Full text of "La boue"
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La boue
DU MEME AUTEUR
Chez le même éditeur :
MJITS DE GUBRRB. Couromié ptw l' Académie franraisç.
AU SEUIL DBS GUITOUNES.
JEANNE ROBELIN. Homail.
C/iez d'autres éditeurs
sous VERDUN, llachettc, édit.)
MAURICE QENEVOIX
La boue
PARIS ^
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, R L B RACIKB, 26
Tons droits de tradaction, d'adaptation et de reprodaction
réservés poar tous les pays
?Q
'i'oiiM droits <le Ir.uliictioii et de rcprodiictioa
réservi'-s pour tous les pays.
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l>y Imimcht 1''lamiiai«ion
A MON PÈRE
La boue
CHAPITRE PREMIER
EN RÉSERVE
.'1-7 novembre
* Longez I' mur, mon lieutenant, crainte de la
gadouille... Une fois tourné l'ccin d' la maison, la
lune éclaire en plein : c'est franc. 0
La silhouette maigre du sergent se dresse à
quelques pas, noire dans la clarté lunaire. Elle se
penche vers l'omhre où je suis encore, et tend vers
moi un bras très long, comme une perche vers
un nageur exténué.
« Ça va? demande-t-il,
— Euh ! oui... Si vous voulez. Mais quel
cornard 1
— Et c' que ça fouette ! » prononce une voix
derrière mon dos.
C'est Mounot qui me suit, première sentinelle à
marcher. J'entends, sur mes talons, le bruit gras de
ses pieds dans la boue, le halètement de sa poitrine.
LA BOUE
et le cliquetis de ses armes, ballotées à chaque
déhanchement. Une glaise mouillée, poisseuse et
lourde, serre nos chevilles, alternativement, d'une
étreinte longue et forte ; il monte d'elle une puan-
teur violente, de dépotoir et de latrines.
(( Hardi, mon lieutenant! Hâlez sur moi... hop !
Mes pieds sont solides. »
J'ai saisi la grande main dure, et me suis hissé
hors du cloaque. Un instant encore, dans l'ombre
du mur, Mounot a pataugé en grommelant. Puis
sa forme trapue a surgi près de nous, dans le givre
bleu du clair de lune.
« Alors, comme ça, sergent, c'est ici que j'prends ?
— Oui, (ils ; jusqu'à l'aube.
— Et après!*
— Après ? Mais tu rentres !... Tu connais l'sec-
teur, pourtant ?
— Y a des chances !
— Alors tu sais pas qu'un coup la nuit passée,
ça d'vicnl malsain dbagoler tout partout? Tu sais
pas qu'i's nous voyent d'en liaul ?
— Dame si, sergent. Mais d'une fois à l'autre,
on oublie.
— El Ernest ?Tii l'as oublié, Ernest? »
Mounot rit en sourdine, et crache par terre en
signe de mépris.
« Ah ! Ah ! dit- il. Alors, comme ça, i' lire tou-
jours, le fou d'Combres ?
EN RESERVE 9
— Toujours, oui.
— D' là-haut?
— Oui. »
Le bras de Mounot, tendu vers le sud, a mon-
tré une lourde colline, dont le faîte noir, dentelé de
sapins, s'allonge sur le ciel transparent. Le versant
de droite s'abaisse en chute raide, vers le Longeau
bordé de prairies plates, toutesblanches de brumes
immobiles, tandis qu'à l'opposé la pente douce s'in-
fléchit en un large col, puis se relève, soulevée brus-
quement d'une bosse chauve, avant de redescendre
encore.
« Et sur le /)/ton ? demande Mounot. Rien d'neuf?
— Pas grand'chose ; ils ont ajouté des ch'vaux
d'frisc, et planté un rang d'barbelés, hier soir, entre
neuf et onze.
— C'est tout ?
— C'est tout. ))
Les deux hommes, un long moment, se taisent.
Un silence moite nous enveloppe, mêlé à la froi-
dure d'avant l'aube. La nuit est vaporeuse et claire ;
la lune, encore très haute, nage dans un ciel pâle,
presque laiteux, oii quelques grosses étoiles luisent
faiblement, d'un éclat de perles troubles. Derrière
nous, les façades des maisons endormies décou-
pent leurs pignons en blancheurs difTuses, et les
arbres des vergers font des mares d'ombre immo-
biles.
10 LA BOUE
a Quelle heure qu'il est, à cl' heure ? » demande
Mounot.
11 n'a pas achevé qu'une grande tache obscure
glisse sur nos têtes, silencieusement. A peine en
avions-nous senti le frôlement soyeux qu'elle a
plongé au cœur de la nuit, vers le village; et pres-
que aussitôt un gémissement aigre et tremblant a
longuement traversé l'eppace.
« V'ià ta réponse, dit le sergent. La chouette du
clocher rentre: il est cinq heures. »
Le même gémissement, plus lointain, répète sa
plainte affaiblie, pareille à l'écho d'elle-même, vibre
un instant, comme vacille une flamme sous le vent,
puis s'éteint, au large souffle du silence.
Ce n'est plus, pourtant, le même silence que
tout à l'heure. L'immense sérénité nocturne de-
meure troublée, frémissante d'ondulations percep-
tibles, telles qu'on en voit courir à la surface dos
étangs. La lune recule au fond d'un halo blême ;
et les dernières étoiles, une à une, se dissolvent.
« Bonjour, Arnest 1... Salut, vieux frère ! »
Placide, traînante un peu, la voix de Mounot a
salué le double claquement d'un mauser. Les deux
balles ont pourtant sifflé court et, d'un mur proche
qu'elles ont frappé, des éclats de pierre ont jailli
juscju'à nous. Mais ce n'est pas pour deux balles que
Mounot perd contenance.
(• (jOiriniQ vous disiez, sergent, il est cinij
EN RICSERVE
heures : la cliouette vient d'rentter sous les cloches,
et l'aut'e piqué, montre en main, sonne les quarts
d'heure à coups d'fusil. J'ai vu en passant qu' la
rue des Eparges est toujours à la même place, la
hauteur deCombres aussi, le piton de même... Pays
connu ; secteur connu : ça va. »
Pays connu. Notre compagnie, détachée du car-
refour de Galonné, « prend » au village des Epar-
ges, pour ce jour et la nuit qui va suivre. Pas de
tranchées : nos sections se cachent dans les mai-
sons, à l'orée sud du village. Des sentinelles et des
petits postes sur les routes, tant qu'il fait sombre, et,
dès qu'on y voit clair, quelques guetteurs juchés à la
lucarne des greniers : c'est tout.
Entre les quatre murs des chambres envahies,
sous les toits crevés dont les lattes piquent le ciel,
les hommes s'entassent en un grouillement terne,
en amoncellements de capotes bleu sombre et de
pantalons rouge sale, qui écrasent les cadres des
lits, éteignent à mi-hauteur les parois blanches de
chaux vive, submergent lourdement les carrelages
de brique et les aires de terre battue. Ils jouent aux
cartes ; ils somnolent ; ils fument. Un lourd vélum
(lotte sur eux, los couvre d'une taie grise, au fond
de quoi les visages et les mains font des taches de
lumière indistinctes, qui bougent. L'atmosphère
autour d'eux semble grasse, chargée d'une senteur
12 LA BOUE
épaisse, d'humanité cloîtrée, de nourritures fades
et de pétun.
Nous sommes plus heureux, Porchon et moi.
Notre demeure, la mairie du village, est spacieuse
et claire. Par la fenêtre grande ouverte, nous
voyons s'étaler en face le flanc nu de l'église, blanc
de soleil ; les ardoises du toit miroitent, et la paille
est dorée qui jonche le sol de la petite place. Dans
la salle très vaste, aux murs badigeonnés de pein-
ture glauque, au parquet de bois presque neuf, une
table ronde étale une toile cirée blanche, au milieu
d'un cercle de chaises. Dans un coin, le fourrier
Puttemann, et Patoux, le nouveau caporal d'ordi-
naire, disposent régulièrement, sur une toile de
tente éployée, des petits tas de sucre où luisent des
paillettes micacées, des taupinées de café brun, des
tranches de lard salé, lourdes et verdàtres comme
des blocs de jade. Puttemann, un juif mince, ban-
lieusard loquace et facétieux, exhibe un long nez
courbe dans une face rouge aux yeux vifs, et ses
dents blanches resplendissent, parmi sa barbe aux
boucles noires et drues. Debout, la main gauche
dans sa poche, l'index droit impératif, il laisse cou-
ler de ses lèvres des paroles qui ruissellent sur
l'échiné de Patoux, agenouillé sur le plancher. Et
les courtes mains de Patoux s'atTairent, docilement
laborieuses, parmi les victuailles éparses ; et ses
gros yeux couleur d'orge mûre, à chaque geste de
EN RÉSERVE l3
SRs mains, lèvent un regard anxieux et doux vers
hs prunelles noires du fourrier.
La « liaison » est là aussi, au grand complet.
Le taciturne Raynaud, accroupi dans un coin, le
d»s au mur et les deux bras élreignant ses genoux,
gisse au fond du songe qui est sa vie, et que la
gœrre elle-même a rarement la puissance de bri-
ser; l'ombre de son képi efface presque tout son
visige, et ses moustaches tombantes prolongent celte
omire en molles effllochures. Assis en tailleurs sur
unecouverture, Vaulliier le laboureur et \'iollet le
maç>n abattent en leurs quatre jambes, chacun à son
tourne petites loques crasseuses qui sont des cartes
à jour. Viollet, d'une chiquenaude h la visière, a
rejetcson képi sur sa nuque ; entre chaque coup,
il grate ses cheveux jaunes. La vaste paume de
Vaullier escamote les levées ; ses dents luisent entre
ses lèves charnues, ses yeux s'allument; et le plaisir,
commcun coup de soleil, illumine son beau visage
imberbt, au teint mat.
« Et œur ! dit Viollet.
— G'st bon.
— Et'ecoeur !
— Cet meilleur.
— Et ^rreau !
— Bec i gaz ! »
Leurs vix s'enflent, de réplique en réplique.
Ils se jeltet au nez do truculentes invectives.
14 LA BOUE
Et chaque fois que leurs poings frappent la
couverture, il s'en exhale une fine poussière, blonce
comme une brume de pollen. Raynaud, tout pns
d'eux, ne bronche pas, enseveli dans l'épaisseir
de son rêve. Mais Chapelle, à plat ventre près Je
la fenêtre, et qui écrit une lettre en s'appuyint
sur son havresac, tourne vers eux sa face de oat
roux, aux yeux verts, et prononce doucement :
« Vos gueules!
— Oui, vos gueules ! appuie Pannechon. La
carrée est déjà pleine de mouches.
— Bon, bon, ça va », répondent-ils.
Et ils continuent de jouer, silencieux poir un
instant, cependant que Chapelle incline le front
vers son papier, et que Pannechon, sourcls en
barre et lèvres serrées, s'escrime de l'aiguille ardù-
ment, à la pointe d'une de mes chaussettes.
Au dehors le soir tombe, calme et dou. Une
nappe de soleil tranquille baigne le flanc de* 'église,
atténue d une patine ambrée la crudité ds murs
neufs. Assis près de la table, Porchon et loi, nous
épions la montée de la nuit. Toute la .^allost pleine
encore d'une large lumière où se distiguent les
traits des visages ; et déjà pourtant, nue part et
partout, on sent n^der vaguement le répuscule.
Un moineau franc, tombé du toit sur Tppui de la
lenêire, repart sans s'être posé, dans lU brusque
frisson d'ailes. Il scinbli! (ju'avec lui s'n aille la vie
EN RÉSERVE l5
dernière de ce jour. Le soleil, peti à peu, séteint
au mur de l'église ; une fraîcheur mouillée coule
sur nos épaules, venue des prairies et du ruisseau
voisins; et dans le soir de cendre grise, nos deux
I pipes allumées mettent deux points de braise
\ rouge.
« Ecoute le silence, dit Porclion. Voilà des
Wures que les canons se taisent ; les mitrailleuses
Somnolent ; le fou de Combres lui-même a lâché
sm fusil... Nos Eparges, ce soir, sont paisibles
canme un village des bords de Loire... Est-ce la
gUrre ?
^ Mais ce silence, lui dis-je, est-il celui d'un
villjge pacifique, un soir de novembre ? Entends-
tu g-incer une charrue lointaine, ou tinter les chaî-
nonsqui pendent aux cuisses des chevaux qu'on
déteU ? La torpeur de l'automne, chez nous, cou-
vre U campagnes d'un silence engourdi, mais
vivantCelui-ci est un silence mort, un silence tué :
quelqus coups de canon m'aideraient à oublier la
guerre..
— Ihie semblequ'on tnarche dehors, interrompt
Porchou Peux- tu voir qui vient, d'où lu es ?
— Cet Gendre. »
L'homme nous uïonlre, dès le seuil, ses chaus-
sures ocrcfees, et explique:
« J'ai gillé l'plus gadouilleux sur les marches,
crainte quc'a dégouline chez vous. G' qui reste est
l6 LA BOUE
tout mortier sec, d liier, d'avant-hier, et d'vingt-
trois jours en r'montant... Bon appétit, mes lieu-
tenants, si vous n'avez pas dîné ! »
Il s'approche des camarades, qu'il interpelle avec
une jovalité bourrue ;
<( Ben quoi, là-d'dans ! Vous attendez à d'mair
pour y voir clair?.,. Ho ! Pulleniann,c'est-i' qu'ti
r'vends les bougies des dislribes, vieille ficelle?..
Et Bernardel,qu est-ce qu'i fout dans sa cuistance,
c'jeune marié par procuration? Des bafouilles peur
sa bouigeoise, et des briques pour les copain!...
Attends un peu que j'Iui s'couc les puces, à c'cli-nl-
làl
— Gendre ! apjiellc Porchon.
— Mon lieutenant ?
— C'est tout ce que tu avais à nous dire.^
— Dame, mon lieutenant, j'vousaidit en ertrant:
rien à signaler, que d'ia boue dans la rue et du
purin au long des murs.
— Alors, ce n'est pas le capitaine Sauelet qui
t'envoie ?
— Que si, donc !
— Pour nous a[)prendre ça ?
— Dame ... dame ... » répète Gendr.
Il nous regarde, discrètement hilare, t soudain,
s 'a dressant à Porchon :
« Mon lieutenant, si des (ois vousaviez envie
d'voir le capitaine Saulelet, i' vous d'iande... »
EN RKSERVE IJ
Porchon s'est levé d'un saul : mais l'homme,
sans s'émouvoir :
« Pas la peine de vous presser, allez ! Le capi-
taine vous d'mande... parce que moi, Gendre Auguste^
agent de liaison d'une compagnie, je n'avais pas de
crayon sur moi.
— Eh bien, dit Porchon. j'y vais. Et toi, Gendre,
je te ramène, »
Je suis sorti derrière eux, content de quitter la
grande salle où les hommes, abrutis d'inaction,
bâillaient. Assis sur les marches de l'église, au bord
de la rue caillouteuse je guelte le retour de Porchon.
Il va faire nuit. De chaque côté sinuent les lignes
irrégulières des façades, des carcasses noires, des
échines de toitures dont les chevrons brisés font
comme des chapelets de vertèbres. Une fois de plus,
je sens fluer en totite ma poitrine la tristesse-même
de ceschoses,plus navrante qu'une tristesse humaine.
Le village est inerlecommeun grandcadavreétendn.
L'odeur que je connais, l'aigre et froide odeur
des incendies anciens, monte à mes narines avec
l'humidité nocturne, plus pénétrante qu'une puan-
teur de chair morte. Dans le ruisseau, à mes pieds,
la boue s'étale comme une sanie.
Pourquoi Porchon ne renlre-t-il pas ? Je l'atten-
dais au bout d'un instant. Sept fois dans la journée,
il a fait vers la maison du calvaire la même inutile
promenade.,. A moins que cette fois-ci... Bah ! Le
l8 LA BOUK
ca[)itaine l'aura invité à dîner : celte guerre n'e>t
que morne.
Des gouttes de pluie volent dans les ténèbres.
Des souffles de vent traînent au ras du sol, trop las
pour émouvoir la monstrueuse solitude. Mes yeux,
d'instinct, se sontlournésà ma gauche, vers la mai-
son qui fait l'angle de la place. Sur toute la hau-
teur de 1 unique fenêtre, un fil de clarté jaune semble
pendre, que des ombres brisent par moments : les
cuisiniers du i'' bataillon sont installés là,oij nous
étions le 22 octobre. C'est par cette même fenêtre
que j'avais vu dans le brouillard, à travers les car-
reaux verdàtres, surgir et disparaître, démesurée, la
tête du vieux cheval gris. Je l'ai revu aujourd'hui,
le vieux cheval, du haut du clocher où j'ai grimpé
tantôt : il était couché sur la pente de Combres, ses
flancs déjà gonfles, parmi des vaches rousses aux
pattes raid-es, au cuir distendu comme une bau-
druche. Les Boches l'avaient abattu, faute d'hommes
à tuer! Signe destemi)S : la guerre a dégénéré, depuis
août et septembre.
Et pourtant, hier... Nous étions à Galonné. Nous
avions travaillé tout le jour, avec un entrain juvé-
nile ; et les heures avaient été brèves. A deux pas
de la route forestière, près de la tranchée profonde
qu'abritait un toit do rondins et de mottes, la gui-
totme que nous avions creusée, maçonnée et cou-
verte émergeait des feuilles noirâtres comme la tête
EN RKSERVE IQ
d'un énorme bolet. Nousy avons dormi deux nuits,
sur une litière de paille sèche et de foin bon-fleu-
rant. Des bûches de hêtre flambaient haut sur les
pierres de I atre. Et quand nous nous éveillions, à
l'aube, le corps mou de tiédrur sous la laine des
couvertures, des braises rougeoyaient encore [)armi
l'épaisseur floconneuse des cendres. Pannechon et
Chabeau sortaient, ayant botlelé la couche contre
une paroi. Je m'asseyais près de la porte, dans le
flot de lumière blanche qui dévalait sur les marches
de terre, et j'écrivais, en fumant une pipe à très
longuesboufl'ées. J'étais chez moi : souvent, le crayon
en suspens, je laissais errer mon regard sur les murs
d'argile sèche, sur la planche où se bombaient les
boules de pain, sur lespiquels à quoi s'accrochaient
nos musettes et nos armes, et le fixais enfin sur les
lisons ardents qui palpitaient et semblaient vivre,
comme le cœur-nrême, le cœur rouge et chaud de
la maison. Soudain, près du seuil, à hauteur de mon
front, des pas bruissaient dans les fruilles mortes;
mes mains et mon papier disparaissaient dans l'om-
bre, reparaissaient, disparaissaient encore ; et quand,
deux fois éteinte, la clarté du jour me baignait à
nouveau de sa vive pâleur, Pannechon et Chabeau
étaient près de moi. Ils disaient :
« L'air est bonne, ici, mon lieutenant.
— C'est pas bien grand, chez nous ; mais c'est
cossu.
20 LA. BOUE
— V'ià des bûches neuves plein mes deux bras. »
Et les bûches neuves ruinaient,simaienl, craquaient,
tout à coup s'enflammaient avec un ronflement
soutenu, illuminaient l'abri d'une clarté triomphale,
où les visages resplendissaient de joie naïve et d'or-
gueil.
« Hein, mon lieutenant ! on saura y faire, après
la guerre, quand s'agira d'bàtir sa vie !
— Des feignants, mon lieutenant, ça aurait cou-
ché dans la flotte.
— On a peiné, c'est entendu; mais c'estd'la peine
qui récompense. »
Ainsi leurs deux voix alternaient, en phrases
mesurées à la louange de notre efl"ort. Mais Panne-
chon bienlùt hochait la tête, et murmurait, déjà
mélancolique :
« Finidcmain, toutça. On r'tourneauxEparges :
et puis au ravin... Faudra-t-il donc s'ennuyer
pareil ? »
Et jusqu'à quand s'ennuyer ? Aujourd'hui pri-
sonniers de quatre murs ; demain prisonniers d'un
talus boueux. Que voulons-nous !* Vers quoi allons-
nous ? Quelle volonté nous condamne à cette
peine de vivre, et pour servir quels desseins ca-
chés ?
Vftici deux mois, pourtant, nous valions quelque
chose ; nos épaules étaient fortes à soulever sans
fléchir toute la misère du monde; et les fibres rom-
EN RESERVE 21
pues achevaient de saigner, qui nous liaient à noire
propre vie : les morts n'ont pas donné leur vie mieux
que nous n'avions fait.
Hélas ! Nous sommes des survivants humiliés.
Toute cette gloire s'en est allée de nous ; et voici
que nous-mêmes, et les premiers, oublions l'allé-
gresse de notre sacrifice. Une guerre rabougrie nous
ravale à son image : nos corps sont las ; rios âmes
s'engrisaillent d'une bruine d'ennui, et des flaques
de boue, lentement, s'y élargissent.
J'ai levé la tête, dansun sursaut, au bruit proche
d'un pas sur la chaussée. La pluie tombait plus large
et clapotait au bord des toits. A la fenêtre de la
maison, l'ourlet delumière avait disparu. Les crêtes
ébréchées des pignons, les pans de murailles rui-
neux, les tronçons de cheminées dressaient leur chaos
noir et dur sur la fuite de grandes nuées livides.
Hors la nuit, tout à coup, une silhouette émergea,
grandit au f;\île de la rue montante, descendit vers
moi à longues enjambées. J'appelai :
« Porchon !
— Hein ? dit la voix connue.
— Je suis là, sur les marches de l'église.
— Mais voyons, voyons... tu es fou I »
Je l'avais rejoint; nous marchions vers la mairie.
« Eh bien ? demandai-jc.
— Eh bien quoi ?
— Cette convocation cho/. Saulelcl ?
22 LA BOUE
— Rentrons d'abord, mon vieux. La pluie mouil-
le. »
Au bruit de la porte qui s'ouvrait, sept visages se
tournèrent vers nous, d'un même mouvement. Les
hommes s'étaient groupés autour de la table, sur
laquelle une bougie brûlait; leurs assiettes pleines
lumaient devant eux ; et nous connûmes tout de
suile, à voir s'éclairer leurs yeux, qu'ils nous atten-
daient pour manger. Je répétai :
« Eh bien ? »
Porchon, sans hâte, se déharnacha, secoua son
képi ruisselant,
« Eh bien, dit-il, le i'^'^ bataillon vient de Jaire un
bond : cin-quan-te-sept [)as sur sa droite, et qua-
ran-le-deux pas sur sa gauche.
— Bravo, parbleu ! Bravo !... Qui est-ce qui a
appris à faire la guerre scientifiquement ?
— C'est nous.
— Qui est-ce qui a le droit d'en être fier ?
— C'est nous.
— Et qui est-ce qui retourne au ravin, demain ?
— C'est nous.
— Alléluia ! »
*
Mauvais gîte, la mairie des Eparges. Ou plutô,
mauvais hôtes, Porchon et moi. Nous étions cou_
KN RESKRVK 2?
chés dans la salle des réunions du conseil municipal;
nous jouissions, chacun, d'une paillasse ; nous avions
de surcroît nos couvertures et nos vêtements, à
peine boueux, à peine mouillés. Mais nous étions har-
gneux comme aux jours lugubres de Louveraont et
du bois des Caures. Un chien hurlait, pas très loin,
sans répit ; une mitrailleuse lapait les secondes avec
une régularité de métronome, horripilante ; un chat
malade enfermé avec nous, et qui crevait dan^
un coin, toussait. L'un de nous s'éveillait, gro-
gnait, éveillait l'autre ; et nous grognions de com-
pagnie.
Nous venions de nous assoupir enfin, lorsqu'un
vacarme insolite nous a fait sursauter. Des clous
raclaient le plancher; une respiration rude haletait
dans l'obscurité ; une chaise, heurtée tout à coup,
tomha.
(( Quelle usine ! » bougonna une voix.
Puis nous entendîmes le craquement d'une allu-
mette ; et dans la llammc brève qui jaillit, nous
aperçûmes la moustache blonde de Preslo^ et la
grimace de ses yeux blessés par la clarté trop vive.
« Il y a une bougie par terre, dit Porchon. Ici,
oui, juste à les pieds. »
Nous élir)ns debout, bâillant. J'éprouvais uni-
inquiétude résignée, ayant compris d'inslinct, en-
core [aux trois quarts endormi, que si le capilaiii ■
Rive nous envoyait de Galonné, en pleine nu' .
24 LA BOUK
le cycliste du bataillon, ce n'était certes pas pour
nous offrir un cordial bonjour.
Presle cependant faisait couler quelques larmes
de suif sur la tablette de la fenêtre ; il y collait la
bougie allumée, écrasait du bout des doigts le cham-
pignon qui boursouflait la mèche : et la lueur dan-
sante s'immobilisait.
« Mon lieutenant, commença-t-il, c'est l 'chef de
bataillon qui m'envoie. »
Exorde inutile^ mais où se délectait l'amour-
propre de Presle, ancien agent de liaison à la com-
pagnie, promu depuis peu cycliste du bataillon.
Ayant dit, il continua:
« L'chef de bataillon m'envoie pour vous appren-
dre que la 7e ne devra pas r'joindre au ravin.
— Nous restons ?
— C'est pas ça.
— Nous allons ailleurs ?
— C'est pas ça.
— Mais alors ?
— Alors la r'iève a lieu, comme de bien entendu :
les compagnies étaient déjà aux faisceaux quante
j'enfourchais mon clou. Mais c'est pas au ravin
qu'elles montent, sans pourtant quitter du secteur.
— C'est donc au pilon ?
— Vous l'avez dit, mon lieutenant. Et la 7« reste
au bas, en réserve... l'araîl qu' c'est tout c' qu'i 'y a
d'bath. »
/
EN RESERVE 25
Un lumignon au plein soleil, ces derniers mots de
Presle. Notre bonne humeur rayonne, et je connais
la force de la mienne à voir briller les yeux de
Porclion,
« Toi, me dit-il, saute. Réveille la liaison, le
fourrier ; annonce la bonne nouvelle ; rassemble les
sections, et conduis-les au grand talus, sous les pru-
niers. Tu m'y trouveras en arrivant : je file tout de
suite pour reconnaître. »
Il est dehors, et déjà le bruit de ses pas retentit
dans la rue, s'éloigne vers les prés, dont le feutre
mouillé l'étoufle brusquement.
((Mince ! s'extasie Presle. Ça s'appelle faire vite.
Il a r'prisses vingt ans d'un seul coup, l' lieutenant
Porchon. J'comprends ça : moi c'est pareil ; les
bois m rendaient vieux. Pas vrai, mon lieutenant ?...
Hein, mon lieutenant ? »
Le couloir est entre nous, et sa réf)onse ne vien
pas. J'ai déjà ouvert la porte de l'autre salle, oii je
sonne le réveil à pleine voix :
« IIo ! Puttemann ! Vauthier! Pannechon I Cha-
pelle ! Debout là-dedans, tous ! On lâche le ravin !
On plaque les bois ! On prend les lignes au piton,
en plein air!... Raynaud! Patoux ! Viollet! Allons,
debout, tas de veinards ! »
Le jour est venu, ouaté de brouillard blanc. Le
long du talus, sous les branches torses des quels-
26 LA BOUE
chiers, les guitounes béent au ras du sol, en trous
d'ombre sans fond. Des auvents de plancbes les
couvrent, s'inclinant si bas qu'il faut ramper pour
franchir les seuils. Une vêture de chaume calfeutre
d'un bout à l'autre ce village de troglodytes ; des
sentes, de place en place, la traversent de saignées
brunâtres, s'insinuent entre les toits, et donnent
accès plus haut, vers la pente de la colline. En arrière,
par delà un marécage fangeux où des papiers blancs
jalonnent des feuillées, où des pistes s'entrecroisent
en un lacis d'eau luisante, on entrevoit confusément
une ligne d'arbustes au bord d'un chemin, à moins
que ce ne soit d'un ruisseau. A gauche, près des
huttes, quelques tiges d'osier rouge grelottent de
toutes leurs feuilles. En avant, ime friche poisseuse
monte vers le brouillard, y plonge et s'y englou-
tit. A droite le talus s'incurve doucement, s'abaisse,
et disparaît bientôt dans la même épaisseur blan-
che, qui efface le ciel et supprime l'horizon.
(( Eh ! bien, mon vieux ! Nous qui nous exci-
tions sur le secteur ! »
Porchon, plié en deux, émerge du poste de com-
mandement. Il se redresse, ouvre les bras dans un
geste d'emphrase comique :
« A nous l'espace ! déclamc-l-il ; les libres éten-
dues qui font plus larges les poitrines ! Les vallées
spacieuses, les vastes plateaux, et le ciel immense
au-dessus de nos tèlcs ! w
KN RKSERVE 7"]
Il élève son bâton, le brandit à travers le brouil-
lard.
« Voyez !... Ici le Monlgirmont aux vergers opu-
lents. Plus loin la sévère Côte des Hures, dont
l'automne a jauni les pentes. Cette route, qui plonge
au fond du col, file d'un jet vers Trésauvaux, le
transperce allègrement, et s'élance au cœur de la
Woëvre... Hé, dis donc ! Si tu m'écoulais ?
— Tout à l'heure, mon vieux, quand il fera
clair. Maintenant je vais retrouver la bougie. »
L'un derrière l'autre, nous nous engageons dans
un boyau étroit, long de deux mètres à peine ; nou
baissons la letepour franchir la porte basse, et nous
sommes dans notre maison.
C'est bien une maison : une maison minuscule,
aux parois de terre glaise, une maison sans lumière
et sans air, et {pourtant une maison. Nous retrou-
vons, en y pénétrant, la même surprise joyeuse
dont nous fûmes saisis à l'arrivée.
« On s'assied ?
— Evidemment.
— Sur les chaises ?
— Non ; sur le malelas : on est mieux. »
Une porte de grange, posée sur un terre plein
doucement incliné, emplit tout le fond de l'abri
d'un vaste bat-flanc, oii trois dormeurs peiivent
s'étendre à l'aise. Des planches clouées au pied for-
ment un rebord qui maintient la litière de paille, et
28 LA BOUE
rénorme matelas sur lequel nous nous sommes assis .
{( Ce n'est pas une paillasse, dit Porchon. C'est
un matelas, et bourré de laine, comme il est facile
de voir... car le pauvre bâille de toutes ses cou-
tures. Il semble très, très malade.
— 11 semble fichu.
— Mais nous le prolongerons. .
— A force desoins dévoués... Oh! les mouches!
— Les garces de mouches ! »
Nous avons beau secouer la tête et gifler l'air à
tour de bras, elles reviennent à l'attaque en hordes
obstinées, rampent sur nos vêtements, sur notre
peau, tombent dans notre col, volent, se posent,
culbutent et roulent. On en voit des grappes collées
au plafond de planches, suspendues aux murs d'ar-
gile, agglomérées dans les encoignures; elles enve-
loppent le tuyau du poêle d'une gaine grouillante
à reflets métalliques, se grillent par dizaines à la
flamme de la bougie, amoncelant au pied leurs
cadavres sans ailes, pareils à de petites chrysalides
noires. Un bruissement monotone et musical cha-
touille nos tympans, à nous faire croire que des
essaims sont entrés dans nos oreilles ; c'est une
modulation ileiiblc et jamais rompue, qui parfois
s'aiguise en note de fliUc aigrelette, parfois s'étale
en vibration de faux bourdon, et s'enfle tout à
coup, pour peu que nous fassions un geste, en un
vrombissement énorme et furieux.
EN RÉSERVE 29
« Tiens !... Et tiens !
— Douze !
— Dix-neuf! »
Chaque claque en ccrabouille des légions, que
nous jetons au feu, ensevelies dans un bout de jour-
nal. Vain massacre : elles sont trop, toutes celles
des Eparges réfugiées dans la tiédeur de nos huttes,
gorgées de graisse, de viandes pourries, de tous les
détritus que le camp rejette sur ses bords.
« Pouce ! crie Porchon. Je n'en veux plus !
— Couche- toi, mets les mains dans tes poches,
et déplie ton mouchoir sur ta tête. »
Tandis qu'il s'allonge et se voile le visage, je me
lève, résolu à tenter la défense du mouvement.
Elle est pénible, car il fait très chaud. Le fourneau
mirmscule accroupi dans un coin, à gauche de la
porte lorsqu'on entre, ronfle aussi fort que les
mouches, et rougit comme un soleil couchant.
Chaque fois que je m'en approche, je sens mon
front se couvrir de sueur et mes épaules devenir
moites. Contre le mur, une table ronde se fait le
plus petite qu'elle peut ; mais l'espace est si exigu,
entre le mur et le bat-flanc_, que cette table semble
être partout, et que je bute contre elle à chaque
pas. Si je l'évite, à force de contorsions, je m'en-
pêtre dans les chaises ; fuyant les chaises, je rous-
sis ma capote aux flancs torrides du fourneau ;
m'évadant du brasier, je me cogne contre un ron-
.TO LA BOUE
din vigoureux, dressé en colonne au centre de
l'abri pour élayer le plafond.
« Hé ! Porchon I »
Un cri vague soulève le mouchoir.
« II y a donc des terres, là-dessus ? »
Le mouchoir, écarté de la main, laisse passer
des paroles distinctes :
(( Soixante centimètres de masse couvrante ; les
mottes de déblai jetées à la diable.
— Contre les obus ?
— Contre la pluie, je pense. Il paraît que toutes
les marmites sont pour les tranchées d'en haut, ou
alors pour plus loin, Montgirmont, Côte des Hures,
Mesnil, ])Ius loin encore...
— Angle mort, ici ?
— Croyons-le. La foi sauve. »
Pendant que nous parlions, et sans même que
j'en aie eu conscience, le fourneau, la table, les
chaises, le rondin, — et les mouches, m'ont sour-
noisement poussé vers la porte, et contraint de
reculer jusqu'au boyau de dégagement.
« Très bien ! me dis-je, dans l'instant que je
constate leur victoire. .le n'ai môme pas l'intention
d'insister. »
Mais avant de céder la place, et de me retour-
ner vers le jour, je regarde une dernière fois toutes
les choses qui sont là. et semblent sommeiller dans
la clarté douce de la bougie. Je les vois bien, beau-
EN RIÎSEHYE 3l
coup mieux que je no les ai vues cette nuit en arri-
vant, beaucoup mieux que je ne les voyais tout à
l'heure, lorsque j'étais au milieu d'elles.
Porchon, toujours étendu, me montre en guise
de souliers deux grosses mottes de glaise jaune.
Il ne bouge pas, et des nappes de mouches ondu-
lent sur son corps, exactement comme sur la table
ou sur le tuyau du fourneau. Son dos creuse le
matelas, qui déborde mollement de chaque côté de
ses épaules, en un geste de bon vieux matelas
surmené, mais toujours accueillant, et qui n'a
point honte d'être las; crevé, maculé de taches
innombrables, de graisse, de suif et de boue, il est
surtout très large et très profond : si large qu'il
couvre le bat-flanc presque entier, et refoule la
litière de paille contre la paroi de droite. De ce côté,
tout au fond, un miroir haut de deux pieds creuse
un abîme de lumière blanche, où ma tête et mes
épaules se reflètent à contre-jour ; le cadre d'or, un
peu noirci, ennoblit l'argile de sa splendeur vétu&te
et charmante. A côté du miroir, à gauche, une
image coloriée, première page d'un journal illus-
tré, représente un dompteur dévoré par ses lions :
les fauves se dressent et rugissent, les yeux de
l'homme se dilatent d'épouvante, le sang ruisselle
sur la tunique bleu de roi ; à travers les barreaux
de la cage, on entrevoit la panique des spectateurs.
L'œuvre date de 189S; depuis sci/.e ans, elle déco-
:>2 LA BOUE
rail la «salle » d'une maison, au village ; elle éclaire
aujourd'hui notre trou de ses couleurs encore vives,
en sorte que son destin s'achève bellement. Au-
dessus d'elle, près du plafond, une planche s'étend
qui sert de dressoir ; elle supporte une pile d'as-
siettes de faïence, dont les bords luisent d'un long
reflet, et deux boules de pain jumelles. Dans la
paroi de gauche, une cavité découpe un rectangle
d'ombre, au bord duquel aflleurent les reliures
de deux gros livres : un dos de basane verte, un
dos de basane rouge. La basane verte habille un
Traité de pharmacie vétérinaire, oii je me suis docu-
menté sur les maladies des juments; sous la basane
rouge, les Veillées littéraires dorment pour le quart
d'heure.
Le fourneau, dans son coin, craque à pleines
entrailles et rutile de plus belle. La table, les trois
chaises, et trois escabeaux qui les doublent, gardent
à présent une immobilité bénigne; le rondin d'étai
s'érige au-dessus d'eux, très dur d'aspect et d'écorce
très àprc, mais en telle évidence quil semble s'être
mis là tout (ixprès, par loyal désir de ne heurter
personne.
Une dernière chose retient enfin mon regard. Lt
c'est, dans une autre cavité creusée presque à mes
pieds, un coiTrel de fer cadenassé. «Notre dépôt de
munitions », a dit Porchon. 11 l'a ouvert dès le
preinior instant, y a reconnu des détonateurs et des
EN RÉSERVE 33
pétards de mélinite rangés en bon ordre, en a
refermé le couvercle, et mis la clef dans sa poche.
A la serrure, une cordelette est suspendue par un
bracelet de cuir; un crochet la termine, pareil à
un gros hameçon. L'officier qui nous a précédés ici
nousexpliquaitce matin: «C'est un truc pour lancer
des machins qui pètent, des... des grenades, je
crois. On se passe le bracelet au poignet, on passe
le crochet dans un anneau qui sort du système, de
la grenade, comprenez-vous... L'anneau tient à un
rugueux, qui plonge dans une mixture inflammable,
vous comprenez... On prend la grenade dans sa
main; on la lance... Alors le crochet, qui est re-
tenu par la corde, qui est retenue par ^le bracelet,
retient l'anneau qui tient au rugueux ; le rugueux
frotte dans la mixture; la mixture s'enflamme en
même temps que la grenade voyage ; la grenade
tombe ; la mixture enflammée enflamme la charge;
la grenade pète et lue des Boches... Vous avez
compris ? »
J'aidù reculer encore, caria lumière de la bougie
m'a semblé jaunir déplus en plus; la porte, contre
laquelle jetais appuyé, s'est mise à tourner seule, très
lentement d'abord, puis plus vite; elle m'a fermé
l'abri au nez, et j'ai eu l'impression soudaine du
grand jour.
Le brouillard s'est dissipé, dévoilant un ciel
bleu 011 flottent très haut des blancheurs de cirrus.
.-t4 LA BOUE
Des ombres neltcs, au flanc du Monlgirmont,
accenliient les lignes d arbres rangées dans les clos ;
entre elles la terre du versant apparaît nue, sans
une berbe, et d'une cbaude couleur brune pénétrée
de soleil. Par-dessus les broussailles cbourifTées à la
cime, les sapins qui couronnent les Hures dressent
leur masse épaisse et sombre. Au pied des deux
collines, la route de Trésauvaux dessine une courbe
mince, qui plonge au fond du col et « s'élance au
cœur de la Woëvre... »
« Porchon ! Viens donc ! Vite! »
Ayant passé ma tête dans l'buis entrebâille, je
le vois qui se dresse brusquement ; mais il reste assis,
les jambes allongées, les yeux encore lourds de
sommeil.
« Hon ! dit-il... Est-ce permis, ces façons d'é-
veiller les gens? »
J entre alors tout à fait, le tire par les poignets,
le mets debout, le pousse debors, et lui jette :
« Eb bien ? »
Il a cbancelé d'abord, comme étourdi. Puis sa
poitrine s'est gonflée d'une inspiration profonde ;
ses paupières ont cessé de battre; et son regard a
conl'^mpié largement la terre et le ciel.
(( C'e.st beau », dit-il.
Devant nous, la vallée du Longeau s'évase avec
ampleur, entre deux cbaînes de collines aux courbes
pures. A gauclie les cimes ondulent au bord du ciel,
EN RÉSERVE 35
en une ligne puissante dont les bois atténuent la
sécheresse. Dès le sommet les hêtres scclairsèment,
détachent les uns des autres leurs troncs gris d'é-
tain, s'accrochent au versant de toutes leurs lacines,
et s'arrêtent. Les champs, à leurs pieds, alternent
par bandes de labours bruns, de chaumes bis,
de friches roussâtres, que séparent en hachures
parallèles des fossés bordés de haies. Mais bientôt
ces clôtures s'espacent, s'effacent; les pentes s'al-
longent en glissement alenti^ viennent mourir en
prairies planes où le ruisseau serpente entre les
osiers et les saules.
Et la vallée s'enfonce dans un lointain vaporeux
au sein duquel, parmi des bouquets d'arbres, jaillit
le clocher de Mesnil. Un peu à droite, la pointe
d'un grand sapin dépasse le versant des Hures,
comme un autre clocher noir.
« Tu le vois? me demande Porchon, qui le dési-
gne de son gourdin.
— C'est-à-dire, je les vois : car ils sont trois ou
quatre, mais serrés à n'en faire qu'un seul.
— Alors je ne me trompais pas. Ce sont bien
ceux qui montent la garde, au dernier carrefour avant
notre patelin. C'est de là que la route des Trois-
Jurés part à l'assaut de la forùt... Mont est derrière,
caché «sous les Côtes».
— Invisible...
— D'ici, oui. Mais cent mètres plus près des
LA BOUE
Eparges, nous pourrions en apercevoir la mairie.
Tu viens? »
Nous faisons quelques pas vers le village, étendu
en bas, sur la berge du Longeau. Moins d'un
demi-kilomètre nous en sépare ; mais l'atmosphcrc
un peu brumeuse encore voile les blessures des
pierres, émoussc les arêtes vives des brèches, efface
les brûlures d'incendie, et ressuscite, une à une, les
maisons : les façades sont claires au soleil; les trous
d'obus, dans les prés, luisent comme des mares ;
le Longeau paresse, et s'attarde en remous aux
racines des saules.
« Hé là ! cric Porchon. Gare à gauche ! »
Il s'est arrêté net, et m'a saisi le bras.
« Les sapins de Combres, dit-il. Nous sommes
cloués. »
La dure colline vient de surgir, démasquée tout
à coup par celle des Eparges. Des pierres blanches
dévalent sur ses flancs, et le bois aux cimes aiguës
se [jrofilc, net, sur le ciel.
a Demi-tour, conclut Porchon. Ça n'est pas
aujourd'hui que nous apercevrons la mairie de
Mont. M
Nous revenons sur nos pas, le dos tourné à la
vallée. Nous voyons de nouveau la file des gui-
tounes sous les branches des quclschiers, les liges
d'osier rouge aux feuilles grelollantcs, les pentes
brunes du Monlgirmonl ; clic s'inclinent en face
EN RESERVE 87
avec mollesse, semblent hésiter, et bientôt joignent
un escar[iement boisé qui borne le regard, vers
l'est, de sa touffeur violette. L'ayant reconnu, nous
hochons la Icte.
« Hein ! » disons-nous, presque ensemble.
Et je demande :
«Te rappelles-tu le ig octobre ? »
Les souvenirs, aussitôt éveillés, bruissent, s'es-
sorent et tourbillonnent :
« La grimpette à travers les fourrés !
— Les premiers coups de flingue !
— Les trous de sentinelles ; les bouts de cigarettes
dorés qui fumaient encore...
— El les calots ! Les boîtes d'anchois, les
bidons ; les lettres que tu as fait porter au vieux...
— Et rentrée en danse, tout d'un coup! Taca-
lacala... Sur les deux flancs !
— Vennecy tué ; Dangon blessé en même temps
que le Boche...
— Quelle hurlée, dans le sous-bois !
— Marnier tué; à la 6*...
— Et la nuit! Oh ! la nuit... Hein, vieux, la
nuit ! »
Regardant le bois abrupt, nous évoquons le
ravin qu'il nous cache ; les sentes raidcsqui dégrin-
golent vers le bas-fond suintant, l'argile gluante
sous l( s feuilles mortes, les parapets de boue
accrochés à mi-pente, la pénombre glauque des
38 LA BOUE
fourrés, les ténèbres monstrueuses qui chaque soir
nous emprisonnaient, pour l'interminable nuit.
Le jour, nous ne voyions rien que le fouillis des
buissons, la colonnade grise des hêtres au-dessus,
et des lambeaux de ciel à travers les branches hau-
tes. Nous nous affaissions sous le poids de l'en-
nui ; de longues somnolences nous abrutissaient,
et le fracas des obus qui tombaient derrière nous
ne nous faisait même plus lever la tête. N'eût été
cette pesanteur d'ennui, qui jamais ne s'allégeait,
nous eussions perdu la conscience de notre propre
vie.
« Regarde là-bas, dit soudain Porchon : juste dans
le creux, entre le Monigirmont et le bois des Eparges. '
N'est-ce pas...
— Oui, c est la Woëvre. »
Elle apparaît toute bleue, comme la mer dans une
cri(jue. Nos regards s'en vont |)ar cette anse lim-
pide, et nous éprouvons en tout notre corps une
vt:)luptc diffuse, une montée de force légère,
<{ Rli bien ? )) dis-je, encore une fois.
El Porchon répond :
« La vie est belle. »
Des paroles se pressent à nos lèvres, et nulle
contrainte ne les refoule : nous cédons au besoin
d'entendre notre joie en même temps que nous la
contemplons, d'en jouir ainsi d'une façon plus
exaltante et plus aiguë; ou peut-être, redevenus pri-
EN Ub-SKUVE 39
milifs, tous nos sens rénovés par lant de lumière et
d'espace, laissons-nous seulement chanter nos
ùmes de jeunes barbares.
Le bois des Eparges et la Woëvre, le Montgirmont
et la colline des Hures, la vallée semée d'arbres et la
chaîne rythmée des Hauts, c'est le large {)aYsage
qui entre en nous tout entier, que notre force
accueille tout entier, dans sa magnifique unité : les
couleurs atténuées, fondues par l'automne, l'har-
monie des lignes dans la lumière, et la caresse de
l'air bleu, douce au visage de la terre.
Un coup de fusil claque derrière nous, bref, tout
de suite brisé. Mais, d'un mouvement instinctif,
nous nous sommes retournés vers les lignes.
Par-dessus les toits des guitounes, une friche
étale un glacisjaunâtre, coupé de talus encore verls.
Des pistes tortueuses l'escaladent ; des flaques le
parsèment, déchiquetées comme des haillons pâles.
Au sommet, un autre village gonfle ses toits en
bosse, au pelage de chaume; des linges sèchent,
éclatants, devant les portes noires des cagnas ; car
le soleil, presque au zénith, tombe d'aplomb là-
haut, éclairant une foule bariolée qui s'agite à
lisière de ciel. Les silhouettes se détachent si nette-
ment, sur le fond terne d'argile et de paille, que
nous pouvons sans peine reconnaître les hommes
qu'elles sont. Assis sur une chaise au seuil de son
abri, le capitaine Secousse croise ses longues jambes
4© LA BOUE
et fume sa pipe. Près de lui Davril, grimpé sur une'
bulle, les jumelles aux }eux, observe nous ne savons
quoi vers les lignes allemandes ; il est sans képi,
et son crâne blond^ dépassant la crête, bouge sur
le ciel entre deux piquets de ligne téléphonique,
A ses pieds Tadjudant Moline^ une jambe fléchie,
son ventre sur sa cuisse, accompagne des épaules
et des reins le va-et-vient d'une scie à laquelle
ses bras sont liés ; on voit chaque bille de bois
se détacher, et rebondir sur le sol en tombant.
