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I
LA
BELGIQUE ENVAHIE
ET LE
SOCIALISME INTERNATIONAL
// a été tiré dix exemolaires sar japon
numérotés de i à lo.
EMILE VANDERVELDE
LA
BELGIQUE ENVAHIE
ET LE
SOCIALISME INTERNATIONAL
Préface de MARCEL SEMBAT
AVEC UN PORTRAIT DE L'AUTEUR
,^-Cr^
^^.
BERGER-LEVRAULT, LIBRAIRES-ÉDITEURS
PARIS
5-7, RUE DES BEAUX- ARTS
NANCY
RUE DES GLACIS, 18
191
PRÉFACE
Bonnières, 2 novembre 1916.
Mais certainement, Dewinne ('), certainement
je suis très en retard! et je vous tiens depuis
longtemps le bec dans l'eau. C'est votre faute!
Pourquoi vous êtes-vous fourré dans la tête
qu'au livre de Vandervelde il fallait une pré-
face? Qui diable aura l'idée, pouvant feuil-
leter tout de suite ce recueil enflammé, de
perdre son temps à lire d'abord une préface?
J'aurais bien mieux fait de vous la refuser
carrément, votre préface, plutôt que de vous
la faire attendre pendant des mois. Mais vous
vous étiez fourré cela dans la tête, dans votre
dure caboche flamande, on dirait à Gharleroi
dans votre tête de houille.,,. : j'ai cédé, j'ai
promis; et, ma foi, tant pis si vous avez
attendu, la voici.
(i) Secrétaire de M. Vandervelde.
VI PREFACE
Aujourd'hui, d'ailleurs, c'est le vrai jour
pour relire les discours prononcés par Van-
dervelde pendant la guerre : c'est le jour des
Morts. De quelle voix déchirante il les pleure,
ces morts de la malheureuse Belgique! Gomme
on les voit couchés, quand sa main nous les
montre, aux champs de bataille de l'Yser, ou
sur la place du massacre, à Tamines ! Mais plus
que tels morts et par-dessus toutes les morts, il
a pleuré le martyre de la Belgique. Je me sou-
viens de l'avoir entendu un jour, au Pré-Saint-
Gervais, où nous commémorions ensemble
la mort de notre courageux Sémanaz (tous
les discours de Vandervelde n'y sont pas, dans
votre recueil, mon cher Dev^inne). Jusqu'à lui,
la salle était froide et triste. Il pesait sur l'au-
ditoire trop de lugubres souvenirs : les grands
meetings pacifistes de jadis, tout à côté à la
Butte du Ghapeau-Rouge, ...Jaurès ... et les
centaines d'enfants du Pré tués à l'ennemi. Il
parla, et bientôt la Belgique apparut. Oui! à
sa voix, une lumière se lit, et un grand fan-
tôme clair surgit. La Belgique héroïque et
crucifiée, la Belgique se vouant au supplice
par honneur, par haine de servir, Vandervelde
PREFACE VII
la dressait devant nous, divine et pantelante.
Quelle minute! quels cris! et dans cette salle
quels transports délirants! 11 y a du Ver-
haeren dans Vandervelde. Il contemple son
pays torturé comme saint François contem-
plait les plaies de Jésus; et il parle alors dans
une espèce d'extase, en strophes lyriques qui
lui jaillissent du cœur. Ces accents souverains,
vous en retrouverez l'écho dans plusieurs pas-
sages des discours ici rassemblés.
Cet homme, si maître de lui et si ferme, a
eu l'âme bouleversée par le martyre de la Bel-
gique. Il a été atteint dans son intelligence,
dans sa notion du droit, dans son esprit de
civilisé, comme dans son cœur. Il est devenu
l'apôtre, le fidèle, le chantre vengeur de la
Belgique sanglante. Il l'a dressée devant l'Eu-
rope et devant l'Amérique, comme il la dres-
sait ce jour-là devant nous au Pré-Saint-Ger-
vais; et tout l'univers l'a contemplée par ses
yeux, avec terreur, remords et adoration. Le
monde n'en détournera plus ses regards. C'est
elle, spectre du droit violé, qui plane sur cette
guerre; c'est elle qui a entraîné l'Angleterre;
c'est elle qui a entraîné l'Italie ; c'est
VIII PREFACE
elle qui donne aux neutres un remords d'être
neutres. Les Allemands voient avec horreur
cet immense cadavre emplir tout le ciel, et
toute la conscience humaine. Quand on songe
que Bethmann-Hollweg a cru que ce serait
l'affaire d'un moment! et qu'ensuite il répare-
rait! L'affaire d'un moment, oui : un crime
brutal et rapide ; un corps qu'on jette à terre,
qu'on abat d'un coup sur la tête pour passer
dessus en courant! Et tout de suite après,
sitôt le coup fait, oh! vite, accourons, pardon!
il le fallait! mais a notre but militaire atteint »,
que voulez-vous, que vous faut-il? (( Nous
réparerons cette injustice ! )> Ce crime et ces
aveux, Vandervelde y revient sans cesse. Il ne
permet pas qu'on les oublie. Il les crie aux
Allemands, à Scheideman, à Noske. Il les leur
remet sous le nez ; il veut les obliger à dire ce
qu'ils en pensent. Or, un jour, dans Bruxelles
envahie, deux soldats allemands en uniforme
se présentèrent à la Maison du Peuple. Ils
venaient là en camarades et comme membres
du parti. C'était Noske et le D' Koster. Quand
les sociahstes belges s'indignèrent devant eux
de l'invasion, de l'incendie et des fusillades.
PREFACE IX
ils répondirent que tous ces malheurs étaient
faciles à éviter. La Belgique n'avait qu'à
laisser passer les armées allemandes. Les
Belges parlèrent d'honneur et de traités inter-
nationaux. L'un d'eux, non pas Noske, mais
Koster, répliqua que c'était là de l'idéologie
bourgeoise et qu'en cas de guerre les traités
tombaient.
On nous demande souvent, et avec raison,
de distinguer entre le peuple allemand et son
Gouvernement. Volontiers ! mais c'est sans
doute pour conclure que le peuple est moins
coupable? Je le veux bien; mais ici Noske et
Koster ne se distinguent de leur Gouvernement
que parce qu'ils tombent au-dessous. Bethmann-
HoUweg, du moins, avoue l'injustice et accorde
qu'il y a matière à réparation.
Ah! combien d'Allemands, sans le dire si
crûment, combien d'Allemands, au fond d'eux-
mêmes, ont accueilli ces raisonnements bar-
bares ! C'est l'affaire d'un instant 1 une courte
lutte ! et après, quelle belle période de civilisa-
tion s'ouvre pour l'Europe sous l'hégémonie
allemande ! combien ! et de ceux que nous te-
nions pour les meilleurs î
PREFACE
Mais quelle leçon pour qui saura com-
prendre! Ce crime, qui devait passer si vite et
s'effacer, voici au contraire que, loin que l'effet
s'en atténue, il mord de plus en plus sur la
conscience de tous les hommes, s'enfonce dans
leur souvenir, inoubliable, et s'inscrit dans
l'histoire universelle comme un symbole ineffa-
çable de suprême injustice : et, par là, cette
honte qui ne devait durer qu'un instant devient
éternelle.
Hélas! qui nous l'eût dit jadis, mon cher
Vandervelde? Dans nos congrès socialistes
internationaux, on vous voyait sur les estrades,
diplomate intelhgent et avisé, saluant et sou-
riant. Jaurès vous appelait notre cardinal, à
cause de votre esprit si fin et si perspicace, de
votre vaste information, de votre œil perçant,
et de cette aimable mimique de vous frotter
les mains en les pétrissant doucement et lon-
guement, la tête penchée en avant pour écou-
ter l'interlocuteur. Nous voyions en vous la
plus parfaite incarnation de l'Internationale;
ne réunissiez-vous pas France, Angleterre et
PREFACE XI
Allemagne? Vous aimiez, je me le rappelle, à
insister sur le rôle de trait d'union qui revenait
à la Belgique entre l'esprit français et l'esprit
germanique. Hélas! un trait d'union? un fossé
de sang aujourd'hui, un couloir d'invasion,
foulé aux pieds par les bandes des envahis-
seurs !
L'esprit germanique ! Gomme vous en com-
preniez les qualités organisatrices! Gomme on
sentait que vous aimiez l'Allemagne! Il faut
nous rappeler cela pour sonder la profondeur
de la plaie dont cette guerre vous a blessé.
Vous aimiez l'Allemagne ! Vous aimiez l'Inter-
nationale ! Quelle douleur de voir l'Internatio-
nale déchirée et l'Allemagne criminelle !
Tant pis pour lui, diront certains! Il n'avait
qu'à ne pas aimer les Allemands et ne pas être
internationaliste. Depuis le début de la guerre,
nous en avons entendu des sarcasmes nar-
quois î Eh bien ! vous qui travailliez pour la
paix, vous qui alliez à Berne et à Baie ! où
est-elle, votre Internationale?
En effet, il faut avouer que cette guerre met
à dure épreuve les Internationales. Les catho-
liques, de leur côté, paraissent parfois gênés
XII PRÉFACE
par l'attitude à laquelle le Pape est contraint.
Quant aux socialistes, qui se refuserait le plai-
sir de railler leurs espoirs évanouis? Mais, après
tout, si nous sommes plus atteints que d'autres
dans nos espérances, c'est que nos espérances
étaient très hautes. Vandervelde, lui, n'en rou-
git pas. Il ne se frappe pas la poitrine; il ne
bat pas sa coulpe ; et je vous recommande tels
discours, celui qu'il prononça sous la prési-
dence de M. Gide, par exemple, et aussi le der-
nier du recueil, celui de la commémoration de
Jaurès au Trocadéro, dans lesquels il s'affirme
plus que jamais pacifiste, socialiste et interna-
tionaliste. Et il est même allé plus loin ! Si, di-
sait-il à Gentilly sous la présidence de Lon-
guet, si je vous apporte aujourd'hui non pas
la paix, mais l'épée, ce n'est pas quoique^ mais
parce que pacifiste, internationaliste et socia-
liste.
Sur quoi, avec une verve fougueuse, une
conviction qui emporte tout, une colère
d'honnêteté qui dix fois revient à la charge,
Vandervelde établit le bon droit des Alliés, les
véritables origines de la guerre et les attentats
contre lesquels nous sommes contraints de
PREFACE XIII
nous défendre. Il dénonce le danger d'une
paix injuste, d'une paix sans réparation, d'une
fausse paix qui ne serait qu'une trêve et ne
ferait que suspendre la guerre au lieu de la
finir. Il y a là des pages que je ne me lasse
pas de relire, des pages éblouissantes de clarté,
des démonstrations qu'on n'a même pas essayé
de réfuter. Quand on a feint de riposter, on a
eu soin de laisser de côté l'argument principal.
Mais quel beau ton, quel accent de noblesse
gardent toujours ces réquisitoires ! Il a accusé
sans pitié les coupables, mais il les a accusés
sans haine, ce En combattant les monstres, il
n'est pas devenu un monstre. » Relisez l'admi-
rable passage où les nous luttons... nous luttons...
nous luttons répondent comme des volées de
cloches aux //s ont approuvé... ils ont approuvé...
ils approuvent! Oui, il a accusé l'Allemagne, le
Gouvernement allemand, les intellectuels alle-
mands, les socialistes allemands, et ces der-
niers avec d'autant plus de fermeté que sa
déception a été plus cruelle. Je répète qu'il ne
s'est jamais laissé égarer par la haine, et je
l'en admire.
Je l'en admire, car, penché sur les blessures
XIV PREFACE
saignantes de la Belgique, il est à toute minute
secoué par des frissons qu'il lui faut dompter.
Il a connu les massacres de Tamines, et il ne
hait point. Il a connu la grève des travailleurs
de Belgique, cette superbe résistance ouvrière
à l'envahisseur, il a connu entre vingt autres
l'héroïque épisode de Luttre, et les refus obs-
tinés, réitérés, multipliés sous les menaces; il
a connu la tragédie de Gand, et le meurtre
hideux du directeur Lenoir, fusillé avec tous
les délais pour bien lui laisser le temps de
réfléchir et de sentir le goût de la mort, fusillé
— vous lirez cela — après qu'on eut amené
sa femme et qu'on l'eut promené devant le
cercueil qui attendait... et il ne hait pas !
Voilà cette grandeur d'âme qui toujours, en
temps de paix comme en temps de guerre,
aux congrès socialistes internationaux comme
dans les conseils de Gouvernement, au milieu
des ouvriers comme au milieu des soldats, a
valu à Vandervelde un don spécial d'autorité.
J'ai eu l'occasion de parler récemment à des
Français qui ne sont rien moins que socialistes
et qui l'ont rencontré sur le front : ils derneu-
raient frappés de l'ascendant qu'il exerce sans
PREFACE XV
y tâcher. Plus tard, on lui saura gré d'avoir
gardé la maîtrise de soi-même sans rien perdre
de son énergie. Jaurès, certes, eût fait ainsi;
et, pour nous, l'un des attraits principaux des
discours de Vandervelde, c'est qu'en l'écou-
tant nous percevons l'écho de la voix qui s'est
tue.
*
Il n'y a guère de qualité morale dont on ne
reçoive aussitôt le bénéfice intellectuel. Van-
dervelde est récompensé de sa hauteur d'âme
par la lucidité de sa vision. Mais cette vision
n'est jamais froide ; je vous ai dit qu'en lui il
y a du Verhaeren; et, à preuve, dès que vous
ouvrez le volume, vous tombez sur ces quel-
ques lignes qui vous décrivent ce qui nous
reste de Belgique libre :
« C'est un bien petit pays, — quelques lieues
carrées à peine, — un pays de brouillards et
de marécages, arrosé de sang, semé de ruines,
ravagé par la fièvre typhoïde... )) Voilà le
début du livre, et déjà vous vous sentez le
cœur serré. Suivez Vandervelde, c'est un guide
sûr. Il ne force pas la note, il ne cherche pas
BELGIQUE ENVAHIS Z>
XVI PREFACE
l'effet : mais il voit juste et il voit grand. Vous
parcourrez avec lui les lignes de tranchées
belges ; il faudra vous souvenir que, si l'armée
belge est refaite et si son moral n'a jamais fléchi,
Vandervelde y est pour quelque chose ; il fau-
dra, dis-je, vous en souvenir spontanément,
car lui ne vous en dira rien. Vous aurez en-
semble des rencontres singulières : au fond des
boyaux, on lui signale, en uniforme de lieute-
nant, un moine : « // est sorti de son couvent ;
f ai quitté ma Maison du Peuple; nous nous dé-
fendons coude à coude contre F agression brutale
et injuste. La Belgique dhier est morte , vive la
Belgique de demain! ^
Il voit juste, en réaliste. Il voit ces soldats
belges qu'il aime tant, et qu'il est allé plusieurs
fois réconforter jusque sous les obus; il les
voit tels qu'ils sont, a mangés par les mouches
Vétéy par les rats l'hiver ^ par la vermine en
toute saison ». Dans les rues vides des cités
que l'ennemi tient sous le feu, des souvenirs
d'autrefois, des jours heureux, lui reviennent :
c( J'y suis allé Jadis en touriste; rien n'empêche,
semble-t'il) d^y aller encore, de se promener
dans ses rues tranquilles : rien, que cette ligne
PREFACE XVII
blanche presque invisible : les tranchées alle-
mandes. » Son entière sincérité le préserve des
boniments ; et il note sans pudeur un des ca-
ractères de la guerre actuelle, l'ennui, la mo-
notonie fastidieuse qui met à si rude épreuve
la résistance morale de nos combattants, et
dont ils se plaignent tous pendant les périodes
d'inaction. Notre ami Weill me le disait, de
son côté, le Weill qui fut député socialiste de
Metz au Reichstag et qui est aujourd'hui le
lieutenant Weill : « Si vous saviez comme
c'est assommant de n'avoir toute la journée
qu'à regarder des talus derrière lesquels il y a
des Boches ! )) Mais quoi ! « la seule perspective
de l'action suffit à les tenir en haleine ».
En même temps qu'il voit juste, il voit
grand. Il possède le noble don de vivre parmi
les prodiges sans les amoindrir. C'est assez
rare. En général, nous avons besoin de recul.
Nous nous disons bien, de temps à autre, que
notre époque est une grande époque et qu'elle
tiendra plus tard, dans l'histoire, une place
aussi haute que la Révolution; mais, dans nos
minutes habituelles, nous ne jugeons pas
comme l'histoire; les proportions vraies nous
XVIII PREFACE
échappent et les misères quotidiennes nous
cachent l'épopée. Vanderveide parle dans la
même phrase de son Roi, de Hoche et de Mar-
ceau. Il apprécie son temps, notre ère, cette
crise, à leur véritable valeur. Il n'a pas besoin
de recul. Il n'est pas écrasé. Il est à la hauteur
et voit cette guerre telle que la verront les
siècles. Le sort du monde y est en jeu. Nous
en avons tous obscurément conscience. Van-
derveide en a une conscience claire, et cette
conscience lui dévoile le caractère épique de
telle bataille, comme la grande bataille sur
l'Yser.
La grande bataille de l'Yser, il l'a vécue, il
en a senti l'effort et l'angoisse : eh bien! à
travers son récit, au travers de ses récits plutôt,
car il y revient à mainte reprise, nous le vivons
nous-mêmes, ce gigantesque combat, et nous
le vivons épique comme Jemmapes ou comme
Valmy. Valmy, Goethe l'a vu. L'Yser, Vander-
veide nous le montre. Contemplez ces trou-
peaux en déroute auxquels on demande pour
leur patrie, pour la liberté du monde, un effort
de quarante-huit heures. Deux jours? et il a
fallu tenir dix jours, sous la pression crois-
PREFACE XIX
santé de l'ennemi sans cesse renforcé! Et quel
ennemi! Vandervelde l'estime à sa vraie valeur.
« Les Allemands se ruaient sous la mitraille?
ivres d'alcool ou d'éther, mais ivres aussi de
carnage et de gloire. » Contre cet adversaire
furieux, contre ces bandes de jeunes berser-
kirs, les Belges résisteront-ils? Ils tiennent
les deux jours, trois jours, quatre jours, recu-
lant à peine sous la poussée furieuse, cinq
jours, six jours, quelle lutte ! dans la boue,
dans l'eau! on n'a pensé aux écluses que plus
tard! sept jours! Ah! demain, c'est fini. « Je
rentrai à Fumes avec Pimpression que cette fois
la défaite était inévitable. Au moment où f entrais
dans la ville^ quelqu'un me dit : (c On passe une
revue sur la place, d
Ouf! quel coup! quel han de soulagement!
C'était l'avant-garde française !
Goethe à Valmy! Il était dans le camp des
vaincus, au lieu que Vandervelde à l'Yser était
dans le camp des vainqueurs. Mais l'un comme
l'autre, au soir de Valmy comme au soir de
XX PHKFACK
l'Yser, ont senti commencer un nouveau
monde. Dans Valmy il y avait la Révolution.
Qu'y a-t-il dans la Marne, dans ITser, dans
Verdun, dans la Somme? Qu'y a-t-il dans
cette guerre? Nous nous le demandons tous;
nous croyons tous le pressentir, mais nous ne
voyons pas encore tous l'avenir de même.
Gomme je le voudrais, pourtant! Ce serait si
beau, si, chez les Alliés, tout le monde était
d'accord sur le sens de notre guerre.
Vraiment il ne me semble pas que ce soit
impossible. Mais jusqu'ici il y a chez nous
deux camps. Il y a ceux qui, contre les Alle-
mands, veulent faire comme les Allemands. Il
y a ceux qui veulent agir autrement que les
Allemands.
Je ne sais si je me trompe, et c'est, je supplie
qu'on veuille m'en croire, c'est sans la moindre
pensée de polémique que j'écris ces quelques
lignes où je ne veux pas qu'aucun Français
puisse trouver rien dont il soit peiné. Oui! je
me trompe peut-être, mais il me paraît que
c'est nous qui sommes les plus exigeants et
qui demandons le plus à notre victoire.
Les autres voudraient traiter l'Allemagne
PREFACE XXI
comme elle nous a traités après sa victoire de
1870, et annexer à la France des territoires,
comme l'Allemagne s'annexa l'Alsace et la
Lorraine. Mais imiter demain l'Allemagne,
n'est-ce pas l'absoudre pour hier? Les Alle-
mands n'auront-ils pas le droit de penser que,
s'ils ne sont pas, cette fois, les plus forts, c'est
du moins là leur seul tort, puisque la France
victorieuse se conduit comme eux?
Nous sommes plus exigeants, je le répète. Il
nous faut deux victoires. Nous voulons d'abord
la victoire matérielle : celle qui sur les champs
de bataille obligera l'envahisseur à reconnaître
que notre défense a brisé son assaut et l'a
réduit à notre merci. Mais elle ne nous suffit
pas. Nous voulons en outre la victoire morale.
Nous voulons vaincre d'abord l'armée alle-
mande, et ensuite vaincre chaque Allemand
jusqu'au fond de son âme. Il nous faut qu'au
fond de lui-même, dans son for intérieur, dans
le secret de sa conscience intime, il entrevoie
qu'il avait tort, et que nous représentons quel-
que chose de plus élevé que ce qu'il représente.
Il faut qu'il trouve notre Europe nouvelle
meilleure que la sienne.
XXII PRKFACE
Lui aussi, FAllemand, et Vandervelde Ta
bien rappelé, lui aussi il croit par cette guerre
créer une Europe nouvelle. Ostwald nous l'a
promise dès le début de la guerre, avec les
gaz asphyxiants. Les Germains apportent au
monde l'organisation; et, s'ils étaient les maî-
tres, ils organiseraient l'Europe sous leur
hégémonie. Eh bien! ce rêve d'avenir, il est
taré, gâté, pourri dans son essence, car il sup-
pose l'emploi de la contrainte pure, de la
force brutale, de la force sans droit. Ce rêve-
là ne peut s'accomplir qu'en pliant d'abord
les peuples sous un joug de fer, et, en consé-
quence, dès son premier essai d'avènement,
il est éclairé par la lueur des incendies de
Louvain et rougi du sang des victimes belges
et françaises. Il n'est pas possible que ce qu'il
y a d'humain chez l'élite allemande n'en soit
pas déjà tourmenté. Mais les Allemands luttent
contre ces inquiétudes et ces remords. Ils allè-
guent que cela, c'est la loi de la guerre, qui
s'impose à tout le monde, à nous comme à
eux. Ne leur donnons pas raison ! Poussons à
bout liotre conquête! Pour cela, nous oppo-
serons à leur Europe germanisée par force
PREFACE XXIII
^Belle sera fondée sur la volonté des nations par-
^Pticipantes. Elle formera, comme on l'a dit, une
société de nations. Nous n'obligerons pas du
tout l'Allemagne à y entrer, ce qui serait une
façon déguisée de revenir au régime de force
et de contrainte. Pas du tout! Au contraire!
nous ne voudrions pas d'elle de but en blanc,
du jour au lendemain, et sans garantie.
Gomme l'a dit Vandervelde, l'Internationale ne
se comprend qu'entre peuples qui ont l'esprit
de liberté. Nous craindrions de l'hypocrisie,
des arrière-pensées, un calcul de traîtrise.
Nous voudrons un stage, des gages, une cer-
titude qu'elle est guérie de sa frénésie furieuse.
Mais nous lui donnerons le grand spectacle de
peuples victorieux qui se fédèrent pour fon-
der la paix et l'ordre stable, et régler leurs
rapports d'après les lois de la justice interna-
tionale.
Est-ce donc le vieux rêve qui recommence?
et la guerre ne nous a-t-elle rien appris?
Si fait! la guerre nous a donné vis-à-vis de
nos rêves des exigences nouvelles. D'abord
nous ne comptons plus pour les réaliser sur le
XXIV PREFACE
seul enthousiasme des peuples. C'est aux gou-
vernements qu'il appartiendra d'organiser entre
eux, — après la victoire, certes, mais en s'y pré-
parant dès aujourd'hui, — ces rapports entre
les peuples. Ensuite, il ne peut plus nous sufBre
de vœux ni même de traités signés par les di-
plomates. Gela, c'était bon avant la guerre.
Depuis, nous ne nous berçons plus de chi-
mères; nous voulons du solide, et nous n'ac-
ceptons plus de rêve que s'il est pratiquement
et prochainement réalisable.
Donc, il faut, pour donner corps à la société
des nations, autre chose qu'un échange de si-
gnatures. On ne nous refera plus le coup du
chiffon de papier. Il faut au service du droit
international une gendarmerie internationale.
Cette gendarmerie-là, les armées alliées en for-
ment aujourd'hui le noyau. Peut-on en régler
le fonctionnement pratique? Je le crois pour
ma part; mais peu importe ce que je crois :
c'est aux divers gouvernements alliés qu'il
appartient de mettre cela au point et d'en
assurer dans le détail l'application pratique.
C'est une grande œuvre, mais c'est une œuvre
réalisable.
PREFACE XXV
C'est la seule réalité qui soit digne de notre
grande guerre. Une telle guerre ne peut finir
qu'ainsi. Toute autre paix ne mettrait pas fin à
la guerre et ne ferait que l'interrompre. En
revanche, si notre victoire aboutit à ce résul-
tat, nos morts ne seront pas tombés en vain.
Marcel Sembat.
LA BELGIQUE LIBRE
IMPRESSIONS IDE OUERRE
BELGIQUE ENVAHIE
EN BELGIQUE
Janvier 191 5.
Je viens de passer quelques jours en Belgique,
dans ce qui nous reste de Belgique, de Belgique
indépendante. C'est un bien petit pays, — quelques
lieues carrées à peine — un pays de brouillards et de
marécages, arrosé de sang, semé de ruines, mais
c'est le dernier refuge de nos espérances, le su-
prême réduit de nos libertés. Ce pays, hier encore,
avait une capitale : Furnes, dont les monuments
unissent la grâce de la Renaissance à la sévérité du
gothique.
L'artillerie lourde des Allemands nous en a
chassés.
Mais s'il n'a plus de capitale, il lui reste une
armée, et il lui reste un Roi. Hier encore, ceux qui
connaissaient mal le roi Albert ne voyaient en lui
qu'un jeune homme timide, appliqué, un peu
gauche. On le savait courageux. On n'ignorait pas
qu'à l'exemple d'autres souverains, comme le roi
d'Espagne et le roi d'Italie, il était d'esprit libéral,
il rêvait de réconcilier la royauté avec la démo-
cratie, et peut-être avec le socialisme. Mais il a
LA BELGIQUE LIBRE
fallu la guerre pour le révéler à lui-même et aux
autres, pour faire surgir des lisières de la royauté
un homme, ferme, droit, intrépide, qui force l'ad-
miration de nos ennemis, et en qui les républi-
cains eux-mêmes — nous en sommes — saluent
les vertus militaires et civiques d'un Hoche ou d'un
Marceau.
Quant à l'armée belge, elle a, depuis sept mois,
subi les plus dures épreuves. Un instant même,
après la chute d'Anvers, on a pu croire que c'en
était fait d'elle, et je me souviendrai toute ma vie
de l'impression désastreuse que nous eûmes lors-
que, le 10 octobre, nous vîmes, sur la route de
Furnes à Dunkerque, défder dans un effrayant
désarroi les avant-gardes de la retraite, 3o.ooo sol-
dats de forteresse, pêle-mêle avec un flot de 60.000
réfugiés. Mais, à l'arrière, heureusement, les divi-
sions de l'armée de campagne tenaient tête à l'in-
vasion. Elles tinrent pendant deux jours, pendant dix
jours, en attendant que les Français arrivent. Elles
tinrent malgré des pertes terribles... Elles tinrent
contre trois corps d'armée, jusqu'au moment où,
pour la première fois depuis le début de la guerre,
elles entrèrent en contact avec la grande armée
des Alliés, et, relayées par celle-ci ou mises à
l'abri par les inondations de l'Yser, elles connurent
enfin un repos relatif. Qui les eût vues alors, sans
les revoir depuis, aurait peine à les reconnaître. 11
y a quatre mois, l'armée belge était réduite à
EN BELGIQUE
quelques milliers d'hommes, sans souliers, sans
couvertures, sans vêtements d'hiver. Mais, avec
une rapidité merveilleuse, elle s'est refaite. Ses
effectifs sont rétablis, ses pertes sont réparées, son
moral n'a jamais été meilleur, et, tout le long des
côtes de la Manche, depuis la Normandie jusqu'aux
Flandres, la Belgique d'aujourd'hui, frémissante
et en armes, se prépare à refaire la Belgique de
demain.
Dans les camps d'instruction, tout d'abord de
Rouen à Dieppe, il y a des milliers de recrues,
venues pour la plupart de la Belgique occupée. A
l'appel du Gouvernement, elles ont passé les lignes
allemandes, au péril de leur vie, et attendent avec
impatience le moment d'aller faire le coup de feu
contre les Allemands.
Viennent ensuite, autour de Calais, les dépôts
divisionnaires, où il y a encore quelques milliers
d'hommes : soldats des anciennes classes ou conva-
lescents que, bientôt, l'on renverra au front.
Enfin, par delà la frontière française, les six
divisions de l'armée de campagne, bien équipées,
bien armées, avec leurs effectifs complets.
Toutes ces troupes, bien entendu, ne se trouvent
pas en même temps sur la ligne de feu. Dans la
règle, les hommes restent pendant ^quarante-huit
heures aux avant-postes, aux tranchées ou au
piquet, et quarante-huit heures au repos, dans les
cantonnements. Mais, pendant ce repos même, ils
LA BELGIQUE LIBRE
ne connaissent pas la sécurité, car il n'y a pas,
dans la Belgique d'aujourd'hui, une seule localité
qui ne soit sous le feu des batteries allemandes,
que cette localité s'appelle, par exemple, X... à
l'arrière. Y... sur la ligne des tranchées, ou Z... aux
avant-postes.
Voici X... d'abord, un petit village de la région
de F... à plus d'une lieue des lignes ennemies.
Jamais un projectile n'y était tombé, et jamais,
sans doute, un soldat allemand n'y mettra les
pieds. Mais, au mois de janvier dernier, on y a
fait cantonner des troupes. Toute une compagnie
avait été logée dans l'église. La nuit après, tout
dormait d'un profond sommeil, lorsqu'un obus de
2 10, faisant crouler la voûte, tua 43 hommes !
Ce sont là, au surplus, des accidents excep-
tionnels.
Pour entrer réellement dans le domaine de la
mort, il faut aller jusqu'à cette interminable ligne
de tranchées, qui, partant de la mer, va de Nieu-
port à Dixmude, et de là, par Soissons et par Reims,
.jusqu'aux Vosges.
Encore ne faudrait-il pas se figurer que, dans cette
zone dangereuse, tous les points soient également
dangereux.
A Nieuport, à Dixmude, devant Ypres, la ba-
taille est, pour ainsi dire, continue, et les obus ne
cessent guère de pleuvoir. Mais, dans d'autres
endroits, où l'on s'est terriblement battu au mois
EN BELGIQUE
de novembre, et où depuis lors les inondations ont
rendu toute avance à peu près impossible, c'est à
peine si, de temps à autre, on échange quelques
salves de shrapnells. Aussi, depuis la bataille de
l'Yser, le village de Y..., ou plutôt les décom-
bres du village de Y..., sont devenus en quelque
sorte un but d'excursion pour toutes les personnes
qui sont admises à aller au front. Le poète Emile
Verhaeren y est allé ; la Reine y vient quelquefois, et
un abri où elle s'est arrêtée s'appelle « Le Repos de
la Reine ». Les hommes politiques qui désirent faire
figure de héros ne manquent pas, eux aussi, de s'y
rendre, et peuvent, à leur retour, dire qu'ils ont
visité les troupes « sous la pluie des shrapnells » .
En fait, comme on ne tire que par intermittence,
et que les artilleurs allemands ont, à cet égard,
leurs habitudes, le risque est aussi réduit que pos-
sible, et actuellement, pour courir des risques à
Y..., il faut y séjourner, comme le font les sol-
dats et comme le font ces dames anglaises, qui y ont
établi un poste de secours où elles recueillent les
blessés.
Elles s'étaient installées au début à cinquante
mètres des tranchées, dans la première maison du
village, mais cette maison a été détruite, et elles
habitent aujourd'hui un autre logement, pour
être moins exposées, mais qui peut néanmoins,
d'une heure à l'autre, être éventré par un projectile.
Que l'on no se figure pas au surplus que le
LA BELGIQUE LIBRE
danger qu'elles courent les empêche de goûter,
malgré tout, la joie de vivre. Ce ne seraient pas
des Anglaises si, dans cet enfer de pays, elles n'a-
vaient pas trouvé le moyen de se créer une sorte de
home, où elles aiment à recevoir leurs amis.
La dernière fois que j'y suis allé, deux officiers
aviateurs étaient venus en auto avec un appareil
cinématographique, et, pendant qu'au dehors les
canons belges et les obus allemands faisaient
alterner leurs détonations, ces dames et leurs
hôtes prenaient le thé et regardaient passer les
films.
Ce ne sont pas nos soldats belges, au surplus,
qui y trouveraient à redire. Eux-mêmes, dans les
tranchées, rivalisent de bonne humeur avec leurs
amies les misses anglaises. Au fond de leur abri,
couchés sur la paille, près du feu où ils cuisent
leurs pommes de terre, le riz, le pain, ils jouent
aux cartes. Je me suis même laissé dire qu'on
avait amené aux tranchées un vieux piano, trouvé
à Nieuport.
D'aucuns, d'ailleurs, se plaignent de mener une
vie trop calme, et regrettent de n'avoir pas l'occa-
sion de tirer plus souvent des coups de fusil sur les
Boches.
Les Boches, en effet, sont maintenant assez loin
sur la rive droite de l'Yser, ou, tout au moins, de
l'autre côté de la zone inondée.
Pour les approcher, il faut aller jusqu'aux avant-
EN BELGIQUE
postes, dont certains se trouvent à deux kilomètres
au delà des tranchées.
En face de nous, derrière leurs sacs de terre, Toeil
fixé au miroir du périscope, les sentinelles enne-
mies nous guettent et, par-dessus le parapet, nous
voyons, de très près, le Grand-Hôtel de Westende,
les églises de Middelkerke ou d'Ostende, et, quand
il n'y a pas trop de brume, le beffroi de Bruges.
C'était notre Belgique, hier. Ce sera notre Bel-
gique, demain !
Cette Belgique de demain, que sera-t-elle ? Qui
saurait, qui oserait le prédire? Mais, quoi qu'il
arrive, quoi que l'avenir nous réserve, nous savons,
nous osons affirmer que cette Belgique sera.
Peut-être même pouvons-nous aller plus loin, et
nous risquer à dire ce qu'elle ne sera pas, ce qu'elle
ne doit pas être.
Avant même d'avoir vaincu, d'aucuns affirment
déjà que la Belgique de demain doit être une Bel-
gique agrandie aux dépens de l'Allemagne.
Quand nous allions aux Etats-Unis et passions
par l'Angleterre, nous eûmes l'honneur de rencon-
trer un diplomate éminent, qui jouera sans doute
un grand rôle quand seront fixées les conditions de.
la paix future. Il nous disait : « La Belgique, après
cette guerre, doit devenir un grand pays. » Et
d'autres, moins mesurés dans leurs propos, se
hasardent à dire : a II faut que la Belgique de demain
s'étende jusqu'à la rive gauche du Rhin. »
10 LA BELGIQUE LIBRE
Il est trop tôt pour parler de ce que nous pour-
rions légitimement demander au jour de la victoire :
peut-être une rectification de la frontière du côté
de Moresnet et de Malmédy, ou même le Grand-
Duché de Luxembourg, si, librement consultés, les
Grands-ducaux manifestent le désir de s'unir à la
Belgique. Mais il n'est pas trop tôt pour dire, dès
à présent, les raisons qui nous feraient repousser le
dangereux cadeau que serait un morceau d'Alle-
magne.
Au point de vue de notre politique intérieure,
d'abord, notre pays est suffisamment divisé par le
dualisme des langues, par la différence des points
de vue entre les Flamands et les Wallons, pour que
ce soit folie d'y vouloir annexer des populations
allemandes, avec d'autres mœurs, d'autres habi-
tudes, d'autres traditions.
De plus, et surtout, procéder par force à des
annexions de territoire, créer en Europe de nou-
veaux irrédentismes, transformer une guerre de
défense contre l'impérialisme germanique en une
guerre de conquête contre le peuple allemand, ce
serait enlever à notre cause tout ce qui fait sa
grandeur, sa noblesse et sa légitimité.
Il y a quelques semaines, à Londres, les socia-
listes des nations alliées, — Français, Russes, An-
glais, Belges, — se réunissaient en conférence dans
le but d'affirmer, s'il était possible, une politique
commune. Pareille tentative semblait condamnée à
EN BELGIQUE II
un échec. Comment faire coïncider en effet les
points de vue d'hommes aussi différents, placés
dans des conditions aussi différentes, que les
socialistes belges, légitimement exaspérés par le
traitement dont leur pays a été l'innocente victime,
les socialistes français, conscients d'être en état de
légitime défense, et les anti-impérialistes de la
Confédération générale du Travail, les Tolstoïens
de l'Independent Labour Party, et les révolution-
naires russes, placés dans cette alternative tragique
de faire crédit au tsarisme qui ne désarmait pas ou
de faire tort à la démocratie occidentale en armes
contre l'impérialisme germanique ? Nous y sommes
parvenus cependant. Certes, l'ordre du jour voté
par la conférence a été critiqué. On l'a trouvé
vague et imprécis. On n'a pas compris, on n'a pas
voulu comprendre, que c'était un résultat essentiel
d'avoir obtenu l'uniformité sur cette affirmation
que la victoire de l'Allemagne serait l'écrasement
de la démocratie en Europe et que, pour éviter
cette catastrophe, la guerre devait être menée jus-
qu'au bout.
Mais les socialistes n'eussent pas dit leur pensée
tout entière s'ils n'avaient pas ajouté que ce bout
ce n'est l'écrasement politique et économique de
l'Allemagne, mais, au contraire, la libération de
l'Allemagne, dominée ou trompée par ceux qui la
gouvernent.
Ce qui fait pour nous, en effet, de la guerre ac-
12 LA BELGIQUE LIBRE
tuelle une guerre sainte, c'est que nous avons
conscience de lutter pour le droit, la liberté et la
civilisation.
Nous luttons pour le droit, incarné dans la Bel-
gique, dont les plaies saignantes crient vengeance
au ciel, et le droit ne sera vengé que le jour où
notre pays sera rendu à lui-même et intégralement
indemnisé.
Nous luttons pour la liberté, c'est-à-dire pour la
liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, et la
liberté ne triomphera que le jour où la Pologne
sera ressuscitée, où la France recouvrera ses fron-
tières naturelles, où de la mer du Nord aux Bal-
kans il n'y aura plus un peuple qui subisse la loi
du plus fort.
Nous luttons, enfin, pour la civilisation, et la
civilisation ne sera sauvée que le jour où sera
vaincue, non pas TAllemagne des penseurs et des
poètes, mais l'Allemagne des hobereaux, des mili-
taires professionnels, des fabricants de canons,
l'Allemagne des Krupp, des Zeppelin, des Guil-
laume II, et aussi l'Allemagne des intellectuels,
qui ont si complètement donné raison à cette
parole : « Science sans conscience est la ruine de
l'âme. »
Ceux-là sont pires que ceux qui ont commis les
pires méfaits, car ils les ont approuvés sans avoir
l'excuse de la fureur du combat. La Belgique a été
violée, et ils ont approuvé ; la Belgique a été mar-
EN BELGIQUE l3
tjrisée, et ils ont approuvé; la Belgique a été
ruinée, affamée, décimée, et ils approuvent encore I
Aussi, contre ceux-là, le monde entier se lève, et,
c'est notre ferme conviction, dans cette lutte, le
dernier mot restera à l'Humanité.
UN MOINE GUERRIER (^)
Je suis allé, ces temps derniers, en West-Flandre,
un pauvre pays de brumes et de marécages, arrosé
de sang, semé de ruines.
De Nieuport à Ypres, les tranchées belges et
françaises en marquent la frontière. Devant elles,
une large zone d'inondation leur sert de fossé.
Au dix-septième siècle, quand ils se battaient i
dans les mêmes régions, les soldats de Maurice de \
Nassau appelaient cette guerre la guerre des gre-
nouilles. Les choses n'ont pas changé. Aujourd'hui,
comme alors, on se dispute une grenouillère. Sauf
sur quelques points, où il y a des ponts, les armées
ennemies sont séparées par deux kilomètres d'eau ou
de boue. Des fermes ou des hameaux ruinés émer-
gent, de place en place. On y a établi des avant-
postes. La plupart sont inaccessibles le jour, à
cause de la mitraille. Mais on s'y rend la nuit, pour
la relève des troupes ou leur ravitaillement.
Pendant que j'étais à P..., des officiers se propo-
sèrent de visiter l'un de ces avant-postes, à l'ex-
trême pointe des lignes belges :
(i) Journal, 8 avril 191 5.
UN MOINE GUERRIER l5
« Vous y rencontrerez », me dit-on, « un homme
peu ordinaire. Hier, c'était un moine. Aujourd'hui,
c'est un officier. Après de brillants débuts dans
l'armée, il entra, un beau jour, dans un couvent de
franciscains. La guerre l'y surprit et l'en fît sortir.
Son froc jeté, il reprit l'uniforme, et le voici lieute-
nant, décoré pour fait de guerre, réclamant comme
une faveur d'être envoyé à des postes pénibles et
périlleux. »
Nous partîmes donc, pour aller voir ce moine
guerrier dans son ermitage.
Une digue de fascines y conduit, reliant des îlots
boueux, où l'on enfonce jusqu'aux genoux. Pour
les traverser, chaque compagnie dispose de quel-
ques paires de hautes bottes en caoutchouc.
