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Full text of "La Belgique envahie et le socialisme international;"

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I 


LA 

BELGIQUE    ENVAHIE 


ET    LE 


SOCIALISME  INTERNATIONAL 


//  a  été  tiré  dix  exemolaires  sar  japon 
numérotés  de  i  à  lo. 


EMILE    VANDERVELDE 


LA 


BELGIQUE    ENVAHIE 


ET    LE 


SOCIALISME  INTERNATIONAL 


Préface  de  MARCEL  SEMBAT 


AVEC     UN      PORTRAIT     DE     L'AUTEUR 


,^-Cr^ 


^^. 


BERGER-LEVRAULT,  LIBRAIRES-ÉDITEURS 


PARIS 

5-7,    RUE    DES    BEAUX- ARTS 


NANCY 

RUE    DES    GLACIS,     18 


191 


PRÉFACE 


Bonnières,  2  novembre  1916. 

Mais  certainement,  Dewinne  ('),  certainement 
je  suis  très  en  retard!  et  je  vous  tiens  depuis 
longtemps  le  bec  dans  l'eau.  C'est  votre  faute! 
Pourquoi  vous  êtes-vous  fourré  dans  la  tête 
qu'au  livre  de  Vandervelde  il  fallait  une  pré- 
face? Qui  diable  aura  l'idée,  pouvant  feuil- 
leter tout  de  suite  ce  recueil  enflammé,  de 
perdre  son  temps  à  lire  d'abord  une  préface? 
J'aurais  bien  mieux  fait  de  vous  la  refuser 
carrément,  votre  préface,  plutôt  que  de  vous 
la  faire  attendre  pendant  des  mois.  Mais  vous 
vous  étiez  fourré  cela  dans  la  tête,  dans  votre 
dure  caboche  flamande,  on  dirait  à  Gharleroi 
dans  votre  tête  de  houille.,,.  :  j'ai  cédé,  j'ai 
promis;  et,  ma  foi,  tant  pis  si  vous  avez 
attendu,  la  voici. 


(i)  Secrétaire  de  M.  Vandervelde. 


VI  PREFACE 


Aujourd'hui,  d'ailleurs,  c'est  le  vrai  jour 
pour  relire  les  discours  prononcés  par  Van- 
dervelde  pendant  la  guerre  :  c'est  le  jour  des 
Morts.  De  quelle  voix  déchirante  il  les  pleure, 
ces  morts  de  la  malheureuse  Belgique!  Gomme 
on  les  voit  couchés,  quand  sa  main  nous  les 
montre,  aux  champs  de  bataille  de  l'Yser,  ou 
sur  la  place  du  massacre,  à  Tamines  !  Mais  plus 
que  tels  morts  et  par-dessus  toutes  les  morts,  il 
a  pleuré  le  martyre  de  la  Belgique.  Je  me  sou- 
viens de  l'avoir  entendu  un  jour,  au  Pré-Saint- 
Gervais,  où  nous  commémorions  ensemble 
la  mort  de  notre  courageux  Sémanaz  (tous 
les  discours  de  Vandervelde  n'y  sont  pas,  dans 
votre  recueil,  mon  cher  Dev^inne).  Jusqu'à  lui, 
la  salle  était  froide  et  triste.  Il  pesait  sur  l'au- 
ditoire trop  de  lugubres  souvenirs  :  les  grands 
meetings  pacifistes  de  jadis,  tout  à  côté  à  la 
Butte  du  Ghapeau-Rouge,  ...Jaurès  ...  et  les 
centaines  d'enfants  du  Pré  tués  à  l'ennemi.  Il 
parla,  et  bientôt  la  Belgique  apparut.  Oui!  à 
sa  voix,  une  lumière  se  lit,  et  un  grand  fan- 
tôme clair  surgit.  La  Belgique  héroïque  et 
crucifiée,  la  Belgique  se  vouant  au  supplice 
par  honneur,  par  haine  de  servir,  Vandervelde 


PREFACE  VII 


la  dressait  devant  nous,  divine  et  pantelante. 
Quelle  minute!  quels  cris!  et  dans  cette  salle 
quels  transports  délirants!  11  y  a  du  Ver- 
haeren  dans  Vandervelde.  Il  contemple  son 
pays  torturé  comme  saint  François  contem- 
plait les  plaies  de  Jésus;  et  il  parle  alors  dans 
une  espèce  d'extase,  en  strophes  lyriques  qui 
lui  jaillissent  du  cœur.  Ces  accents  souverains, 
vous  en  retrouverez  l'écho  dans  plusieurs  pas- 
sages des  discours  ici  rassemblés. 

Cet  homme,  si  maître  de  lui  et  si  ferme,  a 
eu  l'âme  bouleversée  par  le  martyre  de  la  Bel- 
gique. Il  a  été  atteint  dans  son  intelligence, 
dans  sa  notion  du  droit,  dans  son  esprit  de 
civilisé,  comme  dans  son  cœur.  Il  est  devenu 
l'apôtre,  le  fidèle,  le  chantre  vengeur  de  la 
Belgique  sanglante.  Il  l'a  dressée  devant  l'Eu- 
rope et  devant  l'Amérique,  comme  il  la  dres- 
sait ce  jour-là  devant  nous  au  Pré-Saint-Ger- 
vais;  et  tout  l'univers  l'a  contemplée  par  ses 
yeux,  avec  terreur,  remords  et  adoration.  Le 
monde  n'en  détournera  plus  ses  regards.  C'est 
elle,  spectre  du  droit  violé,  qui  plane  sur  cette 
guerre;  c'est  elle  qui  a  entraîné  l'Angleterre; 
c'est     elle     qui     a     entraîné     l'Italie  ;      c'est 


VIII  PREFACE 


elle  qui  donne  aux  neutres  un  remords  d'être 
neutres.  Les  Allemands  voient  avec  horreur 
cet  immense  cadavre  emplir  tout  le  ciel,  et 
toute  la  conscience  humaine.  Quand  on  songe 
que  Bethmann-Hollweg  a  cru  que  ce  serait 
l'affaire  d'un  moment!  et  qu'ensuite  il  répare- 
rait! L'affaire  d'un  moment,  oui  :  un  crime 
brutal  et  rapide  ;  un  corps  qu'on  jette  à  terre, 
qu'on  abat  d'un  coup  sur  la  tête  pour  passer 
dessus  en  courant!  Et  tout  de  suite  après, 
sitôt  le  coup  fait,  oh!  vite,  accourons,  pardon! 
il  le  fallait!  mais  a  notre  but  militaire  atteint  », 
que  voulez-vous,  que  vous  faut-il?  ((  Nous 
réparerons  cette  injustice  !  )>  Ce  crime  et  ces 
aveux,  Vandervelde  y  revient  sans  cesse.  Il  ne 
permet  pas  qu'on  les  oublie.  Il  les  crie  aux 
Allemands,  à  Scheideman,  à  Noske.  Il  les  leur 
remet  sous  le  nez  ;  il  veut  les  obliger  à  dire  ce 
qu'ils  en  pensent.  Or,  un  jour,  dans  Bruxelles 
envahie,  deux  soldats  allemands  en  uniforme 
se  présentèrent  à  la  Maison  du  Peuple.  Ils 
venaient  là  en  camarades  et  comme  membres 
du  parti.  C'était  Noske  et  le  D'  Koster.  Quand 
les  sociahstes  belges  s'indignèrent  devant  eux 
de  l'invasion,    de  l'incendie  et  des  fusillades. 


PREFACE  IX 


ils  répondirent  que  tous  ces  malheurs  étaient 
faciles  à  éviter.  La  Belgique  n'avait  qu'à 
laisser  passer  les  armées  allemandes.  Les 
Belges  parlèrent  d'honneur  et  de  traités  inter- 
nationaux. L'un  d'eux,  non  pas  Noske,  mais 
Koster,  répliqua  que  c'était  là  de  l'idéologie 
bourgeoise  et  qu'en  cas  de  guerre  les  traités 
tombaient. 

On  nous  demande  souvent,  et  avec  raison, 
de  distinguer  entre  le  peuple  allemand  et  son 
Gouvernement.  Volontiers  !  mais  c'est  sans 
doute  pour  conclure  que  le  peuple  est  moins 
coupable?  Je  le  veux  bien;  mais  ici  Noske  et 
Koster  ne  se  distinguent  de  leur  Gouvernement 
que  parce  qu'ils  tombent  au-dessous.  Bethmann- 
HoUweg,  du  moins,  avoue  l'injustice  et  accorde 
qu'il  y  a  matière  à  réparation. 

Ah!  combien  d'Allemands,  sans  le  dire  si 
crûment,  combien  d'Allemands,  au  fond  d'eux- 
mêmes,  ont  accueilli  ces  raisonnements  bar- 
bares !  C'est  l'affaire  d'un  instant  1  une  courte 
lutte  !  et  après,  quelle  belle  période  de  civilisa- 
tion s'ouvre  pour  l'Europe  sous  l'hégémonie 
allemande  !  combien  !  et  de  ceux  que  nous  te- 
nions pour  les  meilleurs  î 


PREFACE 


Mais  quelle  leçon  pour  qui  saura  com- 
prendre! Ce  crime,  qui  devait  passer  si  vite  et 
s'effacer,  voici  au  contraire  que,  loin  que  l'effet 
s'en  atténue,  il  mord  de  plus  en  plus  sur  la 
conscience  de  tous  les  hommes,  s'enfonce  dans 
leur  souvenir,  inoubliable,  et  s'inscrit  dans 
l'histoire  universelle  comme  un  symbole  ineffa- 
çable de  suprême  injustice  :  et,  par  là,  cette 
honte  qui  ne  devait  durer  qu'un  instant  devient 
éternelle. 

Hélas!  qui  nous  l'eût  dit  jadis,  mon  cher 
Vandervelde?  Dans  nos  congrès  socialistes 
internationaux,  on  vous  voyait  sur  les  estrades, 
diplomate  intelhgent  et  avisé,  saluant  et  sou- 
riant. Jaurès  vous  appelait  notre  cardinal,  à 
cause  de  votre  esprit  si  fin  et  si  perspicace,  de 
votre  vaste  information,  de  votre  œil  perçant, 
et  de  cette  aimable  mimique  de  vous  frotter 
les  mains  en  les  pétrissant  doucement  et  lon- 
guement, la  tête  penchée  en  avant  pour  écou- 
ter l'interlocuteur.  Nous  voyions  en  vous  la 
plus  parfaite  incarnation  de  l'Internationale; 
ne  réunissiez-vous  pas  France,  Angleterre  et 


PREFACE  XI 


Allemagne?  Vous  aimiez,  je  me  le  rappelle,  à 
insister  sur  le  rôle  de  trait  d'union  qui  revenait 
à  la  Belgique  entre  l'esprit  français  et  l'esprit 
germanique.  Hélas!  un  trait  d'union?  un  fossé 
de  sang  aujourd'hui,  un  couloir  d'invasion, 
foulé  aux  pieds  par  les  bandes  des  envahis- 
seurs ! 

L'esprit  germanique  !  Gomme  vous  en  com- 
preniez les  qualités  organisatrices!  Gomme  on 
sentait  que  vous  aimiez  l'Allemagne!  Il  faut 
nous  rappeler  cela  pour  sonder  la  profondeur 
de  la  plaie  dont  cette  guerre  vous  a  blessé. 
Vous  aimiez  l'Allemagne  !  Vous  aimiez  l'Inter- 
nationale !  Quelle  douleur  de  voir  l'Internatio- 
nale déchirée  et  l'Allemagne  criminelle  ! 

Tant  pis  pour  lui,  diront  certains!  Il  n'avait 
qu'à  ne  pas  aimer  les  Allemands  et  ne  pas  être 
internationaliste.  Depuis  le  début  de  la  guerre, 
nous  en  avons  entendu  des  sarcasmes  nar- 
quois î  Eh  bien  !  vous  qui  travailliez  pour  la 
paix,  vous  qui  alliez  à  Berne  et  à  Baie  !  où 
est-elle,  votre  Internationale? 

En  effet,  il  faut  avouer  que  cette  guerre  met 
à  dure  épreuve  les  Internationales.  Les  catho- 
liques, de  leur  côté,  paraissent  parfois  gênés 


XII  PRÉFACE 

par  l'attitude  à  laquelle  le  Pape  est  contraint. 
Quant  aux  socialistes,  qui  se  refuserait  le  plai- 
sir de  railler  leurs  espoirs  évanouis?  Mais,  après 
tout,  si  nous  sommes  plus  atteints  que  d'autres 
dans  nos  espérances,  c'est  que  nos  espérances 
étaient  très  hautes.  Vandervelde,  lui,  n'en  rou- 
git pas.  Il  ne  se  frappe  pas  la  poitrine;  il  ne 
bat  pas  sa  coulpe  ;  et  je  vous  recommande  tels 
discours,  celui  qu'il  prononça  sous  la  prési- 
dence de  M.  Gide,  par  exemple,  et  aussi  le  der- 
nier du  recueil,  celui  de  la  commémoration  de 
Jaurès  au  Trocadéro,  dans  lesquels  il  s'affirme 
plus  que  jamais  pacifiste,  socialiste  et  interna- 
tionaliste. Et  il  est  même  allé  plus  loin  !  Si,  di- 
sait-il à  Gentilly  sous  la  présidence  de  Lon- 
guet, si  je  vous  apporte  aujourd'hui  non  pas 
la  paix,  mais  l'épée,  ce  n'est  pas  quoique^  mais 
parce  que  pacifiste,  internationaliste  et  socia- 
liste. 

Sur  quoi,  avec  une  verve  fougueuse,  une 
conviction  qui  emporte  tout,  une  colère 
d'honnêteté  qui  dix  fois  revient  à  la  charge, 
Vandervelde  établit  le  bon  droit  des  Alliés,  les 
véritables  origines  de  la  guerre  et  les  attentats 
contre    lesquels   nous   sommes   contraints   de 


PREFACE  XIII 


nous  défendre.  Il  dénonce  le  danger  d'une 
paix  injuste,  d'une  paix  sans  réparation,  d'une 
fausse  paix  qui  ne  serait  qu'une  trêve  et  ne 
ferait  que  suspendre  la  guerre  au  lieu  de  la 
finir.  Il  y  a  là  des  pages  que  je  ne  me  lasse 
pas  de  relire,  des  pages  éblouissantes  de  clarté, 
des  démonstrations  qu'on  n'a  même  pas  essayé 
de  réfuter.  Quand  on  a  feint  de  riposter,  on  a 
eu  soin  de  laisser  de  côté  l'argument  principal. 

Mais  quel  beau  ton,  quel  accent  de  noblesse 
gardent  toujours  ces  réquisitoires  !  Il  a  accusé 
sans  pitié  les  coupables,  mais  il  les  a  accusés 
sans  haine,  ce  En  combattant  les  monstres,  il 
n'est  pas  devenu  un  monstre.  »  Relisez  l'admi- 
rable passage  où  les  nous  luttons...  nous  luttons... 
nous  luttons  répondent  comme  des  volées  de 
cloches  aux //s  ont  approuvé...  ils  ont  approuvé... 
ils  approuvent!  Oui,  il  a  accusé  l'Allemagne,  le 
Gouvernement  allemand,  les  intellectuels  alle- 
mands, les  socialistes  allemands,  et  ces  der- 
niers avec  d'autant  plus  de  fermeté  que  sa 
déception  a  été  plus  cruelle.  Je  répète  qu'il  ne 
s'est  jamais  laissé  égarer  par  la  haine,  et  je 
l'en  admire. 

Je  l'en  admire,  car,  penché  sur  les  blessures 


XIV  PREFACE 


saignantes  de  la  Belgique,  il  est  à  toute  minute 
secoué  par  des  frissons  qu'il  lui  faut  dompter. 
Il  a  connu  les  massacres  de  Tamines,  et  il  ne 
hait  point.  Il  a  connu  la  grève  des  travailleurs 
de  Belgique,  cette  superbe  résistance  ouvrière 
à  l'envahisseur,  il  a  connu  entre  vingt  autres 
l'héroïque  épisode  de  Luttre,  et  les  refus  obs- 
tinés, réitérés,  multipliés  sous  les  menaces;  il 
a  connu  la  tragédie  de  Gand,  et  le  meurtre 
hideux  du  directeur  Lenoir,  fusillé  avec  tous 
les  délais  pour  bien  lui  laisser  le  temps  de 
réfléchir  et  de  sentir  le  goût  de  la  mort,  fusillé 
—  vous  lirez  cela  —  après  qu'on  eut  amené 
sa  femme  et  qu'on  l'eut  promené  devant  le 
cercueil  qui  attendait...  et  il  ne  hait  pas  ! 

Voilà  cette  grandeur  d'âme  qui  toujours,  en 
temps  de  paix  comme  en  temps  de  guerre, 
aux  congrès  socialistes  internationaux  comme 
dans  les  conseils  de  Gouvernement,  au  milieu 
des  ouvriers  comme  au  milieu  des  soldats,  a 
valu  à  Vandervelde  un  don  spécial  d'autorité. 
J'ai  eu  l'occasion  de  parler  récemment  à  des 
Français  qui  ne  sont  rien  moins  que  socialistes 
et  qui  l'ont  rencontré  sur  le  front  :  ils  derneu- 
raient  frappés  de  l'ascendant  qu'il  exerce  sans 


PREFACE  XV 


y  tâcher.  Plus  tard,  on  lui  saura  gré  d'avoir 
gardé  la  maîtrise  de  soi-même  sans  rien  perdre 
de  son  énergie.  Jaurès,  certes,  eût  fait  ainsi; 
et,  pour  nous,  l'un  des  attraits  principaux  des 
discours  de  Vandervelde,  c'est  qu'en  l'écou- 
tant nous  percevons  l'écho  de  la  voix  qui  s'est 

tue. 

* 

Il  n'y  a  guère  de  qualité  morale  dont  on  ne 
reçoive  aussitôt  le  bénéfice  intellectuel.  Van- 
dervelde est  récompensé  de  sa  hauteur  d'âme 
par  la  lucidité  de  sa  vision.  Mais  cette  vision 
n'est  jamais  froide  ;  je  vous  ai  dit  qu'en  lui  il 
y  a  du  Verhaeren;  et,  à  preuve,  dès  que  vous 
ouvrez  le  volume,  vous  tombez  sur  ces  quel- 
ques lignes  qui  vous  décrivent  ce  qui  nous 
reste  de  Belgique  libre  : 

«  C'est  un  bien  petit  pays,  —  quelques  lieues 
carrées  à  peine,  —  un  pays  de  brouillards  et 
de  marécages,  arrosé  de  sang,  semé  de  ruines, 
ravagé  par  la  fièvre  typhoïde...  ))  Voilà  le 
début  du  livre,  et  déjà  vous  vous  sentez  le 
cœur  serré.  Suivez  Vandervelde,  c'est  un  guide 
sûr.  Il  ne  force  pas  la  note,  il  ne  cherche  pas 

BELGIQUE  ENVAHIS  Z> 


XVI  PREFACE 


l'effet  :  mais  il  voit  juste  et  il  voit  grand.  Vous 
parcourrez  avec  lui  les  lignes  de  tranchées 
belges  ;  il  faudra  vous  souvenir  que,  si  l'armée 
belge  est  refaite  et  si  son  moral  n'a  jamais  fléchi, 
Vandervelde  y  est  pour  quelque  chose  ;  il  fau- 
dra, dis-je,  vous  en  souvenir  spontanément, 
car  lui  ne  vous  en  dira  rien.  Vous  aurez  en- 
semble des  rencontres  singulières  :  au  fond  des 
boyaux,  on  lui  signale,  en  uniforme  de  lieute- 
nant, un  moine  :  «  //  est  sorti  de  son  couvent  ; 
f  ai  quitté  ma  Maison  du  Peuple;  nous  nous  dé- 
fendons coude  à  coude  contre  F  agression  brutale 
et  injuste.  La  Belgique  dhier  est  morte ,  vive  la 
Belgique  de  demain!  ^ 

Il  voit  juste,  en  réaliste.  Il  voit  ces  soldats 
belges  qu'il  aime  tant,  et  qu'il  est  allé  plusieurs 
fois  réconforter  jusque  sous  les  obus;  il  les 
voit  tels  qu'ils  sont,  a  mangés  par  les  mouches 
Vétéy  par  les  rats  l'hiver ^  par  la  vermine  en 
toute  saison  ».  Dans  les  rues  vides  des  cités 
que  l'ennemi  tient  sous  le  feu,  des  souvenirs 
d'autrefois,  des  jours  heureux,  lui  reviennent  : 
c(  J'y  suis  allé  Jadis  en  touriste;  rien  n'empêche, 
semble-t'il)  d^y  aller  encore,  de  se  promener 
dans  ses  rues  tranquilles  :  rien,  que  cette  ligne 


PREFACE  XVII 

blanche  presque  invisible  :  les  tranchées  alle- 
mandes. »  Son  entière  sincérité  le  préserve  des 
boniments  ;  et  il  note  sans  pudeur  un  des  ca- 
ractères de  la  guerre  actuelle,  l'ennui,  la  mo- 
notonie fastidieuse  qui  met  à  si  rude  épreuve 
la  résistance  morale  de  nos  combattants,  et 
dont  ils  se  plaignent  tous  pendant  les  périodes 
d'inaction.  Notre  ami  Weill  me  le  disait,  de 
son  côté,  le  Weill  qui  fut  député  socialiste  de 
Metz  au  Reichstag  et  qui  est  aujourd'hui  le 
lieutenant  Weill  :  «  Si  vous  saviez  comme 
c'est  assommant  de  n'avoir  toute  la  journée 
qu'à  regarder  des  talus  derrière  lesquels  il  y  a 
des  Boches  !  ))  Mais  quoi  !  «  la  seule  perspective 
de  l'action  suffit  à  les  tenir  en  haleine  ». 

En  même  temps  qu'il  voit  juste,  il  voit 
grand.  Il  possède  le  noble  don  de  vivre  parmi 
les  prodiges  sans  les  amoindrir.  C'est  assez 
rare.  En  général,  nous  avons  besoin  de  recul. 
Nous  nous  disons  bien,  de  temps  à  autre,  que 
notre  époque  est  une  grande  époque  et  qu'elle 
tiendra  plus  tard,  dans  l'histoire,  une  place 
aussi  haute  que  la  Révolution;  mais,  dans  nos 
minutes  habituelles,  nous  ne  jugeons  pas 
comme  l'histoire;  les  proportions  vraies  nous 


XVIII  PREFACE 


échappent  et  les  misères  quotidiennes  nous 
cachent  l'épopée.  Vanderveide  parle  dans  la 
même  phrase  de  son  Roi,  de  Hoche  et  de  Mar- 
ceau. Il  apprécie  son  temps,  notre  ère,  cette 
crise,  à  leur  véritable  valeur.  Il  n'a  pas  besoin 
de  recul.  Il  n'est  pas  écrasé.  Il  est  à  la  hauteur 
et  voit  cette  guerre  telle  que  la  verront  les 
siècles.  Le  sort  du  monde  y  est  en  jeu.  Nous 
en  avons  tous  obscurément  conscience.  Van- 
derveide en  a  une  conscience  claire,  et  cette 
conscience  lui  dévoile  le  caractère  épique  de 
telle  bataille,  comme  la  grande  bataille  sur 
l'Yser. 

La  grande  bataille  de  l'Yser,  il  l'a  vécue,  il 
en  a  senti  l'effort  et  l'angoisse  :  eh  bien!  à 
travers  son  récit,  au  travers  de  ses  récits  plutôt, 
car  il  y  revient  à  mainte  reprise,  nous  le  vivons 
nous-mêmes,  ce  gigantesque  combat,  et  nous 
le  vivons  épique  comme  Jemmapes  ou  comme 
Valmy.  Valmy,  Goethe  l'a  vu.  L'Yser,  Vander- 
veide nous  le  montre.  Contemplez  ces  trou- 
peaux en  déroute  auxquels  on  demande  pour 
leur  patrie,  pour  la  liberté  du  monde,  un  effort 
de  quarante-huit  heures.  Deux  jours?  et  il  a 
fallu  tenir  dix  jours,    sous  la  pression   crois- 


PREFACE  XIX 


santé  de  l'ennemi  sans  cesse  renforcé!  Et  quel 
ennemi!  Vandervelde  l'estime  à  sa  vraie  valeur. 
«  Les  Allemands  se  ruaient  sous  la  mitraille? 
ivres  d'alcool  ou  d'éther,  mais  ivres  aussi  de 
carnage  et  de  gloire.  »  Contre  cet  adversaire 
furieux,  contre  ces  bandes  de  jeunes  berser- 
kirs,  les  Belges  résisteront-ils?  Ils  tiennent 
les  deux  jours,  trois  jours,  quatre  jours,  recu- 
lant à  peine  sous  la  poussée  furieuse,  cinq 
jours,  six  jours,  quelle  lutte  !  dans  la  boue, 
dans  l'eau!  on  n'a  pensé  aux  écluses  que  plus 
tard!  sept  jours!  Ah!  demain,  c'est  fini.  «  Je 
rentrai  à  Fumes  avec  Pimpression  que  cette  fois 
la  défaite  était  inévitable.  Au  moment  où  f  entrais 
dans  la  ville^  quelqu'un  me  dit  :  (c  On  passe  une 
revue  sur  la  place,  d 

Ouf!  quel  coup!  quel  han  de  soulagement! 
C'était  l'avant-garde  française  ! 


Goethe  à  Valmy!  Il  était  dans  le  camp  des 
vaincus,  au  lieu  que  Vandervelde  à  l'Yser  était 
dans  le  camp  des  vainqueurs.  Mais  l'un  comme 
l'autre,  au  soir  de  Valmy  comme  au  soir  de 


XX  PHKFACK 


l'Yser,  ont  senti  commencer  un  nouveau 
monde.  Dans  Valmy  il  y  avait  la  Révolution. 
Qu'y  a-t-il  dans  la  Marne,  dans  ITser,  dans 
Verdun,  dans  la  Somme?  Qu'y  a-t-il  dans 
cette  guerre?  Nous  nous  le  demandons  tous; 
nous  croyons  tous  le  pressentir,  mais  nous  ne 
voyons  pas  encore  tous  l'avenir  de  même. 
Gomme  je  le  voudrais,  pourtant!  Ce  serait  si 
beau,  si,  chez  les  Alliés,  tout  le  monde  était 
d'accord  sur  le  sens  de  notre  guerre. 

Vraiment  il  ne  me  semble  pas  que  ce  soit 
impossible.  Mais  jusqu'ici  il  y  a  chez  nous 
deux  camps.  Il  y  a  ceux  qui,  contre  les  Alle- 
mands, veulent  faire  comme  les  Allemands.  Il 
y  a  ceux  qui  veulent  agir  autrement  que  les 
Allemands. 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  et  c'est,  je  supplie 
qu'on  veuille  m'en  croire,  c'est  sans  la  moindre 
pensée  de  polémique  que  j'écris  ces  quelques 
lignes  où  je  ne  veux  pas  qu'aucun  Français 
puisse  trouver  rien  dont  il  soit  peiné.  Oui!  je 
me  trompe  peut-être,  mais  il  me  paraît  que 
c'est  nous  qui  sommes  les  plus  exigeants  et 
qui  demandons  le  plus  à  notre  victoire. 

Les  autres    voudraient    traiter    l'Allemagne 


PREFACE  XXI 


comme  elle  nous  a  traités  après  sa  victoire  de 
1870,  et  annexer  à  la  France  des  territoires, 
comme  l'Allemagne  s'annexa  l'Alsace  et  la 
Lorraine.  Mais  imiter  demain  l'Allemagne, 
n'est-ce  pas  l'absoudre  pour  hier?  Les  Alle- 
mands n'auront-ils  pas  le  droit  de  penser  que, 
s'ils  ne  sont  pas,  cette  fois,  les  plus  forts,  c'est 
du  moins  là  leur  seul  tort,  puisque  la  France 
victorieuse  se  conduit  comme  eux? 

Nous  sommes  plus  exigeants,  je  le  répète.  Il 
nous  faut  deux  victoires.  Nous  voulons  d'abord 
la  victoire  matérielle  :  celle  qui  sur  les  champs 
de  bataille  obligera  l'envahisseur  à  reconnaître 
que  notre  défense  a  brisé  son  assaut  et  l'a 
réduit  à  notre  merci.  Mais  elle  ne  nous  suffit 
pas.  Nous  voulons  en  outre  la  victoire  morale. 
Nous  voulons  vaincre  d'abord  l'armée  alle- 
mande, et  ensuite  vaincre  chaque  Allemand 
jusqu'au  fond  de  son  âme.  Il  nous  faut  qu'au 
fond  de  lui-même,  dans  son  for  intérieur,  dans 
le  secret  de  sa  conscience  intime,  il  entrevoie 
qu'il  avait  tort,  et  que  nous  représentons  quel- 
que chose  de  plus  élevé  que  ce  qu'il  représente. 

Il  faut  qu'il  trouve  notre  Europe  nouvelle 
meilleure  que  la  sienne. 


XXII  PRKFACE 


Lui  aussi,  FAllemand,  et  Vandervelde  Ta 
bien  rappelé,  lui  aussi  il  croit  par  cette  guerre 
créer  une  Europe  nouvelle.  Ostwald  nous  l'a 
promise  dès  le  début  de  la  guerre,  avec  les 
gaz  asphyxiants.  Les  Germains  apportent  au 
monde  l'organisation;  et,  s'ils  étaient  les  maî- 
tres, ils  organiseraient  l'Europe  sous  leur 
hégémonie.  Eh  bien!  ce  rêve  d'avenir,  il  est 
taré,  gâté,  pourri  dans  son  essence,  car  il  sup- 
pose l'emploi  de  la  contrainte  pure,  de  la 
force  brutale,  de  la  force  sans  droit.  Ce  rêve- 
là  ne  peut  s'accomplir  qu'en  pliant  d'abord 
les  peuples  sous  un  joug  de  fer,  et,  en  consé- 
quence, dès  son  premier  essai  d'avènement, 
il  est  éclairé  par  la  lueur  des  incendies  de 
Louvain  et  rougi  du  sang  des  victimes  belges 
et  françaises.  Il  n'est  pas  possible  que  ce  qu'il 
y  a  d'humain  chez  l'élite  allemande  n'en  soit 
pas  déjà  tourmenté.  Mais  les  Allemands  luttent 
contre  ces  inquiétudes  et  ces  remords.  Ils  allè- 
guent que  cela,  c'est  la  loi  de  la  guerre,  qui 
s'impose  à  tout  le  monde,  à  nous  comme  à 
eux.  Ne  leur  donnons  pas  raison  !  Poussons  à 
bout  liotre  conquête!  Pour  cela,  nous  oppo- 
serons  à   leur  Europe  germanisée   par   force 


PREFACE  XXIII 


^Belle  sera  fondée  sur  la  volonté  des  nations  par- 
^Pticipantes.  Elle  formera,  comme  on  l'a  dit,  une 
société  de  nations.  Nous  n'obligerons  pas  du 
tout  l'Allemagne  à  y  entrer,  ce  qui  serait  une 
façon  déguisée  de  revenir  au  régime  de  force 
et  de  contrainte.  Pas  du  tout!  Au  contraire! 
nous  ne  voudrions  pas  d'elle  de  but  en  blanc, 
du  jour  au  lendemain,  et  sans  garantie. 
Gomme  l'a  dit  Vandervelde,  l'Internationale  ne 
se  comprend  qu'entre  peuples  qui  ont  l'esprit 
de  liberté.  Nous  craindrions  de  l'hypocrisie, 
des  arrière-pensées,  un  calcul  de  traîtrise. 
Nous  voudrons  un  stage,  des  gages,  une  cer- 
titude qu'elle  est  guérie  de  sa  frénésie  furieuse. 
Mais  nous  lui  donnerons  le  grand  spectacle  de 
peuples  victorieux  qui  se  fédèrent  pour  fon- 
der la  paix  et  l'ordre  stable,  et  régler  leurs 
rapports  d'après  les  lois  de  la  justice  interna- 
tionale. 

Est-ce  donc  le  vieux  rêve  qui  recommence? 
et  la  guerre  ne  nous  a-t-elle  rien  appris? 

Si  fait!  la  guerre  nous  a  donné  vis-à-vis  de 
nos  rêves  des  exigences  nouvelles.  D'abord 
nous  ne  comptons  plus  pour  les  réaliser  sur  le 


XXIV  PREFACE 


seul  enthousiasme  des  peuples.  C'est  aux  gou- 
vernements qu'il  appartiendra  d'organiser  entre 
eux,  —  après  la  victoire,  certes,  mais  en  s'y  pré- 
parant dès  aujourd'hui,  —  ces  rapports  entre 
les  peuples.  Ensuite,  il  ne  peut  plus  nous  sufBre 
de  vœux  ni  même  de  traités  signés  par  les  di- 
plomates. Gela,  c'était  bon  avant  la  guerre. 
Depuis,  nous  ne  nous  berçons  plus  de  chi- 
mères; nous  voulons  du  solide,  et  nous  n'ac- 
ceptons plus  de  rêve  que  s'il  est  pratiquement 
et  prochainement  réalisable. 

Donc,  il  faut,  pour  donner  corps  à  la  société 
des  nations,  autre  chose  qu'un  échange  de  si- 
gnatures. On  ne  nous  refera  plus  le  coup  du 
chiffon  de  papier.  Il  faut  au  service  du  droit 
international  une  gendarmerie  internationale. 
Cette  gendarmerie-là,  les  armées  alliées  en  for- 
ment aujourd'hui  le  noyau.  Peut-on  en  régler 
le  fonctionnement  pratique?  Je  le  crois  pour 
ma  part;  mais  peu  importe  ce  que  je  crois  : 
c'est  aux  divers  gouvernements  alliés  qu'il 
appartient  de  mettre  cela  au  point  et  d'en 
assurer  dans  le  détail  l'application  pratique. 
C'est  une  grande  œuvre,  mais  c'est  une  œuvre 
réalisable. 


PREFACE  XXV 


C'est  la  seule  réalité  qui  soit  digne  de  notre 
grande  guerre.  Une  telle  guerre  ne  peut  finir 
qu'ainsi.  Toute  autre  paix  ne  mettrait  pas  fin  à 
la  guerre  et  ne  ferait  que  l'interrompre.  En 
revanche,  si  notre  victoire  aboutit  à  ce  résul- 
tat, nos  morts  ne  seront  pas  tombés  en  vain. 


Marcel  Sembat. 


LA  BELGIQUE  LIBRE 

IMPRESSIONS    IDE     OUERRE 


BELGIQUE  ENVAHIE 


EN  BELGIQUE 


Janvier  191 5. 

Je  viens  de  passer  quelques  jours  en  Belgique, 
dans  ce  qui  nous  reste  de  Belgique,  de  Belgique 
indépendante.  C'est  un  bien  petit  pays,  — quelques 
lieues  carrées  à  peine  —  un  pays  de  brouillards  et  de 
marécages,  arrosé  de  sang,  semé  de  ruines,  mais 
c'est  le  dernier  refuge  de  nos  espérances,  le  su- 
prême réduit  de  nos  libertés.  Ce  pays,  hier  encore, 
avait  une  capitale  :  Furnes,  dont  les  monuments 
unissent  la  grâce  de  la  Renaissance  à  la  sévérité  du 
gothique. 

L'artillerie  lourde  des  Allemands  nous  en  a 
chassés. 

Mais  s'il  n'a  plus  de  capitale,  il  lui  reste  une 
armée,  et  il  lui  reste  un  Roi.  Hier  encore,  ceux  qui 
connaissaient  mal  le  roi  Albert  ne  voyaient  en  lui 
qu'un  jeune  homme  timide,  appliqué,  un  peu 
gauche.  On  le  savait  courageux.  On  n'ignorait  pas 
qu'à  l'exemple  d'autres  souverains,  comme  le  roi 
d'Espagne  et  le  roi  d'Italie,  il  était  d'esprit  libéral, 
il  rêvait  de  réconcilier  la  royauté  avec  la  démo- 
cratie, et  peut-être  avec  le  socialisme.  Mais  il  a 


LA    BELGIQUE    LIBRE 


fallu  la  guerre  pour  le  révéler  à  lui-même  et  aux 
autres,  pour  faire  surgir  des  lisières  de  la  royauté 
un  homme,  ferme,  droit,  intrépide,  qui  force  l'ad- 
miration de  nos  ennemis,  et  en  qui  les  républi- 
cains eux-mêmes  —  nous  en  sommes  —  saluent 
les  vertus  militaires  et  civiques  d'un  Hoche  ou  d'un 
Marceau. 

Quant  à  l'armée  belge,  elle  a,  depuis  sept  mois, 
subi  les  plus  dures  épreuves.  Un  instant  même, 
après  la  chute  d'Anvers,  on  a  pu  croire  que  c'en 
était  fait  d'elle,  et  je  me  souviendrai  toute  ma  vie 
de  l'impression  désastreuse  que  nous  eûmes  lors- 
que, le  10  octobre,  nous  vîmes,  sur  la  route  de 
Furnes  à  Dunkerque,  défder  dans  un  effrayant 
désarroi  les  avant-gardes  de  la  retraite,  3o.ooo  sol- 
dats de  forteresse,  pêle-mêle  avec  un  flot  de  60.000 
réfugiés.  Mais,  à  l'arrière,  heureusement,  les  divi- 
sions de  l'armée  de  campagne  tenaient  tête  à  l'in- 
vasion. Elles  tinrent  pendant  deux  jours,  pendant  dix 
jours,  en  attendant  que  les  Français  arrivent.  Elles 
tinrent  malgré  des  pertes  terribles...  Elles  tinrent 
contre  trois  corps  d'armée,  jusqu'au  moment  où, 
pour  la  première  fois  depuis  le  début  de  la  guerre, 
elles  entrèrent  en  contact  avec  la  grande  armée 
des  Alliés,  et,  relayées  par  celle-ci  ou  mises  à 
l'abri  par  les  inondations  de  l'Yser,  elles  connurent 
enfin  un  repos  relatif.  Qui  les  eût  vues  alors,  sans 
les  revoir  depuis,  aurait  peine  à  les  reconnaître.  11 
y  a  quatre  mois,  l'armée   belge  était  réduite   à 


EN   BELGIQUE 


quelques  milliers  d'hommes,  sans  souliers,  sans 
couvertures,  sans  vêtements  d'hiver.  Mais,  avec 
une  rapidité  merveilleuse,  elle  s'est  refaite.  Ses 
effectifs  sont  rétablis,  ses  pertes  sont  réparées,  son 
moral  n'a  jamais  été  meilleur,  et,  tout  le  long  des 
côtes  de  la  Manche,  depuis  la  Normandie  jusqu'aux 
Flandres,  la  Belgique  d'aujourd'hui,  frémissante 
et  en  armes,  se  prépare  à  refaire  la  Belgique  de 
demain. 

Dans  les  camps  d'instruction,  tout  d'abord  de 
Rouen  à  Dieppe,  il  y  a  des  milliers  de  recrues, 
venues  pour  la  plupart  de  la  Belgique  occupée.  A 
l'appel  du  Gouvernement,  elles  ont  passé  les  lignes 
allemandes,  au  péril  de  leur  vie,  et  attendent  avec 
impatience  le  moment  d'aller  faire  le  coup  de  feu 
contre  les  Allemands. 

Viennent  ensuite,  autour  de  Calais,  les  dépôts 
divisionnaires,  où  il  y  a  encore  quelques  milliers 
d'hommes  :  soldats  des  anciennes  classes  ou  conva- 
lescents que,  bientôt,  l'on  renverra  au  front. 

Enfin,  par  delà  la  frontière  française,  les  six 
divisions  de  l'armée  de  campagne,  bien  équipées, 
bien  armées,  avec  leurs  effectifs  complets. 

Toutes  ces  troupes,  bien  entendu,  ne  se  trouvent 
pas  en  même  temps  sur  la  ligne  de  feu.  Dans  la 
règle,  les  hommes  restent  pendant  ^quarante-huit 
heures  aux  avant-postes,  aux  tranchées  ou  au 
piquet,  et  quarante-huit  heures  au  repos,  dans  les 
cantonnements.  Mais,  pendant  ce  repos  même,  ils 


LA    BELGIQUE    LIBRE 


ne  connaissent  pas  la  sécurité,  car  il  n'y  a  pas, 
dans  la  Belgique  d'aujourd'hui,  une  seule  localité 
qui  ne  soit  sous  le  feu  des  batteries  allemandes, 
que  cette  localité  s'appelle,  par  exemple,  X...  à 
l'arrière.  Y...  sur  la  ligne  des  tranchées,  ou  Z...  aux 
avant-postes. 

Voici  X...  d'abord,  un  petit  village  de  la  région 
de  F...  à  plus  d'une  lieue  des  lignes  ennemies. 
Jamais  un  projectile  n'y  était  tombé,  et  jamais, 
sans  doute,  un  soldat  allemand  n'y  mettra  les 
pieds.  Mais,  au  mois  de  janvier  dernier,  on  y  a 
fait  cantonner  des  troupes.  Toute  une  compagnie 
avait  été  logée  dans  l'église.  La  nuit  après,  tout 
dormait  d'un  profond  sommeil,  lorsqu'un  obus  de 
2  10,  faisant  crouler  la  voûte,  tua  43  hommes  ! 

Ce  sont  là,  au  surplus,  des  accidents  excep- 
tionnels. 

Pour  entrer  réellement  dans  le  domaine  de  la 

mort,  il  faut  aller  jusqu'à  cette  interminable  ligne 

de  tranchées,  qui,  partant  de  la  mer,  va  de  Nieu- 

port  à  Dixmude,  et  de  là,  par  Soissons  et  par  Reims, 

.jusqu'aux  Vosges. 

Encore  ne  faudrait-il  pas  se  figurer  que,  dans  cette 
zone  dangereuse,  tous  les  points  soient  également 
dangereux. 

A  Nieuport,  à  Dixmude,  devant  Ypres,  la  ba- 
taille est,  pour  ainsi  dire,  continue,  et  les  obus  ne 
cessent  guère  de  pleuvoir.  Mais,  dans  d'autres 
endroits,  où  l'on  s'est  terriblement  battu  au  mois 


EN   BELGIQUE 


de  novembre,  et  où  depuis  lors  les  inondations  ont 
rendu  toute  avance  à  peu  près  impossible,  c'est  à 
peine  si,  de  temps  à  autre,  on  échange  quelques 
salves  de  shrapnells.  Aussi,  depuis  la  bataille  de 
l'Yser,  le  village  de  Y...,  ou  plutôt  les  décom- 
bres du  village  de  Y...,  sont  devenus  en  quelque 
sorte  un  but  d'excursion  pour  toutes  les  personnes 
qui  sont  admises  à  aller  au  front.  Le  poète  Emile 
Verhaeren  y  est  allé  ;  la  Reine  y  vient  quelquefois,  et 
un  abri  où  elle  s'est  arrêtée  s'appelle  «  Le  Repos  de 
la  Reine  ».  Les  hommes  politiques  qui  désirent  faire 
figure  de  héros  ne  manquent  pas,  eux  aussi,  de  s'y 
rendre,  et  peuvent,  à  leur  retour,  dire  qu'ils  ont 
visité  les  troupes  «  sous  la  pluie  des  shrapnells  » . 

En  fait,  comme  on  ne  tire  que  par  intermittence, 
et  que  les  artilleurs  allemands  ont,  à  cet  égard, 
leurs  habitudes,  le  risque  est  aussi  réduit  que  pos- 
sible, et  actuellement,  pour  courir  des  risques  à 
Y...,  il  faut  y  séjourner,  comme  le  font  les  sol- 
dats et  comme  le  font  ces  dames  anglaises,  qui  y  ont 
établi  un  poste  de  secours  où  elles  recueillent  les 
blessés. 

Elles  s'étaient  installées  au  début  à  cinquante 
mètres  des  tranchées,  dans  la  première  maison  du 
village,  mais  cette  maison  a  été  détruite,  et  elles 
habitent  aujourd'hui  un  autre  logement,  pour 
être  moins  exposées,  mais  qui  peut  néanmoins, 
d'une  heure  à  l'autre,  être  éventré  par  un  projectile. 

Que  l'on   no  se  figure  pas   au  surplus  que   le 


LA    BELGIQUE    LIBRE 


danger  qu'elles  courent  les  empêche  de  goûter, 
malgré  tout,  la  joie  de  vivre.  Ce  ne  seraient  pas 
des  Anglaises  si,  dans  cet  enfer  de  pays,  elles  n'a- 
vaient pas  trouvé  le  moyen  de  se  créer  une  sorte  de 
home,  où  elles  aiment  à  recevoir  leurs  amis. 

La  dernière  fois  que  j'y  suis  allé,  deux  officiers 
aviateurs  étaient  venus  en  auto  avec  un  appareil 
cinématographique,  et,  pendant  qu'au  dehors  les 
canons  belges  et  les  obus  allemands  faisaient 
alterner  leurs  détonations,  ces  dames  et  leurs 
hôtes  prenaient  le  thé  et  regardaient  passer  les 
films. 

Ce  ne  sont  pas  nos  soldats  belges,  au  surplus, 
qui  y  trouveraient  à  redire.  Eux-mêmes,  dans  les 
tranchées,  rivalisent  de  bonne  humeur  avec  leurs 
amies  les  misses  anglaises.  Au  fond  de  leur  abri, 
couchés  sur  la  paille,  près  du  feu  où  ils  cuisent 
leurs  pommes  de  terre,  le  riz,  le  pain,  ils  jouent 
aux  cartes.  Je  me  suis  même  laissé  dire  qu'on 
avait  amené  aux  tranchées  un  vieux  piano,  trouvé 
à  Nieuport. 

D'aucuns,  d'ailleurs,  se  plaignent  de  mener  une 
vie  trop  calme,  et  regrettent  de  n'avoir  pas  l'occa- 
sion de  tirer  plus  souvent  des  coups  de  fusil  sur  les 
Boches. 

Les  Boches,  en  effet,  sont  maintenant  assez  loin 
sur  la  rive  droite  de  l'Yser,  ou,  tout  au  moins,  de 
l'autre  côté  de  la  zone  inondée. 

Pour  les  approcher,  il  faut  aller  jusqu'aux  avant- 


EN    BELGIQUE 


postes,  dont  certains  se  trouvent  à  deux  kilomètres 
au  delà  des  tranchées. 

En  face  de  nous,  derrière  leurs  sacs  de  terre,  Toeil 
fixé  au  miroir  du  périscope,  les  sentinelles  enne- 
mies nous  guettent  et,  par-dessus  le  parapet,  nous 
voyons,  de  très  près,  le  Grand-Hôtel  de  Westende, 
les  églises  de  Middelkerke  ou  d'Ostende,  et,  quand 
il  n'y  a  pas  trop  de  brume,  le  beffroi  de  Bruges. 

C'était  notre  Belgique,  hier.  Ce  sera  notre  Bel- 
gique, demain  ! 

Cette  Belgique  de  demain,  que  sera-t-elle  ?  Qui 
saurait,  qui  oserait  le  prédire?  Mais,  quoi  qu'il 
arrive,  quoi  que  l'avenir  nous  réserve,  nous  savons, 
nous  osons  affirmer  que  cette  Belgique  sera. 

Peut-être  même  pouvons-nous  aller  plus  loin,  et 
nous  risquer  à  dire  ce  qu'elle  ne  sera  pas,  ce  qu'elle 
ne  doit  pas  être. 

Avant  même  d'avoir  vaincu,  d'aucuns  affirment 
déjà  que  la  Belgique  de  demain  doit  être  une  Bel- 
gique agrandie  aux  dépens  de  l'Allemagne. 

Quand  nous  allions  aux  Etats-Unis  et  passions 
par  l'Angleterre,  nous  eûmes  l'honneur  de  rencon- 
trer un  diplomate  éminent,  qui  jouera  sans  doute 
un  grand  rôle  quand  seront  fixées  les  conditions  de. 
la  paix  future.  Il  nous  disait  :  «  La  Belgique,  après 
cette  guerre,  doit  devenir  un  grand  pays.  »  Et 
d'autres,  moins  mesurés  dans  leurs  propos,  se 
hasardent  à  dire  :  a  II  faut  que  la  Belgique  de  demain 
s'étende  jusqu'à  la  rive  gauche  du  Rhin.  » 


10  LA    BELGIQUE    LIBRE 

Il  est  trop  tôt  pour  parler  de  ce  que  nous  pour- 
rions légitimement  demander  au  jour  de  la  victoire  : 
peut-être  une  rectification  de  la  frontière  du  côté 
de  Moresnet  et  de  Malmédy,  ou  même  le  Grand- 
Duché  de  Luxembourg,  si,  librement  consultés,  les 
Grands-ducaux  manifestent  le  désir  de  s'unir  à  la 
Belgique.  Mais  il  n'est  pas  trop  tôt  pour  dire,  dès 
à  présent,  les  raisons  qui  nous  feraient  repousser  le 
dangereux  cadeau  que  serait  un  morceau  d'Alle- 
magne. 

Au  point  de  vue  de  notre  politique  intérieure, 
d'abord,  notre  pays  est  suffisamment  divisé  par  le 
dualisme  des  langues,  par  la  différence  des  points 
de  vue  entre  les  Flamands  et  les  Wallons,  pour  que 
ce  soit  folie  d'y  vouloir  annexer  des  populations 
allemandes,  avec  d'autres  mœurs,  d'autres  habi- 
tudes, d'autres  traditions. 

De  plus,  et  surtout,  procéder  par  force  à  des 
annexions  de  territoire,  créer  en  Europe  de  nou- 
veaux irrédentismes,  transformer  une  guerre  de 
défense  contre  l'impérialisme  germanique  en  une 
guerre  de  conquête  contre  le  peuple  allemand,  ce 
serait  enlever  à  notre  cause  tout  ce  qui  fait  sa 
grandeur,  sa  noblesse  et  sa  légitimité. 

Il  y  a  quelques  semaines,  à  Londres,  les  socia- 
listes des  nations  alliées,  —  Français,  Russes,  An- 
glais, Belges,  —  se  réunissaient  en  conférence  dans 
le  but  d'affirmer,  s'il  était  possible,  une  politique 
commune.  Pareille  tentative  semblait  condamnée  à 


EN   BELGIQUE  II 


un  échec.  Comment  faire  coïncider  en  effet  les 
points  de  vue  d'hommes  aussi  différents,  placés 
dans  des  conditions  aussi  différentes,  que  les 
socialistes  belges,  légitimement  exaspérés  par  le 
traitement  dont  leur  pays  a  été  l'innocente  victime, 
les  socialistes  français,  conscients  d'être  en  état  de 
légitime  défense,  et  les  anti-impérialistes  de  la 
Confédération  générale  du  Travail,  les  Tolstoïens 
de  l'Independent  Labour  Party,  et  les  révolution- 
naires russes,  placés  dans  cette  alternative  tragique 
de  faire  crédit  au  tsarisme  qui  ne  désarmait  pas  ou 
de  faire  tort  à  la  démocratie  occidentale  en  armes 
contre  l'impérialisme  germanique  ?  Nous  y  sommes 
parvenus  cependant.  Certes,  l'ordre  du  jour  voté 
par  la  conférence  a  été  critiqué.  On  l'a  trouvé 
vague  et  imprécis.  On  n'a  pas  compris,  on  n'a  pas 
voulu  comprendre,  que  c'était  un  résultat  essentiel 
d'avoir  obtenu  l'uniformité  sur  cette  affirmation 
que  la  victoire  de  l'Allemagne  serait  l'écrasement 
de  la  démocratie  en  Europe  et  que,  pour  éviter 
cette  catastrophe,  la  guerre  devait  être  menée  jus- 
qu'au bout. 

Mais  les  socialistes  n'eussent  pas  dit  leur  pensée 
tout  entière  s'ils  n'avaient  pas  ajouté  que  ce  bout 
ce  n'est  l'écrasement  politique  et  économique  de 
l'Allemagne,  mais,  au  contraire,  la  libération  de 
l'Allemagne,  dominée  ou  trompée  par  ceux  qui  la 
gouvernent. 

Ce  qui  fait  pour  nous,  en  effet,  de  la  guerre  ac- 


12  LA   BELGIQUE    LIBRE 


tuelle  une  guerre  sainte,  c'est  que  nous  avons 
conscience  de  lutter  pour  le  droit,  la  liberté  et  la 
civilisation. 

Nous  luttons  pour  le  droit,  incarné  dans  la  Bel- 
gique, dont  les  plaies  saignantes  crient  vengeance 
au  ciel,  et  le  droit  ne  sera  vengé  que  le  jour  où 
notre  pays  sera  rendu  à  lui-même  et  intégralement 
indemnisé. 

Nous  luttons  pour  la  liberté,  c'est-à-dire  pour  la 
liberté  des  peuples  à  disposer  d'eux-mêmes,  et  la 
liberté  ne  triomphera  que  le  jour  où  la  Pologne 
sera  ressuscitée,  où  la  France  recouvrera  ses  fron- 
tières naturelles,  où  de  la  mer  du  Nord  aux  Bal- 
kans il  n'y  aura  plus  un  peuple  qui  subisse  la  loi 
du  plus  fort. 

Nous  luttons,  enfin,  pour  la  civilisation,  et  la 
civilisation  ne  sera  sauvée  que  le  jour  où  sera 
vaincue,  non  pas  TAllemagne  des  penseurs  et  des 
poètes,  mais  l'Allemagne  des  hobereaux,  des  mili- 
taires professionnels,  des  fabricants  de  canons, 
l'Allemagne  des  Krupp,  des  Zeppelin,  des  Guil- 
laume II,  et  aussi  l'Allemagne  des  intellectuels, 
qui  ont  si  complètement  donné  raison  à  cette 
parole  :  «  Science  sans  conscience  est  la  ruine  de 
l'âme.  » 

Ceux-là  sont  pires  que  ceux  qui  ont  commis  les 
pires  méfaits,  car  ils  les  ont  approuvés  sans  avoir 
l'excuse  de  la  fureur  du  combat.  La  Belgique  a  été 
violée,  et  ils  ont  approuvé  ;  la  Belgique  a  été  mar- 


EN   BELGIQUE  l3 


tjrisée,  et  ils  ont  approuvé;  la  Belgique  a  été 
ruinée,  affamée,  décimée,  et  ils  approuvent  encore  I 
Aussi,  contre  ceux-là,  le  monde  entier  se  lève,  et, 
c'est  notre  ferme  conviction,  dans  cette  lutte,  le 
dernier  mot  restera  à  l'Humanité. 


UN  MOINE  GUERRIER  (^) 


Je  suis  allé,  ces  temps  derniers,  en  West-Flandre, 
un  pauvre  pays  de  brumes  et  de  marécages,  arrosé 
de  sang,  semé  de  ruines. 

De  Nieuport  à  Ypres,  les  tranchées  belges  et 
françaises  en  marquent  la  frontière.  Devant  elles, 
une  large  zone  d'inondation  leur  sert  de  fossé. 

Au  dix-septième  siècle,  quand  ils  se  battaient  i 
dans  les  mêmes  régions,  les  soldats  de  Maurice  de  \ 
Nassau  appelaient  cette  guerre  la  guerre  des  gre- 
nouilles. Les  choses  n'ont  pas  changé.  Aujourd'hui, 
comme  alors,  on  se  dispute  une  grenouillère.  Sauf 
sur  quelques  points,  où  il  y  a  des  ponts,  les  armées 
ennemies  sont  séparées  par  deux  kilomètres  d'eau  ou 
de  boue.  Des  fermes  ou  des  hameaux  ruinés  émer- 
gent, de  place  en  place.  On  y  a  établi  des  avant- 
postes.  La  plupart  sont  inaccessibles  le  jour,  à 
cause  de  la  mitraille.  Mais  on  s'y  rend  la  nuit,  pour 
la  relève  des  troupes  ou  leur  ravitaillement. 

Pendant  que  j'étais  à  P...,  des  officiers  se  propo- 
sèrent de  visiter  l'un  de  ces  avant-postes,  à  l'ex- 
trême pointe  des  lignes  belges  : 


(i)  Journal,  8  avril  191 5. 


UN    MOINE   GUERRIER  l5 

«  Vous  y  rencontrerez  »,  me  dit-on,  «  un  homme 
peu  ordinaire.  Hier,  c'était  un  moine.  Aujourd'hui, 
c'est  un  officier.  Après  de  brillants  débuts  dans 
l'armée,  il  entra,  un  beau  jour,  dans  un  couvent  de 
franciscains.  La  guerre  l'y  surprit  et  l'en  fît  sortir. 
Son  froc  jeté,  il  reprit  l'uniforme,  et  le  voici  lieute- 
nant, décoré  pour  fait  de  guerre,  réclamant  comme 
une  faveur  d'être  envoyé  à  des  postes  pénibles  et 
périlleux.  » 

Nous  partîmes  donc,  pour  aller  voir  ce  moine 
guerrier  dans  son  ermitage. 

Une  digue  de  fascines  y  conduit,  reliant  des  îlots 
boueux,  où  l'on  enfonce  jusqu'aux  genoux.  Pour 
les  traverser,  chaque  compagnie  dispose  de  quel- 
ques paires  de  hautes  bottes  en  caoutchouc. 

La  nuit  était  claire.  Un  mince  croissant  de  lune 
se  reflétait  dans  la  lagune.  Du  côté  de  Nieuport, 
les  Allemands  lançaient  des  fusées  lumineuses, 
pour  éclairer  leurs  approches  en  prévision  d'une 
-attaque  possible.  Les  canons  ennemis  grondaient 
au  loin  et,  par-dessus  nos  têtes,  les  120  longs  fran- 
çais envoyaient  leurs  obus  dans  les  cantonnements, 
de  l'autre  côté  de  l'Yser.  Ils  passaient  en  sifflant, 
comme  des  oiseaux,  très  haut  dans  le  ciel. 

