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Full text of "La boue"

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3  1761  07988900  2 

■ 

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in  2010  witii  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/laboueOOgene 


La   boue 


DU   MEME   AUTEUR 


Chez  le  même  éditeur  : 
MJITS  DE  GUBRRB.  Couromié  ptw  l' Académie  franraisç. 

AU    SEUIL    DBS    GUITOUNES. 
JEANNE    ROBELIN.    Homail. 

C/iez  d'autres  éditeurs 
sous  VERDUN,    llachettc,  édit.) 


MAURICE     QENEVOIX 


La  boue 


PARIS  ^ 

ERNEST    FLAMMARION,    ÉDITEUR 

26,    R  L  B     RACIKB,    26 

Tons  droits  de  tradaction,  d'adaptation  et  de  reprodaction 
réservés  poar  tous  les  pays 


?Q 


'i'oiiM   droits   <le  Ir.uliictioii  et    de  rcprodiictioa 
réservi'-s  pour  tous  les  pays. 
CopyriKiil  lO^H) 
l>y  Imimcht  1''lamiiai«ion 


A   MON   PÈRE 


La   boue 


CHAPITRE    PREMIER 

EN    RÉSERVE 

.'1-7  novembre 

*  Longez  I'  mur,  mon  lieutenant,  crainte  de  la 
gadouille...  Une  fois  tourné  l'ccin  d'  la  maison,  la 
lune  éclaire  en  plein  :  c'est  franc.  0 

La  silhouette  maigre  du  sergent  se  dresse  à 
quelques  pas,  noire  dans  la  clarté  lunaire.  Elle  se 
penche  vers  l'omhre  où  je  suis  encore,  et  tend  vers 
moi  un  bras  très  long,  comme  une  perche  vers 
un  nageur  exténué. 

«  Ça  va?  demande-t-il, 
—    Euh  !    oui...    Si   vous    voulez.    Mais    quel 
cornard  1 

—  Et  c' que  ça  fouette  !  »  prononce  une  voix 
derrière  mon  dos. 

C'est  Mounot  qui  me  suit,  première  sentinelle  à 
marcher.  J'entends,  sur  mes  talons,  le  bruit  gras  de 
ses  pieds  dans  la  boue,  le  halètement  de  sa  poitrine. 


LA    BOUE 


et  le  cliquetis  de  ses  armes,  ballotées  à  chaque 
déhanchement.  Une  glaise  mouillée,  poisseuse  et 
lourde,  serre  nos  chevilles,  alternativement,  d'une 
étreinte  longue  et  forte  ;  il  monte  d'elle  une  puan- 
teur violente,  de  dépotoir  et  de  latrines. 

((  Hardi,  mon  lieutenant!  Hâlez  sur  moi...  hop  ! 
Mes  pieds  sont  solides.  » 

J'ai  saisi  la  grande  main  dure,  et  me  suis  hissé 
hors  du  cloaque.  Un  instant  encore,  dans  l'ombre 
du  mur,  Mounot  a  pataugé  en  grommelant.  Puis 
sa  forme  trapue  a  surgi  près  de  nous,  dans  le  givre 
bleu  du  clair  de  lune. 

«  Alors,  comme  ça,  sergent,  c'est  ici  que  j'prends  ? 

—  Oui,  (ils  ;  jusqu'à  l'aube. 

—  Et  après!* 

—  Après  ?  Mais  tu  rentres  !...  Tu  connais  l'sec- 
teur,  pourtant  ? 

—  Y  a  des  chances  ! 

—  Alors  tu  sais  pas  qu'un  coup  la  nuit  passée, 
ça  d'vicnl  malsain  dbagoler  tout  partout?  Tu  sais 
pas  qu'i's  nous  voyent  d'en  liaul  ? 

—  Dame  si,  sergent.  Mais  d'une  fois  à  l'autre, 
on  oublie. 

—  El  Ernest  ?Tii  l'as  oublié,  Ernest?  » 
Mounot  rit  en  sourdine,  et    crache  par  terre   en 

signe  de  mépris. 

«  Ah  !  Ah  !  dit- il.  Alors,  comme  ça,  i'  lire  tou- 
jours, le  fou  d'Combres  ? 


EN    RESERVE  9 

—  Toujours,  oui. 

—  D' là-haut? 

—  Oui.  » 

Le  bras  de  Mounot,  tendu  vers  le  sud,  a  mon- 
tré une  lourde  colline,  dont  le  faîte  noir,  dentelé  de 
sapins,  s'allonge  sur  le  ciel  transparent.  Le  versant 
de  droite  s'abaisse  en  chute  raide,  vers  le  Longeau 
bordé  de  prairies  plates,  toutesblanches  de  brumes 
immobiles,  tandis  qu'à  l'opposé  la  pente  douce  s'in- 
fléchit en  un  large  col,  puis  se  relève,  soulevée  brus- 
quement d'une  bosse  chauve,  avant  de  redescendre 
encore. 

«  Et  sur  le  /)/ton  ?  demande  Mounot.  Rien  d'neuf? 

—  Pas  grand'chose  ;  ils  ont  ajouté  des  ch'vaux 
d'frisc,  et  planté  un  rang  d'barbelés,  hier  soir,  entre 
neuf  et  onze. 

—  C'est  tout  ? 

—  C'est  tout.  )) 

Les  deux  hommes,  un  long  moment,  se  taisent. 
Un  silence  moite  nous  enveloppe,  mêlé  à  la  froi- 
dure d'avant  l'aube.  La  nuit  est  vaporeuse  et  claire  ; 
la  lune,  encore  très  haute,  nage  dans  un  ciel  pâle, 
presque  laiteux,  oii  quelques  grosses  étoiles  luisent 
faiblement,  d'un  éclat  de  perles  troubles.  Derrière 
nous,  les  façades  des  maisons  endormies  décou- 
pent leurs  pignons  en  blancheurs  difTuses,  et  les 
arbres  des  vergers  font  des  mares  d'ombre  immo- 
biles. 


10  LA    BOUE 

a  Quelle  heure  qu'il  est,  à  cl'  heure  ?  »  demande 
Mounot. 

11  n'a  pas  achevé  qu'une  grande  tache  obscure 
glisse  sur  nos  têtes,  silencieusement.  A  peine  en 
avions-nous  senti  le  frôlement  soyeux  qu'elle  a 
plongé  au  cœur  de  la  nuit,  vers  le  village;  et  pres- 
que aussitôt  un  gémissement  aigre  et  tremblant  a 
longuement  traversé  l'eppace. 

«  V'ià  ta  réponse,  dit  le  sergent.  La  chouette  du 
clocher  rentre:  il  est  cinq  heures.  » 

Le  même  gémissement,  plus  lointain,  répète  sa 
plainte  affaiblie,  pareille  à  l'écho  d'elle-même,  vibre 
un  instant,  comme  vacille  une  flamme  sous  le  vent, 
puis  s'éteint,  au  large  souffle  du  silence. 

Ce  n'est  plus,  pourtant,  le  même  silence  que 
tout  à  l'heure.  L'immense  sérénité  nocturne  de- 
meure troublée,  frémissante  d'ondulations  percep- 
tibles, telles  qu'on  en  voit  courir  à  la  surface  dos 
étangs.  La  lune  recule  au  fond  d'un  halo  blême  ; 
et  les  dernières  étoiles,  une  à  une,  se  dissolvent. 

«  Bonjour,  Arnest  1...  Salut,  vieux  frère  !  » 

Placide,  traînante  un  peu,  la  voix  de  Mounot  a 
salué  le  double  claquement  d'un  mauser.  Les  deux 
balles  ont  pourtant  sifflé  court  et,  d'un  mur  proche 
qu'elles  ont  frappé,  des  éclats  de  pierre  ont  jailli 
juscju'à  nous.  Mais  ce  n'est  pas  pour  deux  balles  que 
Mounot  perd  contenance. 

(•    (jOiriniQ    vous    disiez,     sergent,     il    est    cinij 


EN    RICSERVE 


heures  :  la cliouette  vient  d'rentter  sous  les  cloches, 
et  l'aut'e  piqué,  montre  en  main,  sonne  les  quarts 
d'heure  à  coups  d'fusil.  J'ai  vu  en  passant  qu' la 
rue  des  Eparges  est  toujours  à  la  même  place,  la 
hauteur  deCombres  aussi, le  piton  de  même...  Pays 
connu  ;  secteur  connu  :  ça  va.  » 

Pays  connu.  Notre  compagnie,  détachée  du  car- 
refour de  Galonné,  «  prend  »  au  village  des  Epar- 
ges,  pour  ce  jour  et  la  nuit  qui  va  suivre.  Pas  de 
tranchées  :  nos  sections  se  cachent  dans  les  mai- 
sons, à  l'orée  sud  du  village.  Des  sentinelles  et  des 
petits  postes  sur  les  routes,  tant  qu'il  fait  sombre,  et, 
dès  qu'on  y  voit  clair,  quelques  guetteurs  juchés  à  la 
lucarne  des  greniers  :  c'est  tout. 

Entre  les  quatre  murs  des  chambres  envahies, 
sous  les  toits  crevés  dont  les  lattes  piquent  le  ciel, 
les  hommes  s'entassent  en  un  grouillement  terne, 
en  amoncellements  de  capotes  bleu  sombre  et  de 
pantalons  rouge  sale,  qui  écrasent  les  cadres  des 
lits,  éteignent  à  mi-hauteur  les  parois  blanches  de 
chaux  vive,  submergent  lourdement  les  carrelages 
de  brique  et  les  aires  de  terre  battue.  Ils  jouent  aux 
cartes  ;  ils  somnolent  ;  ils  fument.  Un  lourd  vélum 
(lotte  sur  eux,  los  couvre  d'une  taie  grise,  au  fond 
de  quoi  les  visages  et  les  mains  font  des  taches  de 
lumière  indistinctes,  qui  bougent.  L'atmosphère 
autour  d'eux  semble  grasse,  chargée  d'une  senteur 


12  LA    BOUE 

épaisse,   d'humanité  cloîtrée,  de  nourritures  fades 
et  de  pétun. 

Nous  sommes  plus  heureux,  Porchon  et  moi. 
Notre  demeure,  la  mairie  du  village,  est  spacieuse 
et  claire.  Par  la  fenêtre  grande  ouverte,  nous 
voyons  s'étaler  en  face  le  flanc  nu  de  l'église, blanc 
de  soleil  ;  les  ardoises  du  toit  miroitent,  et  la  paille 
est  dorée  qui  jonche  le  sol  de  la  petite  place.  Dans 
la  salle  très  vaste,  aux  murs  badigeonnés  de  pein- 
ture glauque,  au  parquet  de  bois  presque  neuf,  une 
table  ronde  étale  une  toile  cirée  blanche,  au  milieu 
d'un  cercle  de  chaises.  Dans  un  coin,  le  fourrier 
Puttemann,  et  Patoux,  le  nouveau  caporal  d'ordi- 
naire, disposent  régulièrement,  sur  une  toile  de 
tente  éployée,  des  petits  tas  de  sucre  où  luisent  des 
paillettes  micacées,  des  taupinées  de  café  brun,  des 
tranches  de  lard  salé,  lourdes  et  verdàtres  comme 
des  blocs  de  jade.  Puttemann,  un  juif  mince,  ban- 
lieusard loquace  et  facétieux,  exhibe  un  long  nez 
courbe  dans  une  face  rouge  aux  yeux  vifs,  et  ses 
dents  blanches  resplendissent,  parmi  sa  barbe  aux 
boucles  noires  et  drues.  Debout,  la  main  gauche 
dans  sa  poche,  l'index  droit  impératif,  il  laisse  cou- 
ler de  ses  lèvres  des  paroles  qui  ruissellent  sur 
l'échiné  de  Patoux,  agenouillé  sur  le  plancher.  Et 
les  courtes  mains  de  Patoux  s'atTairent,  docilement 
laborieuses,  parmi  les  victuailles  éparses  ;  et  ses 
gros  yeux  couleur  d'orge  mûre,  à  chaque  geste  de 


EN    RÉSERVE  l3 

SRs  mains,  lèvent  un    regard  anxieux  et  doux  vers 
hs  prunelles  noires  du  fourrier. 

La  «  liaison  »  est  là  aussi,  au  grand  complet. 
Le  taciturne  Raynaud,  accroupi  dans  un  coin,  le 
d»s  au  mur  et  les  deux  bras  élreignant  ses  genoux, 
gisse  au  fond  du  songe  qui  est  sa  vie,  et  que  la 
gœrre  elle-même  a  rarement  la  puissance  de  bri- 
ser; l'ombre  de  son  képi  efface  presque  tout  son 
visige,  et  ses  moustaches  tombantes  prolongent  celte 
omire  en  molles  effllochures.  Assis  en  tailleurs  sur 
unecouverture,  Vaulliier  le  laboureur  et  \'iollet  le 
maç>n  abattent  en  leurs  quatre  jambes,  chacun  à  son 
tourne  petites  loques  crasseuses  qui  sont  des  cartes 
à  jour.  Viollet,  d'une  chiquenaude  h  la  visière,  a 
rejetcson  képi  sur  sa  nuque  ;  entre  chaque  coup, 
il  grate  ses  cheveux  jaunes.  La  vaste  paume  de 
Vaullier  escamote  les  levées  ;  ses  dents  luisent  entre 
ses  lèves  charnues,  ses  yeux  s'allument;  et  le  plaisir, 
commcun  coup  de  soleil,  illumine  son  beau  visage 
imberbt,  au  teint  mat. 
«  Et  œur  !  dit  Viollet. 

—  G'st  bon. 

—  Et'ecoeur  ! 

—  Cet  meilleur. 

—  Et  ^rreau  ! 

—  Bec  i  gaz  !   » 

Leurs   vix    s'enflent,     de  réplique  en   réplique. 
Ils   se   jeltet  au    nez    do     truculentes    invectives. 


14  LA    BOUE 

Et  chaque  fois  que  leurs  poings  frappent  la 
couverture,  il  s'en  exhale  une  fine  poussière, blonce 
comme  une  brume  de  pollen.  Raynaud,  tout  pns 
d'eux,  ne  bronche  pas,  enseveli  dans  l'épaisseir 
de  son  rêve.  Mais  Chapelle,  à  plat  ventre  près  Je 
la  fenêtre,  et  qui  écrit  une  lettre  en  s'appuyint 
sur  son  havresac,  tourne  vers  eux  sa  face  de  oat 
roux,  aux  yeux  verts,  et  prononce  doucement  : 
«  Vos  gueules! 

—  Oui,  vos  gueules  !  appuie  Pannechon.  La 
carrée  est  déjà  pleine  de  mouches. 

—  Bon,  bon,  ça  va  »,  répondent-ils. 

Et  ils  continuent  de  jouer,  silencieux  poir  un 
instant,  cependant  que  Chapelle  incline  le  front 
vers  son  papier,  et  que  Pannechon,  sourcls  en 
barre  et  lèvres  serrées,  s'escrime  de  l'aiguille  ardù- 
ment,  à  la  pointe  d'une  de  mes  chaussettes. 