Loin à gauche, à l'extrême bout du campement,
une source jaillit, et tache la pente d'une longue
coulée luisante ; des torses nus inclinent vers elle
la blancheur de leur chair, mate et chaude sous la
blancheur neigeuse des serviettes. Le long du
chemin qui borde les guitounes, une table, les
pieds en l'air, marche sur deux jambes à pantalon
rouge ; elle oscille tout à coup, devant Tabri du
capitaine Secousse, pirouette, retombe d'aplomb ;
un buste maigre prend sa place sur les jambes à
pantalon rouge, et nous reconnaissons à sa barbiche
de chèvre le sergent-fourrier Le Mao. A droite, les
fumées des cuisines monlenldes foyers nombreux,
abrités vers le sud pai un haut talus, et que des
toiles de lente dressées entre des perches protègent
contre le vent d'ouest. Des chapelets de bouthéons
noircissent dans les flammes ; des seaux de toile
vides s'aiïaissent, pareils à des accordéons fatigués.
EN RESERVE 4I
En manches de chemise, les cuistols flânent à l'en-
tour, les mains ballantes, ou plongées au fond des
poches.
«Je vois les nôtres, dit Porchon. Bernardet a gardé
sa veste : tu Tas ? Il est assis près du tas de viande
crue, au-dessous du... du quatrième feu. Il écrit...
— Et il mouille son crayon. Pas de doute :
c'est bien Bernardet... Mais les autres ?
— Plus difficile de les repérer. Ils sont dans le
groupe de types debout ; Pinard gesticule et son
bouc flamboie ; Brémond tourne le dos, et s'es-
suie les mains au fond de son [)antalon.
— Vu... C'est égal, ils n'ont pas l'air de s'en
faire, les gens de là-haut ! »
Le campement, d'en bas oii nous sommes, res-
semble à ime kermesse : les toiles de tente se gon-
flent sous le vent ; les oripeaux penduç devant les
portes frémissent comme des enseignes de baraques
foraines; les cuisines fumen t ; un siffleur moduleune
romance en vogue ; des coups de feu grêles, partis
des tranchées lointaines, piquent nos oreilles comme
des claquements de carabines. Et la foule des pro-
meneurs glisse et tournoie, avec de lentes paresses,
des heurts, des sursauts, des ondes vives qui la gon-
flent toul à coup, des élans brusques vers un morne
point autour duquel les hommes s'agglutinent, ainsi
qu'on les voit faire au\ carrefours des villes, lors-
qu'un camelot dénoue sa balle.
42 LA BOUE
« Nouveau, ça. dit Porchon ; et drôle à l'œil...
Mais j'aime mieux l'autre côté. »
Il fait volte-face encore une fois; et tout aussi-
tôt, dans sa moustache:
« Tiens ! Tiens ! Tiens 1
— Quoi donc?
— Mais chez nous aussi, c'est la nouba ! »
La nouba, en vérité. Les hommes^ ayant vu le
soleil, sont sortis de leurs trous; la terre n'en a
pas gardé un seul, et toute la 7* est dehors : deux
cents gosses, au visa^^e barbu, aux membres durs,
au rire sonore, et qui jouent. Ils jouent au bou-
chon, ceux qui lancent le palet et ceux qui les
regardent : la pile de sous, dressée sur son socle de
liège, accélère, chaque fois qu'elle oscille ou qu'elle
tombe, les battements de trente cœurs ensemble.
Ils jouent à des jeux raisonnables ; à démonter la
culasse de leur fusil, à frotter avec un chiflon
et polir comme des joyaux les fines pièces du
mécanisme ; à tailler des bouts de planches pour
décrotter leurs souliers, en forme de palettes qui
détachent la gangue de boue, en forme de coute-
las qui du tranchant grattent le cuir, et fouillent de
la pointe entre les clous des semelles. Un vannier,
^yant coupé des brins d'osier, joue pour la pre-
mière fois à tresser des corbeilles ; un cercle l'en-
toure, d'admirateurs sérieux. Des solitaires, assis au
sommet du talus, les jambes pendantes et le dos
EN RÉSERVE 4?
contre un prunier, jouent silencieusement à regar-
der la fumée de leurs pipes. Quelques-uns jouent
aux cartes, par respect des traditions ; et ceux-
là, peu nombreux, ont des visages d'ennui, tristes
de rester libres parmi des captifs heureux.
Au-dessus de t,nos tètes, tout à coup, quelques
balles ronflent à la Cle ; une branche fracassée
craque et se brise, sans tomber. Nous avons levé
les yeux vers la déchirure pâle, tandis qu'arrivait
jusqu'à nous le bruit faible des détonations.
(( Ouais ! clame un joueur de cartes. D'où qu'elles
viennent, celles-là ici? \ a pas des Boches der-
rière les nuages, tout d' même ? »
Je suis surpris, et Porchon semble l'être.
« Le fait est, me dit-il, que je nous croyais défi-
lés, au moins sur toute la longueur des cagnas. Tu
as vu tout à rheure ? Il faut les dépasser de trente
mètres à droite pour être face à Combres...
Quant au pilon, cherche-le : il faudrait monter
plus haut encore que les copains d'en haut, jus-
qu'au bord même du plateau, pour essayer de se
faire viser... C'est d'ailleurs assez joyeux, ça.
— Quoi ? De se faire viser ?
— Quelquefois... Mais je pensais à autre chose.
Oui vieux ; je trouvais joyeux que ce piton, ce
fameux piton, cet éternel piton partout visible...
— Et partout viseur.. .
— Et partout empoisonnant, — nous l'ayons
44 LA BOUE
possédé, rendu aveugle, réduit à l'impuissance...
— En allant nous coller sous lui?
— Tout juste ! » s'écrie Porchon, dans un rire.
El il poursuit, très amusé, oublieux tout à fait
de son idée première :
« Je pense à un gros monsieur qui aurait vu
sauter un bataillon de puces ; il les a vues ; il en
est sûr ; alors il les cherche partout, secoue ses
fringues, chamboule sa literie, mais ne trouve pas
les [)uccs. Et il est inquiet, le gros monsieur ; il
s'énerve; il augure mal de l'avenir... Et pendant
ce temps-là toutes les puces rigolent, cachées sous
le gros ventre du gros monsieur : voilà.
— Oh ! oui, que voilà donc une comparaison à
la noix!... Tu as fini ?
— Quoi ?
— De comparer ?
— J'ai fini.
— Alors dis moi d'oii viennent les balles. »
Une amicale bourrade contre mon épaule ayant
servi de transition, Porchon reprend :
V Ni de Combres, ni du piton. Ucste un seul
point : le lavin.
— Tu dis?
— Le ravin. Et je précise : le blockhauss qui
flan(|ue la corne ouest du bois, et que lu te rap-
pelles, je |)ense... Saule sur le talus... B(m. Mainte-
nant, regarde.
EN RÉSERVE 46
— Tu as raison, vieux. J'ai les sapins dans
l'œil... Mais seulement leurs pointes. Il faudrait
grimper dans les branches d'unquelschier pour les
voir du haut en bas... Or, c'est du bas que partent
les balles. J'en conclus que ces balles peuvent cas-
ser les branches des quetschiers, mais pas les têtes
de nos hommes, à moins qu'ils ne grimpent dans
les branches des quetschiers.
— Ils ne le feraient, dit Porchon, que si nous
le leur défendions. Ce secteur est duicifiant : nous
pouvons les laisser être sagas, »
Toute la nuit, la y» compagnie a dormi le même
somme, au fond des tièdes abris. Depuis hier soir
huit heures, ce furent le repos, le silence et l'oubli.
La fusillade a peut-être crépité; des fracas d'obus
ont peut-être roule par la vallée; mais pas un de
nous ne saurait le dire: il faisait grand jour lorsque le
premier homme est sorti de son trou, en se frottant
les yeux.
Ce malin les escouades sont montées, une par
une, jusqu'à la source d'en haut. Les plus crasseux,
même Martin, même Richomme, se sont mis nus
jusqu'à la ceinture et lotionnés copieusement d'eau
glacée. Nous sommes montés aussi Porchon et moi ;
et lorsqu'en descendant nous sommes rentrés dans
40 LA BOUE
la maison, pour étendre nos servielles devant Je
fourneau, nous avons trouvé notre matelas plus
sordide que jamais. Nous l'avons même injurié,
quoique avec bonne humeur :
« 11 est suiffeux, ai-je commencé.
— Nauséeux », a continué Porchon.
Et les épilhètes ont grêlé dru :
« Graisseux ! Gadouilleux ! Poileux ! Vaseux ! Ver-
mineux !... »
Il nous a pourtant accueillis avec mansuétude
lorsque nous nous sommes allongés, côte à côte, à
nos places de la nuit. Et c'est là que nous nous
retrouvons ce soir, après une lumineuse et calme
journée, toute semblable à celle de la veille.' Bien
que le crépuscule commence à peine, et que le ciel
soit clair encore, deux bougies brûlent derrière
nous, sur des planchettes fichées dans le mur. Le
bruissement des mouches s'engourdit; le fourneau,
dans son coin, ronronne en sourdine, comme un
matou. Et ma voix, aisément, leur impose silence:
(( Qu'importe, dit le derviche, qu'il y ait du mal
» ou du bien.'' Quand Sa Ilautessc envoie un vaisseau
» en Egypte, s'cmbarrasse-t-ellesiles souris qui sont
» dans le vaisseau sont à leur aise ou non i* »
Porchon, qui écrivait une lettre, me regarde avec
des yeux ronds.
« Quoi? Quoi!' ») demande-t-il.
« .lo nio llattais, dit i'angloss, de raisonner un
EN RÉSERVE 47
» peu avec VOUS des efietsel des causes, du meilleur
)) des mondes possibles, de l'origine du mal, de la
» nature de l'àme, et de l'harmonie préétablie. » Le
derviche, à ces mots, leur ferma la porte au nez. »
Porchon s'est penché vers moi davantage, et la
vue d'un livre entre mes mains l'a tout de suite
rassuré.
« Je le croyais louf, avoue-t-il. .. C'est dans quoi,
cette histoire de derviche et de souris?
— C'est dans les Veillées littéraires, au chapi-
tre xxx de (Candide.
— Bon, Mais je n'ai rien entendu. Veux-tu relire? »
J'obéis. Et quand j'ai achevé:
« Ainsi, constate Porchon, Sa Hautesse ne
s'embarrasse pas si les souris sont à leur aise ou non.
Le faut-il croire ?
— Le derviche l'affirme, et M. de Voltaire. D'au-
tres l'affirmèrent avant eux. D'autres après eux
l'affirmèrent, voire en beaux vers. Et quand nous
serons morts, toi et moi, depuis pas mal de siècles,
d'autres l'affirmeront encore, en vers et même en
prose, en français et même en boche.
— Mais encore, le faut-il croire?
— Il y a, dans le vaisseau, des souris qui croient
violemment que Sa Hautesse a souci d'elles. Pour
celles-là, le derviche cl M. de Voltaire ont tort. Des
souris croient, mais d'autres nient ; la plupart, il
est vrai, n'ont pas d'opinion. C'est ainsi, ce fut
48 LA BOUE
toujours ainsi, ce sera toujours ainsi, depuis qu'il
y a et tant qu'il y aura, sur le vaisseau, des souris,
et qui pensent.
— Ah! dit Porclion. Mais loi, que crois-tu?
— Je crois que toutes les souris, celles qui
croient et celles qui nient, tombent d'accord pour
s'embarrasser si elles sont à leur aise ou non, dans
le coin du vaisseau où elles vivent. Je crois qu'il y a
aujourd'hui, 6 novembre 191/1, au pied de la crête
des Eparges, des souris qui sont à leur aise ; que
jiour ces souris-là, tout est pour le mieux dans le
meilleur des mondes possibles, etque Pangloss, bien
qu'il fût boche, aurait eu raison ce soir.
— Il est vrai, concède Porchon. Mais tu as éludé
ma question. »
Une salve d'obus ponctue trois fois nos derniers
mots, et nous attire sur le seuil. Par-dessus la crête
des sifflemcnls bondissent, frôlent les toits du village
d'en haut, fondent sur nous, nous dopassent, et vont
se briser en éclats sonores contre la pente du Mout-
girmont. Dans l'obscurité commençante, on voit
éclore de brèves flammes rouges, en mén)c ten)ps
que s'abattent des rafales; elles éclairent toutes les
mômes petits arbres, au tronc lorlu, à la cime
ronde, et la haie qui ceint le verger. Des fumées
s'attardent longtemps au bord des entonnoirs, et
les cernent d'un halo couleur de lune.
« Six!... Neuf!... Dix ! Kl deux douze! »
EN RÉSERVE 49
Les hommes comptent les coups, en chœur ; ils
rient chaque fois que le verger s'illumine, et com-
mentent sans fièvre le tir des artilleurs allemands.
« C'est des canons précis, reconnaît Gaubert :
tous leurs colis tombent dans un mouchoir. . .
Heureusement pour nous qu' les observateurs met-
tent loin du mille! »
Durozier, lissant de la paume sa barbe somp-
tueuse, prend alors la parole, et la garde longtemps.
Il approuve Gaubert, « quoique les observateurs d'ar-
tillerie boches ne soient pas si myopes que Gaubert
semble dire, et que les nôtres... enfin bref! Ce
qui surtout, à ce qu'il pense du moins, lui, Duro-
zier, ce qui permet d'envisager le présent séjour
sans trop d'appréhension, c'est le fait que... le fait
que... enfin bref la trajectoire des obus est trop ten-
due, et il est impossible qu'ils éclatent où nous
sommes. »
La voix douçâtre de Durozier englue les mots,
les tient en suspens, et tout à coup les laisse couler
comme un sirop.
« Enfin bref, gouaille Bulrel, Durozier n'a pas les
foies. Avis aux pélasseurs de la compagnie. »
Cela est dit du ton que prend Butrel, lorsqu'il
veut avoir parlé le dernier. L'homme à la barbe lui
lance un mauvais regard, et se tient coi. Mais le
sergent Gervais, de celte voix cocasse qui lui sort
du nez, déclare avec une simplicité solennelle:
3
50 LA BOUE
« Ce bombardement extravague. »
Et comme le sergent Gervais, quoi qu'il fasse ou
qu'il dise, est un type a rigolo », c'est lui qui a
le dernier mot.
La nuit, maintenant, est sur la vallée. Mais notre
abri, où les deux bougies continuent de brûler, n'a
pas cessé d'être lui-même. Nous nous sommes
allongés au creux du matelas, et nous fumons nos
pipes, ayant achevé de dîner.
« Vieux !
— Quoi?
— Il est 8 heures.
— Déjà! dit Porchon. Et... tu n'entends rien ?
— Non, rien. »
Nos regards ont cherché la porte, et la nuit au
delà ; puis, s'étant croisés, ils se sont fixés l'un
l'autre, un très long instant ; puis nous nous som-
mes remis à fumer. D'un mur, près de nous, un
fragment d'argile sèche se détache, se pulvérise en
tombant sur les planches du bat-flanc ; la pipe de Por-
chon grésille comme une poêle à frire, lâche deux
bouffées énormes, et s'éteint. Il se lève alors, pour
en faire tomber les cendres en la frappant contre son
talon. Je le vois debout sur une jambe, appuyé
d'une main au rondin central, la tôle inclinée vers la
porte. Et soudain, sans bouger :
« Oh! Celte fois... » dit-il.
EN RÉSERVK 5l
Je suis debout à mon tour, en un clin d'œil.
Mais déjà il s'est précipité dehors, a trouvé passage
entre les toits de deux guitounes, et gravi le talus.
Il se penche vers moi. m'appelle :
« Par ici ! Deux pas à droite, vite ! »
Je cours ; je saisis la main qu'il me tend, et
franchis d'un saut l'escarpement.
(( Alors ? Alors ?
— Tais-toi, répond-il. Ecoute. »
Loin vers le sud, au fond delà vallée, une rumeur
confuse émeut les ténèbres. Elle s'enfle, monte vers
le ciel nocturne ainsi qu'une flamme d'incendie,
s'avive tout à coup en clameur ardente de voix
humaines. Mon cœur s'est misa battre violenirnent,
et tout mon corps s'est tendu sous la vibration exas-
pérée de mes nerfs.
« Hein 1 dit Porchon, à voix très basse ; mênie
de loin, ça secoue. »
La voix plus basse encore, comme étouffée d'une
crainte religieuse, il reprend ;
« Et quel silence, autour de ça ! »
La vallée repose sous les étoiles immobiles, ou
qui palpitent lenteinent, comme respire une poitrine
e?idormie. Les Hauts ensommeillés s'allongent sur ses
rives, pareils à des géants couchés. Etdans la gronde
nuit pacifique, la clameur lointaine des guerriers
s'élève ainsi qu'une dérision. Est-elle soulfrance ?
Est-elle fureur ? Chétive dans la grande nuit, elle
52 LA BOUE
est surtout misère : ce soir, tout près d'ici, des
troupes de la brigade voisine tentent d'enlever à la
baïonnette le village de Saint- Rémy.
« Plus rien, murmure la voix de Porchon. Est-
ce la fin ?
— Ecoute; écoute encore...
— Non, rien. »
Rien que le ciel semé d'étoiles, sur les collines et
la vallée. Au bas du talus, à nos pieds, la lumière
de notre abri glisse par la porte restée ouverte, et
fait briller la boue au loin.
Nous rentrons ; nous reprenons nos places côte à
côte, et rallumons nos pipes éteintes. Près de nos
têtes, collées sur les planchettes, les deux bougies
brûlent encore; et leurs deux flammes, dans l'air
assoupi, montent toutes droites, sans vaciller.
CHAPITRE II
LE BLOCKHA.USS
8-16 novembre
Devant l'église de ^lont-sous-les-Côles, la petite
place laisse déborder vers la rue la foule pressée des
combattants. Toutes les armes se .coudoient, mêlées:
des fantassins bleus et rouges, des sapeurs noirs, des
artilleurs sombres, des chasseurs bleu clair.
<( Et voilà, s'écrie Davril, ce qu'on appelle l'uni-
forme ! Supposez ici des pékins, autant de pékins
qu'il y a de soldats : vous le verriez, le lugubre uni-
forme civil!... Tiens, Le Labousse 1 Bonjour, tou-
bib!... Hé, là-bas ! L'état-major de la 5"! Jeannot !
Hirsch ! Muller! Par ici ! »
Les camarades s'approchent, nous serrent les
mains. Davril, gaiement, fredonne l'air de Carmen :
Sur la place
Chacun passe.
Chacun va, chacun vient...
On bavarde ; on s'interpelle de loin ; on s'aborde ;
54 LA BOUE
on bnvarde encore. lUornbe une pluie fine, qui amol-
lit sous nos pieds les feuilles chues des grands
ormes. Les derniers fidèles sortent de l'église ; par
le porche béant sur la nef, on voit briller dans la
pénombre la lampe rose du tabernacle.
« Bonjour, Madame Aubry ! Bonjour, Mademoi-
selle Thérèse ! »
Les deux femmes nous soutient en passant :
« Atout à l'heure ! A déjeuner. »
Voici derrière elles la Léonie, juponnée d'une
loque de soie verte, des souliers aux pieds, un cha-
peau à plumes sur la tête, mais les joues crasseuses
à son accoutumée. Voici la Louise Mangin, brune
accorle, les hanches souples et le corsage plein.
Voici le chnntre du village, bossu de partout sous
sa blouse, marchant de guingois comme un crabe;
et la vieille Madame Gufusquin, toujours si pâle
sous son bonnet à coques noires ; et le sergent sémi-
nariste, qui chantait \cCredo:\\ec une si émouvante
ferveur ; et l'Emilienne, chez qui le gruyère est
bon ; et l'Edmond, le grand Edmond qui vend de
tout, et qui vole mille fois chaque jour.
(( Ainsi donc, il est pieux, cet homme ! admire
l'un de nous.
— Lavez-vous vu, demande Ravaud, pendant
que l'aumônier nous contait l'histoire de saint
Martin ? Il opinait du menton ; il avait les larmes
aux yeux : il avait presque l'air de comprendre.
LE blockhat;ss 55
Sans blague, je l'ai trouvé beau... El sortant de la
messe, il retourne à sa boutique.
— C est la vie, ça, mon pauvre, dit le vieux
lieutenant MuIIer. Nos hommes aussi l'ont écoutée,
l'histoire du secourable Martin ; crois-tu qu'elle les
dégoûtera de l'immonde Système D ?
— Qu'est-ce que c'est, en somme, le Système D ?
interroge le sous-lieulenantHirsch. Je croyais, moi,
que c'était l'art de tirer [)ai ti de n'importe quoi,
dans n'importe quelles circonslances, une faculté
d'improvisation épatante, presque géniale.. .
— Ta ta ta ! benjamin, coupe MuIIer. Tes vingt
ans. après tout, ont raison de croire ça. Mais pour
ma vieille cervelle racornie. Système D, ça signifie
une vilaine chose.
-- Hein?... Quoi?... Dites !... Oh ! Oh ! »
Tous les jeunes ont parlé ensemble, et MuIIer a
souri.
« Du diable! s'écrie-t-il. Cette bleusaille ipe fe-
rait marcher ! Très peu pour le laïus, mes petits.
Mes légionnaires du bled n'étaient pas moins biaves
que nos hommes ; mais la plupart avaient vécu
cent ans. Vous avez donc raisnn.et moiaussi
— A propos, toi, me dit Poicbon tout à cmp ;
ça no te rappelle rien, la Saini-Marlin ?... Voyons ;
le pari des sous-otTs. à la Galonné.
— Ah ! c'est vrai... Eh bien. Souesme a g^gné.
-- Qu'est-ce que c'est que ce pari ? demande
bC) LA BOUE
un grand gaillard brun, qui surgit on ne sait d'où.
On l'acclame :
« Bonjour, Noiret ! Salut, Noiret ! Comment ça
va.Noiret ? »
Lui, cependant, lève son képi à bout de bras, et
l'agite en un geste d'appel :
« Mon capitaine ! Mon capitaine ! Par ici !
— Ton capitaine ? Vous avez donc touché un
trois galons, au génie ?
— Mais non, répond- il. C'est Frick, le même,
l'unique... »
Nous nous écartons, pour faire place aux larges
épaules, au torse bombé du capitaine Frick. Il est
toujours jovial, franc d'allures ; nous avons plaisir
à reconnaître la pointe de sa barbe fauve, ses joues
vermeilles, et ses yeux bleus au clair regard.
« Bonjour, ce vieux... '^"" 1 nous salue-t-il. Quoi
de neuf, au pilon des Eparges ?
— Il paraît, ré[)ond Noiret, que Souesme a gagné
son pari... J'ai di'jà demandé de quoi il s'agissait,
mais j attends encore la réponse.
— Bah ! dit Porchon, une blague : Pultemann,
notre fourrier, avait parir contre un autre sous-otl,
il y a deçà un mois, que la guerre serait iinie au-
jourd'hui, ou plus exacten)ent le jour de la Saint-
Martin.
— L'année prochaine, alors, dit tranquillement
le ca[)itaiiie Frick. Nous avons le lenq)s d'allcntlie...
LE BLOCKHAUSS Sj
— Sous l'orme ! » plaisante Davril, en montrant
au-dessus de nous la ramure du grand arbre.
Mais Frick^ d'une voix de basse taille :
« Sous la terre ! »
Et comme plusieurs se récrient :
« Hé ! non, mes enfants ! corrige-t-il. Il est bien
entendu que nous en reviendrons tous... Mais n'ou-
bliez pas que je suis sapeur, sapeur-mineur, que la
destinée d'un sapeur est de creuser des sapes, et
que les sapes sont souvent souterraines.
— Vous en creusez ?
— Mais oui, j'en creuse ! Je vient d'en creuser.
J'en creuserai d'autres... Rien qu'aux Eparges, allez,
il y a de la terre à remuer I
— Des tuyaux ? «implore Porchon.
Mais le capitaine décide :
« Tout à l'heure. Vous étiez aux premières loges
pour l'attaque de Saint-Rémy. Racontez d'abord. »
Et Porchon dit nos minutes d'écoute passirmnée,
en haut du talus, les clameurs de charge, notre
retour dans l'abri ; puis la fusillade qui se rallu-
mait tout à coup, embrasait la crête en ruée doura-
gan, gagnait le ravin à notre gauche, et s'y fixait
enfin, chez elle.
« jNous étions de nouveau dehors, et les balles
passaient au-dessus de nos tôles, très haut, avec un
ronileineriL qu'elles n'ont pas d'ordinaire ; les plus
basses cassaient les branches des pruniers ; presque
58 LA BOUE
toules filaient dans le vide, venues de loin pour
aller loin, au fin fond de la vallée. Le Montgirmont
a lancé des fusées vertes ; les 76 ont aboyé cinq
minutes.,. Un point, c'est tout.
— C'était avant-hier, ça, observe Frick. Vous
étiez encore là-bas hier, et même cette nuit.
— Oh ! ce fut presque la même chose. Les i55
de Galonné ont tiré l'après-midi ; et nous sommes
montés aux tranchées d'en haut, pour voirtravailler
leurs obus.
— Beau travail ?
— Plutôt ! Des tombereaux de terre soulevés ;
des madriers en vol plané ; des jéquipements et des
sacs tournoyant comme des plumes de moineaux ;
et dans tout ça, par-ci, par là, de bizarres choses
noires difficiles à nommer sans jumelles. Les
miennes sont bonnes : j'ai identifié un pied et trois
mains.
— J'y étais aussi, intervient Davril ; et c'est
quatre mains que j'ai vues.
— Ça ne fait toujours que deux Boches», cons-
tate Hirsch avec simplicilé.
Mais le capitaine Frick :
« Silence, la petite classe I El laissez Porchon con-
tinuer,
— Aussi bien, dit Porchon, j'avais presque fini,
Genevoix et moi, nous sommes remontes sous nos
pruniers, à lanuit, Ça bardaitencnre du côté de Saint-
LE BLOCKHAUSS Sg
Rémy.Une grande lueur tremblait par là dans leciel.
Il y a eu des hurlements, et peut-être que les Boches
ont repris le village ; mais je ne l'ai pas su. .. Ce
que je sais bien, par exemple, c'est qu'ils y ont
mis le feu : la lueur était toujours là, ce matin à
l'aube, et elle nous suivait quand nous descendions
vers Mont... Ça m'a rappelé la retraite, la Marne,
des bivouacs dans les seigles, Rembercourt et la
Vaux-Marie, toute une guerre très ancienne que
j'étais en train d'oublier... Dieu de Dieu ! C'était
une guerre I Autre chose que la mocherie d'à pré-
sent.
— Tiens donc! riposte Frick. A présent, oui,
c'est une guerre !... Rembercourt ! Ha ! Ha !...
Savez-vous ce que c'est pour moi, Rembercourt?
C'est un grand charnier refroidi, une odeur de terre
et de cadavre... Croquemort ! Voilà ce que j'étais,
moi, à Rembercourt. Aujourd'hui, Dieu merci, je
suis sapeur!
— Nous sommes sapeurs, approuve Noiret.».
Et nous creusons des sapes au ravin des Eparges.
— C'est ce que je leur disais, reprend le capi-
taine... J'en dirais môme un peu plus, s'il ne pleu-
vait si fort. Il n'y a guère de feuilles là-haut, et les
gouttes passent entre les branches.
— Qu'est-ce que ça fait? dit Jeannot , puisque,
si nous voulions, nous pourrions nous mettre à
l'abri... Continuez, mon capitaine.
6o LA nouE
— Je veux bien, mais vite... Vous vous rappelez,
tous ceux du 2* bâton, le fameux blockhauss du
ravin? Bon ! bon ! c'est entendu : qui s'y est frotté
une fois se le rappelle... Mais vous lui avez dit
adieu, tandis que ceux du iSa sont encore dessous.
Et pas à la noce, je vous assure! Des tranchées à
dix mètres de l'ouvrage boche ; toute la journée
des pétards sur le crâne, des boîtes à conserves
pleines de mélinite et de vieux clous, des billets
lestés d'une pierre. . . En voici deux, tenez ! Nu-
méro un : « Bonjour les poteaux ! » Ça ne tue
personne; c'est gentil... Numéro deux : « C. de
Français, pourquoi nous avez-vous attaqués? » Ça
ne tue personne non plus ; mais vous aurez beau
dire : ça vexe. Et pas moyen de répliquer, puisque
tout ce qu'on pourrait lancer vous retomberait dessus
dare-dare... Pas moyen? Hum ! Les Boches du
blockhauss doivent le croire; mais... Pas vrai Noi-
rci?
— Probable I
— Celle nuit peut-être... Pas vrai Noiret ? »
Ils se regardent tous deux d'un air de jubilation.
Et soudain, comme la pluie ruisselle en large
averse, le capitaine crie :
« Sauve qui peut ! Chacun chez soi sans au
revoir ! »
Et le long de la rue montante, à travers les
lloqucs d'eau, les tas de fumier, les voitures
LE BLOCKHAUSS 6l
régimentaircF, nous Irollons chacun vers nos mai-
sons.
* •
Lorsque le forestier est rentré de la coupe, au
soir tombant, nous étions déjà réunis sous la lampe,
autour de la table. Sylvandre avait posé au centre
la vaste soupière, et Mme Aubry allait nous
servir. Nous étions cinq : le capitaine Secousse et
Davril; le capitaine Prêtre, Porchon et moi. Nous
avions tous les mains propres, les joues et le
menton rasés, et nos vareuses étaient presque sans
taches.
(( Ohl mais, a remarqué le garde, vous êtes guère
en avance pour vos cantines, donc ! Vos habits neufs
sont point rangés. »
C'est Mlle Thérèse qui a répondu :
« l's ont 1' temps, bien sûr, ces messieurs! Fi-
gure-toi : nous les avons encore ici demain.
— Ah 1 dit le père. Tant mieux donc, là ! »
C'était notre troisième jour de cantonnemervt :
nous devions partir, cette nuit-même, pour relever
les premières lignes. Mais Presle était venu, vers
cinq heures, et nous avait annoncé que la relève
n'aurait pas lieu.
((Hein ! monsieur Aubry I exulte Davril. C'est une
afîairc! Vingt-quatre heures de plus au patelin! -J^
LA BOUE
— Vous y êtes donc à Taise, faut croire...»
Nous nous récrions en chœur, ce qui éveille le
rire frais de Mlle Thérèse. Elle est assise entre
Porchon et moi, qui devons, à chaque repas, défen-
dre notre place contre les astucieuses manœuvres
de Davril. Mlle Thérèse, heureusement, nous y
aide.
« J'aime bien de vous voir, affirme-t-elle. Et ça
m' fait deuil tout un grand jour chaque fois que
vous quittez d'ici.
— Et à nous, donc! C'est six grands jours que
ça nous fait deuil, chaque fois que nous quittons
d'ici I Hein, Poichon ? Nous en parlons souvent,
là-bas, de la maison?
— Mais vous y êtes, dans la maison ! dit en
souriant Mme Aubry, Pensez donc point à là-
bas... »
Le conseil est bon, et nous avons peu de peine
à le suivre ; il n'est qu'à nous abandonner à la
tiédeur d'intimité, au simple et large accueil que
nous trouvons chez ces braves gens. Il n'y a nulle
gène d'eux à nous; il n y a nulle gène entre nous.
Le capitaine Secousse parle peu ; mais il nous
regarde, avec bonheur, être jeunes. Le ca[)itAine
Prêtre est revenu hier de l'anjbulance de Somme-
dieuc, pour piendre le commandement de notre
com[)agnie; nous l'avons connu lieutenant à la Icle
de la G* ; il nous a dit, on arrivant, sn joie de
LE BLOCKHAUSS 63
nous avoir sous ses ordres : et nous comptons un
camarade de plus.
Il est huit heures. Le dîner s'achève. Sylvandre
pleure de sommeil en nous servant le café ; et,
sans le dire encore, nous pensons à nos lits.
Soudain une porte de grange grince, puis une
autre; des bruits de pas resonnent dans le village
silencieux , une onde de vie inquiète le parcourt
d'un bout à l'autre.
« Allons bon ! grogne Secousse. Qu'est-ce que
c'est encore?
— Je vais voir », dis-je.
Mais à peine me suis-je levé que la porte s'ouvre
violemment, et que Presle apparaît, essouflé :
« Contre-ordre, annonce-i-il. Le bataillon monte
celte nuit aux lignes.
— A quelle heure ?
— A tiois heures.
— Où?
— Le commandant n'me l'a pas dit. »
A la seconde, la table est seule, au milieu des
chaises à la débandade.
« Oh ! mon Dieu, cette guerre ! gémit Mme Aubry.
— Quel dommage! » déplore la jeune fille.
Debout, le garde lève son verre presque vide, et
lampe d'un coup la dernière gorgée.
Nous sommes sortis. Nous avons glissé sur les
marches du seuil, que la pluie avait mouillées ; le
64 LA BOUE
ruisseau profond a englouti nos jambes, et nos sou-
liers, maintenant, font un bruit d'épongés à chaque
pas. Nous courons dans l'épaisse ténèbre, suivant
la chaussée dure, et les bras tendus devant nous.
« Tu vas aux sections ? halète Porchon,
— Gomme tu voudras.
— Vas-y. Je m'occupe du barda. »
Dans les granges tièdes d'humanité, la paille et
le foin se soulèvent à mes appels. Une lanterne de
campement s'allume, pareille àun gros œil trouble.
Des hommes jurent ; d'autres toussent. Des fuites
de mulots filent entre mes jambes.
« Souesme !... Liège!... d
Les sous-olTiciers se présentent, titubants, les
paupières gonflées, les joues tiraillées de bâillements
contenus.
« Relève celte nuit, à trois heures. Du café chaud
au départ ; prévenez les cuisiniers. »
Je cours d'une porte à l'autre, secoue les clanches,
dousse les lourds vantaux qui résistent.
M Ghabredier !... Larnaude !... »
Quatre fois la scène recommence, identique dans
les quatre granges. Je vais, semant la mauvaise nou-
velle ; et sous mes pas lève imc moisson d'impré-
cations :
« Quelle fouteiic !... Y en a marre 1... Pour (jui
qu'on nous prend ?.,. Cochon d'hiockliauss ! »
(Juand je rentre dans la grande salle, cUv/. les
LE BLOCKHAL'SS 65
Aubry, je m'aperçois avec colère que ma culotte
garance, mes bandes-molletières cintrées, mes chaus-
sures fines, et même ma vareuse, et même mon
képi, ne sont plus que des choses infâmes, gluantes
de boue, souillées de purin à ne pas oser les tou-
cher.
M Zut de zut ! Me voici propre, moi !
— Laissez donc, dit Mme Aubry. J'm'en vas vous
détacher ça ».
Mais Porchon intervient brutalement :
« Non ! Non ! Défrusque-toi en vitesse, qu'on
emballe ! Les tampons sont dans la chambre à côté ;
ils ont presque bouclé les cantines, et tout le monde
a hâte de dormir.
— Mais voyons. ..
— Non, je te dis ! Ça séchera sous le couvercle :
lu n'auras qu'à brosser quand nous descendrons des
lignes.
— Oh ! bon, ça va !
— Daine, c'est vrai ! s'excuse-t-il. Moi aussi je
suis crotté... Et il faut que je ressorte, encore !
— Pounjuoi ?
— Hé ! Va le demander au capitaine !... Tout
(111 mobilier, qu'il prétend remorquer! Campement,
vaisselle, pinard, couvertures ! Un mulet tle bât en
crèverait, je te dis !
— Alors, comment faire ? Les ordonnances ne
peuvent tout de même pas...
66 LA BOUE
— Bien sûr que non I Aussi tu vas voir : je m'en
colle sur le dos ; je t'en flanque sur le râble; je
carotte sur la quantité ; je réquisitionne une brouette ;
je.,. Ah 1 Quel fourbi ! Nom dun nom d'un nom,
quel fourbi !
— Mais comme vous voilà, bonne Vierge ! s'é-
tonne Mme Aubry. Un homme si calme d habi-
tude...
— Moi ? hurle Porchon.Mais je suis calme ! Je
suis calme !... »
Et tout à coup baissant le ton, souriant presque :
« Vous avez raison : je suis calme. Couchez-vous,
Madame Aubry... Toi aussi, mon vieux, couche-toi.
Et dépêchez- vous de dormir : je ne ferai pas de
bruit en rentrant. »
C'est à la Galonné que nous sommes arrivés, à
l'heure où les fûts des hêtres commençaient à blê-
mir. Devant nous la silhouette de Canard, l'ordon-
nance du capitaine, semblait une maison en marche :
sous une charge énorme, plus haute que le baquet
d'un vitrier, ses jambes allongeaient des pas fermes,
qui tombaient d'aplomb à chaque foulée. Il faisait
nuit encore, et je ne discernais rien, de celle masse
effarante qui lui écrasait les reins ; mais ce devait
être lourd, si lourd qu'à regarder marcher le pauvre
LE BLOCKHAUSS 67
diable, je sentais un point douloureux s'implanter
entre mes épaules, et mes joues devenir brûlantes*
tant qu'à la lin je ne pus me tenir de parler :
« Ça tire, hein vieux ?
— Tout d'même, mon lieutenant, répondit Ca-
nard.
— Lâche donc ça, si tu es fatigué ! Nous revien-
drons le prendre du carrefour.»
Au son de la voix, j'eus l'impression que l'homme
riait.
(( Mettez-moi-z'en autant par-dessus, mon lieu-
tenant ; et vous n'me laisserez 'core pas en route.
— Oh! ilest étonnant ! avertit lecapitaine Prêtre...
N'est-ce pas, Canard, que tu es étonnant ?
— Oui, mon capitaine», dit Canard.
La compagnie, cependant, avait atteint lecarrefour,
et, quittant la tranchée de Galonné, avait tourné à
gauche, parla route Mouilly-les Epargcs.Ce « chan-
gement de direction» inquiétait d'abord les hommes;
et de nouveau, entre bien d'autres, je surprenais un
mot qui m'avait frappé hier soir, dans une grange.
Quelqu'un disait :
(( On est bons pour le blockhauss. »
Mais nous nous arrêtions cent mètres plus loin,
à la tranchée- refuge qui s'allonge sous bois, de part
et d'autre do la route. Elle engloulissaitles escouades,
et nous- mêmes disparaissions dans l'escalier de notre
abri.
68 LA BOUE
Quel abri ! Voici des heures que nous y sommes;
et pourtant, chaque fois que nous levons la tête,
nous nous extasions encore sur l'énormité des ron-
dins qui le couvrent. A vrai dire, ce ne sont pas des
rondins, mais des troncs d'arbres entiers, solide-
ment calés sur de larges bermes, gros chacun comme
un pilier d'église, et tenus serrés les uns contre les
autres par de quadruples fils de fer barbelés.
« C'est l'abri Sautelet, nous a-t-on appris. Par-
tout où Saulelct passera, vous en trouverez de pareils.
Il a juré de faire la pige aux sapeurs, et c'est un type
à tenir parole.»
Il y paraît, à mesurer la puissance qui vient de se
prodiguer ici-même, et dont toutes choses, autour
de nous, gardent la formidable empreinte : les parois
brutes, taillées rudement en plein calcaire ; les troncs
de hêtres tranches net, couchés de force encore
vivants ; les fers qui les ligotent d'une étreinte
si Apre qu'ils pénètrent dans leur chair, et font
saillir des bourrelets d'écorce saignants ; l'amoncel-
lement des déblais jetés sur le toit, au dehors, par
larges plaques de tuf détachées d'un seul bloc; et
l'escalier profond, ouvrant le sol d'une telle entaille
que Porchon, la voyant ce matin, est resté un long
moment rêveur, et m'a parlé sans sourire, en bon
Saint-Gyrien qu'il fut, de Roland et de Durandal.
C'est un abri neuf, trop vaste et trop froid. Lors-
qu'on s'appuie contre une paroi, on sent l'humidité
LE BLOCKHAUSS 69
persistante des terres pénétrer lesvêtements et gagner
la peau ; il n'y a, sur la banquette raboteuse qui va
être notre lit, qu'une mince couche de paille amollie
d'eau ; près de l'entrée, une table de toilette à dessus
de marbre blanc, avec une cuvette et un pot de
faïence à fleurs bleues, choque les regards comme
une déplaisante anomalie.
« Heureusement, observe le capitaine Prêtre, qu'a-
vec un toit pareil nous pouvons nous moquer de la
pluie !
— Tant mieux, dit Porchon, car elle menace...
Et nous avons trois jours à passer là. »
Un nouveau tour vient de commencer pour nous,
qui comptera trois fois trois jours : d'abord en
seconde ligne, à Galonné ; puis en première ligne,
aux Eparges ;au repos enfin, à Mont-sous-les-Côtes.
Gela supprime l'imprévu, nous condamne à une
routine de fonctionnaires armés, nous fixe aux tem-
.pes les œillères du cheval de manège. Du moins
saurons-nous désormais oii trouver notre écurie, et
quand nous y pourrons gîter... Est-ce mieux ? Est-
ce pire ? J'ai dû constater, simplement, que cette
vie nous agréait, que nous la souhaitions obscuré-
ment depuis bien des semaines, sans doute parce que
nous avions cessé de valoir mieux qu'elle.
« G'est drôle, remarque soudain Porchon ; il ne
me semble pas que nous venons de cantonner. Ça
a passé si vite, si vite...
LA BOUE
— Veux-tu que je te dise ? C'est la faute de ce
double contre-ordre ; on nous allèche d'abord^ en
nous faisant luire aux yeux cette journée de rabiot ;
nous nous jetons dessus , nous la couvons ; elle exisle
trop pour que le souvenir des trois autres n'en soit
pas effacé, presque aboli... Et puis on nous l'ar-
rache ; et nous avons si vive, alors, l'impression
d'être volés, que nous en frémissons encore et ne
pouvons pas être justes.
— Cela se peut, dit Porchon. N'empêche que si,
en toute bonne foi, je cherche à me rappeler ce que
furent ces trois jours, je ne retrouve rien qu'une
messe dans l'église de Mont, une marche militaire
vers le Rnzellier, par un brouillard à couper au cou-
teau, l'arrivée sensationnelle, dans la carriole où il se
prélassait derrière le môme cocher, d'un porc luxu-
riant acheté à Villers par Perce[)ied ; si tu veux
encore, l'arrivée de Percepied lui-même, et la bonne
tête de poivrot qu'il avait achetée en route, .. Et puis
quoi?... Et puis quoi ?...
— Et puis, si vous voulez, l'arrivée du capitaine
Prêtre, suggère avec finesse le capitaine Prêtre en
personne.
— C'est vrai, mon capitaine, reconnaît Porchon.
Mais le contre-ordre d'hier soir m'a frappé davan-
tage.
— A propos , dis-je, on a su pourquoi, ce contre-
ordre ?
LE BLOCKHAUSS 7I
— Pour empiler les espions, paraît-il... Mais
après tout, qu'est-ce que ça fait ? »
Nous nous taisons, un temps, pendant lequel nous
entendons, au dessus de nous, le monotone frémis-
sement des hêtres ; parfois des branches craquent au
choc d'une rafale, et des feuilles mortes, en tour-
noyant, viennent tomber au seuil de l'abri. Enfin
Porchon :
« N'avez-vous pas cru que ce contre-ordre... »
Et comme il s'arrête, hésitant.
«Dites toujours, l'encourage Prêtre. Qu'est-ce
que vous avez supposé ?
— Mon Dieu, la même chose que presque tous
nos hommes : la même chose que vous, peut-être...
— Le blockhauss, n'est-ce pas ?
— Hé oui ! Le blockhauss !... Noiret m'avait af-
firmé dimanche qu'il devait sauter la nuit même.
Ça va faire trois jours depuis ; etDavril, en partant
aux Eparges ce matin, chantait sur l'air du Veau
d'or :
Le blockhauss est toujours debout !
— Alors quoi ?
— Alors rien.
— Davril avait raison, pourtant !
— La belle histoire ! Est-ce que je n'aurais pas
raison, ce soir, si j'affirmais que le vent souille dur?
— Justement, dit Porchon ; c'est bien ainsi que
•^2 LA BOUE
Davril a raison : de même que ce vent nous présage
une sale pluie, ce blockhauss toujours debout nous
présage...
— Une sale grêle, peut-être ? » achève le capitaine
Prêtre.
Mais il ajoute aussitôt, inconsciemment soumis à
l'universelle consigne :
« Allons-nous déjà nous en préoccuper ?. . . Atten-
dons, messieurs... Nous verrons bien. »
J'ai gravi l'escalier, pour marcher un peu sous la
futaie avant que la nuit soit venue. C'est un cré-
puscule terne et froid. Les hêtres nus semblent tran-
sis, dans le vent qui sans trêve les assaille ; une
rumeur de plainte emplit leurs cimes, et leurs bran-
ches entrechoquées font un bruit grelottant et triste.
Sous mes pas, l'humus s'enfonce avec une mollesse
élastique; il couvre la clairière d'une lèpre sombre,
sur (juoi semblent posées les quatre routes du car-
refour, écartelécs en une grande croix blanche. Tout
près, l'échiné broussailleuse de la tranchée- abri
rampe sous les feuilles mortes, pelée par places et
montrant ses os ; des toits de guitounes se peloton-
nent contre elle, pareils à une portée de bêtes.
Je suis presque seul dehors . Là-bas, vers Mouilly ,
un homme traverse la roule, le dos couché sous un
faix de cotret»s ; la sentinelle du carrefour, debout
devant sa guérite de claies, s'appuie dos mains et
LE BLOCKHAUSS yS
du menton au canon de son fusil, sans bouger, A
travers la houlée monotone du vent, les coups d'une
cognée lointaine résonnent faiblement sous les nua-
ges bas.
Je viens de m'enfoncer dans un layon, perdu
entre des fourrés d'épines. Le sol en est gras, vis-
queux, empuanti d'excréments et de charognes
rosâtres, jonché de boîtes vides, de lettres froissées,
de quarts troués, de vieux bidons mangés de rouille
et dépouillés de leur enveloppe. Accrochées aux ron-
ces, des loques incolores laissent pendre leurs lam-
beaux,— ceintures de flanelle, chemises brûlées de
crasse, et qu'on a jetées là parce qu'il n'était même
plus possible de les laver. De loin en loin, un épar-
pillement de riz tache le terreau d'une blancheur de
grêlons.
11 y a longtemps déjà que je marche dans cette
sentine lorsque j'entends, derrière moi, un bruit
d'étoffes rudes raclées par les épines. Et m'étant
retourné, je me trouve à deux pas d'un étrange bon-
homme, qui porte la main au képi avec une gauche
humilité. Il a des sourcils d'un noir bleuté, des pru-
nelles couleur chocolat dans une sclérotique jaune,
un teint de banane très mûre ; sa lèvre et ses joues
devaient être glabres, il y a cinq ou six semaines,
mais le poil qui repousse les couvre aujourd'hui
d'un barbouillage charbonneux.
« Eh bien, Pigueras, tu me suivais donc?
4
74 LA BOUE
— Mon lieutenant, dit-il, que mon lieutenant
veuille bien m'excuser... Je voulais... C'est une re-
quête que je voulais soumettre à mon lieutenant. »
Sa voix hésite, incertaine. lia toujours la main
au képi, et se dandine, cependant, d'une jambe sur
l'autre.
« Voyons, Figueras, explique-toi tranquillement. »
Il s'explique en efifet, de la même voix incer-
taine, parfois me regardant à la dérobée, plus sou-
vent fixant le bout de ses pieds.
Il est Espagnol d'origine, Figueras. Il n'a jamais
été soldat, jamais fait ses classes; il ne sait même
pas enfoncer les huit cartouches dans son fusil :
celle pour tirer, ça va encore ; mais les huit autres,
c'est trop fort pour lui... Est-ce que le lieutenant
comprend bien Figueras ?
J'ai d'abord peur de trop comprendre : cette
déférence embarrasée, ces phrases filandreuses . . .
Hum ! Il s'en faut de bien peu que la « requête »
de Figueras ne reçoive le pire accueil. Mais je
m'étais trompé ; ce n'était pas ce que je craignais :
Figueras n'a pas de hernie, pas de mauvaises varices ;
il ne tousse pas ; il digère bien ; il est très satisfait
des sergents...