La nuit était claire. Un mince croissant de lune
se reflétait dans la lagune. Du côté de Nieuport,
les Allemands lançaient des fusées lumineuses,
pour éclairer leurs approches en prévision d'une
-attaque possible. Les canons ennemis grondaient
au loin et, par-dessus nos têtes, les 120 longs fran-
çais envoyaient leurs obus dans les cantonnements,
de l'autre côté de l'Yser. Ils passaient en sifflant,
comme des oiseaux, très haut dans le ciel.
Après avoir marché pendant une heure, le bâton
à la main, pour ne pas trébucher, nous atteignons
le village de 0..., ou, plutôt, ce qui reste du village
de 0... : quelques pans de murs, un clocher écroulé,
une ferme éventrée par les projectiles.
i6
LA BELGIQUE LIBRE
C'est là que se trouve la grand'garde comman-
dée par le lieutenant L...
Une quinzaine de soldats font le guet, car les
tranchées allemandes sont à deux cents mètres. Les
autres, dans une cave, jouaient aux cartes. Une
recrue, arrivée d'hier, dort, le nez sur une poutre.
Le chef est là-haut, dans une sorte de pigeonnier,
qui lui sert d'observatoire.
Nous montons, et il nous fait les honneurs de sa
cellule. Cinq mètres de long sur quatre de large. Pour
meubles, une paillasse, une chaise trouée et une
table boiteuse. Pas d'autre luminaire qu'une lan-
terne sourde, invisible au dehors.
Notre ermite vit dans ce taudis depuis plus d'un
mois. On relève ses hommes toutes les vingt-quatre
heures. Lui refuse d'être relevé. Observateur pour
l'artillerie, il ne bouge pas de son poste, sans autre
lien avec le monde extérieur que le fil de télé-
phone qui le relie au quartier général. On le ravi-
taille comme on peut, les nuits de calme. Mais,
parfois, les communications, sous le feu des
mitrailleurs, deviennent impossibles. Il y a quel-
ques semaines, pendant trois jours, on n'a pu
envoyer d'eau potable. L..., pour étancher sa soif,
prit de l'eau des inondations, de l'eau salée où
macèrent des cadavres, il fit bouillir dans une
marmite et lécha les gouttelettes qui se déposaient
sur le couvercle. L'autre soir, un obus est entré
chez lui. Il éclata ; mais par un hasard extraordi-
UN MOINE GUERRIER I7
naire — peut-être, dit-il, un miracle — L... n'eut
d'autre mal qu'une écorchure au doigt.
A qui lui demande si la vie, dans ces conditions,
n'est pas insupportable, s'il ne meurt pas d'ennui
et de solitude, notre hôte répond : « Je n'ai jamais
été aussi heureux. Le temps passe vite. Je fais mon
petit ménage. Je veille sur mes hommes. Je com-
munique mes observations. J'ai conscience d'être
utile à mon pays. » Et, pour compléter sa pensée,
il nous montra, sur la muraille, ces mots, gravés
au canif : « Vive le Roi ! »
Quelle distance entre cet homme, ce religieux,
ce conservateur, ce royaliste, et le républicain, le
socialiste, l'incroyant auquel il fait accueil. Et
cependant, lorsque je lui serre la main, en toute
sympathie, cette distance s'efface. Nous sommes
tout près l'un de l'autre. Nous voulons, nous sen-
tons, nous espérons les mêmes choses. Si les modes
d'expression diffèrent, les sentiments sont iden-
tiques. Il est sorti de son couvent. J'ai quitté ma
Maison du Peuple. Nous nous défendons, coude à
coude, contre l'agression brutale et injuste. La
Belgique d'hier est morte. Vive la Belgique de
demain !
bêluiquk knvaHIe
SUR LA LIGNE DE FEU
LA MAISON DE LA JOCONDE
C'est quelque part, là-bas, dans ce qui nous
reste de la Belgique. L'Yser, lente et trouble, coule
derrière de hautes digues de gazon. Une maison
isolée s'y adosse, qui était, hier encore, proprette
et avenante. Des officiers belges, un soir, y entrè-
rent pour se chauffer, au sortir de leurs tranchées
boueuses et froides. Ils furent reçus par une vieille
femme qui leur offrit, le cœur sur la main, tout ce
qu'elle avait de meilleur. L'un d'eux, enchanté du
contraste, s'écria : « Nous sommes au Louvre ! »
Un autre ajouta, en désignant l'hôtesse : « Et voilà
la Joconde ! » Ce nom lui resta. On l'inscrivit sur
la porte.
Depuis lors, on s'est âprement battu dans ce
coin des Flandres. La digue, coupée de tranchées,
n'a cessé d'être battue par l'artillerie allemande et,
naturellement, la maison de la Joconde a eu sa
part, sa large part de projectiles.
Mais, pendant longtemps, la Joconde n'a pas
voulu partir. Pendant des semaines, elle s'est
rendue utile aux soldats. Les jours de calme, elle
leur faisait la soupe ou le café. Quand la pluie de
SUR LA LIGNE DE FEU I9
shrapnells devenait trop forte, nos poilus l'emme-
naient dans leurs trous de taupes.
Un jour, le roi Albert vint à passer. Il la félicita ;
peut-être l'eût-il décorée comme les dames an-
glaises de Y... Mais la Joconde désirait autre
chose. Sa maison, sa pauvre maison était en
ruine. Le Roi, après la guerre, voudrait-il la re-
bâtir? On le lui promit. On la rassura sur Tavenir
de son home. Il n'était plus nécessaire, dès lors,
d'y monter la garde. Elle s'en fut sans plus tarder.
Sans doute elle reviendra tôt ou tard, comme
est revenue l'autre Joconde, celle de Paris.
En écrivant cette histoire, je m'avise qu'elle n'a
guère d'intérêt. Mais qu'y puis-je? La guerre, telle
qu'elle est, ressemble si peu à la guerre telle qu'on
la raconte à vingt kilomètres du front ! Une fois de
plus, je m'en rendis compte, le jour où le général
commandant la ...®D. A. nous mena voir la maison
de la Joconde.
Dans cette zone où il n'y a pas un arpent de
terre qui n'ait été labouré par les obus ou qui ne
risque à tout moment de l'être, rien ne bougeait
rien ne se montrait.
Nous pûmes, sans encombre, passer sur l'autre
rive et, par un boyau d'accès, la tête rentrée dans
20 LA BELGIQUE LIBRE
les épaules, gagner rextrôme point des positions
belges.
De cet endroit aux avant-postes allemands, il
n'y a pas plus de quatre cents mètres.
A croppetons dans la tranchée, nous regardions
sans nous découvrir.
La ville de X... est tout près. On la bombarde
depuis six mois. Mais du dehors, comme à l'ordi-
naire, elle paraît intacte. J'y suis allé jadis en tou-
riste. Rien n'empêche, semble-t-il, d'y aller encore,
de se promener dans ses rues tranquilles; rien,
que cette ligne blanche, presque invisible : les
tranchées allemandes.
Des hommes sont là aux aguets; des hommes
comme nous; des hommes qui, laissés à eux-
mêmes, ne demanderaient qu'à vivre et à laisser
vivre. Ils ont une famille. Ils ont des enfants. Ils
se demandent, comme les nôtres, combien de |
temps encore durera cette guerre... |
Mais quelqu'un de nous a dû se montrer. Une |
balle siffle. La détonation d'un coup de fusil nous |
parvient, très faible, comme le bruit d'une brique I
tombant à l'eau. Puis, quand nous avons déjà re-
passé l'eau, des shrapnells et des obus brisants
commencent à tomber, de minute en minute. Ni
tués ni blessés d'ailleurs. Ce sont des munitions
gaspillées sans plus. Le calme renaît bientôt, jus-
qu'à l'heure, prochaine peut-être, où, sur ce coin
de l'immense ligne, on se battra pour de bon.
SUR LA LIGNE DE FEU 21
* *
Cette guerre de tranchées doit paraître à nos sol-
dats aussi monotone et fastidieuse que leur travail
d'ouvriers industriels. Pendant des semaines rien
ne' se passe. Les hommes dorment, jouent aux
cartes, parcourent, en bâillant, un journal, sans
autre diversion — de temps à autre — qu'un arro-
sage de shrapnells.
Parfois, deux ou trois camarades sont tués par
un obus. On les enterre à quelques pas des abris
et, peu à peu, une ligne de tombes vient doubler la
ligne des tranchées.
Je vois encore, à P..., quelques-unes de ces
tombes, avec leurs croix de bois blanc, coiffées de
la casquette du mort, ou couronnées de fleurs, ou
précédées d'un tertre de gazon, avec des arabes-
ques en douilles de cartouches.
De l'autre côté, dans l'eau des inondations, on
me montre une chose noirâtre et informe, puis une
autre, avec un ceinturon brillant au soleil : des ca-
davres allemands du dernier hiver, remontés à la
surface, ballonnés, décomposés, couverts de moi-
sissures. La mort devant, la mort derrière, et au
milieu de jeunes soldats, séparés de tout, n'ayant
guère autre chose à faire que de penser, de penser
à ce qui, peut-être, les attend demain.
22 LA BELGIQUE LIBRE
Il semble que nul moral ne puisse résister à pa-
reille épreuve. Mais la nature humaine est merveil-
leusement élastique. Ces mêmes hommes, je les
avais vus, le mois dernier, dans la paix de leurs
cantonnements. Ils se plaignaient, ils maudissaient
cette guerre. Ils demandaient anxieusement quand
ce serait la fin. Ici, au contraire, personne ne
murmure. La seule perspective de l'action suffît à
les tenir en haleine. Ils ne demandent qu'une
chose : se battre, refouler l'ennemi, rentrer chez
eux, certes, mais drapeau en tête. Et, malgré tout
ce qu'ils ont souffert, tout ce qu'ils souffrent, tout
ce qu'ils souffriront encore, leur humeur est
joyeuse, car une grande espérance les soutient :
ils se battent pour être des hommes libres, dans
une Europe libérée.
DANS LES TRANCHÉES BELGES (0
Il y aura bientôt un an que le front ouest est
indiqué, sur les cartes de guerre, par une ligne
continue qui va de la mer aux Vosges. Cette ligne,
au début, était fictive. Les armées en présence se
retranchaient sur certains points ; elles combattaient
en rase campagne sur d'autres. Aujourd'hui, au
contraire, toute solution de continuité a disparu. La
(i) Le Petit Parisien, 29 septembre igiô.
™
SUR LA LIGNE DE FEU
23
fiction est devenue une réalité. Celui qui entrerait
dans les tranchées de première ligne, près de la
Grande-Dune de Lombartzyde, pourrait y cheminer,
sur un parcours de six cents à sept cents kilomètres,
à travers Targile des Flandres, la craie de la Cham-
pagne, le terreau de TArgonne. Il rencontrerait
successivement, dans cet interminable boyau, des
Français, des Belges, puis des Français encore, des
Anglais avec des Indiens, des Canadiens, des Aus-
traliens, et, dans les lignes françaises de nouveau,
à côté des poilus de tous les pays de France, des
turcos, des spahis, des tirailleurs algériens, des
goumiers du Maroc, des noirs du Sénégal. Sauf en
de rares endroits, il ne verrait rien que la tranchée
même ; quand elle n'est pas creusée dans le sol,
assez profondément pour abriter ses défenseurs,
des parapets, des fascines, des tonneaux ou des
sacs de terre s'élèvent plus qu'à hauteur d'homme.
Mais, de place en place, les sentinelles ont des pé-
riscopes et, parfois, c'est à quinze ou vingt mètres
de distance que, dans leurs miroirs, on aperçoit les
lignes allemandes.
A de tels postes il faut être toujours en éveil :
l'ennemi peut jeter des grenades, lancer des tor-
pilles aériennes, envoyer une volée de shrapnells
sur la première ligne. Ses tireurs envoient des
balles, tantôt au hasard, sur des points repérés,
tantôt avec une précision redoutable sur tout ce
qui bouge : un soldat qui se découvre, un impru-
24 LA BELGIQUE LIBRE
dent qui passe derrière Tembrasure d'une mitrail-
leuse ou d'un fusil.
Ce n'est point toujours, au surplus, sur des
hommes que l'on tire. L'autre jour, du côté de
l'Yser, un officier belge, qu'Alphonse Allais eût
aimé, nous disait :
— Le seul malheur, c'est que nous n'ayons pas
de cartouches...
— Pas de cartouches, grand Dieu I
— Non, pas de cartouches, de cartouches de
chasse pour les vanneaux, les courlis, les hérons
qui viennent se poser tout près de nous, dans les
inondations.
Ailleurs on nous racontait que deux choses tra-
hissaient la présence des Boches terrés et invi-
sibles : le fumet de leur fricot et, de grand matin,
les coups de fusil tirés sur les canards sauvages.
On eût pu ajouter, en outre, que, parfois, d'une
tranchée à l'autre, on se fait signe et qu'on finit
par se connaître.
C'est ainsi que, devant Dixmude, on me montra
le réduit de M. Fritz.
M. Fritz, qui niche près de la minoterie, est un
tireur redoutable. Il avait déjà tué, en cet endroit,
plusieurs soldats belges, quand il crut devoir en-
voyer, dans une boîte à sardines, sa carte de visite,
avec quelques annotations supplémentaires, don-
nant son âge, sa profession, sa résidence. Le per-
sonnage, d'ailleurs, est prudent non moins qu'ha-
SUR LA LIGNE DE FEU 25
bile. Depuis que deux tireurs belges, aussi adroits
que lui, sont spécialement attachés à sa personne,
il ne donne plus signe de vie.
Mais, pour un M. Fritz qui ne se montre pas,
dix autres le remplacent, et, à certains points de la
ligne, la fusillade, surtout la nuit, ne cesse guère.
Parfois aussi l'artillerie s'en mêle.
Nous étions arrivés, un certain soir, au point de
contact des Français et des Belges. Ici, le dernier
des soldats belges, et, à ses côtés, coude à coude
— symbole vivant de leur fraternité d'armes — le
premier soldat français, qui se trouvait être, du
reste, un joyeux tirailleur algérien.
Comme nous allions entrer dans le (( boyau
franco-belge » pour regagner notre auto, on nous
prévint qu'à 5^3o il y aurait un tir d'artillerie
violent : « Soixante avions belges, anglais et fran-
çais vont partir pour jeter des bombes dans les
cantonnements ennemis, et notre artillerie va les
appuyer. »
A l'heure dite, en effet, la canonnade commença
et, toutes les batteries entrant en action, leurs dé-
tonations se succédèrent de plus en plus près.
Dans le ciel les éclatements des shrapnells alle-
mands marquaient la place des avions, à peine vi-
sibles eux-mêmes.
Comme nous étions exactement entre les batteries
françaises et les positions bombardées, les obus de
nos amis nous passaient en sifflant par-dessus la
20 LA BELGIQUE LIBRE
tête, et bientôt les « marmites » allemandes vinrent,
pour la riposte, tomber en avant des lignes.
Tout cela dura vingt minutes, pendant lesquelles
sans doute, dans les bois qui fermaient l'horizon,
des centaines de soldats avaient trouvé la mort sous
une pluie de projectiles ! Puis le calme se fît,
tandis que les ombres du soir s'allongeaient sur la
campagne.
Nous lûmes, le lendemain, dans le communiqué
officiel, que l'artillerie et les aéroplanes des Alliés
avaient bombardé la forêt de Houthulst.
DANS LES LIGNES FRANÇAISES
ARRAS ET SOISSONS
\
(Septembre 191 5.)
En revenant d'Italie et en allant au Grand
Quartier général belge, où le Conseil des ministres
se réunissait pour la première fois en Belgique,
depuis Anvers, j'ai pu, grâce à M. Millerand,
visiter Soissons et Arras. J'ai parcouru également
quelques tranchées de première ligne, du côté de
l'Aisne et de la S carpe.
Malgré des bombardements presque quotidiens,
Soissons, en somme, n'a pas trop souffert. Sa
cathédrale aux blanches voûtes a été percée à jour
par quelques obus, mais le mal ne laisse pas d'être
réparable. Elle avait d'ailleurs été reconstruite,
sous couleur de restauration. Si les choses restent
dans l'état actuel, il suffira de mettre d'autres
pierres neuves à la place de celles qui sont
tombées.
A Arras, par contre, c'est le désastre. La ville
n'est pas, ou pas encore, un amas de décombres,
comme Nieuport, comme Ypres, ou nos pauvres
28 LA BELGIQUE LIBRE
villages de TYser. Mais la cathédrale est tombée
presque tout entière dans la rue, où ses débris
barrent le passage. Nombre de façades, réduites
en poussière par un seul gros projectile, sont
remplacées par un trou béant. L'Hôtel de Ville, ce
bijou, a subi de lamentables outrages. Dans beau-
coup de rues, pas une maison n'est intacte.
Avant la guerre, Arras avait 26.000 habitants.
Il en reste 1.200 : des gardiens de maisons,
quelques employés fidèles au poste et, aussi, des
rentiers, attachés à leurs logis comme des escargots
à leur coquille, ou de petits commerçants que rien
n'arrache à leur échoppe.
A côté des ruines de l'Hôtel de Ville, par
exemple, en pleine zone de feu, nous trouvâmes
dans une petite boutique — la seule d'ailleurs qui
soit restée ouverte — un petit vieux qui vendait de
la porcelaine, des couronnes funéraires pour les
victimes du bombardement et des cartes postales
illustrées montrant les ravages de l'artillerie alle-
mande. J'ai acheté l'une de ces cartes, l'ai écrite
sur place et l'ai mise à la poste dans le réduit, plus
ou moins abrité, où, au péril de leur vie, deux
postiers continuent leur service.
Tous les jours, ou à peu près, on bombarde. Au
premier obus, les bombardés descendent dans
leurs caves. Le plus souvent, ils y habitent. La
veille, à Soissons, le colonel du ... nous avait offert
le thé à six pieds sous terre. De même, à Arras, le
DANS LES LIGNES FRANÇAISES 29
înéralX..., qui avait bien voulu m'inviteràdéjeu-
ler, me reçut dans le sous-sol, où nous passâmes
deux heures pleines d'intérêt, avant de nous rendre
aux tranchées.
Il y faisait très calme.
De temps à autre, un obus passait par-dessus
notre tête, allant vers Arras. Pour le surplus, « rien
à signaler », dirait sans doute le communiqué
officiel.
Peut-être ceux qui lisent ces mots se deman-
dent parfois ce que font les troupes, pendant ces
périodes, souvent longues, d'inaction apparente?
Elles travaillent. Elles remuent de la terre. Elles
développent, de plus en plus, le dédale des tran-
chées et des boyaux d'accès.
Pendant le jour, les hommes dorment dans leurs
abris, jouent aux cartes, parcourent un journal ou
un livre, écrivent à leurs parents. Dès que la nuit
vient, l'activité commence et dure jusqu'à l'aube;
les tranchées s'ajoutent aux tranchées ; les fils de
fer et les ronces artificielles s'étendent, de place en
place, sous des frondaisons de fougères, dans la
paix ombreuse des grands parcs, à l'orée des sapi-
nières. Dans ces beaux jardins de l'Ile-de-France,
la mort guette partout.
A certains endroits les lignes se rapprochent. On
est à trente mètres, à vingt mètres de l'ennemi. On
sait qu'il est là ; qu'il suffirait de se montrer pour
que ses fusils partent...
3o LA BELGIQUE LIBRE
— Les voyez-vous parfois? demandai-je aux
officiers qui étaient près de moi.
Et déjà Tun me répondait : a Presque jamais.
Tout le jour durant ils se terrent comme des
taupes... », lorsque, me saisissant par le bras :
— Regardez vite, me dit quelqu'un, droit
devant vous, tout près. Dans la direction de ce
poteau. En voici un !
A vingt pas de nous, en effet, une main dépas-
sait le parapet de la tranchée allemande et, l'ins-
tant d'après, nous vîmes le propriétaire de cette
main qui se découvrait un peu.
Des fusils, déjà, étaient braqués sur lui et le
visaient longuement, soigneusement, comme on
vise une bête fauve dans une chasse à l'affût. Gela
dura trente, quarante secondes, et j'eus le temps
de me poser cette question.
« Souhaitais-je que nos hommes tirent juste? »
Eh bien, non, je ne le souhaitais point, comme je
l'eusse souhaité peut-être si, la veille, j'avais vu
tomber près de moi quelque camarade. En quelque
sorte, malgré moi, je faisais des vœux pour que
l'Allemand en réchappe. Un coup partit, puis deux
autres. Mes vœux étaient exaucés, et je me disais
que, sans doute, mieux eût valu réserver ma pitié
pour d'autres.
Au reste, l'instant d'après, un coup de fusil, tiré
en réponse, nous replaçait devant ce dilemme de
toute guerre : tuer ou être tués I
DANS LES LIGNES FRANÇAISES
Il ne faudrait pas croire cependant que tou-
jours les soldats qui se trouvent ainsi nez à nez se
tirent dessus ou s'envoient des grenades.
A certains moments, on se jette des journaux,
roulés en boule et lestés d'un caillou.
L'autre jour, ici même, les Français virent arri-
ver un chien, porteur de ce message :
« Prière de prévenir le caporal X... que sa
femme et ses enfants qui habitent Lens (dans les
lignes allemandes) se portent bien et lui envoient
leurs amitiés. »
Au moment de l'intervention italienne, les Fran-
çais se firent une fête d'annoncer l'événement de
l'autre côté de la barricade.
— Bonne nouvelle pour vous, les Boches : l'Italie
entre dans la danse !
Et les Boches de répondre, du tac au tac :
— Tant mieux. Ce nous sera une vraie joie que
de leur tomber dessus !
On se demandera, peut-être, comment il est
possible que ce tête-à-tête se prolonge entre ces
deux armées formidables qui auraient, l'une et
l'autre, un intérêt vital à pousser de l'avant.
Pour s'en rendre compte, il faut avoir vu les
travaux de défense que, pendant dix mois, les
a'dversaires ont accumulés.
On a transformé en casemates les carrières si
nombreuses dans la région de l'Aisne. On a créé
des abris bétonnés, ou protégés par une épaisse
32 LA BELGIQUE LIBRE
couche de terre, à l'épreuve des obus. Le matin
même un projectile de i5o était tombé sur Tun de
ces abris. Il n'avait fait de mal à personne ! On a
pris, pour organiser la défense, des matériaux
empruntés à tous les chantiers, à toutes les usines
d'alentour.
J'ai vu, par exemple, à Soissons, ce que je
n'avais jamais vu auparavant : une distillerie ser-
vant à quelque chose.
Il est vrai qu'elle est en ruine.
On a pris les briques de ses murs, troués
d'obus, pour renforcer les parapets des tranchées.
On a rempli de terre les tonneaux pour en faire des
barricades. On s'est servi de la ferraille des chau-
dières pour couvrir les abris. Jadis cette usine
servait à empoisonner des Français. Elle les défend
aujourd'hui contre l'invasion. Avant la guerre, elle
alimentait les assommoirs de Paris. A présent, et
au point le plus critique, elle barre la route de la
capitale, et les poilus qui la gardent — des élec-
teurs de M. Briand, des métallurgistes de la
Haute-Loire — sont bien résolus à ne la quitter
que le jour où ils avanceront.
Ma grande préoccupation, naturellement, au
cours de cette visite, était de m'enquérir du moral
de cette armée qui, depuis un an, du côté occi-
dental, a porté glorieusement presque tout le poids
de la guerre.
Il ne m'a point fallu longtemps pour être fixé.
DANS LES LIGNES FRANÇAISES 33
— Avez-vous confiance? demandai-je.
— Ce n'est pas de la confiance, me fut-il ré-
pondu, c'est de la certitude. Gela durera ce qu'il
faudra. Mais nous les tenons. Et nous les aurons.
Le tout est qu'à l'arrière on ne fléchisse pas.
Tel est le langage que me tint un chef d'armée.
Mais, partout, avec d'autres mots, on me disait
les mêmes choses.
Il y a quelque temps, ajoutait-on, les soldats
avaient peine à accepter l'idée d'une campagne
d'hiver. Aujourd'hui, ils l'acceptent avec résolu-
tion. Si elle est nécessaire, on la fera. On la fera,
parce qu'on se bat pour ne plus devoir se battre,
parce qu'on ne veut pas être contraint de recom-
mencer dans dix ans, parce qu'on veut épargner à
ses enfants ou à soi-même les horreurs d'une nou-
velle guerre. Pour cela il faut vaincre. On vaincra.
Voilà ce que j'ai vu et entendu dans les tran-
chées, devant Arras et devant Soissons. Jamais
plus noble cause n'a trouvé de plus dignes défen-
seurs. Et, après ces deux jours de contact avec
eux, je résume mes impressions en un mot : la
France a le droit d'être fière de ses officiers et de
ses soldats.
BELGIQUE ENVAHIE
LA BATAILLE DE L'YSER^')
IMPRESSIONS D'UN TÉMOIN
L'armée belge, au début de cette guerre, passait
pour quantité à peu près négligeable. Bien plus
justement que de Tarmée britannique, le Kaiser eût
pu dire d'elle : A contemptible Utile army, A deux
points tournants de la guerre, cependant, cette
armée eut son heure. A Liège, d'abord, lorsqu'elle
imposa aux Allemands quelques jours de retard
qui rendirent possible la bataille de la Marne.
Puis, après Anvers, sur l'Yser, lorsque, presque
seule au début, elle arrêta la marche sur Calais et
fixa, jusqu'à présent, le front des Alliés dans les
Flandres.
II m'a été donné d'être témoin des principales
phases de cette bataille de l'Yser. C'est à ce titre
que je demande la permission de dire au public
britannique ce qu'y fut le rôle de l'armée belge, et
de rendre à nos braves soldats l'hommage qu'ils
ont mérité.
Lorsque, le mardi i3 octobre 1914? le Gouver-
(i) The Nineteenth Century, mars 1916.
LA BATAILLE DE l'ySER 35
nemenl belge partit d'Ostende pour Le Havre, je ne
croyais pas de sitôt remettre les pieds en terre
belge.
Le hasard soit béni qui en décida autrement.
Nous arrivâmes au Havre dans la soirée.
M. Augagneur, ministre de la Marine, nous reçut
au nom du Gouvernement français. Il m'annonça
son départ, le lendemain, pour notre Grand Quar-
tier général, où il allait saluer le roi Albert. Je lui
demandai de raccompagner, et, le i5 au matin,
nous étions à la frontière belge.
De Dunkerque à Furnes, où était le Roi, il y a
vingt kilomètres à peine. Notre auto mit plus de
deux heures à les franchir. Sur la route et dans les
champs qui la bordaient, tout un peuple fuyait
devant l'invasion : en cette seule journée, plus de
60.000 fugitifs arrivèrent à Dunkerque, à pied, en
carrioles, ou dans les bagages de la troupe et, avec
eux, — spectacle que je n'oublierai de ma vie —
3o.ooo hommes de la garnison d'Anvers, éreintés,
débandés, beaucoup ayant jeté leur fusil et leur
sac, qui s'en allaient droit devant eux, jusqu'au
moment où des barrages de gendarmes les arrê-
taient au passage.
A voir cette débâcle — je n'ose pas dire cette
retraite, bien que, sans doute, elle ressemblât à
toutes les retraites — on eût pu croire que tout
était fini, qu'il n'y avait plus d'armée belge, que
demain il n'y aurait plus de Belgique et qu'aux
36 LA BELGIQUE LIBRE
Allemands victorieux, la route de Dunkerque, la
route de Calais serait ouverte sans résistance effi-
cace.
Heureusement, ce n'était là qu'une apparence.
Dans le flot humain que nous remontions, il n'y
avait, ou guère, que des troupes de forteresse
appartenant à d'anciennes classes, et que la loi
même affectait uniquement à la défense des places
fortes. Mais l'armée de campagne restait. Ses divi-
sions venaient d'arriver sur l'Yser, et, ce jour
même, le Roi avait adressé aux troupes, si dure-
ment éprouvées, la proclamation que voici :
(( Soldats,
(( Voilà deux mois et davantage que vous com-
battez pour la plus juste des causes, pour vos
foyers, pour l'indépendance nationale.
(( Vous avez contenu les armées ennemies, subi
trois sièges, effectué plusieurs sorties, opéré sans
perte une longue retraite par un couloir étroit.
(( Jusqu'ici vous étiez isolés dans cette lutte
immense.
(( Vous vous trouvez maintenant aux côtés des
vaillantes armées françaises et anglaises. Il vous
appartient, par la ténacité et la bravoure dont vous
avez donné tant de preuves, de soutenir la réputa-
tion de nos armes. Notre honneur national y est
engagé.
3?
(( Soldats,
« Envisagez Tavenir avec confiance, luttez avec
courage.
« Que, dans les positions où je vous placerai,
vos regards se portent uniquement en avant et
considérez comme traître à la patrie celui qui pro-
noncera le mot de retraite sans que Tordre formel
en soit donné.
« Le moment est venu, avec Taide de nos puis-
sants Alliés, de chasser du sol de notre patrie l'en-
nemi qui Ta envahie au mépris de ses engagements
et des droits sacrés d'un peuple libre.
« Albert. »
Après deux mois de replis devant des forces su-
périeures, Tarmée belge recevait donc Tordre de
s'arrêter et de tenir, de défendre jusqu'à la mort
le dernier lambeau de notre territoire. Il s'agissait
de conserver, coûte que coûte, ce suprême réduit
de notre indépendance. Il s'agissait aussi de pro-
longer la ligne anglo-française, de constituer le
grand rempart qui va de la mer aux Vosges, de
barrer pour toujours la route à ceux qui voyaient
dans Dunkerque ou Calais des gîtes d'étapes sur
le chemin de Paris ou de Londres. Gomme avant
les journées de la Marne, on était à un tournant de
la guerre. La bataille de TYser allait s'engager.
Pour dire ce que fut cette bataille, nous eussions
voulu donner la parole à Tun de ceux qui en furent
38 LA BELGIQUE LIBRE
les héros. Mais nos soldats ou nos officiers ont, à
riieure présente, mieux à faire que de raconter
leurs exploits. Que l'on me permette donc de me
substituer à eux et d'apporter, sur la défense de
l'Yser, les impressions d'un spectateur.
Mais auparavant, des précisions sont nécessaires,
et sur le champ de bataille et sur les effectifs qui
allaient entrer en contact.
De Nieuport à Dixmude, ou plutôt, des dunes
de Nieuport-Bains aux prairies de Saintr-Jacques-
Cappelle, il y a vingt kilomètres. C'est ce front de
vingt kilomètres que les Belges allaient défendre
avec l'appui de ces fusiliers marins, dont Le Goffic,
dans un livre superbe, a dit les hauts faits.
Pour tenir sur ce front, ils avaient trois lignes
de défense :
1° Une ligne avancée sur la rive droite de l'Yser,
formée par une série de points d'appui : Lombart-
zyde, Schoore, Keyem, Beerst;
2° La ligne d'eau de l'Yser, large de vingt mètres
environ ;
3° La ligne de chemin de fer de Nieuport à Dix-
mude, dont le remblai forme, à l'heure actuelle, la
première ligne de nos tranchées.
Telle quelle, la position présentait de réels avan-
tages : avec la mer à sa gauche, où bientôt une
flotte anglaise devait paraître, elle se trouvait dans
le prolongement du front anglo-français qui, de
Lassigny, se dirigeait vers Arras et assurait, dans
LA BATAILLE DE l'ySER Sq
des conditions favorables, la jonction avec ce front.
De plus, envisagée en elle-même, elle opposait à
Tennemi de sérieux obstacles naturels : le fleuve
d*abord, et, derrière lui, tout un système de fossés,
de canaux, de rivières dont la plus importante, pa-
rallèle à ITser, s'appelle le Beverdijk, mais elle avait
aussi un point faible. Il suffit de jeter un coup d'oeil
sur la carte pour s'en rendre compte. De Nieuport
à Dixmude, l'Yser décrit un arc de cercle dont la
corde est formée par la ligne du chemin de fer.
Que Nieuport ou Dixmude — - ces deux arcs-
boutants de la défense — fussent pris, et la ligne
d'eau devenait intenable. De plus, entre les deux
localités, le fleuve forme une boucle, la boucle de
Tervaete, qui diminuait de beaucoup la difficulté
du passage.
Or, pour assurer la défense, le roi Albert n'avait
que des eff'ectifs terriblement réduits : 82.000
hommes et 48.000 fusils, plus 6.000 fusiliers ma-
rins, dont la majorité était de jeunes hommes, des
apprentis fusiliers, de dix-huit à vingt ans, que les
Allemands appelaient des « demoiselles à pompon
rouge ».
Du côté des assaillants, au contraire, il y avait
trois corps d'armée, le 111% le XXIP et le Xin%
plus une division, la 4® division d'ersatz, soit
i5o.ooo hommes avec une artillerie lourde formi-
dable, tandis que les Belges et les fusiliers marins
n'avaient que leurs pièces de campagne.
40 LA BELGIQUE LIBRE
Cette énorme disproportion de forces, il est vrai,
ne devait être que temporaire.
Aux Belges harassés, épuisés, démoralisés peut-
être, décimés en tout cas et par le siège d'Anvers
et par huit jours d'une retraite plus que pénible, le
haut commandement français ne demandait qu'une
seule chose : tenir pendant quarante-huit heures,
jusqu'à ce que des renforts arrivent.
Mais pourrait-on tenir, même pendant quarante-
huit heures?
Les meilleurs en doutaient.
Le i5 octobre, sur la place de Furnes, je ren-
contrai Paul Lippens, grand propriétaire et grand
industriel, qui s'était engagé comme simple soldat
au début de la guerre, et qu'une balle perdue
devait tuer neuf mois plus tard. Il me le dit très
net : dans l'état où est l'armée, si elle résiste pen-
dant deux jours, ce sera un miracle.
Un miracle, soit; mais ce miracle, l'esprit de
liberté, l'amour farouche du sol natal allaient l'ac-
complir.
Dès le lendemain, i6 octobre, on tirait les pre-
miers coups de canon, et, huit jours après, lorsque
je revins sur l'Yser, les fusiliers marins à Dixmude,
ailleurs les Belges, les seuls Belges, attendant tou-
jours des renforts, des renforts qui ne venaient
pas, tenaient encore, obstinément, désespérément,
malgré la fatigue, malgré la tension nerveuse
effroyable de huit jours de tranchées, malgré le feu
LA BATAILLE DE l'ySER 4i
infernal des canons, malgré les attaques formi-
dables de l'infanterie allemande.
Chaque jour, de nouvelles vagues grises défer-
laient sur nos lignes, avec une force accrue.
Dans l'ivresse de la mêlée, coude à coude, sur
seize rangs, sur vingt rangs d'épaisseur, les Alle-
mands se ruaient sous la mitraille; c'étaient de
nouvelles levées, et parmi elles, la fleur de la jeu-
nesse berlinoise. Beaucoup, paraît-il, étaient ivres,
ivres d'alcool ou d'éther, mais ivres aussi de car-
nage et de gloire.
Nos hommes les laissaient approcher jusqu'à
moins de cent mètres, puis les abattaient par
paquets, au pied de leurs tranchées, dans le réseau
de fils de fer où les survivants s'accrochaient pour
mourir.
Et chaque jour, à Dixmude, à Nieuport, à Ter-
vaete, cela recommençait jusqu'à l'heure où trois
coups de sifflet donnaient à la machine sanglante
l'ordre de cesser tout son travail.
Mais les forces humaines ont leur limite. Il était
temps, plus que temps que les renforts arrivent.
Dès le rg, il avait fallu abandonner la ligne
avancée.
Le 22, vers la fin de la nuit, les Allemands
s'étaient emparés d'un pont de circonstance jeté
vers Tervaete, dans la boucle de l'Yser, et avaient
passé sur la rive gauche.
Le centre du front était enfoncé ; la ligne de che-
42 LA BELGIQUE LIBRE
min de fer était menacée à son tour, et peut-être cette
lutte inégale se fût-elle terminée par un désastre
sans Faide de trois grandes forces qui allaient tout
sauver : la flotte anglaise, l'inondation et l'arrivée
de renforts français.
La flotte anglaise, d'abord.
Le i8 octobre, les Allemands dessinaient leur
attaque sur Nieuport et se jetaient sur Lombart-
zyde, défendu par notre 5^ de ligne, lorsqu'une
flottille anglaise surgit, bientôt complétée par
quelques unités françaises et, avec ses gros canons,
se mit à bombarder leurs troupes tout le long de la
côte jusqu'à Middelkerke. Cette intervention, que
l'ennemi n'attendait pas, fut, durant toute la
bataille, un soutien très efficace pour la défense.
J'eus l'occasion de m'en rendre compte, le 23 oc-
tobre, à Nieuport-Bains.
Nos batteries de campagne, dissimulées par des
branchages, étaient sur la route parallèle à l'Yser,
près de la gare. Il pouvait être midi et c'était l'ac-
calmie. Près de leurs pièces, dont quelques-unes
seulement étaient en action, nos artilleurs man-
geaient, dormaient, se faisaient la barbe. Dans leur
poste de combat, qu'un obus de 1 5 avait visité une
heure avant, les officiers nous avaient offert le café.
Nous sortîmes. La canonnade avait repris plus
vive, et mon inexpérience de novice s'exerçait à
distinguer entre les détonations : tout près de
LA BATAILLE DE l'ySER 43
nous, raboiement sec des pièces de campagne ;
derrière nous, la basse profonde des obusiers, dont
les projectiles passaient par-dessus nos têtes et,
pour la riposte, Téclatement des shrapnells dont les
fumées jaunes nous donnaient le spectacle d'un
feu d'artifice en plein jour. Mais tout à coup —
comme au désert le rugissement du lion couvre la
voix des petits fauves, — des détonations plus loin-
taines, mais formidables, viennent dominer tout ce
bruit : là-bas, devant Nieuport,, sur la mer calme,
les « men of War » avaient ouvert le feu sur les
lignes ennemies.
Ils étaient à trois kilomètres de nous qui étions à
dix mètres de nos batteries, mais leur tonnerre
était tel que nous n'entendions plus rien d'autre.
Pendant une heure, nous les vîmes tirer vers l'in-
térieur, à des milles de distance, prenant à revers
les tranchées allemandes, détruisant leurs batteries,
rendant, de ce côté, toute avance impossible. Et
tandis qu'à Dixmude, les fusiliers marins, avec les
Belges du colonel Maiser, ne résistaient que par
des prodiges d'héroïsme, Nieuport et sa tête de
pont restaient intangibles. Or, qui tenait Nieu-
port, avec son système d'écluses, pouvait tout
arrêter.
A cette heure suprême, en effet, nous avions une
autre alliée : l'inondation.
Dès la journée du 26 octobre, comme il fallait
songer à un repli des troupes sur la ligne du che-
44 LA BELGIQUE LIBRE
min de fer, le haut commandement se préoccupait
de constituer un obstacle important en avant de
cette ligne, de cette dernière ligne de défense. Il
projeta de tendre une inondation entre le remblai
de la voie ferrée et la digue de TYser. A cet effet,
il prescrivit de conduire des barrages à travers les
aqueducs qui passent sous le remblai. Il suffirait
alors d'ouvrir à Nieuport les écluses donnant accès
vers le Beverdijk et de les fermer à marée basse
pour mettre progressivement sous Teau le terrain
occupé par les lignes allemandes.
Cette inondation, qui fut un des éléments de la
victoire, a eu sa légende : c'était dans Tordre.
On raconte qu'un vieil homme, possesseur de
papiers mystérieux datant d'un autre siècle, qui
révélaient la possibilité de l'inondation, avait livré
ce secret à l'État-major et, par le fail, sauvé ce qui
restait de Belgique libre. La vérité est, comme il
arrive toujours, beaucoup plus simple.
Pour s'assurer que l'inondation était possible, il
suffisait de regarder la carte et ses cotes de niveaux.
Mais la difficulté réelle était que, pour ouvrir les
écluses, pour manœuvrer les vannes, pour effectuer
les travaux préparatoires, il fallait opérer la nuit,
dans une zone dangereuse, entre les lignes belges
et les tranchées allemandes, sans éveiller l'attention
d'un ennemi toujours attentif.
Deux jeunes officiers, les capitaines du génie Thys
et Ulmo, furent chargés de cette tâche qui leur
LA BATAILLE DE L*YSER 4^
valut d'être faits chevaliers de la Légion d'honneur.
Ils furent aidés par un éclusier — le vieil homme
de la légende — de qui la promesse d'une décoration
et d'une récompense leva les hésitations et, pen-
dant trois jours, avec une dizaine d'hommes armés
de leviers pour la manœuvre, ils travaillèrent dans
l'ombre, levant les vannes des écluses quand la
mer montait, les abaissant pour retenir les eaux
pendant le reflux.
L'un d'eux me racontait qu'une nuit, étant à son
poste, il aperçut ou plutôt devina une ombre qui
se glissait à ses côtés. Un homme était là et,
comme il le saisissait, l'autre murmura doucement :
« Goumi, goumi. » C'était un goumier marocain,
qui dans son jargon expliqua que son colonel lui
avait donné l'ordre d'aller aux avant-postes, d'y
prendre vivante une sentinelle allemande et de la
lui ramener, pour en avoir des renseignements.
Si c'est comme cela, vas-y donc, et bonne chance !
Le Marocain continua sa route et, une heure
après, reparut sain et sauf : il avait trouvé son
homme, l'avait rendu muet sous la menace de son
couteau et, triomphalement, le ramenait en le
tirant par l'oreille : son colonel serait content.
Mais revenons à l'inondation.
Le 28, les écluses furent ouvertes et lentement
les eaux commencèrent à s'épandre au front des
divisions belges. Il leur fallut plusieurs jours pour
former, sur un front de six lieues, une vaste lagune
46 LA BELGIQUE LIBRE
artificielle, large de quatre à cinq kilomètres, pro-
fonde à peine de trois ou quatre pieds. Des troupes,
à la rigueur, y eussent pu s'engager, si la brusque
dépression des canaux et des fossés n'y avait
ouvert, à chaque pas, des trappes invisibles. Aussi,
lorsque gagnés par Feau, les Allemands voulurent
s'enfuir, plusieurs centaines d'entre eux furent
noyés comme des rats.
