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1877
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LA BELLE-ÉTOILE
On n'écrit plus guère d'histoires du temps de saint
Louis; c'est trop loin du siècle qui se promène
sur nos boulevards. Ce siècle se trouve beau et bien
fait; il aime par-dessus tout qu'on lui parle de lui-
même : de ses vagues croyances et de ses louches
industries, de ses amours désillusionnées et de ses
chevaux amaigris savamment, — de ses poètes qui
ont leurs cœurs pendus au cou comme des Nielles,
pour en jouer sur les trottoirs, — de ses tribuns sans
vertu ni pensée, qui parlent comme on fend le bois :
pour vivre, — de ses hommes d'État effarés que les
événements ballottent, — de ses moralistes charlatans,
qui finissent par se duper eux-mêmes, — de son peu-
ple-roi, desséché par l'envie et la misère, donnant son
dernier sou à de lâches flatteurs, — de ses juifs tout
en or qui ont acheté comptant le royaume de ce
monde, <— de ses marauds triomphants, de ses décavés
plaintifs, de toute cette cohue, enfin, qui passe^
triste et gaie, humiliée et brillante, ricanant, mau-
dissant, applaudissant, gonflée et aplatie, révoltée
mais esclave, et spirituelle encore, malgré tout, par
6 LA BELLB-ÂTOILB
places, témoin l'ancienne vestale, tombée princesse,
qui demandait hier : «c A quoi bon entretenir le feu
sacré, puisque nous avons les allumettes?... »
Il y a des jours où l'on a envie de s'échapper hors
de ce siècle amidoné comme les petits de ses parve-
nus, qui ne sait plus ni pleurer à chaudes larmes, ni
rire à gorge déployée, et qui puise, à prix réduit, son
intolérable ignorance dans des journaux, coiffés du
bonnet d'âne. Il n'est pas beaucoup plus laid qu'un
autre siècle, c'est certain; il a inventé la photographie,
je ne dis pas non, et je suis prêt à confesser qu'il
voyage plus commodément que ses devanciers; mais
l'ennui terrible qu'il absorbe en chemin I et qu'il rend
partons les pores comme une sueur de malade I
Enfant blasé, vieillard inassouvi, il fait colère et
pitié quand on se met à la fenêtre pour le regarder
passer.
Cest un courant confus qui va, avec des remous
qui reviennent : beaucoup de noyés là dedans, dont
quelques-uns remontent sur l'eau par hasard en
criant : ce Me voilai nommez-moi député, puisque j'ai
eu longue haleine! i» Cest un mérite que d'être
épave, c'est une gloire que de se laisser flotter, on leur
donne le prix de barbotte : les voilà quelque chose î
Aussitôt ils replongent d'un peu plus haut pour des-
cendre un peu plus bas, — et le courant les emmène
vers l'oubli, pendant que les habiles, portant sous
leurs aisselles l'impérissable paire de vessies qui aerni
à tant de pitres depuis Catilina, rivent la tyrannie
en hurlant : Vive la liberté I
LA BBLLB-ÉTOILE 7
Ce n'est pas même neuf, tout cela. Un anti-
•quaire que j'honore m'a juré que les tuniques imper-
méables étaient de mode sous Julien l'Apostat, et que
le suffrage universel courait les rues chez ce peuple le
plus stupidement aimable de l'antiquité qui versa du
poison à Socrate, coupable d'avoir entrevu Dieu...
Donc un irrésistible besoin m'a monté au cerveau
de prendre l'air, et de sortir d'Athènes élargie, illu-
minée, abêtie et glorifiée sous le nom de Paris. J'ai
fait ma valise avec l'impatience joyeuse des partants,
je me suis mis en route, d'une seule traite j'ai reculé
de six cents ans, et j'ai trouvé... hélas! vous allez voir
ce que j'ai trouvé : il paraît vraiment que nous n'avons
Inventé personne, pas plus les coquins que les jo-
•crisses!
I
LA PETITE ARMEAU.
Il y avait une auberge plantée sur le bord de la
route de Rennes à Ploêrmel, à une lieue en avant de
Plélan-le-6rand et à quelques centaines de pas seu-
lement de la lisière d'un bouquet de futaie qui se
présentait comme Tavant-garde détachée d'une forêt
considérable, couvrant le pays à perte de vue du côté
droit de la route.
J'ai employé le mot plantée en parlant de l'auberge
parce qu'elle s'offrait aux regards des voyageurs dan»
des conditions vraiment singulières. Le monticule
qui lui servait de base avait été coupé au pic pour
livrer passage à la route étroite, mais assez bien en-
tretenue, au moins jusqu'à Plélan, parce qu'elle s'y
reliait au chemin desservant Tabbaye de Paimpont..
Sans les moines, toutes les routes praticables qui
existaient en Bretagne auraient certainement disparu
au milieu des guerres civiles et étrangères, dans la
LA BKLLE-irOILB 9
misérable époque comprise entre le douzième et le
quatorzième siècle.
Entre la section verticale du monticule et le mur
de l'auberge, il n'y avait qu'un espace étroit, à peine
capable de donner passage à un homme, et encore ce
passage était-il défendu par une forte palissade qui
ressemblait assez à cette précaution militaire, connue
sous le nom de « chevaux de frise ». Ce n'est pas
tout : il n'y avait au rez-de-chaussée de cette étrange
maison aucune ouverture, ni porte ni fenèti*es, et l'é-
tage qui surmontait ce rez-de-chaussée, percé à peu
près comme ceux de toutes les maisons, avait ses
contrevents fermés.
Assurément, personne n'aurait deviné une auberge
dans cette demeure d'apparence inaccessible si une
enseigne, pendue à une verge de fer, à la hauteur des
croisées uniformément closes, n'eût crié aux passants
cette annonce hospitalière :
c( A LA BELLE ÂToiLB DE Brécilian, Ics frères
Mahaut vendent cidre et soupe aux voyageurs de
pied et aux gens de cheval. »
Au-dessus de ces bonnes paroles, il y avait une
étoile blanche ou plutôt une petite tête humaine,
grossièrement dessinée et entourée de sept rayons
comme une étoile.
Comment les hommes pouvaient aller chercher là-
haut la soupe et le cidre, ce n'était pas un problème tout
à fait insoluble, puisque les échelles étaient déjà in-
ventées dans ce temps reculé; mais, parmi les chevaux,
Pégase seul aurait eu chance d'y trouver l'abri d'une
1.
10 LA BBLLBHfcTOILE
écurie, pourvu qu'on lui eût ouvert une des fenêtres.
Le 26 mai 1273, par une de ces froides soirées qui
prolongent l'hiver jusqu'au milieu du printemps bre-
ton, l'enseigne de La Belle-Étoile se balançait au vent,
et grinçait sur les gonds qui la reliaient à sa tige, au
milieu d'une profonde solitude. La route encaissée
entre ses deux rampes était déserte en descendant
vers Plélan aussi bien qu'en remontant vers Rennes,
et la maison semblait autant abandonnée que la
route. On n'y entendait aucun bruit de travail ni au-
cun son de voix. Bien plus, ces murmures familiers et
si vivants qui animent la campagne à toute heure du
jour, venant de près, de loin^ départent: charrettes
qui vont cachées dans les chemins creux, basses-
cours qui bavardent, chenils qui aboient, étables qui
mugissent, travailleurs des guérets qui causent der-
rière la haie ou qui chantent dans le sillon^ toutes
ces choses qui ont une voix, ou qui sont, si vous
voulez, la voix môme de la campagne, se taisaient.
La plaine comme la forêt, la route comme la de-
meure, semblaient endormies ou mortes.
Le soleil s'abattait vers son couchant au milieu
d'une confusion de nuages turbulents dont les for-
mes allaient changeant à mesure qu'ils marchaient
portant dans leur cahos la folle neige des giboulées.
Tantôt le ciel en était encombré, et alors le vent
chassait devant soi des tourbillons de pluie glacée;
tantôt, et comme par enchantement, la voûte bleue,
tout à coup balayée, resplendissait gaiement, et les
prairies souriaient, étincelantes, toutes chargées des
•.]
LA BBLUfi-ÉTOILE il
damants de reverse qui n'avait pas eu la teaps de
sécher.
Enfin, le pas d'un cheval résonna sur la roule dans
la direction de Rennes, mais si loin qu'on ne voyait
point encore le cavalier.
^ Qui vient là, petite?
Cette question, lancée par une bouche invisible,
semblait sortir de la maison, mais non point à la
hauteur des fenêtres. Elle se faisait entendre au ras
de terre, comme si le rez-de-chaussée eAt été percé
d'un mystérieux soupirail.
Il n'y eut point de réponse immédiate. Seulement
les contrevents remuèrent à une croisée du premier
étage, fermée comme toutes les autres.
-— Armeau ! cria-t-on d'en bas; dors-tu, paresseuse?
On f avait pourtant dit de guetter I
L'épais volet qui avait remué s'entr'ouvrit à demi,
«t un rayon de soleil se glissant éclaira en rose une
jolie figure d'enfant qui avait l'air triste. Le vent ve-
nait de l'ouest, où est la mer. Il soufflait fort. Il entra
en même temps que le rayon de soleil et fit flotter les
cheveux blonds de l'enfant, qui fouettèrent son visage
et le couvrirent, à l'instant même où elle se penchait
(c'était une fillette) pour jeter son regard au lointain
de la route.
— Armellel méchante fille! cria l'interlocuteur in-
visible qui s'impatientait évidemment : tu dormais, je
vais aller t'éveillerl
C'était aussi une femme, mais sa voix cassée et
fauque indiquait la viefilesse.
12 LA BBLLB-ÉTOILE
— Dame Gote, répondit l'enfant, je ne dormais pas^
Je n'ai qa'une main pour retenir le Yolet que le vent
referme sur moi, et, comme j'allais regarder, mes
cheveux m'ont aveuglée.
Celle qu'on appelait ainsi dame Gote grommela :
— J'ai vu le temps où j'avais de plus beaux che-
veux que toi, petite sotte I... Vas-tu me répondre, à la
fin? Qui vient là? Est-ce la Passée ?
— Non, bonne dame, ce n'est pas encore la Passée,
je ne vois qu'un seul cavalier.
— Riche ou pauvre?
— Il est jeune...
— Est-ce qu'on te demande son âge, petite fille?
Est-il bien monté, bien couvert?
— Son cheval boite, bonne dame, il a un plumail
à son chaperon et le pan de sa chape est relevé par
une grande épée.
— C'est bon, ferme ton volet, petite Armeau, tu es
plus nigaude que méchante, c'est certain, nous te
formerons. Reprends ton ouvrage, je vais à ma cui-
sine; mais, sur toutes choses, veille bien I Les garçons
rentreront de mauvaise humeur s'ils ont tenu rafiût
toute la sainte journée, en vain, à la Font-Bouillant
et au Parjure, et je n'ai pas envie d'être battue pour
tes beaux yeux... Car tu les as beaux, innocente,
s'ils savaient voir seulement un peu plus loin que le
bout de ton nez! Médéric et Corentin te regardent
tous les deux, il faudra choisir.
Je suppose bien que cette dame Gote dont nous
n'avons pas encore aperçu le visage ne vous inspire
LA BSLLB-ÊTOILE 13
pas une entière confiance; je n'oserais vous rassurer
tout à fait à son égard; mais, quel que fût le métier
qu'elle menait en ce pays et en ce temps où il y avait
de si terribles métiers, elle disait du moins présente-
ment une grande vérité : les yeux de la petite Armelle
étaient charmants.
C'étaient, entre leurs longues paupières humides et
veloutées doucement, deux prunelles d'un azur si
foncé, qu'il semblait noir sous Tor cendré de ses che-
veux. Lea peintres du renouveau de l'art savaient la
couleur qu'il faut pour mettre dans ces yeux-là une
flamme mystique derrière le voile de la pensée demi-
assoupie. J'ai vu*chez eux de ces regards bleus qui
ignorent la terre et qui reflètent le ciel.
Mais comment vous dire cela? Le ciel de la petite
Ârmeau était bon enfant, un peu espiègle même et
n'avait pas ce grand sérieux des rêves d'Italie que le
Florentin Gimabue fixait déjà sur la toile par le tâ-
tonnement austère de son pinceau : car nous sommes
à l'heure précise du réveil des poètes. Pendant que
nos landes de la France occidentale restaient pour
longtemps encore dans la nuit de la barbarie, l'au-
rore intellectuelle se levait sur les pays de soleil.
Giotto quittait ses moutons pour la gloire, Brunetto
Latini instruisait l'enfance sublime de Dante, et Pé-
trarque allait naître pour chanter ses belles amours.
Ohl qu'il y avait loin alors des giboulées de Bre-
tagne aux splendides printemps d'ArezzoI Et pour-
tant le moment est bien choisi pour vous dire que
nous sommes, en ce recoin perdu de la vieille Ar-
14 LA BELLE-ÂTOfLE
mor, au centre même des chevaleresques enchj^
tements dont Arioste et le Tasse n'ont ouï que les
lointains échos. En franchissant seulement la lisière
de cette forêt que regardait l'auberge isolée, nous
trouverions les sentiers parcourus par Huchet, le che-
valier delà Belle-Étoile, dont l'enseigne grinçait encore
le nom, et les allées ombreuses le long desquelles
Lancelot cherchait Yseult, et les grottes pleines de
maléfices où les monstres se retiraient pour fuir la
lance d'or des paladins. Le perron de Merlin est ici
tout près, et la Font-Bouillant dont l'eau fée frémissait
quand Renaud de Montauban y plongeait son glaive,
et le pont du Parjure où Tristan reçut la mort par
trahison, au moment d'être heureux.
C'est Brocéliande, cette forêt qu'on nomme encore
aujourd'hui Brécilian; c'est la grande, la noble Bro-
céliande de tous les poètes et de tous les preux. A
Tômbre profonde de ses futaies, les légendes courent
en foule, drapées de blanc comme des fantômes.
Artus est là et Angélique, et Médor et Fleur-d'Épine,
et Roger, et les douze pairs aussi, et le traître Ganc-
lon, et les sept géants. Je n'ai jamais rencontré ni
Merlin endormi, ni cette coquine de fée Viviane, si
jolie et si proche parente d'Omphale, de Dalila, de
tous les éternels symboles qui défendent à la force de
se fier à la faiblesse; mais je connais des gens de
bonne foi, qui ont vu, paissant dans les clairières,
aux rayons de la lune, le long destrier où chevau-
chaient ensemble les quatre fils Aymon; et il est
permis à tout le monde d'essayer l'épreuve miracu-
LA BSLLK-irOlLB 15
ieuse de la fontaine de Bareaton dont la margelle
devient une émeraude énorme à minuit sonnant, le
matin de Noël. Il suffit d'une goutte de son eau, ré-
pandue sur cette même pierre , pour couYrir de
nuages le ciel pur des jours caniculaires,
Airant de nier cela, il faudrait douter de la roche
de Concorety qui parle quand on la touche avec une
pièce d'or.
Mais revenons à notre histoire et à cette soirée de
mai qui n'avait pas besoin de l'eau de Barenton, pour
mettre en branle le troupeau des nuées, montant in-
cessamment de la mer. Je n'en ai pas fini avec notre
petite Ârmelle, qui avait l'air, en vérité, d'une fille de
bon lieu, quoi qu'elle fût pauvrement vêtue. Il y a de
ces chers visages d'enfants dont la tristesse toute
neuve n'a pas encore recouvert la trace des gaietés
mal efiaoées. On y devine la joie d'hier sous la mé-
lancolie d'aujourd'hui. Ainsi était Armeau. Ses grands
yeux, fatigués de larmes, n'étaient pas encore désha-
bitués de sourire et sa misère présente s'oubliait elle-
même tout à coup parfois pour se réfugier dans le
bonheur passé.
Gomme elle allait refermer son volet pour obéir au
commandement de dameGote, et reprendre son rouet,
elle youlut jeter un dernier regard au jeune voya-
geur, dont la grande épée soulevait le manteau. Ce-
lui-ci s'était rapproché dans l'intervalle. C'était un
bon gros garçon dont la toque emplumée laissait
échapper de longs cheveux noirs. D'apparence il était
fort las, ainsi que son cheval qui boitait et semblait
16 LA BELLE-ÉTOILE
prêt à se rendre, aa moment où il commença à descen-
dre la montée qui se terminait un peu au delà de
l'auberge.
De près, comme de loin, l'aspect de ce cavalier ne
permettait pas de répondre à la question de dame
Gote : « riche ou pauvre? )> puisque rien ne paraissait
de lui, hormis son chaperon et la pointe de son épée.
Tout le reste s'abritait sous son manteau ou chape de
drap brun, déjà mûr. Ce qu'Armelle remarqua, quoi-
qu'on l'eût accusée de ne pas voir plus loin que
le bout de son nez, c'est qu'en outre de sa lassitude,
il avait l'air inquiet et même soucieux. A chaque
instant, son œil soupçonneux interrogeait les champs
qui bordaient la route.
Armelle s'attardait un peu, il faut bien l'avouer, à
considérer tout cela, et Dieu sait que, sur cotte route,
elle n'avait pas souvent occasion de tomber dans le
péché de curiosité, quand une autre silhouette équestre
surgit tout à coup au sommet de la montée.
Il parait vraiment que cette jolie Armelle était une
vigie, car elle s'écria aussitôt :
— Dame Gotel dame Gote! Voici un autre cavalier!
— Riche ou pauvre? demanda la voix d'en bas.
Cette fois, Armelle, instruite par la rebuffade qu'elle
venait de recevoir, ne s'avisa point de donner l'âge du
nouvel arrivant. Elle répondit sans hésiter :
— Ohl sûrement qu'il est riche I
— Vaut-il la peine que je monte? demanda encore
la vieille.
Quant à cela, Armelle n'en savait rien^ car une
LA BELLE-ÉTOILE 17
expression d'étonnement se répandit sur son minois.
— Que font- ils donc dans cette maison? murmura-
t-elle; et pourquoi s'informer toujours si 1^ gens sont
pauvres ou riches, puisqu'on ne laisse entrer personne?
du moins, le jour, car j'ai dormi un sompieil de plomb
les quatre nuits que j'ai passées ici, et pourtant il me
semblait que j'entendais... quoi? C'était comme un
rêve et je ne me souviens de rien^..
Vous voyez qu'elle n'était pas beaucoup plus avan-
cée que nous sur le mystère de cette étrange hôtelle-
rie. Pendant qu'elle cherchait une réponse à la question
de dame Gote, ses fraîches lèvres laissèrent échapper
une exclamation de surprise. Le premier cavalier, ce-
lui qui avait le long manteau, s'était rétourné brus-
quement, aussitôt que le trot du cheval de l'autre
avait frappé son oreille.
Puis il s'était jeté en bas de sa monture et avait
dégainé sa massive épée en dépouillant sa chape d'un
seul temps.
— Jésus I murmura notre petite Armelle, quel drôle
de garçon!
Mais, quoi que vous puissiez penser, ce n'était pas
du tout au dégaîneur d'épée que s'appliquait cette
appréciation.
C'était à l'autre, — au second cavalier, très-bien
monté et richement vêtu, qui ne portait au côté qu'une
courte dague sans fourreau, cliquetant contre une
écritoire, et qui touchait son bon cheval avec un de
ces bâtons à gros bouts que les « bretonnants » ap-
pellent des pen-bas.
18 LA BBLLE-ÉTOtLE
Le soleil couchant élargi et tout rouge au ras de
l'horizon était sorti des nuages tout exprès, en quel-
que sorte, pour envelopper d'un chaud rayonnement,
celui que notre Armelle appelait un drôle de garçon,
n arrivait sans chaperon, lui qui avait un si bel habit,
et chaussé de gros sabots par-dessus son éclatant bas-
de-chausse.
Je ne sais si c'était par suite de la façon dont il
était éclairé; mais sa figure toute jeune, ronde et
n'ayant rien en soi de régulièrement beau, resplen-
dissait de franchise, d'intelligence et de bonne humeur.
Ses cheveux coupés courts et bouclés se relevaient au
vent en couronne sur sa tête nue.
Drôle de garçon, en effet, car sa physionomie pei-
gnait le contentement de soi-même, symptôme mani-
feste de sottise ou d'orgueil, et pourtant il n'y avait
dans son loyal et large sourire ni un atome de sottise
ni un grain d'orgueil.
— Si j'avais eu un frère comme celai... se dit encore
Armelle, qui soupira.
Mais elle s'interrompit parce que le cavalier à
répée prenait une attitude menaçante.
— Voilà que celui-là va lui chercher noise I pensa-
t-elle : et il n'a pas d'estoc pour se défendre!
Puis tout de suite après :
— Dame Gote! En voici deux autres qui arriventi
Et quatre! Et dix, au sommet de la côte! Et une char-
rette! Et des femmes dedans! Je crois bien que cette
fois, c'est ce que vous appelez la Passée!
Elle parlait encore que le bruit d'une porte qu'on on-
LA BBLLE-BTOILB 19
Trait au dehors monta da rez^e-chaussée, non point
sur la route, mais du côté qui regardait les champs.
En même temps, un son de trompe retentit, un seul.
Et au bout de quelques secondes^ le même son,
répété comme par un écho, arriva du lointain dans
la direction de la forêt.
Armelle écouta, étonnée, ces deux signaux qui se
répondaient. Elle attendit un instant, l'oreille au
guet; mais rien ne vint plus; c'était tout.
Alors elle se rapprocha de la fenêtre et regarda de
nouveau sur la route où une véritable caravane des-
cendait la montée, rejoignant les deux cavaliers qui
s'étaient raccommodés, selon l'apparence, car Armeau
les retrouva dans les bras l'un de l'autre se donnant
l'accolade de tout leur cœur.
II
DEUX CAMARADES
Le premier de nos deux cavaliers, celui qui avait
ce vieux manteau et cette longue épée, se nommait
Goïon de Ploêmené. Il était écuyer de noblesse, or-
phelin et héritier d'une assez bonne aisance. Il avait
20 ans.
, L'autre cavalier, le drôle de garçon qui chevauchait
en sabots et nu tête avec un bel habit tout neuf, avait
20 ans aussi. Il était fils de chevalier, bonne maison
du pays de Tréguier, et avait nom Yvon Hélory. Son
père tenait le manoir de Kermartin, moyenne justice,
en la paroisse du Minihy, dont Pierre de Rostrenen, le
compère de Jean P', duc de Bretagne, était le suze-
rain seigneur.
Ce manoir a une histoire. Tancrède Hélory de Ker-
martin, aïeul de notre jeune gars, l'avait mis en gage
pour aller en Terre sainte. Quand il revint, il trouva
dans son chemin, devers Tréguier, une pauvresse en
haillons qui lui demanda l'aumône. Il était aussi pauvre
LA BBLLB-6T0ILE 21
qu'elle et lui dit : « Ma commère, je n'ai mangé de-
^ puis hier, mais venez quant et moi (avec moi) en ma
maison de Kermartin où je tous hébergerai.» La pau-
vresse répondit : « Voire ! »
Et se mit à pleurer, dit la légende.
, Puis, tirant d'un bissac qu'elle avait, un morceau de
pain, elle le rompit en deux pour lui en offrir la moi-
tié. Tancrède Hélory, quoiqu'il eût grand faim, fut
pris de mauvaise honte à la pensée de manger le pain
d'une mendiante et voulut refuser, mais la pauvresse
lui dit :
— Mon homme, ce qui est à moi est à vous, ne re-
connaissez-vous plus celle à qui vous promites de l'ai-
mer, en mariage, jusqu'au dernier jour de votre vie,
en l'église de Saint-Tugdual de Tréguierl
Ce fut au tour du bon chevalier Tancrède de répon-
dre : « Voire ! » Il regarda mieux la pauvresse et re-
trouva dans ses traits flétris la beauté de sa dame
i>ien-aimée, Yvette de Chateaugiron, et à son tour il
pleura, quoiqu'il fût rude à la peine et vaillant homme
d'armes, sûrement. .
Et les voilà tous deux sur le cheval bien las, le che-
valier en selle, la pauvresse en croupe, qui continuent
le chemin menant au manoir où joyeusement vivait
le préteur d'argent, usant et abusant de son gage.
Je ne dirai point le nom de ce dépositaire infidèle,
qui est porté encore après tant d'années par une fa-
mille respectable.
En route le croisé et sa compagne partagèrent le pain
qui venait du bissac, et chacun d'eux dit son histoire.
S2 LA BILLB-ÉTOILB
Celle du bon cheyalier était courte, quoiqu'il eût yu
bien du pays. Il ayait mis à mort beaucoup de païen»
et reçu maints horions, sans conquérir le tombeau de
Notre-Seigneur, et puis il était revenu à travers la
déroute, la famine et la peste pour trouver au bout du
chemin une « chercheuse de pain » qui lui avait fait
l'aumône en l'appelant : mon homm^ î Pourquoi cela,
et comment ?
Le comment, c'était l'histoire d'Yvette de Cha-
teangiron, encore plus lamentable que celle de son
époux.
On l'avait chassée du manoir si beau oiî les jours
de sa jeunesse s'étaient écoulés dans la joie» Elle
avait voulu se réfugier avec ses deux petits enfants
(qui étaient maintenant des anges aux pieds de Dieu),
dans quelque autre des manoirs possédés par Tan-
orède, puis dans les tenances de ses fermiers. Partout
porte close I Le mauvais chevalier qui s'était emparé
du château de Kermartin soutenait que Tancrède, en
partant, loi avait engagé nonrsenlement le manoir,
mais son état tout entier. Il prétendait en outre que
les délais pour racheter étaient passés et disait : c Je
suis chez moi, qui s'y frotte s'y pique ! »
Et les nobles parents de la pauvre Yvette étaient à
la guerre, à la croisade, ou bien prisonniers en France,,
en Angleterre, ah! il y avait du choix, dans ce temps*
là, en fait de calamités ! Leurs domaines étaient tenw
par des mal voulants, par des routiers, par des bri-
gands et aussi par des « Lombards » : car ce fut au
milieu de ces malheurs que prit naissance l'étonnante
Là BSLLS-ÉTOILS 2^
fortttae des préteur» jaiû. On leségorgeait, c'est Trai,
et même on les écorcfaait pour aToir l'or cousu dans
leur peau; mais les prophéties qui leur refusent le
royaume du siècle ét^nel en leur laissant les richesees
de cette yie s'accomplissaient à la lettre. Ils pullulaient
d«D8 leur propre sang» et leurs trésors s'éleTaient en
montagnes. On pouTait dire d'eux alors, comme au<-
jourd'huiy qu'ils avaient les mains chargées de tout
l'argent inique de l'univers.
Les tribunaux ne manquaient pas, ah I grand Dieu!
on efttrouTait à chaque bout de haie, comme des to-
knrs ! Yvette voulut s'adresser aux tribunaux : hautes,
moyennes et basses justices^ préaidiaux, fiscalités,
plaida du Riche-Duc, plaids du comte, plaids de l'é-
Tèque ou de l'abbé mitre, ^ plaids du roi même,
car le serment d'allégeance de Pierre Mauclerc, fils de
France, assis sur le trône de Bretagne, avait ouvert
les portes du vieux pays breton à l'invasion de la chi-
cane normande*
Yvette essaya donc des tribunaux qui lui prirent sa
dernière cotte et la mirent toute nue au bord de la
grande route, n'ayant pas même une sébile pour re-
cevoir les pièceUes da cuivra que lui jetait la pitié des
passants.
Ainsi parla-i-elle*
Le chevalier Tancrède écoutait tout cela et il avait
la larme à Tceil. Quand Yvette eut fini, il dit :
— Le maître actuel de Kermartin est l'ami de mon
ei^lance. Je vais me présenter à lui. Quand il verra
face à face, tout au fond d'une si amëre peine, celui
24
LÀ BELLB-iTOILB
qui fut le compagnon de ses jeunes ans, il rentrera en
lui-même et me restituera mon bien.
^ Voire I répondit encore la pauvre Yvette.
A battre les Sarrasins on désapprend le monde ; au
contraire, ceux qui demandent leur pain le long des
routes connaissent les hommes sur le bout du doigt.
Le bon chevalier Tancrëde avait tort et sa femme
avait raison. Quand ils se présentèrent à la porte de
Kermartin, on lâcha contre eux les chiens de garde.
Et l'histoire dit que précisément un vieux chien qui
avait sa loge en dehors de la porte pour mieux flairer
les rôdeurs se retira de chez lui et leur laissa sa paille
où ils firent la couchée.
Il n'était ni Français, ni Anglais, ni même juif, la
bonne bète : il était chien.
Nous venons de constater que le chevalier Tancrède
n'était pas fort en philosophie puisqu'il avait pu croire
au remords d'un usurpateur. Il avait cependant du
bon, et ne manquait pas d'esprit, car le lendemain
matin, comme son ancien compagnon d'enfance sor-
tait du manoir volé pour se mettre en chasse, Tan-
crède, lui, sortit de la loge du chien et abattit sa forte
épée sur la tète du félon sans dire gare.
Voilà une vraie plaidoirie I
Le crâne fut broyé, la cervelle jaillit ; le coquin
tomba.
Ses serviteurs et ses flatteurs entourèrent aussitôt
Tancrède pour qu'il se donnât la peine d'entrer et il
mangea le déjeuner du défunt au milieu d'un concer
de louanges. Que dites- vous de cela? Voire I
LÀ BELLE-iTOILB 25
Cette façon triomphante de réparer une iniquité et
mieux encore de payer ses dettes aurait dû faire naître
dans l'esprit de dame Yvette un grand respect pour
répée, cet éloquent et puissant avocat. Il n'en fut
rien. Restaurée qu'elle était dans son oratoire et vêtue
de nouveau des riches étoffes qui remplaçaient ses
haillons, elle songeait toujours à ce temps oà, souf-
frant de la faim et du froid, elle avait supplié et pleuré
devant la sourde iniquité des juges. Entre toutes ses
tortures passées, celle-là vivait, laissant au fohd de
son souvenir meurtri une trace que rien ne pouvait
effacer. Quand Dieu remplaça pour elle les deux chers
petits qu'elle avait perdus dans les jours du malheur,
quand il y eut encore un herceau à Kermartin et dans
le berceau un sourire d'enfant, Yvette ne se dit point :
« il sera chevalier, » mais bien : « il sera avocat I »
C'était, en ce temps, il faut l'avouer, la chose du
monde la plus extraordinaire. Pour l'expliquer, il faut
vous dire que cette Yvette de Chateaugiron était une
manière de sainte. Il n'entrait aucune préoccupation
personnelle dans son vœu. Ce n'était point par crainte
des vicissitudes à venir ni pour se protéger elle-même
que dame Yvette rêvait un fils docteur de la loi, c'est
tout bonnement qu'elle avait inventé dans son bon
eœur cette formule devenue si banale et qui nous fait
rire à force d'exprimer souvent une contre-vérité :
Elle voulait dans son fils un chevalier de la parole
qui pût prendre en mains les intérêts de cette multi-
tude de malheureux, écrasés comme elle l'avait été
elle-même sous la méchante main de la justice hu-
2
26 LA. BKLLB-iTOILK
maine, elle yoalait an preux qui pût mettre sa pensée
en arrêt comme une lance en faveur de la veuve et de
Vùrphelin.
Car elle avait encore plein le cœur ses angoisses de
Teuye ; elle entendait toujours la plainte de ses deux
bien-aimés innocents qui appelaient en yain leur père
et que les magistrats chassaient hors du prétoire avec
impatience et mépris, disant : Ceux là ne tiennent à
rien et n'ont point de défenseurs 1
Son fils, Jude Hélory de Kermartin, en grandissant,
ne remplit point son attente. Ce n'était pas mauvaise
vcdonté, mais il n'était pas fait pour l'étude. Quand
il sut, et il fallut beaucoup de peine pour en arriver
là, signer son nom un peu de travers, il s'arrêta tout
essoufflé sur la route escarpée qui mène aux som-
mets du Parnasse, et déclara qu'il ne voulait monter
plus haut.
Mais ce fils illettré eut un fils à son tour, né d'une
chère femme dont Yvette tenait le cœur dans sa main.
La grand'maman fut la marraine et donna son nom
à Tenfant qui fut appelé Tvon. Autour de la belle tête
de l'aïeule il y avait maintenant une couronne de che-
veux blancs. Tancrède, le Inrave chevalier, était mort
L'honnête Jude faisait ce qu'on voulait pourvu qu'oft
ne lui demandât plus de feuilleter des livres. Le petit
Yvon resta confié aux deux femmes qui l'idolâtraient,
et qui avaient toutes les deux le même vouloir, car la
bru, chère âme simple et soumise, pensait avecl'esprit
plus élevé de sa belle-mère.
Dès que le petit Yvon balbutia, on le mit entre les
LA BBLLB-ÉTOILB 27
mains d'un Tieux prêtre qui avait été clerc de l'official
de Trégaiw, et son éducationcommença ; il eût mieux
aimé apprendre la langue qu'on parle aux cheyaux,
car il courait, à poil, sur tous ceux qu'il trouyait li-
bres le long de sa route, et dame Yvette avait bien de
la peine à le faire revenir quand messire Jude l'em-
menait en forêt; mais en définitive, et malgré tout
cela, YVon mordait assez bien aux grimoires, et, quand
il eut quatorze ans, l'excellent professeur qu'il avait
s'aperçut non sans quelque surprise qu'il ne pouvait
plus rien apprendre à son élève, par cette raison que
son élève en savait plus long que lui, au moins de
moitié.
Paris était déjà Paris ; l'étude du droit romain ve-
nait d'être introduite par saint Louis dans l'Université,
munie des plus savants maîtres qui fussent alors en
Europe. A quinze ans, Yvon eut de lui-même idé«
d'aller puiser à cette source si lointaine, car on mettait
alors plus de temps pour aller de Bretagne à Paris
qu'il n'en faut maintenant pour refaire le voyage de
Christophe Colomb, célètoe entre tous les voyages. La
jeune mère regretta sans doute en ce moment la voie
où son cher enfant avait été engagé; mais la vaillante
grand'maman dit : « Le vin est tiré, il faut le boire, »
et, moitié riant aux espoirs de la vie, moitié pleurant
les êtres bien-aimés qu'il laissait derrière lui, notre
bacheli^ fit ses paquets.
Il ne regrettait, d'ailleurs, que sa famille, car ses
premières années n'avaient point eu de rêves ; aucun
joli sourire de fillette ne vivait dans ses souvenirs.
28 LA BSLLE-ÉTOILE
Il ne s'était jamais connu qu'un seul camarade de
jeu, fîls d'un voisin de son père et que nous avons
nommé déjà : le petit Goïon de Ploêmené, écuyer de
noblesse.
Il y avait cinq ans que ces choses étaient passées
au moment où nous retrouvons Yvon Hélory sur la
route de Rennes à Ploêrmel, devant l'auberge de la
Belle-Étoile. Il avait employé tout ce temps à Paris,
rue du Fouarre d'abord où il avait étudié la logique et
passé son épreuve de maître es arts, ensuite au Clos*
Bruneau où il s'était occupé de théologie et de droit
canon. Pour le droit civil et le droit romain, son
maître fut le célèbre Pierre de la Chapelle, qui obtint
peu de temps après le chapeau de cardinal en cour de
Rome.
J'ai donné à ces détails une certaine importance
pour deux raisons : d'abord parce que ce drôle de gar-
çon d'Hélory devait être, sous un autre nom qu'il a
rendu illustre, un des personnages historiques les plus
éminents du treizième siècle; ensuite parce qu'il fallait
bien vous expliquer pourquoi le fîls d'un chevalier
portait à sa ceinture l'écritoire des écoliers, avec le
costume des clercs, tout neuf, il est vrai et assez ga-
lamment passementé, au lieu d'avoir sur le corps,
comme son rang et la saison le voulaient^ la cotte et le
surcot, plus la cotardie et même la chappe fourrée,
sans parler du braquemart large et plat, à garde en
croix, qui aurait dû lui battre la cuisse.
Quant à l'absence de coiffure dans un temps où
tout le monde s'embéguinait de cuir et de poil jusque
F-^T^T""— ^^5^^W^"*W
9^^:5»»^?
LA BBLLB-iTOILI 29
pa]>des8ous les oreilles, et quant à la paire de gros
sabots qui remplaçait si mal les forts souliers du mo-
ment, hauts de quartier, presque yides sur Tempeigne
et maintenus par des oreilles qui se croisaient au-
dessus du cou-de-pied, ou les brodequins fourrés dits
estivaux, munis d'éperons en pointe de flèche, ce
sera l'objet d'une autre histoire qui Tiendra en son
lieu.
. Reprenons, en attendant, l'aventure de l'auberge où
nous Tavons laissée, c'est-à-dire au moment où la
jolie Armelle, qui avait craint une bataille entre les
deux cavaliers, s'étonnait de les retrouver dans les
bras l'un de l'autre.
Le temps pour elle de retourner la tète, cette récon-
ciliation inattendue s'était faite presque sous les fenê-
tres de la Belle-Étoile. Ce n'est pas que le second ca-
valier, maître Yvon Hélory, eût une apparence bien
menaçante avec son gai visage et son étrange accou-
trement ; mais son aspect résolu promettait du moins
une rude défense en cas d'attaque, et l'autre cavalier,
celui qu'Armelle avait aperçu le premier, montrait na-
guère des dispositions manifestement hostiles.
Le dernier regard d' Armelle, un moment aupara-
vant, Tavait laissé posté sur le côté de la route, l'épée
nue et toute prête, bien serrée dans sa main, der- ^
rière son cheval, destiné à parer un premier choc.
Dans cette position, il regardait son adversaire pré-
sumé par-dessous le garrot comme à Iravers une bar-
bacane.
L'autre arrivait bon train, faisant des moulinets
2
avec son bâton h groB bout et diantànt quelque ebose
qiii pouvait bien être un psaume, car c'i^it du latin.
Il faut vous dire qu'à cette époque, de loin et mèiae
de près, il n'était pas difficile de prendre un cantique
pour un lai d'amour et réciproquement, toute musique
étant du plain-cbant.
-^ Passez au large, l'ami 1 ordonna rudement et en
langue bretonne Goïon de Ploêmené au moment où
Fautre arrivait.
Yvon s'arrêta court et regarda tout étonné llnter-
locuteur passablement brutal qu'il n'avait pas re-
marqué encore et qui semblait le guetter, à l'abri
derrière sa monture, placée là comme un vivant rem*
part.
— Pour la première fois que j'entends parler Vre^
tonnée (bas-breton) depuis que je suis rentré en Bre-
tagne, dit-il sans rien perdre de sa bonne humeur, ce
n'est pas par un homme poli : je ne croyais point vous,
gêner, mon compagnon, la route me semblant assez
large pour nous deux.
Et dans un parfait esprit de conciliation, il tourna
la tète de son cheval Tcrs la droite pour se conformer
au désir du discourtois inconnu; mais ce n'était point
par faiblesse de caractère, car au moment même où il
exécutait ce mouvement, il se pencha, de telle façon
que sajoyeuse figure, dépassant la tête du cheval
boiteux, se trouva juste en face du visage inquiet et
revêche du voyageur à l'épée.
^ Goîon I s'écria-t^il. Est-ce possible I mon ami
Goion de Ploêmené I
F KJ «..PIl^VSP^iBHPHmp
LA inLLE*iT(Ml<E 8i
— Mort de moi I gronda l'autre, ce n'est qu'Hélory ! . . .
Ta m'as fait plus de pear que tu ne yaox, Toisia I
Tvon était déjà en bas de son cheTal, et ce fat en ce
moment que la petite Ârmelle les yit s'embrasser
chaadementy car nous derons avoaer que Goion, mal-
gré sa triste mine et samauTaisehumeari y alla d'aussi
bon cœur qu'Hélory lui-même.
— Du diable si je m'attendais à te rencontrer ici I
dit-il.
— Moi, je pensais justement à toi, répondit Yvon ;
mais je comptais bien faire encore une vingtaine de
lieues avant de voir le pignon de la maison de ton
père... Tu jures donc toujours ? Et tu es toujours
hargneux î
— Hargneux I répéta Goîon en fronçant le sourcil :
on parle ainsi des chiens..* et qui fa dit que j'eusse
la coutume de jurer !
-!- Si j'ai pu t'offenser... commença Yvon sur le
ton de la meilleure amitié.
— Eh non 1 de par Satan 1... mais je n'aime pas
entendre dire que je jure. Foi de Dieu I j'ai promis à
défunte ma pauvre bonne femme de mère de me cor-
riger du péché de jtnrer.
— Ta mère est morte? ût Yvon dont le joyeux sou*
rire s'évanouît.
— Mon père aussi, répondit Goïon. Il y a du temps
déjà, et pleurer ne me va guère I
Une larme lui vint pourtant aux yeux pendant
qu'Yvon lui serrait les deux mains ; mais il reprit en
forçant sa voix :
3S LÀ BELLE-iTOILE
— Je veux mourir de même, et aller au diable par-
dessus le marché, si je ne fais pas ce que je peux pour
me corriger de jurer, quoique ça aide bien à raconter
une bonne aventure en buvant une tasse ou deux...
ou trois, selon la soif qu'on a, ventre de loup I Mais,
par exemple, je crois que tu as raison en m'accusant
d'être en fort méchante humeur. On m'a farci la cer-
velle, ce matin, d'un tas d'histoires, à propos de l'en-
droit où nous voici arrivés : L'auberge de la Belle-
Étoile, le pont du Parjure, le pas de la Font-Bouillant.
L'oreille m'en tinte I Est-ce que tu n'as pas vu un
volet remuer tout à l'heure au premier étage de cette
maison là ? Vilaine mine de maison I
— Non je n'ai rien vu.
— Et une tète de femme... ou d'homme... enfin une
tète de quelque chose, mort de mes os I qui se mon-
trait derrière le contrevent?... Méchante mine de
contrevent l
— Non, répéta Yvon.
Goîon darda un regard oblique aux fenêtres qui
étaient toutes uniformément fermées maintenant.
— C'est que, dit-il en se tournant vers la montée et
en baissant la voix, il y a du vrai dans ce qu'on m'a
conté ce matin ; la preuve,' c'est que voici la passée
qui arrive.
Il désignait du doigt la troupe de venants que nous
vîmes apparaître naguère au haut de la côte et qui
approchait rapidement, massée en un seul groupe
comme font les caravanes dti désert aux approches
des endroits dangereux.
LA BKLLl-ÉTOILl 33
— Et qn'estrce que c'est que la passée? demanda
Yvon.
— Ah, ah I fît Goion, ce que c'est T Que les Anglais
soient damnés et les Français aussi I Et les Bretons
qui tourmentent la Bretagne! Ce n'est ni péché ni
blasphème que de maudire les mécréants et malvou-
lants, pires que les Sarrasins de Mahomet, ou je ne
m'y connais pas. Tripes de païens (c'est la dernière
fois que je jure)! la passée est le signe du malheur
des temps; d'où arrives-tu donc pour ne pas savoir
cela?
— De Rennes.
— Quand es-tu parti ?
— Ce matin.
— Et as-tu rencontré beaucoup de monde en route T
— Pas un chat, excepté les chercheux de pain à
qui j'ai distribué le fond de mon escarcelle, et un vieux
clerc qui avait du sang à ses cheveux blancs, en suite .
du choc d'une roche dont on l'avait assommé pour lui
prendre sa bourse. J*ai déchiré ma chemise pour
]e panser et j'ai mis mon chaperon à fixer l'appareil...
— Ce qui fait que tu n'as plus de couvre-chef,
grommela Goîon. Trédame! tu m'as l'air de semer
gauchement ton bien sur les routes. Hélory, mon ami,
tu ne feras point fortune !
— Et encore, continua Yvon, un pauvre hère de
voyageur dont les pieds saignaient parce qu'il n'avait
pas de chaussure et qui lamentait plaignant et disant
que les voleurs lui avaient pris sa ceinture et ses sou-
liers : je lui ai chaussé mes brodequins...
34 LA BBLLl-ÉTOILE
— C'est sûr, dit Goion, qn'à ce métier là tu ne
finiras pas bien, Hélory I
— Et enfin, poursaiTÎt Yvon, trois méchants tirôles
qui m'ont entouré dans un bas fond en me demandant
la bonrse ou la yie.
— Et que leur aa-tu donné à ceux-là, puisque tu
n'avais plus ta bourse et que tu as gardé ta vie?
•— Je leur ai donné le bon bout de mon bâton sur
les oreilles, et j'ai ajouté à cela ma bénédiction pour
Tun des trois qui me serrait d'un peu trop près. Celui-
là s'est trouvé avoir la tète fêlée, et j'ai chaussé la
paire de sabots qu'il portait pendue à soncou..«
— Il était mort?
— Non, Dieu merci, pas tout à fait^ mais il avait
une autre paire de sabots à ses pieds. Puisse-t-il
faire pénitence, et moi aussi pour avoir tapé trop
duri
— Sang de moi t s'écria Qoîon en éclatant de rire,
tu as plus de jugeotte que je ne croyais, mon cama-
rade, et la tète <é]ée me réconcilie avec le reste..^
Puisque tu as fait de si bonnes rencontres, tu n'auras
pas de peine à comprendre ce que c'est que la passée.
Elle se compose de tous les gens que tu n'as point
croisés, dans ton long chemin, de ceux qui ne sont ni
chercheurs de pain ni mauvais drilles, de ceux qui ne
veulent point être assommés comme ton vieux clerc,
ni débarrassés de leurs semelles comme ton pautre
hère dont les pieds saignaient : ce sont marchuids»
laboureurs, moines, pèlerins, qui s'assodent pour se
garder mutuellement.. Mais reculons*nou8 et livrons
LA BSLLB-âTOILB 35
passage, voici le premier allant qui va nous crier le
qui- vive.
En effet, celui qui était en tète de la troupe et qui
chevauchait sur un âne avec un bel estoc tout dégainé
dans sa main s'arrêta à une vingtaine de pas au
milieu du chemin, et tous les autres Timitèrent.
Un moine qui le suivait, assis sur un cheval de
guerre, entre deux mannes chargées de provisions et
portant un épieu à longue pointe garnie de fer, passa
devant et dit à haute voix r
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,
chrétiens, voulez -vous la paix de Dieu?
III
GARAVAMB EMBARRASSEE
Le jour baissait rapidement. Les gros nuages
rouges qui tout à l'heure montaient de la petite mer,
appelée Mor-bihan, de l'autre côté de Vannes, étaient
devenus gris de plomb et couvraient le cieL La forêt
de Paimpont, noire comme une tache immense, met-
tait l'horizon en deuil» vers la droite jusqu'à perte de
vue. A gauche, en avant des friches solitaires, l'au-
berge se dressait, semblable à une prison. Le vent
soufflait avec furie, chassant des tourbillons de
neige qui fondaient à mesure, et arrachait à l'enseigne
tourmentée des grincements aigus.
A part le bruit du vent qui mugissait dans la futaie
d'une voix profonde et large comme celle de l'Océan,
aucun bruit ne venait de la campagne. Un silence
complet régnait au dedans de la maison, entourée de
landes muettes qui écoutaient gronder l'ouragan.
La caravane arrêtée se taisait. Elle était composée
d'une trentaine de personnes, environ, hommes.
LA BKLU-ilOILB 37 ]
I
femmes et enfants. Les hommes qui formaient au i
moins les trois quarts de la troupe étaient tous armés *;
en quelque manière et l'on voyait trois paysannes du \
bourg de Goncoret (Kon-Kored) dont le nom signifie
le Yal-des-Fées, qui portaient sur leurs épaules ro-
bustes des faux emmanchées à rerers, bonnes armes
valant autant que de vraies hallebardes. J'ajoute
que ces femmes valaient leurs faux.
Il y avait deux ou trois marchands, allant à pied
auprès de leurs carrioles, autant de porte-balles, char-
gés comme des mulets, une demi-douzaine de cava-
liers, la plupart paysans et montés sur leurs bêtes de
labour, une famille villageoise qui déménageait en
charrette, traînée par des bœufs, un prêtre, un ré-
mouleur avec sa meule, montée sur trépied roulant,
un soudard^ un marin, et deux religieuses de la
Sainte-Croix de Plélan.
Les Passées, qui étaient d'institution toute récente
et particulières au pays de Bréciiian, entraient déjà
dans les mœurs. On en comptait deux principales,
fondées l'une et l'autre par les chanoines réguliers de
Saint-Augustin qui tenaient Tabbaye de Paimpont,
ainsi que les forges de Barenton.
La première et la plus considérable partait du gros
bourg de Mordelles, à quatre lieues de Rennes, et
s'arrêtait à Ploërmel; la seconde avait son point de
départ à Montfort-la-Cane et n'allait que jusqu'à
Plélan-le-Grand où elle rejoignait la caravane de Mor-
delles, pour gagner Ploêrmel en sécurité.
Elles étaient menées généralement par un moine de
3
3S LÀ BBLLE-iTOILB
Paimpont ou par un serviteur laïque de l'abbaye,
monté sur un âne pour signifier la paix de Dieu, et
toutes les deux avaient le même but, qui était de tra-
verser sans encombre^ en deux différentes directions,
la forêt de Brécilian qui mesurait 27,000 arpents de
bois et dont les sombres coulées fourmillaient de loup»
e^ biver et de bandits en tout temps.
Déjà, à l'époque des féeries que les poètes de Ui
langueromaneet lesc sôneurs» du dialecte celto-breton
ont chantées, il en était ainsi. Broceliande, la reine
des forêts chevaleresques el qui couvrit plus de mer-
veilles que la forêt des Ardennes elle-même, abritait
des monstres à foison, léopards, hydres, dragons et
loups à têtes humaines, sans parler des enchanteurs
méchants qui enchaînaient les vierges dans leurs
donjons d'acier poU, les géants révoltés contre l'hon-
neur et les chevaliers déloyaux qui -se faisaient de
bonnes rentes en détroussant les faibles; mais, en ces
jours lointains, il y avait du moins de distance en
distance l'abri bienfaisant des ermitages, et la police
était faite à grands coups de lances par les preux
enrants qui allaient et venaient, comme des anges
bardés de fer, redressant les torts, prot^eant les da-
moiseUes, fendant les monstres et embrochant les
brigands.
Mais au temps de notre aventure, les paladins
étaient partis; Merlin, le bon et glorieux prophète,
dormait sous rhert)e en attendant l'enfant vêtu de
blanc et couronné d'aubépine qui doit le révdller par
la parole mystérieuse, dite Ht la langue que personne
UL BlLLE-iZOIUB 311
jamais n'a entendue; les ermites af aient fermé leurs
partes... je me trompe : les ermites, an contraire,
poliolaieni; mais, an lieu de protéger les égarés, ils
aUumaient au fond des halliers de perfides lanternes
qui attiraient le voyageur dans des pièges k sangliers*
Ce n'étaient plus de pieux solitaires qui tenaient
les ermitages, mais bien des brigands de la plus
atroce espèce. Ceux-là ne craignaient pas de profaner
la. robe des saints et d^uisaient sous le froc la dam-
nation de leur TÎe maudite. Et ne croyez pas que es
lut un blaspbème isolé, une profanation exception-
nelle : Les Faux 'Ermites formaient une véritable
armée, terreur de tout le pays boisé entre Gaâ et
Plélan, tandis que les Moinards ou MoignoSj qu'on
4isait être les derniers débris de l'armée des croisés-
Pastoureaux, infestaient les environs de Saint-Méea
•et que les libres compagnies de l'Anglais Dauce (ou
Daws) désolaient le cours de la Vilaine en deçà et
an-delàde Redon.
Pe sorte que kuhaole Bretagne était en quelque sorte
coupée en deux'par une ligne non interrompue de loi-
fsadagea, qui touchait presque Nantes d'un côté, et
de l'autre s'étendait jusqu'aux environs de Saint*Malû;
ce qui n'empècbe pas les historiés de proclamer que
le règne de Jean P' dit le Roux, fils de Pierre Mau-
clerc, fut une ^que relativement heureuse pour la
Bretagne, entre les abominations commises par les
Anglais du temps de Jean Sans-Terre et les calamités
horribles qui suivirent la mort de Jean III,. pendant
la grande guerre de compétition entre les comtes de
Blois et de Montfort.
40 LÀ BBLLB-ÉTOILE
Les augustins de l'abbaye de Paimpont, dans le
propre intérêt de lenr monastère assiégé, et encore
plus dans l'intérêt général, avaient imaginé ces asso-
ciations périodiques de voyageurs qu'on appelait la
Passée et qui rendaient possibles, à la rigueur, les com-
munications entre Rennes et la Basse-Bretagne : les
caravanes se formaient toutes seules par suite du be-
soin commun, à Mordelles et à Montfort-la-Gane. Il
n'y ayait point de jours fixés d'ayance pour le départ.
On se mettait en route dès que la réunion des allants
était assez nombreuse et assez riche de gens armés
pour promettre une sécurité .
Et tout le long du chemin la caravane se recru-
tait, englobant les voyageurs isolés, qui payaient une
aumône pour Notre-Dame de la Voie, patronne des
égarés.
A l'interrogation du moine proposant la paix de
Dieu, ce fut Goïon qui répondit, car Yvon Hélory se
bornait jusqu'à présent à considérer curieusement la
Passée qui s'était arrêtée derrière ses guides : car-
rioles, chcTaucheurs et piétons.
Tout cela s'agitait et bavardait à voix basse, et là
dedans personne ne semblait ni rassuré ni gai.
— Ma Doué! dit Goïon en breton, je ne demande
pas mieux que d'avoir la paix de Dieu, et celle des
hommes aussi, par-dessus le marché, mais, ventre-
bœuf I père capucin, ou augustin, ou bénédictin^
êtes-Yous bien un vrai moine? Et ceci est-il la vraie
Passée de Mordelles au pays de Rohan ? Il y a dans
vos chemins tant de marchands qui sont de faux
LA BBLLS-&TOICB 41
marchands, tant de frocards dont la robe est une
menterie, tant de malandrins déguisés en colpor-
teursy en prêtres» et même en femmes que j'ai perdu
confiance; qui sait si vos pataudes années de faux ne
sont pas des Moignos maudits et si l'âne même de
Yotre menant ne se changera pas en bouc une fois la
cornière du bois tournée?
En rase campagne et en plein jour, peut-être que
cette harangue, qui avait l'intention d'être jojeuse,
n'aurait pas fait mauvais effet sur les colporteurs et
marchands. Il n'en fut pas de même ici. Un murmure
gronda dans la caravane, où vingt voix s'élevèrent
disant :
— Qui est ce méchant bavard et que font-ils à deux
en si mauvais lieu?
— Il jure comme un demi-cent de païens!
— Et il parle légèrement des choses saintes I
— Il est du pays patois, de l'autre côté de Josselin,
ajouta le rémouleur; mauvaises têtes et rudes bras...
— L'autre est de l'auberge assurément, fit un mar-
chand roulant, puisqu'il est sorti sans toque.
Ce marchand s'appelait maître Arsabian, et je vous
défie de trouver des noms si bien faits ailleurs qu'&
Nantes.
Et les trois pataudes qui emmanchaient les faux,
faisant chacune un signe de croix, conclurent :
— Ne manquent point les méchantes mines en
l'abbaje-paroisse de Paimpont, mais on n'avait ja-
mais vu deux gars si mal minés que ces deux-là I Bû-
chons-dessus!
4t LÀ YELLBHftTOILB
Les bonnes filles de la Sainte Croix ne sonnaient
mot, non pins le prêtre qui égrenait patiemment sa
patenôtre.
— Mon fils, dit le moine à Goîon, s*Q TonB plaît
payer l'aumône à Notre-Dame de la Voie, payez, et.
prenez la file, «ons notre garde; sinon, laissez passer
la Paix et conservez votre distance; il est défendu de
nous suivre de plus près que cinquante toises, c'est
ht loi.
— D*où vient la loi? riposta Ploemené aigrement, et
qui mesurera les cinquante toises?.. Je ne me refiise
pas à payer la redevance, mais je peux bien dire qu»
votre Passée, puisqu'on l'appelle ainsi, ne s'arrange
point prudemment de battre les routes à pareille
heure, et j'ajoute qu'elle a tort de ne point donner
marques certaines, assignations ou rendez-vous aux
voyageurs des bons bourgs du voisinage. Vous êtes-
cause que j'ai mon cheval boiteux du jarret de devant,,
à droite, étant parti de la paroisse de Bréal sur le
coup de midi, avec l'assurance que je vous trouverais
avant la croix de Treffendel, et j'ai eu beau chercher,,
pas plus de Passée que sur le bout de mon nezl si
bien que les malvoulants m'ont attaqué juste devant la
croix et que mon bidet a eu le genou écrasé d'un conp
de fronde, et moi des contusions par tout le corps, à
cause de vous.
— Mon fils, reprit le moine , vous voyez bien que
nous venions derrière vous, puisque nous vous avons
rejoints : il ne s'agissait que de nous attendre. Yous-
avez dans le corps le démon de paroles. Voulez-vous-
payer, oui ou non?
lia BSLUI-ÉTOIUB 43
— Ohé! soldai! cria le marin, saia-ia ce que c'est
qu'an grain de mer? regarde an vent de nous. Si ta
Teax,noua allons fûre relâche ici, à la cantine?
— Par où y entre-t-on, à la cantine? répondit le sou-
dard. Ce n'est pas commode pour boire an coup en
passant^ cette maison est murée.
Ytou aussi avait vu le grain Tenir. Il n'était pas
à beaucoup près aussi loquace que son compagnon.
Il avait d'abord considéré l'auberge avec un éton-
nement plein de curiosité, gardant pour lui les ré-
flexions que pouvait lui inspirer le singulier aspect
de cette demeure; puis il s'était retiré smr le côté
gauche de la route et adossé au talus coupé qui sou-
tenait l'auberge : ceci pour se faire un abri contre la
gigantesque giboulée qui déjà se résolvait en tour^
billon de neige.
Au moment où Goîon de Ploemené se décidait
enfin à mettre la main à la poche, le grain éclata
avec une violence soudaine et la troupe des allants,
saisie par l'ouragan qui enfilait le creux de la route,
fat littéralement ravagée. Les chevaux se cabrèrent, les
robes, les chapes se retournèrent, les carrioles furent
secouées, et Tàne du procureur laïque de l'abbaye,
étonné d'un pareil remue-ménage, parla cet étrange
langage qui est celui de sa race, composé d'un son de
conque et d'un cri de scie, dont rien d'humain ne peut
reproduire le lugubre retentissement.
Cet âne était du sexe féminin et s'appelait Catiche.
— En route! cria le moine : nous nous sommes
tr(^ arrêtés.
44 LA BELLE-ÉTOILE
Mais alors ce fut bien une autre affaire. Au milieu
du désordre produit par la bourrasque, une grande
discussion s'était élevée parmi les voyageurs. La nuit
était tombée tout à coup avec la neige, de l'épaisse
enveloppe de nuées qui couvrait le ciel. En un
clin d'œil, la route et ses rivages étaient devenus
d'une blancheur éclatante, du sein de laquelle l'au*
berge isolée s'élevait comme un fantôme noir^ droit
et haut. L'air éblouissait, à la fois ténébreux et scin-
tillant, bourré qu'il était de flocons qui aveuglaient
les regards.
En même temps, la température, subitement abais-
sée, glaçait les os des malheureux voyageurs sous
leurs vêtements mouillés, qui allaient durcissant
autour d'eux comme des carapaces. Le marin et
le soudard s'étaient glissés commodément sous la
charrette. Les marchands avaient cherché refuge dans
leurs carrioles. Après le premier moment de con-
fusion, les femmes se mirent à se plaindre et les
hommes à maudire; tous grelottaient à qui mieux
mieux. Maître Arsabiau murmura le premier sous sa
bâche :
— Par temps pareil et nuit si noire, ce serait tenter
Dieu que de vouloir fï'anchir le pas de la Font-Bouil-
lant. Donnez votre avis, mes amis.
— Un grain est un grain, opina le matelot.
Le soudard dit :
— Ceux qui ont à boire devraient en donner à ceux
qui n'en ont pas.
— Misère de nousl gémirent les faucheuses; ouest
LA B&LLB-ÂTOiLE 45
perclus jusqu'en la moelle de ses os, et on ouït tout
partout dans l'air le malheur tintant !