Au  dehors  le  soir  tombe,  calme  et  dou.  Une 
nappe  de  soleil  tranquille  baigne  le  flanc  de* 'église, 
atténue  d  une  patine  ambrée  la  crudité  ds  murs 
neufs.  Assis  près  de  la  table,  Porchon  et  loi,  nous 
épions  la  montée  de  la  nuit.  Toute  la  .^allost  pleine 
encore  d'une  large  lumière  où  se  distiguent  les 
traits  des  visages  ;  et  déjà  pourtant,  nue  part  et 
partout,  on  sent  n^der  vaguement  le  répuscule. 
Un  moineau  franc,  tombé  du  toit  sur  Tppui  de  la 
lenêire,  repart  sans  s'être  posé,  dans  lU  brusque 
frisson  d'ailes.  Il  scinbli!  (ju'avec  lui  s'n  aille  la  vie 


EN    RÉSERVE  l5 

dernière  de  ce  jour.  Le  soleil,  peti  à  peu,  séteint 
au  mur  de  l'église  ;  une  fraîcheur  mouillée  coule 
sur  nos  épaules,  venue  des  prairies  et  du  ruisseau 
voisins;  et  dans  le  soir  de  cendre  grise,   nos  deux 

I  pipes    allumées    mettent    deux    points    de     braise 

\  rouge. 

«  Ecoute  le  silence,  dit  Porclion.  Voilà  des 
Wures  que  les  canons  se  taisent  ;  les  mitrailleuses 
Somnolent  ;  le  fou  de  Combres  lui-même  a  lâché 
sm  fusil...  Nos  Eparges,  ce  soir,  sont  paisibles 
canme  un  village  des  bords  de  Loire...  Est-ce  la 
gUrre  ? 

^  Mais  ce  silence,  lui  dis-je,  est-il  celui  d'un 
villjge  pacifique,  un  soir  de  novembre  ?  Entends- 
tu  g-incer  une  charrue  lointaine,  ou  tinter  les  chaî- 
nonsqui  pendent  aux  cuisses  des  chevaux  qu'on 
déteU  ?  La  torpeur  de  l'automne,  chez  nous,  cou- 
vre U  campagnes  d'un  silence  engourdi,  mais 
vivantCelui-ci  est  un  silence  mort,  un  silence  tué  : 
quelqus  coups  de  canon  m'aideraient  à  oublier  la 
guerre.. 

—  Ihie  semblequ'on  tnarche dehors,  interrompt 
Porchou  Peux- tu  voir  qui  vient,  d'où  lu  es  ? 

—  Cet  Gendre.  » 

L'homme  nous  uïonlre,  dès  le  seuil,  ses  chaus- 
sures ocrcfees,  et  explique: 

«  J'ai  gillé  l'plus  gadouilleux  sur  les  marches, 
crainte  quc'a  dégouline  chez  vous.  G' qui  reste  est 


l6  LA    BOUE 

tout  mortier  sec,  d  liier,  d'avant-hier,  et  d'vingt- 
trois  jours  en  r'montant...  Bon  appétit,  mes  lieu- 
tenants, si  vous  n'avez  pas  dîné  !  » 

Il  s'approche  des  camarades,  qu'il  interpelle  avec 
une  jovalité  bourrue  ; 

<(  Ben  quoi,  là-d'dans  !  Vous  attendez  à  d'mair 
pour  y  voir  clair?.,.  Ho  !  Pulleniann,c'est-i'  qu'ti 
r'vends  les  bougies  des  dislribes,  vieille  ficelle?.. 
Et  Bernardel,qu  est-ce  qu'i  fout  dans  sa  cuistance, 
c'jeune  marié  par  procuration?  Des  bafouilles  peur 
sa  bouigeoise,  et  des  briques  pour  les  copain!... 
Attends  un  peu  que  j'Iui  s'couc  les  puces,  à  c'cli-nl- 
làl 

—  Gendre  !  apjiellc  Porchon. 

—  Mon  lieutenant  ? 

—  C'est  tout  ce  que  tu  avais  à  nous  dire.^ 

—  Dame,  mon  lieutenant,  j'vousaidit  en  ertrant: 
rien  à  signaler,  que  d'ia  boue  dans  la  rue  et  du 
purin  au  long  des  murs. 

—  Alors,  ce  n'est  pas  le  capitaine  Sauelet  qui 
t'envoie  ? 

—  Que  si,  donc  ! 

—  Pour  nous  a[)prendre  ça  ? 

—  Dame  ...  dame  ...  »  répète  Gendr. 

Il  nous  regarde,  discrètement  hilare,  t  soudain, 
s 'a  dressant  à  Porchon  : 

«  Mon  lieutenant,  si  des  (ois  vousaviez  envie 
d'voir  le  capitaine  Saulelet,  i'  vous  d'iande...  » 


EN    RKSERVE  IJ 

Porchon  s'est  levé  d'un  saul  :  mais  l'homme, 
sans  s'émouvoir  : 

«  Pas  la  peine  de  vous  presser,  allez  !  Le  capi- 
taine vous  d'mande...  parce  que  moi,  Gendre  Auguste^ 
agent  de  liaison  d'une  compagnie,  je  n'avais  pas  de 
crayon  sur  moi. 

—  Eh  bien,  dit  Porchon.  j'y  vais.  Et  toi,  Gendre, 
je  te  ramène,  » 

Je  suis  sorti  derrière  eux,  content  de  quitter  la 
grande  salle  où  les  hommes,  abrutis  d'inaction, 
bâillaient.  Assis  sur  les  marches  de  l'église,  au  bord 
de  la  rue  caillouteuse  je  guelte  le  retour  de  Porchon. 
Il  va  faire  nuit.  De  chaque  côté  sinuent  les  lignes 
irrégulières  des  façades,  des  carcasses  noires,  des 
échines  de  toitures  dont  les  chevrons  brisés  font 
comme  des  chapelets  de  vertèbres.  Une  fois  de  plus, 
je  sens  fluer  en  totite  ma  poitrine  la  tristesse-même 
de  ceschoses,plus  navrante  qu'une  tristesse  humaine. 
Le  village  est  inerlecommeun  grandcadavreétendn. 
L'odeur  que  je  connais,  l'aigre  et  froide  odeur 
des  incendies  anciens,  monte  à  mes  narines  avec 
l'humidité  nocturne,  plus  pénétrante  qu'une  puan- 
teur de  chair  morte.  Dans  le  ruisseau, à  mes  pieds, 
la  boue  s'étale  comme  une  sanie. 

Pourquoi  Porchon  ne  renlre-t-il  pas  ?  Je  l'atten- 
dais au  bout  d'un  instant.  Sept  fois  dans  la  journée, 
il  a  fait  vers  la  maison  du  calvaire  la  même  inutile 
promenade.,.  A  moins  que  cette  fois-ci...  Bah  !  Le 


l8  LA    BOUK 

ca[)itaine   l'aura  invité  à  dîner  :  celte  guerre   n'e>t 
que  morne. 

Des  gouttes  de  pluie  volent  dans  les  ténèbres. 
Des  souffles  de  vent  traînent  au  ras  du  sol,  trop  las 
pour  émouvoir  la  monstrueuse  solitude.  Mes  yeux, 
d'instinct,  se  sontlournésà  ma  gauche,  vers  la  mai- 
son qui  fait  l'angle  de  la  place.  Sur  toute  la  hau- 
teur de  1  unique  fenêtre,  un  fil  de  clarté  jaune  semble 
pendre,  que  des  ombres  brisent  par  moments  :  les 
cuisiniers  du  i''  bataillon  sont  installés  là,oij  nous 
étions  le  22  octobre.  C'est  par  cette  même  fenêtre 
que  j'avais  vu  dans  le  brouillard,  à  travers  les  car- 
reaux verdàtres,  surgir  et  disparaître,  démesurée,  la 
tête  du  vieux  cheval  gris.  Je  l'ai  revu  aujourd'hui, 
le  vieux  cheval,  du  haut  du  clocher  où  j'ai  grimpé 
tantôt  :  il  était  couché  sur  la  pente  de  Combres,  ses 
flancs  déjà  gonfles,  parmi  des  vaches  rousses  aux 
pattes  raid-es,  au  cuir  distendu  comme  une  bau- 
druche. Les  Boches  l'avaient  abattu,  faute  d'hommes 
à  tuer!  Signe  destemi)S  :  la  guerre  a  dégénéré,  depuis 
août  et  septembre. 

Et  pourtant,  hier...  Nous  étions  à  Galonné.  Nous 
avions  travaillé  tout  le  jour,  avec  un  entrain  juvé- 
nile ;  et  les  heures  avaient  été  brèves.  A  deux  pas 
de  la  route  forestière,  près  de  la  tranchée  profonde 
qu'abritait  un  toit  do  rondins  et  de  mottes,  la  gui- 
totme  que  nous  avions  creusée,  maçonnée  et  cou- 
verte émergeait  des  feuilles  noirâtres  comme  la  tête 


EN    RKSERVE  IQ 

d'un  énorme  bolet.  Nousy  avons  dormi  deux  nuits, 
sur  une  litière  de  paille  sèche  et  de  foin  bon-fleu- 
rant.  Des  bûches  de  hêtre  flambaient  haut  sur  les 
pierres  de  I  atre.  Et  quand  nous  nous  éveillions,  à 
l'aube,  le  corps  mou  de  tiédrur  sous  la  laine  des 
couvertures,  des  braises  rougeoyaient  encore  [)armi 
l'épaisseur  floconneuse  des  cendres.  Pannechon  et 
Chabeau  sortaient,  ayant  botlelé  la  couche  contre 
une  paroi.  Je  m'asseyais  près  de  la  porte,  dans  le 
flot  de  lumière  blanche  qui  dévalait  sur  les  marches 
de  terre,  et  j'écrivais,  en  fumant  une  pipe  à  très 
longuesboufl'ées.  J'étais  chez  moi  :  souvent,  le  crayon 
en  suspens,  je  laissais  errer  mon  regard  sur  les  murs 
d'argile  sèche,  sur  la  planche  où  se  bombaient  les 
boules  de  pain,  sur  lespiquels  à  quoi  s'accrochaient 
nos  musettes  et  nos  armes,  et  le  fixais  enfin  sur  les 
lisons  ardents  qui  palpitaient  et  semblaient  vivre, 
comme  le  cœur-nrême,  le  cœur  rouge  et  chaud  de 
la  maison.  Soudain,  près  du  seuil,  à  hauteur  de  mon 
front,  des  pas  bruissaient  dans  les  fruilles  mortes; 
mes  mains  et  mon  papier  disparaissaient  dans  l'om- 
bre, reparaissaient,  disparaissaient  encore  ;  et  quand, 
deux  fois  éteinte,  la  clarté  du  jour  me  baignait  à 
nouveau  de  sa  vive  pâleur,  Pannechon  et  Chabeau 
étaient  près  de  moi.  Ils  disaient  : 

«   L'air  est  bonne,  ici,  mon  lieutenant. 

—  C'est  pas  bien  grand,  chez  nous  ;  mais  c'est 
cossu. 


20  LA.  BOUE 

—  V'ià  des  bûches  neuves  plein  mes  deux  bras.  » 
Et  les  bûches  neuves  ruinaient,simaienl, craquaient, 

tout  à  coup  s'enflammaient  avec  un  ronflement 
soutenu,  illuminaient  l'abri  d'une  clarté  triomphale, 
où  les  visages  resplendissaient  de  joie  naïve  et  d'or- 
gueil. 

«  Hein,  mon  lieutenant  !  on  saura  y  faire,  après 
la  guerre,  quand  s'agira  d'bàtir  sa  vie  ! 

—  Des  feignants,  mon  lieutenant,  ça  aurait  cou- 
ché dans  la  flotte. 

—  On  a  peiné,  c'est  entendu;  mais  c'estd'la  peine 
qui  récompense.  » 

Ainsi  leurs  deux  voix  alternaient,  en  phrases 
mesurées  à  la  louange  de  notre  efl"ort.  Mais  Panne- 
chon  bienlùt  hochait  la  tête,  et  murmurait,  déjà 
mélancolique  : 

«  Finidcmain, toutça.  On  r'tourneauxEparges  : 
et  puis  au  ravin...  Faudra-t-il  donc  s'ennuyer 
pareil  ?  » 

Et  jusqu'à  quand  s'ennuyer  ?  Aujourd'hui  pri- 
sonniers de  quatre  murs  ;  demain  prisonniers  d'un 
talus  boueux.  Que  voulons-nous  !*  Vers  quoi  allons- 
nous  ?  Quelle  volonté  nous  condamne  à  cette 
peine  de  vivre,  et  pour  servir  quels  desseins  ca- 
chés ? 

Vftici  deux  mois,  pourtant,  nous  valions  quelque 
chose  ;  nos  épaules  étaient  fortes  à  soulever  sans 
fléchir  toute  la  misère  du  monde;  et  les  fibres  rom- 


EN    RESERVE  21 

pues  achevaient  de  saigner,  qui  nous  liaient  à  noire 
propre  vie  :  les  morts  n'ont  pas  donné  leur  vie  mieux 
que  nous  n'avions  fait. 

Hélas  !  Nous  sommes  des  survivants  humiliés. 
Toute  cette  gloire  s'en  est  allée  de  nous  ;  et  voici 
que  nous-mêmes,  et  les  premiers,  oublions  l'allé- 
gresse de  notre  sacrifice.  Une  guerre  rabougrie  nous 
ravale  à  son  image  :  nos  corps  sont  las  ;  rios  âmes 
s'engrisaillent  d'une  bruine  d'ennui,  et  des  flaques 
de  boue,  lentement,  s'y  élargissent. 

J'ai  levé  la  tête,  dansun  sursaut,  au  bruit  proche 
d'un  pas  sur  la  chaussée.  La  pluie  tombait  plus  large 
et  clapotait  au  bord  des  toits.  A  la  fenêtre  de  la 
maison,  l'ourlet  delumière  avait  disparu.  Les  crêtes 
ébréchées  des  pignons,  les  pans  de  murailles  rui- 
neux, les  tronçons  de  cheminées  dressaient  leur  chaos 
noir  et  dur  sur  la  fuite  de  grandes  nuées  livides. 
Hors  la  nuit,  tout  à  coup,  une  silhouette  émergea, 
grandit  au  f;\île  de  la  rue  montante,  descendit  vers 
moi  à  longues  enjambées.  J'appelai   : 

«  Porchon  ! 

—  Hein  ?  dit  la  voix  connue. 

—  Je  suis  là,  sur  les  marches  de  l'église. 

—  Mais  voyons,  voyons...  tu  es  fou  I    » 

Je  l'avais  rejoint;  nous  marchions  vers  la  mairie. 
«  Eh  bien  ?  demandai-jc. 

—  Eh  bien  quoi  ? 

—  Cette  convocation  cho/.  Saulelcl  ? 