Grâce à ce barrage liquide, les lignes de l'Yser
devenaient intenables, et si, depuis un an, les
pertes de l'armée belge ont été relativement faibles,
c'est à sa protection qu'elles le doivent. Si le con-
tact était immédiat sur tout le front, comme il l'est
devant Dixmude, il y a longtemps que nos effectifs,
insuffisamment renouvelés, seraient, ou à peu près,
réduits à rien. Mais, d'autre part, ce serait une
erreur de penser que sans l'inondation la bataille
de l'Yser eût été perdue. Quand elle arriva sur le
front des troupes, l'ennemi, sur presque tous les
points, était déjà en échec, les renforts français
étaient entrés en action.
Aux premiers jours de la bataille, l'armée belge,
nous l'avons dit, n'avait d'autre appui que les
6.000 fusiliers marins de l'amiral Ronar'ch.
60.000 hommes à peine tenaient tête héroïquement
à sept divisions allemandes. Mais, de jour en jour,
la pression allemande devenait plus forte. Si Nieu-
port et Dixmude nous restaient, grâce à l'acharné-
LA BATAILLE DE l'ySER ^7
ment de la défense, notre centre était enfoncé et,
dès le 23 octobre, par la boucle de Tervaete, les
Allemands, en vagues successives, déferlaient vers
la ligne du chemin de fer.
J'étais, ce jour-là, à Ramscappelle, au poste de
campagne du général commandant la i"^* D. A., et
j'assistais, pour la première fois, à Tune de ces
canonnades infernales caractéristiques de la guerre
moderne, qui faisait tomber sur les positions belges
un déluge de projectiles.
Le champ de bataille, en apparence, était désert.
A part quelques soldats à côté de nous, tapis dans
le fossé de la route, on ne voyait rien, rien que les
a marmites » tapant de tous côtés, et, de temps à
autre, un homme courant d'une tranchée à l'autre,
comme les lapins, dans les dunes, sortent d'un
terrier pour se jeter dans le terrier voisin.
Mais là-bas, en avant de la ligne du chemin de
fer, on devait se battre corps à corps et, aux nou-
velles qui arrivaient, je voyais le front du général
s'assombrir : certes, ils ne passeraient pas aujour-
d'hui, mais qu'arriverait-il demain si les Français
tant attendus n'arrivaient pas à la rescousse ?
Je rentrais à Furnes vers le soir, l'angoisse au
cœur, lorsque notre auto arrêtée à l'entrée de la
ville, quelqu'un me dit : « On passe une revue sur la
place. »
Une revue à pareil moment? C'était invrai-
semblable, et néanmoins c'était vrai !
48 LA BELGIQUE LIBRE
Sur la vieille place si pittoresque, que les obus
allemands n'avaient pas encore touchée, on passait
réellement une revue. Le Roi était là, le général
Joffre aussi, et, devant eux, des soldats défilaient :
quelques bataillons de chasseurs en uniformes pou-
dreux, mais alertes, mordants, pleins d'ardeur
guerrière, l'avant-garde des forces qui venaient à
notre secours.
Nous n'étions plus seuls, enfin ! La France était
là, l'Angleterre plus loin, vers Ypres. Et de la mer
aux Vosges allait se constituer cette muraille
continue et formidable, derrière laquelle, aujour-
d'hui encore, deux millions d'hommes montent la
garde pour la défense du droit, de la liberté, de la
civilisation.
Faut-il maintenant que j'achève de raconter la
bataille de l'Yser?
Nous sommes le 28 au soir.
Dès le lendemain, une brigade de la 42® division
française agit dans la boucle de Tervaete. On recule
encore, mais pied à pied et, le 26, des contre-atta-
ques se produisent. Cependant les troupes s'épui-
sent; leurs pertes sont énormes : plus de 12.000
hommes sur 48.000 engagés. De plus, une nouvelle
alarmante vient aggraver la situation : depuis huit
jours, les pièces d'artillerie ne cessaient d'intervenir,
cherchant par une action violente à suppléer à la
faiblesse des effectifs, autant qu'à contre-balancer
la supériorité de l'ennemi en artillerie lourde.
LA BATAILLE DE l'ySER 49
Or, ce service intensif a mis quantité de pièces
hors d'usage et réduit à ce point les munitions que
les batteries disposent à peine d'une centaine de
coups par pièce.
Pendant une semaine encore cependant, on se
bat, suppléant, à force de ténacité, aux effectifs et
au matériel qui manquent.
Enfin, le 3o octobre, c'est la crise suprême. Sur
la gauche et sur le centre du front, l'ennemi atta-
que partout ; partout aussi il est repoussé, sauf en
face de Ramscappelle où, jetant des bombes dans
les tranchées, il prend pied sur le chemin de fer et
pousse jusqu'au village. La ligne est percée et la
trouée serait faite si, dans l'après-midi et dans la
nuit, le 6® de ligne, un bataillon du 7*^, un bataillon
du i4* et deux bataillons français — des turcos
devant lesquels tout cède — ne repoussaient, la
baïonnette aux reins, les Allemands au delà du
chemin de fer. Ils ne devaient plus y revenir.
Sur les autres parties du front, l'ennemi ralentit
son activité et le bombardement devient moins in-
tense. Partout l'inondation fait des progrès : l'occu-
pation par l'ennemi des tranchées entre le fleuve et
le chemin de fer devient impossible ; il se retire,
abandonnant des blessés, des armes, des muni-
tions : la route est barrée ; le Kaiser est en échec ; la
bataille de l'Yser est finie.
Mais les pertes de l'armée belge ont été cruelles :
environ 14.000 hommes tués et blessés, l'infan-
BELGIQUE ENVAHIE 4
50 LA BELGIQUE LIBRE
terie notamment est réduite de 48.000 à 32. 000
fusils et, avant quelques jours, cette armée affai-
blie, épuisée, va devoir donner de nouvelles preuves
d'endurance, en luttant contre le mauvais temps,
contre les froides pluies de novembre.
Ce que furent ces nouvelles épreuves, ceux-là
seuls qui ont été en contact avec nos troupes,
durant l'hiver dernier, peuvent le dire.
Après Anvers, tout le service de l'Intendance
devait être réorganisé, et pendant de longues
semaines, dans leurs tranchées, qui n'étaient
encore que des rigoles boueuses, les pauvres soldats
belges restèrent, avec des souliers qui faisaient
eau et des uniformes trop minces, sans chaussettes
et sans linge de rechange.
Je me hâte d'ajouter que, depuis un an, grâce
à l'Intendance, grâce à nos amis de France et
d'Angleterre, il a pu être porté remède à ces mi-
sères.
La seconde campagne d'hiver, pour l'armée
belge, est moins rude que la première. Mais il
reste cependant que, la Belgique étant occupée
par l'ennemi, nos hommes n'ont pas, comme leurs
camarades anglais et français, tout un peuple der-
rière eux pour les aider et les soutenir, leur envoyer
de ces menues douceurs qui leur rendraient l'exis-
tence plus supportable.
Il y a quelque temps, le général italien Porro,
revenant du front, écrivait que les soldats belges
LA BATAILLE DE l'ySER 5i
lui avaient paru « infiniment tristes » . Triste : on le
serait à moins. Voici dix-neuf mois qu'ils n'ont pas
revu leurs foyers, qu'ils sont séparés de leurs pa-
rents, de leurs amis, de tout ce qu'ils aiment, par
la barrière des lignes allemandes. J'en ai vu qui,
depuis le i5 août 19 14) n'ont jamais reçu une lettre
de chez eux I
Malgré tout cependant, j'ose dire qu'ils ne sont
pas tristes ou, du moins, que leur tristesse ne
diminue ni leur patience, ni leur volonté de vaincre,
ni leur confiance exaltée dans le triomphe final.
Mais peut-être est-il des heures où la nostalgie les
prend, où ils ont besoin d'être soutenus et récon-
fortés.
Aussi j'ose demander au peuple britannique de
penser parfois à nos soldats, de les confondre avec
les siens, de les traiter comme ses propres enfants.
Ils en sont dignes.
LES VILLES DÉTRUITES
DE LA WEST-FLANDRE
De toutes les contrées belges, le Veurne Am-
bacht, la région de FYser, était peut-être la plus
paisible. Éloignée des centres industriels, à l'écart
des grandes voies de communication, hors de la
route de Paris, elle semblait, plus que toute autre,
à Tabri des risques d'invasion et de guerre. C'est
elle cependant qui a le plus cruellement souffert.
Ailleurs, à Louvain, à Termonde, à Dinant, la
« furie teutonne » n'a eu que vingt-quatre heures
pour sévir. Ici, depuis tantôt un an, l'artillerie
allemande — sans parler de nos ripostes — pour-
suit une œuvre de destruction systématique. Sur
la bande de territoire qui représente, pour le mo-
ment, tout ce qui reste de Belgique libre, il n'y a
pas un seul village, une seule localité, qui soit
hors de portée des canons ennemis. Presque tous
ont été atteints. Les autres peuvent l'être à tout
moment. Au delà même de nos frontières, à Ber-
gues, à Dunkerque, un 38o, d'une portée de
25 milles, envoie, ou envoyait, de temps à autre,
des obus de 600 kilos, dont l'éclatement mettait, à
r
LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE 53
tout coup, une maison en miettes. A Furnes, à
Poperinghe, des projectiles de 210 ou de i5o ont fini
par chasser les deux tiers de la population; les
autres, à chaque alerte, se réfugient dans leurs
caves. Enfin, plus près de la ligne de feu, à Re-
ninghe, à Pervyse, à Ramscappelle, à Nieuport, à
Ypres, on peut dire, sans aucune exagération,
qu'il n'y a littéralement plus une seule maison qui
soit autre chose qu'un amas de décombres. Des
églises il reste, si possible, moins encore : les
tours sont rasées, les nefs effondrées, les façades
trouées d'obus ; les œuvres d'art volées ou anéan-
ties. A Ramscappelle, le Christ, arraché de la croix,
gît, symbole sinistre, au milieu des décombres. A
Reninghe, le bombardement l'a mis en trois mor-
ceaux : les bras restent cloués à la croix ; le torse
est tombé par terre; les jambes, enlevées par un
obus, ont roulé jusque dans le cimetière.
Ces villes ou ces villages tués sont naturellement
déserts ou presque. Lors d'une visite que je fis à
Nieuport, au printemps dernier, à un moment où
la ville ne contenait pas de troupes, je rencontrai
dans les rues, en tout et pour tout, comme seul
être vivant, un chat famélique.
Ailleurs, dans les mêmes conditions de danger,
l'abandon était moins absolu. Dans Pervyse, par
exemple, — où les Allemands bombardent sans
relâche — nous vîmes encore au mois d'août des
femmes et leurs petits enfants, qui, ne sachant pas
54 LA BELGIQUE LIBRE
OÙ aller, restaient, malgré les obus, dans leurs misé-
rables demeures. Tous les jours, l'un ou Tautre
était tué ou blessé. Il en était de même dans d'au-
tres villages, et on apportait dans les hôpitaux du
front d'innocentes victimes, mutilées par quelque
projectile.
Un médecin militaire nous disait à ce propos :
« J'ai vu, depuis un an, bien des choses affreuses ;
mais, lorsque l'autre matin on nous apporta une
petite fille de six ans, les pieds enlevés et que j'ai
vu ces pauvres moignons couverts d'un sang noir,
qui ressemblaient à du civet de lièvre, j'ai failli
m'évanouir. »
La reine Elisabeth s'est émue de cette situation.
Elle a fait établir en pleine campagne, hors de la
zone de feu, un refuge qui s'appelle, du nom de sa
petite fille, « Refuge Marie-José » : des pavillons
de bois démontables, servant de dortoir, de salle
à manger, de chambre de jeu, où il y a place pour
cent enfants. On y envoie les plus exposés, en at-
tendant que l'on puisse les évacuer vers la France
et les remplacer par d'autres.
De son côté, un officier de l'armée belge, le
major Godenir, voyant autour de son cantonne-
ment des douzaines d'enfants errer sur les che-
mins, eut l'idée de créer à leur intention une école
de l'armée. On mit à sa disposition des baraque-
ments inutilisés. Quelques intellectuels simples sol-
dats s'improvisèrent instituteurs, sous la direction
LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE 55
d'un professionnel venu de Louvain. Avec quelque
deux cents francs on acheta des fournitures clas-
siques. L'Intendance consentit à faire la soupe pour
les petits écoliers, et aujourd'hui plus de cinq cents
enfants fréquentent Técole et, à deux kilomètres de
la ligne de feu, reçoivent les éléments de l'instruc-
tion.
Certains d'entre eux font cinq quarts d'heure de
marche pour venir en classe et, dans toutes les
localités d'alentour où il n'y a plus d'instituteur,
l'école de l'armée jouit, auprès des parents, d'une
légitime popularité. Pendant le jour, au moins,
leurs petits n'ont rien à craindre. La nuit, il y a les
caves.
A côté de cette institution, d'autres se créent à
mesure que le temps passe. On établit une nou-
velle école à Furnes ; on a constitué des comités de
ravitaillement qui, avec le concours du Gouverne-
ment belge et de donateurs anglais, français ou
américains, distribuent des secours en argent, des
vêtements, des vivres. A Poperinghe, deux femmes
admirables, M"^» d'Ursel et Van den Steen, avec
l'assistance infatigable des (( Friends », la Société
des Amis, ont constitué tout un système d'hôpitaux
de campagne, pour les militaires comme pour les
civils. Le bombardement les a chasâées de la ville;
elles se sont installées dans les champs à quelques
kilomètres de là.
Malgré toutes ces bonnes volontés cependant, la
56 LA BELGIQUE LIBRE
misère reste grande et rien n'est plus navrant que
de parcourir cette terre de désolation, avec ces vil-
lages rasés, ces villes réduites à Tétat de sque-
lette. Mais, parmi ces ruines, il en est une qui im-
pressionne plus que les autres, parce qu'il s'agit
d'une ville importante et riche de souvenirs : Ypres.
J'ai vu Ypres deux fois depuis la guerre : au mois
de mars et à la fin d'août 1916. En mars, toute la
ville était battue par l'artillerie ; on était en train
de la démolir. En août, elle était démolie et, le
jour où nous la visitâmes, silencieuse comme une
nécropole.
Sur la GrandTlace, dont notre auto fit lentement
le tour, pas un être vivant. Rien que des ruines
informes et, au milieu, douloureusement belles
malgré tout, l'église Saint-Martin et les Halles, plus
en ruines que le Forum romain ou les restes de
l'Acropole d'Athènes.
On ne tirait pas ce jour-là; tout était calme
comme la mort et, pendant que nous chemi-
nions par ses rues désertes, je songeais au pro-
blème de la reconstruction des villes mortes de
la West-Flandre. Ce que serait cette reconstruc-
tion, l'exemple des villes anéanties par des trem-
blements de terre, des éruptions volcaniques ou
des incendies comme celui qui détruisit Chicago,
est là pour nous le dire.
Tout d'abord il est certain qu'on les rebâtira sur
l'emplacement qu'elles occupaient avant la guerre.
LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE 67
Et ce pour une raison bien simple : si les maisons
n'existent plus, la propriété des terrains subsiste
et, par le fait, chaque propriétaire aura des raisons
décisives pour reconstruire au même endroit.
D'autre part, on ne peut raisonnablement espérer
que nos vieilles villes détruites retrouvent jamais
la physionomie pittoresque qui leur avait été
donnée par les siècles.
Nieuport, par exemple, n'avait guère changé
depuis deux cents ans. Ses monuments étaient, en
somme, d'un intérêt secondaire, mais il n'y avait
pas une maison, dans ses rues longues et droites,
qui ne contribuât à lui donner du caractère.
Tout cela est à jamais perdu ; nous ne reverrons
jamais plus, telles que nous les avons connues et
aimées, nos villes de la West-Flandre. Souhaitons
seulement que l'on ne songe pas, sous prétexte de
renaissance flamande, à nous en donner la cari-
cature, à refaire à grands frais un décor, un pas-
tiche, quelque chose comme le Vieux Bruxelles, ou
le Vieil Anvers, ou Venise à Paris des expositions
universelles. Puisque le passé n'est plus, n'essayons
pas — vainement — de le faire revivre. La table est
rase. Que l'on fasse du nouveau. Que l'on fasse le
nécessaire pour que les cités de la nouvelle Bel-
gique, construites ou reconstruites au vingtième
siècle, soient bien des produits de leur époque et
s'inspirent, avant tout, des nécessités de l'hygiène,
des exigences de la vie moderne.
58 LA BELGIQUE LIBRE
Pour arriver à ce résultat, une action collective
s'impose. Livrés à eux-mêmes, travaillant sans pro-
gramme arrêté, les architectes individuels feraient
des horreurs. Le Gouvernement, après la guerre,
devra aider les individus à rétablir leurs foyers. Il
aura, pour le faire, un instrument efficace et puis-
sant dans la Société nationale des Habitations à
bon marché, créée en igiS sous l'inspiration de
mon maître et ami, Hector Denis. Mais il ne suffira
pas de prêter de l'argent ; il faudra aussi faire la
part de l'intérêt général, subordonner les avances
ou les subsides à certaines conditions, veiller à ce
que la reconstruction se fasse d'après un plan ra-
tionnel, réserver dans les villes nouvelles les
espaces nécessaires pour des jardins et des parcs
publics.
Quant aux monuments, une distinction s'impose :
s'ils ont été endommagés seulement, s'ils peuvent
être restaurés, qu'on les restaure. Mais, si le dom-
mage est irréparable, s'ils ne sont plus que des
ruines, mieux vaut, à notre avis, les laisser dans
leur état actuel.
A Ypres, par exemple, il ne serait pas impossible
de reconstruire les Halles d'après les anciens plans.
Mais jamais cette reconstruction ne serait aussi
impressionnante que les ruines telles quelles,
dressées au milieu de la vieille cité comme l'écra-
sant témoignage des crimes commis en Belgique
par l'invasion allemande.
LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE 69
Quand notre pays sera rendu à lui-même, nous
aurons autre chose à faire que de consacrer des mil-
lions à vouloir réparer ce qui est irréparable. Il
faudra payer des dettes sacrées : aux orphelins, aux
veuves, aux mutilés de la guerre, à ceux qui
auront vu leurs foyers détruits. Il faudra rétablir
les finances, répartir plus équilablement des im-
pôts énormément alourdis, travailler à rendre leur
prospérité ancienne à l'industrie et à Tagriculture,
jeter les bases d'une législation ouvrière répara-
trice. Pareil effort absorbera pendant longtemps
toutes nos ressources, toutes nos forces vives. Les
monuments viendront après.
AUX SOLDATS DE L'ARRIERE
DISCOURS PRONONCÉ A L'INAUGURATION
DU MESS DE GAINNEVILLE (LE HAVRE) (0
Il y a quatre mois, en décembre, ce plateau était
presque un désert. Gomme par enchantement, toute
une cité industrielle s^ est établie. Au lieu de
deux ou trois fermes avec leurs étables, on y
trouve des magasins regorgeant de munitions, des
laboratoires où mûrissent des inventions nouvelles,
des ateliers vastes et clairs pour les heures de tra-
vail et, pour les heures de repos, ce mess, grand
comme une église, où vous pourrez désormais vous
réunir et vous récréer.
Je suis heureux de pouvoir féliciter ceux qui ont
si rapidement créé pareille œuvre et j'ai la convic-
(i) XX^ Siècle, 18 avril 1916.
M. Emile Vandervelde avait constitué un fonds spécial pour
ramélioration de la condition matérielle et morale. Grâce à son
intervention, des mess pour soldats, avec salle de lecture et biblio-
thèque, furent édifiés dans les établissements militaires belges de la
région havraise, tandis que la nourriture et le logement, dans les
casernes, se trouvaient sérieusement améliorés. C'est à l'inauguration
d'un de ces mess que M. Vandervelde prononça le discours ci-
dessus. {Note des éditeurs.)
AUX SOLDATS DE l' ARRIERE 6l
tion que vous rendrez hommage, avec moi, aux
officiers de grand talent qui l'ont conçue.
Mais je me hâte de le dire, si beaucoup a été
fait, beaucoup reste encore à faire pour que toutes
choses soient mises au point.
Depuis que je suis au Havre, j'ai souvent causé
avec les soldats, j'ai interrogé leurs officiers, leurs
intermédiaires de ménage et, soit dit entre nous,
j'ai parfois recueilli des plaintes sur la nourriture,
ou sur le couchage, ou sur le barème des salaires.
Gela ne m'a pas étonné.
Si vous ne réclamiez pas, vous ne seriez pas des
Belges. Un vrai Belge réclame toujours. Il n'a pas
tort, d'ailleurs, car la langue a été donnée à
l'homme pour s'en servir, et rien n'est plus naturel
— quand on y met les formes — que de formuler
des désirs ou des griefs.
Nous vous demandons, soldats, lorsque vous
réclamez, de ne pas oublier deux choses essentielles.
La première, c'est que Dieu lui-même n'a pas fait
le monde en un jour et qu'au lendemain de la cata-
strophe de Graville, il a fallu courir au plus pressé :
fournir tout de suite des obus ou des shrapnells à
ceux qui sont au front.
La seconde, c'est que, même si vous étiez mal,
beaucoup plus mal que vous n'êtes en réalité, vous
seriez encore beaucoup mieux que vos camarades
qui sont dans les tranchées de Nieuport ou de
Dixmude.
62 LA BELGIQUE LIBRE
Il y a parmi vous un certain nombre, un grand
nombre de vieux soldats qui ont fait la guerre, qui
ont appris à connaître les fatigues, les privations et
les périls.
Je leur demande, s'ils trouvent qu'on leur donne
trop souvent du bouilli ou qu'il n'y a pas assez de
sucre dans leur café, de sauce sur leurs patates ou
de paille dans leur couchette, de songer à ceux qui
montent la garde sous les shrapnells et la mitraille,
dans ces plaines de l'Yser, où tant de braves sont
déjà morts pour le pays.
Peut-être à certains jours leur ordinaire vaut-il
mieux que le vôtre. Peut-être reçoivent-ils plus
souvent de menus cadeaux. Mais ils reçoivent aussi
de la mitraille. Ils ne gagnent rien d'autre que leur
solde. Ils sont depuis dix-huit mois dans la boue
des tranchées ou sur la paille pouilleuse des can-
tonnements. Ils sont mangés par les mouches l'été,
par les rats l'hiver, par la vermine en toute saison.
Ils courent à tout instant le risque de se voir
casser la figure, et cependant ils ne se plaignent
pas, ils supportent toutes les épreuves patiemment,
courageusement, car ils savent qu'un jour ils au-
ront leur récompense : le jour fiévreusement attendu
où ils rentreront en libérateurs dans la patrie re-
conquise.
Mais pour que ce jour arrive, soldats — car
vous aussi, vous êtes des soldats non moins utiles,
non moins nécessaires que les autres — il faut que
AUX SOLDATS DE l'aRRIÈRE 63
de tout son effort l'armée de rarrière seconde l'ar-
mée de l'avant; il faut que vous travailliez dur,
plus dur que vous n'avez jamais travaillé, plus dur
que vous ne travaillerez jamais, car, aujourd'hui,
vous ne travaillez pas pour gagner de l'argent :
vous travaillez pour sauver votre pays, pour re-
trouver, pour délivrer tout ce que vous aimez, tout
ce que vous possédez; vous travaillez pour qu'à
l'heure bénie où vous rentrerez dans votre maison,
où vous reverrez vos parents, vos amis, vos compa-
triotes, vous puissiez dire, le cœur joyeux : « J'ai
fait mon devoir; j'ai bien mérité de mon pays. »
Quand cette heure, cette heure qui vous paiera
de toutes vos peines, sonnera-t-elle? Je ne le sais ni
ne puis le savoir plus que vous. Mais ce que je
sais, ce que j'ose affirmer avec mon inébranlable
confiance, c'est qu'elle finira par sonner.
Au début de cette guerre, les Allemands avaient,
outre l'avantage du nombre, l'avantage de s'être
longuement, savamment, minutieusement pré-
parés. Ils se croyaient sûrs de vaincre. Ils avaient
la conviction que rien ne leur résisterait. Mais ils
avaient compté sans l'héroïsme des nôtres. Ils ont
été arrêtés sur la Marne. Ils ont été arrêtés sur
l'Yser. Ils sont arrêtés devant Verdun. Et, tant
qu'ils s'épuisent en de suprêmes efforts, les Alliés
voient tous les jours s'accroître la force de leurs
armées, la puissance de leur matériel, l'unité de
leur action.
64 LA BELGIQUE LIBRE
Certes, nous ne sommes pas au bout de nos
peines. Nous connaîtrons peut-être encore des
heures mauvaises. Mais déjà s'ouvrent devant nous
des perspectives meilleures. Déjà, j'ose le dire, la
Belgique est sauvée, par ses amis et par elle-même,
par le courage de ses soldats, par Ténergie de ses
ouvriers, par l'admirable résistance de son peuple.
Vous êtes de ce peuple, de ces ouvriers, de ces
soldats. La Belgique vous remercie. Et plus que
jamais, elle compte sur vous.
Un de mes amis de France, l'autre jour, se trou-
vant au front, rencontra un poilu qui, stoïquement,
restait à son poste sous une pluie de marmites.
— Que faites-vous là ? lui demanda-t-il.
— Vous le voyez bien, répondit l'autre, je fais
comme tout le monde. Je fais mon petit boulot.
Voilà, chers camarades, notre devoir à tous.
Faire son petit boulot, sa petite part, simplement,
modestement, avec le seul souci de se rendre utile.
C'est l'addition de toutes ces petites volontés qui
fera la victoire, la victoire du droit et de la liberté !
DANS LES TRANCHÉES FRANÇAISES
EN BELGIQUE
L'autre soir, près dTpres, des officiers nous
prirent avec eux aux tranchées et nous vîmes la
guerre, la guerre d'à présent, féroce, sournoise,
pleine d'embûches, d'autant plus active que la nuit
est plus sombre, plus propice aux mauvais coups.
Pendant le jour, dans cette région, personne ne
bouge. Les travaux de défense ou d'approche sont
interrompus. Se montrer, ce serait se faire tuer,
inutilement. Mais, dès qu'il fait noir, on se réveille.
C'est l'heure de la relève. C'est l'heure aussi où les
troupes du génie se remettent à la besogne, où les
grands chefs font leur ronde.
On part, le casque en tête et le masque au côté,
car les attaques de gaz sont fréquentes. La dernière
date de deux ou trois jours. Au camp anglais, qui
est tout proche, cent cinquante hommes qui dor-
maient ne se sont pas réveillés. Les Belges et les
Français, eux, ont été avertis par le bruit des
sirènes, mises en action par les guetteurs, dès que
les vapeurs toxiques arrivent, obnubilant les étoiles
BELGIQUE ENVAHIE 5
66 LA BELGIQUE LIBRE
OU décelant leur poison par « une odeur de bon
savon » . Ils ont eu le temps de mettre leurs mas-
ques. Le nuage de mort a passé, sans plus faire de
victimes.
Aujourd'hui, le vent souffle de Touest. -Il n'y a
pas de surprise à craindre et, sous la pleine lune,
nous avançons dans un interminable boyau, à l'abri
des balles perdues qui viennent, de temps à autre,
frapper les sacs de terre du parapet.
Nous voici dans le village de Boesinghe, que j'ai
connu jadis heureux et prospère, avec ses maisons
aux toits rouges, parmi les houblonnières.
De tout cela, il ne reste rien.
J'ai vu Arras. J'ai vu Ypres. Je viens de revoir
Nieuport. La destruction y est effroyable. Pas une
maison qui ne soit touchée, éventrée, démolie. Mais
il y a encore des maisons. Ici, il n'y a plus de
maisons. On nous montre ce qui fut la rue princi-
pale. L'artillerie y a fait table rase. Les obus ont
tout nivelé. A droite comme à gauche, il reste un
champ de tir, débarrassé de tout obstacle et que
balaient, par rafales, pour empêcher qu'on n'y
creuse des tranchées nouvelles, les mitrailleuses et
les fusils allemands.
A l'entrée du village, il y avait un parc, avec de
grands arbres ombrageant une mare. Tous ces
arbres sont morts. La guerre a tout tué, même la
vie végétale. Il n'y a plus de feuilles. Il n'y a plus
de branches. Il ne reste que des troncs, des sque-
DANS LES TRANCHÉES FRANÇAISES EN BELGIQUE 67
lettes d'arbres, décapités, déchiquetés, abattus sur
le sol, à demi plongés dans l'étang vaseux.
De temps à autre, une fusée lumineuse monte au
ciel, jette un éclat brusque et de ce paysage de
mort fait une eau-forte à tenter un Redon ou un
Brangwyn.
Chemin faisant, notre petite troupe en kaki
rencontre des soldats bleu horizon, qui, dans la
chaude splendeur de cette nuit d'août, ressemblent
à des ombres élyséennes : ce sont des territoriaux,
des (( pépères », des hommes de plus de quarante
ans, dont la seule présence, dans cet enfer, est une
émouvante leçon pour les peuples, moins mili-
taires, qui hésitent à mettre en ligne leurs gens
mariés, beaucoup plus jeunes. Gomme si le fait
d'avoir une femme, d'avoir des enfants, n'était
pas des raisons de plus pour défendre ou pour
libérer son pays !
Quels soldats admirables que ces Français,
sobres et gais, contents de peu, satisfaits quand ils
ont, à peu près régulièrement, le pain, le vin et la
viande — la boule, le pinard, la bidoche — et qui
savent mettre au service du moral le plus intrépide
des merveilles d'intelligence et d'ingéniosité.
D'autres, certes, peuvent être aussi courageux.
Nos Belges se sont trouvés être d'excellents soldats.
Les tommies anglais ne le cèdent à personne, pour
le courage et la ténacité. Mais ce n'est pas faire tort
à ces vaillants, moins préparés à la guerre, que de
68 LA BELGIQUE LIBRE
reconnaître avec émotion ce que la France, ce que
le soldat français a fait et continue à faire pour la
cause commune.
Se souvient-on de ce que disait le président Lin-
coln, durant cette guerre de Sécession qui, sous
tant de points de vue, ressemble à la nôtre : « Ce
fut longtemps une grave question que de savoir
si un Gouvernement qui n'est pas- trop fort pour
les libertés de son peuple peut être assez fort pour
maintenir son existence dans les suprêmes espé-
rances » ?
A cette question — que les Nordistes avaient déjà
résolue par leur victoire contre l'esclavage — la
démocratie française est en train de fournir la
réponse, magnifiquement, triomphalement.
Et c'est pourquoi, dans les tranchées de
Boesinghe, quand je passais à côté de ces vieux
territoriaux, de ces humbles ouvriers de notre
délivrance à tous, mon cœur se gonflait de ten-
dresse fraternelle, et j'aurais voulu dire à chacun
d'eux ce que je dis à tous : « Merci à vous, soldats
de France, qui combattez à nos côtés et qui, par la
vertu de votre confiance, êtes en train de sauver,
avec votre pays et le nôtre, la cause de la liberté el
de la démocratie en Europe. »
II
LA BELGIQUE OCCUPÉE
L'HÉROÏSME DU PEUPLE BELGE ('>
Je vous remercie, du fond du cœur, Monsieur le
Président, pour les paroles d'affection que vous
venez de m'adresser et pour le témoignage d'admi-
ration que vous venez de donner à mon pauvre
pays.
Vous évoquiez le nom de Jaurès. La dernière
fois que j'ai pris la parole à Paris, c'était à ses
côtés et aux côtés de Scheidemann, alors vice-prési-
dent du Reichstag, dans une démonstration pour la
paix. Je reviens aujourd'hui dans cette même ville
parler de la guerre et pour la guerre. Et cependant
j'ai conscience de n'avoir pas changé. Je suis ce que
j'étais hier, ce que je serai demain : socialiste,
pacifiste, internationaliste. Et, si je suis du senti-
ment que cette guerre doit être faite jusqu'au
bout, ce n'est pas quoique, mais parce que socia-
liste, parce que pacifiste, parce qu'internationa-
liste.
Socialiste, car le- socialisme a toujours affirmé le
droit de légitime défense des peuples comme des
individus.
(i) Conférence donnée sous la présidence de M. Charles Gide an
groupe Foi et Vie, à Paris.
72 LA BELGIQUE OCCUPEE
Pacifiste, car la guerre que nous subissons, la
guerre que Ton nous contraint de faire, c'est une
guerre contre la guerre.
Dans une interview récente, le roi Albert disait
que le conflit actuel était inévitable, qu'il était la
conséquence fatale des armements formidables de
ces dernières années. Eh bien ! puisque la paix
armée a engendré la guerre, il doit dépendre de
nous que la guerre actuelle, par ses résultats, nous
achemine — je ne veux pas dire plus — vers la
paix désarmée.
Internationaliste, enfin. Mais Tinternationale a
pour condition préalable l'existence de nations
libres, égales non pas en puissance, mais en
dignité. De plus, l'événement a démontré qu'il n'y
a d'internationale possible qu'entre des peuples
qui ont le sens de la liberté. Et c'est la possibilité,
dans l'avenir, de l'internationale par la reconnais-
sance du droit des nationalités qui est l'enjeu du
formidable conflit actuel.
Si les Alliés l'emportent, c'est la rédemption de
tous les irrédentismes . Si, pour le malheur de l'Eu-
rope et du monde, les monarchies germaniques
devaient l'emporter, la Pologne resterait écartelée,
l'Alsace-Lorraine verrait s'éteindre ce premier rayon
d'espérance qui vient de luire pour elle, la Hollande
deviendrait l'humble vassale de l'Allemagne, les
nations balkaniques resteraient à l'état de devenir,
et quant à la Belgique, pour avoir fait son devoir
l'héroïsme du peuple belge 78
et rien que son devoir, elle serait rayée de la liste
des nations !
Mais, je n'ai pas besoin de le dire, même si nous
devions aller au pire, même si nous devions être
vaincus, nous ne renoncerions pas !
Au début de cette guerre, dans un cri d'agonie,
Maurice Maeterlinck, à Londres, disait : « La Bel-
gique est morte. » Non, la Belgique n'est pas morte,
et fût-elle morte, eût-elle, pour le salut de l'Eu-
rope, expiré sur la croix des supplices, elle ressus-
citerait le troisième jour !
Mais elle vit ; elle vit puisqu'elle souffre, puis-
qu'elle se bat, puisque l'on n'est pas parvenu à
l'arracher du dernier lambeau de territoire que
nos troupes défendent. Elle vit, elle n'a jamais été
plus vivante, et vous nous avez même appris que
jamais elle n'avait été plus grande.
Avant cette guerre, nous nous demandions parfois
si la Belgique avait une âme, si elle était autre
chose qu'une expression géographique, une zone
de transit, un carrefour de nations, un champ clos
pour les batailles politiques et sociales. Nous étions
divisés, plus que tout autre peuple peut-être, car
nous étions en quelque sorte une image réduite,
mais intensifiée de l'Europe.
Nous étions divisés par des luttes de classes, qui
renaîtront demain, par des antagonismes religieux,
qui ne disparaîtront pas, par des querelles de race
et de langue. Eh bien ! il a* suffi de la menace
74 LA BELGIQUE OCCUPÉE
redoutable ou des offres infamanles de rAllemagne
pour que l'unanimité se fasse entre nous, sur une
question d'honneur. Et, le 4 août 1914? au moment
où les armées allemandes venaient d'envahir notre
territoire, où nous savions déjà par les premiers
incendies et les premières tueries ce qui nous atten-
dait, au moment où nous savions ce que l'accom-
plissement de notre devoir allait nous coûter, il n'y
eut plus au Parlement belge ni républicains, ni
monarchistes, ni socialistes, ni libéraux, ni catho-
liques, ni Flamands, ni Wallons; il y eut un peuple
unanime lorsque, parlant en son nom, le roi Albert
termina son discours en disant : « Nous pouvons
être vaincus, mais nous ne serons jamais sou-
mis. »
Tantôt neuf mois ont passé depuis lors. Nous
avons été vaincus provisoirement, mais nous ne
sommes pas soumis. Nous ne le serons jamais ; et
ceux qui en ce moment occupent notre pays, si
leur occupation se prolonge, apprendront à con-
naître le caractère belge.
Au seizième siècle déjà, au temps de Charles-
Quint, on appelait nos Flamands, nos Gantois, des
« têtes de fer ». Aujourd'hui encore, on dit des
Wallons des a têtes de houille ». Les têtes de fer
et les têtes de houille sont unies dans le même
vouloir, dans la même et inflexible résolution :
tenir bon, quoi qu'il arrive, au milieu des pires
épreuves, et quoi qu'il puisse nous en coûter.
l'héroïsme du peuple belge 75
Charles Gide disait tout à Theure que votre sym-
pathie pour nous ne vous empêchait pas de sourire.
Il nous est arrivé de sourire de nous-mêmes. Car
nous savons que, pour celui qui nous voit du
dehors, M. Beulemans peut paraître une figure
symbolique. Nous sommes des gens dont la bon-
homie frappe les étrangers. C'est une bonhomie
un peu terre à terre, une sensualité parfois gros-
sière, un étrange mélange de réalisme et de mysti-
cisme : Teniers et Van Eyck, Rubens et Van der
Weyden. En temps de paix, le côté bon enfant du
caractère belge apparaît surtout. 11 faut Tépreuve
pour que l'autre face apparaisse. On Ta vu au
seizième siècle, on le voit aujourd'hui. Aujourd'hui
comme au seizième siècle, notre peuple s'est
inspiré de cette parole de Guillaume d'Orange :
(( Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre
ni de réussir pour persévérer. » Nous avons entre-
pris sans espérer, nous avons persévéré sans réus-
sir, et nous sommes résolus, quoi qu'il arrive, à
tenir bon, avec résignation, avec ténacité, et, je
l'ajoute pour mes compatriotes, avec une manière
de bonne humeur qui, dans les circonstances
actuelles, prend quelque chose d'héroïque.
Hier, sur le bateau qui m'amenait ici, je causais
avec un ouvrier de Roulers, en Flandre; il me
disait : « Depuis le début de la guerre, je n'ai plus
eu de nouvelles de ma femme et de mes six enfants.
Je ne sais ce qu'ils sont devenus. Je m'en vais tra-
76 LA BELGIQUE OCCUPiSe
vailler à Bordeaux. Après la paix, j'espère retrouver
ma famille. »
Ce calme, cette résignation, nous les retrouvons
partout, chez nos réfugiés et chez nos soldats, chez
ceux qui se battent, chez ceux qui résistent. Nous
trouvons en même temps chez tous une volonté de
vivre, quand même, qui est profondément impres-
sionnante.
La résistance belge, on Ta incarnée — car on
éprouve toujours le besoin d'incarner Tâme d'un
peuple dans quelques individualités — dans trois
figures symboliques : le Roi, le Cardinal archevêque
de Malines, M. Max, bourgmestre de Bruxelles. Et
tous les trois incarnent réellement quelque chose de
l'âme de la Belgique. Le Roi a révélé des qualités
militaires qui étaient latentes dans la race ; l'Arche-
vêque exprime merveilleusement cette ferme résigna-
tion d'un peuple qui ne perd pas sa foi dans l'avenir,
le Bourgmestre a la fermeté tranquille et un peu
railleuse de nos bourgmestres des anciens temps.
Mais à côté d'eux, combien d'autres dont je
pourrais vous parler, dont les noms vous sont in-
connus, dont l'attitude n'a pas été moins ferme.
A Liège, lorsque le général allemand von Emmich
prit des otages, en menaçant de les faire fusiller si
un mouvement de révolte se produisait dans la ville,
un sénateur socialiste alla le trouver et lui dit :
« Vous n'avez pas de socialiste parmi vos otages,
me voilà ! »
l'héroïsme du peuple belge 77
A Mons, un jeune avocat se présenta à la Kom-
mandantur et dit : « Vous avez arrêté mon patron
qui est mon adversaire politique ; il est vieux, je
suis jeune, prenez-moi à sa place. »
On n'avait pas jusqu'ici consenti à nommer des
bourgmestres socialistes, parce que, disait-on,
l'ordre ne serait pas assuré entre leurs mains. Un
de nos amis était échevin, faisant fonctions de bourg-
mestre, dans son village. Il fut arrêté dix-huit
fois par les Allemands. A la dix-huitième fois on le
nomma bourgmestre.
Ce qui est vrai des mandataires est vrai bien plus
encore de la population. Au lieu d'évoquer devant
vous quelques figures individuelles, je voudrais
vous montrer une figure plus grande, plus haute,
plus héroïque, le peuple belge lui-même, les civils
comme les soldais.
Vous avez vu ces temps derniers un beau dessin
de Forain, représentant deux soldats causant dans
la tranchée et disant : « Pourvu que les civils
tiennent ! » J'ose dire qu'en Belgique les civils ont
tenu, les hommes comme les femmes et même les
enfants ; ces enfants de Bruxelles qui s'en allaient
devant les soldats allemands faire le pas de l'oie à
reculons et qui, lorsqu'on leur demandait ce qu'ils
faisaient, répondaient : (( Nous allons à Paris,
comme vous » ; ces gens du quartier des Marolles
sur lesquels on braquait des mitrailleuses et qui,
avec leur goguenarderie gouailleuse, répondaient
78 LA BELGIQUE OCCUPEE
en braquant de leurs fenêtres des tuyaux de poêle,
leur artillerie ! Ou bien cette grande dame qui reçoit
des officiers allemands, fort courtois d'ailleurs; au
moment où ils quittent son château, ils demandent
à lui présenter leurs hommages et à la remercier ;
elle leur répond : « Pourquoi me remercier? Je ne
vous avais pas invités. » Et cette autre qu'un officier
arrêta brutalement en lui disant : a Madame, vous
lisez le Times. — Et vous, Monsieur, ne le lisez-
vous pas ? »
Encore un souvenir. C'était après la prise d'An-
vers, pendant la retraite. En chemin je recueillis
un soldat blessé ; il était du pays de Gharleroi, mon
ancien arrondissement. Je lui demandai s'il avait
des nouvelles de chez lui. Il me répondit :
— Mais nous en avons eu tous les jours pendant
le siège.