— En route! répéta le moine, c'est le mois de la
glace qui passe^ où le vent est froid et chaud tour à
tour. Dans deux minutes, il n'y paraîtra plus, et nous
serons à l'auberge de Plélan-le-Orand dans une
demi-heure... Allez^ menant I Poussez!
Le menant ne demandait pas mieux, car il frisson-
nait de la tête aux pieds sur son bât, entre ses deux
hottes qui contenaient de bien bonnes choses, mais il
eut beau prêcher son ânesse du bout de son licou, et
même du plat de son estoc, Catiche ne bougea pas et
continua de braire jusqu'à ce qu'un tourbillon nou-
yeau et plus enragé, s'engouffrant dans la voie et la
frappant au museau, elle se retourna de bout en bout
comme un vaisseau qui vire de bord, en grinçant un
lamentable trait de scie.
En ce moment, l'enseigne de la Belle-Étoile, arra-
chée de ses gonds, vint frapper le mur de la maison
et dégringola avec un son de chaudron fêlé.
— Satan et ses cornes! dit Goïon, l'endroit n'est
pas bon; plus tôt nous sortirons d'ici, plus tôt
nous serons à couTert. Bonnes gens, tous avez un
écuyer de noblesse arec tous, en avant! Ne craignez
rien!
Mais le mot de maître Arsabiau avait fait grand
effet et dix Toix répondirent :
— Nous ne Voulons pas tenter le passage de la Font-
Bouillant, ce soir!
— Surtout avec un païen jureur comme ce vaga-
3.
46 lA nSLLB-^TOILE
bond à la vieille chape, dont on Tondrait bien voir les
parchemins d'écuyerl
— Sans parl^ de l'antre qui ne dit moi et qcf on ne
Toit plus... Celui qui n'a rien sur la tète et qui marcbe
dans de gros sabots... où est-il cadiéf
— Pour or ni pour argent, nous n'irons au pont da
Parjure avec des compagnons pareils!
Au pied du talus, la jeune et francbe toîx d'Yvon
répondit :
— Si c'est moi qui tous gêne, mes bonnes gêna,
pour continutt* Totre route, n'ayez point souci* Je
n'ai s^ement pas la piécette de cuivre qu'il ûuut,
pour payer mon entrée en votre compagnie ; ainsi ne
TOUS occupez point de moi...
— La redevance est pour les pauvres de Noùre-
Dame, interrompit le moine, on ne l'eiige point de
ceux qui ne la veulent ou ne la peuvent donner.
— Et mieux vaudrait encore payer pour ce quidam,
ajouta maître Arsabiau, que de le laisser derrière se»
à rôder comme un loup.
— U a pourtant un bel habit battant neuf! fit ob-
server le matelot
— Et bon visage de vivant sous ses cheveux bou-
dés, dit une iaucheuse. il est joli tout plein I
— Outre qu'il est mon compagnon, ajouta fièrement
Goicm, noble homme de même que moi, et que je ne le
laisserai point dans l'embarras, faute d'une piécette.
Mais Yvon dit encore dans l'ombre de l'encoignure
qu'il avait trouvée pour s'abriter assez bien contre la
neige et le vent :
LA BSLU-ATOILB 47
— Je rends grâces à tous ceux qui me veulent rendre
service, mais tous n'avez pas besoin de moi, mes bons
amis, «t je n'ai pas besoin de tous. Je trouTcrai mon
l^ita tout seul, et mon salut.
— Je vous dis qu'il est de l'auberge 1 s'écria le mar-
ckand Arsabiau, du fond de sa carriole.
<— Alors qu'il dise comment on entre ches lui! ri-
posta le florin. Les graii» de mer, ça ma connaît,
mais €ekii*ci a la rage t
£td'aBties:
— Voyons! prenons un parti I
— Depms que le monde est monde» on ne vit pa-
reil ouragan! Nous sommes nombreux, nous avons
des armes. Exigeons l'entrée de l'anber^e. C'est en-
core le plus sûr.
— £t pourquoi ne pas demander f entrée au lieu de
l'exiger? interrogea le prêtre de sa bonne voix paisible.
Il lui fut répondu par ceux qui battaient la semelle
dans la neige :
— Vous ne savez donc pas ee qu'est maintenant
l'anbei^ de la Belle-Étoile?
— Pas plus ce qu'elle est maintenant que ce qu'elle
ÛU autrefois, mes bonnes gens, répondit le prêtre;
c'est la première fois que |e viens en ce pays qui a
ses désagrém«its comme tcrns les pays, mais je sais
qu'an chrétien ne doit jamais prendre de force ce qu'il
peut solliciter au nom de la charité.
U y eut des rires à ce mot, malgré le triste état où
se trouvait la caravane; mais du fond de sa guérite
Yvon dit :
48 LA belle-Atoilb
— C'est bien parlé, mon père, et je suis de TOtre
avis.
— Allons, allons! ordonna le moine, voilà bien des
Passées que j'accompagne, mais au grand jamais je
n'en vis de si bavarde I Messire prêtre, puisque vous
l'ignorez, la maison que voilà donnait autrefois
l'hospitalité pour de l'argent. Il y avait une bonne
échelle de frêne qui montait les gens de pied du fond
de la route à la porte du bas. Mais la porte du bas
est murée, il n'y a plus d'échelle, et les quatre frères
Mahaut qui tenaient Tauberge ont disparu.
— Assassinés, dit une paysanne; que leur âme soit
sauvée! On ne les a jamais revus...
— Depuis la nuit, ajouta une autre, où le beau
manoir de Concoret fut pillé, brûlé et ses maîtres
égorgés excepté la pauvre petite demoiselle, dont on
ji'a point retrouvé le mignon corps.
— Et qui a fait cela? demanda le prêtre.
— Les Faux-Ermites.
•— Ou les Moignos.
— A moins que ce ne soient les uns et les autres.
— Tout comme pour les pauvres Mahaut!...
^ A moins que les pauvres Mahaut n'aient travaillé
avec Moignos et Faux-Ermites, on ne sait pas.
— Et combien y a-t-il de temps qu'on a brûlé ce
beau manoir de Concoret? demanda encore le prêtre.
— Huit jours, aujourd'hui.
•— Et la haute justice de l'abbaye de Paimpont
n'a-t-elle point d'archers pour faire la garde I s'écria
Goïon indigné.
LA BBLLE-iTOILS 49
-^ Jeune homme, repartit séYèrement le moine, ju-
gez ce que tous connaissez, et ne parlez point du reste.
L'abbaye a beaucoup d'ouTrage et fait son ouvrage
du mieux qu'elle peut. Entre les Faux-Ermites et les
Moignos, il faut compter au moins cinq cents mal-
Youlants dans la forêt de Brécilian.
— Pitié de nous! dit maître Arsabiau, alors que
erons^nous, à trente que nous sommes, en comptant
les inutiles, contre une armée semblable, s'il y a,
comme on le dit, embuscade, à ce mauvais lieu de la
Font-Bouillant?
— Fait exprès pour tenir l'affût à la chasse des
hommes! ajouta un second marchand.
— Et qui doit, à l'heure qu'il est, dit le troisième,
avoir dans sa rigole, au moins deux pieds de neige
fondue!
— Par tous les saints! crièrent ensemble cinq ou
six voix, mieux vaudrait encore tàter de la Belle-
Étoile! Si elle est vide, on s'y installera comme on
pourra...
— Elle n'est pas vide dit le moine : chrétiens,
croyez-moi, partons!
— Si elle est pleine, tant mieux... continuèrent les
opposants.
— Elle n'est pas pleine! interrompit encore le
moine, dont la voix avait un singulier accent : dame
Gofe y reste seule avec sa compagnie.
— - Qu'est-ce que c'est que dame Goto?
— La mère des quatre Mahaut.
— Et sa compagnie?
50 LA BEIXE-ÉTOILE
— Voiramus.
— Et qa'«fit-c6 que c'est que Voiraiiiiis?
JEie moine se signa et répondit :
— Qui peut se vanter de connaître tous les noms
deSatanI
Il y eut un tumulte^ les avis étaient décidément
partagés :
— La Gote est une soreièMl dirent les uns«
— Du tout, point, dirent les autres. C'est une cabir
retière.
— Une brigands I
— Une Jbrave commère qui loue de bons lits, et
qui fait de bonne cuisine pour l'argent qu'on loi
paye.
— Elle Ta au sabbat I
— Je Tai vue à la messe !
— La maison est un coupe-gorge I
«- La maison est la meilleure auberge du pays!
— Aimez-Tous mieux^ d'ailleurs, vous jeter dans
ce grand piège à loup qui est entre la Font-BouiUant
et le Parjure?
C'était une caravane bien embarrassée, et qui eut
trouvé difficilement un lieu moins favorable pour
tenir sa délibration.
Les autres grains qui avai^it sévi pendant le jour
s'étaient déchaînés, puis apaisés dans l'espace de
quelques minutes; mais celui-ci durait. Le vent sé-
vissait de plus en plus violent, engouffi^ entre les
deux talus comme dans un tuyau, et la neige se pré»
cipitait par brassées.
hk BELLB-iTOlLB U
Qaoiqu'eUe fondît à mesore, mettant les pieds de
chaeim dans nn bourbier glacé, tout à Tentoar die
restait blanche, tant elle tombait abondamment Dès
le débat) le marin avait pronostiqué que c'était la
« mère des gibonléesy » destinée à € purger le temps »
«^ selon lui, la danse devait durer toute la nuit.
Les marins s'y connaissent et disent toujours lavé-
rite, à moins qu'ils ne se trompent : c'est tout ce qu'on
peut demander aux pronostiqueurs.
On avait rompu les rangs, malgré les efforts dm
moine à qui personne n'obéissait plus. On s'd^ritait
tant bien que mal par groupes de cinq ou six, der-
rière les carrioles et derri^ la charrette à bœulik
L'insubordination semblait avoir passé de Gatiche à
la troupe entière : symbole frappant, car c'est tou-
jours par l'âne que commencent les révolutions, qui
sont l'orgueil de l'histoire I
Et comme le malheur amène inévitablement la dis^
corde, tout ce misérable peuple d'empêchés se querel-
lait en pure perte, sans parvenir même à réchauffer ses
pieds transis. lia avaient voyagé depuis le matin en
assez bonne intelligence; mais maintenant il y avait
ceux qui voulaient tâter de l'auberge, coûte que coûta,
et qui racontaient la longue série des méfaits commis
au pas de la Font-Bouillant. C'étaient en général
ceux qui avaient du bien à perdre : les marchanda,
les colporteurs et quelque gros paysan portant peut--
être sur lui l'argent de la foire.
U y avait ensuite ceux qui partageaient l'avis du
moine, et l'on pouvait ranger dans ce groupe les pe-
S2 LA BELLB-ETOILB
tites gens que rien ne chargeait, ni souci, ni mon-
naie, les trois faucheuses qui étaient de la forêt et
qui sentaient déjà l'écurie, le prêtre qui ne portait
rien, sinon sa bonne conscience, et deux ou trois ca-
valiers qui avaient précisément vidé leur boursicot
pour acheter leurs montures au marché deTreffendel.
Enfin, il y avait, comme partout, la faction de l'âne,
ne voulant ni ceci ni cela, les butés, les hargneux, les
indécis, tous ceux qui mettent leur prudence à dire
non, toujours et à ne rien faire.
Et chacun soutenait son opinion avec l'emporte-
ment que fait naître le froid aux pieds. Tout le
monde éternuait, jusqu'aux bœufs. Si par malheur
quelqu'un se convertissait, celui qui l'avait converti
reprenait son opinion pour ne pas chômer de contre-
dire. On disputait^ on maugréait, on accusait; la
bourrique du procureur sonnait des fanfares désespé-
rées, les femmes piaillaient, les hommes juraient, et,
par-dessus ce concert, deux pauvres marmots qui fai-
saient leur premier voyage dans la charrette à' bœufs
glapissaient des vagissements désespérés.
— Chrétiens, dit enfin le moine d'un ton résolu, je
me suis chargé de vous conduire en la jolie ville de
Ploêrmel, en face de la grand'porte du couvent des
Frères-Barres, moyennant chacun le quart d'un de-
nier nantais. Mon devoir est tel et non point autre.
Donc je vais marcher en avant; ceux qui voudront
me suivre me suivront, je mets les autres à la garde
du bienheureux saint Goeznou, patron des voyageurs
de nuit... En route I
LA BBLLE-ârOILB 53
Et, ce disant, il donna un si vertueux coup de son
épieu ferré à travers la croupe de Gatiche, que l'a-
nesse, perdant tout mauvais sentiment d'opposition,
vira bord sur bord, et se mit à patauger franchement
dans la neige.
4
I
IV
LE CAS DE OONSCIEKOB DE GOÏON DE PLOEHENB
Le départ de Caticbe, du procureur laïque et du
moine souleva une grande clameur. Les trois porteuses
de faux se mirent en marche les premières pour suivre
l'autorité : elles étaient tout près de chez elles. Puis
Tint le rémouleur, puis deux cayaliers se détachèrent,
puis la famille traînée par les bœufs, puis le marin qui
dit:
•— Voilà le grain qui mollit, nous allons avoir an
temps de demoiselle, sauf le cas où la bourrasque
augmenterait, par hasard... Viens-tu, soldat?
11 s'appelait Paimpol, ce marin. Étant devenu pé-
cheur sur ses vieux jours dans la rivière de Vannes,
qui est la Petite mer, il s'acquit une légitime réputation
comme prophète.
» Allez, malheureux, disaient les marchands, il y
a là-bas à la Font-Bouillant les Faux-Ermites d'un côté
de la coulée et les Moignos de l'autre : allez, allez à
votre mort I
Lk BBIXB-iTOILB 5S
Quand il entendii cela, le maître de la charrette
cessa de piquer ses bœu& qui s'axrètèreat avant
d'aToir quitté tout à fait le raiig«
J'ai toujours enyié le sort des bœufs, ces bonnes
grosses bètes à qui la nûUanoe Tient sans qu'elles s'en
mêlent, par l'aiguillon. Seulement, éèa qa'on ceaiede
kur mettre le flanc à Tif , elles se reposent Le marin
qui ne les entendait plus venir, se retooma pour les
appeler, et les deux cavaliers firent de même pour hâter
la marche dn marin, car chacun de nous aime à être
anivL Le i^émoulenr fit halte et les trois faucheuses
rimitèrent.
*- Ohél cria le moine, qui s'arrêta aussi.
On juge si Catiche fit de même*
— . Ohél répétèrent les faucheuses.
Le rémouleur et Je marin dirent aussi ohél mais
personne ne bougea plus. Seulement, ceux qui res-
taient et ceux qui avaient voulu s'en aller s'invecti-
vaient à distance.
Ce que voyant, le moine dit au procureur laïque :
— Que pensez-vous de tout ceci, mon frère André?
Je serais bien aise d'avoir votre avis.
Le procureur, content d'avoir été consulté par son
supérieur, voulut montrer combien il en était digne et
répondit nettement :
— Et vous, mon révérend père Cosme, qu'en pen-
sez-vous?
Catiche bras/a, comme dit hardiment le patois de
la haute Bretagne, et le moine, secouant la tète, ré-
pliqua :
56 LA. BELLE-ÉTOILE
— Il y a souYent beaucoup de raison dans les ani-
maux, mon fipère. Votre âne n'a pas bonne idée de la
Font-Bouillant, cette nuit.
— - Ni moi non plus, mon père.
— A tout prendre, cette vieille Gote n'a plus assez de
dents pour dévorer toute une Passée, et qui sait si son
démon Yoiramus n'est pas une attrape? Tout le monde
dit que les frères Mahaut sont défunts ; en ce cas-là, il
n'y a pas lieu beaucoup de craindre... Tournez Ga-
tiche, mon frère, nous n'irons pas plus loin.
— Que vous disais-jel s'écriait en ce moment lema^
rin, ces grains-là n'ont jamais de durée. Voici le fond
du temps qui se fend là-bas vers l'ouest ; je connais
mon affaire : si ce nuage noir, à droite, n'a pas une
autre bourrasque dans sa poche, nous sommes ca-
pables d'avoir une nuit d'été, et vous vous souviendrez
que je vous l'ai prédit !
Au même instant, carrioles et cavaliers de l'autre
parti se mettaient en branle, parce que le plus sage
des marchands, maître Arsabiau après réflexion,
avait dit :
— Au fait, ce moine sait son métier et il connaît le
pays. S'il arrivait malheur derrière ces vieux murs
revèches, nous regretterions d'avoir dédaigné ses avis.
Voici une étoile au ciel, puis deux, puis cent... lais-
sons-nous aller jusqu'à Plélan-le-Grand.
Et toute dissension semblait calmée sur la route
comme au firmament, quand le grand parti qui avait
levé l'étendard de la révolte pour faire halte vit sortir
de l'ombre la longue tète de Catiche surmontée du
LA BELLBÉTOILB 57
bonnet rond du frère procureur et suivie de la haute
prestance du moine, représentant l'autre grand parti
qui voulait cheminer, coûte que coûte.
Le moine dit avec gravité :
— Chrétiens, ne croyez pas que ma manière de voir
tourne à tous vents comme les girouettes. L'éclaircie
semble faire naître en vous une trompeuse sécurité...
Âuriez-vous vraiment l'intention de continuer Totre
route?
— Boni s'écria maître Arsabiau, quand nous vou-
lions rester, vous prétendiez cheminer...
— Y a-t-il donc du nouveau? demandèrent les
autres.
— Il y a que nous aurions franchi peut-être le
passage dangereux à la faveur de l'ouragan, mes frères.
— Mais vous disiez tout à l'heure...
— Il y a, reprit le père Gosme qui avait la voix
forte et l'argumentation facile, que les animaux féroces
eux-mêmes cessent d'être nuisibles au milieu des
grabdes convulsions de la naturel Je comptais là-
dessus; mais maintenant que le vent tombe, que le
ciel est bleu et que la neige fondue a changé le creux
de la route en torrent, les loups à deux pattes de la
forêt doivent aiguiser leurs dents... Écoutez!
Un son de corne qui paraissait venir de loin arriva,
porté sur les ailes du vent d'ouest qui soufQait main-
tenant en brise molle.
— Qu'est-ce que c'est que cela? demanda-t-on.
— Ne l'avez-vous pas entendu déjà? fit le moine au
lieu de répondre.
sa LA BILUE-ÈTOILS
Personne ne dit non. Nous nous souyenons en effet
de l'appel enyoyé par dame Gote, de l'autre côté delà
Belle-Étoile, au moment où la petite Armelle Ini si-
gnalait l'approche de la Passée.
La caraTane avait onï cet appel naguère en arritant
4U sommet de la côte. Chacun s'en soorenait bien,
quoiqu'on n'eût prêté à ce fait qu'une attention mé-
diocre à cause du restant de jour qui éclafrait encore
l'horizon. Le soleil est la bravoure du commun des
hommes.
On se souvenait bien aussi de la réponse plus Idn-
taîne qui avait été faite à cet appel dans la direction
de la forêt. Mais à présent que la nuit était venue et
qu'on avait déjà goûté à la terreur, cette chose, si in-
signifiante tout à l'heure, mettait un frisson sous la
peau de chacun.
— En somme, qu'est-ce que c'est?
D'une voix un peu contenue, et il faut cela pour
faire impression, mais nette et précise, le moine,
cette fois, répondit ce qui était d'ailleurs la vérité :
— Le premier son de trompe a dit à quelqu'un (aî-je
besoin de m'explîquer davantage?) «Tenez-vous prêts,
Toici les voyageurs I »
Il y eut un silence; le père Cosme poursuivit sans
qu'on l'interrogeât de nouveau :
— Le second son de trompe a répondu de là-bas :
« Nous sommes prêts, nous attendons les voya-
geurs. »
— Et le troisième?
— Le troisième est à son tour une question, n de-
Lk SBLUE-ilOlLB 59
fliande» car les coquins de là-bas s'impatientent : « Eh
bien, où sont donc passés les iroyageiursT »
— On n'a pas répondu . •«
— On Ta répondrai soyez tranquilles 1
Il n'avait pas encore acheyé que de... mais en vé-
rité, personne n'aurait su dire où le son se produisait.
C'était quelque part, aux environs, très-près mèmey
dans la torre ou dans l'air.
Les uns l'entendirent sous leurs pieds, les autres au-
dessus de leurs tètes; ceux-ci à droite de la route et
œox-là à gauche, mais tout le monde l'entendit et le
même firésdssement passa dans tontes les veines.
Il y eut trois mots de trompe, distancés largement
^ solfiés selon les intervalles natures du plain-chant :
ut, ré, mi, pour employer les dén<»BinatioDS inventées
fkar Guido d'Arezzo un siècle en çà.
— Qui trompette ainsi ? demanda tout le monde à
la f ds.
— Dieu le sait! répliqua solennell^nent le moine :
-vous attendiez la réponse, la voici.
-* Et que signifie-t-elle, la réponse 7
•^ Cela, je peux vous le dire. Il y a trois mots qui
font trds phrases. Ck>mptez sur vos doigts. La pre-
mière répond à ceux qui ont interrogé : « Les voya-
geurs sont à la Bdle-Étoik. » La seconde : « Us
hésitent à continua leur chemin. » La troisième :
« Gardez votre affût et patience, le diable cimseiilera
bi^i anx paovres gens d'aller vers vous, à leur mal-
heur. 9
Paimpol le marin se signa et dit :
60 LA BBLLB-ÂTOILB
» J'ai connu un faquin de Leyantin qui savait expli-
quer ce que chantent les merles, mais quelqu'un pour
savoir si bien que vous la langue des comets-à-bou-
quin, je n'en ai encore jamais.rencontré, mon père...
Et d'où pensez-Tous que cela nous vienne?
— Je vous l'ai dit, je n'en sais rien.
» Pour la réponse, bon, mais pour la demande?
— La demande nous venait du pas de la Font-
Bouillant, où est raffut de nos assassins.
Ainsi parla le moine.
Il faut à l'homme une opinion. Chacun de nous
plaide éternellement une cause, mais ils sont rares
ceux qui plaident longtemps la même cause. Si vous
êtes curieux de savoir pourquoi le bon père Gosme de
l'abbaye de Paimpont prenait tant de peine pour per-
suader à son troupeau d'un jour qu'il était opportun
de rester, nous vous rappellerons qu'il avait fait de son
mieux pour contraindre ce même troupeau à psùiir.
Des raisons ? il n'en manquait pas : est-ce que personne
jamais en manque?
Il n'y a que Catiche pour garder fidèlement sa ma-
nière de voir, et encore une touffe de chardons l'en
fait changer, parce que le chardon est la raison de
l'âne.
. Le danger de s'arrêter en route était sérieux, vous
allez bien le voir, le danger d'aller de l'avant ne l'était
pas moins, vous en aurez la preuve. C'est chose ter-
rible que je vais dire : en dehors de la Vérité même,
avec un grand V, qui s'appelle Dieu tout uniment, il y
a toujours dans nos petites affaires une somme de
LA BSLLE-ÉTOILB 6f
pcmr qui est bien près de contrebalancer la somme du
contre^ et j'ai souvent reconnu, voyant les hommes
éloquents changer de peau comme les chenilles et
constatant avec admiration que tout en changeant
de peau ils gardent intacte au senrice du noir l'élo-
quence qu'ils déployaient naguère en faveur du blanc,
j'ai souvent reconnu, dis-je, que le fondement des opi-
nions humaines est ferme et rivé dans le roc. lia nom
égoïsme, c'est-à-dire vanité, et il est d'acier; mais l'o-
pinion, ce chiffon, vire autour. C'est le pivot et la
girouette.
Je confesserai mon erreur si vous me trouvez un
homme, un seul qui, en dehors de la Vérité qui seule
est immuable, n'ait pas mis en sa vie, au moins une
fois, le feu à son opinion d'hier pour chauffer son opi-
nion d'aujourd'hui.
Le père Cosme, de l'abbaye-paroisse dePaimpont, ne
se trompait ni ne mentait; seulement, il était éloquent,
et son opinion avait fait demi-tour sur son pivot. Les
girouettes valent oracles pour les sages; tout le trou-
peau suivit le père Cosme, excepté pourtant le pauvre
prêtre qui avait pris de l'avance en récitant sa longue
patenôtre dont les grains d'ébène s'enfilaient à une
chaînette de laiton.
L'imprudent ne s'était même pas dérangé quand le
moine avait viré au vent^
Il se peut que ce bon prêtre n'eût rien entendu,
puisqu'il allait paisiblement son chemin du même
pas, croyant peut-être que ses compagnons le sui-
vaient et continuant d'égrener les perles de sa prière.
«2 LA BSLLB-ÉTOILB
Toujours priant, il arriva au bout de peu de temps,
car ce n'était pas loin, à ce terrible endroit dont nous
avons parlé déjà si souvent et où se passera une des
flcènes violentes de notre histoire. Le ciel s'éclaircis-
sait rapidement et les derniers nuages de la bour-
rasque roulaient derrière lui vers l'orient. Il aurait
pu voir aux rayons de la lune qui montait, le sombre
paysage d'alentour, disposé, comme l'avait dit maître
Ârsabiau, « tout exprès pour une embuscade; » mais
il ne remarqua ni les deux rampes encaissées, ni les
"neux chênes tordus qui enchevêtraient leurs rameaux
au-dessus de la route, en deçà et au delà du pont de
bois.
Le bon prêtre ne vit rien de ces choses au dehors
parce qu'il regardait au dedans de lui-même.
Une fois, c'était au moment où la route élargie re-
trouvait l'espace et l'air, il crut entendre derrière les
haies un chuchotement auquel répondaient des rires
étouffés. Il suspendit un instant sa prière comme on
fait une corne à la page d'un livre, et regarda tout
autour de lui en se reprochant sa distraction.
C'était la campagne : la forêt d'un côté, la lande de
l'autre, un cours d'eau qui grondait quelque part, in-
visible, et des échappées de lune rayant le sombre des-
sous de la futaie.
Le bon prêtre ne trouva rien d'extraordinaire en ces
choses. Ce qui l'étonna, ce fut de n'apercevoir aucun
de ses compagnons ni par devant ni par derrière. Il
se dit : « J'aurai marché trop vite, ils vont me re-
joindre. »
Et il reprit son oraison au point où il l'avait inter*
LA BELLB-ÂTOILB 63
rompue, — et il arriTa ainsi de bonne heure au bourg
de Plélan, sans même saToir qu'il avait passé au plein
traTers de la plus abominable bande d'assassins qui
fut alors dans la vieille Bretagne, pourtant si bien
fournie d'égorgeurs.
Mais Toici beaucoup de temps que nous avons perdu
de Tue nos deux premiers amis Golon de Ploëmené et
Yyou Hélory. On a dû se demander pourquoi Golon,
surtout, jeune homme d'importance et ne détestant
pas à se mettre en avant, n'avait point fourni signe
de vie dans les derniers débats qui avaient divisé la
Passée. Ayant donné son quart de dernier nantais
comme tout le monde, il avait le droit de manifester
son opinion.
C'était justement ce qui lui manquait : une opinion.
Âa concours et parmi toutes ces bonnes gens embar-
rassés, notre ami Ploëmené aurait peut-être obtenu
la première prime. Il s'était rapproché dTvon pour se
coller à la rampe auprès de lui pendant la bourrasque,
et au bout de quelques instants, les soupirs qui sor-
taient de sa poitrine devinrent si bruyants, que son
compagnon lui demanda comme une bonne âme qull
éUit :
— Qu'as-tu, GoïonT Es-tu malade?
— Ahl répondit le pauvre écuyer de noblesse' qui
enfila deux on trois jurons bout à bout, et des bons,
pour être sûr de n'en point manquer : je voudrais bien
à'étre que malade I
— Tu n'es pourtant pas encore mort, je suppose?
— Guère ne s'en fauti J'ai idée que je ne reverrai
64 LA BELLE-ÉTOILE
plus jamais le clocher de notre chère paroisse du Mi-
nihy qui n'a plus de coq par ma faute et pour mon
malheur!
— Il y en a^ait un si beau de mon temps! s'écria
Yvon : Taurais-tu volé, Goïon, par hasard?
— Volé! tu me traites trop durement, Hélory; tu
m'as déjà accusé d'être un poltron, et le diable sait
bien que j'ai du courage autant qu'homme qui vive,
quand mes remords me laissent en repos.
^ Tu as donc commis de bien grosses vilenies?
Goïon de Ploêmené tira du fond de sa poitrine un
véritable gémissement.
— Écoute, Yvon, mon meilleur compagnon, dit-il,
car tu te souviens bien que tu ne pouvais pas te passer
de moi au temps jadis, et c'est un peu l'effet que je
produis sur tout le monde à cause de mon agréable
caractère, quand je ne suis pas tourmenté par mes
remords. Je n'ai pas oublié que tu avais toujours
quelque bon tour dans ton sac, autrefois. J'avais, certes,
beaucoup plus d'esprit que toi, au fond, mais je jurais
déjà comme cela devrait être permis à un jeune héri-
tier de maison qui n'a pas à se morigéner lui-même
comme il convient aux pauvres hères, en sorte que les
saints faisaient toujours la sourde oreille à mes orai-
sons, et c'était toi qui me tirais d'affaire.
— En te rappelant cela, GoTon, dit Hélory , tu prouves
un bon cœur.
— Seulement, continua Ploêmené, alors, comme au-
jourd'hui, tu avais l'air de te moquer de moi, et je
n'aime pas la raillerie.
LA BELLE-ÉTOILE 65
— Personne ne Taime, Golon : que me \eux-taT
— Je yeux que tu me tires d'affaire aujourd'hui
comme jadis, Hélory, mon cher compagnon. Je suis
riche... c'est-à-dire, non, de par les péchés d'un mil-
lion de Sarrasins I je suis pauvre... ]ou plutôt, car je
ne Youdrais pas mentir à cette heure où je cours si
grand risque de ma vie... enfin, voilà : si tu me rends
service, je suis capable de te donner deux et même
trois sous d'or à la croisette, qu'on nomme aussi flo-
rins, ducats ou besans; connaissez-vous cette mon-
naie-là à Paris? Elle Taut gros.
— Et tu as beaucoup de cette monnaie-là, toi,
Ooion?
L'écuyer se recula brusquement.
— Si tu avais, grommela-t-il, la méchante idée de
me dépouiller, tu verrais à tes dépens que je suis un
des plus redoutables hommes d'épée qui soient en[Bre-
tagnel
Yvon se mit à rire. C'était l'instant où la caravane
se divisait en deux factions, dont l'une suivait le
père Cosme pour affronter les dangers du pas de la
Font-Bouillant et dont l'autre. Inspirée par maître
Ârsabiau, voulait tenter l'aventure de la Belle-
Étoile.
— Avec quelle troupe vas-tu aller, toi? demanda
Goion.
— Je ne vais aller, répondit Hélory, ni avec l'une
ni avec l'autre.
— Alors, tu as ton idée, j'en' étais sûri Et d'abord,
pourquoi t'es-tu mis à l'écart dans ce coin?
4.
66 LA BBLLfl-ÉTOlLE
^ Pour aToir un peu moiiis de renX et on peu moins
de neige.
— A d'autres I On ne m'en passe pas! Tu f es mis •
là pour écouter h traTers la terre et tu sais déjà ce
qm se complote dans les eares de la maison mau-
dite.
— Non, sur mon honneur!... Toulutdire YTon.
— Bon, bon! ceux qui reyiennent de Paris ne sont
pas embarrassés pour employer des maléfices. Moi je
le éàs que, si les frères Mahaut, morts ou vivants,
frappent de la fausse monnaie dans les souterrains de
la Belle-Étoile qui Tont, dit-on, jusqu'au bourg de
Gaêl en passant sous le monastère de Paimpont et
qui se peuvent noyer de bout en bout, dès qu'on le
▼eut en disant seulement : « BarentinI Barentint
Kon-Kored, le lézard et les trois mouches! n nous ne
sommes pas chargés d'y Toir!
Il lâcha ici un juron si gras et si gros, qu'Hélory lui
mit la main sur la bouche :
— Veux-tu m'étouffer pour me dérdiser après ! sTé-
cria Goïon qui tira son épée : Tète et sang ! as-tu
espéré que je me laisserais faire?...
Mais remettant tout à coup sa grande épée* sous sa
chape, il se laissa glisser à genoux sans mauTÛse
honte et prit à brassée les deux jarrets dTron pour
l'implorer avec des sanglots plein la voix, disant :
— J'ai besoin de quelqu'un qui me conduise et me
discipline. Je te choisis pour cela, écoute! Je suis aussi
un trop grand pécheur, ça passe la permission ! J'avais
promis, au lit de mort de la pauvre bonne femme ma
LA BBLLI-ÉTOILB 67
mèfe et au chevet d'agonie de mon respecté père, non-
senlement de ne plasjarer, qne Satan me grille! mais
encore de ne plus boire. Et quand le coq de la paroisse
du Minihy tomba du clocher, un jour que j'ayais fiiit
ripaille avec un Normand, et que j'avais dit du mal
de lui, s'entend du coq, l'appelant rieille poule parce
qu'il marquait la. pluie au lieu du beau temps que je
Toolais (c'était pour les semées de mars), je promis
d'en monter un autre à sa place qui aurait une
qneae d'argent et une crête dorée... Ah ! mort de moi !
ce n'est pas la générosité qui me manque, du tout
point, il faut être juste, c'est la mémoire. Je n'ai pas
monté le coq, pas plus qne je n'ai donné la balustre
de cuivre que j'avais promise à l'auto pour le cas où
mon oncle du bourg de Bréal viendrait à trépasser en
me faisant héritier unique, pas plus que je n'ai cessé
de boire et de jouer, pas plus que je n'ai pris la
route de la Terre-Sainte, quoique j'aie la croix pro-
mise dans ma poche au lieu de l'avoir à l'épaule, de-
puis la dernière prèchée que le roi Louis de France fit
fiiire en Basse-Bretagne et qui a mis notre riche- Duc
achevai avec ses cousins d'Avaugour et de Goello f Et
Mauny et Glisson, et du Chastel, et Qoulainel Et notre
seigneur à nous deux Pierre de Rostrenen, et Tonquè-
dec, et Loyans, et Buxeuil et Kergorlay, et madame
Ut duchesse de Bretagne, et son fils le comte de Ri-
chement, vassal de l'Anglais que Dieu maudisse!...
Voyons, Hélory, sois raisonnable : Avec tous ces
braves seigneurs et ,tant d'autres, n'y en avait4l pas
assez comme cela sans moi à Jérusalem?
68 hk BELLE-ÂTOILB
— Mon pauvre Goïon, dit Yvon pendant que l'autre
reprenait lialeine, tu as un rude compte avec le ciel I
— Penses-tu que tout cela soit vraiment registre là-
haut, mon bon camarade? Et j'ai encore promis d'aller
voir madame Sainte- Anne d'Auray, devers Vannes...
et je ne sais plus combien de messes chantées pour les
pauvres bonnes gens, que j'aimais tant! Et quand il y
aurait là vingt mille pannerées de diables, fin fond de
l'enfer! j'en promets encore douze de plus à l'heure
qu'il est, pour faire enrager le démon, et même vingt-
quatre! et d'aller nu-pieds à Notre-Dame de Larmor et
de mettre un rubis gros comme le petit doigt dans le
bec du coq que je monterai...
— Mieux vaudrait accomplir tes anciens vœux, ris-
qua Yvon.
— Vingt charretées de diables! tu dis bien, et je te
crois de bon conseil, Hélory, mon frère. Mais l'un
n'empêche pas l'autre. Voici donc mon cas, dont je
te prie bien d'avoir pitié dans tes prières : me trou-
vant en retard pour tout ce que j'ai promis, quand
vient le soir, j'ai la conscience si grosse qu'elle est au
plein de mon estomac. Papa et maman, les chères
bonnes gens, ne reviendront pas me tirer par les pieds,
c'est sûr, ils m'aimaient trop bien; mais le coq, et la
balustrade et le reste... Alors donc, j'ai été au bourg
de Bréal, la semaine passée, recueillir l'héritage de
mon oncle Jouan Danet de la Villebourde, qui prêtait
son argent à ceux qui lui fournissaient des gages...
Veux- tu me jurer que tu me garderas le secret?
— Je ne jure jamais, dit Yvon.
LA BELLB-ÂTOILB 69
— Ni moi non plus, Satan et ses cornes! à dater
de ce soir! s'écria Ploêmené qui leva ses deux mains
jointes vers le ciel dans un élan de sincère ferveur :
que je sois retourné sur le gril à coups de fourches
dans le fin fond de Tenfer, s'il m'arrive à l'avenir de
jurer ou de commettre la moindre des fautes : j'entends
même un péché véniel I Et en tout cas, que tu pro-
mettes la discrétion ou non, il faut bien que tu saches
mon secret pour me rendre service. Écoute, et sois
damné double et triple, si tu me trahis : Je porte
une ceinture autour du corps qui ne me gène point,
quoiqu'elle soit lourde, car elle contient les sept mille
sous d'or de la succession de mon oncle Jouan Danet
de la Villebourde.
— Sept mille sous d'or I répéta Yvon stupéfait, mais
c'est une énorme somme!
— Pas tant, pas tant que tu crois, mon fils, riposta
Goîon, car j'ai beaucoup de charges. Avec lesdits
pauvres sous d'or, je compte bien payer mes messes
chantées, ma balustre de cuivre, mon pèlerinage de
Sainte-Anne, mes équipages pour aller en Terre-
Sainte et le coq de notre clocher ayant le rubis dans
son bec. Juge si j'ai peur de la perdre, cette ceinture
qui va acquitter d'un coup toutes mes dettes et blan-
chir ma conscience! Or je me trouve embarrassé entre
cette auberge de perdition qui bat, dit-on, de la fausse
monnaie, sans parler des spectres qui y reviennent, et
le passage de la FontrBouillant où les Moignos et
malins Ermites sont à l'affût, j'en suis sûr comme si
je les voyais. Moitié de la caravane veut rester à l'au-
70 LA BELLB>ÉTOfLB
berge^ autant dire chez Satan, moitié veut descendre^
au ravin, autant dire en enfer ; toi, mon bien aimé
compagnon (si tu savais comme je f aimel) tu prétends-
n'aller ni avec les uns ni avec les autres : tu as donc
un troisième trou par où passer?
— Je n'ai pas dit cela, répliqua Yvon.
— Parions net, camarade, je ne demande rien pour-
rien. Ce n'est pas deux ou trois besans d'or que je te
promets si tu me sauves, c'est vingt belles pièce»
larges et brillantes dont une seule couvrirait le creux
de ta mûn !
Yvon se mit à rire.
— Si tu me tiens parole aussi bien qu'à ton père, à
ta mère, à Dieu et aux saints... commença-t-îl.
Golon l'interrompit pour défiler une litanie d'ef-
froyables serments, et comme Yvon riait toijgours, il
se releva tout droit devant lui et lui dit :
— • Dégraffe ta cotte, si tu veux un gagel Des cein-
tures comme la mienne se bouclent sous la che-
mise et même ^on ferait bien de les abriter sous sa
peaul
Disant cela, Ploêmené releva les pans de sa chape
et fit mine de détacher son ceinturon en ajoutant :
T- Auras-tu confiance, mon vrai ami, si je te mets^
les besans de mon oncle autour du corps ?
En ce moment, un grand tumulte éclata sur la route
où la caravane grouillait aux rayons de la lune qui
montait majestueusement à l'horizon sans nuages..
Tout le monde criait à la fois :
— Dame Gote, nous voulons coucher chez vousl.
LÀ BELLB-iTOILS 7!
— Donnez-nous l'entrée de votre maison, dame Gote
MahautI
— Dame Gote, dame Gote, dame Gote I
Et Paimpol le marin, monté tout debout sur la char-
rette, igouta :
— Bonne femme, nous sommes pressés, on payera
^Q qu'il faudra, mais ne nous faites pas attendre, si-
non nous allons démolir votre vieux muri
LE SIS6B
Une parfaite unanimité semblait régner maintenant
dans les rangs de la Passée, toute ragaillardie par le
retour du beau temps. La campagne, qui montrait à
Tentour ses horizons élargis et tout brillants de clartés
n'avait plus ce menaçant et mystérieux aspect qui
assombrissait les âmes. Seule, la forêt restait noire
et s'étendait comme un vaste voile, déployé vers le
nord-ouest.
Aussi était-ce la forêt toute seule, maintenant, qui
faisait peur.
Là était la nuit. Chacun se sentait frémir à l'idée
de quitter le pays découvert et tout égayé par les re-
gards argentés du ciel pour se plonger dans ces ténè-
bres mai hantées où la mort attendait peut-être, comme
un grand loup, couché sous les ramées et qui guette
patiemment sa proie. On sait les étranges sécurités
qui prennent les irrésolus et les craintifs quand une
fois la frayeur d'un danger les pousse à affronter une
autre chance.
LA BELtE-ÉTOILB 73
Désormais, pour nos voyageurs, tous les périls étaient
dans la forêt, et il n'y avait plus de périls que dans la
forêt, pleine de trappes, de pièges et de guets-apens.
Ils avaient froid, ils avaient faim, ils étaient las. Tout
plaidait en faveur du gîte, n'importe lequel, qui s'of-
frait à eux sans délai et qui leur épargnait le mauvais
bout de la route.
Les propos de mauvais augure qu'on avait tenus
sur la Belle-Étoile étaient, sinon oubliés, du moins
écartés. Le côté sinistre des choses disparaissait. On
ne songeait plus à ces terribles souterrains dont chacun
savait pourtant la légende, qui était à faire dresser les
cheveux. Il importait peu que les frères Mahaut fus«
sent vivants ou morts.
Et que pouvait faire cette vieille femme, si méchante
qu'on la supposât, dame Gote, en face de vingt
hommes résolus, pour ne compter ni les femmes ni
les enfants ?
Il y avait d'ailleurs un moyen qui est très-vieux,
mais qui réussit encore assez souvent, c'était de faire
peur soi-même, puisqu'on n'était pas complètement
rassuré.
Le moine avait dit : « Je veux savoir une bonne
fois ce que cette maison a dans les entrailles. » C'était
son droit doublement : d'abord parce que l'auberge
Isolée s'élevait sur la terre de l'abbaye, ensuite
parce que, chaque semaine, au moins deux fois, les
fenêtres closes de cette demeure jetaient une menace
en travers de sa route.
Il avait établi pour condition et par avance que les
5
74 LA BELLE-ETOILE
voyageurs payeraient un juste prix pour leur nourri-
ture et leur couchée, en laissant le surplus à l'aven-
ture : car partout où pend une enseigne d'auberge, le
libre accès est dû, selon la loi.
Et vraiment il n'y avait que le moine pour s'oc-
cuper de la loi. En ce moment la passée de Mordelles
à Pioërmel subissait un accès d'exaltation, comme
elle avait cédé un peu auparavant à une attaque de
consternation découragée. Elle se sentait forte et
maîtresse.
A supposer même que l'auberge eût son garde-
manger complètement dégarni, la caravane ne pou-
vait manquer de provisions, puisque les mannes du
moine et celles du procureur étaient pleines, et
chacun entrevoyait à travers les murailles ce volup-
tueux rêve : de vastes cheminées bien bourrées de
flambantes brindilles autour desquelles chaufferaient
et sécheraient tous les souliers gelés et trempés.
On avait déjà posé un programme : après le souper,
pour éviter l'ombre même d'une crainte, on couche-
rait les enfants et les femmes, si elles voulaient ; mais
tout ce qui était valide resterait autour du foyer à
écouter ces longues histoires de voleurs ou de reve-
nants qui tiennent si bien les yeux ouverts, et chacun
garderait ses armes en travers sur ses genoux.
Vous conviendrez qu'il n'y avait guère d'apparence
qu'on fût attaqué dans de pareilles conditions.
Et puis une nuit est sitôt passée I
Aussi les cris allaient leur train au dehors, et les
promesses, et les menaces.
TT« Dama Gote |
rr Holi I dame Qoion Ma)iftDl I
r- Personne ici ne ¥oii3 veut du mal et vous allas
faire aTee poua une Fiobe soirée I
— On a (le quoi vous payer, la femme, dit la plus
happée des fauebeiises, que ses eompagues Faspeetaient
sous le nom de la Herbelonpe i j^ai vendu mes trois
pnoutons à la fpiie de Treffendel,
VT- Ettendea vps vieilles oreilles, la mère, pouv ou!r
les beauisouff nantais qui chantent dans ma pochette,
ajouta un fermier.
-^ Je payerai comme les autres, promettait le ré-
mouleur, et je repasserai vos tranche-lard par^dessus
le marché.
«R Pâme Goton! ôoton Mahaut I
»-» Holà, dame Gote, hàtons-nous, s'il vous platti
Mais dame Goton ne répondait ni peu ni prou;
aucun bruit ne se faisait derrière les volets fermés,
auoune lueur ne se montrait à travers les fentes
Ce fut alors seulement queGoîon de Ploêmené etsep
camarade Yvon eommencèrent à entendre le tapage
qui les environnait. Le marin surtout hélait et se dQr
menait, monté qu'il était sur la charrette de la famille
déménageuse qui se trouvait arrêtée juste sous la
grande fenêtre du milieu j avae lui le sQu4ard et le ré-
mouleur faisaient chorus. Yton dit :
j^ Voici venir du nouveau. Éeoutops et regardons
ce qui va se passer.
»<^ Je n'ai jamais vu en toute ma vie, répondit
Goïon^ un homme moitié si brave ni si calme que toi.
76 LA BELLE-ETOILE
Ta Tois que je m'abstiens de jurer pour te faire gloire
comme à mon bienfaiteur, à mon sauveur, car j'espère
bien que tU seras tout cela pour mot, mais je n'écou-
terai, je ne regarderai que si tu consens à prendre ma
ceinture.
— Tu as donc grand'peur, mon pauvre Ploëmenéî
— Je suis brave tout juste comme les autres, et
même un peu plus, quand je n'y vais que de ma peau,
répondit Goïon; mais il me semble que cet or-là doit
attirer à soi toutes les dagues coquines à deux lieues
à la ronde I
— Et c'est pour cela que tu veux me passer ta
ceinture?
— C'est parce que ton visage est resté le même de-
puis que le danger est autour de nous. Tu regardes
toujours droit comme si nous étions encore à l'aise,
toi et moi, quand nous nous ébattions, au temps de
notre enfance, sous les vieux châtaigniers de ton ave-
nue de Kermartin. Ton cœur doit être aussi assuré
que tes yeux.
— C'est vrai, mais c'est à la condition peut-être
que je n'aie à perdre ni mon bien ni le bien d'au-
trui.
Qoïon l'embrassa et lui dit :
— Hélory, j'ai confiance en toi.
Et il lui attacha lui-même le fameux ceinturon
autour du corps, sous la cotte, rabattant avec soin
par-dessus la cotardie et le surcot.
Un peu de gravité vint aux lèvres d'Yvon, qui pour-
tant ne perdit pas tout à fait son sourire.
LA BBLLB-ÉTOILE 97
— Il ne m'est pas permis, dit-il, de repousser la
prière d'un ami dans la peine. Qu'il soit donc fait sdon
que tu le désires. Je défendrai ton bien comme s'il
était mien et même un peu mieux, mais je te préviens
d'une chose : si ton bien me gène pour accomplir un
devoir de chrétien, je laisse ton bien et j'accomplis mon
devoir.
Goïon n'eut pas le temps de répliquer. Le tumulte
augmentait sur la route et le marin s'écriait en cour-
roux :
— Par la peste d'Angleterre I vieille taupe, crois-tu
que tu vas arrêter ici une pareille compagnie ! Deux
braves gens de religion qui ont des vivres plein leurs
paniers, des seigneurs du négoce roulant dont j'es-
père bien avoir quelque étrenne pour le mal que je
me donne, et des colporteurs à leur aise qui comptent
me payer à boire, j'en suis sûri Répondras-tu, oui ou
non, pécore !
— Cela va se gâter, pensa tout haut Yvon.
— En voici un, repartit Goîon, que je ne connaissais
pas, et toi ? Il a dit : Par la peste d'Angleterre I c'est
sans doute un juron de marinier. Je m'en souviendrai
pour le besoin. i
Paimpol le marin sauta en bas de la charrette.
— Aux cailloux! s'écria-t-il : arrochons les volets
de la vieille diablesse pour l'éveiller si elle dort. Au
cas où cela ne suffirait pas, nous monterons à l'abor-
dage!
En un clin d'œil, le rémouleur, le soldat et une
douzaine de voyageurs furent éparpillés, cherchant
i
78 LA BSLLË-ÉTOILB
dans la neige fondue les pierres qui ne manquaient
pas.
^ Une fois I taê^tu outrir T dit Paimpol, faisant les
sommations à sa manière; ddut fois... méfle^toi,
les suites te regardent, on s'en lave les mains !
-^ Évitez la violence, voulut dire le moine.
— Trois fois I cria le marin : un peu d'ensemble
dans les mouvements, vous autres, pour l'honneur de
tout le monde, et visez à la croisée du milieu, il y a
plus de place I
Une grêle de pierres sonna aussitôt contre le volet
désigné et les projectiles roulèrent aux pieds d'Yvon et
de Ploêmené.
Bien tranquillement, Hélory quitta sa guérite et fit
quelques pas en descendant la route pour se mettre
hors d'atteinte. Golon le suivit, disant :
— Il serait peut-être bon de les aider pour avoir le
droit d'entrer avec eux, car si nous restons tout seuls
sur la route quand on leiir ouvrira...
— On ne leur ouvrira pas, interrompit Yvon; mais
fais à ta guise, Ploêmené, mon ami, je me suis chargé
de ton bien, non point de toi.
Il s'assit sur une souche, au bord du chemin, un
peu au-dessous de la maison. Dans le regard que
Qoïon lui jeta, il y avait bien déjà quelque défiance.
— Par la peste d'Angleterre t pensa^t-il, utilisant
tout de suite son acquisition nouvelle, maintenant
qu'il a mon argent, il ne tient pas beaucoup à garder
ma compagnie I
Un profond silence avait succédé au tapage des
LA BSLLB-ÂTOILB 79
pierres frappant contre le Tolet. La maison, à tous
ceux qui la regardaient maintenant, semblait plus
haute, plus morne et plus droit perchée.
On attendit quelques secondes pour Toir si la réponse
viendrait. La réponse ne vint pas. Paimpol le matelot,
qui décidément dirigeait les opérations du siège,
commanda :
— Ramassez t et choisissez de plus grosses roches,,
on va redoubler.
On obéit, mais avec beaucoup moins d'entrain cette
fois que la première. Les femmes commençaient à
chuchoter. Les négociants tenaient conseil. II y a
lieu de croire que le charme d'une nuit passée derrière
cette muraille si obstinément muette leur apparaissait
déjà moins vif, et, s'il faut dire toute la vérité, nous
avouerons que le père Cosme, moine convaincu, mais
non pas obstiné, se préparait sérieusement à soutenir
avec beaucoup de force son avant-dernière opinion
qu'il allait reprendre.
— Y êtes vous? demanda Paimpol à ses troupes.
— Nous y sommes, fut-il répondu avec un reste
d'entrain, car les hommes d'action sont toujours les
plus longs à se décourager, et quand il s'agit de rendre
une ville assiégée, ce sont généralement ceux qui ont
bien vécu, sans rien faire de leurs dix doigts, qui par-
lent les premiers de fatigues excessives et d'intolérables
souffrances.
— Avant de casser les planches, reprit encore
Paimpol, mettons tous les torts du côté de la vieille
sorcière... GotonMahaut, chevaucheuse de manche à
80 LA BELLB*ÉTOILK
balai, on te demande une dernière fois poliment si
tu veux descendre ton échelle : une fois, tu m'entends
bien, sans plus ; après on va démolir... La paix, tous
autres I
Cette dernière recommandation était surperflue. Un
religieux silence attendait la réponse de dame Gote,
qui ne vint pas plus cette fois que l'autre.
• — Diablesse 1 dit Paîmpol, c'est toi qui l'as voulu !...
Il s'arrêta parce que Y von Hélory prononça tout
bas :
— Écoutez I
Un bruit sourd se faisait à l'intérieur de la maison.
En même temps la trompe qui', tout à l'heure, avait
déjà sonné quelque part, dans tair, envoya une plainte
prolongée.
Et comme si cette note lugubre eût éveillé de toutes
parts des échos lointains, mais plus sonores qu'elle-
même, d'autres sons de trompe traversèrent la nuit,
non plus venant d'aval dans la direction de Touest,
mais tombant d'amont, vers la route parcourue.
On put compter trois ou quatre de ces beuglées qui
arrivaient Tune après l'autre.
Les faucheuses tombèrent à genoux et tous les
paysans se mirent à trembler.
— C'est la chasse du Grand-Huant, dit la Herbe-
lonne; que saint Guénolé ait pitié de nous, notre der-
nière heure est arrivée !
— Ne serait-il point l'heure de mener mon pauvre
argent un peu plus loin ? demanda Goïon à l'oreille
d'Yvon : voilà une vilaine aventure !
LK BBLLE-iTOlLIB 81
Yvon répondit :
— C'est un curieux pays, et j'aimerais savoir ce
que c'est que ce Grand-Huant qui mène la chasse.
— • Satan et ses cornes ! soupira le pauvre écuyer de
noblesse, faut-il avoir la manie de jur/^r pour tenter
l'enfer en un pareil moment ! Si Dieu me sauve, je
promets bien de me corriger... Ahl si mes pauvres
besans étalent à toi, tu ne t'occuperais pas de la chasse
du Grand-Huant, Hélory, mauvais cœuri
Justement Paimpol, le matelot, qui était seul dans
toute la troupe pour ne point être épouvanté, disait à
ce même moment :
— Qui est ce Grand-Huant et à quoi fait- il la
chasse?
Tout ce qui tenait à la forêt, paysans et paysannes,
répondit d'une seule voix gémissante :
— Pour demander ce que c'est que le Grand-Huant
de Brecilian, ne faut point avoir d'esprit : c'est le dé-
funt seigneur de Trudo, Thélouêt et Trédéal, c'est
monsieur Tanguy le Héri, qui jurait sans nécessité, le
matin, le soir et toujours, par quoi il est condamné
par juste jugement à courir un cerf trépassé, les nuits
de malheur, jusqu'à la fin du monde, sans jamais le
forcer,
— Mais le bruit ne vient pas de la forêt.
— Ah I c'est que le Grand-Huant ne se gêne pas pour
chevaucher en plaine I
— On n'entend point l'aboi if^. sa meute...
— Si vous l'entendiez, dit la Herbelonne, c'est que
ce serait la propre minute de votre mort I
5.
82 LA BELLE-ÉTOILE
— Eh bien, fit Paimpol en brandissant la grosse
pierre qu'il avait ramassée, je ne voudrais pas être à
la place du Grand-Huant, car un cerf décédé doit être
maigre viande, et encore, comment votre homme
pourrait-il en goûter, puisqu'il est défunt lui-même ?
Bonne ou mauvaise, cette plaisanterie n'égaya per-
sonne. Les marchands roulants groupés avec les col-
porteurs, comme fait parfois le grand commerce
quand il croit avoir besoin du petit, sentaient grossir
leurs inquiétudes et répétaient sur tous les tons cette
question qui ne trouvait point de réponse: «Comment
allons nous sortir de là? »
Paysans et paysannes, se laissant aller à leurs su-
perstitieuses terreurs, écoutaient dans le silence qui
maintenant régnait, la multitude des bruits que leur
imagination enfantait.
Le moine, de son côté, consolidait sa nouvelle opi-
nion, bâtie à chaux et à sable, comme toutes les autres
opinions qu'il avait eues et qu'il devait avoir, disant
au procureur laïque :
— J'étais dans le vrai dès l'abord, je fus dans le vrai
ensuite, et présentement je suis derechef dans le vrai,
en voulant 1° suivre notre route, 2» faire escale à la
Belle-Étoile, 3"...
— Avez-vous confiance en Catiche? demanda brus-
quement le procureur.
Le père Cosme, un peu interloqué, répondit :
— C'est une bête qui a son mérite ; mais ce n'est
qu'une bête, après tout, et vous me permettrez d'avoir
plus de foi en mes propres lumières...
i
LA BELLE-ÉTOILB 83
— Eh bien, fit le procureur laïque, vous ayez tort.
Voilà deux ans que je vis avec Gatiche, et je n'ai
jamais trouvé dans le monastère quelqu'un de si
bon conseil que Gatiche.
— Vous perdez le respect, bon homme I dit le moine.
C'est le signe des temps que cette propension des basses
classes à mépriser la parole des gens de savoir, pour
ouïr le conseil des ânes... Et que vous chante Catiche
à cette heure, s'il vous plaît ?
— Gatiche, répondit sèchement le laïque, ne croit
pas au Grand-Huant et s'inquiète peu des diableries.
Elle a ga^é froid aux pieds pendant que votre Révé-
rence pensait tantôt chèvre, tantôt chou ; elle craint
d'avoir le rhume. Elle dit que notre position n'est pas
bonne, maintenant que l'heure a marché et que chacun
dans la campagne est rentré chez soi, excepté les
Moignos et les Ermites du diable...
— Ne dit-elle que cela, mon frère ?
-*- Si fait, mon père. Quand Gatiche a commencé,
ce n'est pas pour bouder à mi-chemin. Elle dit que
vous avez donné le temps aux méchants drôles qui
vous attendaient à la Font-Bouillant, de s'égailler sur
la lande et que vous avez maintenant les Faux-Ermites
derrière vous, sur la route de Rennes, comme vous
les avez devant vous sur le chemin de Plélan-le-Grand.
— Je crains bien qu'elle n'ait raison, Gatiche...
mais alors que conclut-elle ?
— Elle conclut qu'il faut se réchauffer les pieds,
manger un morceau, boire une tasse et faire un
somme.
84 LA BELLE-ÂTOILE
— A l'auberge de la Belle-Étoile ?
— Nenni point I
— Où donc?
— A la bonne abbaye-paroisse dePaimpont-la-Forêt
qui ressortit de Tabbaye de Saint-Méen de Gaêl, en
révêché de Saint-Malo, sous la protection du Riche-
Duc et le patronage du seigneur de Loudéac ; ladite
abbaye à laquelle, vous et moi, nous ayons le bonheur
d'appartenir, est tout au plus à une demi-lieue d'ici
par la traverse...
— En pleine forêt I objecta le moine.
— Catiche affirme que c'est tant mieux, répliqua le
procureur; elle dit que l'armée entière des Faux-Frères
nous cerné par devant et par derrière, sur la route, et
qu'en nous jetant à gauche brusquement, au tournant
de la Haute-Futaie, nous serons sous bois avant qu'ils
aient deviné notre manœuvre, car il est sans exemple
que la passée ait jamais abandonné le grand chemin,
et, quand une chose n'est jamais arrivée, les Faux-
Frères, comme les autres, pensent qu'elle n'arrivera
jamais. Nous serons donc au portail de l'abbaye,
selon toute apparence, avant que nos voisins, les
coquins de tout poil, aient quitté l'affût de la Font-
Bouillant. Voilà le sentiment de Catiche.
Pendant qu'on faisait son éloge et qu'on exposait
sa manière de voir, Catiche restait droite sur ses
quatre pieds, la tète pendante et les oreilles aussi;
elle ne témoignait aucun orgueil.
Les gens d'opinions solides et fortement arrêtées
comme était le père Cosme résistent toujours à la pre-
LA BBL[«E-ÉTOILB 85
mière suggestion. Le moine secoua la tête et chercha
ce qu'on pouvait bien objecter à l'avis de Gatiche ; il
était pourtant sur le point de s'y rallier pour le sou*
tenir ensuite dur comme fer et jusqu'à la mort, à
moins d'accident nouveau, quand ce diable de Paimpol
qui était, lui, entêté tout bonnement et sans préten-
tion à la sagesse, s'avisa de reprendre sa besogne où
il l'avait laissée.
Les sons de trompe se taisaient et le calme le plus
profond régnait autour de la Belle-Etoile ; néanmoins,
quand le brave matelot voulut reformer son armée, il
ne trouva autour de lui que des soldats démissionnai-
res. La peur du Grand-Huant paralysait tous les
gens du pays et les marchands avaient trop haute
idée de leur importance pour mettre la main à la
pâte.
