir  à  la  petite  Mairet  si  elle  est 
venue  ici  tout  à  l'heure.  C'est  moi  qui  vous  l'ai 
envoyée,  elle  ne  voulait  pas.  Ça  ne  va  pas  déjà 
si  bien  avec  Langouët. 

BRESCHARD 

Vous  le  connaissez  mieux  que  moi  !  Vous 
l'avez  vu  rue  du  Cherche-Midi. 

GAUCHEROND 

Je  l'ai  vu  aussi  autrefois,  quand  il  travaillait 
chez  moi  comme  mon  apprenti,  presque  un 
grosse.  Il  y  a  deux  hommes,  patron,  dans  ce 
corps-là.  Il  y  a  le  bon,  c'est  l'ouvrier.  Il  y  a  le 
mauvais,  le  très  mauvais,  c'est  l'anarchiste. 
Ils  se  bûchent  en  lui,  à  c't'  heure,  ces  deux 
hommes.  La  Louise  m'a  dit  que  vous  lui  bou- 
clez tous  les  ateliers.  Ah!  c'est  bien  votre 
droit,  patron,  c'est  bien  votre  droit...  Tout  de 
même,  vous  vous  rappelez  ce  que  vous  m'avez 


LA    BARRICADE  267 

dit  là-bas,  le  jour  du  grand  chambard,  que  je 
vous  demande  tout  ce  que  je  voudrais?...  Eh 
bien,  voilà.  Si  je  vous  demandais  de  passer  au 
bleu  tout  ça?...  Hein?  La  grève,  la  chasse  aux 
renards  et  le  reste?...  Et  puis,  pensez  un  peu 
à  cette  petite.  C'est  la  fille  d'une  payse  à  moi. 
Je  ne  vous  l'ai  jamais  dit,  patron.  Il  y  a  des 
fois  où  j'aurais  mieux  aimé  vous  avoir  pas 
amené  chez  elle...  Savez-vous  ce  qui  serait 
cljic,  là,  ce  qui  serait  bien  de  vous,  patron? 
Ce  serait  de  la  plaindre,  de  l'épauler  un  peu. 
Qu'est-ce  qu'elle  deviendra,  si  l'autre  boit? 
Et  pour  lui,  pas  de  milieu  :  si  c'est  pas  le 
bouleau,  c'est  le  bistro.  Jugez,  s'il  se  met 
à  taper  sur  la  verte!...  Enfin,  s'il  reste  ou- 
vrier, monsieur  Breschard,  il  peut  encore 
marcher  droit.  Avec  cette  petite,  si  brave,  si 
comme  il  faut,  ça  peut  encore  faire  un  bon 
petit  ménage,  se  marier,  être  propre.  Patron, 
croyez-moi,  n'empêchez  pas  cet  homme  de 
travailler. 


268  LA   BARRICADE 

BRESGHARD 

Mon  pauvre  Gaucherond,  c'est  trop  tard. 

GAUCHEROND 

Parce  que  vous  avez  mis  son  nom  sur  la 
fameuse  liste?  Je  viens  pas  vous  demander  de 
l'effacer. 

BRESGHARD  / 

Alors,  quoi? 

GAUCHEROND,  changeant  de  ton. 

Voilà,  patron.  J'aime  bien  à  sortir  une  idée 
à  moi,  quand  il  y  a  du  g^auche.  Elles  ne  sont 
pas  toujours  mauvaises,  mes  idées  ! ...  Ce  matin, 
j'ai  rapporté  le  secrétaire  de  Saunier  au  comte 
de  Bonneville. 

BRESGHARD 

Il  a  été  content? 