Jenecomprends plus, plus du tout. Mon visible
mécontentement a décontenancé le malheureux; il
bafouille ; il jaunit encore. Je dois lui arracher les
mots, sourire pour l'encourager, lui tapoter l'épaule
LE BLOCKHAUSS 73
avec une bonhomie ridicule... Ah! Enfin! Je crois
avoir compris, cette fols..,
« C'est bien cela, n'est-ce pas? Tu voudrais être
cuistot?
— Oui mon lieutenant.
— Notre cuistot?
— Oui mon lieutenant.
— Eh bien mais... »
Flgueras a levé les yeux, et me regarde avec une
angoisse de désir qui le fait trembler. Maintenant
il parle, et sa langue est souple, miraculeuse-
ment :
« Il y a six ans, mon Ueutenant.que j'étais maître
d'hôtel chez Monsieur le comte d'Arthies. Maître
d'hôtel, mon lieutenant, pas cuisinier ; mais lorsque
Monsieur lecomteétait seul, il m'arrlvait de préparer
moi-même de petits plats simples...
— Bon, bon, Flgueras. »
Moi aussi, je le regarde, et je sens à l'évidence
que cet homme n'est pas soldat . Cinq semaines d'ins-
truction, lorsqu'on était maître d'hôtel chez M. le
comte d'Arthies, cela n'est pas suffisant : on est
embarrassé dans une capote trop longue ; on parle
à son lieutenant à la troisième personne ; on ne sait
même pas porter sa barbe.
« Rentre avec moi, Flgueras ; nous allons voir
le capitaine.
— Je suis aux ordres de mon lieutenant.
76 LA BOUE
— Aide-moi donc, alors, à ramasser ces car-
touches. ))
Il s'acroupit vis-à-vis de moi et, du bout des
doigts, arrache du sol gras où elles étaient encastrées
les douilles jaunes que je viens d'apercevoir, jetées
là, dans ce coin perdu, par des hommes qui a savaient
y faire » . Il y en a d'autres, cachées sous les feuilles;
nous les lançons dans mon képi, une à une ; elles
y tombent en tintant et finissent par l'emplir. La
nuit muette glisse sous les fourrés, le vent s'apaise,
lassé; les premières gouttes de pluie frémissent dans
les branches hautes.
Jusqu'au matin, l'averse a ruisselé sur la forêt.
Nous l'entendions bruire autour de notre abri,
pendant que nous dînions, servis par Figueras.
L'Espagnol avait sorti de sa poche un coutelas à
cran d'arrêt, et devant nous, a ainsi que cela doit
être», il découpait le filet de bœuf ruti. Nous regar-
dions, surpris, les tranches minces naître sous sa
lame, cl doucement s'affaisser l'une sur l'autre. La
viande était rose, piquée de lardons pâles ; et
Figueras, sûr de lui, souriait.
« Ce n'est, cxpliquail-il, qu'un morceau de l'or-
dinaire. Il n'y a pas à dire: l'ordinaire fournil de
très belle viande ; mais les cuistots des sections ne
savent pas en tirer parti... Je sais bien qu'ils sont
obligés de l'aire gros; n'empêche qu'il faul n'avoir
1
LE BLOCKHAUSS 77
guère de cœur pour accepter ce mélier-là sans souf-
frir: c'est pour cette raison, voyez-vous, qu'un vrai
cuisinier à la cuistance d'une section est une chose
qui n'existe pas. »
C'est aussi pour une autre raison, que Figueras
taisait. Mais Je capitaine Prôlre, Porchon et moi
aurions pu la dire; et le lieutenant Muller n'aurait
pas liésité à la nommer de son vrai nom. C'était à
lui déjà que j'avais pensé tout à l'heure^ lorsque je
ramassais les cartouches jetées dans la boue du
layon.
« Comment diable as-tu fait cuire ça? deman-
dions-nous au larbin.
— A la broche, répondait-il. Le jus tombait goutte
à goutte, dans un couvercle de bouthéon, ainsi que
cela doit être. »
Et tandis que nous tenions semblables propos, et
dévorions la viande succulente, la pluie bondissait
sur les toits des guitounes, délayait leur carapace de
terre, s'infiltrait entre les rondins, tombait enfin eu
large ondée sur les hommes étendus au fond . Le
vent avait recommencé de souffler ; parfois une
rafale violente rabattait des paquets d'eau, qui s'é-
crasaient au bas de l'escalier, avec le bruit d'une poi-
gnée de sable lancée contre une vitre. Une poussière
humide flottait devant la porte, et sur le seuil une
mare blanchâtre allait s'élargissant, commençait à
couler vers nos jambes... Nous levions la tète ; et
78 LA BOUE
la vue des hêtres énormes serrés dans leurs liens de
fer nous libérait aussitôt d'inquiétude, nous laissait
apprécier, bien qu'elles fussent brûlées, les carottes
que nous servait un Figueras balbutiant, pâle d'an-
goisse et la sueur au front.
Mais bientôt Porchon se levait, montait sur sa
chaise, et frôlait de la main l'écorce d'un hêtre.
u Ça y est! disait-il. La pluie traverse, w
Le long de chaque tronc, de grosses gouttes
brillaient à la file. Déjà les premières se détachaient,
tombaient sur la paille, et leurs froissements menus
se succédaient dans le silence.
« Et là-bas! » montrait le capitaine.
C'était, dans un angle, un suintement de source
qui luisait sur la paroi.
« Et ici ! ajoutais-je ; sous la table. »
A nos pieds la mare crayeuse bavait, déroulait
de longs filets pareils à des tentacules. Et toujours,
au dehors, l'averse galopait sous le vent, fouettait
durement les cimes des grands arbres, cinglait
les fourrés, emplissait la terre et la nue de son im-
mencc ruissellement.
« Que faire? » disions-nous.
Nous regardions, navrés, les grosses gouttes sus-
pendues, le mur .suintant, la paille mouillée. Nous
écoulions frissonner la pluie, le vent geindre cl
mugir lour à tour. El nous restions debout, im-
puissants, tandis que l'eau boueuse léchait nos sou-
LE BLOCKHAUSS 79
liers, et que des gouttières claquaient sur la visière
de nos képis.
« Mon capitaine?» appelait alors Canard.
Il venait d'entrer, crotté, trempé, les moustaches
pleurantes.
c( Chez vous aussi, disait-il, ça fait vilain. Va fal-
loir y veiller.
— Mais comment?
— Et vos toiles de tente, donc ! Ça tient la flotte
presque aussi bien qu'un seau d' campement. Vous
avez les trois vôtres, pas vrai ? J'en apporte une
quatrième que j' me suis débrouillée : avec celle-là,
y aura grandement 1' compte. »
Nous nous mettions à l'ouvrage, tendions les toi-
les comme des bâches, chacune liée par les quatre
coins à des piquets fichés dans le mur, ou bien
aux barbelés qui serraient les troncs d'arbres. Les
gouttes y tombaient avec des chocs mats, et nous
nous endormions sous un roulement de tambours
voilés.
Pendant trois jours, il pleuvait. Chaque matin,
des poches d'eau ballonnaient lourdement les toiles,
et des cataractes étaient suspendues sur nos têtes.
Nous dénouions les liens avec précaution et, tenant
serrées les cornes de réloffe, nous allions déverser
de grosses sources troubles dans le fossé de la route,
qui bouillonnait comme un torrent. La route elle-
même coulait à pleins bords, semblait une rivière
80 LA BOUE
en crue et chargée de limon ; l'averse la ridait de
cercles innombrables, et les coups de vent qui pas-
saient en rebroussaient au loin la surface, y fai-
saient se lever comme un vol de |)lumes blanches.
Laseconde nuit, un piquet ayant cédé tout à coup,
une douche glacée noyait notre sommeil : il fallait
se mettre debout, changer de linge, retourner la
paille, et rallumer à chaque instant la bougie, que
des rafales éteignaient.
Nous ne sortions, de toute la journée, que pour
aller vers la cuisine de Figueras. Nous le trouvions
accroupi, devant un feu qui sifïïait et fumait :
comme ses yeux rougis pleuraient de grosses larmes,
il les essuyait du dos de la main, machinalement.
Le soir, nous guettions de la porte le retour de
Percepicd, parti dès le matin à la chasse des vic-
tuailles. Les nuages étouffaient le crépuscule, abat-
taient sur la foret une nuit hâtive, gonflée de
ténèbres. L'homme était en retard ; le capitaine
s'énervait ; nous chancelions sous la pesée grandis-
sante du sommeil. Enfin," vers la route, im pas
mou clapotait, battait les flaques au-dessus de nous,
raclait les marches du boyau : c'était Percepied
qui rentrait. Il avait la face cramoisie, le regard
vague, le geste excessif; il parlait sans fin, alignait
sur la table des pièces d'argent, mouillait ses doigts
pour compter les coupures de papier, s'embrouil-
lait, recommençait : et de seconde en seconde, un
1
LE BLOCKHAUSS 8l
doux ricanement attestait la béatitude de son
ivresse.
*
« Bonne vieille maison 1 Si proche que tu soies
du blockhauss, ça fait tout de même plaisir de te
retrouver. »
Ainsi Porchon salue notre abri des Eparges. Il
palpe le matelas, reconnaît dans leurs trous la caisse
de détonateurs, les deux gros livres rouge et vert,
s'assied au bord du bat-flanc, et tend vers le four-
neau ses chaussures, dont lecuir, aussitôt, commence
à fumer.
« Rentre donc tout à fait, me dit-il. Pour ce que
tu vois dehors ! »
Dehors, je vois de la boue, un lac de boue qui
submerge les prés, les routes, et s'étale jusqu'au pied
des collines. Le Montgirmont est une montagne de
boue, aux pentes si molles qu'elles semblent peu à
peu s'affaisser, couler du haut en bas jusqu'à devoir
s'engloutir dans la fange qui les baigne. Les Hauts
s'eflacent, noyés dans l'épaisseur grise de la pluie.
Seuls les sapins des Hures, serrés au faîte de la côte,
barrent le ciel d'une ligne têtue, et tiennent bon sous
ce déluge.
« Mais rentre donc ! » répète Porchon.
Avec une lame de bois, je fais tomber de mes
82 LA BOUE
souliers, par mottes, la boue qui s'y était attachée.
C'est une boue d'un brun jaunâtre, poisseuse, et
qui colle tenacement à tout ce qu'elle touche ; elle
a débordé par-dessus mes semelles, englouti mes
chevilles, enveloppé mes jambes d'une lourde gaine.
Je racle mes bandes-molletières avec tant de rudesse
que le drap bleu réapparaît; mais une pâte gluante
se roule autour du décrottoir, et j'essaie en vain de
l 'en secouer ; il faut que je la plaque contre le bord
du boyau, que je l'étalé patiemment, comme un mas-
tic avec une truelle.
(( Eh bien, quoi ! Tu as fini ?
— Le pied droit, oui, ça y est. Je l'ai même
posé dans l'abri. Le pied gauche est dehors, en
l'air : il n'entrera ici que propre.
— Dis-donc, as-tu remarqué... Vous aussi, mon
capitaine, avez-vous remarqué comme c'est sec,
ici ? Passez la main sur le plafond : le bois est
chaud.
— En effet, dit Prêtre ; l'abri semble élanche.
— Et puis, ajoute Porchon, il y a une rigole
sous le plancher ; les eaux d'infiltration y coulent,
et vont tomber dans un puisard... Vous l'avez
repéré? Derrière la porte... Ça sonne creux quand
on tape du talon. »
Mon pied gauche enfin nettoyé, je suis venu
m'asscoir sur le bal-flanc. Derrière nous, une hor-
loge à poids égrène son lie-lac fatigué ; des mouches
LE BLOCKHAUSS 83
moribondes se traînent sur le matelas ; le ronfle-
ment du feu monte dans le tuyau du fourneau.
« Tiens donc ! Te voilà, toi ? »
Sous mon bras, une petite tête plate s'est glissée.
Un chaton blanc, au nez rose, ronronne contre mon
flanc ; il fixe sur moi ses yeux de béryl, montre dans
un bâillement la volute de sa langue, clôt les pau-
pières et s'endort.
« Est-ce qu'il pleut toujours ? demande Por-
chon.
— Vas-y voir, si ça t'intéresse. Moi, je ne sors
plus. »
Il se lève, gagne la porte, et tout de suite :
« Oh! là là ! s'exclame-t-il. Quelle lavasse 1 Quelle
déliquescence ! A la longue, ça devient beau.
— Mais quoi... tu ne sors pas, sans blague?
Hé là ! Tu ne sors pas ?
— Il est sorti », dit le capitaine Prêtre.
Je hausse les épaules avec résignation, et caresse
la petite boule de poils tièdes blottie dans mon
giron, La pente d'une songerie m'entraîne par ins-
tants ; et par instants les choses qui sont là me
rappellent à elles... Huit jours déjà écoulés, depuis
la charge des nôtres contre Saint-Rémy ! Alors
nous étions seuls ici, Porchon et moi. Ce soir, le
capitaine Prêtre est assis devant la table ; il a des
yeux noirs un peu durs ; sa bouche est amère,
mais son nez paraît bon... Dieu ! Avons-nous assez
$4 LA BOUE
grassement plaisanté, pendant que la charge hur-
lait au loin i Etait-ce égoïsme ? Non, car tout notrfr
être était tendu vers le poignant effort de nos frères.
Nous plaisantions ; nous [n'en pouvions mais : il
doit y avoir un microbe du rire. .. Allons bon ! Voilà
que mes bandes-mollelières suent, à présent. Par-
bleu I Si fort que j'aie pu les gratter tout à l'heure,
je n'en ai gratté que la surface ; il aurait fallu les
essorer... Et cette grosse goutte étalée sur ma main,
d'où vient-elle ? Et cette autre? Et cette autre?
Il faut bien se rendre à l'évidence : le plafond,
« dont le bois était chaud », a fini de lutter contre
l'infiltration patiente de la pluie. Le bois se gonfle,
humide et froid ; et sur la paille, sur le matelas,
sur le plancher, commence de bruire le ruisselle-
ment furtif des gouttières. Je me lève ; le capi-
taine se lève ; le chat blanc secoue ses oreilles et va
se blottir sous un escabeau.
«En avant donc les toiles de tente !... Mon
capitaine, je vais chercher Canard et Pannechon. ^
Nous voici debout, tous quatre sur le bat-llanc,
les bras levés, la tête de côté, clouant des pointes
ou serrant des nœuds. Et tout à coup, de la porte,
une voix appelle :
(( Aux lettres ! »
Le bras du sergent Bernard plonge dans l'abri,
un paquet d'enveloppes aux doigts ; le visage de
l'homme apparaît, puis ses épaules ; mais ses jambes
LE BLOCKHAUSS 8S
restent dehors, collées par les semelles à la boue pâ-
teuse, qu'on entend gicler chaque fois que l'homme
bouge.
« Quelque chose pour moi, Bernard ? »
C'est Porchon qui accourt, ramené par la vue des
lettres. Il saisit deux cartes que lui tend le sous-
ofBcier ; puis, tout en lisant :
« Décidément, dit-il, ce Figueras est un vrai cuis-
tot. Roi du filet rôti, et prince de l'information. Je
viens de le rencontrer, qui remontait du village, avec
un sac plein de carottes et de pommes de terre...
Et il avait vu là-bas Lebret, qui maraudait comme
lui dans les jardins. Alors ils ont causé, tous les deux:
Lebret n'est pas fier; et puis... »
Ces mots sont les derniers que j'entends. Pour-
tant Porchon parle toujours ; mais sa voix bour-
donne loin, scandée lourdement par les chocs de
mon cœur. Et tout à coup cette voix, très claire,
résonne contre mon oreille ; elle crie :
(( Hé là I Tu rêves ? Je te dis que le block-
hauss sautera cette nuit, que le 182 va montera
l'assaut ! »
Je répète, sans comprendre :
« Ah ! Le blockhauss... Le iSa... »
Mais Porchon a vu, entre mes doigts, une feuille
de papier bordée de noir. Il reste interdit, me regarde
au fond des yeux ; et très bas :
«Mais non, mon vieux ; ça n'est rien, ce que je
86 LA BOUE
disais... Tu es libre, tu vois bien... Je te laisse, lu
vois ; je te laisse... »
« Â.insi, voilà huit jours! Et j'aurai vécu ces heu-
res.une à une, dans une quiétude affreuse, qui m'est
cruelle, ce soir, comme un remords. J'ai suivi ma
route loin de toi, les yeux et le cœur fermés. Tout
ce que j'ai fait, tout ce que j'ai dit, et mes pensées
futiles, et ma résignation stupide, tout cela m'appa-
raît sous une dure lumière de vérité : je reconnais
que ma vigueur d'âme n'était qu'hypocrisie, qu'elle
masquait une insouciance égoïste, une laideur main-
tenant mise à nu, et dont j'ai honte, profondé-
ment... »
«Messieurs, dit le capitaine Prêtre, voici les ins-
tructions pour cette nuit. Vous voudrez bien pren-
dre note sous ma dictée, w
Il est assis en face de Porchon ; une bougie brille
entre eux, sur la table. La porte grande ouverte
découvre un pan de ciel gris, embué d'eau, et la
paroi ruisselante du boyau.
«Mais vous n'y voyez rien, là-bas! me dit Prêtre.
Approchez-vous de la lumière ; nous avons de quoi
vous faire place. »
Je réponds, avec un effort pour contenir mon irri-
tation :
« Mais non, mon capitaine! Je vous assure que
j'y vois suffisamment.
LE BLOCKHAUSS 87
— Comme vous voudrez, acquiesce-t-il. Je com-
mence donc :
« La veille au soir — c'est-à-dire ce soir — tir
de destruction préalable...
— Préalable », répète Porchon.
Accroupi dans la pénombre, tout au fond de l'abri,
j'ai saisi dans son trou l'un des deux gros livres ; je
l'ai posé sUr mes genoux pour y appuyer ma main ;
et j'écris, très vite, me laissant soulever sans résis-
tance au flux d'émotions tumultueuses :
«Et j'étais de bonne foi 1 Je croyais, dans la sin-
cérité de mon cœur, à la beauté humaine de notre
renoncement. J'avais voulu, pour la mieux vivre,
me donner tout entier à notre vie de guerriers...
Gomme elle m'avait pris, la menteuse!... »
« Cette nuit, à cinq heures, continue le capitaine
Prêtre, tir d'efficacité... Je ne sais pas de quelle
durée, par exemple ! Il est vrai que nous nous en
apercevrons bien. »
La pointe dure de mon crayon creuse le papier,
et parfois, brusquement, l'érafle.
« ... Nous sommes dupes ; nous sommes tous
dupes ! Même dans la ruée d'un assaut, en pleine
griserie, en pleine exaltation de notre force, nous
sommes dupes! Il me semble, vois-tu, que je viens
d'échapper à un long envoûtement. Des phantasmes
m'environnent encore, qui tentent sur moi l'épreuve
de leur puissance mauvaise. Mais c'est fini ; le
55 LA BOUE
charme est mort; je ne répondrai plus à l'appel du
mensonge... »
(( Où en étais-je exactement ? demande le capi-
taine. Nous avons causé ; je ne sais plus. »
Et Porchon répond :
« Tertio — Explosion du blockhauss.
— A.h! parfaitement. Je reprend donc: < Tertio —
Explosion du blockhauss... Quarto — Le 182 occu-
pera l'ouvrage ennemi. L'assaut sera donné par un
peloton, immédiatement soutenu... »
Ayant tourné la page, je continue d'écrire, dans la
fièvre :
«Ce qui est vrai, c'est vous tous que j'aime; c'est
le chez nous, là-bas, oii je savais être heureux. Si
j'ai pu jamais vous dire que je vivais en soldat, je
mentais ; si vous avez jamais pu croire que j'étais
loin de vous, arraché de vous par la poigne de la
Guerre, jevous demande pardon de vous l'avoir laissé
croire... Je suis puni, de toute ITicre tristesse qui
brûle mon front et mes yeux, chaque fois que jaillit
en moi le souvenir de ces huit jours, où nous fûmes
vraiment séparés... Maintenant, ali ! maintenant,
avec quelle ferveur de tontes les minutes je vous
donnerai ma présence ! Ici je servirai ; je servirai
de mon mieux et jusqu'à m'imposer, puisqu'il le
faudra bien, une ardeur de brute qui plus jamais
ne sera mienne... »
La voix de Porchon, très haute, demande:
LE BLOCKHAUSS 89
(( Pardon, mon capitaine; vous avez bien dit :
nos compagnies d'en haut exécuteront des feux
de salve?
— Mais oui ! Et les mitrailleuses du Bois-Haut
donneront aussi. Naturellement, personne chez nous
ne sortira des tranchées ; mais tout le monde tirera
pour que les Boches croient à une attaque géné-
rale. 0
C'est fini. Ma lettre s'achève. Ma main alentie
tremble au bord du gros livre.
Les pieds des chaises raclent le plancher : Por-
chon et le capitaine sont debout. Et le premier dit :
« Je vais fumer une pipe; c'est bien gagné. »
L'autre, jovialement, m'interpelle :
(( Eh bien ! vous, le solitaire ! Vous y avez tout
de même vu clair?
— Oui, mon capitaine.
— Et vous avez noté ?
— Mais... oui, mon capitaine. »
Furieuse, la tourmente a mugi toute la nuit. La
pluie volait le long des glacis, tourbillonnait sur les
toits des guitounes, giflait les toiles de tente qui
bouchaient les portes, s'engouffrait dans les ravins
sous les coups de fouet des rafales. Autour de nous
les ténèbres pantelaient, soulevées de longs hurle-
ments ; nous les écoulions venir de loin, s'enfler,
emplir le ciel, passer sur nous en stridences affolées,
go LA BOUE
battre le flanc des Hures dontles sapins gémissaient,
puis s'éloigner vers la plaine, où ils se perdaient en
râles d'agonie.
Nous étions tous éveillés, lorsque les premières
salves du Monl^irmont cahotèrent dans l'ouragan.
D'autres canons devaient tirer, car la flamme de la
bougie sursautait de temps à autre; mais nous n'en-
tendions rien que la rumeur énorme de l 'espace, et le
clapotis des gouttières heurtant les toiles au-dessus
de nous.
« Quelle heure?
— Cinq et demie.
— Rien encore ?
— Je ne crois pas. »
De la porte entr'ou verte, Porchon épie l'obscu-
rité. Il relève le col de sa capote, arrondit le dos,
et fait deux pas au dehors. Mais il rentre presque
aussitôt, en s'essuyanl les yeux :
« Ah I ouatt ! dit-il. Allez voir quelque chose là-
dedans ! »
Nous restons debout sur le seuil, nos montres à
la main. Nous nous épuisons vainement à écouter
la nuit. Parfois l'un de nous fait un geste brus-
que, et demande :
« Qu'est-ce que c'est que ça ? »
Un autre répond :
u C'est le vent... C'est une branche qui casse...
Ce n'est rien. »
LE BLOCKHAUSS Ql
Il va être six heures ; et pourtant les ténèbres
épaississent encore. Des nuées lourdes écrasent la
terre ; des trombes d'eau jaillissent de leurs flancs
crevés, et la boue claque sous la gifle des averses.
Soudain la flamme de la bougie bleuit, se rétracte;
et les parois de l'abri frémissent d'une vibration
profonde.
c Gare le rafl"ùt ! » crie Porchon.
Mais rien ne s'entend, que toujours la vaste ru-
meur, et sur nos tètes, contre les toiles de tente,
le clapotis obstiné des gouttières.
« Est-ce qu'ils tirent, là- haut?
— Peut-être. »
L'air semble harcelé de bruits grêles, que le vent
xléchiquette et disperse en lambeaux. Sa grande
voix monte, emplit le ciel. Les durs sapins geignent
au flanc des Hures.
CHAPITRE III
LE GRAND TOUR
17-39 novembre
Il gèle. Nous sommes partis, en pleine nuit, par
la route de Mesnil. Nous n'avons pu savoir, de tout
le jour, ce qui s'était passé là haut... Nous sommes
partis : que nous importe, à présent, ce qui s'est
passé là-haut.
Il lait très froid. La route est dure ; des flaques
de glace craquent sous nos talons.
Un pas ; deux pas ; trois, quatre. Mesnil est au
bout, et puis Mont. Je n'évoque rien ; je ne pense
à rien. Et pourtant, placide, une certitude rythme
mes pas, sur la route.
« Halte 1... A gauche!... Changement de direc-
tion à gauche ! »
Un chemin raviné, qui grimpe. Sur la chaussée
d'autres pas résonuent, derrière nous. Si nous nous
retournions, nous verrions, droite vers Mesnil, la
longue foule du bataillon.
94
L\ BOUE
Et soudain, sur mon épaule, c'est la main de
Porchon qui pose son étreinte familière.
« Voilà, dit-il. Nous sommes compagnie déta-
chée... Un jour de moins au patelin. »
Je répète :
« Un jour de moins au patelin... »
Et, tout de suite après :
« Oh ! bien, t« sais, je m'en fous. »
Dans notre dos, des hommes jurent. La nuit est
sombre. Il me semble que nous frôlons, debout
à gauche du chemin, une rangée de petits sapins.
J'allonge le bras, pour me rendre compte ; un des
sapins tombe doucement : le passage est camou-
flé.
« Halte ! »
Encore !... Est-ce que nous serions déjà arrivés ?
On n'y voit rien. Mais la croûte de terre gelée crève
à chaque pas ; on enfonce dans une boue pâteuse,
et profonde, cl puante : nous sommes arrivés.
« Grouillez vous ! Grouillez-vous, bon Dieu I »
D'autres hommes viennent de surgir, sortis nous
ne savons d'où. J'avance un peu : à la place des
sapins, il y a un talus à pic. C'est de là-dessous
que sortent les hommes. El là-dessous disparaissent
les nôtres, dans des terriers creusés là, des espèces
de niches dont la bouche sonflle une buée fétide.
« Eh bien ]' me demande Porchon.
— Dégueulasse. »
LE GRAND TOUR q5
La pagaille s'éternise. Des invectives s'échangent,
chucliotées hargneusement. Quelqu'un dit :
(( Et personne dehors dans la journée. On est vus
de partout, ici. »
Un autre renseigne, obligeant :
« Tu vas derrière les sapins, n'importe où qu'ça
s'trouve... Et faut faire vite ; ah ! oui... »
Ce sont les consignes qui s'échangent.
« Un jour de moins au patelin », avait dit Por-
chon. Voici le deuxième que nous sommes ici,
dans cette bauge. Contre nos reins, l'argile du talus;
sur nos têtes, des planches minces, qui s'incurvent
sous le poids des terres. Nous avons glissé par-des-
sous deux forts piquets d'étai ; mais ce toit reste
si bas que, même assis, nous devons courber la
nuque : nous nous couchons.
Près de l'entrée un peu de lumière stagne, blême,
transie. On aperçoit au bord l'angle d'un fourneau,
sur lequel se penche, verdùtre, le visage de Figue-
ras. Il gèle toujours. Le fourneau fume. De la paille
mouillée monte une odeur aigre et froide.
(( Ah ! la la 1 » dit Porchon.
Le capitaine Prêtre baille. Figueras tousse.
Et soudain, cahotant vers le sud, un obus ron-
ronne par-dessus la vallée.
« On va voir ?
— Allons. ))
96 LA BOUE
Juste à la porte de l'abri, le talus s'élève, formant
une butte qu'escalade un raidillon. Nous le gravis-
sons, entre deux blindages de caisses, pleines de
terre et de cailloux. Nous ne voyons rien, qu'une
rangée d'ordures gelées, qui nous suit. Mais au-
dessus de nous le ciel est d'une blancheur bleutée,
brumeuse à peine, et déjà un air pur et léger nous
entre au fond des poumons.
Toute la vallée, bientôt, est à nos pieds, le ruis-
seau d'étain clair au long duquel buissonne la sau-
laie, le village aux vergers violâtres, et plus loin
les sapins bleus de Gombres, la route égratignant
le col, le piton jaune affalé sur sa colline, plus
loin encore le bois fané, au bord de la Woëvre
pareille à la mer.
Des balles glissent, flâneuses, vers le nord. Beau-
coup nous ignorent et chantent pour elles seules ;
d'autres nous saluent, d'un siflloleraent qui s'accen-
tue comme à dessein, au passage. Les tranchées
boches sont loin, huit cents mètres, mille, et plus;
mais tout ce qui ne frappe pas s'évade par ici, rase
les pentes une à une, et vase perdre, quelque part,
n'importe où.
Vers la Galonné, nos canons lourds tressautent.
Obliques et patauds, les obusahanncnt à la file; un
peu plus loin ; encore ; encore... Ils se laissent
tomber ; le piton se boursoufle de grosses bulles
troubles, qui crèvent et fument.
LE GRAND TOUR tyj
C'est monotone. La Wocvre recule et s'ef-
face ; le ciel est blanc ; les obus s'endorment. Un
dernier cabote, ridicule, et se pose sans éclater.
Nous redescendons. Une toile de tente, ddjà, bou-
che rentrée de l'abri. La flamme d'une bougie trem-
blote dans la ténèbre ; il rôde autour du fourneau
une odeur pâteuse et douçâtre de chocolat en train
de cuire.
« Bonsoir, jeunes gens. »
Qui est-ce qui est là? Des loques d'ombre pendent
du toit, et bougent. Nous avons reconnu Figueras,
puis le capitaine Prêtre, puis enfin le front bossu,
les pommettes jaunes du commandant Renaud.
La toile de tente est retombée dans notre dos.
Nous nous sommes coulés, à quatre pattes, jusqu'au
fond moisi de la galerie. Le commandant Renaud
parle : « Ecole de guerre... Vertus guerrières de la
race... Qu'est-ce qui mijote sous ce couvercle, et
^ui sent si bon ? »
Porchon, entré le premier, s'est englouti dans du
noir. Il se tait. Je ne l'entends même pas respi-
rer. Est-ce qu'il est là?... Devant moi, dans une
espèce de lueur miséreuse, il y a des hommes qui
semblent vivre. Leurs gestes sont flous, leurs voix
engourdies et molles. Je les regarde avec une stu-
peur bi/arre. Si l'un d'eux, tout à coup, m'adres-
sait la parole, je sursauterais douloureusement, et
ne saurais répondre. Figueras... oui. Le capitaine
5
98 LA BOUE
Prêtre... je sais. Le commandant Renaud, la nuit
de la Vaux-Marie, le drapeau dans un bouquet
d'arbres... je me rappelle... Mais quels sont ces
hommes qui vivent près de moi?
La relève vient de s'engouffrer dans la cagna,
dardant sur nous le faisceau cru d'une lampe élec-
trique. Toute la froidure nocturne est entrée, bru-
tale, avec elle. Nous nous sommes levés, gourds,
tâtonnants et transis. La bougie s'allume.
(( Pas encore prêts ? grogne une voix. Où voulez-
vous que nous nous fourrions, nous autres ? »
Debout près du seuil, un capitaine courtaud
s'agite sur place. Il nous montre sans pudeur
une face de poupard maussade. D'agacement,
j'ai envie de m'approcher, de lui ricaner au vi-
sage.
« Pour l'amour de Dieu, dépêchez-vous! Vous
croyez que ça va tout seul, dehors ? Une bande de
rossards, vos bonshommes ! »
Mais fâche-toi donc ! Est-ce que tu t'en occupes,
toi, de tes bons hommes? Qu'est-ce que tu fais ici,
large d'épaules et ventru ? 11 y en a plein l'abri, da
toi! »
Je me sens tiré par la manche. C'est Figueras^
Il a sa tête de larbin obséquieux.
<( Dites, mon lieutenant...
— Quoi ?
LK GRAND TOUR 99
— Est ce que mon capitaine et mes lieutenants
veulent prendre le temps de déjeûner?
— Déjeuner ! C'est bien le moment I Laisse-nous
tranquilles... »
Figueras bougonne dans son poil bleu : « Tout
ce riz fichu, tout ce chocolat dans ce riz... Alors
quoi? ce sont les autres qui le mangeront? »
Je le perds de vue, tandis que j'enfile mon équi-
pement. Mais presque aussitôt j'entends la voix
furieuse de Porchon qui grogne bas, à dents serrées :
« Dégoûtant I Tu n'es qu'un dégoûtant. Figue-
ras. »
Et comme nous sortons ensemble, il me dit :
« Crois-tu ! Ce saligaud !
— Qu'est-ce qu'il a fait ?
— La platée de riz d'hier soir...
— Eh bien ?
— Il l'a balancée dans la paille, en douceur,
sournoisement... »
Tout à coup, il s'interrompt :
« Allons bon ! En voilà d'autres qui s'engueu-
lent. Mais qu'est-ce qu'ils ont? Qu'est-ce qu'ils
ont?... Je t'en prie, mon vieux, va les faire taire
pendant que je rassemble. »
Dans la nuit blafarde et sonore de gel, c'est une
rumeur puissante, entrecoupée d'appels et d'injures.
Tout près de moi, la voix aigre de Compain
caquette à pleine vitesse :
100 LA BOUE
« Ma boule? Ma boule de brichlon ?... Non
mais, sans blague? Tu parles que j'allais m' la
laisser faucher, ma boule de brichton ! »
Je fais un saut vers lui :
« Du silence, Compain ! »
M'a-t-il entendu ? Il n'y semble guère. Il me
tourne le dos, hausse le ton, hurle du haut de sa tête :
ft Hé! Pinet ! T'as vu si j' lui ai sortie des
pattes, ma boule de brichlon? »
C'est plus fort que moi : je l'empoigne à l'épaule, le
fais pivoter d'une secousse, et lui halète dans la figure :
« Vas-tu te taire, nom de Dieu 1 »
Il me regarde. Je dislingue la forme de son
crâne bas contre lequel plaque le képi, ses oreilles
en ailerons, décollées davantage encore par le bord
de la coiffe. Et de tout près, derrière un voile de
nuit sale, j'entrevois le regard vrai de ses yeux,
un regard court, stupide et méchant.
« Vas-tu te taire, Compain !... Vas-tu le taire! »
De toute sa force il braille :
« Je n'dis rien, mon lieutenant... Je n'dis rien! »
C'est à devenir enragé. Je le lâche, je m'éloigne
d'un effort éperdu, pour ne point céder à la tenta-
tion qui tout à coup m'a fait serrer les poings. Et
longtemps je marche au hasard, frémissant encore
d'une émotion trouhlc et violente, houleux de cette
fureur (jue je n'ai pu contenir, et triste bientôt, et
las, jusqu'à l'écœurement.
LE GKAND TOUR lOI
Nous sommes parlis et cheminons vers Mesnil.
Figueras est auprès de moi. Je lui demande :
(( Pourquoi as-tu jeté le riz dans la paille ?
— Parce que )), répondlt-il.
Quelques rangs en arrière, de sa voie sirupeuse,
Durozier fait une conférence. Il est en verve ; il
déborde ; et les mots coulent sur sa barbe, coulent,
coulent...
« L'homme est un être intelligent, un être
noble. Le progrès est sa raison d être, sa lin...
Cela étant, comment un homme vraiment homme,
un homme... enfin bref, un homme, — comment
pourrait-il accepter de se battre, approuver d'un
suffrage, même tacite, celte régression qu'est la
guerre, ce retour à la barbarie ancestrale ?... n
Je l'écoute en silence. Je n'essaierai même pas de
faire taire ce lâche. Où donc est Bulrel ?... N'y
aura-t-il personne, cette nuit, pour tarir d'un mot
l'éloquence de Durozier, pour seulement lui dire :
« Ta as peur?... »
Lorsqu'il s'arrête enfin, à bout de souflle, une
seule voix s'élève, celle de Douce, un gnome
louche, une espèce de garçon de café bookmaker.
« T'as raison, vieux », approuve Douce.
Et c'est tout. Jusqu'à Mont la colonne piétine,
dans le seul bruit des godillots lourds, qui traînent.
* *
102 LA BOUE
Vingt heures de cantonnement. On nous a volé
deux jours^ et nous ne les retrouverons jamais.
Il fait plus froid au carrefour de Galonné que
dans le clitMiiin creux où nous étions l'avant-veille.
Les hêtres ont perdu leurs dernières feuilles, et le
carrefour a grandi.
Tout autour, à travers la colonnade des troncs
gris, on voit sinuer le bourrelet crayeux des tran-
chées-abris. Au point oij se coupent les deux routes,
la sentinelle de toujours est debout, près de sa
guérite clayonnée ; elle n'a point changé d'attitude,
penchée en avant, une jambe fléchie un peu,
les mains appuyées sur le canon de son fusil, et le
menton sur ses mains.
Au peloton de Mouilly, une équipe de terrassiers
approfondit le poste de commandement : car le capi-
taine est de haute taille. Il surveille et dirige, les
bras dans son dos. De temps en temps il descend
les marches d'accès, déambule d'un angle à l'autre,
et se déploie des semelles au képi pour toiser la
hauteur des rondins. Gron, le boxeur, s'empresse
derrière lui, et nivelle le sol à coups de pic mala-
droits, qui font rire sous cape Martin et Chabeau.
Le travail ne s'interrompt qu'aux heures des
repas. Alors arrivent, par la roule des Epargcs,
les officiers de la 0". Nous nous tassons au fond du
trou, pêle-môte, (jui sur la paille, qui sur des
billes de hêtre branlantes. Le cai)itaine Secousse
LE GRAND TOUR I03
pointe vers son menton ses genoux maigres, et
voûte son dos mélancolique. Davril, à cause du
grand froid, souiïre de son pied blessé . Rituellement,
nous nous attendrissons sur les potées lorraines et
les rostbeafs de Figueras ; lui nous sert, avec un
sourire de pontife. La joie des pommes de terre, du
porc frais et des choux rayonne chaudement de nos
estomacs : nous aimons, au cœur de nous-mêmes,
sentir ce poids réconfortant.
Lorsque vient la nuit, des fusillades crépitent
vers le sud. Chaque détonation claque dans l'air
gelé comme un coup de fouet lointain. Bois Bou-
chot; bois Loclont... Nous y avons été, jadis. Main
tenant, nous sommes là. Nous regardons les fusées
éclairantes, les feux verts dont nous attendions l'é-
closion, et qui dérivent parmi les étoiles immuables.
Nous comptons, à l'avance, les coups de départ de
nos soixante-quinze. Par-dessus nous les obus pas-
sent ; on devine leurs craquements las, dont l'éclio
meurt au fond des ravins. La fusillade s'est tue ;
mais nous savions qu'elle se tairait.
« Où vas-tu? me demande Porchon.
— Je ne sais pas. »
C'est vrai. Je n'ai besoin que de marcher un peu,
de suivre mes pas n'importe où. La marche repose,
dans ce froid vif ; les routes dures reposent de la
boue.
J'ai tourne à gauche, vers les Trois-Jurés. La
f04 LA BOUE
Calonne monte vers le ciel pâle, entre les taillis
clairsemés. Je suis tout seul; mon gourdin cogne
sec contre l'empierrement.
Quelques minutes, et déjà la hêtraie se peuple de
silhouettes loqueteuses ; une autre tranchée chevau-
che la route, noire, et soulignée de gravats blancs :
le peloton de Verdun.
J'ai sauté par-dessus le fossé. Je me glisse d'un
hêtre à l'autre, d'une allure effacée et rapide, comme
si je fuyais ou comme si j'avais honte. Quelle com-
pagnie est là ? La 8», je crois. Le capitaine Mai-
gnan doit être au carrefour, avec le docteur et le
capitaine Rive... Ravaud et Massicard ne sortent
pas volontiers.
Je m'éloigne de la route, vers la droite de la tran-
chée. Elle est proche, maintenant : sous l'auvent
de grosses branches, des feux rougeoient. Et j'a-
vance encore ; je me penche ; je m'accroupis.
Le voici donc, rasé à fleur de terre, soulevant
hors la jonchée des feuilles la pente lisse de son
toit. Il n'a pas changé ; par la cheminée de pierres
plates monte son haleine bleue. J'en fais le tour à
pas légers : une claie bouche l'entrée, derrière la-
quelle j'entends un murmure de voix paisibles. Il
y a là des hommes qui s'abritent et se chauffent,
groupés autour de l'âtre. Si j'écartais du doigt celte
mince barrière, je les verrais. Il me diraient si l'eau
des pluies traverse et les mouille, ou si elle glisse
LE GRAND TOUR ÎOS
sans s'infiltrer. . . Mais je suis heureux que seulement
ils soient là.
Je vais partir et me redresse lentement : alors
mes regards tombent sur une tache claire, une
large entaille ouverte au couteau dans le sommier
de la porte. On y a inscrit quelque chose, à l'en-
cre violette ; depuis peu d'heures sans doute, car
l'encre semble encore fraîche. Je m'approche, et je
lis:
...« R. I. 7eC'« l'^Son
5 Novembre 191 A
« COMME ON PEUT »
Qui est venu ? Quelqu'un qui savait, et qui se
rappelait. Je regarde ces pauvres lettres griflon-
nées sur le bois nu : l'encre a coulé dans les fibres ;
on déchiffre avec peine ces lignes déjà brouillées,
€t que les premières pluies achèveront d'effacer.
Mais elles sont là ce soir: il est bien que quel-
qu'un soit venu.
Du grésil est tombé dans la nuit. Il gèle tou-
jours. Par la sente frottée de verglas, la compa-
gnie dévale vers les Eparges, Devant moi, Gervais
I06 LA nouE
patine avec exubérance ; il me précède d'un fracas
multiforme et cocasse, dont sa voix nasillarde relie
les sursauts.
« Cheminement défilé, dit-il... Défilé de quoi ?
Des vues de l'ennemi ? Mais puisqu'on n'y voit
rien !... Ougli ! Attention, cher ami, l'escalier n'est
pas sur... Des projectiles de l'ennemi ? Mais puis-
que le chemin que nous prenons d'ordinaire est
un chemin creux ! Creux, je sais ce que je dis...
Aough ! Approche ton épaule, fidèle Penny... Notre
astuce est exactement comparable à celle... tiens !
une balle... à celle d'un monsieur qui dispose-
rait d'un boyau pour traverser une zone battue,
et qui sortirait du boyau à seule fin de se défiler.
Sap'rrr... »
Gervais a glissé. Sa gamelle, mal arrimée au
faîte du sac, tombe, rebondit et sonne comme un
gong.
«... lipopette ! achève-t-il. Si je me baisse, je
me casse la gueule... Fidèle Penny, ramasse ma
gamelle. »
D'autres balles sifllent; un à-coup bloque la co-
lonne, la comprime de proche en proche ; elle repart
et se distend, comme un ressort fatigué. Vers l'a-
vant, quelqu'un crie... Un blessé ?
Nous descendons vers lui. On a dil le porter hors
du chemin, le laisser là en attendant les brancar-
diers. Chacjuc pas nous rapproche de sa clameur
LE GRAND TOUR IO7
chantante, joyeuse, et comme triomphale. Quel
étrange blessé !
M Où doncqu' t'es, vieux? interroge Gaubert.
— J'suis là.
— Où?
— Là. »
On ne le voit pas, boulé dans quelque creux
d'ombre.
« Qu'est ce t'as ? » demande-t-on.
Il s'exclame ; il nous tire à lui, et de force nous
impose sa joie :
{( J'ai la patte cassée! En glissant, tu parles!...
Je r croyais pas ; j'osais pas 1' croire... Ah ! dis, tu
parles ! »
Et nous l'entendons derrière nous, longtemps,
aussi longtemps que passe la file muette du batail-
lon, qui sème à pleine voix, méchamment, la las-
situde, la tristesse, et l'envie.
Il n'y a pas eu d'aurore, aujourd'hui. Un moment
est venu où l'on a distingué, le long du talus
glaiseux, les portes des gourbis sous les chétifs
pruniers.
Ce n'est plus le froid clair de Galonné. Un ciel
lourd de neige pèse sur les collines, les écrase et les
ternit.
Il s'éclaire lorsque voltigent les premiers flo-
cons. On les regarde tournoyer comme une nuée
I08 LA BOUE
de mouches grises : ils se posent, et tout de suite
éblouissent.
Dans le champ coupé de feuillées, les hommes
courent et jouent ; les boules de neige s'entre-croi-
sent, et l'on aime qu'elles ne sifflent pas.
Porchon et moi jouons comme eux, longtemps.
Même, nous attardons davantage, parce que notre
abri est plus grand que les leurs, et que le plein
air nous est mieux qu'un refuge.
Nous rentrons, les mains rouges et brûlantes.
Le capitaine Frick, dont les sapeurs creusent là-
haut, va venir dîner ce soir ; et Figueras, encore,
est le premier dans la cité.
Five o'clock tea. Nous recevons, chez nous :
toute la 6', et Frick, et Noiret, La renommée de
notre popote gagne vers la crête ; et nous en
sommes fiers, comme le seraient des matrones bour-
geoises.
Le fourneau ronfle et craque dans son coin.
Au fond de leur case, les basanes rouge et verte
des deux gros livres s'accotent l'une à l'autre,
fraternelles. Le rondin central prend des tons de
pipe culottée. Il y a moins de mouches au pla-
fond.
Nous sommes là sept ou huit : trois capi-
taines sur des escabeaux, devant la table qui fut
ronde et qu'on a sciée par le milieu ; quelque!
LE GRAND TOUR 10^
sous-lieutenants sur le matelas, le même mate-
las, plus vaste, plus mou, plus sale, et meilleur
que jamais.
On cause. Quelqu'un dit :
(( Je vais vous en conter une bonne. Il paraît
que le commandant du secteur s'est fait mal au
genou, hier soir.
— Quoi ? il est tombé ?
— Ou tout comme. Il venait du village, à la
nuit. Les Boches étaient nerveux...
— Ça, coupe un autre, tu peux le dire. Les
Prussiens ont dû relever les Bavarois. Il nous ont
barbés toute la sainte journée.
— ... Et juste comme il arrivait au pont du Lon-
geau, voilà qu'une mitrailleuse, ou une batterie de
fusils, ou un guetteur...
— Enfin quoi, il s'est planqué ?
— Et comment ! A deui genoux au fond du
fossé, le nez dans la neige... Une corvée qui pas-
sait Ta vu. »
On s'esclaffe. Mais le capitaine Frick, bourru :
« Et après ? Il montait à l'assaut, peut-être ?
Qu'est-ce qui l'obligeait à chercher les balles ?...
J'aurais fait comme lui, à sa place.
— Evidemment », dit le conteur.
« Mon capitaine, demande Davril, Porchon pré-
tend que vous aviez de la salade au dîner, hier
soir... N'est-ce pas que ça n'est pas vrai?
■IIO LA ROUE
— Si, c'est vrai, répondent ensemble le capitaine
Prêtre et le capitaine Frick.
— Mais comment faites-vous ?
— Ah 1 dame, demandez-le à Figueras. Il est des-
cendu dans les vergers, avec un pic...
— Un pic ? Pourquoi un pic ?
— Pour cueillir de la salade.
— Avec un pic ?
— De la salade gelée, oui ; sous la neige. Mais
les feuilles reviennent très bien : on jurerait de la
salade fraîche.
— Ça, par exemple, c'est épatant », disent en-
semble Davril etNoiret.
Et Noiret, presque aussitôt, demande :
« Mon capitaine, avez-vous remarqué, à la porte,
le système de fermeture automatique ? Poulies et
contrepoids : la lourde se boucle toute seule. »
Le capitaine Frick se lève, et le capitaine Se-
cousse. Ils font jouer le vantail, lèvent le nez vers
les poulies, suivent du menton l'ascension et la des-
cente du bloc de fonte. Ils reviennent s asseoir, et ils
disent :
M Ça, par exemple, c'est épatant. »
A cette secande, une explosion formidable, cra-
quante et dure, pousse la porte et couche la flamme
de la bougie. Certains, parmi nous, ont sursauté
sans vergogne. Quelqu'im môme s'est levé, a entre-
bûillé 1 huis, et puis a regardé au dehors, pour
LE GRAND TOUR I I I
essayer de voir « où ça avait bien pu tomber».
Mon regard croise d'autres regards. Je n'ai point
de mal à discerner au fond des yeux une lueur
de gaîté railleuse, qui peut-être brille au fond des
miens.