Seuls le soldat et le rémouleur restaient auprès de
Paimpol, qui leur dit :
— A nous trois, mes compagnons, puisque les autres
n'en veulent plus ! et si la vieille guenon ne répond
pas cette fois, nous allons monter à l'assaut.
— Arrêtez I voulut ordonner le moine, enOn con-
verti aux idées de Gatiche, j'ai trouvé au fond de
mon expérience un moyen de sortir d'embarras.
Mais il n'était plus temps. Pendant qu'il parlait,
trois roches de taille respectable fendaient l'air, et celle
de. Paimpol était lancée si roide, que le volet de la
grande croisée éclata, puis tomba en morceaux, mon-
trant un trou noir.
Paimpol et ses frères d'armes poussèrent un cri de
86 LA BELLE-ÉTOILE
triomphe auquel la carayane arrêtée répondit fai-
blement.
— Allons, dame Gote ! dit Paimpol, vous voyez que
nous ne sommes pas tous des manchots !
Les autres écoutèrent, attendant la réponse qui,
sans doute, cette fois, allait venir.
Il y eut quelque part, à l'entour, et nul n'aurait su
dire d'où il tombait, un éclat de rire sec qui ressem-
blait au grincement d'une crécelle.
Toutes les poitrines se serrèrent.
Puis, dans le grand silence, on vit paraître au milieu
du trou noir une forme indistincte qui ouvrit à toute
volée ce qui restait des contrevents.
Vous eussiez entendu une souris traverser la route !
La forme humaine ne parla point, mais quelque
chose passa, puis pendit par-dessus Tappui de la
croisée et glissa, descendant lentement, — lentement
du premier étage au sol de la route.
VI
LE 8PECTR8
Les Toyageurs de la caravane restaient b regarder
cela bouche béante et ne respiraient plus, sauf Paim-
pol le matelot, qui, voyant ce quelque chose qui des-
cendait lentement, arriver enfin en bas et toucher
terre, s'écria :
— Noël 1 Noël I nous avons bataille gagnée et dame
Gote capitule de bonne grâce : c'est une échelle qu'on
nous envoie I
C'était une échelle en effet, et dame Gote, si tel
était le nom de la créature qu'on apercevait vague-
ment dans la nuit, capitulait.
Pourquoi la chair de poule vint -elle à tout e
monde ?
— Montons-nous? demanda Paimpol.
Personne ne répondit, pas même le soldat ni le ré-
mouleur, et il y eut autant de signes de croix de faits
qu'il y avait de mains droites dans la caravane :
88 LA DELLE-ÉTOILK
parmi ces signes de croix quelques-uns furent figurés
bravement comme ceux des trois faucheuses et des
paysans; d'autres, comme ceux du procureur laïque,
étaient des signes de croix réglementaires, rien de
manque, rien de trop, et qui sentaient un peu le « ma-
chinal » de l'exercice; — d'autres encore, ceux des
marchands roulants, par exemple, étaient de petits
signes de croix étroits et courts, — avares, si Ton peut
ainsi dire, et n'ayant pas le poids.
Paimpol ne se signa pas du tout, quoiqu'il fut
aussi bon chrétien que bien d*autres, mais il était
fanfaron et il avait peur de passer pour avoir peur.
— Par la peste d'Angleterre! s*écria-t-il, j'irai
donc tout seul, si personne ne veut monter après
•moi, et une fois là-haut je vous dirai ce qu'il en re-
tourne.
Dans l'air, le petit rire grinça, et au fond de la haie
qui faisait face à l'auberge une chouette cria.
A la fenêtre, la créature qu'on distinguait à peine
dans la nuit de l'intérieur ouvrit deux grands bras
qui semblaient drapés dans un suaire et les agita
comme un oiseau géant qui eût battu des ailes.
— N'allez pas! cria la Herbelonne : au nom de votre
salut, matelot, n'allez pas I
— Compagnon, dit le rémouleur, à votre place, je
m'en tiendrais là.
Et le soudard se perdit dans la foule.
— Je vous adjure de ne pas monter! fit le père
Cosme : ce serait tenter Dieu I
Et vingt autres voix :
LA BBLLB-éTOILB 89
— N'allez pas, matelot, n'allez pas !
 quelque Tingt toises de là, du même côté que
l'auberge, Goïon dit tout bas à son camarade Hé-
lory :
— Dans tout ce troupeau de lièvres il n'y a que le
marin de vaillant. J'en Yerais bien autant que lui ;
mais ne penses-tu point qu'il y a là le commencement
de quelque mauvaise histoire? Le mieux serait de
partir avant les autres et de nous mettre en sûreté.
Yvon répondit :
— Nous sommes mal placés ici pour voir, chan-
geons de côté. C'est en effet un brave' garçon que ce
matelot, et il m'intéresse.
Il traversa la route en disant cela et vint se poster
en face de l'auberge, derrière le groupe compacte
formé par les voyageurs. En le suivant, Goïon pen-
sait :
— Je ne lui devrai pas gros salaire, car il s'occupe
de tout, sauf de mes besans !
Paimpol était au pied de l'échelle, il en saisit les
deux montants résolument et mit son pied sur la pre-
mière barre.
— Voyez I voyez I cria-t-on derrière lui ! Voyez au
moins ce qui est au-dessus de vous avant de vous ris-
quer en pareil lieu.
Paimpol leva la tète; mais, placé comme il l'était au
ras du talus^ il ne pouvait rien apercevoir, sinon les
solives de la chambre ouverte qui étaient éclairées
maintenant.
— Eh bien, qu'est-ce? dit-il, on m'allume une
90 LA BBLLS-ÂTOILB
chandelle pour ne me point recevoir à tâtons, n'est-ce
pas la politesse?
•— L'homme, fit la Herbelonne, je ne tous suis de
rien, mais je ne vous laisserai pas monter par charité
chrétienne t
Et prenant sa faux à deux mains elle asséna un fort
coup qui faucha trois barreauK de l'échelle au*dessua
de la tète de PaimpoL
Celui-ci se retourna en colère et la menaça : la bonne
fille s'enfuit dans les rangs de la passée.
— J'ai fait ce que j'ai pu, dit-elle : si tous ayiez du
courage, vous autres, vous arracheriez l'échelle, car
le pauvre homme va à son malheur I
Il y eut deux ou trois âmes charitables qui firent
mine de répondre à cet appel; mais Paimpol dégaina
son coutelas.
— Qu'il aille donc à son sort I fut-il dit tout autour
de lui.
Et la curiosité prit bien vite le dessus, car il se pas-
sait là-haut quelque chose de véritablement extraor-
dinaire...
Quelque chose de si extraordinaire, que personne ne
fit attention à la souplesse de vrai matelot que Paim-
pol déploya pour franchir les trois barreaux tranchés
par la faux de la Herbelonne. Une fois ces barreaux
franchis, il monta bien tranquillement sans s'attarder,
ni se presser, et peut-être n'eût-il pas pratiqué son
escalade avec tant de vaillance, s'il avait su à quel
point l'attention publique l'avait abandonné.
Car, mis à part le grand cœur d'un très-petit nom-
LA BILLV-ÂTOILK 01
bre de héros dont les hauts faits ont trayersé les âges
et l'admirable dévouement de ces humbles serriteurs
de la loi, bafoués par la majorité des escrocs et des
idiots sous le nom de gendarmes, il est certaiii que
l'attention publique compte pour les trois quarts dans
le courage des hommes.
Paimpol grimpait, Thonnète garçon, parce qu'il se
croyait « regardé j>. Il se trompait ; on regardait la
scène muette qui avait lieu dans la chambre ouverte,
et si quelqu'un songeait encore à Paimpol, c'est que,
malgré soi, chacun se rendait compte de ceci, à savoir^
qu'en arrivant au sommet de l'échelle, Paimpol allait
se trouver face à face avec la créature étrange que,
d'en bas, tous les regards dévoraient.
Ceux qui la voyaient le mieux maintenant, c'étaient
Yvon Hélory et Goïon, son camarade, dont les dents
claquaient de frayeur. Ils étaient, en effet, postés plus
haut et plus loin que le gros de la Passée, depuis
qu'Yvon avait traversé la route.
Sur le visage de celui-ci une extrême curiosité se
lisait, tandis que Goion avait l'air tout franchement
terrifié.
L'échelle était haute, puisqu'on avait dû calculer sa
longueur sur l'épaisseur du talus qui servait de base
à l'auberge isolée, en y ajoutant l'élévation du pre*
mier étage au-dessus du talus. Pendant que Paimpol
opère son ascension, nous avons tout le temps de jeter
un coup d'œil dans cette chambre qui était celle du
milieu où nous entrevîmes une fois notre belle petite
Armelle aux premières pages de ce récit, mais sans
\
\
92 LA BBLLE-âTOILB
avoir occasion de nous introduire près d'elle et sans
même ouvrir complètement ce volet que la roche lan-
cée par Paimpol avait brisé en éclats vermoulus.
C'était une chambre assez vaste, mais non point
très-haute d'étage , surjtout pour ce temps où Ton
était obligé d'emmancher les têtes-de-loup à des lances
de trois toises pour faire la guerre aux araignées entre
les soliveaux.
Au moment où nous y vîmes Armelle, cette chambre
était complètement nue, sans tapisserie ni meubles,
sauf deux grands bois de lit démunis de leurs garni-
tures et l'escabelle où travaillait notre petite fileuse en
faisant son métier de vedette.
Le sol en était chargé de poussière, et d'immenses
toiles d'araignées pendaient au plafond, chargées de
mouches prises, comme les filets à pêcher la sardine
sont raides de poisson aux bons jours du mois de juin.
Maintenant, l'aspect avait changé, non point que la
pièce eût subi un nettoyage quelconque ou que la
moindre amélioration eût été apportée à l'ameuble-
ment, mais parce qu'une manière de voile, tenant
toute la hauteur de l'étage, avait été suspendue aux
solives, à dix ou douze pieds de la fenêtre.
Entre ce voile et la croisée, il y avait quelque chose
de haut et de très-volumineux dont il eût été difficile
de déterminer la nature au moment où la croisée s'était
ouverte, après l'attaque de Paimpol. A présent encore
ceux d'en bas qui ne voyaient que l'extrême sommet
de cet énorme meuble ne pouvaient guère en deviner
la nature, quoiqu'il y eût une lumière, une seule,
LA BSLLE-ÂTOILE 93
brillant à une toise et demie du sol, au côté gauche de
la croisée.
Ce qui se pouvait voir déjà aui lueurs de ce flam-
beau si élevé, c'était la nature de ce voile, tendu en
travers de la chambre. Il était noir, semé de têtes de
mort blanches sous chacune desquelles des ossements
se croisaient.
Même d'en bas, et si peu que brillât le lumignon,
il n'était pas malaisé de reconnaître cette pauvre toile
que, de tous temps, les paroisses campagnardes sont
en possession de fournir aux familles pour les services
funéraires. •
A côté de ce lumignon qui avait éclairé le premier
le plafond et causé naguère tant d'émotion parmi les
voyageurs ameutés sur la route et se cassant le cou
pour mieux regarder, se tenait la créature que nous
avons vaguement décrite pendant qu'elle était dans le
noir.
Maintenant, on la voyait mieux, sans la voir encore
tout à fait. C'était un fantôme, ou du moins elle réali-
sait assez bien l'idée qu'on se fait d'un spectre selon
la classique tradition des veillées : une forme hu-
maine drapée du haut en bas dans une toile blanche
flottante.
Au moment où nous la présentons au lecteur, elle
tenait à la main une baguette au bout de laquelle une
mèche cirée s'enroulait comme les couleuvres d'un
thyrse, et s'occupait à allumer un second flambeau,
placé, à la même hauteur que le premier, de l'autre
côté du grand meuble.
94 LA BBlLB-éf OILE
Gelui-ci, dès que le fieeond flambeau eut pris
flamme, se trouva éclairé plus vivement, et un mot
courut en sourd murmure dans les rangs de la
foule.
•^ Le « lit de repos f » e'est le « lit de repos » t
Mous attachons à ce nom, tous tant que nous som*
mes, dans les villes, une acception bénigne et môme
gracieuse. C'est le meuble charmant qui ne fait défaut
à aucun boudoir, ou bien c'est la chaise longue au
seeourable office dont les bras tendus nous appelaient
lors de notre dernière convaleseence.
Ainsi l'a voulu notre langue moderne, qui flatte vo-
lontiers les choses de la vie et du bonheur.
Dans l'ancien temps, et les pays qui, comme la Bre*
tagne campagnarde, parlent encore la langue de l'an-
cien temps ont conservé cet usage, on appelait « lit
de repos » le meuble d'église auquel nous avons in-
fligé un de ces noms prétentieux, la plupart du temps
très*mal faits, que le pédantisme combine s Catafalque^
disons-nous dans l'idiome élégant des Pompes funè-
bres. Cela a un faux air de grec, habillé d'orthographe
italienne.
Je n'ai pas le temps de vous faire remarquer à quel
point la langue d'Homère, si harmonieuse chez elle,
devient détestable quand on s'en sert pour nous fa-
briquer des mots d^apparat.
Le lit de repos était donc au doutième siècle la
tahle-à-ehâsse, partie intégrante, comme le drap mor-
tuaire lui-même, de tout mobili^ paroissial, môme le
plus indigent.
LA BELLB-ÉTOILB 95
Comment pareille chose poavait-elle se troui^er dans
une auberge?
Le mot « lit de repos », chuchoté dans sa Traie si-
gnification, fit le tour de la passée, pendant qu'Yvon
intrigué grommelait entre ses dents :
— A quoi rime cette momerie ?
A cette question Goïon répondit :
— Si tu pensais comme moi, Hélory, nous nous
en irions d'ici.
Le spectre fît un pas en s'éloignant de la fenêtre et
alluma deux autres flambeaux dont on apercerait
seulement les sommets. En voyant le cercueil, vêtu de
sa couverture blanche et noire, et monté sur le lit de
repos, chacun avait reconnu la nature de ces hauts lu-
mignons qui l'accompagnaient.
C'étaient des cierges.
Le spectre recula encore de deux pas dans Tinté-
rieur de la chambre, et sa tête encapuchonnée de blanc
disparut derrière l'appui de la croisée. Le plafond,
éclairé plus vivement, fut seul à dire que le spectre ve-
nait d'allumer une troisième paire de cierges, flan-
quant le pied du lit de repos et qu'on ne pouvait aper^
cevoir d'en bas.
A cet instant^ le hardi Paimpol atteignait les der-
niers degrés de l'échelle. On l'avait un peu oublié, et
d'ailleurs, maintenant que le spectre pouvait entendre,
personne n'aurait osé crier au matelot ce qui l'atten-
dait au haut de sa montée. Il ignorait donc tout,
excepté ce fait que les soliveaux de la chambre étaient
désormais éclairés comme en plein jour.
96 LA BELLE-ÉTOILE
Quand sa tête apparut au sommet de Téchelle et
trancha en silhouette sur le fond lumineux, il y eut
en bas un grouillement plein de murmures.
— Paimpol I voilà Paimpol, le malheureux 1
— Que va-t-il lui advenir?
^ On ne voit plus le spectre, dit la Herbelonne
toujours secourable : s'il pouvait seulement s'être éva-
noui I
— Point, point, ripostèrent les autres faucheuses
qui ne souhaitaient pas perdre le plus beau du spec-
tacle : on le sent remuer dans le fond.
Le rémouleur se risqua à dire, abrité derrière le
soudard :
— Méfie-toi, matelot, regarde devant toi avant
d'enjamber la croisée !
Cette fois, il parut que Paimpol avait écouté le
conseil de la prudence, car il cessa subitement de grim-
per, et, autant qu'il est possible de prétendre qu'une sil-
houette, vue par derrière, exprime quelque chose, tout
ce qu'on apercevait de lui parla subitement de trouble
et de terreur.
Il y en eut qui entendirent l'échelle trembler.
Puis petit à petit, mais par exemple cela se rit très-
bien et cela fut effrayant, la tête du pauvre Paimpol
grossit parce que sa chevelure touffue se hérissait
autour de son crâne.
— Il voit quelque chose que nous n'avons pas vu !
pensa tout haut Yvon.
Les jambes de Goîon de Ploëmené flageolaient sous
le poids de son corps.
LA BELLE-ÂTOILB 07
— Ce serait le moment de s'en aller, grommela-t-il
sans jurer. Rien de tout cela ne peut bien finir pour
mes besans ni pour moi.
La Herbelonne s'était approchée jusqu'au pied de
l'échelle et sa brave main tâta l'un des montants.
— Le bois frissonne^ dit-elle, comme si c'était de la
chair et des os I
— Qu'a-t-il donc vuî se demandait Yvon, qui re-
gardait de tous ses yeux.
La réponse désormais ne se fit pas attendre. Cha*
cun put voir Paimpol le matelot chanceler, et il poussa
un cri si horrible, que le sang se figea dans toutes les
veines.
— Qu'y a-t-il, Jésus I qu'y a-t-il ?
Ces mots frémirent sur toutes les lèvres glacées, car
il avait fallu quelque chose d'efiroyable, en vérité, pour
briser ainsi sous l'épouvante le courage de Paimpol,
cet audacieux, et chacun se sentait un poids de plomb
sur le cœur.
Ces derniers mots, trahissant le frisson de la fièvre
commune, n'étaient pas achevés, que, du fond de la
chambre, on vit surgir le fantôme, mais non plus en-
veloppé dans ses loiigs voiles blancs.
Il était toii^ nu.
Et savez-vous ce que c'est qu'un spectre tout nu?
Un squelette apparemment, car la chair de qui au-
rait-il sur les os ?
Un squelette, c'était un squelette I Ils furent là
trente personnes à le voir, et le père Cosme était un
homme sérieux, ainsi que le procureur laïque, sans
6
08 U BSLI^B-ÂTOILE
parler dei marchand^ roulants at de Qoion de Ploê-
piené qui en faillit mourir dQ peur,
Un squelette très-bien fait, avec toutes ses côtes à
jour et deux grands trous dans ses joues ; et ce sque-
lette, qui avilit Tair irrité au dernier point, traversait
U abambrQ au pas de course, en laissant flotter ses
linceuls derrière lui, pour se précipiter sur le malbeu^
reui^ PmmpoU
C'était^pour cela que Paimpol avait crié, et ne
paasez-vous pas qu'il y avait de quoi I
*rr« Il a eu tort de jeter des pierres, dit le père
Oosma*
— Secourez -le, si vous êtes chrétiens I supplia la
Herbelonne.
f^ Si je §uis un chrétien 1 répéta le moine scanda-
lisé ; mais i^Uops au plus pressé, agenouiUfiz-'VQusj je
vais ei^orciser l'esprit, .
L'iptention ét^it bonne, seulement il aurait fallu y
mettre plus de hâte. Au moment où le père Gosme ou*
vrait Ift bouebe pour prononcer l^ puisi»nt@9 paroles
qui font reculer Sat^n, le squelette saisit récbâlle PAT
ses deux montants, la décolla, \% secoua, «it (ont 1^
monde \it bien qu'il allait la lanaer dans Tesp^e»
— Gare là-dessous I dirent les marchands qui tou-
chèrent leurs bêtes, on va être écrasé t
r^ Matelot, cria la Herbelonne, dites une prière et
tapez dur I
Is rémouleur conseilla de son côté ;
-7T Laisse4oi glisser le long des perches, ipatalotl
Kt le 9P»dard :
LA BBLLB'iTOlLB 99
— Matelot, campe-lui le coup de tète au creui de
l'estomac I
Mais ils en parlaient bien à leur aise t Ce malheu-
reuï Paimpol était paralysé par la terreur. Je ne sais
pas ce que vous auriez fait en semblable circonstance;
lui ne Se défendit ni ne bougea*
Il avait fermé les yeui et baissé la tète.
Depuis son cri déchirant et navrant qui resta dans
les oreilles de tous ceux qui Tentendirent jusqu'à leur
dernière heure, aucun son n'était sorti de sa gorge.
La Herbelonne pensa qu'il était déjà mort. '
Aussi le squelette n'eut aucune peine à précipiter
l'échelle qui, gardant sa base pour pivot, décrivit par
son sommet un quart de cercle dans le vide, et pas^
sant par-dessus la caravane qui se débandait de tout
son cœur, alla choir de l'autre côté de la route, dans
la haie que le corps du matelot troua avec un son
sourd de paquet qui tombe.
On se souvient encore au pays de Paimpont de ce
bruit sinistre que fit le pauvre marin en perçant les
broussailles avant de se heurter contre le sol ; mais
c'est le cri surtout qui reste dans les mémoires. Quand
on raconte cela et que l'histoire arrive au cri, toute la
veillée grelotte ; les petits cachent leur tète sous le
capot de leurs mères dont les cheveux dressés remuent
comme si un vent passait au travers.
Il faut les entendre, les diseurs des longs soirs de
novembre, décrire la tumultueuse déroute de la passée
avec dés détails aussi précis que si l'aventure, vieille
de six cents ans et plus, était d'hier.
100 LA BELLE-ÉTOILE
Ils imitent le cri : haï, haï, hahll! Ils imitent le
bruit de la chute du corps : BlouquelC^ cri et ce bruit
sont deux clous auxquels tout le récit reste pendu de-
puis des siècles comme ces momies volées aux tom-
beaux égyptiens qui virent peut-être, dans l'enfance
du monde, Joseph, figure du Christ, vendu par ses
frères, images de ceux qui devaient planter la croix
sur le Calvaire.
Nous les regardons, ces témoins, sans respect,
presque sans étonnement, dans les armoires de nps
musées. Nous sommes habitués à elles. J'ai vu des
braves gens du dimanche qui riaient, les trouvant
dràlei^ ces choses qui vivaient quand Moïse écri-^
vait.
Si vieille qu'elle soit, ma légende est bien loin d'avoir
l'âge des momies, et si quelqu'un lui rit au nez, la
prenant pour un ramassis de sornettes, je n'aurai
garde de me plaindre.
Là-bas, tout le long du Val-des-Fées (Kon-Kored)
qui prête ses verts sentiers, la nuit, aux ombres des
chevaliers, sous les vastes futaies de Brécilian, où
vous trouveriez bien encore quelques ménagères, ca-
pables de verser trois gouttes de l'eau de Barenton sur
la margelle de la fontaine pour donner de la pluie à
leurs herbages altérés, là-bas, ils disent que, depuis
« la brûlée » donnée aux Romains de César par les
Bretons dans la lande de Carnac, on n'avait pas vu
pareille débâcle.
Les carrioles des marchands roulants montèrent les
unes sur les autres, les trois pataudes embarrassèrent
LA BELLB-iTOILB 101
lear faux dans les jambes des colporteurs qui hurlaient
sous les roues de la grande charrette de famille, où
les petits, affolés, échappaient comme des anguilles
aux étreintes de leurs mères. Le remouleur écrasa le
soldat, les bonnes sœurs de la Sainte-Croix deman-
daient grâce entre les jambes des cheyaux; Catiche
bramait comme un cerf qui eût avalé une lime, et le
père Cosme se tirait d'affaire le mieux qu'il pouvait,
répétant : « Il a eu tort de jeter des pierres I »
Personne n'avait crié le sauve-qui-peut ; c'eût été
tout à fait superflu, tant chacun avait mis d'empresse-
ment à dévaler la route.
Il s'agissait bien des dangers de l'embuscade I On
avait oublié toute crainte terrestre devant l'horreur
d'une pareille vision. Ceux qui fuyaient avaient beau
fermer les yeux, ils voyaient toujours les cierges aux
deux côtés du « lit de repos » avec sa croix blanche
sur fond noir et le drap funèbre par derrière; en avant,
le corps zébré du spectre, et au dehors l'ccheile avec
le malheureux Paimpol au bout, violemment décollée
de la muraille, hésitant un instant tout debout, en
équilibre, puis décrivant cette large courbe qui avait
jeté un cadavre dans les ronces.
Et le silence qui avait suivi ! Mais était-ce bien le
silence ? Une huée de hibou avait jailli de la haie,
non loin de l'endroit où Paimpol tombait. Ce rire sec
qu'on avait ouï déjà à plusieurs reprises gloussait çà
et là dans la nuit, et le long de l'échelle qui restait
comme un pont en travers de la route, appuyant main-
tenant son sommet au talus, en face de l'auberge,
6.
102 LA BELLE-ÉTOILE
quelque chose glissa, un singe ou un homme qui
gambadait, — gambadait.
Tout le monde le vit.
En même temps, le haut de la côte, dans la direc-
tion de Rennes, s'éclaira à revers, comme si un feu
eût été allumé de l'autre côté de la montée, sur la
route.
Et tout s'éteignit dans la chambre funèbre.
. Sur la façade grise, à la place où brillait naguère la
grande fenêtre illuminée, c'était maintenant un trou
plus noir.
Ce fut cette lueur apparaissant vers Rennes, et dont
le foyer restait inyisible, qui empêcha la caravane de
se disperser dans tous les sens sous le premier coup
de la terreur.
Comme cette mystérieuse flamme menaçait encore
au milieu de tant de menaces, on prit tout naturelle-
ment la partie opposée de la route. Ceux qui avisè-
rent les chevaux d'Yvon et de Goïon attachés à des
racines saillant hors du talus, à gauche, sous la Belle-
Étoile, s'en emparèrent pour aller plus vite.
Ayez-vous vu du vif-argent qui fuse? où des souris
qui rentrent dans leur fente? En un clin d'œil la place
tout à l'heure si mouvante et si bruyante fut complè-
tement balayée.
Hommes et bêtes, se poussant, se pressant, se heur-
tant, gagnèrent au pied sans mot dire.
Personne n'eut l'idée, pas môme la brave Herbe-
lonne, d'aller voir aux restes de l'infortuné Paimpol.
On courait sans parler ni regarder en arrière, on
LA BBLLE-ÉTOILE 103
courait à toutes jambes. Au bout d'une demi-minute,
le dernier homme et le dernier cheval avaient disparu
au coude du chemin.
Et autour de la maison perchée, il y eut la solitude
et le silence.
Cela dura une minute environ ; après quoi, dans un
petit bouquet de bois, situé à quelque cinquante toi-
ses au-dessus de l'auberge, il y eut un bruit de bran-
ches froissées, et quatre hommes, encapuchonnés
comme des religieux ou des ermites, sautèrent leste-
ment sur la voie. Ils allaient pieds nus ou du moins
leurs chaussures ne sonnaient point contre les cail-
loux.
Ils prirent le même chemin que les fuyards.
Au moment où ils passaient devant la Belle-Étoile,
une voix tomba de la grande fenêtre, noire, mais tou-
jours ouverte, qui appela :
— Médéric I
— Après? fut-il répondu.
— Redresse voir mon échelle, que je puisse t avaler,
— C'est juste, fit-on.
Et les quatre hommes, vêtus de frocs, s'arrêtèrent
pendant que celui qui avait répondu disait :
— Les Moignos auraient trop beau jeu pour entrer
chez nous, si on leur laissait pendre cet escalier.
L'échelle fut redressée et les quatre hommes aidè-
rent à la monter.
Quand elle fut avalée par la fenêtre, et que le bas
de ses deux montants eut disparu à l'intérieur, la voix
d'en haut reprit :
104 LK DEUE-ÉTOILB
~ Merci, Médéric, je vais te donner quelque chose
pour ta peine. Yoiramus, le démon de mon giron »
nous a enfin apporté notre richesse.
— Je n'ai pas le temps de causer, réphqua celui
qu'on appelait Médéric. Dis-moi plutôt si la petite
fille a vu ou entendu ce que tu viens de faire ?
— Et qui était bien fait, n'est-ce pas vrai ? s'écria
en riant la voix de la fenêtre. Vous avez tort de me
laisser comme cela toute seule, et si je n'avais pas
manœuvré comme un ange, j'étais prise I... non, la
petite Armelle n'a rien vu ni rien entendu.
— Elle dort ?
— Comme une marmotte.
— Tant mieux pour elle ! h tantôt I
Ils s'en allaient; mais la voix reprit :
— Attends donc, Médéric, tu ne seras pas fâché de
m'avoir écoutée, garçon. C'est pour les trois mar-
chands que tu es si pressé, n'est-ce pas ?
— Pour les trois marchands, oui, pour les colpor-
teurs, et pour ceux qui reviennent de la foire avec
l'argent de leur bétail.
— Eh bien, Médéric, il y a mieux que tout cela
Les marchands, les colporteurs et les fermiers ne va-
lent pas trois cents sous d'or à eux tous, dis ?
— Oh ! pour sûr non, fit Médéric qui revint sur ses
pas : par le temps qui court, les voyageurs ne portent
pas gros argent avec eux.
— Laisse donc aller fermiers, colporteur et mar-
chands roulants, mon joli gars, si tu ne peux pas tout
retenir; mais ne lâche pas certain jouvenceau qui va,
LA BBLLB-ÉTOILE 105
harnaché comme un écolier, sauf qu'il porte sabots
au lieu de poulaines et qu'il n'y a point de chaperon
sur ses cheveux bouclés.
— Il vaut plus de trois cents ducats, celui-là? s'é-
cria Médéric stupéfait : un écolier I tu veux rire^ vieille
mèrel
— Aussi vrai que je souhaite de faire fortune pour
être honnête et vivre en femme de bien, repartit Go-
ton, je dis la vérité, que Yoiramus m'a montrée à
travers la terre. L'écolier à la tète nue porte autour
de son corps une ceinture qui pèse sept mille besans
d'or I
A ces mots magiques, comme si quatre paires
d'ailes eussent poussé derrière le dos de nos quatre
rôdeurs enfroqués, ils disparurent dans la nuit en
volant mieux que des hirondelles.
VII
/
ou IL SST PARLÉ POUR LA PREMIERE FOIS DU BIENHEUREUX
SAINT YVES.
Or, auï alentour de Paimpontrla-Forge, et partout
dans le pays de Brécilian, depuis Ooncoret jusqu'à
Plélan-le-Grand, ceux qui racontent cette histoire à
la veillée, après avoir décrit les terreurs de la cara-
vane et la confusion désordonnée de sa débandade,
ajoutent invariablement :
a Pour avoir bravement tremblé, claqué des dents,
brousse des cheveux avec la sueur froide haut et bas^
le grolet (le râle) et tout à s'ensauver, galopant sans
demander son reste, c'est sûr que, dans cette occa-
sion-là, vous l'auriez fait tretous, moi aussi de
même... Y avait pourtant là un quelqu'un qui ne
s'ensauva pas, et qui n'eut peur ni brin, ni peu, ni
point : ce fut le bienheureux saint Yves I »
Ils disent cela, comme si saint Yves était de l'a-
venture
hk BBLLK'àTOlLE 107
Si je ne vous û pas fait savoir ce qui advint de
Qqxqu de Ploëmené et de son compagnon, à la fin de
la bagarre, ce n'est ni hasard ni oubli. Je 9e pouvais
pas les mettre avec le, caravane en déroute, puisqu'ils
restèrent sur le champ de bataille.
Ce n'était pas la faute de Goïon. Posté eomme il
était pour bien voir, il n'avait rien perdu de la lu-
gubre comédie, et sop premier mouvement fut, non
pas de suivre les fuyards, mais bien de les devancer.
L'idée de sa ceinture le retint. Pouvait-il abandonner
«» (peinture, qui était autour des reins d'Héloryî
-m- VieQi*tu? demanda^t^il tout bas,
yyoïi m répondit pas ; il réfléchissait, Les gens de
la piL9Sée s'éloignaient déjà, k toutes jambes, et ce
giqgulier personnage qui semblait agile comme un
^ipgQl après «voir gambadé eu long de l'éebelle, sus^
pendtte m manière de pont, dlsp^raisseit derrière
r^uberge.
En même temps, le feu allumé dans la direction de
l'est frappe les regards de Go'ion, qui répéta de sa
paqtre voix ebevrotamte i
m^ Viene-tu?
«m Oh çà? demanda cette fois Yvo».
p^oêm^Qé eût été bien embwre«eé de répondre ; il
tolbttiia ;
^ Av^e les autres.
— Où les autres vont, dit Yvop, tu serais bien
f4ebé d'ftUerl
Il (UQUta en se parlant à lui-même :
. -^ iM coquins sont gens de forêt et connaissent
108 LA BBLLB-ÉTOILB
les ruses de la chasse. Ils ont allumé ce feu pour
épouyanter le gibier et le rabattre, comme ils disent,
sur la trappe tendue à la Font-Bouillant.
Ce fut à cet instant que les quatre hommes, vêtus
de frocs, sortirent de leur buisson, au-dessus de la
Belle-Étoile.
— Yois-tu, ceux-là, dit Goîon, ce sont, bien sûr, de
ceux qu'on appelle des Faux-Ermites; au nom du ciel,
ne restons pas icil
Yyon considérait curieusement ceux qui venaient
et continuait de s'entretenir arec lui-même, disant ^
— Ils marchent en bon ordre comme des soldats I
En vérité, c'est une armée qui tient ce malheureux
pays! A le bien prendre, un brigand n'est qu'un pé-
cheur comme nous, et nous lui devons la charité pour
l'amour du Seigneur Dieu ; mais» quand on voit les
brigands profaner l'habit des saints, cela fait perdre
patience, et je ne crois pas qu'il y ait péché à les
battre un peu...
— Aurais-tu l'idée d'affronter quatre malandrins à
deux seulement que nous sommes I s'écria Goion. Ils
ont l'air solides et bien découplés... Je n'en suis pas!
— Crois-tu? fit Yvon, que sa bonne humeur repre-
nait malgré tout. Tu ne te connais pas toi-même. Cette
nuit, voisin Ploêmené, tu vas être vaillant comme un
lion. Tu ne m'abandonneras pas d'une semelle et tu
me défendras au péril même de ta vie !
— Ah! Normand 1 dit Goïon, moitié piteux, moitié
riant, c'est donc vrai qu'on rapporte de l'esprit de
Pans! Tu sais bien que je défendrai mon magot t
r
LA BBLLB-ÉrOILB 109
Ils étaient adossés au talus, moins haut de ce côté
que celui qui soutenait l'auberge et moins régulière-
ment taillé. Au-dessus d'eux les broussailles de la haie
faisaient ombre, et, à la rigueur, on aurait pu passer
sans les voir; mais le dessein d'Yvon n'était point de
jouer à cache-cache.
Un peu ayant que les quatre frocs, parmi lesquels
était l'homme qu'on avait appelé Médéric, eussent
atteint l'auberge, Yvon dit à Ploêmené :
— Suis-moi, si tu as bon pied.
Et avec une agilité singulière, il gagna le sommet
du talus en trois bonds.
Goïon, moins leste et plus gros, fut obligé, pour le
rejoindre, de travailler des pieds et des mains. Pen-
dant qu'il peinait ainsi, eut lieu le bout de conversa-
tion entre dame Gote et ce Médéric qui lui passa
l'écheUe.
Yvon ne perdit pas un mot de ce court dialogue;
mais Goïon de Ploêmené, tirant des deux bras, for-
çant des deux jarrets et suant toute l'eau de son
corps à percer la brousse comme un sanglier qui
fouille, n'entendit rien.
S'il avait entendu ce qu'on disait de sa chère cein^
ture, je vous laisse à juger quelles transes I
Il trouva, quand il fut en haut du talus, son cama-
rade agenouillé au cœur même de la haie. La pensée
du pauvre matelot Paimpol ne lui vint point en ce
moment et il demanda :
— Déniches-tu des œufs de merle, Hélory?
*- Tais-toi, répondit l'autre, il respire encore!
7
HO Là BELLB-^OILE
Qoïon pensa :
— Il aura tué quelque couleuvre qui fait des façons
pour crever, et pourtant pareilles bêtes ne se promè-
nent guère dans les nuits fraîches... Mets le pied sur
sa tète^ voisin, et pèse duri
— Vas-tu bien te taire ! As-tu ou! ce que disaient
les Faux'Ermites, tout à Theure?
— Ils ont donc parlé? qu'ont-ils dit?
— Rien de bon. Viens çà, et aide-moi à le charger
sur mes épaules.
-^ Le serpent? balbutia Goïon stupéfait.
— Eh noni le matelot. Il doit une belle chandelle
à Notre-Dame, celui-là I
Les bras de Ploêmené tombèrent. Pour lui, le ma-
telot était encore plus invraisemblable que la cou-
leuvre.
— Comment I s'écria-t-il, dans les circonstances où
nous sommes, et chargé comme tu Tes, de mes be-
sans d'or, tu vas encore te mettre ce paquet de chair
sur le dosi Un manant! et qui avait en son vivant la
mauvaise habitude de jurer! Mort de ma soif! que les
Sarrasins soient damnés, et toi aussi! La peste d'Axh
gleterre ! comme disait ce drôle, et la peste de France I
tu es fou I
— Tu as raison, fit Hélory, il faut que je garde mes
deux bras libres pour défendre ton cher trésor, c'est
donc toi qui vas porter notre ami le marin.
— Ah I par exemple ! s'écria Goïon, compte là-dessus !
Je veux que Satan me fricasse...
— Chut I fit Hélory, qui lui saisit le poignet et ajouta :
LA BELLS-fiTOILB% 111
— Regarde I
— Ce sont les Ermites d'enfer qui nous débarrassent
d*ent, dit Goion; où est le mal? mais de quel train ils
Tontl... Ah (àl pourquoi serrer ainsi? tu me blesses
le poignet, toi! Tu es fort comme une douzaine de
mules t
— Gela ne m'est pas d'un grand secours dans mon
état, répliqua Yron ; mais il paraît en effet que j'ai le
bras assez solide. Tourne-toi.
— Pourquoi faire?
— Pour que je te charge.
— Gomment I la plaisanterie du matelot défunt
? dure encore?
I -— Ge n'est pas une plaisanterie. Tourne-toi, je le
veuxl
Goïon ferma les poings; mais un rayon de lune qui
passait entre les ronces éclairait en ce moment les
traits d'Hélory, et son regard, comme sa bouche, di-
sait énergiquement : « Je le veux I »
— Si ce n'était de mes besans... grommela Ooion.
Mais il eut beau gronder, il se tourna, et Yvon,
prenant Paimpol à brassée, le lui mit sur le dos sans
effort.
— C'est un plomb que ce cadavre f... protesta en-
core Goïon.
A peine atait-il parlé, que -le cadavre gigota des
deux jambes et des deux bras, demandant d'un ton
gaillard :
— Quelle heure avons-nous, les enfants? est-ce
bientôt la soupe?
t
112 LA BELLE-ÂTOILE
Ploêmené, saisi d'horreur, voulut le jeter bas. Im-
possible. Ce diable de cadavre lui nouait ses deux
mains autour du cou en lui serrant les flancs avec ses
genoux, qui étaient, ma foi, robustes; il commanda :
— Hue! bidet I
Ploêmené était entêté, mais pas tant que Fane.
Quand il vit que le cadavre le tenait si bien, il se mit
à cheminer cahin-caha, plaignant et sacrant, tandis
que son fardeau chantait d'une belle voit qu'il avait,
un peu enrouée par l'habitude de crier dans le vent :
Y a des noisett' à, Concarneau,
Y a des gros moutons à Plélo,
Y a du lard à Port-Navalo,
Y a du saindoux à Loc-Malo,
Et y a d'ia galette au Cléziol
C'est une chanson très-longue, très-joGe et pleine
d'idées, que bien des gens chanteraient avec plaisir
dans le monde. Malheureusement je ne la sais pas
tout entière.
Au premier moment, Yvon se tenait les côtes à
force de rire, tant Goïon avait une drôle de tournure;
mais Paimpol, ayant achevé son troisième couplet,
rendit un cri rauque qui ressemblait un peu au fa-
meux cri poussé par lui en haut de l'échelle, et il
répéta d'une voix subitement altérée :
— Huet bidet I prends le trot! le squelette a des
côtes de bois... il étend ses grands bras... Hue donci
Et il serrait ses deux genoux en tapant à grands
coups de poing sur le crâne du malheureux Goïon, qui
hurlait d'un accent plein de détresse :
' »
i LA BBLLK-ÉTOILE 113
[ —A l'aide! miséricorde! Il a le chaad-mall II
I m'assomme par le haut de la tête, il m'étrangle par les
I flancs, je perds le souffle! à Taidel
Yvon se hâta, car il comprenait que le pauvre ma-
telot ayait eu la cervelle tournée, non pas tant par
suite de sa chute que par l'abominable frayeur qu'il
I avait ressentie dans sa lutte avec le spectre. Avant
même qu'il eût rejoint Goïon, Paimpol lâcha prise et
se laissa glisser dans l'herbe sur ses deux genoux,
priant sainte Anne à mains jointes et à haute voix de
le sauver du péril de la tempête. Il se croyait main-
tenant sur mer, car il manœuvrait son corps de ci, de-
là^ violemment, comme s'il eût résisté à un furieux
tangage, disant :
— Rouler n'empêche pas de paître; c'est la soupe
que je voudrais et des Anglais à moudre!
Pendant qu'il avait sa charge sur le dos, Goïon
avait suivi les champs en descendant vers la forêt.
Ils étaient tous les trois sur le talus qui bordait la
route : Yvon debout, se demandant ce qu'il allait faire
du pauvre diable de matelot, mais gardant une oreille
au guet, car il savait bien que la besogne de sa nuit
n'était pas achevée; Paimpol à genoux, Goïon assis
par terre et frottant ses côtes endolories, quand une
lointaine clameur monta des fonds, au delà de U
forêt
— En route! cria Yvon, ils se battent là-bas! Jouons
des jambes!
— Et qu'y pouvons-nous faire? demanda plaintive-
ment Goïon; laissons-les se battre tant qu'ils voudront.
U4 LA BBLLE-£TOILB
Pour ce qui me concerne, j'en ai assez! Je suis soûl
de mésaventures.
— Eh bien donc, reste ici à la garde du âévreux,
mon camarade; moi, je vais à mon devoir I
Et brandissant un jeune plant de chine qu'il avait
arraché dans la haie et qu'il épluchait, depuis le
temps avec son coutelas, pour remplacer son penchas
égaré, il s'en alla d'un saut du champ sur la route et
se mit à courir de toute la vitesse de ses jambes.
C'était un rude joueur de jarrets I II était déjà loin,
quand Gk>îon se dressa tout à coup sur ses pieds avec
un rugissement de lion qui a perdu sa famille*
-~ Ma ceinture! dit-il, d'une voix que l'émotioa
arrêtait dans sa gorge : j'ai laissé partir ma ceinture I
Et il se jeta en bas du talus à son tour» criant à
tue-tête :
— Yvon! Yvon Héloryl Mon voisin! mon ami!
Agis en honnête homme! Tu n'as pas le droit d'expo*
ser ainsi mon bien dans la bataille!
Ce que voyant, le fou» qui ne voulait point rester
seul, descendit tranquillement la rampe et suivit le
chemin, les mains derrière son dos» tantôt demandant
sa soupe et des Anglais à tordre» tantôt chantant
joyeusement :
Y a des noissett' à Concaroeau,
Y a des gros moutons à Plélo,
Y a du lard à Port-Navalo...
Par devant, Goïon appelait de tout son cœur :
— YvonI Yvon Hélory
LA BBLLli-ÂTOlLS 115
Et plas loin encore, Yvon décorait la roate, faisant
le moulinet ayee son petit chêne.
Il atait déjà passé par là cinq ans auparavant, ve-
nant da pays de Tréguier avec son précepteur, et
allant vers la bonne ville de Rennea pour gagner de
là Paris; mais il ne s'en souvenait plus guère. Avec un
grave clerc de Tofficialité comme était son mentor,
d'ailleurs, on ne voyage point de nuit» Yvon, dont la
course était constamment accél^ée par les cris de
bataille et de détresse qu'il entendait à chaque instant
{dus prochains, arriva bientôt à une noire descente
qu'il ne connaissait point et au bas de laqo^ était
un pont de bois.
Nous avons déjà entrevu, ce soir, cet endroit de
mauvaise mine, en accompagnant le bon prêtre qui
en avait franchi si paisiblement les dangers en égre-
nant l'ébène de sa patenôtre.
En avant du pont, la route se rétrécissait, couverte
par une impénétrable voûte, non pas de feuillées, car
les bourgeons sortaient à peine de Técorce des arbres,
mais de branchages, de ramelles, et de brindilles si
généreusem^t touffus, qu'on ne voyait plus le ciel
au travers.
Sous le pont, c'était un ruisseau, devenu torrent
par l'appoint des neiges fondues et qui grondait,
polissant d'invisibles cailloux.
Après le pont, on apercevait vaguement une mê-
lée : des ténèbres pleine» de mouvements, de chocs,
de cris, de gémissements et de bruits de ferraille.
Au moment où le pied d'Y von sonnait sur la pre-
116 LA BELLE-ÉTOILE
mière planche du pont, deux cris jaillirent hors du
tapage confus.
— Je TOUS offre cinquante sous d'or pour ma vie
sauve 1 disait la voix étranglée de maître Arsabiau,
le marchand nantais.
Et la voix du moine, assez pleine encore vraiment,
et parlant de haut, criait :
— Arrière, mécréants qui souillez la sainte robe!
Gens du pays, à l'aide pour la religion de PaimpontI
Par malheur, les gens du pays qui étaient là ne
respectaient pas beaucoup la religion, pas plus celle
de Paimpont que les autres.
Yvon se rassembla, comme on dit, pour les chevaux
qui vont bondir. Il serra vigoureusement son petit
chêne, et se dit :
— Je ne suis pas un homme de guerre, c'est vrai ;
mais je suis bien sûr de ne point faire mal en défen-
dant de pauvres gens contre de si désespérés coquins.
Il s'agit de frapper un bon coup et de percer un bon
trou pour débarrasser le père Gosme. Si je fêle un
crâne ou deux, — ou trois, par malheur, je ferai pé-
nitence, comme de juste, et je vous promets, mon
Seigneur Dieu, de n'en point prendre l'habitude. En
avant I hop!
Si vous aviez entendu le petit chêne siffler au bout
de son bras, vous n'auriez pas donné un demi-denier
de trois grands et gros frocs qui s'étaient mis en-
semble contre le pauvre rémouleur, acculé à la ba-
lustrade du pont avec le soudard assommé entre ses
jambes.
■'" •^'-" J'ViM^^^'iViBOTi^P^eSPV?
LA BBLLE-ÂTOILB 117
Yvon Hélory prit un élan qui devait non-senlement
le faire passer par-dessus les trois méchants drilles, en
dégageant le rémouleur, mais encore le ficher comme
un pieu au cœur même de la mêlée.
Mais nous TaTojis dit : c'étaient des gens de forêt,
sachant réduire le gibier par la ruse aussi bien que
par la force. Ce fut la vaillance même de son élan qui
perdit notre pauvre Hélory. Au plus impétueux de sa
course, ses jambes rencontrèrent une corde, tendue
traîtreusement en travers du pont, et il embrassa les
planches avec une rudesse qu'il n'est pas besoin de
vous dire, à dix pas en arrière des trois malvoulants
qu'il regardait déjà comme terrassés.
Ce n'était pas un bon début dans la carrière des
batailles. Il resta un moment comme écrasé, t^ar bon-
heur, les mille fracas de la bagarre étouffèrent le bruit
de sa chute, et il eut le temps de reprendre connais-
sance. Personne ne l'avait aperçu, ni ceux qu'il vou-
lait secourir ni ceux qu'il prétendait exterminer.
-— Ermitage I Ermitage à l'aumône t
Il fut éveillé par ce cri d'effrontée raillerie, poussé
par les bandits, et auquel répondait la rescousse déjà
plus faible de l'abbaye :
— A Taide, bonnes gens du pays, pour la religion de
PaimpontI
Il se tâta et ne trouva rien de brisé dans son corps.
Il essayait déjà de se relever avec le sincère repentir
de sa fanfaronnerie, mais aussi avec l'intention bien
arrêtée de reprendre la besogne qu'il venait de man-
quer, et de regagner le temps perdu avec usure,
7.
ii8 Uk BILLR-irOILS
quaad une sourde vibration de harpe tiiiU à son
oreille* An même instant» le froid d'une épée lui tou«
cha le visage et quelque cboae de lourd toœba en
grand sur lui.
Le son de harpe, c'était la corde tendue qui, {Kour
la deuxième fois, venait de travailler. Le quelque
chose de lourd, c'était Goion, laoeé presque aussi
roide qu'Yvon lui*Bième» car l'élan de l'amour dea
richesses n'a pas beaucoup moins de force ici-bas^
que celui de la charité, et sans le matelas humain
sur lequel sa bonne chance l'avait fait tomber, l'éeu^er
de noblesse aurait été endommagé rudement,
— GoïonI dit l'un,
•— Mes besans! repartit l'autre.
Le brave Ploêmené eut la présence d'esprit de tâter
le flanc d' Yvon et jura d'allégresse en sentant la cein*»
ture.
•^ Aide^-moi à me relever, dit Yvon.
Mais la corde n'avait pas fini de ehanter. Elle ren-
dit une troisième vibration, et Paimpol, le matelot,
trébuchant lourdement, vint s'ajouter au tas.
On ne l'aurait pas plus entendu que les autres» tant
effroyable était le tapage, s'il n'eût tenu à achever son
couplet commencé; mais, se croyant tombé dans son
hamac, il cria :
— Holà! ma soupe, à la fini et chaude!
Y a du lard à Port-Navalo,
Y a du saindoux à Loc-Malo,
fit y a d'ia galette au Clézie!
LA MLUB'iTOILE 119
Pourlecoop, lestroisFaax-ErmilesMretoiiriièrent
h la fois.
^ Yoiei la tète nuel cria Tan d'eux; c'est notre éco-
ttorl Lâehez tout le reste ei lombez-^moi sur l'écolier
à la tète nue!
YYon était deiKïut, mais il avait perdu son petit
ehèoe. Il reçut le choe de Médérie (car c'était lai)
avec nn bout de bois qn'il yenait d'arracher à la bah
Ittttrade yermonlue du pont.
— > Ahl malheureux 1 disait Goïon en se releyant à
son tonr, ils sayent qni tu es, ils te connaissent! ^
ta m'ayaispréyenu qu'ils t'en voulaient, j'aurais gardé
ce qui est à moi, sur moi!
Au premier coup qu'Yvon voulut frapper, son bout
de balustrade se rompit dans sa main, mais l'é*
pieu levé de Médérie qni retombait sur lui, ne lui
causa aucun mal, parée que la pointe de l'arme grinça
contre nn fer d'épée, et de même en fut-il pour la
hache du second ermite, et pour la faux du troisième»
Il 7 avait une providence d'aeier autour d'Hélory :
L'épée de Goïon, défendant l'argent de Goïon avec
tout le cœur de Goïon, faisait merveille!
Goïon était un héros des pieds à la tète; il y allait,
d'estoc et de taille, maniant son grand braquemart
comme si c'eût été une honssine d'osier, s'oubliant
loi*raème pour défendre Yvon qui avait son âme,
nonée autour des reins dans la ceinture de cuir, et
ne prenant même pas le loisir de jurer, tant il beso-
gnait conseieneieosement
Il faut croire cependant que Médérie et ses trois
120 LA BELLE-ÉTOILE
compagnons avaient communiqué au gros de la bande
le renseignement fourni par dame Gote à Faubei^e
de la Belle-Étoile, car l'ordre dé dauber sur l'écolier
à la tète nue était fidèlement eiécuté de toutes
parts.
Pas n'est besoin d'expliquer au lecteur le plan gé-
néral des Faux-Ermites qui, dans le principe, ayaient
tout uniment dressé une embuscade à la Font-Bouil-
lant , en l'honneur des trois marchands roulants
qu'ils attendaient à heure fixe. Leurs espions, en
effet, rôdaient continuellement autour de Mordelles^
et se mêlaient même souvent à la passée sous divers
déguisements.
A l'heure où le prêtre cheminait tout seul vers Plé-
lan, récitant ses prières sur le pont, sans se douter
des périls qui entouraient sa solitude, ils étaient une
quarantaine de truands, mendiants, besaciers, ex^
mites pour rire et autres (n vermines de routes »,
comme parlait ce malheureux temps où les gens de
bien faisaient leur testamentquand ils étaient obligés
de faire un voyage de vingt lieues.
En lisant les quelques paperasses contemporaines
de saint Yves, qu'on rencontre encore çà et là dans
les bibliothèques des villes et dans les chartriers des
châteaux, — et j'en ai lu le plus que j'ai pu, pour vous
raconter la pauvre présente histoire, — j'étais parfois
obligé de me dire que, malgré les défauts, péchés,
vilenies, sottises, lâchetés, abominations, désola-
tions, etc., de notre époque actuelle, nous circu-
lons peut-être un peu plus commodément que nos
LA BELLB-ÉTOILB 121
grands-oncles, grâce aux gendarmes et à la vapeur.
On assassine encore dans les wagons, c'est vrai,
mais non pas dans tous les trains, et, quoique rien ne
Yous empêche de faire votre testament, si fantaisie
TOUS prend de visiter la merveilleuse forêt de Paim-
pont, ce ne seront plus, du moins, ni les Faui-Er-
mites ni les Moignos qui vous porteront à cette pré-
caution éminemment sage.
Au cas où vous viendriez, apportez un clou, un
sou, une balle de plomb ou même une aiguille, pour
tenter le «c miracle », car le miracle se fait encore et
à peu de frais. La futaie qui jetait en voûte son impé-
nétrable couvert au-dessus du pont du Parjure a été
coupée; mais le ruisseau reste et le pont de bois a été re-
bâti en granit. Les gens du voisinage ne l'appellent plus
le pont du Parjure, mais bien du Perjû (du Père
Just).
Il y a, à droite de la route, en venant de Rennes à
Plélan,un bouquet de saules dont les troncs énormes
par le haut et tout maigres par le bas, portent une su-
perbe moisson de gaules ; sous leurs branches sont
trois fontaines ou doués, étagées et bien murées de
pierres bleues, remarquables par leur antiquité. La
fontaine du bas sert à rouir le chanvre, celle du haut
donne à boire aux hommes et aux bestiaux, celle qui
est entre deux lave le linge.
Tout auprès, vous verrez les restes d'un puits carré
et couvert qui ressemble à une tombe. Ce lieu est triste,
mais charmant ; je n'y ai jamais rencontré personne,
quoiqu'il soit voisin de deux chemins, commode pour
122 lA BlLLBr^iTOlLK
leâ lavandièfei et offira&t »ttx passant» altérés de l'«au
fraîche et pure«
A]>|Hroehez-¥Ous. Le « grand béiief du Perjû » qui
hantait» dit-on, la fcmtaine vers la fin du siècle dw*-
nier» ne s'y est pas montré depuis bien longtemps. Il
n'ayait qu'une corne qui était ereuse» et il y fallait
déposer nne pièce de monnaie sons peine de eorree-»
tien majeure.
Du reste, tous n'aurez besoin pour tous renseigner,,
ni du grand bélier ni de personne ; prenez seulem^t
Totre clou, Totre sou, yotre balle ou votre épingle, et
jetés ce métal, quel qu'il soit, dans le doué supérieur,
TOUS saurez tout de suite pourquoi le lieu a nom la
Font^Bouillant. Cette sauvage naïade du pajs des
pierres n*aime ni le fer, ni le cuivre, ni le plomb, ni
aucun métal, malgré le voisinage des forges : vous la
verrez aussitôt entrer en effervescence et boudrû
(bouillir) comme disent les gens de la forêt.
C'est la même eau que la source de Baranton, que
les touristes anglais finiront par combler à force d'y
jeter du minerai de fer. On ne dit pas pourtant que
réau de la Font-Bouillant, ou Font-Boudant, ait,
comme l'autre, la vertu d'assembler les nuages.
C'était là précisément que la respectable association
des Faux-Ermites se tenait à l'affût au tomber du jour.
La futaie s'étendait encore alors entre les doués et la
route, et sous son ombre les bandits avaient établi
leur embuscade.
Ils savaient la composition exacte de la passée, le
nombre des marchands roulants, des colporteurs et
des fermiers qui aweat vendu ea foire ; Us eonnais*
salent la nature et l'importance des provisions rap-
portées par les geos de l'abbaye : ceci était l'affaire de
leurs e^i<His; mais ce qu'ils ne pouvaient pas savoir,
c'était la rencontre que la passée devait faire de nos
deux voiaiQ9 et amis, Goïon de Ploem<«ié et Yvon
Hélory, puisque cette rencontre appartenait «ncore au
domaine de l'avenir»
La passée était en retard, on l'attendait depuis
deux heures au moins, et la confrérie s'impatientait,
d'autant que des rumeurs avaient couru sous bois,
aujourd'hui ; on disait que la bande rivale, les « Moi-
gnos », vagabonds étrangers au pays pour la plupart
et qui se vantaient d'appartenir aux anciennes com-
pagnies des croisés de l'est, dits pastoureaux et
passereauXj avait reçu un renfort venant de la forêt
du Pertre, et voulait venger certain échec, subi par
elle au pillage tout récent du manoir de Concoret.
Cet acte de dévastation sanglante avait été commis
par les Faux-Ermites, au grand effroi des alentours, et
les Moignos, s'étant présentés pour demander le par-
tage, n'avaient obtenu que des coups.
Quand la brune descendit sur la clairière de la
Font en même temps que le grand ouragan de neige,
nos bandits commençaient à être de mauvaise hu-
meur. Le premier son de trompe envoyé par dame
Goton Mahaut leur avait bien rendu courage; mais le
temps se passait et rien n'arrivait. Les quatre frères
Mahaut surtout, qui étaient au nombre des chefs,
commençaient à s'inquiéter sérieusement. Ce fut alors
124 LA BBLLE-ÉTOILB >
que le second signal Tenant de l'auberge se fit en-
tendre.
— Allez, les Mahaut, fut-il dit autour de la font aine,
allez voir chez tous, il y a du nouveau vers la Belle-
Étoile, puisqu'on a corné deux fois. ,
Les quatre frères étaient déjà debout. Comme ils se y
jetaient sous bois, leurs associés ajoutèrent : (
— Faites le grand tour et prenez la passée à revers
pour la rabattre sur nous.
VIII
LB PONT DE BOIS
Ces Mahaut, dont il faut bien dire un mot, à la fin,
puisqu'ils nous occupent depuis si longtemps, étaient
une yiyante énigme, même pour les gens de la contrée.
Ils tenaient, de père en fils, la ferme de FÉtoile, qui
était autrefois un gros bien rural, mouyance du mo-
nastère de Paimpont, ayant que celui-ci fût érigé en
abbaye-paroisse.
Il y ayait là, en ces premiers temps, chapelle ouyerte,
sous rinyocation de saint Just, attenant à la maison
de ferme et desseryie par les moines qui en laissaient
le pieux mobilier, sauf les yases sacrés et les ornements
précieux, à la garde de la famille Mahaut. Le simple
énoncé de ce fait explique comment dame Gote ayait
pu jouer la funèbre farce du « lit de repos )> qui con-
tribua tant à rabattre la carayane.
Pierre Mahaut de l'Étoile, grand-oncle de la géné-
ration actuelle, était parent du fameux sectaire Odon
de l'Étoile qui se faisait passer pour le fils de Dieu et
126 LA BELLE-ÉTOILE
brûlait ceux qui ne voulaient pas l'adorer. Les pre-
miers Faux-Ermites de la forêt de Brécilian préten-
daient être ses disciples.
Mais Pierre Mahaut, honnête homme et fidèle
chrétien, ne partageait en rien la criminelle vie de
son parent. On le rangeait parmi les meilleurs vavas-
seurs du monastère et il était presque traité en noble
homme.
Comme sa maison avait porte sur la route et que
ses cultures avaient été ruinées par les guerres, au
temps des horribles trahisons du roi Jean d'Angleterre
contre Constance de Bretagne et son infortuné fils
Arthur, les moines de Paimpont lui avaient concédé le
droit de tournebride ou buvette, moyennant une re-
devance de pure forme montant à sept deniers ren»
nais et une poule à Pâques.