Après  avoir  marché  pendant  une  heure,  le  bâton 
à  la  main,  pour  ne  pas  trébucher,  nous  atteignons 
le  village  de  0...,  ou,  plutôt,  ce  qui  reste  du  village 
de  0...  :  quelques  pans  de  murs,  un  clocher  écroulé, 
une  ferme  éventrée  par  les  projectiles. 


i6 


LA    BELGIQUE    LIBRE 


C'est  là  que  se  trouve  la  grand'garde  comman- 
dée par  le  lieutenant  L... 

Une  quinzaine  de  soldats  font  le  guet,  car  les 
tranchées  allemandes  sont  à  deux  cents  mètres.  Les 
autres,  dans  une  cave,  jouaient  aux  cartes.  Une 
recrue,  arrivée  d'hier,  dort,  le  nez  sur  une  poutre. 
Le  chef  est  là-haut,  dans  une  sorte  de  pigeonnier, 
qui  lui  sert  d'observatoire. 

Nous  montons,  et  il  nous  fait  les  honneurs  de  sa 
cellule.  Cinq  mètres  de  long  sur  quatre  de  large.  Pour 
meubles,  une  paillasse,  une  chaise  trouée  et  une 
table  boiteuse.  Pas  d'autre  luminaire  qu'une  lan- 
terne sourde,  invisible  au  dehors. 

Notre  ermite  vit  dans  ce  taudis  depuis  plus  d'un 
mois.  On  relève  ses  hommes  toutes  les  vingt-quatre 
heures.  Lui  refuse  d'être  relevé.  Observateur  pour 
l'artillerie,  il  ne  bouge  pas  de  son  poste,  sans  autre 
lien  avec  le  monde  extérieur  que  le  fil  de  télé- 
phone qui  le  relie  au  quartier  général.  On  le  ravi- 
taille comme  on  peut,  les  nuits  de  calme.  Mais, 
parfois,  les  communications,  sous  le  feu  des 
mitrailleurs,  deviennent  impossibles.  Il  y  a  quel- 
ques semaines,  pendant  trois  jours,  on  n'a  pu 
envoyer  d'eau  potable.  L...,  pour  étancher  sa  soif, 
prit  de  l'eau  des  inondations,  de  l'eau  salée  où 
macèrent  des  cadavres,  il  fit  bouillir  dans  une 
marmite  et  lécha  les  gouttelettes  qui  se  déposaient 
sur  le  couvercle.  L'autre  soir,  un  obus  est  entré 
chez  lui.  Il  éclata  ;  mais  par  un  hasard  extraordi- 


UN    MOINE    GUERRIER  I7 

naire  — peut-être,  dit-il,  un  miracle  —  L...  n'eut 
d'autre  mal  qu'une  écorchure  au  doigt. 

A  qui  lui  demande  si  la  vie,  dans  ces  conditions, 
n'est  pas  insupportable,  s'il  ne  meurt  pas  d'ennui 
et  de  solitude,  notre  hôte  répond  :  «  Je  n'ai  jamais 
été  aussi  heureux.  Le  temps  passe  vite.  Je  fais  mon 
petit  ménage.  Je  veille  sur  mes  hommes.  Je  com- 
munique mes  observations.  J'ai  conscience  d'être 
utile  à  mon  pays.  »  Et,  pour  compléter  sa  pensée, 
il  nous  montra,  sur  la  muraille,  ces  mots,  gravés 
au  canif  :  «  Vive  le  Roi  !  » 

Quelle  distance  entre  cet  homme,  ce  religieux, 
ce  conservateur,  ce  royaliste,  et  le  républicain,  le 
socialiste,  l'incroyant  auquel  il  fait  accueil.  Et 
cependant,  lorsque  je  lui  serre  la  main,  en  toute 
sympathie,  cette  distance  s'efface.  Nous  sommes 
tout  près  l'un  de  l'autre.  Nous  voulons,  nous  sen- 
tons, nous  espérons  les  mêmes  choses.  Si  les  modes 
d'expression  diffèrent,  les  sentiments  sont  iden- 
tiques. Il  est  sorti  de  son  couvent.  J'ai  quitté  ma 
Maison  du  Peuple.  Nous  nous  défendons,  coude  à 
coude,  contre  l'agression  brutale  et  injuste.  La 
Belgique  d'hier  est  morte.  Vive  la  Belgique  de 
demain  ! 


bêluiquk  knvaHIe 


SUR  LA  LIGNE  DE  FEU 


LA  MAISON  DE  LA  JOCONDE 

C'est  quelque  part,  là-bas,  dans  ce  qui  nous 
reste  de  la  Belgique.  L'Yser,  lente  et  trouble,  coule 
derrière  de  hautes  digues  de  gazon.  Une  maison 
isolée  s'y  adosse,  qui  était,  hier  encore,  proprette 
et  avenante.  Des  officiers  belges,  un  soir,  y  entrè- 
rent pour  se  chauffer,  au  sortir  de  leurs  tranchées 
boueuses  et  froides.  Ils  furent  reçus  par  une  vieille 
femme  qui  leur  offrit,  le  cœur  sur  la  main,  tout  ce 
qu'elle  avait  de  meilleur.  L'un  d'eux,  enchanté  du 
contraste,  s'écria  :  «  Nous  sommes  au  Louvre  !  » 
Un  autre  ajouta,  en  désignant  l'hôtesse  :  «  Et  voilà 
la  Joconde  !  »  Ce  nom  lui  resta.  On  l'inscrivit  sur 
la  porte. 

Depuis  lors,  on  s'est  âprement  battu  dans  ce 
coin  des  Flandres.  La  digue,  coupée  de  tranchées, 
n'a  cessé  d'être  battue  par  l'artillerie  allemande  et, 
naturellement,  la  maison  de  la  Joconde  a  eu  sa 
part,  sa  large  part  de  projectiles. 

Mais,  pendant  longtemps,  la  Joconde  n'a  pas 
voulu  partir.  Pendant  des  semaines,  elle  s'est 
rendue  utile  aux  soldats.  Les  jours  de  calme,  elle 
leur  faisait  la  soupe  ou  le  café.  Quand  la  pluie  de 


SUR    LA   LIGNE    DE    FEU  I9 

shrapnells  devenait  trop  forte,  nos  poilus  l'emme- 
naient dans  leurs  trous  de  taupes. 

Un  jour,  le  roi  Albert  vint  à  passer.  Il  la  félicita  ; 
peut-être  l'eût-il  décorée  comme  les  dames  an- 
glaises de  Y...  Mais  la  Joconde  désirait  autre 
chose.  Sa  maison,  sa  pauvre  maison  était  en 
ruine.  Le  Roi,  après  la  guerre,  voudrait-il  la  re- 
bâtir? On  le  lui  promit.  On  la  rassura  sur  Tavenir 
de  son  home.  Il  n'était  plus  nécessaire,  dès  lors, 
d'y  monter  la  garde.  Elle  s'en  fut  sans  plus  tarder. 

Sans  doute  elle  reviendra  tôt  ou  tard,  comme 
est  revenue  l'autre  Joconde,  celle  de  Paris. 


En  écrivant  cette  histoire,  je  m'avise  qu'elle  n'a 
guère  d'intérêt.  Mais  qu'y  puis-je?  La  guerre,  telle 
qu'elle  est,  ressemble  si  peu  à  la  guerre  telle  qu'on 
la  raconte  à  vingt  kilomètres  du  front  !  Une  fois  de 
plus,  je  m'en  rendis  compte,  le  jour  où  le  général 
commandant  la  ...®D.  A.  nous  mena  voir  la  maison 
de  la  Joconde. 

Dans  cette  zone  où  il  n'y  a  pas  un  arpent  de 
terre  qui  n'ait  été  labouré  par  les  obus  ou  qui  ne 
risque  à  tout  moment  de  l'être,  rien  ne  bougeait 
rien  ne  se  montrait. 

Nous  pûmes,  sans  encombre,  passer  sur  l'autre 
rive  et,  par  un  boyau  d'accès,  la  tête  rentrée  dans 


20  LA    BELGIQUE    LIBRE 

les  épaules,  gagner  rextrôme  point  des  positions 
belges. 

De  cet  endroit  aux  avant-postes  allemands,  il 
n'y  a  pas  plus  de  quatre  cents  mètres. 

A  croppetons  dans  la  tranchée,  nous  regardions 
sans  nous  découvrir. 

La  ville  de  X...  est  tout  près.  On  la  bombarde 
depuis  six  mois.  Mais  du  dehors,  comme  à  l'ordi- 
naire, elle  paraît  intacte.  J'y  suis  allé  jadis  en  tou- 
riste. Rien  n'empêche,  semble-t-il,  d'y  aller  encore, 
de  se  promener  dans  ses  rues  tranquilles;  rien, 
que  cette  ligne  blanche,  presque  invisible  :  les 
tranchées  allemandes. 

Des  hommes  sont  là  aux  aguets;  des  hommes 
comme  nous;  des  hommes  qui,  laissés  à  eux- 
mêmes,  ne  demanderaient  qu'à  vivre  et  à  laisser 
vivre.  Ils  ont  une  famille.  Ils  ont  des  enfants.  Ils 
se  demandent,  comme  les  nôtres,  combien  de  | 
temps  encore  durera  cette  guerre...  | 

Mais  quelqu'un  de  nous  a  dû  se  montrer.  Une      | 
balle  siffle.  La  détonation  d'un  coup  de  fusil  nous      | 
parvient,  très  faible,  comme  le  bruit  d'une  brique      I 
tombant  à  l'eau.  Puis,  quand  nous  avons  déjà  re- 
passé l'eau,  des  shrapnells  et  des  obus  brisants 
commencent  à  tomber,  de  minute  en  minute.  Ni 
tués  ni  blessés  d'ailleurs.  Ce  sont  des  munitions 
gaspillées  sans  plus.  Le  calme  renaît  bientôt,  jus- 
qu'à l'heure,  prochaine  peut-être,  où,  sur  ce  coin 
de  l'immense  ligne,  on  se  battra  pour  de  bon. 


SUR    LA    LIGNE    DE    FEU  21 


*     * 


Cette  guerre  de  tranchées  doit  paraître  à  nos  sol- 
dats aussi  monotone  et  fastidieuse  que  leur  travail 
d'ouvriers  industriels.  Pendant  des  semaines  rien 
ne'  se  passe.  Les  hommes  dorment,  jouent  aux 
cartes,  parcourent,  en  bâillant,  un  journal,  sans 
autre  diversion  —  de  temps  à  autre  —  qu'un  arro- 
sage de  shrapnells. 

Parfois,  deux  ou  trois  camarades  sont  tués  par 
un  obus.  On  les  enterre  à  quelques  pas  des  abris 
et,  peu  à  peu,  une  ligne  de  tombes  vient  doubler  la 
ligne  des  tranchées. 

Je  vois  encore,  à  P...,  quelques-unes  de  ces 
tombes,  avec  leurs  croix  de  bois  blanc,  coiffées  de 
la  casquette  du  mort,  ou  couronnées  de  fleurs,  ou 
précédées  d'un  tertre  de  gazon,  avec  des  arabes- 
ques en  douilles  de  cartouches. 

De  l'autre  côté,  dans  l'eau  des  inondations,  on 
me  montre  une  chose  noirâtre  et  informe,  puis  une 
autre,  avec  un  ceinturon  brillant  au  soleil  :  des  ca- 
davres allemands  du  dernier  hiver,  remontés  à  la 
surface,  ballonnés,  décomposés,  couverts  de  moi- 
sissures. La  mort  devant,  la  mort  derrière,  et  au 
milieu  de  jeunes  soldats,  séparés  de  tout,  n'ayant 
guère  autre  chose  à  faire  que  de  penser,  de  penser 
à  ce  qui,  peut-être,  les  attend  demain. 


22  LA    BELGIQUE    LIBRE 

Il  semble  que  nul  moral  ne  puisse  résister  à  pa- 
reille épreuve.  Mais  la  nature  humaine  est  merveil- 
leusement élastique.  Ces  mêmes  hommes,  je  les 
avais  vus,  le  mois  dernier,  dans  la  paix  de  leurs 
cantonnements.  Ils  se  plaignaient,  ils  maudissaient 
cette  guerre.  Ils  demandaient  anxieusement  quand 
ce  serait  la  fin.  Ici,  au  contraire,  personne  ne 
murmure.  La  seule  perspective  de  l'action  suffît  à 
les  tenir  en  haleine.  Ils  ne  demandent  qu'une 
chose  :  se  battre,  refouler  l'ennemi,  rentrer  chez 
eux,  certes,  mais  drapeau  en  tête.  Et,  malgré  tout 
ce  qu'ils  ont  souffert,  tout  ce  qu'ils  souffrent,  tout 
ce  qu'ils  souffriront  encore,  leur  humeur  est 
joyeuse,  car  une  grande  espérance  les  soutient  : 
ils  se  battent  pour  être  des  hommes  libres,  dans 
une  Europe  libérée. 

DANS  LES  TRANCHÉES  BELGES  (0 

Il  y  aura  bientôt  un  an  que  le  front  ouest  est 
indiqué,  sur  les  cartes  de  guerre,  par  une  ligne 
continue  qui  va  de  la  mer  aux  Vosges.  Cette  ligne, 
au  début,  était  fictive.  Les  armées  en  présence  se 
retranchaient  sur  certains  points  ;  elles  combattaient 
en  rase  campagne  sur  d'autres.  Aujourd'hui,  au 
contraire,  toute  solution  de  continuité  a  disparu.  La 


(i)  Le  Petit  Parisien,  29  septembre  igiô. 


™ 


SUR    LA    LIGNE    DE    FEU 


23 


fiction  est  devenue  une  réalité.  Celui  qui  entrerait 
dans  les  tranchées  de  première  ligne,  près  de  la 
Grande-Dune  de  Lombartzyde,  pourrait  y  cheminer, 
sur  un  parcours  de  six  cents  à  sept  cents  kilomètres, 
à  travers  Targile  des  Flandres,  la  craie  de  la  Cham- 
pagne, le  terreau  de  TArgonne.  Il  rencontrerait 
successivement,  dans  cet  interminable  boyau,  des 
Français,  des  Belges,  puis  des  Français  encore,  des 
Anglais  avec  des  Indiens,  des  Canadiens,  des  Aus- 
traliens, et,  dans  les  lignes  françaises  de  nouveau, 
à  côté  des  poilus  de  tous  les  pays  de  France,  des 
turcos,  des  spahis,  des  tirailleurs  algériens,  des 
goumiers  du  Maroc,  des  noirs  du  Sénégal.  Sauf  en 
de  rares  endroits,  il  ne  verrait  rien  que  la  tranchée 
même  ;  quand  elle  n'est  pas  creusée  dans  le  sol, 
assez  profondément  pour  abriter  ses  défenseurs, 
des  parapets,  des  fascines,  des  tonneaux  ou  des 
sacs  de  terre  s'élèvent  plus  qu'à  hauteur  d'homme. 
Mais,  de  place  en  place,  les  sentinelles  ont  des  pé- 
riscopes et,  parfois,  c'est  à  quinze  ou  vingt  mètres 
de  distance  que,  dans  leurs  miroirs,  on  aperçoit  les 
lignes  allemandes. 

A  de  tels  postes  il  faut  être  toujours  en  éveil  : 
l'ennemi  peut  jeter  des  grenades,  lancer  des  tor- 
pilles aériennes,  envoyer  une  volée  de  shrapnells 
sur  la  première  ligne.  Ses  tireurs  envoient  des 
balles,  tantôt  au  hasard,  sur  des  points  repérés, 
tantôt  avec  une  précision  redoutable  sur  tout  ce 
qui  bouge  :  un  soldat  qui  se  découvre,  un  impru- 


24  LA    BELGIQUE    LIBRE 

dent  qui  passe  derrière  Tembrasure  d'une  mitrail- 
leuse ou  d'un  fusil. 

Ce  n'est  point  toujours,  au  surplus,  sur  des 
hommes  que  l'on  tire.  L'autre  jour,  du  côté  de 
l'Yser,  un  officier  belge,  qu'Alphonse  Allais  eût 
aimé,  nous  disait  : 

—  Le  seul  malheur,  c'est  que  nous  n'ayons  pas 
de  cartouches... 

—  Pas  de  cartouches,  grand  Dieu  I 

—  Non,  pas  de  cartouches,  de  cartouches  de 
chasse  pour  les  vanneaux,  les  courlis,  les  hérons 
qui  viennent  se  poser  tout  près  de  nous,  dans  les 
inondations. 

Ailleurs  on  nous  racontait  que  deux  choses  tra- 
hissaient la  présence  des  Boches  terrés  et  invi- 
sibles :  le  fumet  de  leur  fricot  et,  de  grand  matin, 
les  coups  de  fusil  tirés  sur  les  canards  sauvages. 

On  eût  pu  ajouter,  en  outre,  que,  parfois,  d'une 
tranchée  à  l'autre,  on  se  fait  signe  et  qu'on  finit 
par  se  connaître. 

C'est  ainsi  que,  devant  Dixmude,  on  me  montra 
le  réduit  de  M.  Fritz. 

M.  Fritz,  qui  niche  près  de  la  minoterie,  est  un 
tireur  redoutable.  Il  avait  déjà  tué,  en  cet  endroit, 
plusieurs  soldats  belges,  quand  il  crut  devoir  en- 
voyer, dans  une  boîte  à  sardines,  sa  carte  de  visite, 
avec  quelques  annotations  supplémentaires,  don- 
nant son  âge,  sa  profession,  sa  résidence.  Le  per- 
sonnage, d'ailleurs,  est  prudent  non  moins  qu'ha- 


SUR    LA    LIGNE    DE    FEU  25 


bile.  Depuis  que  deux  tireurs  belges,  aussi  adroits 
que  lui,  sont  spécialement  attachés  à  sa  personne, 
il  ne  donne  plus  signe  de  vie. 

Mais,  pour  un  M.  Fritz  qui  ne  se  montre  pas, 
dix  autres  le  remplacent,  et,  à  certains  points  de  la 
ligne,  la  fusillade,  surtout  la  nuit,  ne  cesse  guère. 

Parfois  aussi  l'artillerie  s'en  mêle. 

Nous  étions  arrivés,  un  certain  soir,  au  point  de 
contact  des  Français  et  des  Belges.  Ici,  le  dernier 
des  soldats  belges,  et,  à  ses  côtés,  coude  à  coude 
—  symbole  vivant  de  leur  fraternité  d'armes  —  le 
premier  soldat  français,  qui  se  trouvait  être,  du 
reste,  un  joyeux  tirailleur  algérien. 

Comme  nous  allions  entrer  dans  le  ((  boyau 
franco-belge  »  pour  regagner  notre  auto,  on  nous 
prévint  qu'à  5^3o  il  y  aurait  un  tir  d'artillerie 
violent  :  «  Soixante  avions  belges,  anglais  et  fran- 
çais vont  partir  pour  jeter  des  bombes  dans  les 
cantonnements  ennemis,  et  notre  artillerie  va  les 
appuyer.  » 

A  l'heure  dite,  en  effet,  la  canonnade  commença 
et,  toutes  les  batteries  entrant  en  action,  leurs  dé- 
tonations se  succédèrent  de  plus  en  plus  près. 

Dans  le  ciel  les  éclatements  des  shrapnells  alle- 
mands marquaient  la  place  des  avions,  à  peine  vi- 
sibles eux-mêmes. 

Comme  nous  étions  exactement  entre  les  batteries 
françaises  et  les  positions  bombardées,  les  obus  de 
nos  amis  nous  passaient  en   sifflant  par-dessus  la 


20  LA   BELGIQUE    LIBRE 

tête,  et  bientôt  les  «  marmites  »  allemandes  vinrent, 
pour  la  riposte,  tomber  en  avant  des  lignes. 

Tout  cela  dura  vingt  minutes,  pendant  lesquelles 
sans  doute,  dans  les  bois  qui  fermaient  l'horizon, 
des  centaines  de  soldats  avaient  trouvé  la  mort  sous 
une  pluie  de  projectiles  !  Puis  le  calme  se  fît, 
tandis  que  les  ombres  du  soir  s'allongeaient  sur  la 
campagne. 

Nous  lûmes,  le  lendemain,  dans  le  communiqué 
officiel,  que  l'artillerie  et  les  aéroplanes  des  Alliés 
avaient  bombardé  la  forêt  de  Houthulst. 


DANS   LES   LIGNES  FRANÇAISES 


ARRAS  ET  SOISSONS 


\ 


(Septembre  191 5.) 


En  revenant  d'Italie  et  en  allant  au  Grand 
Quartier  général  belge,  où  le  Conseil  des  ministres 
se  réunissait  pour  la  première  fois  en  Belgique, 
depuis  Anvers,  j'ai  pu,  grâce  à  M.  Millerand, 
visiter  Soissons  et  Arras.  J'ai  parcouru  également 
quelques  tranchées  de  première  ligne,  du  côté  de 
l'Aisne  et  de  la  S  carpe. 

Malgré  des  bombardements  presque  quotidiens, 
Soissons,  en  somme,  n'a  pas  trop  souffert.  Sa 
cathédrale  aux  blanches  voûtes  a  été  percée  à  jour 
par  quelques  obus,  mais  le  mal  ne  laisse  pas  d'être 
réparable.  Elle  avait  d'ailleurs  été  reconstruite, 
sous  couleur  de  restauration.  Si  les  choses  restent 
dans  l'état  actuel,  il  suffira  de  mettre  d'autres 
pierres  neuves  à  la  place  de  celles  qui  sont 
tombées. 

A  Arras,  par  contre,  c'est  le  désastre.  La  ville 
n'est  pas,  ou  pas  encore,  un  amas  de  décombres, 
comme  Nieuport,  comme  Ypres,  ou  nos  pauvres 


28  LA    BELGIQUE    LIBRE 


villages  de  TYser.  Mais  la  cathédrale  est  tombée 
presque  tout  entière  dans  la  rue,  où  ses  débris 
barrent  le  passage.  Nombre  de  façades,  réduites 
en  poussière  par  un  seul  gros  projectile,  sont 
remplacées  par  un  trou  béant.  L'Hôtel  de  Ville,  ce 
bijou,  a  subi  de  lamentables  outrages.  Dans  beau- 
coup de  rues,  pas  une  maison  n'est  intacte. 

Avant  la  guerre,  Arras  avait  26.000  habitants. 
Il  en  reste  1.200  :  des  gardiens  de  maisons, 
quelques  employés  fidèles  au  poste  et,  aussi,  des 
rentiers,  attachés  à  leurs  logis  comme  des  escargots 
à  leur  coquille,  ou  de  petits  commerçants  que  rien 
n'arrache  à  leur  échoppe. 

A  côté  des  ruines  de  l'Hôtel  de  Ville,  par 
exemple,  en  pleine  zone  de  feu,  nous  trouvâmes 
dans  une  petite  boutique  —  la  seule  d'ailleurs  qui 
soit  restée  ouverte  —  un  petit  vieux  qui  vendait  de 
la  porcelaine,  des  couronnes  funéraires  pour  les 
victimes  du  bombardement  et  des  cartes  postales 
illustrées  montrant  les  ravages  de  l'artillerie  alle- 
mande. J'ai  acheté  l'une  de  ces  cartes,  l'ai  écrite 
sur  place  et  l'ai  mise  à  la  poste  dans  le  réduit,  plus 
ou  moins  abrité,  où,  au  péril  de  leur  vie,  deux 
postiers  continuent  leur  service. 

Tous  les  jours,  ou  à  peu  près,  on  bombarde.  Au 
premier  obus,  les  bombardés  descendent  dans 
leurs  caves.  Le  plus  souvent,  ils  y  habitent.  La 
veille,  à  Soissons,  le  colonel  du  ...  nous  avait  offert 
le  thé  à  six  pieds  sous  terre.  De  même,  à  Arras,  le 


DANS    LES    LIGNES    FRANÇAISES  29 


înéralX...,  qui  avait  bien  voulu  m'inviteràdéjeu- 
ler,  me  reçut  dans  le  sous-sol,  où  nous  passâmes 
deux  heures  pleines  d'intérêt,  avant  de  nous  rendre 
aux  tranchées. 

Il  y  faisait  très  calme. 

De  temps  à  autre,  un  obus  passait  par-dessus 
notre  tête,  allant  vers  Arras.  Pour  le  surplus,  «  rien 
à  signaler  »,  dirait  sans  doute  le  communiqué 
officiel. 

Peut-être  ceux  qui  lisent  ces  mots  se  deman- 
dent parfois  ce  que  font  les  troupes,  pendant  ces 
périodes,  souvent  longues,  d'inaction  apparente? 

Elles  travaillent.  Elles  remuent  de  la  terre.  Elles 
développent,  de  plus  en  plus,  le  dédale  des  tran- 
chées et  des  boyaux  d'accès. 

Pendant  le  jour,  les  hommes  dorment  dans  leurs 
abris,  jouent  aux  cartes,  parcourent  un  journal  ou 
un  livre,  écrivent  à  leurs  parents.  Dès  que  la  nuit 
vient,  l'activité  commence  et  dure  jusqu'à  l'aube; 
les  tranchées  s'ajoutent  aux  tranchées  ;  les  fils  de 
fer  et  les  ronces  artificielles  s'étendent,  de  place  en 
place,  sous  des  frondaisons  de  fougères,  dans  la 
paix  ombreuse  des  grands  parcs,  à  l'orée  des  sapi- 
nières. Dans  ces  beaux  jardins  de  l'Ile-de-France, 
la  mort  guette  partout. 

A  certains  endroits  les  lignes  se  rapprochent.  On 
est  à  trente  mètres,  à  vingt  mètres  de  l'ennemi.  On 
sait  qu'il  est  là  ;  qu'il  suffirait  de  se  montrer  pour 
que  ses  fusils  partent... 


3o  LA   BELGIQUE    LIBRE 

—  Les  voyez-vous  parfois?  demandai-je  aux 
officiers  qui  étaient  près  de  moi. 

Et  déjà  Tun  me  répondait  :  a  Presque  jamais. 
Tout  le  jour  durant  ils  se  terrent  comme  des 
taupes...  »,  lorsque,  me  saisissant  par  le  bras  : 

—  Regardez  vite,  me  dit  quelqu'un,  droit 
devant  vous,  tout  près.  Dans  la  direction  de  ce 
poteau.  En  voici  un  ! 

A  vingt  pas  de  nous,  en  effet,  une  main  dépas- 
sait le  parapet  de  la  tranchée  allemande  et,  l'ins- 
tant d'après,  nous  vîmes  le  propriétaire  de  cette 
main  qui  se  découvrait  un  peu. 

Des  fusils,  déjà,  étaient  braqués  sur  lui  et  le 
visaient  longuement,  soigneusement,  comme  on 
vise  une  bête  fauve  dans  une  chasse  à  l'affût.  Gela 
dura  trente,  quarante  secondes,  et  j'eus  le  temps 
de  me  poser  cette  question. 

«  Souhaitais-je  que  nos  hommes  tirent  juste?  » 
Eh  bien,  non,  je  ne  le  souhaitais  point,  comme  je 
l'eusse  souhaité  peut-être  si,  la  veille,  j'avais  vu 
tomber  près  de  moi  quelque  camarade.  En  quelque 
sorte,  malgré  moi,  je  faisais  des  vœux  pour  que 
l'Allemand  en  réchappe.  Un  coup  partit,  puis  deux 
autres.  Mes  vœux  étaient  exaucés,  et  je  me  disais 
que,  sans  doute,  mieux  eût  valu  réserver  ma  pitié 
pour  d'autres. 

Au  reste,  l'instant  d'après,  un  coup  de  fusil,  tiré 
en  réponse,  nous  replaçait  devant  ce  dilemme  de 
toute  guerre  :  tuer  ou  être  tués  I 


DANS   LES    LIGNES    FRANÇAISES 


Il  ne  faudrait  pas  croire  cependant  que  tou- 
jours les  soldats  qui  se  trouvent  ainsi  nez  à  nez  se 
tirent  dessus  ou  s'envoient  des  grenades. 

A  certains  moments,  on  se  jette  des  journaux, 
roulés  en  boule  et  lestés  d'un  caillou. 

L'autre  jour,  ici  même,  les  Français  virent  arri- 
ver un  chien,  porteur  de  ce  message  : 

«  Prière  de  prévenir  le  caporal  X...  que  sa 
femme  et  ses  enfants  qui  habitent  Lens  (dans  les 
lignes  allemandes)  se  portent  bien  et  lui  envoient 
leurs  amitiés.  » 

Au  moment  de  l'intervention  italienne,  les  Fran- 
çais se  firent  une  fête  d'annoncer  l'événement  de 
l'autre  côté  de  la  barricade. 

—  Bonne  nouvelle  pour  vous,  les  Boches  :  l'Italie 
entre  dans  la  danse  ! 

Et  les  Boches  de  répondre,  du  tac  au  tac  : 

—  Tant  mieux.  Ce  nous  sera  une  vraie  joie  que 
de  leur  tomber  dessus  ! 

On  se  demandera,  peut-être,  comment  il  est 
possible  que  ce  tête-à-tête  se  prolonge  entre  ces 
deux  armées  formidables  qui  auraient,  l'une  et 
l'autre,  un  intérêt  vital  à  pousser  de  l'avant. 

Pour  s'en  rendre  compte,  il  faut  avoir  vu  les 
travaux  de  défense  que,  pendant  dix  mois,  les 
a'dversaires  ont  accumulés. 

On  a  transformé  en  casemates  les  carrières  si 
nombreuses  dans  la  région  de  l'Aisne.  On  a  créé 
des  abris  bétonnés,  ou  protégés  par  une  épaisse 


32  LA    BELGIQUE    LIBRE 


couche  de  terre,  à  l'épreuve  des  obus.  Le  matin 
même  un  projectile  de  i5o  était  tombé  sur  Tun  de 
ces  abris.  Il  n'avait  fait  de  mal  à  personne  !  On  a 
pris,  pour  organiser  la  défense,  des  matériaux 
empruntés  à  tous  les  chantiers,  à  toutes  les  usines 
d'alentour. 

J'ai  vu,  par  exemple,  à  Soissons,  ce  que  je 
n'avais  jamais  vu  auparavant  :  une  distillerie  ser- 
vant à  quelque  chose. 

Il  est  vrai  qu'elle  est  en  ruine. 

On  a  pris  les  briques  de  ses  murs,  troués 
d'obus,  pour  renforcer  les  parapets  des  tranchées. 
On  a  rempli  de  terre  les  tonneaux  pour  en  faire  des 
barricades.  On  s'est  servi  de  la  ferraille  des  chau- 
dières pour  couvrir  les  abris.  Jadis  cette  usine 
servait  à  empoisonner  des  Français.  Elle  les  défend 
aujourd'hui  contre  l'invasion.  Avant  la  guerre,  elle 
alimentait  les  assommoirs  de  Paris.  A  présent,  et 
au  point  le  plus  critique,  elle  barre  la  route  de  la 
capitale,  et  les  poilus  qui  la  gardent  —  des  élec- 
teurs de  M.  Briand,  des  métallurgistes  de  la 
Haute-Loire  —  sont  bien  résolus  à  ne  la  quitter 
que  le  jour  où  ils  avanceront. 

Ma  grande  préoccupation,  naturellement,  au 
cours  de  cette  visite,  était  de  m'enquérir  du  moral 
de  cette  armée  qui,  depuis  un  an,  du  côté  occi- 
dental, a  porté  glorieusement  presque  tout  le  poids 
de  la  guerre. 

Il  ne  m'a  point  fallu  longtemps  pour  être  fixé. 


DANS    LES    LIGNES    FRANÇAISES  33 


—  Avez-vous  confiance?  demandai-je. 

—  Ce  n'est  pas  de  la  confiance,  me  fut-il  ré- 
pondu, c'est  de  la  certitude.  Gela  durera  ce  qu'il 
faudra.  Mais  nous  les  tenons.  Et  nous  les  aurons. 
Le  tout  est  qu'à  l'arrière  on  ne  fléchisse  pas. 

Tel  est  le  langage  que  me  tint  un  chef  d'armée. 

Mais,  partout,  avec  d'autres  mots,  on  me  disait 
les  mêmes  choses. 

Il  y  a  quelque  temps,  ajoutait-on,  les  soldats 
avaient  peine  à  accepter  l'idée  d'une  campagne 
d'hiver.  Aujourd'hui,  ils  l'acceptent  avec  résolu- 
tion. Si  elle  est  nécessaire,  on  la  fera.  On  la  fera, 
parce  qu'on  se  bat  pour  ne  plus  devoir  se  battre, 
parce  qu'on  ne  veut  pas  être  contraint  de  recom- 
mencer dans  dix  ans,  parce  qu'on  veut  épargner  à 
ses  enfants  ou  à  soi-même  les  horreurs  d'une  nou- 
velle guerre.  Pour  cela  il  faut  vaincre.  On  vaincra. 

Voilà  ce  que  j'ai  vu  et  entendu  dans  les  tran- 
chées, devant  Arras  et  devant  Soissons.  Jamais 
plus  noble  cause  n'a  trouvé  de  plus  dignes  défen- 
seurs. Et,  après  ces  deux  jours  de  contact  avec 
eux,  je  résume  mes  impressions  en  un  mot  :  la 
France  a  le  droit  d'être  fière  de  ses  officiers  et  de 
ses  soldats. 


BELGIQUE   ENVAHIE 


LA  BATAILLE  DE  L'YSER^') 

IMPRESSIONS  D'UN  TÉMOIN 


L'armée  belge,  au  début  de  cette  guerre,  passait 
pour  quantité  à  peu  près  négligeable.  Bien  plus 
justement  que  de  Tarmée  britannique,  le  Kaiser  eût 
pu  dire  d'elle  :  A  contemptible  Utile  army,  A  deux 
points  tournants  de  la  guerre,  cependant,  cette 
armée  eut  son  heure.  A  Liège,  d'abord,  lorsqu'elle 
imposa  aux  Allemands  quelques  jours  de  retard 
qui  rendirent  possible  la  bataille  de  la  Marne. 
Puis,  après  Anvers,  sur  l'Yser,  lorsque,  presque 
seule  au  début,  elle  arrêta  la  marche  sur  Calais  et 
fixa,  jusqu'à  présent,  le  front  des  Alliés  dans  les 
Flandres. 

II  m'a  été  donné  d'être  témoin  des  principales 
phases  de  cette  bataille  de  l'Yser.  C'est  à  ce  titre 
que  je  demande  la  permission  de  dire  au  public 
britannique  ce  qu'y  fut  le  rôle  de  l'armée  belge,  et 
de  rendre  à  nos  braves  soldats  l'hommage  qu'ils 
ont  mérité. 

Lorsque,  le  mardi  i3  octobre  1914?  le  Gouver- 


(i)  The  Nineteenth  Century,  mars  1916. 


LA    BATAILLE    DE    l'ySER  35 


nemenl  belge  partit  d'Ostende  pour  Le  Havre,  je  ne 
croyais  pas  de  sitôt  remettre  les  pieds  en  terre 
belge. 

Le  hasard  soit  béni  qui  en  décida  autrement. 

Nous  arrivâmes  au  Havre  dans  la  soirée. 
M.  Augagneur,  ministre  de  la  Marine,  nous  reçut 
au  nom  du  Gouvernement  français.  Il  m'annonça 
son  départ,  le  lendemain,  pour  notre  Grand  Quar- 
tier général,  où  il  allait  saluer  le  roi  Albert.  Je  lui 
demandai  de  raccompagner,  et,  le  i5  au  matin, 
nous  étions  à  la  frontière  belge. 

De  Dunkerque  à  Furnes,  où  était  le  Roi,  il  y  a 
vingt  kilomètres  à  peine.  Notre  auto  mit  plus  de 
deux  heures  à  les  franchir.  Sur  la  route  et  dans  les 
champs  qui  la  bordaient,  tout  un  peuple  fuyait 
devant  l'invasion  :  en  cette  seule  journée,  plus  de 
60.000  fugitifs  arrivèrent  à  Dunkerque,  à  pied,  en 
carrioles,  ou  dans  les  bagages  de  la  troupe  et,  avec 
eux,  —  spectacle  que  je  n'oublierai  de  ma  vie  — 
3o.ooo  hommes  de  la  garnison  d'Anvers,  éreintés, 
débandés,  beaucoup  ayant  jeté  leur  fusil  et  leur 
sac,  qui  s'en  allaient  droit  devant  eux,  jusqu'au 
moment  où  des  barrages  de  gendarmes  les  arrê- 
taient au  passage. 

A  voir  cette  débâcle  —  je  n'ose  pas  dire  cette 
retraite,  bien  que,  sans  doute,  elle  ressemblât  à 
toutes  les  retraites  —  on  eût  pu  croire  que  tout 
était  fini,  qu'il  n'y  avait  plus  d'armée  belge,  que 
demain  il  n'y  aurait  plus  de  Belgique  et  qu'aux 


36  LA   BELGIQUE    LIBRE 


Allemands  victorieux,  la  route  de  Dunkerque,  la 
route  de  Calais  serait  ouverte  sans  résistance  effi- 
cace. 

Heureusement,  ce  n'était  là  qu'une  apparence. 

Dans  le  flot  humain  que  nous  remontions,  il  n'y 
avait,  ou  guère,  que  des  troupes  de  forteresse 
appartenant  à  d'anciennes  classes,  et  que  la  loi 
même  affectait  uniquement  à  la  défense  des  places 
fortes.  Mais  l'armée  de  campagne  restait.  Ses  divi- 
sions venaient  d'arriver  sur  l'Yser,  et,  ce  jour 
même,  le  Roi  avait  adressé  aux  troupes,  si  dure- 
ment éprouvées,  la  proclamation  que  voici  : 

((  Soldats, 

((  Voilà  deux  mois  et  davantage  que  vous  com- 
battez pour  la  plus  juste  des  causes,  pour  vos 
foyers,  pour  l'indépendance  nationale. 

((  Vous  avez  contenu  les  armées  ennemies,  subi 
trois  sièges,  effectué  plusieurs  sorties,  opéré  sans 
perte  une  longue  retraite  par  un  couloir  étroit. 

((  Jusqu'ici  vous  étiez  isolés  dans  cette  lutte 
immense. 

((  Vous  vous  trouvez  maintenant  aux  côtés  des 
vaillantes  armées  françaises  et  anglaises.  Il  vous 
appartient,  par  la  ténacité  et  la  bravoure  dont  vous 
avez  donné  tant  de  preuves,  de  soutenir  la  réputa- 
tion de  nos  armes.  Notre  honneur  national  y  est 
engagé. 


3? 


((  Soldats, 

«  Envisagez  Tavenir  avec  confiance,  luttez  avec 
courage. 

«  Que,  dans  les  positions  où  je  vous  placerai, 
vos  regards  se  portent  uniquement  en  avant  et 
considérez  comme  traître  à  la  patrie  celui  qui  pro- 
noncera le  mot  de  retraite  sans  que  Tordre  formel 
en  soit  donné. 

«  Le  moment  est  venu,  avec  Taide  de  nos  puis- 
sants Alliés,  de  chasser  du  sol  de  notre  patrie  l'en- 
nemi qui  Ta  envahie  au  mépris  de  ses  engagements 
et  des  droits  sacrés  d'un  peuple  libre. 

«  Albert.  » 

Après  deux  mois  de  replis  devant  des  forces  su- 
périeures, Tarmée  belge  recevait  donc  Tordre  de 
s'arrêter  et  de  tenir,  de  défendre  jusqu'à  la  mort 
le  dernier  lambeau  de  notre  territoire.  Il  s'agissait 
de  conserver,  coûte  que  coûte,  ce  suprême  réduit 
de  notre  indépendance.  Il  s'agissait  aussi  de  pro- 
longer la  ligne  anglo-française,  de  constituer  le 
grand  rempart  qui  va  de  la  mer  aux  Vosges,  de 
barrer  pour  toujours  la  route  à  ceux  qui  voyaient 
dans  Dunkerque  ou  Calais  des  gîtes  d'étapes  sur 
le  chemin  de  Paris  ou  de  Londres.  Gomme  avant 
les  journées  de  la  Marne,  on  était  à  un  tournant  de 
la  guerre.  La  bataille  de  TYser  allait  s'engager. 

Pour  dire  ce  que  fut  cette  bataille,  nous  eussions 
voulu  donner  la  parole  à  Tun  de  ceux  qui  en  furent 


38  LA    BELGIQUE    LIBRE 


les  héros.  Mais  nos  soldats  ou  nos  officiers  ont,  à 
riieure  présente,  mieux  à  faire  que  de  raconter 
leurs  exploits.  Que  l'on  me  permette  donc  de  me 
substituer  à  eux  et  d'apporter,  sur  la  défense  de 
l'Yser,  les  impressions  d'un  spectateur. 

Mais  auparavant,  des  précisions  sont  nécessaires, 
et  sur  le  champ  de  bataille  et  sur  les  effectifs  qui 
allaient  entrer  en  contact. 

De  Nieuport  à  Dixmude,  ou  plutôt,  des  dunes 
de  Nieuport-Bains  aux  prairies  de  Saintr-Jacques- 
Cappelle,  il  y  a  vingt  kilomètres.  C'est  ce  front  de 
vingt  kilomètres  que  les  Belges  allaient  défendre 
avec  l'appui  de  ces  fusiliers  marins,  dont  Le  Goffic, 
dans  un  livre  superbe,  a  dit  les  hauts  faits. 

Pour  tenir  sur  ce  front,  ils  avaient  trois  lignes 
de  défense  : 

1°  Une  ligne  avancée  sur  la  rive  droite  de  l'Yser, 
formée  par  une  série  de  points  d'appui  :  Lombart- 
zyde,  Schoore,  Keyem,  Beerst; 

2°  La  ligne  d'eau  de  l'Yser,  large  de  vingt  mètres 
environ  ; 

3°  La  ligne  de  chemin  de  fer  de  Nieuport  à  Dix- 
mude, dont  le  remblai  forme,  à  l'heure  actuelle,  la 
première  ligne  de  nos  tranchées. 

Telle  quelle,  la  position  présentait  de  réels  avan- 
tages :  avec  la  mer  à  sa  gauche,  où  bientôt  une 
flotte  anglaise  devait  paraître,  elle  se  trouvait  dans 
le  prolongement  du  front  anglo-français  qui,  de 
Lassigny,  se  dirigeait  vers  Arras  et  assurait,  dans 


LA    BATAILLE    DE    l'ySER  Sq 


des  conditions  favorables,  la  jonction  avec  ce  front. 
De  plus,  envisagée  en  elle-même,  elle  opposait  à 
Tennemi  de  sérieux  obstacles  naturels  :  le  fleuve 
d*abord,  et,  derrière  lui,  tout  un  système  de  fossés, 
de  canaux,  de  rivières  dont  la  plus  importante,  pa- 
rallèle à  ITser,  s'appelle  le  Beverdijk,  mais  elle  avait 
aussi  un  point  faible.  Il  suffit  de  jeter  un  coup  d'oeil 
sur  la  carte  pour  s'en  rendre  compte.  De  Nieuport 
à  Dixmude,  l'Yser  décrit  un  arc  de  cercle  dont  la 
corde  est  formée  par  la  ligne  du  chemin  de  fer. 

Que  Nieuport  ou  Dixmude  — -  ces  deux  arcs- 
boutants  de  la  défense  —  fussent  pris,  et  la  ligne 
d'eau  devenait  intenable.  De  plus,  entre  les  deux 
localités,  le  fleuve  forme  une  boucle,  la  boucle  de 
Tervaete,  qui  diminuait  de  beaucoup  la  difficulté 
du  passage. 

Or,  pour  assurer  la  défense,  le  roi  Albert  n'avait 
que  des  eff'ectifs  terriblement  réduits  :  82.000 
hommes  et  48.000  fusils,  plus  6.000  fusiliers  ma- 
rins, dont  la  majorité  était  de  jeunes  hommes,  des 
apprentis  fusiliers,  de  dix-huit  à  vingt  ans,  que  les 
Allemands  appelaient  des  «  demoiselles  à  pompon 
rouge  ». 

Du  côté  des  assaillants,  au  contraire,  il  y  avait 
trois  corps  d'armée,  le  111%  le  XXIP  et  le  Xin% 
plus  une  division,  la  4®  division  d'ersatz,  soit 
i5o.ooo  hommes  avec  une  artillerie  lourde  formi- 
dable, tandis  que  les  Belges  et  les  fusiliers  marins 
n'avaient  que  leurs  pièces  de  campagne. 


40  LA    BELGIQUE    LIBRE 

Cette  énorme  disproportion  de  forces,  il  est  vrai, 
ne  devait  être  que  temporaire. 

Aux  Belges  harassés,  épuisés,  démoralisés  peut- 
être,  décimés  en  tout  cas  et  par  le  siège  d'Anvers 
et  par  huit  jours  d'une  retraite  plus  que  pénible,  le 
haut  commandement  français  ne  demandait  qu'une 
seule  chose  :  tenir  pendant  quarante-huit  heures, 
jusqu'à  ce  que  des  renforts  arrivent. 

Mais  pourrait-on  tenir,  même  pendant  quarante- 
huit  heures? 

Les  meilleurs  en  doutaient. 

Le  i5  octobre,  sur  la  place  de  Furnes,  je  ren- 
contrai Paul  Lippens,  grand  propriétaire  et  grand 
industriel,  qui  s'était  engagé  comme  simple  soldat 
au  début  de  la  guerre,  et  qu'une  balle  perdue 
devait  tuer  neuf  mois  plus  tard.  Il  me  le  dit  très 
net  :  dans  l'état  où  est  l'armée,  si  elle  résiste  pen- 
dant deux  jours,  ce  sera  un  miracle. 

Un  miracle,  soit;  mais  ce  miracle,  l'esprit  de 
liberté,  l'amour  farouche  du  sol  natal  allaient  l'ac- 
complir. 

Dès  le  lendemain,  i6  octobre,  on  tirait  les  pre- 
miers coups  de  canon,  et,  huit  jours  après,  lorsque 
je  revins  sur  l'Yser,  les  fusiliers  marins  à  Dixmude, 
ailleurs  les  Belges,  les  seuls  Belges,  attendant  tou- 
jours des  renforts,  des  renforts  qui  ne  venaient 
pas,  tenaient  encore,  obstinément,  désespérément, 
malgré  la  fatigue,  malgré  la  tension  nerveuse 
effroyable  de  huit  jours  de  tranchées,  malgré  le  feu 


LA    BATAILLE    DE    l'ySER  4i 


infernal  des  canons,  malgré  les  attaques  formi- 
dables de  l'infanterie  allemande. 

Chaque  jour,  de  nouvelles  vagues  grises  défer- 
laient sur  nos  lignes,  avec  une  force  accrue. 

Dans  l'ivresse  de  la  mêlée,  coude  à  coude,  sur 
seize  rangs,  sur  vingt  rangs  d'épaisseur,  les  Alle- 
mands se  ruaient  sous  la  mitraille;  c'étaient  de 
nouvelles  levées,  et  parmi  elles,  la  fleur  de  la  jeu- 
nesse berlinoise.  Beaucoup,  paraît-il,  étaient  ivres, 
ivres  d'alcool  ou  d'éther,  mais  ivres  aussi  de  car- 
nage et  de  gloire. 

Nos  hommes  les  laissaient  approcher  jusqu'à 
moins  de  cent  mètres,  puis  les  abattaient  par 
paquets,  au  pied  de  leurs  tranchées,  dans  le  réseau 
de  fils  de  fer  où  les  survivants  s'accrochaient  pour 
mourir. 

Et  chaque  jour,  à  Dixmude,  à  Nieuport,  à  Ter- 
vaete,  cela  recommençait  jusqu'à  l'heure  où  trois 
coups  de  sifflet  donnaient  à  la  machine  sanglante 
l'ordre  de  cesser  tout  son  travail. 

Mais  les  forces  humaines  ont  leur  limite.  Il  était 
temps,  plus  que  temps  que  les  renforts  arrivent. 

Dès  le  rg,  il  avait  fallu  abandonner  la  ligne 
avancée. 

Le  22,  vers  la  fin  de  la  nuit,  les  Allemands 
s'étaient  emparés  d'un  pont  de  circonstance  jeté 
vers  Tervaete,  dans  la  boucle  de  l'Yser,  et  avaient 
passé  sur  la  rive  gauche. 

Le  centre  du  front  était  enfoncé  ;  la  ligne  de  che- 


42  LA    BELGIQUE    LIBRE 


min  de  fer  était  menacée  à  son  tour,  et  peut-être  cette 
lutte  inégale  se  fût-elle  terminée  par  un  désastre 
sans  Faide  de  trois  grandes  forces  qui  allaient  tout 
sauver  :  la  flotte  anglaise,  l'inondation  et  l'arrivée 
de  renforts  français. 

La  flotte  anglaise,  d'abord. 

Le  i8  octobre,  les  Allemands  dessinaient  leur 
attaque  sur  Nieuport  et  se  jetaient  sur  Lombart- 
zyde,  défendu  par  notre  5^  de  ligne,  lorsqu'une 
flottille  anglaise  surgit,  bientôt  complétée  par 
quelques  unités  françaises  et,  avec  ses  gros  canons, 
se  mit  à  bombarder  leurs  troupes  tout  le  long  de  la 
côte  jusqu'à  Middelkerke.  Cette  intervention,  que 
l'ennemi  n'attendait  pas,  fut,  durant  toute  la 
bataille,  un  soutien  très  efficace  pour  la  défense. 

J'eus  l'occasion  de  m'en  rendre  compte,  le  23  oc- 
tobre, à  Nieuport-Bains. 

Nos  batteries  de  campagne,  dissimulées  par  des 
branchages,  étaient  sur  la  route  parallèle  à  l'Yser, 
près  de  la  gare.  Il  pouvait  être  midi  et  c'était  l'ac- 
calmie. Près  de  leurs  pièces,  dont  quelques-unes 
seulement  étaient  en  action,  nos  artilleurs  man- 
geaient, dormaient,  se  faisaient  la  barbe.  Dans  leur 
poste  de  combat,  qu'un  obus  de  1 5  avait  visité  une 
heure  avant,  les  officiers  nous  avaient  offert  le  café. 
Nous  sortîmes.  La  canonnade  avait  repris  plus 
vive,  et  mon  inexpérience  de  novice  s'exerçait  à 
distinguer  entre  les   détonations    :   tout  près  de 


LA   BATAILLE    DE    l'ySER  43 

nous,  raboiement  sec  des  pièces  de  campagne  ; 
derrière  nous,  la  basse  profonde  des  obusiers,  dont 
les  projectiles  passaient  par-dessus  nos  têtes  et, 
pour  la  riposte,  Téclatement  des  shrapnells  dont  les 
fumées  jaunes  nous  donnaient  le  spectacle  d'un 
feu  d'artifice  en  plein  jour.  Mais  tout  à  coup  — 
comme  au  désert  le  rugissement  du  lion  couvre  la 
voix  des  petits  fauves,  — des  détonations  plus  loin- 
taines, mais  formidables,  viennent  dominer  tout  ce 
bruit  :  là-bas,  devant  Nieuport,,  sur  la  mer  calme, 
les  «  men  of  War  »  avaient  ouvert  le  feu  sur  les 
lignes  ennemies. 

Ils  étaient  à  trois  kilomètres  de  nous  qui  étions  à 
dix  mètres  de  nos  batteries,  mais  leur  tonnerre 
était  tel  que  nous  n'entendions  plus  rien  d'autre. 
Pendant  une  heure,  nous  les  vîmes  tirer  vers  l'in- 
térieur, à  des  milles  de  distance,  prenant  à  revers 
les  tranchées  allemandes,  détruisant  leurs  batteries, 
rendant,  de  ce  côté,  toute  avance  impossible.  Et 
tandis  qu'à  Dixmude,  les  fusiliers  marins,  avec  les 
Belges  du  colonel  Maiser,  ne  résistaient  que  par 
des  prodiges  d'héroïsme,  Nieuport  et  sa  tête  de 
pont  restaient  intangibles.  Or,  qui  tenait  Nieu- 
port, avec  son  système  d'écluses,  pouvait  tout 
arrêter. 

A  cette  heure  suprême,  en  effet,  nous  avions  une 
autre  alliée  :  l'inondation. 

Dès  la  journée  du  26  octobre,  comme  il  fallait 
songer  à  un  repli  des  troupes  sur  la  ligne  du  che- 


44  LA    BELGIQUE    LIBRE 


min  de  fer,  le  haut  commandement  se  préoccupait 
de  constituer  un  obstacle  important  en  avant  de 
cette  ligne,  de  cette  dernière  ligne  de  défense.  Il 
projeta  de  tendre  une  inondation  entre  le  remblai 
de  la  voie  ferrée  et  la  digue  de  TYser.  A  cet  effet, 
il  prescrivit  de  conduire  des  barrages  à  travers  les 
aqueducs  qui  passent  sous  le  remblai.  Il  suffirait 
alors  d'ouvrir  à  Nieuport  les  écluses  donnant  accès 
vers  le  Beverdijk  et  de  les  fermer  à  marée  basse 
pour  mettre  progressivement  sous  Teau  le  terrain 
occupé  par  les  lignes  allemandes. 

Cette  inondation,  qui  fut  un  des  éléments  de  la 
victoire,  a  eu  sa  légende  :  c'était  dans  Tordre. 

On  raconte  qu'un  vieil  homme,  possesseur  de 
papiers  mystérieux  datant  d'un  autre  siècle,  qui 
révélaient  la  possibilité  de  l'inondation,  avait  livré 
ce  secret  à  l'État-major  et,  par  le  fail,  sauvé  ce  qui 
restait  de  Belgique  libre.  La  vérité  est,  comme  il 
arrive  toujours,  beaucoup  plus  simple. 

Pour  s'assurer  que  l'inondation  était  possible,  il 
suffisait  de  regarder  la  carte  et  ses  cotes  de  niveaux. 
Mais  la  difficulté  réelle  était  que,  pour  ouvrir  les 
écluses,  pour  manœuvrer  les  vannes,  pour  effectuer 
les  travaux  préparatoires,  il  fallait  opérer  la  nuit, 
dans  une  zone  dangereuse,  entre  les  lignes  belges 
et  les  tranchées  allemandes,  sans  éveiller  l'attention 
d'un  ennemi  toujours  attentif. 

Deux  jeunes  officiers,  les  capitaines  du  génie  Thys 
et  Ulmo,  furent  chargés  de  cette  tâche  qui   leur 


LA    BATAILLE    DE    L*YSER  4^ 

valut  d'être  faits  chevaliers  de  la  Légion  d'honneur. 
Ils  furent  aidés  par  un  éclusier  —  le  vieil  homme 
de  la  légende  —  de  qui  la  promesse  d'une  décoration 
et  d'une  récompense  leva  les  hésitations  et,  pen- 
dant trois  jours,  avec  une  dizaine  d'hommes  armés 
de  leviers  pour  la  manœuvre,  ils  travaillèrent  dans 
l'ombre,  levant  les  vannes  des  écluses  quand  la 
mer  montait,  les  abaissant  pour  retenir  les  eaux 
pendant  le  reflux. 

L'un  d'eux  me  racontait  qu'une  nuit,  étant  à  son 
poste,  il  aperçut  ou  plutôt  devina  une  ombre  qui 
se  glissait  à  ses  côtés.  Un  homme  était  là  et, 
comme  il  le  saisissait,  l'autre  murmura  doucement  : 
«  Goumi,  goumi.  »  C'était  un  goumier  marocain, 
qui  dans  son  jargon  expliqua  que  son  colonel  lui 
avait  donné  l'ordre  d'aller  aux  avant-postes,  d'y 
prendre  vivante  une  sentinelle  allemande  et  de  la 
lui  ramener,  pour  en  avoir  des  renseignements. 

Si  c'est  comme  cela,  vas-y  donc,  et  bonne  chance  ! 

Le  Marocain  continua  sa  route  et,  une  heure 
après,  reparut  sain  et  sauf  :  il  avait  trouvé  son 
homme,  l'avait  rendu  muet  sous  la  menace  de  son 
couteau  et,  triomphalement,  le  ramenait  en  le 
tirant  par  l'oreille  :  son  colonel  serait  content. 

Mais  revenons  à  l'inondation. 

Le  28,  les  écluses  furent  ouvertes  et  lentement 
les  eaux  commencèrent  à  s'épandre  au  front  des 
divisions  belges.  Il  leur  fallut  plusieurs  jours  pour 
former,  sur  un  front  de  six  lieues,  une  vaste  lagune 


46  LA    BELGIQUE    LIBRE 


artificielle,  large  de  quatre  à  cinq  kilomètres,  pro- 
fonde à  peine  de  trois  ou  quatre  pieds.  Des  troupes, 
à  la  rigueur,  y  eussent  pu  s'engager,  si  la  brusque 
dépression  des  canaux  et  des  fossés  n'y  avait 
ouvert,  à  chaque  pas,  des  trappes  invisibles.  Aussi, 
lorsque  gagnés  par  Feau,  les  Allemands  voulurent 
s'enfuir,  plusieurs  centaines  d'entre  eux  furent 
noyés  comme  des  rats. 