22  LA    BOUE 

—  Rentrons  d'abord,  mon  vieux.  La  pluie  mouil- 
le. » 

Au  bruit  de  la  porte  qui  s'ouvrait,  sept  visages  se 
tournèrent  vers  nous,  d'un  même  mouvement.  Les 
hommes  s'étaient  groupés  autour  de  la  table,  sur 
laquelle  une  bougie  brûlait;  leurs  assiettes  pleines 
lumaient  devant  eux  ;  et  nous  connûmes  tout  de 
suile,  à  voir  s'éclairer  leurs  yeux,  qu'ils  nous  atten- 
daient pour  manger.  Je  répétai  : 

«  Eh  bien  ?  » 

Porchon,  sans  hâte,  se  déharnacha,  secoua  son 
képi  ruisselant, 

«  Eh  bien,  dit-il,  le  i'^'^  bataillon  vient  de  Jaire  un 
bond  :  cin-quan-te-sept  [)as  sur  sa  droite,  et  qua- 
ran-le-deux  pas  sur  sa  gauche. 

—  Bravo,  parbleu  !  Bravo  !...  Qui  est-ce  qui  a 
appris  à  faire  la  guerre  scientifiquement  ? 

—  C'est  nous. 

—  Qui  est-ce  qui  a  le  droit  d'en  être  fier  ? 

—  C'est  nous. 

—  Et  qui  est-ce  qui  retourne  au  ravin,  demain  ? 

—  C'est  nous. 

—  Alléluia  !  » 


* 


Mauvais  gîte,  la  mairie  des  Eparges.  Ou  plutô, 
mauvais    hôtes,  Porchon   et  moi.  Nous  étions  cou_ 


KN    RESKRVK  2? 

chés  dans  la  salle  des  réunions  du  conseil  municipal; 
nous  jouissions,  chacun,  d'une  paillasse  ;  nous  avions 
de  surcroît  nos  couvertures  et  nos  vêtements,  à 
peine  boueux,  à  peine  mouillés.  Mais  nous  étions  har- 
gneux comme  aux  jours  lugubres  de  Louveraont  et 
du  bois  des  Caures.  Un  chien  hurlait,  pas  très  loin, 
sans  répit  ;  une  mitrailleuse  lapait  les  secondes  avec 
une  régularité  de  métronome,  horripilante  ;  un  chat 
malade  enfermé  avec  nous,  et  qui  crevait  dan^ 
un  coin,  toussait.  L'un  de  nous  s'éveillait,  gro- 
gnait, éveillait  l'autre  ;  et  nous  grognions  de  com- 
pagnie. 

Nous  venions  de  nous  assoupir  enfin,  lorsqu'un 
vacarme  insolite  nous  a  fait  sursauter.  Des  clous 
raclaient  le  plancher;  une  respiration  rude  haletait 
dans  l'obscurité  ;  une  chaise,  heurtée  tout  à  coup, 
tomha. 

((  Quelle  usine  !  »  bougonna  une  voix. 

Puis  nous  entendîmes  le  craquement  d'une  allu- 
mette ;  et  dans  la  llammc  brève  qui  jaillit,  nous 
aperçûmes  la  moustache  blonde  de  Preslo^  et  la 
grimace  de  ses  yeux  blessés  par  la  clarté  trop  vive. 

«  Il  y  a  une  bougie  par  terre,  dit  Porchon.  Ici, 
oui,  juste  à  les  pieds.  » 

Nous  élir)ns  debout,  bâillant.  J'éprouvais  uni- 
inquiétude  résignée,  ayant  compris  d'inslinct,  en- 
core [aux  trois  quarts  endormi,  que  si  le  capilaiii  ■ 
Rive  nous    envoyait    de  Galonné,  en  pleine    nu'  . 


24  LA    BOUK 

le  cycliste  du  bataillon,  ce  n'était  certes  pas  pour 
nous  offrir  un  cordial  bonjour. 

Presle  cependant  faisait  couler  quelques  larmes 
de  suif  sur  la  tablette  de  la  fenêtre  ;  il  y  collait  la 
bougie  allumée,  écrasait  du  bout  des  doigts  le  cham- 
pignon qui  boursouflait  la  mèche  :  et  la  lueur  dan- 
sante s'immobilisait. 

«  Mon  lieutenant,  commença-t-il,  c'est  l 'chef  de 
bataillon  qui  m'envoie.  » 

Exorde  inutile^  mais  où  se  délectait  l'amour- 
propre  de  Presle,  ancien  agent  de  liaison  à  la  com- 
pagnie, promu  depuis  peu  cycliste  du  bataillon. 
Ayant  dit,  il  continua: 

«  L'chef  de  bataillon  m'envoie  pour  vous  appren- 
dre   que  la    7e    ne    devra    pas   r'joindre  au  ravin. 

—  Nous  restons  ? 

—  C'est  pas  ça. 

—  Nous  allons  ailleurs  ? 

—  C'est  pas  ça. 

—  Mais  alors  ? 

—  Alors  la  r'iève  a  lieu,  comme  de  bien  entendu  : 
les  compagnies  étaient  déjà  aux  faisceaux  quante 
j'enfourchais  mon  clou.  Mais  c'est  pas  au  ravin 
qu'elles  montent,  sans  pourtant  quitter  du  secteur. 

—  C'est  donc  au  pilon  ? 

—  Vous  l'avez  dit,  mon  lieutenant.  Et  la  7«  reste 
au  bas,  en  réserve...  l'araîl  qu'  c'est  tout  c'  qu'i  'y  a 
d'bath.  » 


/ 

EN    RESERVE  25 

Un  lumignon  au  plein  soleil,  ces  derniers  mots  de 
Presle.  Notre  bonne  humeur  rayonne,  et  je  connais 
la  force  de  la  mienne  à  voir  briller  les  yeux  de 
Porclion, 

«  Toi,  me  dit-il,  saute.  Réveille  la  liaison,  le 
fourrier  ;  annonce  la  bonne  nouvelle  ;  rassemble  les 
sections,  et  conduis-les  au  grand  talus,  sous  les  pru- 
niers. Tu  m'y  trouveras  en  arrivant  :  je  file  tout  de 
suite  pour  reconnaître.  » 

Il  est  dehors,  et  déjà  le  bruit  de  ses  pas  retentit 
dans  la  rue,  s'éloigne  vers  les  prés,  dont  le  feutre 
mouillé  l'étoufle  brusquement. 

((Mince  !  s'extasie  Presle.  Ça  s'appelle  faire  vite. 
Il  a  r'prisses  vingt  ans  d'un  seul  coup,  l' lieutenant 
Porchon.  J'comprends  ça  :  moi  c'est  pareil  ;  les 
bois  m  rendaient  vieux.  Pas  vrai,  mon  lieutenant  ?... 
Hein,  mon  lieutenant  ?  » 

Le  couloir  est  entre  nous,  et  sa  réf)onse  ne  vien 
pas.  J'ai  déjà  ouvert  la  porte  de  l'autre  salle,  oii  je 
sonne  le  réveil  à  pleine  voix  : 

«  IIo  !  Puttemann  !  Vauthier!  Pannechon  I  Cha- 
pelle !  Debout  là-dedans,  tous  !  On  lâche  le  ravin  ! 
On  plaque  les  bois  !  On  prend  les  lignes  au  piton, 
en  plein  air!...  Raynaud!  Patoux  !  Viollet!  Allons, 
debout,  tas  de  veinards  !   » 

Le  jour  est  venu,  ouaté  de  brouillard  blanc.  Le 
long  du  talus,  sous  les  branches  torses  des  quels- 


26  LA    BOUE 

chiers,  les  guitounes  béent  au  ras  du  sol,  en  trous 
d'ombre  sans  fond.  Des  auvents  de  plancbes  les 
couvrent,  s'inclinant  si  bas  qu'il  faut  ramper  pour 
franchir  les  seuils.  Une  vêture  de  chaume  calfeutre 
d'un  bout  à  l'autre  ce  village  de  troglodytes  ;  des 
sentes,  de  place  en  place,  la  traversent  de  saignées 
brunâtres,  s'insinuent  entre  les  toits,  et  donnent 
accès  plus  haut,  vers  la  pente  de  la  colline.  En  arrière, 
par  delà  un  marécage  fangeux  où  des  papiers  blancs 
jalonnent  des  feuillées,  où  des  pistes  s'entrecroisent 
en  un  lacis  d'eau  luisante,  on  entrevoit  confusément 
une  ligne  d'arbustes  au  bord  d'un  chemin,  à  moins 
que  ce  ne  soit  d'un  ruisseau.  A  gauche,  près  des 
huttes,  quelques  tiges  d'osier  rouge  grelottent  de 
toutes  leurs  feuilles.  En  avant,  ime  friche  poisseuse 
monte  vers  le  brouillard,  y  plonge  et  s'y  englou- 
tit. A  droite  le  talus  s'incurve  doucement,  s'abaisse, 
et  disparaît  bientôt  dans  la  même  épaisseur  blan- 
che, qui  efface  le  ciel   et  supprime  l'horizon. 

((  Eh  !  bien,  mon  vieux  !  Nous  qui  nous  exci- 
tions sur  le  secteur  !  » 

Porchon,  plié  en  deux,  émerge  du  poste  de  com- 
mandement. Il  se  redresse,  ouvre  les  bras  dans  un 
geste d'emphrase comique  : 

«  A  nous  l'espace  !  déclamc-l-il  ;  les  libres  éten- 
dues qui  font  plus  larges  les  poitrines  !  Les  vallées 
spacieuses,  les  vastes  plateaux,  et  le  ciel  immense 
au-dessus  de  nos  tèlcs  !   w 


KN    RKSERVE  7"] 

Il  élève  son  bâton,  le  brandit  à  travers  le  brouil- 
lard. 

«  Voyez  !...  Ici  le  Monlgirmont  aux  vergers  opu- 
lents. Plus  loin  la  sévère  Côte  des  Hures,  dont 
l'automne  a  jauni  les  pentes.  Cette  route,  qui  plonge 
au  fond  du  col,  file  d'un  jet  vers  Trésauvaux,  le 
transperce  allègrement,  et  s'élance  au  cœur  de  la 
Woëvre...  Hé,  dis  donc  !  Si  tu  m'écoulais  ? 

—  Tout  à  l'heure,  mon  vieux,  quand  il  fera 
clair.  Maintenant  je  vais  retrouver  la  bougie.  » 

L'un  derrière  l'autre,  nous  nous  engageons  dans 
un  boyau  étroit,  long  de  deux  mètres  à  peine  ;  nou 
baissons  la  letepour  franchir  la  porte  basse,  et  nous 
sommes  dans  notre  maison. 

C'est  bien  une  maison  :  une  maison  minuscule, 
aux  parois  de  terre  glaise,  une  maison  sans  lumière 
et  sans  air,  et  {pourtant  une  maison.  Nous  retrou- 
vons, en  y  pénétrant,  la  même  surprise  joyeuse 
dont   nous  fûmes  saisis  à  l'arrivée. 

«  On  s'assied  ? 

—  Evidemment. 

—  Sur  les  chaises  ? 

—  Non  ;  sur  le  malelas  :  on  est  mieux.    » 
Une  porte  de   grange,  posée  sur  un  terre  plein 

doucement  incliné,  emplit  tout  le  fond  de  l'abri 
d'un  vaste  bat-flanc,  oii  trois  dormeurs  peiivent 
s'étendre  à  l'aise.  Des  planches  clouées  au  pied  for- 
ment un  rebord  qui  maintient  la  litière  de  paille,  et 


28  LA    BOUE 

rénorme  matelas  sur  lequel  nous  nous  sommes  assis  . 
{(  Ce  n'est  pas  une  paillasse,  dit  Porchon.  C'est 
un  matelas,  et  bourré  de  laine,  comme  il  est  facile 
de  voir...  car  le  pauvre  bâille  de  toutes  ses  cou- 
tures. Il  semble  très,  très  malade. 

—  11  semble  fichu. 

—  Mais  nous  le  prolongerons.  . 

—  A  force  desoins  dévoués...  Oh!  les  mouches! 

—  Les  garces  de  mouches  !  » 

Nous  avons  beau  secouer  la  tête  et  gifler  l'air  à 
tour  de  bras,  elles  reviennent  à  l'attaque  en  hordes 
obstinées,  rampent  sur  nos  vêtements,  sur  notre 
peau,  tombent  dans  notre  col,  volent,  se  posent, 
culbutent  et  roulent.  On  en  voit  des  grappes  collées 
au  plafond  de  planches,  suspendues  aux  murs  d'ar- 
gile, agglomérées  dans  les  encoignures;  elles  enve- 
loppent le  tuyau  du  poêle  d'une  gaine  grouillante 
à  reflets  métalliques,  se  grillent  par  dizaines  à  la 
flamme  de  la  bougie,  amoncelant  au  pied  leurs 
cadavres  sans  ailes,  pareils  à  de  petites  chrysalides 
noires.  Un  bruissement  monotone  et  musical  cha- 
touille nos  tympans,  à  nous  faire  croire  que  des 
essaims  sont  entrés  dans  nos  oreilles  ;  c'est  une 
modulation  ileiiblc  et  jamais  rompue,  qui  parfois 
s'aiguise  en  note  de  fliUc  aigrelette,  parfois  s'étale 
en  vibration  de  faux  bourdon,  et  s'enfle  tout  à 
coup,  pour  peu  que  nous  fassions  un  geste,  en  un 
vrombissement  énorme  et  furieux. 


EN    RÉSERVE  29 

«  Tiens  !...  Et  tiens  ! 

—  Douze  ! 

—  Dix-neuf!  » 

Chaque  claque  en  ccrabouille  des  légions,  que 
nous  jetons  au  feu,  ensevelies  dans  un  bout  de  jour- 
nal. Vain  massacre  :  elles  sont  trop,  toutes  celles 
des  Eparges  réfugiées  dans  la  tiédeur  de  nos  huttes, 
gorgées  de  graisse,  de  viandes  pourries,  de  tous  les 
détritus  que  le  camp  rejette  sur  ses  bords. 

«  Pouce  !  crie  Porchon.  Je  n'en  veux  plus  ! 

—  Couche- toi,  mets  les  mains  dans  tes  poches, 
et  déplie  ton  mouchoir  sur  ta  tête.  » 

Tandis  qu'il  s'allonge  et  se  voile  le  visage,  je  me 
lève,  résolu  à  tenter  la  défense  du  mouvement. 
Elle  est  pénible,  car  il  fait  très  chaud.  Le  fourneau 
mirmscule  accroupi  dans  un  coin,  à  gauche  de  la 
porte  lorsqu'on  entre,  ronfle  aussi  fort  que  les 
mouches,  et  rougit  comme  un  soleil  couchant. 
Chaque  fois  que  je  m'en  approche,  je  sens  mon 
front  se  couvrir  de  sueur  et  mes  épaules  devenir 
moites.  Contre  le  mur,  une  table  ronde  se  fait  le 
plus  petite  qu'elle  peut  ;  mais  l'espace  est  si  exigu, 
entre  le  mur  et  le  bat-flanc_,  que  cette  table  semble 
être  partout,  et  que  je  bute  contre  elle  à  chaque 
pas.  Si  je  l'évite,  à  force  de  contorsions,  je  m'en- 
pêtre  dans  les  chaises  ;  fuyant  les  chaises,  je  rous- 
sis ma  capote  aux  flancs  torrides  du  fourneau  ; 
m'évadant  du  brasier,  je  me  cogne  contre  un  ron- 


.TO  LA    BOUE 

din  vigoureux,  dressé  en  colonne  au  centre  de 
l'abri   pour  élayer  le  plafond. 