Telle était la première et vraie destination de la
Belle-Ëtoile : vendre un morceau à manger et un coup
à boire aux voyageurs qui se rendaient an couvent
Il faut i^outer que le chemin passait alors au ras de
la pierre du seuil et que la descente ne commençait
qn'aa-delà de la porte; mais elle était si soudaine et
si mde, la descente, qu'à l'époque des engrangements^
le monastère, qui avait des cultures vers SainV-Thu-
rial et Bréal, perdait en ce lieu beaucoup de char^
rettes.
11 arriva donc que, durant la vi^ de François Ma-
haut, père de Médéric et de ses frères et mari de dame
Goton, les moines voulurent égaliser la pente et
tranchèrent par conséquent la voie au-devant de la
^ LA BXLLB érOILB 137
' maison, qui était deyenue une très-riche auberge,
eomme on n'en aurait pas trouvé beaucoup sur les
routes de la Bretagne.
Gomme la tranchée isolait la maison de François
Mahaut et nuisait à son commerce» il se fâcha, intenta
i un procès, et le perdit devant Tofficialité de Saint-Malo.
jf Une nuit que le sous-prieur de Paimpont passait entre
la Belle-Étoile et la Font-Bouillant sur sa mule» il eut
la tempe fracassée par un carreau d'arbalète, de ceux
qui se taillaient spécialement pour percer le cuir dur
des sangliers, sous bois.
François Mahaut mourut dans son lit, parce
qu'on ne trouva point contre lui de preuves ; mais
sa maison prit mauvaise renommée, ^ les serviteurs
du monastère n'en franchirent plus le seuil.
Les choses s'apaisèrent pourtant sous le duc Pierre
Mauclerc, peu favorable aux gens d'église et durant
les premières années du duc Jean I<», dit le Roux, qui
suivait assez bien les errements de son père, puîs^
qu'on l'appelait aussi Maueierc pour signifier qu'il
était bourré de méchante science et ùkrc eonire le$
çkre$* Dame Ooton, devenue veuve» fit bâtir un perron
et tout alla derechef passablement.
Mais il se trouva que le cadet de ses fils, n<Mnmé
Médéric, qui avait étudié à Rennes pour être d'église,
était aussi un Mauekrt de première force. Étant re-
venu dans la maison paternelle, ii lelnsa do prendre
les ordres et mena une vie de possédé par la campa-
gne, entraînant ses frères après loi. Dame Qote ayant
voulu mettre le holà, il lui dit tout net :
^
128 LA BELLB-ÉTOILB
— Ne parlez point si haut, notre mère, ou je ferai
savoir à qui de droit que le carreau d'arbalète qui
mit à mort M. le sous-prieur, partit de la croisée de
la chambre où est votre lit.
Que ce fût vrai ou faux, la vieille se le tint pour dit
et ne prêcha plus.
Elle aimait d'ailleurs passionnément ce fils Médéric,
qui était beau gars, bien venu et plus adroit parleur
qu'on ne l'est communément à la campagne. S'il n'a-
vait été mauvais sujet des pieds à la tète et perdu de
vices, la chronique de saint Yves dit qu'il eût fait
avec le temps une personne d'importance.
Il advint que les moines, las de ses déportements,
ôtèrent à la Belle-Étoile le droit de tournebride et
firent démolir le perron que nul n'avait alors licence
de prendre sur route à moins d'établir sa noblesse.
Les temps avaient changé. Le duc Jean P', devenu
vieux, avait mis quantité d'eau dans son vin de failli-
clerc pour rentrer dans les bonnes grâces du Saint-
Siège. Les Mahaut courbèrent la tète ; mais dans le
pays découvert, entre Saint-Thurial et Plélan, on com-
mença à dire tout bas que, ne pouvant plus vivre du
pain et du cidre qu'ils vendaient autrefois, ils avaient
pris une autre industrie.
Laquelle ?
Il n'en manquait pas de criminelles sur la terre de
l'abbaye de Paimpont.
Néanmoins, et quoi qu'il en fût, la Belle-Étoile était
toujours une auberge. Quand un voyageur demandait
l'entrée, on abattait un marchepied de planches, qui
LA BELLS-STOILB 129
tombait de la porte du rez-de-chaussée ouverte au
niveau du talus sur le sol de la route.
Une nuit d'hiver, du dernier hiver, car nous voici
arrivés à cette année 1273 où se passe notre histoire,
deux pèlerins, revenant de Sainte- Anne d'Auray, furent
pris de fatigue aux environs de la Belle-Étoile, dont
ils ne connaissaient point d'ailleurs, peut-être, la
détestable renommée; ils demandèrent l'entrée, on ne
leur répondit point.
Us s'obstinèrent, car ils entendaient du bruit à l'in-
térieur, et il y avait de la lumière aux croisées.
Comme ils cherchaient une sente pour arriver en haut
du talus, ils s'arrêtèrent à un endroit , — justement
l'endroit où Yvon Hélory avait trouvé, ce soir, un
semblant d'abri contre le vent et la neige, — Tendroit
aussi où plus tard, Goïon de Ploêmené lui avait confié
sa ceinture en lui avouant quel en était le riche con-
tenu.
Ceux qui voudront bien écouter ceci n'auront pas
besoin qu'on leur explique comment dame Gote
Mahaut, sans même avoir recours à Yoiramus, son
« démon de giron 9, avait pu donner à Médéric le
chiffice exact des besans d'or de l'héritage de l'oncle
Jouan qui prêtait sur gages.
En effet, de même que dame Goton, guettant la
caravane par le soupirail de sa cave, dissimulé der-
rière les ronces, avait pu entendre, aujourd'hui, toute
la conversation d'Yvon et de Goïon, de même, un
mois ou deux auparavant, nos deux pèlerins de
Sainte-Anne d'Auray avaient pu ouïr, de l'extérieur et
130 LA BKLLS-éTOILE
par ce même soupirail, ce qui se passait dans la cave
de dame Gote.
lis n'en écoutèrent pas bien long parce qu'ils furent
pris incontinent de terreur; mais à Plélan où ils revin-
rent, plutôt que de continuer leur route, ils racontè-
rent que, sous l'auberge, il y atait des souterrains où
tenait de s'accomplir un grand meurtre. Ils avaient
entendu crier miséricorde, et des plaintes d'agonie, et
des râles, et des grincements de fer; et, comme ils
s'en allaient, des cbants d'orgie les avaient poursuivis
jusqu'au bas de la montée.
Comme pour corroborer ce récit, on vit le lende»
main quelque chose d'extraordinaire : des maçons
étrangers à la. contrée établirent leur échafaud sur la
route pour murer la porte, les fenêtres basses et
généralement toutes les ouvertures qui perçaient le rez*
de-chaussée de la Belle-Étoile.
A dater de ce jour, nul ne vit plus ni le beau
Médéric ni ses frères, et le bruit se répandit qu'ils
avaient été assassinés tous les quatre par les Moignos.
Cette rumeur, quel que fût son fondement, était
d'autant moins invraisemblable, que les fils de dame
Gote passaient pour être affiliés aux Faux-Ermites, et
qu'entre ceux-ci et les Moignos une guerre mortelle
éclatait en toute occasion. Damo Gote n'avait pas
beaucoup d'amis ; le peu de gens qui restaient dans le
pays voisin de la forêt, dépeuplé par la terreur, l'évi-
taient; néanmoins la curiosité, plus forte que la répu-
gnance, porta quelques commères à se rapprocher
d'elle pour prendre des informations.
LA BKLLB^âTOILB l3t
Dame Gote ne fit nullement mystère de goa deuil ;
i elle ne donna, il est trai, aucune explication, mais elle
I répondit :
^ Mes quatre gars sont morts; ceux qui les ont
tués mourront.
, Dame Gote était donc seule ou paraissait être seule
j dans sa grande maison vide, car ses serviteurs
I ravalent abandonnée Fun après l'autre, et cependant
j il était parlé toujours aux alentours de ces bruits d'or-
gie et même de bataille qui s'entendaient la nuit quand
on passait sur la route.
Et renseigne menteuse, qui promettait à boire et à
manger, continuût de se balancer au-dessus de la porte
murée, puisque nous avons vu le vent l'abattre, ce
soir même.
Et de temps en temps, on disait encore cela, la fe-
nêtre du milieu ouvrait ses forts volets, jour et nuit
fermés, pour donner passage à Téchelle»
Alors un voyageur, ou deux, jamais trois, et d'ordi-
naire c'étaient des étrangers que nul ne connaissait,
recevaient une hospitalité qui donnait le frisson. Ils
entraient par la grande fenêtre.
Dans les histoires mystérieuses qui allaient et ve-
naient, il n'était jamais question de ceux qui ressor-
taient.
En somme, malgré tout cela, il y avait des gens cha-
ritables et surtout poltrons qui disaient : « Ne jugeons
point notre prochain. Dame Gote est veuve et toute
seule. Il n'est pas étonnant, après ce qui hti est arricéy
qu'elle ail transformé sa maison en forteresse. »
132 LA BBLLE-ÉTOILE
Le diable, tous pouvez bien le croire, n'y perdait
rien. Depuis quelques jours, une rumeur nouvelle
courait ou plutôt rôdait, car c'était bien bas et en
guettant autour de soi que les bonnes gens parlaient
de cette famille : quelques-uns disaient qu'on avait
vu reparaître Médéric lors du ravage du château de
Concoret. Il était donc ressuscité.
Et comment l'avait-on vu ? sous un froc d'ermite
que la bataille avait dérangé, et derrière une fausse
barbe que les griffes d'un Moigno avaientsaisie, et qui
lui était venue dans la main...
Enfin, dernier cancan, si on peut employer ce mot
familier et moderne pour de si anciennes et lugubres
choses, un des soirs de cette semaine où nous sommes,
des bûcherons avaient rencontré quatre ermites qui
portaient une femme vivante sur une civière de bran-
chages. Ils les avaient suivis et les avaient vus s'enga-
ger dans le petit sentier qui menait à la Belle-Étoile,
par derrière, — du côté des champs...
Ayant jeté ce regard vers le passé, revenons à notre
aventure.
Nous savons ce que les frères Mahaut avaient
fait dans la campagne découverte, après avoir quitté
leur embuscade pour tourner la passée : ils avaient
barré la route de Rennes par la peur, en cornant des
appels et en allumant un feu au revers de la côte,
tandis que la vieille Gote, jouant hardiment le rôle
principal dans cette comédie, installait, en guise
d'épouvantail, le lit de repos au-devant du drap funè-
bre emprunté à l'ancienne chapelle SaintJust, etrevè-
I
LA BBLLS-éTOlLB i33
tait, sons les longs plis de son voile blanc, le hideux
déguisement qui servait jadis à représenter la mort
dans le cérémonial des funérailles bretonnes.
Nous savons aussi, ou du moins nous devinons^ que
nos malheureux voyageurs de la passée, éperonnés par
leur frayeur et arrivant au pont du Parjure, avaient,
dès Tabord, été rompus et mis en désordre par les
obstacles accumulés au-devant de leurs pas, cordes,
pièges et chevaux de frise.
Ils s'étaient néanmoins assez bien défendus, sous la
conduite du moine, homme brave, quoique verbeux,
et qui inspirait, malgré tout, un certain respect aux
assaillants, parmi lesquels les vassaux de Tabbaye
étaient peut-être en majorité. Les colporteurs étaient
gens de hasards et de courage, les paysans tenaient à
leur boursicot plus qu'à la vie, le soudard valait juste
un autre soudard et le rémouleur, une^ fois échauffé,
fit rage; mais personne ne rivalisa ici avec les trois
faucheuses, surtout la Herbelonne. Les armes qu'elles
tenaient à la main et qu'elles maniaient à tour de bras
sont de l'espèce la plus terrible.
Comme les bandits voulaient prendre les marchands
vivants pour avoir rançon, ils usaient de quelques
ménagements^ et plusieurs d'entre eux restèrent morts
sur le chemin le cou littéralement tranché par les
« rasoirs à herbe » des bonnes filles.
L'arrivée des quatre frères Mahaut, puissants et
solides gaillards, rompit l'équilibre en jetant toute la
force du même côté. Les marchands crièrent merci et
le moine détresse, pendant que les Mahaut, pleins de
134 LÀ BBLLE-^frrOILB
leur idée, fouillaient la passée en toon sens, à la pour-
suite des besans d'or.
Le brave rémouleur ayait, bien entendu, abandonné
sa roue; comme don bonnet était tombé par hasard,
les Mahaut, le voyant tête nue ti le prenant pour Té-
colier, l'attaquèrent tons à la fois après avoir assommé
le soudard i ils étaient en train de l'égorger pour
trois deniers qu'il avait dans sa poche, quand la chan-
son de Pahnpol les fit retourner et leur montra le gibier
qu'ils chassaient avec tant de passion : Yvon Rélory,
le véritable écolier à la tête nue.
Autour de ce dernier, le combat s'engagea aussitôt
avec fureur au milieu des cris renaissants :
— Ermitage! Ermitage! à l'aumônier.
Hélas! Tautre cri : t La religion de Paimpont »
essayait encore de répondre, mais il était enroué.
— Tiens ferme, Hélory ! disait Goion en traTaillant
mieux qu'Achille, fils de Pelée, sous les murs de
Troie, tire ta dague, mon voisin^ aide- toit... Holà!
les faucheuses, là-bas ! je paye vingt-cinq gros rennais
à rhermine pour chaque barbe d'Ermite! ho I hé ! les
colporteurs ! défendez vos balles, mes amis ! allons !
fermiers 1 Êtes- vous des Bretons ? Cinquante gros I
soixante-quinze ! Cent gros pour chaque tête de païen
fêlée I
Ma foi t Yvon suivit le conseil, il tira sa dague. Il
ne se servit pas de la pointe, c'est vrai, mais du pre-
mier coup qu'il asséna avec le pommeau il écrasa un
front et fit sauter un œil hors de l'orbite. En même
temps les faucheuses arrivèrent. Elles avaient battu
LA BKLLS-iTOILB 138
comme en grange pour rien» jugez de ce qu'elles de-
vaient faire pour vingt-cinq gros à. Thermiae!
^ La religion de Paimpont I hardi au jeu 1 Faisons
de Vouvrage I
— L'aumône 1 Taumône pour l'Ermitage I abattes
la tête nue I
Et par->dessus tous ces hurlements un nouveau cri
de guerre éclata comme a'il eût été lancé dans un
porte-voix de marine.
— La peste d'Angleterre l il me faut ma soupe ou
la mort I Toute chaude I
Et Ton entendit une tête craquer comme si on l'eût
prise et broyée dans un casae-<noisette géant.
C'était le pauvre Paimpol qui, agacé par ce mouve*
ment et ces bruits^ venait de retrouver le petit chêne
d'Yvon et s'en servait pour mettre le crâne de l'ainé
des Mahaut en capilotade.
— Qui est-ce qui m'a baillé pareille boîte molle?
dit-il^ ce n'est pas un homme, c'est une pomme l Je
vas redoubler jusqu'à ce qu'on me serve ma soupe l II
est l'heure I
Y a des noisetf à Concarneau,
Y a des gros montons à Plélo...
Médéric passa sous l'épée de Goïonet sauta à la
gorge d'Yvon qui prit son poignet et le cassa comme
ou fait d'un brin de fagot pour allumer le feu.
— A la tôte nue l L'aumône 1 l'aumône I
Yvon écarta d'une main un coutelas qui déjà lui
piquait la poitrine, et, saisissant de l'autre le troisième
136 LA BELLE-ÉTOILE
frère Mahaut par lés cheveux, il le jeta dans le rais-
seau par-dessous la balustrade.
— Voisin, dit Goion avec admiration, tu es plus
fort qu'un bœuf... pourquoi ne pointes-tu pas avec ta
dague? Ils sont trop ! ça va mal finir I
— Ça finira comme Dieu voudra, répondit Yvon
en brisant dans sa main gauche la lame d'un estoc
lancé en pleine gorge de Paimpol : promets des gros
à l'hermine et ne te lasse pas de cogner I
Et il cria de sa belle et jeune voix :
— La religion ! La religion I
Seulement, il n'ajouta pas de Paimpont.
Comme si son cri eût remué quelque chose dans
Tair, il se fit tout à coup un bruit parmi les branches
enchevêtrées, et une voix grêle comme le fausset d'un
enfant de chœur prononça ces étranges paroles :
— Pastoureaux I passereaux t ho I ho I ho ! les
Moignos I
Les deux partis qui étaient aux prises s'arrêtèrent
comme si la foudre fût tombée entre deux.
Ce ne fut pas la foudre pourtant qui tomba, mais
bien ce singulier personnage, doué d'une agilité de
singe que nous vîmes sortir naguère de la haie où le
bon marin Paimpol venait d'être précipité par le
squelette, et traverser en gambadant l'échelle, suspen-
due au-dessus de la route comme un pont.
Il fit un bond extraordinaire qui le mit sur les
planches servant de capote à la charrette des paysans
émigrants et reprit :
— Ho I ho I ho I Tout est pour les Moignos I
LA BELLE-ÉTOILE 137
' C'était la vérité pure. Une armée entière de nou-
veaux bandits couvrait le champ de bataille, où Ton
voyait les frocs pour rire des Ermjtes fuir et disparaî-
tre de tous côtés.
— Cette fois-ci, dit Goïon découragé, il ne nous
reste plus qu'à mourir auprès de l'héritage de mon
oncle I
— Quel drôle de pays que le mien I fit Yvon qui
regardait avec beaucoup d'intérêt les nouveaux venus
faire main basse sur les carrioles, les balles, les
mannes et tout le butin des Ermites que ceux-ci
avaient abandonné.
C'étaient presque tous jeunes gens que ces Moi-
gnos, portant un costume leste et qui n'était pas sans
coquetterie. Ils avaient un lambeau d'étoffe noire sur
le visage.
On disait volontiers, aux environs de Paimpont,
qu'en soulevant ces masques au hasard, les notables
de la contrée auraient éprouvé plus d'une surprise
désagréable.
Il y avait alors, pour les mauvais sujets, fils de
bourgeois honnêtes ou de rigides hobereaux, des fa-
çons de se divertir qui ne ruinaient pas leurs pères..
Le proverbe affirme que les loups ne se mangent
jamais entre eux; cela dépend des circonstances. Les
loups de la forêt de Paimpont étaient trop nombreux
pour s'entre-épargner : sans cela il ne fût rien
resté de ce malheureux pays qui aurait été dévoré de
fond en comble.
Les Moignos, très -supérieurs en nombre et mieux
8.
188 hk miMrttOllM
ariaéB^dépè«bte«nU«é«diQ« tenante po«f l'autre mande,
tous leurs coUègues àtà VErmitag^ qui kur tombè-
r«iii aottabi siam et »'aaaurèr«At de la caravane avec
une prestesse et un ensemble qui faisaient Véloge de
leur orf aoisalKNi»
YvoBHélQi7> qm était i»n observateur décidé» nere&ta
pas, cependant, pour voir comment les Moigaos et
leur kiitaatique eemmaudant allaient user de la
vieliaire« U ae eoula aouA la balustrade et sauta tuut
uniment en bas du pont» aprèa avoir fait un aiguë à
Goïon de Ploemené, gui le suivit tète (urenûère daua
l'eau, comme il l'eût suivi dans le feu.
Je ne veut rien dire contre lea beaux exemples
d'amitié à nous laisséa par les temps antiques ; mais
aucun bistoffien n'a su évaluer au juste» en monnaie
courante, l'attacbement d'Oreste et de Pylade, non
plua que la tendressa mutuelle de Pamon et de Py-
thiaa. Plus beureux» noua avons, ici ks^ éléments d'un
oalcul psychologique, et nous pouvons dire exacte-»
ment que l'admirable sympathie qui entraînait Goïon
derrière Yvou était un sentiment de sept mille se» s
d'or.
Faisons remarquer ici en passant que » si nous em«
ployons indifféremment ces mots sous d'or, besans,
florins et ducats» c'est que les témoignages écrits du
règne de saint Louis font de même. Les monnaies
d'argent de cette époque sont connues et la constante
variation de leurs types les signale; mais ce que va-«
lait précisément le sou d'or en 1273, ]e l'ai demandi
à plusienrs personnes très«savantes dont lea réponses
pleine» ^'éniditioa n'^at pat sais fin à mon en*
barras.
Ce qui eai hm^ de doute, c'eal qu'il valait beau-
coupy par suite de la rareté du numéraire, et qu'il
pesait peu : Yvon, sans ^tre chargé plus qu'un mulet»
portait sur lui le prix de deux domaines*
Les choses quo nous avons mis si longtemps à
raconter s'âaitfit lestement passées, et il n'était paa
dix beufos du soir quand Goion et Yvon se trouvèrent
dans le lit profoadémmt encaissé du ruisseau» Leur
fuite s'était opérée en un bon moment de confusion,
et ils avaient tout lieu de croire que nul n'j avait
pris garde.
Ils grimpèrent sur la rive, bordée d'aunes et de
sauges; la futaie les couvrait; ils se mirent k che-
miner sans bruit et gagnèrent tout d'ab<Hrd la petite
clairière on s'étageaient les trois deiié* de U Font-
Bouiilant.
Quelque chose remuait au bord de l^au, ils se je-
tèrent à gauche suivant la haie de la routa«
Derrière eux, ils entendaient parfaitement ca qui se
passait sur le pont de bois. La caravane se lamen-
tait, les marchanda discutaient, le père Cosme mena^
çait.
Des Faux-Ermites il n'était plus question et pour
cause; ceux d'entre eux qui n'avaient pas pris leurs
jambes à leur cou ne devaient plus jamaia parler.
— Si nous avions seulement nos chevaux 1... voulut
dire Goïon»
^ais Yvon lui imposa péremptoirement silence, U
140 LA BELLS-ÉTOILB
marchait avec une extrême précaution et avait l'air
soucieux.
A un certain moment où la lune glissant entre les
branches effleura son Tisage, Goïon le regarda et sentie
renaître toutes ses terreurs. Un instant, il s'était cru
hors de presse; mais la figure de son compagnon, qui
peignait d'ordinaire une imperturbable sérénité, par-
lait si énergiquement de danger, que le pauvre Ploê-
mené, obéissant et se taisant, marcha désormais etf
silence, la^tête basse, comme un chien battu qui va
derrière son maître.
Tout à coup Yvon s'arrêta ; Ploêmené l'imita, —
Yvon se jeta à droite dans les broussées, et Ploêmené
l'y suivit fidèlemept.
— Tu as vu quelque chose, Hélory? demanda le
pauvre garçon.
— Chutl... nous ne sommes pas seuls de ce côté
de la haie... Mais écoute I
Il revint rapidement sur ses pas du côté du pont.
Autour d'eux, les brousses froissées bruirent.
— Quelque pièce de gibier ! gronda Go!on : quand
on cherche les chevreuils, on ne les trouve pas; mais
s'il s'agit de bouger la nuit pour mettre martel en tète
à quelqu'un qui ne souhaite pas de rencontre...
— Vas-tu bien te taire!
— De quel droit touchez-vous au bien de la religion
de Paimpont? demandait, en ce moment, sur la route,
la voix haute et assurée du moine.
~ Du droit que me confère l'évangile de Notre-
Seigneur répondit une autre voix, claire et jeune :
LA BBLLB-ÉTOILB i4i
Notre-Seigneur a dit : « Donnez à manger à ceux
qui ont faim, donnez à boire à ceux qui ont soif » ;
j'ai soif et j'ai faim, je me donne à manger et à
boire.
Il y eut un Jong éclat de rire sur le pont. Yvon
pensa :
— Celui-là n'est pas un paysan, pour sûr!
Gomme si le moine eût voulu donner raison à cette
observation, il reprit d'un accent plus sévère :
— Guillaume de la Barre, vous êtes le fils d'un digne
feudataire de Tabbaye de Paimpont : n'avez-vous pas
bonté du métier que vous faites ?
— Est-ce que messire Guillaume de la Barre est ici,
par hasard? demanda celui qui avait parlé déjà; alors
qu'il vous réponde, mon révérend, moi je ne le connais
pasi
Il essayait de railler encore; mais sa voix tremblait
un peu.
— Je savais bien que j'avais ouï cet oiseau-là
chanter quelque part! se dit Yvon qui ne put s'empê-
cher de sourh*e. Ah ! c'est ainsi que maître Guillaume,
mon condisciple,se procure les angelots qu'il fait danser
dans les cabarets du Clos-Bruneau, à Paris ! En le
voyant gambader sur l'échelle, j'aurais dû reconnaître
le meilleur cabrioleurdelatavernedela Truie-qui-file,
au faubourg Saint-Jacquesl... C'est dommage: un si
savant écolier I Le meilleur disciple de maître Pierre
de la Chapelle! Capitaine deMoignos en Bretagne et
détrousseur de grands chemins !
— Guillaume de la Barre, reprenait en ce moment
i
J
{42 U BSLlE-iTOlLB
le père Gosmei vous ayez beau nier, vous êtes reconnu^
je vous mets au défi d'ôter votre masque et de mon-
trer votre visage !
— Jour de Dieu I répondit le chef des Moignos, dont
la voix cette fois frémissait de colère, j'aime bien
mieux te laisser croire, insolent frocard, que tu as
affaire à messire de la Barre. Mets aussi sur son
compte le bain que tu vas prendre. ,» oh I oh! Pastou-
reaux, pasaereauxi trempez-moi ce bonhomme dans
la mftre, et trempez-le bien I
Il y eut un iumultei dominé par une voix de ton-
nerre, qui n'était plus celle du moine et qui de-
manda:
f^ Est-ce cû soir ou demain qu'on va enfin m'ap-
porter ma soupe l
— Voilà le seul homme raisonnable qui soit dans
la pafiséQ de Paimpont, dit maître Guillaume de la
Barre.
Et les huées de recommencer, et les éclats de rire,
par-dessus lesquels passait la chanson du pauvre fou ;
Y a des noisett' à Concarneau...
— On n'entend plus rien dans les brousses, dit tout
bas Go!on : ahl si nous avions nos chevaux !
Yvon pensait :
— Si Je me découvrais à maître Guillaume, peut-
être qu'il m'accorderait protection en qualité de
condisciple... Mais noni il se croirait obligé de faire
la fin de moi pour^bien prouver qu'il est un autre que
LA BBLLB-ÉTOILB i43
lui-même... En avant, ami Ploêmené, et sois muet
comme un poisson I
Ils longèrent en silence la haie qui les séparait de
la route, et bientôt les bruits du pont du Parjure se
perdirent pour eux dans le lointain.
!
>
f
IX
UNE AIGUILLE DANS UNB BOTTB DE RÛIN
Yvon et Goïon allaient, étouffant le bruit de leurs
pas, et aussi rapidement qu'ils le pouvaient. Autour
d'eux, maintenant, tout semblait tranquille. Je ne sais
pas à quoi songeait Yvon Hélory, peut-être à maître
Guillaume, cet écolier de l'Université de Paris, ran-
çonnant les grandes routes au fond de la Bretagne.
Plus tard, la question devait se retourner, et les éco-
liers de Bretagne de valent venir en foule chercher
leur fortune à Paris.
Ce dont je suis bien sûr, c'est que Goïon pensait
aux dangers que courait l'héritage de son oncle Jouan.
Au bout d'un quart d'heure de marche environ, la
haie présentaune large brèche qui donnait accès sur la
route. Bien entendu, vous n'avez point supposé que nos
deux fugitifs eussent cheminé de plain pied, depuis le
temps. Nous n'avons pas regardé comme nécessaire
de mentionner les innombrables fossés qu'ils avaient
dû franchir.
I
j
UL BSLLB'^TOUJB 145
Là-bas, alors, comme c'est encore aujourd'hui,
chaque bhamp était une forteresse, et, tous les Tingt-
cînq pas, un obstacle nouveau se présentait; mais ils
avaient quarante ans à eux deux et le jarret solide,
les échaliers ne les gênaient pas.
La nuit était magnifique, quoique le brillant même
des étoiles annonçât quelque bourrasque prochaine;
on ne voyait pas un nuage au ciel, où la lune mon-
tait, petite et ronde comme un miroir.
Avant de passer la brèche, Yvon s'arrêta et prêta
l'oreille attentivement. C'était partout un grand calme :
tout se taisait, jusqu'au vent dans les ajoncs, dont les
jeunes pousses passaient à travers les chaumes de
l'autre année. La route et les champs, à perte de vue,
semblaient également déserts.
Goïon en fit l'observation.
— Cours-tu bien? demanda Yvon.
— Comme un lièvre.
— Veux-tu sauver ta ceinture?
Incontinent, la sueur froide perça sous les cheveux
de l'héritier.
—-^ Est-ce qu'elle est encore en danger? murmura-
t-U.
— Il y a autour de nous, répondit Yvon, au moins
trois chasseurs qui rôdent. Je les sens et je pourrais te
dire où ils sont tous les trois en ce moment. Faisons
donc comme les lièvres, dont tu parles, commençons
par détaler, et puis nous^détournerons les chiens, si
cela se peut. Seulement, ta ceinture est lourde, et je
n'irai peut-être pas bien loin... Y es-tu?
t46 LA BCLIA-ÉTOILB
— J'y suis. Ta vas voir comme on aviUe le chemin I
Ils s'élancèrent en même temps, non plus dafns le
champ, mais ear la route même. On n'awsait pas fait
.deux cents pas que Goîon criait par denri^, tout es-
soufflé :
— Ma chape me gène! j'ai un graver dans mon
brodequin droit! et mon épée me bat dans les jambes;
attends-moi un peu, Hélory, voisin I
Mais Hélory, ne répondit même pas. Il allait, les
coudes au corps, droit et léger, la poitrine effacée;
son pas bondissant effleurait le soL
— Je regretterai ma chape, par la rude saison qu'il
fait, Hélory! disait Goîon, mais elle m'empêche de te
suivre. Personne n'est à nos trousses, mon voisin,
mon ami, attends-moi l... où es-itu passé?
Yvon venait de se jeter dans un bas chemin qui cou-
pait la route, sur la droite.
— Saint Tugdual, patron deTréguierl gémit Goîon,
voilà que je ne le vois plusl Us reviennent presque
tous voleurs de ce Paris, qui est un repaire, et jelui ai
confié assez d'argent pour donner de mauvaises pen-
sées à un ange I Grand saint Tugdua\, si vous me
prêtez des ailes pour le rattraper, je fais vœu de vous
bitir une chapelle. J'ai Thabitude de manquer à mes
vœux, c'est vrai, cher protecteur, mais cette foie- ci, la
promesse est bonne I Je la mettrai .par écrit et scellée
de grande cire chez le garde-notes de chez nous : une
chapelle et ce qu-il faut au service d'icelle, bancs de
chêne guiilochés bellement, quatre images dans quatre
niches, une cloche, de l'argenterie.** Ahl saint Tug-
LÀ MBLni É r O lig 147
dual, TOUS ne m'écoatez pas! Vons ayez méfiance de
moi à cause dn coq ({ne je promets depuis silongtempsl
Et le diable sait oii est ce misérable Hélory, main-
teiHiiitl
•— Ici, imbécile» dit «ne yoii à t^n oreille tsomiiK il
passait devant rouverture du bas chemin, "^ens çà,
et reprends ta finance, qui me rompt les côtes. Je
suis bien sot de me donner tant de peine pour un in-
grat qui dit du mal de moi aux saints du paradis I
Goïon se précipita sur lui et le serra dans ses bras
àrétoufier. Il était baigné de sueur. Il avait semé sur
sa route sa chape, son surcot, son épée ; s'il avait pu,
il aurait lâché quinze ou vingt livres de sa propre
chair. An milieu du transport de joie qui lui arrachait
des larmes, il disait:
— Je t'ai retrouvé, mon seul ami, mon frèreî que
tu le veuilles ou non, tu auras la moitié de ma for-
tane, et même un peu plus, j'en fais le somment sur
mon salut I Je te donne en pur don trois mille cinq
cents sous d'or à prendre sur l'héritage, ainsi; dé-
!énd9-le bien, puisqu'il est à toi comme à moi... Mais
penses-tu, toi qui as étudié, que je doive quelque
chose à ce saint TngdualT Je lui ai promis sa cha-
pelle, c'est vrai, mais à la condition qu'il me ferait
pousser des ailes, et je crois bien qu'il n'y compte
pas, puisque les ailes ne me sont point poussées.
D'aiiletrrs, je ne t'aurais pas rattrapé si tu ne m'avais
attendu. Et ma chape, qu'il m'a laissé perdre! et mon
surcot! et mon braquemartl... Veux -tu que nous re-
tourraom sur nos pas, voisin? C'était un estoc de Î9r
r
i48 LA BSLLB-ÉTOILB
mille; nous allons le retrouTer sor la route a^ec mes
bardes; plutôt que de perdre ainsi du bien à moi,
j'aimerais encore mieux le donner aux pauvres I
Yvon rayait pris sous le bras, tout occupé qu'il était
à éponger ses torrents de sueur et boitant crueUement
de l'effort de sa course.
— Je crois, répondit-il, que saint Tugdual te tient
quitte, car tu es plus fourbu que le pauvre bidet qui
te portait ce soir. Je creuse ma tète à chercher ce que
je pourrais bien faire de toi, mon pauvre camarade;
si j'étais tout seul, m'est avis que je saurais mener
tes besans en lieu sûr; mais ils n'auront pas eu de
peine à suivre ta lourde piste sur la terre mouillée.
— Ils, qui? demanda Goïon : tu ne supposes pas que
des hommes en chair et en os aient pu fournir une
course pareille à la mienne? De qui parles-tu? des
Moignos?
— Non pas. Les Moignos ne savent point ce que
contient ta ceinture. Je parle des Fauï-Ermites de la
Belle-Étoile.
— Je les ai tous tués sur le pont, répondit Goïon
sans hésiter.
— Excepté ceux qui nous entouraient naguère der-
rière la haie, et qui ont ramassé tout ce que tu as jeté
sur la route.
Goïon poussa un gémissement. En causant, ils
Ils avaient fait, cahin, caha, quatre ou cinq cents pas
dans le bas chemin.
— Si tu veux m'aider à délacer mon brodequin
pour ôter le gravier qui est dedans et qui me blesse,
/
UL BBLLB-irOILS 149
dit tout à coup Qoion, je suis capable de fournir un
temps de galop jusqu'à Vannes sans m'arrèter. Ta
m'as dépassé, c'est certain, à cause de cette petite
pierre; mais, dans une course de fond, j'aurais l'a-
▼antage sur toi, étant comme je le suis, le meilleur
allant qu'on ait jamais vu dans notre évêché...
Pour la seconde fois, Yvon lui mit sans façon la
main sur la bouche et tendit l'oreille. Des pas Te-
naient du côté de la grande route, à l'autre bout du
bas chemin.
— Que Dieu ait pitié de moi! fit Golon qui avait
entendu et qui leva ses mains jointes vers le ciel,
c'est deux chapelles que je bâtirai à saint Tugdual s'il
me tire de péril, et de cette fois, je lui tiendrai parole,
car tu es témoin, dis-le-lui.
Ils étaient sous un chêne branchu qui avait des ra-
meaux jusqu'au bas du tronc. Yvon poussa Ploëmené
au pied de l'arbre et lui dit :
— Qrimpel
Et comme l'autre hésitait, il le souleva de terre,
murmurant à son oreille :
— Tu as une demi-minute pour choisir entre la vie
et la mort!
Cette parole redonna du nerf aux malheureux mem-
bres de Ploëmené, qui se coula entre les branches.
— Là! fit Yvon, tu es très^bien. Reste tranquille et
àUntôt!
En même temps, il reprit chasse avec une nouvelle
vigueur, courant dans la direction opposée à la grande
route.
150 kJL 1«U»-ÉH)IUI
Goîon n'était pa& encore reyenu deu «irprise quand
il entenctit fouirageir lea fougères aouA son axhre, dan&le
ehiunp. Ce n'^it pas un loup, ear cela parlait, disant •:
— Es-tu bien sâr de ne pas suiYre une fausse Toie»
Médéric? si on a^ait seulement amené les chiens. I Ce
bel estoc que j'ai trouvé n'appartient pas à l'écolier
qui a la tète nue.».
— Pas plus que la chape que je viens de ramasser
sur la rouiSy répondit-on dans le chemin creux; mais
ils sont ensemble, l'écolier et le maître de la chape; je
les ai vus sous le pont^ je les ai suivis dans la clai-
rière. Si Corentin a bien choiû son poste là-bas au
bout de la, lande, nous les tenons, et ils me payeront
mon poignet cassé!
Ils passèrent, celui du champ et celui du chemin*.
Ploëmené eut un mouvement d'orgueil.
— C'était très-adroit» ce que j'avais fait, pensa-t-ilf
mes bardes semées sur ma route les auraient attirés
loin de ma ceinture, puisque ma ceinture n'était plus
sous mes bardes, si seulement j'avais couru en sens
contraire d'Hélory.
Tout à coup, il se frappa le front à tour de bras.
— C'était de lui reprendre ma ceinture! s'écria-t*il»
ébloui par une idée subite. Ils auraient toujours suivi
l'écolier à la tête nue, et moi j'irais maintenant bien
paisiblement sur le chemin de Tréguier... Ahi saint
Tugdual ! si vous m'aviez envoyé cette bonne inspira-
tion il y a un quart d'heure! mais il a fallu que je
l'aie trop tard et tout seul! Assurément, je ne vous
dois rien pour cela!
i
hk BSbL»-éTOILS ttHU
— Pauvre Eélory! marmura-t-il.
Mais il ajouta. pveflMiae aussitôt du fonddiB son oontr
dédiiré ;
— Ah! mes besans! mes besansî
Nous ne cachons pas que e^éteôt Toraison fiinèfarcr
d'Yvon.
<— Certes» re^t le triste Ploêmené dans son deuil
înc(msolable, je lui dois une- prière et je la dirai dé»
"Wb&mefoi quand je serai (teins une situation plus cou-
irenabie ; mais aurait-il dû se diai^r de mon bien,,
puisqu'il était incapable de le défendre? Je suis ré*-
duit à la misère pour avoir eu confiance en ce garçon!
Et tous les vœux que j'avais faits, y compris le coq,
tombent dans VeaxL, Voilà saint Tugdual bien avancé I
Il y eut un son de trompe, pui» deux, dans la direc-
tion que Médéric et son frère venaient de prendre der-
rière Yvon ; puis, au bout d'un peu de temps, un cri
lointain retentit. Les bras de Goïon tombèrent.
Pour un peu, je me laisserais choir tête première
dans le chemin I
Ceci n'était qpi'une façon de ' parler. Malgré son
désespoir, Goïon prenait, an contraire, avec beaucoup
de prudence, ses dispositions pour deseendre de son
arbre, quand les bruyères froissées bruirent de non-
veaiQ légèrement.
Quelqu'un venait du côté opposé à la grande route.
Ce quelqu'un faisait des stations de dix pas en dix pas,
prononçant, chaque fois> deux ou trois mots à voix
basse, avançant eneoare de dis pas et recommençant
son manège.
182 LA BBLLE-ÉrOlLE
Goîon n'entendait pas ce qui était dit ainsi. Il se
croyait à Tabri de la peur, maintenant qu'il était
pauvre ; mais il lui restait sa peau, et il s'aperçut qu'il
y tenait encore, car à mesure que le mystérieux rôdeur
approchait de son chêne, le tremblement le reprenait.
Le rôdeur s'arrêta sous l'arbre voisin et parla.
Goîon ouvrit ses oreilles toutes grandes, mais les
battements de son cœur faisaient tant de tapage qu'il
ne put distinguer aucune parole. Ce fut seulement
quand le causeur 8olitaire][arriva sous le chêne même
qui lui , servait d'abri, que Ploëmené comprit enfin
qu'on disait tout bas :
— Estrce ici ?
•— Hélory ! s'écria-t-il, as-tu encore mes besansl
— Descends dans le champ, répondit Yvon, et dé-
talons, vite 1 vite I Les voilà qui te cherchent, main-
tenant!
— Moi?
— Toi-même.
— Et pourquoi?
— Parce que j'ai usé d'un stratagème... Écoute
donc, on fait ce qu'on peut. Us étaient au moins une
douzaine Ut-bas, sur la lande, et j'ai bien vu que j'é*
tais perdu. J'allais toujours pourtant, à cause de toi.
Au détour d'un fossé, j'ai entendu le petit bruit d'une
arbalète qu'on décoche, et un carreau a chanté à un
pouce de mon oreille.
— Tu as redoublé de vitesse?
— Non. Je me suis lidssé tomber tout de mon long
sur le ventre, en poussant un grand cri de misère.
LÀ BBLLK-iTOILB iQ3
•— Je l'ai entendu... Et les bandits se sont jetés sur
toiî
— Comme des bêtes féroces, oui.
— Et ils ont pris mon héritage I s'écria Goîon, qui
se laissa tomber du coup en bas du cbène.
— Non, dit Yvon ; t'es-tu fait mal?
— Gomment dis-tu? Tu l'as sur toi, alors?
— Non, répéta Yvon.
Les mains tremblantes de Ploëmené lui tàtèrent les
flancs.
— Qu'as-tu donc fait de mon bien, traître, larron,
malfaiteur ! hurla-t-il en saisissant son compagnon à
la gorge.
Yyou se dégagea sans effort et répondit avec son
imperturbable sourire :
— Là, là, je ne t'en aurais toujours volé qu'une
moitié, puisque tu m'as fait don de l'autre... Et je te
le demande : comment trouverais-tu la broussée d'a-
joncs où j'ai mis ton bien à l'abri, si tu commençais
par m'étrangler?
— Mon bien est donc à l'abri I balbutia Goîon prêt
à défaillir de joie, car les émotions se succédaient
avec trop de violence pour un cœur aussi sensible que
le sien : pardonne-moi, Hélory, mon bienfaiteur, mon
protecteur... Quant à la donation que je t'ai faite,
nous en reparlerons^. Et où les as-tu mis , j'entends
mes écus?
— Eh bien] répondit Yvon , mon plan était arrêté
d'avance. J'avais détaché la ceinture tout en courant,
et quand je suis tombé, je n'ai eu qu'à la lancer dans
9.
1 54 LL BSLUB^iMILB
une belle brouBsée <k laade^ danktliaa de laipielle
perce un pied de bouleau.
— Et ils ne se sont doutés de rien?
~ De rien. Ils sont venus me tâJter l'un après l'autre
en jurant comjM un demi-ceoit de païens ou comme
toi tout seul. Médéiic était si furieux qu'il m'a passé
ton propre estoc au travers da corps....
— Et te voilà?...
— Dispos, comme tu vois... II faisait noir, l'estoc
s'est enfoncé en terre entre mon bras et mon flanc,,
sous mon aisselle... Ahl le coup était généreusement
donné, a Le misérable coquin, a-i41 dit en pairlant de^
moi, aura rendu la ceinture à l'autre. Iln'aque ce qu'il
mérite pour naus avoir fait courir en vainl •— Et que
faire^ maintenant? » a demandé un grand diable qu'ils
appellent Corentin. Médéric a répondu : a Reprendre
la piste de celui qui a jeté sur la route, pour mieux
courir, son surcot, son estoc et sa chape.
— Cinq cents diables! gronda Goîon, qui n'avait
pas juré depuis une demi-heure, je n'aime pas cette
idée qu'ils ont de courir après moi..» Mais es-tu bien
sûr de retrouver la broussée d'ajoncs avec le petit
bouleau ?
— Nous allons y tâcher, rép<»dât Yvos;. mais, la
lande est large et longue. Plus tôt nous cherdHRHis,
plus de temps nous aurons. Yians.
— Mais les bandits?
— Us courent vers Plélan et te eheschent.
-^ Je n'aime pas cela, répéta Golon à deux oalYois<
rapnseswTnaaeir tort^de les Iftcharcontsamoi^ift n^ai
LJl BBLLl-ÈIOILI 185
pins mon estoc. Pourquoi allaîs-ta si vite? C'est pour
te suiire que j'ai lâché ma bonne laoïe, et quand ta
yaa réclamer trois mille cinq cents ducats pour si
médiocre besogne... Enfin, n'importe, marchons I Je
suppose qu'an fait et au prendre, tu te montreras
raismmable.
Yyou se remit en marche sans répondre; il souriait
toujoars. Il reprit exactement la route qu'il avait sui-
Tûa pour s'éloigner naguère, sauf qu'il se tint dans le
champ, au lieu d'aller par le bas chemin.
Aprèsunquut d'heure de eourseet vingt fossés fran^
dûs, on arriva à une vaste étendue de pays ovi les arbres
manquaient et où la lune faisait miroiter çà et là sor
le sol pierreux et difficilement pénétrable d'innombra-
bles flaques d'eau, laissées par les récentes giboulées.
— Te reconnais-tu? demanda Ploëmené.
— Pas encore, répondit Yvon, mais je sais que
c'était auprès d'une mare, à un endroit où quatre
sentiers se croisaient, à droite d'un talus fait en
pierres sèches, et non loin de deux grands genêts
dont le sommet se courbait en queue de cheval.
Ploëmené secoua la tête tristement.
— Tu as appris le latin à Paris, dit-il, et le gree^
et la philosophie, mais tu as oublié la lande. Si tu te
souvenais un peu de ton pays, tu saurais que sur la
lanile il y a partout des mares après la pluie, partout
der dôtures en pierres sèches, partout des petits sen-
tiers qui se croisent pour aller Satan et sa femme
ssnmt où, et que tous les grands vieux genêts ont
leur sommet façonné en queue par le vent... il n'y a
156 LA BBLLB-iTOILB
donc que le petit bouleau... et encore! c*est pa^é de
souches, ici, et dans toutes les broussées d'ajoncs
quelque petit bouleau essaye de percer sa yie, cher-
chant Tair au-dessus des buissons... Le plus clair,
c'est que je suis ruiné par toi! Tu m'as perdu ma
ceinture, et j'ai le droit de te la réclamer en justice 1
— En justice ! répéta Yvon que n'abandonnait point
sa gaieté. Si j'ai oublié la lande, je me souTiens du
moins que nos pauvres Bretons aiment les mauvais
procès presque autant que la galette. Je te reconnais,
mon pays... Mais avant de plaider, cherchons!
Et ils cherchèrent^ Yvon s'orienta d'abord avee
beaucoup de soin, cherchant des traits de paysage
qui le fuyaient. Il se retrouvait très-bien dans l'aspect
général de la campagne, mais il lui semblait que les
détails ne se rapportaient plus à ce qu'il avait vu une
demi-heure auparavant.
Et, en vérité, il convenait avec lui-même que
pour une fois Ploêmené n'avait pas tout à fait tort.
L'idée de se débarrasser de la ceinture était bonne,
assurément, outre qu'elle avait été inspirée par la
plus étroite nécessité, — mais l'idée d'abandonner une
si grosse somme dans une brousse en prenant pour
points de repère des objets qui se trouvaient multi-
pliés à l'entour jusqu'à l'infini, ne valait rien.
C'était, dans toute la force du terme, la réalisation
de cette extravagance, dénoncée par le proverbe qui
engage les sages à ne jamais cacher une « aiguille
dans une botte de foin », s'ils veulent garder chance
de la retrouver.
LÀ bblia-Atoilx 157
Cet YT'on Hélory était un jeune garçon d'intelli-
gence supérieure et de prudence précoce, nous pour-
rons bien le Toîr; il était aussi patient que brave, et
il fallait un puissant obstacle pour déconcerter sa to-
lonté. Mais il y a précisément dans ce fait de l'ai-
guille perdue au milieu de la botte de foin quelque
chose qui trouble les esprits robustes et déconcerte
les prudents.
Là, en effet, rien ne sert de penser ni de calculer.
Tout appartient au hasard, cet ennemi de ceux qui
pensent et qui peuvent, cet ami, au contraire, des
joueurs innocents dont il emplit, Tiiyuste et le mo-
queur, les mains malhabiles!
Ainsi pensons-nous, quand nous oublions un ins-
tant que le hasard n'est pas, et que nous aimons ou
haïssons en lui un pur fantôme; car, supposer l'exis-
tence du hasard, ce serait nier l'existence même de
Dieu.
Le mot est commode, sonore, et vient bien dans le
discours. Il sert d'ailleurs à ne point traîner trop bas
le nom de la Providence.
Yvon avait quitté les champs pour entrer sur la
lande avec cette croyance bien arrêtée qu'il allait s'y
débrouiller du premier coup, et, en effet, ses premiers
pas allèrent tout droit et sans hésiter... Vers quoi?
ce fut justement quand il chercha les signes particu-
liers, les marques gardées dans sa mémoire^ qu'un
malaise lui traversa l'esprit. Ce n'était pas parce que
ces marques lui manquaient, mais bien au contraire
parce qu'elles l'accablaient de leur nombre.
ISâ SJL ttBLLH-âSOIUB
Il ea cherchait one, il eu troaTait cent.
Et^ par rinteiuiité même de l'effort qu'il faisait,, le
malaise devenait éblouissement, puis vertige.
Au bout de deux minutes, la (^onyietion entra en lui
que chercher était une folie parce qu'il y avait impos-
sibilité de trouver, soit par le raisonnement, soit par
la mémoire.
Restait le vulgaire moyen (il est excellent) de feuil-
leter le livre page par page^ de remuer le foin de la
botte brin à. brin.
En lui-flOièffle, Yvon recula devant cette monstrueuse
besogne, car il y avait ici mille bottes pour une seule
aiguille.
Il se roidity mettant à r^peler son sang-froid toute
la force de sa volonté. Il se dit : ce Je suis entré par
tel point donné que je connais, j'ai marché troi» mi-*
nntes enviroa, je m'en souviens très-bien. Ma direc-
tion était... »
Ici déjà, toute certitude s'écroulait» car sa mémoire
lui rappelait les tours et les détours qu'il avait fràa
en devinant ou en croyant deviner les embuscades,
^arses sur sa route.
Et il r^airdait,, pensant que voir vaut mieux que
ddculer.
Et ses yeux lui montraient le désespérant moutoor
nement de cette plaine, véritable océan de brousséea
d'ajoncs toutes semblables, sauf que certaines avaient
des hoiix, d'autres des lucets^ d'autres des ronces ou
des bouleaux, preuve qu'on était, en* ancien terrain de
^orêt.
De temps en temps, de hauts genêts^ toujours incli-
nés yers Test à cause du yent d'aval,^ étalaient l'éyen*
tail de leur queue.
Cela dura longtemps. Une mare l'attirait, une clô-
ture en pierres sèches irritait l'entêtement de sa fièvre,
tiraillée entre l'instinct de l'impossible et la pensée
mourant toujours, mais incessamment ressuscitée,
que le pas qu'il allait faire le mettrait en face de
l'aspect qu'il cherchait.
Si Ploêmené avait écouté sa rancune, sa mauvaise
humeur, son besoin de maudire, toutes les hargneuses
colères qui emplissaient sa cerveUe d'honnête garçon
égoïste, paresseux, dbuillet, intéressé, vaniteux et mal
élevé, il n'aurait pas tari en invectives; mais il avait
peur de décourager la recherche.
C'était lui qui avait fait naître le premier doute de
son compagnon, et pourtant il était bien loin de con-
cevoir au même degré que lui Timpossibilité en quel-
que sorte problématique de l'entreprise. Il grondait
pour gronder, pour rabaisser, pour faire de l'opposi-
tion; mais à chaque instant il s'attendait à voir Yvon
s'élancer sur la piste enfin trouvée.
Aussi fut-il fort désagréablement impressionné
quand, au bout d'une grande heure, il vit son compa-
gnon s'arrêter tout d'un coup et résolument comme il
faisait toute chose pour dire :
— Je renonce, et je te dois, Goîon de Ploêmené,
mon ami, trois mille cinq cents écus d'or.
— Tu me dois I répéta l'héritier, dont la langue
était paralysée par l'indignation, voilà qui est bientôt
160 LA BBLLB-ÂTOILR
diti Et avec quoi me payeras-tu? Ton domaine de
Kermartin ne vaut pas le quart de cette somme.
— Est-ce vrai ? demanda Yyou avec un étonne-
ment plein de bonne foi : toute la fortune de mes
respectés parents ne vaudrait pas un millier de be-
sansl
— Et encore je ne sache pas que tu doives hériter
demain ! ajouta Goîon aigrement.
— A Dieu ne plaise! s'écria Hélory avec ferveur. Je
me suis mis dans un mauvais pas par ma faute;
c'était, à la vérité, pour bien faire, mais il y avait là
de l'orgueil. Tais-toi, je vais prier.
Goïon ouvrit de grands yeux.
^— A la bonne heure I dit-il, le voilà qui devient fou
comme le matelot Paimpoll
Et il éclata de rire parce que Yvon s'était agenouillé
sans plus s'occuper de lui, disant d'une voix toute
simple, et comme s'il eût parlé à l'oreille de quel-
qu'un :
a II n'est pas juste que ce garçon pâtisse de mon
fait. Seigneur Dieu; je voudrais lui rendre son bien,
et je vous supplie de me venir en aide. »
— Et voilà tout ce qu'il te faut, voisin Hélory, pour
obtenir un miracle? demanda Goïon en raillant.
Avant de se relever, Yvon ramassa un objet qui se
trouvait à terre.
— Voilà toujours, dit-il, une piécette de deux de-
niers rennais de bel et bon cuivre en à-compte sur nos
ducats d'or. Le reste n'est pas loin.
En même temps, il regarda tout autour de lui, et
LÀ BBLLS-ÉTOILB 16t
comme si les objets enyiromiants lui eussent sauté aux
jeux tout à coup, il dit :
— Voici mes grands genêts ici, ettoilà mon mur en
pierres sèches, derrière lequel était posté le coquin
qui a youIu m'assassiner. Nous sommes à l'embran*
chement même des quatre sentiers, le bouleau te crèye
les yeuxf pencbe-toi, sans changer de place, mets ta
main dans la broussée, et tu yas y pécher notre
héritage.
Goîon obéit ayec Tempressement que tous devinez,
— Tu as raison de dire notre héritage, voisin ! s'é-
cria-t-il dans le transport de sa joie. Yentrebœuf I voici
bien ma ceinture! et je te jure sur la certitude de mon
salut que tu auras plein ma main de besaas pour toi
tout seuil Est-ce une jolie part, camarade?... Mais
comment s'est fait le miracle?
— Ma part ne sera ni meilleure ni pire que la tienne,
Ploëmené. C'est toi qui Tas fixée à moitié, et j'ai mes
pauvres... Il n'y a pas eu de miracle. J'ai tout uni-
ment reconnu la place même où j'étais tombé en re-
trouvant à terre cette piécette de deux deniers qui est
mienne, et qui sans doute avait sauté hors de ma
poche dans ma chute.
— Mais, dit Goîon, tu as refusé de payer pour en-
trer dans la passée, disant que tu n'avais rien.
— Je ne mentais pas, camarade : ce que j'ai n'est
jamais à moi... Et maintenant, garde ta ceinture, je
ne m'en veux plus charger. Je te réclamerai mon dû
en temps et lieu. Présentement j'ai sommeil et je vais
me coucher. .
CENT CINQUANTE UYRES DE BAS -BRETON.
Cette idée de chercher un gite, émise par Yyod
Hélory, n'arrivait pas hors de propos, car le ciel s'é-
tait de nouveau chargé de nuages et le vent d^ouest
soufflait ces rafales froides qui annoncent la gibou^
lée prochaine. Goïon grelottait en rattachant sa ceiur
ture autour de ses reins.
Ce n'était pas un méchant garçon, nous avons dû
le dire, mais il avait le caractère mal fait, et au lieu
de se réjouir du grand bonheur qu'il avait eu de re-
trouver l'héritage de son oncle l'usurier, il maugréait,
selon son habitude, cherchant querelle à Dieu et à
ses saints parce qu'il n'osait s'en prendre à son comr
pagnon, qne la plus vulgaire prudence lui. conseillait
de ne pas mécontenter.
— Si saint Tugdual, dit-il, veut que je lui bâtisse
UL BSI.LS-ETOILS 163
une chiqpelle, il faut d'abord q,o'il me traite un peu
mieux que cela. J'avais une bonne chape, bordée de
peau de loutre qui faisait plaisir à eareaser,, tant elle
était douce aux doigts; j'avais un surcot en drap de
Laiinion, œuvré aux armes et couleurs de Messire
!Pierre de Rostrenen,.ton seigneur et le mien, Héiory,
mon camarade, et un estoc marqué au nom de Maia-
quier-Cado, de Morlaix^qui vend ses lames au poids de
l'oE à tous les chevaliers d'Angleterre et de France. La-
quelle aimes-tu le mieux, voisin? La France? la fièvre I
L'Angleterre? la peste! comme disait ce pauvre ma-
telot qui est devenu fou de peur... As-tu bien idée de
ce que pouvait èlre ce squelette de tantôt, toi, Yvon?
El quel mort enterrait-on dans cette maison qui n'a
point de porte? En tout cas, ce matelot Paimpol savait
une chanson sur Concameau, Port-Navalo, Piélo et
Saint-Malo qui me plaisait assez, et je l'aurais volon-
tiers apprise pour la redire aux dames de notre pa-
roisse du Minihy qui aiment à m'entendre chanter....
Ne pourrais-tu cheminer un peu moins vite, voisin ?
Hélory avait pris* les devants en effet, et quoiqu'il
eût chaussé de nouveau ses sabots pleins de paille,
depuis qu'il n'était plus obligé de courir, il marchait
à enjambées aussi longues que rapides»
— Il se fait tard, répondit-il, et je sens venir
l'ondée. D'ailleurs, je ne serai pas fâché de casser
une croûte en buvant un verre d'eau.
— Un verre d'eau I se récria Goïon. Tu te bats
comme un homme, pourtant, quand il le faut, quoi-
que tu me doives une belle chandelle pour la manière
164 LA BRLLE-ÂTOILB
dont je t'ai couvert là-bas, sur le pont. Tu ne m'as
pas encore remercié seulement!
•» Merci, Ploêmené, dit Yyou en riant, mais n'é-
tait-ce pas un peu ta ceinture que tu couvrais?
— A la bonne heure, Hélory , la reconnaissance
ne t'étouife pas... Mais cela nous ramène à mon
estoc qui avait été acheté par mon père dans la bou-
tique de Mainquier-Cado, de Morlaix, et l'estoc nous
reporte au surcot, qui nous rappelle à la chape. C'est
à cause de toi que j'ai perdu tout cela.
— Tu n'as rien perdu, tu as tout jeté.
— Pour te suivre! Personne ne court si bien que
moi, mais tu allais pieds nus, sans chaperon ni man-
teau, et d'ailleurs je crois que j'avais gagné la boite-
rie de mon pauvre cheval : encore un objet perdu! et
qui valait bon I
— Est-ce aussi à cause de moi?
— Sûrement, puisque tu nous fis traverser la route
pour voir ce qu'il y avait derrière la fenêtre ouverte
de l'auberge. Et je suis encore à comprendre toute
cette histoire-là, tu sais? Suivant l'apparence, il y a
sorcellerie, et il ne m'étonnerait pas que ce monde
ténébreux, spectre, Moignos, Faux-Ermites, fût oc-
cupé en ce moment à galoper à quatre pattes sur le
chemin qui conduit du perron de Merlin au sabbat.
Nous sommes dans le pays des loups-garous, Hé-
lory, je n'y crois pas, mais la nuit... Mort de toi! je
te prie de ne pas cheminer si vite, ayant toujours
mon gravier dans mon brodequin, et c'est encore là
une circonstance que j'oubliais de mentionner en
LA BKLLK-iTOILB 165
expliquant pourquoi ta me deTançais si aisément sur
la grande route... Ah (à, où vas-tu de ce pas?
^ Eh bien I répondit Yvon, je yais à Plélan-le-
Grand, comme de juste. C'est le gîte le plus prochain,
ce me semble.
— Et connais-tu le chemin qui conduit à Plélan-le-
Grand?
— Certes, c'est la grande route dont tu Tiens de
parler et où nous courions tout à l'heure.
— Et sais-tu où elle est, cette grande route?
— Nous y allons tout droit.
— En es-tu bien sûr?
Yvon s'arrêta brusquement ; il n'était pas homme
à négliger une observation raisonnable.
~ Au fait, dit-il, je ne sais pas pourquoi je me
mêle de te conduire.