— Et comment?
— Les femmes de nos villages allaient à pied du
pays de Gharleroi à Anvers et nous venaient raconter
ce qui se passait.
— Mais comment franchissaient-elles les lignes
allemandes ?
— Oh ! elles plaisantaient avec les soldats et ils
les laissaient passer.
Et toujours ainsi ce même caractère, à la fois gai
et courageux, se révèle. Mais ce sont des exemples
individuels, des cas personnels, je n'insiste pas.
La résistance civile a été surtout admirable en ce
L HEROÏSME DU PEUPLE BELGE 79
que l'immense majorité de la population ouvrière,
affamée, sans salaire, à qui les Allemands offraient
du travail en lui promettant une rémunération nor-
male, a répondu : « Nous ne mangeons pas de ce
pain-là. »
Notre président rappelait tout à l'heure la grève
générale pour le suffrage universel d'il y a un an.
Nous avons fait alors la grève générale pour l'égalité.
Nous faisons aujourd'hui la grève générale pour la
liberté, et cette seconde grève nous fera gagner
également la première.
Les cheminots ne travaillent pas, ou bien ils sont
venus en France; les facteurs des Postes se refusent
à être au service de la Poste impériale. Les mineurs
travaillent trois jours par semaine pour la consom-
mation domestique ; ils n'ont jamais fourni un
morceau de charbon pour les trains allemands ;
l'industrie métallurgique est complètement arrêtée.
Et ce peuple, qui fait ainsi la grève des bras croisés,
n'a pas d'autre travail ; et il n'aurait pas à manger
si les Américains n'étaient venus à son secours. Le
résultat, je veux le traduire par quelques chiffres
plus éloquents que ce que je pourrais dire.
Il y a quelques jours, le principal journal socia-
liste allemand, le Vorwàrts, écrivait :
c( Il est malheureusement indéniable qu'à Bru-
xelles le nombre des habitants forcés de demander
leur subsistance au Comité de secours est encore
en augmentation. Il était en septembre de i6 °/o de
80 LA BELGIQUE OCCUPEE
la population, il est à la fin de novembre de 28 °/o,
à la fin de février de 26 °/o et on compte à fin mars
qu'il a dû monter à 28 °/o. »
A peu près le tiers de la population dans une
ville où le tiers de cette population tout juste se
compose d'ouvriers !
Dans les centres industriels, c'est pire encore.
Afin de ne pas travailler pour l'ennemi, le peuple
belge fait grève depuis neuf mois. Ce sont de nou-
veaux Gueux et, comme leurs ancêtres, ils res-
teront gueux, s'il le faut, jusqu'à la besace.
Et les soldats ! Quel contraste entre les deux
types d'armées qui se sont heurtées au début de la
guerre sur les hauteurs de Liège ! L'armée alle-
mande automatisée, mécanisée, portée à l'état de
préparation le plus complet peut-être qu'une armée
ait jamais atteint, le type de l'armée d'une monar-
chie militaire, craignant Dieu, l'Empereur, les
officiers et les sous-officiers, mais l'Empereur plus
que Dieu, les officiers plus que l'Empereur et les
sous-officiers plus que les officiers. De l'autre côté,
une armée à court temps de service, se ressentant
encore de l'ancien régime du remplacement, com-
posée, pour les anciennes classes, exclusivement de
prolétaires, avec une préparation insuffisante, un
équipement médiocre, des officiers dont beaucoup
avaient vu dans leur carrière, une position de tout
repos. Cette armée, semblait-il, ne pouvait pas
tenir contre l'armée allemande. D'ailleurs, dans le
l'héroïsme du peuple belge 8i
livre d'étapes de leur campagne, les Allemands
avaient considéré l'armée belge comme quantité
négligeable. Or, qu'est-il advenu? C'est que cette
armée, qui combattait pour l'indépendance de son
pays, pour la liberté, pour le droit, a été une révé-
lation non seulement pour ses ennemis, mais pour
ses amis et pour elle-même.
J'ai été, depuis le début de la guerre, fréquem-
ment en contact avec elle. Je me trouvais, les 24 et
25 août, devant Malines avec le correspondant de
guerre d'un des grands journaux américains,
M. Pow^ell, et, au moment où de mauvaises nou-
velles étant venues de France, on donnait en pleine
bataille le signal de la retraite, M. Pow^ell me di-
sait : (( J'ai fait toutes les campagnes de ces der-
nières années, j'ai vu des soldats qui se battaient
aussi bien que les vôtres, mais je n'en ai jamais vu
qui, durant la retraite, étaient aussi bons enfants
et aussi fermes. »
Ces qualités, les soldats belges ont eu, hélas !
dans cette campagne, trop d'occasions de les
manifester. Vaincus à Liège, après une résistance
qui fut glorieuse, ils reculent sur Tirlemont, sur
Louvain, sur Anvers. Anvers est pris; ils s'échap-
pent et ils continuent la lutte. Ils arrivent sur l'Yser.
A ce moment, il semble à ceux qui furent les
témoins de cette retraite douloureuse que tout est
fini, que tout est perdu. J'étais là, et je me
souviendrai toute ma vie de ce spectacle : dans la
BELGIQUE ENVAHIE 6
82 LA BELGIQUE OCCUPEE
journée du lo octobre, sur la route de Furnes à
Dunkerque, So.ooo soldats de troupes de forteresse,
débandés, la plupart ayant perdu leur sac et leurs
armes, au milieu d'un peuple de réfugiés — plus
de 80.000 malheureux — fuyant devant l'enva-
hisseur. L'armée de campagne cependant résistait,
elle tenait les lignes de l'Yser, et, comme on savait
quels efforts elle avait dû faire les jours précédents,
on lui demandait de tenir seulement pendant
quarante-huit heures. Elle tint, en attendant des
renforts : ils ne vinrent pas. Les jours passèrent,
elle tenait toujours. Le douzième jour, les Belges
étaient encore dans les tranchées. Mais la force
humaine a des limites et il semblait que cette fois
l'heure avait sonné du fléchissement définitif.
Nous étions à Ramscappelle et nous voyions les
Allemands gagner du terrain d'heure en heure. Ils
avaient passé l'Yser, ils venaient de traverser la
ligne du chemin de fer et, sous une pluie d'obus,
comme on en a vu depuis, mais de notre côté, cette
fois, en Champagne ou à Neuve-Chapelle, ils prépa-
raient l'attaque suprême contre le village. Je rentrai
à Furnes avec l'impression que cette fois la défaite
était inévitable. Mais, dès le lendemain, deux divi-
sions françaises étaient sur la ligne de feu. La
bataille de l'Yser était gagnée. L'ennemi était défi-
nitivement arrêté, et la grande armée des Alliés se
préparait à livrer la bataille finale pour le droit, la
liberté et la civilisation !
l'héroïsme du peuple belge 83
Je dis la bataille finale. Certes, nul d'entre nous
ne se dissimule les difficultés de la tâche. Nous
avons à vaincre de redoutables obstacles. Je ne
parle pas des obstacles matériels, des tranchées à
franchir, des redoutes à conquérir. Ce sont là des
obstacles qu'une armée comme la nôtre — car nous
n'avons plus qu'une armée, n'est-ce pas, — est
habituée à franchir. Mais vous connaissez le mot
de Napoléon : € Dans la guerre, le moral compte
pour les trois quarts, le reste ne compte que pour
un quart. »
Nous avons devant nous une force morale
redoutable et que nous ne devons pas sous-évaluer :
c'est l'unanimité ou presque du peuple allemand.
On peut s'en étonner, on peut le regretter, mais
c'est un fait, un fait indéniable. Dans sa masse,
dans sa majorité immense, le peuple allemand est
convaincu qu'il ne fait pas une guerre agressive,
même pas une guerre préventive, qu'il fait une
guerre de défense nationale.
Et la sincérité de ce sentiment, comment
pourrais-je la mettre en doute? Je connais les
hommes, j'ai vu des savants comme Brentano, des
esprits libéraux qui détestaient le prussianisme,
signer le Manifeste des Intellectuels. J'ai vu l'un
de nos meilleurs amis, l'une des espérances du
socialisme international, le plus grand orateur
peut-être de l'Allemagne, Franck, député socialiste
de Mannheim, qui n'était pas obligé de marcher
84 LA BELGIQUE OCCUPÉE
s'enrôler comme volontaire et, dès le premier jour
de la guerre, aller se faire tuer à Lunéville par une
balle française. J'ai vu l'historien de la grande
industrie en Angleterre, von Schultz Goevernitz,
député, âgé de cinquante ans, ayant dépassé l'âge
militaire, ayant des parents proches en Angleterre,
aimant l'Angleterre, y ayant vécu de longues
années, s'enrôler lui aussi et, pendant des mois,
rester sur la ligne de bataille. Enfin j'ai vu les
socialistes, presque tous les sociahstes — car il y
eut des exceptions, des exceptions héroïques, que
je salue ! — j'ai vu la masse des socialistes voter les
crédits de guerre et se solidariser avec le Gouver-
nement impérial.
Et cependant ils désiraient la paix, ils voulaient
la paix, ils manifestaient — ce furent des manifes-
tations grandioses — pour la paix. Je vois encore,
deux jours avant la déclaration de guerre, à la
Maison du Peuple de Bruxelles, fraternellement
accolés, le bras passé au cou l'un de l'autre, Jaurès
et Haase, le président de la fraction parlementaire
socialiste allemande; ils rédigeaient ensemble, ils
signaient avec nous le dernier manifeste pour la
paix. Le lendemain, Jaurès était assassiné et,
quelques jours après, Haase subissait un sort moins
enviable : c'était lui qui, au nom de son parti,
justifiait les crédits pour la guerre.
Ah ! l'on a été sévère, implacable pour les
socialistes allemands ! J'aime mieux essayer de les
l'héroïsme du peuple belge 85
comprendre, pour leur pardonner. Notre rôle, à
nous, socialistes belges ou français, était simple :
on nous attaquait, nous usions de notre droit de
défense légitime. Mais je réalise, dans un effort
d'objectivité, ce qu'il y avait de difficile dans la
position des socialistes allemands. Ils avaient à
résoudre un terrible problème de conscience. Pour
eux, la guerre était une guerre à deux fronts; ils
étaient placés entre la France républicaine et la
Russie cosaque. S'ils ne se solidarisaient pas avec
leur gouvernement, s'ils ne lui donnaient pas
l'appui moral d'un parti qui représente le tiers de
l'Allemagne, ils ouvraient aux armées du Tsar les
voies de la Silésie et de la Prusse orientale. Si, au
contraire, ils votaient les crédits, ils fournissaient
au Kaiser des armes, des munitions et des soldats
contre l'Angleterre démocratique et contre la France
républicaine. Ils avaient à choisir; ils ont choisi,
et je pense qu'ils ont fait le mauvais choix. Mais
qui oserait leur refuser les circonstances atté-
nuantes ? Qui se fût refusé à comprendre que, placés
dans cette effrayante alternative, ils n'aient voulu
dire ni oui ni non ?
Ce que nous avons le droit de regretter, ce que
nous avons le droit de leur reprocher, c'est qu'après
nous avoir dit, ici même, à Paris, devant le corps
de Jaurès, qu'un vote affîrmatif était inconcevable,
ils aient émis ce vote affîrmatif. Nous avons le
droit de dire qu'en l'émettant, quelques-uns contre
86 LA BELGIQUE OCCUPEE
leur sentiment personnel, ils ont, ou bien manqué
de clairvoyance, ou bien manqué de courage
civique. Car, pour tout esprit non prévenu, il ne
pouvait y avoir de doute sur le caractère de la
guerre actuelle. Ce n'était pas une guerre de
défense, c'était une guerre d'agression.
Oh! je ne parle pas de ses causes générales et
profondes. Je ne serais pas socialiste si je
n'admettais que tous les Gouvernements y ont une
part de responsabilité. Mais s'il s'agit des causes
prochaines, des causes immédiates du conflit qui
dévaste et qui désole l'Europe, peut-il y avoir un
doute en présence de ce double fait que la guerre
a commencé par l'agression de l'Autriche contre
un petit pays qui avait tout cédé et qui faisait un
appel suprême à l'arbitrage, et par l'agression
de l'Allemagne contre un autre pays qui, lui, en-
tendait rester fidèle à ses engagements internatio-
naux ?
Je sais qu'on a invoqué des prétextes, et contre
la Serbie et contre la Belgique : l'attentat de Sera-
jevo contre la Serbie, les prétendues conventions
de 1906 avec l'Angleterre contre la Belgique. Mais
qui donc, ayant eu les documents sous les yeux,
peut avoir des doutes sur la valeur de ces pré-
textes ?
L'attentat de Serajevo? Mais depuis, à la
Chambre italienne, M. Giolitti a fait connaître
un télégramme antérieur d'une année, de 191 3,
l'héroïsme du peuple belge 87
pendant la guerre balkanique, où TAutriche
annonçait l'intention d'attaquer la Serbie. Le crime
de la Serbie, ce n'est pas d'avoir assassiné ou aidé
à assassiner un archiduc, c'est d'avoir barré à
l'Autriche et au germanisme la route de Salonique !
Quant à la Belgique, les prétendues conventions
de 1906? Simple conversation entre un général
belge et l'attaché militaire anglais. Lisez le texte ;
vous y trouverez cette phrase qui tranche la ques-
tion : « L'intervention de l'Angleterre ne se pro-
duirait que le jour où les Allemands seraient entrés
en Belgique. » Il ne s'agit pas là d'une conven-
tion; il s'agit simplement, de la part de l'Angle-
terre, de l'expression d'une méfiance à l'égard de
l'Allemagne que l'événement a parfaitement jus-
tifiée.
Car la violation de la neutralité belge n'a pas
été une résolution prise au dernier moment, sous
la pression d'une nécessité d'airain. Il est aujour-
d'hui facile d'établir que le complot contre la Bel-
gique a été ourdi depuis des années et que la
conduite du Gouvernement allemand dans cette
affaire a été un mélange assez répugnant de
cynisme et d'hypocrisie.
Déjà en 191 1, écrivant le livre qui devait être
l'évangile militariste de l'Allemagne, le général
von Bernhardi, dans II Allemagne et la prochaine
guerre, écrivait :
« Aucun obstacle naturel, aucune forteresse
88 LA BELGIQUE OCCUPEE
puissante ne s'oppose en Belgique et en Hollande
à une invasion, et la neutralité n'est qu'un rempart
de papier. »
Le chancelier devait montrer quelques années
après, en parlant du « chiffon de papier », qu'il
n'était qu'un plagiaire de Bernhardi.
Mais, me direz-vous, c'est là l'opinion d'un
publiciste, d'une individualité influente ; elle n'en-
gage pas le Gouvernement allemand. Non, mais en
191 3, dans un rapport secret sur le renforcement
de l'armée allemande, nous lisons :
(( Nous devons être forts pour pouvoir anéantir
d'un puissant élan nos ennemis de l'Est et de
l'Ouest. Mais, dans la prochaine guerre, il faudra
que les petits États soient astreints à nous suivre
ou soient domptés. Dans certaines conditions,
leurs armées et leurs places fortes peuvent être
rapidement vaincues ou neutralisées, ce qui
pourrait être vraisemblablement le cas pour la
Hollande et la Belgique. »
Les petites nations doivent suivre ou bien être
domptées ! Nous n'avons pas voulu suivre : on a
tenté de nous dompter! L'événement a montré
qu'on ne réussira pas !
Ai-je besoin d'invoquer d'autres documents,
alors qu'il suffit, pour établir la préméditation du
crime, d'ouvrir un atlas, de regarder la carte des
chemins de fer stratégiques qui convergent vers
notre frontière. Tout avait été calculé, tout était
l'héroïsme du peuple belge 89
préparé, tout était organisé pour une violation de
la neutralité belge. Mais pendant ce temps on
s'efforçait de nous rassurer, d'endormir nos mé-
fiances. L'Empereur venait à Bruxelles et, dans la
chaleur communicative des banquets, s'écriait que
la Belgique n'avait pas de meilleur ami que lui-
même. Il nous l'a bien fait voir! Quelques mois
après, le roi Albert faisait, suivant la tradition
belge, sa joyeuse entrée à Liège. Il y eut un
banquet en son honneur et à ce banquet prit la
parole, au nom de l'Allemagne, le général von
Emîi ich, le même qui l'année suivante devait
diriger l'attaque contre la ville !
Enfin le i^"" août, interrogé par un journal bruxel-
lois sur l'éventualité d'une violation de la neutra-
lité belge, le ministre d'Allemagne à Bruxelles
disait : « Les troupes allemandes ne traverseront
pas le territoire belge. Des événements graves vont
se dérouler. Peut-être verrez-vous brûler le toit de
votre voisin, mais l'incendie épargnera votre
demeure. » Gela se passait le matin... et, le soir
même, le même ministre portait au département
des Affaires étrangères l'ultimatum qui disait à la
Belgique : « Laissez-nous passer ou bien nous
passerons par la force. »
Et le 4 août, le jour même où notre frontière
était envahie, les masques tombaient enfin et le
chancelier Bethmann-HoUweg, dans un moment
de sincérité — méfiez-vous du premier mouvement.
go LA BELGIQUE OCCUPEE
c'est le plus naturel — tirait toute la moralité de
raffaire : « Nos troupes ont occupé le Luxembourg
et ont peut-être déjà pénétré en Belgique. Cela est
en contradiction avec le droit des gens. Nous avons
été forcés de passer outre aux protestations justi-
fiées des Gouvernements luxembourgeois et belge.
Uinjustice, je le dis ouvertement, Vinjustice que
nous commettons de cette façon, nous la répare-
rons dès que notre but militaire sera atteint. »
Voilà l'aveu, l'aveu au moment même où le
crime était commis ! Une injustice, une violation
du droit des gens, une sommation insolente, à
laquelle le Gouvernement belge ne pouvait répon-
dre autrement qu'il ne l'a fait sans se désho-
norer.
C'est ce que l*on a dit à des socialistes allemands
qui sont venus à Bruxelles, qui n'ont pas craint de
se présenter en uniforme à la Maison du Peuple
pour voir les « camarades ». Ils leur disaient :
« Nous ne vous comprenons pas. Le Gouvernement
allemand vous offrait de passer sans vous faire du
mal et de vous payer, deniers comptants, tout le
dommage qui pourrait vous être fait. Et vous n'avez
pas accepté ! Vous en subissez les conséquences !
C'est de votre faute. Pourquoi avez-vous agi
ainsi? »
Et comme on leur disait : « Mais c'était une
question d'honneur », nos camarades répondaient :
« L'honneur, c'est une forme de l'idéologie bour-
l'héroïsme du peuple belge 91
geoise. » On n'est point parvenu à leur faire entrer
dans la tête que la signature d'un ouvrier socialiste
doit valoir la signature d'un bourgeois conserva-
teur.
Au surplus, notre défense de la neutralité belge
n'était pas inspirée seulement par le respect d'une
signature au bas d'un traité. Cette neutralité n'était
pas seulement un avantage pour nous, c'était une
garantie pour les autres, c'était un rempart entre
l'Allemagne et la France, une protection contre
la France pour l'Allemagne. Si c'eût été la France
qui avait violé notre neutralité, notre Gouver-
nement eût eu la même attitude que celle qu'il a
eue contre l'Allemagne. Il l'a dit et on doit le
croire.
L'Allemagne prenant l'initiative d'une violation
de notre neutralité, nous n'avions pas seulement le
droit de nous défendre, nous avions vis-à-vis de la
France, vis-à-vis de l'Europe, vis-à-vis des puis-
sances garantes de notre neutralité, le devoir de
défendre cette neutralité, et c'est ce que le Gou-
vernement a compris. Il n'y a pas eu de discussion
sur ce point. Il y a eu unanimité au Conseil des
ministres. Sachant ce qui attendait la Belgique, on
n'a pas hésité. « Fais ce que dois, advienne que
pourra. »
Et maintenant. Mesdames, Messieurs, vous savez
ce qui est advenu, vous l'avez appris par les jour-
naux, vous l'avez lu dans des brochures, mais vous
92 LA BELGIQUE OCCUPEE
ne Favez pas vu. Vous n'avez pas vu ce que nous
avons vu : des villages brûlés, des villes réduites à
Tétat de décombres, Dixmude, Nieuport, Ypres,
nos trésors d'art anéantis, un zeppelin arrivant à
Anvers et, sur la place du Poids-Public, tuant neuf
habitants inoffensifs, dont j'ai vu les débris d'en-
trailles et de cervelles sur les murs, des popula-
tions entières fuyant devant l'invasion, comme jadis
les peuples antiques devant les barbares, un
million de réfugiés en France ou en Angleterre. Et
puis — cela je ne l'ai pas vu, mais de nouveaux
témoignages nous arrivent tous lesjours — là-bas,
en Belgique, un peuple de 7 millions d'âmes qui
mourrait de faim, si les neutres n'étaient venus à
son secours.
Mais tout cela n'est rien à côté des atrocités qui
ont suivi le crime initial de la violation de la neu-
tralité. Il y a deux sortes de criminels : ceux qui font
leur coup et qui s'arrêtent, et ceux qui, après avoir
frappé leur victime, la piétinent. Les Allemands
pouvaient se contenter de passer à travers la Bel-
gique ; ils ont voulu punir le peuple belge d'avoir
fait son devoir. Des ordres supérieurs implacables
ont créé un système de répression qui devait
nécessairement faire des milliers de victimes. Une
propagande de mensonges et de calomnies a per-
suadé les soldats allemands que les civils tiraient
sur eux. Il y a eu des ordres qui étaient des ordres
d'assassinat. En voulez-vous des exemples?
l'héroïsme du peuple belge gS
A Hasselt, le 19 août, Tautorité militaire fait
afficher une ordonnance où elle dit :
« Dans le cas où des habitants tireraient sur des
soldats de l'armée allemande, le tiers de la popula-
tion mâle serait passé par les armes. »
Tirez sur tous, Dieu reconnaîtra les siens.
A Liège, le 22 août, le général von Bùlow fait
une déclaration du même genre :
(( Les habitants de la ville d'Andenne ont fait une
surprise traîtresse sur nos troupes ; c'est avec mon
consentement que le général en chef a fait brûler
toute la localité et que cent personnes ont été fu-
sillées. »
Et partout c'est la même chose. Les habitants
protestent de leur innocence. Quand on fait l'en-
quête, on démontre qu'ils n'ont pas tiré, et néan-
moins, partout où les Allemands entrent, c'est le
même massacre.
Écoutez ce qui s'est passé à Tamines :
« A Tamines, le 29 août, apparaît une patrouille
allemande en reconnaissance avancée. Des soldats
français et belges l'accueillent par des coups de
fusil. Elle se retire et fait son rapport. Le 21 août
au soir arrivent les troupes allemandes, elles pénè-
trent dans les maisons, les pillent et y mettent le
feu. 45o hommes sont arrêtés et, le lendemain à
7 heures du soir, on les masse devant l'église. Un
détachement ouvre le feu et, comme la tuerie ne
marche pas assez rapidement, on fait avancer une
94 I^A BELGIQUE OCCUPEE
mitrailleuse. Les blessés qui se relèvent sont
immédiatement abattus. Des gémissements se font
entendre. Les soldats y mettent fin à coups de
baïonnette. Le lendemain dimanche, un nouveau
groupe d'hommes est arrêté, on leur fait prendre
des pelles, ils enterrent près de 4oo morts, ce sont
les cadavres de voisins, d'amis, de parents; les
femmes ont été emmenées devant cette fosse com-
mune sur cette place entourée de maisons en ruine
d'où s'échappaient encore de hautes flammes
rouges et crépitantes. »
Les mêmes faits se sont passés à Dinant, à An-
denne, dans le Luxembourg, où des milHers de
civils ont été fusillés.
Quand nous rencontrons des familles de réfugiés
en Angleterre, presque toutes nous disent qu'elles
ont perdu quelques-uns des leurs. La dernière fois
que je suis allé dans la partie de la Belgique occu-
pée aujourd'hui par les Allemands, j'ai échangé
quelques mots avec la servante d'un de mes amis.
Au moment où je la quittais, elle me dit avec cette
résignation qui est presque déconcertante chez nos
gens du peuple : « Dites à Madame que mon père,
ma mère, mes deux frères et ma sœur ont été fusil-
lés par les Allemands. »
Et songez que ce peuple qui a tant souffert, qui
a souffert tout ce qu'un peuple peut souffrir, n'avait
rien fait, de l'aveu même de ceux qui l'ont frappé,
pour mériter un pareil sort.
l'héroïsme du peuple belge 96
Ah ! quand je songe à tout ce que mes compa-
triotes ont subi, à tout le mal que la Belgique, la
France et la Pologne se sont vu faire, j'éprouve un
sentiment d'irrépressible colère contre des hommes
qui sont mes coreligionnaires politiques et qui,
en Angleterre ou aux États-Unis, viennent nous
dire : « L'heure est venue de faire la paix : il faut
faire la paix quand même, il faut faire la paix à
tout prix. Car cette guerre ne nous intéresse pas,
elle n'intéresse que les gouvernements capita-
listes. ))
A ceux qui parlent ainsi, je ne veux pas répondre
moi-même, car mon témoignage serait peut-être
suspect. Je veux en invoquer un autre. Il y a
quelque temps, des clergymen américains se pré-
sentèrent chez un des hommes les plus respec-
tables et les plus respectés des États-Unis, le
D"" Charles W. Eliot, ancien président de l'Univer-
sité de Harvard, et lui demandèrent de s'associer
aux prières qu'on allait faire pour la paix. M. Eliot
leur répondit :
« Je ne saurais concevoir une pire catastrophe
pour l'humanité que la paix en Europe à l'heure
présente. Ceux qui prient pour cette paix assument
une lourde responsabilité. Si la paix était déclarée
aujourd'hui, l'Allemagne serait en possession de la
Belgique et le militarisme agressif serait victorieux.
Ce serait le triomphe de ceux qui ont commis le
plus grand crime qu'une nation puisse commettre,
gÔ LA BELGIQUE OGCUPKE
la violation de la foi des traités et de la sainteté
des contrats. »
Je n'ajouterai rien à ces paroles, car cela n'est
pas nécessaire. En Angleterre, je parle de l'im-
mense majorité des Anglais, en France, en Bel-
gique, partout, on est bien résolu à ne faire la paix
que le jour où le crime aura été châtié. Nos sol-
dats, je le disais tout à l'heure, ont passé par les
plus pénibles, par les plus dures épreuves. Je les
ai vus depuis des mois dans la boue des tranchées,
à peine vêtus, quand commençait novembre, insuf-
fisamment nourris, subissant les plus dures priva-
tions. Eh bien ! ils n'avaient qu'une crainte, une
seule : c'est qu'on fasse la paix avant la victoire.
Et ceux qui pensent et qui parlent ainsi, ce ne
sont pas seulement mes compatriotes de la Bel-
gique militante, mais aussi de la Belgique exilée
ou de la Belgique affamée. Tous ont dans le cœur
le même vouloir et la même espérance.
Il y a, ou il y avait, au musée de Namur — il a
probablement été détruit — une vieille pierre tom-
bale noircie par les ans, la pierre du a Chevalier
sans tête », portant cette inscription : « Heure
viendra qui tout paiera. » On la connaît bien en
Belgique, cette parole. Elle a été souvent rappelée
par nous, dans nos luttes sociales. Il n'est pas une
famille ouvrière où, à certaines heures de détresse
et de misère, on n'ait dit : « Heure viendra qui tout
paiera. » Mais aujourd'hui cette parole est gravée
L HEROÏSME DU PEUPLE BELGE 97
au fond du cœur de tous les Belges. Ils souffrent;
mais ils attendent, ils espèrent, ils comptent sur
l'Angleterre, ils comptent sur la France, et quand
leur cœur se gonfle de tristesse, ils répètent, avec la
ferveur d'une prière : « Heure viendra qui tout
paierai »
BELGIQUE ENVAHIE
L'EFFORT BELGE «
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
M. Buisson vient de dire que Tan dernier j*ai su
parler sans haine. Je ferai effort pour parler de
même aujourd'hui et, si j'avais besoin d'être en-
couragé dans cette intention, j'aurais trouvé un ré-
confort en lisant, avant de venir ici, un livre qui
contient des pages admirables, le livre d'un grand
écrivain, d'un grand esprit, d'un grand méconnu :
Au-dessus de la Mêlée , de Romain Rolland.
Comme Anatole France, pour avoir tenté d^être
juste et de parler sans haine et sans crainte, il a
connu l'injure et l'outrage. Il me sera permis, à
moi dont le pays a peut-être plus souffert que les
autres, de le féliciter au contraire de n'avoir point
désespéré de l'Europe et de l'humanité.
Dans ce livre, j'ai trouvé une citation de notre
grand de Goster, de l'auteur des Aventures héroï-
ques, joyeuses et glorieuses d'LJlenspiegel. A la fin
du récit, alors qu'on le croit mort, il se réveille :
(i) Conférence donnée dans la série Pour le Droit et la Liberté
des peuples : l'Effort des Alliés, le 12 décembre igiô, sous la pré-
sidence de M. Ferdinand Buisson.
L EFFORT BELGE QQ
« Est-ce qu'on enterre — dit de Goster — Ulen-
spiegel, l'esprit, Nele, le cœur de la mère Flandre?
Dormir, soit, mais mourir, non ! Il partit en chan-
tant sa sixième chanson, et nul ne sait oà il chanta
sa dernière. »
Je ne sais pas plus que de Goster où Ulenspiegel
chantera sa dernière chanson, mais je sais et nous
savons tous où il chante sa septième. Il chante,
attaché au poteau de torture, sa chanson de défi à
l'envahisseur et de foi dans l'avenir de son pays.
Mais vous m'avez appelé ici pour vous dire des
choses précises : la part de la Belgique dans
l'omvre commune de la grande alliance, de l'al-
hance pour la liberté et le droit.
Gette part, prise en elle-même, est petite; elle
devait être petite ; c'est le denier de la veuve ; mais
elle vaut cependant, parce que la Belgique a donné
ce qu'elle pouvait et, peut-être, proportionnelle-
ment plus que les autres. Les autres, les grandes
puissances, ont donné le meilleur d'elles-mêmes,
leur or, leur sang, la fleur de leur jeunesse. La
Belgique, elle, s'est donnée elle-même !
Elle s'est donnée tout entière et son effort a été,
comme d'ailleurs celui des autres pays, un effort
triple. Gar, dans la guerre actuelle, il ne suffît pas
d'être brave pour vaincre, il faut être riche et il
faut être industrieux. Son triple effort a été : un
effort financier, un effort militaire et un effort in-
dustriel.
100 hX BELGIQUE OCCUPÉE
Quant à SOU effort financier, je puis être bref.
Le décrire tient en quelques mots. La Belgique n'a
plus rien, plus rien que son crédit, le crédit que lui
donnent le travail de ses ouvriers, la capacité indus-
trielle et commerciale de ses hommes d'affaires.
Dans ce qui reste de Belgique, dans l'étroite
bande de terre qui va de Nieuport à Ypres, il n'y
a plus que des ruines. La plupart des habitants
ont fui. La matière imposable a disparu. Si la Bel-
gique paie encore des impôts, c'est de l'autre côté
des lignes allemandes. Elle a été pillée, rançonnée,
réquisitionnée par l'ennemi, et celui-ci, malgré sa
misère, lui impose le budget du temps de paix :
4o millions par mois, dans un pays où l'industrie
est complètement paralysée.
Au point de vue financier, notre bilan est
simple : nous n'avons plus que des dettes, mais de
ces dettes nous ne rougissons pas !
Notre effort militaire ! Nous n'avions, au mo-
ment où la guerre a éclaté, qu'une armée dont le
Kaiser eût pu dire, plus justement que de l'armée
anglaise : « C'est une méprisable petite armée. »
L'armée belge était, au mois d'août 1 914, en pleine
crise de réorganisation. Jusqu'en 1909, nous avions
connu le déplorable régime du remplacement mili-
taire. Aujourd'hui encore, il reste des traces de ce
régime, car, sur les quatorze classes de milice qui
ont été rappelées, il y en a dix qui ne se composent
que de pauvres diables, et c'est avec raison que
lOI
l'autre jour une haute personnalité de notre pays
pouvait me dire : « Dans les tranchées de l'Yser,
c'est surtout le populaire qui est représenté. »
En 1909 cependant, le service personnel fut
établi; en 19 12, le service général. Les riches du-
rent servir comme les pauvres. Parmi ceux mêmes
qui, légalement, ne devaient pas servir, il se
trouva, d'ailleurs, dans la bourgeoisie comme
dans la noblesse, un grand nombre de volontaires
qui se firent tuer comme les autres.
Le régime du service général devait donner, en
191 7, 35o.ooo soldats. Mais, en août 191/ij nous
n'avions que 180.000 hommes, dont 126.000 dans
l'armée de campagne : des soldats de quinze
mois ; un matériel de guerre médiocre ; une bonne
artillerie de campagne, certes, mais pas d'artillerie
lourde.
Cette minuscule puissance militaire se trouva
face à face avec l'armée que beaucoup considé-
raient, avant la Marne, comme la première armée
du monde. Le mérite de notre petite armée belge a
été de n'avoir pas peur et de faire simplement,
mais courageusement son devoir. Et j'ose dire qu'à
deux moments importants de cette guerre euro-
péenne, à Liège et sur l'Yser, elle a rendu à la
cause commune des services signalée.
Devant Liège d'abord. Ce ne furent, en somme,
que de grands combats d'avant-garde. De notre
côté une division et une brigade, 3o.ooo à 35. 000
102 LA BELGIQUE OCCUPEE
hommes, du côté allemand trois corps d'armée,
des troupes de couverture, des troupes d'élite. La
résistance à Liège même dura trois ou quatre jours;
mais pendant ces trois ou quatre jours les Belges
mirent 4o.ooo Allemands sur le carreau. Cette perte
infligée à Tennemi, au surplus, n'est rien au
regard d'une autre perte, la perte de temps. Trois
jours devant Liège, quinze jours devant Louvain
etTirlemont, sur les lignes de la Gette : ces quinze
jours ont suffi pour que la France opère sa concen-
tration sans être inquiétée. Notre défaite de Liège
a préparé votre victoire de la Marne !
Nous eûmes un autre moment encore, plus im-
portant peut-être, au commencement d'octobre,
après la chute d'Anvers, quand notre armée, avec
quelques milliers de fusiliers marins français, re-
culait vers la mer. On demanda à l'armée belge et à
ceux qui combattaient à ses côtés de tenir pendant
quarante-huit heures. Nous avions à ce moment
80.000 hommes encore, dont 48.000 combattants ;
à côté d'eux 6.000 fusiliers marins, à l'héroïsme
desquels mon cœur ne saurait rendre un hommage
assez pénétré de reconnaissance. Gette fois encore,
la supériorité numérique provisoire des Allemands
était énorme. Nous avions plus de i5o.ooo hom-
mes devant nous I Au bout de quinze jours, nos
hommes tenaient encore. Enfin, les renforts fran-
çais arrivèrent; l'ennemi fut définitivement arrêté,
mais le prix payé était lourd : pendant cette quin-
io3
zaine nous avions perdu i4.ooo hommes sur 48. ooo
baïonnettes; l'armée belge était presque réduite à
rien et il semblait que, dès lors, elle fût devenue
quantité négligeable.
D'autant qu'après la bataille contre les Alle-
mands, elle eut à livrer une bataille non moins
rude contre l'hiver, dans les rigoles boueuses qu'é-
taient alors nos tranchées.
Eh bien! aujourd'hui, et c'est peut-être l'effort
dont nous sommes le plus fiers, l'armée belge a
exactement les mêmes effectifs qu'au début de la
guerre. Nous avons de nouveau sur l'Yser plus de
100.000 hommes, et notre armée, en comptant les
troupes de l'arrière, compte 180.000 hommes, plus
aguerris, mieux armés et avec un moral plus
ferme, car l'adversité, loin de démoraliser notre
peuple, a mieux fait jaillir les qualités foncières de
la race.
La guerre est affreuse pour tout le monde, mais
entre les soldats français et anglais et les soldats
belges, il y a cependant une énorme différence :
vos soldats et les soldats d'Angleterre ont leur
patrie, leurs familles, leurs parents, leurs amis der-
rière eux; ils les défendent, ils restent en contact
avec leurs foyers, ils reçoivent régulièrement des
nouvelles; tandis que nos soldats à nous, nos
hommes de l'Yser, sont séparés de leur patrie par
la grille d'acier des baïonnettes allemandes. Beau-
coup d'entre eux ne reçoivent presque jamais de
I04 LA BELGIQUE OCCUPÉE
nouvelles. L'autre jour encore, dans les tranchées,
les deux premiers soldats que j'interrogeais me
répondaient que, depuis le jour où les Allemands
étaient entrés en Belgique, ils n'avaient jamais reçu
une lettre, un message, un mot de leurs parents !
Songez, dans ces conditions, quelle force morale
doivent avoir ces hommes qui n'ont plus qu'un
seul hien : l'espérance ! Ils voient leur patrie par-
dessus les sacs de terre des tranchées. Souvent à
côté d'eux, je l'ai regardée avec eux. Risquant la
tête dans une embrasure, ou bien dans le miroir
d'un périscope, je voyais devant moi la plaine grasse
et fertile des Flandres, les maisons de Westende,
l'église de Middelkerke, les tours de Bruges et
dans cette brume matinale, comme une vision de
mirage, à certains moments il me semblait voir, et
il leur semblait voir, le lourd beffroi de Gand avec
sa cloche joyeuse ou menaçante, les églises de
Liège, avec les charbonnages qui entourent la ville,
ou bien la flèche aiguë de l'Hôtel de Ville de
Bruxelles, en haut de laquelle, sans doute bien
des fois, ceux qui sont restés sous la main de fer
des Allemands ont regardé, dans un élan d'espoir,
l'archange saint Michel, l'épée levée vers le ciel,
terrassant le démon lourd et grossier.
Ce qui nous console malgré tout, c'est que nous
avons la confiance, que dis-je? la certitude de
revoir nos villes, de retrouver nos compatriotes.
C'est pour cela que les soldats belges ne sont pas
l'effort belge io5
tristes; ils attendent, ils attendent Theure, l'heure
bénie, Theure qui tout paiera, où, grâce à l'effort
de tous, les lignes allemandes seront brisées et où
ils rentreront chez eux au milieu de la tempête des
acclamations de ceux qu'ils auront délivrés !
Et maintenant, je voudrais vous parler de notre
troisième effort — et ce n'est pas le moindre —
de notre effort industriel.
Au moment de la guerre, il y avait en Belgique
1.200.000 ouvriers environ, qui étaient employés
dans l'industrie; 200.000 ont été mobilisés ou se
sont réfugiés en France ou en Angleterre; il peut y
en avoir encore un million au pays.
Ceux qui sont réfugiés contribuent à l'effort de
la Belgique en travaillant, — en travaillant surtout
à faire des munitions, à développer- le matériel de
guerre des Alliés.
Puisque je parle de réfugiés, je voudrais^ Mes-
dames et Messieurs, vous mettre en garde contre
un sentiment que j'ai rencontré parfois, sinon en
France, du moins en Angleterre. Il faut avouer que
les réfugiés belges ont, si j'ose m'exprimer ainsi,
une mauvaise presse. Il y a quelque temps, un
Anglais, qui a rendu et qui rend encore à notre
pays des services admirables, écrivait dans une
lettre : « Ne me parlez pas des réfugiés. Le réfugié,
voilà l'ennemi î »
Certes, je me garderai bien de prendre la défense
de tous les réfugiés. Il en est qui sont des profi-
I06 LA. BELGIQUE OCCUPEE
teurs et des exploiteurs, des exploiteurs de la soli-
darité internationale : les uns sont des pauvres qui
ne travaillent pas, et les autres sont des riches qui
ne travaillent pas plus. On peut plaider en leur
faveur les circonstances atténuantes, car pour les
juger il faut songer à toutes les épreuves qui peu-
vent les avoir démoralisés. Mais quand on parle
des réfugiés, il faut se dire surtout qu'à côté de
ceux que Ton voit et qui souvent ne sont pas les
meilleurs, il y a ceux que Von ne voit pas. Ceux
que l'on voit, ce sont ceux qui tendent la main,
ceux qui ont besoin d'assistance, ceux qui ne sont
point parvenus à se suffire à eux-mêmes. Ceux que
l'on ne voit pas, ce sont les actifs, les travailleurs,
ceux qui ont trouvé de l'ouvrage ; et cet ouvrage,
généralement, c'est un ouvrage de guerre, un ou-
vrage qui sert à la cause des Alliés. Il y en a des
milliers, par exemple en Angleterre, qui sont
employés dans les fabriques de munitions. Nous
nous en sommes beaucoup occupés au Bureau que
nous avons fondé pour la protection du travail
belge à l'étranger. D'une enquête minutieuse il est
résulté que les ouvriers belges qui travaillent dans
les fabriques anglaises produisent en moyenne 3o
à 4o °/o de plus que les ouvriers anglais, parce que,
malgré tout, entourés par la mer et protégés par
la flotte qui les rend intangibles, les ouvriers
anglais ont gardé une mentalité de paix, tandis
qu'au contraire, instruits par les malheurs de leur
L EFFORT BELGE I O7
patrie, les ouvriers belges travaillent, travaillent
de tout leur cœur, de toute leur âme, de toute
leur ardeur, pour aider ceux qui se battent à
chasser l'envahisseur.
J'ai l'orgueil d'ajouter que dernièrement, dans
une grande ville anglaise, un des représentants les
plus qualifiés des trade-unions britanniques disait
qu'en tant que trade-unionistes, les Belges valaient
les Anglais. Ils le prouvent, d'ailleurs, car ils ne se
bornent pas à travailler pour leur pays : sur leur
paie de chaque semaine, ils retranchent unanime-
ment ' — car la cotisation est moralement obliga-
toire — de quoi envoyer de l'argent, beaucoup
d'argent, soit à nos soldats en Flandre, soit à nos
compatriotes restés en Belgique. Et les uns comme
les autres méritent d'être aidés, car, si nous avons
de l'admiration et de la reconnaissance pour les
soldats de l'Yser et de Liège, nous avons autant
d'admiration et de reconnaissance pour les travail-
leurs qui sont restés en Belgique.