Grâce  à  ce  barrage  liquide,  les  lignes  de  l'Yser 
devenaient  intenables,  et  si,  depuis  un  an,  les 
pertes  de  l'armée  belge  ont  été  relativement  faibles, 
c'est  à  sa  protection  qu'elles  le  doivent.  Si  le  con- 
tact était  immédiat  sur  tout  le  front,  comme  il  l'est 
devant  Dixmude,  il  y  a  longtemps  que  nos  effectifs, 
insuffisamment  renouvelés,  seraient,  ou  à  peu  près, 
réduits  à  rien.  Mais,  d'autre  part,  ce  serait  une 
erreur  de  penser  que  sans  l'inondation  la  bataille 
de  l'Yser  eût  été  perdue.  Quand  elle  arriva  sur  le 
front  des  troupes,  l'ennemi,  sur  presque  tous  les 
points,  était  déjà  en  échec,  les  renforts  français 
étaient  entrés  en  action. 

Aux  premiers  jours  de  la  bataille,  l'armée  belge, 
nous  l'avons  dit,  n'avait  d'autre  appui  que  les 
6.000  fusiliers  marins  de  l'amiral  Ronar'ch. 
60.000  hommes  à  peine  tenaient  tête  héroïquement 
à  sept  divisions  allemandes.  Mais,  de  jour  en  jour, 
la  pression  allemande  devenait  plus  forte.  Si  Nieu- 
port  et  Dixmude  nous  restaient,  grâce  à  l'acharné- 


LA    BATAILLE    DE    l'ySER  ^7 

ment  de  la  défense,  notre  centre  était  enfoncé  et, 
dès  le  23  octobre,  par  la  boucle  de  Tervaete,  les 
Allemands,  en  vagues  successives,  déferlaient  vers 
la  ligne  du  chemin  de  fer. 

J'étais,  ce  jour-là,  à  Ramscappelle,  au  poste  de 
campagne  du  général  commandant  la  i"^*  D.  A.,  et 
j'assistais,  pour  la  première  fois,  à  Tune  de  ces 
canonnades  infernales  caractéristiques  de  la  guerre 
moderne,  qui  faisait  tomber  sur  les  positions  belges 
un  déluge  de  projectiles. 

Le  champ  de  bataille,  en  apparence,  était  désert. 
A  part  quelques  soldats  à  côté  de  nous,  tapis  dans 
le  fossé  de  la  route,  on  ne  voyait  rien,  rien  que  les 
a  marmites  »  tapant  de  tous  côtés,  et,  de  temps  à 
autre,  un  homme  courant  d'une  tranchée  à  l'autre, 
comme  les  lapins,  dans  les  dunes,  sortent  d'un 
terrier  pour  se  jeter  dans  le  terrier  voisin. 

Mais  là-bas,  en  avant  de  la  ligne  du  chemin  de 
fer,  on  devait  se  battre  corps  à  corps  et,  aux  nou- 
velles qui  arrivaient,  je  voyais  le  front  du  général 
s'assombrir  :  certes,  ils  ne  passeraient  pas  aujour- 
d'hui, mais  qu'arriverait-il  demain  si  les  Français 
tant  attendus  n'arrivaient  pas  à  la  rescousse  ? 

Je  rentrais  à  Furnes  vers  le  soir,  l'angoisse  au 
cœur,  lorsque  notre  auto  arrêtée  à  l'entrée  de  la 
ville,  quelqu'un  me  dit  :  «  On  passe  une  revue  sur  la 
place.  » 

Une  revue  à  pareil  moment?  C'était  invrai- 
semblable, et  néanmoins  c'était  vrai  ! 


48  LA   BELGIQUE    LIBRE 

Sur  la  vieille  place  si  pittoresque,  que  les  obus 
allemands  n'avaient  pas  encore  touchée,  on  passait 
réellement  une  revue.  Le  Roi  était  là,  le  général 
Joffre  aussi,  et,  devant  eux,  des  soldats  défilaient  : 
quelques  bataillons  de  chasseurs  en  uniformes  pou- 
dreux, mais  alertes,  mordants,  pleins  d'ardeur 
guerrière,  l'avant-garde  des  forces  qui  venaient  à 
notre  secours. 

Nous  n'étions  plus  seuls,  enfin  !  La  France  était 
là,  l'Angleterre  plus  loin,  vers  Ypres.  Et  de  la  mer 
aux  Vosges  allait  se  constituer  cette  muraille 
continue  et  formidable,  derrière  laquelle,  aujour- 
d'hui encore,  deux  millions  d'hommes  montent  la 
garde  pour  la  défense  du  droit,  de  la  liberté,  de  la 
civilisation. 

Faut-il  maintenant  que  j'achève  de  raconter  la 
bataille  de  l'Yser? 

Nous  sommes  le  28  au  soir. 

Dès  le  lendemain,  une  brigade  de  la  42®  division 
française  agit  dans  la  boucle  de  Tervaete.  On  recule 
encore,  mais  pied  à  pied  et,  le  26,  des  contre-atta- 
ques se  produisent.  Cependant  les  troupes  s'épui- 
sent; leurs  pertes  sont  énormes  :  plus  de  12.000 
hommes  sur  48.000  engagés.  De  plus,  une  nouvelle 
alarmante  vient  aggraver  la  situation  :  depuis  huit 
jours,  les  pièces  d'artillerie  ne  cessaient  d'intervenir, 
cherchant  par  une  action  violente  à  suppléer  à  la 
faiblesse  des  effectifs,  autant  qu'à  contre-balancer 
la  supériorité  de  l'ennemi  en  artillerie  lourde. 


LA    BATAILLE    DE    l'ySER  49 

Or,  ce  service  intensif  a  mis  quantité  de  pièces 
hors  d'usage  et  réduit  à  ce  point  les  munitions  que 
les  batteries  disposent  à  peine  d'une  centaine  de 
coups  par  pièce. 

Pendant  une  semaine  encore  cependant,  on  se 
bat,  suppléant,  à  force  de  ténacité,  aux  effectifs  et 
au  matériel  qui  manquent. 

Enfin,  le  3o  octobre,  c'est  la  crise  suprême.  Sur 
la  gauche  et  sur  le  centre  du  front,  l'ennemi  atta- 
que partout  ;  partout  aussi  il  est  repoussé,  sauf  en 
face  de  Ramscappelle  où,  jetant  des  bombes  dans 
les  tranchées,  il  prend  pied  sur  le  chemin  de  fer  et 
pousse  jusqu'au  village.  La  ligne  est  percée  et  la 
trouée  serait  faite  si,  dans  l'après-midi  et  dans  la 
nuit,  le  6®  de  ligne,  un  bataillon  du  7*^,  un  bataillon 
du  i4*  et  deux  bataillons  français  —  des  turcos 
devant  lesquels  tout  cède  —  ne  repoussaient,  la 
baïonnette  aux  reins,  les  Allemands  au  delà  du 
chemin  de  fer.  Ils  ne  devaient  plus  y  revenir. 

Sur  les  autres  parties  du  front,  l'ennemi  ralentit 
son  activité  et  le  bombardement  devient  moins  in- 
tense. Partout  l'inondation  fait  des  progrès  :  l'occu- 
pation par  l'ennemi  des  tranchées  entre  le  fleuve  et 
le  chemin  de  fer  devient  impossible  ;  il  se  retire, 
abandonnant  des  blessés,  des  armes,  des  muni- 
tions :  la  route  est  barrée  ;  le  Kaiser  est  en  échec  ;  la 
bataille  de  l'Yser  est  finie. 

Mais  les  pertes  de  l'armée  belge  ont  été  cruelles  : 
environ   14.000  hommes  tués  et  blessés,  l'infan- 

BELGIQUE  ENVAHIE  4 


50  LA    BELGIQUE    LIBRE 

terie  notamment  est  réduite  de  48.000  à  32. 000 
fusils  et,  avant  quelques  jours,  cette  armée  affai- 
blie, épuisée,  va  devoir  donner  de  nouvelles  preuves 
d'endurance,  en  luttant  contre  le  mauvais  temps, 
contre  les  froides  pluies  de  novembre. 

Ce  que  furent  ces  nouvelles  épreuves,  ceux-là 
seuls  qui  ont  été  en  contact  avec  nos  troupes, 
durant  l'hiver  dernier,  peuvent  le  dire. 

Après  Anvers,  tout  le  service  de  l'Intendance 
devait  être  réorganisé,  et  pendant  de  longues 
semaines,  dans  leurs  tranchées,  qui  n'étaient 
encore  que  des  rigoles  boueuses,  les  pauvres  soldats 
belges  restèrent,  avec  des  souliers  qui  faisaient 
eau  et  des  uniformes  trop  minces,  sans  chaussettes 
et  sans  linge  de  rechange. 

Je  me  hâte  d'ajouter  que,  depuis  un  an,  grâce 
à  l'Intendance,  grâce  à  nos  amis  de  France  et 
d'Angleterre,  il  a  pu  être  porté  remède  à  ces  mi- 
sères. 

La  seconde  campagne  d'hiver,  pour  l'armée 
belge,  est  moins  rude  que  la  première.  Mais  il 
reste  cependant  que,  la  Belgique  étant  occupée 
par  l'ennemi,  nos  hommes  n'ont  pas,  comme  leurs 
camarades  anglais  et  français,  tout  un  peuple  der- 
rière eux  pour  les  aider  et  les  soutenir,  leur  envoyer 
de  ces  menues  douceurs  qui  leur  rendraient  l'exis- 
tence plus  supportable. 

Il  y  a  quelque  temps,  le  général  italien  Porro, 
revenant  du  front,  écrivait  que  les  soldats  belges 


LA    BATAILLE    DE    l'ySER  5i 

lui  avaient  paru  «  infiniment  tristes  » .  Triste  :  on  le 
serait  à  moins.  Voici  dix-neuf  mois  qu'ils  n'ont  pas 
revu  leurs  foyers,  qu'ils  sont  séparés  de  leurs  pa- 
rents, de  leurs  amis,  de  tout  ce  qu'ils  aiment,  par 
la  barrière  des  lignes  allemandes.  J'en  ai  vu  qui, 
depuis  le  i5  août  19 14)  n'ont  jamais  reçu  une  lettre 
de  chez  eux  I 

Malgré  tout  cependant,  j'ose  dire  qu'ils  ne  sont 
pas  tristes  ou,  du  moins,  que  leur  tristesse  ne 
diminue  ni  leur  patience,  ni  leur  volonté  de  vaincre, 
ni  leur  confiance  exaltée  dans  le  triomphe  final. 
Mais  peut-être  est-il  des  heures  où  la  nostalgie  les 
prend,  où  ils  ont  besoin  d'être  soutenus  et  récon- 
fortés. 

Aussi  j'ose  demander  au  peuple  britannique  de 
penser  parfois  à  nos  soldats,  de  les  confondre  avec 
les  siens,  de  les  traiter  comme  ses  propres  enfants. 
Ils  en  sont  dignes. 


LES  VILLES  DÉTRUITES 
DE   LA  WEST-FLANDRE 


De  toutes  les  contrées  belges,  le  Veurne  Am- 
bacht,  la  région  de  FYser,  était  peut-être  la  plus 
paisible.  Éloignée  des  centres  industriels,  à  l'écart 
des  grandes  voies  de  communication,  hors  de  la 
route  de  Paris,  elle  semblait,  plus  que  toute  autre, 
à  Tabri  des  risques  d'invasion  et  de  guerre.  C'est 
elle  cependant  qui  a  le  plus  cruellement  souffert. 
Ailleurs,  à  Louvain,  à  Termonde,  à  Dinant,  la 
«  furie  teutonne  »  n'a  eu  que  vingt-quatre  heures 
pour  sévir.  Ici,  depuis  tantôt  un  an,  l'artillerie 
allemande  —  sans  parler  de  nos  ripostes  —  pour- 
suit une  œuvre  de  destruction  systématique.  Sur 
la  bande  de  territoire  qui  représente,  pour  le  mo- 
ment, tout  ce  qui  reste  de  Belgique  libre,  il  n'y  a 
pas  un  seul  village,  une  seule  localité,  qui  soit 
hors  de  portée  des  canons  ennemis.  Presque  tous 
ont  été  atteints.  Les  autres  peuvent  l'être  à  tout 
moment.  Au  delà  même  de  nos  frontières,  à  Ber- 
gues,  à  Dunkerque,  un  38o,  d'une  portée  de 
25  milles,  envoie,  ou  envoyait,  de  temps  à  autre, 
des  obus  de  600  kilos,  dont  l'éclatement  mettait,  à 


r 


LES    VILLES    DÉTRUITES    DE    LA    WEST-FLANDRE     53 


tout  coup,  une  maison  en  miettes.  A  Furnes,  à 
Poperinghe,  des  projectiles  de  210  ou  de  i5o  ont  fini 
par  chasser  les  deux  tiers  de  la  population;  les 
autres,  à  chaque  alerte,  se  réfugient  dans  leurs 
caves.  Enfin,  plus  près  de  la  ligne  de  feu,  à  Re- 
ninghe,  à  Pervyse,  à  Ramscappelle,  à  Nieuport,  à 
Ypres,  on  peut  dire,  sans  aucune  exagération, 
qu'il  n'y  a  littéralement  plus  une  seule  maison  qui 
soit  autre  chose  qu'un  amas  de  décombres.  Des 
églises  il  reste,  si  possible,  moins  encore  :  les 
tours  sont  rasées,  les  nefs  effondrées,  les  façades 
trouées  d'obus  ;  les  œuvres  d'art  volées  ou  anéan- 
ties. A  Ramscappelle,  le  Christ,  arraché  de  la  croix, 
gît,  symbole  sinistre,  au  milieu  des  décombres.  A 
Reninghe,  le  bombardement  l'a  mis  en  trois  mor- 
ceaux :  les  bras  restent  cloués  à  la  croix  ;  le  torse 
est  tombé  par  terre;  les  jambes,  enlevées  par  un 
obus,  ont  roulé  jusque  dans  le  cimetière. 

Ces  villes  ou  ces  villages  tués  sont  naturellement 
déserts  ou  presque.  Lors  d'une  visite  que  je  fis  à 
Nieuport,  au  printemps  dernier,  à  un  moment  où 
la  ville  ne  contenait  pas  de  troupes,  je  rencontrai 
dans  les  rues,  en  tout  et  pour  tout,  comme  seul 
être  vivant,  un  chat  famélique. 

Ailleurs,  dans  les  mêmes  conditions  de  danger, 
l'abandon  était  moins  absolu.  Dans  Pervyse,  par 
exemple,  —  où  les  Allemands  bombardent  sans 
relâche  —  nous  vîmes  encore  au  mois  d'août  des 
femmes  et  leurs  petits  enfants,  qui,  ne  sachant  pas 


54  LA   BELGIQUE   LIBRE 

OÙ  aller,  restaient,  malgré  les  obus,  dans  leurs  misé- 
rables demeures.  Tous  les  jours,  l'un  ou  Tautre 
était  tué  ou  blessé.  Il  en  était  de  même  dans  d'au- 
tres villages,  et  on  apportait  dans  les  hôpitaux  du 
front  d'innocentes  victimes,  mutilées  par  quelque 
projectile. 

Un  médecin  militaire  nous  disait  à  ce  propos  : 
«  J'ai  vu,  depuis  un  an,  bien  des  choses  affreuses  ; 
mais,  lorsque  l'autre  matin  on  nous  apporta  une 
petite  fille  de  six  ans,  les  pieds  enlevés  et  que  j'ai 
vu  ces  pauvres  moignons  couverts  d'un  sang  noir, 
qui  ressemblaient  à  du  civet  de  lièvre,  j'ai  failli 
m'évanouir.  » 

La  reine  Elisabeth  s'est  émue  de  cette  situation. 
Elle  a  fait  établir  en  pleine  campagne,  hors  de  la 
zone  de  feu,  un  refuge  qui  s'appelle,  du  nom  de  sa 
petite  fille,  «  Refuge  Marie-José  »  :  des  pavillons 
de  bois  démontables,  servant  de  dortoir,  de  salle 
à  manger,  de  chambre  de  jeu,  où  il  y  a  place  pour 
cent  enfants.  On  y  envoie  les  plus  exposés,  en  at- 
tendant que  l'on  puisse  les  évacuer  vers  la  France 
et  les  remplacer  par  d'autres. 

De  son  côté,  un  officier  de  l'armée  belge,  le 
major  Godenir,  voyant  autour  de  son  cantonne- 
ment des  douzaines  d'enfants  errer  sur  les  che- 
mins, eut  l'idée  de  créer  à  leur  intention  une  école 
de  l'armée.  On  mit  à  sa  disposition  des  baraque- 
ments inutilisés.  Quelques  intellectuels  simples  sol- 
dats s'improvisèrent  instituteurs,  sous  la  direction 


LES    VILLES    DÉTRUITES    DE    LA    WEST-FLANDRE      55 

d'un  professionnel  venu  de  Louvain.  Avec  quelque 
deux  cents  francs  on  acheta  des  fournitures  clas- 
siques. L'Intendance  consentit  à  faire  la  soupe  pour 
les  petits  écoliers,  et  aujourd'hui  plus  de  cinq  cents 
enfants  fréquentent  Técole  et,  à  deux  kilomètres  de 
la  ligne  de  feu,  reçoivent  les  éléments  de  l'instruc- 
tion. 

Certains  d'entre  eux  font  cinq  quarts  d'heure  de 
marche  pour  venir  en  classe  et,  dans  toutes  les 
localités  d'alentour  où  il  n'y  a  plus  d'instituteur, 
l'école  de  l'armée  jouit,  auprès  des  parents,  d'une 
légitime  popularité.  Pendant  le  jour,  au  moins, 
leurs  petits  n'ont  rien  à  craindre.  La  nuit,  il  y  a  les 
caves. 

A  côté  de  cette  institution,  d'autres  se  créent  à 
mesure  que  le  temps  passe.  On  établit  une  nou- 
velle école  à  Furnes  ;  on  a  constitué  des  comités  de 
ravitaillement  qui,  avec  le  concours  du  Gouverne- 
ment belge  et  de  donateurs  anglais,  français  ou 
américains,  distribuent  des  secours  en  argent,  des 
vêtements,  des  vivres.  A  Poperinghe,  deux  femmes 
admirables,  M"^»  d'Ursel  et  Van  den  Steen,  avec 
l'assistance  infatigable  des  ((  Friends  »,  la  Société 
des  Amis,  ont  constitué  tout  un  système  d'hôpitaux 
de  campagne,  pour  les  militaires  comme  pour  les 
civils.  Le  bombardement  les  a  chasâées  de  la  ville; 
elles  se  sont  installées  dans  les  champs  à  quelques 
kilomètres  de  là. 

Malgré  toutes  ces  bonnes  volontés  cependant,  la 


56  LA    BELGIQUE    LIBRE 

misère  reste  grande  et  rien  n'est  plus  navrant  que 
de  parcourir  cette  terre  de  désolation,  avec  ces  vil- 
lages rasés,  ces  villes  réduites  à  Tétat  de  sque- 
lette. Mais,  parmi  ces  ruines,  il  en  est  une  qui  im- 
pressionne plus  que  les  autres,  parce  qu'il  s'agit 
d'une  ville  importante  et  riche  de  souvenirs  :  Ypres. 

J'ai  vu  Ypres  deux  fois  depuis  la  guerre  :  au  mois 
de  mars  et  à  la  fin  d'août  1916.  En  mars,  toute  la 
ville  était  battue  par  l'artillerie  ;  on  était  en  train 
de  la  démolir.  En  août,  elle  était  démolie  et,  le 
jour  où  nous  la  visitâmes,  silencieuse  comme  une 
nécropole. 

Sur  la  GrandTlace,  dont  notre  auto  fit  lentement 
le  tour,  pas  un  être  vivant.  Rien  que  des  ruines 
informes  et,  au  milieu,  douloureusement  belles 
malgré  tout,  l'église  Saint-Martin  et  les  Halles,  plus 
en  ruines  que  le  Forum  romain  ou  les  restes  de 
l'Acropole  d'Athènes. 

On  ne  tirait  pas  ce  jour-là;  tout  était  calme 
comme  la  mort  et,  pendant  que  nous  chemi- 
nions par  ses  rues  désertes,  je  songeais  au  pro- 
blème de  la  reconstruction  des  villes  mortes  de 
la  West-Flandre.  Ce  que  serait  cette  reconstruc- 
tion, l'exemple  des  villes  anéanties  par  des  trem- 
blements de  terre,  des  éruptions  volcaniques  ou 
des  incendies  comme  celui  qui  détruisit  Chicago, 
est  là  pour  nous  le  dire. 

Tout  d'abord  il  est  certain  qu'on  les  rebâtira  sur 
l'emplacement  qu'elles  occupaient  avant  la  guerre. 


LES    VILLES    DÉTRUITES    DE    LA    WEST-FLANDRE      67 

Et  ce  pour  une  raison  bien  simple  :  si  les  maisons 
n'existent  plus,  la  propriété  des  terrains  subsiste 
et,  par  le  fait,  chaque  propriétaire  aura  des  raisons 
décisives  pour  reconstruire  au  même  endroit. 

D'autre  part,  on  ne  peut  raisonnablement  espérer 
que  nos  vieilles  villes  détruites  retrouvent  jamais 
la  physionomie  pittoresque  qui  leur  avait  été 
donnée  par  les  siècles. 

Nieuport,  par  exemple,  n'avait  guère  changé 
depuis  deux  cents  ans.  Ses  monuments  étaient,  en 
somme,  d'un  intérêt  secondaire,  mais  il  n'y  avait 
pas  une  maison,  dans  ses  rues  longues  et  droites, 
qui  ne  contribuât  à  lui  donner  du  caractère. 

Tout  cela  est  à  jamais  perdu  ;  nous  ne  reverrons 
jamais  plus,  telles  que  nous  les  avons  connues  et 
aimées,  nos  villes  de  la  West-Flandre.  Souhaitons 
seulement  que  l'on  ne  songe  pas,  sous  prétexte  de 
renaissance  flamande,  à  nous  en  donner  la  cari- 
cature, à  refaire  à  grands  frais  un  décor,  un  pas- 
tiche, quelque  chose  comme  le  Vieux  Bruxelles,  ou 
le  Vieil  Anvers,  ou  Venise  à  Paris  des  expositions 
universelles.  Puisque  le  passé  n'est  plus,  n'essayons 
pas  —  vainement  —  de  le  faire  revivre.  La  table  est 
rase.  Que  l'on  fasse  du  nouveau.  Que  l'on  fasse  le 
nécessaire  pour  que  les  cités  de  la  nouvelle  Bel- 
gique, construites  ou  reconstruites  au  vingtième 
siècle,  soient  bien  des  produits  de  leur  époque  et 
s'inspirent,  avant  tout,  des  nécessités  de  l'hygiène, 
des  exigences  de  la  vie  moderne. 


58  LA   BELGIQUE    LIBRE 


Pour  arriver  à  ce  résultat,  une  action  collective 
s'impose.  Livrés  à  eux-mêmes,  travaillant  sans  pro- 
gramme arrêté,  les  architectes  individuels  feraient 
des  horreurs.  Le  Gouvernement,  après  la  guerre, 
devra  aider  les  individus  à  rétablir  leurs  foyers.  Il 
aura,  pour  le  faire,  un  instrument  efficace  et  puis- 
sant dans  la  Société  nationale  des  Habitations  à 
bon  marché,  créée  en  igiS  sous  l'inspiration  de 
mon  maître  et  ami,  Hector  Denis.  Mais  il  ne  suffira 
pas  de  prêter  de  l'argent  ;  il  faudra  aussi  faire  la 
part  de  l'intérêt  général,  subordonner  les  avances 
ou  les  subsides  à  certaines  conditions,  veiller  à  ce 
que  la  reconstruction  se  fasse  d'après  un  plan  ra- 
tionnel, réserver  dans  les  villes  nouvelles  les 
espaces  nécessaires  pour  des  jardins  et  des  parcs 
publics. 

Quant  aux  monuments,  une  distinction  s'impose  : 
s'ils  ont  été  endommagés  seulement,  s'ils  peuvent 
être  restaurés,  qu'on  les  restaure.  Mais,  si  le  dom- 
mage est  irréparable,  s'ils  ne  sont  plus  que  des 
ruines,  mieux  vaut,  à  notre  avis,  les  laisser  dans 
leur  état  actuel. 

A  Ypres,  par  exemple,  il  ne  serait  pas  impossible 
de  reconstruire  les  Halles  d'après  les  anciens  plans. 
Mais  jamais  cette  reconstruction  ne  serait  aussi 
impressionnante  que  les  ruines  telles  quelles, 
dressées  au  milieu  de  la  vieille  cité  comme  l'écra- 
sant témoignage  des  crimes  commis  en  Belgique 
par  l'invasion  allemande. 


LES    VILLES    DÉTRUITES    DE    LA    WEST-FLANDRE      69 


Quand  notre  pays  sera  rendu  à  lui-même,  nous 
aurons  autre  chose  à  faire  que  de  consacrer  des  mil- 
lions à  vouloir  réparer  ce  qui  est  irréparable.  Il 
faudra  payer  des  dettes  sacrées  :  aux  orphelins,  aux 
veuves,  aux  mutilés  de  la  guerre,  à  ceux  qui 
auront  vu  leurs  foyers  détruits.  Il  faudra  rétablir 
les  finances,  répartir  plus  équilablement  des  im- 
pôts énormément  alourdis,  travailler  à  rendre  leur 
prospérité  ancienne  à  l'industrie  et  à  Tagriculture, 
jeter  les  bases  d'une  législation  ouvrière  répara- 
trice. Pareil  effort  absorbera  pendant  longtemps 
toutes  nos  ressources,  toutes  nos  forces  vives.  Les 
monuments  viendront  après. 


AUX  SOLDATS  DE  L'ARRIERE 

DISCOURS  PRONONCÉ  A  L'INAUGURATION 
DU    MESS    DE    GAINNEVILLE    (LE    HAVRE)    (0 


Il  y  a  quatre  mois,  en  décembre,  ce  plateau  était 
presque  un  désert.  Gomme  par  enchantement,  toute 
une  cité  industrielle  s^  est  établie.  Au  lieu  de 
deux  ou  trois  fermes  avec  leurs  étables,  on  y 
trouve  des  magasins  regorgeant  de  munitions,  des 
laboratoires  où  mûrissent  des  inventions  nouvelles, 
des  ateliers  vastes  et  clairs  pour  les  heures  de  tra- 
vail et,  pour  les  heures  de  repos,  ce  mess,  grand 
comme  une  église,  où  vous  pourrez  désormais  vous 
réunir  et  vous  récréer. 

Je  suis  heureux  de  pouvoir  féliciter  ceux  qui  ont 
si  rapidement  créé  pareille  œuvre  et  j'ai  la  convic- 


(i)  XX^  Siècle,  18  avril  1916. 

M.  Emile  Vandervelde  avait  constitué  un  fonds  spécial  pour 
ramélioration  de  la  condition  matérielle  et  morale.  Grâce  à  son 
intervention,  des  mess  pour  soldats,  avec  salle  de  lecture  et  biblio- 
thèque, furent  édifiés  dans  les  établissements  militaires  belges  de  la 
région  havraise,  tandis  que  la  nourriture  et  le  logement,  dans  les 
casernes,  se  trouvaient  sérieusement  améliorés.  C'est  à  l'inauguration 
d'un  de  ces  mess  que  M.  Vandervelde  prononça  le  discours  ci- 
dessus.  {Note  des  éditeurs.) 


AUX    SOLDATS    DE    l' ARRIERE  6l 


tion  que  vous  rendrez  hommage,  avec  moi,  aux 
officiers  de  grand  talent  qui  l'ont  conçue. 

Mais  je  me  hâte  de  le  dire,  si  beaucoup  a  été 
fait,  beaucoup  reste  encore  à  faire  pour  que  toutes 
choses  soient  mises  au  point. 

Depuis  que  je  suis  au  Havre,  j'ai  souvent  causé 
avec  les  soldats,  j'ai  interrogé  leurs  officiers,  leurs 
intermédiaires  de  ménage  et,  soit  dit  entre  nous, 
j'ai  parfois  recueilli  des  plaintes  sur  la  nourriture, 
ou  sur  le  couchage,  ou  sur  le  barème  des  salaires. 

Gela  ne  m'a  pas  étonné. 

Si  vous  ne  réclamiez  pas,  vous  ne  seriez  pas  des 
Belges.  Un  vrai  Belge  réclame  toujours.  Il  n'a  pas 
tort,  d'ailleurs,  car  la  langue  a  été  donnée  à 
l'homme  pour  s'en  servir,  et  rien  n'est  plus  naturel 
—  quand  on  y  met  les  formes  —  que  de  formuler 
des  désirs  ou  des  griefs. 

Nous  vous  demandons,  soldats,  lorsque  vous 
réclamez,  de  ne  pas  oublier  deux  choses  essentielles. 

La  première,  c'est  que  Dieu  lui-même  n'a  pas  fait 
le  monde  en  un  jour  et  qu'au  lendemain  de  la  cata- 
strophe de  Graville,  il  a  fallu  courir  au  plus  pressé  : 
fournir  tout  de  suite  des  obus  ou  des  shrapnells  à 
ceux  qui  sont  au  front. 

La  seconde,  c'est  que,  même  si  vous  étiez  mal, 
beaucoup  plus  mal  que  vous  n'êtes  en  réalité,  vous 
seriez  encore  beaucoup  mieux  que  vos  camarades 
qui  sont  dans  les  tranchées  de  Nieuport  ou  de 
Dixmude. 


62  LA    BELGIQUE    LIBRE 

Il  y  a  parmi  vous  un  certain  nombre,  un  grand 
nombre  de  vieux  soldats  qui  ont  fait  la  guerre,  qui 
ont  appris  à  connaître  les  fatigues,  les  privations  et 
les  périls. 

Je  leur  demande,  s'ils  trouvent  qu'on  leur  donne 
trop  souvent  du  bouilli  ou  qu'il  n'y  a  pas  assez  de 
sucre  dans  leur  café,  de  sauce  sur  leurs  patates  ou 
de  paille  dans  leur  couchette,  de  songer  à  ceux  qui 
montent  la  garde  sous  les  shrapnells  et  la  mitraille, 
dans  ces  plaines  de  l'Yser,  où  tant  de  braves  sont 
déjà  morts  pour  le  pays. 

Peut-être  à  certains  jours  leur  ordinaire  vaut-il 
mieux  que  le  vôtre.  Peut-être  reçoivent-ils  plus 
souvent  de  menus  cadeaux.  Mais  ils  reçoivent  aussi 
de  la  mitraille.  Ils  ne  gagnent  rien  d'autre  que  leur 
solde.  Ils  sont  depuis  dix-huit  mois  dans  la  boue 
des  tranchées  ou  sur  la  paille  pouilleuse  des  can- 
tonnements. Ils  sont  mangés  par  les  mouches  l'été, 
par  les  rats  l'hiver,  par  la  vermine  en  toute  saison. 
Ils  courent  à  tout  instant  le  risque  de  se  voir 
casser  la  figure,  et  cependant  ils  ne  se  plaignent 
pas,  ils  supportent  toutes  les  épreuves  patiemment, 
courageusement,  car  ils  savent  qu'un  jour  ils  au- 
ront leur  récompense  :  le  jour  fiévreusement  attendu 
où  ils  rentreront  en  libérateurs  dans  la  patrie  re- 
conquise. 

Mais  pour  que  ce  jour  arrive,  soldats  —  car 
vous  aussi,  vous  êtes  des  soldats  non  moins  utiles, 
non  moins  nécessaires  que  les  autres  —  il  faut  que 


AUX    SOLDATS    DE    l'aRRIÈRE  63 

de  tout  son  effort  l'armée  de  rarrière  seconde  l'ar- 
mée de  l'avant;  il  faut  que  vous  travailliez  dur, 
plus  dur  que  vous  n'avez  jamais  travaillé,  plus  dur 
que  vous  ne  travaillerez  jamais,  car,  aujourd'hui, 
vous  ne  travaillez  pas  pour  gagner  de  l'argent  : 
vous  travaillez  pour  sauver  votre  pays,  pour  re- 
trouver, pour  délivrer  tout  ce  que  vous  aimez,  tout 
ce  que  vous  possédez;  vous  travaillez  pour  qu'à 
l'heure  bénie  où  vous  rentrerez  dans  votre  maison, 
où  vous  reverrez  vos  parents,  vos  amis,  vos  compa- 
triotes, vous  puissiez  dire,  le  cœur  joyeux  :  «  J'ai 
fait  mon  devoir;  j'ai  bien  mérité  de  mon  pays.  » 

Quand  cette  heure,  cette  heure  qui  vous  paiera 
de  toutes  vos  peines,  sonnera-t-elle?  Je  ne  le  sais  ni 
ne  puis  le  savoir  plus  que  vous.  Mais  ce  que  je 
sais,  ce  que  j'ose  affirmer  avec  mon  inébranlable 
confiance,  c'est  qu'elle  finira  par  sonner. 

Au  début  de  cette  guerre,  les  Allemands  avaient, 
outre  l'avantage  du  nombre,  l'avantage  de  s'être 
longuement,  savamment,  minutieusement  pré- 
parés. Ils  se  croyaient  sûrs  de  vaincre.  Ils  avaient 
la  conviction  que  rien  ne  leur  résisterait.  Mais  ils 
avaient  compté  sans  l'héroïsme  des  nôtres.  Ils  ont 
été  arrêtés  sur  la  Marne.  Ils  ont  été  arrêtés  sur 
l'Yser.  Ils  sont  arrêtés  devant  Verdun.  Et,  tant 
qu'ils  s'épuisent  en  de  suprêmes  efforts,  les  Alliés 
voient  tous  les  jours  s'accroître  la  force  de  leurs 
armées,  la  puissance  de  leur  matériel,  l'unité  de 
leur  action. 


64  LA   BELGIQUE    LIBRE 

Certes,  nous  ne  sommes  pas  au  bout  de  nos 
peines.  Nous  connaîtrons  peut-être  encore  des 
heures  mauvaises.  Mais  déjà  s'ouvrent  devant  nous 
des  perspectives  meilleures.  Déjà,  j'ose  le  dire,  la 
Belgique  est  sauvée,  par  ses  amis  et  par  elle-même, 
par  le  courage  de  ses  soldats,  par  Ténergie  de  ses 
ouvriers,  par  l'admirable  résistance  de  son  peuple. 
Vous  êtes  de  ce  peuple,  de  ces  ouvriers,  de  ces 
soldats.  La  Belgique  vous  remercie.  Et  plus  que 
jamais,  elle  compte  sur  vous. 

Un  de  mes  amis  de  France,  l'autre  jour,  se  trou- 
vant au  front,  rencontra  un  poilu  qui,  stoïquement, 
restait  à  son  poste  sous  une  pluie  de  marmites. 

—  Que  faites-vous  là  ?  lui  demanda-t-il. 

—  Vous  le  voyez  bien,  répondit  l'autre,  je  fais 
comme  tout  le  monde.  Je  fais  mon  petit  boulot. 

Voilà,  chers  camarades,  notre  devoir  à  tous. 
Faire  son  petit  boulot,  sa  petite  part,  simplement, 
modestement,  avec  le  seul  souci  de  se  rendre  utile. 
C'est  l'addition  de  toutes  ces  petites  volontés  qui 
fera  la  victoire,  la  victoire  du  droit  et  de  la  liberté  ! 


DANS  LES  TRANCHÉES  FRANÇAISES 
EN  BELGIQUE 


L'autre  soir,  près  dTpres,  des  officiers  nous 
prirent  avec  eux  aux  tranchées  et  nous  vîmes  la 
guerre,  la  guerre  d'à  présent,  féroce,  sournoise, 
pleine  d'embûches,  d'autant  plus  active  que  la  nuit 
est  plus  sombre,  plus  propice  aux  mauvais  coups. 

Pendant  le  jour,  dans  cette  région,  personne  ne 
bouge.  Les  travaux  de  défense  ou  d'approche  sont 
interrompus.  Se  montrer,  ce  serait  se  faire  tuer, 
inutilement.  Mais,  dès  qu'il  fait  noir,  on  se  réveille. 
C'est  l'heure  de  la  relève.  C'est  l'heure  aussi  où  les 
troupes  du  génie  se  remettent  à  la  besogne,  où  les 
grands  chefs  font  leur  ronde. 

On  part,  le  casque  en  tête  et  le  masque  au  côté, 
car  les  attaques  de  gaz  sont  fréquentes.  La  dernière 
date  de  deux  ou  trois  jours.  Au  camp  anglais,  qui 
est  tout  proche,  cent  cinquante  hommes  qui  dor- 
maient ne  se  sont  pas  réveillés.  Les  Belges  et  les 
Français,  eux,  ont  été  avertis  par  le  bruit  des 
sirènes,  mises  en  action  par  les  guetteurs,  dès  que 
les  vapeurs  toxiques  arrivent,  obnubilant  les  étoiles 

BELGIQUE  ENVAHIE  5 


66  LA   BELGIQUE    LIBRE 

OU  décelant  leur  poison  par  «  une  odeur  de  bon 
savon  » .  Ils  ont  eu  le  temps  de  mettre  leurs  mas- 
ques. Le  nuage  de  mort  a  passé,  sans  plus  faire  de 
victimes. 

Aujourd'hui,  le  vent  souffle  de  Touest.  -Il  n'y  a 
pas  de  surprise  à  craindre  et,  sous  la  pleine  lune, 
nous  avançons  dans  un  interminable  boyau,  à  l'abri 
des  balles  perdues  qui  viennent,  de  temps  à  autre, 
frapper  les  sacs  de  terre  du  parapet. 

Nous  voici  dans  le  village  de  Boesinghe,  que  j'ai 
connu  jadis  heureux  et  prospère,  avec  ses  maisons 
aux  toits  rouges,  parmi  les  houblonnières. 

De  tout  cela,  il  ne  reste  rien. 

J'ai  vu  Arras.  J'ai  vu  Ypres.  Je  viens  de  revoir 
Nieuport.  La  destruction  y  est  effroyable.  Pas  une 
maison  qui  ne  soit  touchée,  éventrée,  démolie.  Mais 
il  y  a  encore  des  maisons.  Ici,  il  n'y  a  plus  de 
maisons.  On  nous  montre  ce  qui  fut  la  rue  princi- 
pale. L'artillerie  y  a  fait  table  rase.  Les  obus  ont 
tout  nivelé.  A  droite  comme  à  gauche,  il  reste  un 
champ  de  tir,  débarrassé  de  tout  obstacle  et  que 
balaient,  par  rafales,  pour  empêcher  qu'on  n'y 
creuse  des  tranchées  nouvelles,  les  mitrailleuses  et 
les  fusils  allemands. 

A  l'entrée  du  village,  il  y  avait  un  parc,  avec  de 
grands  arbres  ombrageant  une  mare.  Tous  ces 
arbres  sont  morts.  La  guerre  a  tout  tué,  même  la 
vie  végétale.  Il  n'y  a  plus  de  feuilles.  Il  n'y  a  plus 
de  branches.  Il  ne  reste  que  des  troncs,  des  sque- 


DANS  LES  TRANCHÉES  FRANÇAISES  EN  BELGIQUE  67 

lettes  d'arbres,  décapités,  déchiquetés,  abattus  sur 
le  sol,  à  demi  plongés  dans  l'étang  vaseux. 

De  temps  à  autre,  une  fusée  lumineuse  monte  au 
ciel,  jette  un  éclat  brusque  et  de  ce  paysage  de 
mort  fait  une  eau-forte  à  tenter  un  Redon  ou  un 
Brangwyn. 

Chemin  faisant,  notre  petite  troupe  en  kaki 
rencontre  des  soldats  bleu  horizon,  qui,  dans  la 
chaude  splendeur  de  cette  nuit  d'août,  ressemblent 
à  des  ombres  élyséennes  :  ce  sont  des  territoriaux, 
des  ((  pépères  »,  des  hommes  de  plus  de  quarante 
ans,  dont  la  seule  présence,  dans  cet  enfer,  est  une 
émouvante  leçon  pour  les  peuples,  moins  mili- 
taires, qui  hésitent  à  mettre  en  ligne  leurs  gens 
mariés,  beaucoup  plus  jeunes.  Gomme  si  le  fait 
d'avoir  une  femme,  d'avoir  des  enfants,  n'était 
pas  des  raisons  de  plus  pour  défendre  ou  pour 
libérer  son  pays  ! 

Quels  soldats  admirables  que  ces  Français, 
sobres  et  gais,  contents  de  peu,  satisfaits  quand  ils 
ont,  à  peu  près  régulièrement,  le  pain,  le  vin  et  la 
viande  —  la  boule,  le  pinard,  la  bidoche  —  et  qui 
savent  mettre  au  service  du  moral  le  plus  intrépide 
des  merveilles  d'intelligence  et  d'ingéniosité. 

D'autres,  certes,  peuvent  être  aussi  courageux. 
Nos  Belges  se  sont  trouvés  être  d'excellents  soldats. 
Les  tommies  anglais  ne  le  cèdent  à  personne,  pour 
le  courage  et  la  ténacité.  Mais  ce  n'est  pas  faire  tort 
à  ces  vaillants,  moins  préparés  à  la  guerre,  que  de 


68  LA   BELGIQUE    LIBRE 

reconnaître  avec  émotion  ce  que  la  France,  ce  que 
le  soldat  français  a  fait  et  continue  à  faire  pour  la 
cause  commune. 

Se  souvient-on  de  ce  que  disait  le  président  Lin- 
coln, durant  cette  guerre  de  Sécession  qui,  sous 
tant  de  points  de  vue,  ressemble  à  la  nôtre  :  «  Ce 
fut  longtemps  une  grave  question  que  de  savoir 
si  un  Gouvernement  qui  n'est  pas- trop  fort  pour 
les  libertés  de  son  peuple  peut  être  assez  fort  pour 
maintenir  son  existence  dans  les  suprêmes  espé- 
rances »  ? 

A  cette  question —  que  les  Nordistes  avaient  déjà 
résolue  par  leur  victoire  contre  l'esclavage  —  la 
démocratie  française  est  en  train  de  fournir  la 
réponse,  magnifiquement,  triomphalement. 

Et  c'est  pourquoi,  dans  les  tranchées  de 
Boesinghe,  quand  je  passais  à  côté  de  ces  vieux 
territoriaux,  de  ces  humbles  ouvriers  de  notre 
délivrance  à  tous,  mon  cœur  se  gonflait  de  ten- 
dresse fraternelle,  et  j'aurais  voulu  dire  à  chacun 
d'eux  ce  que  je  dis  à  tous  :  «  Merci  à  vous,  soldats 
de  France,  qui  combattez  à  nos  côtés  et  qui,  par  la 
vertu  de  votre  confiance,  êtes  en  train  de  sauver, 
avec  votre  pays  et  le  nôtre,  la  cause  de  la  liberté  el 
de  la  démocratie  en  Europe.  » 


II 
LA  BELGIQUE  OCCUPÉE 


L'HÉROÏSME  DU  PEUPLE  BELGE  ('> 


Je  vous  remercie,  du  fond  du  cœur,  Monsieur  le 
Président,  pour  les  paroles  d'affection  que  vous 
venez  de  m'adresser  et  pour  le  témoignage  d'admi- 
ration que  vous  venez  de  donner  à  mon  pauvre 
pays. 

Vous  évoquiez  le  nom  de  Jaurès.  La  dernière 
fois  que  j'ai  pris  la  parole  à  Paris,  c'était  à  ses 
côtés  et  aux  côtés  de  Scheidemann,  alors  vice-prési- 
dent du  Reichstag,  dans  une  démonstration  pour  la 
paix.  Je  reviens  aujourd'hui  dans  cette  même  ville 
parler  de  la  guerre  et  pour  la  guerre.  Et  cependant 
j'ai  conscience  de  n'avoir  pas  changé.  Je  suis  ce  que 
j'étais  hier,  ce  que  je  serai  demain  :  socialiste, 
pacifiste,  internationaliste.  Et,  si  je  suis  du  senti- 
ment que  cette  guerre  doit  être  faite  jusqu'au 
bout,  ce  n'est  pas  quoique,  mais  parce  que  socia- 
liste, parce  que  pacifiste,  parce  qu'internationa- 
liste. 

Socialiste,  car  le-  socialisme  a  toujours  affirmé  le 
droit  de  légitime  défense  des  peuples  comme  des 
individus. 


(i)  Conférence  donnée  sous  la  présidence  de  M.  Charles  Gide  an 
groupe  Foi  et  Vie,  à  Paris. 


72  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 


Pacifiste,  car  la  guerre  que  nous  subissons,  la 
guerre  que  Ton  nous  contraint  de  faire,  c'est  une 
guerre  contre  la  guerre. 

Dans  une  interview  récente,  le  roi  Albert  disait 
que  le  conflit  actuel  était  inévitable,  qu'il  était  la 
conséquence  fatale  des  armements  formidables  de 
ces  dernières  années.  Eh  bien  !  puisque  la  paix 
armée  a  engendré  la  guerre,  il  doit  dépendre  de 
nous  que  la  guerre  actuelle,  par  ses  résultats,  nous 
achemine  —  je  ne  veux  pas  dire  plus  —  vers  la 
paix  désarmée. 

Internationaliste,  enfin.  Mais  Tinternationale  a 
pour  condition  préalable  l'existence  de  nations 
libres,  égales  non  pas  en  puissance,  mais  en 
dignité.  De  plus,  l'événement  a  démontré  qu'il  n'y 
a  d'internationale  possible  qu'entre  des  peuples 
qui  ont  le  sens  de  la  liberté.  Et  c'est  la  possibilité, 
dans  l'avenir,  de  l'internationale  par  la  reconnais- 
sance du  droit  des  nationalités  qui  est  l'enjeu  du 
formidable  conflit  actuel. 

Si  les  Alliés  l'emportent,  c'est  la  rédemption  de 
tous  les  irrédentismes .  Si,  pour  le  malheur  de  l'Eu- 
rope et  du  monde,  les  monarchies  germaniques 
devaient  l'emporter,  la  Pologne  resterait  écartelée, 
l'Alsace-Lorraine  verrait  s'éteindre  ce  premier  rayon 
d'espérance  qui  vient  de  luire  pour  elle,  la  Hollande 
deviendrait  l'humble  vassale  de  l'Allemagne,  les 
nations  balkaniques  resteraient  à  l'état  de  devenir, 
et  quant  à  la  Belgique,  pour  avoir  fait  son  devoir 


l'héroïsme  du  peuple  belge  78 


et  rien  que  son  devoir,  elle  serait  rayée  de  la  liste 
des  nations  ! 

Mais,  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire,  même  si  nous 
devions  aller  au  pire,  même  si  nous  devions  être 
vaincus,  nous  ne  renoncerions  pas  ! 

Au  début  de  cette  guerre,  dans  un  cri  d'agonie, 
Maurice  Maeterlinck,  à  Londres,  disait  :  «  La  Bel- 
gique est  morte.  »  Non,  la  Belgique  n'est  pas  morte, 
et  fût-elle  morte,  eût-elle,  pour  le  salut  de  l'Eu- 
rope, expiré  sur  la  croix  des  supplices,  elle  ressus- 
citerait le  troisième  jour  ! 

Mais  elle  vit  ;  elle  vit  puisqu'elle  souffre,  puis- 
qu'elle se  bat,  puisque  l'on  n'est  pas  parvenu  à 
l'arracher  du  dernier  lambeau  de  territoire  que 
nos  troupes  défendent.  Elle  vit,  elle  n'a  jamais  été 
plus  vivante,  et  vous  nous  avez  même  appris  que 
jamais  elle  n'avait  été  plus  grande. 

Avant  cette  guerre,  nous  nous  demandions  parfois 
si  la  Belgique  avait  une  âme,  si  elle  était  autre 
chose  qu'une  expression  géographique,  une  zone 
de  transit,  un  carrefour  de  nations,  un  champ  clos 
pour  les  batailles  politiques  et  sociales.  Nous  étions 
divisés,  plus  que  tout  autre  peuple  peut-être,  car 
nous  étions  en  quelque  sorte  une  image  réduite, 
mais  intensifiée  de  l'Europe. 

Nous  étions  divisés  par  des  luttes  de  classes,  qui 
renaîtront  demain,  par  des  antagonismes  religieux, 
qui  ne  disparaîtront  pas,  par  des  querelles  de  race 
et  de  langue.   Eh  bien  !  il  a*  suffi   de  la  menace 


74  LA    BELGIQUE    OCCUPÉE 


redoutable  ou  des  offres  infamanles  de  rAllemagne 
pour  que  l'unanimité  se  fasse  entre  nous,  sur  une 
question  d'honneur.  Et,  le  4  août  1914?  au  moment 
où  les  armées  allemandes  venaient  d'envahir  notre 
territoire,  où  nous  savions  déjà  par  les  premiers 
incendies  et  les  premières  tueries  ce  qui  nous  atten- 
dait, au  moment  où  nous  savions  ce  que  l'accom- 
plissement de  notre  devoir  allait  nous  coûter,  il  n'y 
eut  plus  au  Parlement  belge  ni  républicains,  ni 
monarchistes,  ni  socialistes,  ni  libéraux,  ni  catho- 
liques, ni  Flamands,  ni  Wallons;  il  y  eut  un  peuple 
unanime  lorsque,  parlant  en  son  nom,  le  roi  Albert 
termina  son  discours  en  disant  :  «  Nous  pouvons 
être  vaincus,  mais  nous  ne  serons  jamais  sou- 
mis. » 

Tantôt  neuf  mois  ont  passé  depuis  lors.  Nous 
avons  été  vaincus  provisoirement,  mais  nous  ne 
sommes  pas  soumis.  Nous  ne  le  serons  jamais  ;  et 
ceux  qui  en  ce  moment  occupent  notre  pays,  si 
leur  occupation  se  prolonge,  apprendront  à  con- 
naître le  caractère  belge. 

Au  seizième  siècle  déjà,  au  temps  de  Charles- 
Quint,  on  appelait  nos  Flamands,  nos  Gantois,  des 
«  têtes  de  fer  ».  Aujourd'hui  encore,  on  dit  des 
Wallons  des  a  têtes  de  houille  ».  Les  têtes  de  fer 
et  les  têtes  de  houille  sont  unies  dans  le  même 
vouloir,  dans  la  même  et  inflexible  résolution  : 
tenir  bon,  quoi  qu'il  arrive,  au  milieu  des  pires 
épreuves,  et  quoi  qu'il  puisse  nous  en  coûter. 


l'héroïsme  du  peuple  belge  75 

Charles  Gide  disait  tout  à  Theure  que  votre  sym- 
pathie pour  nous  ne  vous  empêchait  pas  de  sourire. 
Il  nous  est  arrivé  de  sourire  de  nous-mêmes.  Car 
nous  savons  que,  pour  celui  qui  nous  voit  du 
dehors,  M.  Beulemans  peut  paraître  une  figure 
symbolique.  Nous  sommes  des  gens  dont  la  bon- 
homie frappe  les  étrangers.  C'est  une  bonhomie 
un  peu  terre  à  terre,  une  sensualité  parfois  gros- 
sière, un  étrange  mélange  de  réalisme  et  de  mysti- 
cisme :  Teniers  et  Van  Eyck,  Rubens  et  Van  der 
Weyden.  En  temps  de  paix,  le  côté  bon  enfant  du 
caractère  belge  apparaît  surtout.  11  faut  Tépreuve 
pour  que  l'autre  face  apparaisse.  On  Ta  vu  au 
seizième  siècle,  on  le  voit  aujourd'hui.  Aujourd'hui 
comme  au  seizième  siècle,  notre  peuple  s'est 
inspiré  de  cette  parole  de  Guillaume  d'Orange  : 
((  Il  n'est  pas  nécessaire  d'espérer  pour  entreprendre 
ni  de  réussir  pour  persévérer.  »  Nous  avons  entre- 
pris sans  espérer,  nous  avons  persévéré  sans  réus- 
sir, et  nous  sommes  résolus,  quoi  qu'il  arrive,  à 
tenir  bon,  avec  résignation,  avec  ténacité,  et,  je 
l'ajoute  pour  mes  compatriotes,  avec  une  manière 
de  bonne  humeur  qui,  dans  les  circonstances 
actuelles,  prend  quelque  chose  d'héroïque. 

Hier,  sur  le  bateau  qui  m'amenait  ici,  je  causais 
avec  un  ouvrier  de  Roulers,  en  Flandre;  il  me 
disait  :  «  Depuis  le  début  de  la  guerre,  je  n'ai  plus 
eu  de  nouvelles  de  ma  femme  et  de  mes  six  enfants. 
Je  ne  sais  ce  qu'ils  sont  devenus.  Je  m'en  vais  tra- 


76  LA   BELGIQUE    OCCUPiSe 

vailler  à  Bordeaux.  Après  la  paix,  j'espère  retrouver 
ma  famille.  » 

Ce  calme,  cette  résignation,  nous  les  retrouvons 
partout,  chez  nos  réfugiés  et  chez  nos  soldats,  chez 
ceux  qui  se  battent,  chez  ceux  qui  résistent.  Nous 
trouvons  en  même  temps  chez  tous  une  volonté  de 
vivre,  quand  même,  qui  est  profondément  impres- 
sionnante. 

La  résistance  belge,  on  Ta  incarnée  —  car  on 
éprouve  toujours  le  besoin  d'incarner  Tâme  d'un 
peuple  dans  quelques  individualités  —  dans  trois 
figures  symboliques  :  le  Roi,  le  Cardinal  archevêque 
de  Malines,  M.  Max,  bourgmestre  de  Bruxelles.  Et 
tous  les  trois  incarnent  réellement  quelque  chose  de 
l'âme  de  la  Belgique.  Le  Roi  a  révélé  des  qualités 
militaires  qui  étaient  latentes  dans  la  race  ;  l'Arche- 
vêque exprime  merveilleusement  cette  ferme  résigna- 
tion d'un  peuple  qui  ne  perd  pas  sa  foi  dans  l'avenir, 
le  Bourgmestre  a  la  fermeté  tranquille  et  un  peu 
railleuse  de  nos  bourgmestres  des  anciens  temps. 

Mais  à  côté  d'eux,  combien  d'autres  dont  je 
pourrais  vous  parler,  dont  les  noms  vous  sont  in- 
connus, dont  l'attitude  n'a  pas  été  moins  ferme. 

A  Liège,  lorsque  le  général  allemand  von  Emmich 
prit  des  otages,  en  menaçant  de  les  faire  fusiller  si 
un  mouvement  de  révolte  se  produisait  dans  la  ville, 
un  sénateur  socialiste  alla  le  trouver  et  lui  dit  : 
«  Vous  n'avez  pas  de  socialiste  parmi  vos  otages, 
me  voilà  !  » 


l'héroïsme  du  peuple  belge  77 

A  Mons,  un  jeune  avocat  se  présenta  à  la  Kom- 
mandantur  et  dit  :  «  Vous  avez  arrêté  mon  patron 
qui  est  mon  adversaire  politique  ;  il  est  vieux,  je 
suis  jeune,  prenez-moi  à  sa  place.  » 

On  n'avait  pas  jusqu'ici  consenti  à  nommer  des 
bourgmestres  socialistes,  parce  que,  disait-on, 
l'ordre  ne  serait  pas  assuré  entre  leurs  mains.  Un 
de  nos  amis  était  échevin,  faisant  fonctions  de  bourg- 
mestre, dans  son  village.  Il  fut  arrêté  dix-huit 
fois  par  les  Allemands.  A  la  dix-huitième  fois  on  le 
nomma  bourgmestre. 

Ce  qui  est  vrai  des  mandataires  est  vrai  bien  plus 
encore  de  la  population.  Au  lieu  d'évoquer  devant 
vous  quelques  figures  individuelles,  je  voudrais 
vous  montrer  une  figure  plus  grande,  plus  haute, 
plus  héroïque,  le  peuple  belge  lui-même,  les  civils 
comme  les  soldais. 

Vous  avez  vu  ces  temps  derniers  un  beau  dessin 
de  Forain,  représentant  deux  soldats  causant  dans 
la  tranchée  et  disant  :  «  Pourvu  que  les  civils 
tiennent  !  »  J'ose  dire  qu'en  Belgique  les  civils  ont 
tenu,  les  hommes  comme  les  femmes  et  même  les 
enfants  ;  ces  enfants  de  Bruxelles  qui  s'en  allaient 
devant  les  soldats  allemands  faire  le  pas  de  l'oie  à 
reculons  et  qui,  lorsqu'on  leur  demandait  ce  qu'ils 
faisaient,  répondaient  :  ((  Nous  allons  à  Paris, 
comme  vous  »  ;  ces  gens  du  quartier  des  Marolles 
sur  lesquels  on  braquait  des  mitrailleuses  et  qui, 
avec  leur  goguenarderie  gouailleuse,  répondaient 


78  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 

en  braquant  de  leurs  fenêtres  des  tuyaux  de  poêle, 
leur  artillerie  !  Ou  bien  cette  grande  dame  qui  reçoit 
des  officiers  allemands,  fort  courtois  d'ailleurs;  au 
moment  où  ils  quittent  son  château,  ils  demandent 
à  lui  présenter  leurs  hommages  et  à  la  remercier  ; 
elle  leur  répond  :  «  Pourquoi  me  remercier?  Je  ne 
vous  avais  pas  invités.  »  Et  cette  autre  qu'un  officier 
arrêta  brutalement  en  lui  disant  :  a  Madame,  vous 
lisez  le  Times.  —  Et  vous,  Monsieur,  ne  le  lisez- 
vous  pas  ?  » 

Encore  un  souvenir.  C'était  après  la  prise  d'An- 
vers, pendant  la  retraite.  En  chemin  je  recueillis 
un  soldat  blessé  ;  il  était  du  pays  de  Gharleroi,  mon 
ancien  arrondissement.  Je  lui  demandai  s'il  avait 
des  nouvelles  de  chez  lui.  Il  me  répondit  : 

—  Mais  nous  en  avons  eu  tous  les  jours  pendant 
le  siège. 