— Moi, je le sais, répondit Golon sévèrement : on
apprend de belles choses à Paris, mon voisin, entre
autres la présomption. Tu as du latin plein la tête,
de la chicane aussi, probablement, et de la théologie,
et de la philosophie et toute la misère qu'on met dans
les livres. Grand bien te fasse I mais tu as oublié ton
pays, où les bonnes gens savent du moins comment
mettre un pied devant l'autre. Tu Tas dit toi-même
et tu as bien dit, cette fois : pourquoi t'es-tu mêlé de
me conduire? Je ne t'en veux pas, voisin, mais sans
toi, je serais dans un bon lit, à l'heure qu'il est, avec
un bon souper sur l'estomac, en la meilleure hôtelle-
rie du gros bourg de Plélan, et j'aurais ma chape et
et mon surcot par dessus ma couverture pour me
166 I.A BELLS-irOILB
tenir les pieds ehands, et mon estoc dans ma rnelle...
-- Et la ceinture? demanda Tyon paisiblement,
— La ceinture, répondit Ploêmené, serait sons mon
oreiller, puisque l'estoc raurait défendue!
— Oh! oh I fit Yvon étonné, cette fois.
— En doutes-tu? s'écria Goîon. C'est m'insulter,
et tu le fais sans péril en ce lieu, puisque je n'ai plus
d'arme. Mais, Dieu merci, je suis assez riche pour
acheter une autre épée, et deux aussi : une pour toi^
une pour moi. Demain, il fera jour, et tu Terras, si
tu veux, comment mon bras emmanche un estoc!...
Satan et sa femme! je ne suis pas querelleur, mon
camarade, mais de m'avoir égaré dans cette lande
qui n'a ni tête ni queue, de m'avoir fait perdre Té-
pée de mon respecté père, à laquelle je tenais comme
à la prunelle de mes ^eux, et mon pauvre surcot, et
mon manteau, et mon cheval, qui n'avait pas son
pareil à dix lieues autour de Tréguier^ et de venir en-
core me réclamer moitié de l'héritage de mon
oncle!...
A cette chute l'étonnement dTvon tomba, et il eut
ce bon rire si sonore et si jeune qui s'échappait sou-
vent de ses lèvres.
— Nous y voilà! dit-il, ce n'est pas une querelle,
c'est un procès que tu me cherches!
Le mot était d'une justesse admirable. Dans tout
paysan de l'Ouest il y a un avpcat bavard et retors.
Goïon était écuyer de noblesse, c'est vrai, mais que
sont les hobereaux, sinon des paysans et demi? Tout
ce déluge de paroles incohérentes dont il aspergeait
LA VEMm-^mhR 167
ia route depais âlx nmiutes, isai» fyrenAiB le temps
de plac^ un point ni une Tir^le, était une plaidoirie
en îorme : d'autant plus plaidoirie qu'il y avait pins
d'incohérence, et j'ai youIu esquisser ee Irait de
mœurs en grandenr natfrrelle an risque d'être accusé
un instant de tettre la campagne.
Goîon était trois moitiés de paysan : il plaidait
contre Dieu pour aller le plus tard possible à la croi-
sade, oit l'appelait son serment qu'il regrettait; —
il plaidait contre les saints pour leur payer le pkis
tard et le moins possible, les diapelles, les images ou
les coqs, promis aux lieures de détresse ; — il plaidait
contre Yvon pour ressaisir sa libéralité imprudente;
donnant toujours ainsi d'une main et toujours repre-
nant de l'autre.
Sur dix enfants, il y en a neuf qui se comportent
de cette façon; il parsdtt que c'est dans la nature; et
sur dix paysans, il y en a douze.
Je Yo6s ai dit Thistoire de la famille d'Yvon Hélory,
et TOUS savez qu'il avait précisément étudié pour être
avocat, quoiqu'il fût le fils d'un chevalier; mais il y a
avocat et avocat. Il répondit brièvement, mettant un
grain de gravité dans «a bonne humeur ordinaire.
— Il est juste que tu nous conduises, si c'eist ta vo-
lonté^ puisque tu as repris la possession et la respon-
sabilité de ton bien. D'ailleurs, tu connais mieux le
pays que moi. Si je te gène, je suis prêt à tirer à
droite, au cas où tu prendrais à gauche. Je ne puis
pas m'excuser près de toi d'avoir noué ta eeintnre
autour de mon corps, au péril de ma vie, puisque je
i68 LK BBLUI-ÉTOILB
l'ai fait sur ta demande et poar te rendre eenrice. J'ai
agi de mon mieux envers toi, tu as contracté enyera
moi une obligation verbale qu'il te suffira de nier
pour être quitte devant la justice des hommes, puisque
nous a'avons pas de témoins. Il sera temps de com-
mettre ce mensonge quand je réclamerai l'exécution
de ta parole.
— Quand le feras-tuT
— Peut-être demain, peut-être jamais. Pour moi-
même, je n'ai besoin de rien^ mais j'ai mes pauvres*
— De sorte que, s'écria Goîon, je vais rester sous
le coup de cette menace et à la merci de ton caprice...
Par la foi de Dieu I jette ta dague et vidons notre dif-
férend tout de suite à coups de poing, comme de
bons enfants. Tu es fort comme un bœuf, tu peux
bien te battre avec moi.
— Je n'aime pas me battre, dit Yvon.
— Tu es donc un làcheT
— Il se peut que je sois un lâche, cependant je ne
Je crois pas.
— Alors, bats-toi!
— La. conséquence n'est pas du tout logique...
— Je me moque bien des conséquencest... Alors,
renonce à tes prétentions!
— Je ne renonce à rien du tout.
— Alors...
Mais Golon n'acheva pas. Il s'était mis en garde à
la sourdine, préparant un argument d'une autre
sorte, et dont, selon lui, son camarade Hélory ne
pourrait point repousser la frappante justesse.
LA BSIiLS^ATOILS 169
Prenant son temps, il se rassembla sur lui-même
et . au moment où YTon attendait la seconde corne
d'un dilemme, il reçut en pleine poitrine le choc d'un
syllogisme tout entier, breton au premier chef : la
tète de Goïon de Ploëmené, qui l'atteignit au creux
de Testomac et l'ébranla comme le heurt d'un de ces
béliers, destinés à faire brèche aux murailles avant
rinyention de la poudre à canon.
Mais, chose singulière, ce ne fut pas Yvon qui
tomba. Il resta debout, quoiqu'il n'eût même pas es-
sayé de parer ce coup porté par trsdtrise, et bien
porté, nous l'affirmons, car on s'entend à donner
« l'embrassade des moutons i» au pays de Tréguier»
Goïon , au contraire , recula de plusieurs pas ,
comme s'il eût buté le sommet de son crâne contre
un chêne. Il étendit les bras, chancela et roula de
son long sur la bruyère.
— Ah! compagnon, dit Yvon en portant ses deux
mains à son estomac endolori, ceci, de ta part, n'est
pas action loyale !
Et dans le premier moment de sa juste indignation,
ne Toulant point se vengery il tourna le dos pour s'é-
loigner.
Mais voilà que le criminel Ploëmené se mit à gigotter
par terre et à pousser des lamentations à fendre l'âme.
— Comme un bœuf I disait-il, fort comme un bœuf!
C'est un assassinati Tu m'as assommé du coup, Hé-
lory, malgré notre amitié d'enfance! Et encore tu te
plains de moil Vas-tu maintemant m'abandonner en
danger de m(»^ par ton fait, dans ce désert où les bri-
10
170 Là BBttB-'ÉTOILB
gands rôdent, c'«sl sûr, et les maléficiers aussiTCar je
connais le fomet des loup^garous et je les sens à
plein nez qui Tiennent! Sois certain que leur sabbat
est ici près quelq^ part. Je Tiens de Toir passer le
squelette de i'anberge entre deux brousses... Hélory!
mon cousin, mon voisin, bon chrétien! Hélorj, le
seul camarade que j'aime! je reconnais mes torts, aie
pitié de moi, ne m'abandonne pas dans mon embar-
ras. Non-seulement je partagerai avec toi fidèlement
l'héritage de mon oncle Jouan, mais tu auras un
quart en plus. Je ne garderai que juste ce qu'il faut
pour m'équiper en vue dé la croisade, soyez témoin,
mon saint patron !... et ce qu'il faut pour bâtir la
chapelle de saint Tugdual, mon patron, soyez témoin I
Le coq, je n'en parle pas, ni des autres menus yœux
qui seront tous accomplis en bloc et sans marchan-
der, comme cela se doit. Ah! ma tête! ma tête! au
secours, Hélory, je me meurs!
S'il y avait eu des Moignos ou des Faux-Ermites
sur la lande, ils auraient entendu cela d'une lieue et
il est certain que ce pauvre Pioêmené n'était pas un
agréable compagnon d'aventures ; mais Hélory n'a-
vait pas de rancune. Il revint bonnement sur ses pas
quand il entendit ce mot : « je me meurs ! » et, s' étant
agenouillé auprès du malade, il le soigna de tout son
cœur.
Si vous saviez comme l'écuyer de noblesse était
profondément touché et reconnaissant! Peut-ôlre
n'était-il point si près de la mort qu'il l'avait dit,
car il entassait paroles sur paroles : prières^ pro-
LA BBLLK-ÉTOIUI 171
mêmes, Tceux, actions de gràees et protestaticma de
tendresse avec une Tolubilité qui éloignait toute idée
d'agonie; mais il continuait de se plaindre, et de
temps en temps il enfilait une petite deijiii-douzaine
de jurons assortis comme on avale une gorgée de
tisane.
Yvon lui avait ôté son chaperon pour donner à sa
tète contusionnée Tair frais de la nuit. Il se multipliait
autour de lui et le réconfortait de son mieux. Dans
son zèle, il alla vers la mare voisine où il remplit
d'eau le chaperon et revint en courant, tout heureux
du soulagement qu'il allait apporter.
— Bois, dit-il.
A ce mot, les yeux languissants de Ploëmené s'ou-
vrirent et brillèrent.
— J'étais sûr que cela te ferait plaisir! s'écria
Yvon.
Ploëmené tendit ses deux mains, mais quand il re-
connut la qualité du breuvage qui lui était offert, il
le repoussa et murmura en refermant les yeux :
— Jette cela, Hélory, tu vas gâter ma toque. N'ai-je
pas subi assez de pertes déjà dans ma garde-robe au*
jourd^ui? L'eau est une bonne chose en soi, je ne le
nie pas, mais non pas pour boire. Elle produit sur
moi un effet funeste. Entre ma cotte et ma chemise
de chanvre, tu vas trouver un cordon de cuir auquel
pend...
— Un reliquaire? s'écria Yvon.
— Quelque chose comme cela, donne-le-moi que je
le baise.
172 LA BBLLB-iTOILE
Au cordon pendait une petite gourde que Goion
saisit avidement quand on la lui présenta.
Il but une large lampée en ajoutant :
-* C'était le commencement de mon équipage pour
la croisade; pèlerin sans gourde est un corps sans
âme.
Une forte odeur de brandeyin monta aux narines
dTTon qui demanda en souriant :
— Te sens-tu mieux, Ploëmené, mon ami?
— J'espère, répondit celui-ci non sans aigreur,
que tu vas bien me porter, fort comme tu l'es, jus-
qu'à la ferme la plus voisine, car nous ne pouvons pas
gagner le bourg de Plélan dans le triste état où je
suis.
— Je ferai de mon mieux pour te porter, répliqua
Yvon, mais où trouver une ferme?
— Parbleu I te voilà bien malade I tu chercheras!
— Sans doute, mais tu dois être lourd avec la cein-
ture.
— Il ne fallait pas me tuer par le choc de ta dam-
née cuirasse qui est sur ta poitrine I repartit Goîon :
tu aurais dû au moins me prévenir!
— Mais je n'ai pas l'ombre de cuirasse! s'écria
Yvon.
— Alors c'est de la sorcellerie et ce n'en est que
plus vilain... Mais ne te formalise pas, je t'en prie,
de ce que je dis ; la maladie me fait causer... et quant
au poids de ma ceinture, tu as dû t'apercevoir que je
vaiç quelquefois, dans mes dires» un peu au delà de la
vérité. C'est le défaut de notre pays, Hélory, mon bon
LÀ BSLLB-iTOILB 173
6t cher voisin. J'ai parlé de 7,000 soqs d'or, mais je
n'en possède en réalité que 700, pas un de plus, et je
te demande bien pardon si ta part se trouye ainsi un
peu diminuée. Tu mériterais tous les trésors de Crésus
pour la charité que tu me témoignes, mais j'espère
bien que tu ne prélèveras ton dû qu'à mon retour delà
croisade et après la chapelle bâtie. Il ne conviendrait
pas à un feihrent chrétien comme toi d'aller contre le
bénéfice de Dieu et de ses saints... Tends le dos que
je monte.
Yvon ne se fit pas prier. Il offrit son dos de bonne
grâce, et Ploêmené monta encore assez lestement
à califourchon sur ses reins, tout en geignant et en
maudissant.
— Maintenant, dit-il, quand il fut commodément
installé, mets-toi en marche et tâche d'aller vite, car
j'ai grand besoin de repos. Ma têtel ahl ma tètel
Au moment où Hélory s'ébranlait, la neige et la pluie
commencèrent à tomber, portées par un vent d'aval
qui courbait les touffes de genêts au ras de terre. Il
faisait si noir qu'on distinguait à peine les sentiers;
et d'ailleurs, les sentiers, innombrables comme les
veines d'une table de marbre et pareillement emmê-
lés, tournant, retournant, se croisant, se brouillant,
ne pouvaient aucunement servir de guide.
— Pousse à gauche, mon brave Yvon, dit Qoion,
pour que ta tète garde un peu mon oreille contre le
froid du vent.
— Mais où allons-nous par la gauche?
— Je n'en sais rien. Tu n'as pas le mauvais lot : je
10.
114 Lk BSLLB-ÂTOILR |
te sers de manteau et toute la pluie tombe sur moL
Yvon répartit patiemment :
*- S'il y ayait moyen de mettre celui qui porte sur
celui qui est porté, je ne demanderais pas mieux que
de t'épargner la pluie, mon pauvre Ploêmené.
-^ Tourne à droite, le vent a sauté et je l'ai dan&
l'autre oreille... Ahl ma tète!
Yvon tourna à droite, puis à gauche, et puis h,
droite encore, selon que le vent variait. Ce n'est pas
le moyen de faire beaucoup de route dans une direc-
tion donnée.
On marcha ainsi pendant dix minutes ou un quart
d'heure. Au bout de ce temps, Yvon soupçonna que
Ooîon pouvait bien se moquer de lui.
— Ne te serait*il pas possible de marcher un peu,
ami? demanda-tril.
-« Marcher, moi ! s'écria Ploêmenéy tu n'y penses
pasi je suis paralysé des deux jambes et d'ailleurs sur
le point d'expirer. Es-tu déjà las de bien faire, Hélory ?
so«ge que c'est toi qui m'as mis dans ce piteux étati
-*- Mais non, c'est toi. Ton crâne est venu à ma poi-
trine et non point ma poitrine à ton crâne.
•^ Qu'est*ce que cela fait? c'est toujours ta poitrine
qui a meurtri mon crâne. Ahl si j'avais ta force et ta
santé et que je fusse à ta place, je porterais mon ami
malade pendant douze heures avant de soufder le pre-
mier mot de plainte... Mais nous n'avons pas le même
naturel, toi et moi, Hélory I
— Je ne me plains pas, seulement je suis bien las* *
-^ Ce n'est rien, va toi4oura.
LA BBLLS-iTOIUB 175
Dix autres minutes de marche. Je ne sais pas pour-
quoi, au bout de ce temps, Hélory se figura que der-
rière lui, ce coquin de Ploèmené faisait des efforts
pour s'empêcher de rire. Vous et moi, en pareille occa-
sion, nous aurions peut-être lancé le mauvais plaisant
sur la lande et continué notre route; mais Yvon avait
beaucoup de patience. Il eut peur de se tromper.
-— Voici des champs cultivés, là, devant nous, dit-
il; penses-tu qu'il faille aller de ce côté?
— Ma foi, répondit Ploëmené, hors de garde, cela
m'est bien égall...
Puis, se reprenant :
«- mon ami, si tu savais l'état où je suisi j'ai la
cervelle en marmelade. Que t'ai-je répondu? Je n'y
suis plus.
Yvon s'arrêta court.
— Qui avotis-nous là? demanda-t-il en donnant à
sa voix un accent d'inquiétude.
Il sentit que Ploëmené se redressait sur son dos.
— Comment I qui nous avons? répéta ce dernier
déjà frissonnant, où cela?
— Un peu à droite, derrière la quatrième^ Non,
la cinquième broussée.
— Je ne vois rien.
-- J'ai donc la berlue I... au fait, je suis si lasl
^^ Es- tu vraiment bien las?
— Il me semble à chaque pas que je vais tomber»
— Pauvre Hélory I
— Mais pourtant, je me troB^m pa», v(»s,. cela
bouge.
176 LA BELLB-iTOILE
Il étendit son doigt tremblant pour montrer le vide
de la nuit.
— Cela bouge! répéta Ploëmené, es-tu sûr?
— C'est un homme... il a un froc... je crois que
c'est Médéric!
Goïon n'en demanda pas plus long. Il se laissa
glisser à terre et partit à toutes jambes.
Il ayait dit vrai une fois en sa vie : quand il voulait,
il courait comme un lièvre.
— Attends-moi, cria Yvon, réprimant son envie de
rire. J'ai peur, tout seul...
— Poltron 1 répondit Goïon qui sautait par dessus
les touffes d'ajoncs comme un poulain en liberté :
Débrouille-toi, mon bonhomme I
Il ajoutait à part lui :
— Ce Médéric est là pour la ceinture, et il croit
que la ceinture est autour des reins de l'écolier à la
tète nue. Yvon et lui vont avoir bataille, et j'ai du
temps devant moi.
Peutrêtre trouvez-vous la conduite de Técuyer de
noblesse un peu légère, mais nous vous affirmons
qu'il n'était pas méchant, — au fond. Seulement, l'i-
dée de partager avec quelqu'un les sous d'or de l'oncle
Jouan lui crevait positivement le cœur.
D'autre part, ne plaignez pas trop Yvon Hélory, qui
le regardait courir en se tenant les côtes et en di-
sant :
— Il était temps que je me débarrasse de ce cama-
rade-là, je n'en pouvais plus!... Va toujours, Ploë-
mené, mon cohéritier : j'ai mes pauvres; à nous
LÀ BSLLK-iTOILB 177
deux, nou8^ ferons une belle aumône, et quand il le
faudra, je te rattraperai... Qui aurait cru, cependant,
que ce Médéric fût bon à quelque chose?
Il s'assit sur une roche et ajouta en essuyant son
fî*ont baigné de sueur :
— Cent cinquante livres de Bas-Breton sur le dos,
c'est lourd I
XI
RÊVES d'une nuit DE GIBOULEES
Une heure après, c'est-à-dire aux environs de la
demie qui suit minuit, Ploêmené allait tout seul, in-
quiet, fatigué, trempé, sous le ciel redevenu clair.
Il était absolument perdu au milieu des champs, et
n'eût point su dire s'il avait dépassé Plélan sans re-
trouver la grande route ou s'il s'en était revenu de la
même manière jusqu'aux environs de Bréal, patrie de
son cher héritage.
La fièvre de ceux qui portent de l'or l'avait pris ; il
voyait partout des brigands à l'affût le long des haies,
et chaque buisson le menaçait d'une arbalète bandée.
Comme il passait son centième échalier, se de-
mandant si cette terrible nuit aurait une fin, il enten-
dit un coq qui chantait, trompé sans doute par l'éclat
de la lune.
Là. BKIX»iTOIUS 179
Il n'était pas méchant, je mesuig tué à tous le dite.
Il avait de l'ayarice parce qn'il avait de l'argent, et
rayarice lui donnait l'égolsme qui, à son tour, en-
gendrait la pohrofinerie; mais pins d'une fois en sa
vie, il s'était battu bravement, et plus d'une fois aussi,
jadis, quand son escarcelle était légère, il en avait
partagé le maigre contenu avec plus pauvre que lui.
Il était vantard, c'est un défaut de terroir; il était
menteur, c'est le vice de notre nature humaine; il
aimait le brandevin, et il avait grand tort, car cela
-étouffe les bons instincts qui germent en nous et cela
engraisse les penchants mauvais; mais si Ton mettait
À part en notre pays de France (le plus sobre pays du
monde, à ce qu'on dit) tous les gens qui ont soif
entre leurs repas, quels vides dans les rangs !
Hors de France, c'est bien une autre histoire : en
Angleterre, les belles dames s'en mêlent, j'ai lu cela
<làns des livres anglais.
Ploémené, le pauvre écuyer de noblesse, avait encore
t)eaucoup d'autres si et beaucoup d'autres mais que
nous ne connaissons par parce que nous le vîmes pour
la première fois hier au soir, à la brune, et qu'il faut
bien un peu de grand jour pour feuilleter les replis
d'un cœur : j'entends le premier venu des cœurs et le
moins difficile à lire.
Pour abréger, je peux vous avouer tout de suite
qu'il était joueur comme les dés, entêté, querelleur,
vaniteux plus qu'un paon (les dindons attendaient
Christophe Colomb pour nous apporter d'Amérique le
pur et vrai symbole de l'orgueil); qu'il avait la ruse du
i80 LA BILLB-ÉrOILB
paysan, l'ignorance du hobereau et la terrible galan-
terie des beaux fils de village.
Et quoi encore, Yoyons? Mon Dieu! à peu près
tout ce qu'un mauyais sujet de campagne peut ayoir.
Mais dussé-je passer auprès de vous pour le roi des
radoteurs, j'aurai le courage de mon opinion et je tous
répéterai jusqu'au bout qu'il n'était pas méchant.
Ohl pas du tout! Et pour peu que je fusse échauffé
par la contradiction, j'irais plus loin : je tous affir-
merais qu'il était bon.
Chaque époque et chaque pays ont une façon à eux
de jeter leur gourme, dont l'épaisseur et la qualité
Tarient. 11 faut de la patience. J'ai tu des gens tout
pareils à Ploëmené qui dcTenaient, non pas tout à
fait des anges, mais de si excellents hidalgos ou de si
parfaits notaires I rendant leurs femmes heureuses,
élcTant leurs enfants dans la crainte du mensonge et
dans le respect de la sobriété.
Atcc le temps, Goîon l'égoïste, Goion le jureur, le
brelandier, la moitié de païen, devait jucher le coq
promis au haut de son clocher, bâtir sa chapelle et
même aller à la croisade.
Nous en étions justement à dire qu'il entendit un
coq chanter en passant une barrière. Entre tous les
animaux, le coq est peut-être celui qui a le plus
^accent ; tous les bœufs ont la même beuglée, tous
les moutons ont le même bêlement et je vous défierais
bien de distinguer une fauvette d'une autre fauvette
par leurs chants; mais les coqs, c'est différent.
Quand j'étais enfant, je savais dès le matin le.
LÀ BKLLB^iTOILK I8i
tonps qu'il ferait dans la journée, rien qu'en écoutant
le coq chanter. Le vent du sud m'apportait Tappel
éclatant d'un haut-sur-pattes qui sonnait comme un
clairon ; le yent de l'ouest m'amenait la yoix de rogome
d'un Anglais plus hérissé qu'un porc-épic : orage ou
pluie; — mais il y ayait au nord un grand Normand*
mordoré, timhré en baryton qui m'annonçait le beau
soleil, et yers l'orient, côté de l'espérance, un patu au
panathe yert, franc ténor, celui-là, m'enyoyait ayec
son ut de poitrine, la certitude d'une matinée lumi-
neuse et fraîche : yrai temps de chasse.
Après yingt ans écoulés, j'aurais reconnu chacune
de ces yoix entre mille.
Au lieu de franchir sa barrière, Ploêmené s'assit
dessus, jambe de-ci, jambe de-l&, parce qu'il était fa-
tigué d'abord, ensuite parce que le coq qui chantait
dans cette campagne inconnue ayait la yoix du petit
Breton rageur, despote et bruyant qui régnait sur la
basse-cour d'une pauyre maison ayant girouette, pi-
gnon et portail, qui était la dernière de la paroisse du
Minihy, sur le chemin du château de Rostrenen, et que
Goion aimait comme chacun de nous chérit son ber-
ceau, la maison de son père et de sa mère.
Ah ! c'étaient de brayes gens, ces yieuz Ploêmené,
le ce bonhomme » à barbe grise qui allait à la charrue
pieds nus et l'estoc au côté, — ce même estoc qtie
Goîon ayait jeté sur la route pour suiyre sa ceinture,
-^ et la « bonne femme v si douce, belle encore et
toujours maillant de la laine ayec ses grandes aiguilles
de buis par les chemins,
11
r62 LA BELLK-iTOILS
Us se tenaî^t droit tous deux, dam leur respect
fier, quand ils saluaient M. Pierre de Rostrenen à son
banc de paroisse; mais comme ils partaient bonne-
ment aux malbeureux !
— Ta fillette a-t-elle toujours les fièvres, Made-
leine ? je te porterai de la médecine.
— Vincent, pauvre bomme, ta ménagère n'est pas
encore sur pied? Viens chercber du bouillon de poule
cbez nous, du pain blanc et des œufs frais. .
Pour riches, ils ne l'étaient guère; mais que de
miséricorde dans leurs belles âmes !
Pensiez-Yous que les coqs, en chantant, disaient
tout cela î
A entendre celui-ci chanter, Goïon se revoyait tout
petit enfant et suivant sa mère qui le tenait par
la main, dans les chemins creux, voûtés d'épines
blanches.
— Quand tu seras grand, mon trésor, disait-ette,
tu iras aussi chercher les pauvres pour avoir la plus
chère joie qu'un bon cœur puisse goûter sur la terre...
Hélas I Ploëmené était devenu grand, et, loin de
chercher les pauvres, il avait fait plus d'un détour,
sachant Theure et la route où les pauvres allaient...
... Figurez-vous des cierges partout, et Todeur de
Tepcens, et des bannières avec l'image de Marie, tou-
jours vierge, et des corbeilles drapées de gaze et d'or.
Quelle si pauvre paroisse ne trouve ce qu'il faut pour
habiller ces belles corbeilles où les petites feuilles vertes
du buis sont mêlées aux larges effeuillis des roses ?
C'est la fin de mai, les roses sont partout. Le coq a
LA BSLLS*ÂTOILE 183
chanté plus fièrement ce matin-là, en même temps
qne les cloches sonnaient à la joyeuse volée.
Ce jour, ce cher jour de la première communion,
laisse des larmes et des paifoms plein le cœur : assez
de parfums et de larmes pour embaumer et attendrir
toute la vie!
Les beaux cantiques! et comme elle était heureuse,
la bonne chrétienne de mère, suivant d'un regard
mouillé son petit gars qui allait à l'autel !
— Mon chéri, tu as ton Dieu en toi, garde-le bien,
et qu'il ait toujours une blanche maison dans ton
âme...
Hélas ! hélas ! comment Ploêmené avait^il entre-
tenu la blancheur de cette maison où Dieu n'était plus?
Mais c'est une trace miraculeuse que la première
communion laisse dans la mémoire des enfants, de-
venus hommes. Elles ne se dessèchent jamais entière-
ment, ces larmes qui ont leur source au plus profond
du cœur, et jamais tout à fait elles ne se fanent les
feuilles de ces roses bénies*
Sur sa barrière Goîon avait dans l'âme un écho,
un reflet de la grande émotion qui ne peut pas mou-
rir, et il s'étonna d'une goutte d'eau brûlante qui
tomba sur sa main, quoique le firmament fût clair.
— Pauvre bonne femme I murmura-t-il, en essuyant
ses yeux, car dans le souvenir de cette heure bien-
aimée, il y a une image qui rayonne : chacun y revoit
sourire sa mère.
— Je l'avais fait pleurer déjà bien souvent, se dit
Ploêmené qui décidément fondait en larmes^ j'avais
184 LÀ BJELLEH&TOILB
juré, j'aTais menti, j'étais, dès ce temps-là, un mau-
yais petit homme, car elle me montrait Yyon Hélory qui
était là aussi, en me disant de l'imiter et de l'aimer...
Et Goïon revoyait un enfant à figure sereine, sous
une couronne de cheveux bouclés, qui regardait le
ciel en chantant d'une voix claire ces beaux cantiques
aussi purs que l'encens, aussi doux que les roses.
Mais il voyait encore autre chose. Vis-à-vis . du
groupe noir des garçons, il y a des bancs tout blancs
de robes sans tache et de ces voiles transparents qui
ruissellent sur les suaves et frais visages, pâlis par le
bonheur.
Vous souvenez-vous de cette vision angélique et qui
fait songer aux calmes allégresses du ciel?
Ce qu'elles deviendront, les âmes blanches qui sont
sous la blancheur de ces voiles, nul n'en sait rien :
tout voyage s'égare, et la vie a d'étranges détours,
quoique son but éclatant et certain soit la mort; mais
ne craignez pas, elles ont été anges : le souvenir de
l'heure céleste où la bonté de Dieu a été leur souffle
les retrouvera...
Eh bien I oui, il y en avait une dont le voile était
plus blanc et la pâleur plus douce. Il n'est aucun
homme, même ce pauvre Ooîon de Ploêmené, à qui
la poésie du printemps des âmes n'ait souri. Elle s'ap-
pelait Margeride; elle était fille d'humble noblesse,
comme la bonne femme, elle avait un petit héritage
comme Goïon; quand la mère et le fils étaient
seuls, ils parlaient d'elle, et Goïon devenait meil-
leur.
Là BBLLB-ÉTOILB 185
Mais un autre Tint, plus riche, qui emmena Marge-
ride dans un grand manoir où elle fut dame...
— Cela fait rire, un homme qui pleure, se dit
Goîon. Je le vis bien quand je pleurai, après que
que Margeride fut partie. Un seul ne riait pas de moi,
c'était Hélory. Hélory me consolait presque aussi bien
que ma mère...
Il y ayait déjà du temps que le coq rendormi ne
chantait plus, mais Qoion l'entendait encore. Il ne se
ê
remettait point en route; il écoutait le passé parler, et
de gros soupirs soulevaient sa poitrine.
Tout à coup ses deux mains se crispèrent dans ses
cheveux qu'il ne lâcha que pour se donner à lui-
même de sérieux coups de poing à travers la figure.
Il y allait pour tout de bon, sanglotant et di-
sant :
— Tu n'es bon qu'à pendre, Goion, mauvais chré-
tien, mauvais fils et traître compagnon I Tu as menti
à Dieu et à ses saints ! Tu as faussé la promesse faite
au lit de mort de ta mère I De tous ceux que tu as
aimés quand tu étais bon, il n'en restait qu'un; tu l'as
retrouvé et tu l'as tué, Ooion, Goîon de Ploêmené,
lâche assassin, car il est sûr que ce Médéric n'était
pas seul sur la lande et que mon pauvre Hélory n'est
plus qu'un cadavre, à cette heure, couché dans Ten-
droit même où je l'ai abandonnél.. Feu de l'enfer I où
je grillerai, c'est certain, et ce sera bien fait I je ne
veux pas, du moins, qu'il reste sans sépulture I Je vais
retourner sur mes pas, je vais charger son pauvre
corps sur mes épaules et le porter n'importe où,
186 LA BSLLB-ÉTOILB
pourra qae ce soit terre sainte. Et à tout le moins,
les choses seront bien faites : je veux tout le clergé de
la paroisse à son convoi funèbre] Ce n'est pas assez,
on fera Tenir les paroisses voisines... et voici une
meilleure idée I on prendra tous les moines de Paim-
pont... cent moines, s'il le faut, quand on devrait les
aller chercher à Gaël et à Saint-Méen ! Foi de moi I
ce sera un bel enterrement, car chaque moine aura
un cierge de quatre livt*es de cire... non I cinq! et
plutôt six livres I Toute l'église sera tendue depuis le
haut jusqu'en bas. Je m'aboucherai avec un tailleur de
marbre pour le tombeau sur lequel nous couchions
une statue qui aura ses pieds appuyés contre un
chien, cela fait bien, et la tête protégée par deux
anges, les mains jointes et les ailes éployées. Mort de
mes os I si le pauvre Yvon n'est pas content avec cela,
on pourra encore lui faire dire un cent de messes,
dont douze chantées et une d'évêque au grand autel
de Saint-Tugdual de Tréguier, et encore... Mais ne
promettons pas trop, crainte de le regretter plus tard,
car en voilà déjà pour une maîtresse somme... C'est
égal ! de cette fois, je me suis bien conduit et voilà
que j'ai la conscience à l'aise I
Il se leva tout ragaillardi; mais au moment où il
allait reprendre le chemin de la lande pour mettre à
exécution ses vertueux desseins, il poussa un grand
cri d'épouvante et chancela comme si ses deux jambes
se fussent dérobées sous le poids de son corps.
Une main qui lui semblait plus lourde qu'un faix
de plomb pesait par derrière sur son épaule.
LA. BELLE-ÉTOILE 187
— OÙ vas tu, Ploëmené? demanda, une voix qui lui
fit sortir la chair de poule par tout le corps.
Entre ses dents qui claquaient à se briser, il ré-
pondit :
— Tu le sais bien, mon vrai ami, je vais sur la
lande chercher ce qui n'y doit point rester.
— Ta ceinture se serait-elle détachée ? dit la voix,
qui raillait bonnement et doucement, comme Yvon
Hélory était sujet à le faire durant sa vie mortelle.
— Ne parlons pas de cela, mon camarade, je don-
nerais ma ceinture et tout l'or de la terre avec...
— Bon ! interrompit la voix , voilà que tu vas
mentir I
Elle ^parlait maintenant par devant, la voix, et
Ploëmené fut tenté de lui tourner le dos, tant il avait
grand'peur; mais elle avait l'air si bonne, personne,
cette voix de revenant, qu'il prit le courage de lever les
yeux un petit moment.
Il ne s'était pas trompé; c'était bien le fantôme
d'Yvon qui se tenait tout droit en face de lui avec sa
tète nue et ses bras croisés sur sa poitrine. Il se laissa
tomber à genoux de son haut.
— Si ce n'est pas tissez de cent messes et de cent
moines, s'écria-t-il en couvrant son visage avec le
tremblement de ses deux mains, fais ton compte toi-
même... Voyons I veux- tu que je promette à saint
Tttgdual?...
— Non pas I interrompit le spectre, ne promets rieù.
— Alors, tu me gardes rancune ?
— Du tout.
188 LÀ BBLLR-ÉTOIUB
— * En ce €a8-l&, laiMe^moi te prouyer mon re-
pentir...
— Je le connais.
— • C'est juste. De là-bas où tu es, tous entendez
tout, TOUS Yoyez tout...
— Je ne sais pas au juste ce qu'ils font là-bas, dans
le lieu dont tu parles, Golon, mon camarade, mais
mettons fin au quiproquo. Je ne t'ai pas perdu de
Yue depuis tantôt.
— Miséricorde I cria Ploëmené, je m'en étais bien
douté I
— Je t'ai suiyi presque pas à pas...
«^ Quand ce scélérat de Médéric t'a eu tué?
— Mais non, ce Médéric est resté bien tranquille au
même endroit où il tient par racines. C'était un tronc
de châtaignier qui ne tuera jamais personne. Je t'ai
donc suivi parce que tu me paraissais malade. Je vou-
lais veiller sur toi et sur notre ceinture...
— Ah çàl dit Ploëmené, avec une nuance de dé-
sappointement, expliquons-nous et parlons sérieuse-
ment : veux-tu dire que tu n'es pas mort t
— - Je ne me suis jamais mieux porté, répliqua Yvon.
— Allons, tant mieux I fit Ploëmené sans trop de
chagrin. Je crois m'apercevoir que tu m'as joué un
tour, en définitive, tant mieux encore; comme cela,
tous les torts seront de ton côté. Moi, d^abord, j'aime
les situations bien tranchées : tu as voulu te débarras-
ser d'un ami malheureux qui pesait trop lourdement
sur ton dos; pour cela, tu as employé un stratagème,
c'était ton droit, je n'y vois point de mal. De mon côté,.
LA BBLLS-6T0ILB 189
toujours loyal et ne soupçonnant jamais la tromperie,
j'ai donné dans le piège. Reste à expliquer ma fuite.
Cest facile : ma fuite n'aTait pas pour but mon propre
salut, comme tu pourrais le croire, mais bien la sau-
vegarde de l'héritage de mon oncle Jouan, qui n'ap-
partient pas à moi seul^ puisque tu prétends avoir
droit à moitié...
— Plus un quart, rectifia Yvon : je m'en tiens à tes
propres paroles.
^ Plus un quart, répéta Ploëmené sans difficulté
aucune : raison de plus pour que ma retraite, au lieu
d'être une lâcheté, mérite les qualifications les plus
honorables. Ceci étant réglé, que me veux-tu ?
— Je ne te veux que du bien, repartit Hélory qui
lui tendit la main en souriant. Outre mes besans d'or
que tu portes, je m'intéresse à toi pour toi. Tu n'as plus
que moi, Goîon, mon ami, tu Tas dit tout àl'heure...
— Tu m'écoutais?
— Et en t'écoutant je me demandais si ce n'était
pas mon devoir, à moi, ton seul ami, car je suis ton
seul ami, tu l'as dit, de remplacer ta bonne mère, de
te convertir...
— Bien trouvé pour un écolier de la Truie-qui-filel
s'écria Goion en riant.
— De te marier...
— Bravo I tu me rends la monnaie de ma pièce I
— Et avant tout, continua Yvon, de te procurer une
bonne couchée après cette nuit de fatigue.
— Bien, celai conversion et mariage viendront en
leur temps : as-tu la couchée ?
11.
i90 hk belle-Atoilb
— Oui, à deux pas d'ici.
— Nous serions si près de Plélan? s'écria Goîon tout
joyeux.
— A dire yrai, répliqua Yvon, je ne sais pas du
tout où nous sommes. Je ne t'ai parlé que d'un gîte.
— Tu as trouvé une auberge ?
— Fi I la Belle-Étoile ne me donne pas bonne idée
des aubei^es de ce canton; j'ai rencontré mieux
qu'une auberge. Tout à l'heure, pendant que tu pleu-
rais tes péchés, ce qui était fort bien fait, mais n'a
pas duré assez de temps, j'ai avisé ici près, à l'autre
bout du verger des meules de paille ; un coq a chanté...
— As-tu remarqué son cri?
— Certes, on aurait dit le petit e£&onté qui était
chez ton père»
— Embrasse-moiy s'écria Goîon en se jetant à son
cou, puisque tu te souviens de cela I C'était du temps
de Margeride I
— Je te dis que nous te marierons...
— Ah I mon ami, fit Ploêmené, Margeride a épousé
un homme d'armes de six pieds de haut et qui pèse
autant que son cheval I
— On peut se marier avec d'autres que Margeride...
J'ai donc traversé le verger et tourné les grandes bar-
ges de paille.
— Et tu as vu une ferme?
— Une très-belle ferme.
— Où tout lé monde dort et où nous serons regus
comm6 des Sarrasins, si nous demandons l'hospitalité
à cette heure de nuit...
Lk BSLLB-ÂTOILB fOt
^SaToirl fit Yvon : d'abord tout le monde ne dort
pas dans cette ferme, puisqu'on voit de la lumière au
premier étage, ensuite, ceux qui dorment ne sont pas
difficiles à éveiller; il y a dans la salle basse une jeune
fiUe que le sommeil a surprise auprès de son rouet.
— Quelque pataude I... Te souviens-tu des beaux
cheveux de Margeride ?
— Oui, je me souviens qu'ils faisaient une couronne
d'or à son front.
— Et de ses grands yeux bleus ?
— Les yeux de celle-ci sont fermés, mais elle a pa-
reille auréole de cheveux blonds.
— Que peut-elle faire d'un si grand homme d'armes,
ma pauvre Margeride, s*écria Goion avec désespoir,
«lie qui avait justement la taille qu'il fallait pour aller
avec un jouvenceau bien proportionné tel que moi..>
Est-ce qu'elle est jolie ta fillette t
— - Moi, je la trouve plus jolie que Margeride, ré-
pondit Yvon; mais peut-être que je ne m'y connais pas
beaucoup. En tout cas, elle lui ressemble.
Ploêmené haussa les épaules.
«^ Ne vas-tu pas, dit-il, comparer une fille de ma-
nant à celle que j'avais choisie pour fiancée 1
— Pourquoi non? Du reste tu vas juger par toi-
même, et m'est avis qu'elle a un grand avantage sur
ton ancienne fiancée.
— Lequel ?
— Deux grands avantages : d'abord elle ne t'a pas
encore dit non, ensuite elle n'a pas encore dit oui à
l'homme d'armes de six pieds de haut... Viens-tu t
192 LÀ BBLUB-iTOILB
Ploëmené ne répondit pas, et se mit en marche. Il
n'ayait mis ni pain ni bœuf dans son large estomac
depuis le déjeuner, ce qui faisait en lui de la place
pour les poétiques rèyeries.
Et il en fallait de la place pour mettre l'homme
d'armes de Margeride t
— Encore un mot, dit Yvon : tu as parfois un sin-
gulier caractère, et je ne veux pas être accusé de ne
t'aTOir pas préyenu. La jeune fille n'est pas seule de
garde... J'ai entendu rire, causer et trinquer : ne ya
pas nous faire une méchante affaire ayec ce monde*là.
—N'aie pas peur I s'écria Goïon. C'est étonnant
qu'on me prenne toujours pour un disputeur ! S'il n'y
a pour nous gêner que des bons drilles qui trinquent,
hâtons le pas et arriyons ayant la fin du réyeillonl...
Mais c'est à toi qu'il faut recommander la prudence,
mon camarade. Nos paysans ont bien changé depuis
ton départ. S'ils sayaient qu'il y a de l'argent ayec
nous, les plus honnêtes seraient pris de yertigo,..
Motus sur la ceinture!
Ils étaient en route. Ploëmené allait le premier,
alléché par l'espoir de rompre son jeûne. Il eut bientôt
franchi le yerger et tourné les meules.
Une tenance considérable se montra deyant lui
ayec ses constructions nombreuses et confuses : com-
muns, écuries, étables, granges, pressoir, chapelle en
ruine et maison de demeure qui méritait presque le
nom de manoir : tout cela calme et silencieux aux
rayons de la lune.
Il n'y ayait plus de lumière au premier étage, et les
i
LA BKLLB-ÉTOILB 193
joyeux bruits, annoncés par Yvon avaient pris fin.
Hormis cela, tout ce qu'il avait dit était exact, et Goïon
vit de loin, dans la cuisine, à la lueur d'une lampe,
une femme qui semblait endormie auprès d'un rouet.
Seulement, il ne lui fallut qu'un coup d'œil pour
voir que cette femme était moins jolie que Margeride
et qu'elle ne lui ressemblait point du tout. A mesure
qu'il avança, ce fut bien autre chose. Il vit des che-
veux gris, hérissés en étrille qui se révoltaient sous
un capuchon de paysanne, un front bossu et des joues
toutes marbrées de sillons.
— Tète-bœuf I s'écria-t-il , tu mériterais d'être
fouetté avec un paquet d'orties pour avoir comparé
ce vieux monstre à la plus belle créature qui soit au
pays de Tréguierl
A peine eut-il parlé qu'un bruit aigu et discret à la
fois, comme le sifQement des lézards ou des couleuvres,
se fit entendre, mais non pas en dehors de la maison.
On eût dit que cela sortait d'un soupirail de cave.
En même temps la vieille sauta lestement sur ses
pieds comme si le sifQement l'eût éveillée, et regarda
tout autour d'elle en se frottant les yeux.
Yvon, qui avait rejoint son compagnon, lui dit à voix
basse et rapidement :
— Je ne t'avais pas trompé, la jeune fille était as-
sise à la place même où est la vieille; mais ce n'est
pas seulement cela qui a changé; si tu m'en crois,
nous ferons retraite et vitement, pendant qu'il en est
temps encore. Quelque chose me dit que nous ne
serons pas bien ici.
494 LA BELLB-érOILB
— Bon! fit Gk)ïon, je n'ai jamais tu d'homme si ca-
pricieux que toi ! tu veux, tu ne veux pas; tu dis noir,
tu dis blanc, et il faudrait tourner à tous tes caprices I
La maison a bonne apparence, je m'y connais, et si
la jeune est partie, il suffira bien de la vieille pour
nous chauffer notre soupe au lard et nous monter nos
deux pots de cidre. Tu es bien libre de décamper, si
la poltronnerie te talonne; moi, j'ai faim, j'ai soif et
j'ai sommeil. Les jambes me rentrent dans le corps. Je
puis avoir peur des morts, la nuit, sur la lande, à
cause de mes péchés; mais les vivants me rassurent.
Lb lieu me plaît, j'y reste..«.
— Et bien vous faites^ mon brave jeune maître», dit
auprès de lui une voix pleine de cordialité.
Goïon se retourna; il vit un solide gaillard, presque
aussi grand que l'homme d'armes de Margeride et
qui se tenait debout au milieu de la voie. Il était vêtu
ta paysan et menait de court, avec sa main gauche,
un chien-loup qui parut à Goîon de taille colossale.
Derrière ce paysan, un autre de même tournure
sortait d'une manière de niche, pratiquée dans la
meule voisine et menait aussi en laisse courte un
chien-loup que Goïon voyait haut comme un veau de
six mois.
Et de l'autre côté de Taire, un troisième paysan se
montra sur le seuil d'une étable, grand et robuste au-
tant que les deux premiers et la main posée dana le
collier d'un troisième chien-loup énorme, dont les
yeux brillaient de loin dans le noir comme deux char-
bons rouges.
f
f
LA BELLB-ETOILE 105
Aucun des trois chiens-loups n'aboyait.
L'assurance de Ploêmené était déjà bien entamée.
— Merci de nous! murmura-t-il, les trois yilaines
bêtes I et les trois méchantes mines de manants I Dans
quel guêpier nous as-tu fourrés, Hélory, homme de
malheur I Je voudrais bien m'en aller, sans demander
mon reste!
— Il est maintenant trop tard, répondit Yvon, dont
la voix était basse, mais ferme. Faisons bonne figure
à mauvais jeu : le vin est tiré, il faut le boire.
XII
L'HOSPITAUTi:.
Le grand paysan qui ayait parlé le premier et qui
menait de court le premier grand chien-loup, était
un fort luron d'assez belle tournure et avait Tair de
commander aux deux autres, celui de la meule et
celui de l'étable.
Il Tint à la rencontre de nos deux voyageurs qui
tous les deux remarquèrent en même temps que son
bras droit était pendu à son cou par une longe de
cuir. Son bonnet de laine brune descendait sur ses
oreilles et aussi sur ses yeux, ce qui, en soi, n'avait
rien de surprenant par une nuit si fraîche.
— Mes seigneurs, dit-il, car je ne vous avais pas
bien vus, et vous paraissez être des gentilshommes...
— Je suis écuyer de noblesse, interrompit Goîon.
— Je vous aurais pris pour un chevalier, répliqua
LA BBLLE-ÉTOILB 197
le paysan, qui yraîment avait de la courtoisie, et
TOUS voyant sans chape ni manifel, je pensais que
vous aviez pu être dépouillés par les vermines de
routes qui désolent ce triste pays. Excusez-moi donc
si je votis ai d'abord appelé mon jeune maître. Les
nuits de veille que nous passons autour de notre bien
pour le défendre, nous gâtent les yeux, et si je m'en
croyais, je descendrais mon bonnet jusqu'à ma
bouche.
Goîon trouva le discours assez bien tourné, et
d'être pris pour un chevalier lui sembla tout simple,
quoique, à vrai dire, avec l'équipage qu'il avait, le
plus pauvre chevalier de Bretagne l'eût refusé pour
porter son saladon à quinze pas derrière lui.
Yvon au contraire , se dit que ce pataud parlait
trop bien, et nota en lui-même le soin qu'il avait pris
d'expliqher cette manière de masque que son bonnet
rabattu lui mettait sur le visage.
II nota également ce fait, que le paysan s'adressait
à Goïon, il est vrai, mais qu'il le regardait, lui, Yvon,
de tous ses yeux par dessous sa visière de laine.
— Mon ami, dit-il, prenant la parole pour empê-
cher peut-être le bon Ploëmené de lâcher quelque sot-
tise, nous hésitions à vous demander l'hoi^italité,
craignant de causer du dérangement dans votre mai-
son à une heure si avancée.
— Les pauvres se doivent aux riches, répondit le
paysan. Je me nomme Mathurin Gauvin, mon isei-
gneur, pour vous servir, du mieux que je pourrai.
Vous ne m'avez point demandé mon nom, mais je
198 UL BELLB-iTOILB
veux que tous sachiez comment appeler votre hôte.
— Eh hienl yathurin Gauvîn, répliqua Goion,
TOUS pouvez vous adresser à moi, mon ami, sans
perdre le respect. Vous m'avez Tair d'un bon compa-
gnon, malgré votre chien revêche, vos camarades
muets, votre bonnet qui va coiffer votre menton, si
vous n'y prenez garde, et votre bras en bretelle.
Tout à l'heure Yvon sentait le regard de ce Ma-
thurin Gauvin sur sa tète nue, maintenant il devinait
ce même regard tâtant le tour de ses hanches pour
-descendre jusqu'à ses pieds chaussés de gros sabots.
— L'examen est fait, pensa-t-ilj le drôle me recon-
naîtra si nous nous retrouvons en présence, mais moi,
il y a longtemps que je l'ai reconnu !
— Nous ne sommes pas trop de trois hommes et de
trois chiens pour monter la garde autour de la fermei
répondit Mathurin, et vous sauriez cela, «mes sei-
gneurs, si vous étiez de ce malheureux pays : mon
bras blessé en est la preuve et témoigne des dangers
qui rôdent dans nos nuits.
Yvon sourit et se dit :
— Voilà un mot très-adroitement placé I le coquin
eût fait un avocat de ressource s'il avait étudié chez
maître Pierre de la Chapelle aussi bien que mon
condisciple Guillaume de la Barre, capitaine des
Moignos... Mais il perd sa peine avec moi; je sais où
il a gagné l'entorse de son poignet!
— Et comment s'appelle-t-il votre malheureux pays t
«demandait en ce moment Goîon.
<— Saint-Thurial, répondit le paysan sans hésiter;
LA BBLLI-ÉTOILB iW
— Je m'en doataisi s'écria Ploêmené; quelque
chose me disait que j'étais revenu du côté de chez
mon oncle Jouan I Je ne suis pas fâché de cela. Plus
loin nous sommes de cette coquine de forêt, de son
pont-traquenard et de cette damnée auberge de la
Belle-Étoile, que Dieu démolisse I mieux les choses
Tont II fera jour demain et nous gagnerons Plélan à
pied tout doucement en nous promenant... Allons,
Mathmrin Gauvin, nous acceptons ton hospitalité,
mon homme, et ce qu'elle vaudra nous la paierons.
*— Les pauvres n'ont rien à réclamer aux riches,
déclara pour la seconde fois Malhurin Gauvin et du
ton le plus respectueux. Vous donnerex, mes sei-
gneurs, ce qu'il vous plaira de donner, et nous serons
satisfaits, mes cousins et moi, si vous passez en paix
le restant de la nuit sous notre garde... Faites votre
ronde, vous autres et lâchez vos bellots I
Les deux paysans sortirent de la cour en tournant
les meules, et Ton entendit les chiens-loups fourrager
en liberté dans le champ voisin, mais sans aboyer
aucunement ni donner de la gueule.
— Bertrade, ma tante 1 appela Mathurin.
Depuis un instant, la vieiUe au rouet avait ouvert
la porte de la cuisine et se tenait immobile sur le
seuil.
— Ghauffie deux écueliées, bonne fenmie, reprit
Mathurin : saint Malon nous a envoyé des voyageurs
dans rembarras.
— Je ne rais pas sourde, répondit la vieille. J'ai
entendu que tu offrais à manger et à coucher à deux
200 LA. ULLB-ÉIOILI
allants de nuit; mais je goayenie encore la maison-
née, pas frai? Je veux yoît la mine de ceux qni Tont
entrer chez moi.
— Cest trop juste, fit Yvon qni prit les devants et
marcha rapidement vers la cuisine.
La yieille se mit à reculer à mesure qu'il ayançait.
On aurait dit qu'elle avait peur, et cette frayeur ne
semblait point jouée.
Quand elle eut reculé jusque auprès du rouet, elle
décrocha une chandelle de résine fixée dans la fente
d'un bâtonnet qui tenait comme un dou, enfoncé au
plein de la muraille, et leva ce flambeau crépitant qui
crachait tout à l'entour des gouttelettes de poix
fondue.
En éclairant ainsi le visage dTvon, elle mit sa
propre figure dans la lumière.
Ce visage était un paquet de rides avec une bouche
en forme de plaie, un nez écrasé et de méchants petits
yeux furtifs qui lançaient par intervalles des étincelles
verdàtres.
Ces petits yeux-là regardèrent successivement et
avec une singulière vivacité la tète nue dTvon Hé-
lory, son costume d'écolier et ses pieds chaussés de
sabots.
— C*est celai grommela-t-elle, car les yîeilles gens
parlent sans s'en apercevoir, quand ils croient penser
seulement.
Elle ajouta :
— Ce sera difficile, càt il a de la force autour de
lui qui ne vient pas de lui...
f
LÀ BKLLB*ftTOILS SOI
Puis, regardant Ploèmené qui s'approchait à son
tour avec cet air d'importance qu'il savait prendre
dans les bons moments, elle dit encore :
•p Voilà le mouton qui a donné sa ceinture à
garder.
— A la guette! fils Mathurin! reprit-elle tout haut,
«t tâche de ne pas laisser mordre ton autre bras! Les
hommes sont dehors, la nuit, les femmes restent en
dedans de la porte. Montre-nous tes talons!
Mathurin sortit aussitôt disant entre haut et bas :
— Arez-Yous peur que je ne boive un verre de mon
propre poiré avec nos hôtes, ma tante Bertradet On
Ta dehors, puisque vous le voulez, et soyez tranquille,
ce qui est dans la maison est bien gardé!
Bertrade remit la chandelle de résine à sa baguette et
marcha, courbée des reins qu'elle était, vers la chemi-
née haute et large où un tout petit feu couvait sous
ht blanche cendre que rendent les copeaux de bou-
leau.
Au-dessus de ce foyer qui semblait éteint, mais qui,
laissé en repos, aurait fidèlement brûlé jusqu'au len-
demain midi, un chaudron noir pendait, retenu par
une tige de fer pendue aux coches d'une gigantesque
crémaillère.
— La jeunesse cherche la jeunesse, dit-elle; elle
gène la vieillesse et la vieillesse la gène. Ne prenez
pas la peine de vous asseoir, mes mignons, ce n'est
pas votre place ici où j'aime à être toute seule pour
dormir..,
*— Non, non, interrompit-elle en voyant que les
202 LA BILUB-iTOlLB
yeux d'Yvon étaient fixés sur ime échelle très-longue
dont le pied reposait contre la cheminée et dont la
tète disparaissait dans un trou du plafond : ce n'est
pas par là que vous monterez vous coucher» J'attends
ma petite Armeau pour yous conduire, et vous aurez
avec qui deviser en mangeant votre soupe tout à
l'heure... Armeau, paresseusel Je l'ai déjà appelée
pourtant! mais le sommeil est si hon à son àgel Ar-
mellel arriveras-tu?
Il y avait à l'autre extrémité de la salle commune
une cage d'escalier figurant les trois traits d'un Z et
qui communiquait avec l'étage supérieur. Yvon et
Ploêmené ne l'avaient pœnt encore remarqué, car la
salle était grande, et c'est à peine si la résine projetait
sa clarté tremblotante à dix pas du foyer.
Au moment où la Bertrade prononçait pour la
troisième fois le nom d'Armelle, il y eut un bruit léger
du côté de l'escalier invisible, et une jeune fille appa-
rut en quelque sorte suspendue.
Elle était éclairée vivement par la lueur d'un bou-
geoir qu'elle tenait à la main, et malgré cette lu-
mière, nos deux compagnons furent un instant avant
de reconnaître la nature du piédestal qui l'élevait
ainsi, vaporeuse comme un rêve.
— Margeridel balbutia Goîon, qui la regardait
bouche béante. C'est elle, mais plus belle I
Il était tout tremblant de surprise, et d'émotion
aussi, car il avait un cœur comme tout le monde, au
fond, ce Ploêmené; seulement, il n'aurait jamais cru
lui-même que ce cœur pût battre si foit.
LA BSI.LE-iTOILK 203
— (Test la fiRette qui était au rouet tout à rheure,
dit Yvon à demi-voix : je la reconnais bien.
La vieille qui avait commencé à remuer les tisons,
se retourna et demanda, en s'adressant à Ploêmené :
— Pourquoi la nommez-vous Margeride, vous, le
gros?
Et Armelle dit au même instant sur Tescalîer :
— Dame, vous m'avez appelée, que me voulez-Tous?
Elle avait une belle voix, grave et douce. Yvon Hé-
lory devint pâle en l'écoutant.
Il était ému comme Goîon, mais bien plus surpris
encore que Goîon, et même irrité de son émotion, car
au-dessus de ses prunelles rieuses ses sourcils se
froncèrent.
Tout cela fut l'affaire d'une seconde, vous entendez :
ce fut soudain, rapide, •— et passager comme l'éclair.
— Je veux, ma perle, répondit la Bertrade, que tu
ranges vite et vite ce qu'on a laissé traîner dans la
grande chambre du milieu qui a deux lits. Tu mettras
la table, tu rinceras deux gobelets, bien rincés et tu
monteras une cruche de poiré, celui qui mousse...
— Et de l'eau fraîche, mon enfant, ajouta Hélory,
qui avait repris tout son calme.
— Et de l'eau fraîche, répéta Bertrade, puisque ce
gentilhomme le désire.
Armelle avait écouté jusqu'alors immobile. Au mo-
ment où Yvon parla, elle se pencha au-dessus de la
rampe vivement et mit sa jolie main au devant de ses
yeux pour mieux regarder.
Yvon était sous la résine. Au milieu du groupe
304 LA BSLLB-ÉTOILB
formé par lai, Goïon et la vieille, sa figure jeune et
rayonnant la joyeuse vaillance de ceux qui peuvent
montrer toute leur âme aussi bien aux hommes qu'à
Dieu, sortait en pleine lumière.
— Ah! fit Armelle tristement, c'est encore lui! Il
est revenu! J'avais pourtant demandé à la vierge
Marie de ne le plus jamais revoir !
— M'as-tu entendue, Armeau? fit la Bertrade.
— Oui, dame, et je vais vous obéir.
— Gomment trouvez-vous ma petite protégée, mes
bijoux? reprit la vieille en se tournant vers les deux
voyageurs. Je vois bien que le gros a cru la recon-
naître, puisqu'il l'a appelée Margeride» mais il peut
bien m'en croire, elle n'est ni Margeride, ni Margou-
lette, ni Margoton, ni aucune de celles qu'il peut avoir
rencontrées en vaguant. Nous en avons assez sur la
paroisse, des Margeride, et des Margaîte, et des Mar-
guelonnes! Les effrontées ne manquent jamais chez
nous depuis que l'Angleterre et la France se battent
sur notre pauvre dos. Par le malheur! nous avons
autant de vagabondes sur les routes que de brigands
dans les bois; mais, cela, j'entends notre petite Ar-
meau, c'est la douceur et la pureté de la colombe.
Elle est née dans la richesse, vous le verrez bien
quand vous allez mieux la regarder. Nous l'avons
prise ici par miséricorde, et il faut bien qu'elle gagne
sa vie en travaillant dans une famille où tout le
monde travaille ; mais quand elle voudra un mari,
elle choisira entre mes quatre garçons... Ah! Sei-
gneur, mon Dieu!fit*elle en s'interrompant, c'est bien
LA BELLH-iTOILl 205
▼rai qu'ils étaient quatre, hier au soir... Maudite soit
la guerre! Maudit le brigandage! Je n'ai plus que
trois neyeux et la mort est dans la maison!
Sur les rides de sa joue deux larmes roulèrent,
mais ses petits yeux méchants exprimaient bien plus
la colère que la douleur.