«  Hé  !  Porchon  I  » 

Un  cri  vague  soulève  le  mouchoir. 

«  II  y  a  donc  des  terres,  là-dessus  ?  » 

Le  mouchoir,  écarté  de  la  main,  laisse  passer 
des  paroles  distinctes  : 

((  Soixante  centimètres  de  masse  couvrante  ;  les 
mottes  de  déblai  jetées  à  la  diable. 

—  Contre  les  obus  ? 

—  Contre  la  pluie,  je  pense.  Il  paraît  que  toutes 
les  marmites  sont  pour  les  tranchées  d'en  haut,  ou 
alors  pour  plus  loin,  Montgirmont,  Côte  des  Hures, 
Mesnil,  ])Ius  loin  encore... 

—  Angle  mort,  ici  ? 

—  Croyons-le.  La  foi  sauve.  » 

Pendant  que  nous  parlions,  et  sans  même  que 
j'en  aie  eu  conscience,  le  fourneau,  la  table,  les 
chaises,  le  rondin,  — et  les  mouches,  m'ont  sour- 
noisement poussé  vers  la  porte,  et  contraint  de 
reculer  jusqu'au  boyau  de  dégagement. 

«  Très  bien  !  me  dis-je,  dans  l'instant  que  je 
constate  leur  victoire.  .le  n'ai  môme  pas  l'intention 
d'insister.  » 

Mais  avant  de  céder  la  place,  et  de  me  retour- 
ner vers  le  jour,  je  regarde  une  dernière  fois  toutes 
les  choses  qui  sont  là.  et  semblent  sommeiller  dans 
la  clarté  douce  de  la  bougie.  Je  les  vois  bien,  beau- 


EN    RIÎSEHYE  3l 

coup  mieux  que  je  no  les  ai  vues  cette  nuit  en  arri- 
vant, beaucoup  mieux  que  je  ne  les  voyais  tout  à 
l'heure,  lorsque  j'étais  au  milieu  d'elles. 

Porchon,  toujours  étendu,  me  montre  en  guise 
de  souliers  deux  grosses  mottes  de  glaise  jaune. 
Il  ne  bouge  pas, et  des  nappes  de  mouches  ondu- 
lent sur  son  corps,  exactement  comme  sur  la  table 
ou  sur  le  tuyau  du  fourneau.  Son  dos  creuse  le 
matelas,  qui  déborde  mollement  de  chaque  côté  de 
ses  épaules,  en  un  geste  de  bon  vieux  matelas 
surmené,  mais  toujours  accueillant,  et  qui  n'a 
point  honte  d'être  las;  crevé,  maculé  de  taches 
innombrables,  de  graisse,  de  suif  et  de  boue,  il  est 
surtout  très  large  et  très  profond  :  si  large  qu'il 
couvre  le  bat-flanc  presque  entier,  et  refoule  la 
litière  de  paille  contre  la  paroi  de  droite.  De  ce  côté, 
tout  au  fond,  un  miroir  haut  de  deux  pieds  creuse 
un  abîme  de  lumière  blanche,  où  ma  tête  et  mes 
épaules  se  reflètent  à  contre-jour  ;  le  cadre  d'or,  un 
peu  noirci,  ennoblit  l'argile  de  sa  splendeur  vétu&te 
et  charmante.  A  côté  du  miroir,  à  gauche,  une 
image  coloriée,  première  page  d'un  journal  illus- 
tré, représente  un  dompteur  dévoré  par  ses  lions  : 
les  fauves  se  dressent  et  rugissent,  les  yeux  de 
l'homme  se  dilatent  d'épouvante,  le  sang  ruisselle 
sur  la  tunique  bleu  de  roi  ;  à  travers  les  barreaux 
de  la  cage,  on  entrevoit  la  panique  des  spectateurs. 
L'œuvre  date  de  189S;  depuis  sci/.e  ans,  elle  déco- 


:>2  LA    BOUE 

rail  la  «salle  »  d'une  maison,  au  village  ;  elle  éclaire 
aujourd'hui  notre  trou  de  ses  couleurs  encore  vives, 
en  sorte  que  son  destin  s'achève  bellement.  Au- 
dessus  d'elle,  près  du  plafond,  une  planche  s'étend 
qui  sert  de  dressoir  ;  elle  supporte  une  pile  d'as- 
siettes de  faïence,  dont  les  bords  luisent  d'un  long 
reflet,  et  deux  boules  de  pain  jumelles.  Dans  la 
paroi  de  gauche,  une  cavité  découpe  un  rectangle 
d'ombre,  au  bord  duquel  aflleurent  les  reliures 
de  deux  gros  livres  :  un  dos  de  basane  verte,  un 
dos  de  basane  rouge.  La  basane  verte  habille  un 
Traité  de  pharmacie  vétérinaire,  oii  je  me  suis  docu- 
menté sur  les  maladies  des  juments;  sous  la  basane 
rouge,  les  Veillées  littéraires  dorment  pour  le  quart 
d'heure. 

Le  fourneau,  dans  son  coin,  craque  à  pleines 
entrailles  et  rutile  de  plus  belle.  La  table,  les  trois 
chaises,  et  trois  escabeaux  qui  les  doublent,  gardent 
à  présent  une  immobilité  bénigne;  le  rondin  d'étai 
s'érige  au-dessus  d'eux,  très  dur  d'aspect  et  d'écorce 
très  àprc,  mais  en  telle  évidence  quil  semble  s'être 
mis  là  tout  (ixprès,  par  loyal  désir  de  ne  heurter 
personne. 

Une  dernière  chose  retient  enfin  mon  regard.  Lt 
c'est,  dans  une  autre  cavité  creusée  presque  à  mes 
pieds,  un  coiTrel  de  fer  cadenassé.  «Notre  dépôt  de 
munitions  »,  a  dit  Porchon.  11  l'a  ouvert  dès  le 
preinior  instant,  y  a  reconnu  des  détonateurs  et  des 


EN    RÉSERVE  33 

pétards  de  mélinite  rangés  en  bon  ordre,  en  a 
refermé  le  couvercle,  et  mis  la  clef  dans  sa  poche. 
A  la  serrure,  une  cordelette  est  suspendue  par  un 
bracelet  de  cuir;  un  crochet  la  termine,  pareil  à 
un  gros  hameçon.  L'officier  qui  nous  a  précédés  ici 
nousexpliquaitce  matin:  «C'est  un  truc  pour  lancer 
des  machins  qui  pètent,  des...  des  grenades,  je 
crois.  On  se  passe  le  bracelet  au  poignet,  on  passe 
le  crochet  dans  un  anneau  qui  sort  du  système,  de 
la  grenade,  comprenez-vous...  L'anneau  tient  à  un 
rugueux,  qui  plonge  dans  une  mixture  inflammable, 
vous  comprenez...  On  prend  la  grenade  dans  sa 
main;  on  la  lance...  Alors  le  crochet,  qui  est  re- 
tenu par  la  corde,  qui  est  retenue  par  ^le  bracelet, 
retient  l'anneau  qui  tient  au  rugueux  ;  le  rugueux 
frotte  dans  la  mixture;  la  mixture  s'enflamme  en 
même  temps  que  la  grenade  voyage  ;  la  grenade 
tombe  ;  la  mixture  enflammée  enflamme  la  charge; 
la  grenade  pète  et  lue  des  Boches...  Vous  avez 
compris  ?  » 

J'aidù  reculer  encore,  caria  lumière  de  la  bougie 
m'a  semblé  jaunir  déplus  en  plus;  la  porte,  contre 
laquelle  jetais  appuyé, s'est  mise  à  tourner  seule, très 
lentement  d'abord,  puis  plus  vite;  elle  m'a  fermé 
l'abri  au  nez,  et  j'ai  eu  l'impression  soudaine  du 
grand  jour. 

Le  brouillard  s'est  dissipé,  dévoilant  un  ciel 
bleu  011  flottent  très  haut  des  blancheurs  de  cirrus. 


.-t4  LA    BOUE 

Des  ombres  neltcs,  au  flanc  du  Monlgirmont, 
accenliient  les  lignes  d  arbres  rangées  dans  les  clos  ; 
entre  elles  la  terre  du  versant  apparaît  nue,  sans 
une  berbe,  et  d'une  cbaude  couleur  brune  pénétrée 
de  soleil.  Par-dessus  les  broussailles  cbourifTées  à  la 
cime,  les  sapins  qui  couronnent  les  Hures  dressent 
leur  masse  épaisse  et  sombre.  Au  pied  des  deux 
collines,  la  route  de  Trésauvaux  dessine  une  courbe 
mince,  qui  plonge  au  fond  du  col  et  «  s'élance  au 
cœur  de  la  Woëvre...  » 

«  Porchon  !  Viens  donc  !  Vite!  » 

Ayant  passé  ma  tête  dans  l'buis  entrebâille,  je 
le  vois  qui  se  dresse  brusquement  ;  mais  il  reste  assis, 
les  jambes  allongées,  les  yeux  encore  lourds  de 
sommeil. 

«  Hon  !  dit-il...  Est-ce  permis,  ces  façons  d'é- 
veiller les  gens?  » 

J  entre  alors  tout  à  fait,  le  tire  par  les  poignets, 
le  mets  debout,  le  pousse  debors,  et  lui  jette  : 

«  Eb  bien  ?  » 

Il  a  cbancelé  d'abord,  comme  étourdi.  Puis  sa 
poitrine  s'est  gonflée  d'une  inspiration  profonde  ; 
ses  paupières  ont  cessé  de  battre;  et  son  regard  a 
conl'^mpié  largement  la  terre  et  le  ciel. 

((  C'e.st  beau  »,  dit-il. 

Devant  nous,  la  vallée  du  Longeau  s'évase  avec 
ampleur,  entre  deux  cbaînes  de  collines  aux  courbes 
pures.  A  gauclie  les  cimes  ondulent  au  bord  du  ciel, 


EN    RÉSERVE  35 

en  une  ligne  puissante  dont  les  bois  atténuent  la 
sécheresse.  Dès  le  sommet  les  hêtres  scclairsèment, 
détachent  les  uns  des  autres  leurs  troncs  gris  d'é- 
tain,  s'accrochent  au  versant  de  toutes  leurs  lacines, 
et  s'arrêtent.  Les  champs,  à  leurs  pieds,  alternent 
par  bandes  de  labours  bruns,  de  chaumes  bis, 
de  friches  roussâtres,  que  séparent  en  hachures 
parallèles  des  fossés  bordés  de  haies.  Mais  bientôt 
ces  clôtures  s'espacent,  s'effacent;  les  pentes  s'al- 
longent en  glissement  alenti^  viennent  mourir  en 
prairies  planes  où  le  ruisseau  serpente  entre  les 
osiers  et  les  saules. 

Et  la  vallée  s'enfonce  dans  un  lointain  vaporeux 
au  sein  duquel,  parmi  des  bouquets  d'arbres,  jaillit 
le  clocher  de  Mesnil.  Un  peu  à  droite,  la  pointe 
d'un  grand  sapin  dépasse  le  versant  des  Hures, 
comme  un  autre  clocher  noir. 

«  Tu  le  vois?  me  demande  Porchon,  qui  le  dési- 
gne de  son  gourdin. 

—  C'est-à-dire,  je  les  vois  :  car  ils  sont  trois  ou 
quatre,  mais  serrés  à  n'en  faire  qu'un  seul. 

—  Alors  je  ne  me  trompais  pas.  Ce  sont  bien 
ceux  qui  montent  la  garde,  au  dernier  carrefour  avant 
notre  patelin.  C'est  de  là  que  la  route  des  Trois- 
Jurés  part  à  l'assaut  de  la  forùt...  Mont  est  derrière, 
caché  «sous  les  Côtes». 

—  Invisible... 

—  D'ici,   oui.    Mais   cent    mètres  plus  près  des 


LA    BOUE 


Eparges,   nous    pourrions  en  apercevoir  la  mairie. 
Tu  viens?  » 

Nous  faisons  quelques  pas  vers  le  village,  étendu 
en  bas,  sur  la  berge  du  Longeau.  Moins  d'un 
demi-kilomètre  nous  en  sépare  ;  mais  l'atmosphcrc 
un  peu  brumeuse  encore  voile  les  blessures  des 
pierres,  émoussc  les  arêtes  vives  des  brèches,  efface 
les  brûlures  d'incendie,  et  ressuscite,  une  à  une,  les 
maisons  :  les  façades  sont  claires  au  soleil;  les  trous 
d'obus,  dans  les  prés,  luisent  comme  des  mares  ; 
le  Longeau  paresse,  et  s'attarde  en  remous  aux 
racines  des  saules. 

«  Hé  là  !  cric  Porchon.  Gare  à  gauche  !  » 

Il  s'est  arrêté  net,  et  m'a  saisi  le  bras. 

«  Les  sapins  de  Combres,  dit-il.  Nous  sommes 
cloués.  » 

La  dure  colline  vient  de  surgir,  démasquée  tout 
à  coup  par  celle  des  Eparges.  Des  pierres  blanches 
dévalent  sur  ses  flancs,  et  le  bois  aux  cimes  aiguës 
se  [jrofilc,  net,  sur  le  ciel. 

a  Demi-tour,  conclut  Porchon.  Ça  n'est  pas 
aujourd'hui  que  nous  apercevrons  la  mairie  de 
Mont.  M 

Nous  revenons  sur  nos  pas,  le  dos  tourné  à  la 
vallée.  Nous  voyons  de  nouveau  la  file  des  gui- 
tounes sous  les  branches  des  quclschiers,  les  liges 
d'osier  rouge  aux  feuilles  grelollantcs,  les  pentes 
brunes  du   Monlgirmonl  ;  clic  s'inclinent    en   face 


EN    RESERVE  87 

avec  mollesse,  semblent  hésiter,  et  bientôt  joignent 
un  escar[iement  boisé  qui  borne  le  regard,  vers 
l'est,  de  sa  touffeur  violette.  L'ayant  reconnu,  nous 
hochons  la  Icte. 

«  Hein  !  »  disons-nous,  presque    ensemble. 

Et  je  demande  : 

«Te  rappelles-tu  le  ig  octobre  ?  » 

Les  souvenirs,  aussitôt  éveillés,  bruissent,  s'es- 
sorent et  tourbillonnent  : 

«  La  grimpette  à  travers  les  fourrés  ! 

—  Les  premiers  coups  de  flingue  ! 