—  Et  comment? 

—  Les  femmes  de  nos  villages  allaient  à  pied  du 
pays  de  Gharleroi  à  Anvers  et  nous  venaient  raconter 
ce  qui  se  passait. 

—  Mais  comment  franchissaient-elles  les  lignes 
allemandes  ? 

—  Oh  !  elles  plaisantaient  avec  les  soldats  et  ils 
les  laissaient  passer. 

Et  toujours  ainsi  ce  même  caractère,  à  la  fois  gai 
et  courageux,  se  révèle.  Mais  ce  sont  des  exemples 
individuels,  des  cas  personnels,  je  n'insiste  pas. 
La  résistance  civile  a  été  surtout  admirable  en  ce 


L  HEROÏSME  DU  PEUPLE  BELGE  79 

que  l'immense  majorité  de  la  population  ouvrière, 
affamée,  sans  salaire,  à  qui  les  Allemands  offraient 
du  travail  en  lui  promettant  une  rémunération  nor- 
male, a  répondu  :  «  Nous  ne  mangeons  pas  de  ce 
pain-là.  » 

Notre  président  rappelait  tout  à  l'heure  la  grève 
générale  pour  le  suffrage  universel  d'il  y  a  un  an. 
Nous  avons  fait  alors  la  grève  générale  pour  l'égalité. 
Nous  faisons  aujourd'hui  la  grève  générale  pour  la 
liberté,  et  cette  seconde  grève  nous  fera  gagner 
également  la  première. 

Les  cheminots  ne  travaillent  pas,  ou  bien  ils  sont 
venus  en  France;  les  facteurs  des  Postes  se  refusent 
à  être  au  service  de  la  Poste  impériale.  Les  mineurs 
travaillent  trois  jours  par  semaine  pour  la  consom- 
mation domestique  ;  ils  n'ont  jamais  fourni  un 
morceau  de  charbon  pour  les  trains  allemands  ; 
l'industrie  métallurgique  est  complètement  arrêtée. 
Et  ce  peuple,  qui  fait  ainsi  la  grève  des  bras  croisés, 
n'a  pas  d'autre  travail  ;  et  il  n'aurait  pas  à  manger 
si  les  Américains  n'étaient  venus  à  son  secours.  Le 
résultat,  je  veux  le  traduire  par  quelques  chiffres 
plus  éloquents  que  ce  que  je  pourrais  dire. 

Il  y  a  quelques  jours,  le  principal  journal  socia- 
liste allemand,  le  Vorwàrts,  écrivait  : 

c(  Il  est  malheureusement  indéniable  qu'à  Bru- 
xelles le  nombre  des  habitants  forcés  de  demander 
leur  subsistance  au  Comité  de  secours  est  encore 
en  augmentation.  Il  était  en  septembre  de  i6  °/o  de 


80  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 

la  population,  il  est  à  la  fin  de  novembre  de  28  °/o, 
à  la  fin  de  février  de  26  °/o  et  on  compte  à  fin  mars 
qu'il  a  dû  monter  à  28  °/o.  » 

A  peu  près  le  tiers  de  la  population  dans  une 
ville  où  le  tiers  de  cette  population  tout  juste  se 
compose  d'ouvriers  ! 

Dans  les  centres  industriels,  c'est  pire  encore. 
Afin  de  ne  pas  travailler  pour  l'ennemi,  le  peuple 
belge  fait  grève  depuis  neuf  mois.  Ce  sont  de  nou- 
veaux Gueux  et,  comme  leurs  ancêtres,  ils  res- 
teront gueux,  s'il  le  faut,  jusqu'à  la  besace. 

Et  les  soldats  !  Quel  contraste  entre  les  deux 
types  d'armées  qui  se  sont  heurtées  au  début  de  la 
guerre  sur  les  hauteurs  de  Liège  !  L'armée  alle- 
mande automatisée,  mécanisée,  portée  à  l'état  de 
préparation  le  plus  complet  peut-être  qu'une  armée 
ait  jamais  atteint,  le  type  de  l'armée  d'une  monar- 
chie militaire,  craignant  Dieu,  l'Empereur,  les 
officiers  et  les  sous-officiers,  mais  l'Empereur  plus 
que  Dieu,  les  officiers  plus  que  l'Empereur  et  les 
sous-officiers  plus  que  les  officiers.  De  l'autre  côté, 
une  armée  à  court  temps  de  service,  se  ressentant 
encore  de  l'ancien  régime  du  remplacement,  com- 
posée, pour  les  anciennes  classes,  exclusivement  de 
prolétaires,  avec  une  préparation  insuffisante,  un 
équipement  médiocre,  des  officiers  dont  beaucoup 
avaient  vu  dans  leur  carrière,  une  position  de  tout 
repos.  Cette  armée,  semblait-il,  ne  pouvait  pas 
tenir  contre  l'armée  allemande.  D'ailleurs,  dans  le 


l'héroïsme  du  peuple  belge  8i 

livre  d'étapes  de  leur  campagne,  les  Allemands 
avaient  considéré  l'armée  belge  comme  quantité 
négligeable.  Or,  qu'est-il  advenu?  C'est  que  cette 
armée,  qui  combattait  pour  l'indépendance  de  son 
pays,  pour  la  liberté,  pour  le  droit,  a  été  une  révé- 
lation non  seulement  pour  ses  ennemis,  mais  pour 
ses  amis  et  pour  elle-même. 

J'ai  été,  depuis  le  début  de  la  guerre,  fréquem- 
ment en  contact  avec  elle.  Je  me  trouvais,  les  24  et 
25  août,  devant  Malines  avec  le  correspondant  de 
guerre  d'un  des  grands  journaux  américains, 
M.  Pow^ell,  et,  au  moment  où  de  mauvaises  nou- 
velles étant  venues  de  France,  on  donnait  en  pleine 
bataille  le  signal  de  la  retraite,  M.  Pow^ell  me  di- 
sait :  ((  J'ai  fait  toutes  les  campagnes  de  ces  der- 
nières années,  j'ai  vu  des  soldats  qui  se  battaient 
aussi  bien  que  les  vôtres,  mais  je  n'en  ai  jamais  vu 
qui,  durant  la  retraite,  étaient  aussi  bons  enfants 
et  aussi  fermes.  » 

Ces  qualités,  les  soldats  belges  ont  eu,  hélas  ! 
dans  cette  campagne,  trop  d'occasions  de  les 
manifester.  Vaincus  à  Liège,  après  une  résistance 
qui  fut  glorieuse,  ils  reculent  sur  Tirlemont,  sur 
Louvain,  sur  Anvers.  Anvers  est  pris;  ils  s'échap- 
pent et  ils  continuent  la  lutte.  Ils  arrivent  sur  l'Yser. 
A  ce  moment,  il  semble  à  ceux  qui  furent  les 
témoins  de  cette  retraite  douloureuse  que  tout  est 
fini,  que  tout  est  perdu.  J'étais  là,  et  je  me 
souviendrai  toute  ma  vie  de  ce  spectacle  :  dans  la 

BELGIQUE  ENVAHIE  6 


82  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 

journée  du  lo  octobre,  sur  la  route  de  Furnes  à 
Dunkerque,  So.ooo  soldats  de  troupes  de  forteresse, 
débandés,  la  plupart  ayant  perdu  leur  sac  et  leurs 
armes,  au  milieu  d'un  peuple  de  réfugiés  —  plus 
de  80.000  malheureux  —  fuyant  devant  l'enva- 
hisseur. L'armée  de  campagne  cependant  résistait, 
elle  tenait  les  lignes  de  l'Yser,  et,  comme  on  savait 
quels  efforts  elle  avait  dû  faire  les  jours  précédents, 
on  lui  demandait  de  tenir  seulement  pendant 
quarante-huit  heures.  Elle  tint,  en  attendant  des 
renforts  :  ils  ne  vinrent  pas.  Les  jours  passèrent, 
elle  tenait  toujours.  Le  douzième  jour,  les  Belges 
étaient  encore  dans  les  tranchées.  Mais  la  force 
humaine  a  des  limites  et  il  semblait  que  cette  fois 
l'heure  avait  sonné  du  fléchissement  définitif. 

Nous  étions  à  Ramscappelle  et  nous  voyions  les 
Allemands  gagner  du  terrain  d'heure  en  heure.  Ils 
avaient  passé  l'Yser,  ils  venaient  de  traverser  la 
ligne  du  chemin  de  fer  et,  sous  une  pluie  d'obus, 
comme  on  en  a  vu  depuis,  mais  de  notre  côté,  cette 
fois,  en  Champagne  ou  à  Neuve-Chapelle,  ils  prépa- 
raient l'attaque  suprême  contre  le  village.  Je  rentrai 
à  Furnes  avec  l'impression  que  cette  fois  la  défaite 
était  inévitable.  Mais,  dès  le  lendemain,  deux  divi- 
sions françaises  étaient  sur  la  ligne  de  feu.  La 
bataille  de  l'Yser  était  gagnée.  L'ennemi  était  défi- 
nitivement arrêté,  et  la  grande  armée  des  Alliés  se 
préparait  à  livrer  la  bataille  finale  pour  le  droit,  la 
liberté  et  la  civilisation  ! 


l'héroïsme  du  peuple  belge  83 


Je  dis  la  bataille  finale.  Certes,  nul  d'entre  nous 
ne  se  dissimule  les  difficultés  de  la  tâche.  Nous 
avons  à  vaincre  de  redoutables  obstacles.  Je  ne 
parle  pas  des  obstacles  matériels,  des  tranchées  à 
franchir,  des  redoutes  à  conquérir.  Ce  sont  là  des 
obstacles  qu'une  armée  comme  la  nôtre  —  car  nous 
n'avons  plus  qu'une  armée,  n'est-ce  pas,  —  est 
habituée  à  franchir.  Mais  vous  connaissez  le  mot 
de  Napoléon  :  €  Dans  la  guerre,  le  moral  compte 
pour  les  trois  quarts,  le  reste  ne  compte  que  pour 
un  quart.  » 

Nous  avons  devant  nous  une  force  morale 
redoutable  et  que  nous  ne  devons  pas  sous-évaluer  : 
c'est  l'unanimité  ou  presque  du  peuple  allemand. 

On  peut  s'en  étonner,  on  peut  le  regretter,  mais 
c'est  un  fait,  un  fait  indéniable.  Dans  sa  masse, 
dans  sa  majorité  immense,  le  peuple  allemand  est 
convaincu  qu'il  ne  fait  pas  une  guerre  agressive, 
même  pas  une  guerre  préventive,  qu'il  fait  une 
guerre  de  défense  nationale. 

Et  la  sincérité  de  ce  sentiment,  comment 
pourrais-je  la  mettre  en  doute?  Je  connais  les 
hommes,  j'ai  vu  des  savants  comme  Brentano,  des 
esprits  libéraux  qui  détestaient  le  prussianisme, 
signer  le  Manifeste  des  Intellectuels.  J'ai  vu  l'un 
de  nos  meilleurs  amis,  l'une  des  espérances  du 
socialisme  international,  le  plus  grand  orateur 
peut-être  de  l'Allemagne,  Franck,  député  socialiste 
de  Mannheim,  qui  n'était  pas  obligé  de  marcher 


84  LA   BELGIQUE    OCCUPÉE 


s'enrôler  comme  volontaire  et,  dès  le  premier  jour 
de  la  guerre,  aller  se  faire  tuer  à  Lunéville  par  une 
balle  française.  J'ai  vu  l'historien  de  la  grande 
industrie  en  Angleterre,  von  Schultz  Goevernitz, 
député,  âgé  de  cinquante  ans,  ayant  dépassé  l'âge 
militaire,  ayant  des  parents  proches  en  Angleterre, 
aimant  l'Angleterre,  y  ayant  vécu  de  longues 
années,  s'enrôler  lui  aussi  et,  pendant  des  mois, 
rester  sur  la  ligne  de  bataille.  Enfin  j'ai  vu  les 
socialistes,  presque  tous  les  sociahstes  —  car  il  y 
eut  des  exceptions,  des  exceptions  héroïques,  que 
je  salue  !  —  j'ai  vu  la  masse  des  socialistes  voter  les 
crédits  de  guerre  et  se  solidariser  avec  le  Gouver- 
nement impérial. 

Et  cependant  ils  désiraient  la  paix,  ils  voulaient 
la  paix,  ils  manifestaient  —  ce  furent  des  manifes- 
tations grandioses  —  pour  la  paix.  Je  vois  encore, 
deux  jours  avant  la  déclaration  de  guerre,  à  la 
Maison  du  Peuple  de  Bruxelles,  fraternellement 
accolés,  le  bras  passé  au  cou  l'un  de  l'autre,  Jaurès 
et  Haase,  le  président  de  la  fraction  parlementaire 
socialiste  allemande;  ils  rédigeaient  ensemble,  ils 
signaient  avec  nous  le  dernier  manifeste  pour  la 
paix.  Le  lendemain,  Jaurès  était  assassiné  et, 
quelques  jours  après,  Haase  subissait  un  sort  moins 
enviable  :  c'était  lui  qui,  au  nom  de  son  parti, 
justifiait  les  crédits  pour  la  guerre. 

Ah  !  l'on  a  été  sévère,  implacable  pour  les 
socialistes  allemands  !  J'aime  mieux  essayer  de  les 


l'héroïsme  du  peuple  belge  85 

comprendre,  pour  leur  pardonner.  Notre  rôle,  à 
nous,  socialistes  belges  ou  français,  était  simple  : 
on  nous  attaquait,  nous  usions  de  notre  droit  de 
défense  légitime.  Mais  je  réalise,  dans  un  effort 
d'objectivité,  ce  qu'il  y  avait  de  difficile  dans  la 
position  des  socialistes  allemands.  Ils  avaient  à 
résoudre  un  terrible  problème  de  conscience.  Pour 
eux,  la  guerre  était  une  guerre  à  deux  fronts;  ils 
étaient  placés  entre  la  France  républicaine  et  la 
Russie  cosaque.  S'ils  ne  se  solidarisaient  pas  avec 
leur  gouvernement,  s'ils  ne  lui  donnaient  pas 
l'appui  moral  d'un  parti  qui  représente  le  tiers  de 
l'Allemagne,  ils  ouvraient  aux  armées  du  Tsar  les 
voies  de  la  Silésie  et  de  la  Prusse  orientale.  Si,  au 
contraire,  ils  votaient  les  crédits,  ils  fournissaient 
au  Kaiser  des  armes,  des  munitions  et  des  soldats 
contre  l'Angleterre  démocratique  et  contre  la  France 
républicaine.  Ils  avaient  à  choisir;  ils  ont  choisi, 
et  je  pense  qu'ils  ont  fait  le  mauvais  choix.  Mais 
qui  oserait  leur  refuser  les  circonstances  atté- 
nuantes ?  Qui  se  fût  refusé  à  comprendre  que,  placés 
dans  cette  effrayante  alternative,  ils  n'aient  voulu 
dire  ni  oui  ni  non  ? 

Ce  que  nous  avons  le  droit  de  regretter,  ce  que 
nous  avons  le  droit  de  leur  reprocher,  c'est  qu'après 
nous  avoir  dit,  ici  même,  à  Paris,  devant  le  corps 
de  Jaurès,  qu'un  vote  affîrmatif  était  inconcevable, 
ils  aient  émis  ce  vote  affîrmatif.  Nous  avons  le 
droit  de  dire  qu'en  l'émettant,  quelques-uns  contre 


86  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 

leur  sentiment  personnel,  ils  ont,  ou  bien  manqué 
de  clairvoyance,  ou  bien  manqué  de  courage 
civique.  Car,  pour  tout  esprit  non  prévenu,  il  ne 
pouvait  y  avoir  de  doute  sur  le  caractère  de  la 
guerre  actuelle.  Ce  n'était  pas  une  guerre  de 
défense,  c'était  une  guerre  d'agression. 

Oh!  je  ne  parle  pas  de  ses  causes  générales  et 
profondes.  Je  ne  serais  pas  socialiste  si  je 
n'admettais  que  tous  les  Gouvernements  y  ont  une 
part  de  responsabilité.  Mais  s'il  s'agit  des  causes 
prochaines,  des  causes  immédiates  du  conflit  qui 
dévaste  et  qui  désole  l'Europe,  peut-il  y  avoir  un 
doute  en  présence  de  ce  double  fait  que  la  guerre 
a  commencé  par  l'agression  de  l'Autriche  contre 
un  petit  pays  qui  avait  tout  cédé  et  qui  faisait  un 
appel  suprême  à  l'arbitrage,  et  par  l'agression 
de  l'Allemagne  contre  un  autre  pays  qui,  lui,  en- 
tendait rester  fidèle  à  ses  engagements  internatio- 
naux ? 

Je  sais  qu'on  a  invoqué  des  prétextes,  et  contre 
la  Serbie  et  contre  la  Belgique  :  l'attentat  de  Sera- 
jevo  contre  la  Serbie,  les  prétendues  conventions 
de  1906  avec  l'Angleterre  contre  la  Belgique.  Mais 
qui  donc,  ayant  eu  les  documents  sous  les  yeux, 
peut  avoir  des  doutes  sur  la  valeur  de  ces  pré- 
textes ? 

L'attentat  de  Serajevo?  Mais  depuis,  à  la 
Chambre  italienne,  M.  Giolitti  a  fait  connaître 
un  télégramme  antérieur  d'une  année,  de  191 3, 


l'héroïsme  du  peuple  belge  87 

pendant  la  guerre  balkanique,  où  TAutriche 
annonçait  l'intention  d'attaquer  la  Serbie.  Le  crime 
de  la  Serbie,  ce  n'est  pas  d'avoir  assassiné  ou  aidé 
à  assassiner  un  archiduc,  c'est  d'avoir  barré  à 
l'Autriche  et  au  germanisme  la  route  de  Salonique  ! 

Quant  à  la  Belgique,  les  prétendues  conventions 
de  1906?  Simple  conversation  entre  un  général 
belge  et  l'attaché  militaire  anglais.  Lisez  le  texte  ; 
vous  y  trouverez  cette  phrase  qui  tranche  la  ques- 
tion :  «  L'intervention  de  l'Angleterre  ne  se  pro- 
duirait que  le  jour  où  les  Allemands  seraient  entrés 
en  Belgique.  »  Il  ne  s'agit  pas  là  d'une  conven- 
tion; il  s'agit  simplement,  de  la  part  de  l'Angle- 
terre, de  l'expression  d'une  méfiance  à  l'égard  de 
l'Allemagne  que  l'événement  a  parfaitement  jus- 
tifiée. 

Car  la  violation  de  la  neutralité  belge  n'a  pas 
été  une  résolution  prise  au  dernier  moment,  sous 
la  pression  d'une  nécessité  d'airain.  Il  est  aujour- 
d'hui facile  d'établir  que  le  complot  contre  la  Bel- 
gique a  été  ourdi  depuis  des  années  et  que  la 
conduite  du  Gouvernement  allemand  dans  cette 
affaire  a  été  un  mélange  assez  répugnant  de 
cynisme  et  d'hypocrisie. 

Déjà  en  191 1,  écrivant  le  livre  qui  devait  être 
l'évangile  militariste  de  l'Allemagne,  le  général 
von  Bernhardi,  dans  II Allemagne  et  la  prochaine 
guerre,  écrivait  : 

«  Aucun    obstacle    naturel,    aucune    forteresse 


88  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 


puissante  ne  s'oppose  en  Belgique  et  en  Hollande 
à  une  invasion,  et  la  neutralité  n'est  qu'un  rempart 
de  papier.  » 

Le  chancelier  devait  montrer  quelques  années 
après,  en  parlant  du  «  chiffon  de  papier  »,  qu'il 
n'était  qu'un  plagiaire  de  Bernhardi. 

Mais,  me  direz-vous,  c'est  là  l'opinion  d'un 
publiciste,  d'une  individualité  influente  ;  elle  n'en- 
gage pas  le  Gouvernement  allemand.  Non,  mais  en 
191 3,  dans  un  rapport  secret  sur  le  renforcement 
de  l'armée  allemande,  nous  lisons  : 

((  Nous  devons  être  forts  pour  pouvoir  anéantir 
d'un  puissant  élan  nos  ennemis  de  l'Est  et  de 
l'Ouest.  Mais,  dans  la  prochaine  guerre,  il  faudra 
que  les  petits  États  soient  astreints  à  nous  suivre 
ou  soient  domptés.  Dans  certaines  conditions, 
leurs  armées  et  leurs  places  fortes  peuvent  être 
rapidement  vaincues  ou  neutralisées,  ce  qui 
pourrait  être  vraisemblablement  le  cas  pour  la 
Hollande  et  la  Belgique.  » 

Les  petites  nations  doivent  suivre  ou  bien  être 
domptées  !  Nous  n'avons  pas  voulu  suivre  :  on  a 
tenté  de  nous  dompter!  L'événement  a  montré 
qu'on  ne  réussira  pas  ! 

Ai-je  besoin  d'invoquer  d'autres  documents, 
alors  qu'il  suffit,  pour  établir  la  préméditation  du 
crime,  d'ouvrir  un  atlas,  de  regarder  la  carte  des 
chemins  de  fer  stratégiques  qui  convergent  vers 
notre  frontière.  Tout  avait  été  calculé,  tout  était 


l'héroïsme  du  peuple  belge  89 


préparé,  tout  était  organisé  pour  une  violation  de 
la  neutralité  belge.  Mais  pendant  ce  temps  on 
s'efforçait  de  nous  rassurer,  d'endormir  nos  mé- 
fiances. L'Empereur  venait  à  Bruxelles  et,  dans  la 
chaleur  communicative  des  banquets,  s'écriait  que 
la  Belgique  n'avait  pas  de  meilleur  ami  que  lui- 
même.  Il  nous  l'a  bien  fait  voir!  Quelques  mois 
après,  le  roi  Albert  faisait,  suivant  la  tradition 
belge,  sa  joyeuse  entrée  à  Liège.  Il  y  eut  un 
banquet  en  son  honneur  et  à  ce  banquet  prit  la 
parole,  au  nom  de  l'Allemagne,  le  général  von 
Emîi  ich,  le  même  qui  l'année  suivante  devait 
diriger  l'attaque  contre  la  ville  ! 

Enfin  le  i^""  août,  interrogé  par  un  journal  bruxel- 
lois sur  l'éventualité  d'une  violation  de  la  neutra- 
lité belge,  le  ministre  d'Allemagne  à  Bruxelles 
disait  :  «  Les  troupes  allemandes  ne  traverseront 
pas  le  territoire  belge.  Des  événements  graves  vont 
se  dérouler.  Peut-être  verrez-vous  brûler  le  toit  de 
votre  voisin,  mais  l'incendie  épargnera  votre 
demeure.  »  Gela  se  passait  le  matin...  et,  le  soir 
même,  le  même  ministre  portait  au  département 
des  Affaires  étrangères  l'ultimatum  qui  disait  à  la 
Belgique  :  «  Laissez-nous  passer  ou  bien  nous 
passerons  par  la  force.  » 

Et  le  4  août,  le  jour  même  où  notre  frontière 
était  envahie,  les  masques  tombaient  enfin  et  le 
chancelier  Bethmann-HoUweg,  dans  un  moment 
de  sincérité  —  méfiez-vous  du  premier  mouvement. 


go  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 

c'est  le  plus  naturel  —  tirait  toute  la  moralité  de 
raffaire  :  «  Nos  troupes  ont  occupé  le  Luxembourg 
et  ont  peut-être  déjà  pénétré  en  Belgique.  Cela  est 
en  contradiction  avec  le  droit  des  gens.  Nous  avons 
été  forcés  de  passer  outre  aux  protestations  justi- 
fiées  des  Gouvernements  luxembourgeois  et  belge. 
Uinjustice,  je  le  dis  ouvertement,  Vinjustice  que 
nous  commettons  de  cette  façon,  nous  la  répare- 
rons dès  que  notre  but  militaire  sera  atteint.  » 

Voilà  l'aveu,  l'aveu  au  moment  même  où  le 
crime  était  commis  !  Une  injustice,  une  violation 
du  droit  des  gens,  une  sommation  insolente,  à 
laquelle  le  Gouvernement  belge  ne  pouvait  répon- 
dre autrement  qu'il  ne  l'a  fait  sans  se  désho- 
norer. 

C'est  ce  que  l*on  a  dit  à  des  socialistes  allemands 
qui  sont  venus  à  Bruxelles,  qui  n'ont  pas  craint  de 
se  présenter  en  uniforme  à  la  Maison  du  Peuple 
pour  voir  les  «  camarades  ».  Ils  leur  disaient  : 
«  Nous  ne  vous  comprenons  pas.  Le  Gouvernement 
allemand  vous  offrait  de  passer  sans  vous  faire  du 
mal  et  de  vous  payer,  deniers  comptants,  tout  le 
dommage  qui  pourrait  vous  être  fait.  Et  vous  n'avez 
pas  accepté  !  Vous  en  subissez  les  conséquences  ! 
C'est  de  votre  faute.  Pourquoi  avez-vous  agi 
ainsi?  » 

Et  comme  on  leur  disait  :  «  Mais  c'était  une 
question  d'honneur  »,  nos  camarades  répondaient  : 
«  L'honneur,  c'est  une  forme  de  l'idéologie  bour- 


l'héroïsme  du  peuple  belge  91 

geoise.  »  On  n'est  point  parvenu  à  leur  faire  entrer 
dans  la  tête  que  la  signature  d'un  ouvrier  socialiste 
doit  valoir  la  signature  d'un  bourgeois  conserva- 
teur. 

Au  surplus,  notre  défense  de  la  neutralité  belge 
n'était  pas  inspirée  seulement  par  le  respect  d'une 
signature  au  bas  d'un  traité.  Cette  neutralité  n'était 
pas  seulement  un  avantage  pour  nous,  c'était  une 
garantie  pour  les  autres,  c'était  un  rempart  entre 
l'Allemagne  et  la  France,  une  protection  contre 
la  France  pour  l'Allemagne.  Si  c'eût  été  la  France 
qui  avait  violé  notre  neutralité,  notre  Gouver- 
nement eût  eu  la  même  attitude  que  celle  qu'il  a 
eue  contre  l'Allemagne.  Il  l'a  dit  et  on  doit  le 
croire. 

L'Allemagne  prenant  l'initiative  d'une  violation 
de  notre  neutralité,  nous  n'avions  pas  seulement  le 
droit  de  nous  défendre,  nous  avions  vis-à-vis  de  la 
France,  vis-à-vis  de  l'Europe,  vis-à-vis  des  puis- 
sances garantes  de  notre  neutralité,  le  devoir  de 
défendre  cette  neutralité,  et  c'est  ce  que  le  Gou- 
vernement a  compris.  Il  n'y  a  pas  eu  de  discussion 
sur  ce  point.  Il  y  a  eu  unanimité  au  Conseil  des 
ministres.  Sachant  ce  qui  attendait  la  Belgique,  on 
n'a  pas  hésité.  «  Fais  ce  que  dois,  advienne  que 
pourra.  » 

Et  maintenant.  Mesdames,  Messieurs,  vous  savez 
ce  qui  est  advenu,  vous  l'avez  appris  par  les  jour- 
naux, vous  l'avez  lu  dans  des  brochures,  mais  vous 


92  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 


ne  Favez  pas  vu.  Vous  n'avez  pas  vu  ce  que  nous 
avons  vu  :  des  villages  brûlés,  des  villes  réduites  à 
Tétat  de  décombres,  Dixmude,  Nieuport,  Ypres, 
nos  trésors  d'art  anéantis,  un  zeppelin  arrivant  à 
Anvers  et,  sur  la  place  du  Poids-Public,  tuant  neuf 
habitants  inoffensifs,  dont  j'ai  vu  les  débris  d'en- 
trailles et  de  cervelles  sur  les  murs,  des  popula- 
tions entières  fuyant  devant  l'invasion,  comme  jadis 
les  peuples  antiques  devant  les  barbares,  un 
million  de  réfugiés  en  France  ou  en  Angleterre.  Et 
puis  —  cela  je  ne  l'ai  pas  vu,  mais  de  nouveaux 
témoignages  nous  arrivent  tous  lesjours  —  là-bas, 
en  Belgique,  un  peuple  de  7  millions  d'âmes  qui 
mourrait  de  faim,  si  les  neutres  n'étaient  venus  à 
son  secours. 

Mais  tout  cela  n'est  rien  à  côté  des  atrocités  qui 
ont  suivi  le  crime  initial  de  la  violation  de  la  neu- 
tralité. Il  y  a  deux  sortes  de  criminels  :  ceux  qui  font 
leur  coup  et  qui  s'arrêtent,  et  ceux  qui,  après  avoir 
frappé  leur  victime,  la  piétinent.  Les  Allemands 
pouvaient  se  contenter  de  passer  à  travers  la  Bel- 
gique ;  ils  ont  voulu  punir  le  peuple  belge  d'avoir 
fait  son  devoir.  Des  ordres  supérieurs  implacables 
ont  créé  un  système  de  répression  qui  devait 
nécessairement  faire  des  milliers  de  victimes.  Une 
propagande  de  mensonges  et  de  calomnies  a  per- 
suadé les  soldats  allemands  que  les  civils  tiraient 
sur  eux.  Il  y  a  eu  des  ordres  qui  étaient  des  ordres 
d'assassinat.  En  voulez-vous  des  exemples? 


l'héroïsme  du  peuple  belge  gS 

A  Hasselt,  le  19  août,  Tautorité  militaire  fait 
afficher  une  ordonnance  où  elle  dit  : 

«  Dans  le  cas  où  des  habitants  tireraient  sur  des 
soldats  de  l'armée  allemande,  le  tiers  de  la  popula- 
tion mâle  serait  passé  par  les  armes.  » 

Tirez  sur  tous,  Dieu  reconnaîtra  les  siens. 

A  Liège,  le  22  août,  le  général  von  Bùlow  fait 
une  déclaration  du  même  genre  : 

((  Les  habitants  de  la  ville  d'Andenne  ont  fait  une 
surprise  traîtresse  sur  nos  troupes  ;  c'est  avec  mon 
consentement  que  le  général  en  chef  a  fait  brûler 
toute  la  localité  et  que  cent  personnes  ont  été  fu- 
sillées. » 

Et  partout  c'est  la  même  chose.  Les  habitants 
protestent  de  leur  innocence.  Quand  on  fait  l'en- 
quête, on  démontre  qu'ils  n'ont  pas  tiré,  et  néan- 
moins, partout  où  les  Allemands  entrent,  c'est  le 
même  massacre. 

Écoutez  ce  qui  s'est  passé  à  Tamines  : 

«  A  Tamines,  le  29  août,  apparaît  une  patrouille 
allemande  en  reconnaissance  avancée.  Des  soldats 
français  et  belges  l'accueillent  par  des  coups  de 
fusil.  Elle  se  retire  et  fait  son  rapport.  Le  21  août 
au  soir  arrivent  les  troupes  allemandes,  elles  pénè- 
trent dans  les  maisons,  les  pillent  et  y  mettent  le 
feu.  45o  hommes  sont  arrêtés  et,  le  lendemain  à 
7  heures  du  soir,  on  les  masse  devant  l'église.  Un 
détachement  ouvre  le  feu  et,  comme  la  tuerie  ne 
marche  pas  assez  rapidement,  on  fait  avancer  une 


94  I^A   BELGIQUE   OCCUPEE 


mitrailleuse.  Les  blessés  qui  se  relèvent  sont 
immédiatement  abattus.  Des  gémissements  se  font 
entendre.  Les  soldats  y  mettent  fin  à  coups  de 
baïonnette.  Le  lendemain  dimanche,  un  nouveau 
groupe  d'hommes  est  arrêté,  on  leur  fait  prendre 
des  pelles,  ils  enterrent  près  de  4oo  morts,  ce  sont 
les  cadavres  de  voisins,  d'amis,  de  parents;  les 
femmes  ont  été  emmenées  devant  cette  fosse  com- 
mune sur  cette  place  entourée  de  maisons  en  ruine 
d'où  s'échappaient  encore  de  hautes  flammes 
rouges  et  crépitantes.  » 

Les  mêmes  faits  se  sont  passés  à  Dinant,  à  An- 
denne,  dans  le  Luxembourg,  où  des  milHers  de 
civils  ont  été  fusillés. 

Quand  nous  rencontrons  des  familles  de  réfugiés 
en  Angleterre,  presque  toutes  nous  disent  qu'elles 
ont  perdu  quelques-uns  des  leurs.  La  dernière  fois 
que  je  suis  allé  dans  la  partie  de  la  Belgique  occu- 
pée aujourd'hui  par  les  Allemands,  j'ai  échangé 
quelques  mots  avec  la  servante  d'un  de  mes  amis. 
Au  moment  où  je  la  quittais,  elle  me  dit  avec  cette 
résignation  qui  est  presque  déconcertante  chez  nos 
gens  du  peuple  :  «  Dites  à  Madame  que  mon  père, 
ma  mère,  mes  deux  frères  et  ma  sœur  ont  été  fusil- 
lés par  les  Allemands.  » 

Et  songez  que  ce  peuple  qui  a  tant  souffert,  qui 
a  souffert  tout  ce  qu'un  peuple  peut  souffrir,  n'avait 
rien  fait,  de  l'aveu  même  de  ceux  qui  l'ont  frappé, 
pour  mériter  un  pareil  sort. 


l'héroïsme  du  peuple  belge  96 

Ah  !  quand  je  songe  à  tout  ce  que  mes  compa- 
triotes ont  subi,  à  tout  le  mal  que  la  Belgique,  la 
France  et  la  Pologne  se  sont  vu  faire,  j'éprouve  un 
sentiment  d'irrépressible  colère  contre  des  hommes 
qui  sont  mes  coreligionnaires  politiques  et  qui, 
en  Angleterre  ou  aux  États-Unis,  viennent  nous 
dire  :  «  L'heure  est  venue  de  faire  la  paix  :  il  faut 
faire  la  paix  quand  même,  il  faut  faire  la  paix  à 
tout  prix.  Car  cette  guerre  ne  nous  intéresse  pas, 
elle  n'intéresse  que  les  gouvernements  capita- 
listes. )) 

A  ceux  qui  parlent  ainsi,  je  ne  veux  pas  répondre 
moi-même,  car  mon  témoignage  serait  peut-être 
suspect.  Je  veux  en  invoquer  un  autre.  Il  y  a 
quelque  temps,  des  clergymen  américains  se  pré- 
sentèrent chez  un  des  hommes  les  plus  respec- 
tables et  les  plus  respectés  des  États-Unis,  le 
D""  Charles  W.  Eliot,  ancien  président  de  l'Univer- 
sité de  Harvard,  et  lui  demandèrent  de  s'associer 
aux  prières  qu'on  allait  faire  pour  la  paix.  M.  Eliot 
leur  répondit  : 

«  Je  ne  saurais  concevoir  une  pire  catastrophe 
pour  l'humanité  que  la  paix  en  Europe  à  l'heure 
présente.  Ceux  qui  prient  pour  cette  paix  assument 
une  lourde  responsabilité.  Si  la  paix  était  déclarée 
aujourd'hui,  l'Allemagne  serait  en  possession  de  la 
Belgique  et  le  militarisme  agressif  serait  victorieux. 
Ce  serait  le  triomphe  de  ceux  qui  ont  commis  le 
plus  grand  crime  qu'une  nation  puisse  commettre, 


gÔ  LA    BELGIQUE    OGCUPKE 

la  violation  de  la  foi  des  traités  et  de  la  sainteté 
des  contrats.  » 

Je  n'ajouterai  rien  à  ces  paroles,  car  cela  n'est 
pas  nécessaire.  En  Angleterre,  je  parle  de  l'im- 
mense majorité  des  Anglais,  en  France,  en  Bel- 
gique, partout,  on  est  bien  résolu  à  ne  faire  la  paix 
que  le  jour  où  le  crime  aura  été  châtié.  Nos  sol- 
dats, je  le  disais  tout  à  l'heure,  ont  passé  par  les 
plus  pénibles,  par  les  plus  dures  épreuves.  Je  les 
ai  vus  depuis  des  mois  dans  la  boue  des  tranchées, 
à  peine  vêtus,  quand  commençait  novembre,  insuf- 
fisamment nourris,  subissant  les  plus  dures  priva- 
tions. Eh  bien  !  ils  n'avaient  qu'une  crainte,  une 
seule  :  c'est  qu'on  fasse  la  paix  avant  la  victoire. 
Et  ceux  qui  pensent  et  qui  parlent  ainsi,  ce  ne 
sont  pas  seulement  mes  compatriotes  de  la  Bel- 
gique militante,  mais  aussi  de  la  Belgique  exilée 
ou  de  la  Belgique  affamée.  Tous  ont  dans  le  cœur 
le  même  vouloir  et  la  même  espérance. 

Il  y  a,  ou  il  y  avait,  au  musée  de  Namur  —  il  a 
probablement  été  détruit —  une  vieille  pierre  tom- 
bale noircie  par  les  ans,  la  pierre  du  a  Chevalier 
sans  tête  »,  portant  cette  inscription  :  «  Heure 
viendra  qui  tout  paiera.  »  On  la  connaît  bien  en 
Belgique,  cette  parole.  Elle  a  été  souvent  rappelée 
par  nous,  dans  nos  luttes  sociales.  Il  n'est  pas  une 
famille  ouvrière  où,  à  certaines  heures  de  détresse 
et  de  misère,  on  n'ait  dit  :  «  Heure  viendra  qui  tout 
paiera.  »  Mais  aujourd'hui  cette  parole  est  gravée 


L  HEROÏSME  DU  PEUPLE  BELGE         97 

au  fond  du  cœur  de  tous  les  Belges.  Ils  souffrent; 
mais  ils  attendent,  ils  espèrent,  ils  comptent  sur 
l'Angleterre,  ils  comptent  sur  la  France,  et  quand 
leur  cœur  se  gonfle  de  tristesse,  ils  répètent,  avec  la 
ferveur  d'une  prière  :  «  Heure  viendra  qui  tout 
paierai  » 


BELGIQUE    ENVAHIE 


L'EFFORT  BELGE  « 


Monsieur  le  Président, 
Mesdames,  Messieurs, 

M.  Buisson  vient  de  dire  que  Tan  dernier  j*ai  su 
parler  sans  haine.  Je  ferai  effort  pour  parler  de 
même  aujourd'hui  et,  si  j'avais  besoin  d'être  en- 
couragé dans  cette  intention,  j'aurais  trouvé  un  ré- 
confort en  lisant,  avant  de  venir  ici,  un  livre  qui 
contient  des  pages  admirables,  le  livre  d'un  grand 
écrivain,  d'un  grand  esprit,  d'un  grand  méconnu  : 
Au-dessus  de  la  Mêlée ,  de  Romain  Rolland. 

Comme  Anatole  France,  pour  avoir  tenté  d^être 
juste  et  de  parler  sans  haine  et  sans  crainte,  il  a 
connu  l'injure  et  l'outrage.  Il  me  sera  permis,  à 
moi  dont  le  pays  a  peut-être  plus  souffert  que  les 
autres,  de  le  féliciter  au  contraire  de  n'avoir  point 
désespéré  de  l'Europe  et  de  l'humanité. 

Dans  ce  livre,  j'ai  trouvé  une  citation  de  notre 
grand  de  Goster,  de  l'auteur  des  Aventures  héroï- 
ques,  joyeuses  et  glorieuses  d'LJlenspiegel.  A  la  fin 
du  récit,  alors  qu'on  le  croit  mort,  il  se  réveille  : 


(i)  Conférence  donnée  dans  la  série  Pour  le  Droit  et  la  Liberté 
des  peuples  :  l'Effort  des  Alliés,  le  12  décembre  igiô,  sous  la  pré- 
sidence de  M.  Ferdinand  Buisson. 


L  EFFORT    BELGE  QQ 


«  Est-ce  qu'on  enterre  —  dit  de  Goster  —  Ulen- 
spiegel,  l'esprit,  Nele,  le  cœur  de  la  mère  Flandre? 
Dormir,  soit,  mais  mourir,  non  !  Il  partit  en  chan- 
tant sa  sixième  chanson,  et  nul  ne  sait  oà  il  chanta 
sa  dernière.  » 

Je  ne  sais  pas  plus  que  de  Goster  où  Ulenspiegel 
chantera  sa  dernière  chanson,  mais  je  sais  et  nous 
savons  tous  où  il  chante  sa  septième.  Il  chante, 
attaché  au  poteau  de  torture,  sa  chanson  de  défi  à 
l'envahisseur  et  de  foi  dans  l'avenir  de  son  pays. 

Mais  vous  m'avez  appelé  ici  pour  vous  dire  des 
choses  précises  :  la  part  de  la  Belgique  dans 
l'omvre  commune  de  la  grande  alliance,  de  l'al- 
hance  pour  la  liberté  et  le  droit. 

Gette  part,  prise  en  elle-même,  est  petite;  elle 
devait  être  petite  ;  c'est  le  denier  de  la  veuve  ;  mais 
elle  vaut  cependant,  parce  que  la  Belgique  a  donné 
ce  qu'elle  pouvait  et,  peut-être,  proportionnelle- 
ment plus  que  les  autres.  Les  autres,  les  grandes 
puissances,  ont  donné  le  meilleur  d'elles-mêmes, 
leur  or,  leur  sang,  la  fleur  de  leur  jeunesse.  La 
Belgique,  elle,  s'est  donnée  elle-même  ! 

Elle  s'est  donnée  tout  entière  et  son  effort  a  été, 
comme  d'ailleurs  celui  des  autres  pays,  un  effort 
triple.  Gar,  dans  la  guerre  actuelle,  il  ne  suffît  pas 
d'être  brave  pour  vaincre,  il  faut  être  riche  et  il 
faut  être  industrieux.  Son  triple  effort  a  été  :  un 
effort  financier,  un  effort  militaire  et  un  effort  in- 
dustriel. 


100  hX   BELGIQUE    OCCUPÉE 

Quant  à  SOU  effort  financier,  je  puis  être  bref. 
Le  décrire  tient  en  quelques  mots.  La  Belgique  n'a 
plus  rien,  plus  rien  que  son  crédit,  le  crédit  que  lui 
donnent  le  travail  de  ses  ouvriers,  la  capacité  indus- 
trielle et  commerciale  de  ses  hommes  d'affaires. 

Dans  ce  qui  reste  de  Belgique,  dans  l'étroite 
bande  de  terre  qui  va  de  Nieuport  à  Ypres,  il  n'y 
a  plus  que  des  ruines.  La  plupart  des  habitants 
ont  fui.  La  matière  imposable  a  disparu.  Si  la  Bel- 
gique paie  encore  des  impôts,  c'est  de  l'autre  côté 
des  lignes  allemandes.  Elle  a  été  pillée,  rançonnée, 
réquisitionnée  par  l'ennemi,  et  celui-ci,  malgré  sa 
misère,  lui  impose  le  budget  du  temps  de  paix  : 
4o  millions  par  mois,  dans  un  pays  où  l'industrie 
est  complètement  paralysée. 

Au  point  de  vue  financier,  notre  bilan  est 
simple  :  nous  n'avons  plus  que  des  dettes,  mais  de 
ces  dettes  nous  ne  rougissons  pas  ! 

Notre  effort  militaire  !  Nous  n'avions,  au  mo- 
ment où  la  guerre  a  éclaté,  qu'une  armée  dont  le 
Kaiser  eût  pu  dire,  plus  justement  que  de  l'armée 
anglaise  :  «  C'est  une  méprisable  petite  armée.  » 
L'armée  belge  était,  au  mois  d'août  1 914,  en  pleine 
crise  de  réorganisation.  Jusqu'en  1909,  nous  avions 
connu  le  déplorable  régime  du  remplacement  mili- 
taire. Aujourd'hui  encore,  il  reste  des  traces  de  ce 
régime,  car,  sur  les  quatorze  classes  de  milice  qui 
ont  été  rappelées,  il  y  en  a  dix  qui  ne  se  composent 
que  de  pauvres  diables,  et  c'est  avec  raison  que 


lOI 


l'autre  jour  une  haute  personnalité  de  notre  pays 
pouvait  me  dire  :  «  Dans  les  tranchées  de  l'Yser, 
c'est  surtout  le  populaire  qui  est  représenté.  » 

En  1909  cependant,  le  service  personnel  fut 
établi;  en  19 12,  le  service  général.  Les  riches  du- 
rent servir  comme  les  pauvres.  Parmi  ceux  mêmes 
qui,  légalement,  ne  devaient  pas  servir,  il  se 
trouva,  d'ailleurs,  dans  la  bourgeoisie  comme 
dans  la  noblesse,  un  grand  nombre  de  volontaires 
qui  se  firent  tuer  comme  les  autres. 

Le  régime  du  service  général  devait  donner,  en 
191 7,  35o.ooo  soldats.  Mais,  en  août  191/ij  nous 
n'avions  que  180.000  hommes,  dont  126.000  dans 
l'armée  de  campagne  :  des  soldats  de  quinze 
mois  ;  un  matériel  de  guerre  médiocre  ;  une  bonne 
artillerie  de  campagne,  certes,  mais  pas  d'artillerie 
lourde. 

Cette  minuscule  puissance  militaire  se  trouva 
face  à  face  avec  l'armée  que  beaucoup  considé- 
raient, avant  la  Marne,  comme  la  première  armée 
du  monde.  Le  mérite  de  notre  petite  armée  belge  a 
été  de  n'avoir  pas  peur  et  de  faire  simplement, 
mais  courageusement  son  devoir.  Et  j'ose  dire  qu'à 
deux  moments  importants  de  cette  guerre  euro- 
péenne, à  Liège  et  sur  l'Yser,  elle  a  rendu  à  la 
cause  commune  des  services  signalée. 

Devant  Liège  d'abord.  Ce  ne  furent,  en  somme, 
que  de  grands  combats  d'avant-garde.  De  notre 
côté  une  division  et  une  brigade,  3o.ooo  à  35. 000 


102  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 


hommes,  du  côté  allemand  trois  corps  d'armée, 
des  troupes  de  couverture,  des  troupes  d'élite.  La 
résistance  à  Liège  même  dura  trois  ou  quatre  jours; 
mais  pendant  ces  trois  ou  quatre  jours  les  Belges 
mirent  4o.ooo  Allemands  sur  le  carreau.  Cette  perte 
infligée  à  Tennemi,  au  surplus,  n'est  rien  au 
regard  d'une  autre  perte,  la  perte  de  temps.  Trois 
jours  devant  Liège,  quinze  jours  devant  Louvain 
etTirlemont,  sur  les  lignes  de  la  Gette  :  ces  quinze 
jours  ont  suffi  pour  que  la  France  opère  sa  concen- 
tration sans  être  inquiétée.  Notre  défaite  de  Liège 
a  préparé  votre  victoire  de  la  Marne  ! 

Nous  eûmes  un  autre  moment  encore,  plus  im- 
portant peut-être,  au  commencement  d'octobre, 
après  la  chute  d'Anvers,  quand  notre  armée,  avec 
quelques  milliers  de  fusiliers  marins  français,  re- 
culait vers  la  mer.  On  demanda  à  l'armée  belge  et  à 
ceux  qui  combattaient  à  ses  côtés  de  tenir  pendant 
quarante-huit  heures.  Nous  avions  à  ce  moment 
80.000  hommes  encore,  dont  48.000  combattants  ; 
à  côté  d'eux  6.000  fusiliers  marins,  à  l'héroïsme 
desquels  mon  cœur  ne  saurait  rendre  un  hommage 
assez  pénétré  de  reconnaissance.  Gette  fois  encore, 
la  supériorité  numérique  provisoire  des  Allemands 
était  énorme.  Nous  avions  plus  de  i5o.ooo  hom- 
mes devant  nous  I  Au  bout  de  quinze  jours,  nos 
hommes  tenaient  encore.  Enfin,  les  renforts  fran- 
çais arrivèrent;  l'ennemi  fut  définitivement  arrêté, 
mais  le  prix  payé  était  lourd  :  pendant  cette  quin- 


io3 


zaine  nous  avions  perdu  i4.ooo  hommes  sur  48. ooo 
baïonnettes;  l'armée  belge  était  presque  réduite  à 
rien  et  il  semblait  que,  dès  lors,  elle  fût  devenue 
quantité  négligeable. 

D'autant  qu'après  la  bataille  contre  les  Alle- 
mands, elle  eut  à  livrer  une  bataille  non  moins 
rude  contre  l'hiver,  dans  les  rigoles  boueuses  qu'é- 
taient alors  nos  tranchées. 

Eh  bien!  aujourd'hui,  et  c'est  peut-être  l'effort 
dont  nous  sommes  le  plus  fiers,  l'armée  belge  a 
exactement  les  mêmes  effectifs  qu'au  début  de  la 
guerre.  Nous  avons  de  nouveau  sur  l'Yser  plus  de 
100.000  hommes,  et  notre  armée,  en  comptant  les 
troupes  de  l'arrière,  compte  180.000  hommes,  plus 
aguerris,  mieux  armés  et  avec  un  moral  plus 
ferme,  car  l'adversité,  loin  de  démoraliser  notre 
peuple,  a  mieux  fait  jaillir  les  qualités  foncières  de 
la  race. 

La  guerre  est  affreuse  pour  tout  le  monde,  mais 
entre  les  soldats  français  et  anglais  et  les  soldats 
belges,  il  y  a  cependant  une  énorme  différence  : 
vos  soldats  et  les  soldats  d'Angleterre  ont  leur 
patrie,  leurs  familles,  leurs  parents,  leurs  amis  der- 
rière eux;  ils  les  défendent,  ils  restent  en  contact 
avec  leurs  foyers,  ils  reçoivent  régulièrement  des 
nouvelles;  tandis  que  nos  soldats  à  nous,  nos 
hommes  de  l'Yser,  sont  séparés  de  leur  patrie  par 
la  grille  d'acier  des  baïonnettes  allemandes.  Beau- 
coup d'entre  eux  ne  reçoivent  presque  jamais  de 


I04  LA   BELGIQUE    OCCUPÉE 

nouvelles.  L'autre  jour  encore,  dans  les  tranchées, 
les  deux  premiers  soldats  que  j'interrogeais  me 
répondaient  que,  depuis  le  jour  où  les  Allemands 
étaient  entrés  en  Belgique,  ils  n'avaient  jamais  reçu 
une  lettre,  un  message,  un  mot  de  leurs  parents  ! 

Songez,  dans  ces  conditions,  quelle  force  morale 
doivent  avoir  ces  hommes  qui  n'ont  plus  qu'un 
seul  hien  :  l'espérance  !  Ils  voient  leur  patrie  par- 
dessus les  sacs  de  terre  des  tranchées.  Souvent  à 
côté  d'eux,  je  l'ai  regardée  avec  eux.  Risquant  la 
tête  dans  une  embrasure,  ou  bien  dans  le  miroir 
d'un  périscope,  je  voyais  devant  moi  la  plaine  grasse 
et  fertile  des  Flandres,  les  maisons  de  Westende, 
l'église  de  Middelkerke,  les  tours  de  Bruges  et 
dans  cette  brume  matinale,  comme  une  vision  de 
mirage,  à  certains  moments  il  me  semblait  voir,  et 
il  leur  semblait  voir,  le  lourd  beffroi  de  Gand  avec 
sa  cloche  joyeuse  ou  menaçante,  les  églises  de 
Liège,  avec  les  charbonnages  qui  entourent  la  ville, 
ou  bien  la  flèche  aiguë  de  l'Hôtel  de  Ville  de 
Bruxelles,  en  haut  de  laquelle,  sans  doute  bien 
des  fois,  ceux  qui  sont  restés  sous  la  main  de  fer 
des  Allemands  ont  regardé,  dans  un  élan  d'espoir, 
l'archange  saint  Michel,  l'épée  levée  vers  le  ciel, 
terrassant  le  démon  lourd  et  grossier. 

Ce  qui  nous  console  malgré  tout,  c'est  que  nous 
avons  la  confiance,  que  dis-je?  la  certitude  de 
revoir  nos  villes,  de  retrouver  nos  compatriotes. 
C'est  pour  cela  que  les  soldats  belges  ne  sont  pas 


l'effort  belge  io5 


tristes;  ils  attendent,  ils  attendent  Theure,  l'heure 
bénie,  Theure  qui  tout  paiera,  où,  grâce  à  l'effort 
de  tous,  les  lignes  allemandes  seront  brisées  et  où 
ils  rentreront  chez  eux  au  milieu  de  la  tempête  des 
acclamations  de  ceux  qu'ils  auront  délivrés  ! 

Et  maintenant,  je  voudrais  vous  parler  de  notre 
troisième  effort  —  et  ce  n'est  pas  le  moindre  — 
de  notre  effort  industriel. 

Au  moment  de  la  guerre,  il  y  avait  en  Belgique 
1.200.000  ouvriers  environ,  qui  étaient  employés 
dans  l'industrie;  200.000  ont  été  mobilisés  ou  se 
sont  réfugiés  en  France  ou  en  Angleterre;  il  peut  y 
en  avoir  encore  un  million  au  pays. 

Ceux  qui  sont  réfugiés  contribuent  à  l'effort  de 
la  Belgique  en  travaillant,  —  en  travaillant  surtout 
à  faire  des  munitions,  à  développer-  le  matériel  de 
guerre  des  Alliés. 

Puisque  je  parle  de  réfugiés,  je  voudrais^  Mes- 
dames et  Messieurs,  vous  mettre  en  garde  contre 
un  sentiment  que  j'ai  rencontré  parfois,  sinon  en 
France,  du  moins  en  Angleterre.  Il  faut  avouer  que 
les  réfugiés  belges  ont,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi, 
une  mauvaise  presse.  Il  y  a  quelque  temps,  un 
Anglais,  qui  a  rendu  et  qui  rend  encore  à  notre 
pays  des  services  admirables,  écrivait  dans  une 
lettre  :  «  Ne  me  parlez  pas  des  réfugiés.  Le  réfugié, 
voilà  l'ennemi  î  » 

Certes,  je  me  garderai  bien  de  prendre  la  défense 
de  tous  les  réfugiés.  Il  en  est  qui  sont  des  profi- 


I06  LA.    BELGIQUE    OCCUPEE 


teurs  et  des  exploiteurs,  des  exploiteurs  de  la  soli- 
darité internationale  :  les  uns  sont  des  pauvres  qui 
ne  travaillent  pas,  et  les  autres  sont  des  riches  qui 
ne  travaillent  pas  plus.  On  peut  plaider  en  leur 
faveur  les  circonstances  atténuantes,  car  pour  les 
juger  il  faut  songer  à  toutes  les  épreuves  qui  peu- 
vent les  avoir  démoralisés.  Mais  quand  on  parle 
des  réfugiés,  il  faut  se  dire  surtout  qu'à  côté  de 
ceux  que  Ton  voit  et  qui  souvent  ne  sont  pas  les 
meilleurs,  il  y  a  ceux  que  Von  ne  voit  pas.  Ceux 
que  l'on  voit,  ce  sont  ceux  qui  tendent  la  main, 
ceux  qui  ont  besoin  d'assistance,  ceux  qui  ne  sont 
point  parvenus  à  se  suffire  à  eux-mêmes.  Ceux  que 
l'on  ne  voit  pas,  ce  sont  les  actifs,  les  travailleurs, 
ceux  qui  ont  trouvé  de  l'ouvrage  ;  et  cet  ouvrage, 
généralement,  c'est  un  ouvrage  de  guerre,  un  ou- 
vrage qui  sert  à  la  cause  des  Alliés.  Il  y  en  a  des 
milliers,  par  exemple  en  Angleterre,  qui  sont 
employés  dans  les  fabriques  de  munitions.  Nous 
nous  en  sommes  beaucoup  occupés  au  Bureau  que 
nous  avons  fondé  pour  la  protection  du  travail 
belge  à  l'étranger.  D'une  enquête  minutieuse  il  est 
résulté  que  les  ouvriers  belges  qui  travaillent  dans 
les  fabriques  anglaises  produisent  en  moyenne  3o 
à  4o  °/o  de  plus  que  les  ouvriers  anglais,  parce  que, 
malgré  tout,  entourés  par  la  mer  et  protégés  par 
la  flotte  qui  les  rend  intangibles,  les  ouvriers 
anglais  ont  gardé  une  mentalité  de  paix,  tandis 
qu'au  contraire,  instruits  par  les  malheurs  de  leur 


L  EFFORT    BELGE  I O7 


patrie,  les  ouvriers  belges  travaillent,  travaillent 
de  tout  leur  cœur,  de  toute  leur  âme,  de  toute 
leur  ardeur,  pour  aider  ceux  qui  se  battent  à 
chasser  l'envahisseur. 

J'ai  l'orgueil  d'ajouter  que  dernièrement,  dans 
une  grande  ville  anglaise,  un  des  représentants  les 
plus  qualifiés  des  trade-unions  britanniques  disait 
qu'en  tant  que  trade-unionistes,  les  Belges  valaient 
les  Anglais.  Ils  le  prouvent,  d'ailleurs,  car  ils  ne  se 
bornent  pas  à  travailler  pour  leur  pays  :  sur  leur 
paie  de  chaque  semaine,  ils  retranchent  unanime- 
ment ' —  car  la  cotisation  est  moralement  obliga- 
toire —  de  quoi  envoyer  de  l'argent,  beaucoup 
d'argent,  soit  à  nos  soldats  en  Flandre,  soit  à  nos 
compatriotes  restés  en  Belgique.  Et  les  uns  comme 
les  autres  méritent  d'être  aidés,  car,  si  nous  avons 
de  l'admiration  et  de  la  reconnaissance  pour  les 
soldats  de  l'Yser  et  de  Liège,  nous  avons  autant 
d'admiration  et  de  reconnaissance  pour  les  travail- 
leurs qui  sont  restés  en  Belgique. 