— Ce n'est pas un neveu qu'elle a perdu I se dit
Yvon, ses larmes sont d'une mère-louye.
Il reprit comme s'il eût pensé tout haut :
— Pauvre femme!
Elle laissa échapper un gémissement et s'écria :
•^ Ah! mon ami, un bel homme c'était, et un bon
gars, et un rude bras que l'enfant qui n'est plus là!
Il avait la tète au-dessus de vous! Et si doux il était!
Hélas! hélas de moi! Le pain coûte cher à gagner,
maintenant... Mais nous mourrons tous, n'est-ce pas
vrai, un peu plus tôt, un peu plus tard? Ma peine ne
vous regarde point, mes beaux jeunes seigneurs, qui
êtes si loin de votre mort!
Elle balaya sa joue mouillée d'un revers de sa main^
et quelque chose de cynique vint dans son sourire tout
à coup rappelé.
— Celles qui ont été élevées dans les châteaux,
dit-elle, savent bellement chanter et savent danser à
la légère. Mon pauvre Vincent, c'était le nom du dé-
funt» n'en dormira ni plus ni moins dur dans son
dernier repos, si vous égayez un peu votre jeunesse»
Armeau vous servira à table. Demandez-lui, si vous
voulez, la complainte du jeune duc Arthur et de son
oncle Jean sans Terre, et si vous aimez voir deux jolis
n
S06 Lk lOLIAHfarOIUB
petits pieds sauter le Jabadaô de Quioaper^ \ous ûr-
donnerez, elle obéira*
— Au faitf diiGoîoB, ce Vincent ne m'était de rien,
et la fillette doit mignonnement se trémousser!
-^ Ud papillon qui vole! fit la yieille; elle chante
comme les loriots... Mais la voilà qui revient. Montez
avec die, mes jeunes seigneurs, pendant que je vais
tremper votre soupe.
La charmante tète d'Ârmelle se montra en effet à
la porte du couloir qui menait à la cave. Elle tenait
d'une main une cruche d'eau» de l'autce un pichet de
cidre, tout couronné de mousse.
•— Viens-tu, Yvon? ditPloëmené qui frisait, mafoi,
sa moustache d'un air vainqueur.
Armelle passait devant eux les yeux baissés. Ce
hardi Ploêmené lui sourit bravement par derrière et
mit le poing sur la hanche pour dire :
— Mort de ma soif I nous savons nous conduire
avec les dames.
Il suivit Armelle en tendant le jarret et en cherchant
le compliment qu'ils pourrait bien lui faire.
— Elle est sûrement plus accorte que Margeride,
se disait-il, et ce poiré fait plaisir à voir mousser entre
ses mains.
— On a marché au-dessus de nous; qui est-ce '^
demanda Yvon à la Bertrade qui avait découvert le
chaudron pendu à la crémaillère.
Elle torçhonna deux larges écuelles de terre avec le
pan de sa jupe et répondit :
— C'est mon second gars qui a nom Corentin. Il a
LA. BIUA^OILE 207
de la galanterie dans le caractère et fait le ménage en
haut pour épargner l'oinrage à la petite.
— Et y a-tril quelqu'un auprès du mort, ma bonne
femme? demanda encore Ytod.
La Yieille tourna la tète, mais non point assez irite
pour cacher l'éclair farouche qui »'était allumé dans
ses yeux.
— Pourquoi demandez-vous cela? fit-«Ue dure-
ment.
— Ce ne serait pas la première fois, répondit Yvon,
que je prierais près d'un mort inconnu.
La yieille prit dans chaque main une écuelle plmne
et dit :
— En TOUS remerciant, mon jeune seigneur; Dieu
TOUS donnera une longue vie en récompense de la
bonté que vous avez, mais nous sommes ici assez de
monde pour faire la veillée, et quoique nous ne soyons
pas riches, nous payerons ce qu'il faudra au prêtre,
qui est prévenu. Maintenant, vous allez manger et
boire.
L'escalier du fond criait déjà sous le poids de Ploô-
mené^ qui montait les marches deux par deux pour
se rapprocher d'Ârmelle. Quand il fut tout près de
l'atteindre, pourtant, il s'arrêta court. Peut-être n'ar
vait-il point trouvé encore son eomplimeut.
Au haut de l'escalier était une porte ouverte qu'Ar-
melle franchît la première. Ploêmené venait ensuite,
soupirant gros et se disant :
•» Voilà pourtant comme j'^is près de Mai^e-
ride! Je n'ai jamais pu lui dire que « bonjour, com-
208 LA. BBLLB-ÊTOILB
ment tous en ?a?» C'est surprenant qu'ayant de
Tesprit et de la gaillardise, j'éprouve tant de difficulté
pour parler aux dames. Avec les paysannes, au moins,
pour être aimable, il suffît de leur donner du coude
dans les côtes et des bourrades dans le dos. J'ai envie
de m'informer adroitement d'Hélory , pour savoir
comnrent les gens de Paris s'y prennent dans leurs
compliments et devis.
C'était une chambre assez vaste, située précisément
au-dessus de la salle commune. La Bertrade avait dit
vrai : quelqu'un avait dû faire le ménage en l'absence
d'Armelle, car il y avait sur une épaisse table de
chêne de forme oblongue, placée au centre de la pièce,
une jatte de lait caillé, une pile de galettes de seigle
et un pain noir déjà entamé, auprès duquel un plat de
terre brune contenait une hure de sanglier bouillie et
pareillement dévorée à demi.
Le tout était éclairé par un chandelier ainsi fait :
une planche au milieu de laquelle un bâton très-court
était fiché, portant à son sommet un fort clou, qui
portait lui-même une chandelle de suif gris coulant
abondamment et versant sur la planche un véritable
déluge de graisse qui allait se figeant à mesure qu'elle
tombait.
Ce luminaire répandait une odeur formidable qui ne
gênait personne. Les narines délicates et roses de cette
belle petite Armeau elle-même, étaient ha])ituéesà ces
odieuses vapeurs.
Il n'y avait point de nappe. Deux fourchettes de fer,
deux vraies « petites fourches », car elle n'avaient
^
LA BSLLB-ÂTOILB 909
que deux dents comme les outils à faner le foin,
étaient piquées dans le lard de la hure.
Quand Armelle eut déposé le pot de cidre avec la
crache d'eau, et Bertrade ses deux écuellées, le cou-
vert se trouva mis.
— Satan et sa femme I dit Goîon, trouvant enfin son
compliment si consciencieusement cherché, voilà du
poiré qui mousse comme... Mais vos yeux ne moussent
pas, la jolie fille! c'est pétiller que je voulais dire :
voilà du poiré qui pétille comme vos yeux!
— Et je réponds que c'est bien tourné! s'écria la
Bertrade avec son mauvais sourire. Vous êtes ce
que j'appelle un joyeux jeune seigneur,! vous, le
gros!
Le regard d'Y von avait fait rapidement le tour delà
chambre à l'instant où il passait le seuil. Ce serait mal
s'exprimer si l'on disait que ce regard trahissait une
crainte : il était perçant, défiant et scrutateur; il cher-
chait sans doute le quelqu'un qui avait fait le ménage
à la place d' Armelle.
Ce quelqu'un avait disparu. Yvon interrogea les
murailles pour trouver l'issue par où ce complaisant
Gorentin avait pu entrer et sortir, mais il n'existait
point d'autre porte apparente que l'entrée donnant
sur l'escalier en zig zag.
En revanche, il y avait une large fenêtre dont les
volets fermés n'étaient point en bon état; on en avait
bouché les blessures avec des guenilles que le vent du
dehors gonflait et secouait.
Au delà de la table, à droite de la croisée qui n'a-
it.
SIO LA BBLLB-ÉTOILE
Tait point de châssis Titrés, Ytod TÎt un très-grand
eoffre snr lequel s'entassaient des étoffes de conteur
sombre et sale, comme sont les reTers des teiles
peintes en noir. Le cofi&e était noir aussi. Par-dessus
le tout, il y avait des brassées de foin dont la senteur
humide disait qu'il Tenait du dehors et qu'il aTait été
jeté là depuis peu.
Le reste du mobilier, outre la table, se composait
de trois ou quatre escabelles et de deux grands lits,
placés au fond, en face de la croisée. Ils étaient mas-
sifs, quoique hauts sur pieds et couronnés par d'im-
menses carrés ou ciels, auxquels manquaient les ri-
deaux.
Yvon profita de cette circonstance que. Tenant le
dernier, personne ne pouTait l'observer pour se bais-
ser lestement au ras de terre et pour enToyer sous
l'un et l'autre lit le meilleur regard de ses yeux de
vingt ans. Il put se convaincre ainsi que rien ne se
cachait sous les massives couches drapées uniforme^
ment de couvertures bises, mais ne montrant point
traces de draps.
L*absence de draps était du reste chose ordinaire,
et ce fht quatre siècles plus tard que César de Venddme
signala aux rieurs de la cour d'Anne d'Autriche celle
auberge de son gouvernement de Bretagne qui portdt
un phénix sur son enseigne, parce qu'on y louait « un
drap » à chaque Toyageur qui le demandait Fargeiit
à la main.
Entre le lit le plus éloigné de la porte et la muraille,
sortait du plancher un objet dontTvon aurait eu quel-
LA BBLLB-iTOILB 2ii
^e peine à deviner la nature, s'il n'eût r8iitaiH]ué na-
guère à l'étage inférieur la longue échelle dont le pied
reposait auprès de la cheminée et dont la tète trarep-
sait le plafond : c'était cette tète d'échelle qui mon-
trait ses deux montants, armés de leurs crochets et
son dernier barreau.
— Nous allons être ici comme des princes, dit-il
gaiement. Quelle bonne chance nous avons eue de
trouver pareil abri au milieu des champs I
— On vous offre ce qu'on a, mon ami, répliquai
Bertrade qui fit la révérence. Si on avait eu mieux, on
vous Taurait donné de même.
Elle était auprès de la table, occupée à donner le
dénier coup de symétrie aux objets qui ta couvraient.
Oolon avait marché tout droit aux lits, qu'il tàtaôt,
choisissant déjà le meilleur. Yvon se rapprocha de la
croisée pour jeter un regard au dehors.
La Bertrade profita de ce moment où elle se croyait
à l'abri de tout regard pour partager entre la cruche
d'eau et le pichet de cidre le contenu d'une petite fiole
qu'elle avait tirée de son sein; cela fat fait acbroiti-
iement et lestement.
— Ils sont aussi durs Tun que l'autreJ dit Golon,
maïs à la guerre comme à laguerreyCt k cidre est
peut-être meilleur que le» litis.
A la fenêtre qu'il venait d'atteindre, Yvon Hélocy
regardait à travers les trous du volet désemparé. Il m
dit rien, sinon ceci, et encore, ce lot en dedans ée
lui-même :
— J'en étais sûri
212 LA BBLLB-STOILB
En interrogeant le dehors, il ayait yii, aux derniers
rayons de la lune qui allait se couchant, une Taste
étendue de pays : preuve que la maison était située
en un lieu élevée ce qu'on n'eût point deviné par ses
abords, du côté où nos amis s'en étaient approchés.
La campagne, éclairée par places, et très-diyerse-
ment à cause des nuages qui se hâtaient lourdement
au ciel, semblait coupée en deux parts bien tranchées :
à droite, c'étaient des landes et des champs, une con-
trée plate qui allait à perte de yue; à gauche, au con-
traire, une immense tache noire, bordée au loin par
des dentelures, indiquait une forêt qui rejoignait une
chaîne de collines.
Au-devant de tout cela, sous la croisée même, et à
une assez grande profondeur, une route passait, des-
cendant vers la gauche et encaissée par une rampe
de terre jaunâtre, que surmontait une haie touffue.
Yvon Hélory ne vit que cela, parce qu'il ne jeta au
dehors qu'un coup d'oeil, mais ce fut assez. Ce regard
unique et rapide venait de reconnaître la haie où le
matelot Paimpol avait été précipité par la chute de
l'échelle, au moment où il montait à l'assaut, — la
route où la passée de Ploêrmel s'était arrêtée pen-
dant l'ouragan, et la forêt de Brécilian dont les som-
bres futaies s'étendaient depuis le ravin de la Font-
Bouillant jusque par de là les clairières au milieu
desquelles l'abbaye-paroisse de Paimpont dressait ses
murailles gothiques.
Il n'y avait qu'un endroit d'où l'on pût si bien voir
tout cela :
LÀ BBLLB-iTOILE 2i3
Et de ce qu'il aperceTait ainsi, la pensée d'Yvon Hé-
lory, aussi alerte que son regard, conclut avec certitude
qu'il était derrière le volet brisé par la roche du pauvre
matelot, *- auprès de la fenêtre où le squelette s'était
montré, — en un mot» dans la chambre du milieu, à
Tauberge de la Belle-Étoile.
XIII
l'histoire d'arbielle
Nous savons que cette découverte, assurément im-
portante, n'avait excité chez Yvon aucune surprise,
puisque le premier mot, arrêté sur ses lèi^res par la
prudence, avait été celui-ci : <c J'en étais sûri » Et
en effet, depuis le moment où il avait quitté le
verger pour tourner les meules de paille, et entrer
dans l'aire de la ferme, la conviction d'Yvon était
laite.
Certes, il était impossible d'imaginer deux aspects
plus différents que la façade de l'auberge sur la route
et la physionomie de l'ancienne tenance du côté des
champs. Ici, c'était une maison solitaire qui dressait
sur une rampe nue ses profils carrés, là, un fouillis de
constructions rustiques, des arbres, des pignons et
jusqu'à une chapelle à la toiture usée comme un
L
LA WLLB-iSOlLB 2iS
haillon : Janus, le dieu ^oueUe ^ui souriait la
pûx et grimaçait lagaerrei làe se montrait pas plus
dissemblable à lui-même que cette maison à double
face.
Et pourtauty nous nous en souvenons bien, Yvob
Héh>ry avait dit tout de suite à son compagnon, en
mettant le pied dans Taire : « Faisons retraite pendant
qu'il en est temps encore : quelque chose m'ayertit que
nous ne serons pas bien ici. »
Or il y a en Bretagne deux légendes pour notre éco-
lier à la tète nue qui était parti de Paris, la ville de
perdition, bien coiffé, bien chaussé, bien vêtu, Fes^-
carcelle pleine, et qui était arrivé à Rennes, sans un
denier, habillé comme un saint Jean, — qui était re-
parti de Rennes, où son oncle et parrain, Maurice de
Tréziguidy, était Monseigneur Tévêque, bien vêtu de-
rechef, bien coiffé, bien chaussé, bien muni d'argent
frais dans son escarcelle, et qui, au bout de dix
lieues, avait déjà donné son argent aux chercheurs
de pain, son chaperon à un blessé, son manteau à un
pauvre, ses brodequins à un allant. dont les pieds sai-
gnaient.
En disant deux légendes, je parle seulement de
celles qui se transmettent de bouche en bouche, à
travers les temps, par les récits de la veillée, car des
légendes écrites, je puis vous affirmer qu'il y en a
plus de cent pour raconter la vie et la mort de cet
écolier en droit canon et en droit civil qui ne devait
pourtant devenir jamais ni un puissant magistrat, ni
un prélat entouré de courtisans comme les rois, et
216 LA BELLE-iTOlLB
qui tout bonnement éclaira son siècle du fond d'une
petite cure de campagne, patoise et bretonnante où
il remplissait en outre la très-modeste fonction de
procureur d'o(ficialité pour le pauvre chapitre d'an
pauvre évèché, bretonnant aussi, et aussi patois et
tant, tant, tant obscur sous son nom de Land-Trégûier
que tel foutriquet païen l'appelle Lantriquet^ dans un
savant dictionnaire.
Je vous recommande les savants et leurs diction-
naires.
Ces deux légendes ou plutôt ces deux versions d'une
même légende appartiennent l'une au pays de Tré-
gnier, l'autre au pays de Rennes. Toutes les deux
racontent à peu près pareillement l'histoire du Tour-
nebride de la Belle-Étoile. Seulement, au pays haut*
breton, ils disent que le pressentiment de l'écolier
lui vint selon l'ordre des choses naturelles, quand le
premier paysan se montra avec son chien-loup et
parla:
En l'écoutant Yvon Héiory reconnut sa voix pour
celle du Faux-Ermite qui s'était entretenu, la veille au
soir, avec dame Gote sous la fenêtre mystérieuse,
avant de l'aider à avaler l'échelle. Le bras du paysan,
soutenu par une longe de cuir, confirma les soupçons
de l'écolier. C'était lui-même qui avait cassé le poi-
gnet de Médéric, le cadet des frères Mahaut, en dé-
fendant contre lui sa vie au pont du Parjure, et, s'il
eût conservé quelques doutes, le soin même pris par
le bandit pour cacher son visage, les aurait fait éva-
nouir.
LA BSLLE-iTOILB 217
Dès lors, toutes les précautions accumulées par les
Mahaut pour déguiser la vérité devenaient vaines.
Yvon devinait que la ferme était l'envers de l'auberge,
que Mathurin Gauvin était Médéric Mahaut et qu'il
n'y avait qu'une seule et même sorcière sous ces deux
noms : la Bertrade et dame Gote.
D'ailleurs il y avait l'échelle, dont le pied tou-
chait la marche du foyer et dont la tète perçait le
plafond; c'était là un témoin muet, mais irrécu-
sable.
Au contraire, dans la version bas-bretonne de Tré-
guier, l'élément surnaturel entre en scène ici même.
Papa Guiffès, qui est le meilleur tailleur de la paroisse
du Minihy, un peu fossoyeur quand Toccasion y est.
sonneur de cloches très-habile et homme politique à
ses heures, n'a point son pareil pour trousser la pré-
sente histoire, et c'est de lui que je la tiens. Arrivé à
l'endroit où nous sommes, papa Guiffès ne manque
jamais de dire qu'à son entrée dans la cour de la
ferme, l'écolier vit les choses qui ne se voyaient pas à
travers les choses qu'on voyait, et que le vieux bâtiment
qui lui faisait face, devenu transparent tout à coup,
lui montra son envers sombre percé de fenêtres closes
et dominant comme un rempart le creux abandonné
de la route.
Aussi, cette seconde version, par l'organe de papa
Guiffès, appelle dès lors notre écolier au souriant vi-
sage a le bienheureux saint "ïves », quoiqu'il ne fût
encore assurément ni saint ni bienheureux, ayant
pour l'avantage de son temps ténébreux et troublé,
13
218 tUL rBKSLEaiBOUX
Men deis botmes mvKK» (eneoBe à opéinr «sur la .tei*re^
«¥ant âe monter mi «ieL
J'ai cvu âevoirtoenlionner ^066 deux ^dhperses façoitt
Se présenter tmetraditioniiiiique, quoique la sem)ndf^
dans sa hâte nfiSN?e, fasse appel an 'merreiUeiiz, avant
que le merveilleux vàt sa Taison d'être, «ans songer
qne le vrai miradle de la me des ^saints c'iest tle :bien
qu'il leur est donné de produire »vec d'aide de IHen^
par leur prudence, ipar leur vevtu, par leur araont,
en dedans même des limites posées à la nature ibu*
maine.
Quelle que soit ht version <à laquelle on veuille se
rapporter, le lecteur comprendra comment Yvon Hé«
lory avait pu dire en reconnaissant par Jes trous du
irolet, le théâtre «des événements de la précédente soi»
i^e : « J'en'étais'SÛr! »
iSn disant cela, je suis bien forcé de l'avouer, une
nuance d'inquiétude assombrissait un peu la séré-
nité habituelle de son front. Il n'était pas à beaucoup
près aussi sûr de lui-même que les conteurs de Té-
vêché de Tréguier, car il ajouta entre ses dents :
-^ Voici de la belle besogne I c'est moi qui ai poussé
le pauvre Goïon ctens ce guêpier! Gomment l'en ^reti-
rer maintenant?
Au moment où il se retournait il se trouva face. à
face ayec la jolie Armelle, qui s'était rapprochée de lui
tout doucement. Les autres étaient placés comme
nous l'avons dit : ht vieille auprès de la table, où
elle sucrait les deux vases contenant la boisson, >et
Ploëmené vers tes^d^ux Itls, entre lesquels il faisait
ma ckoîx. Ayant itoavé celai de gaujdbe un peu
moins dur que Tauti», il y déposa son cliaperoii en
mgùe de possesûon prise, «t la TieiJUle, ûiisant dispa-
raître sa fiole Tide sous le revers de £a cotte, dit entre
8es4e]iis:
— C'est dans le lit de droite que l'écolier à la tète
m&e dM'miral
Il paraît que cela rintéreasait, car 9es jeji]^ eurent
une méchante lueur.
£b voyant l'écolier venir à elle, Armdle devint toute
£006 et se rangea pour lui livj:^ passage en baissant
ses beaux yeux.
— Foi de moil se dit Ploêmené, qui la regardait^
voilà bien comme sont les fillettes ! Klles ont toutes
peur de moi, me trouvant dangereux pour la paix de
leur petit cœur. C'est à force de me trouver à son gré
que Margeride épousa son homsie d'armes I... Ohl
certes, elle n'aurait pas eu peur de c^ innocent d*Hé-
iory I
Celui-ci passait justement devant Armelle, doni
les paupières demi-fermées lassèrent sourdre un
éclaù*.
— Vous verrez qu'il ne lui donnera même pas un
bon coup de coude! pejaaa encore Goïon avec mépris.
En effet Yvon, qui n'était déjà plus pâle et qui
avait retrouvé son franc sourire, regarda la jeune fille
en £ace et suivit son chemin vers la table sans geste
ni parole. Au moment où il dépassait Armelle, ces
mots arrivèrent à son oreille prononcés très-bas :
— Ne buvez point I
220 LA BELLK-BTOILB
Comme les yeux pointus de la vieille étaient fixés
sur lui, il fit mine de n'avoir pas entendu.
Entre les belles paupières de Fenfant où tout à
l'heure une lueur glissait, il vint une larme.
— Voilà que tout est bien, dit en ce moment la
Bertrade : mes amis, mangez, buvez, faites boire et
manger votre belle petite servante, si vous y trouvez
du divertissement, vous êtes chez vous, moi je vais à
mes affaires.
— A table I s'écria Goïon qui avait déjà saisi
l'anse du pichet de cidre et qiii lampait une large
rasade.
La main d'Yvon, qui avait voulu lui saisir le bras,
arriva trop tard.
— Pourquoi veux-tu m'empêcher de* boire ? de-
manda Ploêmené qui avait vu le mouvement.
— Oui, pourquoi? répéta la vieille avec défiance.
Yvon répondit :
— Je voulais que tu fisses comme moi avant de te
mettre à table.
— Et que fais- tu, toi?
— Je dis Benedicite à Celui qui est au ciel et merci
à ceux de la terre.
En prononçant ce mot merci, il avait regardé la
petite Armelle dont le visage tout à coup s'éclaira.
— A la bonne heure ! fit Bertrade, voilà un digne
chrétien et courtois bachelier. Heureux appétit d'abord
et heureux sommeil ensuite je vous souhaite, mes
amis. N'ayez point souci du pays ni du temps; autour
de vous, il y a de braves gens qui veillent.
LA BBLLE-ETOILB 221
Elle s'acheminait yers la porte quand Armelle cou-
rut à elle et lui dit :
— Dame I oh ! dame I me laisserez-yous seule avec
ces deux étrangers ?
— Eh bien! pensa Ploëmené, qu'est-ce qui lui
prend ? je n'ai pas encore rencontré pareille servante
d'auberge... et vraiment à la bien considérer, je la
crois un peu demoiselle.
La Bertrade s'arrêta auprès du seuil. Il y avait du
contentement dans ses petits yeux moqueurs.
— Toi, grommela-t-elle, si tu n'avais pas parlé
ainsi, mijaurée, j'aurais dit : « Ce n'est pas naturel »,
et je te croirais déjà d'accord avec eux, mais on veil-
lera... Eh bien I mon trésor, ajouta-t-elle tout haut,
te croiras-tu déshonorée pour servir de si beaux
jeunes seigneurs? qui sait si l'un d'eux ne deviendra
pas t6n mari, puisqu'ils savent que tu es de no-
blesse ?
Ploêmené eut un bruyant éclat de rire, mais Yvon
dit:
— Qui sait, en effet ?
Armelle fut seule à l'entendre et son cœur battit
bien fort dans sa poitrine.
La vieille sortit et ferma la porte ; son pas lourd
s'éloigna en descendant les marches de l'escalier.
-— Satan et ses pieds I dit Ploêmené qui prit déci-
dément son air le plus agréable, je me trouve bien
dans cette maison. Le cidre est bon, la cruche est
large et profonde aussi; cette Bertrade n'a pas le cœur
si noir que la peau, puisqu'elle nous a donné bon
1M LA BBLLB-^OILB
soHper et gentille compagnie. Voulez-Tous boif e k ma
santé, mon petit cœur ?
-^ Non, répontfif AmeBe.
— Alors, Yoisin Hélory, fais-moi raisoe.
— * Non, dit Yvon à son tour.
Ptoémené saisit le pichet pour k porter à s»
lèvres, mais une inquvétade lui tranr ersa Tesprit.
— Serait-ce donc, dit-il, que ce breavage conitieiit
quelque poison ou Bftaléfice?
— Il serait bien tard pour f en aviser, répliqua
Yven.
Et la piefite Ansetle, toujours immobite à la aéflM
place, ajouta :
— Voua pouvez boire, puisque vous avez b».
^ Ma mignonne, dit Ploêmesé, aprè» avoir avalé
un coup qui valait demi-pinte, les jeunes> personnes
comme vous font semblant de craindre les bons vv
vants comme moi, mais au fond, elles les aiment. J-e
sais cela pour n'avoir pohil rencontré de ernelles, car
Margeride elle-même aurait accepté ma main sur
rbomme d Vmes qui Temmena. Satan et ses cornes I
Je sais parler aux dames agréablement, quoique je
n'aie point étudié la latin à Paris, et pour ce qui est
de mes jurettes, un écuyer de naissance tel que moi
qui ne saurait pas sacrer par le menu, resseml^erait
à un pauvre luron dont le menton n'aurait point de
barbe. Voulez-voi» voir comment un écvyer de »»*
blesse tourne un aimable devis? J'ai perdu sur la
route de Pléian un surcet en bon drap de Lanniov,
doublé de fine fourrure, et je sm prêt à jurer que
LÈk BBUJHfaroiiJi 223
TO» cheveux blonds sont plus doux (fue ma pelleterie^
— Tais-toi, GoïonI fit Hélory.
"Hais AnneUe dit tirès^bas i
— Laissez, il est bon <|it'iii parle, et qu'il parle
comme cela : on nous écoute, et pendant que j'y
pense, je tous le dis : faites semlilaot, tous auBtts* de
boive»
Elle s'adressait à Yfon, qui prit awaitôt la cruche
d'eau et Faccola.
Vous souvenez-¥ous de ce rire see et strident qui
eourait dans la nuit, le soir précédait au pied de
Faj«bevge, pendant que Paûspol grimpait à TécheUe?
un rive singulier qui ne semblait venir d'aucune
part, ni avoir rien d'humain. Eh bien! quand Yvon
bnf k la cruche d'eau claire, ce rire, on l'entendit
Non pas Ploêmené, pourtant; Ploëmené n'eoitendit
rien. Il avait les oreilles bouchées par le travail de ses
mâchoires, car il était aux prises avec la hure bouillie
et il en déchiquetait les bribes du mieiix (pi'il po»-
vait.
— C'est donc bien vrai, s'écria-t-il, Hélory, mon
voisin, que tu bois de l'eau comme les carpes ? Par
la fismme de Satan, qui avait nom, m'a-t-^i dit, Pro-
serpine, tu fais un triste compagnon à table I
Yvon toucha du doigt l'assiette de bois où les
crêpes s'empilaient. Ceci était une questic» à> kqudle
Armeau répondit en^ branlant la tèta affîrauntivemMit;
de telle sorte que, sans rien dire, YViusavaÉI doflottndé :
« Peut-on manger de ces galettes sans péril ?» et
qu'Armelle avait répliqué dans son nnet langag» :
224 LA BELLE-ÉTOILE
c( Oui, mon seigneur, mangez en paix, tous le pou-
vez. »
Mais dans le regard d'Yyon, il n'y avait rien, sinon
l'interrogation qui précède, tandis que dans le regard
d'Ârmelle, soumis et doux, — et si fier avec celai une
naïve tendresse parlait.
— Une gorgée d'eau claire et une galette de seigle^
reprit Goïon qui s'empifi&ait de venaison, mort de ma
bouche! voisin, as-tu donc fait vœu d'abstinence?
— Non, repartit Hélory, pas encore.
— Moi, si fait î s'écria Goïon, je prononce ce vœu
sept fois toutes les semaines, et je le tiendrai quelque
jour avec mes autres vœux que je mets en provision
pour l'hiver. Je vous prie de remarquer, ma fille, à
quel point j'ai le caractère joyeux, la parole coulante
et l'esprit orné d'aimables déduits : cela plaît aux ba-
chelettes.
Armelle n'écoutait pas. Elle avait incliné sa tète
charmante, et Ton ne voyait plus Tazur de ses grands
yeux derrière ses paupières baissées.
— Je ne voudrais pas prétendre, continua Goïon,
que le sanglier de nos bois d'Arrez n'est pas meilleur
que celui de ces plates contrées, ce serait péché, mais
mon appétit donne du goût à cette hure du pays du
milieu, qui n'est ni breton, ni français, j'ai le cœur
bien aise et je voudrais qu'on se réjouit autour de
moi. Voyons, mignonne, ne vous vient-il rien à l'es-
prit pour divertir honnêtement un jeune homme de
bonne famille et de bonne humeur? Si vous ne voulez
pas deviser, dansez !
LA BXLLB-iTOlLB 2S5
— Je ne saurais, répondit Armelle.
— Chantez, alors I II y a la chanson des trois moines
de Daoulas qui est joyeuse à entendre.
— On ne me l'a point apprise, fit Armelle dont la
Yoix tremblait.
— ir y a le chant des iayeuses de minuit qui com-
mence en cette sorte :
Tords la guenille, tords,
Le suaire
Funéraire,
La guenille des morts...
Mais au diable! je ne veux point de tristesse autour
de mon souper !... chantez-moi plutôt le fabliau du
petit Janic qui arriva tout au fond de la mer en se
jetant dans le puits de sa tante Mule, ou bien encore,
attendez! Le matelot nous disait, ce soir, la plus
jolie turlurette que j'ai ouï jamais, et la mieux rimée,
sans mentir :
Y a des noisett* à Concarneau,
Y a des gros moutons à PJélo,
Y a du lard à Port-Navalo...
Et ainsi de suite jusqu'au second couplet qui dit :
Y a des bell* chataign* à Redon
Y a des bons gars à Hennebon,
Y a des veaux tout plein à Lannion...
Et le troisième l encore plus réjouissant :
13.
fftS hA BSLUkiSOILB
Y a da boudin à Saint-Brieuc.
Y a du lait ribotté à Phaeuc,
Y a des pomm*^ k Saint-Domineuc
Satan et ses pieds! elle est longue, et le- matelot la
chantait comme vm eoeorf Yeulez-foas qae je tous
l'apprenne, ma fille ? Vous en grillez d'envie; cela
TOUS redonnera de la gaieté...
Armelle murmura :
— Il parle toujours et c'est une autre voix que je
voudrais entendre.
YTon gardait le silence en effet, et semblait écouter
la nuit Biiiette du debors. Goion, dont la langue a^it
s'épaississant, lanfa «ae gorgée qui Tida presque U
cruche et s'écria :
-— Mort de ma soif, l'enfaat,. si tous ne Toulei ni
danser ni chanter, alors, eoa;tez-Bous une histoire !
— Je veux bimi, répondit cette fois Armelle en re^
leTant sa tête Tivement. J'ai le cœur plein de recon-
naissance, et ce sera un moyen de payer ma dette
euTers ceux qui m'ont sauTée de la male-mort. Vous
êtes dans la maison des bonnes âmes, étrangers,
bénissez Dieu I
Elle prononça ces paroles à Toix haute. Goion re-
partit en soupesant son pot :
— Je ne sais pas ce que sont les âmes de la maison
et je ne m'en embarrasse point, mais le lard de hure
était salé comme il faut et le cidre est droit en son
goût, sauf une petite pointe de ci ou ça qu'on dirait
de la médeciae... Qui d»ac an?
Là BliXK«trOUB 2t7
A ¥ m I on vi f Goîon donnait à »«Hlié. U regarât
pourtant vers la carrée de son lit d'où semblait tomber
ea bruit qu'il a^ait pris pour un ricanemeiit étouffé.
Peadaot qu'il a?aît la tète tournée» ArmelLe mur-
mma si ba» qu'Yfon Itti-nène eut peine à l'eu*
tandre :
— Dans ce que je yais dire^ il y aura du irrai parmi
le faux. La yérité est pour tous, le meusoBge pour
ks oreilles qui nous écoutant du dahors,
-^ Demoiselle y répliqua sur le même ton Yfon,
parlez, je vous comprendrai à demi-mot. Vous ataz
voulu nous sauver : s'il plaît à Dieu, nous vous sau-
iravons.
^ Et vive la joie I eria Hoêmené. C'était toi qui
riais, petite belle? pourquoi na le disais-tu? Femme
^iit rit double de prii. Voyons -ton histoire I
— Vous avez peut-être oui mention, commença
anaaîtôt Armelle, du joli maaoir de Ooncoret...
-- Ah'I je crois bien ! fit Ploémané : c Coneoret où
tout est fée jusqu'au (for^O » voilà le proverbe.
Qoret, sauf le respect qur est dû au lecteur, est le
petit nMn du cocImhi en Bretagne comme dans lalan-
^e héraldique.
-* Il y a longtemps, poursuivit Anneau, que les fées
sont parties; depuis seize ans que je suis au monda,
vivant dans les riants bocages qui portent le nom de
Val-des-Fées, je n'en ai point vu, excepté une que vous
connaissez bien et qui vous a donné, cette nuit même
l'hospitalité.
— Parles-tu de la Bertrade, mon trésor? deioande
228 LA BELLB-iT(»ILB
Goïon : une laide fée, celle-là, ou que le diable me
cuise t
» Une bonne fée, mon jeune seigneur, dont je ne
laisserai jamais dire du mal devant moil... Il y a
donc que je suis la fille et l'héritière du noble homme
Malo du Hâz, sire de Goncoret, en son vivant vassal
de Tabbaye de Paimpont.
— Il est donc défunt ? demanda Goion.
-— Depuis sept jours, oui^ pour mon grand malheur.
Les joues de la petite Armelle étaient baignées de
larmes.
— Venez çà, puisque vous avez du chagrin, mi-
gnonne, répéta cet excellent Goîon : je* n'aime point
voir les jolis yeux pleurer : venez çà qu'on vous console.
Et il bâilla largement, désespérant de voir arriver
le mot pour rire dans une histoire qui si gravement
débutait.
— Vers la Noël de l'an passé, continua la fillette,
notre seigneur, l'abbé-recteur de Paimpont, dépêcha
près de mon père son procureur laïque pour lui faire
savoir qu'il avait besoin du manoir de Concoret pour
y établir une trêve de sa paroisse et une succursale de
l'abbaye, avec chapelle et auberge-toumebride, des-
tinée à la passée qui va de Montfort-la-Gane à Ploêrmel
en traversant la forêt. En échange du manoir et de
ses terres, le seigneur abbé proposait la maison noble
de Barenton, troc pour troc, avec cent acres de bois
et vingt de cultures, plus un retour de trois cents sous
d'or à l'ange. Mon père accepta, et l'argent lui fat
compté. ••
LÀ BSLLS'iTOlLB SS9
— Ah I ah I fit Ploêmené : c'est plus intéressant que
je ne croyais, et tous racontez clair comme un garde-
notes, petite belle I
— C'est que dans les derniers jours, répondit Ar-
melle, j'entendis tant et tant causer de tout cela ! On
alla justement chez le garde-notes de Saint-Méen, et
le parchemin qui consommait l'échange fut scellé de
notre cachet, mon père ne sachant signer son nom...
Et mon père me dit : « Te Toilà que tu as une belle
dot, Armelle. 9
— Foi de moi I s'écria Goïon qui essayait de se te-
nir droit, jolie dot, jolie fille, l'histoire m'amuse.
Combien vaut au juste, en écus, le domaine troqué
de Barenton?
— Hélas I répondit Armelle, il importe peu, vous
allez Toir. Il y avait un procès autour de ce domaine.
Messire Huon de la Barre, qui prétendait avoir des
droits sur la maison noble, fit venir de Paris un sa-
vant homme qu'il a pour fils.
— Voire I dit Yvon, ce savant fils-là, ce doit être
mon compagnon Ouillot qui saute mieux que les
singes !
— Le connaîtriez-vous vraiment î s'écria la fillette.
— Oui bien, et je l'ai vu pas plus tard qu'hier au
soir.
— Avant de plaider devant Tofficialité de Rennes,
reprit Armelle, la terre de Barenton étant bien d'é-
glise, messire Guillaume de la Barre, que vous nom-
mez votre compagnon, vint en notre manoir et dit à
mon père : ce On s'arrangera amiablement, si vous
S96 hk BSIXlHisrOILB
TOttlez me donner Totre héritière ea miurUge ayec la
dot do troî» eents duoats d'oc.
— Et ^otre père ne Youlut point? deuoanda Yyqu.
-» Si fait bien ; mais moi, j^ refusai.
— Pourquoi ?
Ce fut e&core Yvon qui interrogea ainsi^ et Goïon
^uta avec son gros rire :
— Oui, pourquoi? car enfin, tous xm m'aviez poâat
eneore rencontré» gentille demoiselle.
— Parce que, répondit Anneau en s'adressant à
Yvon, je suis de Bretagne et n'aime point ceux qui
viennent de Paris.
Ploëmené poussa un véritable cri de triomphe, et
dans sa joie, il vida le fond de la cruche au cidre.
Gomme la jeune fille s'étonnait de cette soudaine allé-
gresse, YTon sourit et dit :
— C'est de Paris^ que j'arrive, demoiselle. Mon ca-
marade est content de voir que vous n'aimez pas ceux
qui sont dans ce cas- là.
De blanche qu'elle était Armelle devint toute rose.
Ce ne fut point sa bouche qui parla, ce ne furent
même pas ses yeux, car ils étaient baissés, mais son
être entier prit une voix pour renier sa dernière pa-
role, et Yvon perdit enfin son sourire parce qu'il
entendit le muet langage de ce cœur qui murmurait
ardemment : « Si vous venez de Paris, j,e ne puis plus
dire que je n'aime pas ceux qui viennent de Paris. »
Elle continua sans relever le&yeux :
— Messire Guillaume de la Barre a une méchante
réputation chez nous, mais il est grand avocat : il ga-
gna son procès contre bioh père devast ks juges, de
TéTêché de Rennes, et denuuida ma iMwi mie seconde
fois; ime seconde fois je refusai, et alors il me dit :
-« Il TOUS en cuira, Me fière ! cachez bien vos
pièces cf or, si tous ne toeta finir cbercfaeuse de
pain!
Or^ le soir de ce même jour une femme inconnue
qui s'était égarée, disaiVdKe, dans les sentiers de la
forêt, vint frapper à la porte de notre manoir. Chez
nous on ne refusait jamais l'hospitalité à personne.
Quoique ce fût une paysanne, mon père la fit asseoir
à sa table parce qu'elle avait des ciieveux gris. Quand
le souper fut mangé, elle alla vers mon père et lui dit:
— Malo du Hâz, mon hdte, que ta maison soit bénie
et que la providence de Dieu garde ta fille unique
contre tout mal! J'ai menU &n dnaast tout à l'heure
que je m'étais égarée ; la forêt me connaît et je ne
saurais pomt m'y perdre* Je suis veirae cliez toi tout
droit et dans la volonté de bien faire. Le temps où
nous vivons est méchant ; les fils des gens de bien se
damnent au métier de bandit Quelqu'un ici a mécon-
tenté l'écolier Guillot de la Barre qui porte une ém-
toire à la place où ses pères avaient un» épée et qui,
la nuit venue, passe une hache à sa ceintsre et met
un masque sur son visage pour mener à la pillerie les
réprouvés qu'on nomme les Passereaux oo Moignos.
lilalo du Hâz, mon bote, l'écotier maudit a le don du
grand saut, et movA de la gaaidMide de saint Guy, et
il marche entre le» solives comme Belzébutii, le dia-
ble des mondke». lï a jmré d'entrer chez toi une nuit
232 LÀ BXLLB-iTOILB
par ton toit effondré ou par le tuyau de ta cheminée.
Tes sous d'or sont-ils cachés en terre ?
— Mes sous d'or sont où ils sont, femmes répondit
mon père : comment me yiendrait-ii à l'esprit de te
confier mes secrets, puisque je ne te connais point?
Alors l'étrangère lui prit la main pour la baiser
aTec respect.
— - Je suis, lui dit-elle, Bertrade, yeuve de Perrîa
GauTin du bourg de Saint-Thurial, que les Moignos
ont tué malement. Je n'ai que faire de tes secrets,
Maio du Hâz, et toi, tu as besoin de la lumière que le
Seigneur Dieu a mise en moi. Tes sous d'or sont-ils
en terre?
— - Non, répondit enfin mon père.
— Sont-ils au moins sous la garde de ton suzerain
seigneur, dans le trésor de la sainjte abbaye?
— Non.
— As-tu donc, Malo du Hâz, un de ces coffres d'a-
cier que masse d'armes ne peut briser, ni clef ouvrir,
ni maléfice forcer?
— Femme, j'ai mes bons serviteurs qui veillent,
ma fillette qui prie, et mon épée nue en travers de ma
couverture, quand je dors...
La bonne dame Bertrade, écoutant cela, secoua sa
tète vénérable et dit :
— J'ai donc bien fait de venir, Malo du Hâz, car
quel est l'homme qui peut répondre de ses serviteurs ?
Ta fillette court un aussi grand danger que ton or, et
l'écolier maudit a juré qu'il l'abaisserait, dans sa ven-
geance, jusqu'à la forcer à dénouer les lanières de cuir
LA BELLB-ÉTOILK 333
qui retiennent ses brodequins à ses pieds. Voici, mon
cher hôte et seigneur, ce que ton saint patron t'or-
donne par ma voix. Demain, à la première heure, tu
monteras à cheval avec ta fille en croupe et ton trésor
entre tes bras. Tout ce qui peut porter arme en ta
maison t'accompagnera pour traverser la forêt, et
quand le soleil levant touchera la plus haute tour du
monastère, il faut que toi, ta fille et ton argent, vous
soyez à l'abri derrière les saintes murailles. Ainsi, ce
que j'avais à dire, je l'ai dit.
Armelle fit une pause et sembla prêter l'oreille.
Tout était silencieux au dedans comme au dehors,
Goïon de Ploêmené dont les yeux gros de sommeil,
battaient, s'éveilla à demi dès qu'on ne parla plus et
balbutia :
— Voilà ce que j'appelle une bonne chrétienne I
Mais que d'affaires pour une misérable pincée d'an-
gelots ! je connais quelqu'un qui en porte sur lui dix
fois et vin^t fois plus que cela et qui ne s'en vante
pas !..• Mignonne, ne te fie pas trop en mon voisin
Hélory que tu regardes comme s'il était un des saints
de ta paroisse. Non-seulement, il vient de France
comme ce Guillot de la Barre, ton persécuteur, mais
comme Guillot il est écolier de chicane...
— Et du même collège, fit Yvon doucement. Mon
ami Ploêmené a raison, demoiselle : je ne vaudrais
rien pour vous.
Les beaux sourcils d' Armelle se froncèrent.
— Je suis pauvre maintenant, dit-elle, et je dois
m'habituer à être méprisée.
f 34 LA. BSLLBHia^UJS
Puis, élevaût la yoIx plus. qufoUiB ae L'avait encore
liait :
— Oui, repriWelle^ dame Bertrada est un digne
cœur et une bonne cbvétioinel Si le temps nous ayait
été donné de suivre son conseil, nous anrions évité
notre malheur, mais cette nuit4à même, la main de
Dieu s'appesantit sur nous. J'étais couchée depuis
une heure à peine quand je fus éveillée par des cris
furieux. Une grande lueur m'environnait. Je voulus
appeler, persoune ne me répondit,^ mais je ceus en-
tendre la voix de nuMi cher père qui criait aussi^ de-
mandant secours* Jie m'élançai demirnue ; l'escalior
était en flammes^, et sur les marches qni tremblaient
déjà, je vis mon bien-aimé père qjui fuyait, entouré de
démons tout noirs, dont les visages se cachaient der-
rière des voiles. Il j avait du sang à sa gorge. La
fumée et le feu: toacbillonnaienit autour de lui ; c'étût
semblable à l'enfev et des cns rauques allaient, mon-
tant, descendant, se croisant, qui disaient : « Ho I ho!
ào! les Pastoureaux! hol les Moignos I...» Une épée
rouge brilla derrière mon père, reflétant lea lueurs de
l'incendie, puis deux épées, puis trois, puis dix,^ et il
gémit, disant : « Ayez pitié de ma petite Armelle ! »
Et il tomba, pendant (|ue je m'affaissais mourante
«vec ce cri qui s'étouffait dans ma gorge : c Ayez
pitié de mon pèret^. »
— Mort de moi I pauvre petite, dit Ploêmeoé sincè<-
rement ému, maîa ea» vèKa, ear il dormait plus qu'aui
trois quarts, voilà une copine d'aventure I Et les
trois cents écus, les prit-on ? Si vous voulez venir à
LA MLLs-iroiu 296
mon manoir, là-bas, yous y aarez le boire et le manger
graii9f ou que Safusiii me grifie tout tif I
Ytoir, lai, ne paria poiet. Armelle étaii deiout ée^
vant lui, la figure fofrte' baignée de laroMs.
— Est-il possible, fit-elle en essuyant les chaudes
larmes de ses yeux d'un geste plein de colère mais
aussi de tendresse, que je charge mon âme d'un si gros
mensonge pour sauver qui ne veut m'aimer I
Elle était si malheureuse et si belle que le cœur
d'Yvon défaillit dans sa poitrine. Et la légende dit
qu'un rayon suinta de son front.
Ce rayon, c'était sa prière qui montait vers Dieu
ayee son sacrifice.
Car s'il était aimé, il aimait, lui aussi; et comme
son cœur était plus grand, il aimait davantage.
Et la violence inconnue de ce sentiment l'épouvan-
tait àtel point que son âme se réfugiait jusqu'en Dieu.
A travers ses paupières fermées, il voyait l'admi-
rable beauté des pleurs qui lentement coulaient sur la
joue de l'abandonnée mendiant et quémandant une
parole de consolation, comme un pauvre affamé im-
|ilore son pain.
Il avait yingt ans. Toates les forces abondaient dans
son cœur héroïque. Le cantique de l'amour éclatait
en lui avec ses victorieuses harmonies; il aimait, il
priait, il souffrait, celui-là qui semblait dur et froid
comme le marbre des statues.
Oh I certes, l'effort inouï de sa prière pouvait bien
percer ses tempes comme une flamme et dessiner l'au-
réole autour de son jeune front.
236
LA BBLLB-ÉTOILB
— Ma chère fille, dit-il, et cette yoIx grave sonna
dans le cœur d'Armelle comme si son bon ange eût
parlé, chacun porte sa croix sur cette terre. Achevez
votre récit, je vous écoute et je vous plains.
XIV
ou ARMBLLE DEMANDE QUELQU UN EN BfARIAGE
Il est certain que Goîon de Ploêmené avait quelque
mérite à ne point s'endormir tout à fait, car personne
ne faisait attention à lui, excepté peut-être les gens
qu'on ne voyait point, et qui écoutaient, pourtant,
puisque, à cause d'eux^ la petite Armelle trichait de
parti pris la vérité dans son histoire.
— Je perdis connaissance, reprit-elle pour obéir à
la dernière parole d'Yvon, et je serais devenue moi-
même la proie des misérables qui venaient d'incendier
notre maison sans le secours que me donna la bonne
dame Bertrade Gauvin. Elle aussi avait quitté sa
couche aux premiers bruits de l'invasion. Elle me prit
dans ses bras et parvint à me soustraire aux insultes
des bandits, quoique Guillaume de la Barre eût donné
Tordre de me saisir morte ou vive. Aussi ma recon-
naissance est grande pour dame Bertrade et c'est de
mon bon gré que je la sers.
238 LA BELLE-ÉTOILB
— Je comprends cela, dit Ploêmené, quoiqu'il soit
fâcheux pour la fille d'un noble homme de finir domes-
tique chez une Teuve de roture, mais je crois bien que
le Toisin Hélory m'a dit qu'il était apprenti procureur,
fi de lui I ou quelque chose d'approchant. 11 est aussi
gueux que tous, ma belle, et meurt d'envie d'avoir de
quoi. Je lui donnerai une étrenne convenable s'il yeut
plaider pour tous devant la haute justice de l'abbaye-
paroisse de Paimpont, et ce Guillaume de la Barre
vous rendra vos écus d'or, outre l'indemnité qu'il
vous doit et la moitié ^e l'amende encoume par lui
comme fauteur de brûlis. Je connais. Dieu merci, par
cœur, ma Coutume de Bretagne, quoique je n'aie pas
été me dtanner iuAftt'à Paris» XoiUes choses pouvant
ainsi s'arranger heur^ttsement^ je t4>us prie de m'al-
1er quérir 4'4iutr^ cidre, ma fille, car j'ai eneore soif
et la cruche est vide tout à fait.
— La bonne dame Berirade dort maintenant, ré-
pondit Armelle, et je n'ai point ks clefo de la
£ave.
Goïon jura ixn petit peu par iiabitade^ mais il n'ior
aista pas autrement et se leva tout chancelant.
— Satan et ses griffésl dit-il en se retenant à la
table, et ses oreilles! et sa queue 1 J'ai pourtant ia
tète solide. Mais ma journée a été trop rude! Jamais
je n'eus si brave envie de dormir. Donc, excusez-moi,
demoiselle, si je quitte la compagnie. Je tous souhaite
la bonne nuit et vais faire un somme.
Pendant qu'il trébuchait vers le lit qu'il avait
choisi, quelque chose remjua juste au-dessus de la
têfte d'^^on, ^1 regfsrâa Armelle. A <oetteiq[uesliQii
muette, celle-d Téponâit ^ut (bas :
— Tous n'avez pas (longtempe àattendireidéecsmaiS'
pour savoir la vëiité.
inresqne ausstl^ «piiès, mn brait d'une natnpe ines-
p^cable s'éleva. C'était oomme un coup sourd qui
§branla profondément 'la oomison et qui se ifépéta à.
intervaUes égaux pour ne^plus s'asrèter «désormais.
En même temps un «antre bruit monta qui semblait
sortir comme l'autre des^entrailies de la ierre. C'était
tomme le chant monotone 'des marins peinant au ca-
bestan.
Et par-dessus tout cela des clameurs d'orgie ve-
naient par boufiées, lointaines aussi «et si profondes
qu'Yvon songea involontairement à ces trous mysté»
rieux, crevasses insondables qu'on fironve parfois sous
le couvert des grands bois, en Bretagne, et que ies
bonnes gens appellent des « oreilles d'enfer », parce
qu'elles donnent passage aux écbos de ce lieu ter^
rible, où le sarcasme du lObant infernal accompagne
éternellement la {Plaintive clameur des damnés.
Ooîon se laissa tomber lourdement sur son lit, dont
les ais crièrent. Armelle poursuivit tout haut :
— Je vous l'ai dit, messire : c'est ici Jaonaison.des
bonnes œuvres et de la miséricorde. Dame Bertrade et
ses fils portent remède, mutant qu'il se peut, aux maux
âe cet infortuné pays. Jls secourent les victimes des
'Faux-Ermites «et desMoignos, sans autre récompense
que le plaisir qu'on rtiouve «dans Texercioe de la cha-
rité. Comment je fus auraobée aux -horreurs de l'in-
240 LA BBLLS-ÂTOILB
cendie et amenée jusqu'ici, je ne saurais yous le dire,
mais en sortant de mon évanouissement, je m'éveil-
lai dans la chambre où nous sommes, et ma seconde
mère (je peux bien appeler ainsi dame Bertrade) récitait
dévotement sa patenôtre, assise à mon chevet. Depuis
lors, assurément, je ne peux pas dire que je sois heu-
reuse dans mon deuil si récent, mais mon devoir est
d'affirmer que dame Bertrade et ses fils m'ont traitée
de manière à mériter toute ma reconnaissance.
Armelle se tut. Ooïon, qui s'était couché tout ha-
billé, ronflait en tonnerre. On entendait toujours
ces bruits montant de la cave ou peut-être de plus
bas.
Armelle étendit sa blanche main vers l'autre lit et
dit:
— Messire^ ne ferez-vous point comme votre com-
pagnon? Ne voulez-vous point vous reposer?
Yvon allait répondre négativement, mais il vit le
doigt furtif de la jeune fille appuyé sur sa bouche,
tandis que ses yeux, exprimant sa pensée aussi dis-
tinctement que la parole même, disaient impérieu-
sement :
— Il le faut!
Alors, Yvon répliqua :
— Demoiselle, vous pouvez vous retirer. Voici que
le sommeU me gagne, et je vais dormir où je suis.
— Faites selon votre volonté, messire, pour moi, je
resterai en ce lieu pour obéir au commandement de
dame Bertrade : ne prenez aucun souci de moi.
Elle se retira tout au bout de la chambre, et, s'étant
LA BBLLE-ÂTOILB 241
adossée au grand coffre, elle demeura immobile, après
avoir fermé les yeux.
YYon pria pendant un instant, puis il ferma les yeux
à son tour, et le sommeil mit sur ses traits souriants
une sérénité pleine de lumière.
Dans le silence où continuaient de courir les sou-
terraines rumeurs dont nous avons parlé, le rire sec
qui semblait être la voix de cette maison grinça venant
d'en haut.
Distinctement, au-dessus des poutres du plafond,
un pas sonna, marcha, puis s'arrêta, pendant qu'on
ouvrait une porte dont les gonds rouilles crièrent.
Puis le pas descendit un escalier péniblement, pour
s'étouffer bientôt loin, loin, et bas, bas, plus loin et
plus bas, selon l'apparence, que le niveau du sol qui
servait de base à la ferme.
Une seconde porte s'ouvrit alors, à ces profondeurs,
et une bouffée de clameurs, une seule, monta plus
sonore, parce que la porte n'avait fait sans doute que
s'ouvrir et se refermer.
Aussitôt qu'on n'entendit plus rien, la petite Armelle
se leva sur ses pieds toute droite. Elle vint vers Yvon
et ouvrit la bouche pour lui dire peut-être qu'il n'é-
tait plus besoin de feindre, et que nul espion n'était
désormais à portée de voir ou d'entendre.
Mais la parole mourut sur ses lèvres pendant qu'elle
contemplait ce front pur comme celui d'un enfant, où
reposait, pourtant, une pensée virile, et qu'elle écou-
tait la douceur de ce souffle, si paisible à l'heure du
danger.
14
2451 ÏA WULE-âSEOILS
^ Il 4ort vwoieDti peoaa-t-elle. Pourquoi réveil-
ler? Il sera toujours temps... je Tais tcaTaiUer et
combattre {MMur liût
Elle doupira et s'éloigna.
En passant au pied du lit où ronflait œ bon gjaxs
garçon de Ploêmené, elle ^'anéta encore. Le flambeau
envoyait une lueur oblique qui jouait dans la cheye-
kir<e épaisse de récuser dont le sommeil était laborieux
et gêné, peut-être, par ce fait qu'il portait son cœur
noué autour de son corps sous forme de ceinture.
C'était» en définitive, un assez beau brin de rostrew
— Celui-là, ae dit Armelle, est aernblable à tous ceux
qui venaiwt cbez nous autrefois. H ne voit que lui,
et ne pense qu'à lui; n'est-ce pas l'ordinaire? Auprès
de lui, j'aurais pu penser à moi. Puisque Dieu m'a
placée dans la nécessité de chercher un défenseur pour
éviter non-seulement la mort, mais la honte, pourquoi
ajoute-t-il à mon infortune ce malheur de ne pas
plaire au seul être que j'aurajis souhaité pour époux?
Elle mit^ comme font les enfants, enfant qu'elle
était, un baiser dans le creux de sa main, mais ce ne
fut pas vers Goïon que le baiser s'envola.
~ Gomment a-trelle disparu? se demanda Yvon dont
le regard passait entre jses paupières demi-closes et
qui l'avait vu s'évanouir comme une |;entille vapeur
que dissipe le vent.
Il était seul avec le sommeil de son voisin Ploê-
mené, plus sonore qu'un serpent d'église. Il ne restait
plus trace d'Armeile. ArmeUe avait fondu entre le lit
et la muraille.
LA BCLLfeHif OILB t43
Vous croyez bien qaTron Hélory ne la ehereha ^int.
Il se laissa glisser à genoca et dit eonane on parte à an
ami :
— Mon Dieu, éloignez de moi cette tentation qui a
le prestige de l'innocence, de la fiaiblesseet du malheor,
ou faites-moi si fort que je la paisse affîronter sans
trouble. Vous êtes ici présent, mon Dieu, et je tous
prie : écoutez Totre seniteur.
Ce fût tout, mais quelque chose continuait à battre
qtrr le gênait dans sa poitrine.
n se releva de mauvaise humeur contre ce tout puis-
sant ami qui, à soir gré, ne fexauçait pas assez vite.
— Je teux sortir dlci, se dit-il, car voilà qa« j'ai
peur de mon cœur.
La porte de l'escaher en zig-zag était derrière lui,
flf y alla et la trouva fermée à def. Pcut^tre s^y atten^ ^
dait-il. Prisonnier de ce côté, il fit fe tour du ht de
Ooîon pour voir par où ArmeHe avait ptr s'éclipser.
 vrai dire, il s'en doutait bien un peu, puisque la
grande échelle traversait le plancher justement à cette
place. Armelle avait dû tout bonnement se htisaer
glisser le long de TécheiTe.
Je suis forcé d'avouer qu'Yvon essaya de prendre
fa même vofe. Était-ce le meilleur moyen de fuir la
tentation que de descendre après elfe? Les légendes^
même quand elles viennent du pays des féees, ne sont
pas toujours des modèles de parfkite et rigoureuse
logique.
Hn outre, s! vous voulez bfen réffécfiir, vous c<m-
vf endrez que notre écolier, seul dans cette maison dia-
244 LA BELLE-ÉTOILE
bolique, pis que seul : embarrassé d'un compagnon
incapable de se défendre et portant sur soi plus d'ar-
gent qu*il n'en fallait pour aiguiser Tingt couteaux
assassins, avait de fortes raisons pour tenir l'œil au
guet, veiller, fureter et faire sa ronde.
La tentation, c'est bel et bon, mais il y avait aussi
les menaces de mort qui entouraient Yvon de toute
part. Il y avait la porte fermée, le narcotique versé,
l'espionnage pratiqué par cet être invisible qui n'avait
quitté son poste d'observation au greifier qu'au mo-
ment même où il avait pu croire Yvon endormi aussi
profondément que Ploêmené. Il y avait le souvenir des
événements sanglants de la soirée précédente, la dé-
testable réputation de la contrée, la réputation plus
détestable encore de la maison, citée comme coupe-
gorge à dix lieues à la ronde ; il y avait ces chocs sou-
terrains qui ébranlaient mystérieusement la nuit, il y
avait ces clameurs d'orgie... au fait, que n'y avait-il
pas?
Moi, je trouve qu'Yvon Hélory était bien brave de
songer encore à la tentation, ne fût-ce qu'un tout petit
peu, au milieu du terrible assemblage de périls dont il
était environné.
En conscience, il y en avait trop, et si ce n'était
que de moi, j'en supprimerais au moins la moitié pour
la vraisemblance ; mais je suis l'esclave de ma légende,
qui entasse les dangers ici avec un évident plaisir :
n'espérez pas que je vous fassse grâce d'un seul.
Il est entendu seulement quTvon prenait la voie de
l'échelle, non point pour suivre la tentation, mais
l
LA BSLLB-ÉTOILB 245
pour chercherai! moyen de s'en aller. Vous savez bien
que si Dieu aide ses amis, c'est à la condition expresse
que ses amis s'aideront eux-mêmes.