—  Les  trous  de  sentinelles  ;  les  bouts  de  cigarettes 
dorés  qui  fumaient  encore... 

—  El  les  calots  !  Les  boîtes  d'anchois,  les 
bidons  ;  les  lettres  que  tu  as  fait  porter  au  vieux... 

—  Et  rentrée  en  danse,  tout  d'un  coup!  Taca- 
lacala...  Sur  les  deux  flancs  ! 

—  Vennecy  tué  ;  Dangon  blessé  en  même  temps 
que  le  Boche... 

—  Quelle  hurlée,  dans  le  sous-bois  ! 

—  Marnier  tué;  à  la  6*... 

—  Et  la  nuit!  Oh  !  la  nuit...  Hein,  vieux,  la 
nuit  !  » 

Regardant  le  bois  abrupt,  nous  évoquons  le 
ravin  qu'il  nous  cache  ;  les  sentes  raidcsqui  dégrin- 
golent vers  le  bas-fond  suintant,  l'argile  gluante 
sous  l(  s  feuilles  mortes,  les  parapets  de  boue 
accrochés   à    mi-pente,  la    pénombre   glauque    des 


38  LA    BOUE 

fourrés,  les  ténèbres  monstrueuses  qui  chaque  soir 
nous  emprisonnaient,  pour  l'interminable  nuit. 
Le  jour,  nous  ne  voyions  rien  que  le  fouillis  des 
buissons,  la  colonnade  grise  des  hêtres  au-dessus, 
et  des  lambeaux  de  ciel  à  travers  les  branches  hau- 
tes. Nous  nous  affaissions  sous  le  poids  de  l'en- 
nui ;  de  longues  somnolences  nous  abrutissaient, 
et  le  fracas  des  obus  qui  tombaient  derrière  nous 
ne  nous  faisait  même  plus  lever  la  tête.  N'eût  été 
cette  pesanteur  d'ennui,  qui  jamais  ne  s'allégeait, 
nous  eussions  perdu  la  conscience  de  notre  propre 
vie. 

«  Regarde  là-bas,  dit  soudain  Porchon  :  juste  dans 
le  creux,  entre  le  Monigirmont  et  le  bois  des  Eparges.  ' 
N'est-ce  pas... 

—  Oui,  c  est  la  Woëvre.  » 

Elle  apparaît  toute  bleue,  comme  la  mer  dans  une 
cri(jue.  Nos  regards  s'en  vont  |)ar  cette  anse  lim- 
pide, et  nous  éprouvons  en  tout  notre  corps  une 
vt:)luptc  diffuse,  une  montée  de  force  légère, 

<{  Rli  bien  ?  ))  dis-je,  encore  une  fois. 

El  Porchon  répond  : 

«  La  vie  est  belle.  » 

Des  paroles  se  pressent  à  nos  lèvres,  et  nulle 
contrainte  ne  les  refoule  :  nous  cédons  au  besoin 
d'entendre  notre  joie  en  même  temps  que  nous  la 
contemplons,  d'en  jouir  ainsi  d'une  façon  plus 
exaltante  et  plus  aiguë;  ou  peut-être,  redevenus  pri- 


EN     Ub-SKUVE  39 

milifs,  tous  nos  sens  rénovés  par  lant  de  lumière  et 
d'espace,  laissons-nous  seulement  chanter  nos 
ùmes  de  jeunes  barbares. 

Le  bois  des  Eparges  et  la  Woëvre,  le  Montgirmont 
et  la  colline  des  Hures,  la  vallée  semée  d'arbres  et  la 
chaîne  rythmée  des  Hauts,  c'est  le  large  {)aYsage 
qui  entre  en  nous  tout  entier,  que  notre  force 
accueille  tout  entier,  dans  sa  magnifique  unité  :  les 
couleurs  atténuées,  fondues  par  l'automne,  l'har- 
monie des  lignes  dans  la  lumière,  et  la  caresse  de 
l'air  bleu,  douce  au  visage  de  la  terre. 

Un  coup  de  fusil  claque  derrière  nous,  bref,  tout 
de  suite  brisé.  Mais,  d'un  mouvement  instinctif, 
nous  nous  sommes  retournés  vers  les  lignes. 

Par-dessus  les  toits  des  guitounes,  une  friche 
étale  un  glacisjaunâtre,  coupé  de  talus  encore  verls. 
Des  pistes  tortueuses  l'escaladent  ;  des  flaques  le 
parsèment,  déchiquetées  comme  des  haillons  pâles. 
Au  sommet,  un  autre  village  gonfle  ses  toits  en 
bosse,  au  pelage  de  chaume;  des  linges  sèchent, 
éclatants,  devant  les  portes  noires  des  cagnas  ;  car 
le  soleil,  presque  au  zénith,  tombe  d'aplomb  là- 
haut,  éclairant  une  foule  bariolée  qui  s'agite  à 
lisière  de  ciel.  Les  silhouettes  se  détachent  si  nette- 
ment, sur  le  fond  terne  d'argile  et  de  paille,  que 
nous  pouvons  sans  peine  reconnaître  les  hommes 
qu'elles  sont.  Assis  sur  une  chaise  au  seuil  de  son 
abri,  le  capitaine  Secousse  croise  ses  longues  jambes 


4©  LA    BOUE 

et  fume  sa  pipe.  Près  de  lui  Davril,  grimpé  sur  une' 
bulle,  les  jumelles  aux  }eux, observe  nous  ne  savons 
quoi  vers  les  lignes  allemandes  ;  il  est  sans  képi, 
et  son  crâne  blond^  dépassant  la  crête,  bouge  sur 
le  ciel  entre  deux  piquets  de  ligne  téléphonique, 
A  ses  pieds  Tadjudant  Moline^  une  jambe  fléchie, 
son  ventre  sur  sa  cuisse,  accompagne  des  épaules 
et  des  reins  le  va-et-vient  d'une  scie  à  laquelle 
ses  bras  sont  liés  ;  on  voit  chaque  bille  de  bois 
se  détacher,  et  rebondir  sur  le  sol  en  tombant. 
Loin  à  gauche,  à  l'extrême  bout  du  campement, 
une  source  jaillit,  et  tache  la  pente  d'une  longue 
coulée  luisante  ;  des  torses  nus  inclinent  vers  elle 
la  blancheur  de  leur  chair,  mate  et  chaude  sous  la 
blancheur  neigeuse  des  serviettes.  Le  long  du 
chemin  qui  borde  les  guitounes,  une  table,  les 
pieds  en  l'air,  marche  sur  deux  jambes  à  pantalon 
rouge  ;  elle  oscille  tout  à  coup,  devant  Tabri  du 
capitaine  Secousse,  pirouette,  retombe  d'aplomb  ; 
un  buste  maigre  prend  sa  place  sur  les  jambes  à 
pantalon  rouge,  et  nous  reconnaissons  à  sa  barbiche 
de  chèvre  le  sergent-fourrier  Le  Mao.  A  droite,  les 
fumées  des  cuisines  monlenldes  foyers  nombreux, 
abrités  vers  le  sud  pai  un  haut  talus,  et  que  des 
toiles  de  lente  dressées  entre  des  perches  protègent 
contre  le  vent  d'ouest.  Des  chapelets  de  bouthéons 
noircissent  dans  les  flammes  ;  des  seaux  de  toile 
vides  s'aiïaissent,  pareils  à  des  accordéons  fatigués. 


EN    RESERVE  4I 

En  manches  de  chemise,  les  cuistols  flânent  à  l'en- 
tour,  les  mains  ballantes,  ou  plongées  au  fond  des 
poches. 

«Je  vois  les  nôtres,  dit  Porchon.  Bernardet  a  gardé 
sa  veste  :  tu  Tas  ?  Il  est  assis  près  du  tas  de  viande 
crue,  au-dessous  du...  du  quatrième  feu.  Il  écrit... 

—  Et  il  mouille  son  crayon.  Pas  de  doute  : 
c'est  bien  Bernardet...  Mais  les  autres  ? 

—  Plus  difficile  de  les  repérer.  Ils  sont  dans  le 
groupe  de  types  debout  ;  Pinard  gesticule  et  son 
bouc  flamboie  ;  Brémond  tourne  le  dos,  et  s'es- 
suie les  mains  au  fond  de  son  [)antalon. 

—  Vu...  C'est  égal,  ils  n'ont  pas  l'air  de  s'en 
faire,  les  gens  de  là-haut  !  » 

Le  campement,  d'en  bas  oii  nous  sommes,  res- 
semble à  ime  kermesse  :  les  toiles  de  tente  se  gon- 
flent sous  le  vent  ;  les  oripeaux  penduç  devant  les 
portes  frémissent  comme  des  enseignes  de  baraques 
foraines;  les  cuisines  fumen  t  ;  un  siffleur  moduleune 
romance  en  vogue  ;  des  coups  de  feu  grêles,  partis 
des  tranchées  lointaines,  piquent  nos  oreilles  comme 
des  claquements  de  carabines.  Et  la  foule  des  pro- 
meneurs glisse  et  tournoie,  avec  de  lentes  paresses, 
des  heurts,  des  sursauts,  des  ondes  vives  qui  la  gon- 
flent toul  à  coup,  des  élans  brusques  vers  un  morne 
point  autour  duquel  les  hommes  s'agglutinent,  ainsi 
qu'on  les  voit  faire  au\  carrefours  des  villes,  lors- 
qu'un camelot  dénoue  sa  balle. 


42  LA    BOUE 

«  Nouveau,  ça.  dit  Porchon  ;  et  drôle  à  l'œil... 
Mais  j'aime  mieux  l'autre  côté.  » 

Il  fait  volte-face  encore  une  fois;  et  tout  aussi- 
tôt, dans  sa  moustache: 

«  Tiens  !  Tiens  !  Tiens  1 

—  Quoi  donc? 

—  Mais  chez  nous  aussi,  c'est  la  nouba  !  » 

La  nouba,  en  vérité.  Les  hommes^  ayant  vu  le 
soleil,  sont  sortis  de  leurs  trous;  la  terre  n'en  a 
pas  gardé  un  seul,  et  toute  la  7*  est  dehors  :  deux 
cents  gosses,  au  visa^^e  barbu,  aux  membres  durs, 
au  rire  sonore,  et  qui  jouent.  Ils  jouent  au  bou- 
chon, ceux  qui  lancent  le  palet  et  ceux  qui  les 
regardent  :  la  pile  de  sous,  dressée  sur  son  socle  de 
liège,  accélère,  chaque  fois  qu'elle  oscille  ou  qu'elle 
tombe,  les  battements  de  trente  cœurs  ensemble. 
Ils  jouent  à  des  jeux  raisonnables  ;  à  démonter  la 
culasse  de  leur  fusil,  à  frotter  avec  un  chiflon 
et  polir  comme  des  joyaux  les  fines  pièces  du 
mécanisme  ;  à  tailler  des  bouts  de  planches  pour 
décrotter  leurs  souliers,  en  forme  de  palettes  qui 
détachent  la  gangue  de  boue,  en  forme  de  coute- 
las qui  du  tranchant  grattent  le  cuir,  et  fouillent  de 
la  pointe  entre  les  clous  des  semelles.  Un  vannier, 
^yant  coupé  des  brins  d'osier,  joue  pour  la  pre- 
mière fois  à  tresser  des  corbeilles  ;  un  cercle  l'en- 
toure, d'admirateurs  sérieux.  Des  solitaires,  assis  au 
sommet  du    talus,  les  jambes    pendantes  et  le  dos 


EN    RÉSERVE  4? 

contre  un  prunier,  jouent  silencieusement  à  regar- 
der la  fumée  de  leurs  pipes.  Quelques-uns  jouent 
aux  cartes,  par  respect  des  traditions  ;  et  ceux- 
là,  peu  nombreux,  ont  des  visages  d'ennui,  tristes 
de  rester  libres  parmi  des  captifs  heureux. 

Au-dessus  de  t,nos  tètes,  tout  à  coup,  quelques 
balles  ronflent  à  la  Cle  ;  une  branche  fracassée 
craque  et  se  brise,  sans  tomber.  Nous  avons  levé 
les  yeux  vers  la  déchirure  pâle,  tandis  qu'arrivait 
jusqu'à  nous  le  bruit  faible  des  détonations. 

((  Ouais  !  clame  un  joueur  de  cartes.  D'où  qu'elles 
viennent,  celles-là  ici?  \  a  pas  des  Boches  der- 
rière les  nuages,  tout  d'  même  ?  » 

Je  suis  surpris,  et  Porchon  semble  l'être. 
«  Le  fait  est,  me  dit-il,  que  je  nous  croyais  défi- 
lés, au  moins  sur  toute  la  longueur  des  cagnas.  Tu 
as  vu  tout  à  rheure  ?  Il  faut  les  dépasser  de  trente 
mètres  à  droite  pour  être  face  à  Combres... 
Quant  au  pilon,  cherche-le  :  il  faudrait  monter 
plus  haut  encore  que  les  copains  d'en  haut,  jus- 
qu'au bord  même  du  plateau,  pour  essayer  de  se 
faire  viser...  C'est  d'ailleurs  assez  joyeux,  ça. 

—  Quoi  ?  De  se  faire  viser  ? 

—  Quelquefois...  Mais  je  pensais  à  autre  chose. 
Oui  vieux  ;  je  trouvais  joyeux  que  ce  piton,  ce 
fameux  piton,  cet  éternel  piton  partout  visible... 

—  Et  partout  viseur.. . 

—  Et   partout  empoisonnant,  —  nous    l'ayons 


44  LA    BOUE 

possédé,  rendu   aveugle,  réduit  à  l'impuissance... 

—  En  allant  nous  coller  sous  lui? 

—  Tout  juste  !  »  s'écrie  Porchon,  dans  un  rire. 
El  il  poursuit,   très  amusé,   oublieux  tout  à  fait 

de  son  idée  première  : 

«  Je  pense  à  un  gros  monsieur  qui  aurait  vu 
sauter  un  bataillon  de  puces  ;  il  les  a  vues  ;  il  en 
est  sûr  ;  alors  il  les  cherche  partout,  secoue  ses 
fringues,  chamboule  sa  literie,  mais  ne  trouve  pas 
les  [)uccs.  Et  il  est  inquiet,  le  gros  monsieur  ;  il 
s'énerve;  il  augure  mal  de  l'avenir...  Et  pendant 
ce  temps-là  toutes  les  puces  rigolent,  cachées  sous 
le  gros  ventre  du  gros  monsieur  :  voilà. 

—  Oh  !  oui,  que  voilà  donc  une  comparaison  à 
la  noix!...  Tu  as  fini  ? 

—  Quoi  ? 

—  De  comparer  ? 

—  J'ai  fini. 

—  Alors  dis  moi  d'oii  viennent  les  balles.  » 
Une  amicale  bourrade  contre  mon  épaule  ayant 

servi  de  transition,  Porchon  reprend  : 

V  Ni  de  Combres,  ni  du  piton.  Ucste  un  seul 
point  :  le  lavin. 

—  Tu  dis? 