Je  viens  de  vous  dire  quel  a  été  l'effort  positif 
de  ceux  qui,  en  Angleterre  ou  en  France,  tra- 
vaillent aux  munitions.  Mais  il  y  a  un  autre  effort, 
un  effort  négatif  qui,  lui  aussi,  aide  à  la  victoire  : 
c'est  la  guerre  des  bras  croisés,  c'est  la  grève  gé- 
nérale que  les  ouvriers  belges  font  depuis  seize 
mois. 

L'autre  jour,  au  Reichstag  allemand,  le  chance- 
lier impérial,  M.  de  Bethmann-Hollweg,  a  fait  ce 


I08  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 


tableau  de  la  Belgique  sous  le  règne  béni  du  mili- 
tarisme prussien  : 

«  En  Belgique,  disait-il,  la  situation  de  l'agricul- 
ture est  presque  normale;  l'industrie  et  le  com- 
merce ont  pris  un  nouvel  essor;  l'ordre  y  est  rétabli 
dans  le  trafic  de  l'argent;  les  services  des  postes, 
des  chemins  de  fer  et  de  la  navigation  fonctionnent  ; 
la  production  du  charbon  a  augmenté  considéra- 
blement; elle  a  presque  atteint,  dans  le  dernier  tri- 
mestre, 3  millions  et  demi  de  tonnes:  des  mesures 
ont  été  prises  en  faveur  des  sans  travail.  Il  va  sans 
dire  qu'il  est  impossible  de  remettre  sur  le  pied 
normal  le  marché  du  travail,  car  l'Angleterre,  par 
son  blocus  navaly  empêche  l'industrie  belge  d'expor- 
ter ses  produits,  » 

Eh  bien  I  Mesdames  et  Messieurs,  si  le  tableau 
que  le  chancelier  a  fait  de  TAllemagne  contient  au- 
tant de  contre-vérités  que  le  tableau  qu'il  a  fait  de 
la  Belgique,  nous  pouvons  être  rassurés  :  la  victoire 
n'est  pas  loin. 

Malgré  les  sentinelles  allemandes,  nous  recevons 
des  nouvelles,  des  nouvelles  précises  et  complètes 
de  Belgique,  et  c'est  en  me  servant  des  lettres  que 
j'ai  reçues,  ces  temps  derniers,  que  je  voudrais,  à 
mon  tour,  vous  faire  aussi  exactement  que  possible 
un  exposé  de  la  situation  de  notre  pays. 

Il  est  vrai,  comme  Ta  dit  le  chancelier,  que  l'agri- 
culture y  est  assez  prospère  :  les  vivres  se  vendent 


L  EFFORT    BELGE  lOQ 

au  poids  de  l'or,  et  ce  serait  bien  mal  connaître 
nos  cultivateurs,  et  les  cultivateurs  en  général,  que 
de  croire  que,  par  patriotisme,  ils  se  privent  de 
réaliser  des  profits. 

D'autre  part,  il  est  encore  exact  qu'après  un 
chômage  complet  de  près  de  quinze  mois,  les  char- 
bonnages ont  repris  une  certaine  activité,  en  grande 
partie  parce  que  l'on  a  besoin  de  charbon  en  hiver 
pour  les  usages  domestiques.  Mais  ce  que  le  chan- 
celier n'a  pas  dit,  ce  qu'il  a  seulement  laissé  enten- 
dre, en  faisant  retomber  sur  l'Angleterre,  qui  nous 
défend,  une  responsabilité  qui  pèse  sur  l'Allemagne 
qui  nous  a  envahis,  ce  qu'il  n'a  pas  dit,  c'est  que 
l'industrie  belge,  les  industries  de  luxe  comme  les 
industries  d'exportation,  sont  complètement  para- 
lysées. Il  en  résulte  ce  fait  angoissant,  constaté  par 
deux  documents  officiels  —  un  rapport  sur  le  fonds 
de  chômage  créé  par  les  administrations  commu- 
nales et  un  rapport  du  Comité  national  de  ravitail- 
lement, —  qu'il  y  a  en  Belgique  700.000  ouvriers 
qui  chôment,  qui  reçoivent  des  indemnités  de  chô- 
mage et,  sur  une  population  de  7  millions  d'habi- 
tants, 3.5oo.ooo  personnes  qui  dépendent  unique- 
ment pour  vivre  de  l'assistance,  de  la  solidarité 
internationale  ! 

Je  disais  que  l'industrie  était  complètement  ou 
presque  complètement  paralysée.  Anvers,  notre 
grand  port,  est  désert;  plus  un  steamer,  plus  un 
navire,  à  peine  de  temps  à  autre  quelques  chalands 


IIO  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 

qui  viennent  du  Rhin.  Il  y  avait  dans  notre  métro- 
pole, avant  la  guerre,  i5.ooo  ouvriers  diamantaires, 
il  y  en  a  encore  4-ooo  qui  travaillent  à  tailler  les 
diamants  bruts  de  la  Régie  allemande,  et  comme 
FAllemagne  n'a  plus  de  colonies  à  diamants  depuis 
la  victoire  du  général  Rotha,  d'ici  peu  de  temps  les 
diamantaires  seront  tous  sans  travail.  A  Liège  et 
dans  le  Hainaut,  les  verreries  ne  travaillent  pas  ;  les 
industries  céramiques  ne  travaillent  pas;  les  éta- 
blissements métallurgiques  ne  travaillent  pas,  sauf 
les  ateliers  Gockerill,  à  Seraing,  mais  ceux  qui  y 
travaillent,  ce  sont  des  ouvriers  allemands.  Quant 
aux  ouvriers  belges,  à  nos  mécaniciens,  à  nos  mé- 
tallurgistes, ils  chôment,  ils  se  contentent  pour 
vivre  d'un  salaire  de  six  à  sept  francs,  non  pas  par 
jour  comme  en  temps  normal,  mais  par  semaine, 
et  ce  salaire,  ils  le  gagnent  en  faisant  des  travaux 
d'entretien  ou  bien  des  travaux  d'aménagement; 
car  les  Relges  sont  tellement  sûrs  de  retrouver 
bientôt  leur  liberté  qu'ils  agrandissent  leurs  usines 
pour  le  renouveau  d'après  la  guerre  ! 

A  Gand,  voici  la  situation  telle  qu'on  me  la 
décrivait  dans  une  lettre  récente  :  «  Le  travail  est 
considérablement  réduit,  principalement  dans  l'in- 
dustrie linière  ;  on  ne  travaille  plus  que  vingt  heures 
par  semaine  et  on  pense  qu'on  devra  réduire  encore 
le  temps.  Des  20.000  ouvriers  de  l'industrie  du  lin, 
12.000  à  peine  travaillent;  le  reste  est  ravitaillé 
par  le  Comité  local.  » 


L  EFFORT    BELGE  I I I 


Enfin,  à  Bruxelles,  la  ville  des  métiers  de  luxe, 
les  ouvriers  chôment  presque  tous  ;  il  vivent  de 
l'assiette  de  soupe,  du  morceau  de  pain  ou  de 
viande  que  les  Américains  leur  donnent.  Mais  s'ils 
chôment,  en  ce  sens  qu'ils  ne  gagnent  aucun 
salaire,  ils  travaillent  cependant;  car  un  de  nos 
grands  industriels  qui  est  en  même  temps  un 
homme  d'action  et  un  homme  de  pensée,  M.  Sol- 
vay,  a  mis  des  sommes  considérables  à  la  disposi- 
tion des  administrations  communales,  pour  créer 
des  écoles  professionnelles  de  chômeurs.  Ils  ne 
travaillent  pas  pour  les  Allemands,  mais  ils  travail- 
lent pour  la  Belgique,  pour  la  Belgique  de  l'avenir. 
Au  sortir  de  cette  crise,  après  avoir  pendant  long- 
temps renoncé  à  leurs  salaires,  leurs  bras  ne  seront 
pas  rouilles,  leur  capacité  n'aura  pas  diminué  ;  elle 
aura  grandi,  au  contraire;  nous  aurons  un  prolé- 
tariat plus  industrieux,  plus  instruit  et  plus  intel- 
ligent î 

Mais  à  l'heure  présente,  nous  devons  constater 
que  dans  le  monde  industriel  belge  la  léthargie  est 
complète. 

Si  nous  recherchons  les  causes  de  cette  paralysie 
presque  générale,  les  trois  principales  sont  les 
suivantes  :  d'abord,  les  Allemands,  qui  prétendent 
avoir  restauré  l'industrie  belge,  l'ont  appauvrie;  ils 
ont  ruiné  un  grand  nombre  d'entreprises  à  force  de 
réquisitions;  ils  ont  confisqué  les  matières  premières 
dont  ils  avaient  besoin  ;  ils  ont  fait  la  chasse  au 


112  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 


cuivre  pour  les  fusées  de  leurs  obus,  allant  jusqu'à 
détruire  des  machines  simplement  pour  prendre  le 
cuivre  qu'elles  contenaient  ;  ils  ont  enlevé  les  ma- 
chines-outils. Dans  la  seule  province  de  Liège,  on 
estime  que  5.ooo  de  ces  machines  ont  été  impor- 
tées en  Allemagne,  de  sorte  que  nous  nous  trouvons 
devant  une  première  catégorie  d'entreprises  qui  ne 
travaillent  pas  parce  que  les  Allemands  leur  ont 
enlevé  les  moyens  de  travail. 

Il  en  est  qui  ne  travaillent  pas  parce  qu'elles 
n'ont  pas  de  débouchés.  La  Belgique  était,  de  tous 
les  pays  d'Europe,  celui  qui  exportait  le  plus  grand 
nombre  de  produits.  Or,  la  Frankfurter  Zeitung, 
dans  un  article  récent,  constatait  avec  mélancolie 
que  si  le  général  von  Bissing,  gouverneur  militaire 
de  Belgique,  était  tout-puissant  sur  terre,  son  pou- 
voir s'arrêtait  sur  la  rive  de  la  mer  du  Nord,  à 
l'endroit  où  viennent  écumer  les  premières  vagues. 
Au  delà,  les  maîtres,  ce  ne  sont  plus  les  Allemands, 
ce  sont  les  Anglais,  avec  leur  flotte,  et  comme  la 
Belgique  est  provisoirement  incorporée  à  l'Alle- 
magne, elle  doit  subir  le  sort  de  l'Allemagne. 

Voici  deux  motifs  déjà  pour  que  la  situation 
industrielle  de  la  Belgique  soit  plus  que  mauvaise  : 
l'action  de  la  flotte  britannique  et  l'enlèvement,  la 
réquisition  des  matières  premières  et  des  machines 
par  l'envahisseur.  Ce  serait  cependant  une  grave 
erreur  de  croire  que,  dans  ces  conditions,  les  ou- 
vriers  belges   soient  dans   l'impossibilité   de  tra- 


l'effort  belge  ïi3 


vailler.  On  leur  offre  du  travail,  on  leur  offre  des 
salaires,  on  leur  offre  même  des  salaires  beaucoup 
plus  élevés  qu'en  temps  normal.  S'ils  veulent  tra- 
vailler, voilà  de  la  besogne  :  les  carriers  peuvent 
extraire  des  pierres  pour  les  tranchées  allemandes  ; 
les  métallurgistes,  les  cheminots,  les  postiers  peu- 
vent, en  travaillant,  libérer  deux  corps  d'armée 
allemands  ;  on  peut  faire  des  fils  de  fer,  on  peut 
faire  des  sacs  pour  les  tranchées  ;  on  peut  creuser 
des  tranchées.  Pour  tout  cela,  les  Allemands  ont 
besoin  de  main-d'œuvre  et,  de  même  que  jadis  ils 
demandaient  à  la  Belgique  de  vendre  son  indépen- 
dance, de  même  aujourd'hui  ils  demandent  aux 
travailleurs  belges  de  vendre  la  force  de  leurs  bras. 
Mais  ce  sera  l'honneur  de  notre  prolétariat  d'avoir 
unanimement  ou  presque  unanimement  répondu  à 
l'Allemagne  :  «  Nous  ne  mangeons  pas  de  ce  pain- 
là!  » 

Les  offres  cependant  étaient  séduisantes  :  aux 
manœuvres  on  proposait  des  salaires  de  6  à  7  francs 
par  jour,  aux  mécaniciens  des  chemins  de  fer, 
20  francs,  à  ceux  qui  ont  la  pratique  du  plan  incliné 
qui  monte  de  Liège  vers  le  plateau  Hesbaye,  des 
journées  de  5o  francs  !  On  n'a  pas  trouvé  un  homme 
pour  faire  ce  métier.  Alors,  après  les  promesses, 
les  menaces,  et  après  les  menaces,  les  contraintes. 
A  Lessines,  on  a  emprisonné  des  maîtres  de  car- 
rières et  des  ouvriers  parce  qu'ils  ne  voulaient  pas 
fournir  des  moellons  pour  les  tranchées  allemandes. 

BELGIQUE  ENVAHIE  8 


Il4  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 


A  Zweveghem,  près  de  Courtrai,  et  à  Fonlaine- 
rÉvêque,  il  en  a  été  de  même  pour  les  ouvriers 
auxquels  on  demandait  de  fabriquer  des  fils  bar- 
belés pour  les  défenses  de  Tennemi.  Ailleurs  encore, 
à  Gand  par  exemple,  on  recourut  à  la  menace  pour 
obliger  les  ouvriers  à  tisser  des  petits  sacs  pour  les 
tranchées  ;  mais  nos  tisserands  belges  se  refusèrent 
à  tisser  le  linceul  de  leur  pays,  et  une  grève  éclata 
dans  presque  toutes  les  fabriques,  devant  laquelle 
les  Allemands  furent  contraints  de  s'incliner. 

Je  voudrais,  pour  vous  montrer  quels  ont  été 
leurs  procédés,  insister  quelque  peu  sur  un  cas 
particulier,  à  titre  d'exemple.  A  Zw^eveghem,  donc, 
les  ouvriers  auxquels  on  demandait  de  faire  du  fil 
barbelé  s'y  refusèrent.  On  arrêta  soixante  et  un 
d'entre  eux  et  on  les  mit  en  prison  à  Courtrai. 
Comme  ils  se  refusaient  toujours  au  travail,  on 
arrêta  leurs  femmes,  et  en  route  on  maltraita 
celles-ci  odieusement.  Quelques  jours  encore  se 
passèrent,  et  finalement  les  Allemands  obtinrent 
—  par  quels  moyens  !  —  du  bourgmestre  du  vil- 
lage l'arrêté  suivant  que  je  veux  vous  lire  : 

((  La  Kommandantur  oblige  le  bourgmestre  de 
Zweveghem  à  engager  les  ouvriers  de  la  fabrique  de 
fil  de  fer  de  M.  X...  à  continuer  le  travail  et  à  leur 
exposer  qu'il  s'agit  d'une  question  vitale  pour  la 
commune.  Les  ouvriers  peuvent  être  tranquilles  au 
sujet  du  fait  qu'après  la  guerre  ils  n'auront  à  porter 
aucune  responsabilité  du  fait  de  la  reprise  du  tra- 


l'effort  belge  ii5 

vail  dans  la  fabrique  de  fîl  de  fer,  attendu  qu'ils  y 
ont  été  obligés  par  l'autorité  militaire  allemande 
et,  s'il  y  avait  une  responsabilité  quelconque,  je  la 
prends  entièrement  sur  moi  ;  si  l'ouvrage  est  repris, 
toutes  les  peines  tomberont.  Le  Bourgmestre  : 
Troy.  » 

Malgré  le  bourgmestre,  le  travail  n'a  pas  repris 
et  les  peines  ne  sont  pas  tombées. 

Ce  fait  scandaleux  s'est  reproduit  dans  d'autres 
industries,  et  les  mesures  de  contrainte  ont  été  sur- 
tout rigoureuses  à  l'égard  des  ouvriers  des  services 
publics,  des  ouvriers  des  chemins  de  fer  ou  des  ar- 
senaux de  l'Etat.  A  Malines,  par  exemple,  où  se 
trouve  un  de  nos  grands  arsenaux,  comme  les 
ouvriers  refusaient  de  travailler,  l'autorité  alle- 
mande décida  de  punir  tous  les  habitants  et,  pen- 
dant huit  jours,  la  ville  fut  complètement  isolée  : 
pas  une  lettre,  pas  un  télégramme,  pas  une  voi- 
ture, pas  un  tramway,  pas  un  train;  on  se  nour- 
rissait comme  on  pouvait.  Mais,  au  bout  de  huit 
jours,  les  ouvriers  n'étaient  pas  rentrés  à  l'arsenal  ! 

A  Luttre,  dans  mon  ancien  arrondissement  de 
Gharleroi,  ce  fut  pis  encore.  On  fît  comparaître  les 
ouvriers  et  le  directeur.  On  offrit  des  salaires 
comme  jamais  ces  ouvriers  n'en  avaient  reçu;  ils 
refusèrent.  On  leur  dit  alors  que,  s'ils  ne  travail- 
laient pas,  ils  seraient  enfermés  ;  ils  refusèrent 
encore.  On  les  enferma  alors  dans  des  w^agons  qui 
étaient  garés  à  la  station  de  Luttre.  Puis,  au  bout 


Il6  LA    BELGIQUE    OCCUPÉE 

de  quelque  temps  on  les  fit  sortir  et  on  leur  déclara 
que,  s'ils  ne  reprenaient  pas  le  travail,  on  allait  les 
embarquer  dans  des  trains  et  les  conduire  en  Alle- 
magne. Les  ouvriers  répondirent  :  «  Où  est  le  train? 
Conduisez-nous.  »  Ils  montèrent  en  w^agon  et,  au 
moment  où  le  train  s'ébranlait,  ils  s'écrièrent  : 
«  Vive  la  Belgique  !  »  Le  train,  pour  cette  fois, 
n'alla  pas  loin  :  il  s'arrêta  à  Namur.  Croyant  avoir 
intimidé  nos  hommes,  on  les  reconduisit  à  Luttre. 
Le  lendemain,  on  les  mit  sur  deux  rangs  et  ils 
écoutèrent  le  discours  que  les  autorités  militaires 
allemandes  avaient  soufflé  au  directeur  de  l'arsenal. 
On  leur  demanda  de  travailler  en  leur  disant  que, 
s'ils  ne  travaillaient  pas,  ils  seraient  faits  prison- 
niers et  envoyés  en  Allemagne.  «  Que  ceux  qui 
veulent  travailler  fassent  deux  pas  en  avant.  »  Tous 
firent  deux  pas  en  arrière  et  crièrent  de  nouveau  : 
((  Vive  la  Belgique  !  vivent  nos  soldats  !  »  Alors  le 
directeur,  qui  leur  avait  conseillé  cependant  de  re- 
prendre le  travail,  fut  mis  en  prison  à  Charleroi 
pour  plusieurs  mois;  ses  adjoints,  ses  collabora- 
teurs furent  également  détenus,  et  cent  soixante 
ouvriers  de  l'arsenal  furent  faits  prisonniers  civils 
et  envoyés  en  Allemagne  où  on  les  a  odieusement 
maltraités. 

Voilà  où  nous  en  sommes,  voilà  le  régime  de  tra- 
vail forcé  que  la  «  Kultur  ))  allemande  prétend  im- 
poser à  la  Belgique.  Mais  la  brutalité  allemande  est 
impuissante  contre  l'obstination  belge,  et  la  résis- 


L EFFORT    BELGE  II7 


tance  est  aussi  ferme  et,  vous  allez  le  voir,  parfois 
aussi  héroïque,  chez  ceux  qui  dirigent  les  ouvriers 
que  chez  les  ouvriers  eux-mêmes. 

Je  vous  ai  parlé  de  patrons,  de  directeurs  d'ar- 
senaux, qui  ont  été  emprisonnés  parce  que  leurs 
ouvriers  se  refusaient  au  travail.  Il  y  a  eu,  à  Gand, 
un  fait  indiciblement  plus  grave.  Un  des  hauts 
fonctionnaires  de  TAdministration  des  Chemins  de 
fer,  M.  Lenoir,  détenait  des  documents  relatifs  à  la 
marche  des  trains,  qui  eussent  été  précieux  pour 
l'envahisseur.  On  le  somma  de  livrer  ces  documents. 
Il  refusa  et  il  fut  traduit,  sous  prétexte  d'espion- 
nage, devant  une  cour  martiale,  qui  le  condamna  à 
mort.  Eût-il  espionné,  cela  eût  voulu  dire  qu'il  four- 
nissait des  renseignements  utiles  au  Gouvernement 
de  son  pays.  Mais  lui-même  et  sa  famille  ont  pro- 
testé jusqu'au  dernier  moment  contre  cette  accu- 
sation, et  ce  qui  prouve  qu'il  s'agissait  d'autre 
chose,  c'est  que,  jusqu'au  dernier  moment  aussi,  on 
lui  offrit  l'occasion  de  sauver  sa  vie.  On  le  fît  sortir 
de  la  prison  et  on  le  conduisit  sur  le  champ  d'exé- 
cution, où  on  avait  traîné  safemme..  On  le  fît  passer 
devant  son  cercueil.  On  lui  montra  l'endroit  où  il 
serait  enterré.  S'il  avait  cédé  à  ceux  qui  lui  deman- 
daient de  livrer  son  pays,  il  était  sauvé.  Il  a  refusé. 
Il  est  mort  en  brave,  et  quand  la  Belgique  aura  re- 
trouvé son  indépendance,  elle  honorera  M.  Lenoir, 
comme  les  Anglais,  comme  le  monde  honorent 
Miss  Edith  Gavell. 


Il8  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 

Il  faut  vraiment  cette  absence  de  pénétration 
psychologique  qui  procède  de  la  sécheresse  du 
cœur,  pour  que  les  Allemands,  nos  maîtres  d'un 
jour,  se  figurent  que,  parce  que  Tordre  règne  en 
Belgique,  la  Belgique  est  réconciliée. 

Notre  peuple  ne  parle  pas  ;  notre  peuple  ne  dit 
rien,  ne  peut  rien  dire,  mais  il  attend,  il  espère  et 
il  a  gravé  dans  son  cœur  ces  mots  que  mon  adver- 
saire politique  et  mon  ami  personnel,  M.  le  baron 
de  Brocqueville,  ministre  de  la  Guerre,  disait  aux 
applaudissements  de  tous  à  la  dernière  séance  de 
notre  Chambre  des  Députés  :  «  Nous  pouvons  être 
vaincus,  nous  ne  serons  jamais  soumis!  »  Nous 
avons  été  vaincus  ;  nous  devions  l'être,  mais,  j'en 
atteste  les  cadavres  de  ceux  qui  sont  morts  pour 
notre  cause,  les  Belges  ne  seront  jamais  soumis. 

Leur  résistance  s'affirme  tous  les  jours,  par  tous 
les  moyens,  quelquefois  par  les  plus  ingénieux;  car 
l'UIenspiegel  belge  a  la  force  de  rire  même  quand 
son  cœur  est  en  deuil. 

Le  jour  où  des  milliers  de  petits  papiers  lancés 
par  nos  aviateurs  annoncèrent  que  l'Italie  marchait 
à  côté  des  Alliés,  ce  fut  à  Bruxelles  un  jour  d'allé- 
gresse :  on  ne  pouvait  pas  porter  les  couleurs  ita- 
liennes, mais  l'autorité  militaire  allemande  se  trouva 
impuissante  lorsque  les  femmes  mirent  à  leur  cor- 
sage un  brin  de  macaroni. 

Le  4  août  1916,  jour  anniversaire  de  l'invasion, 
on  ne  pouvait  pas  porter  la  cocarde  tricolore,  mais 


"9 


que  faire  lorsque  chaque  Belge  mit  à  sa  bouton- 
nière un  chiffon  de  papier,  le  chiffon  de  M.  de  Beth- 
mann-HoUweg  ? 

Le  jour  de  la  fête  du  Roi  —  le  Roi  que  ma  foi 
républicaine  et  socialiste  salue  avec  respect  —  tout 
le  monde  à  Bruxelles,  les  socialistes  et  les  républi- 
cains comme  les  autres,  portèrent  la  feuille  de  lierre, 
symbole  de  la  fidélité  au  pays  :  Je  meurs  où  je 
m'attache. 

Les  Allemands,  en  Belgique,  à  Bruxelles,  sont 
entourés,  en  quelque  sorte,  d'un  cordon  sanitaire 
moral.  Entrent-ils  dans  un  tramway?  on  se  réfugie 
sur  la  plate-forme.  Pénètrent-ils  dans  un  café  ?  tout 
le  monde  s'en  va.  Demandent-ils  du  feu  à  un  bour- 
geois ?  on  le  leur  donne,  puis  on  jette  son  cigare. 
Partout,  c'est  le  mépris  tranquille  pour  la  force 
brutale  de  la  part  de  ceux  qui  ont  l'indomptable 
sentiment  de  leur  indépendance  et  de  leur  liberté. 

Tout  à  l'heure,  notre  président  disait,  en  des 
paroles  qui  m'ont  été  au  cœur,  le  bien  qu'il  pensait 
de  notre  pays.  Pendant  ces  longs  mois  d'épreuves, 
nous  avons  eu  souvent  la  consolation  de  voir  rendre 
hommage  à  ce  que  nos  soldats  avaient  fait.  Après 
Liège,  c'était  le  Président  de  la  République  Fran- 
çaise qui  décorait  de  la  Légion  d'honneur  la  Cité 
ardente.  Après  l'Yser,  c'était  le  monde  entier  qui 
enveloppait  dans  un  même  sentiment  d'admiration 
nos  soldats  et  vos  fusiliers  marins. 


120  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 

Mais  il  est  un  éloge  qui  nous  a  plus  profondé- 
ment touchés  parce  qu'il  venait  de  l'ennemi,  parce 
qu'il  venait  d'un  Allemand  :  c'est  celui  que  récem- 
ment publiait  le  grand  journal  national  libéral  qui, 
à  d'autres  jours,  rêve  d'annexions  territoriales,  la 
Kôlnische  Zeitung,  dont  le  correspondant  écrivait 
de  mes  compatriotes  : 

Ces  gens,  épris  et  jaloux  de  la  liberté  la  plus 
complète  que  puisse  avoir  un  peuple  et  décidés  à 
la  conserver,  sont  prêts  à  tous  les  sacrifices  mo- 
raux et  matériels  pour  arriver  à  leurs  fins,  L'Al- 
lemagne ne  pourrait  pas  faire  de  la  Belgique  une 
nouvelle  Alsace-Lorraine,  Le  très  maigre  résultat 
que  nous  avons  obtenu  en  Alsace  en  quarante- 
cinq  ans  ne  serait  atteint  en  Belgique  qu'en  cent 
ans,  n esprit  du  peuple  belge  est  inàonquérable ; 
il  porte  en  ses  veines  le  sang  des  aïeux  qui 
traitèrent  avec  César,  des  communes  flamandes  qui 
partaient  en  guerre  contre  les  plus  puissants  souve- 
rains de  l'époque,  les  rois  de  France  ou  Charles- 
Quint,  des  fiers  bourgeois  des  provinces  belges  sous 
les  dijjérentes  dominations  étrangères. 

Ceux  qui  prétendent  tuer  notre  indépendance 
sont  obligés  de  dire  que  depuis  Artevelde,  depuis 
le  Taciturne,  nous  n'avons  pas  dégénéré.  C'est  un 
éloge  que  nous  retiendrons.  Si  nous  avions  besoin 
qu'on  nous  donne  confiance  dans  l'avenir,  cet  aveu 
nous  la  donnerait. 


L EFFORT    BELGE  121 


Je  crois  en  avoir  assez  dit,  Mesdames  et  Mes- 
sieurs, pour  vous  montrer  ce  qu'a  été  l'effort  de  la 
Belgique  au  point  de  vue  financier,  au  point  de  vue 
industriel  et  au  point  de  vue  militaire.  Mais  je 
voudrais  ajouter  que  la  Belgique  a  encore  donné 
quelque  chose  et  quelque  chose  de  plus  important 
à  la  cause  commune.  Elle  a  donné  aux  Alliés  un 
argument  formidable,  un  symbole,  un  idéal  :  elle  a 
donné  son  martyre. 

S'il  était  un  peuple  pacifique,  du  haut  en  bas,  de 
la  bourgeoisie  à  la  classe  ouvrière,  c'était  bien  le 
peuple  belge.  Il  ne  demandait  qu'une  chose  :  vivre 
en  paix  avec  ses  voisins.  Il  y  avait  en  lui  un  dua- 
lisme, auquel  vous  devez  avoir  songé,  qui  faisait 
de  la  neutralité  belge  une  neutralité  idéale.  Le  Roi, 
la  famille  royale  étaient  de  sang  allemand  aussi  bien 
que  de  sang  français.  On  parlait  dans  notre  pays 
les  deux  langues,  le  français  d'une  part,  un  dialecte 
bas-allemand  d'autre  part.  Les  deux  races  qui  se 
combattent  actuellement  en  Europe  s'étaient  dès 
longtemps  réconciliées  sur  notre  sol.  La  moitié  des 
Belges  —  et  j'en  étais  —  avait  des  sympathies  ar- 
dentes et  profondes  pour  le  libéralisme  et  la  démo- 
cratie de  la  France  et  de  l'Angleterre  ;  mais  l'autre 
moitié,  la  moitié  conservatrice  de  notre  pays,  avait 
plutôt  des  préférences  pour  l'Allemagne,  ce  pays 
du  pouvoir  fort,  de  l'alliance  du  trône  et  de  l'autel. 

Nous  ne  demandions  qu'à  vivre  en  paix,  à  rester 
neutres,  et  ceux  qui  prétendent  le  contraire,  ceux 


122  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 

qui,  après  nous  avoir  martyrisés,  essaient  de  nous 
salir,  auront  fait  d'inutiles  mensonges.  Ils  ont 
inventé  d'abord  des  fables  grossières  ;  ils  ont  dit 
que  la  France  avait  violé  la  neutralité  belge  en 
envoyant  des  avions  par-dessus  notre  sol  avant 
l'invasion  allemande.  Ils  ont  —  pour  être  polis, 
prenons  cette  expression  de  Renan  —  «  sollicité 
des  textes  »  pour  établir  que  la  Belgique  avait 
partie  liée  avec  la  France  et  avec  l'Angleterre  ;  mais 
avec  cette  lourdeur  d'esprit  qui  les  caractérise  trop 
souvent,  ils  ont,  depuis,  détruit  une  argumentation 
dont  les  premiers  aveux  du  chancelier  avaient, 
d'ailleurs,  montré  le  mensonge,  en  publiant  un 
Livre  Gris  contenant  les  dépêches  confidentielles 
des  ministres  de  Belgique  à  Paris,  à  Londres  et  à 
Berlin,  d'où  il  résulte  que  la  Belgique,  la  Belgique 
officielle,  bien  entendu,  eût  plutôt  incliné  vers  les 
monarchies  centrales,  si  le  Gouvernement  n'avait 
pas  eu,  avant  tout,  l'honnête  préoccupation  d'une 
stricte  neutralité.  Mais  le  jour  où  les  Belges,  par 
une  sommation  insolente,  outrageante,  furent  mis 
en  demeure  de  choisir  entre  leur  honneur  et  leur 
tranquillité,  sans  hésiter  et  unanimement,  ils  sacri- 
fièrent leur  tranquillité.  Et  ce  jour-là,  nous  fûmes 
tous  d'accord  !  Nous  oubliâmes  notre  querelle  pour 
ne  plus  lutter  qu'à  qui  servirait  le  mieux  son  pays. 
Nous  fîmes  cette  union  sacrée  que  vous  avez  faite 
en  France,  qui  a  fait  votre  force,  qui  a  fait  l'admi- 
ration de  l'Europe.  Il  n'y  eut  plus  en  Belgique, 


123 


provisoirement,  ni  socialistes,  ni  républicains,  ni 
libéraux,  ni  catholiques,  il  n'y  eut  plus  que  des 
Belges  luttant  pour  leur  liberté  ! 

Et  cependant.  Mesdames  et  Messieurs,  au  milieu 
de  cette  tourmente,  nous  sommes  restés  ce  que 
nous  étions.  J'ose  le  dire,  depuis  cette  guerre, 
depuis  que,  de  près,  j'en  ai  vu  les  horreurs,  je  ne 
suis  pas  moins  pacifiste,  je  ne  suis  pas  moins  inter- 
nationaliste, je  ne  suis  pas  moins  socialiste,  mais, 
au  contraire,  plus  pacifiste,  plus  internationaliste, 
plus  socialiste  !  Oh  !  je  sais  qu'il  en  est  qui  incli- 
nent à  le  contester.  Beckmesser  n'est  pas  mort  en 
Allemagne,  et  parmi  les  gens  bien  intentionnés 
qui,  de  l'autre  côté  du  Rhin,  nous  parlent  aujour- 
d'hui de  paix,  je  connais  certains  doctrinaires  qui 
croient  devoir  pédantesquement  manier  la  férule 
contre  nous.  Ils  n'ont  rien  dit,  ils  ne  pouvaient 
rien  dire,  car  la  censure  est  féroce,  quand  on  a 
envahi  notre  pays,  brûlé  nos  villes,  décimé  nos 
populations,  commis  contre  la  Belgique  un  des 
plus  grands  crimes  de  l'histoire.  Ils  n'ont  rien  dit, 
lorsque  la  socialdémocratie  unanime,  ou  presque 
unanime,  a  voté  des  crédits  de  guerre,  des  crédits 
de  guerre  pour  une  guerre  d'agression.  Mais  quand 
il  s'agit  de  nous,  ces  socialistes  retrouvent  la 
parole.  Ils  nous  reprochent  notre  ministérialisme, 
comme  si  les  gouvernements  de  coalition  des  pays 
alliés  étaient  autre  chose  à  l'heure  actuelle  que  des 
comités  de  salut  public.  Ils  nous  reprochent  de 


124  LA   BELGIQUE    OCCUPÉE 


dire  que  l'Angleterre  et  la  France  représentent  et 
incarnent  la  liberté  et  la  démocratie,  comme  si  à 
Fheure  présente  la  victoire  de  l'Angleterre  et  de  la 
France  n'était  pas,  pour  la  liberté  et  pour  la  démo- 
cratie, une  question  de  vie  ou  de  mort  1 

Et  voilà  pourquoi  tous,  tant  que  nous  sommes, 
démocrates  et  socialistes,  nous  luttons  à  côté  de 
ceux  qui  défendent  l'indépendance  de  la  Belgique 
et  la  liberté  de  la  France.  Mais  nous  n'en  restons 
pas  moins  fidèles  à  ces  principes  qui  sont  la  chair 
de  notre  chair  et  les  os  de  nos  os,  à  ces  principes 
fondamentaux  de  l'Internationale  ouvrière  et  socia- 
liste, que  je  veux  vous  rappeler. 

D'abord,  et  c'est  ce  qui  légitime  notre  attitude  : 
le  droit  de  légitime  défense  des  nations  comme  des 
individus. 

Mais,  d'autre  part,  cette  affirmation  que  nous 
avons  empruntée  à  la  démocratie  républicaine!  de 
1798  et  de  1848,  cette  affirmation  qui  se  trouve  con- 
tenue- dans  une  de  vos  constitutions  :  a  La  Répu- 
blique Française  respecte  les  nationalités  étran- 
gères comme  elle  entend  faire  respecter  la  sienne  ; 
elle  n'entreprend  aucune  guerre  dans  des  buts  de 
conquête  et  n'emploie  jamais  la  force  contre  la 
liberté  d'un  peuple.  » 

Voilà  ce  que  nous  n'oublions  pas,  ce  que  n'ou- 
blieront jamais  les  soldats  républicains  et  socia- 
listes qui  sont  dans  les  tranchées.  Nous  ne  voulons 
porter  atteinte  à  la  liberté  d'aucun  peuple  et,  de 


125 


toutes  les  forces  de  notre  âme,  nous  réprouvons 
les  guerres  de  conquête  et  les  guerres  d'agression. 

Oh  I  je  sais  bien  que  beaucoup  tiennent  le  même 
langage  en  Allemagne  dans  les  rangs  de  la  social- 
démocratie  allemande,  et  je  ne  songe  pas  un  instant 
à  mettre  en  doute  leur  sincérité.  Je  ne  songe  pas 
un  instant  à  sous-évaluer  l'importance  de  cet 
accord  sur  les  principes  entre  socialistes  de  tous 
les  pays.  Mais  j'ajoute,  j'ai  la  conviction  profonde 
qu'à  l'heure  actuelle  les  socialistes  allemands  sont 
impuissants  à  faire  triompher  leurs  idées.  J'ajoute 
que,  dans  ma  conviction,  la  force  seule  aura  raison 
de  la  force  et  que,  par  conséquent,  il  faut  que  la 
force  soit  de  notre  côté.  Je  n'hésite  pas  à  dire  que 
jamais,  à  aucun  moment,  il  n'a  été  plus  dangereux 
de  parler  de  paix,  de  songer  à  une  paix  qui  serait 
nécessairement,  comme  le  disait  un  jour  Jules 
Guesde,  la  plus  dangereuse,  la  plus  redoutable  des 
trêves.  Nous  voulons  que  cette  guerre  continue 
pour  n'être  pas  contraints  à  la  recommencer 
bientôt.  Nous  nous  battons  pour  ne  plus  devoir 
nous  battre,  et  nous  avons  la  conviction  que  le  seul 
moyen  d'assurer  la  sauvegarde  de  la  liberté  et  de  la 
démocratie  en  Europe,  c'est  de  vaincre  le  césarisme 
germanique. 

Cette  victoire,  nous  avons  le  droit  de  l'espérer, 
car  la  grande  Alliance  est  supérieure  en  hommes, 
comme  en  ressources  industrielles  et  financières, 
aux  monarchies  centrales  qu'elle  combat. 


120  LA   BELGIQUE    OCCUPÉE 


Une  seule  chose  pourrait  mettre  en  question  la 
victoire,  pourrait  nous  accliler  un  jour  à  une  paix 
incomplète  et  boiteuse,  qui  engendrerait  bientôt 
des  conflits  nouveaux  :  c'est  que  la  force  morale  de 
la  grande  Alliance  défaille  et  qu'elle  ne  trouve  pas 
sa  pleine,  son  entière  unité  d'action. 

Vous  vous  souvenez  de  ce  passage  des  Philippi- 
ques,  où  Démosthène,  dénonçant  aux  Athéniens  la 
menace  macédonienne,  leur  disait  :  «  Vous  êtes 
riches  en  vaisseaux,  en  hoplites,  en  cavaliers,  en 
argent,  plus  riches  qu'aucun  peuple,  mais  jamais 
votre  force  n'est  employée  à  temps,  vous  arrivez 
toujours  trop  tard.  » 

Faisons  que  pareil  reproche  ne  nous  soit  pas 
adressé  dans  l'avenir.  Il  faut  le  reconnaître,  plu- 
sieurs fois  déjà  les  Alliés  sont  arrivés  trop  tard.  Ils 
sont  arrivés  trop  tard  à  Anvers,  ils  sont  arrivés 
trop  tard  à  Salonique.  Il  faut  que  désormais  ils 
sachent  vouloir  et  que  la  démocratie  montre  qu'en 
défendant  la  liberté,  elle  peut  avoir  autant  d'au- 
dace, autant  d'énergie,  autant  de  vigueur  que  la 
tyrannie  qui  veut  détruire  cette  liberté. 

Ne  nous  le  dissimulons  point,  la  lutte  sera 
longue,  l'effort  devra  être  formidable.  Nous  connaî- 
trons encore  des  heures  mauvaises,  mais  nous 
l'emporterons  si  nous  savons  endurer.  Et  si,  à 
certaines  heures,  l'épreuve  paraît  insupportable,  si 
notre  cœur  est  tenté  de  défaillir,  souvenons-nous 
de  ce  mot  de  Goethe,  de  ce  mot  que  la  reine  de 


127 


Prusse,  vaincue  par  Napoléon,  répétait  aux  heures 
de  détresse,  que  Garlyle  avait  traduit  et  inscrit  sur 
son  livre  de  chevet  et  que  j'ai  retrouvé  dans  le  De 
Profundis  d'Oscar  Wilde,  le  plus  beau  livre  chrétien 
peut-être  qui  ait  été  écrit  au  dix-neuvième  siècle  : 
«  Celai  qui  n'a  pas  mangé  le  pain  amer  de  la  dou- 
leur y  celui  quiy  dans  l'angoisse  des  nuits ,  n'a  pas 
soupiré  après  l'aube  meilleure,  celui-là  ne  vous 
connaît  point,  Puissances  célestes!  » 

Nous  mangeons  le  pain  amer  de  la  douleur,  nous 
sommes  dans  la  nuit  profonde  et  nous  attendons 
avec  angoisse  les  premiers  rayons  d'une  aube 
meilleure.  Mais  si  nous  sommes  forts,  si  nous 
sommes  patients,  si  nous  sommes  énergiques,  nous 
les  connaîtrons  un  jour,  nous  les  connaîtrons 
bientôt,  ces  puissances  célestes  :  la  Justice,  la 
Liberté  et  la  Paix  dans  la  Victoire  ! 


POUR  LA  BELGIQUE  <^) 


Je  remercie  rAlliance  franco-belge  de  nous 
avoir  donné  cette  occasion  solennelle  de  dire  à  la 
France  notre  gratitude,  notre  admiration,  notre 
sympathie. 

Notre  gratitude  d'abord.  Jadis  —  M.  Deschanel 
Va  rappelé  tout  à  l'heure  —  la  Belgique  fut,  pour 
d'illustres  Français,  une  terre  d'asile.  C'est  à  notre 
tour,  aujourd'hui,  d'être  des  exilés,  des  réfugiés. 
L'hospitalité  que  nous  donnâmes,  vous  nous  la 
rendez  au  centuple. 

Notre  admiration.  Et  ce  n'est  pas  nous  seule- 
ment, c'est  l'Europe  entière,  ce  sont  nos  adver- 
saires mêmes  qui,  tous  les  jours,  apportent  au 
peuple  de  France  le  témoignage  de  cette  admira- 
tion. 

Notre  sympathie,  enfin,  et  en  me  servant  de  ce 
mot,  je  lui  donne  toute  la  force  de  son  sens  étymo- 
logique. Sympathiser,  c'est  souffrir  ensemble.  Or, 
nous  avons  tant  souffert  depuis  bientôt  deux  ans, 
que  nous  n'avons  plus  qu'un  seul  cœur,  qu'une 
seule  âme.  Ensemble,  nous  avons  subi  l'invasion. 


(i)  GonféreQce  faite  à  la  Sorbonne  le  ii  mars  igib. 


POUR    LA   BELGIQUE  I^Q 


Ensemble,  nous  assistons  au  martyre  des  habitants 
de  la  zone  envahie.  Ensemble,  nous  voyons  mourir 
pour  la  plus  juste  des  causes  nos  soldats  et  les 
vôtres,  les  Belges  aux  uniformes  couleur  de  terre, 
comme  le  sol  natal  auquel  désespérément  ils  s'ac- 
crochent, les  Français,  couleur  de  ciel,  bleu  comme 
ces  horizons  des  collines  de  Meuse  où,  une  fois  de 
plus,  le  sort  de  l'Europe  est  en  train  de  se  décider. 

Avant  cette  guerre,  certes,  nous  étions  déjà  bien 
près  les  uns  des  autres.  Mais  qui  de  nous  eût  pensé 
qu'un  jour  nous  combattrions  côte  à  côte  :  la 
France  était  pacifique,  la  Belgique  était  neutre  et 
—  nous  le  répétons  une  fois  de  plus,  nous  le 
répéterons  obstinément  jusqu'à  ce  que  les  pires 
sourds  nous  entendent  —  elle  le  fût  restée,  fidèle 
à  sa  parole,  si  elle  n'avait  pas  été  la  victime,  la 
victime  sans  tache  d'une  agression  dont  nos  adver- 
saires mêmes,  au  premier  moment,  ont  avoué  l'in- 
justice. 

Je  n'insiste  pas,  au  surplus.  Le  monde  entier  a 
reconnu  que  nous  avons  usé  de  notre  droit,  que 
nous  avons  accompli  notre  devoir,  et  c'est  dans 
l'exercice  de  ce  droit,  pour  l'accomplissement  de 
ce  devoir,  dans  notre  pays  si  divisé,  que  l'unanimité 
s'est  faite  : 

((  Remettons  à  plus  tard  notre  querelle  ;  pour  le 
moment,  luttons  à  qui  rendra  le  plus  de  services  à 
la  patrie.  » 

Ce  que  nous  voulons,  c'est  ce  que  vous  voulez 

BELGIQUE  ENVAHIE  9 


l3o  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 

vous-mêmes,  car  pour  vous, comme  pour  nous,  il 
s'agit  et  il  ne  s'agit  que  de  légitime  défense  : 
repousser  l'invasion,  libérer  notre  territoire,  créer 
les  conditions  d'une  paix  durable  en  ôtant  à  tout 
jamais,  aux  gouvernements  de  proie,  la  tentation 
de  s'attaquer  à  des  pays  libres,  à  des  nations  en 
armes. 

Avant  cette  guerre,  nous  ne  savions  pas  ce  que 
c'était  que  la  guerre  —  la  guerre  telle  que  les 
Allemands  la  comprennent.  Nous  croyions  qu'il  y 
avait  un  droit  des  gens.  Nous  croyions,  nous  avions 
la  simplicité  de  croire  que  les  actes  de  La  Haye 
engageaient  leurs  signataires,  que  les  villes  ouvertes 
étaient  protégées,  que  les  populations  civiles 
n'avaient  rien  à  craindre,  que  les  trésors  d'art,  que 
les  monuments  étaient  intangibles. 

Quel  réveil!  Ils  ont  massacré,  chez  vous  comme 
chez  nous.  Ils  ont  brûlé  Senlis  comme  Louvain.  Ils 
ont  détruit,  sans  excuse,  sans  intérêt,  à  Reims 
comme  à  Ypres,  et  c'est  pourquoi,  de  Belfort  à 
Dixmude,  nos  soldats  se  battent  jusqu'à  la  mort, 
sachant  ce  qui  adviendrait,  ce  qui  serait  advenu,  si 
la  bataille  de  la  Marne  n'avait  pas  arrêté  l'invasion. 

Mais  cette  victoire,  si  grande  soit-elle,  n'est 
encore  que  la  moitié  de  la  victoire. 

Nos  provinces  occupées,  vos  départements  en- 
vahis sont  là,  qui  attendent  la  délivrance. 

Quand  ils  regardent,  par-dessus  les  sacs  déterre 
de  leurs  tranchées,  vos  hommes,  ceux  du  Nord  ou 


POUR    LA    BELGIQUE  l3l 

des  Ardennes,  et  les  nôtres,  presque  tous  les  nôtres, 
ils  peuvent  voir,  occupé  par  Tennemi,  le  sol  qui  les 
a  vus  naître.  Ils  savent  que,  là-bas,  dans  la  plaine 
des  Flandres,  dans  les  ruches  industrielles  de  Liège, 
de  Gharleroi,  de  Lille,  tout  ce  qui  leur  est  cher, 
leurs  parents,  leurs  femmes,  leurs  enfants  attendent, 
endurent  et  espèrent. 

Comment  dans  ces  conditions,  à  qui  viendrait 
leur  parler  de  paix,  pourraient-ils  répondre  autre 
chose  que  ce  mot  des  patriotes  de  92,  de  leurs 
aînés  de  la  grande  Révolution  :  «  On  ne  discute  pas 
avec  Tennemi  tant  qu'il  occupe  le  territoire.  » 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  pour  leur  pays,  pour 
leurs  foyers,  qu'ils  affrontent  les  pires  dangers, 
qu^ils  supportent  les  pires  souffrances. 

Naguère,  dans  les  tranchées  de  Dixmude,  un 
jeune  soldat,  un  de  ceux  qui  étaient  à  Liège  et  qui, 
socialiste  militant,  s'était  engagé  pour  la  guerre, 
me  disait  :  «  Je  ne  me  bats  pas  pour  le  Roi,  je  ne 
me  bats  pas  pour  la  Patrie,  je  me  bats  pour  mon 
idée.  »  Et  cette  idée,  cette  grande  idée,  j'ai  cru  la 
deviner,  je  crois  la  connaître. 

Dans  ces  admirables  générations  d'hommes,  qui 
vont  à  la  mort  comme  on  marche  au  triomphe,  il 
en  est  des  milliers  qui,  plus  ou  moins  clairement, 
se  rendent  compte  que  ce  qui  est  en  jeu  dans  la 
guerre  actuelle,  c'est  l'avenir  même  de  nos  démo- 
craties, c'est  la  question,  l'angoissante  question  de 
savoir  si  les  peuples  pacifiques  sont  capables  de  se 


l32  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 

défendre,  de  sauvegarder  leur  existence  nationale 
contre  les  agressions  de  ceux  qui  vivent  de  la 
guerre,  par  la  guerre  et  pour  la  guerre. 

Or,  c'est  de  la  réponse  des  événements  à  cette 
question  que  dépendra  la  paix  future  en  Europe. 

Si  les  monarchies  centrales  devaient  l'emporter, 
il  n'y  aurait  plus  pour  les  peuples  d'autre  issue  que 
de  s'armer  jusqu'aux  dents  pour  les  luttes  nou- 
velles. 

Si  nous  triomphons,  au  contraire,  il  suffira,  pour 
que  la  paix,  la  paix  durable  se  fasse,  que  notre 
modération  soit  égale  à  notre  force.  Et,  pour  qu'il 
en  soit  ainsi,  l'Europe  peut  compter,  a  le  droit  de 
compter  sur  la  France. 

Laissez-moi  vous  rappeler  ce  beau  passage  de 
Rivarol  dans  un  discours  sur  l'universalité  de  la 
langue  française  : 

«  La  France,  qui  a  dans  son  sein  une  subsistance 
assurée  et  des  richesses  immortelles,  agit  contre 
ses  intérêts,  méconnaît  son  génie  quand  elle  se 
livre  à  l'esprit  de  conquête.  Son  influence  est  si 
grande  dans  la  paix  et  dans  la  guerre  que,  toujours 
maîtresse  de  donner  l'une  et  l'autre,  il  doit  lui 
sembler  doux  de  tenir  dans  ses  mains  la  balance 
des  empires  et  d'associer  le  repos  de  l'Europe  au 
sien.  Par  sa  situation  elle  tient  à  tous  les  Etats; 
par  la  juste  étendue,  elle  touche  à  ses  véritables 
limites.  Il  faut  donc  que  la  France  conserve  et  soit 
conservée...  » 


POUR    LA    BELGIQUE  l33 

Il  faut  que  la  France  conserve  et  soit  conservée. 

Puissent  ces  deux  mots,  appliqués  à  tous  les 
peuples,  maîtres  désormais  de  disposer  d'eux- 
mêmes,  être  et  rester  notre  programme  ! 

Mais,  pour  que  ce  programme  se  réalise,  pour 
que  la  paix  de  demain  se  fonde  sur  le  droit  et 
assure  le  repos  de  l'Europe,  il  faut  que  la  Belgique 
soit  libre,  que  la  France  retrouve  ses  limites,  que 
les  auteurs  responsables  de  l'agression  dirigée 
contre  nous  soient  contraints  d'avouer  leur  défaite. 
Nous  ne  voulons  que  cela,  nous  ne  combattons 
que  pour  cela,  mais  nous  le  voulons  de  toute  notre 
âme,  et  nous  ne  cesserons  la  lutte  qu'après  l'avoir 
obtenu. 


CE  QUE  SERAIT  UNE  NOUVELLE  GUERRE 

LA  SCIENCE  CONTRE  LA  CIVILISATION    {') 


Monsieur  le  Président,  Mesdames,  Messieurs, 

Je  ressens  très  vivement  l'honneur  que  vous  me 
faites  en  m'appelant  à  prendre  la  parole  dans  cette 
assemblée.  Je  le  ressens  d'autant  plus  que  je  me 
sens  moins  qualifié  pour  le  faire.  Vous  êtes  des 
artistes  et  des  amateurs  d'art,  et  je  viens  vous 
parler  de  la  guerre;  je  viens  vous  parler,  surtout, 
du  lendemain,  de  l'avenir  de  la  guerre.  Mais  je  me 
dis  que  c'est  là  un  sujet  auquel,  malheureusement, 
il  vous  est  impossible  de  ne  pas  vous  intéresser; 
car  à  quoi  servirait-t-il  d'assembler  de  vastes  col- 
lections, d'acheter,  dans  l'intérêt  national,  des 
chefs-d'œuvre,  de  construire,  pour  les  y  placer,  des 
monuments  glorieux,  si  toutes  ces  inestimables 
richesses  étaient  à  la  merci  d'un  bombardement 
d'une  ville  ouverte  ou  d'un  raid  de  superzeppelins? 

D'autre  part,  je  suis  Belge,  et  à  ce  titre,  hélas  ! 
je  puis  vous  parler  de  la  guerre,  de  ses  consé- 
quences, de  ses  horreurs  et  de  ses  effets,  notam- 


(i)  Conférence  faite  au  «  National  Art  Collection  Fund  »  (juin  1916). 


CE  QUE  SERAIT  UNE  NOUVELLE  GUERRE    l35 

ment,  en  ce  qui  concerne  les  œuvres  d'art  qui 
formaient  notre  glorieux  patrimoine. 

Votre  secrétaire  m'écrivait  il  y  a  quelques  jours  : 
((  Parlez-nous  de  ce  qu'il  est  advenu  des  œuvres 
d'art  en  Belgique.  » 

Vous  connaissez  dans  ses  grandes  lignes  la  tra- 
gédie qui  s'est  passée  dans  notre  pays  ;  vous  avez 
entendu  parler  de  l'incendie  de  Visé,  de  la  destruc- 
tion de  Termonde,  du  sac  de  Dinant,  des  ravages 
causés  par  l'incendie  de  Louvain  où  la  bibliothèque 
de  l'Université  fut  brûlée  par  des  soldats  .ivres. 
Aussi  n'est-ce  point  de  cela  que  je  veux  vous  parler. 
Je  répondrai  seulement  quelques  mots  à  ceux  qui 
ea  Allemagne  prétendent  que  ce  sont  là  des  faits 
négligeables  dont  la  conscience  universelle  n'a  pas 
à  se  préoccuper.  C'est  ainsi  qu'au  début  de  la 
guerre,  un  homme  connu,  — je  dirai  presque  illus- 
tre—  le  D'  Bode,  conservateur  du  Musée  de  Berlin, 
écrivait  dans  une  des  grandes  revues  de  l'Allemagne  : 
((  Somme  toute,  en  Belgique,  les  Allemands  n'ont 
détruit  ou  endommagé  que  vingt-six  mille  maisons 
qui  étaient  habitées  par  cent  cinquante  mille  per- 
sonnes. Et  d'ailleurs,  nous  les  reconstruirons.  » 

Il  est  possible  qu'à  cette  époque,  les  Allemands 
songeaient  encore  à  reconstruire  nos  maisons  dans 
la  Belgique  conquise.  Nous  savons  aujourd'hui  que 
c'est  nous  qui  reconstruirons  nos  maisons  dans  la 
Belgique  libérée  ! 

Les  hommes,  on  les  retrouvera;  les  maisons,  on 


l36  LA    BELGIQUE    OCCUPÉE 

les  reconstruira.  Mais  l'invasion  allemande  a  eu  des 
conséquences  irréparables.  Il  y  a  des  choses  que 
nous  ne  reverrons  plus,  jamais  plus,  never  more. 
Et  je  suis  d'autant  plus  pénétré  du  sentiment  de 
douleur  que  cette  pensée  m'inspire  que  je  reviens 
en  ce  moment  même  de  notre  front,  où  depuis  tantôt 
deux  ans,  les  armées  sont  aux  prises,  où  un  impi- 
toyable bombardement  a  détruit,  de  Nieuport  à 
Ypres,  les  plus  belles,  les  plus  pittoresques  de  nos 
villes.  Nieuport  n'est  plus  qu'un  amas  de  dé- 
combres ;  le  béguinage  et  l'église  de  Dixmude  ont  été 
rasés  par  le  feu  de  l'artillerie.  Il  y  a  quelque  temps, 
je  fus  autorisé  par  l'État-major  anglais  à  visiter 
Ypres.  Nous  la  parcourûmes  en  automobile,  et, 
dans  cette  ville  où  il  y  avait  jadis  vingt  mille  habi- 
tants, nous  ne  rencontrâmes  pas  un  être  vivant; 
rien  que  des  destructions  et  parmi  elles,  celles 
comme  le  Parthénon,  les  ruines  des  vieilles  Halles, 
dernier  souvenir  de  l'une  des  époques  les  plus  glo- 
rieuses de  notre  pays. 

Je  demande  que  l'on  ne  touche  pas  à  ces  ruines  ; 
je  demande  que  l'on  n'essaie  pas  de  reconstruire 
les  Halles  d' Ypres;  elles  doivent  rester  telles 
quelles,  dans  la  beauté  que  la  guerre  leur  a  faite, 
comme  un  témoin  des  horreurs  que  notre  pauvre 
pays  a  subies. 