Et voici que, pour la seconde fois, le même
camarade est debout. Il vide à grandes gorgées son
quart de thé brûlant, déclare « qu'il va faire un tour
par là -bas, qu'il ne peut pas abandonner plus
longtemps ses bonshommes », serre des mains et
s'en va.
« Tu as vu ? Tu as vu ?
— Si j'ai vu !
— Un saut, mon vieux ! Il s'est flanqué un coup
de genou dans le menton !
— Qui ? » interroge, sèchement, le capitaine
Frick.
Et personne ne lui répond.
Un pâle soleil rôde sur la neige. En avançant
jusqu'au bout de l'oseraie, on aperçoit la Woëvre
blanche, dont les lointains, à peine, se glacent de
bleu mauve.
« On va dire bonjour à Davril ? invite Porchon.
— Oui, mais pas dans la cagna. Je marche pour
une tournée de boyaux. Sinon, rien à faire,
— Qui est-ce qui te parle d'autre chose ? » dit
Porchon.
112 LA BOUE
En deux secondes, nous sommes prêts : le temps
d'enfoncer nos képis, et d'empoigner nos gourdins
piqués dans un tas de neige, à la porte de l'abri.
On s'insinue entre les toits des guitournes, par
les gradins taillés dans le talus ; on louvoie à tra-
vers un détale de tranchées inconnues, étroites et pro-
fondes, aux parois poudrées de flocons ternes : des
canaux d'écoulement, creusés depuis notre dernier
séjour. La neige craque ; le sol, par-dessous, est
dur ; et nous jouissons de la surprise d'avancer
d'un pas à chaque pas.
Le village d'en haut. On respire l'odeur des cui-
sines, fumée de bois vert et graillon.
« Bonjour, Davril. Bonjour, Moline. Bonjour,
Le Mao.
— Inutile d'entrer, avertit Davril. On travaille
dans le gourbi...
— Dis donc, vieux ?
— Quoi ?
— Situ voulais être bien gentil... »
D'un geste de la tête nous montrons, plus haut
que les fumées traînantes sur les toits, quelque
chose.
Davril a compris. Il exulte :
« Fameux ! Ah ! fameux ! C'est moi qui prends
la lêlc, hein ? Je suis chez moi. »
Nous grimpons derrière lui. Il oblique à droite
et dit :
LE GRAND TOUR Il3
« Boyau 7 . Le meilleur. »
La pente s'adoucit, devient à peine sensible. Da-
vril se baisse : on voit émerger au bord du plateau
la cime des sapins de Combres ; et nous rapetis-
sons à mesure qu'ils grandissent.
Le boyau. Il s'ouvre largement, dallé de blocs
plats que la neige feutre. Nous marchons à grands
pas allègres, sans glisser, les épaules à l'aise ; et si
nous baissons parfois la tète, aux tournants, notre
geste est si léger, si rapide, que nous l'oublions
tout de suite, jusqu'à ce qu'apparaissent encore,
haussant leur pointe par-dessus les éboulis blancs,
les sapins.
« Attention ! » fait Davril, tout à coup.
L'échiné pliée il se retourne et, de sa main vive-
ment abaissée, nous fait signe de l'imiter.
« Quoi ? Quoi ?... On ne les voit point, juste-
ment.
— Pas les sapins, reconnaît Davril. . . le pi-
ton. »
Je me redresse, lentement, lentement ; et juste
^n face, entre deux mottes, la croix d'un cheval de
frise s'inscrit sur le ciel.
« Hé ! Hc ! Pas loin...
— Dame ! » sourit Davril.
Le boyau bifurque. A. droite ce sont des mitrail-
leurs, dont les pièces flanquent le col et battent les
pentes de Combres. Nous prenons à gauche Et
114 L^ BOUE
tout à coup la tranchée s'ouvre, spacieuse, droite,
interminable.
Elle est peu peuplée, à cette heure. De loin en loin
un guetteur, grimpé sur la banquette de tir, regarde
par son créneau de bois. Il nous fait bonjour d'un
signe de tête, comme un voisin.
Entre les guetteurs quelques hommes vont et
viennent, tranquilles et les mains dans leurs poches.
On n'entend rien que le choc de leurs pas contre
le sol gelé. Pas un coup de canon, même ailleurs ;
pas un claquement de fusil : la tranchée, loin des
villages de guitounes, qui grouillent et braillent, nous
offre son silence, son calme, sa longue paix.
Nous la suivons, bavardant à mi-voix. Les
hommes, lorsque nous passons, s'efiacent légère-
ment : sans sac, sans musette, sans bidon, les plus
gros mêmes ont une sveltesse de danseurs. Nous les
croisons sans presque les frôler, ni la terre du para-
dos. Nos souliers, de temps en temps, lâchent de
minces patins de neige où chaque clou marque son
empreinte ; et nos vareuses sont bleues comme si
elles étaient neuves,
« La sape 7 », montre Davril.
Cela s'enfonce vers la droite, en zigzagant.
« Vous-voulez y aller ?
— Bien entendu . »
A droite, à gauche ; h droite, à gauche : tous
les deux mètres, un coude brusque nousjettc contre
LE GRAND TOUR Il5
la paroi. Nous exagérons rimpulsion, feignons
de tituber, et comptons les détours. Sept ; huit ;
neuf...
(( Ouye ! ))
Nous nous sommes accroupis brusquement,
dévisagés par le piton. Il s'est haussé tout à coup
par-dessus les bermes, énormes, écrasant ; et nous
avons vu la tranchée ennemie se distendre comme
une mâchoire, cariée de boucliers sombres.
« Hé ! Hé ! dit Porchon. Tout près... »
Et de nouveau Davril sourit :
« Dame ! »
Cela zigzague encore, et s'enfonce, et s'engloutit.
La terre pèse à nos flancs, sur nos épaules, sur
nos têtes. De plus en plus haut une ligne de ciel
recule et s'amincit ; on dirait que les murs de la
sape se rapprochent au-dessus de nous, vont se
rejoindre, se rejoignent, nous ensevelissent.
(( Le poste d'écoute, annonce notre guide.
— Où ça ?
— Mais là, donc ! »
Il n'y a personne. Il n'y a rien, que de la terre,
une sorte de puits creusé dans la terre, une fosse.
u C'est vrai, constate Davril ; il n'y a per-
sonne... C'est au tour de la 5^ ; peut-cire qu'ils ne
prennent que la nuit... »
Mais un pas solitaire résonne derrière nous ; il
approche, d'un tournant à l'autre ; et son bruit
H6 LA BOUE
net, bien martelé, vibre loin dans Tair limpide.
« Ah ! par exemple ! »
Nous saluons Noiret, lorsqu'il paraît en tête de
sape, d'exclamations joyeuses et ridicules.
« En voilà une surprise !
— Quelle bonne rencontre !
— Tas d'idiots, coupe Noiret. Qui voulez-vous
rencontrer ici, sinon moi, ou Frick, ou Floquart ?. . .
C'est à moi de m'épater : qu'est-ce que vous fichez
dans mon secteur ?
— On se balade.
— On visite.
— On zyeute... »
Sans savoir pourquoi, nous rions : la légèreté du
jour, la lumière, la joie d'être jeune, chacun, et
de nous sentir jeunes ensemble.
« Une belle sape, hein ! s'écrie Noiret. Voyez-
moi si c'est dessiné, franc d'allures, costaud !...
Mais je vous dis ça, moi... Est-ce que vous êtes
capables d'y piger quelque chose ? »
Nous nous précipitons sur lui en tumulte, le
bousculons, le renversons :
a Crâneur! Plein de gueule ! Répète! »
Il se relève et nous fait tête, son lorgnon de tra-
vers, hors d'haleine, et riant. Nous l'empoignons
aux jarrets, le soulevons comme pour le jeter hors
la sape, dans le bled... Et soudain, nous le sen-
tons qui s'aplatit sur nos épaules, en même temps
LE GRAND TOUR II7
qu'une balle, d'un coup rageur, poignarde la glaise
dure.
Nous nous sommes regardés, un peu pâles.
(( On est fous, dit Porchon... A combien, ceux
d'en face ?
— Vingt-cinq à trente mètres », dit Noiret.
Ils tirent toujours, et criblent de balles les bords
de la tête de sape. Des cailloux sautent, parmi
des flocons de neige poussiéreux qui, le temps d'un
clin d'oeil, ressuscitent.
« Ils nous barbent, à la fin 1 »
Porchon, les mains en cornet devant sa bouche,
clame à tue-tête vers le poste ennemi :
« Lâchez-nous ! C'est du gaspillage !...»
Sa voix monte vers la plaine blanche, s'échappe,
s'épanouit. Les coups de feu s'éteignent. Il y a une
seconde d'immense silence ; une seconde à peine ;
et voici qu'une autre voix, venue des lignes alle-
mandes, clame vers nous, gouapeuse et rauque :
« Tu l'dégonfles, hé Simcon I »
Davril, d'indignation, devient écarlate. Il ouvre
la bouche", il va répondre... Non l pas encore.
« Je voudrais... nous dit-il. Qui est-ce qui con-
naît une injure boche^une belle injure en vrai boche,
en argot boche ? »
Nous nous excusons :
« Pas été barman à Berlin...
— Engueule -le en français, va. »
Il8 LA BOUE
Mais Davril tient à son idée. Il réfléchit, fouille
âprement, désespérément les débris de ses souve-
nirs, s'illumine enfin, et lance, dans une bramée
triomphale :
(( Va donc, ehdummer Kerl ! »
Noiret se pâme, avec des mines de précieuse :
« Oh I Cher ! Oh ! Dummer Kerl ! . . . Bravvo 1
Bravvo ! »
Et tandis qu'il parle, la riposte du Boche
déferle, écrase Davril à pleine bottée.:
(( Face moche ! Péquenot ! Figure de porc frais!
— Pas mal ; pas mal », approuve Noiret.
Davril s'entête. Il exhume encore un « schafkopf »
timide, un a schweinkopf » défaillant. On entend
le Boche éclater de rire ; puis son coup de fusil
claque ; ef désormais, à toutes nos provocations, il
n'a plus que cette brève réponse, trop claire, trop
connue, banale.
u Au revoir ! crions-nous.
— Tsac ! répond la balle du mauser.
— Aux ch..., Guillaume ! »
Et la balle, ricochant, miaule de travers et saute
de rage.
Comme nous revenions à la tranchée, nous
avons rencontré Ilirsch, qui montait à notre ren-
contre.
« J'ai la section de droite, nous dit-il. Mes
LE GRAND TOUR I I9
poilus m'ont prévenu que vous veniez de passer.
Alors, s'pas... »
Un chandail blanc sous sa vareuse, la lèvre rasée,
les joues fraîches, les yeux d'un bleu très simple et
très clair, il a l'air d'un grand gosse résolu ; il a
l'air d'un homme si riche dejeunesse, si sainement
robuste, si vivant, qu'on le sent plus fort que la
guerre, que toute la guerre, n'importe ce qu'elle
soit ou devienne.
« Vous descendiez ? nous demande-t-il.
— Tu vois. ))
Il secoue la tête.
« Non ! Non 1 Non ! Vous ne me laisserez pas
tomber comme ça... Les Boches canardent, juste-
ment : on peut bien rigoler un peu. »
Il prend la tête, s'enfonce dans le boyau 6, nous
engage dans la première place d'armes.
<f En tirailleurs à cinq pas, ordonne-t-il. Com-
mandement préparatoire : pigeon. Commandement
d'exécution : vole... Voici le mouvement, m
En sourdine, il prononce un« pigeon » traînant;
et cependant se ramasse sur lui-même, comme s'il
allait bondir.
u Vole ! )) souflle-t-il.
Et il bondit, jaillit jusqu'à mi-corps comme un
pantin d'une boîte, en poussant un cri sauvage.
(( Rigodon ! «
Retombé sur place, il agite au-dessus de sa
120 LA BOUE
têle, de droite et de gauche, son képi au bout
d'un bâton. Et les balles hargneuses claquent tout
autour. Et Hirsch, content, nous regarde avec une
fierté modeste.
« Compris? «
— Oui.
— A.lors appuyez à droite. »
Jamais on n'a vu escouade plus docile. On prend
ses intervalles, avec une prestesse silencieuse.
« Pigeon... »
Le cœur bat un peu plus vite. On se sent vivre
délicieusement.
« Vole I »
Nous avons tous sauté, en braillant comme des
Sioux. Une grêle de balles nous récompense. Et
cinq gourdins, par-dessus le parapet, mènent une
danse triomphale.
« Ouste ! On n'est pas là pour s'amuser. »
Hirsch se lance dans une course folle à travers
le dédale des boyaux. Nous le suivons, en faran-
dole de bossus. Une autre place d'armes.
« Halte !... Pigeon... vole 1 »
Les balles ont crépité encore, trop tard.
Et Ilirsch se précipite, nous entraîne d'un bout
du secteur à l'autre ; et d'instant en instant nous
bondissons, tantôt épars, tantôt groupés, mais
chaque fois poussant les mômes clameurs inhu-
LE GRAND TOUR 121
maines, et chaque fois salués, à contre-temps, d'une
salve frénétique de mausers.
A la sortie du boyau 5, le vieux lieutenant
Muller nous attendait. Il s'est fâché rouge :
« Hirsch, sale gosse, petite brute, je vais te bot-
ter le derrière... Enfin quoi ! Un képi dépasse pen-
dant que vous cavalez ; un ici, un autre plus loin...
Les Boches vous pistent du bout de leur flingue ;
•et qui est-ce qui se fait moucher ? »
Davril a saisi une main de Muller, Noiret l'autre
main ; notre farandole l'a roulé avec, elle ; Hirsch
a commandé :
« Saute, Muller ! »
Et Muller a sauté.
Et puis il a pris une couverture, l'a drapée autour
d'un fusil, a coifié le tout d'un képi ; et lentement,
avec une dignité solennelle, il s'est mis à marcher
en portant devant lui, comme une bannière de con-
frérie, cet épouvantail à moineaux.
Le képi dépassait un peu, oscillait doucement au
rythme de la marche. Une première balle en a coupé
la visière ; une seconde en a arraché un morceau
de drap rouge ; une troisième l'a fait tomber. Alors
Muller a brandi très haut la couverture flasque,
et nous avons ri le plus fort que nous avons pu,
pour être bien sûrs que les Boches entendraient.
Nous sommes redescendus aux cagnas sous le
fracas d'un marmitage. Nous trottions dans les
122 LA BOUE
boyaux sans nous baisser aux tournants. Et nous
disions à tort et à travers, pour rien, pour le plaisir
de faire se retourner les camarades :
« Attention, le piton !
— Attention, les sapins 1...
— Ils te visent... Ils t'enfilent... En avant, à la
baïonnette 1 »
Nous étions rouges, excités, la poitrine chaude
de courage et d'ardeur belliqueuse. Il nous venait,
à tous, le mépris de ce piton bonasse et mou, de
ces sapins lointains, de ces marmites prétentieuses
qui gonflaient leur fracas pour nous épouvanter.
Lorsque nous sommes arrivés aux gourbis, un
attroupement, au bout du village, a tout de suite
frappé nos yeux. Nous sommes allés voir : c'était
un i5o qui venait d'éclater derrière un toit, boule-
versant l'abri, ensevelissant un homme.
L'homme vivait. Arcboutc au sol des genoux et
des coudes, il soutenait sans fléchir le poids énor-
me de rondins et de terre. Il nous a regardés, lors-
que nous sommes arrivés ; et il a dit à Hirsch, en
souriant :
f Y en a pas loin d'trois quintaux, peut-être, w
Des travailleurs s'acharnaient, déblayaient avec
lièvre,
« Ça va ; ça va », disait l'homme.
On distinguait mieux son visage barbu, au front
étroit, au nez de bouc. Son corps se révélait peu à
i
LE GRAND TOUR 123
peu, ses bras enracinés comme des arbres, ses cuisses
aplaties, plaquées par la charge contre ses jar-
rets, et le cintre formidable de son échine.
Il n'a pas attendu qu'on Tait complètement dé-
gagé. Il s'est dressé tout à coup, secouant les der-
niers rondins, dans un éboulement de pierrailles et
de mottes. Il chancelait un peu. D'écarlate qu'il
était, il est devenu très pâle. Puis il a avalé une
large gorgée d'air, s'est passé la main sur le front ;
et il a dit :
« Des gars comme nous, les Boches, on les
emmerde. »
A la nuit, des « huiles » sont venues visiter le
secteur. La vallée s'engourdissait dans une moiteur
brumeuse, dans un silence épais et froid. Il y avait
là le colonel commandant la brigade, deux officiers
d'ordonnance, d'autres ombres anonymes, et le capi-
taine Périgois, adjoint à notre chef de corps. Le
capitaine Prêtre a salué le groupe.
« C'est la compagnie de réserve, n'est-ce pas ?
— Oui, mon général.
— Pas d'incidents ?
— Non, mon général.
— En effet ; en effet.. . Le secteur est très calme.
— Oui, mon général. »
Derrière mon dos, Porchon rognonnait avec
bonne humeur :
124 LA BOUE
« Toujours pareil. Gomme un fait exprès... Plus
un coup de flingue, même à gauche, dans le bois ;
on ne verra pas une fusée ; on n'aura pas la quoti-
dienne ration d'obus... Ma parole, c'est une tra-
hison !
— Vise le capitaine Périgois », lui ai-je répon-
du.
Nous avons admiré cordialement une silhouette
velue, peaussue, matelassée, que surmontait un
bonnet pointu.
<c N'est-ce pas que j'air l'air d'un lapon ? » nous
a dit, toup à coup, le capitaine Périgois.
Il nous avait entendus rire ; et, brave homme, il
a expliqué :
(( Ça n'est peut-être pas très, très joli ; mais
c'est réellement confortable. »
Toute la reconnaissance a grimpé plus haut. La
nuit restait inerte, et comme bouchée.
« Il va dégeler demain, ai-je dit. Un jour trop
tard : nos maîtres s'en iront sans même se crotler
les chevilles. »
Debout sur le talus, entre deux quelschiers, nous
suivions des )'eux la petite troupe sombre. Nous
n'entendions rien que son piétinement grêle, et
aussi, près de nous, au fond d'une guitoune, la voix
ctoufTée d'un homme qui chantait.
« Attends un peu ! a dit Porchon. La prochaine
fois qu'un nous défend de tirer en ligne, je com-
LE GRAND TOUR 12^
mande un feu à rcpélilion, et je suis bien sûr dc-
descendre un général boche. »
*
Le lendemain, c'est Mont-sous-les-Côtes. Il dé-
gèle. Le capitaine Prêtre, qui a la phobie des routes,
nous a fait passer à travers champs, au pied du
Monlgirmont et des Ilures. On s'enlize dans des
terres lourdes, qui nous chaussent, jusqu'aux jar-
rets, de bottes gluantes. On arrive fourbus, les
oreilles et le nez gelés^ les joues picotées par la
sueur. Le bas du village est un lac où l'on patauge,
parmiles fourragères, les voitures de compagnie et
les croupes de chevaux.
Chez les Aubry, tout le monde dort. La maison
nous apparaît, muette et les volets joints, dans le
petit jour fumeux. Nous y entrons comme si nous
la prenions d'assaut, tapant du talon sur les dalles
du corridor, et claironnant la diane à pleine voix.
Le garde a déjà sauté du lit et passé son panta-
lon. Mme Aubry, de sous les couvertures, sort une
main pâle qu'elle nous tend.
« Oh I mc'on Dieu ! » chantonne-t-elle.
Et dans la chambre voisine, dans notre chambre,
derrière la porte, on entend Mlle Tliérèse qui s'ha-
bille.
Ce sont nos trois jours, les trois jours qui nous
126 LA BOUE
sont dus : la grande table, la lampe, et nos places
retrouvées.
Et chacun se retrouve soi-même. Le capitaine
Secousse promène son cafard au gré de ses longues
jambes : la vieille Farcy, notre ancienne mégère, Ta
mis coucher dans le fournil, sous un grenier ; « et
les hommes lui pissent sur la tête ». Quelquefois le
capitaine Secousse sourit, d'un sourire gai, char-
mant, qui semble une espèce de miracle. Et pour-
tant ce sourire est lui-même ; et lorsqu'on l'a vu, et
quon revoit ce dos qui se voûte, ces yeux gris
embués de tristesse, on comprend la guerre autre-
ment ; on la hait, peut-être, davantage.
Le capitaine Prêtre feint d'oublier l'heure des
repas. Il arrive en coup de vent, le front raviné de
soucis^ el s'excuse vite, l'air d'un homme qui porte
dans son crâne les destinées d'un peuple. Un aumô-
nier l'accompagne, sec, grisonnant et barbu.
Davril, chaque tantôt, retourne à Verdun.
Et nos trois jours ne nous trahissent point.
Malgré le ciel éteint ; malgré la boue ; malgré la
cave voûtée 011 j'ai vu surgir, un soir que des io5
égarés tombaient sur la Wocvre, le visage terrifié
de la vieille Gucusquin ; malgré l'clTroyable « mous-
seux w que nous avons bu à la victoire de nos
frères russes ; malgré l'apparition, à la clarté calme
de notre lampe, d'un camarade blessé qui revenait
se ballrc, avec sa joue crevée d'une cicatrice ; mal-
/
LE GRAND TOUR 1 27
gré les trois jours qu'ils sont, monotones, et pauvres,
et si brefs, ils sont pourtant bien nos trois jours,
les jours de Mont, la halte où l'on repose, la grange
chaude, le lit près de la porte vitrée, et la bougie qui
brûle, à l'angle de la haute commode, dans un chan-
delier très lourd .
Et puis l'on s'en va^ une nuit qu'il pleut. Les
courroies du harnais retombent aux ornières de nos
corps. C'est une pluie longue et molle, qui frôle
comme des ténèbres.
On marche longtemps. On passe les Trois-Jurés,
la masure du cantonnier, la Galonné droite, le carre-
four. On marche encore. Les ténèbres s'effilochent;
la pluie qu'on voit cingle plus fort.
Et dans un marécage, à la lisière des bois, une
troupe d'hommes fangeux^ collés à la glèbe, offre
à l'aube diluvienne du quatrième jour la résigna-
tion blême de ses cent visages.
CHAPITRE IV
UTILE DULGI
39 novembre-5 décembre
Ces bois s'appellent les Taillis de Sauls. Nous
^vons découvert cela par hasard, à la lueur d'une
chandelle, sur nos cartes d'état-major. Mais dès
qu'il a fait clair, nous avons reconnu la lande aux
sapins rabougris, la route Mouilly-les Eparges et la
côte de Senoux,
La lande que traversait une nuit, sur son haut
cheval au trot silencieux, l'artilleur-fantôme à la
recherche des brancardiers ; la côte de Senoux,
par-dessus laquelle se balançaient les deux sau-
cisses ; le bois où fumaient les feux des cuistots du
6-7 ; la route où nous battions la semelle, un aigre
lendemain de bataille, voici déjà deux mois passés.
Deux mois... Quand bien même moins ! Ne
savons-nous pas depuis toujours, rôdant aux bornes
de notre univers, à quelles places nous reviendrons
buter ?
l3o LA BOUE
« Dites donc I » appelle le capitaine Prêtre.
Debout au seuil deTabri, où tinte le pic de Mar-
tin, c'est bien moi qu'il regarde ; c'est à moi qu'il
fait signe, et sourit avec aménité.
« Qu'est-ce que ça vous dirait d'aller faire un
tour à Sommedieue ? »
J'essaie de comprendre. Sommedieue ?... C'est
très loin, Sommedieue. Il faut d'abord remonter la
Galonné, vers le nord-ouest et Verdun. Plus loin
que les Trois-Jurés ? Oui, plus loin ; jusqu'à la
route d'IIaudiomont. Et puis tourner à gauche,
par une route inconnue qui s'enfonce dans la forêt,
vers la Meuse là-bas^ vers l'arrière.
« Ce que ça me dirait d'aller à Sommedieue ?
— Eh ! bien oui, quoi !
— Mais... quand cela ?
— Décidément, s'étonne Prêtre, vous n'y êtes
pas, mon pauvre ami I Maintenant, tout de suite, à
la seconde !... Au revoir, n'est-ce pas? Et à ce
soir, avant la nuit. »
Mes jambes ont compris avant moi. Il y a long-
temps qu'elles trottent dans le layon lorsque je
« réalise » enfui. Je vais à Sommedieue, tout seul,
libre de mes pas et de mon temps, jusqu'à la nuit :
cela fait sept heures de liberté.
Brusques, brillants et chauds, des souvenirs
flambent en moi.
Le 3o septembre, nous étions dans le vallon
à
UTILE DULCI ï3l
d'Ambionville. Presie, en courant, a descendu la
colline : on m'appelait au bureau de rofficier-
payeur, à Rupt, oij je devais me rendre c isolé-
ment ». Et j'ai flâné sur la route, promeneur
tranquille, promeneur délivré des hommes, heureux
du ciel très bleu, du soleil sans ardeur, de la huppe
goguenarde qui coifiait de travers, et sans tomber
jamais, les alouettes voletantes sous mes pas...
Quelques jours plus tard, le 2 octobre, j'étais
détaché à Mouilly, comme major de cantonne-
ment ; a détaché», libre encore et pour la seconde
fois. Entre toutes les maisons du village, toutes
les maisons des villages meusiens où restent
encloses des heures de ma vie, je me rappelle cette
maison-là, pareille à toutes par la hotte immense
de sa cheminée, par la pompe au-dessus de levier,
par le drap sordide qui bouchait la fenêtre, et que
poussait du dehors, avec une massive et molle lour-
deur, la pulsation profonde du canon ; pareille à
toutes, et pourtant la seule... Pannechon, le long
tube de fer aux lèvres, les joues gonflées jusqu'au
crâne, souillait sur les bourrées craquetantes ; A'iollet,
à la pointe d'un couteau, retirait des cendres des
oignons qui fumaient; j'écrivais, assis devant la
table ronde, parmi les choses baignées de crépus-
cule ; et ma pipe, ce soir-là, avait une saveur péné-
trante et douce, une étrange saveur qui m'émouvait,
comme la présence d'un ami...
l32 LA BOUE
Une autre lois, la dernière, j'ai revu la maison'
de Mouilly. Un obus tombé devant elle avait arra-
ché un morceau de route, et criblé le mur de bles-
sures blanches. Il y avait deux chevaux dans la
grange et, dans la salle, deux chasseurs. L'un des
chasseurs est parti, porteur d'un pli pour la Ga-
lonné : j'ai bavardé longtemps, avec l'autre qui res-
tait. Et cette homme, d'une voix très simple, m'a
conté d'étonnantes choses. Seshouseaux brillaient ;
il avait des joues vermeilles rasées de près, un calot
de drap fin posé sur ses cheveux blonds. II me
parlait d'une a ville » mystérieuse qu'il avait quit-
tée le malin, qu'il allait retrouver le soir, avec
son bureau de tabac, ses débits, ses épiceries,
ses deux coiffeurs, et les mille civils qui l'habi-
taient.
Sommedieue. ..
Le layon, brusquement, bute contre la Galonné.
Je patauge dans les ornières pleines d'eau et, d'un
saut, conquiers la chaussée.
C'est une journée de lumière grise et pâle. L'air
vif fouette les muscles et accélère la marche. Je
dépasse le peloton de Verdun : et c'est une chaîne
qui tombe ; la cabane des Trois-Jurés : et les der-
niers maillons éclatent, s'éparpillent.
Au bord de la joule s'entrevoient des tubes de
i55, obliques et noirs iî travers les branches, des
mortiers ventrus aflalés au ras des feuilles mortes ;
UTILE DULCI rb3
plus loin des tentes, de grandes lentes monumen-
tales, à double paroi de toile. Une tiédeur rayonne
d'elles, sensible, une tiédeur égale et comme domes-
tique. Mais, fort de toute cette journée promise, j'ai
presque pitié des soldats épars autour des tentes,
et qui fument leur pipe avec l'air d'être chez eux,
ou lisent leur journal, ou font leur toilette du matin :
je les abandonne entre le front et moi. Je vais à
Sommedieue.
Une voiture m'a rattrapé, galopante, m'a cueilli
iu passage sans presque s'arrêter, tout de suite
relancée en pleine vitesse, dans un fracas de ferrail-
les, de sabots et de roues. A l'attelage, deux carcans
noirs ; dans la voiture, deux conducteurs, l'un
dîbout, l'autre assis. Nous causons :
« Encore combien, d'ici la ville?
— Cinq kilomètres à peu près.
— Vous allez prendre un chargement là-bas ?
— Au contraire. On va laisser ça qu'on em-
poite.
— Ça quoi ? »
le fond de la voiture est vide ; il n'y a, sur le
plaicher nu, que quelques brins de paille et des
miettes de boue sèche.
ftÇa.mon lieutenant », répète l'homme qui est
assi&
Elire ses jambes écartées, il me montre son siège
du but du doigt, une cantine presque neuve, en-
l34 L-*^ BOtJE
core brillante de vernis. Une voiture, deux chevaux,
deux conducteurs : naais la cantine «fait fonctions»
de général.
C'est une belle route, qui tourne largement,
au-dessus d'un ravin boisé. Une pancarte blanche,
clouée au tronc d'un hêtre, me jette aux yeux,
tout à coup, sa déconcertante sollicitude :
DANGER DE MORT
EXERCICES... TIR...
Je n'ai pas pu tout déchiffrer : le changement
d'air, trop brusque, me sufifoque. Et presqueaussi-
tôt la route sort des bois, longe un bout de p'é
qu'oblitère une piste ronde, franchit un gros ruL-
seau bouillonnant et clair près d'un jardin clos le
murs, et s'engouffre dans une rue bordée de ptès
par des maisons, avec de vrais trottoirs, des bornis-
fontaines de loin en loin, et des seuils viergesde
fumier.
J'ai sauté de voiture et dit adieu aux conducteirs.
Sous mes semelles gicle une boue liquide et gla:ce,
toute pareille à celle de .Mont. 11 n'y a persmne
dans la rue, qu'un infirmier à figure maigc et
jaune, marchant vers moi d'une allure pressw. Il
tourne soudain dans une autre rue ; et je suij cet
homme qui sait où il va.
Nous ne sommes plus seuls. Desarlilleursémegeat
UTILE DULCI l35
des corridors, débouchent des rues voisines, s'abordent
et vontde compagnie, là-même où je vais, sans savoir.
Nous grimpons un escalier de pierre, poussons une-
porte d'un geste familier, et disons, en entrant :
(( Salut ! ))
Tout autour de l'échoppe ils sont assis, bien
sages, attendant leur tour. Les murs sont nus, la
pièce obscure. Toute la lumière qui est là coule de
la porte vitrée, frôlant une glace ternie qui n'en
reflète rien. Et devant cette glace, un vieillard gras,
chaussé de savates, calamistré un éphèbc blond,
déjà rasé, déjà poudré, trop poudré, les joues d'un
blanc vioiâtre et malsain.
« Et avec ça ? » demande le vieillard.
Une voix répond, venant d'un coin sombre :
« Un massage facial pour finir, et Mademoiselle
aura seize ans. »
L'éphèbe hausse les épaules, dédaigneux :
« Un coup de brosse ici, dit-il au coifl"eur. La
gnnde mèche décolle toujours. »
Vlais une autre voix grogne, pâteuse et violente :
< Ah ! non, dis, passe la main ! La jambe me
fait mal, depuis Ttemps qu'i' m' la tient, c'te gon-
zessî ! »
Cette fois le jeune homme blond rougit, sous
sa c«uchede plaire :
«Qu'est-ce que vous dites ?... Qu'est-ce que
vous avez dit ? »
l36 LA BOUE
Une chaise racle le plancher, qui gémit sous un
pas lourd. La pénombre bouge, s'entr'ouvre, ef sou-
dain laisse surgir un colosse à moitié dévêtu, en
corps de chemise, le cou nu, les bras nus, les yeux
troubles et la bouche frémissante :
« J'dis... Et j' dis... bégaye-t-il. Tu vas calter,
t'entends bien ! »
L'autre se cabre, raidi sous les plis flasques du
peignoir :
« Assez 1 n'est-ce pas... Et prenez garde à vos
paroles... Je suis gradé, entendez-vous ! Maréchal-
des-logis... »
Legrand corps oscille tout entier. D'un geste tâton-
nant, qui veut railler, le canonnier lève à son front
une énorme patte velue :
(( E... excusez, mon... on général. Je n'savais pas.
Y a pas d'offense... »
Et soudain, magnanime :
« Donne ta pogne, va ; sans rancune. »
Il titube, la main oIîerte,avecun ricanement suave.
« Serre la moi, va, on est des frères... Ben vas-y,
quoi! j'suis un honnête homme... Tu veux pas ?...
Pourquoi qu'tu veux pas?... Qu'est-ce que tu dis?...
Que j'suis noir ? Que j'fusille les mouches à \ingt
pas ?. . . Ah ! m'excite pas, tu sais ! M'excite pas, j'te
dis, marchai-logis ! »
Il a fait deux pas en arrière, soufflant avec bruit,
cherchant quelque chose de ses yeux égares. Et
UTILE DULCI iSy
tout à coup il plonge dans l'ombre, empoigne une
chaise par le dossier, la brandit au-dessus de sa tête,
d'un seul bras terrible :
(( Gare là-dedans ! »
Tous se précipitent^ l'entourent, le désarment.
« Laissez donc... Un homme saoul », murmure
le logis.
Il dépouille son peignoir et compte de la mon-
naie, avec des doigts qui tremblent. Derrière un
rempart de corps pressés, la voix de l'artilleur lar-
moie, douce et désespérée :
a r m'a méprisé, méprisé ! Qu'est-ce que j' lui ai
fait ? Qu'est-ce que j'ai jamais fait à personne?
On peut s'renseigner à mon patelin ; Corrombles,
dans la Côte-d'Or... Ils m'ont d'mandé aux élec-
tions, pour leur liste du Conseil. Si j'en suis pas,
c'est qu'j'ai pas voulu...
— Mais oui ! Mais oui ! » font les autres, conci-
liants.
Le sous-oflicier se coiffe avec une lenteur affectée,
lisse ses cheveux sous le bord du képi, semble hésiter :
« Il a d'ia veine que jen'sois pas vache, confie-
t-il au patron.
— Ah ! soupire le vieil homme, dire que tous les
matius c'est pareil ! Il faut qu'il m'en arrive au
moins un dans cet état... Ça ne devrait pourtant
pas être permis, de tomber ivre avant raidi. »
l38 LA BOUE
Et j'ai perdu dans ia boutique morose, aux murs
suants d'humidité, presque toute la matinée. Sans
joie, j'ai laissé tripoter mes joues par des doigts
plus tièdes et poisseux que les doigts-mêmes de
Lardin, J'ai appris que le Pierre Bailleul était un
pas grand'chose, un voleur qui vendait « les yeux
de la tête une piquette dont un goujon meusien ne
voudrait pas », un banditqui se moquait des ordres
de l'autorité militaire ; « on savait bien pourquoi,
d'ailleurs ; on n'avait qu'à le demandera certaines
personnes de sa famille ». J'ai appris aussi que
Sommedieue était sous les canons allemands, que
des patrouilles de c'uhians étaient venues jusque-là
en septembre, ou si près que c'était tout comme ;
et encore qu'on devait enterrer, le matin-même, la
femme et les deux gosses d'un espion de M... « C'est
un seul obus qui les a tués, dans leur maison.
L'homme va être jugé, et probablement fusillé :
toute une famille française qui disparaît bien tris-
tement ».
Lorsque je suis sorti, il bruinait. J'ai regagné la
rue principale, et marché droit devant moi. A ma
gauche, les maisons semblaient glisser à reculons,^
doucement, au long d'une pente molle et fumeuse
de brouillard. De l'autre côté elles surplombaient la
chaussée, juchées sur un terre-plein maçonné, dont
les pierres verdies suintaient. C'est par là que l'église
m'est apparue tout à coup, au faîte d'une place bos-
UriLE DULCI i39
sue où ne passait personne ; une église nulle, trop
neuve encore, sans passé, sans caractère, indifié-
rente... Un peu plus loin, devant une porte à croix
rouge, un groupe de docteurs bavardait, avec des
rires. La bruine s'eiTaçait ; il traînait dans l'air une
espèce de clarté vague, qui ressemblait à du soleil.
Comme je passais, un des docteurs a dit :
(( IjC type du io6 n'ira pas à ce soir. Il ne braille
])resque plus : on le trouvera claqué en revenant de
la popote. ))
Et puis il s'est dressé tout à coup, a murmuré
quelque chose en heurtant du coude un camarade ;
et tous ces hommes se sont retournés, d'un même
mouvement. J'ai suivi leur regard, et j'ai vu, à une
dizaine de pas, une femme qui traversait la rue. Elle
était brune et mince, vêtue d'un peignoir rose qu'elle
troussaitjusqu'à ses genoux, à cause de la boue sans
doute. Elle allait doucement, d'une allure minau-
dière et précautionneuse, chaussée de sabots pour
rire qui lâchaient ses talons à chaque pas. Elle tenait
ses yeux baissés, ne montrant que son fin profil
dédaigneux et fardé, sa bouche saignante, ses cils
pleins d'ombre. Mais elle serrait très fort sur ses
hanches l'étoffe de son peignoir, la plaquait contre
sa chair mouvante, qu'on voyait vivre, qu'on voyait
et touchait, chaude, souple et jeune, et qu'elle livrait
toute, en passant, à cette troupe d'hommes qui
était là.
140 LA BOUE
Elle disparut sous le cintre d'une porte. Au bout
d'un long instant un des docteurs parla ; et seule-
ment lorsque j'entendis sa voix, j'éprouvai la force
du silence qui venait de peser sur nous.
« Ah ! la la ! disait-il . Ça n'est pas la peine de
tant installer lorsqu'on couche avec tout le...e!
Qu'est-ce qu'on attend pour la foutre en carte,
celle-là ! »
Il respirait largement, soulagé . C'étaitun homme
d'une quarantaine d'années, voûté, qui avait une
longue figure triste : il regardait toujours la porte
par oiî la femme avait disparu ; ses yeux brillaient
encore d'un éclat sec et cruel, qui tardait à s'étein-
dre.
« Il paraît, reprit-il, que le type du moment
est un logis artificier, un souteneur de la Goutte
d'Or, tout rasé, avec une bobine de tapette... On
devrait surveiller ça, nom de Dieu ! »
Les toubibs s'en sont allés, sous la pluie qui
recommençait à tomber. J'ai continué de marcher
droit devant moi, traînant mes semelles dans les
flaques de bouc. Je regrettais d'avoir si peu regardé,
tout à l'heure, le sous-ofiicicr glabre, aux joues
blanchies de pondre ; j'aurais voulu le revoir ;
j'avais l'absurde conviction que «le type du mo-
ment « dont parlait le major, c'était lui. 11 avait
raison, le major : on devrait surveiller ça... Dou-
cement je suis passé devant la porte qu'elle avait
UTILE DULCI
141
refermée : il m'a semblé que rôdaient alentour les
haillons d'un parfum banal, attristant comme une
voix soumise, une pauvre voix près d'une caserne,
un dimanche soir...
Dans une grande salle d'auberge, déserte et
froide, j'ai accueilli d'une âme désabusée la vieille
qui venait me servir. Une âme citadine ; une âme
pimbêche ; une âme à claques. Il y avait, entre les
dents de ma fourchette, des traces de jaune d'oeuf :
j'ai rappelé la vieille, pour lui demander une four-
chette propre.
J'étais tout seul, parmi les tables à toile cirée
acajou. Derrière la fenêtre, des ombres passaient
parfois, sans couleur, sans forme, et silencieuses.
Un vacarme de friture venait de la cuisine, couvrait
tous les bruits de la rue, les heurts des pas sur le
trottoir : la fenêtre à rideaux salis s'ouvrait sur
une brume pâle, où glissaient, fugitives, des espèces
de fumées. J'étais tout seul, devant mon assiette où
se desséchait une saucisse brûlée, parmi des haricots
plus larges que des fèves ; je les portais à ma bou-
che, un à un ; ils me bouchaient la gorge à tour de
rôle, et je les avalais avec un désespoir courageux.
Enfin la porte de la rue a tourné sur elle -même.
La friture, moins rageuse, ne crépitait plus que
par sursauts ; j'entendais, près du seuil, un ràcle-
ment de semelles qu'on décrotte : un sapeur à
longue tunique est entré dans la salle.
142 LA BOUE
C'était un très jeune homme, aux joues rondes
et colorées, un duvet noir, tout neuf, sur la lèvre.
Il s'est assis à une table voisine de la mienne, et la
vieille servante a posé devant lui une autre saucisse
brûlée, parmi de larges haricots.
Dans la grande salle de VIIôLel des Voyageurs,
nous étions deux, qui déjeûnions. Le sapeur, à la
dérobée, me regardait ; et je regardais le sapeur.
Il avait, brodé sur sa manche, un ballon rouge
dont la soie brillait.
Il n'a pas pu y tenir : il m'a parlé de son bal-
lon, l'autre ballon, le vrai, celui dont je devais avoir
vu la piste ronde en arrivant au bourg, contre le
mur du « château », dans un bout de pré triangu-
laire. <r Fichue place, d'ailleurs ! Infestée de souris
qui rongeaient les cordages, devant lesquelles, pour
la seconde fois, il allait falloir déménager !,.. Et
quel tintouin, ces déménagements ! Sans compter
que les souris suivraient peut-être, comme elles
avaient déjà fait... Pas un filon, d'ctre aérostier !
Ah ! non, par exemple ! »
J'écoulais le sapeur, qui me parlait de sa guerre.
Il était à quelques pas de moi, rose et gentil dans
sa longue tunique, avec ce ballon de soie éclatante
brodé sur la manche sombre. Sa voix avait une
sonorité fraîche, et qui pourtant, peu i\ peu, me
semblait se voiler. Je ne m'ennuyais plus, sans
conscience de l'heure, ni du temps qui passait, ni
UTILE DULCI 143
de moi-même qui étais là. De très haut, de très
loin, je voyais une salle d'auberge où déjeûnait un
aérostier. Et les tables alignées, les chaises, le
convive, tout cela m'apparaissait avec une netteté
rigoureuse, mais diminue, mais tout petit, comme
au bout d'une longue vue retournée.
J'ai pensé àPorchon, tout à coup. Il était debout
près de moi, barbu, réel, avec sa taille dhomme
d'ordinaire.
a Qu'est-ce que tu regardes ? » me disait-il.
Et je lui montrais la salle d'auberge, avec une
satisfaction presque fière, souriant par avance du
plaisir que j'allais lui donner, à dévoiler pour
lui cet étonnant spectacle.
Mais il me répondait : « Laisse donc ; ça n'est
qu'un bonhomme qui déjeune. » Et il ajoutait aussi-
tôt : (( Viens dehors ; on va retourner aux gour-
bis. »
Et je sortais ; je recommençais ma promenade
sans but. Je retraversais la place, suivais la rue aux
bornes-fontaines, et me retrouvais bientôt devant la
Dieue bouillonnante, la longue route vide devant
moi. Alors seulement je m'apercevais que cette route
était celle-là même par oii j'étais venu le malin,
par où j'étais entré, quelques heures plus tôt, dans
Sommedieue.
Ma montre marquait deux heures. Le ciel, de-
vant moi, s'éclairait d'une grande déchirure pâle;
144
LA HOUE
la lumière baignait le sous-bois, glissait entre les
fûts des hêtres, ranimait à leurs pieds de chau-
des rousseurs d'automne. Je continuais d'avancer,
libre de mon plaisir, encore, et des minutes !pro-
chaines.
Il n'y avait personne sur la route. J'ai marché
longtemps sans pensera rien, n'éprouvant rien que
la joie de marcher parmi la foule claire des arbres,
en respirant à pleine poitrine. Et voici qu'à un
tournant, très loin, une troupe d'hommes apparut,
s'allongea, ondula à ma rencontre. Son allure était
lasse, presque accablée : ce devait être une troupe
de vieux territoriaux, une compagnie de travailleurs
qui rentrait au cantonnement, une fois achevée la
besogne du jour.
J'approchais, étonné de ne point reconnaître les
silhouettes frustes et dures, le profil des outils jetés
sur les épaules. Les corps de ces hommes m'ap-
paraissaient fluets, sans vigueur, à peine virils. Et
quand je fus plus près encore, et que je pus distin-
guer les traits de leurs visages, je m'aperçus que
c'étaient des visages d'enfants, des visages de chairs
rondes, mais lasses, mais meurtries, et comme souil-
lées d'excessive fatigue. Un ofBcier marchait à leur
tête. Il me reconnut, et s'exclama :
M Non?... Toi ici !... Tu as déserté, ou quoi? »
C'était le grand Sève, de la r". Arrêté, les
bras ouverts, il maintenait derrière lui le troupeau
UTILE DULCI 145
fourbu dont les rangs refluaient mollement, s'enche-
vêtraient, bourdonnante cohue, dans le bruit des
chaussures traînées. Je lui demandai :
(( Classe i4 ?
— Tu vois ». me dit-il.
Et plus bas, avec une moue :
€ C'est plein de bonne volonté ; ça veut bien
faire... Mais ça ne tient pas ; ça se vanne tout de
suite ; ça vous file dans les mains avant d'avoir exis-
té... Trop jeunes ; réellement trop.»
Et c'était vrai qu'ils avaient l'air jeunes, presque
tous, tellement qu'une surprise grandissante me
tenait immobile au bord de la chaussée, tandis
qu'ils défilaient, derrière le grand Sève. Leurs ca-
potes trop larges glissaient à leurs épaules; le sac
haut monté leur écrasait la nuque : ils tendaient le
cou et regardaient la route fixement, les uns pâles et
les yeux creux, d'autres trop rouges, et de grosses
gouttes de sueur aux tempes malgré la froidure
que le soir avivait.
Quelques sous-oflîciers marchaient au flanc de la
colonne. Et de ceux-là je reconnaissais les visages
hâlés, les pommettes sèches, l'allure tranquille et
longue. Ceux-là se ressemblaient entre eux ; je les
avais quittés le matin ; j'allais les retrouver tout à
l'heure. Depuis des mois, ils étaient les seuls hom-
mes avec qui j'eusse vécu, hommes de toutes races et
de toutes provinces, chacun soi-même à travers tous
146 LA ROUK.
les autres, mais guerriers aussi sous leur uniformes
corrodés, aux plaques d'usure toutes pareilles, sous le
harnais de cuirs ternes, sous la visière lasse des képis,
— guerriers fraternels par l'habitude de souffrir
et d'être fortsdans leurchair, par quelque chose de
courageux et de résigné, qui les « incorporait »
mieux encore, et plus profondément, que la misère
de leur vêture.
Tandis que les autres ! Tous ces jeunes qui pas-
saient, rang par rang, à n'en plus finir! Calicots,
comptables, maraîchers des banlieues, vignerons
champenois, ils étaient bruns ou blonds comme
on Tétait naguère, laids quelques-uns, d'autres
sales, d'autres restés jolis et se souvenant de l'être.
Quatre par quatre, ils se suivaient, apparus brus-
quement, et disparus. J'aurais voulu tourner la
tête, les mêler tous en un regard, les voir soldats
comme cela devait être, et secouer ainsi le doulou-
reux, l'inlolérable malaise qui me tenait cloué sur
le bord de celle route, m'obligeait à les voir les
uns après les autres, à les compter malgré moi,
quatre, et puis (juatre, et puis quatre... jusqu'à
quand ?
Voici qu'ils étaient là, de partout arrachés, mis
en las. On retrouvait sur eux, encore, des lam-
beaux de ce qu'était leur vie. « Mais nous? me
disais-jo. Mais nous? »... Ah ! nous, ce n'était pas
la iiiênie chose. Le 2 août, le délire énorme, la
UTILE DULCI 147
rafale de folie tournovaut sur l'Europe entière, les
trains hurlants, les mouchoirs frénétiques... en
vérité, ce n'était pas la même chose.
Ceux-ci maintenant; ceux-ci après nous, hicn-
tôl comme nous, perdus... Et c'étaient des noires
qui étaient allés vers eux, poiir les « instruire»,
pour les mieux prendre, pour les contaminer...