—  Le  ravin.  Et  je  précise  :  le  blockhauss  qui 
flan(|ue  la  corne  ouest  du  bois,  et  que  lu  te  rap- 
pelles, je  |)ense...  Saule  sur  le  talus...  B(m.  Mainte- 
nant, regarde. 


EN    RÉSERVE  46 

—  Tu  as  raison,  vieux.  J'ai  les  sapins  dans 
l'œil...  Mais  seulement  leurs  pointes.  Il  faudrait 
grimper  dans  les  branches  d'unquelschier  pour  les 
voir  du  haut  en  bas...  Or,  c'est  du  bas  que  partent 
les  balles.  J'en  conclus  que  ces  balles  peuvent  cas- 
ser les  branches  des  quetschiers,  mais  pas  les  têtes 
de  nos  hommes,  à  moins  qu'ils  ne  grimpent  dans 
les  branches  des  quetschiers. 

—  Ils  ne  le  feraient,  dit  Porchon,  que  si  nous 
le  leur  défendions.  Ce  secteur  est  duicifiant  :  nous 
pouvons  les  laisser  être  sagas,  » 


Toute  la  nuit,  la  y»  compagnie  a  dormi  le  même 
somme,  au  fond  des  tièdes  abris.  Depuis  hier  soir 
huit  heures,  ce  furent  le  repos,  le  silence  et  l'oubli. 
La  fusillade  a  peut-être  crépité;  des  fracas  d'obus 
ont  peut-être  roule  par  la  vallée;  mais  pas  un  de 
nous  ne  saurait  le  dire:  il  faisait  grand  jour  lorsque  le 
premier  homme  est  sorti  de  son  trou,  en  se  frottant 
les  yeux. 

Ce  malin  les  escouades  sont  montées,  une  par 
une,  jusqu'à  la  source  d'en  haut.  Les  plus  crasseux, 
même  Martin,  même  Richomme,  se  sont  mis  nus 
jusqu'à  la  ceinture  et  lotionnés  copieusement  d'eau 
glacée.  Nous  sommes  montés  aussi  Porchon  et  moi  ; 
et  lorsqu'en  descendant  nous  sommes  rentrés  dans 


40  LA    BOUE 

la  maison,  pour  étendre  nos  servielles  devant  Je 
fourneau,  nous  avons  trouvé  notre  matelas  plus 
sordide  que  jamais.  Nous  l'avons  même  injurié, 
quoique  avec  bonne  humeur  : 

«  11  est  suiffeux,  ai-je  commencé. 

—  Nauséeux  »,  a  continué  Porchon. 

Et  les  épilhètes  ont  grêlé  dru  : 

«  Graisseux  !  Gadouilleux  !  Poileux  !  Vaseux  !  Ver- 
mineux  !...  » 

Il  nous  a  pourtant  accueillis  avec  mansuétude 
lorsque  nous  nous  sommes  allongés,  côte  à  côte,  à 
nos  places  de  la  nuit.  Et  c'est  là  que  nous  nous 
retrouvons  ce  soir,  après  une  lumineuse  et  calme 
journée,  toute  semblable  à  celle  de  la  veille.'  Bien 
que  le  crépuscule  commence  à  peine,  et  que  le  ciel 
soit  clair  encore,  deux  bougies  brûlent  derrière 
nous,  sur  des  planchettes  fichées  dans  le  mur.  Le 
bruissement  des  mouches  s'engourdit;  le  fourneau, 
dans  son  coin,  ronronne  en  sourdine,  comme  un 
matou.  Et  ma  voix,  aisément,  leur  impose  silence: 

((  Qu'importe,  dit  le  derviche,  qu'il  y  ait  du  mal 
»  ou  du  bien.''  Quand  Sa  Ilautessc envoie  un  vaisseau 
»  en  Egypte,  s'cmbarrasse-t-ellesiles  souris  qui  sont 
»  dans  le  vaisseau  sont  à  leur  aise  ou  non  i*  » 

Porchon,  qui  écrivait  une  lettre,  me  regarde  avec 
des  yeux  ronds. 

«  Quoi?  Quoi!'  »)  demande-t-il. 

«  .lo  nio   llattais,  dit    i'angloss,  de  raisonner  un 


EN    RÉSERVE  47 

»  peu  avec  VOUS  des  efietsel  des  causes,  du  meilleur 
))  des  mondes  possibles,  de  l'origine  du  mal,  de  la 
»  nature  de  l'àme,  et  de  l'harmonie  préétablie.  »  Le 
derviche,  à  ces  mots,  leur  ferma  la  porte  au  nez.  » 

Porchon  s'est  penché  vers  moi  davantage,  et  la 
vue  d'un  livre  entre  mes  mains  l'a  tout  de  suite 
rassuré. 

«  Je  le  croyais  louf,  avoue-t-il. ..  C'est  dans  quoi, 
cette  histoire  de  derviche  et  de  souris? 

—  C'est  dans  les  Veillées  littéraires,  au  chapi- 
tre xxx  de  (Candide. 

—  Bon, Mais  je  n'ai  rien  entendu.  Veux-tu  relire?  » 
J'obéis.  Et  quand  j'ai  achevé: 

«  Ainsi,  constate  Porchon,  Sa  Hautesse  ne 
s'embarrasse  pas  si  les  souris  sont  à  leur  aise  ou  non. 
Le  faut-il  croire  ? 

—  Le  derviche  l'affirme,  et  M.  de  Voltaire.  D'au- 
tres l'affirmèrent  avant  eux.  D'autres  après  eux 
l'affirmèrent,  voire  en  beaux  vers.  Et  quand  nous 
serons  morts,  toi  et  moi,  depuis  pas  mal  de  siècles, 
d'autres  l'affirmeront  encore,  en  vers  et  même  en 
prose,  en  français  et  même  en  boche. 

—  Mais  encore,  le  faut-il  croire? 

—  Il  y  a,  dans  le  vaisseau,  des  souris  qui  croient 
violemment  que  Sa  Hautesse  a  souci  d'elles.  Pour 
celles-là,  le  derviche  cl  M.  de  Voltaire  ont  tort.  Des 
souris  croient,  mais  d'autres  nient  ;  la  plupart,  il 
est  vrai,    n'ont    pas   d'opinion.  C'est  ainsi,  ce  fut 


48  LA    BOUE 

toujours  ainsi,  ce  sera  toujours  ainsi,  depuis  qu'il 
y  a  et  tant  qu'il  y  aura,  sur  le  vaisseau,  des  souris, 
et  qui  pensent. 

—  Ah!  dit  Porclion.  Mais  loi,  que  crois-tu? 

—  Je  crois  que  toutes  les  souris,  celles  qui 
croient  et  celles  qui  nient,  tombent  d'accord  pour 
s'embarrasser  si  elles  sont  à  leur  aise  ou  non,  dans 
le  coin  du  vaisseau  où  elles  vivent.  Je  crois  qu'il  y  a 
aujourd'hui,  6  novembre  191/1,  au  pied  de  la  crête 
des  Eparges,  des  souris  qui  sont  à  leur  aise  ;  que 
jiour  ces  souris-là,  tout  est  pour  le  mieux  dans  le 
meilleur  des  mondes  possibles,  etque  Pangloss,  bien 
qu'il  fût  boche,  aurait  eu  raison  ce  soir. 

—  Il  est  vrai,  concède  Porchon.  Mais  tu  as  éludé 
ma  question.  » 

Une  salve  d'obus  ponctue  trois  fois  nos  derniers 
mots,  et  nous  attire  sur  le  seuil.  Par-dessus  la  crête 
des  sifflemcnls  bondissent,  frôlent  les  toits  du  village 
d'en  haut,  fondent  sur  nous,  nous  dopassent,  et  vont 
se  briser  en  éclats  sonores  contre  la  pente  du  Mout- 
girmont.  Dans  l'obscurité  commençante,  on  voit 
éclore  de  brèves  flammes  rouges,  en  mén)c  ten)ps 
que  s'abattent  des  rafales;  elles  éclairent  toutes  les 
mômes  petits  arbres,  au  tronc  lorlu,  à  la  cime 
ronde,  et  la  haie  qui  ceint  le  verger.  Des  fumées 
s'attardent  longtemps  au  bord  des  entonnoirs,  et 
les  cernent  d'un   halo  couleur  de  lune. 

«  Six!...  Neuf!...  Dix  !  Kl  deux  douze!  » 


EN    RÉSERVE  49 

Les  hommes  comptent  les  coups,  en  chœur  ;  ils 
rient  chaque  fois  que  le  verger  s'illumine,  et  com- 
mentent sans  fièvre  le  tir  des  artilleurs  allemands. 

«  C'est  des  canons  précis,  reconnaît  Gaubert  : 
tous  leurs  colis  tombent  dans  un  mouchoir.  .  . 
Heureusement  pour  nous  qu'  les  observateurs  met- 
tent loin  du  mille!  » 

Durozier,  lissant  de  la  paume  sa  barbe  somp- 
tueuse, prend  alors  la  parole,  et  la  garde  longtemps. 
Il  approuve  Gaubert,  «  quoique  les  observateurs  d'ar- 
tillerie boches  ne  soient  pas  si  myopes  que  Gaubert 
semble  dire,  et  que  les  nôtres...  enfin  bref!  Ce 
qui  surtout,  à  ce  qu'il  pense  du  moins,  lui,  Duro- 
zier, ce  qui  permet  d'envisager  le  présent  séjour 
sans  trop  d'appréhension,  c'est  le  fait  que...  le  fait 
que...  enfin  bref  la  trajectoire  des  obus  est  trop  ten- 
due, et  il  est  impossible  qu'ils  éclatent  où  nous 
sommes.  » 

La  voix  douçâtre  de  Durozier  englue  les  mots, 
les  tient  en  suspens,  et  tout  à  coup  les  laisse  couler 
comme  un  sirop. 

«  Enfin  bref,  gouaille  Bulrel,  Durozier  n'a  pas  les 
foies.  Avis  aux  pélasseurs  de  la  compagnie.  » 

Cela  est  dit  du  ton  que  prend  Butrel,  lorsqu'il 
veut  avoir  parlé  le  dernier.  L'homme  à  la  barbe  lui 
lance  un  mauvais  regard,  et  se  tient  coi.  Mais  le 
sergent  Gervais,  de  celte  voix  cocasse  qui  lui  sort 
du  nez,  déclare  avec  une  simplicité  solennelle: 

3 


50  LA    BOUE 

«  Ce  bombardement  extravague.  » 

Et  comme  le  sergent  Gervais,  quoi  qu'il  fasse  ou 
qu'il  dise,  est  un  type  a  rigolo  »,  c'est  lui  qui  a 
le  dernier  mot. 

La  nuit,  maintenant,  est  sur  la  vallée.  Mais  notre 
abri,  où  les  deux  bougies  continuent  de  brûler,  n'a 
pas  cessé  d'être  lui-même.  Nous  nous  sommes 
allongés  au  creux  du  matelas,  et  nous  fumons  nos 
pipes,  ayant  achevé  de  dîner. 

«  Vieux  ! 

—  Quoi? 

—  Il  est  8  heures. 

—  Déjà!  dit  Porchon.   Et...  tu  n'entends  rien  ? 

—  Non,  rien.  » 

Nos  regards  ont  cherché  la  porte,  et  la  nuit  au 
delà  ;  puis,  s'étant  croisés,  ils  se  sont  fixés  l'un 
l'autre,  un  très  long  instant  ;  puis  nous  nous  som- 
mes remis  à  fumer.  D'un  mur,  près  de  nous,  un 
fragment  d'argile  sèche  se  détache,  se  pulvérise  en 
tombant  sur  les  planches  du  bat-flanc  ;  la  pipe  de  Por- 
chon grésille  comme  une  poêle  à  frire,  lâche  deux 
bouffées  énormes,  et  s'éteint.  Il  se  lève  alors,  pour 
en  faire  tomber  les  cendres  en  la  frappant  contre  son 
talon.  Je  le  vois  debout  sur  une  jambe,  appuyé 
d'une  main  au  rondin  central,  la  tôle  inclinée  vers  la 
porte.  Et  soudain,  sans  bouger  : 

«  Oh!  Celte  fois...  »  dit-il. 


EN    RÉSERVK  5l 

Je  suis  debout  à  mon  tour,  en  un  clin  d'œil. 
Mais  déjà  il  s'est  précipité  dehors,  a  trouvé  passage 
entre  les  toits  de  deux  guitounes,  et  gravi  le  talus. 
Il  se  penche  vers  moi.  m'appelle  : 

«  Par  ici  !  Deux  pas  à  droite,  vite  !  » 

Je  cours  ;  je  saisis  la  main  qu'il  me  tend,  et 
franchis  d'un  saut  l'escarpement. 

((  Alors  ?  Alors  ? 

—  Tais-toi,  répond-il.  Ecoute.  » 

Loin  vers  le  sud,  au  fond  delà  vallée,  une  rumeur 
confuse  émeut  les  ténèbres.  Elle  s'enfle,  monte  vers 
le  ciel  nocturne  ainsi  qu'une  flamme  d'incendie, 
s'avive  tout  à  coup  en  clameur  ardente  de  voix 
humaines.  Mon  cœur  s'est  misa  battre  violenirnent, 
et  tout  mon  corps  s'est  tendu  sous  la  vibration  exas- 
pérée de  mes  nerfs. 

«  Hein  1  dit  Porchon,  à  voix  très  basse  ;  mênie 
de  loin,  ça  secoue.  » 

La  voix  plus  basse  encore,  comme  étouffée  d'une 
crainte  religieuse,  il  reprend  ; 

«  Et  quel  silence,  autour  de  ça  !  » 

La  vallée  repose  sous  les  étoiles  immobiles,  ou 
qui  palpitent  lenteinent,  comme  respire  une  poitrine 
e?idormie.  Les  Hauts  ensommeillés  s'allongent  sur  ses 
rives,  pareils  à  des  géants  couchés.  Etdans  la  gronde 
nuit  pacifique,  la  clameur  lointaine  des  guerriers 
s'élève  ainsi  qu'une  dérision.  Est-elle  soulfrance  ? 
Est-elle  fureur  ?  Chétive  dans  la  grande  nuit,  elle 


52  LA    BOUE 

est  surtout  misère  :  ce  soir,  tout  près  d'ici,  des 
troupes  de  la  brigade  voisine  tentent  d'enlever  à  la 
baïonnette  le  village  de  Saint- Rémy. 

«  Plus  rien,  murmure  la  voix  de  Porchon.  Est- 
ce  la  fin  ? 

—  Ecoute;  écoute  encore... 

—  Non,  rien.  » 

Rien  que  le  ciel  semé  d'étoiles,  sur  les  collines  et 
la  vallée.  Au  bas  du  talus,  à  nos  pieds,  la  lumière 
de  notre  abri  glisse  par  la  porte  restée  ouverte,  et 
fait  briller  la  boue  au  loin. 