Mais  il  y  a  une  question  que  sans  doute  vous 
allez  me  poser.  Dans  ces  monuments  détruits, 
dans  ces  églises  que  le  bombardement  a  fait  dispa- 


CE  QUE  SERAIT  UNE  NOUVELLE  GUERRE    iSy 

raître  complètement,  —  car  il  y  a  six  mois  encore, 
nous  pouvions  voir  s'élever  dans  la  campagne,  sur 
les  rives  de  l'Yser,  la  tour  de  Reninghe  ou  de  Lam- 
pernisse,  et  lorsque  j'y  suis  revenu  il  y  a  quatre  ou 
cinq  jours,  elles  avaient  disparu;  il  n'en  reste  plus 
trace  —  vous  allez  me  demander  ce  que  sont  deve- 
nues les  œuvres  d'art  qui  s'y  trouvaient  et  d'une 
manière  générale  les  œuvres  d'art  qui  étaient  en 
Belgique. 

Celles  que  contenaient  nos  églises  de  la  Flandre 
Occidentale  avaient  pour  nous  un  intérêt  historique 
et  sentimental;  quelques-unes  étaient  curieuses, 
avec  une  certaine  valeur  d'art,  mais  je  ne  pense 
pas  que  l'on  y  trouvât  un  seul  chef-d'œuvre.  Où 
sont-elles  aujourd'hui?  Elles  sont  dispersées. 

Il  y  a  quelque  temps,  on  exposait  à  Londres  un 
certain  nombre  d'œuvres  qui  venaient  des  églises 
situées  sur  le  front  ;  ces  œuvres  d'art  portaient  des 
étiquettes  :  «  Appartenant  à  M.  un  tel,  au  major 
X...,  colonel  Z...  »  J'aime  à  croire  que,  quand  la  fin 
de  la  guerre  viendra,  le  major  X...  et  le  colonel  Z... 
comprendront  que  ces  œuvres  ne  leur  appartien- 
nent pas;  que  les  Anglais  ne  sont  pas  venus  en 
Belgique  pour  y  faire  un  butin  de  guerre  et  qu'à 
l'exemple  de  nos  compatriotes  qui,  eux  aussi,  ont 
recueilli  certaines  œuvres  d'art,  ils  se  chargeront 
de  les  renvoyer  à  nos  communes  et  à  nos  fabriques 
d'église.  Je  disais  que  certains  de  nos  compatriotes 
se  sont  ainsi  comportés;  à  La  Panne,  par  exemple 


l38  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 


OÙ  se  trouve  Tun  de  nos  grands  hôpitaux,  on  a 
construit  une  église  en  bois,  et  dans  cette  église  se 
trouve  tout  ce  que  Ton  a  pu  sauver  dans  l'église  de 
Nieuport. 

D'autre  part,  où  les  Allemands  ont  passé,  il  est 
inutile  de  vous  dire  que  le  pillage  a  été  complet; 
mais  je  parle  bien  entendu  de  la  région  qui  a  été 
plus  spécialement  ravagée  par  la  guerre,  des  villes 
qui  se  trouvent  sur  les  bords  de  cette  rivière 
désormais  célèbre,  l'Yser. 

Pour  ce  qui  est  du  reste  de  la  Belgique,  où  se 
trouvent  vraiment  nos  chefs-d'œuvre,  je  crois  pou- 
voir dire  que  rien  n'a  été  détruit,  que  rien  qui  vaille 
n'a  disparu  jusqu'à  présent.  D'une  part,  avant  de 
s'en  aller,  le  Gouvernement  belge,  connaissant  les 
Allemands,  a  pris  des  précautions  :  et  d'autre  part, 
pour  quantité  d'œuvres  qui  sont  restées  dans  nos 
musées,  à  Anvers,  à  Gand,  à  Bruxelles,  les  Alle- 
mands n'ont  rien  détruit  parce  qu'ils  connaissent 
la  valeur  des  œuvres  d'art  et  qu'ils  songent  —  ou 
qu'ils  songeaient  plutôt  —  à  les  prendre  pour  les 
mettre  dans  les  musées  d'Allemagne. 

Ne  croyez  pas  qu'en  parlant  ainsi  je  leur  fasse 
un  procès  de  tendance.  Je  vais  vous  lire  à  ce  sujet 
un  extrait  d'un  document  bien  intéressant,  car  il 
peint  un  état  d'âme.  C'est  un  article  publié  au  début 
de  la  guerre,  en  octobre  1914?  dans  une  revue  d'art 
importante  d'Allemagne,  Kunsi  und  Kûnstler,  par 
le  D"^  Emil  Schaefer  : 


CE    QUE    SERAIT    UNE    NOUVELLE    GUERRE  iSq 

<L  Lorsque  les  Anglais  sont  venus  en  Grèce,  ils 
ont  pris  les  frises  du  Parthénon  ;  Napoléon,  qui  a 
porté  la  guerre  à  travers  l'Europe,  a  rempli  ses 
musées  des  œuvres  d'art  prises  dans  tous  les  pays, 
dans  tous  les  musées  européens.  » 

Pour  le  D'  Schaefer,  rien  de  plus  simple  que  de 
suivre  de  tels  exemples.  Les  Belges  ont  eu  tort  de 
se  défendre;  les  Belges  se  sont  permis  de  ne  pas 
obéir  aux  sommations  allemandes  ;  ils  doivent  être 
punis.  Et  il  ne  suffira  pas  d'imposer  des  indemnités 
en  or  monnayé.  Il  faut  encore  leur  prendre  un  cer- 
tain nombre  de  tableaux,  dont  M.  Schaefer  se 
charge  de  dresser  la  liste.  11  est  très  éclectique.  Il 
est  d'avis  qu'il  faut  prendre  aux  Belges  des  œuvres 
de  toutes  les  époques  et  de  tous  les  pays  ;  mais  il 
insiste  surtout  sur  l'art  flamand,  en  faisant  obser- 
ver qu'il  n'est  pas  encore  suffisamment  représenté 
dans  les  musées  de  Berlin,  de  Munich...  Je  préfère 
d'ailleurs  lui  laisser,  dans  toute  sa  saveur,  la  pa- 
role. Voici  ce  qu'il  écrit  : 

Nous  devrions  nous  assurer  du  meilleur  parmi  le  meilleur. 
Les  merveilles  de  Jean  Van  Èyck  des  musées  de  Bruges  et 
d'Anvers  ;  la  Mise  au  Tombeau  de  Petrus  Christus,  de 
Bruxelles,  le  triptyque  anversois  dqs  Sept  Sacrements,  quand 
même  il  ne  serait  pas  tout  entier  de  la  main  de  Rogier  Van 
der  Weyden,  et  enfin  un  Crucifiement  du  musée  de  Bruxelles 
qui  fut  également,  jusque  dans  ces  derniers  temps,  attribué  à 
Rogier.  Et  les  œuvres  de  Hans  Memling  à  Bruges? 

Ici,  il  y  a  un  scrupule  : 

Non,  la  tendresse  mystique  de  la  châsse  de  sainte  Ursule 


l40  LA   BELGIQUE    OCCUPÉE 


ne  pourrait  nulle  part  ailleurs  émouvoir  nos  âmes  aussi 
puissamment  que  dans  la  pénombre  du  calme  hôpital  Saint- 
Jean.  Mais  nous  pouvons  en  toute  tranquillité  étendre  la 
main  vers  ses  portraits  des  époux  Moreel,  à  Bruxelles,  et  son 
sublime  triptyque  du  Musée  d'Anvers  :  les  Anversois  de- 
vront, aussitôt  leur  ville  aux  mains  des  Allemands,  y  renon- 
cer à  notre  profit.  Les  créations  de  Télève  de  Memling, 
Gérard  David,  se  rencontrent  fréquemment  dans  nos  galeries, 
mais  aucune  de  celles-ci  ne  peut  se  faire  gloire  d'une  œuvre 
comparable  au  Baptême  du  Christ  du  Musée  de  Bruges 
ou  aux  deux  tableaux  avec  l'histoire  exemplaire  du  juge 
prévaricateur  Sisammes.  Qu'il  serait  beau,  splendidement 
beau,  que  ceux-ci  et  leurs  pendants  «  nés  »,  les  deux  pan- 
neaux de  Thierry  Bouts,  qui  racontent  la  sentence  inique 
de  l'empereur  Othon,  fissent  l'éloge  de  la  justice  non  plus 
aux  habitants  de  Bruges,  mais  aux  visiteurs  de  quelque 
galerie  allemande  ! 

Ne  croit-on  pas  rêver  en  entendant  parler  ainsi  ? 
Justice  !  sentence  inique  !  juge  prévaricateur  !  Et 
ceux  qui  parlent  ainsi  ont  commis  une  injustice 
vis-à-vis  de  notre  pays  que  le  chancelier  impérial 
avouait  lui-même  au  premier  jour  de  la  guerre. 
Ceux  qui  osent  parler  ainsi,  c'est  le  Gouvernement 
prévaricateur  qui  a  rompu  avec  la  foi  solennelle  des 
traités.  Ceux  qui  osent  parler  de  sentence  inique 
sont  ceux-là  mêmes  qui  ont  porté  contre  notre  pays 
la  sentence  de  mort  la  plus  inique  que  l'histoire  ait 
connue. 

Ah  !  M.  Schaefer,  qui  parle  du  martyr  tenant 
le  fer  rouge  devant  l'empereur  Othon,  aurait  dû 
se  souvenir  d'un  autre  martyr,  la  Belgique  qui 
tient  le  fer  rouge  de  l'épreuve  et  qui  le  tiendra, 


CE  QUE  SERAIT  UNE  NOUVELLE  GUERRE    ll^l 


impassible,   jusqu'au   jour    où   justice    lui    sera 
rendue. 

Mais  revenons  à  M.  Schaefer.  Il  n'est  pas  encore 
satisfait;  il  demande  des  Rubens,  des  Jordaens.  Il 
ne  néglige  même  pas  les  maîtres  de  cette  époque 
de  transition  où  l'école  flamande  alla  compléter  ses 
études  en  Italie.  Mais  avant  tout,  et  surtout,  il 
insiste  sur  la  nécessité  de  réunir  à  Berlin  les  pan- 
neaux de  ce  célèbre  polyptyque  des  frères  Van 
Eyck,  qu'il  appelle  avec  raison  une  des  merveilles 
du  monde,  et  il  décrit  avec  quelle  vertueuse  émula- 
tion les  Allemands  iront  se  presser  devant  ce  chef- 
d'œuvre,  comme  au  quinzième  ou  seizième  siècle 
les  Gantois  allaient  à  Saint-Bavon  pour  l'admirer. 

Je  vous  parlais  tout  à  l'heure  de  la  politique  des 
Allemands;  j'aurai  en  terminant  à  faire  une  autre 
proposition  qui  me  paraît  beaucoup  plus  équitable 
que  celle  indiquée  par  M.  Schaefer. 

Mais  je  crois  en  avoir  assez  dit  pour  vous  prou- 
ver que  les  humbles  soldats  belges  qui  là-bas,  en 
costume  kaki,  combattent  sur  l'Yser,  ne  se  battent 
pas  seulement  pour  leur  sol  et  leur  liberté,  pro 
aris  et  focis,  mais  encore  pour  le  patrimoine 
d'art  si  sacré  et  si  glorieux  que  leur  ont  légué  leurs 
ancêtres,  et  j'ajoute  —  c'est  de  cela  surtout  que  je 
voudrais  vous  parler  —  pour  quelque  chose  qui  à 
mon  sens  est  plus  important  encore  ;  ils  se  battent 
pour  ne  plus  se  battre;  ils  font  la  guerre  à  la 
guerre  ;  ils  luttent  contre  le  militarisme  allemand. 


l42  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 

avec  cette  pensée  que  c'est  seulement  lorsqu'il  sera 
vaincu  que  les  générations  qui  viendront  après 
nous  cesseront  de  connaître  la  guerre  et  ses 
horreurs. 

Ils  ont,  comme  nous  avons  nous-mêmes,  ce  sen- 
timent profond  que,  dans  l'avenir,  il  faut  faire  tout 
ce  qui  est  humainement  possible  pour  éviter  le 
renouvellement  de  la  guerre,  parce  que  la  guerre 
de  demain  serait  pour  notre  civilisation  une  chose 
plus  épouvantable  encore  que  la  guerre  d'aujour- 
d'hui. 

On  a  dit  avec  raison  que  la  guerre  de  1870  était, 
auprès  de  la  guerre  d'aujourd'hui,  un  jeu  d'enfant. 
De  même,  la  guerre  de  1914  serait,  au  regard  d'une 
guerre  nouvelle,  un  simple  jeu  d'enfant,  car,  à  me- 
sure que  la  puissance  des  moyens  de  destruction 
que  la  science  nous  donne  augmente,  la  guerre 
doit  nécessairement  toucher  la  civilisation  dans  ses 
racines  les  plus  profondes. 

Quand  on  se  battait  avec  des  flèches,  des  arba- 
lètes ou  même  avec  les  fusils  de  l'époque  napo- 
léonienne, les  armées  seules  étaient  atteintes.  On 
n'assistait  pas  à  des  espèces  de  bouleversements 
géologiques  du  sol  et  des  villes  comme  ceux  que 
l'on  voit  aujourd'hui.  Or,  tout  cela  n'est  encore 
rien  auprès  de  ce  que  sera  une  guerre  de  quatre 
dimensions  —  guerre  sous-marine  et  sub-terrestre, 
guerre  à  la  surface  et  guerre  dans  les  airs  —  comme 
le  sera  la  guerre  de  demain,  s'il  doit  y  avoir  une 


CE    QUE    SERAIT    UNE    NOUVELLE    GUERRE  l43 

guerre  de  demain.  Aussi  devons-nous  par  tous  les 
moyens  réagir  contre  les  tendances  qui  pourraient 
exister  encore  au  lendemain  des  calamités  actuel- 
les, pour  que  des  calamités  du  même  genre  ne 
viennent  pas  à  se  reproduire.  J'insiste  sur  ce  point. 
La  civilisation  a  engendré  la  science  et  la  science 
donne  à  ceux  qui  veulent  mal  faire  un  pouvoir  de 
destruction  tel  que  la  science  menace  la  civilisation 
même.  Déjà  en  1870,  Michelet,  prophète  comme  il 
lui  arrivait  souvent,  disait  que  les  guerres  de  l'ave- 
nir seraient  des  guerres  chimiques  et  mécaniques. 
Sa  prophétie  ne  s'est  que  trop  réalisée. 

Nous  avons  appris  à  connaître  les  débuts  de  la 
guerre  chimique  en  cette  journée  d'avril  1916  où, 
renonçant  à  tous  scrupules,  les  Allemands  em- 
ployèrent pour  la  première  fois  ces  vapeurs  empoi- 
sonnées qui  chassèrent  de  leurs  tranchées  les  sol- 
dats aux  environs  d'Ypres.  Et  cela  n'est  qu'un 
commencement;  la  chimie  guerrière  est  encore 
dans  son  enfance.  Je  vous  demande  de  songer  à  ce 
qu'elle  pourra  être  le  jour  où  ces  procédés  seront 
perfectionnés. 

D'autre  part,  nous  sommes  déjà  en  plein  dans 
cette  période  que  Michelet  appelait  la  guerre  par  la 
machine.  Nous  assistons  dans  le  domaine  de  la 
guerre,  comme  nous  avons  assisté  dans  le  domaine 
de  l'industrie,  à  une  transformation  radicale.  Jadis, 
dans  la  lutte  pour  l'existence  entre  les  entreprises 
industrielles,  ceux-là  l'emportaient  qui  étaient  les 


l44  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 


plus  actifs,  les  plus  habiles,  les  plus  industrieux. 
Aujourd'hui,  ces  entreprises  triomphent  —  et  leur 
concurrence  écrase  les  autres  —  qui  disposent  des 
machines  les  plus  puissantes,  de  Toutillage  le  plus 
perfectionné,  des  capitaux  les  plus  importants  !  Or, 
il  en  est  de  la  guerre  comme  de  la  paix.  Aujour- 
d'hui, ceux  qui  l'emportent  dans  une  guerre,  ce  ne 
sont  pas  les  plus  énergiques,  les  plus  courageux, 
passionnément  attachés  à  la  défense  de  leur  cause  ; 
ce  sont  ceux  qui  ont  les  canons  du  plus  fort  calibre, 
des  fusils  au  tir  le  plus  rapide,  des  dirigeables  de 
la  plus  grande  portée,  en  un  mot,  l'outillage  le  plus 
complet  et  le  plus  perfectionné. 

Nous  lisons  couramment  dans  les  journaux  que, 
lorsque  deux  armées  en  viennent  aux  prises,  celle-là 
a  le  plus  de  chance  de  l'emporter  qui  parvient  à  jeter 
sur  un  espace  occupé  par  l'ennemi  le  plus  grand 
nombre  d'obus,  de  tonnes  d'acier. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  cependant  que, 
pour  arriver  à  ce  résultat,  il  suffit  d'avoir  des  3o5 
et  des  38o  et  des  munitions  abondantes.  Il  faut 
encore  savoir  exactement  où  est  l'ennemi,  quelles 
sont  les  positions  à  détruire,  quels  sont  les  objectifs 
du  tir  d'artillerie.  Et  ici  commencent  les  opérations 
qui,  venant  compléter  ce  que  la  guerre  chimique  et 
la  guerre  mécanique  peuvent  faire  dès  à  présent, 
constituent  ce  que  j'appellerai  la  guerre  scientifique. 

J'étais,  il  y  a  quelques  jours,  au  quartier  général 
d'une  de  nos  divisions  d'armée,  à  12  ou  i3  kilomè- 


CE    QUE    SERAIT    UNE    NOUVELLE    GUERRE  1^5 

très  du  front,  dans  une  zone  aussi  impassible  que 
cette  assemblée  même.  Dans  la  campagne  tran- 
quille, il  semblait  que  Ton  fût  à  cent  lieues  de  la 
guerre.  Et  là,  sur  les  murs,  se  voyaient  des  appa- 
reils télégraphiques,  des  appareils  téléphoniques, 
des  dispositifs  de  télégraphie  sans  fil,  qui  nous 
mettent  à  la  fois  en  communication  avec  tous  les 
postes,  même  les  plus  avancés  du  front,  et  avec  le 
monde  entier,  d'où  nous  arrivaient  des  nouvelles 
du  combat  naval  du  Jutland,  et  plus  récemment 
de  l'offensive  russe.  Sur  la  table,  il  y  avait  des 
photographies ,  des  photographies  de  positions 
ennemies  prises  par  des  avions.  Des  hommes,  tran- 
quilles, l'attention  concentrée  sur  leur  besogne 
spéciale,  sourds  au  bruit  du  canon  que  l'on  aurait 
pu  entendre  dans  le  lointain,  transportaient  sur 
des  cartes  d'état-major  les  indications  de  la  photo- 
graphie. Des  artistes  connus,  des  peintres  belges 
que  j'avais  vus  fréquemment  dans  notre  pays  avant 
la  guerre,  dessinaient  des  panoramas  pour  l'artille- 
rie, d'après  les  mêmes  photographies,  les  mêmes 
indications.  Ces  panoramas  s'en  allaient  vers  les 
observatoires,  et  ainsi  cet  ensemble  de  travaux  — 
télégrammes,  messages  téléphoniques,  communica- 
tions par  télégraphie  sans  fil,  photographies  d'avion, 
transposition  des  photographies  sur  cartes  d'état- 
major,  traduction  des  résultats  obtenus  en  pano- 
rama —  tout  cela  aboutissait  à  une  chose  :  c'est 
que,  à  deux  lieues  de  là,  une  rafale  d'artillerie  allait 

BELGIQUE  ENVAHIE  10 


l46  LA    BELGIQUE    OCCUPÉE 

bouleverser  les  tranchées  ennemies  et  semer  de 
cadavres  les  positions  allemandes. 

Voilà  ce  qu'est  devenue  la  guerre  d'aujourd'hui. 
Par  conséquent,  celui-là  l'emporte  qui  a  les  procé- 
dés chimiques  les  plus  efficaces,  les  machines  de 
mort  les  plus  perfectionnées,  la  préparation  scien- 
tifique appliquée  à  la  guerre  la  plus  complète. 
Tout  cela,  certes,  n'est  pas  encore  au  point,  mais  le 
sera  demain,  et  dès  lors  on  ne  peut  songer  sans 
frémir  à  ce  que  sera  une  guerre  où  tous  les  moyens 
de  destruction  seront  arrivés  à  une  perfection  dix 
fois  plus  grande,  où  les  zeppelins  ne  seront  plus  à 
la  merci  d'une  tempête,  où  les  sous-marins  n'iront 
plus  chercher  l'ennemi  au  hasard  des  eaux  obs- 
cures, mais  atteindront,  leur  but  directement,  où 
des  gaz  à  haute  pression,  emmagasinés  avant  la 
guerre,  permettront  avant  même  que  la  guerre  soit 
déclarée,  de  détruire  d'une  frontière  à  l'autre  des 
populations  inofïensives.  Voilà  ce  que  la  science 
présage  ;  voilà  ce  qu'elle  nous  prépare  si  l'humanité 
est  assez  folle  pour  recommencer  une  nouvelle 
guerre,  pour  se  livrer  à  de  nouveaux  combats. 

Mais  peut-être,  en  m'écoutant,  vous  dites-vous 
qu'il  y  a  dans  ces  constatations  matière  à  une  sorte 
d'optimisme  relatif  ?  S'il  est  vrai  que  ce  sont  les 
plus  riches,  les  plus  industrieux,  les  plus  savants, 
les  plus  développés  au  point  de  vue  technique  qui 
doivent  l'emporter  dans  la  guerre  de  l'avenir,  n'est- 
ce  pas  une  protection  pour  les  peuples  civilisés 


CE  QUE  SERAIT  UNE  NOUVELLE  GUERRE    îl^J 

contre  les  peuples  de  civilisation  inférieure?  Oui, 
cela  serait,  si  la  civilisation  morale  était  toujours  à 
la  hauteur  de  la  civilisation  technique  ;  mais  nous 
avons  trop  d'exemples  sous  nos  yeux,  ou  dans  la 
mémoire,  pour  penser  qu'il  en  soit  ainsi.  Lorsque 
les  Espagnols,  au  seizième  siècle,  arrivèrent  pour 
la  première  fois  au  Mexique,  ils  trouvèrent  un 
peuple  qui,  sauf  dans  la  science  des  armes,  avait 
une  civilisation  aussi  élevée  que  la  nôtre;  seule- 
ment il  était  resté  cannibale ,  anthropophage. 
Aujourd'hui,  il  y  a  encore  en  Europe  des  popula- 
tions qui  ont  atteint  le  plus  haut  degré  de  dévelop- 
pement technique,  dont  l'industrie  et  la  science 
sont  au  même  niveau,  peut-être  même  supérieures 
à  celles  des  autres  pays,  et  qui  cependant,  au  point 
de  vue  moral,  ne  sont  pas  arrivées  à  un  degré 
beaucoup  plus  élevé  que  les  cannibales,  les  anthro- 
pophages. 

Nous  avons  vu  en  France,  il  y  a  deux  ou  trois  ans, 
d'abominables  bandits,  les  Bonnot  et  les  Garnier, 
mettre  à  profit  lés  dernières  inventions  de  l'auto- 
mobilisme  pour  commettre  d'horribles  méfaits. 
C'étaient  des  apaches  individuels.  Il  y  a  mainte- 
nant en  Europe  des  apaches  gouvernementaux  qui 
mettent,  eux  aussi,  à  profit  les  dernières  inventions 
de  la  science  pour  commettre  des  crimes  sans 
rémission.  Dès  lors,  nous  devons  nous  demander 
quelle  protection  nous  aurons,  quelle  protection  la 
civilisation  aura  dans  l'avenir,  contre  les  gouverne- 


l48  LA    BELGIQUE    OCCUPEE 

ments  ou  les  peuples  apaches  qui  seront  disposés 
à  se  livrer  à  de  nouvelles  entreprises  du  même 
genre  ? 

On  propose  bien  des  choses.  Il  faut  que  Ton 
détruise  le  militarisme  allemand  ;  qu'on  le  réduise 
à  rimpuissance  ;  qu'on  le  mette  hors  d'état  de 
nuire.  Et  pour  cela,  que  veut-on  faire  ? 

Les  uns  parlent  de  rectifications  de  frontières,  de 
l'établissement  de  frontières  stratégiques;  comme 
s'il  pouvait  servir  à  quelque  chose  de  reculer  les 
frontières  de  quelques  kilomètres,  alors  que  la 
portée  des  canons  vient  à  doubler,  que  la  guerre 
aérienne  prend  tous  les  jours  une  importance  plus 
grande. 

D'autres  sont  d'avis  que,  pour  ruiner  le  milita- 
risme allemand  à  jamais,  il  faut  imposer  au  peuple 
allemand  non  seulement  des  indemnités  répara- 
trices (ce  à  quoi  je  souscris),  mais  l'écraser  par  des 
charges  économiques  qui  l'empêchent  de  jamais 
rétablir  sa  puissance.  D'autres  veulent  que  les 
monarchies  centrales  soient  isolées  du  reste  du 
monde,  en  élevant  autour  d'elles  une  barrière  de 
Chine,  des  barrières  économiques...  Et  on  ne 
peut  songer  qu'avec  angoisse  à  ce  que  serait 
l'Europe  de  demain  si  on  la  divisait  en  deux  camps 
ennemis,  pour  continuer  ainsi  la  guerre  après  la 
guerre  et  par  la  guerre  économique  provoquer  de 
nouvelles  conflagrations  I 

D'autres  enfin  parlent  de  limiter  les  armements 


CE  QUE  SERAIT  UNE  NOUVELLE  GUERRE    l49 


et  de  procéder,  en  cas  de  victoire  contre  TAlle- 
magne,  comme  Napoléon  a  agi  contre  la  Prusse  : 
interdire  à  TAUemagne  d'avoir  des  soldats,  d'avoir 
des  bateaux... 

L'expérience  du  passé  n'est  pas  encourageante, 
et  je  crois  que,  si  elle  était  faite  à  nouveau,  elle 
serait  plus  décevante  encore.  Je  lisais  il  y  a  quelques 
mois  dans  le  Daily  Mail  une  lettre  dans  laquelle 
un  correspondant  disait  que,  si  l'Allemagne  était 
vaincue,  il  fallait  non  seulement  supprimer  tous  ses 
bateaux,  mais  aussi  tous  ses  ports,  parce  que,  aussi 
longtemps  qu'elle  aurait  des  ports,  elle  pourrait 
construire  des  sous-marins  et  détruire  les  flottes 
des  autres  puissances  ;  comme  si,  après  cela,  il  ne 
lui  resterait  plus  les  fleuves  et  les  rivières  pour 
lancer  des  sous-marins,  et  comme  si,  d'autre  part, 
la  chimie  faisant  de  nouveaux  progrès,  il  ne  suffi- 
rait pas,  pour  un  peuple  pris  de  la  frénésie  de 
détruire,  de  se  servir  de  gaz  asphyxiants  en  quan- 
tités formidables  pour  faire  la  guerre  sans  même 
avoir  recours  à  la  force  des  armes  —  de  telle  sorte 
qu'à  mon  sens  la  seule  solution  possible,  conce- 
vable, c'est,  contre  les  malfaiteurs  qui  voudraient 
user  des  moyens  de  destruction  que  la  science  met 
à  leur  disposition,  l'organisation  d'une  police  inter- 
nationale par  le  consensus  de  tous  les  Etats  civilisés. 

Quand  on  a  eu  affaire  à  ces  Bonnot  et  Garnier 
dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure,  la  police  locale 
suffit  ;  elle  est  bien  armée  ;  elle  enlève  aux  malfai- 


l50  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 

leurs  les  moyens  dont  ils  disposent.  Lorsqu'il 
s'agit  de  peuples  ou  de  gouvernements,  il  faut  une 
police  plus  puissante,  et  elle  ne  peut  résulter  que 
d'un  accord  international.  On  a  d'ailleurs,  dès  à 
présent,  des  précédents  ;  il  est  interdit  de  se  servir 
de  balles  dum-dum  ;  on  avait  aussi  interdit  pen- 
dant quelque  temps  les  bombardements  aériens  ;  le 
droit  des  gens  ne  tolère  pas  la  guerre  avec  des 
microbes.  Il  y  a  donc  là  un  embryon  du  droit  inter- 
national auquel  je  songe;  mais  je  vois  aussi  l'objec- 
tion que  vous  allez  me  faire  : 

Ces  actes  de  La  Haye  ont  été  jusqu'à  présent  des 
chiffons  de  papier;  les  renouveler  serait  amener  des 
déceptions  nouvelles.  Aussi,  lorsque  je  pense  au 
droit  international,  je  pense  à  un  droit  international 
nouveau,  à  celui  dont  M.  Aristide  Briand  parlait  il 
y  a  quelques  jours  aux  délégués  russes  :  un  droit 
international  garanti  par  des  sanctions  efficaces.    ' 

Mon  excellent  ami  M.  Salomon  Reinach,  l'ama- 
teur et  écrivain  d'art  que  vous  connaissez  tous,  me 
communiquait  il  y  a  quelque  temps  une  note  inté- 
ressante sur  la  manière  dont  cette  police  interna- 
tionale pourrait  être  organisée.  Des  inspecteurs, 
partant  du  centre  de  La  Haye,  visiteraient  les 
fabriques  pour  empêcher  que  l'on  ne  se  serve  de 
moyens  condamnés  par  le  droit  des  gens;  des 
sergents  de  la  paix,  au  nombre  de  5.ooo,  seraient 
à  la  tête  d'un  arsenal  où,  dans  l'intérêt  de  tous,  on 
disposerait  des  moyens  de  destruction  que  donne 


CE  QUE  SERAIT  UNE  NOUVELLE  GUERRE    l5l 

la  science.  Dans  le  cas  ou  un  peuple  se  refuserait  à 
se  conformer  à  la  loi  dictée  par  tous,  on  emploierait 
contre  ce  peuple  les  moyens  de  destruction  dont  le 
Comité  international  disposerait.  Mais  je  n'ai  pas 
besoin  de  le  dire,  il  faudrait  pour  cela  que  le 
consensus  international  se  réalise,  que  le  droit 
international  cesse  d'être  un  rêve  et  une  utopie..., 
et  que  cette  garantie  d'une  sanction  sérieuse  soit 
donnée  à  l'Europe. 

Elle  ne  peut  être  donnée  que  par  la  victoire.  C'est 
donc  vers  cette  victoire  que  nous  devons  tendre; 
c'est  elle  seule  qui  créera  un  droit  international 
garanti  par  des  sanctions.  Et  j'espère,  Mesdames 
et  Messieurs,  que  ces  sanctions  ne  s'appliqueront 
pas  seulement  à  l'avenir,  mais  qu'elles  porteront 
aussi  sur  le  passé.  En  vous  parlant  ainsi,  je  songe 
à  mon  pays,  qui  ne  voulait  pas  la  guerre,  qui  l'a 
subie  et  acceptée  pour  défendre  son  honneur  et  qui 
a  le  droit  de  demander  justice  et  réparation. 

Un  de  mes  amis  d'Angleterre  disait  récemment  : 
((  Dans  cette  guerre  où  il  y  a  peut-être  des  respon- 
sabilités partagées,  la  Belgique  est  l'agneau  sans 
tache,  l'agneau  mystique.  »  C'est  cette  parole  qui 
m'a  fait  venir  à  la  pensée  la  suggestion  dont  je  vous 
parlais  tout  à  l'heure.  Au  quinzième  siècle,  au 
moment  où  les  provinces  flamandes  prenaient 
conscience  de  l'unité  nationale,  naquit  à  Gand 
cette  œuvre  admirable,  le  retable  des  frères  Van 
Eyck,  U Agneau  sans  Tache ^  l'agneau  mystique. 


l52  LA   BELGIQUE    OCCUPEE 


Depuis,  les  différentes  parties  de  ce  tableau  ont 
été  dispersées  :  Adam  et  Eve  sont  à  Bruxelles, 
V Agneau  est  à  Gand,  les  Anges  musiciens  sont 
au  Musée  de  Berlin.  Au  jour  de  la  justice,  il 
faut  que  cette  œuvre  soit  reconstituée.  Elle  ne  doit 
pas  Têtre  à  Berlin,  comme  le  voulait  M.  Schaefer; 
eHe  doit  l'être  au  pays  où  elle  est  née,  au  pays 
auquel  elle  appartient,  et  demain  ou  plus  tard  il 
viendra  un  moment  où  Ton  comprendra  que  la 
place  du  chef-d'œuvre  des  Van  Eyck  est  en 
Belgique.  Le  jour  où  elle  aura  réalisé  son  unité 
radieuse,  la  Belgique  délivrée  y  verra  le  symbole 
de  son  martyre  et  de  sa  rédemption. 


m 
L'INTERNATIONALE 


L'INTERNATIONALE  <') 


Par  une  coïncidence  tragique,  au  moment  même 
où  les  délégués  de  ITnternationale  allaient  se  rendre 
à  Vienne,  pour  célébrer  son  vingt-cinquième  et  son 
cinquantième  anniversaire,  c'est  de  Vienne  précisé- 
ment qu'à  surgi  la  formidable  catastrophe  qui 
divise  les  peuples  en  deux  camps  ennemis. 

Après  un  an  de  guerre,  on  en  est  à  se  demander, 
dans  certains  milieux,  si  l'Internationale  existe 
encore  ! 

Officiellement,  oui.  Son  comité  exécutif,  chassé 
de  Belgique  par  l'invasion  allemande,  siège  aujour- 
d'hui à  La  Haye.  On  lui  a  adjoint,  pour  la  durée  de 
la  guerre,  les  deux  représentants  du  parti  socia- 
liste hollandais.  Il  a  envoyé  des  délégués  auprès 
des  socialistes  allemands,  pour  leur  dénoncer  le 
régime  de  travail  forcé  qu'on  impose,  ou  plutôt 
qu'on  essaie  d'imposer  aux  ouvriers  belges.  Il 
convoque,  successivement  et  séparément,  les 
diverses  sections  nationales,  pour  s'informer  de 
leurs  vues  sur  la  paix  ou  sur  la  guerre. 


(i)  Le  Radical,  a5  juillet  1915. 


1 56  l'internationale 


Mais  en  fait,  il  faut  reconnaître  que  la  vie  de 
l'Internationale  est  suspendue. 

Aussi  longtemps  que  les  socialistes  allemands  et 
autrichiens  se  déclareront  solidaires  de  leur  Gou- 
vernement, ne  trouveront  pas  un  mot  de  blâme 
pour  Tagression  contre  la  Belgique,  se  borneront  à 
des  démonstrations  platoniques  et  vagues  contre 
des  annexions  éventuelles  de  territoire  ;  aussi  long- 
temps que  la  Belgique  et  la  France  ne  seront  pas 
libérées,  il  ne  faut  pas  compter  que  les  socialistes 
français  et  belges,  sans  parler  des  autres,  se  dé- 
cident à  renouer  les  relations  internationales. 

Bien  plus,  on  ne  doit  pas  se  dissimuler  que, 
même  après  la  guerre,  les  tentatives  de  rapproche- 
ment se  heurteront  à  d'opiniâtres  résistances. 

Faut-il  désespérer  cependant  ?  Pouvons-nous 
admettre  que  l'Internationale  soit  morte,  que  le 
socialisme  doive  indéfiniment  rester  divisé  contre 
lui-même  ? 

Je  me  refuse  absolument  à  le  croire. 

J'incline  à  penser,  au  contraire,  que,  par  une 
réaction  naturelle,  les  sentiments  internationalistes, 
après  la  guerre,  se  manifesteront  avec  d'autant 
plus  de  force  qu'ils  auront  été  plus  longtemps  com- 
primés. Les  causes  profondes  qui  ont  fait  naître  la 
première  Internationale  et,  après  1889,  la  seconde, 
agiront  à  nouveau. 

Les  antagonismes  de  classes  apparaîtront  d'au- 
tant plus  âpres  que  la  guerre  aura  été  plus  longue 


l'internationale  1 67 


et  plus  épuisante.  Si  grands  qu'aient  pu  être  leurs 
préjugés  ou  leurs  griefs  les  uns  contre  les  autres, 
les  travailleurs  reprendront  conscience  de  la  com- 
munauté profonde  de  leurs  intérêts. 

Mais,  ne  nous  le  dissimulons  pas,  les  difficultés, 
au  début,  seront  énormes.  Il  faudra  que  les  uns 
oublient,  que,  les  autres  arrivent  à  faire  oublier  bien 
des  choses. 

Tous,  cependant,  nous  pouvons  rendre,  par  notre 
attitude,  ces  difficultés  moins  insurmontables.  Aussi 
longtemps  que  durera  la  guerre,  ayons  le  souci  de 
ne  rien  dire,  de  ne  rien  faire  qui  augmente  nos 
divisions.  Essayons  de  nous  comprendre  les  uns  les 
autres,  de  nous  affranchir  des  influences  de  milieux 
qui  agissent  sur  nous. 

Il  y  a  en  Allemagne  des  camarades  —  comme 
Liebknecht,  Rosa  Luxembourg,  Clara  Zetkin  — 
qui  ont  eu  le  courage  d'avoir  raison  contre  tout  le 
inonde.  Il  en  est  d'autres  —  tels  que  Bernstein, 
Haase,  Kautsky  —  qui  s'efforcent  de  réagir  contre 
les  tendances,  plus  inquiétantes,  de  la  «  majorité  ». 

Je  ne  crois  pas,  à  vrai  dire,  que  leur  action 
puisse  avoir  des  résultats  immédiats.  Les  peuples 
qui  combattent  en  ce  moment  pour  leur  liberté  et 
pour  la  liberté  en  Europe  céderaient  à  la  plus 
dangereuse,  à  la  plus  néfaste  des  illusions,  s'ils 
venaient  à  compter  sur  d'autres  qu'eux-mêmes. 

La  protestation  de  Liebknecht  aujourd'hui 
n'aura  pas  plu«  de  résultat  apparent  que,  jadis,  la 


i58 


protestation  courageuse  de  son  père  et  de  Bebel 
contre  l'annexion  de  F  Alsace-Lorraine.  Mais  de  tels 
actes  ont  une  valeur  morale  inestimable.  Ils  affir- 
ment l'unité  de  la  conscience  socialiste  chez  ceux 
que  n'aveuglent  pas  les  préjugés  et  les  passions. 
Ils  faciliteront  dans  l'avenir  le  rapprochement  de 
tous  ceux  qui  se  réclament  du  socialisme  interna- 
tional. 

La  plus  grande  douleur  de  ma  vie  aura  été  de 
voir  les  travailleurs  européens  divisés  contre  eux- 
mêmes.  Ma  plus  grande  espérance  est  de  les  voir 
un  jour  réconciliés. 


UN  ARTICLE  DE  SCHEIDEMANN 

MEMBRK    DU     REIGHSTAG 


Le  3o  avril  igiS,  le  Vorwdrts  repubiiait  Tarticle  suivant 
de  M.  Philippe  Scheidemann,  député  socialdémocrate,  sur  le 
discours  prononcé,  le  i8  avril,  par  M.  Vandervelde,  à  Paris. 

Le  Vorwârts  a  parlé  dans  son  numéro  du  26  avril 
1916  d'un  discours  prononcé  par  le  citoyen  Van- 
dervelde, le  18  avril,  à  Paris.  L'auditoire  aurait  été 
composé  d'un  ((  public  choisi  »  appartenant  à  la 
bourgeoisie  moyenne  et  aux  hauts  fonctionnaires. 
Ce  fait  rend  plus  facilement  compréhensible  que 
Vandervelde  n'ait  pas  rencontré  une  contradiction 
violente  qui,  peut-être,  n'aurait  pas  manqué  s'il 
avait  parlé  devant  des  ouvriers  socialistes. 

Vandervelde  a  rappelé  qu'il  a  parlé,  la  dernière 
fois  à  Paris,  avec  Jaurès  et  moi,  en  faveur  de  la 
paix.  Il  a  continué  :  «  Je  reviens,  aujourd'hui,  pour 
parler  sur  la  guerre  et  pour  la  guerre.  Et  cependant 
je  n'ai  pas  changé,  je  suis  ce  que  j'étais  hier,  et  je 
demeurerai  demain  ce  que  je  suis  aujourd'hui, 
socialiste,  pacifiste  et  internationaliste,  et  c'est  en 
cette  qualité  que  je  suis  pour  la  guerre  jusqu'au 
bout.  » 


1 6o  l'internationale 


La  lecture  de  ces  déclarations  a  produit  sur  moi 
une  impression  extrêmement  pénible,  car  Vander- 
velde  n'est  pas  seulement  un  membre  du  Gouver- 
nement belge,  il  est  aussi  le  président  du  Bureau 
socialiste  international.  Mais  nous  voulons  lui 
trouver  certaines  excuses.  Nous  voulons,  nous 
devons  tâcher  de  nous  mettre  à  sa  place.  Il  est 
entré  dans  le  ministère  de  son  pays  à  l'heure  du 
danger  suprême,  et  nous  avons,  nous  autres  socia- 
listes allemands,  une  pleine  compréhension  du  sort 
tragique  de  ce  pays. 

Et  pourtant  !  Vanderveldc  a  parlé  en  faveur  de 
la  guerre,  de  la  guerre  à  outrance.  Et  sur  ce  qu'il 
entend  par  là,  lui  qui  croit,  comme  tous  les  Belges, 
tous  les  Français,  tous  les  Anglais,  à  une  grande  vic- 
toire sur  l'Allemagne,  il  ne  nous  laisse  aucun  doute. 

((  Je  suis  plein  de  colère  contre  les  camarades  du 
parti  qui  voudraient  conclure  la  paix.  Ah  non!  Le 
crime  doit  être  suivi  de  l'expiation...  » 

Après  neuf  terribles  mois  de  guerre,  c'est  à 
l'égard  de  notre  pays,  encore,  toujours  le  même 
langage  qui  m'a  amené  à  faire  remarquer,  il  y  a 
trois  mois,  que,  malgré  notre  amour  de  la  paix,  il 
ne  nous  reste,  dans  les  circonstances  présentes,  qu'à 
«  tenir  jusqu'au  bout  ».  L'emploi  de  cette  expres- 
sion a  déjà  suffi  pour  que  plus  d'un  me  fasse  passer 
pour  un  partisan  enragé  de  la  guerre  :  pourtant, 
j'entendais  dire  par  là  seulement  que  notre  devoir 
était  d'empêcher  de  toutes  nos  forces  une  défaite 


UN    ARTICLE    DU    SCHEIDEMANN  l6l 

de  notre  pays  aussi  longtemps  que  nos  ennemis 
mettraient  toutes  leurs  forces  à  nous  imposer  cette 
même  défaite.  Une  autre  attitude  nous  est  absolu- 
ment impossible.  Nos  camarades  de  Tétranger 
devraient  enfin  le  comprendre.  Au  mois  de  janvier 
dernier,  j'écrivais  dans  le  Hamburger  Echo  : 

((  Aucun  homme  intelligent  ne  remettrait  à 
demain  une  paix  honorable  pour  chacun,  si  cette 
paix  pouvait  être  conclue  dès  demain.  » 

Malheureusement,  à  ce  moment  déjà,  je  devais 
constater  que  nous  n'étions  pas  aussi  avancés,  car 
toutes  les  déclarations  sur  la  paix  faites  officielle- 
ment par  le  parti ,  au  Reichstag  et  dans  un  mani- 
feste du  Comité  directeur,  n'ont  pas  éveillé  le  même 
écho  de  l'autre  côté  (l'Independent  Labour  Party 
excepté).  A  mon  grand  regret,  je  fus  obligé  de  rele- 
ver un  certain  nombre  de  déclarations  de  socialistes 
étrangers  dont  le  texte  diflérait  sans  doute  du  der- 
nier discours  de  Vandervelde,  mais  non  le  ton  et 
la  tendance. 

Les  camarades  des  pays  avec  qui  nous  sommes 
en  guerre  devraient  vraiment  s'efforcer  aussi  de 
comprendre  notre  situation.  Notre  pays  lutte  contre 
des  forces  puissamment  supérieures.  D'un  autre 
côté,  nos  adversaires  ne  nous  ont  laissé  aucun 
doute  sur  le  sort  qui  nous  serait  réservé  s'ils  arri- 
vaient à  prendre  le  dessus.  Notre  but  de  guerre,  à 
nous,  par  contre,  nous  l'avons  indiqué  clairement 
dans  notre  déclaration  du  4  août. 

BELGIQUE  ENVAHIE  11 


102  l'internationale 


((  Pour  notre  peuple  et  pour  son  avenir  de  li- 
berté, une  victoire  du  despotisme  russe,  de  ce  des- 
potisme souillé  du  sang  de  Télite  de  ses  sujets, 
mettrait  beaucoup  en  jeu,  sinon  tout.  Il  nous 
faut  garantir  la  culture  et  l'indépendance  de  notre 
pays. 

((  C'est  pourquoi  nous  faisons  aujourd'hui  ce  que 
nous  avons  toujours  proclamé  :  A  l'heure  du  dan- 
ger, nous  n'' abandonnerons  pas  notre  patrie.  Nous 
nous  sentons  en  cela  d'accord  avec  l'Internationale, 
qui  a  toujours  reconnu  le  droit  de  tout  peuple  à 
l'indépendance  et  à  la  défense  de  cette  indépen- 
dance, de  même  que,  d'accord  avec  elle,  nous 
réprouvons  toute  guerre  de  conquête. 

La  Russie  despotique  était  notre  ennemie  :  la 
France  républicaine  et  l'Angleterre  démocratique 
s'étaient  jointes  à  elle.  La  terrible  lutte  commença. 
Notre  armée  réussit  à  préserver  de  l'invasion 
notre  pays  presque  tout  entier.  Notre  situation 
militaire  était  et  est  encore  la  meilleure.  C'est 
pourquoi  nous  nous  crûmes  autorisés  à  prononcer 
les  premiers  le  mot  de  paix,  sans  qu'il  pût  être 
interprété  comme  un  aveu  de  faiblesse.  Nous 
n'avons  pas  non  plus  laissé  le  moindre  doute  là* 
dessus  que  nous  nous  opposerions  de  toutes  nos 
forces  à  des  opinions  fantaisistes,  comme  le  député 
Paasche,  entre  autres,  en  a  exprimé  récemment. 

((  Nous  réclamons  que,  sitôt  notre  but  de  sécurité 
atteint  et  nos  ennemis  disposés  à  la  paix,  on  mette 


UN    ARTICLE    DE    SCHEIDEMANN  l63 

fin  à  la  guerre  par  une  paix  qui  rende  possible 
ramitié  avec  nos  voisins.  » 

Nous  ne  nous  sommes  pas  écartés  d'un  cheveu  de 
cette  déclaration.  Et  quelle  réponse  nous  fait-on? 

((  Je  suis  plein  de  colère  contre  les  camarades  du 
parti  qui  voudraient  conclure  la  paix.  Ah  non  !  Le 
crime  doit  être  suivi  de  Texpiation.  » 

Pour  conclure  la  paix,  il  faut  toujours  être  au 
moins  deux.  Tant  que  l'un  n'y  est  pas  décidé,  il 
faut  que  l'autre  tienne  jusqu'au  bout,  s'il  ne  veut 
pas  se  rendre  à  merci,  dans  l'espoir  d'un  traitement 
moins  rigoureux.  Bien  entendu,  il  ne  saurait  être 
question  de  cela  pour  l'Empire.  Il  faut  que  l'on  en 
ait  la  claire  conscience,  si  l'on  ne  veut  s'exposer 
aux  pires  illusions. 

Si  un  homme  existait,  capable  de  mettre  fin  à 
cette  terrible  guerre,  qui  n'amènerait  pas  immé- 
diatement la  paix,  il  serait  le  plus  grand  criminel 
que  le  monde  ait  jamais  vu.  Chaque  nouvelle  jour- 
née de  guerre  est  un  épouvantable  malheur  pour 
l'humanité.  Mais  cette  constatation  ne  nous  fait 
pas  faire  un  pas  de  plus  en  avant  dans  la  voie  de  la 
paix,  si  c'est  seulement  de  ce  côté-ci  de  la  frontière 
qu'on  la  formule. 

Je  sais  :  tout  le  monde,  en  Belgique,  ne  pense 
pas  comme  Vandervelde,  ni,  en  France,  comme 
Vaillant,  ni,  en  Angleterre,  comme  Hjndman. 
Mais  je  sais  aussi  pertinemment  ceci  :  tous  les  ca- 
marades, en  Allemagne,  sont  d'accord  pour  sou- 


i64 


haiter  que  la  sécurité,  qui  était  notre  but,  puisse 
être  considérée  comme  assurée.  Cela  nous  suffirait, 
à  nous  qui  n'avons  pas  voulu  la  guerre,  comme 
victoire,  puisque  nous  voulons,  comme  nous  l'avons 
déclaré  au  Reichstag,  une  paix  qui  rende  possible 
l'amitié  avec  nos  voisins  ! 

Existe-t-il,  pour  les  socialistes  des  pays  belligé- 
rants, une  possibilité  de  tendre  au  même  but,  avec 
des  points  de  départ  divers?  Je  le  crois  quand 
même.  Aucun  d'entre  nous  n'a  le  droit  de  réclamer 
à  l'autre  quelque  chose  qui  équivaudrait  à  sacrifier 
la  cause  de  son  propre  peuple.  Mais  il  nous  faut 
aussi  proclamer  que  nous  ne  sommes  là  que  pour 
défendre  notre  propre  peuple  et  non  pour  châtier 
d'autres  peuples  à  cause  de  crimes,  réels  ou  pré- 
tendus, de  leur  Gouvernement.  Nous  pouvons,  si  la 
volonté  en  existe  de  tous  les  côtés,  essayer  de 
créer,  petit  à  petit,  une  atmosphère  ^qui  rende  pos- 
sible la  fin  de  la  guerre,  sans  qu'un  vainqueur 
mette  le  pied  sur  la  nuque  du  vaincu.  Mais  si  la 
lutte  doit  être  conduite  implacablement  jusqu'au 
bout,  alors  c'est  notre  devoir,  à  nous  autres  social- 
démocrates  allemands,  d'empêcher  de  toutes  nos 
forces  que  ce  soit  notre  peuple  à  qui  on  mette  le 
pied  sur  la  nuque. 

Que  la  liberté  de  la  Belgique  soit^  pour  Vander- 
velde,  la  condition  sine  qua  non  pour  conclure  la 
paix,  nous  le  comprenons  tout  à  fait.  Mais  c'est  une 
chose  de  réclamer  la  liberté  pour  son  propre  peuple 


UN    ARTICLE    DE    SCHEIDEMANN  l65 


et  c'en  est  une  autre  de  prêcher  une  guerre  à  ou- 
trance, une  guerre  d'expiation. 

Guerre  jusqu'au  bout,  c'est  un  mot  terrible.  Per- 
sonne ne  peut  connaître  la  longueur  du  chemin  par 
lequel  ce  but  pourra  être  atteint,  mais  nous  savons 
tous  qu'il  sera  semé  de  cadavres  et  de  ruines  ! 
Peut-être  ce  but  sera-t-il  aussi,  si  les  passions  dé- 
chaînées le  reportent  toujours  plus  loin,  la  fin  de  la 
culture  européenne  !  Devons-nous,  nous  socialistes, 
envisager  avec  tranquillité  la  possibilité  que  tous 
les  peuples  d'Europe,  par  une  guerre  de  plusieurs 
années,  s'engloutissent  dans  la  misère  et  dans  la 
barbarie?  Non!  Au  lieu  de  réclamer  l'expiation, 
nous  devons  travailler  à  une  réconciliation,  afin 
qu'à  une  guerre  aussi  courte  que  possible  puisse 
succéder  une  paix  durable. 


LETTRE  OUVERTE 
AU  CITOYEN  SCHEIDEMANN 


M.  Emile  Vandervelde  répondit  comme  suit,  dans  VHuma- 
nité  du  i4  mai  igiS,  à  Tarticle  de  Scheidemann, 

Laissez-moi,  Scheidemann,  vous  répondre  direc- 
tement :  il  y  a,  à  l'heure  présente,  parmi  nos  cama- 
rades d'Allemagne,  des  divergences  de  vue  si  pro- 
fondes que  vous  répondre  ce  n'est  pas  répondre  à 
Haase,  à  Bernstein  ou  à  Liebknecht. 

Mais,  auparavant,  je  dois  relever  dans  votre 
article  du  Vorwârts  quelques  affirmations  de 
détail. 

Vous  dites,  d'abord,  que  si  j'avais  parlé  à  Paris, 
devant  des  ouvriers  socialistes,  la  contradiction,  et 
même  une  contradiction  violente,  n'eût  peut-être 
pas  manqué. 

Je  crois  rêver  en  lisant  de  telles  choses,  car  elles 
révèlent  que  vous  ne  vous  doutez  même  pas  de 
l'unanimité  formidable  qui  existe,  dans  le  proléta- 
riat français  comme  dans  le  prolétariat  belge, 
contre  les  auteurs  responsables  de  cette  affreuse 
guerre.  Demandez-le  à  Guesde,  à  Longuet,  le 
petit-fils  de  Marx,  si  vous  récusez  Sembat  ou  Vail- 


I 


LETTRE    OUVERTE    AU    CITOYEN    SGHEIDEMANN     167 


lant  I  Demandez-le,  chez  nous,  à  nos  amis  de  Tex- 
trême  gauche  :  à  de  Brouckère,  à  de  Man,  engagés 
volontaires  et  sous-officiers  de  l'armée  belge.  Peut- 
être,  au  surplus,  si  j'avais  parlé  devant  des  ouvriers 
socialistes,  eussé-je  rencontré  de  la  contradiction, 
voire  de  la  contradiction  violente  :  c'est  quand  je 
faisais  un  effort,  que  des  amis  ont  appelé  coura- 
geux, pour  distinguer  entre  le  peuple  allemand  et 
ceux  qui  le  gouvernent. 

Vous  vous  étonnez  ensuite  de  ce  que,  socialiste, 
pacifiste,  internationaliste,  je  sois  «  pour  la  guerre 
jusqu'au  bout  » . 

Ce  ne  sont  pas  les  expressions  dont  je  me  suis 
servi,  mais  si,  par  «  la  guerre  jusqu'au  bout  »,  on 
veut  entendre  la  guerre  jusqu'à  ce  que  Guillaume  II 
soit  vaincu,  comme  l'a  été  Napoléon  I",  ces 
expressions  rendent  fidèlement  ma  pensée.  Je  n'ai 
fait,  d'ailleurs,  en  parlant  ainsi,  que  répéter  ce 
qu'ont  dit,  dans  la  résolution  de  Londres,  tous  les 
socialistes  des  pays  alliés,  y  compris,  ne  l'oubliez 
pas,  Mac  Donald,  Keir  Hardie  et  les  autres  délé- 
gués de  l'Independent  Labour  Party. 

Mon  attitude,  néanmoins,  vous  fait  une  im- 
pression extrêmement  pénible,  «  parce  que  Van- 
dervelde  n'est  pas  seulement  un  membre  du 
Gouvernement  belge,  mais  le  président  du  Bureau 
socialiste  international  » . 

Croyez-vous  donc,  Scheidemann,  que  ce  titre  me 
condamne  à  rester  impassible?* 


i68 


Avec  Tappui  moral  de  votre  vote  en  faveur  des 
crédits  de  guerre,  les  armées  du  Kaiser  ont  violé, 
contre  tout  droit,  la  neutralité  belge,  envahi, 
dévasté,  martyrisé  mon  pauvre  pays.  Nos  Maisons 
du  Peuple  à  Tamines,  à  Auvelais,  à  Louvain,  ont 
été  brûlées.  Nos  députés,  nos  mandataires  commu- 
naux, comme  les  autres,  ont  été  pris  en  otages. 
Des  milliers  de  travailleurs,  chassés  de  leurs  foyers, 
ont  dû  prendre  le  chemin  de  Fexil.  Nos  soldats, 
empoisonnés  par  des  gaz  asphyxiants,  vomissent  le 
sang  et  meurent,  après  d'abominables  souffrances, 
dans  les  hôpitaux  des  Flandres.  Si  ma  femme  était 
rentrée  des  Etats-Unis  quinze  jours  plus  tard,  elle 
eût  péri,  traîtreusement  assassinée,  avec  le  Lusi- 
tania.  Tout  ce  que  j'aime  souffre.  Tout  ce  que  je 
déteste  s'efforce  de  nous  accabler,  et  quand  je  suis 
avec  ceux  qui  luttent,  avec  ceux  qui  peinent,  avec 
ceux  qui  meurent,  dans  cette  guerre  qui  est,  pour 
nous,  Belges,  de  votre  aveu  même,  une  guerre  de 
légitime  défense,  mon  attitude  vous  fait  une 
impression  pénible  ?  Que  dois-je  penser  de  la 
vôtre  ? 

Vous  voulez  bien,  au  surplus,  me  «  trouver 
certaines  excuses  »,  tâcher  même  de  vous  mettre  à 
ma  place. 

Il  y  a  des  mois  que  je  m'efforce  de  faire  la  même 
chose  pour  vous,  et  ceci  m'amène  à  l'objet  même  de 
notre  discussion. 