Yvon se disait donc en se rapprochant du trou par
où passait l'échelle : a II est impossible qu'en bas je
ne trouve pas une issue. Dès que je l'aurai trouvée,
je reviendrai chercher Ploêmené, qui s'éveillera ou qui
dira pourquoi, quand je devrais le battre pour son
bien. J'emporterai ce qui reste de crêpes pour ama-
douer les trois chiens-loups, et si quelqu'un des ban-
dits rôde encore dans la cour, on en sera quitte
pour lui casser la tète. Puisse Dieu, au dernier mo-
ment lui envoyer le repentir 1... Mais aurons-nous
bien le cœur de laisser la pauvre petite demoiselle en
cet enfer?
Il était arrivé auprès de l'échelle et passait son
pied dans le trou pour tàter le premier échelon. Il
s'arrêta, tant la question de la petite demoiselle lui
semblait embarrassante.
A vrai dire, cette même question a embarrassé bien
du monde depuis le temps.
Yvon Hélory, cependant, n'était pas de ces agneaux
qui empêtrent leur laine dans toutes les ronces du
chemin de la vie. Ces broussailles qu'on appelle des
scrupules et au pied desquelles le malin en personne
vient, dit-on, verser de pleins arrosoirs, quand elles
languissent par la sécheresse, n'embarrassent que les
faibles dont la foi chancelle au moindre choc, et Yvon
était fort.
Il se reprit à descendre; seulement, au quatrième
14.
2l6 , LA BELLE-£tOILS
échelon, quand le gros de son corps voulut suivre se»
jambes, il se trouva que le trou était trop étroit.
— Elle a bien passé pourtant, se dit- il.
Papa Guiffès, le conteur de la Basse-Bretagne,
ajoute ici invariablement celte réflexion morale :
— C^est que la tentation est fluette et passe par-
tout!
Yvon sortit de sa fente pour chercher une antre
issue.
— Ce serait, pensa-t-il encore, de lui trouver un
bon mari, quand je l'aurai sauvée.
Vous voyez que son raisonj^ement avait fait du che-
min depuis tantôt, et que le scrupule était resté en
arrière. Il voulait marier la tentation.
Et il se mit à nombrer en lui-même les qualités qui
font les bons maris. C'était, je le suppose bien, la
première fois qu'il s'inquiétait de pareille matière.
-— Un bon mari, se dit-i], doit être brave, et je crois
mon voisin Ploêmené un tantinet poltron...
Que venait faire ici Goïon de Ploêmené? Et pour-
quoi le choisir entre tous les hommes pour conduire
et protéger dans la vie cette chère enfant d'Armelle ?
Peut-être était-ce parce qu'on avait là sous la main
ce Ploêmené tout rendu, et d'ailleurs, Yvon croyait
bien plutôt l'écarter que relire, car il continuait r
— Pour faire un bon mari, il faut être sage, et
Goïon n'a pas plus de tête qu'une alouette; il &ut
aimer sa femme, et Goïon n'^aime que lui-même; il
faut être laborieux, et Goïon est paresseux; il* faut ^e
doux, et il est colère, sobre et if est gourmand, même
un peu ivrogiïe. En outre, iï jure à la jotcraée et il
ment à tout le monde, même à Dieu! Il a, en un mot,
pour bien dire, à pevprès tous ïes^ âéfàuis qu'un Bas-
Breton peutaToirr vanité, coîère, afarice, envie...
Au demeurant, c'est encore un des plus honnêtes gar-
çons que je connaisse I
A cet endroit de son soliloque, Yvon Hélory se
frappa fa poitrine.
Je vais vous dire tout de suite et franchememeni
pourquoi :
A son insu, il avait fait un retour sur lui-même et
s'était dit, bien malgré lui, qifû possédait justemeivl
toutes les qualités requises pour faire )e meilleur des
maris. C'était la vérité même, mais Ytou avait re-
connu le péché d'orgueil qui se glissait en lui, bras
dessus, bras dessous, avec la tentation, et il y mettait
ordre par un solide mea culptx.
It allait cependant, du trou vers la fenêtre, car ri-
dée lui était venue de se sertir de fécàelle pour gan
gner la route. En passant contre le grand coffre,
appuyé à la muraille, fantaisie lui prit de l'ouvrir, et
pour cela, il lui faHut d'abord déranger les paquets
de toiles, plies sur le couverdb du coffre.
Le premier paquet qu'il toucha tomba et lui mon^
tra, en se déroulant, le drap mortuaire qu^il avait vu
d'en bas à la hxeur des cierge» allumés par h sque-
lette, quelques heures aerparavaat.
Le second paquet était la p«au mèmb du squelette :
une manière de toge, peinte sur le devant, qui servait
dans Tapparat des enterrements et représentait les
248 LA BBLUE-ÉTOILB
côtes ajourées d'un mort dont les Ters ont rongé la
chair.
Yvon s'attendait à cela et n'avait nul besoin de cette
preuve nouvelle pour donner, avec certitude, un nom
à l'endroit où il se trouvait.
Un instant, Goïon cessa de ronfler pour parler.
— Satan et sa barbe! dit-il, racontant sans doute
en rêve l'histoire de sa nuit à quelque compagnon du
pays de Tréguier : cette poule mouillée d'Hélory se
mourait de peur; mais moi, je festoierais sur la pierre
de ma tombe! Le cidre était joli, la petite ressemblait à
Margeride, qui me regrette avec son. homme d'armes;
nous avons joyeusement passé le temps à rire, à chan-
ter, à danser...
Yvon leva le couvercle du cofSre au moment où
Ploêmené achevait:
— Pas plus de brigands que sur le bout de mon nez!
Et j'ai rapporté ma ceinture qui fait que les plus
riches du bourg du Minihy et môme de la bonne ville
de Tréguier sont des mendiants auprès de moi!
Yvon s'était penché au-dessus du coffre ouvert et
avait fait le signe de la croix parce qu'il se trouvait
inopinément en face d'un corps humain dont on avait
relevé les genoux pour le faire entrer dans la boîte
trop courte.
Ce trépassé était un grand et beau jeune homme. Sa
pâleur s'encadrait dans les masses de ses cheveux noirs
souillés de sang. Ses yeux fixes, démesurément agran-
dis, regardaient le vide.
— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, qui
LA BXLLK-iTOILB ' S49
es-tu? lui demanda Yvon, car il ne le connaissait
point.
Les lèvres du mort ne remuèrent pas, mais une Toix
sortit de lui qui répondit : .
— Je suis Vincent Mahaut, le troisième fils de
dame Gote.
— Que faisais-tu dans la vie?
. — Le mal.
— Où es-tu?
— En purgatoire, par la miséricorde de Notre-Sei-
gneur Dieu, pour avoir donné à manger à un pauvre,
le matin de ma mort.
— Comment es-tu mort?
— Blessé par Paimpol le matelot sur le pont de
bois, au lieu dit le Parjure, et achevé par Médéric
mon frère.
Yvon frémit jusque dans la moelle de ses os. Il
laissa retomber le couvercle du coffre en murmurant :
— Dors, Vincent, et que Dieu te pardonne!
La voix sortit au travers du bois et dit : Merci.
Ce renseignement, obtenu d'une façon assez ex-
traordinaire, mais qui n'étonne pas autrement papa
Quiffès, ne pouvait diminuer le désir qu'Yvon Hélory
avait d'être dans les champs. Sa première idée fut
d'éveiller Goïon à tour de bras; mais il se dit :
— Dressons d'abord l'échelle, il sera toujours temps
de secouer ce pauvre Ploêmené qui ronfle de si bon
cœur!
n passa donc tout franc devant le lit pour revenir
au trou. Là, il saisit les deux montants de l'échelle
fSO ÎJL BBLCiI^ffOfLt
pour la haler. E!le était lottrA, mai» Yvon Hâory
était fort. Ji aurait le^é le double de poids s'il TaTait
bien voulu.
Ehl houpt II tira à deux mains, et Féchelle vinfC;
mais en même temps une gentille roix monta par la
lente, disant :
— Hélà! hélà, mon cher seigneur, pourquoi rou-
lez-vous me tuer, moi qui viens de travailler pour vous!
Yvon se dit :
— C'est ma pauvre petite tentation qui revient! Je
ne peux pourtant pas Fabandonner dans cette ca*
verne !
Et il redescendit l'échelle bien doucement pour que
son pied s'assurât contre le sol sans trop secouer la
pauvrette.
Il avait remords un peu d'avoir oublié ArmeUe, et
le fait est que ce n'était pas bien. Y avait-il de sa faute,
à cette douce enfant, si elle pleurait si jolie? et si le
sourire la faisait encore plus belle que les lannesî
Quand sa tête charmante, ornée de boucles blondes,
parut au-dessus du trou, un vent de jeune émotion
entra en même temps qu'elle et mit de tièdes Zrafeinetar
dans la froidure sinistre de cette chambre.
Yvon lui tendit la main, pour monter. Pouvait-il
moins faire?
— Mon beau seîgnefur, lui drt-eOe, vous aveï bien
deviné que je ne vous disais pas la vérité, n'est-ce pa«,
pendant que cette vieille Gote était là-haut à notis
écouter?
— Oui, répondît Yvon, f ai très-bîen deviné cela.
Uk MLUB-iTOIUi i51
•*» C'était pour endonnir 3a v^ilance» reprit la
fiUeUe, et par k bosté de Dieu, j'ai réussi, puisqu'elle
est mainteiunt à boire dajos le souterrain avec ses fils
maudite et ce qui reste des Faux-Ermites. U faul vous
dire que, ce soir....
Yvon s'aperçut alors seulement que la petite Ar-
melle avait gardé sa main entre les siennes et la retira.
— Je sais tout, dit-il, j'étais, ce soir, au pont du
Parjjire.
' — Ohl que nenni I tous ne savez pas tout, messire^
car alors, bien sûrement, vous ne seriez pas revenu
cbeznous. Savez-vous, par exemple, qu'on creujse en ce
moment quatre fosses dans le grand cellier qui va sous
la route : deux fosses pour les deux morts, et deux
pour les deux vivants qui vont mourir?
— Mourra celui que Dieu voudra, ma flUe : je n'ai
vu qu'un seul mort, ici, dans le coffire.
— Celui de dessus?... J'ai bien remarqué tout de
suite en rentrant que les toiles étaient dérangées et
que vous aviez ouvert le coffre, mais vous n'êtes pas
sorcier, en définitive^ puisque vous n'avez pas deviné
qu'il y avait un autre malheureux corps par-dessous
le premier.
— C'est vrai, dit Yvon, je ne l'avais pas deviné.
— Et de vous croire sorcier, poursuivit Armelle,
c'est ce qui me faisait avoir peur de vous. Et aussi
l'idée que vous étiez le maître de la ceinture où il y a
tant d'or. Mais je les ai entendus, en bas, qui par-
laient en creusant les fosses. La ceinture est à votre
CAOïpagnoo^ et moi, je suis contente, parce que si je
252 LA BBLLB-iTOILX
m'avance Ters tous librement et comme une pauvre
abandonnée qui demande le loyal secours, tous ne
croirez pas que c'est pour votre richesse.
— Le secours dont vous parlez, demoiselle, dit
Yvon, il ne m'est pas possible de vous l'accorder.
Mais la fillette n'avait plus sa timidité de tout à
l'heure. Ses beaux yeux limpides regardaient l'écolier
hardiment.
— Ils ont dit aussi, reprit-elle, que vous étiez le fils
d'un chevalier. Ce qui n'est pas possible, messire, à
un chevalier ou à ceux de sa race, c'est de refuser
le loyal secours à une fille noble qui n'a plus de
père.'
Ils expliquent ceci comme ils peuvent, lâ-bas, aussi
bien papa Guifïès que les conteurs du pays de Paim-
pont. Ils croient, les uns et les autres, ce qui ne s'é-
loigne point d'ailleurs des traditions gardées par les
poèmes chevaleresques, que <( tout homme ayant droit
de porter une lance avait le devoir sacré d'accueillir
la requête d'une orpheline, réclamant la protection
qui dure autant que la vie », à moins qu'il ne fût re-
tenu lui-même dans les liens du mariage.
Ce qu'il peut y avoir de vrai dans cette opinion
nous importe assez peu, puisque notre récit ne va pas
vers ce dénoûment heureux et gracieux.
Je ne sais pas pourquoi Yvon ne pouvait point être
ridicule, même dans un rôle où tant d'autres eussent
prêté à rire.
Quant à la petite Armeau, je vous affirme qu'elle
était charmante et que la glace de sa timidité une fois
LA BELLE-ÂTOILB 253
rompue, elle plaidait son étrange cause avec une naï-
yeté convaincue qui n'excluait ni la pudeur ni même
cette fierté que la femme n'a jamais le droit de dé-
pouiller, fût-ce au fond du plus cruel malheur.
15
j
XV.
ou ARMELLB PERD PATIENOB
J'ai prononcé le mot « étrange » à propos d'Ar-
melle offrant sa main, non pas à mots couverts, mais
franchement et tout haut, dans une chambre d'hô-
tellerie à un jeune homme inconnu. Cela prouve seu-
lement que, malgré tout, nul ne peut s'abstraire des
idées ni des mœurs du siècle où il vit.
Les choses d'alors ne ressemblaient pas à celles
d'aujourd'hui. Chacun combattait pour sa vie à grands
coups droits. L'escrime est née plus tard, aussi bien
l'escrime de la parole que celle de l'épée.
Au treizième siècle, on était encore tout près de ces
jours où Chimène, non pas celle que le génie français
de Corneille adoucit et civilisa, mais la vraie Chimène,
celle qui passe, gigantesque et brutale, à travers le
poème de Guilem de Castro, la Chimène du roman-
cantique et de l'épopée, réclamait publiquement du
roi d'Espagne la main du Cid, meurtrier de son père>
disant à haute voix et devant la cour assemblée :
LA HBLLB-'JnrOILE ^SS5
vL II est jQite que eeloâ-d, qui a été assez, fort pour
vaincre le père, emploie sa force à protéger la fiâe.
n est jeane, j'ai dr<nt à sa jeunesse; il est riche, et
foas troorerez équitable, ô roi ! que je partage sa
richesse comme dédommagement de mon ch^ sang
qu'il a versé I »
J'd peine à imaginer qoe les loups, s% savaient
parler, pussent dépasser jamais la lanve énergie
(txmt telle éloquence; mais toqs ne m'avez pas at-
tendu, je l'esp^e, pour entre^ek' cette vérité que les
hommes sont, au fond, beaucoup moins délicats que
les loups.
Il y a bien des gens qui disent que, depuis le temps
de Chimène, la forme seulement a changé. Moi, je
n'en sais rien. Je trouve, en tons cas, que la forme est
nn grand point.
Ce que je regrette, c'est mon mot : étrange; je le
retire et je le désavoue, en tant qu'il impliquerait
Fomb^re même d'un blâme.
Non, la conduite de notre pairvre Ârmeau n'était
pas étrange en 1273; à peine le paraîtrait-elle aujour-
d'hui, si elle se produisait entourée de circonstances
analogues.
«Tajottte qa'elle n'était pas ridicule.
Il s^ait déloyal de confondre cette grande aumône
d'hetmetzr demandée noblement, avec la vulgaire
« chasse au inari )» qui fait l'ennuyeuse gaieté de tant
de comédies.
Qui donc a jamais ri de rhomae qai dit : « J'ai
faim»?
256 LA BBLLE-JBTOILE
Pourquoi rirait-on de la jeune fille qui dit : « J'ai
peur»?
Ils étaient maintenant debout, en face l'un de
l'autre^ Armelle et Yvon Hélory : la fillette avait la
tête haute et les yeux baissés, l'écolier se tenait droit,
doux et grave.
Je ne sais pas si je devrais vous avouer cela : dans
les fossettes mignonnes que les joies d'autrefois avaient
creusées aux deux coins de la bouche d' Armelle, sem-
blable à une fleur entr^ouverte, il restait encore un
peu de sourire, comme la sécheresse de midi trouve
au fond du calice des roses une goutte de la rosée
du matin, perle liquide.
Et dans le regard d'Yvon, où vous eussiez lu main-
tenant la pitié, la tendresse, le respect surtout, cette
sérénité joyeuse qui était comme le reflet même de
son âme s'obstinait aussi.
Ils étaient beaux et presque radieux au milieu de
cette nuit sinistre qui les enveloppait de ses menaces ;
car l'orgie des assassins grondait toujours sous leurs
pieds, et Armelle dit :
— Ils vont venir...
L'entretien cependant avait tourné peu à peu. Ar-
melle n'était qu'une enfant, mais son instinct de
femme Téclairait déjà et lui montrait le chemin qu'elle
avait fait. Ce n'est pas seulement sur le terrain des
batailles qu'un peu de temps gagné est parfois la vic-
toire. Dans certaines situations, les minutes travail-
lent d'elles-mêmes. Il y a le son de la voix qui plaide,
indépendamment des paroles prononcées.
LA BELLE-ÉTOILE 357
Armelle parlait pour parier et parce que, mainte-
nant, elle se sentait écoutée.
— Si je n'avais pas fait semblant, tout à l'heure^ d'être
dupe, disait-elle, expliquant des choses assez clai-
res par elles-mêmes, dame Gote ou la Bertrade,
comme il vous plaira de la nommer, serait restée à
son pdste là-haut et il m'eût été impossible de vous
sauver. Vous avez deviné déjà, je le pense, qu'elle
était venue chez nous, au manoir de Concoret pour
savoir au juste si l'argent de mon père était encore
dans son coffre. Quand elle se fut retirée dans sa
chambre, après le repas du soir, elle ouvrit sa fenêtre
qui donnait sur la campagne et posa son flambeau de
manière qu'il fût bien vu du dehors. C'était le signal
convenu entre elle et les Faux-Ermites, comman-
dés par ses fils, les quatre frères Mahaut; cela voulait
dire : « L'argent est là. »
Les Ermites attendaient, cachés dans la forêt. Ils
accoururent et entrèrent chez nous en escaladant la
fenêtre de Bertrade, et ce fut de sa chambre qu'ils se
répandirent dans toute la maison. Ils avaient mis bas
leurs frocs et leurs barbes pour prendre le masque des
Moignos, qu'ils voulaient accuser plus tard de l'incen-
die; mais il se trouva que Guillaume de la Barre avait
en la même pensée qu'eux. Les deux bandes de mal-
faiteurs se rencontrèrent et se combattirent au milieu
des flammes qui dévoraient notre maison, et les Er-
mites furent vainqueurs, cette nuit-là, comme ils ont
été vaincus, hier au soir, au pont du Parjure.
Il ne faut pas croire que j'aie connu ces choses
2S8 UL BSBLUt'ÈSÙlïJÊ
tout de suite. Pendant plv^eun jodd» j'ai cegardé
véritablement dame Gote oemme «ne protectnee qui
m'avait sauvée des flammes. Hier seutomeot, j'ai pu
surprendre le secret de eetto kôtell^ÎB maudite en
écoutant à la porte des seuterraimiy pendant que la
bande rassemblée faisait débauche. Il y avait beau-
coup d'hommes, et des femmes aussi. Dame Gote gour»
mandait la paresse de ses fils et de ses compagnons ;
eiie pouseait à l'ouvrage. L'ouvraf^, c'était de traaa-
former en monnaie courailte, à la marque du Riche-
Duc, l'argent de la vaisselle pillée au manoir de Oon-
coret qu'ils mélangent, dans un cceuset, avec le plomb
de nos toitures.
— Et c'est là l'origine du bruit sourd que nous en«-
tendions naguère? demanda Yvon.
— Oui ; ils ont un pesant marteau suspendu qu'ils
nomment un mouton, pour frapper des sous nantaie,
des deniers et des oboles blanches... Ils parlèrent
aussi de la passée de Mordelles, qui devait être déva-
lisée aujourd'hui même et qui l'a été. Et j'étendis
qu'on roulait des dés sur une table. Mon nom fut
prononcé. Je fus du temps avant de comprendre qu'ils
me jouaient au premier douze.
— Vousl s'écria Yvouc
^ Ce fut, poursuivit Armdle, Vincent Mfthaut qui
me gagna; mais j'avais mon couteau et l'espérance en
Dieu; Vincent d'ailleurs était le moins méchant; il
m'avait dit ce matin que tout irait de bon gré, et
que si je voulais consentir à être une amorce pour
attirer les voyageurs qu'on tue ici avant de les dé-
LA. BBLLE-ÂTOILB 259
pouiller, il ferait de moi sa femme en légitime mariage.
— Et que répondites-Yous, ma fille?
— Rien... Hier au sûir, au coucher du soleil, j'étais
en sentinelle derrière le Tolet qui est brisé mainte-
nant; en bas, dan3 la cuîaioe, dame Gote faisait bouil-
lir la liure de sanglier pour le souper de ses fils. J'a-
Tais essayé de prier, mais en vain. Deux voii se que-
leUaient an dedans de moi : Tune qui disait qu'au
fond d'un si grand malheur il est permis de se réfu-
gier dans la mort, et l'autre qui répondait : « Le de-
Toir efit de souffrir tout, jusqu'à la honte môme,
puisque Jésus-Dieu but la lie de la honte avant de
mourir pour nous sur la croix. y>
— Bien, cela I fit Yvon dont les yeux se mouillèrent
Le regard d'Armelle lui alla jusque dans le cœur
pendant qu'elle poursuivait :
» Oui, c'était bien; mais l'autre voix ne manquait
pas à la réplique, et il me semblait entendre mon père
trépassé qui me criait : a Plutôt la mort qu'une seule
tache! 9 ce qui est, messire, la devise de notre pays
de Bretagne. Et l'acier de mon couteau me brûlait la
main, et bien ardemment je priais Marie, mère du
Sauveur, d'envoyer l'ange à mon secours... Et tout à
coup je vis le sourire de l'ange, ou du moins je le
crus : c'était votre tAte nue que le soleil éclairait sur
la route...
Armelle rougit parce que le regard de l'écolier s'é-
tait fait sévère.
— Je me trompais**, murmura-t-elle avec un gros
soupir.
260 L\ BELLE-ÉTOILE
Puis elle reprit :
— Yoas savez mieux qae moi ce qui se passa, à
dater de ce moment, en dehors de la maison. Dans la
maison, dame Gote était toute seule avec moi. Elle
me dit, quand le matelot demanda l'hospitalité :
— Nous avons de grandes richesses ici, ma mie, et
une fois entrée cette foule d'hommes, qui sait ce qui
adviendrait de nos trésors? Il ne mettront le pied chez
moi ni de gré ni de force. Va me remplacer en bas,
entretiens le feu sous la marmite, moi, je ferai cç
qu'il faut ici : c'est assez de moi pour défendre mon
bien.
Et ce fut assez, en effet. Elle descendit à la vieille
chapelle d'où elle rapporta le drap de deuil, les cierges
et le lit de repos, toute seule; et toute seule elle joua
la funèbre farce qui mit en fuite les voyageurs. Quand
tous les allants furent partis, elle me fit monter pour
écouter les bruits de la bataille, car on entendait très-
bien d'ici les cris des blessés et même les grincements
du fer, que le vent d'aval nous apportait. J'avais le
cœur doublement serré, d'abord, parce que je savais
que le principal danger était pour vous, mon cher
seigneur, ayant ouï Bertrade vous désigner à ses
quatre fils qui passaient sous la fenêtre, comme ayant
toute une fortune dans votre ceinture, et ensuite parce
que, vous croyant si riche, je mesurais la folie de mon
espoir.
Armelle s'arrêta encore et soupira de nouveau. Elle
n'était pas contente de l'ange que la Vierge Marie lui
avait envoyé.
i
LA BBLLB-ÂTOILB 261
Mais à cet endroit du récit, papa Guiffès, le conteur
de Tréguier, a coutume de s'arrêter pour demander à
«on auditoire :
— Savez-Yous à quoi pensait le bienheureux saint
Yves^ TOUS autres? Moi, je le sais. Le bienheureux
saint Yves se disait en lui-même : « Pour le commun
des hommes, mariage n'est point dommage; mais moi,
j'ai déjà promis mon cœur. Ah! tentation, tentation
s
jolie, si j'aTais la liberté de ma foi, toutes les cein-
tures et tous les sous d'or de l'univers n'auraient pu
m'empècher de t'aimer... )>
Armelle continuait :
— La bataille finie, il se passa des heures tran-
quilles, puis, vers minuit, trois des frères Mahaut
rcTinrent exténués et battus. J'appris, en les écoutant
maudire, que tous aviez échappé à leur poursuite, et
j'eus le cœur soulagé d'un poids bien lourd. Avec
Médéric et ses frères revenait le restant de la bande
qui portait Vincent Mahaut blessé et un autre homme
dont la tète était écrasée. On les mit dans les deux lits
qui sont là, et au bout d'un peu de temps, Corentin
sortit pour faire la ronde. Il revint disant que les
chiens-loups pleuraient, car ils n'aboient jamais, étant
nés d'un danois et d'une louve.
Les Faux-Ermites avaient commencé déjà à manger
et à boire dans le souterrain et je les servais à table.
Le frère aîné, Corentin, défendait aux autres de rire
avec moi. Il disait qu'il avait hérité de moi par la mort
de Vincent et que demain serait le jour de nos noces.
Demain, c'est aujourd'hui, et le prètre-garou du
15.
t;
202 LA BBLLB^ÉTOiLE
P^oiB^Néantî doit bénir lurîre mariage dans la cha-
peik tpiî n'a plus ni autel, ni croix, ni toit
Dame Gote ordonna tout à coup le sildoce, disant :
-<- Il n'y a pas que les chiens pour flairer : moi aussi,
je sens la richesse qui passe et la ^ertu de Dieu qui
garde. Le petit démon de mon giron a peur. Bouci
bouci bouc! Tarpacifer 1 II y a la tète et les pieds d'un
saint dans le yent Yoiramus le sait bien 1
— Cette femme, demanda Yvon, pratique*t-elle ha-
bituellement la sorcellerie?
— Je l'ai toujours vue dormir tranquillement dans
son lit, répondit Armelle; mais pour tenir ses garçons
qui la dévoreraient, elle raconte, au matin, ce qu'elle
prétend avoir vu, la nuit, dans les lamdes de Bordeaux
en Guienne où elle va chevauchant sur un bram de
houx.
— Et ce prêtre du Pertuis-Néantiî
— On le dit femme. Il venait mendier en notre ma-
noir de Concoret. Par les chauds jours, il dort, après
boire, dans les chemins avec un grand écureuil qui
chasse les papillons de lui. Quand on lui refuse l'aur
mône du cidre, les moutons grelottent la fîèvre et
prennent le claveau... Mais laissez*moi finir, mon
cher seigneur, nous avons du temps devant noua,
c'est vrai, comme je vais vous l'expliquer tout à
l'heure, mais nous avons de l'ouvrage aussi. J'en
étais à dame Gote et à son démon qu'elle porte bien
vraiment sous sa gorgerette et qui ressemble à un
lézard vert, œillé de rouge avec des petites conii66 de
limaçon. Ayant dît qu'elle flairait un saint dans le
LA BEIXS ÉTOILE Sâd
yenty elle ordonna de fourbir les dagues bien propres
aTec de la cendre et de nettoyer au savon la grande
mailloehede bois qui sert à planter les pieux, et elle dit:
— Si le fer ne peut pas entrer dans lui, on fera sa
fin à coups de masse, pourvu que le bois soit buis-
cuit et qu'on le touche et retouche arec suif-juif ou
onguent-dragant, piqué de poil de fouine-hermine. Et
bouc et bouci Yoiramus à la haute gâvre!
Comme Médéric, le cadet, qui ne croit à rien, s'a«
lisait de rire, elle lui jeta son sabot par la figure en
criant :
— Mets ton bonnet sur tes yeux, toi, estropié, ou
bien celui qui t'a fait manchot te reconnaîtra et te
finirai Or, réglons nos faitfi à Tayance. Armelle va
s'asseoir au rouet dans la cuisine, sous le clair du
flambeau pour qu'on la voie du dehors par la croisée
ouverte. Le saint aura beau regarder, il ne décou-
vrira point de mal à travers sa peau d'agneau, car
elle est plus bête que la laine. File, file, file. Si tout
est bien fait et forfait, la richesse sera à nous.
Depuis cet instant, je ne sais plus ce qui se fit de-
hors ni à la cave, car je vins m'asseoir près du foyer
entre la résine et le rouet. Les Faux-Ermites ne bou-
geaient plus. Ils attendaient.
— Sont-ils beaucoup ? demanda ici Hélory.
'— Ohl certes, répendit la fillette, les Moignos en
ont égorgé la moitié, à la Font-Bouillaut, mais, il
en reste bien une vingtaine^ et le prètre-garou,
qui est le premier après les Mahaut, n'a pas eu de
mal.«. Au bout d'un quart d'heure, tout au plus,
264 LA BBLLB-ÂTOIUfi
dame Gote entra toute échetelée dans la cuisine.
— Monte 1 me dit^lle en soufflant comme quelqu'un
qui a trop gros de joie dans la poitrine, monte,
monte et monte I Par l'échelle pour aller plus ^itel
L'argent a deux pattes; il Tient, il peut s'en aller. Dès
que je l'aurai, j'en donnerai au ciel sa part pour me
racheter de l'enfer qui croit me tenir. Range la cham-
bre, ma fillette, pour l'argent qui Ta être notre hôte.
On Ta t'euToyer un des garçons pour Tider les deux
lits, car il faut que l'argent dorme propre et à l'aise,
c'est sûr.
Je montai. Corentin était déjà dans la chambre où
nous sommes. Il aTait le Tisage d'un homme iTre
quoiqu'il n'eût pas bu. C'était la fumée de l'argent. Il
m'aida à retirer le cofFre qui était sur la table et qui
formait le lit de repos. Il décrocha le drap noir. Il
disait en traTaillant comme un lion :
— Vincent était de trop. C'est heureux pour toi de
m'aToir au lieu de Vincent, car je te ferai belle et
braTC. Tu auras une cotardie lamée d'or, Armelette,
et des perles à ton cou, et un mantel d'hermine,
tombant jusque sous tes pieds. Nous sommes trop
encore pour le partage, c'est certain; mais on se bat-
tra, et je resterai le dernier, car je suis le plus
forti
— Où allons-nous porter les blessés? demandai-je.
Car il fallait les lits vides. Dans l'un, Vincent Mahaut,
qui Tenait d'entendre son frère parler de lui comme
d'un mort, plaignait faiblement; dans l'autre, l'homme
inconnu ne bougeait pas. Je crois bien qu'il dormait.
LA BBLLB-ÉTOILE 265
— C'est la vérité, me dit Corentiiiy ta as de l'esprit.
Où allons-nous porter les blessés?
Quelqu'un répondit derrière nous :
— Il n'y a plus de blessés.
J'ignore comment il était entré, celui-là. En nous
retournant, Corentin et moi, nous vîmes ce qui me
parut être un géant, debout, entre les deux lits. C'é-
tait Médéric avec son bras pendu à son cou et son
bonnet de laine qui lui couvrait les yeux.
Il s'en alla sans rien dire de plus.
Il n'avait point menti : les deux blessés étaient
maintenant des corps morts.
— J'aimais bien Vincent, dit Corentin, mais quand
tu vas être ma femme, il se serait mis en colère, et
puis, il aurait voulu partager. Médéric a eu tort de le
tuer; Médéric sera puni, ce qui fera deux de moins,
au lieu d'un. Aide-moi, ma petite Armeaul
Nous mîmes les deux cadavres dans le coffre et les
draps mortuaires plies par dessus. Et alors, vous arri-
vâtes, et je vous servis à table, et je vous tins compa-
gnie, selon qu'il m'avait été commandé par dame Gote,
et quand je vous crus endormis tous les deux, votre
compagnon et vous, je m'esquivai pour aller à la dé-
couverte, car il se pouvait que dame Gote ne fût pas
le seul espion aposté autour de vous. Je sais la route
qu'il faut suivre pour arriver au cœur même des sou-
terrains sans être aperçue...
— Voulez- vous m'y conduire? demanda vivement
Yvon. j
— Je veux, mon seigneur, répondit Armelle, tout j
2d6 JA BSLLK«ÉrOIUE
ce que vous voulez, mais laiesez-moi achever, ce que
je ferai désormais en peu de paroles. Quaad je vous
aurai tout dit, vous jugerez s'il est opportun que vous
tentiez cette entreprise... Lorsque j'ai pénétré toui à
rheure dans la galerie souterraine où les Faux-Er-
mites sont assemblés, dame Gote venait d» reprendi»
sa place à la table du festin, car c'est un véritable
festin qui réunit, chaque nuit, les Ermites de la forêt
de Brécilian, et personne ne l'ignore dans le pays.
Au temps où j'étais chez mon père, on nous racontait
Fétonnement effrayé des voyageurs, qui entendent les
bruits de l'invisible orgie, en passant devant l'auberge
de la Belle-Etoile. Ils sont aux environs de trente, cette
nuit, y compris des femmes, jeunes et brillamment
parées, qui cachent leurs visages sous des masques
de velours. D'où viennent-elles?.... Assurément ce
n'est pas dans la pauvre marmite de dame Gote que
cuisent les mets délicats, servis dans des plats d'ar-
gent sur cette table somptueuse, toute couverte de
vases sculptés, où l'hydromel, l'hypocras et les vins
dorés des pays d'outre-monts remplacent l'humble
cidre de notre Bretagne. Le pays se meurt de l'éteiv
nelle bombance que font ces hardis pillards sous leurs
grandes voûtes recouvrant tant de trésors et illuminées
comme si c'était le plein jour par les cierges de nos
autels et les lampes votives arrachées à nos sanc-
tuaires !
La Bertrade ou, si vous voulez, dame Gote. qui reve-
nait d'en haut, où elle s'était tenue aux écoutes^ voyant
tout ici par on trou ûxl plancher, a dit :
LAMLUBHfcrOILK 967
— Le gros est couché et dort cooune une soache;
l'écolier ne tardera pas à en faire autant. La petite
n'a pas bronché, c'est un ioli sujet, et nous en tire*
roBS bon parti.
La petite, c'est moi. Médmc et les autres voulurent
monter tout de suite pour se débarrasaer de la besogne
qui doit être accomf^ie ici, et avoir le restant de la
nuit tranquille, mais la vieille a dit encore :
— Travaillez à la monnaie si vous êtes en goût de
travailler. Je vois une protection autour de l'écolier.
C'est de lui que sortait l'odeur de saint qui m'a monté
au nez toute la nuit, de quoi j'ai mal à la tète. Quand
le petit démon de mon giron l'a vu, il s'est caché
jusque sous mon aisselle, et a mordu. Or, j'ai vécu
longtemps et je sais bien des choses. Ily a une heure
pour attaquer les saints et rien ne sert de leur verser
poison ou de les frapper avec choee qui pique. Peau
de saint, peau de chagrin; pour la percer il faut arme
de charme. Bell Bell Zeb! Zeb! Buth! Buthl Mouches
plein la bouche 1 On prend bois de buis-cuit à trois
Bœuds et trois creux qu'on beuire et leurre d'onguent-
dragant, fait avec gras de bras de petit jumeau nou-
veau, dodu fondu, salé, bien salé, cendré, bien cendré
de sel et de cendre, sel de mer, cendre d'enfer venant,
vraiment. BoucI Gâvre! Gàvre! qui saura aura!
— Et où diable pèchere^vous onguent pareil, ma
mère? a demandé Médéric, il faut du temps pour le
mijoter.
La vieille a répondu :
— J'en ai du tout fiais, toni sec dans le cmn de
268 LA BBLUS-ÉTOILK
mon bec, derrière ma dent branlant. Buvez, mangez, tra-
vaillez, mettez du plomb dans l'argent, du cuivre dans
l'or... Yoiramus a soif, les belles I amenez le garoul
Alors^ deux demoiselles qui étaient blanches comme
la neige sous leurs masqués noirs ont pris le faux
prêtre par les oreilles et l'ont traîné hurlant jusqu'à
la vieille. On a mis une toute petite pièce d'or au mi-
lieu d'un grand plat d'argent» que j'ai bien reconnu
pour venir de Goncoret, et dame Gote a entr'ouvert
sa gorgerette. Le lézard est sorti, allongeant ses
cornes de limace, et sa langue fendue a touché la
piécette d'or. Et le métal est devenu liquide comme
sauce au fond d'un plat, et Yoiramus, car le lézard se
nomme ainsi, l'a lampe petit à petit avec sa languette
fourchue.
Alors Médéric a demandé :
— Qui nous avertira quand il sera temps de
monter?
La vieille a dit :
— Entre le loup et le chien, entre le chien et le loup,
on peut faire la fin des saints, parce que l'heure est bise
et grise. Attendez que l'éclaircie qui n'est ni blanche
ni noire se montre au levant, vers Treffendel. Les
mulets du danois et de la louve qui ne sont ni loups
ni chiens, pleureront dans la cour quand il faudra
aller. Appportez-moî le maillet que je le graisse à
l'avance, bien graissé; et à ton biniou, garou, prêtre
fou, pour la danse de bonne chance!
Hommes et femmes, diables et diablesses plutôt, se
sont rués en tumulte au milieu de la cave sous la
LA BELLB-irOILB 269
grande lueur du lustre de l'église de Saint-Malon, qui
fut décroché l'hiver passé par soierie, et comme je
connaissais tout ce que je voulais connaître, je me
suis sauvée pour ne point voir les mauvaisetés de ce
sabbat sacrilège.
La petite Armelle se tut. Par-dessus la frange re-
courbée de ses longs cils, elle glissait vers l'écolier un
gentil regard bien modeste, mais qui ne manquait pas
de résolution. Yvon Hélory ne parlait point. Ni l'une
ni l'autre des deux légendes ne rapporte ce qu'il pen-
sait en ce moment; seulement, celle du pays de Tré-
guier avoue, par l'organe du papa GuifFès, qu'il y a
de rudes moments dans la vie des saints.
Au bout d'une minute, Armelle fronça le sourcil
et dit :
— Maintenant, mon cher seigneur, vous en savez
juste aussi long que moi. Je n'ai plus qu'une chose
à ajouter. Jusqu'à la première clarté de l'aube, qui
est l'instant fixé par les bandits pour l'exécution
de leur cruel dessein, il vous reste une heure, peut-
être un peu moins. Voulez-vous encore descendre
dans les souterrains ?
— Non, répondit Yvon, je ne le veux plus.
— Que prétendez-vous faire?
— Il y a l'échelle, répliqua Yvon. Je vais la tirer
ici, puis la redescendre par la fenêtre; j'éveillerai mon
compagnon et nous prendrons le large tous les deux
en regagnant la route de Rennes à Plélan.
— Eh bienl et moi? fit la petite Armelle dont les. yeux
étaient tout brillants d'indignation.
Blâi TOUS 9svm cainnie ce pétulant courroiu: la
rendait plua jolielJe ne<poucrai& tFO|^ Tou&répétar que
la panvce bienheureux saint Yves n'était encore qu'un
écolier de vingt ans, qui naïvement s'interrogeait lui-
même sur la question de savoir s'il était bon, prudeat
et convenable d'emmener sa tentation avec soi.
ArmeUe voyant qu'U se taisait, frappa son petit
fûed contre le carreau et s'écria :
— Auriez- vons lûen le cœur de me laisser dans
cette caverne, moi qui vous ai pris pour un ange?
— Hélas! hélas I demoiselle, repartit enfin Yvon
Hélory, je suis bien loin d'être un ange, et vous ne
vîtes jamais homme si embarrassé que moi.
Le premier mouvement d'Armelle fut de lui tourner
le dos; mais se ravisant, elle le saisit par le bras et le
traîna jusqu'à la fenêtre.
Vous souvenet-vous que tantôt, Goïon de Ploêmené
lui avait dit, à cet Yvon : « Tu es plus fort qu'un
bœuf I ]» et qu'au pas de la Font-Bouillant, ce soir,
il avait brisé le robuste poignet de Médéric comme un
brin de bois sec, rien qu'en le tordant dans sa main?
Eh bieni à présent, il cédait à l'effort d'Armelle comme
un petit enfant qui suit sa gouvernante, et c'était lui
qui soupirait prêt à pleurer.
Arrivée auprès de la fenêtre, Armelle, toujours en
colère, le poussa jusqu'à mettre sa tète au trou du
volet et lui dit : ce Regardez I » Il obéit et vit sur la
route trois choses noires, immobiles, rangées côte à
côte juste en face de la fenêtre, et il reconnut les trois
chiens-loups, accroupis, qui veillaient.
LA. BILLS-iTOILB 27i
— Pensez-vous qu'ils soient seuls en ce lieu ? de-
manda sa compagne avec un méchant rire. Détrom-
pez-vous. Médéric, Corentin et l'autre Mahaut
montent la garde, collés au mur pour que vous ne les
puissiez point voir. Ouvrez donc la croisée, passez
l'échelle, et bon voyage! ce n'est pas moi qui vous
empêcherai désormais d'aUer à votre morti
XVI
CŒUR Dfl SAINT
Vous voyez qu'elle était bien en colère, cette petite
Armeau ; mais son courroux ne tint pas quand l'écolier,
les yeux mouillés et souriants à la fois, lui répondit
d'une Toix qui doucement tremblait :
— Ah I demoiselle, ce n'est pas de la mort que j'ai
peur!
— Cest donc de moi? fit-elle.
— Non, répondit Yvon, c'est de moi.
— Et comment pouvez-vous avoir peur de vous-
même?
— Parce que j'ai un cœur et qu'il s'élance vers vous.
— Eh bien I dit Armelle déjà toute contente, n'ai-je
pas fait, honnêtement et franchement, tout ce qu'il
fallait pour cela?
— Si, vraiment, demoiselle, vous l'avez fait avec
franchise, avec honnêteté, avec noblesse aussi, dans
votre bon droit d'orpheline et d'abandonnée qui choi-
sit, sous l'œil de Dieu, le protecteur de sa jeunesse et
le gardien de son honneur. Je sais... je sens que je
vous aimerais comme créature humaine ne fut jamais
LA BKLLB-ÉTOILB 273
aimée. Je vous trouye belle, je tous trouve bonne et
douce, et sincère ; quelque chose m'affirme que vous
me rendriez amour pour amour. Nous sommes jeunes
tous les deux, nous sommes purs, nous ne savons
mentir ni l'un ni l'autre; la foi que nous échangerions
serait sans tache, et ce que chacun de nous promet-
trait dans le danger où nous sommes serait tenu fi-
dèlement après le péril passé. Nous serions heureux
par l'union de nos deux tendresses dans le présent, et
les jours à venir, je les vois, ah I je les vois, nous
amèneraient par la main ces blonds trésors, les en-
fants chéris, les vivantes fleurs d'amour qui prolon-
gent le bonheur et qui font renaître la jeunesse dans
rame toujours attendrie des pères et des mères. Je
vous aime, Armell^, et c'est bon d'aimer; je vous
aime en ce moment si court, de toute la tendresse qui
pourrait embellir une longue existence. C'est une joie
inconnue, et surtout imprévue, car je me croyais
au-dessus de ce charme. Dieu a voulu que je visse,
et voilà que je vois, par vous qui avez tous les at-
traits réunis, les larmes avec le sourire, la beauté,
la candeur, la vaillance, la faiblesse, par vous men-
diante plus fière qu'une reine, qui tendez votre blanche
main en implorant l'obole de l'honneur et du bonheur,
Dieu a voulu que j'entrevisse le paradis de la terre,
qui n'est point fait pour moi. Que sa volonté, cruelle
qu'elle est, soit bénie du fond de notre abîme jus-
qu'au plus haut des cieux I Armelle, Armelle, c'est à
vos pieds que je veux vous dire cela, parlant pour
une seule fois le langage des tendresses mortelles.
t274 LA BILLS^ftTOILE
Arfliell«, toira ne ffoavez p«s être à moif parce cpfâ
m'est défendu d'être à tous.
Ses ge&oux ayaient fléchi lentement, et il s'était
prosterné devant la jeune fille étonnée, éblouie, de
sachant si elle deirait se r^ousr ou se désespérer.
L'heure de répittni^chait pendant cela. Au«de8so«B ,
d'eux les assassins préludaieai au meurtre par l'orgie.
Le rauque concert de leurs cris et de leurs chants
montait à chaque instant plus distinct, mais persom»
ici ne les entendait plus et nul assurément ne songeait
à la mort qui allait yeaic
Ârmelle comtemplait dans un raiiss^meni muet,
plein d'élan et de crainte, cet enfant au sourire loyal
et hardi qui lui était apparu comme un ange, qu'elle
avait Yu pour la première fois hier au soir et qu'elle
aimait de ce long amour qui dure une vie en quelques
heures.
Il était là, illuminé, transfiguré, beau de toutes les
ardeurs et de toutes les candeurs qui se disputaient
son âme.
Elle le voyait dans son extase et dans son sacrifice,
vaincu, mais triomphant avec le rayon de la victoire
dans les yeux, avec le pleur du martyre qui roulait en
sillonnant sa joue.
Je ne veux pas dire qu'elle comprît tout cela très-
bien, la jolie petite Ârmelle, mais a-t-on besoin de
comprendre très-bien? et au fond des puissantes émo-
tions n'y a-t-il pas toujours un peu de cette chose qui
grandit et creuse l'^otion, — le mystère?
Avant de parler, Armelle se recueillii,^ puis eUe dit :
LA BBLLX^OItB S75
— Pourq[«oi vous est-il défendii d'être à moi?
Yyon ne répondit pas toat de ssite, parce qu'il la
regardait, plus charmante qu'il ne l'ayait encore Tiie.
— Si jeune que vous êtes, reprit-eHe, aeriei-TOUs
donc engagé déjà dans les liens du mariage?
— Non, repartît Yvon H^ory.
— Ayez-Tous du moins promis votre foi à qjadqm
autre jeune fille?
— Non, répliqua eneore TVon ; ne youb ai-je pas
<^ que je n'avais jamais aimé ?
Une lueur d'espoir brilla dans le nuage qui yoilait
le regard d'Armelle.
— Vous n'ayez pourtant pas l'âge d'être prêtre
murmura-t-elle.
— C'est yrai, dit Yyon.
— Ni moine non plus.
— C'est yrai.
Il y eut un silence après lequel Armelle répéta :
— Pourquoi yous serait-il défendu d'être à moi?
— Parce que je ne suis pas à moi-même, répondit
Yyon. Rien de moi ne m'appartient plus. Sans être
époux, ni prêtre, ni moine, je suis lié par une parole
d'autant plus sacrée que nul ne Ta entendue, sinon
Celui a qui je l'ai dite dans le secret de mon âme.
— Vous ayez fait un yœuî
-— Pas même cela. Seulement^ je n'ai plus rien
parce que j'ai tout donné.
— A qui ?
— Aux pau^pes.
— Je suis pauyre, dit ArmettO) mais si doucemrat
276 LA BELLS-ÉTOILB
et avec tant de grâce qu'Yvon Hélory lui prit la main
pour l'attirer jusqu'à ses lèvres.
— Aux orphelins, continua-t-il.
— Je n'ai plus de parents
— A tous ceux qui souf&ent.
— Oh I dit-elle, je souffre, et si je vous perds, ami
de mon cœur, jamais je ne serai consolée 1 C'est k
moi qu'il faut donner, puisque je suis la plus malheu-
reuse. Dieu et l'Église elle-même permettent qu'on re-
prenne ces imprudentes promesses. Pourquoi, vous
qui donnez à tous, me refusez-vous l'aumône à moi
seule? Fallait -il, si vous ne vouliez pas de votre
pauvre Armelle, fallait-il lui montrer la beauté de
votre âme ? Mon cher seigneur, mon bien-aimé, vous
êtes venu au moment où j'implorais Jésus sauveur et
la Vierge Marie sa sainte mère. Je vous ai aimé par
leur volonté bénie ; c'est en leur nom que je vous
implore, vous priant à mains jointes de m'aimer et
de me sauver !
A son tour, la jeune fille se laissa glisser à genoux,
et ainsi, ils se trouvèrent prosternés en face l'un de
l'autre.
La légende de Basse-Bretagne et celle du pays de
Plélan sont ici d'accord pour montrer cet étrange et
naïf tableau dont la famille dTvon Hélory (les Ker-
martin, ou du moins la branche de Kermartin-Morhère
du Kenquis) fit plus tard ses armoiries : d'azur aux
deux anges de carnation^ orant de vù-àr^is, lui à dex--
trCf elle à senestre. La peinture en existait encore au
commencement de ce siècle dans un vieux cadre de la
I
LA BELLE-ETOILE 277
chapelle de Saint-Pabu, paroisse de Pommerit-Jaudy,
dont était originaire dame Azo du Kenquis , mère de
saint Yyes. Papa Quiffès, qui avait vu cette peinture,
en fait ainsi le trait :
« Armelette regardait le saint et priait; mais le
saint priait en regardant quelque chose au-dessus de
la beauté d' Armelette, et c'était notre Seigneur qu'il
voyait tout en long sur sa croix. »
Yvon se releva le premier et la jeune fille resta pro-
sternée devant la pureté de sa pensée qui sortait de
lui comme une lumière. Dans l'austère et douloureux
triomphe de son sacrifice, il dit, et c'était comme un
cantique :
« Voilà que Dieu m'a donné dans sa miséricorde la
vertu de vaincre mon cœur, et voilà que j'ai repoussé
le breuvage délicieux pour boire avec joie l'amertume
de mon calice.
« Que votre gloire soit glorifiée, Seigneur, mon
Dieu, ô Trinité I Père, Fils et Saint-Esprit, mystère
éclatant et impénétrable.
a Dieu infini au milieu de tout ce qui a des bornes,
immuable en face de tout ce qui change, éternel au-
dessus de tout ce qui meurt I
« Je fus promis avant de naître à votre loi d'amour,
non pas l'amour qui languit sur cette terre, mais la
charité qui fleurit dans le ciel.
a Je fus promis à ceux qui pleurent, non pas à un
ni à une, mais à tous : non pas à une veuve, mais à
toutes les veuves, non pas à un orphelin, mais à tous
les orphelins.
16
278 LA BBLLB-trolLE
« CeloMà, Seignear, qui est à tous, n'aura point
d'épouse et japiais il ne verra l'espoir de sa race sou-
rire dans un berceau.
<c Celui-là ne connaîtra son propre cœur que par
la douleur qu'il ressentira en se l'arrachant de la poi-
trine.
« Il séchera les larmes, mais il pleurera ; et parce
que toutes les familles seront à lui, il n'aura pas de
famille.
c( Me Toiei, mon Dieu, et votr» Tolonté est faite :
sondez ma poitrine, tous n'y trouverez que Vous.
« Mon amour est comme une haine qui fuit l'objet
aimé ; quiconque aimera le promis du sacrifice sera
sacrifié.
« Et celle dont mon âme brisée a brisé l'âme me
verra sourire : que le nom du Seigneur soit béni I
« Gloire au Père, gloire au Fils, gloire au Saint-
Esprit, ainsi que cela fut, est et sera dans les siècles
des »ècles. »
Il semblait grandir à mesure qu'il parlait. Et pen-
dant que sa tète lumineuse s'élevait ainsi que ses
mains jointes vers le ciel, la pauvre petite Armelle
s'inclinait de plus en plus vers la terre, jusqu'à ce
qu'enfin son front vint au niveau des pieds d'Yvon
qu'elle baisa en les inondant de ses larmes. Et alors,
lé saint entendit une chère voix tremblante qui mur-
murait dans un sanglot :
— Ainsi soit-ilî
XVII
GBNS qu'on ÉYEILLE
En ce moment, les bruits qai Tenaient du souter-
rain firent silence. L'orgie arrêtée se tut et le balancier
qui frapjmit la fausse monnaie cessa d'écraser le mé-
tal. Par les trous des volets, trois hurlements pJaintifs^
arriTèrent. C'était les mulets du danois et de la louve
qui annonçaient l'aube quelques instants à l'avance^
car le coq, dont la voix avait rappelé naguère à Goïon
de Ploêmené les souvenirs de la maison paternelle,
s'était rendormi*
La petite Armelle essuya vitement ses yeux et se
releva disant :
-"Mon cher seigneur, il faut nous hâter; il ne
nous reste pas beaucoup de temps pour faire notre
besogne.
—Quelle besogne? demanda Yvon.
*<-£h bien! répondit-elle, parce que vous n'avez
pas voulu de moi pour vous suivre fidèlement dans la
280 LA BELLB-ÂTOILB
yie jusqu'à la mort, est-ce une raison pour que je
TOUS laisse égorger?
— Vous voulez donc me sauver tout de même, Ar-
melle?
— Oui, certes, je le veux et le ferai.
— Comment vous y prendrez-vous, puisque nous
sommes menacés au dedans et gardés au dehors ?
— Ahl fit-elle avec un peu de rancune (mais si
peu !), je ne suis pas une sainte, moi, et mon désir
était de rendre un homme heureux, ne pouvant faire
le bonheur de tout le monde. Mais ne parlons plus
de cela. On n'a pas besoin d'être une sainte pour avoir
des idées. J'en ai une et la voici : nous allons prendre
le corps du pauvre Vincent et le mettre dans le lit
vide. L'autre lit étant occupé par votre gros garçon
de Basse-Bretagne qui boit, qui jure et ne sait point
parler aux dames, tout sera comme il faut. Nous nous
cacherons derrière le coffre, sous les draps mortuaires,
et les bandits, trouvant deux hommes couchés, ce qui
fait juste leur compte, casseront deux têtes, et tout sera
dit.
— De vrai, s'écria Yvon en riant de bon cœur, car
toute sa gaieté était revenue, vous avez raison deux
fois, demoiselle, l'idée n'est pas mauvaise, et pas n'é-
tait besoin d'être une sainte pour la trouver. Avez-
vous bien le courage de condamner à mort cet honnête
luron, mon voisin Ploêmené qui fera de vous une
écuyère de noblesse, car je vous le destine pour mari?
Du coup, la petite Armelle se mit en colère tout à fait.
— Jour de Dieu ! fit-elle, me voici qui jure, moi
LA BELLB-ferOILB 28i
aussi, et c'est la première fois, n'est-ce pas assez de
m'avoir méprisée, messire écolier, sans me jeter en
proie à ce païen tout gonflé de sa richesse, qui me
traitait comme une margoton il n'y a qu'un moment?.. .
Plutôt que d'unir mon sort à celui d'un pareil pataud,
j'aimerais mieux rester fille I
— Satan et ses petits t dit en cet instant Ploêmené
qui rèyait, le cidre ne me vaut plus rien, apportez-moi
du claret miellé, du brandevin, de la cenroisç, de
l'oxycrat et du doucet d'Espagne, je fais yœu de tout
boire !
— L'entendez-Tous ? éemanda Armelle.
— Bachelette, répondit Yvon, j'ai vu du pays en
allant de Land-Tréguier jusqu'à Paris, et en revenant
de Paris jusqu'à Paimpont, et je n'ai point trouvé tout
le long de ma route chrétien ni païen qui soit si bonne
étoffe d'époux I Commençons par le mettre de côté
comme une poire pour la soif. Aidez-moi, je vous prie,
à le porter en lieu sûr.
Elle haussa les épaules, mais elle suivit Yvon qui
prit la tète de Plpêmené pendant qu'elle soutenait ses
pieds, et ils le portèrent ainsi ronflant et grondant
derrière le coffre. En passant devant le flambeau,
Yvon dit :
— Regardez un peu la bonne figure qu'il a, et ne
vous plaignez pas du poids qu'il pèse, car vous portez
Taisance de votre maison.
— Jamais... commença la fillette.
Mais, en vérité, Yvon Hélory disait vrai. Ce pauvre
Goïon, tout pécheur qu'il était, av^it un honnête vi-
16.
26s LA BBL&B-érOILft
sage. Il n'j a paint de pelste Me qui ne sache déco^H
vrir le mouton sous la peau du kmp» ArmeMe n'acheva
point cette phrase qui comDMoçait par jamais...
— Jeunesse se corrige, continuait Yvon, et si vous
voulez le bien considérer, yom verrez qu'il est un peu
trop rustique, c'est certain, mais beau gius des pieds
à la tête.
-— Et, en fin de compte, murmura Armelette, il ei^
moins lourd que je ne l'aurais cru... Mais dépêchons,
mon cher seigneur, voici la nuit au dehors qui devient
bise, les assassins sont en route pour venir.
Yvon ne répliqua point, mais il détacha lestement
la fameuse ceinture de son camarade Ploêo^né. Nous
verrons sans doute plus tard pourquoi il prenait cette
peine.
Goïon fut ensuite déposé derrière le coffre^ sur la
chape qui figurait un squatte et sous le drap semé
de tètes de morts ; ce n'était pas une couche très-gaie,
mais, enveloppé qu'il était ainsi dans le deuil, il cou*
tinuait de s'ébattre à travers son joyeux rêve.
Armelle entraîiia Yvon jusqu'à la fenêtre pour lui
montrer l'éclaircie qui n'était ni blanche ni noire et
qui se faisait au levant, vers TreÔendel,
— Et vite I et vite I fit-elle en courant au coffre.
Voilà les bandits qui montent, et nous avons deux lits
à garnir.
Dans Tescalier en zig-zag qui communiquait avec la
cuisine on entendait des pas qui montaient doucement,
doucement, et des chuchotement» étouffîs, et des rires
qi]^'on essayait de comprimer.
LA BIUSHÊTOIUS 28»
--' Ei iFité I et vite I répétait la petite Armeau tout
affairée; prenez la tète de Vincent; nous porteroos^
l'autre après; si tous yous dépêchez, nous auron3 le
temps de Les couchw tons les deux*
Mais plus elle se trémoussait, plus son compagnon
restait calme. Il était debout au milieu de la chambre
et le flambeau envoyait d'aplomb ses rayons à la belle
sérénité de son visage.
'— U est déjà trop tard, dit-il, les gens qui veulent
acheter Tor en répandant le sang sont en haut des de-
grés. Éteignez la lumière I
Armelle obéit, mais elle dit :
— Qu'allez vous faire? pour combattre vous n'avez
pas d'armes... Il est encore temps peut-être, mon cher
seigneur, ne vous abandonnez pas vous-même. Aidez-
moi 1 aidez-moi !
La chambre était plongée maintenant dans l'obscu-
rité. Tout se taisait de l'autre côté de la porte, même
les chuchotements. Quelque chose grinça dans la ser-
rure ; Yvon dit :
~ Ma fllle^ le reste ne regarde que moi seul. Cachez-
vous auprès de celui qui vous fera heureuse et riche.
S'il veut parler encore dans son sommeil, fermez-lui
la bouche à deux mains, et quoi que vous voyiez dé-
sormais, quoi que vous entendiez, pas un mot, pas im
mouvement, je vous l'ordonne I
Armelle fit comme il lui était commandé. Yvon
Hélory marcha un pas vers le coffre et dit tout
bas:
-* Vincent Mahaut, pécheur, dors-tu ?
284 LA BELLB-âTOILE
Sa voix était si profonde qu'Armelle en eut froid
dans le sang de ses veines.
Vincent répondit :
— Non, vous m'avez éveillé, cœur de saint.
— Lève-toi, dit encore Yvon.
Un bruit confus se fit à l'intérieur du coffre. C'é-
taient les membres rigides du défunt qui craquaient
en se détendant.
Et une forme humaine montra son buste entier hors
du coffre.
Dans sa cachette, le petite Armeau, saisie de ter-
reur, avait couvert sa face de ses mains. Seulement,
elle regardait tant qu'elle pouvait à travers ses doigts
qui tremblaient.
Yvon reprit :
— Sors de ta bière, trépassé.
Vincent enjamba le rebord du coffre, et Yvon lui
agrafa autour des reins la ceinture de Ploêmené. Après
quoi, il lui dit :
— Marche I
— Vincent marcha.
— Mets-toi entre les draps du lit de droite.
— C'était le mien, dit Vincent, il me connaît.
Et ayant atteint d'un pas un peu raide, il est vrai,
le lit désigné, il s'y coucha.
On put entendre au dehors distinctement la clef qui
faisait un tour dans la serrure.