Je viens de vous dire quel a été l'effort positif
de ceux qui, en Angleterre ou en France, tra-
vaillent aux munitions. Mais il y a un autre effort,
un effort négatif qui, lui aussi, aide à la victoire :
c'est la guerre des bras croisés, c'est la grève gé-
nérale que les ouvriers belges font depuis seize
mois.
L'autre jour, au Reichstag allemand, le chance-
lier impérial, M. de Bethmann-Hollweg, a fait ce
I08 LA BELGIQUE OCCUPEE
tableau de la Belgique sous le règne béni du mili-
tarisme prussien :
« En Belgique, disait-il, la situation de l'agricul-
ture est presque normale; l'industrie et le com-
merce ont pris un nouvel essor; l'ordre y est rétabli
dans le trafic de l'argent; les services des postes,
des chemins de fer et de la navigation fonctionnent ;
la production du charbon a augmenté considéra-
blement; elle a presque atteint, dans le dernier tri-
mestre, 3 millions et demi de tonnes: des mesures
ont été prises en faveur des sans travail. Il va sans
dire qu'il est impossible de remettre sur le pied
normal le marché du travail, car l'Angleterre, par
son blocus navaly empêche l'industrie belge d'expor-
ter ses produits, »
Eh bien I Mesdames et Messieurs, si le tableau
que le chancelier a fait de TAllemagne contient au-
tant de contre-vérités que le tableau qu'il a fait de
la Belgique, nous pouvons être rassurés : la victoire
n'est pas loin.
Malgré les sentinelles allemandes, nous recevons
des nouvelles, des nouvelles précises et complètes
de Belgique, et c'est en me servant des lettres que
j'ai reçues, ces temps derniers, que je voudrais, à
mon tour, vous faire aussi exactement que possible
un exposé de la situation de notre pays.
Il est vrai, comme Ta dit le chancelier, que l'agri-
culture y est assez prospère : les vivres se vendent
L EFFORT BELGE lOQ
au poids de l'or, et ce serait bien mal connaître
nos cultivateurs, et les cultivateurs en général, que
de croire que, par patriotisme, ils se privent de
réaliser des profits.
D'autre part, il est encore exact qu'après un
chômage complet de près de quinze mois, les char-
bonnages ont repris une certaine activité, en grande
partie parce que l'on a besoin de charbon en hiver
pour les usages domestiques. Mais ce que le chan-
celier n'a pas dit, ce qu'il a seulement laissé enten-
dre, en faisant retomber sur l'Angleterre, qui nous
défend, une responsabilité qui pèse sur l'Allemagne
qui nous a envahis, ce qu'il n'a pas dit, c'est que
l'industrie belge, les industries de luxe comme les
industries d'exportation, sont complètement para-
lysées. Il en résulte ce fait angoissant, constaté par
deux documents officiels — un rapport sur le fonds
de chômage créé par les administrations commu-
nales et un rapport du Comité national de ravitail-
lement, — qu'il y a en Belgique 700.000 ouvriers
qui chôment, qui reçoivent des indemnités de chô-
mage et, sur une population de 7 millions d'habi-
tants, 3.5oo.ooo personnes qui dépendent unique-
ment pour vivre de l'assistance, de la solidarité
internationale !
Je disais que l'industrie était complètement ou
presque complètement paralysée. Anvers, notre
grand port, est désert; plus un steamer, plus un
navire, à peine de temps à autre quelques chalands
IIO LA BELGIQUE OCCUPEE
qui viennent du Rhin. Il y avait dans notre métro-
pole, avant la guerre, i5.ooo ouvriers diamantaires,
il y en a encore 4-ooo qui travaillent à tailler les
diamants bruts de la Régie allemande, et comme
FAllemagne n'a plus de colonies à diamants depuis
la victoire du général Rotha, d'ici peu de temps les
diamantaires seront tous sans travail. A Liège et
dans le Hainaut, les verreries ne travaillent pas ; les
industries céramiques ne travaillent pas; les éta-
blissements métallurgiques ne travaillent pas, sauf
les ateliers Gockerill, à Seraing, mais ceux qui y
travaillent, ce sont des ouvriers allemands. Quant
aux ouvriers belges, à nos mécaniciens, à nos mé-
tallurgistes, ils chôment, ils se contentent pour
vivre d'un salaire de six à sept francs, non pas par
jour comme en temps normal, mais par semaine,
et ce salaire, ils le gagnent en faisant des travaux
d'entretien ou bien des travaux d'aménagement;
car les Relges sont tellement sûrs de retrouver
bientôt leur liberté qu'ils agrandissent leurs usines
pour le renouveau d'après la guerre !
A Gand, voici la situation telle qu'on me la
décrivait dans une lettre récente : « Le travail est
considérablement réduit, principalement dans l'in-
dustrie linière ; on ne travaille plus que vingt heures
par semaine et on pense qu'on devra réduire encore
le temps. Des 20.000 ouvriers de l'industrie du lin,
12.000 à peine travaillent; le reste est ravitaillé
par le Comité local. »
L EFFORT BELGE I I I
Enfin, à Bruxelles, la ville des métiers de luxe,
les ouvriers chôment presque tous ; il vivent de
l'assiette de soupe, du morceau de pain ou de
viande que les Américains leur donnent. Mais s'ils
chôment, en ce sens qu'ils ne gagnent aucun
salaire, ils travaillent cependant; car un de nos
grands industriels qui est en même temps un
homme d'action et un homme de pensée, M. Sol-
vay, a mis des sommes considérables à la disposi-
tion des administrations communales, pour créer
des écoles professionnelles de chômeurs. Ils ne
travaillent pas pour les Allemands, mais ils travail-
lent pour la Belgique, pour la Belgique de l'avenir.
Au sortir de cette crise, après avoir pendant long-
temps renoncé à leurs salaires, leurs bras ne seront
pas rouilles, leur capacité n'aura pas diminué ; elle
aura grandi, au contraire; nous aurons un prolé-
tariat plus industrieux, plus instruit et plus intel-
ligent î
Mais à l'heure présente, nous devons constater
que dans le monde industriel belge la léthargie est
complète.
Si nous recherchons les causes de cette paralysie
presque générale, les trois principales sont les
suivantes : d'abord, les Allemands, qui prétendent
avoir restauré l'industrie belge, l'ont appauvrie; ils
ont ruiné un grand nombre d'entreprises à force de
réquisitions; ils ont confisqué les matières premières
dont ils avaient besoin ; ils ont fait la chasse au
112 LA BELGIQUE OCCUPEE
cuivre pour les fusées de leurs obus, allant jusqu'à
détruire des machines simplement pour prendre le
cuivre qu'elles contenaient ; ils ont enlevé les ma-
chines-outils. Dans la seule province de Liège, on
estime que 5.ooo de ces machines ont été impor-
tées en Allemagne, de sorte que nous nous trouvons
devant une première catégorie d'entreprises qui ne
travaillent pas parce que les Allemands leur ont
enlevé les moyens de travail.
Il en est qui ne travaillent pas parce qu'elles
n'ont pas de débouchés. La Belgique était, de tous
les pays d'Europe, celui qui exportait le plus grand
nombre de produits. Or, la Frankfurter Zeitung,
dans un article récent, constatait avec mélancolie
que si le général von Bissing, gouverneur militaire
de Belgique, était tout-puissant sur terre, son pou-
voir s'arrêtait sur la rive de la mer du Nord, à
l'endroit où viennent écumer les premières vagues.
Au delà, les maîtres, ce ne sont plus les Allemands,
ce sont les Anglais, avec leur flotte, et comme la
Belgique est provisoirement incorporée à l'Alle-
magne, elle doit subir le sort de l'Allemagne.
Voici deux motifs déjà pour que la situation
industrielle de la Belgique soit plus que mauvaise :
l'action de la flotte britannique et l'enlèvement, la
réquisition des matières premières et des machines
par l'envahisseur. Ce serait cependant une grave
erreur de croire que, dans ces conditions, les ou-
vriers belges soient dans l'impossibilité de tra-
l'effort belge ïi3
vailler. On leur offre du travail, on leur offre des
salaires, on leur offre même des salaires beaucoup
plus élevés qu'en temps normal. S'ils veulent tra-
vailler, voilà de la besogne : les carriers peuvent
extraire des pierres pour les tranchées allemandes ;
les métallurgistes, les cheminots, les postiers peu-
vent, en travaillant, libérer deux corps d'armée
allemands ; on peut faire des fils de fer, on peut
faire des sacs pour les tranchées ; on peut creuser
des tranchées. Pour tout cela, les Allemands ont
besoin de main-d'œuvre et, de même que jadis ils
demandaient à la Belgique de vendre son indépen-
dance, de même aujourd'hui ils demandent aux
travailleurs belges de vendre la force de leurs bras.
Mais ce sera l'honneur de notre prolétariat d'avoir
unanimement ou presque unanimement répondu à
l'Allemagne : « Nous ne mangeons pas de ce pain-
là! »
Les offres cependant étaient séduisantes : aux
manœuvres on proposait des salaires de 6 à 7 francs
par jour, aux mécaniciens des chemins de fer,
20 francs, à ceux qui ont la pratique du plan incliné
qui monte de Liège vers le plateau Hesbaye, des
journées de 5o francs ! On n'a pas trouvé un homme
pour faire ce métier. Alors, après les promesses,
les menaces, et après les menaces, les contraintes.
A Lessines, on a emprisonné des maîtres de car-
rières et des ouvriers parce qu'ils ne voulaient pas
fournir des moellons pour les tranchées allemandes.
BELGIQUE ENVAHIE 8
Il4 LA BELGIQUE OCCUPEE
A Zweveghem, près de Courtrai, et à Fonlaine-
rÉvêque, il en a été de même pour les ouvriers
auxquels on demandait de fabriquer des fils bar-
belés pour les défenses de Tennemi. Ailleurs encore,
à Gand par exemple, on recourut à la menace pour
obliger les ouvriers à tisser des petits sacs pour les
tranchées ; mais nos tisserands belges se refusèrent
à tisser le linceul de leur pays, et une grève éclata
dans presque toutes les fabriques, devant laquelle
les Allemands furent contraints de s'incliner.
Je voudrais, pour vous montrer quels ont été
leurs procédés, insister quelque peu sur un cas
particulier, à titre d'exemple. A Zw^eveghem, donc,
les ouvriers auxquels on demandait de faire du fil
barbelé s'y refusèrent. On arrêta soixante et un
d'entre eux et on les mit en prison à Courtrai.
Comme ils se refusaient toujours au travail, on
arrêta leurs femmes, et en route on maltraita
celles-ci odieusement. Quelques jours encore se
passèrent, et finalement les Allemands obtinrent
— par quels moyens ! — du bourgmestre du vil-
lage l'arrêté suivant que je veux vous lire :
(( La Kommandantur oblige le bourgmestre de
Zweveghem à engager les ouvriers de la fabrique de
fil de fer de M. X... à continuer le travail et à leur
exposer qu'il s'agit d'une question vitale pour la
commune. Les ouvriers peuvent être tranquilles au
sujet du fait qu'après la guerre ils n'auront à porter
aucune responsabilité du fait de la reprise du tra-
l'effort belge ii5
vail dans la fabrique de fîl de fer, attendu qu'ils y
ont été obligés par l'autorité militaire allemande
et, s'il y avait une responsabilité quelconque, je la
prends entièrement sur moi ; si l'ouvrage est repris,
toutes les peines tomberont. Le Bourgmestre :
Troy. »
Malgré le bourgmestre, le travail n'a pas repris
et les peines ne sont pas tombées.
Ce fait scandaleux s'est reproduit dans d'autres
industries, et les mesures de contrainte ont été sur-
tout rigoureuses à l'égard des ouvriers des services
publics, des ouvriers des chemins de fer ou des ar-
senaux de l'Etat. A Malines, par exemple, où se
trouve un de nos grands arsenaux, comme les
ouvriers refusaient de travailler, l'autorité alle-
mande décida de punir tous les habitants et, pen-
dant huit jours, la ville fut complètement isolée :
pas une lettre, pas un télégramme, pas une voi-
ture, pas un tramway, pas un train; on se nour-
rissait comme on pouvait. Mais, au bout de huit
jours, les ouvriers n'étaient pas rentrés à l'arsenal !
A Luttre, dans mon ancien arrondissement de
Gharleroi, ce fut pis encore. On fît comparaître les
ouvriers et le directeur. On offrit des salaires
comme jamais ces ouvriers n'en avaient reçu; ils
refusèrent. On leur dit alors que, s'ils ne travail-
laient pas, ils seraient enfermés ; ils refusèrent
encore. On les enferma alors dans des w^agons qui
étaient garés à la station de Luttre. Puis, au bout
Il6 LA BELGIQUE OCCUPÉE
de quelque temps on les fit sortir et on leur déclara
que, s'ils ne reprenaient pas le travail, on allait les
embarquer dans des trains et les conduire en Alle-
magne. Les ouvriers répondirent : « Où est le train?
Conduisez-nous. » Ils montèrent en w^agon et, au
moment où le train s'ébranlait, ils s'écrièrent :
« Vive la Belgique ! » Le train, pour cette fois,
n'alla pas loin : il s'arrêta à Namur. Croyant avoir
intimidé nos hommes, on les reconduisit à Luttre.
Le lendemain, on les mit sur deux rangs et ils
écoutèrent le discours que les autorités militaires
allemandes avaient soufflé au directeur de l'arsenal.
On leur demanda de travailler en leur disant que,
s'ils ne travaillaient pas, ils seraient faits prison-
niers et envoyés en Allemagne. « Que ceux qui
veulent travailler fassent deux pas en avant. » Tous
firent deux pas en arrière et crièrent de nouveau :
(( Vive la Belgique ! vivent nos soldats ! » Alors le
directeur, qui leur avait conseillé cependant de re-
prendre le travail, fut mis en prison à Charleroi
pour plusieurs mois; ses adjoints, ses collabora-
teurs furent également détenus, et cent soixante
ouvriers de l'arsenal furent faits prisonniers civils
et envoyés en Allemagne où on les a odieusement
maltraités.
Voilà où nous en sommes, voilà le régime de tra-
vail forcé que la « Kultur )) allemande prétend im-
poser à la Belgique. Mais la brutalité allemande est
impuissante contre l'obstination belge, et la résis-
L EFFORT BELGE II7
tance est aussi ferme et, vous allez le voir, parfois
aussi héroïque, chez ceux qui dirigent les ouvriers
que chez les ouvriers eux-mêmes.
Je vous ai parlé de patrons, de directeurs d'ar-
senaux, qui ont été emprisonnés parce que leurs
ouvriers se refusaient au travail. Il y a eu, à Gand,
un fait indiciblement plus grave. Un des hauts
fonctionnaires de TAdministration des Chemins de
fer, M. Lenoir, détenait des documents relatifs à la
marche des trains, qui eussent été précieux pour
l'envahisseur. On le somma de livrer ces documents.
Il refusa et il fut traduit, sous prétexte d'espion-
nage, devant une cour martiale, qui le condamna à
mort. Eût-il espionné, cela eût voulu dire qu'il four-
nissait des renseignements utiles au Gouvernement
de son pays. Mais lui-même et sa famille ont pro-
testé jusqu'au dernier moment contre cette accu-
sation, et ce qui prouve qu'il s'agissait d'autre
chose, c'est que, jusqu'au dernier moment aussi, on
lui offrit l'occasion de sauver sa vie. On le fît sortir
de la prison et on le conduisit sur le champ d'exé-
cution, où on avait traîné safemme.. On le fît passer
devant son cercueil. On lui montra l'endroit où il
serait enterré. S'il avait cédé à ceux qui lui deman-
daient de livrer son pays, il était sauvé. Il a refusé.
Il est mort en brave, et quand la Belgique aura re-
trouvé son indépendance, elle honorera M. Lenoir,
comme les Anglais, comme le monde honorent
Miss Edith Gavell.
Il8 LA BELGIQUE OCCUPEE
Il faut vraiment cette absence de pénétration
psychologique qui procède de la sécheresse du
cœur, pour que les Allemands, nos maîtres d'un
jour, se figurent que, parce que Tordre règne en
Belgique, la Belgique est réconciliée.
Notre peuple ne parle pas ; notre peuple ne dit
rien, ne peut rien dire, mais il attend, il espère et
il a gravé dans son cœur ces mots que mon adver-
saire politique et mon ami personnel, M. le baron
de Brocqueville, ministre de la Guerre, disait aux
applaudissements de tous à la dernière séance de
notre Chambre des Députés : « Nous pouvons être
vaincus, nous ne serons jamais soumis! » Nous
avons été vaincus ; nous devions l'être, mais, j'en
atteste les cadavres de ceux qui sont morts pour
notre cause, les Belges ne seront jamais soumis.
Leur résistance s'affirme tous les jours, par tous
les moyens, quelquefois par les plus ingénieux; car
l'UIenspiegel belge a la force de rire même quand
son cœur est en deuil.
Le jour où des milliers de petits papiers lancés
par nos aviateurs annoncèrent que l'Italie marchait
à côté des Alliés, ce fut à Bruxelles un jour d'allé-
gresse : on ne pouvait pas porter les couleurs ita-
liennes, mais l'autorité militaire allemande se trouva
impuissante lorsque les femmes mirent à leur cor-
sage un brin de macaroni.
Le 4 août 1916, jour anniversaire de l'invasion,
on ne pouvait pas porter la cocarde tricolore, mais
"9
que faire lorsque chaque Belge mit à sa bouton-
nière un chiffon de papier, le chiffon de M. de Beth-
mann-HoUweg ?
Le jour de la fête du Roi — le Roi que ma foi
républicaine et socialiste salue avec respect — tout
le monde à Bruxelles, les socialistes et les républi-
cains comme les autres, portèrent la feuille de lierre,
symbole de la fidélité au pays : Je meurs où je
m'attache.
Les Allemands, en Belgique, à Bruxelles, sont
entourés, en quelque sorte, d'un cordon sanitaire
moral. Entrent-ils dans un tramway? on se réfugie
sur la plate-forme. Pénètrent-ils dans un café ? tout
le monde s'en va. Demandent-ils du feu à un bour-
geois ? on le leur donne, puis on jette son cigare.
Partout, c'est le mépris tranquille pour la force
brutale de la part de ceux qui ont l'indomptable
sentiment de leur indépendance et de leur liberté.
Tout à l'heure, notre président disait, en des
paroles qui m'ont été au cœur, le bien qu'il pensait
de notre pays. Pendant ces longs mois d'épreuves,
nous avons eu souvent la consolation de voir rendre
hommage à ce que nos soldats avaient fait. Après
Liège, c'était le Président de la République Fran-
çaise qui décorait de la Légion d'honneur la Cité
ardente. Après l'Yser, c'était le monde entier qui
enveloppait dans un même sentiment d'admiration
nos soldats et vos fusiliers marins.
120 LA BELGIQUE OCCUPEE
Mais il est un éloge qui nous a plus profondé-
ment touchés parce qu'il venait de l'ennemi, parce
qu'il venait d'un Allemand : c'est celui que récem-
ment publiait le grand journal national libéral qui,
à d'autres jours, rêve d'annexions territoriales, la
Kôlnische Zeitung, dont le correspondant écrivait
de mes compatriotes :
Ces gens, épris et jaloux de la liberté la plus
complète que puisse avoir un peuple et décidés à
la conserver, sont prêts à tous les sacrifices mo-
raux et matériels pour arriver à leurs fins, L'Al-
lemagne ne pourrait pas faire de la Belgique une
nouvelle Alsace-Lorraine, Le très maigre résultat
que nous avons obtenu en Alsace en quarante-
cinq ans ne serait atteint en Belgique qu'en cent
ans, n esprit du peuple belge est inàonquérable ;
il porte en ses veines le sang des aïeux qui
traitèrent avec César, des communes flamandes qui
partaient en guerre contre les plus puissants souve-
rains de l'époque, les rois de France ou Charles-
Quint, des fiers bourgeois des provinces belges sous
les dijjérentes dominations étrangères.
Ceux qui prétendent tuer notre indépendance
sont obligés de dire que depuis Artevelde, depuis
le Taciturne, nous n'avons pas dégénéré. C'est un
éloge que nous retiendrons. Si nous avions besoin
qu'on nous donne confiance dans l'avenir, cet aveu
nous la donnerait.
L EFFORT BELGE 121
Je crois en avoir assez dit, Mesdames et Mes-
sieurs, pour vous montrer ce qu'a été l'effort de la
Belgique au point de vue financier, au point de vue
industriel et au point de vue militaire. Mais je
voudrais ajouter que la Belgique a encore donné
quelque chose et quelque chose de plus important
à la cause commune. Elle a donné aux Alliés un
argument formidable, un symbole, un idéal : elle a
donné son martyre.
S'il était un peuple pacifique, du haut en bas, de
la bourgeoisie à la classe ouvrière, c'était bien le
peuple belge. Il ne demandait qu'une chose : vivre
en paix avec ses voisins. Il y avait en lui un dua-
lisme, auquel vous devez avoir songé, qui faisait
de la neutralité belge une neutralité idéale. Le Roi,
la famille royale étaient de sang allemand aussi bien
que de sang français. On parlait dans notre pays
les deux langues, le français d'une part, un dialecte
bas-allemand d'autre part. Les deux races qui se
combattent actuellement en Europe s'étaient dès
longtemps réconciliées sur notre sol. La moitié des
Belges — et j'en étais — avait des sympathies ar-
dentes et profondes pour le libéralisme et la démo-
cratie de la France et de l'Angleterre ; mais l'autre
moitié, la moitié conservatrice de notre pays, avait
plutôt des préférences pour l'Allemagne, ce pays
du pouvoir fort, de l'alliance du trône et de l'autel.
Nous ne demandions qu'à vivre en paix, à rester
neutres, et ceux qui prétendent le contraire, ceux
122 LA BELGIQUE OCCUPEE
qui, après nous avoir martyrisés, essaient de nous
salir, auront fait d'inutiles mensonges. Ils ont
inventé d'abord des fables grossières ; ils ont dit
que la France avait violé la neutralité belge en
envoyant des avions par-dessus notre sol avant
l'invasion allemande. Ils ont — pour être polis,
prenons cette expression de Renan — « sollicité
des textes » pour établir que la Belgique avait
partie liée avec la France et avec l'Angleterre ; mais
avec cette lourdeur d'esprit qui les caractérise trop
souvent, ils ont, depuis, détruit une argumentation
dont les premiers aveux du chancelier avaient,
d'ailleurs, montré le mensonge, en publiant un
Livre Gris contenant les dépêches confidentielles
des ministres de Belgique à Paris, à Londres et à
Berlin, d'où il résulte que la Belgique, la Belgique
officielle, bien entendu, eût plutôt incliné vers les
monarchies centrales, si le Gouvernement n'avait
pas eu, avant tout, l'honnête préoccupation d'une
stricte neutralité. Mais le jour où les Belges, par
une sommation insolente, outrageante, furent mis
en demeure de choisir entre leur honneur et leur
tranquillité, sans hésiter et unanimement, ils sacri-
fièrent leur tranquillité. Et ce jour-là, nous fûmes
tous d'accord ! Nous oubliâmes notre querelle pour
ne plus lutter qu'à qui servirait le mieux son pays.
Nous fîmes cette union sacrée que vous avez faite
en France, qui a fait votre force, qui a fait l'admi-
ration de l'Europe. Il n'y eut plus en Belgique,
123
provisoirement, ni socialistes, ni républicains, ni
libéraux, ni catholiques, il n'y eut plus que des
Belges luttant pour leur liberté !
Et cependant. Mesdames et Messieurs, au milieu
de cette tourmente, nous sommes restés ce que
nous étions. J'ose le dire, depuis cette guerre,
depuis que, de près, j'en ai vu les horreurs, je ne
suis pas moins pacifiste, je ne suis pas moins inter-
nationaliste, je ne suis pas moins socialiste, mais,
au contraire, plus pacifiste, plus internationaliste,
plus socialiste ! Oh ! je sais qu'il en est qui incli-
nent à le contester. Beckmesser n'est pas mort en
Allemagne, et parmi les gens bien intentionnés
qui, de l'autre côté du Rhin, nous parlent aujour-
d'hui de paix, je connais certains doctrinaires qui
croient devoir pédantesquement manier la férule
contre nous. Ils n'ont rien dit, ils ne pouvaient
rien dire, car la censure est féroce, quand on a
envahi notre pays, brûlé nos villes, décimé nos
populations, commis contre la Belgique un des
plus grands crimes de l'histoire. Ils n'ont rien dit,
lorsque la socialdémocratie unanime, ou presque
unanime, a voté des crédits de guerre, des crédits
de guerre pour une guerre d'agression. Mais quand
il s'agit de nous, ces socialistes retrouvent la
parole. Ils nous reprochent notre ministérialisme,
comme si les gouvernements de coalition des pays
alliés étaient autre chose à l'heure actuelle que des
comités de salut public. Ils nous reprochent de
124 LA BELGIQUE OCCUPÉE
dire que l'Angleterre et la France représentent et
incarnent la liberté et la démocratie, comme si à
Fheure présente la victoire de l'Angleterre et de la
France n'était pas, pour la liberté et pour la démo-
cratie, une question de vie ou de mort 1
Et voilà pourquoi tous, tant que nous sommes,
démocrates et socialistes, nous luttons à côté de
ceux qui défendent l'indépendance de la Belgique
et la liberté de la France. Mais nous n'en restons
pas moins fidèles à ces principes qui sont la chair
de notre chair et les os de nos os, à ces principes
fondamentaux de l'Internationale ouvrière et socia-
liste, que je veux vous rappeler.
D'abord, et c'est ce qui légitime notre attitude :
le droit de légitime défense des nations comme des
individus.
Mais, d'autre part, cette affirmation que nous
avons empruntée à la démocratie républicaine! de
1798 et de 1848, cette affirmation qui se trouve con-
tenue- dans une de vos constitutions : a La Répu-
blique Française respecte les nationalités étran-
gères comme elle entend faire respecter la sienne ;
elle n'entreprend aucune guerre dans des buts de
conquête et n'emploie jamais la force contre la
liberté d'un peuple. »
Voilà ce que nous n'oublions pas, ce que n'ou-
blieront jamais les soldats républicains et socia-
listes qui sont dans les tranchées. Nous ne voulons
porter atteinte à la liberté d'aucun peuple et, de
125
toutes les forces de notre âme, nous réprouvons
les guerres de conquête et les guerres d'agression.
Oh I je sais bien que beaucoup tiennent le même
langage en Allemagne dans les rangs de la social-
démocratie allemande, et je ne songe pas un instant
à mettre en doute leur sincérité. Je ne songe pas
un instant à sous-évaluer l'importance de cet
accord sur les principes entre socialistes de tous
les pays. Mais j'ajoute, j'ai la conviction profonde
qu'à l'heure actuelle les socialistes allemands sont
impuissants à faire triompher leurs idées. J'ajoute
que, dans ma conviction, la force seule aura raison
de la force et que, par conséquent, il faut que la
force soit de notre côté. Je n'hésite pas à dire que
jamais, à aucun moment, il n'a été plus dangereux
de parler de paix, de songer à une paix qui serait
nécessairement, comme le disait un jour Jules
Guesde, la plus dangereuse, la plus redoutable des
trêves. Nous voulons que cette guerre continue
pour n'être pas contraints à la recommencer
bientôt. Nous nous battons pour ne plus devoir
nous battre, et nous avons la conviction que le seul
moyen d'assurer la sauvegarde de la liberté et de la
démocratie en Europe, c'est de vaincre le césarisme
germanique.
Cette victoire, nous avons le droit de l'espérer,
car la grande Alliance est supérieure en hommes,
comme en ressources industrielles et financières,
aux monarchies centrales qu'elle combat.
120 LA BELGIQUE OCCUPÉE
Une seule chose pourrait mettre en question la
victoire, pourrait nous accliler un jour à une paix
incomplète et boiteuse, qui engendrerait bientôt
des conflits nouveaux : c'est que la force morale de
la grande Alliance défaille et qu'elle ne trouve pas
sa pleine, son entière unité d'action.
Vous vous souvenez de ce passage des Philippi-
ques, où Démosthène, dénonçant aux Athéniens la
menace macédonienne, leur disait : « Vous êtes
riches en vaisseaux, en hoplites, en cavaliers, en
argent, plus riches qu'aucun peuple, mais jamais
votre force n'est employée à temps, vous arrivez
toujours trop tard. »
Faisons que pareil reproche ne nous soit pas
adressé dans l'avenir. Il faut le reconnaître, plu-
sieurs fois déjà les Alliés sont arrivés trop tard. Ils
sont arrivés trop tard à Anvers, ils sont arrivés
trop tard à Salonique. Il faut que désormais ils
sachent vouloir et que la démocratie montre qu'en
défendant la liberté, elle peut avoir autant d'au-
dace, autant d'énergie, autant de vigueur que la
tyrannie qui veut détruire cette liberté.
Ne nous le dissimulons point, la lutte sera
longue, l'effort devra être formidable. Nous connaî-
trons encore des heures mauvaises, mais nous
l'emporterons si nous savons endurer. Et si, à
certaines heures, l'épreuve paraît insupportable, si
notre cœur est tenté de défaillir, souvenons-nous
de ce mot de Goethe, de ce mot que la reine de
127
Prusse, vaincue par Napoléon, répétait aux heures
de détresse, que Garlyle avait traduit et inscrit sur
son livre de chevet et que j'ai retrouvé dans le De
Profundis d'Oscar Wilde, le plus beau livre chrétien
peut-être qui ait été écrit au dix-neuvième siècle :
« Celai qui n'a pas mangé le pain amer de la dou-
leur y celui quiy dans l'angoisse des nuits , n'a pas
soupiré après l'aube meilleure, celui-là ne vous
connaît point, Puissances célestes! »
Nous mangeons le pain amer de la douleur, nous
sommes dans la nuit profonde et nous attendons
avec angoisse les premiers rayons d'une aube
meilleure. Mais si nous sommes forts, si nous
sommes patients, si nous sommes énergiques, nous
les connaîtrons un jour, nous les connaîtrons
bientôt, ces puissances célestes : la Justice, la
Liberté et la Paix dans la Victoire !
POUR LA BELGIQUE <^)
Je remercie rAlliance franco-belge de nous
avoir donné cette occasion solennelle de dire à la
France notre gratitude, notre admiration, notre
sympathie.
Notre gratitude d'abord. Jadis — M. Deschanel
Va rappelé tout à l'heure — la Belgique fut, pour
d'illustres Français, une terre d'asile. C'est à notre
tour, aujourd'hui, d'être des exilés, des réfugiés.
L'hospitalité que nous donnâmes, vous nous la
rendez au centuple.
Notre admiration. Et ce n'est pas nous seule-
ment, c'est l'Europe entière, ce sont nos adver-
saires mêmes qui, tous les jours, apportent au
peuple de France le témoignage de cette admira-
tion.
Notre sympathie, enfin, et en me servant de ce
mot, je lui donne toute la force de son sens étymo-
logique. Sympathiser, c'est souffrir ensemble. Or,
nous avons tant souffert depuis bientôt deux ans,
que nous n'avons plus qu'un seul cœur, qu'une
seule âme. Ensemble, nous avons subi l'invasion.
(i) GonféreQce faite à la Sorbonne le ii mars igib.
POUR LA BELGIQUE I^Q
Ensemble, nous assistons au martyre des habitants
de la zone envahie. Ensemble, nous voyons mourir
pour la plus juste des causes nos soldats et les
vôtres, les Belges aux uniformes couleur de terre,
comme le sol natal auquel désespérément ils s'ac-
crochent, les Français, couleur de ciel, bleu comme
ces horizons des collines de Meuse où, une fois de
plus, le sort de l'Europe est en train de se décider.
Avant cette guerre, certes, nous étions déjà bien
près les uns des autres. Mais qui de nous eût pensé
qu'un jour nous combattrions côte à côte : la
France était pacifique, la Belgique était neutre et
— nous le répétons une fois de plus, nous le
répéterons obstinément jusqu'à ce que les pires
sourds nous entendent — elle le fût restée, fidèle
à sa parole, si elle n'avait pas été la victime, la
victime sans tache d'une agression dont nos adver-
saires mêmes, au premier moment, ont avoué l'in-
justice.
Je n'insiste pas, au surplus. Le monde entier a
reconnu que nous avons usé de notre droit, que
nous avons accompli notre devoir, et c'est dans
l'exercice de ce droit, pour l'accomplissement de
ce devoir, dans notre pays si divisé, que l'unanimité
s'est faite :
(( Remettons à plus tard notre querelle ; pour le
moment, luttons à qui rendra le plus de services à
la patrie. »
Ce que nous voulons, c'est ce que vous voulez
BELGIQUE ENVAHIE 9
l3o LA BELGIQUE OCCUPEE
vous-mêmes, car pour vous, comme pour nous, il
s'agit et il ne s'agit que de légitime défense :
repousser l'invasion, libérer notre territoire, créer
les conditions d'une paix durable en ôtant à tout
jamais, aux gouvernements de proie, la tentation
de s'attaquer à des pays libres, à des nations en
armes.
Avant cette guerre, nous ne savions pas ce que
c'était que la guerre — la guerre telle que les
Allemands la comprennent. Nous croyions qu'il y
avait un droit des gens. Nous croyions, nous avions
la simplicité de croire que les actes de La Haye
engageaient leurs signataires, que les villes ouvertes
étaient protégées, que les populations civiles
n'avaient rien à craindre, que les trésors d'art, que
les monuments étaient intangibles.
Quel réveil! Ils ont massacré, chez vous comme
chez nous. Ils ont brûlé Senlis comme Louvain. Ils
ont détruit, sans excuse, sans intérêt, à Reims
comme à Ypres, et c'est pourquoi, de Belfort à
Dixmude, nos soldats se battent jusqu'à la mort,
sachant ce qui adviendrait, ce qui serait advenu, si
la bataille de la Marne n'avait pas arrêté l'invasion.
Mais cette victoire, si grande soit-elle, n'est
encore que la moitié de la victoire.
Nos provinces occupées, vos départements en-
vahis sont là, qui attendent la délivrance.
Quand ils regardent, par-dessus les sacs déterre
de leurs tranchées, vos hommes, ceux du Nord ou
POUR LA BELGIQUE l3l
des Ardennes, et les nôtres, presque tous les nôtres,
ils peuvent voir, occupé par Tennemi, le sol qui les
a vus naître. Ils savent que, là-bas, dans la plaine
des Flandres, dans les ruches industrielles de Liège,
de Gharleroi, de Lille, tout ce qui leur est cher,
leurs parents, leurs femmes, leurs enfants attendent,
endurent et espèrent.
Comment dans ces conditions, à qui viendrait
leur parler de paix, pourraient-ils répondre autre
chose que ce mot des patriotes de 92, de leurs
aînés de la grande Révolution : « On ne discute pas
avec Tennemi tant qu'il occupe le territoire. »
Mais ce n'est pas seulement pour leur pays, pour
leurs foyers, qu'ils affrontent les pires dangers,
qu^ils supportent les pires souffrances.
Naguère, dans les tranchées de Dixmude, un
jeune soldat, un de ceux qui étaient à Liège et qui,
socialiste militant, s'était engagé pour la guerre,
me disait : « Je ne me bats pas pour le Roi, je ne
me bats pas pour la Patrie, je me bats pour mon
idée. » Et cette idée, cette grande idée, j'ai cru la
deviner, je crois la connaître.
Dans ces admirables générations d'hommes, qui
vont à la mort comme on marche au triomphe, il
en est des milliers qui, plus ou moins clairement,
se rendent compte que ce qui est en jeu dans la
guerre actuelle, c'est l'avenir même de nos démo-
craties, c'est la question, l'angoissante question de
savoir si les peuples pacifiques sont capables de se
l32 LA BELGIQUE OCCUPEE
défendre, de sauvegarder leur existence nationale
contre les agressions de ceux qui vivent de la
guerre, par la guerre et pour la guerre.
Or, c'est de la réponse des événements à cette
question que dépendra la paix future en Europe.
Si les monarchies centrales devaient l'emporter,
il n'y aurait plus pour les peuples d'autre issue que
de s'armer jusqu'aux dents pour les luttes nou-
velles.
Si nous triomphons, au contraire, il suffira, pour
que la paix, la paix durable se fasse, que notre
modération soit égale à notre force. Et, pour qu'il
en soit ainsi, l'Europe peut compter, a le droit de
compter sur la France.
Laissez-moi vous rappeler ce beau passage de
Rivarol dans un discours sur l'universalité de la
langue française :
« La France, qui a dans son sein une subsistance
assurée et des richesses immortelles, agit contre
ses intérêts, méconnaît son génie quand elle se
livre à l'esprit de conquête. Son influence est si
grande dans la paix et dans la guerre que, toujours
maîtresse de donner l'une et l'autre, il doit lui
sembler doux de tenir dans ses mains la balance
des empires et d'associer le repos de l'Europe au
sien. Par sa situation elle tient à tous les Etats;
par la juste étendue, elle touche à ses véritables
limites. Il faut donc que la France conserve et soit
conservée... »
POUR LA BELGIQUE l33
Il faut que la France conserve et soit conservée.
Puissent ces deux mots, appliqués à tous les
peuples, maîtres désormais de disposer d'eux-
mêmes, être et rester notre programme !
Mais, pour que ce programme se réalise, pour
que la paix de demain se fonde sur le droit et
assure le repos de l'Europe, il faut que la Belgique
soit libre, que la France retrouve ses limites, que
les auteurs responsables de l'agression dirigée
contre nous soient contraints d'avouer leur défaite.
Nous ne voulons que cela, nous ne combattons
que pour cela, mais nous le voulons de toute notre
âme, et nous ne cesserons la lutte qu'après l'avoir
obtenu.
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE
LA SCIENCE CONTRE LA CIVILISATION {')
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
Je ressens très vivement l'honneur que vous me
faites en m'appelant à prendre la parole dans cette
assemblée. Je le ressens d'autant plus que je me
sens moins qualifié pour le faire. Vous êtes des
artistes et des amateurs d'art, et je viens vous
parler de la guerre; je viens vous parler, surtout,
du lendemain, de l'avenir de la guerre. Mais je me
dis que c'est là un sujet auquel, malheureusement,
il vous est impossible de ne pas vous intéresser;
car à quoi servirait-t-il d'assembler de vastes col-
lections, d'acheter, dans l'intérêt national, des
chefs-d'œuvre, de construire, pour les y placer, des
monuments glorieux, si toutes ces inestimables
richesses étaient à la merci d'un bombardement
d'une ville ouverte ou d'un raid de superzeppelins?
D'autre part, je suis Belge, et à ce titre, hélas !
je puis vous parler de la guerre, de ses consé-
quences, de ses horreurs et de ses effets, notam-
(i) Conférence faite au « National Art Collection Fund » (juin 1916).
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE l35
ment, en ce qui concerne les œuvres d'art qui
formaient notre glorieux patrimoine.
Votre secrétaire m'écrivait il y a quelques jours :
(( Parlez-nous de ce qu'il est advenu des œuvres
d'art en Belgique. »
Vous connaissez dans ses grandes lignes la tra-
gédie qui s'est passée dans notre pays ; vous avez
entendu parler de l'incendie de Visé, de la destruc-
tion de Termonde, du sac de Dinant, des ravages
causés par l'incendie de Louvain où la bibliothèque
de l'Université fut brûlée par des soldats .ivres.
Aussi n'est-ce point de cela que je veux vous parler.
Je répondrai seulement quelques mots à ceux qui
ea Allemagne prétendent que ce sont là des faits
négligeables dont la conscience universelle n'a pas
à se préoccuper. C'est ainsi qu'au début de la
guerre, un homme connu, — je dirai presque illus-
tre— le D' Bode, conservateur du Musée de Berlin,
écrivait dans une des grandes revues de l'Allemagne :
(( Somme toute, en Belgique, les Allemands n'ont
détruit ou endommagé que vingt-six mille maisons
qui étaient habitées par cent cinquante mille per-
sonnes. Et d'ailleurs, nous les reconstruirons. »
Il est possible qu'à cette époque, les Allemands
songeaient encore à reconstruire nos maisons dans
la Belgique conquise. Nous savons aujourd'hui que
c'est nous qui reconstruirons nos maisons dans la
Belgique libérée !
Les hommes, on les retrouvera; les maisons, on
l36 LA BELGIQUE OCCUPÉE
les reconstruira. Mais l'invasion allemande a eu des
conséquences irréparables. Il y a des choses que
nous ne reverrons plus, jamais plus, never more.
Et je suis d'autant plus pénétré du sentiment de
douleur que cette pensée m'inspire que je reviens
en ce moment même de notre front, où depuis tantôt
deux ans, les armées sont aux prises, où un impi-
toyable bombardement a détruit, de Nieuport à
Ypres, les plus belles, les plus pittoresques de nos
villes. Nieuport n'est plus qu'un amas de dé-
combres ; le béguinage et l'église de Dixmude ont été
rasés par le feu de l'artillerie. Il y a quelque temps,
je fus autorisé par l'État-major anglais à visiter
Ypres. Nous la parcourûmes en automobile, et,
dans cette ville où il y avait jadis vingt mille habi-
tants, nous ne rencontrâmes pas un être vivant;
rien que des destructions et parmi elles, celles
comme le Parthénon, les ruines des vieilles Halles,
dernier souvenir de l'une des époques les plus glo-
rieuses de notre pays.
Je demande que l'on ne touche pas à ces ruines ;
je demande que l'on n'essaie pas de reconstruire
les Halles d' Ypres; elles doivent rester telles
quelles, dans la beauté que la guerre leur a faite,
comme un témoin des horreurs que notre pauvre
pays a subies.