Nous  rentrons  ;  nous  reprenons  nos  places  côte  à 
côte,  et  rallumons  nos  pipes  éteintes.  Près  de  nos 
têtes,  collées  sur  les  planchettes,  les  deux  bougies 
brûlent  encore;  et  leurs  deux  flammes,  dans  l'air 
assoupi,  montent  toutes  droites,  sans  vaciller. 


CHAPITRE  II 


LE      BLOCKHA.USS 


8-16  novembre 

Devant  l'église  de  ^lont-sous-les-Côles,  la  petite 
place  laisse  déborder  vers  la  rue  la  foule  pressée  des 
combattants.  Toutes  les  armes  se  .coudoient,  mêlées: 
des  fantassins  bleus  et  rouges,  des  sapeurs  noirs,  des 
artilleurs  sombres,  des  chasseurs  bleu  clair. 

<(  Et  voilà,  s'écrie  Davril,  ce  qu'on  appelle  l'uni- 
forme !  Supposez  ici  des  pékins,  autant  de  pékins 
qu'il  y  a  de  soldats  :  vous  le  verriez,  le  lugubre  uni- 
forme civil!...  Tiens,  Le  Labousse  1  Bonjour,  tou- 
bib!... Hé,  là-bas  !  L'état-major  de  la  5"!  Jeannot  ! 
Hirsch  !  Muller!  Par  ici  !  » 

Les  camarades  s'approchent,  nous  serrent  les 
mains.  Davril,  gaiement,  fredonne  l'air  de  Carmen  : 

Sur  la  place 
Chacun  passe. 
Chacun  va,  chacun  vient... 

On  bavarde  ;  on  s'interpelle  de  loin  ;  on  s'aborde  ; 


54  LA    BOUE 

on  bnvarde  encore.  lUornbe  une  pluie  fine,  qui  amol- 
lit sous  nos  pieds  les  feuilles  chues  des  grands 
ormes.  Les  derniers  fidèles  sortent  de  l'église  ;  par 
le  porche  béant  sur  la  nef,  on  voit  briller  dans  la 
pénombre  la  lampe  rose  du  tabernacle. 

«  Bonjour,  Madame  Aubry  !  Bonjour,  Mademoi- 
selle Thérèse  !  » 

Les  deux  femmes  nous  soutient  en  passant  : 

«  Atout  à  l'heure  !  A  déjeuner.  » 

Voici  derrière  elles  la  Léonie,  juponnée  d'une 
loque  de  soie  verte,  des  souliers  aux  pieds,  un  cha- 
peau à  plumes  sur  la  tête,  mais  les  joues  crasseuses 
à  son  accoutumée.  Voici  la  Louise  Mangin,  brune 
accorle,  les  hanches  souples  et  le  corsage  plein. 
Voici  le  chnntre  du  village,  bossu  de  partout  sous 
sa  blouse,  marchant  de  guingois  comme  un  crabe; 
et  la  vieille  Madame  Gufusquin,  toujours  si  pâle 
sous  son  bonnet  à  coques  noires  ;  et  le  sergent  sémi- 
nariste, qui  chantait  \cCredo:\\ec  une  si  émouvante 
ferveur  ;  et  l'Emilienne,  chez  qui  le  gruyère  est 
bon  ;  et  l'Edmond,  le  grand  Edmond  qui  vend  de 
tout,  et  qui  vole  mille  fois  chaque  jour. 

((  Ainsi  donc,  il  est  pieux,  cet  homme  !  admire 
l'un  de  nous. 

—  Lavez-vous  vu,  demande  Ravaud,  pendant 
que  l'aumônier  nous  contait  l'histoire  de  saint 
Martin  ?  Il  opinait  du  menton  ;  il  avait  les  larmes 
aux  yeux  :   il  avait  presque   l'air  de    comprendre. 


LE  blockhat;ss  55 

Sans  blague,  je  l'ai  trouvé  beau...  El  sortant  de  la 
messe,  il  retourne  à  sa  boutique. 

—  C  est  la  vie,  ça,  mon  pauvre,  dit  le  vieux 
lieutenant  MuIIer.  Nos  hommes  aussi  l'ont  écoutée, 
l'histoire  du  secourable  Martin  ;  crois-tu  qu'elle  les 
dégoûtera  de  l'immonde  Système  D  ? 

—  Qu'est-ce  que  c'est,  en  somme,  le  Système  D  ? 
interroge  le  sous-lieulenantHirsch.  Je  croyais, moi, 
que  c'était  l'art  de  tirer  [)ai  ti  de  n'importe  quoi, 
dans  n'importe  quelles  circonslances,  une  faculté 
d'improvisation  épatante,  presque  géniale.. . 

—  Ta  ta  ta  !  benjamin,  coupe  MuIIer. Tes  vingt 
ans.  après  tout,  ont  raison  de  croire  ça.  Mais  pour 
ma  vieille  cervelle  racornie.  Système  D,  ça  signifie 
une  vilaine  chose. 

--  Hein?...  Quoi?...  Dites  !...  Oh  !  Oh  !  » 
Tous  les  jeunes  ont  parlé  ensemble,  et  MuIIer  a 
souri. 

«  Du  diable!  s'écrie-t-il.  Cette  bleusaille  ipe  fe- 
rait marcher  !  Très  peu  pour  le  laïus,  mes  petits. 
Mes  légionnaires  du  bled  n'étaient  pas  moins  biaves 
que  nos  hommes  ;  mais  la  plupart  avaient  vécu 
cent  ans.  Vous  avez  donc  raisnn.et  moiaussi 

—  A  propos,  toi,  me  dit  Poicbon  tout  à  cmp  ; 
ça  no  te  rappelle  rien,  la  Saini-Marlin  ?...  Voyons  ; 
le  pari  des  sous-otTs.  à  la  Galonné. 

—  Ah  !  c'est  vrai...  Eh  bien.  Souesme  a  g^gné. 
--    Qu'est-ce  que  c'est  que  ce   pari  ?    demande 


bC)  LA    BOUE 

un  grand  gaillard  brun,  qui  surgit  on  ne  sait  d'où. 
On  l'acclame  : 

«  Bonjour,  Noiret  !  Salut,  Noiret  !  Comment  ça 
va.Noiret  ?  » 

Lui,  cependant,  lève  son  képi  à  bout  de  bras,  et 
l'agite  en  un  geste  d'appel  : 

«  Mon  capitaine  !  Mon  capitaine  !  Par  ici  ! 

—  Ton  capitaine  ?  Vous  avez  donc  touché  un 
trois  galons,  au  génie  ? 

—  Mais  non,  répond- il.  C'est  Frick,  le  même, 
l'unique...   » 

Nous  nous  écartons,  pour  faire  place  aux  larges 
épaules,  au  torse  bombé  du  capitaine  Frick.  Il  est 
toujours  jovial,  franc  d'allures  ;  nous  avons  plaisir 
à  reconnaître  la  pointe  de  sa  barbe  fauve,  ses  joues 
vermeilles,  et  ses  yeux  bleus  au  clair  regard. 

«  Bonjour,  ce  vieux...  '^""  1  nous  salue-t-il.  Quoi 
de  neuf,  au  pilon  des  Eparges  ? 

—  Il  paraît,  ré[)ond  Noiret, que  Souesme  a  gagné 
son  pari...  J'ai  di'jà  demandé  de  quoi  il  s'agissait, 
mais  j  attends  encore  la  réponse. 

—  Bah  !  dit  Porchon,  une  blague  :  Pultemann, 
notre  fourrier,  avait  parir  contre  un  autre  sous-otl, 
il  y  a  deçà  un  mois,  que  la  guerre  serait  iinie  au- 
jourd'hui, ou  plus  exacten)ent  le  jour  de  la  Saint- 
Martin. 

—  L'année  prochaine,  alors,  dit  tranquillement 
le  ca[)itaiiie  Frick. Nous  avons  le  lenq)s  d'allcntlie... 


LE    BLOCKHAUSS  Sj 

—  Sous  l'orme  !  »  plaisante  Davril,  en  montrant 
au-dessus  de  nous  la  ramure  du  grand  arbre. 

Mais  Frick^  d'une  voix  de  basse  taille  : 

«  Sous  la  terre  !   » 

Et  comme  plusieurs  se  récrient  : 

«  Hé  !  non,  mes  enfants  !  corrige-t-il.  Il  est  bien 
entendu  que  nous  en  reviendrons  tous...  Mais  n'ou- 
bliez pas  que  je  suis  sapeur,  sapeur-mineur,  que  la 
destinée  d'un  sapeur  est  de  creuser  des  sapes,  et 
que  les  sapes  sont  souvent  souterraines. 

—  Vous  en  creusez  ? 

—  Mais  oui,  j'en  creuse  !  Je  vient  d'en  creuser. 
J'en  creuserai  d'autres... Rien  qu'aux  Eparges, allez, 
il  y  a  de  la  terre  à  remuer  I 

—  Des  tuyaux  ?  «implore  Porchon. 
Mais  le  capitaine  décide  : 

«  Tout  à  l'heure.  Vous  étiez  aux  premières  loges 
pour  l'attaque  de  Saint-Rémy.  Racontez  d'abord.  » 

Et  Porchon  dit  nos  minutes  d'écoute  passirmnée, 
en  haut  du  talus,  les  clameurs  de  charge,  notre 
retour  dans  l'abri  ;  puis  la  fusillade  qui  se  rallu- 
mait tout  à  coup,  embrasait  la  crête  en  ruée  doura- 
gan,  gagnait  le  ravin  à  notre  gauche,  et  s'y  fixait 
enfin,  chez  elle. 

«  jNous  étions  de  nouveau  dehors,  et  les  balles 
passaient  au-dessus  de  nos  tôles,  très  haut,  avec  un 
ronileineriL  qu'elles  n'ont  pas  d'ordinaire  ;  les  plus 
basses  cassaient  les  branches  des  pruniers  ;  presque 


58  LA    BOUE 

toules  filaient  dans  le  vide,  venues  de  loin  pour 
aller  loin,  au  fin  fond  de  la  vallée.  Le  Montgirmont 
a  lancé  des  fusées  vertes  ;  les  76  ont  aboyé  cinq 
minutes.,.  Un  point,  c'est  tout. 

—  C'était  avant-hier,  ça,  observe  Frick.  Vous 
étiez  encore  là-bas  hier,  et  même  cette  nuit. 

—  Oh  !  ce  fut  presque  la  même  chose.  Les  i55 
de  Galonné  ont  tiré  l'après-midi  ;  et  nous  sommes 
montés  aux  tranchées  d'en  haut, pour  voirtravailler 
leurs  obus. 

—  Beau  travail  ? 

—  Plutôt  !  Des  tombereaux  de  terre  soulevés  ; 
des  madriers  en  vol  plané  ;  des  jéquipements  et  des 
sacs  tournoyant  comme  des  plumes  de  moineaux  ; 
et  dans  tout  ça,  par-ci,  par  là,  de  bizarres  choses 
noires  difficiles  à  nommer  sans  jumelles.  Les 
miennes  sont  bonnes  :  j'ai  identifié  un  pied  et  trois 
mains. 

—  J'y  étais  aussi,  intervient  Davril  ;  et  c'est 
quatre  mains  que  j'ai  vues. 

—  Ça  ne  fait  toujours  que  deux  Boches»,  cons- 
tate Hirsch  avec  simplicilé. 

Mais  le  capitaine  Frick  : 

«  Silence, la  petite  classe  I  El  laissez  Porchon  con- 
tinuer, 

—  Aussi  bien,  dit  Porchon,  j'avais  presque  fini, 
Genevoix  et  moi,  nous  sommes  remontes  sous  nos 
pruniers, à  lanuit, Ça  bardaitencnre  du  côté  de  Saint- 


LE    BLOCKHAUSS  Sg 

Rémy.Une  grande  lueur  tremblait  par  là  dans  leciel. 
Il  y  a  eu  des  hurlements, et  peut-être  que  les  Boches 
ont  repris  le  village  ;  mais  je  ne  l'ai  pas  su.  ..  Ce 
que  je  sais  bien,  par  exemple,  c'est  qu'ils  y  ont 
mis  le  feu  :  la  lueur  était  toujours  là,  ce  matin  à 
l'aube,  et  elle  nous  suivait  quand  nous  descendions 
vers  Mont...  Ça  m'a  rappelé  la  retraite,  la  Marne, 
des  bivouacs  dans  les  seigles,  Rembercourt  et  la 
Vaux-Marie,  toute  une  guerre  très  ancienne  que 
j'étais  en  train  d'oublier...  Dieu  de  Dieu  !  C'était 
une  guerre  I  Autre  chose  que  la  mocherie  d'à  pré- 
sent. 

—  Tiens  donc!  riposte  Frick.  A  présent,  oui, 
c'est  une  guerre  !...  Rembercourt  !  Ha  !  Ha  !... 
Savez-vous  ce  que  c'est  pour  moi,  Rembercourt? 
C'est  un  grand  charnier  refroidi,  une  odeur  de  terre 
et  de  cadavre...  Croquemort  !  Voilà  ce  que  j'étais, 
moi,  à  Rembercourt.  Aujourd'hui,  Dieu  merci,  je 
suis  sapeur! 

—  Nous  sommes  sapeurs,  approuve  Noiret.». 
Et  nous  creusons  des  sapes  au  ravin  des  Eparges. 

—  C'est  ce  que  je  leur  disais,  reprend  le  capi- 
taine... J'en  dirais  môme  un  peu  plus,  s'il  ne  pleu- 
vait si  fort.  Il  n'y  a  guère  de  feuilles  là-haut,  et  les 
gouttes   passent  entre  les  branches. 

—  Qu'est-ce  que  ça  fait?  dit  Jeannot ,  puisque, 
si  nous  voulions,  nous  pourrions  nous  mettre  à 
l'abri...  Continuez,  mon  capitaine. 


6o  LA  nouE 

—  Je  veux  bien,  mais  vite...  Vous  vous  rappelez, 
tous  ceux  du  2*  bâton,  le  fameux  blockhauss  du 
ravin?  Bon  !  bon  !  c'est  entendu  :  qui  s'y  est  frotté 
une  fois  se  le  rappelle...  Mais  vous  lui  avez  dit 
adieu,  tandis  que  ceux  du  iSa  sont  encore  dessous. 
Et  pas  à  la  noce,  je  vous  assure!  Des  tranchées  à 
dix  mètres  de  l'ouvrage  boche  ;  toute  la  journée 
des  pétards  sur  le  crâne,  des  boîtes  à  conserves 
pleines  de  mélinite  et  de  vieux  clous,  des  billets 
lestés  d'une  pierre. . .  En  voici  deux,  tenez  !  Nu- 
méro un  :  «  Bonjour  les  poteaux  !  »  Ça  ne  tue 
personne;  c'est  gentil...  Numéro  deux  :  «  C.  de 
Français,  pourquoi  nous  avez-vous  attaqués?  »  Ça 
ne  tue  personne  non  plus  ;  mais  vous  aurez  beau 
dire  :  ça  vexe.  Et  pas  moyen  de  répliquer,  puisque 
tout  ce  qu'on  pourrait  lancer  vous  retomberait  dessus 
dare-dare...  Pas  moyen?  Hum  !  Les  Boches  du 
blockhauss  doivent  le  croire;  mais...  Pas  vrai  Noi- 
rci? 