Je m'étais retourné d'un sursaut : là-bas, on tète
de sa troupe et la dominant de sa longue taille, Sève
allait, indifîérent, en balançant les épaules. Et
j'avais envie de courir vers lui, de le rappeler, de
le tirer en arrière : « Reviens avec mol, Sève ;
rentre avec moi... C'est mal, ce que lu fais là. »
Quatre ; et puis quatre... Ils défilaient toujours.
Il devait y en avoir tout un bataillon. Derrière
moi, au profond de la forêt, des coups de canon
se boursouflaient lourdement : ils les entendaient
de la tête aux pieds; et je les entendais à cause
d'eux.
C'était loin; encore loin. Mais ne savaient-ils
pas qu'ils en étaient à la dernière halte, qu'on ne
les lâcherait plus puisqu'on les avait pris, qu'il
allait falloir avancer vers cela qu'on entendait,
achever la dernière étape, être arrivés?
Et je me demandais avec un affreux serrement
de cœur, en regardant cette foule harassée et titu-
bante, ces reins ployés, ces fronts inclinés vers la
terre, lesquels de ces enfants habillés en soldais
148 LA BOUK
portaient déjà, ce soir, leur cadavre sur leur dos.
Un vertige m'empoigna tout â coup, devant la
chaussée vide. L'interminable file avait passé : son
piétinement s'éloignait, mourant. Je repartis d'une
allure plus lente, les membres alourdis de tris-
tesse. Le froid devenait humide; des loques de
nuées grises s'étiraient d'ouest en est, sur un fond
de ciel blanchâtre. Parfois deux branches s'entre-
choquaient, avec un froissement bref. Je marchais
sur l'accotement, dans l'herbe morte; et mes pas
ne faisaient aucun bruit.
J'avais dit « pauvres gosses! » Et maintenant je
songeais à moi-même, à ma condamnation possi-
ble, à ma mort. <« Regarde bien, et peut-être que
tu verras ton cadavre... L'as-tu jamais essayé?
L'as-lu jamais osé.** Ce soir, regarde; et ne triche
pas, si lu en as le courage »... Je marchais; un air
âpre et bourru m'entrait au fond des poumons; sous
mes semelles, des brindilles craquaient... Je haussai
les épaules ; « Imbécile ! Qu'est-ce que tu veux
apprendre que tu ne saches déjà ? Laisse ce jeu de
malade. Voici qu'il est plus de trois heures. »
Et je retrouvais la Galonné, les tentes des artil-
leurs, les longs tubes noirs des i55, les mortiers
louches qui s'endormaient. Un à un se renouaient
les militions de la chaîne ; je leur tendais mes deux
poignets, docilement.
Le peloton de Verdun, les guitounes respirantes.
UTILE DULCI
149
une lueur de flamme au fond d'un trou ; et puis
le layon, des appels sonores, les chocs d'une cognée
au cœur d'un être, Porchon qui accourt... Et c'est
fini.
II a plu hier, tout le jour. Gela a commencé un
peu avant midi, pendant que Porchon était à Som-
medieue. La pluie tombait avec une force abon-
dante et tranquille, à grosses gouttes confondues
qui ne heurtaient point le sol, et tout de suite
s'épanchaient en ilaques.
Au fond de l'abri, le sous-lieutenant Ponchel
fabriquait une table, avec un tiroir de commode et
quatre pieux équarris à la serpe. Pas un inconnu
pour nous, ce Ponchel : sergent à la 6^, et sur le
front depuis septembre, il venait d'être promu en
même temps que l'adjudant Moline, et envoyé chez
nous. Je l'avais trouvé à mon retour de Somme-
dieue, qui abattait un arbre à la lisière du bois.
Grand, brun, haut sur jambes, un peu ventru, il
m'avait dit bonsoir et tendu sa main, dont l'étreinte
était sèche et robuste.
a Pas de pointes, disait-il ; pas d(3 marteau...
Alors on va lâcher de faire un assemblage, un
bath assemblage en queue d'aronde, ■»
Et il crayonnait sur son tiroir et ses piquets,
sortait de sa poche un couteau monstrueux, nous
l5û LA BOUE
en exhibait fièrement les outils innornbrables, les
lames, le poinçon, l'alêne, la vrille, le tournevis,
r « ouvre-singe » et les scies, deux scies aux dents
affilées dont il choisissait la plus mince, la plus
mordante, la mieux « en voix », et s'en escrimait
aux angles de ses piquets, dans les recoins de son
tiroir.
Jusqu'aux flammes des bougies, nous entendions
chanter la scie de Ponchel. Lorsqu'elle se taisait,
par hasard, l'immçnse ondée lissait au-dessus de
nous son réseau frémissant; par la cheminée, deux
ou trois grosses gouttes tombaient dans Tâtre,
grésillaient sur les braises; et la scie de Ponchel
recommençait à chanter.
Vers la nuit gonflée comme une eau noire, je
montais, Viollet derrière moi. Blafarde, d'un seul
bloc, la lueur de ma lampe électrique tombait sur
notre toit de boue : des rigoles pressées glissaient
sur la pente ; elles semblaient clignoter, éblouies ;
elles filaient d'une allure zigzagante et peureuse, se
tordaient sous le poids du faisceau lumineux, et
soudain, Iclo dardée comme celle d'un lézard, se
réfugiaient au gouffre delà nuit. La pelle de Viollet
les y atteignait, claquant à plat, d'une gifle énorme.
Et du haut en bas elle lissait la pente de son large
dos, y faisait briller un astre rond, poli et plein,
qui voyageait à chaque mouvement do mon poignet.
« Là ! disait Viollet. Ça chassera bien la Hotte
j
UTILE DULCI l5l
jusqu'à d'main... Et demain, si ça coule dedans,
c'est les autres qui prendront, pas vrai? »
Les autres prendront, car la pluie tombe tou-
jours. Depuis que nous avons quitté la lande, elle
nous ruisselle sur les épaules. Au-dessous de nous,
dans les fondrières du chemin qui dévale vers les
Eparges, nous entendons rouler un torrent invi-
sible. En bas, près des vergers, le bataillon fend de
sa proue un lac ténébreux et sonore, oiî les chaus-
sures battent comme des rames. De loin en loin,
sous nos semelles, des pontons de planches trem-
blotent. Des écharpes de pluie se roulent à nos
épaules, nous traînent sur le visage leur effleure-
ment mol et froid.
« Broom ! tousse Porchon. Il y a aujourd'hui
cent neuf ans, c'était la victoire d'Austerlitz... Tu
sais, Austerlitz... le soleil... »
La boue clappe, plus épaisse^ avec un bruit gluant.
Derrière nous des chutes résonnent. Et soudain, par-
dessus les jurons halètes à mi-voix, un homme
braille, pris d'un accès de colère folle :
« Assez ! Assez 1 Assez ! J'en ai bouffé... Oh 1
J'te vas leur.. . Attendsun peu, les mecs du secteur 1
A grands coups d'pied dans l'cul, j'te les sors des
cagnasl »
Enfin nous atteignons le talus des quetschiers,la
ligne des abris, notre maison. Tout cela pue, d'une
puanteur ferrnentéc et moisie. A gauche du boyau.
1D2 LA BOUE
SOUS l'auvent de la « cuisine », Figueras et Panne-
chon bousculent un cuistot attardé :
« Allez ! Aile/ ! Déballe ! »
L'autre se hâte d'autant moins, sort sa blague, et
commence à bourrer sa pipe. A la lueur d'une bou-
gie qui pend du toit, serrée dans la spirale d'un fil
de fer, je l'aperçois, moustachu de jaune, sans lèvres
et les yeux plats, comme écrasésd'un coup de pouce.
« T'es prévenu, grogne Figueras. J'installe mon
matériel : si j'en trouve du lien qui m' gène, tant
pis pour loi, j'ie balance à la rue.
— Bon ! fait l'autre. A qui qu'elle est, cette bou-
gie-là ? »
Il la souffle ; et, dans l'ombre :
« Elle est à moi, cette bougie-là. »
Al'inslant, c'est un tumulte dcbagarre, une dégrin-
golade de bouthéons et d'assiettes qui se brisent. Le
capitaine Prêtre bondit :
« Eh bien ! Eh bien ! Qu'est-ce que c'est ? »
Il braque sa lampe, accroche au bout du rayon le
visage du cuistot :
« D'où sort-il, cet homme-là ?,.. Voulez-vous
bien me ficher le camp ! »
Pannechon et Figueras allument une autre bougie.
« A la rue I A la rue I » répètent-ils doucement.
Et pendant ce temps l'homme entasse dans un
sac, pèle-môle, des bouteilles vides et un traversin,
des pommes de terre, une liasse de journaux, tout
UTILE DULCI l53
un bric à brac innommable qu'il charge sur ses
épaules, d'un élan.
Il s'en va ; il frôle le capitaine et bougonne :
« C'est malheureux ! Au vingtième sièque !
— Bougre ! dit Figueras. On n'était pas plus
cochon au dix-neuvième,
— Pour sûr, dit Pannechon, qu'une truie n'y
retroui^erait pas ses enfants. »
Du bout du pied, tous les deux, ils poussent
dehors des trognons de salade, des épluchures, des
débris de viande, des os.
« Qjel engrais ! dit Pannechon, Y aurait d'quoi
fumer ieux belles planches de fraisiers.
— Nés yeux en pleurent », dit Figueras.
Porclon, qui sort de notre abri, fait chorus :
« Impssible de rester là-dedans ! C'est à en tom-
ber asphyxié. »
Et dais le petit jour qui commence à naître,
des homnes se silhouettent vaguement, approchent
et nous (bordent :
« Moi capitaine, c'est la guitoune qu'est plein
d'fumie.. Y a pas moyen d 'tenir ; faudrait d'ia paille
fraîche.
— Viez voir, mon lieutenant ; v'nez voir com-
ment qi'ils ont salopé la crèche, les bon'hommes
du !•"■ hton, »
Un aitre encore se précipite, indigné, bégayant:
« Oh! mon. ..on... mon capitaine ! C'est la
ID4 LA BOUE
source... Une feuillée, mon capitaine... A même la
source, les choléras! »
Nous ne croirions pas cela si nous ne le voyions
nous-mêmes, de nos yeux. Le capitaine Prêtre en est
pâle. Il répète plusieurs fois :
a Oh!... Oh!... rt
Quelques hommes, avec des pelles, avec ua vieux
seau, essaient d écoper ces ordures. Mais l'un d'eux
s'arrête tout à coup, accroupi au-dessus de la source;
il en considère les bords immondes, et se met à
hocher la tête, tristement :
(( Y a rien à faire... Elle est foutue. i)
D'un bout à l'autre du talus, des porteurs chemi-
nent deux à deux, Tun suivant l'autre. Entre eux,
sur une claie, sur un fragment de porte, jur une
planche, des monceaux de litière pourrie «"scillent,
dégouttants de purin.
« Moi, dit Richomme, j' fais pas tant d'nanières :
tel que j'ai trouvé mon trou, j' m'y couderai. »
Us sont quelques-uns du même avis, qui-icanenl
au passage des camarades :
« Sans blague, pour trois jours qu'on ei là !...
On s'en r'ssent pas pour nettoyer la crotte de autres.
— Tout le monde au travail, dit le capitàne Prê-
tre. Direction, le gros tas là-bas... Allonsy, mes-
sieurs. »
Planche par planche, nous avons di\ solir tout
noire bal-flanc. Il recouvrait un cloaque d'eai noire,
UTILK DULCI l55
un égoùt monstrueux d'où s'exhale, à présent, une
écœurante pestilence. Des germes baignaient là-
dedans, d'un blanc souffreteux, tordus vers on ne
sait quelle lumière. Les pieds nus, les bras nus,
culottes et manches troussées haut, nous barbotons
jusqu'à midi. Alors, sur une table faite d'un volet
et de deux caisses, Figueras nous sert une salade de
langouste, — rose frais et vert tendre; et nous écou-
tons Troubat le rouquin hurler à l'oreille de Timmer
le sourd que la bourgeoise de Guillaume a son
homme à la caille ; même qu'elle lui répète tous les
soirs, lorsqu'ils montent se coucher : « Si t'as voulu
jouer au c, l'as gagné ».
« Une corvée de soixante hommes pour le génie,
avec un officier. »
Je tourne et retourne entre mes doigts le bout de
papier, sans signature, que me tend un sergent
barbu, au béret enfoncé sur les yeux.
« Vous savez pourquoi, cette corvée ?
— Pour creuser un boyau entre votre secteur et
celui du i32.
— Naturellement, le génie fournit aussi des tra-
vailleurs ?
— Pour mettre en chantier, oui mon lieutenant...
Un de nos officiers doit aussi monter là-haut.
— Qui est-ce ?
— Le sous-lieutenant Noiret. »
l56 LA BOUE
Dehors, un clair de lune extraordinaire emplit le
ciel et la vallée ; un clair de lune jaune, qui parsème
la friche de flaques d'or pâle doucement luisantes,
souligne d'une ombre dure chaque motte de boue,
chaque pierre, chaque brin de paille. Par delà les
prés vaporeux, les Eparges, offrant à la clarté noc-
turne le flanc de toutes leurs ruines, semblent un
village de songe qu'un prodige vient de faire réel-
Au carrefour, devant le calvaire, l'essaim noird'une
corvée tourbillonne. Une à une, le dos bossue d'un
fardeau, des ombres chinoises défilent sur le pont
du Longeau.
Je trouve Noiret à mi -pente, près de la casemate
du génie. Je lui montre, d'un coup de tête, les sil-
houettes de ses sapeurs, qui s'enlèvent durement, en
plein ciel.
« C'est une blague, n'est-ce pas ?
— Quoi ?
— Cette corvée...
— Hélas 1 dit il.
— Mais voyons I Voyons ! Il n'y a qu'à passer
outre et rendre compte, après... On ne peut tout
de même pas, au beau milieu du bled, par un
clair de lune pareil, coller une demi-compagnie à
cinquante pas des fusils boches ! »
Noiret se penche ; et, tout bas :
(( Il faisait le même clair de lune lorsqu'on m'a
remis le bout de papier. »
UTILE DULCI 167
C'esl pourquoi la corvée es| montée, chaque
homme armé d'un fusil ainsi que l'a prescrit
l'ordre. Devant la porte de la casemate où brille,
tout au fond, une lanterne, leur cohue piétine et
bourdonne. Les outils passent de main en main,
haut dressés, les pelles énormes plaquées sur le ciel,
les pics le lacérant de leur bec dur.
« En avant... Par un ; et doucement.»
Le long des derniers gourbis, des tanières pauvres,
abandonnées, cflondrées, la longue file ahanne et
patauge. Noiret la précède de quelques pas, accom-
pagné du sergent barbu. Et soudain c'est bled, la
dernière cagna qui disparaît, le bois des Eparges,
à contre-lueur, qui gonfle vers nous sa masse
énorme et sombre.
La pente s'assoupit, gagne vers l'avant, s'incurve
en un léger vallonnement, puis remonte. Noirel
court ; le sergent court. Ils ont l'air gigantesques,
ainsi debout au milieu des champs nus, gesticu-
lant sur le ciel pâle comme ces ombres que projet-
tent, aux murs des gourbis, les flammes des chan-
delles.
Dix n)inules encore. Le sergent et Noiret revien-
nent. Les hommes s'égaillent, en tirailleurs. On
entend une voix qui chuchote :
« Deux pioches; une pelle .. Deux pioches;
une pelle... »
Et bientôt des froissements de fer mordent le sol.
l58 LA BOUE
Ils travaillent ; leur labeur inquiet bouge et mur-
mure à travers le clair de lune. Devant eux, au
bout du pré, une seule étoile les regarde, cligno-
tante et molle.
Il y a eu comme un court aboi. On a vu s'abais-
ser les canons des mausers ; et les balles, tout de
suite, ont fait gicler la boue.
Ils se ruent, se jettent à plat ventre, se remet-
tent à courir, se heurtent et se poussent aux épaules.
« Les outils ! Ne laissez pas les outils !
— Des porteurs I... Y en a d' touchés. »
Un sapeur qui geint. Un autre qui répond à Noi-
ret :
« Non, mon lieutenant ; pas grand'chose...
C'est au pied; leur tir était court... »
Nous redescendons, en troupe confuse. Sans s'in-
digner, avec une grande douceur, Touchemoulin
constate :
« Fallait bien ça, faut croire, pour qu'on puisse
s'en aller, »
Il s'ap[)uie à mon épaule J deux camarades le
soutiennent sous les bras. Il pèse lourd, et de plus
en plus.
« J'ai la jambe engourdie, répète-t-il... J'ai la
jambe engourdie, w
Nous glissons sur la pente boueuse. Chacun à
son tour, ils s'approchent pour soutenir Touche-
moulin.
I
UTILE DULCI 139
« Ça t'fait mal ?
— Pas trop.
— C'est dans la quille, tu vois, comme les
aut'es du génie.
— Oui.
— T'as ton paquet d'pansement ?
— Oui. »
Le dernier talus. Entr'ouverte, la porte de notre
abri nous appelle de sa tiède lumière. Le capitaine
Prêtre et Porchon ont entendu. Ils se sont levés,
anxieux.
(( Eli bien ? Eh bien ? » demandent-ils.
Et ïouchemoulin répond, souriant à la bougie,
au fourneau rutilant, au dompteur bleu et aux lions
de l'image :
« C'est rien du tout... C'est un blessé. »
Des matins de pluie ; des soirs de clair de lune.
Dès l'aube, vers les lignes, on entend tousser les
fusils delà 6« : un ordre venu de loin prescrit de
brûler des cartouches, cinq par homme, « afin d'en-
tretenir l'ardeur combative de la troupe ». Cela,
pour linstant, les amuse. Ils ont planté, le long
de la tranchée, des pancartes où l'on peut lire :
Grand tir franco-boche. Direction JoJJre. 25 cen-
tinies le carton. ..El leur imagination les transporte
d'aise.
L'après-midi, dès que l'atmosphère allégée laisse
100 LA BOUE
voir chaque pierre des Eparges, un canon boclie
nous claque dans le nez, aussi sec que les 76 du
Monlgirniont, Ses obus font fumer les gravats du
village. On l'entend derrière le piton ; on l'entend
vers le Col de Gombres ; on l'entend assourdi_,
comme au fond d'une casemate enterrée ; on l'en-
tend plus sec que jamais, à quelques pas, sur nos
tètes. Il est partoutàla fois, insaisissable, facétieux
et gueulard.
« C'est une pièce qui se balade, nous a dit le
vieux MuUer. Elle est juste au bord de la contre-
pente et se déplace latéralement, comme nous, ma
foi, le jour du fameux pigeon vole... Elle fait « la
mouche », la miicke, »
On ne l'écoute môme plus. On regarde les fusées
blanches qui raient le ciel à la queue des avions ;
on frémit du désir, toujours déçu, de voir le flocon
d'un shrapnell briser les ailes translucides ; on
commente les coups comme au casse-pipes de la
foire, avec des rires d'enfants cruels. La pluie se
remet à tomber : des drains coupés bouillonnent
au fond des abris. Ou en voit émerger des édredons
rouges, des équipements, des boules de pain, et
puis des hommes, enfin. Ils errent en quête d'un
gîte, portant avec eux leur fortune, humbles et
mal reçus, comme des réfugiés.
Mais le soir, dans la nuit lumineuse et jaune, les
guitoune» bien closes les acceptent tous. De loin
UTILE DULGI l6l
en loin, par une cheminée, s'envolent quelques
flammèches d'or. Près de chez nous, on chante.
Des ombres couchées bougent sur l'écran de la
toile de tente ; la voix du chanteur, gringalette, lui
reste dans la gorge ; il s'arrête, une seconde ; et
soudain l'assistance, avec un enthousiasme una-
nime, entonne puissamment le refrain :
Quand j' vous dis que les homm's z'ont toutes les vei-nes !
Voui tou-tes les vei-nes nous les z'avons !
CHAPITRE V
DES « BON'HOMMES »
5-1 4 décembre.
Nous en rirons longtemps. Hier, Chapelle et Vau-
thier, chassés de leur abri par l'invasion sournoise
des eaux, m'ont confié leur réveille-matin.
(i Et vous savez, mon lieutenant : il marche. »
Nous venions d'être relevés; les sections se rassem-
blaient en arrière des cagnas, plus dociles, moins
bruyantes qu'à l'ordinaire. Sans doute avions-nous
entendu le caquet de Compain; mais Souesme
l'avait fait taire d'un mot: « Assez, la Pipelette! »
Compain avait obéi ; nous n'entendions plus qu'un
brouhaha tranquille, qui s'en allait mourant.
Et tout à coup, éclatante, frénétique, interminable,
la sonnerie du réveille- matin s'est déclenchée, en
rafale. Une stupeur d'abord ; mais Porchon s'est
précipité vers moi, m'a jeté sur le dos une grosse
couverture de laine, l'a roulée, bouchonnée au faîte
de mon sac, là où j'avais accroché le réveil de
164 T,A BOUE
Vauthier... Il continuait à vibrer là-dessous, étouffé,
bâillonné, perçant quand même et vigoureux. Il
a fallu attendre qu'il ait fini : c'était un réveil boche,
une riche camelote, qui tapait bien.
Comme nous atteignions les ruines de Mesnil, un
marmitage dansait au piton. Quelques heures après
nous, deux blessés du régiment sont arrivés à Mont.
(( On n'est qu'nous deux, nous ont-ils dit ; et
guère amochés. C'est pas beaucoup, pour tant
d' gros noirs que les -Boches nous ont balancés...
Mais l'plus rigolo dans l'histoire, c'est qu'eux au-
t'es, les Boches, ils ont dégusté autant qu'nous...
En s'en allant, on l'a bien vu : les marmites serraient
leur tranchée du piton, un peu plus près à chaque
bordée; et tout d'un coup, bardadagne! Six en plein
d'dans!... Quand on a vu ça, vieux, tu parles si on
s'est marré! »
Comme eux les auditeurs « se marrent ». Seul
Biloray, dit la Fouine, ne rit pas. Biloray hausse
les épaules, fronce le museau et cligne d'un œil.
« Faut-il être pochelée! déplore-t-il. Alors quoi?
Vous croyez qu'y avait foule dans la tranchée du
pilon, quante les chaudrons sont tombés d'dans ?.. .
Ft un réglage, non? Vous vous doutez dec'queça
peut être, un réglage?... Moi, je m'en doute; c'est
1 commandant boche de l'artillerie divisionnaire
qui me l'a dit. Il m'a dit comme ça : « Biloray
(c mon vieux, on n'sait jamais c'qui peut arriver.
DRS « bon'hommks » l65
« Une supposition, par exemple, quo tes copains
« fassent la blague de nous attaquer; on est en
« guerre, pas vrai ? et c'estdans les choses possibles. . .
« Une supposition, maintenant, qu'ils prennent pied
(( dans noslignes: ça c'est moins sûr; maiscomme
« j'ai dit, on n'sait jamais... Les voilà donc dans
« la tranchée allemande, tout chauds tout bnnil-
« lants. Et alors quoi? Tu n'penses tout d'même
« pas qu'on va les laisser s'y installer en peinards !
(( Un, deux, trois, en batterie! Partez, les gros !,.,
« Et alors quoi? Oiî c'est-i' qu'on les logera, nos
n colis? Où c'est-i', mon vieux La Fouine, si c'est
« pas dans la tranchée allemande?... Au r'voir et
« merci. Va dire ça d'ma part à tes copains, au
« bout du quai . »
Biloray pirouette et s'en va, satisfait: son petit
discours a porte. Leur joie précaire a succombé
sans se défendre; c'est une habitude qu'elle a .
Maussades sont leurs pauvres jours, que mutilent
les corvées. La nuit, ils dorment ; le matin seule-
ment, dans la bonne torpeur du réveil sous le foin,
ils pourraient jouir du chaud, du rien faire, et du
bruit de la pluie sur les tuiles de la grange. C'est
alors qu'ils se lèvent, et s'en vont à la pluie. Ils
s'en vont loin, vers les coupes de la forêt. Corvée
de rondins : on leur écrase les épaules sous des troncs
d'arbres gros comme la cuisse d'un homme. On
leur a bien expliqué de quoi il s'agissait : cons-
l66 LA BOUE ^
Iruirc dans les vergers du nord, le long des maisons,
des abris de hombarderr.ent. Ils n'ont pas compris.
Voilà des semaines qu'ils viennent à Mont ; et ils
n'y ont pas vu éclater un obus, et ils retrouvent
chaque fois les maisons sans blessures. « Alors
quoi? )), comme dit Biloray... On s'est obstiné ;
on leur a dit : « Vous êtes pourtant des hommes
intelligents. C'est vrai que jusqu'ici les Boches ont
épargné ce village ; ce n'est pas une raison pour
qu'ils l'épargnent toujours. Et bientôt peut-être,
demain, tout à l'heure, vous serez les premiers à ne
pas regretter la peine que vous vous serez donnée ».
Il n'ont rien répondu ; ils ont continué de penser :
« Mais puisque jamais, jamais, si souvent que nous
soyons venus à Mont, si longtemps que nous y
soyons restés, nous n'y avons vu tomber même un
77 ! » Et ils ont laissé les troncs d'arbres au bord
de la route. Et chaque jour, vers midi, on les a vus
apparaître au faîte du chemin qui grimpe vers la
forêt, cinq ou six pour porter une maigre perche,
une branche morte, un fagot. Un fagot, du moins,
ça brûle sous les marmites de la cuistance : leur
matinée n'aura pas été toute perdue.
Quel reproche leur voudrais-je faire, moi qui
me suis juré, ce soir, de garder mes pantoulles
jusqu'à l'heure du coucher ? Au fond de la courette
pavée, dans le cellier, je surveille le partage d'ime
pièce de vin, achetée à frais communs par la 6« et
DES « nON HOMMRS » X'ôJ
nous. Etreinls d'une cmolion grave, ils regardent
couler dans un seau de toile le jet rouge qui jaillit
de la futaille en {)erce. Ils ne disent rien ; toute
leur vie est dans leurs yeux. Lorsque le seau est
presque plein, je m'approche : c'est le même seau
qui sert de mesure ; à l'intérieur de la toile, il y a
une marque violette. Lentement, vers cette marque,
monte le vin écumeux. Il va l'atteindre ; il l'atteint.
Sur mes épaules, je sens le poids farouche de leur
atlention.
« Stop ! »
Ma main a fiché, dans son trou, la mince che-
ville de bois ; le jet rouge s'est rétracté aux entrailles
du tonneau. Ils se penchent davantage, examinent
de tout près et, silencieux toujours^ inclinent la
lête en signe d'assentiment.
« Ah ! me dis-je. Si je n'étais pas là ! »...
Si je n'étais pas là, ce serait la môme chose. Mais
|)uisque je suis là, et que j'ai gardé mes pantoufles,
il faut bien que je me croie utile : moi aussi, en
descendant de Jla forêt, j'apporte mon fagot de
branches mortes.
Mais quel colonel, entre ces officiers, surveillera
le partaL;c des andouilles, des jambonneaux et du
boudin? L'algarade fut chaude, et le vieux Muller.
d'une maison à une autre, a promené longtemps la
l68 LA BOUE
fleur de son sourire, et ses paroles habiles à per-
suader. « Voyons, mon capitaine ! Pour une mal-
heureuse langue de cochon! » Il restait d'une cor
rection parfaite; mais une lueur frétillait, au fond
de ses yens bleus d'Alsacien.
Nous en sommes là. Des potins courent le batail-
lon, nous suivent au carrefour de Galonné, nous y
attendent au fond des cagnas. Nous oublions que
nous avons été soldats ensemble ; nous sommes
une petite ville sans clocher.
Une laide petite ville, paresseuse et gloutonne ;
«ne petite ville morne, sur quoi tombe la pluie.
Châtelains du camp, nous avons retrouvé le for-
midable abri du capitaine Sautelet, son toit de hêtres
saignants, sa litière mouillée, sa table de toilette et
son pot de faïence à fleurs bleues. Comme l'autre
fois, sous l'averse innombrable, la route-rivière a
la chair de pouL ; comme l'autre fois, contre les
toiles de tente, les gouttières trépident à chocs
mats. Mais depuis vingt-cinq jours, Sautelet est
passé par ici ; il a creusé encore ; il a massacré
d'autres arbres ; et l'abri, son abri, a trois pièces
au lieu d'une : l'ancienne chambre à coucher, la
salle à manger, la cuisine.
Dans la cuisine, il y a un billot pour les viandes,
un fourneau, et trois chaises Henri II ; il y a aussi,
contre le mur du Innd, une longue [>lanche hérissée
de clous : mais il n'y a plus de casseroles.
DES « BOn'hOMMES » 169
Dans la salle à manger, il y a six chaises de
paille autour d'une table Henri II, un service à
café de vieux limoges, des myriades d'assiettes, deux
raviers, un timbre de bronze, et une cloche à fro-
mages.
Une cloche à fromages ! Seigneur, qu'allons-nous
devenir ?
Aux mains du noir et gras Lebret, pliée dans un
papier journal, la langue d'un cochon est arrivée
chez nous, colombe de paix.
Sur l'épaule de Martin le mineur^ à travers la
bruine glacée, un pic a cheminé, dur rameau d'oli-
vier, vers l'abri du carrefour.
« Va donc creuser là -bas, Martin. »
Martin ne quitte plus son pic. Au bout de ses
bras, glabres et blancs sous le réseau gonflé des
veines, le pic tournoie en fanfare d'allégresse. Adieu,
la « grongnasse » d'avant-guerre, celle qui, la nuit,
se relevait pour voler dans les poches de Mar-
tin « des pièces ed quarante sous toutes neuves »,
Le grand Ghantoiseau veut marier Martin. L'autre
jour, dans le grenier, il s'est approché de lui ; il a
incliné vers la tête plate du mineur sa face de forban
débonnaire, et tout bas, en grand secret, il lui a
parlé d'une veuve qu'il connaît, dans son patelin des
Ârdennes... Ghantoiseau a voulu « faire marcher )>
Martin, et Martin a galopé. On le voit sur les quatre
8
lyO LA. BOUE
roules, abordant tous ceux qu'il rencontre, les incon-
nus de préférence et, par orgueil, les gradés :
« Hé lo 1 Hc lo ! T'chais pas ? Y a 1' gars Glian-
tosiau qui veut marier mi.
— Qu'est-ce tu veux qu' ça m' foute ? répond
l'autre.
— Hé lo ! Hélo! 'coule 'core... Avec eine femme
veuve qu'a d' matériel plein V cagna. »
Par un bouton de la capote, le chtimi retient sa
victime. Il prend son temps, montre dans un sou-
rire ses dents brunes de chiqueur, et il achève, en
articulant bien :
« Et pis du pèze plein les tiroirs. »
A la compagnie, c'est devenu une rengaine.
Lorsque Martin rentre dans l'abri de la section, il
se trouve toujours un loustic pour demander à très
haule voix :
c( Qui c'est-i' qui va marier lui ? »
Et tout l'abri répond :
« C'est Martin !
— Avec qui ?
— Avec eine femme veuve qu'a d' matériel plein
r cagna.
— Et pis quoi ?.,, Un deux trois.
— El pis du pèze [)lcin les tiroirs ! »
Martin rit, comme tout le monde. Martin ne sait
plus se fâcher : il est trop heureux ; cl puis il
n'a pas le temps. Mineur, c'csl à coups de pioche
DES « BON HOMMiiS » IJf
qu'il chante sa joie. Il n'est sol assez dur qui ne
devienne « cd beurre », assez lourdes pierrailles qui
ne deviennent gravier. Il creuse partout, avec un
enthousiasnne enragé ; tous les abris, trop étroits,
appellent le pic de Martin. Il est entré dans celui
du carrefour, instantanément a craché aux quatre
angles, et bousculé le docteur qui dormait:
« Mal couché, c'client-lo; ses jambesdépassent. »
Et il poussait du pied les jambes du docteur
Le Labousse, qui dépassaient en elTet le bord du
bat-flanc, seules éclairées, de tout le grand corps
étendu, par la lumière de la porte.
« Allez! Dehors! Allez allez !... J'ti vas en foutre
un coup, vieille vache ! »
Lorsque, pour une heure, la pluie fait trêve, on
se promène sur la Galonné. Avec Jeannot, avec
Hirsch, Muller revient d'une randonnée vers les
lignes.
« Regarde, me dit-il, la belle bruyère. Est-ce
<|à'on n'a pas etivie d'embrasser ces jolies clochettes
roses ?
— Ces myosotis bleus, chuchote Icjeune Ilirsch...
Vergissmeinnicht.
— Penses-tu! proteste Muller.
— Alors pourquoi les as-tu cueillies ?
— Pour les rapporter au pitaine.
— Et qu'est-ce qu'il en fera, le pilainc?
172 LA BOUE
— Gélinet ? Il lesépinglera au coin d'une lettre à
sa femme, et il écrira dessous : Cueilli à trente
mètres de la tranchée boche, le 9 décembre, à onze
heures du matin. Ai été salué de sept balles, dont
l'une m'a Jrôlé la tempe droite.
— Blague toujours, dit Jeannot.
— C'est comme le vieux, reprend Hirsch. Quand
on croupissait au ravin d'à-côté, Pessète, le cabot-
fourricr, lui tressait des cadres à photos avec la
paille de leur gourbi. Et par derrière, vlan ! Une
plaque di carton commémorative : Tressé le 18 oc-
tobre,nu ravin des Eparges, axiec la paille de mon abri.
— Blagnez! Blaguez! répète Jeannot.. .C'est vrai,
Muller, que la bruyère est belle ; à peine fanée, toute
brillante de pluie... Donne m'en un brin, veux-tu?
— Pourquoi faire ?
— Tu le sais bien.
— Choisis, dit Muller... 1 t toi, le gosse?»
Hirsch rougit un peu ; mais tout de suite, avec
un clair et charmant sourire :
(( Donne-m'en aussi un brin, Muller.»
Et Muller me dit :
« Vois ; il en reste juste trois brins : un pour
toi, que voici ; un pour le capitaine Gélinet; et un
pour moi, naturellement.»
Je regagnais notre peloton, par la route des
Epargos, lorsque, sur la chaussée mccne, j'ai aperçu
DES « bon'hommes » ij'i
un groupe de trois ou quatre hommes qui discu-
taient avec des gestes véhéments. Dô dos, je recon-
nus le manteau à pèlerine du capitaine Prêtre,
puis la longue capote dePorchon. Tous deux sem-
blaient calmes ; mais, placés comme ils étaient, ils
me cachaient deux autres hommes, dont j'entre-
voyais par instants les poings brandis, dont j'enten-
dais les éclats de voix furieux.
« Qu'est-ce qu'il y a donc ?
— Mauvaise histoire, me dit tout bas Porchon.
C'est Maltaverne, le cabot Barbe d'Or, qui s'est
accroché à ce pauvre bougre de Lemasne...
Lemasne est devenu fou ; il a lâché des bêtises.
Quant à l'autre, vois s'il fait joli.»
« Assez 1 Assez ! hurlait Maltaverne. Tu as déjà
tourné une fois ; tu tourneras bien une deuxième !
En conseil de guerre, mon capitaine ! Je dépose
une plainte en conseil de guerre 1 Ou alors je rends
mes galons ! Tout de suite ! Je ne veux pas d'une
autorité bafouée 1 Je veux pouvoir lui rembourser
ses insultes à coups de poing dans la ligure...
— Quelles insultes ? demande le capitaine Prêtre.
— Je veux, continue Maltaverne, je veux que s'il
m'arrive de faire au soldat Lemasne une observa-
tion justifiée, le soldat Lemasne ne me réponde pas :
« Ferme ton égoût ! »
— Menteur ! Oh ! Menteur! s'indigne Lemasne.
— Vous n'avez pas dit au caporal ce que...
174 LA BOUE
— Si, mon capitaine, j'iui ai dit: pour le mot,
j'ini ai dit... Mais j'Iui ai dit fermez voire \ j'Iui ai
pas à.\i ferme ton. »
Le caporal, levant les yeux vers l'ofTicier, esquisse
un plat sourire. Et Leinasne, qui voit ce sourire,
blêmit et serre les poings.
« J'suis p't-etre une gourde, dit-il ; mais j'suis
pas unelope.Y en a d'aucuns quis'croientmarioUes,
et qui profitent de c'qu'ils ont un galon sur la
manche.. .
— Assez 1 Assez ! crie encore Mal taverne. Vous
l'entendez, mon capitaine ?La rébellion est patente,
le mauvais esprit évident... Croyez-moi, mon capi-
taine, je connais le monsieur : c'e.^t la forte tète, le
meneur, la brebis galeuse de l'escouade. Quia bu
boira ; qui a été condamné...
— Oh ! mon capitaine, supplie Lemasne. Faites-
le taire, mon capitaine. J'pcux plus ; jpeux plus !
Va falloir que j'Iui...
— Dites-moi, Maltavernc, prononce doucement
Prêtre, voulez-vous suivre le lieutenant Porchon ?
— Mais, mon capitaine... »
— Voulez-vous suivre le lieutenant Porchon ?
— Bien, mon capitaine. »
Porchon,surunsigne, s'éloigne vers les guitounes;
et Maltaverne l'accompagne, à regret, en se retour-
nant sans cesse. Prêtre et Lemasne s'en vont à leur
tour, et sur la route font les cent pas. Je n'ai pas
Df:S « BON HOMMES » IJD
voulu les suivre ; je suis seulement resté près du
fossé, attendant.
L'officier et le soldat ont fait volte-face : ils re-
viennent. C'est Leniasne qui parle ; son visage d'en-
fant vieillot se crispe, douloureux. Au passage, je
l'entends qui raconte :
« Un docteur ; oui, mon capitaine... J'étais
comme une masse dans mon lit. Il m'a dit : « Vou-
lez-vous lever la tète!» J'iui ai répondu :« Je n'pcui
pas. Monsieur l'major. » Il m'a répondu : « Si vous
pouvez ! »...
La voix se perd, déchiquetée par le vent ; par
instants, des bribes en arrivent jusqu'à moi :
(( Un coup d'poing dans l'menton, j'vous jure,
mon capitaine... Mal à crier, dans tous mes os...
Alors moi... Oui mon capitaine... J'ai dit : «Vous
êtes aussi brute qu'un Boche. »
Leur promenade les ramène vers moi, La voix de
Lemasne redevient distincte ; je n'en perds plus un
seul mot,
(( Les témoins m'ont chargé beaucoup. A l'hosto,
on n'm'aimait guère : un syphilitique, vous com-
prenez... Et puis c'est vrai que je n'suis pas tou-
jours bon.,. Le major surtout a été terrible ; c'est
ce mot de Boche ^ faut croire, qui lui pesait sur
l'estomac. Le conseil m'a salé à cause de lui : cinq
ans de travaux publics, »
Encore une fois, ils me dépassent et s'éloignent.
176 LA BOUE
Maintenant c'est Prêtre qui parle ; il a posé sa main
sur l'épaule du soldat ; il se penche vers lui, pater-
nel : son grand manteau enveloppe à-demi la sil-
houette souffreteuse. Il doit parler à voix basse, car
je l'entends à peine et ne puis le comprendre.
Les voici revenir. Les yeux du capitaine, un peu
durs à Taccoutumée, sont pleins d'une grande pitié
tendre ; le visage de Lemasne s'est détendu : lors-
qu'il est tout près, je m'aperçois qu'il pleure,
« Ah ! dit-il. On n'peut pas savoir,.. Si vous
saviez, mon capitaine ! Toujours tout seul, depuis
l'Assistance ! Et pas solide ; et guère engageant,
avec ma tirelire de trompe-la-Mort... C'est rare,
vous savez, quand les gens voient plus loin qu' la
figure ; et si par malheur on leur en offre une
comme la mienne. . Alors, bien sûr, à force d'être
vidé à toutes les portes, bousculé par les costauds,
par les bien-portants... Vous comprenez ça, vous,
mon capitaine. .. »
lisse sont arrêtés près de la tranchée-abri. Ils se
séparent. Le capitaine fait « oui », plusieurs fois,
d'un signe du menton, « Mais naturellement! Vous
pouvez être tranquille. Je vais arranger ça avec le
caporal ».
Lemasne le regarde s éloigner. Il est resté debout
au milieu de la route, immobile, paralysé d'une
stupeur énorme. Le vent, sur ses joues, sèche ses
dernières larmes.
DliS « BON HOMMES » I 77
Quelques instants plus tard, Porchon, m'aperce-
vant, vient d'un pas vif à ma rencontre. Impulsi-
vement,avant qu'il ait pu rien dire.je lui demande:
«Est-ce que le capitaine a parlé à Maltaverne?
— Il lui a parlé », répond-il.
Et toup à coup, avec une émotion joyeuse et
chaude, comme si nous félicitions l'un l'autre :
(( Tu sais, Prêtre... J'en suis sûr, à présent...
— Oui, n'est-ce pas ?
— O'est un brave homme. »
Ils sint arrivés à Iheure du café, manteaux noirs
et cascuettes galonnées. Ils portaient une caisse de
bois s(mbre, qui ressemblait à la valise d'un com-
mis-voageur. Ils nous ont dit :
(( N<us sommes géodésiens. Nous venons travail-
ler poir vous aux Eparges.
— Aquoi ?
— A déterminer la ligne gécdésique entre votre
tête de apc et la tranchée boche de première ligne...
autremnt dit la plus courte distance qui les sépare
l*une d l'autre.
— A ! diable. Et pourquoi ?
— Porque les galeries et les rameaux des mi-
neurs ncs'arrêtent pas trop lot, ni ne filent trop
loin.
— Ah bien... Bien bien bien. »
Nous aons bu de compagnie, dans les tasses de
170 LA BOUE
vieux limoges, le café de Figueras, exquis, et quel-
ques gorgées d'alcool de grains, exécrable. Ils
montraient envers nous une cordialité déférente,
une bonne grâce de camarades plus heureux, et qui
n'ignorent point qu'ils le sont : l'un avait, à peu
près, l'âge de nos capitaines ; l'autre notre âge.
Nous les avons accompagnes jusqu'à la lisière du
Bois-Haut. Par une trouée des nuages, de lonjs rais
de lumière poudroyaient sur la vallée : ils valaient
buter contre le flanc de la colline, au-desscus du
piton qui' sur les pentes chauffées d'or hausait sa
bosse malsaine, d'un gris pesant et triste.
« Voilà : c'est là-bas. . »
Ils sont revenus deux heures plus tard, leu" boîte
noire toujours avec eux, close à nouveau surle mys-
tère de leurs géodésigraphes.
« Eh bien ? leur avons-nous demandé. Vais avez
vu nos boyaux, nos tranchées? On ne fait paanieux,
n'est-ce pas, comme gadouille? »
Ils ont ouvert de grands yeux, et ils oit souri
de notre naïveté:
« Mais nous voyions très bien à la lisère du
bois! Mais nous ne pouvions rêver meilleu empla-
cement ! Mais nous en avons vu bien plus d'il n'en
fallait pour mesurer notre ligne !
— Et vous avez trouvé ?
— Vingt-six mètres, à un mètre près.
Nous les avons regardés avec admiration Gomme
DES « BON HOMMES » I79
il était quatre heures passées, nous avons bu le thé
ensemble. Et nous nous sommes quittés, bons amis.
Dès le lendemain, le rythme du « grand tour »
n^us ramène aux Eparges, sous nos pruniers.
«Compagnie d'embusqués », disent les autres du
bataillon. La 8% au Secteur de défense, barre la vallée
ausud du village. La 5= et la 6« tiennent les tran-
chtes du Secteur d'attaque, la 6® à droite, la b^ à
gau;he.
Giaque fois qu'on se rencontre, au hasard d'une
relèe, pendant les jours de canton nement qui nous
réunssent à Mont, des discussions s'accrochent,
inteminables, aigres parfois, sur la misère des uns,
sur 1 chance des autres :
« Al ! la 7c ! La fine 7" ! On voit bien que c'est
l'ancinne du commandant ! A chaque coup le
filon ! Vernie à chaque coup! ... Est-ce que c'est -
juste Est-ce qu'on ne devrait pas « tourner »
d'un oyage à l'autre, se les rouler chacun son
tour, a bas de la pente, dans les palaces du Secteur
de réstve ? »
Âinsmis en cause, ceux de la 7*^ haussent les
épaulest ricanent :
« L^lon ? Ah ! bien oui !... Secteur de ré-
serve ? 'u parles !... Secteur de réserve à corvées
l80 LA BOUE
voilà. Eux, au moins, les gars d'en haut, ils savent
sur quoi compter : tant d'iieures de faction à ilàno-
cher dans la Iranchecaille, en faisant causette, en
se carrant les mains dans les poches ; et puis, le
quart fini, au revoir ! Un bon roupillon dans la gui-
toune, tranquillotte, sans personne pour venir vous
tirer par les pieds, vous envoyer, à neuf heurts,
creuser un boyau avec le génie, au clair delà lure;
à minuit porter des fusées au P.C. du ravin ; à doix
heures des traverses au blockhauss de lamitraile;
à quatre heures un affût de canon chez les artilldirs
coloniaux...
— Mais le danger ? disent les gars d'en haut.
— Le danger? Sans blague! Quel danger !..
Comme si on ne risquait pas davantage à ba;oter
dans le bled, tout nus de la tète aux pieds, qià se
terrer derrière des parapets larges comme ça ... A
preuve Touchemoulin, l'autre soir. A preu« en-
core...
— Mais la boue ? insistent ceux d'en haut.
— Quoi? la boue... Qu'est-ce qu'ils allaiei par-
ler de la boue ? Quand ils seraient allés au rain du
iSa, avec im affût de canon à se coltinoruir le
râble, quand ils seraient tombés de trou de nirmile
en trou de marmite, quand ils auraient nag dans
la (lotte des bas-f(;ndj, barboté dans la gacuilleà
y laisser leurs grolles, à tomber assis à nme en
attendant les éclairantes pour reprendre \î cinq
DES « BON HOMMES » lOI
minutes et se traîner encore quelques mètres, ils
pourraient venir s'aligner, les gars d'en haut 1...
D'ailleurs, on n'avait pas choisi son lot. On ne
demandait pas mieux que de changer entre com-
pagnies, d'une fois à l'autre. C'était hien juste,
après toul, de filonner chacun à son tour, de se
les rouler en haut de la pente, dans les tranchées du
Secteur cV attaque . »
Ce sera peut-être pour plus tard: la 7'', celte fois
encoie, a retrouvé ses pruniers. Dans la friche, près
des osiers rouges, Lardin le perruquier « fonctionne »
avec entrain. Des obus boches éclatent par-ci par-là,
bizarrement, avec un bruit de vaisselle fracassée ;
sous les arbres du Bois-Haut, là où nichent les
mitrailleurs, ils étirent leurs fumées blanches et
plates. D'autres soufflent à l'opposé, vers les tran-
chées de la 5'- ; quelque-uns y explosent, sans qu't)n
les voie ; quelques-uns égratignent la terre d'une
chiquenaude, ricochent en tournoyant par-dessus
nous, et s'écrasent grassement dans les vergers du
ÎMontgirmont. Il y en a un qui, heurtant le plateau,
rebondit plus haut que tous les autres, laboure de
son bec la crête de la petite colline, rebondit une
seconde fois, dans un ronflement de moteur malade,
et va s'enfoncer, à bout de course, sous les sapins
des Mures. Toute la 7'' en a battu des mains.
Lorsque Lardin, dans sa musette « exprès »,
range sa tondeuse, ses ciseaux et son peigne, il
102 LA BOUE
pleut. La nuit tombe avec la pluie, une de ces
grandes pluies molles, encore, qui bouchent le ciel
d'un horizon à l'autre, et d'une heure à une autre
débordent sans violence, sans arrêt, d'une coulée si
tranquille, si monotone et calme, qu'elles semblent
devoir être éternelles. La pluie est partout, avec les
ténèbres ; il n'y a plus d'hommes sous la pluie :
le village vient de mourir.