Yvon s'adressa' au second mort en parlant un peu
plus vite, parce que le temps pressait :
— Toi qui dors là et que je ne connais pas, dit-il,
m'entends-tu ?
LA BELLB-ÉTOILB 285
— Présent I répondit une bonne et franche voix.
— As-tu terminé ta vie en état de péché mortel ?
— Mon saint, dît le second mort, il y aurait bien eu
quelque chose comme cela, sans la bienheureuse mère
de la Vierge qui protège les matelots.
— Éveille-toi I
— Je ne demande pas mieux; mais va-t-on enfin me
donner ma soupe ?
C'est papa Guiffès, le Bas-Breton, qui rapporte ce
détail. Les conteurs du pays de Paimpont prétendent
au contraire que ce second ressuscité se frotta les
yeux à tour de bras en chantant de tout son cœur :
Y a des noisett* à Ooncarneau
Y a des gros moutons à Plélo. . .
Mais il n'y a point là de vraisemblance, parce que
les Mahaut et leur séquelle l'auraient entendu à tra-
vers la porte.
Ce qui est certain et prouvé, c'est que ce deuxième
cadavre appartenait au bon matelot Paimpol, et le
lecteur voudra bien se souvenir qu'il avait eu la cer-
velle notablement dérangée par la vue du squelette
d'abord, ensuite par sa chute du haut de l'échelle.
Ceci soit dit pour expliquer, dans tous les cas, la lé-
gèreté de sa conduite.
Yvon Hélory le fit lever — et marcher. Il lui com-
manda de se coucher dans le second lit, qui était à
gauche et le plus éloigné de la porte, — celui où Goïon
de Ploêmené avait fait son somme.
Juste à l'instant où Paimpol obéissant se coulait
286 LA miS-ÉfOUB
entre les draps, le pêne cte la serrare swuta htnrsde sa
gâcbe et la porte s'oatrit.
Geui qui arriyaieot n'ayaient point de lumière : il
faisait noir au dehors comme au dedans.
Médéric entra le premier; il tenait le maillet de
bois de buis « beurré-leurré d'onguent^dragant. »
Corentin Tenait ensuite avec un grand coutelas» puis
dame Gote, qui avait à la main une hachette bien
fourbie.
La TÎeille dit tout bas au quatrième frère qui mon-
tait derrière elle :
— Va en bas enlerer Féchelle pour que le trou soit
libre et que leurs corps puissent passer. Quand tout
sera fini, on les jettera par là et ce sera moins de be-
sogne.
Puis, s'adressant aux deux autres :
^ J'avais cru entendre causer ici, mais tout est bien
tranquille. Otez vos souliers et travaillez lestement :
une paire de bons coups bien donnés, et ils ne s'éveil-
leront que dans l'autre monde !
XVIII
COMMENT FINIT LA BBLLB-ETOILE
Médéric et Corentin traversèrent la chambre pieds
nus. La Tieille les suivait également déchaussée. Elle
avait dit vrai : tout était bien tranquille, car la petite
Armelle, derrière le coffre, veillait auprès de Goïon
pour Tempècher de ronfler, et sa blanche main était
toute prête à faire office de bâillon, au cas où le bon
écuyer aurait bavardé en rêve.
Au devant du coffre, Yvon se tenait debout, les
bras croisés sur sa poitrine. Il n'avait point pris la
peine de se cacher, mais ce n'était vraiment pas néces-
saire. La lune qui avait brillamment éclairé depuis
la veille au soir menait de plonger à l'horizon der-
rière les collines chevelues qui montent vers le bourg
de Gaêl.
Dans la partie opposée du ciel, l'aube annonçait sa
venue en pâlissant les étoiles, mais chacun sait bien
qn'à ritttérieur des maisons l'heure la plus noire est
celle qui précède le crépuscule du matin. Il semble
^ I
288 LA BELLE-ÉTOILE
que la sombre déesse, fille du Ciel et de la Terre,
épouse du fleuve Achéron et mère des Furies, la Nuit
que Jupiter aima jusqu'à parsemer de pierreries le
deuil étemel de ses voiles, il semble que la reine des
ténèbres concentre et recueille sa puissance au mo-
ment de livrer au Jour cette bataille sans fin qu'elle
perd chaque matin pour la gagner chaque soir.
En allant de la porte vers les lits, dame Cote, Co-
i^ntin et Médéric ne se voyaient point les uns
les autres et tâtonnaient, se guidant au moyen de
la table et des escabelles. Médéric arriva le premier
et dit :
— J'y suis.
Corentin et la vieille le rejoignirent.
D*en bas, le quatrième frère Mahaut^ qui avait nom
Pol, cria :
— Le trou est libre, j*ai tiré l'échelle.
— Imbécile ! gronda Médéric : mère, allez au trou
lui dire qu'il se taise I
Dame Cote répondit :
— Finissons-en plutôt tout de suite ; quand le mail-
let de buis aura travaillé, plus ne sera nécessaire de
se gêner : y es-tu, Merry, mon fillot ?
Médéric répondit :
— J'y suis.
La vieille s'orienta en tâtant les lits l'un après
l'autre.
— Voici, dit-elle en désignant la couche où le brave
matelot Paimpol était étendu, le lit qui. a été choisi
parle plus gros des deux, celui qui a le chaperon. En
LA BELLE-ÉTOILE 289
passant près de la table, je me suis assuré que l'autre
n'était plus en la place où le sommeil Tayait pris. Il
est là sous ma main, je le sens : Técolier à la tête
nue, celui qui porte les sept mille besans d'or I C'est
celui-là qu'il faut frapper.
— • Le plus sûr, repartit Médéric, est de les frapper
tous les deux, mais je Tays commencer en effet par l'é^
colier, puisqu'il porte la ceinture.
— Eh bien ! fit Corentin, qu'attends-tu ? pourquoi
tant de paroles ?
— Il a raison, dit la vieille : fillot, à ton ouvrage !
Mais Médéric ne bougeait pas.
— Je réfléchis, répondit-il, que j'ai percé l'écolier
de ma dague, cette nuit, là-bas, sur la lande qui est
de l'autre côté de la Font-Bouillant, et qu'il n'avait
pas la ceinture.
-^ C'est pourtant vrai, grommela Corentin : il y a
de la diablerie en tout ceci 1
•— Il y a bien pis que de la diablerie, répliqua dame
Gote, il y* a du saint, de la chair de saint, du sang de
saint! Yoiramus, mon petit démon, gigotte et me
mord sous l'aisselle comme s'il voulait s'y faire une
porte pour m'entrer dans le cœur. Et bouc I et bouc !
Bel I Bel I téb I zeb I buth I buth I à nous les mou-
ches! Il ne sera pas dit que la Belle-Étoile a reculé!
Je veux tàter par moi-même si la ceinture est là !
Elle écarta Médéric pour relever la couverture en
grommelant des mots de grimoire et se signa à re-
bourS) penchée sur le lit de droite. Ses vieilles mains
avides et frémissantes palpèrent les vêtements de ceki
17
S90 LA BBLL£«éTOILE
qui était là couché et rencontrèrent la ceinture dont
Yvon venait de ceindre Vincent Mahaut.
— cornes I ô cornes! fit-elle en triomphe : lan-
gue fendue, pieds fourchus I mouches^ mouches I La
paix, Yoiramus, bête maligne, tu en auras, tu t'en
soûleras... Mes fillots, mes bellots, l'or est ici, je le
sens sous le cuir, tout rond, tout glissant, tout tintant.
Hardy! Merryl bonhomme, assomme, au nom des
pieds, et de la queue, et des cornes, nema !
Nema est Tenvers d'amen et forme un mot ai puis-
sant que Yoiramus, le lézard-démon en frétilla dans
le giron de dame Gote. Médério essaya de lever sa
massue et ne put.
— Elle pèse cent livres, dit>il : j'ai peur.
— Poltron! fit Corentin qui saisit le manche du
maillet.
Mais ses mains devinrent molles et sa sueur gela
sous ses cheveux.
En bas, dans la cuisine, la tourbe des Faux-Brmites
s'impatientait de trop attendre et grondait. On enten-
dit tout k coup la voix de Pol, le quatrième frère, qui
disait :
— A bas, Pluton ! Cerbère, à bas I
C'étaient les noms de deux des chiens-loups; l'autre
s'appelait Yulcain.
— Ils flairent le saint! grommela Gote. Bouc,
grand Esprit ! n'es-tu donc pas si fort qu'un bambin
de saint qui n'a encore un seul poil de sa barbe!
— Mère, cria Pol d'en bas, je ne peux les tenir, ils
montent I
LÀ BBLLB-iTOlLB 291
Et Ton entendit les trois grosses bêtes galoper dans
Tescaiier, pais confusément leurs longs corps noirs
passèrent la porte comme des ombres dans Tombre ;
leurs pattes sonnèrent tout doux sur le plancher ainsi
que des marteaux d'étoupe, ^ et ils se perdirent dans
la nuit de la chambre si complètement que nul n'au-
rait su dire où ils étaient passés, ni par l'ouïe ni par
le regaord.
La yieiUe, à bout de latin, glissa sa main sous sa
gorgerette et saisit Yoiramus à poignée :
— Moite de serpent 1 dit-elle dans sa rage, ne sais-
tu que mordre ta servante I Si tu ne remets pas tout
de suite le cœur au ventre de mon fils Merry pour qu'il
fasse son devoir, je t'écrase sous mon talon I
Je suppose que Yoiramus s'exécuta, car Médéric
Mahaut leva enfin sa massue pour faire son devoir et
dit:
— Corentin, j'assomme l'un, pique l'autre.
Et en effet, la massue, préparée selon l'art de la
magie de Paimpont^ tournoya dans l'air et s'abattit
sur le crâne de l'homme à La ceinture, qui rendit un
bruit d'os concassés.
-- Merci, mon frère cadet, dit la bouche de cette
tète broyée, voici la seconde fois que vous m'assassinez
aujourd'hui I
En même temps, le dormeur de l'autre lit, contre la
poitrine de qui le coutelas de Corentin venait de se
briser comme verre, se leva sur son séant, disant :
«- La peste d'Angleterre I qui donc me chatouille de
cette sorte ? si décidément on ne veut pas me servir ma
292 LA BELLE-BTOIliE
soupe, ne peut-on me laisser au moins reposer en paix !
Dame Gote n'entendit pas ces dernières paroles; elle
était tombée la face contre terre en reconnaissant la
voix de Vincent, et elle restait là entre ses deux fils,
dont l'un était deux fois fratricide.
Comment la lumière se fit tout à coup dans cet af-*
freux repaire, je ne saurais le dire : c'était peut-être
le jour qui tout bonnement naissait à son heure habi-
tuelle. Toujours est-il que la nuit se dissipa, laissant
voir le petit démon de poche, Voiramus, non plus sous
la forme d'un lézard, mais bien sous celle d'un grand
diable qui avait l'air tout penaud et cherchait une fente
à souris où cacher sa courte honte.
Le matelot Paimpol n'avait pas trop mauvaise mine
pour un marin si malmené, et Vincent, lui-même,
raccommodait à deux mains, sans beaucoup de mau-
vaise humeur ni de peine, sa tète en capilotade.
Médéric, Corentin et dame Gote, au contraire, ne
valaient guère mieux que des gens foudroyés.
Ce qui était arrivé mérite bien la peine d'être
dit, le voici : Corentin avait senti une force qui le
terrassait au moment où son coutelas touchait les
côtes de sa victime, et il restait là pantelant : la
vieille Gote mordait le plancher de ses dents et l'é-
corchait de ses ongles comme un reptile sur lequel
on aurait marché. Quant à Médéric, il râlait, couché
sur le dos et vomissant de la fumée parce que Voi-
ramus l'avait frôlé en fuyant et que ce contact avait
mis le feu aux péchés qui grouillaient en fourmilière
dans sa conscience.
LA BBLLK-ÂTOILS 293
Eu bas» dans la cuisine, les Faux-Ermites et leurs
dames masquées s'impatientaient et criaient :
— Le trou est libre! n'allez-yous pas nous jeter ré«
colier et sa ceinture ?
Ils euToyèrent le quatrième frère, Pol Mahaut, qui
monta l'escalier et Tit en entrant tout ce que nous me-
nons de décrire; — mais il yit aussi, debout au centre
du tableau, Yvon Hélory les mains et les yeux éleyés
vers le ciel. Les trois chiens-loups rampaient autour
de lui et léchaient ses pieds.
Voiramus n'avait gardé de son ancienne forme
que ses deux cornes de limace; elles avaient grandi
démesurément, terminées par des yeux qui louchaient.
Dès qu'il aperçut la porte ouverte par Pol, il s'é-
lança rapide comme un trait; mais Yvon, qui n'avait
pas encore parlé, prononça cette seule syllabe : Sta!
qui veut dire en latin « arrête », et les pattes de chèvre
de Voiramus furent clouées au plancher solidement.
— Eh bien I Pol I eh bien I criait-on d'en bas qu'y
a-t-il ?
Le quatrième Mahaut restait sur le seuil bouche
béante, cherchant dans les coins de sa mémoire un
petit morceau de ses prières oubliées.
— Il y a, répondit-il enfin à ceux qui l'interrogeaient,
il y a ce qu'homme n'a vu ni ne verra : bêtes sages,
folles gens^ démon qui cherche sans trouver, sorcière
embarrassée, morts qui vivent, vivant qui brûle, saint
qui prie : repentez-vous, chacun et tous I
De la cuisine on lui répondit par un éclat de rire
moqueur. Et l'on demanda :
Xi
294 LA BBLLB^iTOILB
— Qu'y a^tril encore, haut Mabaut, Pol fol, ré-
ponds-nous ?
Mais le quatrième frère n'ajouta rien, parce qu'il
avait tout dit.
Et parce que Yvon Hélory, ayant achevé son orai-
son, murmura !
-w Mal d'ici, mai fini. Péchés, cessez, tous avez
duré assez.
Il repoussa du pied les trois demi-loups et leur
commanda, à raison d'un mot pour chacun :
-.- Pille I pille t pille I
Sur quoi, Cerbère, Pluton et Yulcain demandèrent,
non pas avec leurs langues muettes, mais avec leurs
yeux sanglants qui parlaient comme des livres :
•^ A qui en avez-vous, maître et seigneur?
1— A démon, repartit Hélory, à scorpion, mouche-
ron, hanneton, tortillon, vespertilion et légion, fa-
mille qui fourmille, pille, pille, pille !
Les trois demi-loups se rasèrent comme des chats^
prêts à bondir, les pattes de derrière hautes, la croupe
bombée, les reins creusés, le train de devant allongé,
le cou tendu, le museau par terre.
Et Yoiramus, dont les pieds tenaient au sol, com-
mença à sémietter sur place.
Le mot est de papa Guiffes et je défie bien qu'on en
trouve un meilleur pour expriçier ce qui se passa.
Tout ce grand corps de diable, en effet, désespérant
de s'esquiver entier, se disloqua, se partagea» se
hacha en mille bestioles volantes, rampantes, sau-
tantes et courantes : des mouches assez pour obscurcir
LA BlLLfr-ÉTQILE 295
Fair de la chambre, des crabes, des écreyisses, des
escarbots, des scarabées, des araignées, des vipères,
des aspics, des chaaTes-souris, des taapes, des mulots,
-— et des puces, et des ohenilles, et des mites, tant et
tant qu'on les aurait remués à la pelle, -«- et desclo-
portes, et des peree«oreilles, et des oarapattes, que
sais-je encore t Jamais, au grand jamais, on n'aurait
pensé que tant de vermines diverses pussent tenir,
même sous la peau d'un diable ^ mais il.paraît que ce
Yoiramus était un diable gradé.
Un détail qui est noté par Guiffèa avec une certaine
complaisance, c'est que toutes ces horribles petites
bétes avaient des cornes de limaçon et des yeux au bout,
qui tous louchaient.
Et pille I et pille I Yulcain, Cerbère et Pluton se
ruèrent au milieu de tout cela, ouvrant des gueules
énormes, lapant, broyant, croquant oonune requins
de mer qui engloutissent d'une avalée tout un banc
de sardines.
Et pille! et houspille! Ai-je oublié de vous le dire)
ce que cette vermine touchait prenait feu ; un feu
noir qui fumait d'atroces puanteurs, et plus les trois
moitiés de loups se gorgeaient, plus il en restait, sur*
tout autour de Médéric, de Corentin et de [la vieille
quiy en un clin d'œil furent aux trois quarts dévorés ;
mais cette populace de démoncules n'avait garde d'ap-
procher Yvon, et il semble prouvé que Goîon de
Ploêmené et la petite Armelle, toujours cachés der-<
rière le coffre n'attrapèrent ni une piqûre, ni une
morsure, ni une brûlure.
296 LÀ BSLLE-ÉTOILV
Avez-Yous Yu la poudre fuser par le pertuis d'un
sablier? âycz-yous yu un grenier plein de blé se Yider
par un trou de rat ? A force de piller, Pluton, Yulcain
et Cerbère amoncelèrent les miettes de Yoiramus au-
tour de la fente où passait naguère l'écbelle, et cela
formait une meule grouillante qui n^ontait jusqu'au
plafond. Là-dedans, les trois loups, iYres de leur
bombance, se Yautraient, la gueule en feu ; ils tor-
daient, ils mâchaient, ils goinfraient et en même
temps, la diabolique fourmilière diminuait, coulant
petit à petit par la fente.
Bientôt le sommet du tas se creusa en entonnoir. On
Yoyait rouler dans ce cratère scorpions, hannetons,
mites, araignées et chenilles qui s'entre-mordaient
pour ne point perdre leur temps, et à mesure que tout
cela tombait à l'étage inférieur, des cris d'angoisse
montaient aYec une odeur de roussi.
Quand tout eut passé, Yulcain, Cerbère et Pluton
se couchèrent au bord du trou, tirèrent la langue et
creYèrent, à l'unanimité, du feu d'enfer qu'ils aYaient
plein le Ventre.
Paimpol dit à Yincent qui achevait de rafistoler sa
tète :
— Mon compagnon, j'ai Yoyagé dans toutes les par-
ties du monde, et Dieu sait qu'il y a de drôles de
choses dans les pays d'outre-mer, mais jamais je n'ai
rien yu de si cocasse que la présente aYenture. Pensez-
Yous que j'aie chance ici ^d'obtenir ma soupe si je la
demande poliment ?
» Reste à saYoir si nous sommes ressuscites pour
LA BELLE-âTOILB 297
tout de bon, répondit Vincent, on si nous allons re-
mourir dès que cet écolier n'aura plus besoin de
nous.
— Au secours I pitié I misériccfrdel criaient les mal-
heureux bandits et leurs dames, dans la cuisine en-
vahie par les petits morceaux de Voiramus.
Et le trou d'échelle rendit des hurlements avec des
flammes et de la fumée.
Ce qui restait de la vieille Gote, du beau Médéric et
de Corentin, et ce n'était par lourd, se traîna jus-
qu'aux pieds d'Hélory : trois pauvres corps dont la
chair était dévorée jusqu'aux os ; en même temps par
la porte de l'escalier en zigzag, ceux d'en bas, réduits
à un état presque aussi misérable^ se précipitèrent en
tumulte, poursuivis par la séquelle des cloportes,
chauves-souris, puces, sauterelles et C^^ qui voulut en-
vahir la chambre de nouveau, mais Yvon s'y opposa
formellement, indigné qu'il était de leur effronterie.
— Voiramus, ordonna-t-il, refais-toi lézard, et à ta
fente !
Toutes les bestioles rentrèrent aussitôt les unes dans
les autres de manière à reformer ce grand coquin de
diable que nous vîmes naguère s'émietter, puis ce
diable lui-même s'amoindrit à vue d'œii jusqu'à rede-
venir un petit lézard gris, taché de rouge, auquel il
manquait deux pattes et sa queue par suite du repas
que les chiens-loups avaient fait sur lui. Ses cornes de
limace étaient intactes. Il disparut dans une fissure
de la muraille et s'en retourna probablement chez lui,
en enfer.
17.
998 LA BEVI^-iTOlLE
Alors, les malheureux clél>ris de l'armée des F^tox-
Krmites, rossés, dépenaillés, brûlés, se rangèrent au-
tour de l'écolier et se mirent à genoux. Le velours des
dames et leur drap d'or avaient été tristement gâtés
dans la bagarre, et leurs masques arrachés laissaient
voir d'assez jolis minois. C'est pitié, mais que vQiUeï-
vous ? jusqu'au fond de leur perdition, filles restent
belles. Si le péché enlaidissait, Satan ferait obligé de
fermer boutique.
La vieille Gote, malgré ses blessures (elle n'était
qu'une plaie, tant les puces et les cancrelas, monnaie
Ae Yoiramus, l'avaient cruellement mordue), prit la
parole pour tous et pour toutes.
-r- Co^ur de saint, dit-elle, à Yvon, nous avons tous
mérité la mort en ce monde et dans l'autre; mais vous
S^vez pu voir le démon de mon giron qui me tenait et
possédait pour mon malheur. Comment il était entré
sousi ma gorgerette, je n'en sais rien, cœur de bien*
heureux, mais tout le mal qui fut fait dans ma maison
venait de ce gredin-là. Feu mon mari était un bon
chrétien, et mes quatre gars ont servilongtemps l'ab-
bayer^paroisse de Faimpont loyalement. Maintenant
que l'impur Yoiramus est parti de moi, tout ira bie]|«
si vous nous faites grâce. Laissez-nous le temps d'aq**
eomplir pénitence, cœur de chérubin, puisqu'il est dit
que le grand Dieu du ciel ne veut point la mort du
pécheur.
Yvon Hélory la regarda de travers et tout le monde
trembJla, d'autant que Goïon de Ploêmené, réveillé en
sursaut, vint se mêler à la conversation, sans y être
LA BBLLE-ferOILE 299
invité, et dit avec la mauvaise humeur des gens qui
se sont endormis après boire :
— Mort de ma soif! cette hure de sanglier me pèse
sur Testomac, D'où vient tant de tapage ? Il faut faire
un exemple» et j'opine pour que tout le monde soit
pendu.
Derrière lui, la petite Armelie se glissa, et dit à
l'oreille d'Hélory :
— Souvenez-Yous qu'ils ont tué mon père !
L'écolier baissa les yeux en écoutant cette douce
Yoix, que la piété filiale faisait impitoyable ; mais il
répondit :
— Quiconque juge sera jugé.
Puis, relevant la tète, il demanda :
— Vincent Mahaut, pardonnes-tu à ton frère î
— Oui, répondit Vincent, car je ne valais pas mieux
que lui.
— Tu seras donc pardonné, bon larron, reprit l'é-
colier. Faimpoli^ honnête matelot, pardonnes-tu à dame
Gote î
— C'est elle qui a renversé l'échelle au haut de la
quelle vous étiez I insinua la fillette vindicative.
Et Goïon s'écria :
— J'en puis témoigner, j'y étais l
Paimpol répliqua :
•^ Dans la marine, nous avons nos heures réglées :
c'est ma soupe que je voudrais^
Puis, se ravisant, il ajouta :
— Écoutez donc, je montais à l'abordage de la
vieille, la vieille défendait son bord; chacun de nous
300 LA BBLLB-ÉTOILB
a fait ce qu'il a pu. Seulement, elle n'avait pas besoin
de se déguiser en déterrée. Pour me mettre en déroute,
il lui suffisait de me montrer son vrai visage. Je lui
pardonne à condition que je ne serai pas obligé de
Tembrasser.
— Te voilà bien dégoûté, mateluche I riposta dame
Gote aigrement ; mais c'est égal, je pardonne aussi,
et tu auras ta soupe.
— Et vous, demoiselle, demanda Yvon non sans
quelque sévérité, serez-vous toute seule à garder le
péché de rancune au fond de vous ?
Armelle hésita.
— mon cher seigneur I dit-elle, ma rancune^ c'est
le grand et respectueux amour que la bonté de Dieu
met dans le cœur des enfants et qui fait la vieillesse
des hommes heureuse et belle. Mon vénéré père n'avait
que moi, je n'avais que lui ; nous étions tout l'un pour
l'autre. La veille encore, je m'étais endormie sur ses
genoux, le front contre son cœur, en écoutant la
douce histoire de la petite Rosit, fille du meunier de
Pont-Aven, qui donnait chaque matin une semaine de
la vie à Jésus pour acheter un jour d'existence à son
père... Mon père, mon bien-aimé père! Les autres
ont une mère ; moi, pour trouver la mienne, j'étais
obligée de regarder au ciel. Les souvenirs de mon ber-
ceau ne voient que la neige de ces cheveux blancs qui
caressaient, au matin, mon premier regard et ce noble,
ce cher sourire, penché au-dessus de mon repos...
Mon seigneur, bien souvent, j'étais éveillée par une
larme, tout imprégnée de contentement et de douleur.
LA BBLLE-ÉTOILB 301
car il y avait dans cette sainte larme le deuil du veu-
vage et la joie de la paternité. Non I oh I non I ne me de-
mandez pas de pardonner aux assassins dé mon
père!
— Pauvre petite Armeau I murmura Yvon.
Mais il rejeta son émotion loin de lui et dit :
— Venez, ma fille.
Armelle accourut. La main de l'écolier se posa sur
son front et il dit encore :
— Je veux que vous pardonniez I
-^ Je veux ce que vous voulez, prononça tout bas la
fillette : je pardonne pour l'amour de vous.
— Vous vous trompez, pauvre âme : vous pardonnez
pour l'amour de Dieu. Dites-le et soyez bénie.
Armelle courba le front et répéta :
— Je pardonne pour l'amour de Dieu I
•— A ton tour, Ploëmené, mon voisin I s'écria gaie-
ment l'écolier : pardonnes-tu à ceux qui t'ont tendu
un traquenard ? à ceux qui ont versé une drogue per-
fide dans ta boisson, à ceux...
— Je ne pardonne rien du tout à personne, par Sa-
tan et sa rate !... commença Goïon.
Mais l'écolier ^interrompit d'autorité, disant :
— Ce n'est pas le moment de jurer, voisin, et tu vas
bientôt voir pourquoi. Tu as échappé à un terrible
danger, mais un danger plus terrible t'environne.
Réponds : pardonnes-tu à ceux qui t'ont enlevé ta
ceinture î
— Ma ceinture t fit Goïon en tâtant àes reins; m'ont-
ils donc volé ma ceinture?
302 LA BBLLE-iTOIUB.
Et sa lèyre resU pendante, car il ne s'était pas en-
core aperçu de Vabsence de ses chers besans.
Profitant du silence auquel le condamnait sa stu-
peur, Yvon poursuivit :
— C'est de l'argent mal acquis, iroisin Ploêmené.
Ton oncle Jouau était un lombard sans foi ni loi, ma- ^
nieur d'écus qui faisait suer la monnaie de misère.
Souviens-toi qqe Dieu punit l'usure plus séyèrement
que le meurtre même, parce que c'est un long péché
qui dure, un crime avec lequel on vit et dont Tàme
de l'avare s'habille comme le corps entre dans un vê-
tement; une vilenie de toutes les heures et de toutes
les minutes, une lâcheté permanente, une félonie con-
tinue. Ceux qui ne donnent pas aux pauvres vont en
enfer ; ceux qui vqlent les pauvres descendent plus bas
que l'enfer, et jusque dans l'enfer de l'enfer I,..
^ Ta, ta, ta, ta! fit Goïon ; depuis quand estril dé-
fendu d'avoir de l'économie ? J'ai rarement vu un ba-
vard plus ennuyeux que toi, voisin Hélory. Mo» onde
Jouan ne devait rien à personne, et dans tous lea cas,
s'il a péché, cela le regarde; moi je n'ai hérité que de
ses écus. Non-seulement je ne pardonne pas à ceux
qui m'ont dérobé mon argent, mais je jure \^. les
poursuivre dans la vie et dans la mort I
Ces derniers mots ne sortirent pas de sa gorge
parce que Yvon lui mit sa main sur la bouche. Et pen-
dant que Ploêmené regimbait, Yvon lui toucha les
paupières en disant :
^Voisl
Aussitôt une expression de terreur envahit le visage
l\ BBLUi-iTOlLR 309
de Gûîon, dont le teint fleuri tourna à la mortelle
p&leur.
-r- Au feu I cria-t*»!! comme s'il eût été pris de subite
folie : au feu i au feu ! au feu ! Noua sommes tous
perdus I L'inoendie noua entoure. Je pardonne ce qu'on
voudra, à qui Von voudra, tant qu'on voudrai Bt je te
donne le dernier quart dea sous d'or que je n'ai plys,
YTon, mon yoisin, mon ami, mon frère, pourvu que
tu me tires de m
Les autres ne savaient pas encore de quoi il parlait.
Aucun symptôme d'incendie ne se montrait dans la
oliaa^>re où le goût de roussi, laissé par Yoiramus,
paralysait tous les odorats. Sans cela, on eût certaine*
ment senti la fumée qui montait à la fois par la porte
de l'escalier et par le trou de l'échelle.
U faut vous dire que par ce mot : m Vois I » Yvon
avait donné aux r6gAr<i& àt Ploëmené la faculté de
percer le plancher et les murailles, Qrâce à cette puis*
sance, le malheureux écuyer de noblesse voyait ce qui
existait réellement, c'est-à-dire les flammes qui dévo->
raient l'auberge de la Belle-Étoile à droite, h gauche,
au-dessous, au-dessus, partout enfin, excepté au lieu
même que sauvegardait la présence de l'écolier k la
tête nue*
Celui-ci, répondant à la dernière parole de Go'ion,
dit:
-f Le quart restant de tes sous d'or, joint aux
trois autres quarts, cela fait le tout, en comptant bien,
si je connais mon arithmétique. Merci pour mes pau-
vres.
V.
304 LÀ BBLLB-ÊTOILK
On commençait d'entendre le bruit de l'incendie,
qui faisait tout craquer dans la maison. C'était un
tour du métier de Yoiramus, dont le corps enflammait
tout ce qu'il touchait comme une allumette, et qui
ayait mis le feu à l'auberge en s'en allant. Il en cuit
quand on laisse entrer chez soi le démon.
Le plancher devenait brûlant; des bouffées d'ar-
dente yapeur arrivaient de partout et le soleil levant
dessinait l'ombre tourbillonnante de la fumée qui pas-
sait en nuées noires devant la fenêtre.
— Au feu! au feul au feu!
Ce fut un cri lamentable, poussé par toutes les voix
à la fois.
Yvon traversa la chambre et vint au Ht où Vincent
Mahaut était couché. Sans se presser, il détacha la
ceinture passée autour des reins du brigand ressuscité
et l'agrafa au-dessus de ses propres hanches, pendant
que tout le monde hurlait misère. Goion ne vit même
pas cela. Il s'était élancé vers la porte qu'il avait ou-
verte, et l'incendie, entrant comme un torrent, l'avait
rejeté suffoqué. En même temps, les murailles de la
chambre se mirent à tomber par morceaux, mon-
trant le rouge squelette de la maison en flammes,
tandis que le plancher , effondré par places , dé-
couvrait la cuisine, semblable à un four qu'on
chauffe.
Ce n'était plus que braise, et papa Guiffès se plaît à
constater en cet endroit de son poème que les Faux-
Ermites et leurs dames n'étaient pas ici à la noce : « Il
n'y avait pas, dit-il, besoin de lunettes pour voir qu'on
LA. BBLLK-iTOILB 305
était flambé, car Tescalier était un zigzag de feu^ et
l'échelle qui aurait pu servir à se sauver par la fenêtre
achevait de se consumer en bas. »
— Voisin Hélory I s'écria Goïon, à quel saint fait-on
vœu pour être délivré du feu? J'ai déjà promis tout ce
qui se peut promettre, sans jamais rien tenir, mais de
cette fois, sion veut, je signerai mon dire chez le notaire I
— Repens-toi, fit Técolier qui achevait d'agrafer la
ceinture, devenue sa propriété.
La vieille Gote, au fond de tout, avait du bon sens,
gros comme elle, et depuis que le satané lézard n'é*
tait plus sous sa gorgerette, elle s'amendait à vue
d'œil.
— Puisque nous avons un saint avec nous, dit-elle,
il faut en profiter. Prions-le à tire-larigo et jusqu'à ce
qu'il en étouffe : y êtes-vous, bijoux?
-— Nous y sommes, répondirent les misérables bri«
gands et brigandes qui soufQaient déjà d'ahan.
Alors la vieille entonna du plus haut qu'elle put :
^ Clerc de Dieu, éteignez le feu ! Saint écolier, un
coup de collier I
Les autres qui n'avaient pas la tête à en dire si long,
répétèrent à qui mieux mieux :
— Saint écolier! Saint écolier I Saint écolier I
Et Goïon ajouta de tout son cœur :
, — Voisin, puisque tu es un saint, je vais te faire
un vœu, écoute I
Yvon se boucha les oreilles de peur de devenir sourd
et n'entendit plus que la petite Armelle dont les yeux
mouillés lui disaient :
'
306 LA BILLS*iTOILE
— Je ne peux pas tous disputer à Dieu, et c'est pour
cela que je pleure.
Vous comprenez bien que ces choses qu'on met
beaucoup de temps à redire, couraient la poste, en
réalité. Il faut ici compter par secondes.
Quand le concert de prières se fut un peu calmé,
Yyon déboucha ses oreilles et dit :
-« Vous êtes un tas de mécréants, de malfaisants et
de malvoulants. Si je m'en croyais, je tous laisserais
rôtir; mais après aToir grillé dans ce feu de la terre,
TOUS tomberiez tous au fond des peines étemelles. Il
ne me couTient pas de faire ainsi les affaires du dé-
mon : je vais donc sauver tout le monde.
— C*est peut-être aller trop loin, fit obserrer dame
Gote, il y a là des insolentes, enorgueillies de leur jeu*
nesse et de leur beauté, qu'il serait bon de châtier un
peu pour l'exemple...
— Tout le monde, répéta YTon ; même tous, infâme
débris de sorcière t
Vous jugei si les brigandes crièrent : « Merci,
saint écolier I »
YTon reprit :
— La paix I ou je me fâche I II commence à faire
trop chaud ioi, allons-nous- en. Voyons I debout,
Vincent, pas de paresse ! Debout, Paimpol t et en
route I
— Par où passer î demanda-t-on.
-^ Il importe peu, répondit Ytoq, puisque la flamme
est partout. Je Tais ôaarcber le dernier pour protéger
la retraite ; qui se dévoue pour aller le premier?
LA BILLS-tTOILB 307
Personne ne répondit, et le fait est que la chambre
était désormais au centre même d'un brasier,
Paimpol, le matelot, valait mieux que les autres,
Vincent aussi gardait quelque chose d'humain dans
un coin de son cœur; mais ils étaient trop frais ressu-
scites pour former convenablement l'avant-garde; leurs
jarrets manquaient de souplesse.
«• Me voici, mon cher seigneur, dit la douce voix
d'Armelle.
— Je réponds de votre vie, ma fille, dit Yvon, mais
dans cette fournaise, vous perdrez peut-être votre
beauté.
*-• Ma beauté ne m'a servi de rien aujourd'hui, mur*
mura la petite Armeau : point ne m'en soucie pour
plus tard 1
Et elle marcha droit à la porte qui donnait sur l'es*
calier.
Yvon la bénit pendant qu'elle allait, et dit :
-^ De par Dieu, démon de feu, réduit à peu, ne sois
qu'un jeu!
Il ajouta :
^ Suivei^la un par un, une par une, vos pas dans
ses pas; gare aux faux pasl
Armelle allait, les yeux au ciel et les mains unies
sur sa poitrine, comme elle avait fait autrefois en re-
gagnant son banc, au sortir de la sainte table, le jour
de sa première communion. Âh ! celle-là était belle
et douce I et vous le croirez si vous le voulez, Goîon
fit un mouvement pour se jeter au-devant d'elle; mais
Yvon le retint disant ;
308 LA BSLLS-ÉTOILS
— OÙ la Tierge passera, pécheur, tu resterais !
Quand Armelle approcha du foyer ardent, on yit ses
cheveux blonds gonfler leurs ondes ; on les entendit
crépiter comme plumes qui brûlent. Ils fumèrent, et
une odeur d'encens qui sortait d'eux purifia Tair suffo*
quant de la chambre.
Une fois, dit l'Écriture, les eaux de la mer Rouge se
fendirent pour livrer passage à Moïse, le plus grand
des hommes après l'Homme-Dieu, et des regards hu-
mains découvrirent avec stupeur le mystère profond
des abîmes. Armelle n'était qu'une pauvre fillette, mais
la même main qui avait séparé les masses liquides de
la mer Rouge divisa ici au-devant d'elle les vagues
enflammées.
Il se fit à droite et à gauche deux murs ardents, et
la vierge passa.
Les autres suivirent, mettant leurs pieds souillés
dans la pureté de ses pas.
La file se forma, composée de tous ces crimes
épouvantés, tremblant derrière la vertu intrépide d'une
enfant.
On dit que dans leur trouble quelques-unes qui
avaient des pierres précieuses à leur col et de l'or à
leurs poignets posèrent le pied un peu en dehors du
pas d'Armelette. Ce fut tant pis pour elles. Partout
ailleurs qu'à l'endroit précis foulé par le brodequin de
la fillette, il n'y avait plus d'escalier. Le bois char-
bonné cédait... Un vide se faisait alors dans la file, et
un cri d'agonie montait de la fournaise.
Il ne restait plus dans la chambre que Goîon, Paim-
LA BSLLB-BTOILB 309
pol, Vincent et l'écolier, plus une masse inerte qui
était Médéric, privé de ses deux bras et d'une de ses
jambes, et que la vieille Gote essayait en Tain de sou-
lever pour l'emporter.
— Voisin, dit Ploêmené sans jurer aucunement^
bénis-moi un peu, je te prie, et de la bonne manière,
pour qu'il ne m'arrive point d'accident. Tu me dois
bien cela en considération de notre ancienne amitié et
pour le gros bénéfice que je te vaux, puisque te Toilà
riche, de mes sept mille sous d'or I
— Marche, répondit Yvon, c'est ton tour.
— Soutenez-moi, braye écolier, dit Paimpol chan-
celant, je suis le seul honnête garçon de la bande.
— C'est yotre tour, allez I
— Un peu d'aide! implora Vincent encore plus
éclopé; je ne vaux rien, c'est vrai, mais...
— Marchez, c'est votre tour !
— Âh! cœur de saint I cœur de saint! s'écria la
Tieille Gste, puisque vous avez refusé les autres, vous
me repousserez encore bien mieux, car celui-là pour
qui je vais vous implorer est le plus méchant de tous :
assassin, larron, pillard de bien d'église, blasphéma-
teur, sacrilège, perdu de vices, chargé de crimes et
n'ayant point de remords; mais c'est mon fils et je
voudrais bien l'emporter dans mes bras hors d'ici,
incapable qu'il est de se sauver lui-même.
La masse inerte remua convulsivement, et parla,
mais ce fut pour renier Dieu.
Le rire sec et inhumain que nous entendîmes plus
d'une fois, durant la nuit, grinça parmi les flammes*
a 10 LA BBLLK*iTOILE
Voirumus était encore, là, car il dit :
^ Celui-là est à moi» j'en aurai du moins un t
•*• Pas même ! répliqua l'écolier. J'ai refusé mon
aide à ceux qui pouvaient s'en paaser. Celui-ci «st
l'ennemi de Dieu ; il blasphème au seuil de la ruine
éternelle : je vais le charger sur mes épaules pour
qu'il ait au complet les heures de sa vie mortelle, les
heures précieuses où, jusqu'à la dernière minute, le
plus endurci des criminels peut se repentir.
Et ce qui était dit fut fait, mais non pas sans peine»
car ce Médéric maudit pesait le poids de tous les for-
faits qu'un homme peut commettre ici^bas. Heureuse-
ment qu'Y von était fort. Il enleva la masse de péchég
en rendant la plainte du gindre qui boulange la pâte
trop lourde, et, se débarrassant de Gote qui embrassait
ses genoux en remerciant et en criant : « Cœur de
saint ! ah ! cœur de saint 1 » il suivit la file, à demi
écrasé par l'odieux fardeau qu'avait choisi sa charité.
Il sortit le dernier de tous; à mesure qu'il allait,
l'endroit on il avait mis le pied s'écroulait, et quand
il eut enfin franchi le seuil, la maison entière s'effon-
dra derrière lui.
i
XIX
LA DOT d'aRMELLE
Ainsi finit la Belid-Ëtoile, l'auberge tourne bride de
l'abbaye de Paimpont Elle a^ait ou ses bons jours.
L'incendie qui la dévora n'y laissa pat pierre sur pierre
an^desgus du sol ; mais ses grands souterrains qui,
salon la tradition, rejoignaient d'un côté les caves du
monastère et de l'autre le Perron de Merlin, en pleine
forAt, servirent bien longtemps encore d'asile aux as-
sociations de malfaiteurs.
Et plus de cinq cents ans aprèS) dans la seconde
moitié du siècle dernier, en fouillant les fondations
d'une bâtisse, il fut trouvé, au sud-est de la Font-
Bouillant une assez grande quantité d'ossements et des
monnaies dont l'alliage ne se rapportait à aucun titre
connu.
La route de Rennes à Lorient passe maintenant un
peu à gauche de l'ancien tracé qui franchissait le
ruisseau au pont du Perjus (parjure), et sur le tertre
]
312 LA BELLE-ÉTOILE
OÙ était perché le coupe-gorge des Mahaut, il n'y a
point de maison.
C'est une lande, ou du moins c'était une lande
en 1854, quand je parcourus, à pied et le sac au dos,
tout ce féerique pays de Brocéliande pour voir si je
n'y rencontrerais point encore quelque preux, errant
sous les chênes.
Je dus me convaincre en chemin qu'il n'y avait plus
de chevaliers, et je ne me croisai avec aucune fée. Il
est à croire que Viviane et ses compagnes déménagé-^
rent quand les bruits et les odeurs de la forge envahi-
rent le silence embaumé de la forêt.
Les noms seuls sont restés après la mort des choses.
On referait tout un poème héroïque rien qu'en écri-
vant les noms des carrefours, des clairières et des cou-
lées tels que bûcherons et sabotiers vous les défilent
quand on leur demande son chemin. Toute la table
ronde y passe, et plus de vingt endroits gardent le sou«
venir de l'enchanteur puissant qui doit renaître en
temps et lieu pour remettre la couronne sur la tête
d'un Riche-Duc et annexer enfin la France à la Breta-
gne, -^ quand la ville d'Is sortira du fond de la mer
avec ses palais tapissés de goémons et ses basiliques
couvertes de coquillages^ pour être la capitale du
monde, après le décès de Rome déshonorée et l'apo-
plexie finale de Paris foudroyé.
Il ne s'agit que d'attendre.
Et bien fous seraient ceux qui craindraient la fin (*"
monde avant la venue de ces choses, car on est s
qu'elles arriveront, à Barentic*
LA BBLLB-âTOlLE
313
Il y a aussi, en quantité, des noms historiques,
souvent un peu défigurés, il est vrai : la Mai-Cons-
tance, perrière ainsi baptisée en souvenir de l'infor-
tunée duchesse, mère d'Artur de Bretagne et d'Âlix, la
Celle-Artur, l'étoile de Jean-sans-Tète (Sans-Terre)
qui rappelle le plus odieux bourreau dont le crâne ait
sali la couronne d'Angleterre avant Henri VIII, — le
trou-Cadet-Ciisson, la belle futaie qu'ils appelaient
naguère encore Saint-Charles-de-Bois (de Blois), la
Font de François-Gilles, réunissant les noms des
deux fils de Jean II, dont l'un fut le meurtrier de
l'autre, etc.
Pour ce qui regarde notre chronique, je ne citerai
que deux noms, le Pertuis-Moigneux, situé précisé-
ment sur l'héritage de Guillaume de la Barre qui^ de
capitaine des Moignos, devint plus tard un grave
magistrat sans trop s'amender, comme il sera dit dans
*
un autre récit, et le Bouquet de la « Fosse-Ermite »,
qui me paridt être un de ces calembours, produits par
le temps dans la transmission des appellations po-
pulaires, soit qu'on le doive prendre tout simplement
au masculin (Faux-Ermite), soit qu'il désigne une de
ces belles brigandes qui fréquentaient le sabbat des
frères Mahaut.
A dire vrai^ je ne crois pas beaucoup, pour ma part,
à ces nobles dames prenant la peine de quitter leurs
castels pour souper avec des cabaretiers, au fond
d'une cave; mais depuis qu'il y a des faiseurs de lé^
gendes^ chroniques, romans ou feuilletons, c'est tou-
jours le même procédé facile qui obtient le succès.
18
314 LA BBLLB*âTOILE
Pae besoin de talent ni même d'orthographe : il suf&t
de ealonmier le velours au profit de la bure qui ha-
bille la majorité.
Reyeaons à nos personnages.
Jusqu'iei, j'ai suivi à peu près fidèlement tantôt
l'une, tantôt l'autre des deux versions légendaires qui
relatent cette aventure de la jeunesse du bienheureut
saint Yves, en donnant généralement toutefois la préfé-
renée au récit du papaGuiffés, historiographe inédit de
la paroisse de Minihy^en-Tréguier | mais en cet en-^
droit qui touche au dénoûment^ les deux versions
diffèrent tellement que je me vois obligé de les rap-*
porter toutes les deux.
Au pays de Paimpont, incontinent après le brûlis
de l'auberge, on ne s'occupe plus de Qoion de Ploê-»
mené, le bon écuyer de noblesse (qui était de Tré-
gttier), ni même de la chère petite Armeau ( quoiqu'elle
fût de OOneoret-lèS'-Paimpoiit).
La fin de l'histoire, telle qu'ils la racontent en forêt,
devient politique et ressemble à la fondation de Rofne.
On y voit les Faux-Ermites et les Moignos réunis, je
ne sais trop comment, sur la lande, pendant que l'au-
berge incendiée fume encore, et l'écolier à la tète
nue, debout sur une roche, prêche la croisade au
moyen de l'argument suivant : « Vous êtes un tas de
scélérats, dégradés au-dessous de la brute ; je vais
faire de vous des hommes si vous voules^ et vous
régénérer chrétiens par un baptême de gloire. Si vous
ne voulez pas, vous serez tous pendus haut et court
en punition de vos méfaits. »
LA BBLUS^-iTOlLE 3l[|
Gomment le jeune prédicateur aurait exécuté sa
menace en ce temps priyé de gendarmes, cela n'est
pas clairement expliqué, mais son sermon fut si élo-
quent que tous ces cœurs de bandits se fondirent en
nne commune repen tance, excepté deux dont nous don*
nerons tout à l'heure les noms.
Idoignos et Faux-Ermites prirent la croix en bloc,
et d'autres avec eux, y compris Paimpol le matelot à
U soupe et Vincent, malgré la migraine qui leur res-
tait de leur récent décès, aggravée chez Vincent par
ce fiait d'aToir été tué deux fois.
Tout le monde, en un mot, et même Ck>rentin et
Pol, et le rémouleur, revenu là de manière ou d'au-
tre, et le soudard, et les trois faucheuses et dame
Qote.
Les deux récalcitrants furent le beau Médéric et
messire Ouillot de la Barre, qui deyaient finir tous
les deux dans l'impénitence , comme nous le verrons
ailleurs.
Les historiens de la Terre sainte ont négligé de
mentionner cette croisade qui s'arrêta en route, très-
loin de Jérusalem.
Voici maintenant la version de Tréguier, où papa
Guiffès, au contraire, laissant de côté les Faux-^Er-
mites et les Moignos, s'occupe uniquement de Goion^
d'Yvon et de sainte ArmellCj comme il se permet
d'appeler, san^ aucun droit, notre obère petite or-
pheline.
Il était ^ux environs de neuf beuires du matin quand
ils sortirent miraculeusement du plein milieu de l'in-
316 Là BKLLI-frrOlLK
cendie et qu'ils se trouvèrent seuls, tous les trois,
sur la lande, les autres ayant pris congé d'eux pour
aller à leurs affaires. Il faisait un beau soleil de mai,
sous lequel verdoyait la forêt voisine, pendant que la
Belle-Étoile, pauvre noir tas de cendres, fumait triste-
ment au haut de son tertre.
Je vous prie de ne point exiger que je vous explique
comment Yvon et Golon avaient recouvré leurs mon-
tures, volées par les Mahaut. Peut-être ces bêtes in-
telligentes avaient-elles rompu leurs longes et fui hors
de l'écurie au moment où le brûlis commençait. Tou-
jours est-il que Goïon chevauchait sur l'un avec son
surcot retrouvé, sa chape reconquise, et même son
estoc de famille qui pendait honnêtement à son côté.
Sur l'autre, qui était celui d'Yvon, Armelette allait,
et entre deux cheminait à pied Yvon Hélory, les
cheveux au vent et la ceinture agrafée autour des
reins.
On marcha quelque temps en silence, parce que
l'écolier faisait sa prière du matin qu'il n'avait pas
eu le loisir de réciter au milieu des graves événements
que nous avons racontés.
Au bout d'une demi-heure de marche, l'écuyer de
noblesse s'arrêta tout à coup devant une brousse d'a-
joncs, au centre de laquelle croissait un jeune pied de
bouleau.
— Voisin Hélory, dit-il, as-tu bientôt achevé tes
oraisons?
— Pas encore, répondit l'écolier; pourquoi?
— C'est que j'aurais à t'entretenir.
, LA BELLB-iTOILE 317
— Si c'est pour me remercier, dit Yyon, je f en
dispense.
-^ Non, répliqua Ploëmené, ce n'est pas pour te
remercier.
— Parle donc, je finirai ma prière plus tard ;
qu'as-tu à médire?
* — J'ai à te dire que tout ce qui nous est arrivé^
depuis bier au soir, constitue une méchante affaire,
dans laquelle ta conduite me parait un peu louche,
pour ne pas employer un autre mot.
— Oh I fit Armelle indignée,
— Ma perle, repartit Goïon, yous ressemblez
Margcride, mais non point en beau, et il sied aux
personnes de votre sexe de laisser les hommes s'ex-
pliquer entre eux librement.
— Je suis témoin... commença la fillette vive-
ment.
— Silence, demoiselle! interrompit Yvon : parle,
mon voisin et ami Ploêmené.
— M'est avis, reprit aussitôt celui-ci, que je me
serais très-bien tiré de presse sans toi. J'ai passé,
en ma vie, à travers des dangers plus terribles et je
les ai surmontés par ma valeur. Satan et sa barbe!
il ne fait pas bon jouer avec moi quand je me fâche !
Que réponds-tu à cela?
— Je ne réponds rien.
— Et bien tu fais, par la mal'heure!... Reconnais-tu
l'endroit où nous sommes? Voici la brousse où tu
avais caché ma ceinture.
— C'est vrai, je la reconnais,
18.
3i8 LA BSLLB-iTOlLE
-*- £t Qoo loin d'ici, poursuivit Qoïon qui avait un
mauvais regard, tu m'as presque assommé...
— r Je le nie 1 interrompit Yvod : tu t'es assommé
toi-même en donnant de ta tête dans ma poi-
trine...
— Que tu avais renforcée par magie et trahison
jusqu'à la rendre plus dure qu'un haubert d'acier,
procédé lâche et déloyal, et en suite de quoi je suis
tojoahé en faibl^se,
— A telles enseignes, dit l'écolier, que je t'ai porté
sur mon dos...
— ' Je te conseille de m,e le reprocher I tu t'es dé-
barrassé de moi ep donnant à une souche, to^jo\lrs
par sorcellerie, la figure de l'assasisin Médéric... Il
faut du maléfice pour me faire peur, ayant, comme je
l'aif la bravoure du lion I Et tout cela m'amène à te
dire que je ne suis pas assez content de toi pour te
laisser le dépOt de mo^ bien.
— Ton bien? répéta Yvon en riant.
— Par tous les diables d'enfer! s'écria Opiioa, veux-
tu ms rendre ma ceinture?
— Je ne rends rien au nom du diablCi repartit l'é-
colier, et ta ceinture est à moi,
Le sang monta aux yeux de Goïon.
— Ne plaisantons pas, s'écria-t-il, je te le conseille!
Cette nuit, je n'avais pour arme que ma têtCi mais
à présent, j'ai mon épée !
— Ce sera tout comme, dit Yvon,
Mais avant qu'il eût achevé ce dernier mot, Armelle
poussa un cri d'horreur. Goïon avait dégainé et brandi
LA B£I44B-iT01LE 3^9
soid eatoc qui frappa comme la foudre U cr^ae nu de
l'écolier.
Il y avait de quoi tuer un taureau» et pourtant YTon
Hélory ne broncha pfis.
Par contre, Ariuelle tomba, demi-plUnée en bas de
son cheval, et Ploëmené se laissa cboir à deui( g^oux
sur la bruyère parmi les éclats de son estoo, qui s'é-
tait hriaé. en tout petits mofceauK,^
— Voisin, je te demande pitié! balbutia- t-il ; tu es
décidément plus fort que moi t
— Mon cher seigneur, s'écria de son côté Armelle,
à qui sa colère rendit le pouvoir de parler, point de
pardon pour ce coquin! traitez-le à la fin Qooune il
le mérite!
Yvon passa ses doigts dana ses cheveux, d'où il
retira une guêpe écrasée par le coup d'estoc^
•«- Merci» voisin, dit-il, elle allait me piquer» tu
m'as rendu service.
— Alors, tu me pardonnes? fit Ploëmené qui se
releva tout de suite.
r- De grand cœur, à une condition.
— Voyons ta condition.
— Ma condition çst que tu prendrai! pour femme
Armelle, ici présenteM.
T- Ahl par exemple! s^ récria l'orpheline en se
mettant debout à son tour, plutôt que d'épouser un
pareil malotru, ivrogne, jureur, ronfleur (remarquez
ce crime I ) et ingrat par-dessus le marché, et traître,
et assassin. M
-^La, la I interrompit Qoïon, ne vous démei^ pas
320 LA BSLLE-âTOlLB
tant, demoiselle sans le sou, fille d'auberge, fiancée
d'égorgeur....
Armeau avait son petit poignard et la tète près du
bonnet. Ce qui serait arrivé, Dieu seul peut le dire,
si l'écolier n'eût étendu son bras entre eux en pro-
nonçant ce seul mot :
— Paix I
Ils se turent aussitôt et Yvon reprit en s'adressant
àArmelle :
— Ma fille, mon voisin Ploêmené, écuyer de no-
blesse, est tout ce que vous venez de dire. Il a dé plus
la paresse qui est la mère Gigogne de tous les vices,
l'orgueil, l'envie, la colère et l'avarice. Par surcroît,
il ment à la journée, et je le crois un peu poltron,
comme les vantards le sont d'ordinaire : vous voyez
que je ne surfais pas ma marchandise... Mais je vous
l'ai dit, et je vous le répète : tel que nous Tavons là,
Ploêmené est encore la meilleure âme que je con-
naisse, et il fera la perle des maris.
— Jamais il ne sera le mien, mon cher seigneur I
— Quant à cela, elle peut bien en jurer 1 ratifia
Goîon.
Assurément, l'affaire ne semblait pas en voie d'ar-
rangement, et pourtant, l'écolier, comme si le jour de
la noce eût été fixé déjà, se frotta les mains en disant :
— Je suis fort aise de vous voir d'accord, car nous
n'avons que deux chevaux pour trois...
— J'irai à pied I interrompit Armelle.
— S'il le fallait absolument, ajouta Goïon, je lui
céderais plutôt ma monture.
Lk BXLLB-ÉTOILK 321
Yvon poursuivait paiBiblement :
— A quoi bon? Le promis en selle, la promise en
croupe, cela se voit tous les jours, et moi je repren-
drai ma bête.
— A-t-il la tête assez dure! grommela Goîon : je
ne m'étonne plus si elle casse les épéesl
Le mot fit rire la petite Armelle qui répondit :
— C'est pourtant vrai que nous sommes des pro-
mis, puisque ce gros garçon promet d'aller à hue, et
que moi, je promets d'aller à dia!
C'était juste aussi ingénieux qu'il le fallait pour
l'écuyer de noblesse.
— Foi de moi! s'écria- t-il, voilà qui est joliment
déduit! La minette gagne à être connue; je ne la
croyais pas si bien espritée que cela.
Yvon s'était approché d'Armelle et lui disait :
— Vous le mènerez par le bout du nez, ma fille.
— J'y songeais, murmura-t-elle.
Voyez comme elles étaient franches en ce temps-là t
Armelle ajouta pourtant !
— Ce qui m'arrête, c'est ce vilain défaut qu'il a...
— Lequel? demanda Yvon, le mensonge? l'envie?
la gourmandise? la paresse? la colère?
Il nomma ainsi tous les autres péchés capitaux.
Armelle était rose en l'écoutant comme la gentiane
mignonne que nos paysans appellent centaurée. Quand
Yvon eut égrené ce long chapelet de fautes mor-
telles, la petite Armeau soupira et dit :
— Il ronfle I
— Fille d'Eve t pensa Yvon qui aurait voulu trou-
322 LA BBLl4S^iT01l4B
ver au fond de lui un bl&me sévère : ô femme I éter-
nelle enft^nt...
Et son sourire, qu'il croyait méprisant» était une
caresse.
Il tourna le dos pour revenir à Ploêpi^né qyi, lui
aussi, regardait Ârmeau du coin de ToelU
— Tu sais, dit-elle, elle a pour dot tes sept mille
sous d'or.
— C'est donc elle qui est « tes pauvres? » dem^dfi
récuyer.
— Elle et toi, répondit Yvon, pour aigourd'buît
Ploêmené lorgnait sa ceinture qui était si près,
mais si loin de sa main. A ses pieds, la bruyère étin-
celait, toute semée des miettes de son épée,
— Au fait, gronda-t-il, tu n'en démordras pa«i je
te connais.,, et elle ressemble à Margeride.,»
— En laid I dit la rancuneuse Armelle qui avait
saisi cette parole à la volée,
— De plus, continua Yvoa, elle a les biens de son
père que je me charge de réclamer en jus^ce..«
-^ E;t il paraît que tu es un fier avocat |
— Tu le vois bien, puisque j'ai gagné ta cause
contre Armelle et la cause d'ArmeUe cpu^e tm. Tu
vas avoir une femme de dix mille bes^ns, au bas
mot...
^ Demoiselle I s'écria pioêmené, c'est en beau que
vous ressemblez à Margeride I
LA BELLE-ÉTOILE 323
Or ceci est la petite légende du bienheureux saint
Yves. Dans la grande légende, on pourra voir com-
ment récolier à tête nue, devenu mûr et grave, mérita
ce double honneur d'être le patron des Bretons et le
patron des avocats, comme le dit l'hymne de Tréguier
en excellent latin :
Sanctus Yvo erat Brito,
Aàvocai%M et kon làtro :
Res miranda populo !
Beaux yers, dont un lauréat des Jeux Floraux de
LanderneaU à bien voulu exécuter pour nous la tra-
duction française qui suit :
Saint Yves était Bas-Breton,
Avocat, mais non polût larron :
peuple I le croira-t-on ?
Dana la grande légende, il sera dit ce qui advint
des noces du bon écuyer de noblesse, Golon de Ploë-
mené avec la petite Armelle.
FIN
^ I
4
• - tk!
I
TABLE
I. La petite Armeau S
II. Deux camarades 20
III. Caravane embarrassée 36
IV. Le cas de conscience de Goion et de Ploëmené. 54
y. Le siège 72
YI. Le spectre . • • 87
YII. Où il est parlé pour la première fois du
bienheureux saint Yves • 106
VIII. Le pont de bois 125
IX. Une anguille dans une botte de foin* . • • 144
X. Cent cinquante livres de Bas-Bretons. . • • 162
XI. Hâves d'une nuit de giboulées 178
XII. L'hospitalité 196
XIII. L'histoire d'Armelle • • • • ^^^
XIV. Où Armelle demande quelqu'un en mariage. 237
XV. Où Armelle perd patience 254
XVI. Cœur de saint 272
XVII. Gens qu'on éveille , 279
XVIII. Comment finit la Belle-Ëtoiie 287
XIX. La dot d'Armelle 811
FIN DE LA table;
F. AURBAU. — IMPRIMURIB DB LAGHY.
SI
!
^
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