Mais il y a une question que sans doute vous
allez me poser. Dans ces monuments détruits,
dans ces églises que le bombardement a fait dispa-
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE iSy
raître complètement, — car il y a six mois encore,
nous pouvions voir s'élever dans la campagne, sur
les rives de l'Yser, la tour de Reninghe ou de Lam-
pernisse, et lorsque j'y suis revenu il y a quatre ou
cinq jours, elles avaient disparu; il n'en reste plus
trace — vous allez me demander ce que sont deve-
nues les œuvres d'art qui s'y trouvaient et d'une
manière générale les œuvres d'art qui étaient en
Belgique.
Celles que contenaient nos églises de la Flandre
Occidentale avaient pour nous un intérêt historique
et sentimental; quelques-unes étaient curieuses,
avec une certaine valeur d'art, mais je ne pense
pas que l'on y trouvât un seul chef-d'œuvre. Où
sont-elles aujourd'hui? Elles sont dispersées.
Il y a quelque temps, on exposait à Londres un
certain nombre d'œuvres qui venaient des églises
situées sur le front ; ces œuvres d'art portaient des
étiquettes : « Appartenant à M. un tel, au major
X..., colonel Z... » J'aime à croire que, quand la fin
de la guerre viendra, le major X... et le colonel Z...
comprendront que ces œuvres ne leur appartien-
nent pas; que les Anglais ne sont pas venus en
Belgique pour y faire un butin de guerre et qu'à
l'exemple de nos compatriotes qui, eux aussi, ont
recueilli certaines œuvres d'art, ils se chargeront
de les renvoyer à nos communes et à nos fabriques
d'église. Je disais que certains de nos compatriotes
se sont ainsi comportés; à La Panne, par exemple
l38 LA BELGIQUE OCCUPEE
OÙ se trouve Tun de nos grands hôpitaux, on a
construit une église en bois, et dans cette église se
trouve tout ce que Ton a pu sauver dans l'église de
Nieuport.
D'autre part, où les Allemands ont passé, il est
inutile de vous dire que le pillage a été complet;
mais je parle bien entendu de la région qui a été
plus spécialement ravagée par la guerre, des villes
qui se trouvent sur les bords de cette rivière
désormais célèbre, l'Yser.
Pour ce qui est du reste de la Belgique, où se
trouvent vraiment nos chefs-d'œuvre, je crois pou-
voir dire que rien n'a été détruit, que rien qui vaille
n'a disparu jusqu'à présent. D'une part, avant de
s'en aller, le Gouvernement belge, connaissant les
Allemands, a pris des précautions : et d'autre part,
pour quantité d'œuvres qui sont restées dans nos
musées, à Anvers, à Gand, à Bruxelles, les Alle-
mands n'ont rien détruit parce qu'ils connaissent
la valeur des œuvres d'art et qu'ils songent — ou
qu'ils songeaient plutôt — à les prendre pour les
mettre dans les musées d'Allemagne.
Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je leur fasse
un procès de tendance. Je vais vous lire à ce sujet
un extrait d'un document bien intéressant, car il
peint un état d'âme. C'est un article publié au début
de la guerre, en octobre 1914? dans une revue d'art
importante d'Allemagne, Kunsi und Kûnstler, par
le D"^ Emil Schaefer :
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE iSq
<L Lorsque les Anglais sont venus en Grèce, ils
ont pris les frises du Parthénon ; Napoléon, qui a
porté la guerre à travers l'Europe, a rempli ses
musées des œuvres d'art prises dans tous les pays,
dans tous les musées européens. »
Pour le D' Schaefer, rien de plus simple que de
suivre de tels exemples. Les Belges ont eu tort de
se défendre; les Belges se sont permis de ne pas
obéir aux sommations allemandes ; ils doivent être
punis. Et il ne suffira pas d'imposer des indemnités
en or monnayé. Il faut encore leur prendre un cer-
tain nombre de tableaux, dont M. Schaefer se
charge de dresser la liste. 11 est très éclectique. Il
est d'avis qu'il faut prendre aux Belges des œuvres
de toutes les époques et de tous les pays ; mais il
insiste surtout sur l'art flamand, en faisant obser-
ver qu'il n'est pas encore suffisamment représenté
dans les musées de Berlin, de Munich... Je préfère
d'ailleurs lui laisser, dans toute sa saveur, la pa-
role. Voici ce qu'il écrit :
Nous devrions nous assurer du meilleur parmi le meilleur.
Les merveilles de Jean Van Èyck des musées de Bruges et
d'Anvers ; la Mise au Tombeau de Petrus Christus, de
Bruxelles, le triptyque anversois dqs Sept Sacrements, quand
même il ne serait pas tout entier de la main de Rogier Van
der Weyden, et enfin un Crucifiement du musée de Bruxelles
qui fut également, jusque dans ces derniers temps, attribué à
Rogier. Et les œuvres de Hans Memling à Bruges?
Ici, il y a un scrupule :
Non, la tendresse mystique de la châsse de sainte Ursule
l40 LA BELGIQUE OCCUPÉE
ne pourrait nulle part ailleurs émouvoir nos âmes aussi
puissamment que dans la pénombre du calme hôpital Saint-
Jean. Mais nous pouvons en toute tranquillité étendre la
main vers ses portraits des époux Moreel, à Bruxelles, et son
sublime triptyque du Musée d'Anvers : les Anversois de-
vront, aussitôt leur ville aux mains des Allemands, y renon-
cer à notre profit. Les créations de Télève de Memling,
Gérard David, se rencontrent fréquemment dans nos galeries,
mais aucune de celles-ci ne peut se faire gloire d'une œuvre
comparable au Baptême du Christ du Musée de Bruges
ou aux deux tableaux avec l'histoire exemplaire du juge
prévaricateur Sisammes. Qu'il serait beau, splendidement
beau, que ceux-ci et leurs pendants « nés », les deux pan-
neaux de Thierry Bouts, qui racontent la sentence inique
de l'empereur Othon, fissent l'éloge de la justice non plus
aux habitants de Bruges, mais aux visiteurs de quelque
galerie allemande !
Ne croit-on pas rêver en entendant parler ainsi ?
Justice ! sentence inique ! juge prévaricateur ! Et
ceux qui parlent ainsi ont commis une injustice
vis-à-vis de notre pays que le chancelier impérial
avouait lui-même au premier jour de la guerre.
Ceux qui osent parler ainsi, c'est le Gouvernement
prévaricateur qui a rompu avec la foi solennelle des
traités. Ceux qui osent parler de sentence inique
sont ceux-là mêmes qui ont porté contre notre pays
la sentence de mort la plus inique que l'histoire ait
connue.
Ah ! M. Schaefer, qui parle du martyr tenant
le fer rouge devant l'empereur Othon, aurait dû
se souvenir d'un autre martyr, la Belgique qui
tient le fer rouge de l'épreuve et qui le tiendra,
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE ll^l
impassible, jusqu'au jour où justice lui sera
rendue.
Mais revenons à M. Schaefer. Il n'est pas encore
satisfait; il demande des Rubens, des Jordaens. Il
ne néglige même pas les maîtres de cette époque
de transition où l'école flamande alla compléter ses
études en Italie. Mais avant tout, et surtout, il
insiste sur la nécessité de réunir à Berlin les pan-
neaux de ce célèbre polyptyque des frères Van
Eyck, qu'il appelle avec raison une des merveilles
du monde, et il décrit avec quelle vertueuse émula-
tion les Allemands iront se presser devant ce chef-
d'œuvre, comme au quinzième ou seizième siècle
les Gantois allaient à Saint-Bavon pour l'admirer.
Je vous parlais tout à l'heure de la politique des
Allemands; j'aurai en terminant à faire une autre
proposition qui me paraît beaucoup plus équitable
que celle indiquée par M. Schaefer.
Mais je crois en avoir assez dit pour vous prou-
ver que les humbles soldats belges qui là-bas, en
costume kaki, combattent sur l'Yser, ne se battent
pas seulement pour leur sol et leur liberté, pro
aris et focis, mais encore pour le patrimoine
d'art si sacré et si glorieux que leur ont légué leurs
ancêtres, et j'ajoute — c'est de cela surtout que je
voudrais vous parler — pour quelque chose qui à
mon sens est plus important encore ; ils se battent
pour ne plus se battre; ils font la guerre à la
guerre ; ils luttent contre le militarisme allemand.
l42 LA BELGIQUE OCCUPEE
avec cette pensée que c'est seulement lorsqu'il sera
vaincu que les générations qui viendront après
nous cesseront de connaître la guerre et ses
horreurs.
Ils ont, comme nous avons nous-mêmes, ce sen-
timent profond que, dans l'avenir, il faut faire tout
ce qui est humainement possible pour éviter le
renouvellement de la guerre, parce que la guerre
de demain serait pour notre civilisation une chose
plus épouvantable encore que la guerre d'aujour-
d'hui.
On a dit avec raison que la guerre de 1870 était,
auprès de la guerre d'aujourd'hui, un jeu d'enfant.
De même, la guerre de 1914 serait, au regard d'une
guerre nouvelle, un simple jeu d'enfant, car, à me-
sure que la puissance des moyens de destruction
que la science nous donne augmente, la guerre
doit nécessairement toucher la civilisation dans ses
racines les plus profondes.
Quand on se battait avec des flèches, des arba-
lètes ou même avec les fusils de l'époque napo-
léonienne, les armées seules étaient atteintes. On
n'assistait pas à des espèces de bouleversements
géologiques du sol et des villes comme ceux que
l'on voit aujourd'hui. Or, tout cela n'est encore
rien auprès de ce que sera une guerre de quatre
dimensions — guerre sous-marine et sub-terrestre,
guerre à la surface et guerre dans les airs — comme
le sera la guerre de demain, s'il doit y avoir une
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE l43
guerre de demain. Aussi devons-nous par tous les
moyens réagir contre les tendances qui pourraient
exister encore au lendemain des calamités actuel-
les, pour que des calamités du même genre ne
viennent pas à se reproduire. J'insiste sur ce point.
La civilisation a engendré la science et la science
donne à ceux qui veulent mal faire un pouvoir de
destruction tel que la science menace la civilisation
même. Déjà en 1870, Michelet, prophète comme il
lui arrivait souvent, disait que les guerres de l'ave-
nir seraient des guerres chimiques et mécaniques.
Sa prophétie ne s'est que trop réalisée.
Nous avons appris à connaître les débuts de la
guerre chimique en cette journée d'avril 1916 où,
renonçant à tous scrupules, les Allemands em-
ployèrent pour la première fois ces vapeurs empoi-
sonnées qui chassèrent de leurs tranchées les sol-
dats aux environs d'Ypres. Et cela n'est qu'un
commencement; la chimie guerrière est encore
dans son enfance. Je vous demande de songer à ce
qu'elle pourra être le jour où ces procédés seront
perfectionnés.
D'autre part, nous sommes déjà en plein dans
cette période que Michelet appelait la guerre par la
machine. Nous assistons dans le domaine de la
guerre, comme nous avons assisté dans le domaine
de l'industrie, à une transformation radicale. Jadis,
dans la lutte pour l'existence entre les entreprises
industrielles, ceux-là l'emportaient qui étaient les
l44 LA BELGIQUE OCCUPEE
plus actifs, les plus habiles, les plus industrieux.
Aujourd'hui, ces entreprises triomphent — et leur
concurrence écrase les autres — qui disposent des
machines les plus puissantes, de Toutillage le plus
perfectionné, des capitaux les plus importants ! Or,
il en est de la guerre comme de la paix. Aujour-
d'hui, ceux qui l'emportent dans une guerre, ce ne
sont pas les plus énergiques, les plus courageux,
passionnément attachés à la défense de leur cause ;
ce sont ceux qui ont les canons du plus fort calibre,
des fusils au tir le plus rapide, des dirigeables de
la plus grande portée, en un mot, l'outillage le plus
complet et le plus perfectionné.
Nous lisons couramment dans les journaux que,
lorsque deux armées en viennent aux prises, celle-là
a le plus de chance de l'emporter qui parvient à jeter
sur un espace occupé par l'ennemi le plus grand
nombre d'obus, de tonnes d'acier.
Ce serait une erreur de croire cependant que,
pour arriver à ce résultat, il suffit d'avoir des 3o5
et des 38o et des munitions abondantes. Il faut
encore savoir exactement où est l'ennemi, quelles
sont les positions à détruire, quels sont les objectifs
du tir d'artillerie. Et ici commencent les opérations
qui, venant compléter ce que la guerre chimique et
la guerre mécanique peuvent faire dès à présent,
constituent ce que j'appellerai la guerre scientifique.
J'étais, il y a quelques jours, au quartier général
d'une de nos divisions d'armée, à 12 ou i3 kilomè-
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE 1^5
très du front, dans une zone aussi impassible que
cette assemblée même. Dans la campagne tran-
quille, il semblait que Ton fût à cent lieues de la
guerre. Et là, sur les murs, se voyaient des appa-
reils télégraphiques, des appareils téléphoniques,
des dispositifs de télégraphie sans fil, qui nous
mettent à la fois en communication avec tous les
postes, même les plus avancés du front, et avec le
monde entier, d'où nous arrivaient des nouvelles
du combat naval du Jutland, et plus récemment
de l'offensive russe. Sur la table, il y avait des
photographies , des photographies de positions
ennemies prises par des avions. Des hommes, tran-
quilles, l'attention concentrée sur leur besogne
spéciale, sourds au bruit du canon que l'on aurait
pu entendre dans le lointain, transportaient sur
des cartes d'état-major les indications de la photo-
graphie. Des artistes connus, des peintres belges
que j'avais vus fréquemment dans notre pays avant
la guerre, dessinaient des panoramas pour l'artille-
rie, d'après les mêmes photographies, les mêmes
indications. Ces panoramas s'en allaient vers les
observatoires, et ainsi cet ensemble de travaux —
télégrammes, messages téléphoniques, communica-
tions par télégraphie sans fil, photographies d'avion,
transposition des photographies sur cartes d'état-
major, traduction des résultats obtenus en pano-
rama — tout cela aboutissait à une chose : c'est
que, à deux lieues de là, une rafale d'artillerie allait
BELGIQUE ENVAHIE 10
l46 LA BELGIQUE OCCUPÉE
bouleverser les tranchées ennemies et semer de
cadavres les positions allemandes.
Voilà ce qu'est devenue la guerre d'aujourd'hui.
Par conséquent, celui-là l'emporte qui a les procé-
dés chimiques les plus efficaces, les machines de
mort les plus perfectionnées, la préparation scien-
tifique appliquée à la guerre la plus complète.
Tout cela, certes, n'est pas encore au point, mais le
sera demain, et dès lors on ne peut songer sans
frémir à ce que sera une guerre où tous les moyens
de destruction seront arrivés à une perfection dix
fois plus grande, où les zeppelins ne seront plus à
la merci d'une tempête, où les sous-marins n'iront
plus chercher l'ennemi au hasard des eaux obs-
cures, mais atteindront, leur but directement, où
des gaz à haute pression, emmagasinés avant la
guerre, permettront avant même que la guerre soit
déclarée, de détruire d'une frontière à l'autre des
populations inofïensives. Voilà ce que la science
présage ; voilà ce qu'elle nous prépare si l'humanité
est assez folle pour recommencer une nouvelle
guerre, pour se livrer à de nouveaux combats.
Mais peut-être, en m'écoutant, vous dites-vous
qu'il y a dans ces constatations matière à une sorte
d'optimisme relatif ? S'il est vrai que ce sont les
plus riches, les plus industrieux, les plus savants,
les plus développés au point de vue technique qui
doivent l'emporter dans la guerre de l'avenir, n'est-
ce pas une protection pour les peuples civilisés
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE îl^J
contre les peuples de civilisation inférieure? Oui,
cela serait, si la civilisation morale était toujours à
la hauteur de la civilisation technique ; mais nous
avons trop d'exemples sous nos yeux, ou dans la
mémoire, pour penser qu'il en soit ainsi. Lorsque
les Espagnols, au seizième siècle, arrivèrent pour
la première fois au Mexique, ils trouvèrent un
peuple qui, sauf dans la science des armes, avait
une civilisation aussi élevée que la nôtre; seule-
ment il était resté cannibale , anthropophage.
Aujourd'hui, il y a encore en Europe des popula-
tions qui ont atteint le plus haut degré de dévelop-
pement technique, dont l'industrie et la science
sont au même niveau, peut-être même supérieures
à celles des autres pays, et qui cependant, au point
de vue moral, ne sont pas arrivées à un degré
beaucoup plus élevé que les cannibales, les anthro-
pophages.
Nous avons vu en France, il y a deux ou trois ans,
d'abominables bandits, les Bonnot et les Garnier,
mettre à profit lés dernières inventions de l'auto-
mobilisme pour commettre d'horribles méfaits.
C'étaient des apaches individuels. Il y a mainte-
nant en Europe des apaches gouvernementaux qui
mettent, eux aussi, à profit les dernières inventions
de la science pour commettre des crimes sans
rémission. Dès lors, nous devons nous demander
quelle protection nous aurons, quelle protection la
civilisation aura dans l'avenir, contre les gouverne-
l48 LA BELGIQUE OCCUPEE
ments ou les peuples apaches qui seront disposés
à se livrer à de nouvelles entreprises du même
genre ?
On propose bien des choses. Il faut que Ton
détruise le militarisme allemand ; qu'on le réduise
à rimpuissance ; qu'on le mette hors d'état de
nuire. Et pour cela, que veut-on faire ?
Les uns parlent de rectifications de frontières, de
l'établissement de frontières stratégiques; comme
s'il pouvait servir à quelque chose de reculer les
frontières de quelques kilomètres, alors que la
portée des canons vient à doubler, que la guerre
aérienne prend tous les jours une importance plus
grande.
D'autres sont d'avis que, pour ruiner le milita-
risme allemand à jamais, il faut imposer au peuple
allemand non seulement des indemnités répara-
trices (ce à quoi je souscris), mais l'écraser par des
charges économiques qui l'empêchent de jamais
rétablir sa puissance. D'autres veulent que les
monarchies centrales soient isolées du reste du
monde, en élevant autour d'elles une barrière de
Chine, des barrières économiques... Et on ne
peut songer qu'avec angoisse à ce que serait
l'Europe de demain si on la divisait en deux camps
ennemis, pour continuer ainsi la guerre après la
guerre et par la guerre économique provoquer de
nouvelles conflagrations I
D'autres enfin parlent de limiter les armements
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE l49
et de procéder, en cas de victoire contre TAlle-
magne, comme Napoléon a agi contre la Prusse :
interdire à TAUemagne d'avoir des soldats, d'avoir
des bateaux...
L'expérience du passé n'est pas encourageante,
et je crois que, si elle était faite à nouveau, elle
serait plus décevante encore. Je lisais il y a quelques
mois dans le Daily Mail une lettre dans laquelle
un correspondant disait que, si l'Allemagne était
vaincue, il fallait non seulement supprimer tous ses
bateaux, mais aussi tous ses ports, parce que, aussi
longtemps qu'elle aurait des ports, elle pourrait
construire des sous-marins et détruire les flottes
des autres puissances ; comme si, après cela, il ne
lui resterait plus les fleuves et les rivières pour
lancer des sous-marins, et comme si, d'autre part,
la chimie faisant de nouveaux progrès, il ne suffi-
rait pas, pour un peuple pris de la frénésie de
détruire, de se servir de gaz asphyxiants en quan-
tités formidables pour faire la guerre sans même
avoir recours à la force des armes — de telle sorte
qu'à mon sens la seule solution possible, conce-
vable, c'est, contre les malfaiteurs qui voudraient
user des moyens de destruction que la science met
à leur disposition, l'organisation d'une police inter-
nationale par le consensus de tous les Etats civilisés.
Quand on a eu affaire à ces Bonnot et Garnier
dont je vous parlais tout à l'heure, la police locale
suffit ; elle est bien armée ; elle enlève aux malfai-
l50 LA BELGIQUE OCCUPEE
leurs les moyens dont ils disposent. Lorsqu'il
s'agit de peuples ou de gouvernements, il faut une
police plus puissante, et elle ne peut résulter que
d'un accord international. On a d'ailleurs, dès à
présent, des précédents ; il est interdit de se servir
de balles dum-dum ; on avait aussi interdit pen-
dant quelque temps les bombardements aériens ; le
droit des gens ne tolère pas la guerre avec des
microbes. Il y a donc là un embryon du droit inter-
national auquel je songe; mais je vois aussi l'objec-
tion que vous allez me faire :
Ces actes de La Haye ont été jusqu'à présent des
chiffons de papier; les renouveler serait amener des
déceptions nouvelles. Aussi, lorsque je pense au
droit international, je pense à un droit international
nouveau, à celui dont M. Aristide Briand parlait il
y a quelques jours aux délégués russes : un droit
international garanti par des sanctions efficaces. '
Mon excellent ami M. Salomon Reinach, l'ama-
teur et écrivain d'art que vous connaissez tous, me
communiquait il y a quelque temps une note inté-
ressante sur la manière dont cette police interna-
tionale pourrait être organisée. Des inspecteurs,
partant du centre de La Haye, visiteraient les
fabriques pour empêcher que l'on ne se serve de
moyens condamnés par le droit des gens; des
sergents de la paix, au nombre de 5.ooo, seraient
à la tête d'un arsenal où, dans l'intérêt de tous, on
disposerait des moyens de destruction que donne
CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE l5l
la science. Dans le cas ou un peuple se refuserait à
se conformer à la loi dictée par tous, on emploierait
contre ce peuple les moyens de destruction dont le
Comité international disposerait. Mais je n'ai pas
besoin de le dire, il faudrait pour cela que le
consensus international se réalise, que le droit
international cesse d'être un rêve et une utopie...,
et que cette garantie d'une sanction sérieuse soit
donnée à l'Europe.
Elle ne peut être donnée que par la victoire. C'est
donc vers cette victoire que nous devons tendre;
c'est elle seule qui créera un droit international
garanti par des sanctions. Et j'espère, Mesdames
et Messieurs, que ces sanctions ne s'appliqueront
pas seulement à l'avenir, mais qu'elles porteront
aussi sur le passé. En vous parlant ainsi, je songe
à mon pays, qui ne voulait pas la guerre, qui l'a
subie et acceptée pour défendre son honneur et qui
a le droit de demander justice et réparation.
Un de mes amis d'Angleterre disait récemment :
(( Dans cette guerre où il y a peut-être des respon-
sabilités partagées, la Belgique est l'agneau sans
tache, l'agneau mystique. » C'est cette parole qui
m'a fait venir à la pensée la suggestion dont je vous
parlais tout à l'heure. Au quinzième siècle, au
moment où les provinces flamandes prenaient
conscience de l'unité nationale, naquit à Gand
cette œuvre admirable, le retable des frères Van
Eyck, U Agneau sans Tache ^ l'agneau mystique.
l52 LA BELGIQUE OCCUPEE
Depuis, les différentes parties de ce tableau ont
été dispersées : Adam et Eve sont à Bruxelles,
V Agneau est à Gand, les Anges musiciens sont
au Musée de Berlin. Au jour de la justice, il
faut que cette œuvre soit reconstituée. Elle ne doit
pas Têtre à Berlin, comme le voulait M. Schaefer;
eHe doit l'être au pays où elle est née, au pays
auquel elle appartient, et demain ou plus tard il
viendra un moment où Ton comprendra que la
place du chef-d'œuvre des Van Eyck est en
Belgique. Le jour où elle aura réalisé son unité
radieuse, la Belgique délivrée y verra le symbole
de son martyre et de sa rédemption.
m
L'INTERNATIONALE
L'INTERNATIONALE <')
Par une coïncidence tragique, au moment même
où les délégués de ITnternationale allaient se rendre
à Vienne, pour célébrer son vingt-cinquième et son
cinquantième anniversaire, c'est de Vienne précisé-
ment qu'à surgi la formidable catastrophe qui
divise les peuples en deux camps ennemis.
Après un an de guerre, on en est à se demander,
dans certains milieux, si l'Internationale existe
encore !
Officiellement, oui. Son comité exécutif, chassé
de Belgique par l'invasion allemande, siège aujour-
d'hui à La Haye. On lui a adjoint, pour la durée de
la guerre, les deux représentants du parti socia-
liste hollandais. Il a envoyé des délégués auprès
des socialistes allemands, pour leur dénoncer le
régime de travail forcé qu'on impose, ou plutôt
qu'on essaie d'imposer aux ouvriers belges. Il
convoque, successivement et séparément, les
diverses sections nationales, pour s'informer de
leurs vues sur la paix ou sur la guerre.
(i) Le Radical, a5 juillet 1915.
1 56 l'internationale
Mais en fait, il faut reconnaître que la vie de
l'Internationale est suspendue.
Aussi longtemps que les socialistes allemands et
autrichiens se déclareront solidaires de leur Gou-
vernement, ne trouveront pas un mot de blâme
pour Tagression contre la Belgique, se borneront à
des démonstrations platoniques et vagues contre
des annexions éventuelles de territoire ; aussi long-
temps que la Belgique et la France ne seront pas
libérées, il ne faut pas compter que les socialistes
français et belges, sans parler des autres, se dé-
cident à renouer les relations internationales.
Bien plus, on ne doit pas se dissimuler que,
même après la guerre, les tentatives de rapproche-
ment se heurteront à d'opiniâtres résistances.
Faut-il désespérer cependant ? Pouvons-nous
admettre que l'Internationale soit morte, que le
socialisme doive indéfiniment rester divisé contre
lui-même ?
Je me refuse absolument à le croire.
J'incline à penser, au contraire, que, par une
réaction naturelle, les sentiments internationalistes,
après la guerre, se manifesteront avec d'autant
plus de force qu'ils auront été plus longtemps com-
primés. Les causes profondes qui ont fait naître la
première Internationale et, après 1889, la seconde,
agiront à nouveau.
Les antagonismes de classes apparaîtront d'au-
tant plus âpres que la guerre aura été plus longue
l'internationale 1 67
et plus épuisante. Si grands qu'aient pu être leurs
préjugés ou leurs griefs les uns contre les autres,
les travailleurs reprendront conscience de la com-
munauté profonde de leurs intérêts.
Mais, ne nous le dissimulons pas, les difficultés,
au début, seront énormes. Il faudra que les uns
oublient, que, les autres arrivent à faire oublier bien
des choses.
Tous, cependant, nous pouvons rendre, par notre
attitude, ces difficultés moins insurmontables. Aussi
longtemps que durera la guerre, ayons le souci de
ne rien dire, de ne rien faire qui augmente nos
divisions. Essayons de nous comprendre les uns les
autres, de nous affranchir des influences de milieux
qui agissent sur nous.
Il y a en Allemagne des camarades — comme
Liebknecht, Rosa Luxembourg, Clara Zetkin —
qui ont eu le courage d'avoir raison contre tout le
inonde. Il en est d'autres — tels que Bernstein,
Haase, Kautsky — qui s'efforcent de réagir contre
les tendances, plus inquiétantes, de la « majorité ».
Je ne crois pas, à vrai dire, que leur action
puisse avoir des résultats immédiats. Les peuples
qui combattent en ce moment pour leur liberté et
pour la liberté en Europe céderaient à la plus
dangereuse, à la plus néfaste des illusions, s'ils
venaient à compter sur d'autres qu'eux-mêmes.
La protestation de Liebknecht aujourd'hui
n'aura pas plu« de résultat apparent que, jadis, la
i58
protestation courageuse de son père et de Bebel
contre l'annexion de F Alsace-Lorraine. Mais de tels
actes ont une valeur morale inestimable. Ils affir-
ment l'unité de la conscience socialiste chez ceux
que n'aveuglent pas les préjugés et les passions.
Ils faciliteront dans l'avenir le rapprochement de
tous ceux qui se réclament du socialisme interna-
tional.
La plus grande douleur de ma vie aura été de
voir les travailleurs européens divisés contre eux-
mêmes. Ma plus grande espérance est de les voir
un jour réconciliés.
UN ARTICLE DE SCHEIDEMANN
MEMBRK DU REIGHSTAG
Le 3o avril igiS, le Vorwdrts repubiiait Tarticle suivant
de M. Philippe Scheidemann, député socialdémocrate, sur le
discours prononcé, le i8 avril, par M. Vandervelde, à Paris.
Le Vorwârts a parlé dans son numéro du 26 avril
1916 d'un discours prononcé par le citoyen Van-
dervelde, le 18 avril, à Paris. L'auditoire aurait été
composé d'un (( public choisi » appartenant à la
bourgeoisie moyenne et aux hauts fonctionnaires.
Ce fait rend plus facilement compréhensible que
Vandervelde n'ait pas rencontré une contradiction
violente qui, peut-être, n'aurait pas manqué s'il
avait parlé devant des ouvriers socialistes.
Vandervelde a rappelé qu'il a parlé, la dernière
fois à Paris, avec Jaurès et moi, en faveur de la
paix. Il a continué : « Je reviens, aujourd'hui, pour
parler sur la guerre et pour la guerre. Et cependant
je n'ai pas changé, je suis ce que j'étais hier, et je
demeurerai demain ce que je suis aujourd'hui,
socialiste, pacifiste et internationaliste, et c'est en
cette qualité que je suis pour la guerre jusqu'au
bout. »
1 6o l'internationale
La lecture de ces déclarations a produit sur moi
une impression extrêmement pénible, car Vander-
velde n'est pas seulement un membre du Gouver-
nement belge, il est aussi le président du Bureau
socialiste international. Mais nous voulons lui
trouver certaines excuses. Nous voulons, nous
devons tâcher de nous mettre à sa place. Il est
entré dans le ministère de son pays à l'heure du
danger suprême, et nous avons, nous autres socia-
listes allemands, une pleine compréhension du sort
tragique de ce pays.
Et pourtant ! Vanderveldc a parlé en faveur de
la guerre, de la guerre à outrance. Et sur ce qu'il
entend par là, lui qui croit, comme tous les Belges,
tous les Français, tous les Anglais, à une grande vic-
toire sur l'Allemagne, il ne nous laisse aucun doute.
(( Je suis plein de colère contre les camarades du
parti qui voudraient conclure la paix. Ah non! Le
crime doit être suivi de l'expiation... »
Après neuf terribles mois de guerre, c'est à
l'égard de notre pays, encore, toujours le même
langage qui m'a amené à faire remarquer, il y a
trois mois, que, malgré notre amour de la paix, il
ne nous reste, dans les circonstances présentes, qu'à
« tenir jusqu'au bout ». L'emploi de cette expres-
sion a déjà suffi pour que plus d'un me fasse passer
pour un partisan enragé de la guerre : pourtant,
j'entendais dire par là seulement que notre devoir
était d'empêcher de toutes nos forces une défaite
UN ARTICLE DU SCHEIDEMANN l6l
de notre pays aussi longtemps que nos ennemis
mettraient toutes leurs forces à nous imposer cette
même défaite. Une autre attitude nous est absolu-
ment impossible. Nos camarades de Tétranger
devraient enfin le comprendre. Au mois de janvier
dernier, j'écrivais dans le Hamburger Echo :
(( Aucun homme intelligent ne remettrait à
demain une paix honorable pour chacun, si cette
paix pouvait être conclue dès demain. »
Malheureusement, à ce moment déjà, je devais
constater que nous n'étions pas aussi avancés, car
toutes les déclarations sur la paix faites officielle-
ment par le parti , au Reichstag et dans un mani-
feste du Comité directeur, n'ont pas éveillé le même
écho de l'autre côté (l'Independent Labour Party
excepté). A mon grand regret, je fus obligé de rele-
ver un certain nombre de déclarations de socialistes
étrangers dont le texte diflérait sans doute du der-
nier discours de Vandervelde, mais non le ton et
la tendance.
Les camarades des pays avec qui nous sommes
en guerre devraient vraiment s'efforcer aussi de
comprendre notre situation. Notre pays lutte contre
des forces puissamment supérieures. D'un autre
côté, nos adversaires ne nous ont laissé aucun
doute sur le sort qui nous serait réservé s'ils arri-
vaient à prendre le dessus. Notre but de guerre, à
nous, par contre, nous l'avons indiqué clairement
dans notre déclaration du 4 août.
BELGIQUE ENVAHIE 11
102 l'internationale
(( Pour notre peuple et pour son avenir de li-
berté, une victoire du despotisme russe, de ce des-
potisme souillé du sang de Télite de ses sujets,
mettrait beaucoup en jeu, sinon tout. Il nous
faut garantir la culture et l'indépendance de notre
pays.
(( C'est pourquoi nous faisons aujourd'hui ce que
nous avons toujours proclamé : A l'heure du dan-
ger, nous n'' abandonnerons pas notre patrie. Nous
nous sentons en cela d'accord avec l'Internationale,
qui a toujours reconnu le droit de tout peuple à
l'indépendance et à la défense de cette indépen-
dance, de même que, d'accord avec elle, nous
réprouvons toute guerre de conquête.
La Russie despotique était notre ennemie : la
France républicaine et l'Angleterre démocratique
s'étaient jointes à elle. La terrible lutte commença.
Notre armée réussit à préserver de l'invasion
notre pays presque tout entier. Notre situation
militaire était et est encore la meilleure. C'est
pourquoi nous nous crûmes autorisés à prononcer
les premiers le mot de paix, sans qu'il pût être
interprété comme un aveu de faiblesse. Nous
n'avons pas non plus laissé le moindre doute là*
dessus que nous nous opposerions de toutes nos
forces à des opinions fantaisistes, comme le député
Paasche, entre autres, en a exprimé récemment.
(( Nous réclamons que, sitôt notre but de sécurité
atteint et nos ennemis disposés à la paix, on mette
UN ARTICLE DE SCHEIDEMANN l63
fin à la guerre par une paix qui rende possible
ramitié avec nos voisins. »
Nous ne nous sommes pas écartés d'un cheveu de
cette déclaration. Et quelle réponse nous fait-on?
(( Je suis plein de colère contre les camarades du
parti qui voudraient conclure la paix. Ah non ! Le
crime doit être suivi de Texpiation. »
Pour conclure la paix, il faut toujours être au
moins deux. Tant que l'un n'y est pas décidé, il
faut que l'autre tienne jusqu'au bout, s'il ne veut
pas se rendre à merci, dans l'espoir d'un traitement
moins rigoureux. Bien entendu, il ne saurait être
question de cela pour l'Empire. Il faut que l'on en
ait la claire conscience, si l'on ne veut s'exposer
aux pires illusions.
Si un homme existait, capable de mettre fin à
cette terrible guerre, qui n'amènerait pas immé-
diatement la paix, il serait le plus grand criminel
que le monde ait jamais vu. Chaque nouvelle jour-
née de guerre est un épouvantable malheur pour
l'humanité. Mais cette constatation ne nous fait
pas faire un pas de plus en avant dans la voie de la
paix, si c'est seulement de ce côté-ci de la frontière
qu'on la formule.
Je sais : tout le monde, en Belgique, ne pense
pas comme Vandervelde, ni, en France, comme
Vaillant, ni, en Angleterre, comme Hjndman.
Mais je sais aussi pertinemment ceci : tous les ca-
marades, en Allemagne, sont d'accord pour sou-
i64
haiter que la sécurité, qui était notre but, puisse
être considérée comme assurée. Cela nous suffirait,
à nous qui n'avons pas voulu la guerre, comme
victoire, puisque nous voulons, comme nous l'avons
déclaré au Reichstag, une paix qui rende possible
l'amitié avec nos voisins !
Existe-t-il, pour les socialistes des pays belligé-
rants, une possibilité de tendre au même but, avec
des points de départ divers? Je le crois quand
même. Aucun d'entre nous n'a le droit de réclamer
à l'autre quelque chose qui équivaudrait à sacrifier
la cause de son propre peuple. Mais il nous faut
aussi proclamer que nous ne sommes là que pour
défendre notre propre peuple et non pour châtier
d'autres peuples à cause de crimes, réels ou pré-
tendus, de leur Gouvernement. Nous pouvons, si la
volonté en existe de tous les côtés, essayer de
créer, petit à petit, une atmosphère ^qui rende pos-
sible la fin de la guerre, sans qu'un vainqueur
mette le pied sur la nuque du vaincu. Mais si la
lutte doit être conduite implacablement jusqu'au
bout, alors c'est notre devoir, à nous autres social-
démocrates allemands, d'empêcher de toutes nos
forces que ce soit notre peuple à qui on mette le
pied sur la nuque.
Que la liberté de la Belgique soit^ pour Vander-
velde, la condition sine qua non pour conclure la
paix, nous le comprenons tout à fait. Mais c'est une
chose de réclamer la liberté pour son propre peuple
UN ARTICLE DE SCHEIDEMANN l65
et c'en est une autre de prêcher une guerre à ou-
trance, une guerre d'expiation.
Guerre jusqu'au bout, c'est un mot terrible. Per-
sonne ne peut connaître la longueur du chemin par
lequel ce but pourra être atteint, mais nous savons
tous qu'il sera semé de cadavres et de ruines !
Peut-être ce but sera-t-il aussi, si les passions dé-
chaînées le reportent toujours plus loin, la fin de la
culture européenne ! Devons-nous, nous socialistes,
envisager avec tranquillité la possibilité que tous
les peuples d'Europe, par une guerre de plusieurs
années, s'engloutissent dans la misère et dans la
barbarie? Non! Au lieu de réclamer l'expiation,
nous devons travailler à une réconciliation, afin
qu'à une guerre aussi courte que possible puisse
succéder une paix durable.
LETTRE OUVERTE
AU CITOYEN SCHEIDEMANN
M. Emile Vandervelde répondit comme suit, dans VHuma-
nité du i4 mai igiS, à Tarticle de Scheidemann,
Laissez-moi, Scheidemann, vous répondre direc-
tement : il y a, à l'heure présente, parmi nos cama-
rades d'Allemagne, des divergences de vue si pro-
fondes que vous répondre ce n'est pas répondre à
Haase, à Bernstein ou à Liebknecht.
Mais, auparavant, je dois relever dans votre
article du Vorwârts quelques affirmations de
détail.
Vous dites, d'abord, que si j'avais parlé à Paris,
devant des ouvriers socialistes, la contradiction, et
même une contradiction violente, n'eût peut-être
pas manqué.
Je crois rêver en lisant de telles choses, car elles
révèlent que vous ne vous doutez même pas de
l'unanimité formidable qui existe, dans le proléta-
riat français comme dans le prolétariat belge,
contre les auteurs responsables de cette affreuse
guerre. Demandez-le à Guesde, à Longuet, le
petit-fils de Marx, si vous récusez Sembat ou Vail-
I
LETTRE OUVERTE AU CITOYEN SGHEIDEMANN 167
lant I Demandez-le, chez nous, à nos amis de Tex-
trême gauche : à de Brouckère, à de Man, engagés
volontaires et sous-officiers de l'armée belge. Peut-
être, au surplus, si j'avais parlé devant des ouvriers
socialistes, eussé-je rencontré de la contradiction,
voire de la contradiction violente : c'est quand je
faisais un effort, que des amis ont appelé coura-
geux, pour distinguer entre le peuple allemand et
ceux qui le gouvernent.
Vous vous étonnez ensuite de ce que, socialiste,
pacifiste, internationaliste, je sois « pour la guerre
jusqu'au bout » .
Ce ne sont pas les expressions dont je me suis
servi, mais si, par « la guerre jusqu'au bout », on
veut entendre la guerre jusqu'à ce que Guillaume II
soit vaincu, comme l'a été Napoléon I", ces
expressions rendent fidèlement ma pensée. Je n'ai
fait, d'ailleurs, en parlant ainsi, que répéter ce
qu'ont dit, dans la résolution de Londres, tous les
socialistes des pays alliés, y compris, ne l'oubliez
pas, Mac Donald, Keir Hardie et les autres délé-
gués de l'Independent Labour Party.
Mon attitude, néanmoins, vous fait une im-
pression extrêmement pénible, « parce que Van-
dervelde n'est pas seulement un membre du
Gouvernement belge, mais le président du Bureau
socialiste international » .
Croyez-vous donc, Scheidemann, que ce titre me
condamne à rester impassible?*
i68
Avec Tappui moral de votre vote en faveur des
crédits de guerre, les armées du Kaiser ont violé,
contre tout droit, la neutralité belge, envahi,
dévasté, martyrisé mon pauvre pays. Nos Maisons
du Peuple à Tamines, à Auvelais, à Louvain, ont
été brûlées. Nos députés, nos mandataires commu-
naux, comme les autres, ont été pris en otages.
Des milliers de travailleurs, chassés de leurs foyers,
ont dû prendre le chemin de Fexil. Nos soldats,
empoisonnés par des gaz asphyxiants, vomissent le
sang et meurent, après d'abominables souffrances,
dans les hôpitaux des Flandres. Si ma femme était
rentrée des Etats-Unis quinze jours plus tard, elle
eût péri, traîtreusement assassinée, avec le Lusi-
tania. Tout ce que j'aime souffre. Tout ce que je
déteste s'efforce de nous accabler, et quand je suis
avec ceux qui luttent, avec ceux qui peinent, avec
ceux qui meurent, dans cette guerre qui est, pour
nous, Belges, de votre aveu même, une guerre de
légitime défense, mon attitude vous fait une
impression pénible ? Que dois-je penser de la
vôtre ?
Vous voulez bien, au surplus, me « trouver
certaines excuses », tâcher même de vous mettre à
ma place.
Il y a des mois que je m'efforce de faire la même
chose pour vous, et ceci m'amène à l'objet même de
notre discussion.
Si divisée, hélas ! que l'Internationale s'est
LETTRE OUVERTE AU CITOYEN SGHEIDEMANN 1 69
montrée elle-même, je suis, ou crois être, d'accord
avec vous sur trois points importants :
1° En Allemagne, comme en France, en Angle-
terre ou en Belgique, les socialistes, unis jusqu'au
dernier moment, peuvent se rendre ce témoignage,
qu'ils ont fait, pour le maintien de la paix, leur
devoir, et tout leur devoir;
2° Si indiscutable que fût pour nous le caractère
agressif de la guerre, préparée, provoquée et
déclarée par l'Allemagne, je suis obligé de croire
que les socialistes allemands, ou du moins la
majorité des socialistes allemands — car Liebknecht
a eu l'héroïsme de dire le contraire — pensent
sincèrement que cette guerre est, pour eux, une
guerre de défense;
3° Enfin, à Vienne, comme à Londres — dans
leurs conférences récentes — les socialistes des
pays belligérants se sont déclarés d'accord, tout
au moins en principe, sur les conditions de la paix.