GAUCHEROND 

Si  content  qu'il  m'a  envoyé  un  boniment  pas 
ordinaire.  «  M.  Breschard  n'a  pas  le  temps  de 
travailler  pour  moi,  »  qu'il  m'a  dit...  «Vous 
n'avez  pas  envie,  vous,  de  vous  établir?  »  — 


LA    BARRICADE  269 

«  Mais  je  suis  très  bien  chez  nous,  que  je  lui  ai 
répondu.  »  Chez  nous,  c'est  chez  vous,  mon- 
sieur Breschard. ..  J'ai  vu  alors  un  homme 
très  embêté,  qui  a  insisté  :  «  Alors,  vous  ne 
connaîtriez  pas  un  camarade  qui  travaillerait 
pour  moi  à  l'année?. . .  » 

BRESCHARD 

Et  vous  lui  avez  indiqué  Langouët? 

GAUCHEROND 

Oui,  patron.  Mais  c'est  pas  un  seul  homme 
qu'il  lui  faut,  c'est  une  équipe.  Il  a  beau  être 
de  la  haute,  il  brocante,  monsieur  Breschard, 
et  ce  qu'il  voudrait,  c'est  faire  le  commerce 
du  meuble,  dans  les  grandes  larg^eurs,  sans  en 
avoir  l'air.  Alors,  je  lui  ai  dit  :  «  Monsieur  le 
comte,  il  n'y  a  pas  que  Langouët.  Après  cette 
grève,  il  y  a  bien  une  dizaine  de  bonnes  lames 
sans  travail,  parce  que  c'est  aussi  des  fortes 
têtes.  Avancez-leur  donc  de  la  braise  pour  une 
coopérative.  Ils  seront  chez  eux,  sans  patron. 
Oh!  alors,  il  n'y  aura  plus  de  grévistes,  ni  de 


270  LA    BARRICADE 

saboteurs.  Ce  sera  un  rêve!...  Avec  une  ving- 
taine de  mille  balles,  vous  en  verrez  la  fin. ..  » 

BRESCHARD 

vingt  mille  francs?...  Il  ne  les  a  jamais 
vus. 

GAUCHEBOND 

G'estbien  ce  que  j'ai  deviné,  patron,  et  il  ne 
me  Ta  pas  trop  caché,  lui  non  plus,  le  comte. 
Il  m'a  dit  :  «  Vous  devez  avoir  pas  mal  de 
clients  comme  moi,  Gaucherond.  Vous  n'en 
connaîtriez  pas  un  qui  marcherait  dans  la  com- 
binaison? Moi,  je  ne  voudrais  pas  y  mettre 
plus  de  cinq  à  six  mille  francs...  »  Là,  par 
exemple,  patron,  vous  allez  dire  que  je  me 
mêle  de  ce  qui  me  reg^arde  pas...  Monsieur 
Breschard,  si  vous  y  entriez,  vous,  dans  la 
combinaison,  hein?...  Rapport  à  la  petite? 
BRESCHARD,  le  regardant  longuement. 

J'ai  compris,  Gaucherond,  et  merci  !  C'est  en 
moi,  cette  fois,  qu'il  y  avait  du  gauche,  comme 
vous  dites.  Vous  m'avez  remis  d'équerre. 


LA    BARRICADE  271 

GAUCHEROND 

Alors?. .. 

BRESCHARD 

J'accepte... 

GAUCHEROND,  émil. 

Ah  !  Monsieur  Breschard  !  Monsieur  Bres- 
chard  ! . . .  J'étais  bien  sûr. . .  Si  sûr  que  j'ai  dit 
au  comte  de  venir  vous  trouver  à  trois  heures... 
(Regardant  la  pendule.)  Il  les  est.  Et  tenez.  (On 
ouvre  la  porte.)  Quand  je  vous  dis  que  la 
lan^jue  lui  en  pèle! 


SCENE  XII 

Les  mêmes,  BONNEVILLE 

BRESCHARD,    allant  au-devant  de  Bonneville. 