Si    divisée,    hélas  !    que    l'Internationale    s'est 


LETTRE    OUVERTE    AU    CITOYEN    SGHEIDEMANN     1 69 


montrée  elle-même,  je  suis,  ou  crois  être,  d'accord 
avec  vous  sur  trois  points  importants  : 

1°  En  Allemagne,  comme  en  France,  en  Angle- 
terre ou  en  Belgique,  les  socialistes,  unis  jusqu'au 
dernier  moment,  peuvent  se  rendre  ce  témoignage, 
qu'ils  ont  fait,  pour  le  maintien  de  la  paix,  leur 
devoir,  et  tout  leur  devoir; 

2°  Si  indiscutable  que  fût  pour  nous  le  caractère 
agressif  de  la  guerre,  préparée,  provoquée  et 
déclarée  par  l'Allemagne,  je  suis  obligé  de  croire 
que  les  socialistes  allemands,  ou  du  moins  la 
majorité  des  socialistes  allemands  —  car  Liebknecht 
a  eu  l'héroïsme  de  dire  le  contraire  —  pensent 
sincèrement  que  cette  guerre  est,  pour  eux,  une 
guerre  de  défense; 

3°  Enfin,  à  Vienne,  comme  à  Londres  —  dans 
leurs  conférences  récentes  —  les  socialistes  des 
pays  belligérants  se  sont  déclarés  d'accord,  tout 
au  moins  en  principe,  sur  les  conditions  de  la  paix. 
Ils  réprouvent  toute  guerre  de  conquête.  Ils  se 
refusent  à  créer  de  nouveaux  irrédentismes.  Ils 
proclament  le  droit  des  pays  de  disposer  d'eux- 
mêmes.  Et,  concrétant  votre  pensée,  vous  voulez 
bien  admettre,  Scheidemann,  que  «  pour  Vander- 
velde,  la  liberté  de  la  Belgique  soit  la  condition 
sine  qiia  non  de  \b.  i^Sdx  )^ . 

Mais  alors,  me  dira-t-on  peut-être,  pourquoi 
prêchez-vous  «  la  guerre  jusqu'au  bout  »  ?  Pourquoi 
repoussez-vous    les    avances    de    vos    camarades 


I  70  L  INTERNATIONALE 

d'Allemagne,  pourquoi  ne  voulez-vous  pas  «  tra- 
vailler avec  eux  à  une  réconciliation,  afin  qu'à  une 
guerre  aussi  courte  que  possible  puisse  succéder 
une  paix  durable  »  ? 

Pourquoi  ? 

Parce  que  ce  n'est  pas  à  la  socialdémocratie 
que  nous  avons  affaire,  mais  au  Kaiser  et  à  ses 
armées. 

Oh  I  je  n'en  doute  pas,  je  n'en  veux  pas  douter, 
s'il  ne  s'agissait  que  de  nous  entendre  avec  vous, 
socialistes  allemands,  cette  entente,  malgré  nos 
griefs,  ne  serait  pas  impossible. 

Mais  qui  ne  voit  que,  si  la  paix  devait  se  faire  à 
l'heure  actuelle,  ce  ne  seraient  pas  les  socialistes 
d'Allemagne  ou  d'Autriche  qui  en  fixeraient  les 
conditions? 

Aussi  longtemps  que  la  Belgique  et  la  Pologne 
seront  occupées,  que  la  France  sera  envahie,  que  le 
césarisme  allemand  ne  sera  pas  mis  dans  l'impos- 
sibilité de  nuire,  la  paix  serait,  suivant  le  mot  de 
Guesde,  la  plus  dangereuse  des  trêves  et,  j'ajoute, 
la  plus  criante  des  injustices. 

Il  y  a  quelque  temps,  des  pacifistes  américains 
demandèrent  à  l'un  des  hommes  les  plus  respectés 
des  Etats-Unis,  à  l'ancien  président  de  l'Université 
d'Harvard,  à  Charles  W.  Eliot,  de  prier  avec  eux 
pour  la  paix.  Eliot  leur  répondit  : 

«  Je  ne  saurais  concevoir  une  pire  catastrophe 
pour  l'humanité  que  la  paix  en  Europe,  à  l'heure 


LETTRE    OUVERTE    AU    CITOYEN    SCHEIDEMANN     I7I 


présente.  Ceux  qui  prient  pour  cela  assument  une 
lourde  responsabilité.  Si  la  paix  était  faite  aujour- 
d'hui, TAllemagne  serait  en  possession  de  la  Bel- 
gique, et  le  militarisme  agressif  serait  victorieux. 
Ce  serait  le  triomphe  de  ceux  qui  ont  commis  le 
plus  grand  crime  qu'une  nation  puisse  commettre  : 
la  violation  de  la  foi  des  traités  et  de  la  sainteté 
des  contrats.  » 

Voilà  ce  que  pensent,  Scheidemann,  des  juges 
impartiaux,  qui  aiment  la  paix,  mais  qui  ne  veulent 
pas  la  paix  sans  la  justice. 

Gomment  pourrions-nous  penser  autrement, 
nous,  les  victimes  ? 

Nous  avons  été  injustement  attaqués.  Nous  nous 
battons,  désespérément,  pour  notre  liberté  et  notre 
existence  nationale.  Ce  n'esta  pas  que  notre  droit, 
c'est  notre  devoir,  et  un  devoir  sacré.  Nous  le 
remplirons  «  jusqu'au  bout  ». 

Peut-être,  Scheidemann,  vous  reverrai-je  un  jour, 
au  siège  de  l'Internationale,  dans  notre  Maison  du 
Peuple,  où  Haase  et  Jaurès  signèrent  ensemble 
notre  appel  suprême  en  faveur  de  la  paix.  Mais  il 
faudra  pour  cela  que  vos  soldats  ne  nous  en  inter- 
disent plus  l'accès,  que  la  Belgique  soit  libre,  que 
réparation  lui  soit  accordée  et  que,  par  la  coalition 
de  toutes  les  forces  de  l'Europe,  le  césarisme 
germanique  soit  vaincu  ! 


REPONSE  A  SCHEIDEMANN 


Je  ne  me  propose  pas  de  répondre  longuement 
à  la  réplique  de  Scheidemann.  Un  fait  nouveau 
s'est  produit  depuis  que  sa  lettre  m'est  parvenue  : 
Bernstein,  Haase  et  Kautsky  lui  ont,  en  somme, 
répondu  pour  moi. 

Ce  qui  nous  divise,  en  fait,  ce  n'est  pas  la  ques- 
tion de  savoir  si,  du  point  de  vue  socialiste  alle- 
mand, les  départements  du  nord  de  la  France  doi- 
vent être  évacués,  ou  si  la  Belgique  doit  être  déli- 
vrée. Scheidemann,  à  cet  égard,  se  rencontre  avec 
nous,  et  les  socialistes  allemands  de  la  majorité 
avec  ceux  de  la  minorité. 

Mais  de  plus  en  plus,  il  apparaît  que  dans  les 
sphères  dirigeantes  on  pense  autrement,  que  l'on 
poursuit  une  politique  de  conquête,  que  l'on  fait 
ce  rêve  monstrueux  de  mutiler  la  France,  de  sup- 
primer la  Belgique. 

Or,  malgré  cela,  Scheidemann  et  ses  amis  conti- 
nuent à  se  déclarer  solidaires  du  kaiserisme  ;  ils 
s'efforcent  de  faire  passer  les  agresseurs  pour  des 
victimes  ;  ils  s'obstinent,  contre  toute  évidence,  à 
prétendre   que  cette  guerre  de  conquête,  longue- 


RÉPONSE    A    SCHEIDEMANN  î']'6 


lent  et  savamment  préparée,  est  une  guerre  de 
léfense  nationale. 

Je  veux  lui  opposer  simplement  le  témoignage 
le  ses  propres  paroles,  de  trois  des  hommes  les 
dus  hautement  estimés  de  son  parti. 
Dans  leur  manifeste  que  la  censure  n'a  pas  empê- 
lé  de  retentir  à  travers  toute  l'Europe,  Haase, 
[autsky  et  Bernstein  rappellent  le  langage  annexion- 
liste  tenu  par  les  dirigeants  de  rAllemagne  ;  puis 
Is  continuent  : 

«  En  face  de  toutes  ces  manifestations,  la  social- 
lémocratie  allemande  est  obligée  de  se  demander 
ses  principes  et  les  devoirs  qui  lui  incombent,  du 
lit  qu'elle  est  la  gardienne  des  intérêts  matériels 
et  moraux  de  la  classe  ouvrière  allemande,  lui 
permettent  de  rester  plus  longtemps  dans  la  ques- 
tion de  la  continuation  de  la  guerre,  à  côté  de  ceux 
dont  les  intentions  se  trouvent  en  contradiction 
la  plus  violente  avec  les  phrases  contenues  dans  la 
déclaration  faite  par  notre  fraction,  au  Reichstag, 
le  4  août  1914?  et  qui  disait  que,  d'accord  avec 
l'Internationale,  elle  condamnait  toute  guerre  de 
conquête  ! 

((  Cette  phrase  deviendrait  un  mensonge  si  la  so- 
cialdémocratie  allemande,  en  face  des  déclarations 
qui  viennent  des  sphères  régnantes,  se  contentait 
d'exprimer  des  a  vœux  académiques  »  en  faveur  de 
la  paix. 


1 74  l'internationale 

«  Les  intentions  de  conquête  étant  dévoilées  de- 
vant le  monde  entier,  la  socialdémocratie  a  la  liberté 
entière  de  se  tenir  de  la  façon  la  plus  énergique  à 
son  point  de  vue  de  principe,  et  la  situation 
actuelle  fait  de  cette  liberté  un  devoir  !  » 

A  ces  nobles  et  fortes  paroles,  je  n'ajoute  rien,  je 
ne  veux  rien  ajouter. 

Pendant  de  longs  mois,  nous  nous  sommes 
demandé  avec  angoisse  si,  dans  la  socialdémo- 
cratie allemande,  il  n'y  avait  qu'un  seul  juste,  si 
Liebknecht  et  ses  compagnons  n'étaient  que  des 
isolés  ? 

Nous  sommes  aujourd'hui  libérés  de  ce  doute  et, 
dans  cette  catastrophe  sanglante,  où  tant  d'idéaux 
ont  sombré,  ce  nous  est  une  consolation  indicible 
d'entendre  de  nouveau,  malgré  le  tonnerre  des 
canons,  des  voies  amies  répondre  à  la  nôtre  ! 

Que  de  fois,  depuis  tantôt  un  an,  j'ai  entendu 
dire,  par  mes  propres  amis,  que  l'Internationale 
était  morte,  morte  à  cinquante  ans,  morte  à  l'âge 
de  la  moisson.  Ils  se  trompaient.  L'Internationale 
ne  pouvait  être  morte.  Elle  a  pu  dormir,  elle  a  pu 
fléchir,  elle  a  pu  faillir  :  mais  mourir,  jamais  ! 


UN  ARTICLE  DU  VOLK  D'AMSTERDAM 


Une  action  commune  pour  la  paix  est-elle  possible? 

A  propos  de  la  lettre  ouverte  de  Scheidemann  le 
Volk  d'Amsterdam  (numéro'du  25  mai)  fait  inter- 
venir au  débat  un  autre  socialiste  allemand,  «  qui, 
depuis  quelques  mois,  n'épargne  aucun  effort  pour 
assurer  en  faveur  de  la  paix  la  coopération  interna- 
tionale » . 

Ce  camarade  a  d'autres  vues  que  Scheidemann.  Il 
se  déclare  d'accord  avec  nous  quant  au  but  :  la 
libération  de  la  Belgique,  la  mise  en  échec  de  toute 
politique  de  conquête,  la  lutte  contre  le  milita- 
risme. 11  incline  même  à  admettre  que  je  n'ai  pas 
tort  de  penser  —  en  le  déplorant  —  que  malgré  ses 
quatre  millions  d'électeurs,  la  socialdémocratie  n'a 
que  peu  d'influence  sur  la  politique  gouvernemen- 
tale allemande.  Mais  il  ajoute  : 

«  Cette  influence  augmenterait  d'une  façon  consi- 
dérable dès  l'instant  où  les  socialistes  de  tous  les 
pays  de  l'Entente  se  déclareraient  prêts  à  faire  front 
avec  les  socialistes  allemands  et  autrichiens  contre 
tous  ceux  qui  poursuivent  un  but  de  guerre  incon- 
ciliable avec  les  principes  de  l'Internationale. 


1 76  l/lNTERNAÏIONALE 

((  Nous  sommes  en  effet  tous  d'accord,  sans  dis- 
tinction, dans  notre  opposition  à  toute  politique  de 
conquête.  Ne  pouvons-nous  pas  nous  rencontrer 
sur  cette  base  et  échanger  nos  idées  sur  la  possibi- 
lité de  mettre  fin  à  cette  guerre  sans  faire  verser 
plus  de  sang  ?  » 

On  nous  propose  donc  une  rencontre,  un  échange 
de  vues  et,  comme  suite  à  cette  échange  de  vues, 
une  action  concertée  contre  tous  ceux  qui  poursui- 
vent une  politique  de  conquête. 

Mais  comment  ceux  qui  parlent  ainsi  ne  voient-ils 
pas  que,  dans  les  conditions  actuelles,  cette  ren- 
contre, cet  échange  de  vues,  cette  action  concertée, 
sont  une  impossibilité  morale  ? 

Si,  après  ce  qui  s'est  passé,  les  socialistes  belges 
et  français  acceptaient  de  se  rencontrer,  d'échanger 
des  vues,  de  se  concerter  avec  ceux  qui  ont  voté 
en  Allemagne  les  crédits  de  guerre,  qui  ont  donné 
un  blanc-seing  au  Gouvernement  impérial,  qui  ont 
accordé  aux  bourreaux  de  la  Belgique  la  complicité 
de  leur  silence,  ils  trahiraient  simplement  la  cause 
pour  laquelle  tant  de  braves  sont  morts. 

Que  nos  camarades  du  Volk  et  tous  ceux  qui, 
dans  les  pays  neutres  ou  ailleurs,  partagent  leurs 
vues,  ne  nous  en  veuillent  pas  de  leur  dire,  une 
fois  de  plus  : 

Aussi  longtemps  qu'il  restera  un  soldat  allemand 
sur  les  territoires  de  la  Belgique  violée  et  de  la 
France  envahie,  quand  on  viendra  nous  parler 


UN  ARTICLE  DU  ((  VOLK  ))  D  AMSTERDAM    I77 

(Tune  action  commune  en  vue  de  la  paix,  nous  nous 
boucherons  les  oreilles. 

Nous  voulons  d'abord  vivre  comme  nations  et 
d'une  vie  qui  vaille  la  peine  d'être  vécue.  Quand 
ce  résultat  sera  acquis,  et  seulement  alors,  une 
action  commune  deviendra  possible  avec  ceux  qui, 
comme  nous,  veulent  la  paix,  non  pas  une  paix  hâ- 
tive et  précaire,  mais  une  paix  durable,  parce  que 
fondée  sur  un  principe.  Il  n'est  plus  possible,  en 
effet,  de  limiter  le  problème  à  la  Belgique  et  aux 
départements  du  nord  de  la  France. 

L'Italie  est  intervenue.  Les  peuples  balkaniques 
interviendront  peut-être  demain.  Par  le  fait  de  nos 
agresseurs,  la  question  des  nationalités  se  trouve 
aujourd'hui  posée,  depuis  les  Vosges  jusqu'aux 
Dardanelles.  Dans  ces  conditions,  le  retour  au  sta- 
tu quo  ante  bellum  est  impossible.  On  ne  peut  pas 
ne  pas  se  demander  ce  qui  adviendra  de  la  Pologne, 
de  r Alsace-Lorraine,  et  aussi  des  populations  rou- 
maines, serbes,  italiennes,  bulgares  ou  grecques 
encore  soumises  aux  Habsbourg  ou  aux  grands 
seigneurs.  Pour  résoudre  ces  questions,  la  diplo- 
matie occulte  des  gouvernements  a,  de  part  et 
d'autre,  nous  ne  le  savons  que  trop,  des  solutions 
toutes  prêtes. 

Mais  en  est-il  de  même  des  socialistes  ? 

Ceux  des  pays  alliés  se  sont  expliqués  sur  tous 
ces  points  à  la  Conférence  de  Londres.  Ils  ont  reven- 
diqué pour  la  Pologne,  pour  l' Alsace-Lorraine,  pour 

BELGIQUE   ENVAHIE  12 


1 78  l'internationale 


toutes  les  nationalités  soumises  par  la  force,  le  droit 
de  disposer  d'elles-mêmes.  Ils  ont,  d'autre  part,  au 
grand  dam  de  certains  de  leurs  compatriotes, 
affirmé  notamment  qu'ils  ne  faisaient  pas  la  guerre 
au  peuple  allemand,  mais  au  militarisme  allemand, 
et  que,  par  avance,  ils  protestaient  contre  toute 
annexion  de  territoire  habité  par  des  populations 
allemandes. 

Il  serait  intéressant  de  savoir  si,  sur  ces  diverses 
questions,  les  socialistes  ou  des  socialistes  alle- 
mands et  autrichiens  adoptaient  les  mêmes  principes 
et  surtout  les  conséquences  logiques,  les  appli- 
cations pratiques  de  ces  principes. 

De  deux  choses  l'une,  en  effet  :  ou  bien  ils  ont 
un  désaccord  avec  nous,  ils  abandonnent  des  prin- 
cipes qui  ont  toujours  été,  jusqu'à  présent,  les 
principes  de  l'Internationale.  Ils  prétendent  main- 
tenir, au  profit  des  monarchies  centrales,  un  régime 
de  statu  quo  évidemment  contraire  aux  droits  des 
nationalités  et,  dans  ce  cas,  leur  répudiation  du 
droit  de  conquête,  du  droit  de  la  force,  n'est  qu'une 
formule  vaine;  ou  bien,  au  contraire,  ils  se  ren- 
contrent avec  nous,  ils  veulent  que  dans  l'Europe 
de  demain  il  n'y  ait  plus  d'irrédentisme,  et  alors 
par  le  fait  même,  ils  ne  peuvent  plus  être  dans  le 
camp  des  Hohenzollern,  des  Habsbourg  et  du 
Grand  Turc. 

Or,  à  l'heure  actuelle,  on  doit  être  avec  eux  ou 
contre  eux.  Si,  pour  le  malheur  du  monde,  le  césa- 


UN  ARTICLE  DU  ((  VOLK  »  D  AMSTERDAM 


179 


risme  germanique  devait  triompher,  c'en  serait  fait 
pour  longtemps  de  la  liberté  et  de  la  démocratie. 
Que  les  Alliés  l'emportent,  au  contraire,  et  malgré 
le  tsarisme,  malgré  les  jingoes  et  les  chauvins,  il 
y  a  dans  la  Quadruple  Entente  assez  d'éléments 
libéraux,  dans  l'Europe  et  le  monde  assez  de  force 
démocratique  et  socialiste  pour  que  la  paix  de 
demain  soit  assurée  par  la  consécration  du  droit 
des  nationalités  et  par  la  mise  hors  d'état  de  nuire 
des  auteurs  responsables  de  cette  guerre,  de  ce 
qu'un  manifeste  socialiste  allemand  appelle,  hier 
encore,  les  pires  ennemis  de  l'Allemagne  :  ses  enne- 
mis de  rintérieur. 

Dans  sa  réponse  que  je  n'ai  pas  lue,  mais  dont 
j'ai  vu  un  extrait,  Scheidemann  a  cru  m'embarrasser 
en  me  posant  cette  question  :  «  Croyez- vous  qu'en 
cas  de  victoire,  votre  allié,  le  Tsar,  se  prêterait 
à  l'établissement  de  la  république  en  Allemagne  ?  » 

Je  ne  le  crois  pas,  Scheidemann.  Je  ne  suis  même 
pas  sûr,  ne  vous  en  déplaise,  que  l'Allemagne,  votre 
Allemagne,  soit  mûre  pour  la  république.  Mais 
je  crois  que,  le  Kaiser  vaincu,  lors  même  que  l'on 
traiterait  avec  lui,  lors  même  qu'il  conserverait  sa 
couronne,  serait  à  tel  point  apaisé  par  la  défaite 
que  l'Allemagne,  par  son  propre  effort,  serait  à 
même  d'en  finir  avec  le  pouvoir  personnel. 

En  d'autres  termes,  et  pour  achever  de  répondre 
au  socialiste  cité  par  le  Volk^  j'admets  avec  lui 
que  la  lutte  contre  le  césarisme  est,  pour  le  peuple 


1 8o  l'internationale 


allemand,  une  question  de  politique  intérieure. 
Mais  c'est  une  loi  de  l'histoire  —  que  l'on  songe  à 
Mukden,  à  Sedan  ou  à  Waterloo  —  qu'en  général, 
le  césarisme  n'est  vaincu  par  le  dedans  qu'après 
avoir  été  défait  par  le  dehors. 

Aussi,  j'ose  le  dire  parce  que  c'est  ma  conviction 
sincère  et  profonde,  si  tous  les  peuples  ont  un 
intérêt  vital  à  la  défaite  de  l'Allemagne,  de  l'Alle- 
magne militariste  et  impérialiste,  celui  qui  y  a  le 
plus  d'intérêt,  c'est  l'Allemagne  elle-même. 


UN  MOT  A  SCHEIDEMÂNN  <■' 


li 

^■Scheidemann  a  publié  récemment  une  brochure 

^^mis  ce  titre  :  «  Vive  la  Paix  !  » 

HpA  Fentendre,  les  socialistes  allemands  n'auraient 

Wnicune  responsabilité  dans  la  prolongation  de  la 
guerre.  Ils  y  feraient  sur-le-champ  l'opposition  la 
plus  résolue,  si  cette  guerre  devait  être  continuée 
pour  faire  des  conquêtes.  S'ils  se  résignent  à  voter 
les  crédits  de  guerre,  c'est  uniquement  dans  un 
but  de  défense  ;  c'est  parce  que  les  Alliés  gardent 
la  conviction  de  réduire  militairement  l'Allemagne 
ou  de  l'étrangler  économiquement. 

Je  ne  me  propose  pas  de  répondre,  une  fois  de 
plus,  à  de  telles  affirmations.  La  cause  est  enten- 
due. Après  le  dernier  discours  du  chancelier  Beth- 
mann-HoUweg  réclamant,  en  termes  formels,  des 
extensions  territoriales  à  l'est  et  à  l'ouest,  on  doit 
se  demander  comment  des  sociaUstes  peuvent  sou- 
tenir encore  que  le  Kaiser  n'a  pas  entrepris  une 
guerre  de  conquête  ?  Mais  il  n'est  pires  sourds  que 
ceux  qui  ne  veulent  pas  entendre,  et  je  désespère 
de  convaincre  Philippe  Scheidemann. 


(i)  Humanité,  4  juin  1916. 


l82 


Je  désire  seulement  relever  un  passage  de  sa 
brochure,  qui  me  vise  personnellement. 

«  Bruxelles,  dit-il,  était  le  siège  du  B.  S.  I. 
Le  président  de  Tlnternationale,  c'est-à-dire  celui 
qui  détenait  le  poste  de  confiance  le  plus  élevé 
que  le  prolétariat  peut  accorder,  est  le  camarade 
Vandervelde.  Mais,  depuis  le  début  de  la  guerre, 
Vandervelde  n'est  pas  seulement  président  de  l'In- 
ternationale prolétarienne;  il  est  aussi  ministre 
d'État  du  roi  des  Belges.  Jamais  un  camarade  eût-il 
cru  possible  que  le  président  de  l'Internationale  fût 
en  même  temps  ministre  d'État  royal  ?  » 

Gela  paraissait  impossible,  en  effet,  camarade 
Scheidemann  ;  mais  il  y  a  bien  d'autres  choses  qui 
paraissaient  impossibles  et  qui  se  sont,  hélas  I  réali- 
sées. 

Qui  eût  cru,  par  exemple,  que  jamais  la  social- 
démocratie,  dans  sa  majorité,  appuierait  le  gouver- 
nement du  Kaiser  ;  qu'elle  voterait  des  crédits  pour 
attaquer  la  France  ;  qu'elle  entendrait  sans  un  mot 
de  protestation  le  chancelier  faire  l'aveu  que,  contre 
toute  foi  et  tout  droit,  il  avait  violé  la  neutralité 
belge?  Qui  eût  cru,  encore,  que  Louvain  serait 
brûlé,  Dinant  mis  à  sac,  des  milliers  de  civils  inof- 
fensifs fusillés,  sans  que  les  socialistes  de  la  majo- 
rité songeassent  à  protester  ou,  simplement,  à  faire 
une  enquête  sur  place  ? 

A  l'heure  d'angoisse  où  l'Allemagne  militaire  se 
ruait  sur  nous,  nous  n'avons  pas   trouvé  l'Aile- 


UN   MOT   A    SCHEIDEMANN  l83 

magne  socialiste,  sinon  dans  les  rangs  de  nos  enne- 
mis, dans  les  rangs  de  ceux  qui  envahissaient  notre 
territoire  Et,  dès  lors,  nous  pouvions  faire,  nous 
devions  faire  ce  que  nous  avons  fait,  user  de  notre 
droit  de  légitime  défense ,  porter  au  maximum, 
par  l'union  de  tous,  notre  résistance  nationale. 

Mais  Scheidemann  a  contre  moi  personnellement 
un  autre  grief. 

D'après  un  compte  rendu  de  V Indépendance 
belge  du  3i  janvier,  j'aurais  dit  dans  des  réunions 
en  Suisse  : 

«  Les  socialistes  allemands  croient  qu'après  la 
guerre  ils  pourront  reprendre  avec  nous  les  rela- 
tions interrompues.  Croient-ils  donc  que  nous  sai- 
sirons la  main  qu'ils  nous  tendent,  alors  que  leur 
autre  main  est  teinte  du  sang  des  Belges  et  des 
Français  ?  » 

Je  saisis  cette  occasion  pour  rétablir  le  texte 
exact  de  ce  passage  de  mes  discours  en  Suisse,  que 
l'on  pourrait  retrouver  d'ailleurs  dans  le  journal 
socialiste  de  La  Ghaux-de-Fonds,  La  Sentinelle  : 

((  Les  socialistes  allemands  de  la  majorité  nous 
proposent  de  reprendre  avec  nous  les  relations 
interrompues.  Croient-ils  donc  que  nous  saisirons 
la  main  qu'ils  nous  tendent,  alors  que  leur  autre 
main  est  dans  celle  du  Kaiser,  teinte  du  sang  des 
Belges  et  des  Français  ?  » 

Il  est  inutile  d'insister  sur  la  différence  entre  les 
textes  que  je  viens  de  reproduire. 


1 84  l'internati  onale 


Je  ne  reproche  certes  pas  à  Scheidemann  d'avoir 
cité  V Indépendance  plutôt  que  la  Sentinelle,  Rien 
n'est  plus  difficile  que  de  se  documenter  exacte- 
ment en  temps  de  guerre.  J'ai  voulu  simplement 
qu'il  sache  ce  que  j'ai  réellement  dit,  et  j'ajoute 
qu'en  le  disant  j'ai  conscience  d'avoir  exprimé  le 
sentiment  de  l'immense  majorité  des  socialistes 
belges. 

Il  y  a  quelques  jours  encore,  des  camarades 
autorisés  m'écrivaient  de  Belgique  : 

La  classe  ouvrière  belge  est  décidée  à  passer 
par  toutes  les  misères,  à  supporter  toutes  les  souj- 
frances  pour  ne  pas  avoir  une  paix  allemande  qui 
ne  soit  pas  une  paix  durable  et  définitive.  Il  ne  faut 
pas  s'imaginer  que  Von  doit  se  hâter  pour  nous. 
Nous  ne  demandons  pas  la  paix. 

La  réunion  des  socialistes  des  pays  neutres 
échappe  à  notre  compétence.  Mais  nous  disons  à 
ceux  qui  veulent  bien  s'occuper  de  nous  de  ne  pas 
se  laisser  influencer  par  Vidée  que  nous  désirerions 
la  paix.  Comme  on  pourrait  faire  sonner  cette 
cloche,  nous  faisons  cette  déclaration  afin  de  pré- 
venir les  effets  désastreux  que  V  argument  pourrait 
avoir. 

Voilà  ce  que  pensent  des  hommes  qui  ont  souf- 
fert et  qui  souffrent  encore,  plus  que  personne,  de 
la  prolongation  des  hostilités. 

Ils  sont  internationalistes  dans  l'âme.  Ils  ont, 
comme  nous  avons  tous,  horreur  de  la  guerre.  Ils 


UN   MOT    A    SGHEroEMANN  l85 

endurent,  depuis  vingt  et  un  mois,  tout  ce  qu'un 
peuple  peut  endurer,  mais  ils  sont  prêts  à  endurer 
plus  encore,  pour  reconquérir  ce  bien  inestimable  : 
la  liberté. 

Pourrions-nous,  dans  ces  conditions,  alors  que 
les  armées  allemandes  sont  campées  chez  nous, 
organiser  des  palabres  pacifistes  avec  ceux  qui, 
dans  leurs  votes,  ont  approuvé  l'invasion  et  sanc- 
tionné l'occupation  armée  de  notre  pays  ? 

C'est  moralement  impossible.  Scheidemann  et 
ses  amis  devraient  le  comprendre  et  ne  pas  insister. 

Emile  Vandervelde. 


L'INTERNATIONALE  ET  LA  VICTOIRE 
DES  ALLIÉS  (') 


Citoyennes  et  Citoyens 


L'accueil  que  vous  faites  aux  paroles  de  bien- 
venue de  mon  ami  Longuet  me  touche,  je  n'ai  pas 
besoin  de  le  dire,  mais  ne  laisse  pas  de  m'étonner; 
j'ai  lu,  en  effet,  il  y  a  quelques  jours,  dans  le 
Vorwàrts,  un  article  de  Scheidemann  consacré  à 
la  conférence  que  j'ai  faite  récemment  à  Paris 
devant  un  public  bourgeois,  dans  lequel  l'ancien 
vice-président  du  Reichstag  disait  que,  si  j'allais  à 
Paris,  devant  un  auditoire  ouvrier,  prêcher  la  guerre 
«  jusqu'au  bout  »,  et  ce  bout  c'est  la  défaite  totale 
du  militarisme  allemand,  je  m'exposerais  à  des 
contradictions  violentes. 

Je  suis  aujourd'hui  devant  des  ouvriers  et  ce  que 
je  disais  hier,  je  le  répète  :  je  suis  de  toutes  les 
forces  de  mon  âme  un  socialiste,  un  pacifiste,  un 
internationaliste,  et  si  je  vous  apporte,  non  pas  la 
paix,  mais  l'épée,  ce  n'est  pas  quoique,  mais  parce 
que  socialiste,  pacifiste  et  internationaliste  ! 


(i)  Discours  prononcé  à  Gentilly,  le  2  juin  igiB. 


l'internationale  et  la  victoire  des  alliés  187 

J'aborde  cette  tribune  avec  une  double  et  angois- 
sante préoccupation.  D'une  part,  j'ai  l'ardent  désir 
de  saluer  bientôt  la  libération  de  notre  territoire  et 
du  vôtre,  —  et  vous  me  croirez  quand  je  dis  que  je 
souhaite  avec  autant  d'ardeur  la  libération  de  la 
France  que  la  libération  de  la  Belgique  et,  d'autre 
part,  je  ne  désespère  pas,  bien  au  contraire,  de  voir 
bientôt  se  réorganiser  cette  Internationale  ouvrière 
et  socialiste,  qui  a  été  notre  grande  espérance 
hier  et  qui  reste  notre  grande  espérance  pour  de- 
main. 

J'entends  dire  parfois  que  l'Internationale  est 
morte.  Non,  elle  n'est  pas  morte.  Mais  elle  a  subi 
une  grave  défaite,  elle  est  divisée  contre  elle-même, 
elle  est  menacée  de  désorganisation  complète,  si  la 
socialdémocratie  allemande  ne  se  ressaisit  pas. 

L'Internationale  est  vivante,  mais  elle  traverse 
une  épreuve  redoutable.  Et  cependant,  malgré  tout 
ce  qui  nous  divise,  malgré  ce  qui  a  mis  entre  nous 
une  barricade  formidable,  je  constate  que,  dans 
l'Europe  entière,  il  est  certains  points  essentiels  sur 
lesquels,  malgré  tout,  tous  les  socialistes  ont  été 
ou  sont  d'accord. 

Et  d'abord,  nous  sommes  restés  unis  jusqu'au 
dernier  moment  pour  lutter  contre  la  guerre,  pour 
faire  un  effort  suprême  en  faveur  de  la  paix.  Je 
croirais  manquer  à  un  devoir  de  justice  si  je  ne 
rendais  pas  aux  socialistes  allemands  cet  hommage 
que,  pour  la  défense  de  la  paix,  comme  vous  et 


i88  l'internationale 

comme  nous,  ils  ont  —  avant  la  catastrophe  —  fait 
leur  devoir,  tout  leur  devoir. 

Une  seconde  constatation  est  celle-ci  :  ce  qui 
crée  entre  les  travailleurs  européens  un  malentendu 
tragique  c'est  que,  dans  les  deux  camps,  on  croit 
faire  une  guerre  de  défense,  une  guerre  de  défense 
nationale. 

Enfin,  et  c'est  ma  troisième  constatation  :  si  nous 
nous  battons  aujourd'hui  les  uns  oontre  les  autres, 
les  socialistes  de  tous  les  pays  sont  d'accord,  du 
moins  en  principe,  sur  les  conditions  de  la  paix,  car 
tous,  que  ce  soit  à  la  Conférence  de  Londres  ou  à 
la  Conférence  de  Vienne,  ils  se  rencontrent  pour 
dire  qu'il  n'y  a  pas  lieu  de  procéder  à  des  annexions 
de  territoire  contre  la  volonté  des  populations. 

Je  disais,  tout  d'abord,  que  nous  avons  été  unis 
pour  faire  un  effort  suprême  en  faveur  de  la  paix  et, 
au  moment  où  je  vous  parle,  je  songe  avec  émotion 
à  cette  dernière  séance  du  Bureau  socialiste  inter- 
national, à  la  Maison  du  Peuple  de  Bruxelles,  où, 
tous  ensemble,  nous  rédigions  le  manifeste  en 
faveur  de  la  paix. 

Je  vois  encore  assis  à  la  même  table,  à  côté 
de  l'Autrichien  Adler,  de  l'Anglais  Keir  Hardie, 
des  délégués  des  pays  neutres,  Haase,  le  président 
de  la  fraction  socialiste  du  Reichstag,  le  bras  fra- 
ternellement passé  autour  du  cou  de  Jaurès  et 
signant  avec  lui  ce  manifeste  que  certains  ont  consi- 
déré comme  le  testament  de  l'Internationale  ouvrière 


l'internationale  et  la  victoire  des  alliés  189 


et  socialiste,  car,  dès  le  lendemain,  Jaurès  était 
assassiné  et  Haase  subissait  un  sort  plus  tragique 
encore  :  contre  le  vœu  de  sa  conscience,  il  se 
condamnait,  au  nom  de  la  discipline  de  parti,  à  jus- 
tifier le  vote  des  socialistes  en  faveur  des  crédits  de 
la  guerre. 

Ah!  je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  refusent  aux 
socialistes  allemands  les  circonstances  atténuantes. 
Je  sais  à  quels  durs  combats  ils  ont  été  livrés  durant 
ces  dernières  heures  qui  ont  précédé  la  guerre,  j'ai 
lu  leurs  explications,  j'ai  loyalement  reconnu 
combien  leur  situation  était  difficile.  Mais  au  mo- 
ment où  la  France  allait  être  envahie,  au  moment 
où  la  neutralité  belge  était  violée,  ils  avaient  un 
devoir  qui  dominait  tous  les  autres,  et  ce  devoir,  ils 
ne  Font  pas  accompli  î 

Je  disais  ensuite  que  nous  étions  d'accord  avec 
eux  sur  les  conditions  de  la  paix.  En  principe,  tout 
au  moins,  car  je  crois  bien  que  nous  verrions  naî- 
tre les  difficultés,  le  jour  où  nous  passerions  à 
l'application. 

Mais  en  ce  qui  concerne  la  Belgique,  tout  au 
moins  les  socialistes  allemands  sont  unanimes 
à  le  dire  :  ils  ne  veulent  pas  son  annexion;  ils  se 
déclarent  d'accord  avec  nous  pour  réclamer  notre 
délivrance.  Et  peut-être  se  trouve-t-il  parmi  vous 
des  âmes  naïves  pour  se  poser  cette  question  : 
pourquoi,  dès  lors,  ne  vous  entendriez-vous  pas  ? 
pourquoi  ne  vous  réconcilieriez-vous  pas  sur  les 


igo 


bases  du  statu  quo  et  de  la  libération  de  la  Bel- 
gique ? 

A  ceux  qui  pourraient  penser  ainsi,  je  réponds 
que  même  si  Taccord  entre  nous  était  possible,  non 
seulement  quant  aux  principes,  mais  quant  à  Tap- 
plication,  ce  n'est  pas  avec  Scheidemann  ou  même 
avec  Sudekum  que  nous  aurions  à  traiter;  nous 
aurions  devant  nous  le  Gouvernement  impérial  alle- 
mand, le  césarisme  germanique,  la  féodalité  mili- 
taire qui  a  déchaîné  sur  l'Europe  et  sur  le  monde  la 
plus  injustifiable  des  guerres  d'agression. 

Oh!  je  sais,  citoyens,  que  même  l'Allemagne 
gouvernementale  se  défend  d'avoir  eu  des  pensées 
d'agression.  Elle  s'en  défend  surtout  depuis  le  jour 
où  les  «  poilus  »  de  la  troisième  République  lui  ont 
démontré  que  l'agression  ne  réussirait  pas. 

Je  sais  que  l'Empereur  prétend  qu'il  a  été 
contraint  de  tirer  l'épée  ;  que,  hier  encore,  au  Reichs- 
tag,  le  chanceher  Bethmann-Hollw^eg  disait  que, 
pour  les  Allemands,  la  guerre  actuelle  n'était  pas 
une  guerre  de  haine,  que  c'était  une  guerre 
d'indignation . 

Je  sais  bien  qu'il  prétend  —  atteint  de  je  ne  sais 
quel  délire  de  la  persécution  —  que  le  monde 
entier  en  voulait  à  l'Allemagne;  mais  pour  tout 
esprit  non  prévenu,  résolu  à  voir  les  choses  telles 
qu'elles  sont,  péut-il  y  avoir  un  instant  de  doute 
sur  le  fait  que  l'agression  est  partie  de  l'Allemagne 
et  de  l'Autriche,  et  que  ce  sont  les  Gouvernements 


l'internationale  et  la  victoire  des  alliés  191 

des  deux  monarchies  de  l'Europe  centrale  qui  sont 
responsables  de  la  catastrophe  effroyable  qui  s'est 
abattue  sur  le  monde  ? 

Quelques  faits  ;  je  me  borne  à  vous  les  rappeler, 
tant,  à  l'heure  actuelle,  ils  sont  connus  de  tous. 
D'abord,  au  moment  où  la  guerre  a  éclaté,  l'Alle- 
magne était  préparée,  formidablement  préparée; 
les  Alliés  ne  l'étaient  pas  ou  ne  l'étaient  guère.  En 
second  lieu,  qui  donc  a  déchaîné  la  crise,  sinon 
l'Autriche,  par  son  ultimatum  à  la  Serbie  ?  Et  qui 
prétendra  qu'une  démarche  aussi  grave  ait  pu  être 
faite  sans  que  l'Allemagne  alliée  en  ait  connais- 
sance? En  troisième  lieu,  au  moment  où  la  guerre 
allait  éclater,  qui  donc  a  fait  un  effort  immense  en 
faveur  de  la  paix,  sinon  la  France  et  aussi  l'Angle- 
terre ?  Et  ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis  :  c'est  le  chan- 
celier de  l'empire  d'Allemagne,  qui  a  déclaré,  dans 
un  document  qu'on  ne  supprimera  pas,  que,  jus- 
qu'au bout,  Sir  Edward  Grey,  le  ministre  des 
Affaires  étrangères  d'Angleterre,  avait  lutté  à  nos 
côtés  en  faveur  de  la  paix.  Et  d'autre  part,  lorsque 
ces  démarches  étaient  faites  par  la  France,  par 
l'Angleterre  et  aussi  par  l'Italie,  qui  donc  s'est 
dérobé,  sinon  l'Allemagne,  déclarant  qu'elle  enten- 
dait laisser  faire  l'Autriche,  son  alliée  ?  Enfin,  après 
avoir  montré  que  la  guerre  a  été  préparée,  provo- 
quée par  l'Allemagne  et  l'Autriche,  ai-je  besoin  de 
rappeler  que  ce  sont  elles  qui  ont  déclaré  la  guerre, 
et  non  pas  seulement  à  la  Russie  et  à  la  France, 


192 


mais  à  deux  petits  pays  :  la  Serbie,  qui  avait  tout 
cédé  sauf  deux  points,  qui  réclamait  pour  le  sur- 
plus Farbitrage;  et  la  Belgique,  qui  entendait 
simplement  rester  fidèle  à  ses  engagements  inter- 
nationaux ?  La  guerre  a  commencé  par  une  attaque 
contre  la  Belgique.  Il  suffit  d'avoir  rappelé  ces 
faits  pour  établir  que  la  guerre  a  été  voulue  et 
déclarée  par  les  monarchies  de  l'Europe  centrale. 

Oh  I  je  sais  que  dans  l'un  et  l'autre  cas,  on  a  fait 
des  tentatives  de  justification.  On  a  dit  que  l'Au- 
triche avait  voulu  punir  la  Serbie  à  cause  de 
l'attentat  de  Serajevo,  que  la  Belgique  avait  été 
impliquée  dans  cette  guerre,  parce  que,  depuis 
plusieurs  années  déjà,  elle  était  d'accord  avec  la 
France  et  avec  l'Angleterre  contre  l'Allemagne.  Eh 
bien!  voyons  ensemble  ce  que  valent  ces  asser- 
tions. 

Et  tout  d'abord,  on  nous  dit  que,  si  l'Autriche  a 
envoyé  à  la  Serbie  cette  note  que  Sir  Edward  Grey 
appelait  le  plus  formidable  document  qu'il  y  eût 
dans  les  annales  de  la  diplomatie,  c'était  parce  que 
l'archiduc  Ferdinand  avait  été  assassiné  à  Serajevo. 
Tel  n'était  pas  cependant  le  sentiment  de  la  social- 
démocratie  allemande,  car,  quelques  jours  avant  la 
déclaration  de  guerre,  au  moment  où  l'Autriche 
agissait  contre  la  Serbie,  le  Vorstand  socialiste 
allemand  se  réunissait,  le  28  juillet,  et  disait  : 

«  Si  nous  condamnons  les  menées  du  nationa- 
lisme serbe,  la  frivole  provocation  à  la  guerre  du 


l'internationale  et  la  victoire  des  alliés  igS 

Gouvernement  austro-hongrois  suscite  notre  éner- 
gique protestation.  Les  exigences  de  ce  gouverne- 
ment sont  d'une  brutalité  qui  ne  s'est  jamais  vue 
dans  rhistoire  du  monde  à  Fégard  d'une  nation 
indépendante.  Elles  ne  peuvent  être  calculées  que 
pour  provoquer  la  guerre.  » 

Ce  n'est  pas  nous,  ce  n'est  pas  la  presse  des 
Alliés  qui  parle.  C'est  la  socialdémocratie  alle- 
mande qui  constatait,  à  la  veille  de  la  guerre,  que 
les  actes  de  l'Autriche,  approuvés  par  l'Allemagne, 
ne  pouvaient  s'expliquer  que  par  le  désir  de  pro- 
voquer la  guerre  ! 

Mais  s'il  pouvait  y  avoir  encore  un  doute  dans 
votre  esprit  après  cette  déclaration,  je  rappellerais 
simplement  que,  bien  avant  l'assassinat  de  l'archi- 
duc, en  191 3,  pendant  la  guerre  des  Balkans, 
l'Autriche  avait  déjà  voulu  attaquer  la  Serbie. 
Nous  le  savons  par  le  Livre  Vert  italien  et  par  une 
déclaration  qui  a  été  faite  en  décembre  dernier  à  la 
Chambre  italienne  par  M.  Giolitti,  disant  qu'en 
191 3,  l'Autriche  avait  invité  l'Italie  à  attaquer 
la  Serbie  et  que  l'Italie  s'y  était  refusée.  N'est-ce 
pas  la  preuve  évidente,  citoyens,  que  le  crime 
de  la  Serbie  n'est  pas  d'avoir  été  la  complice  de 
l'assassinat  d'un  archiduc  autrichien,  mais  d'avoir 
barré  à  l'Allemagne  et  à  l'Autriche  la  route  qui 
conduit  à  Salonique  ? 

Maintenant,  si  nous  passons  à  la  Belgique,  nous 
voyons   qu'après  l'attentat,  après  le  crime,  après 

BELGIQUE  ENVAHIE  13 


igi  l'internationale 


l'aveu  fait  par  le  chancelier  au  Reichstag  allemand 
de  la  réalité  de  ce  crime,  on  a  essayé  d'expliquer 
et  de  justifier  les  choses  en  disant  que  déjà,  en 
1906,  la  Belgique  s'était  mise  d'accord  avec  l'An- 
gleterre, avait  fait  avec  celle-ci,  et  indirectement 
avec  la  France,  une  convention  militaire  contre 
l'Allemagne.  Il  y  avait  eu,  à  Bruxelles,  une 
conversation  entre  le  colonel  Ducarne,  de  l'État- 
major  belge,  et  l'attaché  militaire  anglais  ;  on  avait 
émis  l'hypothèse  qu'en  cas  de  guerre  européenne 
l'Allemagne  pourrait  passer  par  la  Belgique,  et, 
dans  cette  hypothèse,  on  nous  prévenait  que,  si  la 
Belgique  était  incapable  de  se  défendre,  l'Angle- 
terre serait  obligée  d'intervenir.  Mais  dans  le 
procès-verbal  de  cette  conversation,  qui  a  été 
trouvé  par  les  Allemands  dans  les  archives  de  notre 
département  des  Affaires  étrangères,  il  était  dit 
formellement  qu'en  tout  cas,  l'intervention  mili- 
taire anglaise  ne  pourrait  se  produire  qu'après  que 
les  armées  allemandes  auraient  passé  la  frontière, 
et  c'est  par  un  véritable  faux  que  la  presse  alle- 
mande qui  a  publié  ce  papier,  a  oublié  ou  feint 
d'oublier  la  phrase  essentielle  :  l'Angleterre  n'in- 
terviendrait que  si  l'armée  allemande  avait  passé 
la  frontière. 

Que  signifie  donc  cette  conversation  de  1906? 
C'est  que,  dès  ce  moment,  la  Belgique,  comme 
l'Angleterre  et  la  France,  se  méfiait  de  l'Allemagne. 
Et  l'événement  a  montré  que  cette  méfiance  était 


l'internationale  et  la  victoire  des  alliés   196 


légitime,  car  l'histoire,  dans  ces  deux  dernières  an- 
nées, des  relations  de  la  Belgique  et  de  l'Allemagne 
a  été  l'histoire  d'un  complot  aussi  lâche  que  sour- 
nois contre  notre  liberté. 

Déjà,  dans  des  livres  qui  sont  devenus  depuis 
célèbres,  le  général  von  Bernhardi  avait  dit  qu'en 
cas  de  guerre  européenne,  il  faudrait  bien  que  l'Al- 
lemagne passât  par  la  Belgique.  Gela  pouvait  être 
considéré  comme  une  opinion  individuelle  ;  mais 
en  191 3,  le  Gouvernement  allemand  lui-même  re- 
prenait cette  opinion  et,  dans  un  rapport  secret 
sur  le  renforcement  de  l'armée,  s'exprimait  ainsi  : 

((  Nous  devons  être  forts  pour  pouvoir  anéantir 
d'un  puissant  élan  nos  ennemis  de  l'est  et  de 
l'ouest.  Mais  dans  la  prochaine  guerre,  il  faudra 
que  les  petits  Etats  soient  condamnés  à  nous  suivre 
ou  soient  domptés.  Dans  certaines  conditions,  leurs 
armées  et  leurs  places  fortes  peuvent  être  rapide- 
ment vaincues  ou  neutralisées,  ce  qui  pourrait  être 
vraisemblablement  le  cas  pour  la  Belgique  et  pour 
la  Hollande.  » 

Vous  entendez?  Les  petites  nations  doivent  être 
((  contraintes  à  nous  suivre  ou  elles  seront  domp- 
tées ».  Nous  n'avons  pas  voulu  suivre,  on  a  essayé 
de  nous  dompter.  Et  d'ailleurs,  s'il  pouvait  y  avoir 
eu  un  doute  sur  les  mauvaises  intentions  de  l'Alle- 
magne, il  suffirait  de  regarder  la  carte  de  ses 
chemins  de  fer,  de  voir  les  lignes  d'intérêt  stra- 
tégique converger  vers  notre  frontière,  organiser 


196 


autour  de  nous  à  l'avance  Tinvasion  de  notre  terri- 
toire... 

Mais,  me  direz-vous,  comment,  dans  ces  condi- 
tions, les  alliés  futurs  n'ont-ils  pas  été  mieux  pré- 
parés à  la  résistance?  Pourquoi?  Parce  que,  en 
même  temps  qu'il  prenait  ces  mesures,  le  Gouver- 
nement allemand  s'efforçait  d'endormir  la  méfiance 
de  la  Belgique.  Lorsque  le  Kaiser  vint  à  Bruxelles, 
il  y  a  deux  ou  trois  ans,  il  s'écria,  dans  la  chaleur 
communicative  d'un  banquet,  qu'il  n'avait  pas  de 
meilleurs  amis  que  les  Belges.  Il  l'a  bien  fait  voir... 
Un  peu  plus  tard,  le  roi  Albert  faisait,  suivant  la 
tradition  nationale,  sa  joyeuse  entrée  dans  la  ville 
de  Liège.  On  lui  offrit  une  fête  à  laquelle  assista  un 
délégué  de  l'Allemagne,  et  ce  délégué,  qui  prit  la 
parole  pour  nous  assurer,  lui  aussi,  de  l'amitié  de 
son  pays,  c'était  le  général  von  Emmich,  le  même 
qui,  quelques  mois  après,  devait  mener  l'armée 
allemande  contre  Liège.  Bien  plus,  le  dimanche 
qui  précéda  la  guerre,  dans  la  matinée,  le  ministre 
d'Allemagne  à  Bruxelles  fut  intervievs^é  par  un  de 
nos  grands  journaux.  On  lui  demanda  si  la  Belgique 
devait  craindre  quelque  chose,  il  répondit  :  «  Non, 
la  maison  du  voisin  brûlera  peut-être,  mais  la  vôtre 
sera  épargnée.  »  Gela  se  passait  le  matin  et,  quelques 
heures  après,  le  même  ministre  se  rendait  au  dé- 
partement des  Affaires  étrangères  et  mettait  la 
Belgique  en  demeure  de  se  déshonorer  ou  de  s'ex- 
poser à  l'agression  du  césarisme  germanique. 


l'internationale  et  la  victoire  des  alliés  197 

Enfin,  deux  jours  après,  les  masques  tombaient, 
les  voiles  étaient  déchirés  et,  dans  un  accès  de 
brutale  franchise  qu'il  a  regretté  depuis  lors,  en 
pleine  séance  du  Reichstag,  le  chancelier  Bethmann- 
Hollw^eg  déclarait  que  la  frontière  belge  était 
violée,  que  les  armées  allemandes  marchaient  sur 
Liège,  que  c'était  une  injustice,  une  violation  du 
droit  international,  mais  que  cette  injustice  était 
nécessaire  à  la  victoire  de  l'Allemagne  et  que  la 
nécessité  ne  connaît  pas  de  loi. 

Voilà  ce  qui  fut  dit,  et,  devant  l'homme  qui 
avouait  ainsi  son  crime,  il  y  avait  les  cent  députés 
de  la  socialdémocratie  ;  or,  nous  devons  constater 
avec  une  tristesse  et  une  amertume  que  de  notre 
vie  nous  n'oublierons,  qu'à  ce  moment,  il  ne  s'est 
pas  trouvé  un  socialiste  pour  reprocher  ce  crime  à 
celui  qui  venait  d'en  faire  l'aveu  ! 

Oh  !  je  sais  que,  depuis  lors,  certains  sont  reve- 
nus à  de  meilleurs  sentiments.  Ils  ont  fait  des  ré- 
serves, ils  ont  risqué  des  protestations  platoniques; 
ils  nous  ont  assuré  —  le  bon  billet  !  —  que,  si  l'Al- 
lemagne était  victorieuse,  au  moment  où  on  nous 
annexerait,  ils  feraient  une  protestation  en  due 
forme  au  nom  de  la  socialdémocratie  1 

Mais  si  quelques-uns  ont  parlé  ainsi,  et  s'il  s'est 
trouvé,  parmi  les  socialistes  allemands,  deux  ou 
trois  hommes  pour  sauver  l'honneur  —  et  ceux-là 
j'entends  les  citer,  j'entends  rendre  hommage  au 
courage  d'un  Liebknecht  ou  d'un  Bernstein,  —  il 


I  gS  l'internationale 

s'en  est  trouvé  d'autres  qui  sont  venus  nous  visiter 
en  uniforme  à  la  Maison  du  Peuple  de  Bruxelles, 
après  l'incendie  de  Louvain,  après  les  massacres  de 
Visé,  de  Diest,  d'Aerschot,  et  qui  nous  ont  dit  : 
((  Vos  malheurs  ?  vous  n'avez  qu'à  vous  en  prendre 
à  vous-mêmes  ;  rien  n'était  plus  facile  que  d'éviter 
à  la  Belgique  le  sort  qui  lui  a  été  infligé.  Pourquoi 
donc  ne  nous  avez-vous  pas  laissés  passer  ?  » 

Et  comme  à  celui  qui  parlait  ainsi  nos  amis  fai- 
saient observer  qu'il  y  avait  tout  de  même  pour  la 
Belgique,  à  défendre  sa  neutralité,  une  question 
d'honneur,  le  citoyen  Noske,  député  au  Reichstag, 
répondait  :  «  L'honneur  !  voilà  bien  de  l'idéologie 
bourgeoise!...  »  Et,  au  cours  de  cette  conversation 
mémorable,  tous  les  efforts  de  nos  amis  ne  parvin- 
rent pas  à  le  convaincre  qu'une  signature  au  bas 
d'un  traité  engage  aussi  bien  l'honneur  d'un  socia- 
liste que  l'honneur  d'un  bourgeois. 

Mais  je  m'empresse  d'ajouter  que  ce  n'est  pas 
seulement  par  respect  pour  sa  signature  que  la 
Belgique  a  défendu  sa  neutralité.  C'est  aussi  parce 
que  la  neutralité  belge  n'était  pas  seulement  un 
avantage  pour  nous,  c'était  une  garantie  pour  vous, 
c'était  une  garantie  pour  la  France  contre  l'Allema- 
gne, comme  aussi  une  garantie  pour  l'Allemagne 
contre  la  France.  Et  je  suis  convaincu  que  si,  par 
impossible,  le  Gouvernement  français  avait  eu  la 
pensée  de  commettre  contre  la  Belgique  le  crime 
que  nous  reprochons  au  Gouvernement  allemand, 


l'internationale  et  la  victoire  des  alliés 


99 


si  les  armées  françaises,  pour  s'assurer  un  succès 
plus  facile,  avaient  envahi  notre  territoire,  je  suis 
convaincu  qu'il  ne  se  fût  pas  trouvé  à  la  Chambre 
française  un  socialiste  qui  ne  libérât  sa  conscience 
et  qui  ne  criât  son  indignation. 

Mais  si  la  neutralité  belge  était  un  avantage  pour 
l'Allemagne  contre  la  France,  elle  l'était  aussi  pour 
la  France  contre  l'Allemagne.  Les  forteresses  de  la 
Belgique  neutre,  à  Liège  et  à  Namur,  c'était  le 
prolongement  de  vos  forteresses  à  Toul  et  à  Verdun. 
Nous  avions  non  seulement  le  droit,  mais  le  devoir, 
de  défendre  notre  neutralité  parce  que,  si  nous  n'a- 
vions pas  rempli  ce  devoir,  c'était  la  France  poi- 
gnardée, c'était  la  démocratie  française  étranglée 
et  vaincue  ! 

Lorsque  la  question  a  été  posée,  lorsque  l'Alle- 
magne a  dit  au  Gouvernement  belge  :  Si  vous  nous 
laissez  passer,  nous  vous  indemniserons,  nous  vous 
paierons  en  bel  or  de  tous  les  dommages  que 
nous  vous  aurons  causés  et  si,  au  contraire,  vous 
vous  y  refusez,  vous  en  subirez  les  conséquences, 
le  Conseil  des  ministres  —  je  n'en  faisais  pas 
partie  à  ce  moment  —  s'est  réuni  et,  unanimement, 
sans  hésitation,  il  répondit  :  Notre  devoir  est  de 
nous  défendre.  Fais  ce  que  dois,  advienne  que 
pourra  î 

Et  vous  savez,  mes  chers  amis,  ce  qui  est  advenu. 
Vous  avez  éprouvé  vous-mêmes  les  horreurs  de  la 
guerre  ;  vous  avez  lu  dans  les  journaux  ce  qu'on  a 


200 


fait  de  la  malheureuse  Belgique.  Mais  vous  ne 
l'avez  pas  vu  comme  je  l'ai  vu,  comme  nous  l'avons 
vu.  Un  zeppelin  arrivant  à  Anvers,  alors  que  la 
défense  n'était  pas  organisée,  tuant  les  malheureux, 
dont  j'ai  vu  les  débris  d'entrailles  et  de  cervelle  sur 
les  murs  éclaboussés  !  Louvain  brûlé  !  A  Aerschot, 
à  Dinant,  à  Tamines,  sous  le  prétexte  mensonger 
que  des  civils  avaient  tiré,  tous  les  habitants  mâles 
traînés  sur  la  place,  fusillés  devant  leurs  femmes  et 
leurs  enfants.  Dans  tout  lie  pays,  des  ravages, 
des  massacres,  des  incendies  et  la  ruée  des  bar- 
bares ! 