Ils réprouvent toute guerre de conquête. Ils se
refusent à créer de nouveaux irrédentismes. Ils
proclament le droit des pays de disposer d'eux-
mêmes. Et, concrétant votre pensée, vous voulez
bien admettre, Scheidemann, que « pour Vander-
velde, la liberté de la Belgique soit la condition
sine qiia non de \b. i^Sdx )^ .
Mais alors, me dira-t-on peut-être, pourquoi
prêchez-vous « la guerre jusqu'au bout » ? Pourquoi
repoussez-vous les avances de vos camarades
I 70 L INTERNATIONALE
d'Allemagne, pourquoi ne voulez-vous pas « tra-
vailler avec eux à une réconciliation, afin qu'à une
guerre aussi courte que possible puisse succéder
une paix durable » ?
Pourquoi ?
Parce que ce n'est pas à la socialdémocratie
que nous avons affaire, mais au Kaiser et à ses
armées.
Oh I je n'en doute pas, je n'en veux pas douter,
s'il ne s'agissait que de nous entendre avec vous,
socialistes allemands, cette entente, malgré nos
griefs, ne serait pas impossible.
Mais qui ne voit que, si la paix devait se faire à
l'heure actuelle, ce ne seraient pas les socialistes
d'Allemagne ou d'Autriche qui en fixeraient les
conditions?
Aussi longtemps que la Belgique et la Pologne
seront occupées, que la France sera envahie, que le
césarisme allemand ne sera pas mis dans l'impos-
sibilité de nuire, la paix serait, suivant le mot de
Guesde, la plus dangereuse des trêves et, j'ajoute,
la plus criante des injustices.
Il y a quelque temps, des pacifistes américains
demandèrent à l'un des hommes les plus respectés
des Etats-Unis, à l'ancien président de l'Université
d'Harvard, à Charles W. Eliot, de prier avec eux
pour la paix. Eliot leur répondit :
« Je ne saurais concevoir une pire catastrophe
pour l'humanité que la paix en Europe, à l'heure
LETTRE OUVERTE AU CITOYEN SCHEIDEMANN I7I
présente. Ceux qui prient pour cela assument une
lourde responsabilité. Si la paix était faite aujour-
d'hui, TAllemagne serait en possession de la Bel-
gique, et le militarisme agressif serait victorieux.
Ce serait le triomphe de ceux qui ont commis le
plus grand crime qu'une nation puisse commettre :
la violation de la foi des traités et de la sainteté
des contrats. »
Voilà ce que pensent, Scheidemann, des juges
impartiaux, qui aiment la paix, mais qui ne veulent
pas la paix sans la justice.
Gomment pourrions-nous penser autrement,
nous, les victimes ?
Nous avons été injustement attaqués. Nous nous
battons, désespérément, pour notre liberté et notre
existence nationale. Ce n'esta pas que notre droit,
c'est notre devoir, et un devoir sacré. Nous le
remplirons « jusqu'au bout ».
Peut-être, Scheidemann, vous reverrai-je un jour,
au siège de l'Internationale, dans notre Maison du
Peuple, où Haase et Jaurès signèrent ensemble
notre appel suprême en faveur de la paix. Mais il
faudra pour cela que vos soldats ne nous en inter-
disent plus l'accès, que la Belgique soit libre, que
réparation lui soit accordée et que, par la coalition
de toutes les forces de l'Europe, le césarisme
germanique soit vaincu !
REPONSE A SCHEIDEMANN
Je ne me propose pas de répondre longuement
à la réplique de Scheidemann. Un fait nouveau
s'est produit depuis que sa lettre m'est parvenue :
Bernstein, Haase et Kautsky lui ont, en somme,
répondu pour moi.
Ce qui nous divise, en fait, ce n'est pas la ques-
tion de savoir si, du point de vue socialiste alle-
mand, les départements du nord de la France doi-
vent être évacués, ou si la Belgique doit être déli-
vrée. Scheidemann, à cet égard, se rencontre avec
nous, et les socialistes allemands de la majorité
avec ceux de la minorité.
Mais de plus en plus, il apparaît que dans les
sphères dirigeantes on pense autrement, que l'on
poursuit une politique de conquête, que l'on fait
ce rêve monstrueux de mutiler la France, de sup-
primer la Belgique.
Or, malgré cela, Scheidemann et ses amis conti-
nuent à se déclarer solidaires du kaiserisme ; ils
s'efforcent de faire passer les agresseurs pour des
victimes ; ils s'obstinent, contre toute évidence, à
prétendre que cette guerre de conquête, longue-
RÉPONSE A SCHEIDEMANN î']'6
lent et savamment préparée, est une guerre de
léfense nationale.
Je veux lui opposer simplement le témoignage
le ses propres paroles, de trois des hommes les
dus hautement estimés de son parti.
Dans leur manifeste que la censure n'a pas empê-
lé de retentir à travers toute l'Europe, Haase,
[autsky et Bernstein rappellent le langage annexion-
liste tenu par les dirigeants de rAllemagne ; puis
Is continuent :
« En face de toutes ces manifestations, la social-
lémocratie allemande est obligée de se demander
ses principes et les devoirs qui lui incombent, du
lit qu'elle est la gardienne des intérêts matériels
et moraux de la classe ouvrière allemande, lui
permettent de rester plus longtemps dans la ques-
tion de la continuation de la guerre, à côté de ceux
dont les intentions se trouvent en contradiction
la plus violente avec les phrases contenues dans la
déclaration faite par notre fraction, au Reichstag,
le 4 août 1914? et qui disait que, d'accord avec
l'Internationale, elle condamnait toute guerre de
conquête !
(( Cette phrase deviendrait un mensonge si la so-
cialdémocratie allemande, en face des déclarations
qui viennent des sphères régnantes, se contentait
d'exprimer des a vœux académiques » en faveur de
la paix.
1 74 l'internationale
« Les intentions de conquête étant dévoilées de-
vant le monde entier, la socialdémocratie a la liberté
entière de se tenir de la façon la plus énergique à
son point de vue de principe, et la situation
actuelle fait de cette liberté un devoir ! »
A ces nobles et fortes paroles, je n'ajoute rien, je
ne veux rien ajouter.
Pendant de longs mois, nous nous sommes
demandé avec angoisse si, dans la socialdémo-
cratie allemande, il n'y avait qu'un seul juste, si
Liebknecht et ses compagnons n'étaient que des
isolés ?
Nous sommes aujourd'hui libérés de ce doute et,
dans cette catastrophe sanglante, où tant d'idéaux
ont sombré, ce nous est une consolation indicible
d'entendre de nouveau, malgré le tonnerre des
canons, des voies amies répondre à la nôtre !
Que de fois, depuis tantôt un an, j'ai entendu
dire, par mes propres amis, que l'Internationale
était morte, morte à cinquante ans, morte à l'âge
de la moisson. Ils se trompaient. L'Internationale
ne pouvait être morte. Elle a pu dormir, elle a pu
fléchir, elle a pu faillir : mais mourir, jamais !
UN ARTICLE DU VOLK D'AMSTERDAM
Une action commune pour la paix est-elle possible?
A propos de la lettre ouverte de Scheidemann le
Volk d'Amsterdam (numéro'du 25 mai) fait inter-
venir au débat un autre socialiste allemand, « qui,
depuis quelques mois, n'épargne aucun effort pour
assurer en faveur de la paix la coopération interna-
tionale » .
Ce camarade a d'autres vues que Scheidemann. Il
se déclare d'accord avec nous quant au but : la
libération de la Belgique, la mise en échec de toute
politique de conquête, la lutte contre le milita-
risme. 11 incline même à admettre que je n'ai pas
tort de penser — en le déplorant — que malgré ses
quatre millions d'électeurs, la socialdémocratie n'a
que peu d'influence sur la politique gouvernemen-
tale allemande. Mais il ajoute :
« Cette influence augmenterait d'une façon consi-
dérable dès l'instant où les socialistes de tous les
pays de l'Entente se déclareraient prêts à faire front
avec les socialistes allemands et autrichiens contre
tous ceux qui poursuivent un but de guerre incon-
ciliable avec les principes de l'Internationale.
1 76 l/lNTERNAÏIONALE
(( Nous sommes en effet tous d'accord, sans dis-
tinction, dans notre opposition à toute politique de
conquête. Ne pouvons-nous pas nous rencontrer
sur cette base et échanger nos idées sur la possibi-
lité de mettre fin à cette guerre sans faire verser
plus de sang ? »
On nous propose donc une rencontre, un échange
de vues et, comme suite à cette échange de vues,
une action concertée contre tous ceux qui poursui-
vent une politique de conquête.
Mais comment ceux qui parlent ainsi ne voient-ils
pas que, dans les conditions actuelles, cette ren-
contre, cet échange de vues, cette action concertée,
sont une impossibilité morale ?
Si, après ce qui s'est passé, les socialistes belges
et français acceptaient de se rencontrer, d'échanger
des vues, de se concerter avec ceux qui ont voté
en Allemagne les crédits de guerre, qui ont donné
un blanc-seing au Gouvernement impérial, qui ont
accordé aux bourreaux de la Belgique la complicité
de leur silence, ils trahiraient simplement la cause
pour laquelle tant de braves sont morts.
Que nos camarades du Volk et tous ceux qui,
dans les pays neutres ou ailleurs, partagent leurs
vues, ne nous en veuillent pas de leur dire, une
fois de plus :
Aussi longtemps qu'il restera un soldat allemand
sur les territoires de la Belgique violée et de la
France envahie, quand on viendra nous parler
UN ARTICLE DU (( VOLK )) D AMSTERDAM I77
(Tune action commune en vue de la paix, nous nous
boucherons les oreilles.
Nous voulons d'abord vivre comme nations et
d'une vie qui vaille la peine d'être vécue. Quand
ce résultat sera acquis, et seulement alors, une
action commune deviendra possible avec ceux qui,
comme nous, veulent la paix, non pas une paix hâ-
tive et précaire, mais une paix durable, parce que
fondée sur un principe. Il n'est plus possible, en
effet, de limiter le problème à la Belgique et aux
départements du nord de la France.
L'Italie est intervenue. Les peuples balkaniques
interviendront peut-être demain. Par le fait de nos
agresseurs, la question des nationalités se trouve
aujourd'hui posée, depuis les Vosges jusqu'aux
Dardanelles. Dans ces conditions, le retour au sta-
tu quo ante bellum est impossible. On ne peut pas
ne pas se demander ce qui adviendra de la Pologne,
de r Alsace-Lorraine, et aussi des populations rou-
maines, serbes, italiennes, bulgares ou grecques
encore soumises aux Habsbourg ou aux grands
seigneurs. Pour résoudre ces questions, la diplo-
matie occulte des gouvernements a, de part et
d'autre, nous ne le savons que trop, des solutions
toutes prêtes.
Mais en est-il de même des socialistes ?
Ceux des pays alliés se sont expliqués sur tous
ces points à la Conférence de Londres. Ils ont reven-
diqué pour la Pologne, pour l' Alsace-Lorraine, pour
BELGIQUE ENVAHIE 12
1 78 l'internationale
toutes les nationalités soumises par la force, le droit
de disposer d'elles-mêmes. Ils ont, d'autre part, au
grand dam de certains de leurs compatriotes,
affirmé notamment qu'ils ne faisaient pas la guerre
au peuple allemand, mais au militarisme allemand,
et que, par avance, ils protestaient contre toute
annexion de territoire habité par des populations
allemandes.
Il serait intéressant de savoir si, sur ces diverses
questions, les socialistes ou des socialistes alle-
mands et autrichiens adoptaient les mêmes principes
et surtout les conséquences logiques, les appli-
cations pratiques de ces principes.
De deux choses l'une, en effet : ou bien ils ont
un désaccord avec nous, ils abandonnent des prin-
cipes qui ont toujours été, jusqu'à présent, les
principes de l'Internationale. Ils prétendent main-
tenir, au profit des monarchies centrales, un régime
de statu quo évidemment contraire aux droits des
nationalités et, dans ce cas, leur répudiation du
droit de conquête, du droit de la force, n'est qu'une
formule vaine; ou bien, au contraire, ils se ren-
contrent avec nous, ils veulent que dans l'Europe
de demain il n'y ait plus d'irrédentisme, et alors
par le fait même, ils ne peuvent plus être dans le
camp des Hohenzollern, des Habsbourg et du
Grand Turc.
Or, à l'heure actuelle, on doit être avec eux ou
contre eux. Si, pour le malheur du monde, le césa-
UN ARTICLE DU (( VOLK » D AMSTERDAM
179
risme germanique devait triompher, c'en serait fait
pour longtemps de la liberté et de la démocratie.
Que les Alliés l'emportent, au contraire, et malgré
le tsarisme, malgré les jingoes et les chauvins, il
y a dans la Quadruple Entente assez d'éléments
libéraux, dans l'Europe et le monde assez de force
démocratique et socialiste pour que la paix de
demain soit assurée par la consécration du droit
des nationalités et par la mise hors d'état de nuire
des auteurs responsables de cette guerre, de ce
qu'un manifeste socialiste allemand appelle, hier
encore, les pires ennemis de l'Allemagne : ses enne-
mis de rintérieur.
Dans sa réponse que je n'ai pas lue, mais dont
j'ai vu un extrait, Scheidemann a cru m'embarrasser
en me posant cette question : « Croyez- vous qu'en
cas de victoire, votre allié, le Tsar, se prêterait
à l'établissement de la république en Allemagne ? »
Je ne le crois pas, Scheidemann. Je ne suis même
pas sûr, ne vous en déplaise, que l'Allemagne, votre
Allemagne, soit mûre pour la république. Mais
je crois que, le Kaiser vaincu, lors même que l'on
traiterait avec lui, lors même qu'il conserverait sa
couronne, serait à tel point apaisé par la défaite
que l'Allemagne, par son propre effort, serait à
même d'en finir avec le pouvoir personnel.
En d'autres termes, et pour achever de répondre
au socialiste cité par le Volk^ j'admets avec lui
que la lutte contre le césarisme est, pour le peuple
1 8o l'internationale
allemand, une question de politique intérieure.
Mais c'est une loi de l'histoire — que l'on songe à
Mukden, à Sedan ou à Waterloo — qu'en général,
le césarisme n'est vaincu par le dedans qu'après
avoir été défait par le dehors.
Aussi, j'ose le dire parce que c'est ma conviction
sincère et profonde, si tous les peuples ont un
intérêt vital à la défaite de l'Allemagne, de l'Alle-
magne militariste et impérialiste, celui qui y a le
plus d'intérêt, c'est l'Allemagne elle-même.
UN MOT A SCHEIDEMÂNN <■'
li
^■Scheidemann a publié récemment une brochure
^^mis ce titre : « Vive la Paix ! »
HpA Fentendre, les socialistes allemands n'auraient
Wnicune responsabilité dans la prolongation de la
guerre. Ils y feraient sur-le-champ l'opposition la
plus résolue, si cette guerre devait être continuée
pour faire des conquêtes. S'ils se résignent à voter
les crédits de guerre, c'est uniquement dans un
but de défense ; c'est parce que les Alliés gardent
la conviction de réduire militairement l'Allemagne
ou de l'étrangler économiquement.
Je ne me propose pas de répondre, une fois de
plus, à de telles affirmations. La cause est enten-
due. Après le dernier discours du chancelier Beth-
mann-HoUweg réclamant, en termes formels, des
extensions territoriales à l'est et à l'ouest, on doit
se demander comment des sociaUstes peuvent sou-
tenir encore que le Kaiser n'a pas entrepris une
guerre de conquête ? Mais il n'est pires sourds que
ceux qui ne veulent pas entendre, et je désespère
de convaincre Philippe Scheidemann.
(i) Humanité, 4 juin 1916.
l82
Je désire seulement relever un passage de sa
brochure, qui me vise personnellement.
« Bruxelles, dit-il, était le siège du B. S. I.
Le président de Tlnternationale, c'est-à-dire celui
qui détenait le poste de confiance le plus élevé
que le prolétariat peut accorder, est le camarade
Vandervelde. Mais, depuis le début de la guerre,
Vandervelde n'est pas seulement président de l'In-
ternationale prolétarienne; il est aussi ministre
d'État du roi des Belges. Jamais un camarade eût-il
cru possible que le président de l'Internationale fût
en même temps ministre d'État royal ? »
Gela paraissait impossible, en effet, camarade
Scheidemann ; mais il y a bien d'autres choses qui
paraissaient impossibles et qui se sont, hélas I réali-
sées.
Qui eût cru, par exemple, que jamais la social-
démocratie, dans sa majorité, appuierait le gouver-
nement du Kaiser ; qu'elle voterait des crédits pour
attaquer la France ; qu'elle entendrait sans un mot
de protestation le chancelier faire l'aveu que, contre
toute foi et tout droit, il avait violé la neutralité
belge? Qui eût cru, encore, que Louvain serait
brûlé, Dinant mis à sac, des milliers de civils inof-
fensifs fusillés, sans que les socialistes de la majo-
rité songeassent à protester ou, simplement, à faire
une enquête sur place ?
A l'heure d'angoisse où l'Allemagne militaire se
ruait sur nous, nous n'avons pas trouvé l'Aile-
UN MOT A SCHEIDEMANN l83
magne socialiste, sinon dans les rangs de nos enne-
mis, dans les rangs de ceux qui envahissaient notre
territoire Et, dès lors, nous pouvions faire, nous
devions faire ce que nous avons fait, user de notre
droit de légitime défense , porter au maximum,
par l'union de tous, notre résistance nationale.
Mais Scheidemann a contre moi personnellement
un autre grief.
D'après un compte rendu de V Indépendance
belge du 3i janvier, j'aurais dit dans des réunions
en Suisse :
« Les socialistes allemands croient qu'après la
guerre ils pourront reprendre avec nous les rela-
tions interrompues. Croient-ils donc que nous sai-
sirons la main qu'ils nous tendent, alors que leur
autre main est teinte du sang des Belges et des
Français ? »
Je saisis cette occasion pour rétablir le texte
exact de ce passage de mes discours en Suisse, que
l'on pourrait retrouver d'ailleurs dans le journal
socialiste de La Ghaux-de-Fonds, La Sentinelle :
(( Les socialistes allemands de la majorité nous
proposent de reprendre avec nous les relations
interrompues. Croient-ils donc que nous saisirons
la main qu'ils nous tendent, alors que leur autre
main est dans celle du Kaiser, teinte du sang des
Belges et des Français ? »
Il est inutile d'insister sur la différence entre les
textes que je viens de reproduire.
1 84 l'internati onale
Je ne reproche certes pas à Scheidemann d'avoir
cité V Indépendance plutôt que la Sentinelle, Rien
n'est plus difficile que de se documenter exacte-
ment en temps de guerre. J'ai voulu simplement
qu'il sache ce que j'ai réellement dit, et j'ajoute
qu'en le disant j'ai conscience d'avoir exprimé le
sentiment de l'immense majorité des socialistes
belges.
Il y a quelques jours encore, des camarades
autorisés m'écrivaient de Belgique :
La classe ouvrière belge est décidée à passer
par toutes les misères, à supporter toutes les souj-
frances pour ne pas avoir une paix allemande qui
ne soit pas une paix durable et définitive. Il ne faut
pas s'imaginer que Von doit se hâter pour nous.
Nous ne demandons pas la paix.
La réunion des socialistes des pays neutres
échappe à notre compétence. Mais nous disons à
ceux qui veulent bien s'occuper de nous de ne pas
se laisser influencer par Vidée que nous désirerions
la paix. Comme on pourrait faire sonner cette
cloche, nous faisons cette déclaration afin de pré-
venir les effets désastreux que V argument pourrait
avoir.
Voilà ce que pensent des hommes qui ont souf-
fert et qui souffrent encore, plus que personne, de
la prolongation des hostilités.
Ils sont internationalistes dans l'âme. Ils ont,
comme nous avons tous, horreur de la guerre. Ils
UN MOT A SGHEroEMANN l85
endurent, depuis vingt et un mois, tout ce qu'un
peuple peut endurer, mais ils sont prêts à endurer
plus encore, pour reconquérir ce bien inestimable :
la liberté.
Pourrions-nous, dans ces conditions, alors que
les armées allemandes sont campées chez nous,
organiser des palabres pacifistes avec ceux qui,
dans leurs votes, ont approuvé l'invasion et sanc-
tionné l'occupation armée de notre pays ?
C'est moralement impossible. Scheidemann et
ses amis devraient le comprendre et ne pas insister.
Emile Vandervelde.
L'INTERNATIONALE ET LA VICTOIRE
DES ALLIÉS (')
Citoyennes et Citoyens
L'accueil que vous faites aux paroles de bien-
venue de mon ami Longuet me touche, je n'ai pas
besoin de le dire, mais ne laisse pas de m'étonner;
j'ai lu, en effet, il y a quelques jours, dans le
Vorwàrts, un article de Scheidemann consacré à
la conférence que j'ai faite récemment à Paris
devant un public bourgeois, dans lequel l'ancien
vice-président du Reichstag disait que, si j'allais à
Paris, devant un auditoire ouvrier, prêcher la guerre
« jusqu'au bout », et ce bout c'est la défaite totale
du militarisme allemand, je m'exposerais à des
contradictions violentes.
Je suis aujourd'hui devant des ouvriers et ce que
je disais hier, je le répète : je suis de toutes les
forces de mon âme un socialiste, un pacifiste, un
internationaliste, et si je vous apporte, non pas la
paix, mais l'épée, ce n'est pas quoique, mais parce
que socialiste, pacifiste et internationaliste !
(i) Discours prononcé à Gentilly, le 2 juin igiB.
l'internationale et la victoire des alliés 187
J'aborde cette tribune avec une double et angois-
sante préoccupation. D'une part, j'ai l'ardent désir
de saluer bientôt la libération de notre territoire et
du vôtre, — et vous me croirez quand je dis que je
souhaite avec autant d'ardeur la libération de la
France que la libération de la Belgique et, d'autre
part, je ne désespère pas, bien au contraire, de voir
bientôt se réorganiser cette Internationale ouvrière
et socialiste, qui a été notre grande espérance
hier et qui reste notre grande espérance pour de-
main.
J'entends dire parfois que l'Internationale est
morte. Non, elle n'est pas morte. Mais elle a subi
une grave défaite, elle est divisée contre elle-même,
elle est menacée de désorganisation complète, si la
socialdémocratie allemande ne se ressaisit pas.
L'Internationale est vivante, mais elle traverse
une épreuve redoutable. Et cependant, malgré tout
ce qui nous divise, malgré ce qui a mis entre nous
une barricade formidable, je constate que, dans
l'Europe entière, il est certains points essentiels sur
lesquels, malgré tout, tous les socialistes ont été
ou sont d'accord.
Et d'abord, nous sommes restés unis jusqu'au
dernier moment pour lutter contre la guerre, pour
faire un effort suprême en faveur de la paix. Je
croirais manquer à un devoir de justice si je ne
rendais pas aux socialistes allemands cet hommage
que, pour la défense de la paix, comme vous et
i88 l'internationale
comme nous, ils ont — avant la catastrophe — fait
leur devoir, tout leur devoir.
Une seconde constatation est celle-ci : ce qui
crée entre les travailleurs européens un malentendu
tragique c'est que, dans les deux camps, on croit
faire une guerre de défense, une guerre de défense
nationale.
Enfin, et c'est ma troisième constatation : si nous
nous battons aujourd'hui les uns oontre les autres,
les socialistes de tous les pays sont d'accord, du
moins en principe, sur les conditions de la paix, car
tous, que ce soit à la Conférence de Londres ou à
la Conférence de Vienne, ils se rencontrent pour
dire qu'il n'y a pas lieu de procéder à des annexions
de territoire contre la volonté des populations.
Je disais, tout d'abord, que nous avons été unis
pour faire un effort suprême en faveur de la paix et,
au moment où je vous parle, je songe avec émotion
à cette dernière séance du Bureau socialiste inter-
national, à la Maison du Peuple de Bruxelles, où,
tous ensemble, nous rédigions le manifeste en
faveur de la paix.
Je vois encore assis à la même table, à côté
de l'Autrichien Adler, de l'Anglais Keir Hardie,
des délégués des pays neutres, Haase, le président
de la fraction socialiste du Reichstag, le bras fra-
ternellement passé autour du cou de Jaurès et
signant avec lui ce manifeste que certains ont consi-
déré comme le testament de l'Internationale ouvrière
l'internationale et la victoire des alliés 189
et socialiste, car, dès le lendemain, Jaurès était
assassiné et Haase subissait un sort plus tragique
encore : contre le vœu de sa conscience, il se
condamnait, au nom de la discipline de parti, à jus-
tifier le vote des socialistes en faveur des crédits de
la guerre.
Ah! je ne suis pas de ceux qui refusent aux
socialistes allemands les circonstances atténuantes.
Je sais à quels durs combats ils ont été livrés durant
ces dernières heures qui ont précédé la guerre, j'ai
lu leurs explications, j'ai loyalement reconnu
combien leur situation était difficile. Mais au mo-
ment où la France allait être envahie, au moment
où la neutralité belge était violée, ils avaient un
devoir qui dominait tous les autres, et ce devoir, ils
ne Font pas accompli î
Je disais ensuite que nous étions d'accord avec
eux sur les conditions de la paix. En principe, tout
au moins, car je crois bien que nous verrions naî-
tre les difficultés, le jour où nous passerions à
l'application.
Mais en ce qui concerne la Belgique, tout au
moins les socialistes allemands sont unanimes
à le dire : ils ne veulent pas son annexion; ils se
déclarent d'accord avec nous pour réclamer notre
délivrance. Et peut-être se trouve-t-il parmi vous
des âmes naïves pour se poser cette question :
pourquoi, dès lors, ne vous entendriez-vous pas ?
pourquoi ne vous réconcilieriez-vous pas sur les
igo
bases du statu quo et de la libération de la Bel-
gique ?
A ceux qui pourraient penser ainsi, je réponds
que même si Taccord entre nous était possible, non
seulement quant aux principes, mais quant à Tap-
plication, ce n'est pas avec Scheidemann ou même
avec Sudekum que nous aurions à traiter; nous
aurions devant nous le Gouvernement impérial alle-
mand, le césarisme germanique, la féodalité mili-
taire qui a déchaîné sur l'Europe et sur le monde la
plus injustifiable des guerres d'agression.
Oh! je sais, citoyens, que même l'Allemagne
gouvernementale se défend d'avoir eu des pensées
d'agression. Elle s'en défend surtout depuis le jour
où les « poilus » de la troisième République lui ont
démontré que l'agression ne réussirait pas.
Je sais que l'Empereur prétend qu'il a été
contraint de tirer l'épée ; que, hier encore, au Reichs-
tag, le chanceher Bethmann-Hollw^eg disait que,
pour les Allemands, la guerre actuelle n'était pas
une guerre de haine, que c'était une guerre
d'indignation .
Je sais bien qu'il prétend — atteint de je ne sais
quel délire de la persécution — que le monde
entier en voulait à l'Allemagne; mais pour tout
esprit non prévenu, résolu à voir les choses telles
qu'elles sont, péut-il y avoir un instant de doute
sur le fait que l'agression est partie de l'Allemagne
et de l'Autriche, et que ce sont les Gouvernements
l'internationale et la victoire des alliés 191
des deux monarchies de l'Europe centrale qui sont
responsables de la catastrophe effroyable qui s'est
abattue sur le monde ?
Quelques faits ; je me borne à vous les rappeler,
tant, à l'heure actuelle, ils sont connus de tous.
D'abord, au moment où la guerre a éclaté, l'Alle-
magne était préparée, formidablement préparée;
les Alliés ne l'étaient pas ou ne l'étaient guère. En
second lieu, qui donc a déchaîné la crise, sinon
l'Autriche, par son ultimatum à la Serbie ? Et qui
prétendra qu'une démarche aussi grave ait pu être
faite sans que l'Allemagne alliée en ait connais-
sance? En troisième lieu, au moment où la guerre
allait éclater, qui donc a fait un effort immense en
faveur de la paix, sinon la France et aussi l'Angle-
terre ? Et ce n'est pas moi qui le dis : c'est le chan-
celier de l'empire d'Allemagne, qui a déclaré, dans
un document qu'on ne supprimera pas, que, jus-
qu'au bout, Sir Edward Grey, le ministre des
Affaires étrangères d'Angleterre, avait lutté à nos
côtés en faveur de la paix. Et d'autre part, lorsque
ces démarches étaient faites par la France, par
l'Angleterre et aussi par l'Italie, qui donc s'est
dérobé, sinon l'Allemagne, déclarant qu'elle enten-
dait laisser faire l'Autriche, son alliée ? Enfin, après
avoir montré que la guerre a été préparée, provo-
quée par l'Allemagne et l'Autriche, ai-je besoin de
rappeler que ce sont elles qui ont déclaré la guerre,
et non pas seulement à la Russie et à la France,
192
mais à deux petits pays : la Serbie, qui avait tout
cédé sauf deux points, qui réclamait pour le sur-
plus Farbitrage; et la Belgique, qui entendait
simplement rester fidèle à ses engagements inter-
nationaux ? La guerre a commencé par une attaque
contre la Belgique. Il suffit d'avoir rappelé ces
faits pour établir que la guerre a été voulue et
déclarée par les monarchies de l'Europe centrale.
Oh I je sais que dans l'un et l'autre cas, on a fait
des tentatives de justification. On a dit que l'Au-
triche avait voulu punir la Serbie à cause de
l'attentat de Serajevo, que la Belgique avait été
impliquée dans cette guerre, parce que, depuis
plusieurs années déjà, elle était d'accord avec la
France et avec l'Angleterre contre l'Allemagne. Eh
bien! voyons ensemble ce que valent ces asser-
tions.
Et tout d'abord, on nous dit que, si l'Autriche a
envoyé à la Serbie cette note que Sir Edward Grey
appelait le plus formidable document qu'il y eût
dans les annales de la diplomatie, c'était parce que
l'archiduc Ferdinand avait été assassiné à Serajevo.
Tel n'était pas cependant le sentiment de la social-
démocratie allemande, car, quelques jours avant la
déclaration de guerre, au moment où l'Autriche
agissait contre la Serbie, le Vorstand socialiste
allemand se réunissait, le 28 juillet, et disait :
« Si nous condamnons les menées du nationa-
lisme serbe, la frivole provocation à la guerre du
l'internationale et la victoire des alliés igS
Gouvernement austro-hongrois suscite notre éner-
gique protestation. Les exigences de ce gouverne-
ment sont d'une brutalité qui ne s'est jamais vue
dans rhistoire du monde à Fégard d'une nation
indépendante. Elles ne peuvent être calculées que
pour provoquer la guerre. »
Ce n'est pas nous, ce n'est pas la presse des
Alliés qui parle. C'est la socialdémocratie alle-
mande qui constatait, à la veille de la guerre, que
les actes de l'Autriche, approuvés par l'Allemagne,
ne pouvaient s'expliquer que par le désir de pro-
voquer la guerre !
Mais s'il pouvait y avoir encore un doute dans
votre esprit après cette déclaration, je rappellerais
simplement que, bien avant l'assassinat de l'archi-
duc, en 191 3, pendant la guerre des Balkans,
l'Autriche avait déjà voulu attaquer la Serbie.
Nous le savons par le Livre Vert italien et par une
déclaration qui a été faite en décembre dernier à la
Chambre italienne par M. Giolitti, disant qu'en
191 3, l'Autriche avait invité l'Italie à attaquer
la Serbie et que l'Italie s'y était refusée. N'est-ce
pas la preuve évidente, citoyens, que le crime
de la Serbie n'est pas d'avoir été la complice de
l'assassinat d'un archiduc autrichien, mais d'avoir
barré à l'Allemagne et à l'Autriche la route qui
conduit à Salonique ?
Maintenant, si nous passons à la Belgique, nous
voyons qu'après l'attentat, après le crime, après
BELGIQUE ENVAHIE 13
igi l'internationale
l'aveu fait par le chancelier au Reichstag allemand
de la réalité de ce crime, on a essayé d'expliquer
et de justifier les choses en disant que déjà, en
1906, la Belgique s'était mise d'accord avec l'An-
gleterre, avait fait avec celle-ci, et indirectement
avec la France, une convention militaire contre
l'Allemagne. Il y avait eu, à Bruxelles, une
conversation entre le colonel Ducarne, de l'État-
major belge, et l'attaché militaire anglais ; on avait
émis l'hypothèse qu'en cas de guerre européenne
l'Allemagne pourrait passer par la Belgique, et,
dans cette hypothèse, on nous prévenait que, si la
Belgique était incapable de se défendre, l'Angle-
terre serait obligée d'intervenir. Mais dans le
procès-verbal de cette conversation, qui a été
trouvé par les Allemands dans les archives de notre
département des Affaires étrangères, il était dit
formellement qu'en tout cas, l'intervention mili-
taire anglaise ne pourrait se produire qu'après que
les armées allemandes auraient passé la frontière,
et c'est par un véritable faux que la presse alle-
mande qui a publié ce papier, a oublié ou feint
d'oublier la phrase essentielle : l'Angleterre n'in-
terviendrait que si l'armée allemande avait passé
la frontière.
Que signifie donc cette conversation de 1906?
C'est que, dès ce moment, la Belgique, comme
l'Angleterre et la France, se méfiait de l'Allemagne.
Et l'événement a montré que cette méfiance était
l'internationale et la victoire des alliés 196
légitime, car l'histoire, dans ces deux dernières an-
nées, des relations de la Belgique et de l'Allemagne
a été l'histoire d'un complot aussi lâche que sour-
nois contre notre liberté.
Déjà, dans des livres qui sont devenus depuis
célèbres, le général von Bernhardi avait dit qu'en
cas de guerre européenne, il faudrait bien que l'Al-
lemagne passât par la Belgique. Gela pouvait être
considéré comme une opinion individuelle ; mais
en 191 3, le Gouvernement allemand lui-même re-
prenait cette opinion et, dans un rapport secret
sur le renforcement de l'armée, s'exprimait ainsi :
(( Nous devons être forts pour pouvoir anéantir
d'un puissant élan nos ennemis de l'est et de
l'ouest. Mais dans la prochaine guerre, il faudra
que les petits Etats soient condamnés à nous suivre
ou soient domptés. Dans certaines conditions, leurs
armées et leurs places fortes peuvent être rapide-
ment vaincues ou neutralisées, ce qui pourrait être
vraisemblablement le cas pour la Belgique et pour
la Hollande. »
Vous entendez? Les petites nations doivent être
(( contraintes à nous suivre ou elles seront domp-
tées ». Nous n'avons pas voulu suivre, on a essayé
de nous dompter. Et d'ailleurs, s'il pouvait y avoir
eu un doute sur les mauvaises intentions de l'Alle-
magne, il suffirait de regarder la carte de ses
chemins de fer, de voir les lignes d'intérêt stra-
tégique converger vers notre frontière, organiser
196
autour de nous à l'avance Tinvasion de notre terri-
toire...
Mais, me direz-vous, comment, dans ces condi-
tions, les alliés futurs n'ont-ils pas été mieux pré-
parés à la résistance? Pourquoi? Parce que, en
même temps qu'il prenait ces mesures, le Gouver-
nement allemand s'efforçait d'endormir la méfiance
de la Belgique. Lorsque le Kaiser vint à Bruxelles,
il y a deux ou trois ans, il s'écria, dans la chaleur
communicative d'un banquet, qu'il n'avait pas de
meilleurs amis que les Belges. Il l'a bien fait voir...
Un peu plus tard, le roi Albert faisait, suivant la
tradition nationale, sa joyeuse entrée dans la ville
de Liège. On lui offrit une fête à laquelle assista un
délégué de l'Allemagne, et ce délégué, qui prit la
parole pour nous assurer, lui aussi, de l'amitié de
son pays, c'était le général von Emmich, le même
qui, quelques mois après, devait mener l'armée
allemande contre Liège. Bien plus, le dimanche
qui précéda la guerre, dans la matinée, le ministre
d'Allemagne à Bruxelles fut intervievs^é par un de
nos grands journaux. On lui demanda si la Belgique
devait craindre quelque chose, il répondit : « Non,
la maison du voisin brûlera peut-être, mais la vôtre
sera épargnée. » Gela se passait le matin et, quelques
heures après, le même ministre se rendait au dé-
partement des Affaires étrangères et mettait la
Belgique en demeure de se déshonorer ou de s'ex-
poser à l'agression du césarisme germanique.
l'internationale et la victoire des alliés 197
Enfin, deux jours après, les masques tombaient,
les voiles étaient déchirés et, dans un accès de
brutale franchise qu'il a regretté depuis lors, en
pleine séance du Reichstag, le chancelier Bethmann-
Hollw^eg déclarait que la frontière belge était
violée, que les armées allemandes marchaient sur
Liège, que c'était une injustice, une violation du
droit international, mais que cette injustice était
nécessaire à la victoire de l'Allemagne et que la
nécessité ne connaît pas de loi.
Voilà ce qui fut dit, et, devant l'homme qui
avouait ainsi son crime, il y avait les cent députés
de la socialdémocratie ; or, nous devons constater
avec une tristesse et une amertume que de notre
vie nous n'oublierons, qu'à ce moment, il ne s'est
pas trouvé un socialiste pour reprocher ce crime à
celui qui venait d'en faire l'aveu !
Oh ! je sais que, depuis lors, certains sont reve-
nus à de meilleurs sentiments. Ils ont fait des ré-
serves, ils ont risqué des protestations platoniques;
ils nous ont assuré — le bon billet ! — que, si l'Al-
lemagne était victorieuse, au moment où on nous
annexerait, ils feraient une protestation en due
forme au nom de la socialdémocratie 1
Mais si quelques-uns ont parlé ainsi, et s'il s'est
trouvé, parmi les socialistes allemands, deux ou
trois hommes pour sauver l'honneur — et ceux-là
j'entends les citer, j'entends rendre hommage au
courage d'un Liebknecht ou d'un Bernstein, — il
I gS l'internationale
s'en est trouvé d'autres qui sont venus nous visiter
en uniforme à la Maison du Peuple de Bruxelles,
après l'incendie de Louvain, après les massacres de
Visé, de Diest, d'Aerschot, et qui nous ont dit :
(( Vos malheurs ? vous n'avez qu'à vous en prendre
à vous-mêmes ; rien n'était plus facile que d'éviter
à la Belgique le sort qui lui a été infligé. Pourquoi
donc ne nous avez-vous pas laissés passer ? »
Et comme à celui qui parlait ainsi nos amis fai-
saient observer qu'il y avait tout de même pour la
Belgique, à défendre sa neutralité, une question
d'honneur, le citoyen Noske, député au Reichstag,
répondait : « L'honneur ! voilà bien de l'idéologie
bourgeoise!... » Et, au cours de cette conversation
mémorable, tous les efforts de nos amis ne parvin-
rent pas à le convaincre qu'une signature au bas
d'un traité engage aussi bien l'honneur d'un socia-
liste que l'honneur d'un bourgeois.
Mais je m'empresse d'ajouter que ce n'est pas
seulement par respect pour sa signature que la
Belgique a défendu sa neutralité. C'est aussi parce
que la neutralité belge n'était pas seulement un
avantage pour nous, c'était une garantie pour vous,
c'était une garantie pour la France contre l'Allema-
gne, comme aussi une garantie pour l'Allemagne
contre la France. Et je suis convaincu que si, par
impossible, le Gouvernement français avait eu la
pensée de commettre contre la Belgique le crime
que nous reprochons au Gouvernement allemand,
l'internationale et la victoire des alliés
99
si les armées françaises, pour s'assurer un succès
plus facile, avaient envahi notre territoire, je suis
convaincu qu'il ne se fût pas trouvé à la Chambre
française un socialiste qui ne libérât sa conscience
et qui ne criât son indignation.
Mais si la neutralité belge était un avantage pour
l'Allemagne contre la France, elle l'était aussi pour
la France contre l'Allemagne. Les forteresses de la
Belgique neutre, à Liège et à Namur, c'était le
prolongement de vos forteresses à Toul et à Verdun.
Nous avions non seulement le droit, mais le devoir,
de défendre notre neutralité parce que, si nous n'a-
vions pas rempli ce devoir, c'était la France poi-
gnardée, c'était la démocratie française étranglée
et vaincue !
Lorsque la question a été posée, lorsque l'Alle-
magne a dit au Gouvernement belge : Si vous nous
laissez passer, nous vous indemniserons, nous vous
paierons en bel or de tous les dommages que
nous vous aurons causés et si, au contraire, vous
vous y refusez, vous en subirez les conséquences,
le Conseil des ministres — je n'en faisais pas
partie à ce moment — s'est réuni et, unanimement,
sans hésitation, il répondit : Notre devoir est de
nous défendre. Fais ce que dois, advienne que
pourra î
Et vous savez, mes chers amis, ce qui est advenu.
Vous avez éprouvé vous-mêmes les horreurs de la
guerre ; vous avez lu dans les journaux ce qu'on a
200
fait de la malheureuse Belgique. Mais vous ne
l'avez pas vu comme je l'ai vu, comme nous l'avons
vu. Un zeppelin arrivant à Anvers, alors que la
défense n'était pas organisée, tuant les malheureux,
dont j'ai vu les débris d'entrailles et de cervelle sur
les murs éclaboussés ! Louvain brûlé ! A Aerschot,
à Dinant, à Tamines, sous le prétexte mensonger
que des civils avaient tiré, tous les habitants mâles
traînés sur la place, fusillés devant leurs femmes et
leurs enfants. Dans tout lie pays, des ravages,
des massacres, des incendies et la ruée des bar-
bares !