Bonjour,  monsieur  le  comte.  Gaucherond 
vient  de  me  dire  cette  idée  qu'il  vous  a  sug- 
gérée, celle  d'une  coopérative  avec  Langouët  à 
la  tête.  Mais  c'est  excellent,  excellent!  Il  faut 
faire  cette   affaire  aujourd'hui  même,   mon- 


272  LA    BARRICADE 

sieur  le  comte,  et  tout  de  suite .  fS'assejant  à  son 
bweau. JYoic'i  l'adresse  de  Lang^ouët  :  3,  rue 
Beautreillis.  C'est  à  côté,  allez-y  de  ce  pas.  Ce 
soir,  il  serait  trop  tard.  Je  sais  de  bonne 
source  qu'on  lui  fait  des  propositions  pour 
être  un  des  délég^ués  de  son  syndicat.  Il 
hésite  encore.  Je  crois  savoir  aussi  qu'il  est 
chez  lui  en  ce  moment...  Par  conséquent... 

BONNEVILLE 

Laissez-moi  souffler,  Breschard.  Vous 
allez...  Vous  allez...  Moi,  j'étais  venu  vous 
consulter,  étudier  l'affaire... 

GAUCHEROND 

Il  n'y  a  pas  d'affaire  à  étudier,  monsieur 
le  comte.  Il  y  a  un  capital  à  trouver.  N'est-ce 
pas,  monsieur  Breschard? 

BRESCHARD 

Évidemment.  Gaucherond  vous  a  donné 
des  chiffres  exacts.  C'est  vingt  mille  francs  à 
leur  avancer.  Ce  sera  du  bon  cinq  pour  cent. 
Je  connais  le  marché  du  meuble.  Je  connais 


LA   BARRICADE  273 

leur  travail.  C'est  un  placement  sûr,  tellement 
sûr  que  si  vous  me  promettez  le  secret  tous 
deux,  mais  absolu  (Il  insiste),  et  à  l'égard  de 
tout  le  monde... 

BONNEVILLE 

Vous  avez  ma  parole. 

GAUCHEROND 

C'est  juré,  patron. 

BRESCHARD 

J'entre  dans  l'affaire.  Et  la  preuve  que  c'est 
très  sérieux...  fil  a  pris  dans  un  tiroir  un  carnet 
de  chèques.)  Gaucherond  m'a  dit  que  vous 
mettriez  cinq  mille  francs?  (Geste  d'assentiment 
de  Bonneville .J . . .  Je  fais  les  quinze  mille  autres, 
et  voici  le  chèque...  Mais  courez  rue  Beau- 
treillis,  monsieur  le  comte,  (Il  s'est  levé  pour 
forcer  Bonneville  îi  partirj  et  revenez  me  dire  ce 
que  vous  aurez  conclu. 

BONNEVILLE,  s'e7i  allant,  et  mettant  le  chèque 

dans  son  portefeuille . 

C'est  égal,    mon  cher  Breschard,   vous  ne 

18 


274  LA    BARRICADE 

m'empêcherez  pas  de  vous  dire  que  vous  êtes 
un  fier  original. 

BRESCHARD,  le  reconduisant. 
Moi,  ce  que  je  suis  simple!  N'est-ce  pas, 
Gaucherond?  (Geste  de  celui-ci.)  Surtout,  fil 
s'adresse  de  nouveau  à  BonnevilleJ queLian^ouët 
croie  qu'il  est  très  désagréable  à  tous  les 
patrons,  et  à  moi  en  particulier,  en  acceptant 
votre  offre...  Et  quand  la  coopérative  sera 
fondée,  si  vous  entrez  par  hasard  dans  l'atelier 
et  si  vous  l'entendez  qui  dit  :  «  Cette  canaille 
de  Breschard  ! . . .  »  laissez-le  dire.  Ça  me 
fera  plaisir. 

Rideau. 


PARIS 

TYPOGRAPHIE  PLON-NOURRIT  ET  C'^ 

8,     HUE     GAUANCIÈRE 


■^^.-^ 


l/j'. 


PQ 
,  ^  2199 

\\  ^      1910 


Bourget,   Paul  Charles  Joseph         ^ï2« 
La  b8u:Ticade 


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