En  commettant  pareil  crime,  l'Allemagne  n'a 
oublié  qu'une  chose,  c'est  que  ce  crime  était  en 
même  temps  une  faute,  car  si  aujourd'hui  le  monde 
entier  se  soulève  contre  elle,  si  l'Allemagne  fléchit 
sous  le  poids  de  la  conscience  universelle,  c'est  le 
martyre  de  la  Belgique  qui,  tout  d'abord,  l'a 
éveillée  !  Elle  est  un  symbole,  elle  est  l'incarnation 
vivante  du  droit.  S'il  en  est  encore  parmi  les 
neutres  qui  hésitent  entre  la  cause  des  Alliés  et  la 
cause  de  l'Allemagne,  la  Belgique  suffit  à  les  con- 
vaincre que  la  justice  et  le  bon  droit  sont  de  notre 
côté.  Et  c'est  ainsi  que  tous  les  jours  grandit  cette 
coalition  qui  aura  raison,  j'en  ai  la  conviction 
ardente,  du  militarisme  germanique. 

Avez-vous  réfléchi  à  cette  coïncidence  que  par 
deux  fois,  à  cent  années  de  distance,  l'Europe  s'est 
trouvée  unie,  coalisée  contre  un  seul  pays?  Nous 


l'internationale   et    la    victoire    des   alliés    201 


sommes  à  la  veille  de  Fanniversaire  de  Waterloo. 
Il  y  a  cent  ans,  en  i8i5,  le  monde  entier  s'est 
dressé  contre  Napoléon,  c'est-à-dire  contre  le  césa- 
risme.  Et  aujourd'hui,  en  igiB,  le  monde  entier 
se  dresse  contre  Guillaume  II,  nouvelle  incarnation 
du  césarisme.  Entre  ces  deux  événements  qui  ont 
changé  la  face  du  monde,  il  y  a  une  frappante 
analogie  ;  mais  aussi,  quelles  différences  ! 

Tout  d'abord,  entre  les  hommes  :  Napoléon  était 
entré  en  vainqueur  dans  toutes  les  capitales  d'Eu- 
rope, à  Rome,  à  Varsovie,  à  Berlin,  à  Moscou.  Il 
marchait,  précédé  par  la  victoire.  Il  avait,  dans  ses 
bagages,  le  Code  civil,  ce  testament  de  la  Révolu- 
tion. 

Quant  à  l'autre,  oh  !  ce  n'est  plus  César,  c'est 
Césarion  ;  il  n'a  jamais  connu  de  victoires  que  par 
personnes  interposées,  et  il  n'emporte  avec  lui  que 
le  manuel  de  la  guerre  prussien,  ce  code  de  l'in- 
cendie, du  meurtre  et  de  la  dévastation. 

Mais  il  y  a  une  autre  différence,  non  moins  frap- 
pante, entre  les  deux  époques  :  c'est  qu'en  i8i5,  à 
Waterloo,  les  adversaires  de  Napoléon,  c'étaient  les 
représentants  de  l'ancien  régime,  ceux  qui  voulaient 
restaurer,  rétablir  la  féodalité,  et  qui  fjrent  pendant 
un  demi-siècle  peser  sur  l'Europe  la  tyrannie  de 
la  Sainte-Alliance,  tandis  que  les  adversaires  de 
Guillaume  II,  ce  sont  les  peuples  libres  de  l'Europe 
occidentale  :  c'est  la  France  républicaine,  c'est 
l'Angleterre   démocratique,  c'est  l'Italie,  dont  je 


202 


salue  rentrée  dans  cette  guerre,  et  enfin  c'est  le 
peuple  russe  lui-même,  qui,  depuis  un  siècle,  a 
gagné  après  chaque  guerre,  victorieuse  ou  mal- 
heureuse, quelques  parcelles  de  liberté  ! 

Waterloo  a  été  la  fin  du  despotisme  militaire, 
mais  c'est  un  despotisme  clérical  et  féodal  qui  lui  a 
succédé  ;  le  Waterloo  de  demain,  où  s'écroulera  le 
pouvoir  de  l'Empire  germanique,  ce  sera  au  con- 
traire le  commencement  de  l'ère  nouvelle,  le  règne 
de  la  démocratie  dans  l'Europe  aff'ranchie  et  libérée. 

Et  voilà  pourquoi,  citoyens,  contrairement  à  ce 
que  pense  Scheidemann,  les  socialistes  belges 
comme  les  socialistes  français  sont  décidés  à  mener 
cette  guerre  jusqu'au  bout,  car  c'est  une  guerre 
contre  la  guerre,  c'est  une  guerre  pour  fonder  en 
Europe  des  institutions  démocratiques,  bases  iné- 
branlables de  la  paix  ! 

Et  quand  nous  serons  vainqueurs,  quand  le  mi- 
litarisme prussien  sera  écrasé,  quand  nous  aurons 
affranchi  l'Allemagne  en  même  temps  que  l'Europe, 
alors  l'Internationale  sera  possible,  car  elle  se  réor- 
ganisera entre  des  peuples  libres,  ayant  le  sens  de 
la  liberté.  Et  voilà  pourquoi  nous  sommes  unis, 
pourquoi,  ce  soir,  le  petit-fils  de  Karl  Marx,  fonda- 
teur de  l'Internationale,  est  à  mes  côtés  pour  vous 
dire  :  Cette  guerre  prépare  des  temps  meilleurs, 
des  temps  où,  enfin,  le  vieux  monde  féodal  aura 
définitivement  disparu.  Et  alors,  quand  la  Belgique 
sera  libérée,  quand  la  France  sera  délivrée,  quand 


l'internationale  et  la  victoire  des  alliés  203 

il  n'y  aura  plus  que  des  peuples  libres  en  Europe, 
quand  tous  les  crimes  auront  été  rachetés,  et  quand 
le  peuple  allemand  sera  rendu  à  lui-même,  alors  l'In- 
ternationale sera  possible,  et  nous  dirons  plus  que 
jamais  :  Prolétaires  de  tous  les  pays,  unissez-vous  ! 


RENDONS  A  CESAR... 


Le  citoyen  Noske  a  inséré,  dans  le  Vorwûrts  du 
10  juin  1916,  une  note  protestant  contre  l'affirma- 
tion contenue  dans  mon  discours  de  Gentilly,  que, 
«  dans  un  entretien  avec  des  camarades  belges  à  la 
Maison  du  Peuple  de  Bruxelles,  il  aurait  déclaré 
que  l'honneur  est  une  idéologie  bourgeoise  et  que 
les  Belges  n'avaient  pas  eu  de  raisons  pour  défendre 
leur  neutralité  » . 

Noske  écrit  :  «  Il  y  a  des  mois  que  j'ai  publique- 
ment déclaré  que  je  n'ai  jamais  rien  dit  de  sem- 
blable. Je  tiens  à  établir  que  les  paroles  que  m'at- 
tribue Vandervelde  sont  fausses.  Pour  autant  qu'à 
Bruxelles  je  me  sois  entretenu  avec  des  camarades 
belges  au  sujet  de  la  question  belge,  j'ai  reconnu 
que,  de  leur  point  de  vue,  la  défense  de  leur  pays 
était  une  chose  naturellement  compréhensible.  » 

Je  m'empresse  de  donner  acte  au  citoyen  Noske 
de  sa  déclaration. 

C'est  par  erreur  que  je  lui  attribuais  des  déclara- 
tions qui  ont  été  faites  en  sa  présence  par  un  de  ses 
amis. 

Au  début  de  la  guerre,  au  point  de  vue  de  la 
guerre,  des  militants  belges  qui  se  trouvaient  à  la 


RENDONS   A   CESAR...  205 

Maison  du  Peuple  de  Bruxelles  reçurent  la  visite 
du  citoyen  Noske  et  du  D"^  Koster,  un  collaborateur 
du  Hamburger  Echo. 

Au  cours  de  la  conversation  qui  s'engagea,  Noske 
défendait  l'attitude  des  socialistes  allemands  sur  la 
question  des  crédits  de  guerre.  Quant  au  D*"  Kos- 
ter, voici  en  quels  termes  la  note  qui  me  fut 
envoyée  rapporte  ses  déclarations  : 

«  Aux  socialistes  belges  qui  se  plaignaient  de  la 
violation  du  territoire  belge,  le  D""  Koster  répondit, 
avec  une  assurance  déconcertante,  d'abord  par  le 
prétendu  accord  franco-belge  dont  Aug.  Wendel 
avait  déjà  parlé,  et  dont  il  a  été  fait  justice,  et  puis 
il  ajouta  :  Mais  enfin,  ce  qui  arrive  est  de  votre 
faute;  vous  n'aviez  qu'à  nous  laisser  passer  ;  vous 
aunes  été  largement  dédommagés  par  notre  Gou- 
vernement et  nous  vous  aurions,  par-dessus  le  mar- 
ché, apporté  le  suffrage  universel,  les  lois  protec- 
trices de  la  femme  et  des  enfants,  les  assurances 
générales  et  tant  d'autres  lois  que,  malgré  toute 
votre  force,  vous  n'avez  pas  encore  su  conquérir 
chez  vous.  Et  ces  socialistes  prussiens,  écrasés 
par  le  système  électoral  des  trois  classes,  ajou- 
tèrent :  c(  Au  surplus,  tout  le  monde  savait  depuis 
des  années  qu'en  cas  de  guerre  franco-allemande, 
nos  troupes  devaient  passer  par  la  Belgique. 

((  — Alors,  lui  fut-il  répondu,  lorsque  vos  députés 
interpellaient  votre  Gouvernement  au  Reichstag 
sur  ses  intentions  à  l'égard  de  la  Belgique  en  cas 


2o6  l'internationale 


de  guerre  franco -allemande,  ils  jouaient  une 
odieuse  comédie,  de  même  que,  lorsque  dans  les 
congrès  internationaux  vous  veniez,  avec  nous,  dis- 
cuter et  voter  des  résolutions  sur  la  nécessité  pour 
les  petits  Etats  de  défendre  leur  indépendance  et 
l'intégrité  de  leur  territoire.  L'honneur  d'une  na- 
tion, le  respect  de  son  indépendance  et  de  ses 
libertés,  les  traités  internationaux,  n'ont  donc 
aucune  valeur  pour  les  socialistes  allemands  ? 

(-  —  L'honneur  d'une  nation,  répondit  Koster, 
c'est  là  de  V idéologie  bourgeoise  dont  les  socialistes 
n'ont  que  faire  ;  quant  aux  traités  internationaux^ 
ils  ne  peuvent  tenir  en  cas  de  guerre.  Tout  le  maté- 
rialisme historique  ne  nous  enseigne-t-il  pas  que  le 
développement  du  prolétariat  est  intimement  lié 
au  développement  et  à  la  prospérité  économiques  de 
la  nation,  et  par  conséquent  les  socialistes  allemands 
doivent  être  du  côté  du  Gouvernement  qui  défend 
en  ce  moment  l'existence  même  du  pays  contre  les 
attaques  de  l'Angleterre,  de  la  France  et  du  despo- 
tisme russe. 

((  —  Et  c'est  pour  défendre  les  prolétaires  alle- 
mands que  vous  violez  notre  neutralité  et  que  vous 
commencez  par  massacrer  les  prolétaires  belges? 

«  —  Oseriez-vous  dire  que  vous  mettez  le  respect 
de  votre  neutralité  au-dessus  de  la  vie  de  loo.ooo 
hommes?  Or,  nous  savons  qu'en  passant  par  les 
Vosges,  pour  entrer  en  France,  nous  devions  sacri- 
fier 100.000  hommes  de  plus  qu'en  passant  par  la 


RENDONS    A    CESAR. 


207 


Belgique.  Le  choix  ne  pouvait  être  douteux  pour 
nous. 

((  —  La  situation  n'est-elle  pas  identique  pour  les 
Belges?  En  suivant  votre  raisonnement,  nous 
aurions  dû  nous  écarter  pour  vous  laisser  passer; 
sans  compter  que  l'Angleterre  et  la  France  nous 
auraient  demandé,  et  avec  raison,  des  comptes 
sévères.  En  Belgique,  tout  le  monde  est  unanime, 
pour  mettre  l'honneur  au-dessus  des  intérêts  maté- 
riels immédiats,  et  entre  notre  honneur  et  la  défense 
de  nos  libertés  et  la  vie  de  100.000  hommes,  nous 
n'hésitons  pas  un  instant,  et  nous  reprenons  l'an- 
cienne devise  de  nos  communiers  :  «  Plutôt  mourir 
((  de  franche  volonté  que  du  pays  perdre  la  liberté.  » 
Le  D'  Koster  trouvait  cette  affirmation  tellement 
inouïe,  qu'il  appela  son  collègue  pour  l'entendre 
répéter,  ce  qui  amena  un  des  socialistes  belges  à  lui 
dire  que  ce  qu'il  y  avait  de  commun  entre  nous 
tous,  c'était  la  possession  d'un  estomac,  mais  que 
si,  du  côté  belge,  il  y  avait  aussi  un  cœur,  du  côté 
allemand  il  se  posait  à  ce  sujet  un  point  d'interro- 
gation. » 

On  voit  donc  que  j'ai  prêté  à  Noske  les  déclara- 
tions faites  en  sa  présence  et  sans  protestation  de 
sa  part,  par  son  compagnon. 


ET  LA  RUSSIE  ? 


Dans  un  de  ses  derniers  numéros,  le  Vorwàrts 
veut  bien  me  prodiguer  ses  conseils  :  je  dois  me 
méfier  de  mon  tempérament,  m'abstenir  d'esca- 
lader trop  souvent  la  tribune,  ne  pas  me  laisser 
aller  à  dire  des  choses  «  auxquelles  le  bon  sens  ne 
peut  pas  souscrire  »  et  surtout  prendre  garde  de 
n'être  pas  plus  ministre  d'État  que  socialiste  ! 

Certes,  on  veut  bien  le  reconnaître,  en  tant  que 
Belge,  j'ai  droit  à  quelque  indulgence.  Nous  avons, 
tout  de  même,  des  raisons  pour  être  hors  de  nous. 
Il  y  a,  en  notre  faveur,  des  circonstances  atté- 
nuantes. L'invasion  de  la  Belgique  ne  laisse  pas 
d'avoir  été  une  opération  de  police  un  peu  rude. 
Mais  la  patience  de  nos  Genossen  d'outre-Rhin 
a  néanmoins  des  limites,  et  je  viens,  paraît-il,  de 
la  mettre  à.  de  rudes  épreuves. 

D'abord,  j'aurais  dit,  le  i4  juillet,  à  Saint-Denis, 
cette  sottise  énorme  que  1'  «  Empire  russe  était  une 
force  de  libération  » . 

Ensuite,  je  me  serais  permis  de  prendre  la 
parole  à  Londres,  dans  un  meeting  socialiste,  où 
nos  camarades  de  l'Independent  Labour  Party 
n'étaient  pas  représentés. 

Sur  ce  second  point,  passons  condamnation.  Je 


ET   LA   RUSSIE  ?  2O9 


n'ai  pas  parlé  au  meeting  socialiste  du  Queen's 
Hall,  parce  que  j'étais  à  Milan,  mais  je  me  propo- 
sais d'y  parler,  non  pas,  bien  entendu,  comme  pré- 
sident du  Bureau  socialiste  international,  mais 
comme  militant  belge,  avec  Gachin,  avec  Hyndman, 
avec  le  chairman  du  Labour  Party.  Et,  si  j'y  avais 
parlé,  je  n'aurais  pas  dit  autre  chose  que  ce  que 
les  délégués  de  l'I.  L.  P.  avaient  dit,  avec  nous, 
dans  la  résolution  de  Londres. 

Quant  à  l'autre  grief,  je  me  fais  un  devoir  de 
reconnaître  que,  si  j'avais  tenu  le  langage  qu'on 
me  prête,  le  Vorwârts  n'aurait  pas  tort  de  me 
taper  sur  les  doigts. 

Seulement,  je  n'ai  jamais  rien  dit  de  pareil  et, 
au  lieu  d'épingler  un  membre  de  phrase  dans  un 
compte  rendu  écourté,  il  eût  été  équitable  de  faire 
quelque  crédit  à  mon  bon  sens. 

Ce  n'est  pas  du  Gouvernement  russe  que  j'ai 
parlé  à  Saint-Denis,  c'est  du  peuple  russe. 

Nous  savons  bien  que,  pendant  les  premiers 
mois  de  la  guerre  tout  au  moins,  les  dirigeants  en 
Russie  n'ont  rien  appris  et  rien  oublié  :  les  Finlan- 
dais, les  Polonais,  les  Juifis,  les  membres  des  pre- 
mières Doumas,  les  révolutionnaires  rentrés  d'exil 
pour  se  mettre  au  service  du  pays  et  déportés  en 
Sibérie,  sont  là  pour  nous  le  dire. 

Mais  il  n'y  a  pas  que  le  Gouvernement.  Il  y  a  le 
peuple  russe  que  nous  aimons,  que  nous  admirons, 
dont  nous  saluons  l'héroïsme  impassible  et  tenace. 

BELGIQUE   ENVAHIE  14 


210 


L'an  dernier,  à  Pétersbourg,  quelqu'un  me 
disait  :  a  La  Russie  est  la  plus  grande  démocratie 
du  monde,  dirigée  par  une  colonie  allemande  qui 
est  la  Cour.  » 

Il  y  a  du  vrai,  beaucoup  de  vrai,  dans  cette  défi- 
nition paradoxale. 

Tous  les  réactionnaires  de  l'entourage  du  Tsar 
ne  sont  pas  des  junkers  d'origine  allemande,  des 
provinces  baltiques,  mais  tous  les  junkers  de  la 
Baltique  sont  des  réactionnaires  de  la  pire  espèce. 

D'autre  part,  pour  ce  qui  est  du  peuple  russe, 
j'ai  dit  qu'il  y  a  plus  de  force  révolutionnaire  dans 
le  petit  doigt  d'un  ouvrier  de  Moscou  ou  de 
Pétersbourg,  que  dans  le  corps,  le  cœur  et  le  cer- 
veau, tous  ensemble,  d'un  membre  de  la  majorité 
du  Vorstand  allemand. 

Or,  le  peuple  russe  tout  entier  —  je  néglige  des 
exceptions  infimes  —  préfère  la  guerre  avec  le 
Tsar  à  la  paix  avec  le  kaiserisme.  Il  se  rend  compte 
que  cette  guerre  n'est  pas  une  guerre  dynastique, 
mais  une  guerre  nationale,  d'où  il  attend  sa  propre 
libération. 

On  m'objectera  sans  doute  que  si,  depuis  quel- 
que temps,  on  a  dû,  en  Russie,  se  résigner  à  faire 
quelques  concessions  à  l'esprit  libéral,  faire  à  la 
Douma  sa  part,  recourir  aux  services  des  zemtvos 
et  des  grandes  municipalités,  ce  n'est  pas  à  cause 
des  victoires,  mais  bien  des  défaites  des  armées 
russes. 


ET    LA   RUSSIE  ?  311 


Je  n'en  disconviens  pas.  J'admets  que  les 
défaites  du  Tsar  servent  en  ce  moment  la  cause  de 
la  liberté  en  Russie,  comme  la  défaite  du  kaise- 
risme  servirait  la  cause  de  la  liberté  en  Allemagne. 
Mais,  avec  Kropotkine,  avec  PlekhanofT,  avec 
Alexinsky  —  dont  tout  le  monde  devrait  lire  le 
livre  si  intéressant,  La  Russie  et  la  Guerre  —  j'ai 
la  conviction  que  la  défaite  finale  de  la  Russie 
serait  la  réconciliation  du  knout  et  de  la  schlague, 
tandis  que  sa  victoire  finale,  gagnée  par  la  Nation, 
profitera  à  la  Nation. 

Au  surplus,  quand  nous  parlons  d'une  guerre  de 
libération,  quand  nous  disons  que  la  Quadruple 
Alliance  se  bat  pour  la  liberté,  et  qu'on  nous  dit  : 
«  Et  la  Russie?  »  je  ne  me  borne  pas  à  répondre  : 
((  Et  la  Belgique?  »  je  demande  que  l'on  compare 
les  deux  blocs  en  présence. 

Dans  l'un,  je  trouve  le  Tsar,  certes,  mais  aussi  le 
peuple  russe  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  nations  libé- 
rales en  Europe.  Dans  l'autre,  après  l'abdication 
de  la  socialdémocratie,  il  ne  reste  que  les  repré- 
sentants des  trois  absolutismes,  tempérés  par  une 
caricature  de  régime  parlementaire  :  Guillaume  II, 
François-Joseph,  Mahomet  V. 

Si  la  Quadruple  Alliance  l'emporte,  les  influences 
libérales,  par  la  force  du  nombre,  y  prévaudront. 
Si,  pour  le  malheur  de  l'Europe  et  du  monde, 
les  monarchies  centrales,  flanquées  du  Grand  Turc, 


212  L  INTERNATIONALE 


devaient  remporter,  c'en  serait  fait  pour  long- 
temps de  la  démocratie  en  Europe. 

Voilà,  ou  à  peu  près,  ce  que  j'ai  dit  à  Saint- 
Denis  ou  ailleurs.  Le  Vorwûrts  me  conseille  de 
ne  plus  le  faire.  Je  le  remercie  de  ses  conseils, 
mais  je  ne  les  suivrai  pas  :  tout  le  monde  n'aime 
pas  à  être  muselé. 

Il  me  demande  aussi  d'  a  agir  plus  favorable- 
ment sur  les  camarades  français  qui  sont  manifes- 
tement très  fort  sous  mon  influence  » .  C'est  me  faire 
vraiment  trop  d'honneur.  La  vérité  est  que,  Belges 
et  Français,  nous  sommes  unis  comme  les  doigts  de 
la  main  pour  nous  défendre  contre  une  même 
agression,  et  que  nous  resterons  unis,  quoi  qu'il 
arrive,  pour  nous  défendre  et  pour  nous  libérer. 


JAURES  AU  BUREAU  SOCIALISTE 
INTERNATIONAL  co 


Je  reviens  de  France.  J'ai  pu  visiter  les  lignes 
françaises,  à  Arras  et  à  Soissons.  Je  rentre,  pénétré 
d'admiration  pour  cette  armée  de  la  Défense  natio- 
nale, pour  cette  nation  en  armes,  que  Jaurès  rêvait 
de  voir  organiser,  s'organiser  en  temps  de  paix,  et 
que  douze  mois  d'épreuves  ont  formée,  pour  le 
salut  de  la  France  et  de  l'Europe  ! 

Renaudel  me  demande  de  lui  envoyer  un  article 
rappelant  le  rôle  de  Jaurès  à  la  dernière  séance  du 
Bureau  socialiste  international.  Il  me  reste,  hélas  ! 
à  peine  le  temps  de  rassembler  mes  souvenirs  et 
d'écrire  hâtivement  ces  quelques  lignes. 

Nous  nous  étions  réunis,  le  29  juillet,  dans  la 
nouvelle  Maison  du  Peuple  de  Bruxelles,  la  Mai- 
son de  l'Éducation,  où,  quelques  mois  aupara- 
vant, Anatole  France  avait  inauguré  nos  biblio- 
thèques, nos  salles  de  cours  et  les  locaux  du  B.  S.  I. 

Sembat,  Vaillant,  Keir  Hardie,  Kautsky,  Haase 
étaient  là.  Adler  aussi,  vivante  image  de  l'angoisse 
et  de  l'abattement. 

(i)  Humanité,  3i  juillet  1910. 


i4 


Les  choses  allaient  au  pire.  Belgrade  était  oc- 
cupée. L'Allemagne  était  derrière  rAutriche.  La 
Russie  prenait  parti  pour  les  Serbes.  Dans  les  mi- 
lieux officiels,  on  tenait  déjà  la  guerre  pour  inévi- 
table. Tous,  cependant,  tous  sans  exception,  nous 
espérions  encore,  nous  voulions  espérer  contre 
toute  espérance,  a  Cette  guerre,  disait  Adler, 
est  une  impossibilité  morale.  Elle  ne  peut  pas  se 
faire.  Elle  ne  se  fera  pas.  »  Et,  au  cours  de  la 
séance,  Haase  recevait  et  lisait  un  télégramme 
annonçant  qu'à  Berlin,  à  Hambourg,  dans  toutes 
les  villes  d'Allemagne,  des  foules  immenses  étaient 
debout  pour  protester  contre  la  guerre. 

Jaurès,  lui  aussi,  pensait  que  la  balance  de  la 
destinée  finirait  par  pencher  en  faveur  de  la  paix. 
Il  savait  qu'en  France  on  ne  voulait  pas  la  guerre. 
Ne  nous  disait-on  pas,  d'autre  part,  du  côté  alle- 
mand, que  le  Kaiser  était  pacifique,  non  par  huma- 
nité, mais  par  crainte  des  conséquences  ?  que  Haase, 
deux  jours  auparavant,  avait  été  mandé  à  la  Chan- 
cellerie et  qu'on  lui  avait  tenu  à  peu  près  ce 
langage  :  «  Vous  manifestez  en  faveur  de  la  paix. 
Fort  bien.  Nous  tenons  à  vous  dire  que  nous 
voulons  la  paix,  autant  que  vous.  Mais  prenez 
garde,  par  vos  manifestations,  de  ne  pas  encourager 
des  tendances  belliqueuses  en  Russie  !  » 

Nous  ne  savions  pas,  nous  ne  pouvions  pas  savoir 
à  ce  moment  à  quelle  duplicité  monstrueuse  les 
dirigeants  de  l'Allemagne,  inflexiblement  résolus  à 


JAURÈS    AU    BUREAU    SOCIALISTE    INTERNATIONAL    2l5 

la  guerre,  avaient  recours  pour  tromper,  à  la  fois, 
leur  peuple  et  TEurope. 

De  toutes  les  forces  de  son  grand  cœur,  Jaurès, 
indomptablement  optimiste,  croyait  à  la  paix.  Mais 
quand  certains  venaient  lui  dire  que,  peut-être,  et 
malgré  tout,  le  conflit  pourrait  être  localisé  : 
((  Oui.  Mais  ce  serait  l'écrasement  de  la  Serbie.  Or, 
cela  ne  peut  pas  être.  Que  nos  camarades  autri- 
chiens se  décident  à  agir!  Qu'en  Allemagne  comme 
en  France,  un  effort  parallèle  s'organise  pour  faire 
pression  en  même  temps  sur  la  Russie  et  sur  l'Au- 
triche. Il  faut  repousser  les  exigences  brutales  de 
l'une  ;  il  faut  prêcher  la  modération  à  l'autre.  » 

Un  manifeste  dans  ce  sens  fut  préparé.  On  le 
signa,  dans  une  séance  du  matin,  le  3o  juillet.  Et 
je  vois  encore,  je  reverrai  toute  ma  vie,  penché  sur 
ce  document,  Haase,  les  bras  autour  de  l'épaule  de 
Jaurès,  renouvelant  par  ce  geste  l'alhance  contre 
la  guerre  qu'ils  avaient  proclamée  dans  la  réunion 
publique  de  la  veille  ! 

Vers  1 1  heures  du  matin,  nous  nous  séparâmes, 
après  que,  sur  la  proposition  des  Allemands,  on 
eut  décidé  de  réunir  le  Congrès  anniversaire  de 
l'Internationale  à  Paris,  le  dimanche  9  août  ! 

Je  sortis  de  la  Maison  du  Peuple  avec  Jaurès. 
Des  nouvelles  qu'il  venait  de  recevoir,  au  sujet  des 
négociations  en  cours,  avaient  accru  sa  confiance  : 

((  Nous  avons  encore,  me  dit-il,  des  hauts  et 
des  bas.  Mais  cette  crise  se  dénouera  comme  les 


L  INTERNATIONALE 


autres.  Il  me  reste  une  heure,  cher  ami,  avant  de 
me  rendre  à  la  gare.  Allons  revoir  ensemble,  au 
Musée  des  peintures  anciennes,  quelques-uns  de 
vos  primitifs  flamands.  » 

Je  n'étais  pas  libre.  Il  y  alla  seul.  On  Tassassina 
le  lendemain. 


LE  RÉVEIL  DE  L'INTERNATIONALE 


Les  Allemands  parlent  de  paix.  Ils  la  désirent. 
C'est  bien  naturel.  Le  contraire  serait  étonnant.  Si 
les  Alliés,  en  effet,  avaient  Tinsigne  faiblesse  de 
négocier  en  ce  moment,  presque  tous  les  atouts 
seraient  dans  le  jeu  de  leurs  adversaires. 

Certes,  la  Grande-Bretagne,  maîtresse  des  mers, 
aurait  pour  gages  les  colonies  allemandes,  et 
surtout  le  commerce  maritime  allemand.  Mais  les 
monarchies  centrales  tiendraient  la  Belgique  et  le 
nord  de  la  France,  la  Serbie,  la  Pologne,  la  Cour- 
lande,  contre  d'insignifiants  lambeaux  d'Alsace,  du 
Trentin  ou  de  Gallipoli. 

Dans  ces  conditions,  faire  écho  aux  suggestions 
pacifiques,  non  pas  de  l'Allemagne,  non  pas  du 
Gouvernement  allemand,  mais  de  quelques  Alle- 
mands, ne  pourrait  être  qu'une  défaillance  ou  une 
duperie.  C'est  la  force  seule,  hélas  !  qui  peut  avoir 
raison  de  la  force.  Nous  sommes  en  état  de  légitime 
défense,  défendons-nous  et  ne  comptons  que  sur 
nous-mêmes. 

Il  faudrait  d'ailleurs  bien  mal  connaître  les  senti- 
ments publics  dans  tous  les  pays  alliés  pour  n'être 
pas  convaincu  qu'en  France,  comme  en  Angleterre 


L  INTERNATIONALE 


et  en  Russie,  sans  parler  de  la  Belgique,  on  est 
inflexiblement  décidé  à  ne  finir  cette  guerre  que  le 
jour  où  on  aura  la  garantie  de  ne  pas  devoir  recom- 
mencer à  bref  délai. 

Mais  si  la  paix  entre  les  nations  belligérantes 
paraît  rien  moins  que  prochaine,  on  peut  et  on  doit 
se  demander  si,  du  moins,  il  n'est  pas  possible  de 
parler  d'une  autre  paix,  hautement  désirable  :  la 
paix  entre  les  socialistes,  les  vrais  bien  entendu, 
ceux  qui,  de  l'autre  côté  de  la  barricade,  gardent 
avec  nous  des  idées  communes,  des  principes  com- 
muns. Je  songe,  par  exemple,  à  des  camarades 
comme  Haase,  comme  Bernstein,  comme  Kautsky, 
comme  Liebknecht. 

Jusqu'au  dernier  moment  nous  avons  été  unis  et, 
au  Bureau  socialiste  international,  trois  jours  avant 
la  guerre,  Jaurès  ou  Keir  Hardie  étaient  d'accord 
avec  Haase,  avec  Adler,  avec  nous  tous,  pour  faire 
un  effort  suprême  et  un  effort  commun  contre  la 
guerre. 

Depuis,  hélas  !  bien  des  choses  se  sont  passées, 
qui  ont  rompu  le  faisceau  des  forces  sociaUstes. 
Les  énumérer  à  nouveau  serait  inutile.  What  is 
done  cannot  be  undone.  Néanmoins,  quand  on  lit 
les  articles,  les  ordres  du  jour,  les  manifestes  socia- 
listes, en  France  et  en  Angleterre,  comme  en  Alle- 
magne et  en  Autriche,  il  est  impossible  de  n'être 
pas  frappé  de  ce  que,  de  part  et  d'autre,  l'on  dise  à 
peu  près  la  même  chose. 


219 


On  est  unanime  tout  d'abord  à  affirmer  le  droit 
de  légitime  défense  des  nations  et,  si  tous  les  socia- 
listes allemands  ont  voté,  jusqu'à  présent,  les  cré- 
dits de  guerre,  c'est  en  soutenant  —  contre  toute 
évidence  d'ailleurs  —  que  c'était  pour  eux  une 
guerre  de  défense. 

Nous  pouvons  et  nous  devons  déplorer  cette  atti- 
tude, estimer  que  c'était  là  une  formidable  erreur, 
mais  cette  erreur  portait  sur  les  faits  et  non  sur  un 
principe. 

D'autre  part,  c'est  ce  qui  importe  surtout 
pour  l'avenir,  beaucoup  de  socialistes  allemands, 
formant  l'aile  gauche  du  parti,  se  rencontrent  avec 
les  socialistes  français,  anglais  ou  belges,  pour 
déclarer  avec  force  qu'ils  condamnent  toute  guerre 
de  conquête,  qu'ils  sont  résolument  hostiles  à  toute 
annexion  territoriale,  qu'ils  admettent  comme 
condition  essentielle  et  sine  qua  non  de  la  paix  la 
libération  de  la  Belgique  et  du  nord  de  la  France. 

J'entends  bien  qu'il  ne  suffit  point  de  quelques 
adhésions  socialistes  pour  avoir  des  garanties  à 
cet  égard,  et  je  tiens  pour  la  plus  dangereuse  des 
illusions  de  compter,  pour  la  libération  de  ces  ter- 
ritoires envahis,  sur  des  manifestations  pacifiques 
ou  des  négociations  diplomatiques. 

J'entends  bien  aussi  que  si  l'on  est  d'accord  sur 
certaines  idées  fondamentales,  il  reste,  pour  l'ap- 
plication de  ces  idées,  de  très  grosses  pierres 
d'achoppement,  mais,  pour  ma  part,  j'estime  que 


220  L  INTERNATIONALE 


le  moment  viendra  bientôt  où  les  éléments  réelle- 
ment socialistes  de  Tlnternationale,  ceux  qui  n'ont 
pas  partie  liée  avec  les  monarchies  centrales,  pour- 
ront et  devront  discuter  ces  conditions  d'applica- 
tion; dire,  par  exemple,  ce  qu'elle  pense  du  pro- 
blème de  l'Alsace-Lorraine,  de  l'indépendance  ou 
de  l'autonomie  de  la  Pologne,  des  moyens  de  pour- 
voir à  ce  que,  dans  l'avenir,  les  convoitises  impé- 
rialistes et  coloniales  n'engendrent  pas  de  nouveaux 
conflits. 

Certes,  alors  même  qu'entre  socialistes  de  tous 
les  pays  neutres  ou  belligérants,  nous  serions 
d'accord  sur  un  ensemble  de  solutions,  comme 
nous  étions  d'accord  sur  notre  politique  générale 
avant  la  guerre,  la  situation  militaire  européenne 
n'en  serait  pas  modifiée,  et  il  faudrait,  nous  en 
avons  la  conviction,  qu'elle  se  modifie  au  profit  des 
Alliés  pour  que  les  garanties  et  les  conditions 
d'une  paix  durable  soient  obtenues. 

Mais  ce  serait  néanmoins  un  fait  d'une  capitale 
importance  que  des  hommes  de  toutes  les  nations, 
se  plaçant  à  un  point  de  vue  international,  s'accor- 
dent sur  un  ensemble  de  solutions  qui,  dans  leur 
pensée,  seraient  indépendantes  des  résultats  mili- 
taires obtenus  sur  les  champs  de  bataille. 

Vainqueurs  ou  vaincus,  nous  serions  également 
hostiles  à  toute  politique  de  conquête,  que  ce  soit 
en  notre  faveur  ou  en  notre  défaveur.  Même  après 
un  nouvel  léna,   nous  lutterions   de    toutes    nos 


LE    RÉVEIL    DE    l'iNTERNATIONALE  221 


forces  pour  empêcher  que  ce  qui  est  allemand  soit 
enlevé  à  rAUemagne. 

Le  jour  où  il  sera  acquis  que,  sinon  la  social- 
démocratie  allemande,  du  moins  un  grand  nombre 
de  socialistes  allemands  sont  d'accord  avec  nous 
pour  que  la  Belgique  recouvre  son  indépendance, 
que  le  territoire  français  soit  libéré,  que  les  Alsa- 
ciens-Lorrains se  voient  reconnaître  le  droit  de 
disposer  d'eux-mêmes,  la  paix,  qui  ne  dépend  pas 
de  nous,  ne  sera  point  faite,  mais  du  moins  Tln- 
ternationale,  qui  est  en  sommeil,  pourra  reprendre 
son  activité. 

Définir  notre  pensée  commune,  c'est  la  préface 
nécessaire  d'une  action  commune. 


LE  DEUXIEME  ANNIVERSAIRE 
DE  L'ASSASSINAT  DE  JAURÈS  (^) 


Citoyennes  et  Citoyens 


Au  moment  de  vous  parler  de  Jaurès,  j'ai  le 
cœur  étreinl  par  une  émotion  indicible. 

Le  3o  juillet  1914  î  11  y  a  déjà  deux  ans,  qui  ont 
été  les  plus  tragiques  de  notre  vie  à  tous,  et  je 
revis,  comme  si  cela  datait  d'hier,  les  derniers 
jours,  les  dernières  heures,  les  dernières  minutes 
que  nous  avons  passés  à  ses  côtés  ;  notre  sépara- 
tion sur  cette  place  des  Sablons,  ensoleillée,  que 
quelques  jours  après  devait  parcourir  Farmée  alle- 
mande, et  la  séance  du  Bureau  socialiste  interna- 
tional où  tous,  tant  que  nous  étions,  venus  de  tous 
les  pays  de  l'Europe,  nous  nous  étions  groupés 
autour  de  Jaurès,  pour  signer  ensemble  le  dernier 
et  le  suprême  appel  à  la  paix. 

Où  sont-ils  maintenant,  tous  ces  hommes?  Les 
uns  vivent  en  exil,  les  autres  sont  en  prison. 
D'autres,  pour  avoir,  après  des  hésitations  tragiques 
que  nous  comprenons,  libéré  leur  conscience,  sont 


(i)  Discours  prononcé  le  3o  juillet  191 6  à  la  cérémonie  commémo- 
rative  du  Trocadéro. 


DEUXIÈME  ANNIVERSAIRE  DE  L^ASSASSINAT  DE  JAURÈS    223 

traités  par  leurs  propres  camarades  en  ennemis  du 
peuple. 

Keir  Hardie  est  mort.  Edouard  Vaillant  est  mort. 
Notre  Jaurès  est  mort.  Il  en  est  qui  se  demandent 
à  tort  si  rinternationale  ouvrière  et  socialiste  vit 
encore.  Ses  cadres  subsistent.  Ils  sont  quelques-uns 
en  Hollande  qui  entretiennent  le  feu  sacré  malgré 
l'outrage  et  malgré  la  calomnie.  Mais  les  membres 
de  rinternationale  sont  épars.  Combien  n'en  est-il 
pas  qui,  dans  la  catastrophe,  ont  perdu  ce  calme 
que  donne  une  fière  conviction  socialiste  ! 

Nous  sommes  aujourd'hui  dans  la  pénombre 
des  événements  les  plus  tragiques  qu'ait  connus 
l'Histoire.  Les  peuples  vivent  accablés  sous  une 
effroyable  superposition  de  fléaux  :  les  rois  sur  les 
nations,  la  guerre  sur  les  rois,  la  famine  sur  la 
guerre  et  la  bêtise  par-dessus  tout. 

Faut-il  s'étonner,  dès  lors,  que  des  millions  et  des 
millions  d'hommes  dont  l'âme  est  inquiète,  dont  la 
conscience  est  troublée,  se  tournent  vers  Jaurès  et 
lui  demandent  :  ((  Qu'aurais-tu  dit?  Qu'aurais-tu 
fait  ?  ))  Eh  bien  !  à  cette  question  nous  sommes  en 
droit  de  répondre  avec  la  certitude  que  nous  ne 
trahissons  pas  sa  pensée.  Il  eût  dit  ce  que  nous 
disons,  il  eût  fait  ce  que  nous  faisons.  Il  aurait 
lutté  comme  il  a  lutté  toute  sa  vie,  avec  l'incompa- 
rable éclat  de  son  action  et  de  sa  parole,  pour  la 
défense  nationale  et  pour  le  rétablissement  de  la 
paix. 


224  l'internationale 


C'est,  il  y  a  longtemps  déjà,  au  temps  où  souvent 
des  hommes  qui  siègent  aujourd'hui  dans  les  gou- 
vernements, ou  même  à  la  tête  des  gouvernements, 
étaient  à  la  tête  de  l'Internationale,  au  Congrès 
d'Amsterdam,  Jaurès  s'entretint  avec  des  repré- 
sentants éminents  et  qualifiés  de  la  socialdémo- 
cratie  allemande,  et  il  leur  posa  cette  question, 
question  redoutable  :  «  Que  feriez-vous  en  cas 
de  guerre  ?  »  La  réponse  fut  :  «  Nous  ferions  tout 
au  monde  pour  maintenir  la  paix,  mais  si  l'Alle- 
magne était  en  cause,  nous  serions  avec  notre 
pa/s.  » 

C'est  après  cette  conversation,  M.  Aristide 
Briand  s'en  souviendra  peut-être,  que  Jaurès  dit  : 
<i  II  est  temps  pour  nous  d'étudier  les  questions 
militaires.  »  Et  c'est  de  ses  études,  de  ses  médita- 
tions, qui  durèrent  plusieurs  années,  que  sortit  ce 
livre  prophétique,  L'Armée  nouvelle^  où  Jaurès  a 
ainsi  défini  sa  pensée  :  «  Porter  au  maximum  les 
chances  de  paix,  mais  si  la  paix  était  rompue,  si  la 
France  était  attaquée,  porter  au  maximum  les 
moyens  de  lutte  et  les  chances  de  victoire.  » 

Mais  on  dira  peut-être,  on  l'a  dit  déjà  dans  des 
milieux  où  l'on  croit  réagir  contre  un  nationalisme 
de  conquête  en  lui  opposant  un  pacifisme  de  capi- 
tulation :  ((  La  France  n'était  pas  attaquée.  Tous 
les  impérialismes  ont  une  responsabilité  collective, 
nous  devons,  nous,  socialistes,  nous  désintéresser 
de  la  lutte.  »  Et  l'on  est  allé  plus  loin.  On  est  allé 


DEUXIÈME  ANNIVERSAIRE  DE  l'aSSASSINAT  DE  JAURES    225 

jusqu'à  forger  une  lettre  que  Jaurès  m'aurait  écrite 
la  veille  de  sa  mort,  une  lettre  dans  laquelle  il 
aurait  dénoncé  la  folie  belliqueuse  de  la  Russie  et 
les  complaisances  du  Gouvernement  français.  Eh 
bien  !  à  ceux  qui  n'ont  pas  craint  d'employer  pareil 
argument,  je  réponds  qu'ils  ont  usé  d'un  faux 
grossier,  qui  n'aurait  jamais  dû  tromper  personne 
Et,  quelles  que  soient  les  responsabilités  générales 
et  lointaines  de  la  guerre,  qui  retombent  sur  tous, 
j'ajoute  que  les  responsabilités  immédiates,  les 
responsabilités  directes,  il  est  facile  de  les  établir, 
et  j'invoque  à  l'appui  de  cette  affirmation  deux 
témoignages  éclatants  :  le  témoignage  de  la  tombe 
et  le  témoignage  de  la  prison.  Jaurès  à  Bruxelles,  à 
la  veille  de  mourir,  s'écriant  :  «  Le  Gouvernement 
français  veut  la  paix.  »  Et  quelques  jours  avant 
d'entrer  en  prison,  Liebknecht  se  dressant  seul,  sa 
voix  clamant  dans  le  désert,  mais  l'écho  répétant 
dans  l'Europe  et  dans  le  monde  entier  ;  Liebknecht, 
à  l'héroïsme  duquel  en  votre  nom  je  rends  hom- 
mage, disant  à  ceux  qui,  sur  les  bancs  du  Reichstag, 
représentaient  le  Gouvernement  impérial  :  «  Ceux 
qui  ont  voulu  la  guerre,  c'est  vous  !  » 

Ils  l'ont  voulue,  ils  l'ont  provoquée,  ils  l'ont  dé- 
clarée, minutieusement  et  savamment  préparée  et 
ils  la  poursuivent  dans  le  vain  espoir  d'atteindre 
leurs  fins  en  ajoutant  tous  les  jours  de  nouveaux 
crimes  à  leurs  anciens  crimes,  depuis  l'agression 
contre  un  peuple  qui  demandait  à  vivre  en  paix 

BELGIQUE  ENVAHIE  15 


220 


avec  tous  ses  voisins,  jusqu'à  ces  abominables 
attentats  contre  la  dignité  humaine,  ces  razzias  de 
jeunes  gens  et  de  jeunes  filles  du  Nord,  arrachés  à 
leurs  familles,  arrachés  à  leurs  foyers,  et  que  ces 
hommes  mènent  en  esclavage,  les  condamnant  au 
travail  forcé  sur  le  sol  de  Tenvahisseur  ! 

Et  dans  ces  conditions,  si  on  nous  demande  à 
nous,  socialistes,  qui  voulions  la  paix,  qui  aimions 
la  paix,  qui  étions  prêts  à  tout  lui  sacrifier,  sauf 
notre  volonté  d'être  libres,  si  on  nous  demande  si 
nous  étions  en  droit  de  nous  défendre,  je  réponds  : 
((  Jamais,  à  aucun  moment  de  l'Histoire,  la  défense 
n'a  été  plus  légitime  et  la  cause  du  droit  mieux 
établie.  » 

D'ailleurs,  à  quoi  bon  insister?  La  cause  est 
entendue,  et  j'ajoute  :  la  cause  est  gagnée.  La  Bel- 
gique a  résisté  et,  pour  dire  combien  a  été  sublime 
la  résistance  de  votre  France,  il  faut  invoquer 
toute  la  beauté  du  monde  antique  :  Minerve,  la 
lance  à  la  main,  défendant  les  champs  d'oliviers  de 
la  patrie  athénienne.  Le  peuple  français  a  mis  au 
service  de  la  plus  noble  et  de  la  plus  juste  des 
causes  un  courage  et  une  ténacité,  une  science  de 
la  guerre  qui  n'avaient  d'égal  que  son  amour  de  la 
paix,  mourant  sans  faiblir,  mourant  par  milliers, 
pour  sauver  la  liberté  de  l'Europe  et  du  monde.  Et 
à  côté  de  la  petite  Belgique,  à  côté  de  la  grande 
France,  l'Angleterre  qui,  à  son  tour,  intervient 
avec  toute  sa  force,  la  Russie  qui,  en  aidant  les 


DEUXIEME  ANNIVERSAIRE  DE  L  ASSASSINAT  DE  JAURES    227 

autres  à  se  libéper,  prépare  sa  propre  libération,  le 
monde  entier,  la  conscience  universelle,  s'ap- 
prêtent à  frapper  ceux  qui  ont  commis  les  crimes 
contre  lesquels  nous  nous  sommes  insurgés. 

Aussi,  à  l'heure  actuelle,  c'est  avec  une  certitude 
tranquille  que  nous  envisageons  l'avenir.  Je  n'ai, 
nous  n'avons  qu'une  crainte  :  ce  n'est  pas  que  la 
victoire  nous  échappe,  mais  bien  que  notre  propre 
victoire  nous  domine.  11  y  a  quelque  part,  chez 
Nietzsche,  ce  grand  Allemand  qui,  plus  que  per- 
sonne, détesta  le  militarisme  prussien,  il  y  a  un 
mot  admirable  :  a  Celui  qui  lutte  contre  des  mons- 
tres doit  prendre  garde  de  ne  pas  devenir  monstre 
lui-même.  » 

Nous  luttons  contre  le  militarisme  et  l'esprit  de 
conquête  :  prenons  garde  de  ne  pas  devenir  un 
jour  les  prisonniers  du  militarisme  et  de  l'esprit 
de  conquête. 

Tout  au  début  de  la  guerre,  un  de  nos  plus 
fermes  militants,  notre  camarade  llenderson,  qui 
siège  aujourd'hui  dans  le  Gouvernement  britan- 
nique, me  disait  :  «  Vandervelde,  souvenons-nous 
toujours  de  l'Internationale.  »  Nous  n'oublions  pas 
l'Internationale,  nous  ne  l'oublierons  jamais  et  ne 
l'oublions  pas  au  moment  même  où  le  meilleur  de 
nos  forces  est  absorbé  par  la  défense  nationale. 
Nous  ne  l'oublions  pas  et  nous  le  prouvons  par 
notre  attitude.  On  nous  a  demandé  de  rétablir  im- 
médiatement, sur-le-champ,  les  relations  interna- 


228 


tionales,  nous  nous  y  sommes  refusés  et  je  vais  vous 
dire  pourquoi.  Nous  nous  y  sommes  refusés  parce 
qu'il  est  impossible  de  mettre  la  main  dans  la 
main  de  ceux  qui  ont  pactisé  avec  les  deux  empe- 
reurs qui  ont  déchaîné  la  guerre.  Mais  je  vous  le 
jure,  depuis  les  premiers  jours  de  la  guerre,  j'ai 
toujours  tendu  l'oreille  du  côté  de  l'Allemagne. 
Quand  arrivaient  à  Bruxelles,  à  Anvers,  à  Bruges, 
les  premiers  prisonniers  d'une  armée  dans  laquelle 
il  y  avait  un  tiers  de  socialdémocrates,  je  les  inter- 
rogeais anxieusement  pour  leur  demander  ce  que 
pensait  l'autre  Allemagne?  Chaque  fois  qu'au 
Reichstag  impérial  une  faible  voix,  si  faible  fût-elle, 
a  essayé  de  libérer  sa  conscience,  je  l'ai  entendue 
avec  une  sympathie  profonde,  et  lorsque  certains 
de  nos  camarades  allemands  —  je  ne  nommerai 
que  ceux  qui  sont  en  prison  —  Rosa  Luxembourg, 
qui  expie  aujourd'hui  le  crime  d'avoir  montré  que 
les  femmes  sont  parfois  plus  courageuses  que  les 
hommes,  Liebknecht  qui  continua  la  tradition 
glorieuse  de  son  père,  chaque  fois  que  ceux-là  ont 
parié,  nous  avons  dit  et  nous  redisons  encore  : 
«  Ils  sauvent  l'Internationale  et  ils  préparent  sa 
résurrection.  » 

Mais  d'autre  part,  citoyennes  et  citoyens,  à  me- 
sure que  la  victoire,  que  notre  victoire,  que  la 
victoire  de  la  liberté  et  du  droit  sera  plus  proche, 
nos  devoirs  grandiront  et  nos  difficultés,  pour  faire 
que  ce  qui  est  une  guerre  de  défense  ne  devienne 


DEUXIEME  ANNIVERSAIRE  DE  L  ASSASSINAT  DE  JAURES    229 

pas  une  guerre  de  conquête.  Nous  aurons  à  faire 
effort  pour  que  la  guerre  politique  d'aujourd'hui 
ne  se  continue  pas  demain  sous  la  forme  d'une 
guerre  économique.  Nous  aurons  à  réunir  les 
membres  épars  de  l'Internationale  et  si  alors  on 
nous  attaque,  si  on  nous  calomnie,  si  on  nous 
accuse  de  trahir  la  cause  de  notre  pays,  nous  nous 
souviendrons  que  celui-là  (')  a  été  plus  attaqué, 
plus  calomnié,  plus  outragé  que  ne  le  sera  chacun 
d'entre  nous,  lui  dont  aujourd'hui  tout  le  monde 
proclame  la  clairvoyance,  même  ceux  qui  l'ont  le 
plus  accusé. 

Au  surplus,  mes  chers  amis,  quand  nous  de- 
mandons que  la  lumière  se  fasse,  que  les  buts  de 
guerre  soient  définis,  que  nos  soldats  sachent 
pourquoi  ils  meurent  et  pourquoi  ils  se  préparent 
à  vaincre,  eh  bien!  nous  avons  déjà  la  moitié  de  la 
réponse.  Dès  les  premiers  jours  de  la  guerre,  à  la 
Chambre  des  Communes,  M.  Asquith  a  dit  ce  que 
nous  voulions,  ce  que  nous  devions  tous  vouloir  : 
pour  la  Belgique,  justice  et  réparation;  pour  la 
France,  libération;  pour  tous  les  peuples  opprimés, 
délivrance  et,  pour  le  militarisme  prussien,  la  dé- 
faite. 

Si  Jaurès  était  ici,  si  sa  voix  pouvait  se  faire 
entendre,  j'ai  la  conviction  qu'il  demanderait  une 
chose,  une  seule  chose,  c'est  que,  sur  le  continent, 


(1)  M.  Vandervelde  se  tourne  vers  le  buste  de  Jaurès. 


230  L  INTERNATIONALE 

la  parole  du  premier  ministre  de  France  fasse  écho  à 
la  parole  du  premier  ministre  de  Grande-Bretagne. 

Mais  Jaurès  n'est  plus,  son  cadavre  sanglant  gît 
sur  le  seuil  de  cette  épouvantable  guerre.  Il  est 
mort  en  même  temps  que  la  paix,  et  ceux  qui  Tout 
tué  ont  cru  qu'ils  en  avaient  fini  avec  lui,  comme 
ceux  qui  ont  déchaîné  la  guerre  ont  cru  qu'ils  en 
avaient  fini  avec  l'Internationale.  Quelle  illusion! 
quelles  erreurs  !  Jaurès  n'a  jamais  été  plus  vivant, 
n'a  jamais  été  plus  grand  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui. 
S'il  était  vivant,  peut-être  serait-il  discuté,  peut-être 
serait-il  contesté  :  aujourd'hui,  rien  de  tout  cela.  Il 
est  au-dessus  de  chacun  de  nous.  Il  n'est  pas  un 
socialiste  en  Europe  qui  ne  lui  demande  une  con- 
sultation de  conscience.  Quant  à  l'Internationale, 
elle  vit,  elle  vivra  plus  grande  et  plus  belle  le  jour 
où,  après  cet  abominable  cauchemar,  ayant  connu 
tous  les  maux  de  la  guerre,  les  peuples  aspireront 
plus  ardemment  à  la  paix. 

Quelques  mois  avant  que  le  conflit  n'éclate, 
Jaurès,  Adler,  les  Autrichiens^  les  Allemands,  les 
Anglais,  s'étaient  réunis  à  Baie.  Il  y  eut  à  la  cathé- 
drale une  manifestation  inoubliable  où  Jaurès  fit, 
du  haut  de  cette  incomparable  tribune,  un  appel  au 
sentiment  pacifique  de  tous.  Il  évoqua  le  chant  de 
la  cloche  de  Schiller  : 

Vivos  voco,  j'appelle  les  vivants;  mortuos 
plango,  je  pleure  les  morts  ;  fiilgura  frango,  je 
brise  la  foudre. 


DEUXIÈME  ANNIVERSAIRE  DE  l'aSSASSINAT  DE  JAURES    23  I 

On  craint  que  ces  temps  de  grande  espérance 
ne  reviennent  plus.  Je  donne  à  ceux  qui  doutent 
rendez- vous  au  lendemain  de  la  guerre.  Le  jour 
viendra  où  nous  nous  retrouverons  à  Bâle,  où  les 
peuples  réconciliés  chanteront  de  nouveau  l'évan- 
gile de  Noël,  et  alors,  comme  écho  à  la  voix  de 
Jaurès,  retentira  le  chant  de  la  cloche  :  Vivos  voco, 
j'appelle  les  vivants,  j'appelle  tous  les  hommes  de 
bonne  volonté  qui  ont  horreur  de  la  guerre; 
mortaos  plango,]Qi^\Q\xTQ\QS  morts,  tous  les  morts, 
tous  ceux  qui  ont  donné  leur  vie  pour  que  les 
générations  futures  deviennent  plus  heureuses; 
fulgurafrangoy  je  brise  la  foudre  entre  les  mains 
des  puissances  de  mal,  pour  le  plus  grand  bien  de 
l'humanité  pacifique  et  réconciliée. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 
Préface  de  Marcel  Sembat v 


I 
LA    BELGIQUE    LIBRE 

Impressions  de  guerre. 

En  Belgique 4 

Un  moine  guerrier i4 

Sur  la  ligne  de  feu 18 

La  maison  de  la  Joconde. 18 

Dans  les  tranchées  belges 22 

Dans  les  lignes  françaises 27 

Arras  et  Soissons 27 

La  bataille  de  TYser. 34 

Les  villes  détruites  de  la  West-Flandre 62 

Aux  soldats  de  l'arrière  :  Discours  prononcé  à  Tinau- 

guration  du  mess  de  Gainneville  (Le  Havre)  ....  60 

Dans  les  tranchées  françaises  en  Belgique 65 

II 

LA    BELGIQUE    OCCUPÉE 

L'héroïsme  du  peuple  belge 71 

L'effort  belge 98 

Pour  la  Belgique 128 

Ce  que  serait  une  nouvelle  guerre  :  La  science  contre 

la  civilisation i34 


234  TABLE    DES    MATIERES 

III 

L'INTERNATIONALE 

Pages 

L'Internationale i55 

Un  article  de  Scheideroann,  membre  du  Reichstag   .    .  169 

Lettre  ouverte  au  citoyen  Scheidemann 166 

Réponse  à  Scheidemann 172 

Un  article  du  Volk  d'Amsterdam 175 

Une  action  commune  pour  la  paix  est-elle  possible  ? 

Un  mot  à  Scheidemann .  181 

L'Internationale  et  la  victoire  des  Alliés .  186 

Rendons  à  César... 204 

Et  la  Russie  ? 208 

Jaurès  au  Bureau  socialiste  international. 2i3 

Le  réveil  de  l'Internationale 217 

Le  deuxième  anniversaire  de  l'assassinat  de  Jaurès   ,    .  222 


NANCY,   IMPRIMErdE  BERGER-LEVRAULT   —   MARS    IUI7 


..,^^ 


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