Et pourtant, à travers l'ondée, des lueurs fu-
meuses vibrent au bord des toits. L'une d'elles, plus
haule, rougeoie en fournaise, grandit soudain, ar-
dente et pâle, crève le plafond de planches et jaillit
dans la nuit.
« Y a r feu ! crient des voix. Y a T feu ! »
La pluie tombe sur le brasier, autour duquel
tournoient des ombres très noires ; on aperçoit
voler des pelletées de terre, des gerbes d'eau miroi-
ter violemment, lancées d'un bloc au cœur de la
pluie. L'ardente lueur se débat et sursaute, cabrée.
Mais la pluie tombe et l'enveloppe, et lentement la
tue, aidée des ténèbres complices. Houge et fumeuse,
la lueur siffle et gémit ; les ombres mouvantes,
autour d'elles, sont moins noires : elles s'ciTacent ;
elles se dissolvent ; elles n'y sont plus... La pluie
tombe.
Au matin du second jour, le capitaine Maignan
est passé chez nous. Il montait aux tranchées, pour
DES « bon'hommes » l83
y dresser je ne sais quel lopo demandé par le colo-
nel. Il était enveloppé de sa gandourah fauve, dont
sa main fine, gantée de cuir, rassemblait les plis
devant lui. Nous lui avons dit :
{( G est bien voyant, »
Il nous a répondu de sa voix douce, presque
féminine :
« Croyez-vous ?»
El puis il a gravi la pente, pas à pas, très douce-
ment. Nous l'avons vu traverser le village d'en
haut et se diriger vers le boyau 7, sans se baisser,
sans même saluer de la tête les sapins de Gombres.
Le vent du plateau faisait flotter derrière lui les pans
delà gandourah: presque ensemble, trois coups de
fusil ont claqué, aigrement.
Ge furent les premiers. Pendant longtemps les
Boches ont tiré, à coups éparpillés, comme des
chasseurs ; de détonation en détonation, nous pou-
vions suivre la marche du capitaine Maignan. Lors-
qu'il s'est aj)proché du ravin, deux balles ont ronflé
dans les branches, au-dessus de nos guitounes, 11 a
rebroussé chemin vers le piton : une balle a claqué
encore, très sèche ; et nous n'avons plus rien en-
tendu.
iMais au bout d'une demi-heure, nous avons va
là-haut des hommes qui couraient, s'arrêtaient sou-
dain autour d'une chose indistincte, une longue
chose immobile que des porteurs venaient de poser
184 LA BOUE
à terre. Gela, sur la boue d'ocre sale, avait une tiède
couleur fauve ; cela, couché entre ces hommes qui
remuaient, avait la forme d'un cadavre.
Nous nous sommes élancés tous les trois, le cœur
secoué debaltements désordonnés. Au premier talus
nous nous sommes arrêtés : le capitaine Maignan,
drapé dans sa gandourah, descendait vers nous, pas
à pas.
« Voilà, nous a-t-il dit. C'est fait.»
Nous le regardions sans pouvoir répondre ; nous
regardions ses dents blanches sous sa moustache
blonde, et son sourire que déviait un peu la cica-
trice encore rouge de sa joue. Enfin, le capitaine
Prêtre a demandé :
« C'est sur vous qu'ils tiraient, n'est-ce pas ?
— En eflfet, a répondu Maignan.
— Vous serez donc toujours le même?
— Comment, le même?
— Toujours aussi peu raisonnable ? »
Maignan a souri davantage :
« Mon cher, on ne sait qui vit ni qui meurt.
Savez-vous de quelle balle vous mourrez ?... Moi
pas. C'est sur moi qu'ils tiraient, et c'est ce pauvre
diable qu'ils ont tué... oui, là-haut, roulé dans sa
toile de lente. »
Il a montré le cadavre de sa canne, avec une élé-
gance désinvolte. Et, nous tendant la main :
« Au revoir, je retourne au patelin.
DES « bon'hommes » l85
— Tout de suite ?
— Tout de suite.
— [l fait bien clair...
— Il fera aussi clair dans une heure.
— Vous devriez au moins retirer ce... cette., ce
vêtement 1
— Je suis susceptible des bronches. »
Pas à pas il s'en est allé, après un dernier sou-
rire. A peine atteignait -il les prés que les Boches
de Combres se mettaient à tirer.
« Dépêchez- vous ! lui criions-nous. Courez ! Gou-
rez !... Mais courez donc ! »
Il s'arrêtait, la paume encornet derrière l'oreille ;
et tandis que les balles sifflaient autour de lui, il
nous faisait signe, de ses deux bras ouverts : « Je
n'entends pas. Je ne comprends pas. »
Le capitaine Prêtre a haussé les épaules:
« 11 est fou, décidément. »
Porchon,lui, m'a tiré doucement en arrière :
« Regarde ; regarde là-haut. »
Les porteurs avaient repris le corps, qui creu-
sait la toile, s'affaissait, traînait presque dans les
flaques de boue.
« Tout de même, m'a dit Porchon ; si les Boches
n'avaient pas tiré sur Maignan ? »
Encore un soir, où les téléphonistes des Eparges
sont venus installer un poste dans l'abri. Pendant
l86 LA BOUE
deux heures, nous avons joué avec des voix incon-
nues:
« Allô MontgirmonU Allô Mesnil ! C'est toi Bar-
bapoux ?,.. Oui, c'est Pipip... Allô Mademoiselle !
Ne coupez pas Mademoiselle !... Allô la Grêle !
Communiqué français : en Argonne... Ferme ça,
Jacazzi ! . . . En Argonne. . . Hé ! dis donc ! Tu diras à
Boulangeât que le veau est né ce matin, tout noir..
Au mont Roudnik... Roud-nik ! R. comme Ernes-
tine ; o, comme homard... Attends! Attends! J'ai
cassé mon crayon. »
Jacazzi, un Italien au nez de musaraigne, avec de
beaux yeux longs-ciliés, pèse d'un pied dédaigneux
sur les lames pourries de notre plancher :
« Ça n'est pas digne de vous, mon capitaine.
Voulez- vous un parquet neuf ?.. Oui ?... Vous
l'aurez demain matin.»
Pendant que Boulangeât et Barbarin, dit Barba-
poux, travaillent et déroul<înt leur fil, Jacazzi furclc
dans les coins, soupèse la caisse de détonateurs,
feuillette les deux gros livres à reliure de basane.
Et tout à coup, devant le poêle :
« Voici un tuyau rpii va lâcher. Voulez-vous un
tuyau neuf?... Oui .'... Enlendu pour demain ma-
tin. »
Qu'est-ce que nous voulons encore ? Une cafc-
lière. pour retuplaccr la nôtre qui va fuir? Un lit à
deux personnes avec « fourniture » complète? Une
DES « BOn'hOMMES » 187
bibliothèque? Un piano? Un jeu d'échecs ? Un chien
loup? Une vache ?... Jacazzi nous offre tout cela.
Jacazzi, seigneur nocturne des Eparges, a promené
sa lampe électrique des charpentes calcinées aux
pierres moisies des caves. Devant sa marche éblouis-
sante et muette, les araignées noires ont écartelé
leurs huit pattes au bord de leurs toiles feutrées de
poussière ; les cloportes, avant de plonger dans leurs
trous, ont dessiné des ronds gris sur les murs mi-
roitants de salpêtre. Souvent, par les nuits très
sombres, nous avons vu danser sur les ruines du
village un feu follet Inquiétant et furtif : Jacazzi
nous le montre ce soir, vêtu d'un papier vert qui
singe le maroquin. D'un coup de pouce, il fait jail-
lir le svelte rayon, et il enjoué, comme d'un fleu-
ret :
« On ne sait pas, dit-il avec orgueil, tout ce
qu'on peut trouver au bout de ça, pour peu qu'on
sache s'en servir ! De tout, partout : voilà ma de-
vise. »
11 se penche vers moi et me glisse à l'oreille :
« Demandez à Boulangeât, mon lieutenant ; de-
mandez-lui, pour voir, si je ne lui ai pas trouvé
une poule, à Mesnil, »
Et Jacazzi, le temps d'un clin d'oeil, ressemble à
une vieille procureuse.
Ponchel, ronfleur redoutable, nous a quittés pour
l88 LA BOUE
le 67 : nous avons bien dormi cette nuit-là. Mais,
dès la pointe de l'aube, un coup de fusil nous a
éveillés en sursaut. On avait tiré tout près, à quel-
ques pas de l'abri semblait-il : ce ne pouvait être
que l'homme de faction. Mais pourquoi? Surquoi?
Ici, à la réserve, ce coup de feu était extraordinaire :
nous en restions interloqués.
Vite sur pied cependant, nous sommes sortis. Le
crépuscule encore bleuâtre éployait son vaste silence.
Nos voix, éraillées de sommeil, y résonnaient, gros-
sières :
« Où est la sentinelle ?
— Là-bas, vers la source.
— Elle revient ; ça ne peut pas être elle ; ça
ne venait pas de ce côté.
— Mais elle a entendu ! Elle va certainement
nous dire... »
L'homme approchait, l'arme ballante à l'épaule,
les mains dans les poches, les bras serrés au long
du corps. Lorsqu'il fut tout près, il se retourna,. sans
nous avoir vus, et repartit, en sautillant d'un pied
sur l'autre.
« Hep ! » cria Porchon.
Sans répondre, l'homme continua sa promenade
dansante.
« Hep ! Hep ! »
L'homme ne daignait môme pas entendre.
« Il se fiche de nous », dit Porchon.
DES « BOn'hOMMES » 1 89
Et il se mit à courir, rattrapa le soldat, et lui
mit la main sur l'épaule. C'était Timmer le sourd :
il nous regardait de ses yeux globuleux, pleins
d'eau ; sa lèvre pendait ; on voyait remuer sa langue
dans sa bouche, derrière une seule dent énorme,
déchaussée par le tartre, et qui branlait.
« Ça n'est pas toi qui as tiré le coup de fusil ? »
Nous faisions le geste d'épauler. Timmer ricanait
et agitait la tête de haut en bas, sans comprendre ;
à travers les mailles de son passe-montagne, on
distinguait, sur ses tempes, de rudes crins grison-
nants.
« Une batterie de t55. murmura Porchon, —
toutes ses pièces tirant à la fois, — je ne suis pas bien
sûr que Timmer l'entendrait. »
Il s'interrompit, et fit volte-face brusquement :
« Regarde... »
Sur le talus, rasant les pruniers, une ombre
courbée filait à grandes enjambées. Nous n'eûmes
besoin de rien nous dire : juste ensemble, nous,
étions sur le talus.
«Halte-là ! »
Le rôdeur s'était arrêté. Se voyant découvert,
il ne cherchait même pas à fuir ; beau joueur, il
fit vers nous la moitié du chemin.
D'assez loin encore nous l'avions reconnu, à sa
capote trop longue, à son aspect hirsute et chélif .
Il venait à notre rencontre en souriant à travers son
iqO LA BOUE
poil, d'un sourire prodigieusement niais. Il tenait
à son poing un gros oiseau, dont une aile, à chaque
pas qu'il faisait, se dépliait et se repliait à demi,
avec une souplesse encore vivante.
« J'ai tué une buse, nous dit Mémasse.
— Oui ? Eh bien, lu peux t'en vanter !... Es-tu
fou, de lâcher tes coups de flingue par ici ? Est-ce
que tu peux savoir si tes balles...
— Elle est belle », dit Mémasse.
De sa main grise et dure, pareille 'à une main de
singe, il caressait doucement les plumes lièdes. Il
ajouta :
« Je la mangerai bien. »
Porchon commençait à s'énerver :
« Mon vieux, dit-il, tu ne t'imagines tout de
même pas que ça va prendre ! Fais l'idiot tant
que tu voudras ; mais je te préviens que ça n'ar-
rangera pas tes affaires. »
Mémasse le regardait en-dessous, d'un air crain-
tif et stupide, et qui pourtant, on n'eût su dire à
cause de quoi, — un pli de la paupière, peut-être,
un frémissement rapide des narines, — s'aiguisait
d'une indicible moquerie :
« Mon lieutenant, j'ai deux sacs de pommes
de terre que j'ai vendangés celte nuit, dans un
champ par là... Il y avait une buse qui volait
haut, et qui tournait au-dessus du bois boche, et
tourne, et tourne, et lourneras-lu... Elle s'est posée
Di:S « BON HOMMKS » I9I
dans un arbre mort, et elle me regardait d'un œil,
en remuant seulement sa queue: i( Je t'ai vu, Mé-
masse ; je t'ai vu,,. » Mcmasse a tué la buse et
ramené les pommes de terre. »
Il parlait d'une voix gutturale et puérile, la tête
penchée de côté, la lueur jaune de ses prunelles
guetlcuse au bord des sourcils :
« Mémasse vit tout seul. Il ne fait de mal à
personne ; il vit sa vie tout seul, mais il ramène
pour les copains, dans une grande poche, les
pommes de terre perdues. »
Il fit quelques pas en arrière, se baissa, et char-
gea sur ses épaules un sac visqueux, d'oii tombaient
des grumeaux de boue.
« C'est par là, nous dit-il... il y a un autre
sac chez moi. »
Nous le suivîmes jusqu'à un abri abandonné,
creusé naguère pour une section, et que les eaux
avaient envahi. Il s'y laissa glisser sur le dos, et
disparut, dans un clapotis ; sa main toute seule
émergea une seconde, saisit par un angle le sac de
pommes de terre, le fit basculer, l'entraîna.,. Sous
le toit de rondins, nous entendîmes ses pas qui
battaient l'eau ; il choqua son briquet, toussa, bar-
bota encore quelques instants, et puis ne bougea
plus.
« Dis donc? chuchota Porchon.
— Quoi ?
iq2 LA BOUE
— Il me semble que le bougre nous a bien pro-
menés ? »
Nous nous mîmes à rire, et sans bruit nous pen-
châmes sur l'entrée de l'abri : Mémasse était assis
au fond, sur le bord d'une niche spacieuse creusée
jiresque à fleur d'eau. Il retirait ses chaussures, en
fumant un « jacob » à tuyau court ; une bougie
pendue derrière lui alhimait les poils de sa barbe,
ceignait son visage sombre d'uneauréole braisillante :
au-dessus de sa tête, accroches aux rondins, des
chapelets d'oignons luisaient comme des lampes
douces.
Mémasse, ayant retiré ses souliers, s'étendit de
tout son long, borda sous lui ses couvertures,
attira de sa main simiesque un édredon monumen-
tal, dont la niche fut pleine aux trois quarts, le
tapota, et sourit. Il fumait toujours, mais ses yeux
se fermaient, la pipe glissait vers sa poitrine, aban-
donnait ses lèvres détendues par le sommeil...
Sans même soulever la tôle, Mémasse souilla sa
bougie.
Dehors, il faisait grand jour. Un homme sortit
d'une guitoune, en titubant, étira longuement ses
bras, et se dirigea vers la source. A nos pieds, nous
entendions un bourdonnement de voix, une'poussée
d'éveil dont le sol s'émouvait au loin. Légères,
entre les quelschiers noirs, les premières fumées
commençaient à monter.
CHAPITRE VI
CINQ MOIS PASSÉS
16-24 décemb'e
«... Et ce sont des jeunes gens très bien, dont
nous n'avons eu qu'à nous féliciter de les avoir
chez nous, et que vous nous ferez plaisir en les
recevant comme s'ils étaient de la famille. »
M. Aubry signe la carte postale des armées de
la République, la retourne, et calligraphie l'adresse :
Mesdames Porcherot mère et fille, à Rapl-en-
Woëore (Meuse).
« Voilà, nous dit-il ; avec ça, j'espère que vous
trouverez bon accueil.
— On peut toujours espérer», dit Mlle Thérèse,
avec un sourire ambigu.
Je ne suis pas bien sûr que Mlle Thérèse nous
souhaite mauvais accueil ; mais je suis sur qu'elle
nous en veut un peu du malheur qui nous arrive.
Nous quittons cette nuit Mont-sous-les-Côtes, et
nous n'y reviendrons plus. Est-ce que nous savons
y
194 LA BOUE
pourquoi ?... Peut être ; oui... Avant-hier, comme
nous descendions des Eparges, une fusillade très
dense a crépité vers le ravin du 182, du côté qui
regarde la Woëvre. L'aube d'or limpide, entr'ouverte
sous un dais de nuages bleus, fourmillait de coups
de feu grêles et secs, dont le vacarme nous a suivis
longtemps. L'après-midi, nous avons su qu'une
section française, ou deux, étaient prisonnières des
Boches ; et nous avons compris pourquoi les io5
s'acharnaient sur Mesnil. Du haut de la côte que
nous avions gravie, nous voyions des hommes sortir
des ruines en courant, et se sauver à travers la
campagne ; plusieurs fois, entre deux salves d'ex-
plosions, nous avons entendu leurs cris.
« La guerre est longue, nous a dit tristement
le vieux Le Mesge. A Mesnil, 011 je suis avec la
C.II.R., on ne pourra bientôt plus vivre: l'autre
jour encore, le médecin-chef a été affreusement
blessé à la cuisse, par un gros éclat ; cl il a fini le
jour même, en accusant le commandant d'être cause
de sa mort, par son obstination à maintenir les ser-
vices dans un pareil nid à obus... A chaque repos,
le 182 perd du monde. Et qu'est-ce que ça va être,
maintenant que les prisonniers ont jasé ? »
Nous savons pourquoi nous ne reviendrons plus à
Mont; le i32, abandonnant Mesnil, va nous y rem-
placer. Le 182 nous chasse de chez nous. Est-ce bête!
Le médecin-chef n'.iurait pas dû mourir ; les
CINQ MOIS PASSICS IÇS
prisonniers n'aumicnt pas dû jaser ; les Boches ne
devraient pas bombarder Mesnil.
Alors Mlle Thérèse ne serait pas debout sur le
seuil de sa porte, par cette nuit pluvieuse et blême.
Elle ne nous serrerait pas la main sans nous pouvoir
rien dire, que cet « adieu » très las, cet adieu si
tristi; qu'il nous condamne peut-être, l'un ou l'autre,
à ne plus jamais revenir.
« Adieu, Mademoiselle Thérèse... »
Nous avons quitté Mont la nuit, sans pouvoir
nous retourner une dernière fois et regarder de
loin, à la pointe du toit, la girouette qui grinçait
sur nos meilleurs sommeils. Nous ne sommes pas
montés vers la forêt . compagnie détachée, nous
n'irons pas au carrefour de Galonné. Les trois giands
sapins qu'on aperçoit des Eparges, lorsque se dé-
chire la pluie, nous ont montré la roule, au [ned
des Côtes.
(f Le sergent Veillard n'y est plus, dit quelqu'un
derrière moi ; le sergent Frichot n'y est plus, ni
le caporal Trémault, ni le caporal Dubert, ni les
trente de la section qui sont restés dans la haie d'é-
pine, la nuit de I\embercourt... Je n' vous connais
pas, caporal.
— Je m'appelle Lucien, répond le gradé ; j ai
rejoint le 2 octobre, à Mouilly ; je suis de la classe
1903.
196 LA. BDUE
— Et moi classe 11, dit l'homme ; je m'appelle
Carrier ; j'étais déjà à la 7», dans les temps... »
Il se tait ; il réfléchit ou il rêve ; et sou-
dain :
« C'est tout d'même rigolo, reprend-il. Laissé
pour mort dans la haie d'épine, avec un coup
d'baïonnette entré par le dos et sorti au mitaa
d'ia poitrine ; ramassé par les Boches et soigné par
eux à leur ambulance de Triaucourt ; bien soigné
même : j'épatais leurs toubibs à lunettes, j'étais
un cas épatant. J'ai resté huit jours avec eux...
Un matin, ils ont mis les voiles; les nôtres sont arri-
vés le soir, j'ai été évacué, fini d'soigner par les
toubibs français, rapetassé, guéri, et voilà : mes
deux trous sont bouchés ; j'suis un soldat tout
neuf, un soldat vierge... C'est tout d'même rigolo
comment quça s'goupille, la guerre. »
Nous traversons Mesnil, endormi dans une puan-
teur de chevaux morts. Tour à tour la nuit cra-
chine ou vente, chétivement. La nuit lasse trem-
blote à peine, au bout de la route, d'une fusée
livide qu'on n'a pas vue éclore.
Nous ne savons pas au juste où nous allons :
retournerons-nous dans le chemin creux, derrière
les branches de sapin piquées dans laboueetl'urino?
Tant d'hommes se sont cachés là-bas, au fond des
trous creusés sous le talus, tant d'hommes qui ne
pouvaient bouger sans (Mre vus et fusillés, que le
CINQ MOIS PASSES I97
chemin s'est empli jour à jour d'une fange pesti-
lentielle. Peut-être nous arrêterons-nous avant d'ar-
river là-bas, dans un de ces ravins qui entaillent les
Hauts, profondément.
En voici un d'où sort un mince ruisseau, glou-
gloulant sous la route : nous passons. Un autre
ruisseau; un autre ravin... Nous regardons le ver-
sant noir, épiant la flambée d'une allumette, la
rumeur d'une compagnie qui s'éveille et s'assemble.
Rien. Les ténèbres, à l'approche du jour, tombent
à une torpeur plus noire : il devait y avoir de la
lune , tout à l'heure.
Mais au loin, devant nous, des hurlements se
déchaînent : rauques, stridents, eflroyables, ils
déchiquettent le bruit tranquille de notre piétine-
nement. Monstrueux, il déferlent sur la route^hon-
dissent en plein ciel et nous tombent sur la tête.
Alors nous sourions, rassérénés : guide plus sûr
qu'un phare dans la nuit, la voix du capitaine Sau-
lelet vientànotrcî rencontre, pas à pas nous conduit
jusqu'au dernier pas du voyage.
«C'est ici, ravin de Jonvaux. .. Il a fallu foutre
le camp du chemin creux ; on n'y laisse plus
qu'une seule section... Ici, la boue est propre. On
a creusé beaucoup, naturellement ; mais il reste
encore quelques petites choses à Unir. Vous verrez
ça quand il fera clair... An revoir. »
Mais le capitaine Sautelet ne nous quitte pas
Iij8 LA BOUE
tout de suite : sa voix reste avec nous, jusqu'aux
Eparges, jusqu'au jour.
Lorsqu'elle se tail, laube pâlit derrière le Mon t-
girinont, frôle les hêtres des sommets, et lentement
couteau fond des ravins. L'ombre de Mémasse glisse
devant notre abri, couleur de boue jusqu'à la barbe,
(( D où viens tu, Méniasse ? »
Il grogne : il est tombé; il a déchiré sa capote à
des barbelés, « par là- bas » ; il n a pas trouvé de
pommes de terre.
M Cette chanson-là, bougonne-i-il, lu m* la copie-
ras sur une feuille de salade. »
El il disparaît, sans qu'on puisse voir dans quel
trou.
Nous avons dû dormir une heure sur le haut
bal-flinc, la tête près du toil bien construit, dont
les jeunes sapins pleurent encore des larmes de
résine transparentes. Les clappements de la boue,
à la porte, nous éveillent ; et Presle, qui entre
chez nous, salue nos pieds.
« Mon capitaine ?... C'est un cadeau, mon capi-
taine. »
Il nous oflre une boîte de carton blanc, solide-
ment ficelée, mais dont les angles déchirés laissent
voir des paquets de tabac.
« Du perlot d" dé()uté, gouaille Presle. Il est
bien temps, maintenant qu'on a du trcdc tant qu'on
CINQ MOIS PASSKS 199
veut ! Si j'élais député, moi, c'est pas du tabac
qu' j'aurais apporté, même du fin ; c'est des titres
de permission en blanc, ou mieux la signature de
la paix... »
Presle, loquace à ses heures, parle énormément
ce n)atin :
« Ils sont arrivés par la Galonné, dans une
auto... Ah ! nom d un chien ! Ils étaient deux, avec
le frère au capitaine Maignan qui voulait v'nir
voir son frère. Un gars, par exemple, celui-là ! Un
qu'en veut : l'œil crevé, la Légion d'honneur, un
bandeau sur la figure.. Il est blond, comme son
frère de chez nous, niais il a pas d' barbe... C'est
sûrement lui qu'a entraîné les deux aut'es jusqu'au
carrefour. Ils sont dans 1' P.C., en train d' cogner
leurs verres. Qu'est-ce qu'ils avaient comme fine
dans leur bagnole ! Qu'est ce qu'on s'en est mis
dans r cornet, tous les deux Lebret ! Il nous en
ont lâché un kil, rien qu pour nous, »
Il s interrompt, le temps d'avaler sa salive, et
repart :
(( Moi, vous savez, 1' carrefour de Galonné, j'y
finirais bien la guerre. Mon père, sans blague,
ma n)ère et ma femme, j' les y installerais tous les
trois... G'est pour vous dire, hein !... Vous r'gar-
dez la boîte, mon lieutenant ? Vous avez raison :
c'est une boîte de Paname ; une boîte du V«...
vot'e quartier. »
2()C LA BOUE
C'est vrai, Presle. Tu es venu ce matin, et tu
nous apportais une drôle de boîte blanche... Cela
existe donc toujours?... La boutique est rue Cay-
Lussac. Nous y sommes entrés, Subran et moi,
un jt)ur du dernier été. Nous avions fui nos turnes
étoulVanles, et nous allions « à la campagne ». L'as-
phalte des trottoirs était mou, la rue déserte jus-
qu'au boulevard Saint-Michel...
Nous avons canoté sur la Marne, en frôlant
des îles à guinguettes, où les arbres eux-mêmes lais-
saient pendre leurs feuilles, plus mortes que les
anneaux du portique. Relrouverai-je jamais, entre
Champigny et Chennevières, cette voûte débranches
tonïbée de la rive, ces racines glauques, ces ronds
de soleil tremblant sur l'eau noire, et tout ce refuge
d'ombre fraîche oii nous avons causé à libre esprit,
hors du temps, hors de notre vie, hors de nos sens,
u!i peu fous?... Une flèche de lumière rousse a glissé
sous les feuilles, et nous nous sommes aperçus que
le soir venait. Nous avons remonté vers Joinvillc,
sous un grand ciel vert, en ramant de toutes nos
forces. Subran ramait mieux que moi, et il me le
criait avec des éclats de rire, que l'eau portait au
loin, d'une berge à l'autre : nous voyions, derrière
les palissades, les joueurs de boules lever la tôte
pour écouter le rire su[)crbe, et des femmes en
corsages clairs apparaître sur le chemin...
Un mois après, Subran était mort. Une lettre me
CINQ MOIS PASSÉS iOl
l'a dit dans la tranchée du boisLoclont ; et j'ai cru ce
qu'elle me disait, à cause de la fusillade et du sous-
bois tragique. Mais comment pourrais-je croire,
maintenant que j ai tenu cette boîte blanche dans
mes mains ?
Qu'est-ce donc qui est vrai? \oici que Presle
récite de petites choses vieillottes, parle d'une déci-
sion qui (( mute » des officiers, annonce au bataillon
l'arrivée d'un commandant : « Le capitaine Rive
revient à la 7" ; le capitaine Prêtre s'en va à la
3e... Le nouveau commandant? Il s'appelle Séné-
chal ; il a été blessé en septembre, on ne peut pas
dire le contraire. Mais pourquoi est-ce l'arrière qui
lait les promotions ? Pourquoi donne-t-on une
ficelle neuve comme prime à un départ au front ?...
Encore une chose, dit Presle, qu'il faudrait écrire
aux journaux, w
La toile de tente, roulée au sommier de la
porte, découvre derrière ses épaules un versant
herbeux qu'éclaire le soleil : soleil frissonnant et
mouillé, mais d'une pureté légère qui semble
d'autrefois.
« Veux-tu nie laisser passer, Presle ? »
Je vais aller parmi les arbres, soulever sous mes
pas les feuilles bruissantes, et regarder jouer la
lumière sur l'écorce lisse des hêtres. Se rappeler
est cruel et doux ; c'est ce bavardage de Presic qui
fait mal, cet abri funicux, et cette piste de boue
202 LA BOUE
aux empreintes profondes : combien d'hommes,
celte nuit seulement, ont-ils enfoncé dans cette boue
le poids de toute leur misrre?
L'herbe des talus scintille, des cailloux roulent
dans les haies ; voici les |ireniières plantes des bois,
les touffes de genêt, les tallesde mousses ; et voici,
au sommet, la lumière que je cherchais.
Une fois ou deux, à la fin de septembre, par des
soirs si vastes et paisibles que la mélopée des 76 n'en
troublait point le recueillement, par des soirs d'or
rouge qui flambaient au bout du layon, tandis que
derrière moi les hommes n'osaient parler et sans
bruit foulaient la terre moite, j'ai cru entendre
battre le cœur puissant de la forêt. Mais jamais,
comme ce matin où la lumière la pénètre toute,
ruisselle à flots légers au travers des ramures et
baigne sous la futaie les feuilles du dernier automne,
je ne l'ai sentie autour de moi respirante, riche en-
semble de toutes les saisons anciennes et soulevée
d'espoir au-dessus de ses frondaisons mortes, tendue
vers sa jeunesse prodigieuse, à chaque printemps
renouvelée.
Je suis allé dans la forêt, et j'y resterai tout le
jour, seul. Je descendrai dans ce trou qui vient de
s'ouvrir à mes pieds, entre les racines du plus gros
dos hêtres ; je m'y assolerai du côté du soleil, et
personne ne me verra, et personne ne pensera
plus à moi. Peut-être qu'alors je m'engourdirai.
CINQ MOIS PASSES 2o3
que j'oublierai mon corps et rêverai très loin.
On est bien,danscelrou. Une des parois, en saillie,
forme un siège facile, juste à la taille d'un homme;
en se penchant un peu, on appuie ses coudes sur
l'autre paroi ; la tête s'incline, tout le corps obéit,
machinal ; et quelque chose vous manque, qui est
un fusil dans les mains.
Au fond du trou brillent des douilles de car-
touches ; l'écorce du hêtre s'étoile de plaies pro-
fondes, où la sève a rougi ; et les feuilles mouillées
sont brunes, comme des taclies que j'ai vues...
On s'est donc battu jusque-là, en septembre? J'au-
rais cru moins loin.
Alors, et presque ensemble, tous les arbres me
montrent leurs blessures, leur chair poignardée par
les balles, lacérée par les éclats d'obus. Les trous
de tirailleurs se rapprochent, se relient en tran-
chées hâtives que l'hiver a laissées nues. Les Boches
ont dépassé la crête : cette tranchée fut à eux, où se
rouillent des chargeurs. Les arbres, lorsque je me
retourne, sont blessés des deux côtés.
Ici les nôtres ont avancé très vite, sans avoir tiré,
sans qu'on ait tiré sur eux. Et puis la lutte a repris>
plus âpre... Une batterie de campagne a dételé dans
cette clairière ; les obus l'ont cernée tout de suite,
sauvagement. L'eau des pluies y verdit au fond des
entonnoirs, et les arbres mutilés achèvent d'y mou-
rir : cela met longtemps à mourir, un arbre.
204 LA BOUE
Et les noires ont avancé plus loin, pied à pied,
mort à mort. Il se sont pansés sur place, et
cette bande de toile très blanche, restée accrochée
dans les ronces, est devenue tout à coup inutile :
un pas de plus au cœur du fourré, je marchais
sur la première tombe. Elles étaient sept toutes
pareilles, ainsi perdues dans la forêt, et que j'ai
retrouvées trop tard... Presle disait :
« Le commandant Sénéchal a été blessé en sep-
tembre ; on peut pas dire le contraire. »
On ne peut pas. C'était dans les bois de Sept-
sarges, le i"" septembre, le jour oii Dalle-Leblanc
a reçu une balle dans le ventre. J'ai veillé long-
temps, cette nuit-là : il faisait très froid ; les bles-
sés perdus appelaient entre les lignes des brancar-
diers qui ne viendraient pas ; plus poignant que
ces plaintes humaines, le hennissement d'un cheval
mourant panlelait sous les étoiles.
On ne peut pas dire le contraire. Siibran est mort ;
tous les autres que je sais sont morts... Tout cela
fut la guerre que j'ai faite, et qui m'a laissé vivre.
Alors pourquoi suis-je là, maintenant que cette guerre
est finie?
Je me suis arrêté à la lisière de la forêt, derrière
des broussailles mêlées de branches mortes. Je
ne voyais point, à mes pieds, la pente de la colline,
ni le Longcaudans la vallée, ni les maisons fracassées
des Epargcs. Mais je voyais devant moi d'autre»
CINQ MOIS PASSÉS 2o3
pentes désolées, dont la coulenr, malgré la lumière,
était la couleur de la boue. Je reconnaissais nos
deux villages, celui des quetschiers, celui d'en
haut, et je voyais ramper le long des huttes des
hommes qui étaient mes frères. Il y avait, plus
loin qu'eux, le ravin au bois rouillé,le piton malsain
couturé de tranchées, le col deCombres,et la monta-
gne aux sapins bleus : il y avait, barrant la Wiiëvre
et le ciel, cette ligne de terre formidable oii pour
nous finissait le monde.
« Dans deux jours nous retournerons là-bas ;
et nous nous arrêterons, comme nous avons tou-
jours fait. Le mois dernier, le i»^*" bataillon a
« prononcé un bond» de cinquante pas; ce mois-ci
des géodésiens sont venus, et ils ont mesuré vingt-
six mètres de boue... Ne comprends-tu pas que le
temps est passé où l'on se battait tout un jour pour
un enjeu splendide, que cette guerre est chose
sérieuse, oi'i la méthode, la prévoyance et le tra-
vail de chaque minute gagneront à la fin la vic-
toire?... Sois donc raisonnable aujourd'hui, sous
peine de ne l'être jamais. Rentre dans l'abri^
où graillonne à cette heure le ragoût de Figueras ;
mange, et bois ton café, puis ta gniole, en fumant
ta pipe : notre victoire n'en sera pas compro-
mise. Et dis adieu à ton capitaine, que « mute »
la décision d'hier, de la 7'" à la 3'-. »
Avant de redescendre, je suis passé devant les
205 LA BOUE
lombes. Il y avait encore, non loin d'elles, des
havresacs et des équipements presque neufs. J'ai
ramassé tous ceux que j'ai pu, et je les ai apportés
dans l'abri.
« Vous êtes un bon officier », m'a dit alors le
capitaine Prêtre.
Et c'était la première fois qu'un de mes chels
me disait cela : mais c'était peut-être parce qu'il
s'en allait.
Il a fallu dépasser l'église, et suivre la rue plus
loin qu'à l'ordinaire, jusqu'aux dernières maisons.
Avant l'église, après l'église, c'est le même village
de murs noirs, dont les crêtes ébréchées collent au
ciel nocturne. El la rue est la môme, caillouteuse
et bossue sous les fumiers épars.
« C'est ici, avertit l'homme de liaison. Donnez
la main : le couloir est traître. »
Je n'y vois goultc. Malgré les doigts qui serrent
les miens, je me heurte aux cloisons et bule contre
des marches.
« Allen lion ! Encore une. »
Celle-ci descendait, et j'ai cru tomber dans une
cave ; mais un dur parqueta cogné mes talons, en
grin(;anl ; et loistpjo j'ai tendu le bras, je n'ai plus
rencontré de cloison.
(( Où sommes-nous? ai-jo demandé.
CINQ MOIS PASSÉS 20/
— Au presbytère.
— Je le sais bien. Mais oii,dans le presbytère.** »
L'agent de liaison n'a pas répondu. Quelque
chose, dans un coin, a remué tout à coup avec un
bruit étrange, un déclic d'abord, et puis une sorte
de roulement vif et doux. Je me suis arrêté d'un
sursaut; j'attendais, sur mes gardes, autre chose;
et pourtant j'ai sursauté encore, lorsque le carillon
s'est mis à danser. Clair, guilleret, il égrène les unes
sur les autres ses notes tintinnabulantes; il se
dépêche ; il se trémousse ; il vibre, absurde et char-
mant, comme la lumière d'un malin d'été. Mais la
nuit, d'une masse, retombe du toit béant : le caril-
lon rentre dans son coin, et la pluie, goutte à goutte,
claque sur le parquet,
« C'est l'horloge de la salle à manger, dit l'agent
de liaison. Le curé couchait là-derrière... On y est. »
Il soulève une tenture, dans laquelle je m'em-
pêtre. J'entends des rires ; je respire une odeur de
café; une tiédeur de charbon me frappe le visage.
ft Mais entrez donc! » dit le capitaine Prêtre.
Il me serre les mains, heureux de me revoir
comme si toutes les nuits de l'hiver nous avaient
séparés, au lieu de celte seule dernière nuit.
« Approchez, que je vous présente... Voici Pelle-
grin, le père Pellegrin ; voici Lamarre, et voici Gré-
goire... Asseyez-vous : nous allons boire le café
ensemble. »
208 LA BOUE
Deux bougies brûlent sur la table cirée, où leurs
llatnmes vacillent à l'envers. Une longue glace,
debout dans l'angle près de la fenêtre, me renvoie
mon reflet à nez rouge, entre le visage du moine
bénédictin, pâle, blond, avec des yeux de brume
bleue, et la barbe royale de Lamarre. Grégoire,
assis à ma droite, ne me montre, de profil, que la
longueur de son nez.
« On se retrouvera souvent, n'est-ce pas? »
Je réponds oui, avant qu'ils s'en aillent. Mais
quand ? mais où ? puisque de trois jours en trois
jours les trois bataillons tournent l'un devant l'autre,
et ne se touchent à peine, un instant, que la nuit...
Peut-être, un jour entre les jours, serons-nous
soldats du même régiment.
a A bientôt! « me di.sent-ils.
Oui; peut-être bientôt...
Ils sont partis. Porchon est sur les routes et
relève les postes. Le capitaine Rive, que j'attends,
n'est pas arrivé encore. Je suis seul, avec le por-
trait-chromo de PieX, qui me regarde et me bénit;
avec le lit à somniier neuf; avec les fleurettes des
murs; avec les livres qui chargent les rayons de
bois blanc.
Je n'oserai pas toucher les livres du curé : mes
mains, engourdies par le froid mouillé, no peuvent
que rester dans mes poches... Ureviariurn roma-
nuni, Vie des Saints^ llisluire de i'Eylise, Œuvres
CINQ MOIS PASSES 2O9
complètes de Fénelon, les livres se sont penchés
sous le poids du lance- fusées; et la Huche est tom-
bée, comme sont mortes les abeilles du jardin.
« Bonjour, mon capitaine, »
Il entre d'un pas lourd, son « pic» de Gibercy
à la main. Son dos se voûte un peu, sous la pèle-
rine du manteau.
« Vous voyez, c'est moi; je reviens, »
Il se laisse tomber sur une chaise, et tend ses
jambes vers les tisons. Il me parle comme jamais il
n'a fait. Cordial et fatigué, il réveille des souvenirs
aussi vieux que la guerre.
a Vous rappelez-vous, lorsque vous êtes arrivé, à
Gercourl?.,. Vous veniez de Normale Supérieure ;
vous aviez l'air d'un ofEcier pour rire... Vous ne
m'avez pas fait très bonne impression.
— Mon capitaine, je m'en suis aperçu. Vous
m'avez parlé d'apprentissage; et voils avez souri,
sans savoir qui j'étais, d'un sourire que je n'ai pas
oublié.
— Nous nous étions battus, dit le capitaine
llive. Nous étions très las ; et votre uniforme était si
jieufl » ,
Il regarde ma culotte rougeâlre, dont le drap
mûr éclate aux genoux; il rognrde ma vareuse ver-
dissante, dont les galons décousus se roulent sur
eux-mêmes, mes mains dures aux ongles usés,
ma barbe mal taillée, enfin mes yeux, longuement.
210 LA BOUE
« La guerre a passé sur vous », dit-il.
Au bout d'un instant, avec un hochement de
têle triste, il ajoute :
(( Sur moi aussi... »
Il y a déjà lonlemps qu'il fait jour : et nous
continuons à causer, tandis que les deux bougies
brûlent encore, sur la table. L'une d'elles, consu-
mée toute entière, laisse pencher sa mèche, qui
tombe avec une flamme plus baute et grésille dans
le ."iiif fondu. La flamme s'éteint, et nous soufflons
l'autre bougie.
« Vous devriez tirer ce drap », dit le capitaine
Rive.
Je me lève, et marche vers la fenêtre. Sur la
tablette, deux éclats d'obus monstrueux maintien-
nent les bords de la toile, la raidissent à long plis
mous.
t Quel temps dehors?
— Il pleut. »
Il |)lcut sur le jardin aux allées droites, bordées
de |»niriers en quenouille; il pleut sur les ruches
pourrissantes, sur les moellons des murs, et là-bas
sui les pentes du Bois-IIaut, sur les hêtres dépouil-
lés, >ur les traricliécs des mitrailleurs.
Le capitaine Uive s'est approché. Il frôle du bout
de» diiigts les éclats d'obus, et pal[)e leurs dents
d acier froid; il regarde la pluie qui tombe sur le
jardin, lève les yeux vers les arbres noyés, au pied
CINQ MOIS PASSES 21 I
desquels s'entrevoient les trous noirs des cagnas.
Ses lèvres s'agitent à peine. Il murmure :
« Maintenant... »
Est-ce qu'il a jamais plu, aux Eparges, comme
il pleut ce malin ? Le drap mouillé se gonfle
et nous chasse dans la chambre. Nous revenons
vers l'âtrc oii sifilent quelques charbons : nous
n'allumerons du bois que ce soir, à cause de la
fumée.
Voici Porchon qui rentre. Nous sommes là, tous
les trois. Le paquet de tabac est sur la table, près
de nos pipes et du papier à cigarettes, près des deux
bougies neuves que je viens de sortir de mon sac,
et que nous allumerons cette nuit, à la place où
toutes les bougies ont marqué deux seuls ronds
noirs, parmi les taches de suif refroidi.
La route allait vers Sainl-Rémy. Elle s'arrête à cette
barricade, faite de carrioles, de tonneaux, de charrues,
à quoi s'enlacent des barbelés. Les ténèbres, là-des-
sous, sentent le fumier; on y entend chuchoter les
derniers Français.
L'autre route allaitversCombres. Près des saules,
elle bute contre une barricade, pareille à celle de
Saint Rémy. Les ténèbres, ici, sentent la vase ; et le
pas d'une sentinelle perdue va et vient sur la route.
« Halle- là!
— C'est moi, JafFelin.))
2r2 LA BOUE
L'homme relève son fusil; et nous causons un
peu, à voix basse.
« On s'habitue, la classe i4 ?
— Tout d'même, mon lieutenant... Ça nous a
tantôt pris comme les autres
. — Qu'est-ce quivous a pris?
— Mais ça, dit Jaffelin... Tout. »
Il montre la barricade^ le village et les prés, les
collines, tonte la nuit... Au ilancde la montagne de
Combres une lueur éblouissante s'allume, jette par-
dessus nous un long rayon pâle, oià les gouttelettes
de pluie dansent comme des poussières. Le projec-
teur cherche la route de Mouilly, tâtonne une seconde,
et s'éteint.
« Les Boches se gourent sur nos relèves, dit Jaffe-
lin. Mais si jamais ils viennent à savoir l'heure, on
s'ra gentiment épingles... Faudrait casser la gueule
à c'truc-là.
— Qu'est-ce que lu faisais, Jaffelin, au mois
d'août ? »
Il me regarde, interdit :
« Ce que j'faisais ?
Oui, ton métier... dans la vie civile ?
— Ah Idit Jaffelin. Je m'demandais bien... J'étais
comptable, mon lieutenant. »
Derrière nous les ténèbres se déchirent, en un
éclair rougeâlre où surgissent des silhouettes d'hom-
mes. L'im d'eux tousse ; on entend, lorsqu'ils
CINQ MOIS PASSés 2l3
font un pas, le happement de la glaise où leurs
jambes s'engloutissent. De l'autre côté des maisons,
une seconde batterie de fusils craque, brutalement.
Puis un silence retombe, où l'on perçoit très loin,
vers Sainl-Mihiel, leb;ittement profond d'une canon-
nade. A.U sommet du Bois-Haut, une mitrailleuse
égrène sa bande de cartouches ; elle se tait, et la
fusillade du Bois Loclont crépite derrière la Galonné,
se gonfle en rafale, décroît et meurt. Mais aussitôt,
déchirante, la batterie de fusils crache derrière nous
ses huit flammes rouges; l'autre batterie répond,
au-delà des maisons ; et cinq ou six bombes, à la
file, aboient vers la ligne des tranchées.
(( La nuit est calme, cette nuit, dit Jaffelin... A
loutà l'heure, mon lieutenant. »
Je l'abandonne, près de la barricade. Je vais plus
loin^ jusqu'au point oij la route s'infléchit avant de
pénétrer dans le col .
Je ne me suis même pas aperçu que je marchais
dans l'herbe de l'accotement, oij s'étoufl"e le bruit
de mes pas. Il ne pleut plus ; quelques étoiles
brouillées vacillent derrière le vol des nuages ; l'eau
du ruisseau, entre les saules, pipe la lueur des
fusées et s'enfuit avec elle.
« Halte- là ! w
Le cri surprend toujours, même lorsqu'on a vu,
devant soi, la forme vivante de la sentinelle.
« C'est vous, mon lieutenant ?»
214 LA BOUE
Ils m'attendaient. Ils surgissent du fossé où ils
étaient cachés sur quelques bottes de paille mouil-
lée. Le caporal Runel me dit :
« Asseyez-vous donc cinq minutes. »
Et il m'offre, dans son quart, une gorgée d'eau-
de-vie.
« Y a une patrouille qu'est dehors, chuchote-
t-il : Butrel, avec Beaurain, et un troisième que
j'nai pas connu. C'est Butrel qu'avait r'péré tantôt,
à la jumelle, une cabane au bord du Longeau ; et
il s'en est allé, avant la lune, pour chercher ce qu'il
y avait d'dans. On les a vus passer tout à l'heure ;
on les attend rentrer par ici... Mais i's n'sont pas
encore à l'instant. »
Runel se baisse, d'un geste instinctif, parce que
le projecteur vient de se rallumer, sous Iqs sapins
de Gombres. L'antenne de lumière balaie la vallée,
se rétracte et s'allonge, accroche enfin la route de
Mouilly, que lentement elle frôle. Et puis elle dis-
paraît, mais pour jaillir à nouveau, et cette fois frap-
per la route, comme une balle.
« Ils savent y faire, » dit Runel.
Deux silTlcmcnls hargneux lui coupent la parole,
deux coups de départ, deux éclatements presque
simultanés. A peine avons-nous vu, sous le foyer
blanc du projecteur, fulgiircr deux flammes san-
glantes : toute la montagne de Gombros est noire,
des assises au sommet ; elle semblerait morte.
CINQ MOIS PASSÉS 21 5
n'était la plainte des balles qu'elle laisse s'échap-
per, et qui tissent dans la nuit, très haut, leur trame
cristalline.
Et bientôt, plus vite que peut battre une pau-
pière, elle rouvre son œil de cyclope sous le bois
sourcilleux, et recommence à scruter notre nuit.
« Zyeute toujours, dit un des hommes. Le Mont-
girmnnt finira bien par t'avoir.
— Mon lieutenant, m'informe Runel, je vous
signale qu'un des fusils de la batterie 3 a dû glis-
ser hors de son encoche, et qu'il tire très bas,
presque sur nous. Vous voudrez bien passer voir, en
rentrant ?
— Entendu : je passerai. »
Je quitte le petit poste, et retrouve Jafïelin, les
spirales des réseaux Brun, la barricade à odeur de
vase. Par un étroit passage qu'écrasent les murs
de deux maisons, je gagne les prés boueux, et pa-
tine jusqu'à la haie derrière laquelle se cache la
batterie: sur une échelle horizontale, dont les mon-
tants sont creusés d'entailles faites au couteau, les
huit hommes ont couché leurs fusils, sans les poin-
ter, sans les assujettir. Cela doit tirer sur un point
repéré, — une tranchée, un boyau ou une piste, —
les huit détentes pressées à la fois par une trin-
gletle enfilée dans les pontets, la tringlette elle-
même manceuvrée par un seul homme, qui tient
une ficelle à la main... Le bois de l'échelle travaille
2l6 LA BOUE
et gondole ; de salve en salve, les fusils glissent, se
braquent vers le ciel ou piquent vers la terre : la
batterie devient un jouet grotesque et dangereux,
dont le vacarme insulte à la nuit.