En commettant pareil crime, l'Allemagne n'a
oublié qu'une chose, c'est que ce crime était en
même temps une faute, car si aujourd'hui le monde
entier se soulève contre elle, si l'Allemagne fléchit
sous le poids de la conscience universelle, c'est le
martyre de la Belgique qui, tout d'abord, l'a
éveillée ! Elle est un symbole, elle est l'incarnation
vivante du droit. S'il en est encore parmi les
neutres qui hésitent entre la cause des Alliés et la
cause de l'Allemagne, la Belgique suffit à les con-
vaincre que la justice et le bon droit sont de notre
côté. Et c'est ainsi que tous les jours grandit cette
coalition qui aura raison, j'en ai la conviction
ardente, du militarisme germanique.
Avez-vous réfléchi à cette coïncidence que par
deux fois, à cent années de distance, l'Europe s'est
trouvée unie, coalisée contre un seul pays? Nous
l'internationale et la victoire des alliés 201
sommes à la veille de Fanniversaire de Waterloo.
Il y a cent ans, en i8i5, le monde entier s'est
dressé contre Napoléon, c'est-à-dire contre le césa-
risme. Et aujourd'hui, en igiB, le monde entier
se dresse contre Guillaume II, nouvelle incarnation
du césarisme. Entre ces deux événements qui ont
changé la face du monde, il y a une frappante
analogie ; mais aussi, quelles différences !
Tout d'abord, entre les hommes : Napoléon était
entré en vainqueur dans toutes les capitales d'Eu-
rope, à Rome, à Varsovie, à Berlin, à Moscou. Il
marchait, précédé par la victoire. Il avait, dans ses
bagages, le Code civil, ce testament de la Révolu-
tion.
Quant à l'autre, oh ! ce n'est plus César, c'est
Césarion ; il n'a jamais connu de victoires que par
personnes interposées, et il n'emporte avec lui que
le manuel de la guerre prussien, ce code de l'in-
cendie, du meurtre et de la dévastation.
Mais il y a une autre différence, non moins frap-
pante, entre les deux époques : c'est qu'en i8i5, à
Waterloo, les adversaires de Napoléon, c'étaient les
représentants de l'ancien régime, ceux qui voulaient
restaurer, rétablir la féodalité, et qui fjrent pendant
un demi-siècle peser sur l'Europe la tyrannie de
la Sainte-Alliance, tandis que les adversaires de
Guillaume II, ce sont les peuples libres de l'Europe
occidentale : c'est la France républicaine, c'est
l'Angleterre démocratique, c'est l'Italie, dont je
202
salue rentrée dans cette guerre, et enfin c'est le
peuple russe lui-même, qui, depuis un siècle, a
gagné après chaque guerre, victorieuse ou mal-
heureuse, quelques parcelles de liberté !
Waterloo a été la fin du despotisme militaire,
mais c'est un despotisme clérical et féodal qui lui a
succédé ; le Waterloo de demain, où s'écroulera le
pouvoir de l'Empire germanique, ce sera au con-
traire le commencement de l'ère nouvelle, le règne
de la démocratie dans l'Europe aff'ranchie et libérée.
Et voilà pourquoi, citoyens, contrairement à ce
que pense Scheidemann, les socialistes belges
comme les socialistes français sont décidés à mener
cette guerre jusqu'au bout, car c'est une guerre
contre la guerre, c'est une guerre pour fonder en
Europe des institutions démocratiques, bases iné-
branlables de la paix !
Et quand nous serons vainqueurs, quand le mi-
litarisme prussien sera écrasé, quand nous aurons
affranchi l'Allemagne en même temps que l'Europe,
alors l'Internationale sera possible, car elle se réor-
ganisera entre des peuples libres, ayant le sens de
la liberté. Et voilà pourquoi nous sommes unis,
pourquoi, ce soir, le petit-fils de Karl Marx, fonda-
teur de l'Internationale, est à mes côtés pour vous
dire : Cette guerre prépare des temps meilleurs,
des temps où, enfin, le vieux monde féodal aura
définitivement disparu. Et alors, quand la Belgique
sera libérée, quand la France sera délivrée, quand
l'internationale et la victoire des alliés 203
il n'y aura plus que des peuples libres en Europe,
quand tous les crimes auront été rachetés, et quand
le peuple allemand sera rendu à lui-même, alors l'In-
ternationale sera possible, et nous dirons plus que
jamais : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
RENDONS A CESAR...
Le citoyen Noske a inséré, dans le Vorwûrts du
10 juin 1916, une note protestant contre l'affirma-
tion contenue dans mon discours de Gentilly, que,
« dans un entretien avec des camarades belges à la
Maison du Peuple de Bruxelles, il aurait déclaré
que l'honneur est une idéologie bourgeoise et que
les Belges n'avaient pas eu de raisons pour défendre
leur neutralité » .
Noske écrit : « Il y a des mois que j'ai publique-
ment déclaré que je n'ai jamais rien dit de sem-
blable. Je tiens à établir que les paroles que m'at-
tribue Vandervelde sont fausses. Pour autant qu'à
Bruxelles je me sois entretenu avec des camarades
belges au sujet de la question belge, j'ai reconnu
que, de leur point de vue, la défense de leur pays
était une chose naturellement compréhensible. »
Je m'empresse de donner acte au citoyen Noske
de sa déclaration.
C'est par erreur que je lui attribuais des déclara-
tions qui ont été faites en sa présence par un de ses
amis.
Au début de la guerre, au point de vue de la
guerre, des militants belges qui se trouvaient à la
RENDONS A CESAR... 205
Maison du Peuple de Bruxelles reçurent la visite
du citoyen Noske et du D"^ Koster, un collaborateur
du Hamburger Echo.
Au cours de la conversation qui s'engagea, Noske
défendait l'attitude des socialistes allemands sur la
question des crédits de guerre. Quant au D*" Kos-
ter, voici en quels termes la note qui me fut
envoyée rapporte ses déclarations :
« Aux socialistes belges qui se plaignaient de la
violation du territoire belge, le D"" Koster répondit,
avec une assurance déconcertante, d'abord par le
prétendu accord franco-belge dont Aug. Wendel
avait déjà parlé, et dont il a été fait justice, et puis
il ajouta : Mais enfin, ce qui arrive est de votre
faute; vous n'aviez qu'à nous laisser passer ; vous
aunes été largement dédommagés par notre Gou-
vernement et nous vous aurions, par-dessus le mar-
ché, apporté le suffrage universel, les lois protec-
trices de la femme et des enfants, les assurances
générales et tant d'autres lois que, malgré toute
votre force, vous n'avez pas encore su conquérir
chez vous. Et ces socialistes prussiens, écrasés
par le système électoral des trois classes, ajou-
tèrent : c( Au surplus, tout le monde savait depuis
des années qu'en cas de guerre franco-allemande,
nos troupes devaient passer par la Belgique.
(( — Alors, lui fut-il répondu, lorsque vos députés
interpellaient votre Gouvernement au Reichstag
sur ses intentions à l'égard de la Belgique en cas
2o6 l'internationale
de guerre franco -allemande, ils jouaient une
odieuse comédie, de même que, lorsque dans les
congrès internationaux vous veniez, avec nous, dis-
cuter et voter des résolutions sur la nécessité pour
les petits Etats de défendre leur indépendance et
l'intégrité de leur territoire. L'honneur d'une na-
tion, le respect de son indépendance et de ses
libertés, les traités internationaux, n'ont donc
aucune valeur pour les socialistes allemands ?
(- — L'honneur d'une nation, répondit Koster,
c'est là de V idéologie bourgeoise dont les socialistes
n'ont que faire ; quant aux traités internationaux^
ils ne peuvent tenir en cas de guerre. Tout le maté-
rialisme historique ne nous enseigne-t-il pas que le
développement du prolétariat est intimement lié
au développement et à la prospérité économiques de
la nation, et par conséquent les socialistes allemands
doivent être du côté du Gouvernement qui défend
en ce moment l'existence même du pays contre les
attaques de l'Angleterre, de la France et du despo-
tisme russe.
(( — Et c'est pour défendre les prolétaires alle-
mands que vous violez notre neutralité et que vous
commencez par massacrer les prolétaires belges?
« — Oseriez-vous dire que vous mettez le respect
de votre neutralité au-dessus de la vie de loo.ooo
hommes? Or, nous savons qu'en passant par les
Vosges, pour entrer en France, nous devions sacri-
fier 100.000 hommes de plus qu'en passant par la
RENDONS A CESAR.
207
Belgique. Le choix ne pouvait être douteux pour
nous.
(( — La situation n'est-elle pas identique pour les
Belges? En suivant votre raisonnement, nous
aurions dû nous écarter pour vous laisser passer;
sans compter que l'Angleterre et la France nous
auraient demandé, et avec raison, des comptes
sévères. En Belgique, tout le monde est unanime,
pour mettre l'honneur au-dessus des intérêts maté-
riels immédiats, et entre notre honneur et la défense
de nos libertés et la vie de 100.000 hommes, nous
n'hésitons pas un instant, et nous reprenons l'an-
cienne devise de nos communiers : « Plutôt mourir
(( de franche volonté que du pays perdre la liberté. »
Le D' Koster trouvait cette affirmation tellement
inouïe, qu'il appela son collègue pour l'entendre
répéter, ce qui amena un des socialistes belges à lui
dire que ce qu'il y avait de commun entre nous
tous, c'était la possession d'un estomac, mais que
si, du côté belge, il y avait aussi un cœur, du côté
allemand il se posait à ce sujet un point d'interro-
gation. »
On voit donc que j'ai prêté à Noske les déclara-
tions faites en sa présence et sans protestation de
sa part, par son compagnon.
ET LA RUSSIE ?
Dans un de ses derniers numéros, le Vorwàrts
veut bien me prodiguer ses conseils : je dois me
méfier de mon tempérament, m'abstenir d'esca-
lader trop souvent la tribune, ne pas me laisser
aller à dire des choses « auxquelles le bon sens ne
peut pas souscrire » et surtout prendre garde de
n'être pas plus ministre d'État que socialiste !
Certes, on veut bien le reconnaître, en tant que
Belge, j'ai droit à quelque indulgence. Nous avons,
tout de même, des raisons pour être hors de nous.
Il y a, en notre faveur, des circonstances atté-
nuantes. L'invasion de la Belgique ne laisse pas
d'avoir été une opération de police un peu rude.
Mais la patience de nos Genossen d'outre-Rhin
a néanmoins des limites, et je viens, paraît-il, de
la mettre à. de rudes épreuves.
D'abord, j'aurais dit, le i4 juillet, à Saint-Denis,
cette sottise énorme que 1' « Empire russe était une
force de libération » .
Ensuite, je me serais permis de prendre la
parole à Londres, dans un meeting socialiste, où
nos camarades de l'Independent Labour Party
n'étaient pas représentés.
Sur ce second point, passons condamnation. Je
ET LA RUSSIE ? 2O9
n'ai pas parlé au meeting socialiste du Queen's
Hall, parce que j'étais à Milan, mais je me propo-
sais d'y parler, non pas, bien entendu, comme pré-
sident du Bureau socialiste international, mais
comme militant belge, avec Gachin, avec Hyndman,
avec le chairman du Labour Party. Et, si j'y avais
parlé, je n'aurais pas dit autre chose que ce que
les délégués de l'I. L. P. avaient dit, avec nous,
dans la résolution de Londres.
Quant à l'autre grief, je me fais un devoir de
reconnaître que, si j'avais tenu le langage qu'on
me prête, le Vorwârts n'aurait pas tort de me
taper sur les doigts.
Seulement, je n'ai jamais rien dit de pareil et,
au lieu d'épingler un membre de phrase dans un
compte rendu écourté, il eût été équitable de faire
quelque crédit à mon bon sens.
Ce n'est pas du Gouvernement russe que j'ai
parlé à Saint-Denis, c'est du peuple russe.
Nous savons bien que, pendant les premiers
mois de la guerre tout au moins, les dirigeants en
Russie n'ont rien appris et rien oublié : les Finlan-
dais, les Polonais, les Juifis, les membres des pre-
mières Doumas, les révolutionnaires rentrés d'exil
pour se mettre au service du pays et déportés en
Sibérie, sont là pour nous le dire.
Mais il n'y a pas que le Gouvernement. Il y a le
peuple russe que nous aimons, que nous admirons,
dont nous saluons l'héroïsme impassible et tenace.
BELGIQUE ENVAHIE 14
210
L'an dernier, à Pétersbourg, quelqu'un me
disait : a La Russie est la plus grande démocratie
du monde, dirigée par une colonie allemande qui
est la Cour. »
Il y a du vrai, beaucoup de vrai, dans cette défi-
nition paradoxale.
Tous les réactionnaires de l'entourage du Tsar
ne sont pas des junkers d'origine allemande, des
provinces baltiques, mais tous les junkers de la
Baltique sont des réactionnaires de la pire espèce.
D'autre part, pour ce qui est du peuple russe,
j'ai dit qu'il y a plus de force révolutionnaire dans
le petit doigt d'un ouvrier de Moscou ou de
Pétersbourg, que dans le corps, le cœur et le cer-
veau, tous ensemble, d'un membre de la majorité
du Vorstand allemand.
Or, le peuple russe tout entier — je néglige des
exceptions infimes — préfère la guerre avec le
Tsar à la paix avec le kaiserisme. Il se rend compte
que cette guerre n'est pas une guerre dynastique,
mais une guerre nationale, d'où il attend sa propre
libération.
On m'objectera sans doute que si, depuis quel-
que temps, on a dû, en Russie, se résigner à faire
quelques concessions à l'esprit libéral, faire à la
Douma sa part, recourir aux services des zemtvos
et des grandes municipalités, ce n'est pas à cause
des victoires, mais bien des défaites des armées
russes.
ET LA RUSSIE ? 311
Je n'en disconviens pas. J'admets que les
défaites du Tsar servent en ce moment la cause de
la liberté en Russie, comme la défaite du kaise-
risme servirait la cause de la liberté en Allemagne.
Mais, avec Kropotkine, avec PlekhanofT, avec
Alexinsky — dont tout le monde devrait lire le
livre si intéressant, La Russie et la Guerre — j'ai
la conviction que la défaite finale de la Russie
serait la réconciliation du knout et de la schlague,
tandis que sa victoire finale, gagnée par la Nation,
profitera à la Nation.
Au surplus, quand nous parlons d'une guerre de
libération, quand nous disons que la Quadruple
Alliance se bat pour la liberté, et qu'on nous dit :
« Et la Russie? » je ne me borne pas à répondre :
(( Et la Belgique? » je demande que l'on compare
les deux blocs en présence.
Dans l'un, je trouve le Tsar, certes, mais aussi le
peuple russe et tout ce qu'il y a de nations libé-
rales en Europe. Dans l'autre, après l'abdication
de la socialdémocratie, il ne reste que les repré-
sentants des trois absolutismes, tempérés par une
caricature de régime parlementaire : Guillaume II,
François-Joseph, Mahomet V.
Si la Quadruple Alliance l'emporte, les influences
libérales, par la force du nombre, y prévaudront.
Si, pour le malheur de l'Europe et du monde,
les monarchies centrales, flanquées du Grand Turc,
212 L INTERNATIONALE
devaient remporter, c'en serait fait pour long-
temps de la démocratie en Europe.
Voilà, ou à peu près, ce que j'ai dit à Saint-
Denis ou ailleurs. Le Vorwûrts me conseille de
ne plus le faire. Je le remercie de ses conseils,
mais je ne les suivrai pas : tout le monde n'aime
pas à être muselé.
Il me demande aussi d' a agir plus favorable-
ment sur les camarades français qui sont manifes-
tement très fort sous mon influence » . C'est me faire
vraiment trop d'honneur. La vérité est que, Belges
et Français, nous sommes unis comme les doigts de
la main pour nous défendre contre une même
agression, et que nous resterons unis, quoi qu'il
arrive, pour nous défendre et pour nous libérer.
JAURES AU BUREAU SOCIALISTE
INTERNATIONAL co
Je reviens de France. J'ai pu visiter les lignes
françaises, à Arras et à Soissons. Je rentre, pénétré
d'admiration pour cette armée de la Défense natio-
nale, pour cette nation en armes, que Jaurès rêvait
de voir organiser, s'organiser en temps de paix, et
que douze mois d'épreuves ont formée, pour le
salut de la France et de l'Europe !
Renaudel me demande de lui envoyer un article
rappelant le rôle de Jaurès à la dernière séance du
Bureau socialiste international. Il me reste, hélas !
à peine le temps de rassembler mes souvenirs et
d'écrire hâtivement ces quelques lignes.
Nous nous étions réunis, le 29 juillet, dans la
nouvelle Maison du Peuple de Bruxelles, la Mai-
son de l'Éducation, où, quelques mois aupara-
vant, Anatole France avait inauguré nos biblio-
thèques, nos salles de cours et les locaux du B. S. I.
Sembat, Vaillant, Keir Hardie, Kautsky, Haase
étaient là. Adler aussi, vivante image de l'angoisse
et de l'abattement.
(i) Humanité, 3i juillet 1910.
i4
Les choses allaient au pire. Belgrade était oc-
cupée. L'Allemagne était derrière rAutriche. La
Russie prenait parti pour les Serbes. Dans les mi-
lieux officiels, on tenait déjà la guerre pour inévi-
table. Tous, cependant, tous sans exception, nous
espérions encore, nous voulions espérer contre
toute espérance, a Cette guerre, disait Adler,
est une impossibilité morale. Elle ne peut pas se
faire. Elle ne se fera pas. » Et, au cours de la
séance, Haase recevait et lisait un télégramme
annonçant qu'à Berlin, à Hambourg, dans toutes
les villes d'Allemagne, des foules immenses étaient
debout pour protester contre la guerre.
Jaurès, lui aussi, pensait que la balance de la
destinée finirait par pencher en faveur de la paix.
Il savait qu'en France on ne voulait pas la guerre.
Ne nous disait-on pas, d'autre part, du côté alle-
mand, que le Kaiser était pacifique, non par huma-
nité, mais par crainte des conséquences ? que Haase,
deux jours auparavant, avait été mandé à la Chan-
cellerie et qu'on lui avait tenu à peu près ce
langage : « Vous manifestez en faveur de la paix.
Fort bien. Nous tenons à vous dire que nous
voulons la paix, autant que vous. Mais prenez
garde, par vos manifestations, de ne pas encourager
des tendances belliqueuses en Russie ! »
Nous ne savions pas, nous ne pouvions pas savoir
à ce moment à quelle duplicité monstrueuse les
dirigeants de l'Allemagne, inflexiblement résolus à
JAURÈS AU BUREAU SOCIALISTE INTERNATIONAL 2l5
la guerre, avaient recours pour tromper, à la fois,
leur peuple et TEurope.
De toutes les forces de son grand cœur, Jaurès,
indomptablement optimiste, croyait à la paix. Mais
quand certains venaient lui dire que, peut-être, et
malgré tout, le conflit pourrait être localisé :
(( Oui. Mais ce serait l'écrasement de la Serbie. Or,
cela ne peut pas être. Que nos camarades autri-
chiens se décident à agir! Qu'en Allemagne comme
en France, un effort parallèle s'organise pour faire
pression en même temps sur la Russie et sur l'Au-
triche. Il faut repousser les exigences brutales de
l'une ; il faut prêcher la modération à l'autre. »
Un manifeste dans ce sens fut préparé. On le
signa, dans une séance du matin, le 3o juillet. Et
je vois encore, je reverrai toute ma vie, penché sur
ce document, Haase, les bras autour de l'épaule de
Jaurès, renouvelant par ce geste l'alhance contre
la guerre qu'ils avaient proclamée dans la réunion
publique de la veille !
Vers 1 1 heures du matin, nous nous séparâmes,
après que, sur la proposition des Allemands, on
eut décidé de réunir le Congrès anniversaire de
l'Internationale à Paris, le dimanche 9 août !
Je sortis de la Maison du Peuple avec Jaurès.
Des nouvelles qu'il venait de recevoir, au sujet des
négociations en cours, avaient accru sa confiance :
(( Nous avons encore, me dit-il, des hauts et
des bas. Mais cette crise se dénouera comme les
L INTERNATIONALE
autres. Il me reste une heure, cher ami, avant de
me rendre à la gare. Allons revoir ensemble, au
Musée des peintures anciennes, quelques-uns de
vos primitifs flamands. »
Je n'étais pas libre. Il y alla seul. On Tassassina
le lendemain.
LE RÉVEIL DE L'INTERNATIONALE
Les Allemands parlent de paix. Ils la désirent.
C'est bien naturel. Le contraire serait étonnant. Si
les Alliés, en effet, avaient Tinsigne faiblesse de
négocier en ce moment, presque tous les atouts
seraient dans le jeu de leurs adversaires.
Certes, la Grande-Bretagne, maîtresse des mers,
aurait pour gages les colonies allemandes, et
surtout le commerce maritime allemand. Mais les
monarchies centrales tiendraient la Belgique et le
nord de la France, la Serbie, la Pologne, la Cour-
lande, contre d'insignifiants lambeaux d'Alsace, du
Trentin ou de Gallipoli.
Dans ces conditions, faire écho aux suggestions
pacifiques, non pas de l'Allemagne, non pas du
Gouvernement allemand, mais de quelques Alle-
mands, ne pourrait être qu'une défaillance ou une
duperie. C'est la force seule, hélas ! qui peut avoir
raison de la force. Nous sommes en état de légitime
défense, défendons-nous et ne comptons que sur
nous-mêmes.
Il faudrait d'ailleurs bien mal connaître les senti-
ments publics dans tous les pays alliés pour n'être
pas convaincu qu'en France, comme en Angleterre
L INTERNATIONALE
et en Russie, sans parler de la Belgique, on est
inflexiblement décidé à ne finir cette guerre que le
jour où on aura la garantie de ne pas devoir recom-
mencer à bref délai.
Mais si la paix entre les nations belligérantes
paraît rien moins que prochaine, on peut et on doit
se demander si, du moins, il n'est pas possible de
parler d'une autre paix, hautement désirable : la
paix entre les socialistes, les vrais bien entendu,
ceux qui, de l'autre côté de la barricade, gardent
avec nous des idées communes, des principes com-
muns. Je songe, par exemple, à des camarades
comme Haase, comme Bernstein, comme Kautsky,
comme Liebknecht.
Jusqu'au dernier moment nous avons été unis et,
au Bureau socialiste international, trois jours avant
la guerre, Jaurès ou Keir Hardie étaient d'accord
avec Haase, avec Adler, avec nous tous, pour faire
un effort suprême et un effort commun contre la
guerre.
Depuis, hélas ! bien des choses se sont passées,
qui ont rompu le faisceau des forces sociaUstes.
Les énumérer à nouveau serait inutile. What is
done cannot be undone. Néanmoins, quand on lit
les articles, les ordres du jour, les manifestes socia-
listes, en France et en Angleterre, comme en Alle-
magne et en Autriche, il est impossible de n'être
pas frappé de ce que, de part et d'autre, l'on dise à
peu près la même chose.
219
On est unanime tout d'abord à affirmer le droit
de légitime défense des nations et, si tous les socia-
listes allemands ont voté, jusqu'à présent, les cré-
dits de guerre, c'est en soutenant — contre toute
évidence d'ailleurs — que c'était pour eux une
guerre de défense.
Nous pouvons et nous devons déplorer cette atti-
tude, estimer que c'était là une formidable erreur,
mais cette erreur portait sur les faits et non sur un
principe.
D'autre part, c'est ce qui importe surtout
pour l'avenir, beaucoup de socialistes allemands,
formant l'aile gauche du parti, se rencontrent avec
les socialistes français, anglais ou belges, pour
déclarer avec force qu'ils condamnent toute guerre
de conquête, qu'ils sont résolument hostiles à toute
annexion territoriale, qu'ils admettent comme
condition essentielle et sine qua non de la paix la
libération de la Belgique et du nord de la France.
J'entends bien qu'il ne suffit point de quelques
adhésions socialistes pour avoir des garanties à
cet égard, et je tiens pour la plus dangereuse des
illusions de compter, pour la libération de ces ter-
ritoires envahis, sur des manifestations pacifiques
ou des négociations diplomatiques.
J'entends bien aussi que si l'on est d'accord sur
certaines idées fondamentales, il reste, pour l'ap-
plication de ces idées, de très grosses pierres
d'achoppement, mais, pour ma part, j'estime que
220 L INTERNATIONALE
le moment viendra bientôt où les éléments réelle-
ment socialistes de Tlnternationale, ceux qui n'ont
pas partie liée avec les monarchies centrales, pour-
ront et devront discuter ces conditions d'applica-
tion; dire, par exemple, ce qu'elle pense du pro-
blème de l'Alsace-Lorraine, de l'indépendance ou
de l'autonomie de la Pologne, des moyens de pour-
voir à ce que, dans l'avenir, les convoitises impé-
rialistes et coloniales n'engendrent pas de nouveaux
conflits.
Certes, alors même qu'entre socialistes de tous
les pays neutres ou belligérants, nous serions
d'accord sur un ensemble de solutions, comme
nous étions d'accord sur notre politique générale
avant la guerre, la situation militaire européenne
n'en serait pas modifiée, et il faudrait, nous en
avons la conviction, qu'elle se modifie au profit des
Alliés pour que les garanties et les conditions
d'une paix durable soient obtenues.
Mais ce serait néanmoins un fait d'une capitale
importance que des hommes de toutes les nations,
se plaçant à un point de vue international, s'accor-
dent sur un ensemble de solutions qui, dans leur
pensée, seraient indépendantes des résultats mili-
taires obtenus sur les champs de bataille.
Vainqueurs ou vaincus, nous serions également
hostiles à toute politique de conquête, que ce soit
en notre faveur ou en notre défaveur. Même après
un nouvel léna, nous lutterions de toutes nos
LE RÉVEIL DE l'iNTERNATIONALE 221
forces pour empêcher que ce qui est allemand soit
enlevé à rAUemagne.
Le jour où il sera acquis que, sinon la social-
démocratie allemande, du moins un grand nombre
de socialistes allemands sont d'accord avec nous
pour que la Belgique recouvre son indépendance,
que le territoire français soit libéré, que les Alsa-
ciens-Lorrains se voient reconnaître le droit de
disposer d'eux-mêmes, la paix, qui ne dépend pas
de nous, ne sera point faite, mais du moins Tln-
ternationale, qui est en sommeil, pourra reprendre
son activité.
Définir notre pensée commune, c'est la préface
nécessaire d'une action commune.
LE DEUXIEME ANNIVERSAIRE
DE L'ASSASSINAT DE JAURÈS (^)
Citoyennes et Citoyens
Au moment de vous parler de Jaurès, j'ai le
cœur étreinl par une émotion indicible.
Le 3o juillet 1914 î 11 y a déjà deux ans, qui ont
été les plus tragiques de notre vie à tous, et je
revis, comme si cela datait d'hier, les derniers
jours, les dernières heures, les dernières minutes
que nous avons passés à ses côtés ; notre sépara-
tion sur cette place des Sablons, ensoleillée, que
quelques jours après devait parcourir Farmée alle-
mande, et la séance du Bureau socialiste interna-
tional où tous, tant que nous étions, venus de tous
les pays de l'Europe, nous nous étions groupés
autour de Jaurès, pour signer ensemble le dernier
et le suprême appel à la paix.
Où sont-ils maintenant, tous ces hommes? Les
uns vivent en exil, les autres sont en prison.
D'autres, pour avoir, après des hésitations tragiques
que nous comprenons, libéré leur conscience, sont
(i) Discours prononcé le 3o juillet 191 6 à la cérémonie commémo-
rative du Trocadéro.
DEUXIÈME ANNIVERSAIRE DE L^ASSASSINAT DE JAURÈS 223
traités par leurs propres camarades en ennemis du
peuple.
Keir Hardie est mort. Edouard Vaillant est mort.
Notre Jaurès est mort. Il en est qui se demandent
à tort si rinternationale ouvrière et socialiste vit
encore. Ses cadres subsistent. Ils sont quelques-uns
en Hollande qui entretiennent le feu sacré malgré
l'outrage et malgré la calomnie. Mais les membres
de rinternationale sont épars. Combien n'en est-il
pas qui, dans la catastrophe, ont perdu ce calme
que donne une fière conviction socialiste !
Nous sommes aujourd'hui dans la pénombre
des événements les plus tragiques qu'ait connus
l'Histoire. Les peuples vivent accablés sous une
effroyable superposition de fléaux : les rois sur les
nations, la guerre sur les rois, la famine sur la
guerre et la bêtise par-dessus tout.
Faut-il s'étonner, dès lors, que des millions et des
millions d'hommes dont l'âme est inquiète, dont la
conscience est troublée, se tournent vers Jaurès et
lui demandent : (( Qu'aurais-tu dit? Qu'aurais-tu
fait ? )) Eh bien ! à cette question nous sommes en
droit de répondre avec la certitude que nous ne
trahissons pas sa pensée. Il eût dit ce que nous
disons, il eût fait ce que nous faisons. Il aurait
lutté comme il a lutté toute sa vie, avec l'incompa-
rable éclat de son action et de sa parole, pour la
défense nationale et pour le rétablissement de la
paix.
224 l'internationale
C'est, il y a longtemps déjà, au temps où souvent
des hommes qui siègent aujourd'hui dans les gou-
vernements, ou même à la tête des gouvernements,
étaient à la tête de l'Internationale, au Congrès
d'Amsterdam, Jaurès s'entretint avec des repré-
sentants éminents et qualifiés de la socialdémo-
cratie allemande, et il leur posa cette question,
question redoutable : « Que feriez-vous en cas
de guerre ? » La réponse fut : « Nous ferions tout
au monde pour maintenir la paix, mais si l'Alle-
magne était en cause, nous serions avec notre
pa/s. »
C'est après cette conversation, M. Aristide
Briand s'en souviendra peut-être, que Jaurès dit :
<i II est temps pour nous d'étudier les questions
militaires. » Et c'est de ses études, de ses médita-
tions, qui durèrent plusieurs années, que sortit ce
livre prophétique, L'Armée nouvelle^ où Jaurès a
ainsi défini sa pensée : « Porter au maximum les
chances de paix, mais si la paix était rompue, si la
France était attaquée, porter au maximum les
moyens de lutte et les chances de victoire. »
Mais on dira peut-être, on l'a dit déjà dans des
milieux où l'on croit réagir contre un nationalisme
de conquête en lui opposant un pacifisme de capi-
tulation : (( La France n'était pas attaquée. Tous
les impérialismes ont une responsabilité collective,
nous devons, nous, socialistes, nous désintéresser
de la lutte. » Et l'on est allé plus loin. On est allé
DEUXIÈME ANNIVERSAIRE DE l'aSSASSINAT DE JAURES 225
jusqu'à forger une lettre que Jaurès m'aurait écrite
la veille de sa mort, une lettre dans laquelle il
aurait dénoncé la folie belliqueuse de la Russie et
les complaisances du Gouvernement français. Eh
bien ! à ceux qui n'ont pas craint d'employer pareil
argument, je réponds qu'ils ont usé d'un faux
grossier, qui n'aurait jamais dû tromper personne
Et, quelles que soient les responsabilités générales
et lointaines de la guerre, qui retombent sur tous,
j'ajoute que les responsabilités immédiates, les
responsabilités directes, il est facile de les établir,
et j'invoque à l'appui de cette affirmation deux
témoignages éclatants : le témoignage de la tombe
et le témoignage de la prison. Jaurès à Bruxelles, à
la veille de mourir, s'écriant : « Le Gouvernement
français veut la paix. » Et quelques jours avant
d'entrer en prison, Liebknecht se dressant seul, sa
voix clamant dans le désert, mais l'écho répétant
dans l'Europe et dans le monde entier ; Liebknecht,
à l'héroïsme duquel en votre nom je rends hom-
mage, disant à ceux qui, sur les bancs du Reichstag,
représentaient le Gouvernement impérial : « Ceux
qui ont voulu la guerre, c'est vous ! »
Ils l'ont voulue, ils l'ont provoquée, ils l'ont dé-
clarée, minutieusement et savamment préparée et
ils la poursuivent dans le vain espoir d'atteindre
leurs fins en ajoutant tous les jours de nouveaux
crimes à leurs anciens crimes, depuis l'agression
contre un peuple qui demandait à vivre en paix
BELGIQUE ENVAHIE 15
220
avec tous ses voisins, jusqu'à ces abominables
attentats contre la dignité humaine, ces razzias de
jeunes gens et de jeunes filles du Nord, arrachés à
leurs familles, arrachés à leurs foyers, et que ces
hommes mènent en esclavage, les condamnant au
travail forcé sur le sol de Tenvahisseur !
Et dans ces conditions, si on nous demande à
nous, socialistes, qui voulions la paix, qui aimions
la paix, qui étions prêts à tout lui sacrifier, sauf
notre volonté d'être libres, si on nous demande si
nous étions en droit de nous défendre, je réponds :
(( Jamais, à aucun moment de l'Histoire, la défense
n'a été plus légitime et la cause du droit mieux
établie. »
D'ailleurs, à quoi bon insister? La cause est
entendue, et j'ajoute : la cause est gagnée. La Bel-
gique a résisté et, pour dire combien a été sublime
la résistance de votre France, il faut invoquer
toute la beauté du monde antique : Minerve, la
lance à la main, défendant les champs d'oliviers de
la patrie athénienne. Le peuple français a mis au
service de la plus noble et de la plus juste des
causes un courage et une ténacité, une science de
la guerre qui n'avaient d'égal que son amour de la
paix, mourant sans faiblir, mourant par milliers,
pour sauver la liberté de l'Europe et du monde. Et
à côté de la petite Belgique, à côté de la grande
France, l'Angleterre qui, à son tour, intervient
avec toute sa force, la Russie qui, en aidant les
DEUXIEME ANNIVERSAIRE DE L ASSASSINAT DE JAURES 227
autres à se libéper, prépare sa propre libération, le
monde entier, la conscience universelle, s'ap-
prêtent à frapper ceux qui ont commis les crimes
contre lesquels nous nous sommes insurgés.
Aussi, à l'heure actuelle, c'est avec une certitude
tranquille que nous envisageons l'avenir. Je n'ai,
nous n'avons qu'une crainte : ce n'est pas que la
victoire nous échappe, mais bien que notre propre
victoire nous domine. 11 y a quelque part, chez
Nietzsche, ce grand Allemand qui, plus que per-
sonne, détesta le militarisme prussien, il y a un
mot admirable : a Celui qui lutte contre des mons-
tres doit prendre garde de ne pas devenir monstre
lui-même. »
Nous luttons contre le militarisme et l'esprit de
conquête : prenons garde de ne pas devenir un
jour les prisonniers du militarisme et de l'esprit
de conquête.
Tout au début de la guerre, un de nos plus
fermes militants, notre camarade llenderson, qui
siège aujourd'hui dans le Gouvernement britan-
nique, me disait : « Vandervelde, souvenons-nous
toujours de l'Internationale. » Nous n'oublions pas
l'Internationale, nous ne l'oublierons jamais et ne
l'oublions pas au moment même où le meilleur de
nos forces est absorbé par la défense nationale.
Nous ne l'oublions pas et nous le prouvons par
notre attitude. On nous a demandé de rétablir im-
médiatement, sur-le-champ, les relations interna-
228
tionales, nous nous y sommes refusés et je vais vous
dire pourquoi. Nous nous y sommes refusés parce
qu'il est impossible de mettre la main dans la
main de ceux qui ont pactisé avec les deux empe-
reurs qui ont déchaîné la guerre. Mais je vous le
jure, depuis les premiers jours de la guerre, j'ai
toujours tendu l'oreille du côté de l'Allemagne.
Quand arrivaient à Bruxelles, à Anvers, à Bruges,
les premiers prisonniers d'une armée dans laquelle
il y avait un tiers de socialdémocrates, je les inter-
rogeais anxieusement pour leur demander ce que
pensait l'autre Allemagne? Chaque fois qu'au
Reichstag impérial une faible voix, si faible fût-elle,
a essayé de libérer sa conscience, je l'ai entendue
avec une sympathie profonde, et lorsque certains
de nos camarades allemands — je ne nommerai
que ceux qui sont en prison — Rosa Luxembourg,
qui expie aujourd'hui le crime d'avoir montré que
les femmes sont parfois plus courageuses que les
hommes, Liebknecht qui continua la tradition
glorieuse de son père, chaque fois que ceux-là ont
parié, nous avons dit et nous redisons encore :
« Ils sauvent l'Internationale et ils préparent sa
résurrection. »
Mais d'autre part, citoyennes et citoyens, à me-
sure que la victoire, que notre victoire, que la
victoire de la liberté et du droit sera plus proche,
nos devoirs grandiront et nos difficultés, pour faire
que ce qui est une guerre de défense ne devienne
DEUXIEME ANNIVERSAIRE DE L ASSASSINAT DE JAURES 229
pas une guerre de conquête. Nous aurons à faire
effort pour que la guerre politique d'aujourd'hui
ne se continue pas demain sous la forme d'une
guerre économique. Nous aurons à réunir les
membres épars de l'Internationale et si alors on
nous attaque, si on nous calomnie, si on nous
accuse de trahir la cause de notre pays, nous nous
souviendrons que celui-là (') a été plus attaqué,
plus calomnié, plus outragé que ne le sera chacun
d'entre nous, lui dont aujourd'hui tout le monde
proclame la clairvoyance, même ceux qui l'ont le
plus accusé.
Au surplus, mes chers amis, quand nous de-
mandons que la lumière se fasse, que les buts de
guerre soient définis, que nos soldats sachent
pourquoi ils meurent et pourquoi ils se préparent
à vaincre, eh bien! nous avons déjà la moitié de la
réponse. Dès les premiers jours de la guerre, à la
Chambre des Communes, M. Asquith a dit ce que
nous voulions, ce que nous devions tous vouloir :
pour la Belgique, justice et réparation; pour la
France, libération; pour tous les peuples opprimés,
délivrance et, pour le militarisme prussien, la dé-
faite.
Si Jaurès était ici, si sa voix pouvait se faire
entendre, j'ai la conviction qu'il demanderait une
chose, une seule chose, c'est que, sur le continent,
(1) M. Vandervelde se tourne vers le buste de Jaurès.
230 L INTERNATIONALE
la parole du premier ministre de France fasse écho à
la parole du premier ministre de Grande-Bretagne.
Mais Jaurès n'est plus, son cadavre sanglant gît
sur le seuil de cette épouvantable guerre. Il est
mort en même temps que la paix, et ceux qui Tout
tué ont cru qu'ils en avaient fini avec lui, comme
ceux qui ont déchaîné la guerre ont cru qu'ils en
avaient fini avec l'Internationale. Quelle illusion!
quelles erreurs ! Jaurès n'a jamais été plus vivant,
n'a jamais été plus grand qu'il ne l'est aujourd'hui.
S'il était vivant, peut-être serait-il discuté, peut-être
serait-il contesté : aujourd'hui, rien de tout cela. Il
est au-dessus de chacun de nous. Il n'est pas un
socialiste en Europe qui ne lui demande une con-
sultation de conscience. Quant à l'Internationale,
elle vit, elle vivra plus grande et plus belle le jour
où, après cet abominable cauchemar, ayant connu
tous les maux de la guerre, les peuples aspireront
plus ardemment à la paix.
Quelques mois avant que le conflit n'éclate,
Jaurès, Adler, les Autrichiens^ les Allemands, les
Anglais, s'étaient réunis à Baie. Il y eut à la cathé-
drale une manifestation inoubliable où Jaurès fit,
du haut de cette incomparable tribune, un appel au
sentiment pacifique de tous. Il évoqua le chant de
la cloche de Schiller :
Vivos voco, j'appelle les vivants; mortuos
plango, je pleure les morts ; fiilgura frango, je
brise la foudre.
DEUXIÈME ANNIVERSAIRE DE l'aSSASSINAT DE JAURES 23 I
On craint que ces temps de grande espérance
ne reviennent plus. Je donne à ceux qui doutent
rendez- vous au lendemain de la guerre. Le jour
viendra où nous nous retrouverons à Bâle, où les
peuples réconciliés chanteront de nouveau l'évan-
gile de Noël, et alors, comme écho à la voix de
Jaurès, retentira le chant de la cloche : Vivos voco,
j'appelle les vivants, j'appelle tous les hommes de
bonne volonté qui ont horreur de la guerre;
mortaos plango,]Qi^\Q\xTQ\QS morts, tous les morts,
tous ceux qui ont donné leur vie pour que les
générations futures deviennent plus heureuses;
fulgurafrangoy je brise la foudre entre les mains
des puissances de mal, pour le plus grand bien de
l'humanité pacifique et réconciliée.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Préface de Marcel Sembat v
I
LA BELGIQUE LIBRE
Impressions de guerre.
En Belgique 4
Un moine guerrier i4
Sur la ligne de feu 18
La maison de la Joconde. 18
Dans les tranchées belges 22
Dans les lignes françaises 27
Arras et Soissons 27
La bataille de TYser. 34
Les villes détruites de la West-Flandre 62
Aux soldats de l'arrière : Discours prononcé à Tinau-
guration du mess de Gainneville (Le Havre) .... 60
Dans les tranchées françaises en Belgique 65
II
LA BELGIQUE OCCUPÉE
L'héroïsme du peuple belge 71
L'effort belge 98
Pour la Belgique 128
Ce que serait une nouvelle guerre : La science contre
la civilisation i34
234 TABLE DES MATIERES
III
L'INTERNATIONALE
Pages
L'Internationale i55
Un article de Scheideroann, membre du Reichstag . . 169
Lettre ouverte au citoyen Scheidemann 166
Réponse à Scheidemann 172
Un article du Volk d'Amsterdam 175
Une action commune pour la paix est-elle possible ?
Un mot à Scheidemann . 181
L'Internationale et la victoire des Alliés . 186
Rendons à César... 204
Et la Russie ? 208
Jaurès au Bureau socialiste international. 2i3
Le réveil de l'Internationale 217
Le deuxième anniversaire de l'assassinat de Jaurès , . 222
NANCY, IMPRIMErdE BERGER-LEVRAULT — MARS IUI7
..,^^
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