Sur le pont du Longeau, l'une derrière l'autre,
trois ombres glissent lentement. La flamme d'une
allumette danse aux doigts de Butrel, et colore son
mince visage : la patrouille rentre au presbytère,
où Porchon doit l'attendre.
Lorsqu'il sera minuit, je rentrerai à mon tour ;
je gratterai mes chaussures et mes molletières
pâteuses, et m'allongerai sur le lit du cure. Mais
auparavant, je passerai une heure dans l'avant-
dcrnière maison, avec ceux de mes hommes que le
service laisse libres, et qui ne dorment pas.
Ils sont assis autour de la bougie, que masque un
écran de carton. Ils ne jouent pas aux cartes, cesoir ;
ils causent à mi-voix, leurs rudes visages seuls hors
de l'on)bre. Je reconnais le sergent Souesme, le
sergent Liège, le caporal Paloux, Pannechon et le
grand Chantoiseau.
« Tout de même, dit Souesme, penser qu'on a
là bas, dans une maison de la rue d'IIauteville, au
quatrième, un môme à soi qu'on n*a jamais vu,
qu'on pourrait [)rendre dans ses deux mains, tout
doucement , avec les deux pattes sales que voilà,
et dorloter, et embrasser, et regardiîr tout nu sur
les genoux de la feunne !... C'est mon premier,
CINQ MOIS PASSES 217
Liège, tu sais... J'aurai bientôt la photographie. »
Liège entr'ouvresa capjte et sort son portefeuille:
« Mes deux Qlles, tu vois La maison derrière
avec la vigne vierge, c'est chez nous... Elles ont
voulu qu'on les prenne avec leur ami Cyrano : ça
n'est pas un très beau chien, mais tu ne trouverais
pas une bête plus aflectueuse.
— Chez moi, dit Chanloiseau, j'en ai quatre. Il
n'y a pas de photographe au bourg, et c esl pour
ça qu'on ne les a pas tirés en portrait... Quand
même... Quand même... »
Et Ghantoiseau, les yeux grands ouverts, les re-
garde tous ensemble. *
Ils ont surpris, vers ie Bois Carré, un patrouil-
leur allemand ; et ils l'ont assommé. Ils ont fureté
dans toutes les maisons du village ; et ils les ont
mises à sac. Ils sont entres dans la sacristie; et ils
ont forcé les armoires, volé les chasubles, les étoles
et les linges sacrés ; ils n'ont laissé que quelques
rameaux de laiton et de chrysocale, et un fragile
vase de porcelaine bleue, à filets d'or.
Cette nuit, ils s'en vont. En attendant que les
postes rejoignent, ils se sont couchés sur les marches
de l'église. Pas un ne parle ; pas un ne bouge. Je
les entends seulement respirer. D instant en instant,
il y en a un qui tousse, d'une toux rauquc et pro-
fonde.
10
2l8 JLA BOUE
L'église, dressée vers un ciel cuivreux, laisse
tomber devant elle un vasle pan d'ombre oii ils se
sont blottis. Je ne vois d'eux que cette masse immo-
bile et couchée, cette masse de fatigue prostrée sur
les degrés de pierre.
Je les ai trop regardés vivre : je sais que celui-ci
est un lâche, et cehii ci une brute, et celui-ci un
ivrogne ; je sais que le soir de Sommaisne, Douce
a volé une gorgée d'eau à son ami agonisant, que
Faou a giflé une vieille femme parce qu'elle lui
refusait des œufs, que Chaffard, sur le champ de
bataille d'Arrancy, a brisé à coups de crosse le crâne
d'un blessé allemand... J'ai trop regardé les lueurs
mauvaises de leurs yeux, les tares de leurs visages,
tous leurs gestes de pauvres hommes. Je les ai
regardés faire la guerre, et j'ai cru que je les voyais,
et peut-être que je les connaissais...
Mais les yeux de Chantoiseau, cette nuit.'... Mais
eux tons qui sont là couchés, et que je vois pour la
première fois?... Ce sont eux. Us respirent d'un
grand souille las ; membres mêlés, ils se donnent
l'un à raulre tout ce qu'il-i peuvent donner : la tié-
deur de leur corps misérable « Mon frère qui gre-
lottes, approche toi davantage, et que toute ta
chair se réchaulîc... Mon frère qui ne cesses de
tousser, endors-toi sur le bias que voilà, cl que ta
poitrine n'ait plus mal... Mon frère qui dors sur mon
épaule, tu as raison d'avoir confiance en ton frère :
CINQ MOIS PASSÉS 2I9
je respirerai doucement pour ne point l'éveiller. >•>
Au-dessus d'eux, un gémissement tremble dans
les ténèbres. L'oiseau nocturne s'envole du clo-
cher, monte vers le plein ciel, à grands coups
d'ailes silencieux : et il me semble que je vois leur
âme, leur âme sombre qui se délivre.
Par la route de ?y'Iouilly. par le Moulin-Bas, par
Amblonvillc, nous sommes allés vers Rupt comme
vers notre passé. Nous avons reconnu, autour de
l'église sans vitraux, la foule des croix neuves pres-
sées dans l'étroit cimetière, l'huinide vallon où la
ferme s'allonge près de la mare aux arbres fins, et
celte colline moussue dont nous avons, un matin
de soleil, cerné la crête d'une tranchée pacifique.
Mais comme Rupl a changé ! Le ruisseau coule
dansunep'ainerase, balafrée d'ornières, sans un buis-
son, sans une touffe d'herbe : des canons gris badi-
geonnés de fange ; dl^ hangars couverts de chaume ;
des chevaux à l'attache, tristes bctes faméliques,
aux grands yeux farouches et doux ; des artilleurs
assis au bord de la route ; d'autres qui cheminent
à travers la plaine, des bottes de paille sur les
épaules, des seaux de toile au bout des bras ; et
toujours des canons alignés, d'autres hangars, d'au-
tres chevaux ; toujours cette couleur de chaume
et de boue, couleur de nos visages, couleur de la
guerre...
220 LA BOUE
« Essuyez vos pieds, là donc ! »
Mmes Porcherot, mère et fille, nous ont regar-
dés avec méfiance. Il y avait chez elle un capitaine
du 25. Cérémonieusement, elles nous ont mis à la
porte.
Mous passerons nos trois jours dans cette mai-
son abandonnée. Nous achèterons à la bouchère des
cigarettes de tabac d'Orient, au tailleur des huîtres
portugaises ; et nous irons à la messe de minuit.
Au feu des cierges, entre l'âne et le bœuf, l'en-
fant Jésus tendra vers nous ses menottes de cire
rose. Le sous-lieutenant Dast, et Béjeannin l'infir-
mier, chanteront un hymne à Jeanne d'Arc, une
cantate naïve et désespérée ; et puis toute la nef
s'emplira d'un choeur de voix graves, d'une lamen-
tation monotone, qui ne finira plus:
Ils étaient forts, jeunes et beaux,
Pleins de vie et d cs[Joirs nouveaux ;
Ils sont partis en chantant !
Les flammes des cierges tournoieront ; l'offi-
ciant, à l'autel, nous semblera reculer très loin, au
fond d'une va|)eur d'encens. El toujours, d'un
bout à l'autre du vaisseau, prisonnier des voûtes
de pierres, bourdonnera le chœur des voix rési-
gnées :
Ajvz pitié de dos soldats
Tombés dans les derniers combats...
CINQ MOIS PASSES 221
Pitié pour nos soldats qui sont morts ! Pitié
pour nous vivants qui étions auprès d'eux, pour
nous qui nous battrons demain, nous qui mour-
rons, nous qui souffrirons dans nos chairs muti-
lées ! Pitié pour nous, forçats de guerre qui n'a-
vions pas voulu cela, pour nous tous qui étions des
hommes, et qui désespérons de jamais le rede-
venir !
CHAPITRE VII
LA GUERRE
35 décembre-5 janvier
« C'est pour demain, dit le médecin-auxiliaire,
demain matin huit heures. Il y a des batteries tout
le long de 872, des batteries derrière Scnoux, des
batteries dans le Bois-IIaut, des batteries partout...
Le tir commencera d'un seul coup, toutes les dra-
gées en vrac sur le saillant boche. On allongera au
ci 'onomètre; le bataillon du 6-7 sortira, deux com-
paj, es première vague, deux autres appuyant Tas-
saut. »
Le médecin-auxiliaire pérore, avec une assurance
qui nous gèle. Accoudées sur la table, devant leurs
assiettes encore pleines d'écaillés d'huîtres, les deux
filles du tailleur Técoutent, médusées. Le tailleur
a reculé sa chaise vers la cheminée ; penché sur
l'âtre, les pincettes à la main, il tisonne, il silTlote,
et ne nous montre que son dos rond.
« (j'est égal, murmure Ravaud, il y a des choses
224 LA BOUE
qu'il fait bon garder dans ses poches... On laisse
traîner ça sur le coin d'un meuble ; on s'en fout ;
et comme par hasard...
— Quoi ? Quoi ? dit le jeune toubib.
— Oh ! rien », répond Ravaud.
Le mot tombe comme une pierre : de grands
cercles de silence s'élargissent jusqu'aux murs ; et
l'orateur, très rouge, regarde obstinément ses ongles.
Mais Porchon, tirant sa montre, manifeste une
bruyante surprise :
« Eh bien vrai ! Si je me doutais de l'heure qu'il
est!... On est là; on se trouve peinards ; on ne
s'aperçoit même pas du temps qui passe. .. Vite à la
popote, mon vieux ! Nous allons nous faire sabou-
ler. »
Dans la rue ténébreuse, nous marchons sans rien
nous dire. Une porte de grange s'ouvre en gei-
gnant, et la lumière qu'elle démasque éclaire une
carriole paysanne, eu attente au bord du trottoir,
« Huchet ! appelle une voix... l'est pas là, Hu-
cbet ? B
Assis dans la carriole, deux fantassins, le visage
terreux, fument leur pipe.
a Blessés Pleur demandons-nous.
— Non, mon lieutenant ; les pieds pourris : on
nous a oubliés dans la Hotte.
— Iluchcl ! Iluchet ! » crie toujours TinGrinier.
Nous entendons l'hnmme, au passage :
LA GUERRE 223
« Ben voilà, quoi ! Tu sais marcher sur les
mains, toi, peut-être? »
Il sort, suspendu aux épaules de deux cama-
rades. La porte de la grange se referme, et toute
la rue s'éteint
Il fait très froid, cette nuit. Des reflets vagues
traînent à travers la place et niiioitent sur la boue
gelée. Autour de l'abreuvoir, on entend craquer le
verglas sous les pas d hommes invisibles.
« Dépêche 1 Dépêche ! » me dit Porchon.
Enervé, il file devant moi, prend de l'avance,
disparaît presque. Cela m'énerve à mon tour ; je
me mets à courir et tout de suite le rattrape :
« Voyons, mon vieux, ne te fatigue pas : tu sais
bien que nous avons le temps.
— Il est six heures, répondit-il.
— Pas tout à fait ; il nous reste cinq bonnes
minutes.
— Et après? Que diable veux-tu que nous en
fassions ? »
Il entre dans le couloir de la « caserne », une
vaste maison pleine d'officiers, de cuistots, d'or-
donnances, où claquent des portes, oîi bourdonnent
des voix à travers les cloisons, oîi trépide jour et
nuit une vie mystérieuse et puissante.
Le capitaine Rive et le docteur, arrivés avant nous,
causent au coin du feu.
« J'ai vu Ancelin tantôt, raconte le capitaine.
226 LA BOUE
C'est lui qui commande les deux compagnies. Il
me disait... Ah! vous voilà, jeunes gens? Vous êtes
bien en avance... Oui, des tranchées très humides,
très humides... Une cigarette, docteur?
— Bonsoir, Messieurs », dit le commandant Sé-
néchal.
Il entre, mâchonnant le bout d'un cigare. Il est
plus rouge encore que de coutume. A sa moustache
raide, poils blonds et poils blancs mêlés, de minces
glaçons scintillent et fondent.
« Gelé! Une bonne soupe chaude par là-dessus...
Eh bien, Rive, tu dors ?... Mettons-nous à table.
Messieurs. »
Nous dînons, en échangeant d'habituelles paroles.
Le Labousse, qui s'ennuie, modèle du bout des
doigts des totons en mie de pain, qu'il fait tourner
sur la toile cirée. Le capitaine s'enveloppe d'un rêve
taciturne Le commandant, une fois de plus, témoi-
gne d'un appétit massif,
Presle, ayant mis sur la table la bouteille de fine,
ranimé le feu qui s'éteignait, rangé dans la « can-
tine à vivres » les boîtes de conserves inutiles, vient
enfin, à regret, de se décider à sortir. A peine a-t-il
fermé la porte que Porchon, me regardant, cligne
d'une paupière.
« Alors, mon commandant, c'est bien celte nuit
que nous partons?
— Mais oui.
LA GUERRJ-: 227
— Et nous allons au carrefour de Galonné?
— Mais oui ; au carrefour de Galonné.
— Comme... d'habitude?
— Gomme d'habitude. »
Porchon, déçu, me regarde encore. Il hésite; il
m'encourage des yeux... A mon tour.
« Mon commandant, nous avons causé tout à
l'heure avec un médecin auxiliaire du 6-7. Il nous
a dit des choses, heu... des choses... enfin des choses
intéressantes. Il avait l'air très sûr de lui, très ren-
seigné...
— Il faudra me l'indiquer, dit le commandant
Sénéchal. S'il postule jamais pour une place de
cuistot, je lui promets avis favorable. »
Ayant dit, le commandant ouvre la boîte de ninaSy
choisit un fumeron noir et l'allume, soigneusement.
Après quoi, de sa voix sifflante d'asthmatique, il
raconte tin drame deSardou qu'il vit jouer l'an passé,
par une troupe « de premier ordre»... A la fin du
cinquième acte, le cigare lui brûle la moustache. Il le
jette alors, boit une dernière gorgée de fi ne et se lève :
M Bon sommeil, messieurs; il n'est que temps.
Je vous riippelle que le réveil est à trois heures, —
comme d habitude, y)
Nous rentrons dans la maison abandonnée, et nous
nous mettons au lit; A travers le mince plafond,
nous entendons les [)as des hommes qui gîtent dans
le grenier, la chute de leurs corps sur la paille. Et
228 LA BOUE
tous les bruits s'apaisent, peu à peu; une souris
grignote du côté de l'armoire, trottine sur le carre-
lage et plonge dans quelque trou. Alors, dans le
grand silence, deux homnnes couchés côte à côte se
mettent à causer:
t( Brémond t'a dit?
— Oui.
— Demain matin huit heures...
— Oui.
— G est le 6-7 qui se tape l'attaque. Nous aut'es,
on est réserve.
— T'es bien sûr, au moins?
— Puisque c'est Brémond qui l'a dit... Et c'est
Pinard qui lui avait dit!
— Alors c'est vrai... Mais si l'attaque loupe avec
le 6-7?
— Si l'attaque loupe?
— Oui ,
— Ah! quand tu m'demanderas... Laisse donc ça»
va ! Pour l'instant, on est réserve. Pense qu'on est
réserve, et dors par là-dessus.
— Ça fait rien, dis...
— Quoi ?
— J'aimerais mieux être à Panama.
— Oui. »
Le commandant Sénéchal a parlé ce matin, au
bord de la route des Trois-Jurés.
LA GUERRE 229
« Froid de canard, messieurs!,.. C'est pour huit
heures . »
Le médecin-auxiliaire avait raison. Les deux
hommes, cette nuit, avaient raison : tout ce qu'ils
ont dit est exact, point par point. Nous devons
retrouver, à Galonné, le ler bataillon de chez nous,
en formation d'attente sous le bois. Nous arriverons
derrière lui; nous nous formerons à notre tour, —
faisceaux d'armes, faisceaux de sacs. Et nous n'au-
rons plus, formation d'attente, qu'à attendre.
« En avant, marche! »
Il fait si froid qu'on ne pense à rien. Une aube
incolore sourd de tout le ciel. On avance, engourdis,
sans rien voir que la route pâle, et vaguement par-
fois, debout en avant du taillis, un grand hêtre isol
qui ressemble à un arbre de pierre.
Quand nous arrivons à la cabane du cantonnier,
nous nous apercevons qu'il fait jour. Et presque à
l'instant, au creux de nos poitrines, une sensation
bizarre point et grandit, une sorte de chaleur pesante,
qui ne rayonne pas, qui reste là comme un caillou.
a Ligne de compagnie face à gauche... »
On s'arrête, bordant le fossé.
« Sacs à terre... »
Le capitaine Rive nous appelle. Ses moufles
pendues au cou par un cordon, il y plonge les
deux mains à hauteur de l'estomac. Et ces mains
empaquetées et pendantes lui donnent une allure
250 LA BOUE
blessée, une allure infirme qui fait mal à voir.
« Quelques mots à vos hommes, n'est-ce [)as ? Les
classe i4 surtout.,. N'oubliez pas que nous sommes
réserve de réserve... Insistez sur l'importance de
notre pré[)aration d'artillerie... Tout le monde cou-
ché si rartilierie boche riposte. 0
Quelques mots à mes hommes... Sans doute.
Mais les mots que je voudrais leur dire, je ne
pourrai pas les leur dire. Le 67 attaque: ils le
savent... Pourquoi le 67 attaque-t-il ? Qu'est-ce
qu'il attaque ? Dans quelle direction, vers quel but,
avec quels espoirs ?. . . C'est cela que je voudrais leur
dire; et cela, je ne le sais pas, puisque personne ne
me l'a dit, à moi.
Le capitaine Rive le sait-il? Le commandant Sé-
néchal le sait-il? Si je les interrogeais, ils me répon-
draient, bons soldats, que nous sotnnjes « à la dis-
position », que nous n'avons pas besoin d'en savoir
davantage.
On a regardé de K»in ce mur, et l'on voudrait
savoir ce qu'il y a derrière : on va prendre cette
pioche et taper. Si les pierres sont trop dures, si le
fer de la pioche s'étnotisse et se brise on prendra
la pioche « de réserve » qu'on a posée contre ce
hêlre, et l'on continuera à laper.
Un coup de canon ; deux autres.. . Bruscpiejnenl
une voûte sonore toinlxi du ciel, jette par-dessus
nous des liens silllanls et ra[»ides, qui secroiseni, se
LA GUERRE 23 I
joignent et se mêlent, tandis que derrière nous,
sur nos flancs, devant nous, les coups de départ
et les éclatements martèlent la terre, s'y plantent
comme des pieux, achèvent de fermer durement
le vacarme qui nous emprisonne, et désormais —
pour quel temps i^ — nous sépare du monde des
vivants.
J ai rassemblé mes hommes ; et voici que je leur
parle : v Nous sommes réserve, c'est entendu. Mais
peut-être que nous marcherons, nous aussi. Mieux
vaut penser à cela tout de suite, s'y préparer, être
prêts l'instant venu... Bien de quoi s'en faire, d'ail-
leurs I Est-ce que nous n'en avons pas vu d'autres,
à la 7» ? Les anciens sont là pour le dire, eux qui
tant de fois déjà .. Quand aux jeunes, je suis bien
sûr que ma confiance en eux... »
Les mots se pressent à mes lèvres, abondants et
vides de pensée. J'ai pris la parole tout à coup, sans
savoir ce que j'allais dire, poussé par celte chaleur
qui pesait morte au fond de ma poitrine, et sou-
dain s'est mise à vibrer, à couler par tout mon corps,
faisant battre mes artères, m'emplissant le cerveau
d'une excitation fumeuse et trouble, presque sen-
suelle.
La canonnade s'exalte, rebondit et tressaille, avec
des éclats cuivrés, des stridences et des rires. Elle
nous cogne sur les nerfs, nous fait courir dans les
reins de grands frissons glacés : on dirait une fan-
232 LA BOUE
fare puissante et sauvage dont le rythme nous em-
poigne violemment, nous jette aune frénésie morne
où nous nous enfonçons sans pouvoir nous débattre,
sans le vouloir, vaincus.
El bientôt la fusillade se lève, s'allonge en nappe
d'incendie, crible de pointes sans nombre la voûte
formidable du canon, qui s'efirile, se lézarde, et brus-
quement s'écroule.
La fusillade crépite parmi le poignant silence. Il y
a du soleil sur les roules, du soleil à travers les bran-
ches. Et nous nous regardons, stupides, comme des
gens qui s'éveillent.
C'est maintenant...
Nous avons erré tout le jour. Nous avons fumé
des pipes à en avoir la gorge brûlée, la langue
râpeuse et sèche. Nous avons passé deux heures dans
une étroite carrière, près du poste de secours. Nous
avons causé avec des camarades du i^r bataillon,
avec le capitaine Prclre, avec Grégoire et Lamarre.
Nous n'entendions plus que des coups de fusil déta-
chés, qui parfois se joignaient en gerbes, et que le
vent nous jetait au visage.
Nous avons, à la nuit, échoué près du carrefour,
du côté de la route de Mouilly. Le i**^ bataillon,
arrivé av.int nous, s'était emparé des abris: il a
fallu coucher dans des trous à ciel ouvert, ou dros-
ser nos toiles de tente du cûlé où souillait le vent.
LA GUERRE 233
De-ci de-là,unfeu maigre tremblotait, autour duquel
se serraient des ombres. Allongé contre tnoi, un
homme toussait àprcment , etsa toux résonnait jus-
qu'au fond de ma poitrine.
Mous avons, nous aussi, allumé quelques bran-
ches : une aigre fumée montait vers les l)or(ls du
trou, s'y arrêtait et retombait, rabattue par la toile
de tente. L'homme toussait de plus en plus, la poi-
trine déchirée de quintes é})uisantes. A la lueur du
feu, nous voyions son visage inconnu, rouge et cou-
vert de sueur, ses yeux fiévreux et doux, ses joues
salies de barbe grise.
(( Gomment t'appelles-tu ?
— Buchin.
— Quel âge as-lu ?
— Quarante-trois ans. »
Il prononçait « Buchéïn », avec un accept de
soleil que n'ont pas les hommes de chez nous. Il
avait quaninte-trois ans, dix déplus que les moins
jeunes des noires. A nos questions étonnées, il répon-
dait entre deux quintes :
« Je "sais bien que ça n'est pas ma place ; je
sais bien que je pourrais réclamer... Bah ! que vou-
lez-vous ; c'est le sort. »
De temps en temps, nous nous abîmions dans
un sommeil grelottant et lucide. Je dormais, et
j'entendais Porchon qui répétait, endormi comme
moi :
234 ^^ BOUE
« Sois tranquille, Buchin : je te ferai mettre aux
voitures... C'est là qu'est la place, Bucliin : je le
ferai inellre aux voilures. »
El jusqu'au jour, sur la route, des pas sonnaient
dans l'air glacé.
Pas d'ordres. Nous avons erré encore, autour des
abris toujours pleins. Gomme la veille des coups de
fusil s'égrenaienl au lointain des bois, moins clairs
que la veille, cloufTés par un ciel plus sombre. Un
froid mouillé stagnait sur le carrefour; la terre deve-
nait molle ; et sous la jonchée des feuilles, la boue
tendait SOS embûches gluantes.
Yors midi, nous avons su : le capitaine Âncelin
étail lue; notre camarade Ponchel élait tué... Con>-
bien d hommes tués ? — Âh ! combien... Des hom-
mes tués.
A ia nuit tombante, le i^r bataillon est sorti des
abris, el s'est rassemblé sur la route des Eparges.
Nou> l'avons regardé partir et s'enfoncer dans le cré-
puscule : les hommes marchaient sous la pluie avec
une !• Dieur tranquille, pas à pas descendaient vers le
village, comme nous tant de fois, comme nous dans
trois jours.
« Les pauvres gars ! » a dit quelqu'un.
El dix voix ensemble se sont récriées :
« (^)uoi? les pauvres gars... Parce qji'ils allaient
être aux tranchées dans une heure ? Parce qu'ils
LA GUERRE 235
reprenaient leur tour ?... Tout le monde, lnMireu-
sement, n'était pas si dégoûté... »
L'homme qui avait parlé a doucement secoué la
tête ; et très bas, avec une espèce de honte :
(( Mais non ; pas ceux-là... pas ceux-là.
— C'est vrai, avons-nous dit. . . Les pauvres gars !
— Quand même, oui... C'est grâce à eux. .»
Ettous,avec le même lâche bonheur, nous. 'tommes
rentrés dans no? huttes comme dans un vieii.\ vête-
ment.
J'ai partagé, avec le doctetir Le l^abousse^un petit
abri accolé à celui du capitaine Rive. Au-des>usde
nous, la bourrasque faisait craquer les arbres ; la
pluie tambourinait notre toit de carton bilu né qui
se gonflait sous les rafales malgré les lourde.^ [tierres
dont nous l'avions fixé Une à une, les pierres rou-
laient avec un fracas d avalanche ; et la lenille de
carton s'envolait, fuyait dans la tempête en clatjuant
comme une voile.
Nous nous abrutissions à discuter métaphysique,
à couper des cheveux en quatre. Le Labousse con-
cluait que j'avais « une âme rose et grise «. Et je
cauchemardais toute la nuit — noir et rouge les
tempes cerclées d'une migraine effroyable.
Chaque jour, un peu avant 2 heures, la petite voi-
ture du vaguemestre, pleine de colis vêtus de t »ile,
apparaissait au boutde la Calonne. Caliin-cah.i vers
236 LA BOUE
le carrefour, trottinait le bidet au poil jaune et lai-
neux. Et les hommes, par les quatre routes, — ceux
de Verdun qui l'avaient vue passer, ceux de Mouilly
qui étaient tout près, ceux d'Hattonchâtel qui étaient
loin, ceux des Taillis de Sauls, perdus à la lisière
des bois, — arrivaient au carrefour en même temps
que la petite voiture.
Plus tard, dans la nuit noire, nous entendions
rouler les fourgons à vivres. Les corvées du 255,
venues des premières lignes, s'arrêtaient, talons
joints, devant la sentinelle...
« Halte-là !
— J'obéis.
— Qui vive?
— Deui-cent-cin-quan-te-cinq. Gorvé-e d'ordi-
naire. . . »
Le fourrier s'avançait, protocolaire. Et tout bas,
au creux de loreille initiée, il chuchotait le mot de
passe.
Bien [)lus lard encore, longtemps après que nous
avions dîné dans l'abri du commandant Sénéchal,
quand la fumée du tabac nous cachait les uns aux
autres nos visages, quand le rhum des « brûlots »
n'était plus.au fond des verres, qu'un sirop refroidi,
•nous nous ranimions tous ensemble au bruit imper-
ceptible d'une bicyclette sur la route. Nous enten-
dions l'honimesauterh terre, posersa machine contre
la porte ; et tout de suite il apparaissait, débouclant
LA GUERRE Hf
sa sacoche gonflée ; et les lettres en débordaient avec
un bruissement léger, comme pour venir d'elles-
mêmes au-devant de nos mains tendues.
*
« Bonne année ! »
Je répondrai aux lettres dans notre maison des
Eparges, devant la fenêtre qu'a percée le capitaine
Sautelet. Je ne vois plus, sur mes mains et sur mon
papier, danser la lumière des bougies . Le jour entre
par la fenêtre ; et si je lève les yeux, toute la vallée
se donne à mon premier regard.
Vallée triste, de prés jaunes sous un ciel sale. En
me penchant un peu à droite, je découvre la fuite
des collines, hérissées de bois violâtres ; un peu à
gauche, et la montagne des Hures surgit d'un bloc,
sous sa couronne de sapins noirs. Et des Hures
aux collines traînent de molles averses, qui ter-
nissent encore les couleurs fanées des champs, qui
pendent du ciel comme des haillons. Elles appro-
chent, silencieuses, et brouillent les vitres de la
fenêtre : toute la vallée s'efface, enveloppée de tor-
peur et de pluie.
Il fait trop chaud, ici. Le poêle bourré jusqu'à
la gueule ronfle et craque. Une dernière mouche
bourdonne, cogne le plafond et tombe sur la table,
parmi toutes les mouches qui sont mortes.
238 LA BOUE
« Bonnes années» d'autrefois... Par la fenêtre
de ma chambre, je regardais les moineaux sur la
neige. Depuis longtemps, à travers mon sommeil,
j'entendais vibrer le timbre de l'entrée : il y avait
dansle vestibule, sur le coin du vieux bahut, des gros
sous pour les mendiants, et pour les gosses des pipe?
de sucre rouge.
On est là... Porchon s'est étendu sur le bat-
flanc. Il est couché, pareil à un homme endormi ;
mais chaque fois que le chat vient frôler son
épaule, il le repousse, d'un geste excédé. Le capi-
taine Rive, affaissé sur une chaise, roule ses lon-
gues cigarettes ; il ne s'est pas rasé ce matin : je ne
m'étais jamais aperçu que sa barbe poussait presque
blanche.
L'averse passe, et lentement dévoile les prés mor-
nes, que des trous d'obus éclaboussent. Derrière
moi un fragment d'argile sèche, détaché du mur,
se pulvérise en heurtant le plancher. On est là... On
y restera trois jours. Et puis l'on descendra vers
Kupt; on remontera de Rupt vers Galonné ; et de
Galonné, encore, vers les Eparges.
On ne se révolte pas. On accepte toutes les heures.
Mais ce soir, sans rien dire, on se couche sur le
bat-llanc; on allume l'une à l'autre des cigarettes
qui ne finissent pas ; on regarde, sur une feuille
do papier blanche, ses mains dures et gercées...
Ghacun pour soi, on laisse son cœur se gonfler de
LA GUERRE 239
souvenirs. On n'a point honte d'avoir de la peine.
c< Mon capitaine ! Mon capitaine I »
La porte claque, violemment poussée. Un homme
apparaît, boueux jusqu'au ventre, l'air égaré.
« C'est Tcapitaine Maignan... »
Rive s'est levé d'un bond, le visage envahi d'une
brusque pâleur.
« Il est mort ?
— Non ! Non 1 » répète l'homme.
Sur le seuil, Rive se retourne :
«c Rcstez-là... Attendez-moi .. Nous ne pouvons
monter tous ensemble. »
Et il s'en va, derrière l'homme qui secoue la
tête, et qui dit « non », toujours, comme s'il so
débattait.
Nous nous sommes assis près du poêle, le dos
courbé, les mains jointes entre nos genoux. A quoi
bon parler? \ quoi bon même nous regarder ? Les
dents serrées, nous nous . cachons dans ce coin
d'ombre ; et nous avons si peur de notre premier
geste que nous y demeurons, de toute notre force,
immobiles.
Près du toit de l'abri quelqu'un court dans la
friche.
« On vient ?
— Non... les pas s'éloignent. »
Porchon s'est dressé à-demi, les mains crispées
au bord de «a chaise :
240 LA BOUE
« Ecoute, me dil-il, va l'en... Nous n'avons pas
besoin de rester deux ici... Monte là-haut.
— Mais toi ?
— Non : va le premier. Monte... Mais monte donc,
à la fin, puisque je te le dis ! »
Il me pousse de son propre élan, de toute sa
volonté, de toute son angoisse :
(( Va... Va... »
Et je cède ; je passe la porte qui se referme ; je
prends ma course sur la pente boueuse.
Quelqu'un descend vers moi, à longues foulées
glissantes. C'est le capitaine Rive, tête nue, la
vareuse ouverte. Nous nous croisons; il me regarde,
sans rien dire ; mais dans ses yeux encore trop
vrais, ses yeux qui n'ont pas eu le temps de reflé-
ter autre chose, je vois la mort du capitaine Mai-
gnan.
Le brancard est là-haut, posé sur la fange du
sentier, à côté d'un autre brancard. Ils sont deux
morts, qui viennent d'être tués.
Celui-ci est un soldat, couché très droit, comme
un gisant de pierre. Autour de lui, à haute voix, des
hommes parlent. L'un dit :
« Ça l'a tapé juste au milieu du front ; il n'a pas
dû seulement faire ouf... »
.luslcau milieu du front... C'est pour cela qu'on
liii u mis un mouchoir sur la tête.
« Il montait par le boyau, dit un autre. Quand
LA GUERRE 24I
il pst arrivé au tournant, il a enfoncé dans la
boue : le parapet avait coulé, en comblant presque
le passage. Il n'a pas pris le temps de déblayer ;
il est sorti tranquillement. Et aussitôt... tac ! En
bas. »
Ravaud et Massicard sont là : ils m'ont vu ; et
ils s'écartent un peu, de chaque côté du second
brancard.
Le capitaine Maignan, jusqu'à la ceinture, est en-
veloppé d'une couverture de laine. Le haut de sa
poitrine très blanche apparaît, dansl'entre-bàillement
de la capote déboutonnée. Dans sa bouche entr'ou-
verte on aperçoit le bord de ses dents ; et sur sa face
livide, la cicatrice de la joue trace une dure ligne
violette.
Comme il a maigri 1 Son front que lave la pluie
est plus lisse qu'un marbre ; sa tempe creuse s'em-
plit d'ombre effrayante ; les pommettes saillent et
distendent la peau ; toutes les chairs diminuées,
collant à l'ossature, la laissent hideusement surgir.
C'est donc cela, une « tête de mort » ! Gela qui
tout à l'heure ouvrait sur le monde les yeux du
capitaine Maignan...
« Voilà, dit Massicard... Quelqu'un est passé
devant la cagna, en criant que Soriot venait d'être
tué au tournant du boyau 5. Il a couru, « pour se
rendre compte «... Nous l'avons suivi Ravaud et
moi : nous le connaissions si bien I... Quand il est
II
J42
LA BOUE
arrivé à l'éboulement, et que nous l'avons vu prendre
appui des deux bras pour sortir, nous l'avons retenu
par sa capote. Alors il s'est fâché ; il a voulu sor-
tir quand môme. ..Et tout de suite... La balle l'a
traversé d'un flanc à l'autre ; il est retombé dans nos
bras.
— Mort ?
— Non. Il nous a regardés, et il a dit : « Vous
aviez raison, mes amis », Nous avons tâche de le
déshabiller, pour le panser ; le sang ne coulait pas
beaucoup, mais il devait avoir une grosse hémor-
ragie interne, qui l'étouffait... Quand le brancard
est arrivé^ il sest mis à se débattre. Tout le temps
qu'on le descendait, il se soulevait à grands coups
d'épaules, en criant. Et puis, très vite, il s'est affai-
bli ; il s'est mis à parler avec une voix de gosse :
« Ma mère... mon frère... la croix comme lui ». Et
il est mort.»
Massicard tremble. Ravaud se penche ; douce-
ment il ramène sur le corps une des mains qui Iraî-
nait dans la boue- Et lorsqu'il se relève il nous
tourne le dos, pour que nous ne le voyions pas
pleurer.
« Quelle pluie ! » dil-il.
L'averse ruisselle au visage de Maignan. On
voudrait prendre un linge pour étancher les
gouttes qui mouillent son front, ainsi qu'une sueur
d'agonie. Mais on le retrouve brusquement tel
I.A GUERRE 24:»
qu'une balle vient de le tuer, muré tel que le voici
dans celte immobilité formidable : et de nouveau,
à travers tout l'être, on croit à la mort de iVIai-
gnan.
Sur le front de Soriot, le mouchoir est devenu
rouge. Ses pieds aux talons joints dépassent les bords
du brancard. Ses mains à demi closes ont une pâleur
de cire... Pauvres pieds bottés de cuir rude et de
boue ! Pauvres mains inertes! Pauvre homme...
Au-dessus de nous une ballechante, tirée du haut
du piton. Brutal, Ravaud s'essuie les yeux. Et sour-
dement :
« Si je le tenais, celui-là ! »
Et puis il a un grand geste découragé. Il ne se
détourne même plus. Les bras abandonnés, le visage
nu, il pleure.
A minuit, sans quitter leur tranchée du ravin, les
Boches se sont mis à hurler, comme s'ils char-
geaient à la baïonnette. Vers Gombres, une de leurs
patrouilles est descendue dans la vallée, devant les
lignes du 3oi : et les nôtres ont entendu une voix
qui les appelait, camouflée en voix française : « Au
secours ! A moi, camarates ! » Sur le piton, ils ont
chanté ; ils ont brisé des bouteilles, braillé des mots
obscènes et des injures. Toute la nuit, ils nous ont
harcelés de fusées et de coups de feu.
Nous n'avons guère dormi, en bas. Etendus côte
244 ^•'^ BOUE
à côte, nous suivions le même songe douloureux :
le lendemain de Noël, l'absurde attaquo dans les bois,
les lentes journées du carrefour, l'attente des lettres
dans l'abri plein de fumée... Et puis les dernières
heures, les averses qui passent, le cri de cet homme
couvert de boue... Et devant nous les deux bran-
cards, Soriot mort, Maignan mort.
Nous ne pouvons pas tout savoir. On nous a dit
que les obus de nos 76, trop légers, avaient à peine
mordu sur les retranchements ennemis. On nous a
dit que la première vague avait heurté durement le
musoir des mitrailleuses, et reflué, en lais.sant der-
rière elle une frange de cadavres. On nous a dit que le
capitaine Ancelin, svir d'être tué, s'était pourtant une
seconde fois jeté contre les (ils de fer intacts, parce
qu'il en avait reçu l'ordre ; on nous a dit aussi qu'il
était un ofBcier admirable, et mieux encore, un
homme de cœur.
Nous sommes venus aux Eparges ; et c'était la
veille du jour de l'an. Nous avions oublié l'atta-
que du 26 décembre. Très loin, nous regardions
au vi.sage des heures notre propre mélancolie.
Nous avions oublié... La guerre nous a durement
punis.
Ce matin, nous mangerons des tranches de jam-
bon fumé, des pommes jaunes et des mandarines;
nous boirons à pleins quarts un Champagne mous-
seux et violent ; nous fumerons des cigares à bagues
LA GUERRE 245
rouges Et nous bavarderons bruyamment ; et nos
hnttes, peut être, résonneront de nos rires.
Mais oublier...
J'ai devancé, avec le campement, le départ du
bataillon. Nous allons à Riipt, encombré de troupes
au repos, pour essayer de conquérir une place à
nos camarades fatigués. Gomme toujours, la pluie
nous accompagne, une pluie sournoise dont nous
sentons à peine les gouttes fines, mais qui lente-
ment pénètre nos vêtements et pèse sur chacun de
nos pas. Il faut s'arrêter sur le bord de la route,
se coucher dans l'herbe mouillée, attendre que les
plus las reprennent assez de force pour achever
l'étape.
Je somnole, en écoutant deux hommes qui cau-
sent près de moi. Ce ne sont pas des hommes de ma
compagnie ; je ne connais pas leurs voix; je ne sais
même pas oij ils sont : peut-être derrière la haie
d'épine au pied de laquelle je me suis affalé, dès la
halte.
« A c' coup-là, dit l'un, on s'est faits vieux...
T'as dû savoir que le capitaine a été tué, avec un
copain à nous.
— Je les ai vus, répond l'autre. J'étais juste au
village comme on les descendait.
246 LA BOUE
— Et alors ?
— Alors j'ai demandé comment le malheur était
arrivé, et où, et pourquoi, et des tas d' choses qui
n'avançaient à rien, puisque c'étaient toujours deux
morts... Mais j'ai pas pu m'en empêcher. Il a fallu
que je sache. Il me semblaitque ça n'était pas assez
de seulement les avoir vus... Comprends si tu veux :
je ne suis pas comme ça d'habitude, n
• Il y a un silence. Et l'homme reprend :
« On a eu aussi un tué, chez nous : ïhouvignon,
un cabot du renfort... Il était en train de manger,
appuyé au parados. Faut te dire, pour être juste,
qu'il s'était posé juste en face d'un créneau repéré ;
mais puisqu'il débarquait, ça n'était pas tout à fait
sa faute... Une balle l'a tapé en plein crAne ; il est
resté debout, et sa tcte s'est penchée, en laissant
tomber des bouts de cervelle qui faisaient floc dans
la bectance... Il avait un cigare sur l'oreille, et deux
mandarines dans ses poches. »
Nous repartons, sous l'éternelle ondée. A Rupt,
dès l'arrivée, je dois mener une lutte odieuse,
contre des gens qui serrent les coudes pour mieux
faire front aux intrus que nous sommes. A la place,
à la mairie, à la prévôté, se sont les mêmes argu-
ties, les mêmes vérités jésuitiques derrière quoi
ricane le même égoïsme. Un capitaine, à court de
mauvaise fni,mc montre lAchement ses galons. Un
lieutenant, la bouche lleuric de phrases courtoises,
LA GUERRE 247
cherche à m'enlever des mains la clef d'une mai-
son vide, que l'on m'a confiée devant lui ; et
quand il me voit résolu à ne la point lâcher, quand
il comprend qu'il n'y a rien à faire, il change de
visage tout à coup et me lance de grossières invec-
tives.
» « Tu viendras ce soir chez la mère Bourdier, me
dit Lamarre que je rencontre. Il y aura quelques
bons types, et de quoi boire. »
Chez la mère Bourdier, je trouve une dizaine de
bons types. J'écoute un chansonnier des boîtes mont-
martroises, un caniche blond, aux yeux trop petits
pour tout ce qu'on y voit luire de clairvoyance et
de malice. J'écoute un grand sergent, tout en os,
qui chante des chansons de Dranem ; il les chante
mieux que Dranem : mais il a déjà beaucoup bu.
Quelquefois, lorsque tombe une gaudriole plus
épaisse, la mère Bourdier semble comprendre ; et
elle glousse, le corsage dansant. Lamarre me verse
à boire ; Grégoire me verse à boire.
(( Ne fais donc pas cette gueule-là ! » me disent-
ils.
Je bois ; je fume. J'écoute encore chanter le grand
sergent. J'admire la cocasserie de ses gestes habillés
trop court, la bosse de son nez en bec d'ara, le cli-
gnotement de son œil rond.
« Tu rigoles ? s'écrie Lamarre. Tu as raison :
ça te va bien... Parbleu ! On est des as, à la 3* !
248 LA BOUE
Chaque fois qu'on monte en ligne on fait la nouba
toute la nuit: ça nous évite l'embêtement du ré-
veil.
— Des as ! clame le grand sergent. Amène mon
sac, vieux Charles ! Trente kilos sans compter les
graumies ! Dix paquets d'carlouches de rabiot !...
Quelle heure qu'il est ? Minuit et demie ? Qu'est-ce
tu paries que je me l'colle sur le dos et que j'attends
devant la grange de la section, l'arme au pied, jus-
qu'à trois heures du matin?... Qu'est-ce tu paries,
la mère Bourdier ? »
La mère Bourdier ne parie rien. Elle a vendu sa
dernière bouteille ; elle pleure d'avoir trop baillé ;
elle nous conseille d'aller dormir.
Seul dans la maison abandonnée, seul dans mon
lit, je dégringole au fond d'un sommeil noir. Le
jour vient, et je dors. Le bataillon dépasse Amblon-
ville, fait son entrée dans Rupt ; et je dors. C'est
Porchon qui m'éveille, en me jetant à bas du lit.
« Tu es un beau salaud ! me dit-il. Pendant que
nous attendons, sous la flotte, que monsieur vienne
au-devant de nous, monsieur se carre dans la plume ;
monsieur fait la grasse matinée ! »
Et le capitaine Rive, et le commandant Sénéchal,
avec môme netteté quoique moins cordialement,
me chantent pareille aubade. Et lecapitaine Géli-
nel me poursuit de reproches grognons, parce que
ba chambre est près d'une élable, et qu'il entend à
LA GUEKRK 249
travers le mur les meuglements d'une vache. Et
pour ciMiible le bli, sous les espèces d'un comman-
dant, nous expulse de notre maison.
Sous la pluie, nos draps en bandoulière, nous
errons de porte en porte, de rebuflade en rebuf-
fade.
« A quoi sommes-nous bons ? » demande Por-
chon.
Une lassitude rageuse nous gagne. Nous ne
son)mes même pas bons à dormir sous un toit :
nous nous roulerons ce soir dans nos draps ridicules,
et nous coucherons à la pluie^ sur le pré,
« De quoi avons-nous l'air ?... Dis- moi un peu
de quoi nous avons 1 air ?
— Nous avons l'air de deux gourdes. »
Il faut l'être, pour avoir trouvé des chambres à
tous les officiers du bataillon, et pour avoir été, nous
deux seuls, misa la porte de la nôtre. Il faut l'être,
pour avoir perdu l'habitude de dormir parmi nos
homn)es,dans la même grange et le même foin. Il
faut l'être, pour oser continuer cette promenade
la mentiible,nos drapsmouillés glissantde nosépaules
et trauiantleur pan dans la boue.
(( J'en ai n)arre, dit Porchon. Entrons n'importe
où... A la «caserne», si tu veux. »
Nous entrons. Nous ouvrons la première porte.
Et nous voici dans une grande chambre inoccupée,
avec deux lits, avec un harmonium. Nous allumons
25 O LA BOUE
du feu ; nous faisons sécher nos draps. Les deux
lils sont moelleux el profonds ; l'harmonium, bon
garçon, consent à exhaler une onctueuse chaloupée.
« La grande vie de château 1 o clame Porchon.
Il me regarde ; je le regarde : et nous éclatons de
rire.
« Crois-tu, hein ?
— Crois-tu qu'ils ont laissé tomber une piaule
pareille !
— Sont-ils gourdes !
— Gélinet peut toujours s'amener, avec sa
vache !
— Gélinet comme les autres...
— Un quatre mains sur l'épinette ?
— Gy! »
Aux mugissements guillerets de l'harmonium,
nous nous sommes mis à chanter :
Et on s'en fout,
La digue digue daine!
El on s'en fout,
La diguo digue don 1
CHAPITRE VIII
LA BOUE
5- II janvier
« Ça va comme ça, monsieur I' major? »
L'homme s'est campé au milieu de la rue,
devant le kodak du docteur. Les jambes empa-
quetées de grosse toile, le buste couvert d'une peau
de mouton hirsute, il a la tête enveloppée d'un
passe-montagne qui s'effiloche en toison déteinte,
qui ne laisse voir, de tout le visage, qu'un nez minus-
cule sur un débordement de poils, et des yeux cli-
gnotants sous la cascade des sourcils.
(( Ça va comme ça, monsieur 1' major ?
— Tournez-vous un {)eu... Encore un peu...
Décidv ment, la lumière ne vaut rien. »
L'homme, docile, meut ses jambes informes avec
une lourdeur de plantigrade.
« Est-il beau, l'animal 1 murmure Le Labousse.
Quel dommage de louper un pareil cliché !... Ah !
tant pis : ne bouge plus... Ça y est, »
252 LA BOUK
L'homme approche, en se dandinant :
« C'est réussi, monsieur l' major?... Quand c'est-
il qu on pourra voir ? Y en aura pour moi, n'est-ce
pas monsieur 1' major ^ »
Il avance la patte vers la petite boîte noire, comme
s'il voulait l'ouvrir et tout de suite y trouver son
image.
« Pas encore, dit le docteur. Il faut que j'en-
voie le rouleau de pellicules à Paris. Mais sitôt qu'on
aura renvoyé les épreuves, je te promets que je t'en
donnerai,
— Sur, au moins 1^
— Oui, sûr.
— Vous n'oublierez pas ? Léon Marchandise,
première compagnie du 5-4, première section, troi-
sième escouade... C est pas pour moi, monsieur
1' major. C'est pour eux, comme souvenir... Et c'est
aussi... »
L'homme s'arrête, hésitant, les yeux voilés d'une
vague Iritesse.
« C'est aussi ?... demande Le Labousse.
— C'est aussi pourqu'ijs me reconnaissent. »
Baissant les yeux, l'homme considère son accou-
trement, son torse laineux, ses cuissards de toile rude.
« Ah! murmure t il, c'est qu'on a changé ; rude-
ment changé dehors et dedans... Alors je voudrais...
Comment dire... on a du mal à expliquer ces choses-
là. »
LA BOUE 253
Il relève la tête, nous regarde ; et nous nous
sentons remués par la lumière profonde qui sou-
dain ennoblit ces yeux d'homme.
« Je voudrais, comprenez-vous, qu'ils ne restent
pas avec moi tel que j'étais quante j'ai parti d'avec
eux, Puisquej'ai tant changé, et qu'ils ne le savent
pas, comment voulez-vous qu'ils pensent bien à
moi ?... C'est pour ça, monsieur 1' major... Dites
que vous n'oublierez pas.
— Je n'oublierai pas », promet Le Labousse.
L'homme rentre dans sa grange, et nous rega-
gnons la caserne. Il pleut sur les rues désertes ; les
gouttières gargouillent au pied des murs ; les feux
noirs des cuistots s'éteignent en sifflant.
« A quoi pensez-vous, vieux toubib ?
— Arien d'intéressant.
— Mais encore ?
— Je pense aux abris de Galonné, à la pluie
qui délaye leurs toits, au bruissement des grosses
gouttes qui tombent sur la paille, à l'odeur de la
litière pourrie... Et vous ?
— Oh ! moi, je ne pense plus à rien. Même pas
à la pluie que nous recevrons demain ; même pas
à la boue dans quoi nous pataugerons ; même pas
à la guerre... Arien du tout. »
C'est assez de recevoir la pluie, lorsque l'heure en
est venue. Elle est tombée toute la nuit, pendant
2D4 LA BOUE
que nous allions de Rupt au carrefour de Galonné.
Elle loinbait quand nous sommes arrivés . Et ce soir
toujours elle tombe.
« Vous vous rappelez, mon lieutenant ? »
Pannechon, debout, le torse ployé en arrière, ficèle
une toile de tente aux rondins de la charpente.
« On l'avait pourtant bien dit, avec Chabeau,
que la flotte pourrait dégringoler, qu'elle n'arrive-
rait pas à trouver un joint, ni à couler dans la mai-
son ! Vous aussi, mon lieutenant, vous l'aviez bien
dit... Et la flotte a percé quand même ; et faut
tendre les toiles, ici comme ailleurs. »
Les gouttes heurtent les toiles, tambourinantes et
drues. Et dehors l'averse immense ruisselle au tronc
des hêtres, frémit sur les feuilles mortes et noie les
routes de limon blanchâtre.
« Voilà, njurmure Pannechon... Parce que nous
avions bâti cette maison toute entière, rien que
nous, on s'était figuré qu'elle n'était pas une mai-
son comme les autres. La pluie pouvait couler dans
toutes les guitounes de Galonné : elle ne coulirait
pas dans la nôtre. On y en avait trop mis, des bras
etdu cœur, pour la faire naître pelletée par pelletée,
motle par motte, branche par branche... On était
trop fiers de notre peine, voyez-vous... Tous les
trois, on a péché par trop d'orgueil.
Levant le bras, Pannechon montre le sommier de
la porte :
LA BOUE 255
« Un jour, mon lieutenant, j'avais écrit quelque
clioiic là-liaut. Il y a déjà longtemps : c'était vers
la fio de novembre... Comme souvent, j'étais venu
bagoter par ici,à cause d'elle qui m'attirait. La claie
de l'entrée était posée de côté ; le locataire avait
du sortir... Alors, en douce, j'ai descendu les
n)arclies. Il y avait du feu qui flambait, et j'ai
connu que la cheminée tirait toujours bien. J'ai
vérifié les porte-manteaux, et avec une petite pierre
j'en ai rafl'ermi un qui branlait un peu : mais
c'était pour le plaisir, parce quil était encore très
solide. Et puis je me suis baissé, j'ai plongé mes
deux rnains dans la paille : et j'ai été content, à
sentir que la paille était sèche... Alors mon lieu-
tenant, je n' saurais pas vous dire ce qui m'a
pris. J'ai sorti mon couteau, et j'ai fait une grande
entaille^ dans le rondin au-dessus d' la porte ; j'ai
mouillé mon crayon, mon crayon violet pour mes
lettres, et j'ai marqué sur l'entaille blanche, en
appuyant très fort, le jour qu'on avait bâti la mai-
son, le 2 novembre vous vous rappelez ?... Et je
n'ai pas osé signer nos noms, maisj'ai marqué tout
d' môme notre compagnie, notre section... Et j'ai
aussi baptisé la maison « comme on peut »... Mais
c'était encore de l'orgueil.
(( Qu'est-ce qu'on en voit aujourd'hui, mon
lieutenant, de l'entaille blanche et d' mes belles
écritures ? J'ai travaillé à ça toute une grande
256 LA BOUE
heure, et plus ; j'ai usé la moitié d'un crayon
qu' j'avais payé douze sous chez l'épicière Colin, à
Mont ; surtout, j'ai cru que ma peine était bonne,
comme si j'avais empêché quelque chose de se
perdre, comme si j'avais préservé la maison... De
quoi, mon lieutenant? Dites-moi de quoi... La
pluie tombait ; la boue montait... Et les lettres,
à force de recevoir la pluie, s'eflaçaient, rentraient
dans le bois; et des éclaboussures jaillissaient par-
dessus ; et les mottes du toit fondaient, coulaient...
El toujours de la pluie plein le ciel, qui nous
mouillait vêlements et peau si longtemps qu'on
était dehors ; et toujours de la boue sur les routes,
qui nous prenait aux jambes à la porte des gour-
bis, qu'on retrouvait au fond sous nos litières, qui
collait à nos mains chaque fois qu'on touchait les
murs, des murs de gadouille, mollasses et gelés. A
Galonné, auxEpargeSjC'estpartoulgadouilleetflotte.
Allez où vous voudrez, faites comme vous voudrez,
restez debout, couchez-vous, défendez-vous quand
même ou croisez-vous les bras, partout et toujours
vous Irnuverez gadouille et flotte... Tenez, mon
lieuUîiiaril, vous rappelez-vous seulement qu'on a
vu le plein soleil ? Au mois d'août, au mois de
septembre, on se battait en plein soleil. Quand on
courait, les chaumes grt'sillaieut sous nos senjellcs;
les mi (railleuses cl les fusils claquaient sec ; et les
copains qui prenaient une balle au passage loin-
LA BOUE 257
baient sur la plaine rase, s'allongeaient au soleil
dans leur capote 1res bleue et leur pantalon rouge:
on les voyait de loin et on les voyait tous, et c'é-
taient bien des soldats tués... Tandis que si demain
nous nous battions là-haut, nos morls tomberaient
à-niême la boue : dès la première seconde ce
seraient des morts salis... et bientôt même plus
des morts, des petits tas de boue sur lesquels on
marcherait sans les voir, de la b(jue dans la boue,
plus rien. . Même la guerre, même la mort, il n'y a
rien, que la pluie et la boue. »
Pannechon ouvre son couteau de poche, et saisit
une des bûches dressées au coin de l âtre.
« Le Icu s'éteint, dit il Va falloir faire du p'tit
bois si l on n' veut pas qu'il meure tout à fait. »
11 avise une pierre plate et pose la bûche de-ssus,
verticalement. 11 s'est rapproché du seuil, vers la
flaque de clarté stagnante au pied des marches. Et
soudain je le vois qui se met en boule, qui cache
derrière ses bras un visage de terreur. Et presque
au même instant le mur tressaute contre moi, un
souffle brutal me heurte à la poitrine, me courbe sous
le fracas énorme d'une salve d'obus dégringolant
par la clairière.
Tout 1 abri a vacillé; un vol de feuilles sombres
tournoie devant la porte ; et longtemps après, flas-
ques et lourdes, des mottes de boue retombent sur
le toit.
25S LA BOUE
« Eh bien, Pannechon? »
Il se redresse, très pâle, les traits encore crispés
et grimoçanls.
«Ça! bégaye- t-il... Ah! ça!... Mince alors! »
Il respire mal, et ses doigts tremblent. La terreur
qui le défigure ne s'en va que peu à peu, d'un lent
retrait presque insensible. Et tandis que je le regarde,
sans bouger, je m'aperçois que mon cœur bat à
grands coups précipités.
«Eh bien, Pannechon? »
Ses yeux fixent sans voir le couteau qu'il a lâché,
et qui luit sur la paille près de la bûche renversée.
« Un peu plus court, murmure-t-il, seulement
dix mètres plus court... et qu'est-ce qu'on serait, à
présent.^
— Même plus des morts, Pannechon ; des petits
tas de boue, de la boue dans la boue...
— Quoi, mon lieutenant? Qu'est-ce que vous
dites ?
— Allons, voyons ! C'est toi-même...
— Moi? Quand ça ?
— il y a peut-être deux minutes, Pannechon.
— Ah ! dit-il, vous croyez?... C'est bien possi-
ble, après tout : ces saletés- là m'ont coupé le sif-
flet. »
LA boup: 259
t
* *
Mêlée de dur grésil, la pluie nous cingle au
visage. Elle crible les ténèbres, qu'on sent frémir
d'un tremblotement lourd. Nous marchons en
aveugles, dans un vacarme d'eau bondissante où
se perd le bruit de nos pas. Nous marchons dans
un torrent au lit traître, raviné d'ornières profondes.
Il semble, de temps en temps, qu'on entende un
cliquetis d'armes, un heurt de chute, un éclat de
voix ; mais tous les bruits s'engloutissent dans la
rumeur frémissante du vent, s'éparpillent aux coups
de fouel de la pluie, qui nous poursuit et s'acharne,
qui nous ferme les yeux, nous renfonce dans la
gorge, chaque fois que nous ouvrons la bouche, les
paroles et le soufïle.
On S3 tait. On suffoque. On avance en trébuchant,
les chevilles tordues, les mains tâtonnantes, le vi-
sage meurtri par le vol furieux des grêlons. A nos
pieds l'eaucoule plus jentti,avec un large murmure.
On ne voit toujours rien ; mais la pente adoucie
nous guide vers le village. On va droit devant
soi; on suit les pas de cette foule, les milliers de
pas qu'on s'est mis à entendre, depuis que le torrent
a cessé de gronder Peut-être, à présent, verrions-
nous sur le ciel grandir la masse du Montgirmont,
n'était cette brûlure des paupières qui nous em-
pêche d'ouvrir les yeux.
26o LA BOUE
La pluie galope sur un lac. endormi, un lac
d'eaux pâteuses qui se lovent à nos jambes^ qui nous
reprennent, une jambe après l'autre, chaque fois
que nous leur échappons. Le lac morne garde collés
à lui des espèces de reflets dont vaguement palissent
les ténèbres : en baissant la fête contre les rafales,
on les aperçoit grouiller comme des bêtes molles,
au toucher gluant et glacé.
Plus haut ! Le bruissement de la pluie s'étouffe
contre la boue. Les semelles collent, cinppanles à
chaque pas. On glisse, les mains en avant, les mains
à leur tour collées à la fange, englouties jusqu'aux
poignets. On avance en rampant, les coudes dans
la boue, les genoux dans la boue. On entend la
pluie tinter sur les gamelles, crépiter sur le cuir des
sacs, dévaler en cascades par-dessus les talus. On
ne voit toujours rien, ni le ciel, ni la boue. On ne
sait pas depuis combien de temps cela dure. On
sait fpje cela n'est pas fini, qu'il f;\ut ramper encore,
jusqu'aux huttes qui doivent être là-haut, jusqu'aux
hommes qui doivent nous attendre puisque nous
venons prendre leur place, dans la boue.
Ils nf)us altcndiiienl : nous les avons heurtés à
travers les ténèbres. Une porte s'est oir'erle sur une
rayonn;uilo lumièio d'or, sur la flamme d'une bou-
gie, sur la chîileurd'un [)oéle allumé.
« Vous allez être bien servis », nous a dit le capi-
taine Prêtre.
LA BOUE 261
Grégoire et Lamarre descendent du bat flanc.
Ils nous accueillent d'un rire las et boulB. d'une
poignée de main poussiéreuse. Leurs capotes jau-
nâtres tombent devant leurs jambes avec une raideur
de carton. Ils cognent dessus, « pour nous f;iire
voir», de leur doigt replié : et cela rend un bruit
dur, comme si leur doigt heurtait une planche.
« Vous allez être bien servis», répètent-ils.
Et la porte s'ouvre. EtPellegrin apparaît. De ses
épaules jusqu'à ses pieds, la boue glissa en bavant.
Lorsqu'il pose sa canne contre le mur. lorsqu'il
nous tend la main, des paquets de boue tombent
de ses coudes et s'aplaiissonf sur le parquet.
« Excusez-moi »,dil Pellegrin.
Il nous sourit, de ses yeux brumeux et noyés. Et
très doucement :
« Vous allez être bien servis a, nous dil-il.
C'est à moi de monter. Jour et nuit, il faut qu'un
de nous deux soit là-haut : douze heures Porchon,
et moi douze heures... Je « prends » de six heures du
matin à midi, de six heures du soir à minuit
C'est le matin. Le ciel moins sombre laisse traî-
ner encore (les lambeaux de ténèbres. Une grande
flaque immobile, d'un bleu pâlissant et ïij;é, ouvre
devant l'abri un goulTre vertigineux. Ce n'est qu'une
flaque de boue : un pas suflil pour qu'elle s'éteigne ;
et je marche dedans avant de m'en être aperçu.
202 LA BOUE
Il ne pleut plus : à peine quelques gouttes fugi-
tives, glissant avec le vent las. L'aube torpide rôde
au bas du ciel, où s'efTile sous les nuages une raie
de clarté jaune, droite et mince comme un glaive.
Autour de moi les guitounes rasent leur dos de
chaume, du même bleu grisâtre que la boue.
Mes souliers font un bruit étrange, un bruit de
bouillie écrasée que suit une aspiration netle,\comme
de lèvres clappantes. Par les fissures d'un toit monte
le ronQement d'un homme endormi : mais un seul
pas m'empêche de l'entendre, de même qu'un seul
pas, tout à l'heure, a fait s'éteindre la flaque blême,
au seuil de l'abri.
Je chemine vers le bord du plateau, dans la déso-
lation grise du crépuscule, dans le silence glacé du
monde. Je vais avec lenteur, balançant mes épaules
et mes hanches, balançant tout mon corps d'une
jambe sur l'autre, arrachant tous mes pas, un par
un, à l'étreinte puissante de la boue.
Cela recommence à chaque pas, accompagné du
même clappement ignoble qui reste collé à la boue,
qui ne sort de la boue quç pour se perdre en elle,
avant d'avoir efileuré le silence. De loin en loin,
aux lèvres d'un entonnoir d'obus, un gmilTre d'eau
bleuâtre s'arrondit, d'une pureté si froide et si pâle
que je m'en éloigne avec une sourde frayeur, jus-
qu'à ce que, glissante et muette, la boue soit reve-
nue le combler tout entier.
LA BOUE 263
Est-ce le jour ? Il semble que, hors les ténèbres,
surgissent les lignes de la terre, que les nuages du
ciel se creusent et se gonflent, plaqués çà et là de
blancheurs sales, déchirés de bâillenients livides. Un
aulre nuage s'est couché au fond de la vallée, un
voile de fureiée dense, une buée morte qui ne bou-
gera plus. Et par-delà moutonnent les hêtres des
Hauts, houle confuse roulant au faîte des collines,
refluant hur les pentes à longs remous violâtres. Et
devant moi. émergeant tout à coup de l'horizon fan-
g'ux, la noire montage de Combres, d'un lourd élan,
surgit.
Lorsqu'il fait jour, on gagne le boyau en courant.
Des dalles rocheuses, sous la boue moins épaisse,
accueillent les pas de leur force dure. Vernies de
boue, elles luisent ; entre elle des filets d'eau se
hàtt;nt, avec un bruit frais et léijer.
On entre. Cela commence presque sans qu'on
voie rien : deux levées de terre molle qui largement
s'évasent, de chaque côté des mêmes dalles rocheu-
ses. On gravit des paliers successifs ; de l'un à l'au-
tre on se hausse davantage ; on se lève droit, le
front baigné d'air libre, au-dessus des lovées gran-
dis^a^tes. Mais brusq»)ement le sol manque ; une
marche sournoise s'incline vers la boue ; les parois
rap[>rochées se dressent : on est pris.
il n'y a plus rien, ni la vallée, ni les hêtres des
Hauts, ni les sapins de Combres, ni la vie bou-
204 LA BOUK
geuse des nuages. Il n'y a plus, au-dessus de ma
tête, qu'une saignée de terne lumière, sans légè-
reté, sans profondeur, presque incolore : une bande
de lumière plate déroulée sur le boyau, collée sur
les bords du boyau. Gela n'éclaire pas; mes regards
qui se lèvent enfoncent là-dedans sans pouvoir s'é-
vader ; cela existe à peine, juste assez pour fermer la
prison oiî je suis englouti, d'un mur à l'autre, de la
boue à la boue.
Ce ne sont pas des murs. C'est une seule masse
monstrueuse et lourde, sans forme, sans reliefs,
sans contours : le boyau rampe au travers, d'une
allure visqueuse et pesante. Né de la boue, il est
la même chose que la boue. Il en a la mollesse
énorme, le glissement pâteux, la couleur. Tout à
l'heure, au dehors, c'était gris, avec un glacis bleuâ-
tre laissé là par la nuit finissante ; maintenant c'est
gris encore, mais d'un gris jaune, d'un gris ocreux
et sale, traversé par en bas de traînées floconneuses,
d'un gris verdissant. Parfois il me semble que toute
cette fange s'amoncelle, plus compacte, qu'elle
dresse tout à coup devant moi un abrupt solide,
contre lequel je vais buter. Mais le boyau, sans
heurt, du même glissement pâteux, plonge dans la
môme fange, dans le même gris ocreux et sale,
sous la même bande de lumière plate déroulée d'un
bord à l'autre. Et mes jambes, à chaque effort, sou-
lèvent les mêmes flocons verdâtres, traînent après
LA BOUE 265
elle des viscosités longues, pareilles à des algues
pourries.
Sans profondeur, sans longueur, le boyau ne finit
nulle part. Déplace en place, adroite ou à gauche,
il détache un tentacule hésitant, qui s'enfonce n'im-
porte où, — place d'armes inutile, ancienne tranchée
comblée de boue, cheminement des mitrailleurs,
feuillée nauséabonde oîi des papiers mettent des
blancheurs vives.
Et des hommes apparaissent, qui ressemblent
tous à Pellcgrin, à l'homme gluant que nous avons
vu surgir dans le cadre de la porte ouverte. Une
espèce de niche s'arrondit dans la glaise, au fond
de laquelle, sur une planche jaune, s'étalent des
guenilles jaunes. Deux autres planches la couvrent,
disjointes, spongieuses, gorgées dans toutes leurs
fibres d'une eau épaisse et jaune qu'elles laissent
baver à gouttes molles... Et c'est là, — pourquoi
là — ? qu'il faut rester six heures.
Quand il est monté me relever, Porchon m'a
dit:
« Vauthier vient d'être blessé. Il revenait de la
source, avec Pannechon. Une balle folle l'a traversé,
un peu au-dessus de l'aisselle... Rien de grave ; du
moins je ne crois pas. »
J'ai trouvé le grand Vauthier dans la guitoune
des agents de liaison. II était assis sur la paille
la
266 LA BOUE
mouillée, la tête penchée vers sa blessure, et il
fumait une cigarette.
« Il n'y a qu'à raoi, m'a-t-il dit... Des bêtises
pareilles, ça n'arrive à personne qu'à moi. »
Pannechon, accroupi contre lui, pliait une cou-
verture, et doucement, comme un fichu léger, la
lui posait sur les épaules.
« Je n' souffre guère, mon lieutenant, disait Vau-
thier. Ça tire un peu ; c'est un peu lourd ; mais pour
souffrir, mon Dieu non... L'embêtement, c'est d'a-
voir été mouché comme ça, aux abris... On va
encore dire que j' l'ai fait exprès. « ,
Ses yeux, lentement, s'emplissaient de rêveuse
tristesse. Il inclinait le front ; et sa bouche, dou-
loureuse et puérile, se contractait comme s'il allait
pleurer.
a Celte fois, mon lieutenant, vous m' donnerez un
billet signé... Il y aura celte nuit quatre mois que
j'ai reçu ma première balle à Rembercourt. J' n'ai pas
envie qu'on m' remette les menottes aux poignets,
qu'on m* fasse retraverser Bar entre deux cognes à
cheval, et qu' les juges du Conseil, en m'insultant,
mecondamnent encore à un an d' prison... Celte fois,
mon lieutenant, vous m' donnerez un billet signé. »
Vaulhier essaie de sourire ; mais quel navrant
sourire, plus émouvant que toutes les plaintes, plus
bouleversant que toutes les colères, coup de lumière
sur la pluie vive d'un cœur !
LA BOUE 267
Il y a quatre mois... Vauthier, Beaurain, Ray-
naud : trois bons soldats. Blessés dans la mêlée noc-
turne, ils ont mis sur leur blessure, à tâtons, leur
pansement individuel ; et ils sont partis sous la pluie
d'orage, à travers le champ de bataille mugissant,
vers l'ambulance... Ils n'avaient pas de billet signé.
On n'a pas pu prouver qu'ils étaient mutilés vo-
lontaires : on ne les a condamnés qu'à un an de pri-
son,
(( Quand j'y pense.. .Quand j'y pense... » dit Vau-
thier.
Sa tête dodeline, avec une lasse douceur.
« Une. balle de plus, ça n'est rien. Mais j'aurais
voulu autrement... Si jamais on m' demande dans
quelle bataille j'ai été blessé, qu'est-ce que j' répon-
drai, mon lieutenant ? Que j' me promenais en
arrière des tranchées, n'est-ce pas? les mains dans
mes poches et 1' képi sur l'oreille... Et alors on rigo-
lera, on prendra un air mêlé-cass, on m' demandera
c' que j ai foutu au front... Et quand on saura mon
histoire de septembre, on dira...
— Quoi? jette Pannechon. Qu'est-ce qu'on dira?...
On dira qu' les juges du Conseil étaient des cha-
meaux, et toi un malheureux. On dira qu'deux bles-
sures en cinq mois, c'est suffisant pour un seul
homme ; qu'une balle dans la peau, qu'on 1 ai {)rise
à vingt mètres ou plus loin, c'est toujours une balle
dans la peau.
268 LA nouK
— Tu dis ça... Tu dis ça... » murmure Vau-
thier.
Pannechon, impatienté, se trémousse sur la
paille :
« Tais-toi, grand ; tu causes trop; t'as la fièvre...
Fume ta cigarette... Elle est éteinte? On va t'en allu-
mer une autre... Bouge pas, ta couverture tombe ;
tu prendrais froid dans ton épaule... A.vance ton
bec, c'est une sèche bien roulée... Des allumettes?
J'en ai... Laisse-toi faire. T'as plus rien à faire qu'à
t'iaisser faire. . Tu verras, grand, là-bas à Tar/ière;
tu verras... »
Pannechon se rapproche de Vauthier, remonte la
couverture qui a glissé un peu, allume la cigarette
qu'il lui a mise aux lèvres. Et il lui parle.commeà
un enfant, d'une voix chantonnante et berceuse :
« Là-bac. ..Il y aura un lit près d'une fenêtre, avec
des draps bien secs, des draps doux, des draps
blancs. Il y aura tes vieux. Il y aura un gros poêle
bourré de charbon. Il y aura une inhrtnière, une
jeune, avec des « gtiiches » blondes sur les tempes
et des bras nus jusqu'aux coudes. Il y aura du
soleil derrière les carreaux, des cigarettes toutes
faites sur la table do nuit. 11 y aura...
— Tu disça... Tu dis ça... répète Vauthier.
— Tais-toi, grand. Ecoute... On t'mettra une belle
écharpc en toile fine; on t' donnera une vareuse
neuve, \m calot neuf et des bottines. Tu r'iuiras^lu
LA BOUK 269
s' ras propre des pieds à la têle. 11 f'ra beau temps
tu verras : du soleil sur les pavés, du soleil sur les
murs... Tu t'assoieras à la terrasse d'un café, devant
la gare, et tu entendras siffler les locomotives...
Ou bien tu prendras le tramway jusqu'au bout
des maisons, et tu regarderas les routes blanches,
et les fossés pleins d'herbe verte... Ecoute, grand;
écoule encore... »
Vauthier, souriant, écoute la voix chantonnante.
Ses lèvres et son front douloureux se détendent ;
une chaleur rose lui monte aux pommettes Les
paupières entrefermées, très loin, il regarde des
images.
Et dehors, cependant, tombe le soir terne et
mouillé. On entend sortir des guitounes et mar-
cher dans la boue les hommes de la prochaine
relève.
(( Vois, dit Pannechon à Vauthier. Il fera bien-
tôt nuit : tu vas pouvoir descendre. Tu vas pouvoir
t'en aller là-bas... »
Une ombre bouche la porte basse.
« Vous êtes là, mon lieutenant ?... 11 est
l'heure. »
C'est Viollet qui descend de là-haut, et m'appelle.
Debout sur un pied, il racle ses vêtements avec une
palette de bois. 11 racle ses jambes ; il racle sa poi-
trine et ses bras ; il essuie ses mains au toit de
chaume d'une guitoune.
270 LA BOUK
« Mon lieutenant, dit-il, va falloir prendre des
écopes et des pelles. La boue a coulé dans la sape 7 :
si on n'dégage pas, les hommes du p'tit poste ne
pourront plus passer... Tantôt déjà ils ont bien
cru y rester tous les quatre. Ils étaient pris jus-
qu'aux reins, et les Boches leur tiraient dessus ; il
a fallu qu'ils se déséquipent. qu'ils se déshabillent à
moitié. Richomme chialait... Gendre lui a foutu des
claques.»
Viollet se tourne et se déhanche pour racler, der-
rière lui, la boue qu'il ne peut voir. Et tout à
coup il glisse, ouvre les bras comme un noyé,
tombe dans la boue, durement, de tout son poids.
Il reste allonge sur le ventre, collé à la boue par
le ventre, les paumes à plat, la tête rejelée en arrière
pour sauver son visage de la boue.
« Tu ne peux [>as te relever ? »
Viollet ne répond pus. Ses épaules tressautent
bizarrement. D'une secousse il roule sur le fl.mc,
décolle son bras droit et sappuie sur le coude.
Alors je m'aperçois qu'il rit. Il rit silencieusement,
convulsivement, la bouche grande ouverte. Enduit
de boue il disparait, mêlé à la couleur du sol. Je
ne vois plus que la tache, claire de son visage, de
ce visage qui sort de la boue, et qui rit.
« Quand môme, dit la voix de Viollet ; quand
même, mf)n lieutenant.. Y a pourtant d'quoi s' mar-
rer, k la fin ! »
LA BOUE
271
Le jour, on peut regarder la boue. On peut, le
front à un créneau, ref,'arder de près la bnsse du
pilon, le bourrelet rampant de la tranchée alle-
mande, les fils de for ronce cardant les nuages, et
les pare-balles d'acier bleu. On peut tirer dedans
et faire miauler les balles. On peut tirer dans les
écopes de bois qui d instant en instant gesticulent
bors des parapets boches, et lancent sur les pentes
des trombes d'eau qui dévalent chez nous. On se
distrait : Vidal, au bout d'un bâton, place devant
un créneau repéré une vieille marmite de cuivre,
danse déplaisir chaque fois qu'une balle tape dedans,
change de créneau et coni[)le les trous. Méinasse,
pour lui seul, a peicé un regard dans le boyau
des mitrailleurs : il tf»urneledos au piton, « lui » ;
c'est sur Combres qu'il lire, « lui ». Les douilles
éjectées tintent à ses pieds ; son fusil brûle; sa barbe
tremble aux injures qu il vocifère : « Fumiers !
Cochons! Refuiniers ! » Et le fusil tousse ; et les
douilles tintent ; et les injures tonnent. Pareil à
un héros d'Iliade, Mémasse, à huit cents mètres,
invective les guerriers ennenns .
On se distrait : on va voir l'homme du génie
qui monte la soupe aux travailleurs de la mine.
Comment fera-t-il \)>>Hf franchir l'éboulenient ? Il
bute ; il lâche son houlhéon, ijui bascule et lente-
ment naufrage dan.s la boue. Il relire sa capote et
sa veste, relève la nianciio de sa chemise, et plonge
•272 LA BOUE
son bras nu dans la boue. Il fouille; il s'acharne,
furieux, le bras enfoui jusqu'à l'épaule. « L'aura !...
L'aura pas !... » Il ne l'aura pas. Il relire de la
boue son bras informe, gainé de boue gluante et
jaune. Désespéré, il nous regarde. Elles nôtres lui
disent : « T'en fais pas. Tes copains partageront
avec nous... Mais lu peux bien nous laisser rigoler
un peu. n
Parce qu'il fait jour, on rigole. On a des yeux :
on sait ce qui vous étreinl les jambes, ce qui vous
glace la peau sous le cuir des chaussures et le drap
des molletières. On dévisage la boue ; on la blague ;
on crache dedans. Et la fumée des pipes, sous les
planches de mon trou, laisse une bonne odeur acre
et chaude. Un crayon ; une feuille de papier: une
ronde parle secteur... Il est midi.
Mais il est six heures du soir. La nuit vous entre
dans les yeux. On n'a plus que ses mains nues,
que toute sa peau oiTerte à la boue. Elle est nielle,
et elle est froide. Elle vous effleure les doigts, légè-
rement, et s'évade. Elle effleure les marches ro-
cheuses, les marches solides qui portent bien les pas.
EWc revient, phis hardie, et claque sur les paumes
tendues. Elles baigne les marches; elle les sape, les
attire, les engloutit : hruscjuement, on la seni qui
Se roule autour des chevilles...
Son étreinte, d'abord, n'est que force et lour-
LA BOUE 273
deur; on lutte contre elle, et on lui échappe ; c'est
pénible, cela essouffle ; naais on lui arrache ses
jambes, pas à pas... Elle les reprend, et son étreinte
est patience et ruse : insidieuse, elle mollit, se dé-
laye et coule ; elle clapote, invisible, à petites vagues
lécheuses ; elle cherche le haut des souliers, le
bâillement des jambières ; elle imbibe doucement
le drap du pantalon, la laine des chaussettes; pro-
fonde, fluide, elle monte vers les genoux^ happe
les pans de la capote, jaillit très haut et lente-
ment retombe. Parfois le boyau tourne; une bour-
rade puissante et molle vous jette d'une paroi sur
l'autre : on sent peser contre ses flancs 1 enormité
de toute la boue. Les yeux pleins d'eau, les oreilles
bruissantes, on titube au hasard, les deux bras ten-
dus devant soi. Et la boue violente vous cogne
les mains, vous replie les bras, de toute sa masse
vous heurte la poitrine... On s'arrête ; on entend
battre son cœur ; le dos fait mal ; on s'a[)erçoit
que la boue vous enveloppe les jambes, les deui
jambes nues, et les glace. Elle a trouvé ; elle restera
là, collée à la chair qu'elle a trouvée, pendant six
heures.
C'est très long, quand on ne voit mi^me i)as la
fumée de sa pipe, quand l'homme qui est tout près
n'est plus qu'une masse d'ombre indistincte, quand
la tranchée jileine d'hommes s'enfonce dans la nuit,
el se tait. Sous les planches les gouttes d'eau lom-
274 LA BOUE
beiit, régulières ; elles tombent à petits claque-
ments vifs, dans la mare qu'elles ont creusée. Une...
deux... trois... quatre... cinq... Je les compte jus-
qu'à mille. Est-ce qu'elles tombent toutes les secon-
des!... Plus vite?... Oui, plus vite : deux gouttes
d'eau par seconde, à peu près ; mille gouttes d'eau
en dix minutes... On ne peut pas en compter davan-
vanlage.
On peut, remuant à peine les lèvres, réciter des
vers qu'on n'a pas oubliés. Vigny, Hugo, Leconte
de Lisle ; et puis Baudelaire ; et puis Verlaine ; et
puis Samain... C'est une étrange cliose, sous deux
planches dégoultelantes, au tapotement éternel de
toutes ces gouttes qui tombent... Où ai-je lu ceci?
Un homme couché, le front sous des gouttes d'eau
qui tombent, des gouttes régulières qui tombent à
la même place du front, le taraudent et 1 ébranlent,
et toujours tombent, une à une, jusqu'à la folie...
Une... deux... trois... quatre... Il n'y a pourtant,
sur les planches, qu'une mince couche de boue.
Depuis des heures il ne pleut plus. D'où viennent
toutes les gouttes qui tombent devant moi, et mêlées
à la boue enveloppent mes jambes, montent vers mes
genoux et me glacent jus(|u'au ventre ?
W Lo bois était Irislo aussi,
Et du feuillage obscurci,
Goutte à goutle,
LA BOUE 275
La tristesse de la nuit,
Dans nos cœurs noyés d'ennui,
Tombait toute.. .
Les gouttes tombent au rythme de ce qui fut la
Chanson Violette^ au rythme d'une scie imbécile
gambaclante sous mon crâne. ..Une... deux... trois...
quatre...
La planche était triste aussi,
Et de son bois obscurci.
Goutte à goutte...
Je vais m'en aller. Il faut que je me lève, que je
marche, que je parie à quelqu'un... Suis-je debout?
Est-ce drùle de ne plus sentir ses jambes ! Ce sont
pourtant mes jambes que je pince.
Et je m'en vais à pas lents.
Les crapauds chantent, dolents,
Sous l'eau morte...
Un mitrailleur chantonne derrière sa pièce, une
complainte sans paroles qui reste cachée dans la nuit.
« Tu es tout seul ?
— Je suis lout seul .
— Tes copains, où sont-ils ?
— Ils sont derrière la toile de tente, autour de la
lanterne. »
276 LA ROUE
La lanterne est posée parterre, masquée, du côté
de la porte, par un carton fiché dans la glaise. De
l'autre côté, un croissant de lumière vacille à fleur
de boue, comme une eau clapotante et jaune Les
hommes couchés ne sont qu'un seul tas d'hommes,
où çà et là luisent deux yeux sous un front pâle, où
le geste d'une main s'anime et'rentre dans l'ombre,
où les paroles n'ont point de visage,
« Si on avait du feu, seulement !
— Un peu d'feu...
— Pendant cinq minutes.
— On nous avait promis du charbon...
— Depuis longtemps.
— Et ce soir encore...
— On n'a rien.
— Et la bougie va s'éteindre.. . »
Derrière le mica de la lanterne, la flamme palpite
prisonnière, comme une aile de passereau captive
dans la glu. Feu follet bleuâtre, elle danse sur la
boue. Lasse, penchante, elle tombe doucement et
grésille. Un instant encore elle semble une mouche
bleue frissonnante... Et puis elle meurt.
Les hommes se taisent. Ils ne sont plus que leur
souflle dans les ténèbres ; et aussi leur odeur, leur
odeur de bélcs mouillées. Au-dessus de nous, au-
tour de nous, des fmlcnicnts courent, furlifs.
« Qu'est-ce qu'on entend? dit une voix.
— C'est une source.
LA BOUE 277
— Une source?
— C'est de l'eau, en tout cas. »
Les hommes bougent, se soulèvent avec des gro-
gnements.
« Pousse-toi un peu ; tu tiens tout le sec,
— Sans blague ! Tu veux changer, pour prendre
un bain ? »
Des filets d'eau glissent le long de mes jambes ;
quelque chose me ruisselle sur l'épaule, comme une
poignée de sable fin : c'est de l'eau. Elle coule sur
ma poitrine, et ma capote pliée la recueille toute
dans mon giron. Mes yeux se ferment; je m'assou-
pis un peu ; et l'eau, comme d'une vasque penchée,
se renverse sur mes genoux.
« Quelle heure ?
— Ah ! devine,
— L^eau monte...
— Laisse-la monter, qu'on s'y noie, qu'on en
crève...
— Qu'est-ce qu'i' dit, l'aut'e piqué ?
— Bourrez-lui la gueule, à c' menteur ! »
Et l'homme, tout de suite, s'excuse :
« C'est histoire de dire. , . Pas crever, bien sûr ! . . ,
Mais les pieds gelés, des fois...
— Pour qu'on t'ies coupe ?
— C'est pas forcé qu'on m' les coupe...
— Si! c'est forcé. Tes pieds pourrissent, et on
t' les coupe. Vaudrait mieux une vraie blessure.
LA BOUE
— Oh ! alors... Alors oui. Mais quelle blessure ?
— Tu frais semblant d' te peigner, ta glace col-
lée au parapet ; tu lèverais 1' bras en douce, avec
un peigne en aluminium, qui brille... Le Fritz
aurait lot fait...
— D' m'esquinter 1' bras? Merci ! Les nerfs bou-
zillés ; une patte folle ; estropié pour le restant d' mes
jours?... Ah ! non, très peu,
— Alors tu t' coucherais sur le dos, une supposi-
tion qu' t'aurais une craïupe. Et tu lèverais ta gui-
bolle, en gigotant...
— Pour me faire démolir la cheville du pied?
Non mais... Tu n' te doutes pas qu' c'est compli-
qué, une cheville, n'importe laquelle des deux. Y a
des os délicats, des articulations, des tas d'histoires. . .
Non, ça n'est pas une chose à démolir.
— Alors?... Alors quoi?
— Le mieux, fiston, ça s'rait encore une fesse.
— Mais si la balle te la prenait en plein, qu'est-
ce quelle irait chercher derrière ?... Ton ventre?...
On en clabote, d'une balle dans V ventre.
— Fiiudrait, comprends-tu, qu'elle le prenne la
fesse en biais, dans f gras; qu'elle te fasse juste un
trou dans f gras. Faudrait qu' lu trouves le moyen
d' risquer juste une fesse au créneau, et en biais...
Mais comment faire ? »
Dehors, un long piéliiicment moule avec la
boue.
LA BOUE 27)
« Il est minuit, dit un mitrailleur... C'est la
r'iève de la 7». »
Je me précipite. J'arrive à la tranchée en même
temps que Porchon. Entre nous deux quelque chose
roule, une sorte de caisse ronde et creuse.
« Qu'est-ce que c'est?
— C'est le brasero que tu as fait tomber.
— Qu'est-ce qu'il y a dedans ?
— Il n'y a rien.
— Nuit calme ?
— Nuit calme. »
J'arrive en bas. La bougie brûle sur le coin de
la table, à côté d'un journal déployé. Porchon a
mis du bois dans le fourneau ; le jus ronronne dans
la cafetière d'émail rose.
« C'est vous, Genevoix ?
— Oui, mon capitaine.
— Est-ce qu'il pleut toujours ?
— Pas pour le moment. »
Mes molletières déroulées coulent sur le parquet.
Ma capote vide s'afîaise près d'elles. L'un après
l'autre, mottes lourdes, mes souliers tombent...
Tout cela fait un tas de boue qui fume à la cha-
leur du fourneau. Mes chaussettes fument au dos-
sier d'une chaise ; et sur la chaise fument mes
deux pieds nus.
Mes pieds sont bleus, de ce bleu qu'on voit aux
nuages de l'été, les soirs d'orage. Ils deviennent
28o LA BOUE
verts comme une chair de noyé. Ils deviennent rou-
ges comme des paquets de viande saignante. Je
regarde mes pieds changer de couleur, en buvant
un calé tiède, au goût de caramel trop cuit.
Le capitaine soupire en dormant, le nez au mur
pour ne point voir la bougie. De temps en temps
sa main se soulève et retombe, d'un geste menu qui
semble une excuse : « Mon pauvre ami, je n'y peux
rien »... Mes pieds cramoisis fourmillent de déman-
geaisons brûlantes ; engelures énormes, ils commen-
cent à bouillir : à présent j'ai des jambes ; mais je
n'ose plus y toucher.
Bougie éteinte, je me suis allongé près du capi-
taine Rive. Le frôlement de mon corps a dû l'éveil-
ler Il se retourne, écrasant la paille:
« Ecoutez...
— Quoi donc ?
— Vous disiez qu'il ne pleuvait pas? »
Des rafales de pluie giflent le toit de l'abri. Le
vent passe comme un fleuve immense... Quelle
heure est-il ?.., Vais-je dormir?...
Mon Dieu que ces pieds me font mal !
Encore une iiuil, pluvieuse davantage, obscure
davaiilage. Longtcnijisj'jii cherché l'entrée du boyau.
Je l'ai trouvée en marchant vers le bruit de cas-
cade que faisait Tcau sur les dalles rocheuses. Et
lorsqu'enfin, étendant les deux bras^ j'ai louché
LA BOUE 201
les levées ruisselantes, je me suis senti chez moi.
Il n'y a rien à faire, puisque toutes les heures
passeront, et que demain nous serons à Somme-
dieue... Sommedieue est un beau cantonnement.
Là-haut, je me suis assis sur le brasero vide.
Les bords du brasero sont durs ; c'est une chose
réconfortante, d'appuyer son séant à ce rond de dur
métal. Pas très loin, — à droite? à gauche? — la
voix de Durozier monologue à travers la phiie :
« Joiy a eu les pieds gelés ; Poincot a eu les pieds
gelés... Puisque c'est ça qu'on veut, nous aurons
tous les pieds gelés. »
Verlicale comme une douche, la pluie tombe
toute dans la tranchée. Durozier, ricanant, déclame :
« Du courage, les potes ! Encore un peu d' cou-
rage ! Demain on s'en va à Sommedieue... Trois
jours de crédit, et on r'met ça : les pieds gelés, la
caisse malade, la gueule démolie, une croix d' bois
au haut d' la montée... Encore un peu d' courage,
les amis 1 Encore un peu jusqu'à la mort !... Où
est-il, celui-là qui croit en revenir? Oîi est-il, cet
idiot, que je lui débourre le crâne ?... On dev'nait
trop intelligents ; on commençait à trop compren-
dre : on nous a envoyés à la guerre. . . Ha ! Ha ! C'est
l'Internationale noire, les ventres dorés, les requins,
les tyrans. « Rouspétez, les morts! On vous a ».
Ils rigolent; ils ont raison: dix millions d'honunes
qui se bouzillenl les uns les autres^ à leur sanlé !... »
282 LA BOUE
Contre la boue claque le fusil de Durozier.
« Reste-s-y ! hargne-t-il. Elmoi avec. ..Ça m'dé-
goùte, de causer à des gens qui n' veulent pas en-
tendre. Chair à canon vous êtes tous !... Pas des
hommes. »
Il se tait. La nuit gonflée de pluie ondule comme
une toile mouillée. La tranchée silencieuse est morte,
sous la pluie.
D'où vient cet homme qui bute dans mes jam-
bes? Je ne l'ai pas entendu venir. Il a dû monter
parle boyau; sa respiration halète, si proche que je
pourrais, en allongeant la main, reconnaître son
visage.
« Le lieutenant?... Où est le lieutenant ?
— Ici... Qu'est-ce que tu veux ?
— C'est du charbon d'bois, mon lieutenant.
— Pauvre 1 ïu sais bien que je n'en ai pas.
— Non, mon lieutenant : c'est du charbon que
j' vous apporte.»
Il a [)arlé très bas, d'une voix essouflée, à peine
distincte pour moi-même. Et toute la tranchée, lon-
guement, s'émeut dans les ténèbres. Une espèce de
tiédeur émerge de la boue, approche en clapotant,
et de toutes parts nfenveloppe.
« Où est le sac?
— C'est moi qui 1' tiens.
— Un gros sac ?
— Du (eu pour toute la nuit.
LA BOUE 285
— Et l'allumer ? ricane Durozier. Faudrait du
feu d'abord, pour sécher votre charbon.
— On en aura », répond Biloray.
Il choque son briquel. Une étincelle jaillit ; la
mèche d'amadou lui met aux doigts une mince
chaleur orangée.
« Toujours sèche, dit-il, grâce à l'étui en toile
cirée .. Ça t'en bouche un coin, l'orateur ! »
Avant qu'il ait rien demandé, un homme, sur le
point braisillant, a déployé le pan de sa capote. Un
autre homme s'est penché, sans rien dire. El tout
de suite le point rouge a pâli, rayonnant d'un halo
étroit où plongent seules, hors les ténèbres, une
main qui tient la mèche ardente, une main qui tient
un charbon noir.
(( Qu'est-ce qu'il fait ?
— Il met un charbon sur la mèche ; et il attise,
pour que Tfeu gagne le charbon. »
L'homme courbé reprend haleine, et le halo se
rétracte. Mais toujours, sous la capote déployée,
brille le point de braise rouge.
M Le charbon est mouillé, dit l'homme... Ça s'ra
dur. »
Et l'on entend encore Durozier qui ricane :
M Tu parles ! »
Ils ne lui répondent même plus. Ils se pressent
autour de la lueur infime, qui les appelle de loin,
et qui déjà, pour eux. supprime toute la nuit.
284 LA BOUE
« Faudrait se r'Iayer à souffler. »
A pleine poitrine, longtemps, longtemps ils souf-
flent. Le halo grandissant éclaire leurs joues gon-
flées. Un à un les points rouges essaiment, puis se
rejoignent, lueur d'or sur la boue. Très haut brillent
les flèches longues de la pluie. Elles tombent : le
charbon siffle dans le brasero : la lueur rougeoyante
s'assombrit. Alors les hommes se rapprochent en-
core, serrent les épaules et se penchent. La lueur,
un instant ranimée, monte vers leurs visages. Mais
la pluie se glisse entre leurs épaules serrées, tombe
de leurs képis, ruisselle de leurs doigts ; et de nou-
veau, mourante, la lueur s'afTaisse.
« Ça s'ra dur... Ça s'ra dur... »
Ils s'y mettent tous. Encore une fois les tisons
rouges essaiment, reprennent ardeur, et reviennent
deux à deux. Une flamme furtive bleuit au fond du
brasero. A genoux dans la boue, ils soufflent : et
le feu pâlissant jette des étincelles, et les charbons
noirs s'embrasent de proche en proche, avec des
craquements métalliques. Maintenant la pluie tombe
moins lourde : au-dessus du brasier ses gouttes
volent, scintillantes ; et la boue du parapet est rose,
entre des ombres plus noires que la nuit.
Ils se pressent autoiir du feu, les mains et le
visage tendus. C'est une poignante vision qui semble
surgir du fond des Ages. Barbus, le torse laineux,
les traits modelé.s à grandes masses simples, ils
LA BOUE 285
entrent dans la lueur du feu, qui les ressuscite un
à un . Ils ne se bousculent pas. Ils se font place ; ils
se serrent davantage.
« Mets-toi là : il y en a pour tout le monde. »
Mais il en arrive toujours d'autres, que la tranchée
pousse dans le dos, de toute sa force ténébreuse et
froide. Ceux qui ont chaud ne résistent qu'à peine :
ils s'éloignent, enveloppés d(; chaleur, les yeux fixés
sur ce coin de nuit rose, en attendant de revenir.
« Laisse-moi passer, c'est mon tour. »
Biloray se retourne, et reconnaît Durozier. Il
allait s'en aller. Et maintenant, il hésite :
« Ton tour? Ton tour ?... C'est nous, qui avons
allumé le feu. »
Il regarde cet homme gluant, grelottant, ce visage
transi, celte barbe noyée qui dégouttelle. Et douce-
ment il secoue la tête :
(( Mon pauvre vieux, dit -il, approche, puisque
ta viens réchauffer la vie. »
Et il s'en va
i
TABLE DES MATIÈRES
Page»
Chapitre I. — En réserve 7
Chapitre II. — Le Blockhauss fi3
Chapitre III. — Le Grand tour 98
Chapitre IV. — Utile diilci lag
Chapitre V. — Des bon'hommes i63
Chapitre VI. — Cinq mois passés igî
Chapitre VII. — La Guerre aaS
Chapitrb VIII. — La Boue a5i
Imprimerie JOUVE & C", i5, rue Racine, Paris. — 4;86-ao
J.i
PQ Genevoix, Maurice
2613 La boue
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