—  Probable  I 

—  Celle  nuit  peut-être...  Pas  vrai  Noiret  ?  » 
Ils  se  regardent  tous  deux  d'un  air  de  jubilation. 

Et  soudain,  comme  la  pluie  ruisselle  en  large 
averse,  le  capitaine  crie  : 

«  Sauve  qui  peut  !  Chacun  chez  soi  sans  au 
revoir  !  » 

Et  le  long  de  la  rue  montante,  à  travers  les 
lloqucs   d'eau,    les    tas     de     fumier,    les    voitures 


LE    BLOCKHAUSS  6l 

régimentaircF,  nous  Irollons  chacun  vers  nos  mai- 
sons. 


*       • 


Lorsque  le  forestier  est  rentré  de  la  coupe,  au 
soir  tombant,  nous  étions  déjà  réunis  sous  la  lampe, 
autour  de  la  table.  Sylvandre  avait  posé  au  centre 
la  vaste  soupière,  et  Mme  Aubry  allait  nous 
servir.  Nous  étions  cinq  :  le  capitaine  Secousse  et 
Davril;  le  capitaine  Prêtre,  Porchon  et  moi.  Nous 
avions  tous  les  mains  propres,  les  joues  et  le 
menton  rasés,  et  nos  vareuses  étaient  presque  sans 
taches. 

((  Ohl  mais,  a  remarqué  le  garde,  vous  êtes  guère 
en  avance  pour  vos  cantines,  donc  !  Vos  habits  neufs 
sont  point  rangés.  » 

C'est  Mlle  Thérèse  qui    a  répondu  : 

«  l's  ont  1'  temps,  bien  sûr,  ces  messieurs!  Fi- 
gure-toi :  nous  les  avons  encore  ici  demain. 

—  Ah  1  dit  le  père.  Tant  mieux  donc,  là  !  » 

C'était  notre  troisième  jour  de  cantonnemervt  : 
nous  devions  partir,  cette  nuit-même,  pour  relever 
les  premières  lignes.  Mais  Presle  était  venu,  vers 
cinq  heures,  et  nous  avait  annoncé  que  la  relève 
n'aurait  pas  lieu. 

((Hein  !  monsieur  Aubry  I  exulte  Davril.  C'est  une 
afîairc!   Vingt-quatre  heures  de  plus  au  patelin!  -J^ 


LA    BOUE 


—  Vous  y  êtes  donc  à  Taise,  faut  croire...» 
Nous  nous  récrions  en  chœur,   ce  qui  éveille  le 

rire  frais  de  Mlle  Thérèse.  Elle  est  assise  entre 
Porchon  et  moi,  qui  devons,  à  chaque  repas,  défen- 
dre notre  place  contre  les  astucieuses  manœuvres 
de  Davril.  Mlle  Thérèse,  heureusement,  nous  y 
aide. 

«  J'aime  bien  de  vous  voir,  affirme-t-elle.  Et  ça 
m'  fait  deuil  tout  un  grand  jour  chaque  fois  que 
vous  quittez  d'ici. 

—  Et  à  nous,  donc!  C'est  six  grands  jours  que 
ça  nous  fait  deuil,  chaque  fois  que  nous  quittons 
d'ici  I  Hein,  Poichon  ?  Nous  en  parlons  souvent, 
là-bas,  de  la  maison? 

—  Mais  vous  y  êtes,  dans  la  maison  !  dit  en 
souriant  Mme  Aubry,  Pensez  donc  point  à  là- 
bas...  » 

Le  conseil  est  bon,  et  nous  avons  peu  de  peine 
à  le  suivre  ;  il  n'est  qu'à  nous  abandonner  à  la 
tiédeur  d'intimité,  au  simple  et  large  accueil  que 
nous  trouvons  chez  ces  braves  gens.  Il  n'y  a  nulle 
gène  d'eux  à  nous;  il  n  y  a  nulle  gène  entre  nous. 
Le  capitaine  Secousse  parle  peu  ;  mais  il  nous 
regarde,  avec  bonheur,  être  jeunes.  Le  ca[)itAine 
Prêtre  est  revenu  hier  de  l'anjbulance  de  Somme- 
dieuc,  pour  piendre  le  commandement  de  notre 
com[)agnie;  nous  l'avons  connu  lieutenant  à  la  Icle 
de  la     G*   ;  il    nous  a  dit,    on  arrivant,  sn  joie  de 


LE    BLOCKHAUSS  63 

nous  avoir  sous  ses  ordres  :  et  nous  comptons  un 
camarade  de  plus. 

Il  est  huit  heures.  Le  dîner  s'achève.  Sylvandre 
pleure  de  sommeil  en  nous  servant  le  café  ;  et, 
sans  le  dire  encore,  nous  pensons  à  nos  lits. 

Soudain  une  porte  de  grange  grince,  puis  une 
autre;  des  bruits  de  pas  resonnent  dans  le  village 
silencieux  ,  une  onde  de  vie  inquiète  le  parcourt 
d'un  bout  à  l'autre. 

«  Allons  bon  !  grogne  Secousse.  Qu'est-ce  que 
c'est  encore? 

—  Je  vais  voir  »,  dis-je. 

Mais  à  peine  me  suis-je  levé  que  la  porte  s'ouvre 
violemment,  et  que  Presle  apparaît,  essouflé  : 

«  Contre-ordre,  annonce-i-il.  Le  bataillon  monte 
celte  nuit  aux  lignes. 

—  A  quelle  heure  ? 

—  A  tiois  heures. 

—  Où? 

—  Le  commandant  n'me  l'a  pas  dit.  » 

A  la  seconde,  la  table  est  seule,  au  milieu  des 
chaises  à  la  débandade. 

«  Oh  !  mon  Dieu,  cette  guerre  !  gémit  Mme  Aubry. 

—  Quel  dommage!  »  déplore  la  jeune  fille. 
Debout,  le  garde  lève  son  verre  presque  vide,  et 

lampe  d'un  coup  la  dernière  gorgée. 

Nous  sommes  sortis.  Nous  avons  glissé  sur  les 
marches  du  seuil,  que  la  pluie  avait  mouillées  ;  le 


64  LA    BOUE 

ruisseau  profond  a  englouti  nos  jambes,  et  nos  sou- 
liers, maintenant,  font  un  bruit  d'épongés  à  chaque 
pas.  Nous  courons  dans  l'épaisse  ténèbre,   suivant 
la  chaussée  dure,  et  les  bras  tendus  devant  nous. 
«  Tu  vas  aux  sections  ?  halète  Porchon, 

—  Gomme  tu  voudras. 

—  Vas-y.  Je  m'occupe  du  barda.  » 

Dans  les  granges  tièdes  d'humanité,  la  paille  et 
le  foin  se  soulèvent  à  mes  appels.  Une  lanterne  de 
campement  s'allume,  pareille  àun  gros  œil  trouble. 
Des  hommes  jurent  ;  d'autres  toussent.  Des  fuites 
de  mulots  filent  entre  mes  jambes. 

«  Souesme  !...  Liège!...  d 

Les  sous-olTiciers  se  présentent,  titubants,  les 
paupières  gonflées,  les  joues  tiraillées  de  bâillements 
contenus. 

«  Relève  celte  nuit,  à  trois  heures.  Du  café  chaud 
au  départ  ;  prévenez  les  cuisiniers.  » 

Je  cours  d'une  porte  à  l'autre,  secoue  les  clanches, 
dousse  les  lourds  vantaux  qui  résistent. 

M  Ghabredier  !...  Larnaude  !...  » 

Quatre  fois  la  scène  recommence,  identique  dans 
les  quatre  granges.  Je  vais,  semant  la  mauvaise  nou- 
velle ;  et  sous  mes  pas  lève  imc  moisson  d'impré- 
cations : 

«  Quelle  fouteiic  !...  Y  en  a  marre  1...  Pour  (jui 
qu'on  nous  prend  ?.,.  Cochon  d'hiockliauss  !  » 

(Juand  je   rentre  dans  la    grande  salle,  cUv/.  les 


LE    BLOCKHAL'SS  65 

Aubry,  je  m'aperçois  avec  colère  que  ma  culotte 
garance,  mes  bandes-molletières  cintrées,  mes  chaus- 
sures fines,  et  même  ma  vareuse,  et  même  mon 
képi,  ne  sont  plus  que  des  choses  infâmes,  gluantes 
de  boue,  souillées  de  purin  à  ne  pas  oser  les  tou- 
cher. 

M  Zut  de  zut  !  Me  voici  propre,  moi  ! 

—  Laissez  donc,  dit  Mme  Aubry.  J'm'en  vas  vous 
détacher  ça  ». 

Mais  Porchon  intervient  brutalement  : 

«  Non  !  Non  !  Défrusque-toi    en  vitesse,    qu'on 

emballe  !  Les  tampons  sont  dans  la  chambre  à  côté  ; 

ils  ont  presque  bouclé  les  cantines,  et  tout  le  monde 

a  hâte  de  dormir. 

—  Mais  voyons. .. 

—  Non,  je  te  dis  !  Ça  séchera  sous  le  couvercle  : 
lu  n'auras  qu'à  brosser  quand  nous  descendrons  des 
lignes. 

—  Oh  !  bon,  ça  va  ! 

—  Daine,  c'est  vrai  !  s'excuse-t-il.  Moi  aussi  je 
suis  crotté...  Et  il  faut  que  je  ressorte,  encore  ! 

—  Pounjuoi  ? 

—  Hé  !  Va  le  demander  au  capitaine  !...  Tout 
(111  mobilier,  qu'il  prétend  remorquer!  Campement, 
vaisselle,  pinard,  couvertures  !  Un  mulet  tle  bât  en 
crèverait,  je  te  dis  ! 

—  Alors,  comment  faire  ?  Les  ordonnances  ne 
peuvent  tout  de  même  pas... 


66  LA    BOUE 

—  Bien  sûr  que  non  I  Aussi  tu  vas  voir  :  je  m'en 
colle  sur  le  dos  ;  je  t'en  flanque  sur  le  râble;  je 
carotte  sur  la  quantité  ;  je  réquisitionne  une  brouette  ; 
je.,.  Ah  1  Quel  fourbi  !  Nom  dun  nom  d'un  nom, 
quel  fourbi  ! 

—  Mais  comme  vous  voilà,  bonne  Vierge  !  s'é- 
tonne Mme  Aubry.  Un  homme  si  calme  d  habi- 
tude... 

—  Moi  ?  hurle  Porchon.Mais  je  suis  calme  !  Je 
suis  calme  !...  » 

Et  tout  à  coup  baissant  le  ton,  souriant  presque  : 

«  Vous  avez  raison  :  je  suis  calme.  Couchez-vous, 

Madame  Aubry...  Toi  aussi,  mon  vieux,  couche-toi. 

Et  dépêchez- vous  de  dormir  :  je  ne  ferai   pas  de 

bruit  en  rentrant.  » 


C'est  à  la  Galonné  que  nous  sommes  arrivés,  à 
l'heure  où  les  fûts  des  hêtres  commençaient  à  blê- 
mir. Devant  nous  la  silhouette  de  Canard,  l'ordon- 
nance du  capitaine,  semblait  une  maison  en  marche  : 
sous  une  charge  énorme,  plus  haute  que  le  baquet 
d'un  vitrier,  ses  jambes  allongeaient  des  pas  fermes, 
qui  tombaient  d'aplomb  à  chaque  foulée.  Il  faisait 
nuit  encore,  et  je  ne  discernais  rien,  de  celle  masse 
effarante  qui  lui  écrasait  les  reins  ;  mais  ce  devait 
être  lourd,  si  lourd  qu'à  regarder  marcher  le  pauvre 


LE    BLOCKHAUSS  67 

diable,  je  sentais  un  point  douloureux  s'implanter 
entre  mes  épaules,  et  mes  joues  devenir  brûlantes* 
tant  qu'à  la  lin  je  ne  pus  me  tenir  de  parler  : 
«  Ça  tire,  hein  vieux  ? 

—  Tout  d'même,  mon  lieutenant,  répondit  Ca- 
nard. 

—  Lâche  donc  ça,  si  tu  es  fatigué  !  Nous  revien- 
drons le  prendre  du  carrefour.» 

Au  son  de  la  voix,  j'eus  l'impression  que  l'homme 
riait. 

((  Mettez-moi-z'en  autant  par-dessus,  mon  lieu- 
tenant ;  et  vous  n'me  laisserez    'core  pas  en  route. 

—  Oh!  ilest  étonnant  !  avertit  lecapitaine  Prêtre... 
N'est-ce  pas,  Canard,  que  tu  es  étonnant  ? 

—   Oui,  mon  capitaine»,  dit  Canard. 

La  compagnie, cependant, avait  atteint  lecarrefour, 
et,  quittant  la  tranchée  de  Galonné,  avait  tourné  à 
gauche,  parla  route  Mouilly-les  Epargcs.Ce  «  chan- 
gement de  direction»  inquiétait  d'abord  les  hommes; 
et  de  nouveau,  entre  bien  d'autres,  je  surprenais  un 
mot  qui  m'avait  frappé  hier  soir,  dans  une  grange. 
Quelqu'un  disait  : 

((  On  est  bons  pour  le  blockhauss.  » 

Mais  nous  nous  arrêtions  cent  mètres  plus  loin, 
à  la  tranchée- refuge  qui  s'allonge  sous  bois,  de  part 
et  d'autre  do  la  route.  Elle  engloulissaitles  escouades, 
et  nous- mêmes  disparaissions  dans  l'escalier  de  notre 
abri. 


68  LA    BOUE 

Quel  abri  !  Voici  des  heures  que  nous  y  sommes; 
et  pourtant,  chaque  fois  que  nous  levons  la  tête, 
nous  nous  extasions  encore  sur  l'énormité  des  ron- 
dins qui  le  couvrent.  A  vrai  dire,  ce  ne  sont  pas  des 
rondins,  mais  des  troncs  d'arbres  entiers,  solide- 
ment calés  sur  de  larges  bermes,  gros  chacun  comme 
un  pilier  d'église,  et  tenus  serrés  les  uns  contre  les 
autres  par  de  quadruples  fils  de  fer  barbelés. 

«  C'est  l'abri  Sautelet,  nous  a-t-on  appris.  Par- 
tout où  Saulelct  passera,  vous  en  trouverez  de  pareils. 
Il  a  juré  de  faire  la  pige  aux  sapeurs,  et  c'est  un  type 
à  tenir  parole.» 

Il  y  paraît,  à  mesurer  la  puissance  qui  vient  de  se 
prodiguer  ici-même,  et  dont  toutes  choses,  autour 
de  nous,  gardent  la  formidable  empreinte  :  les  parois 
brutes,  taillées  rudement  en  plein  calcaire  ;  les  troncs 
de  hêtres  tranches  net,  couchés  de  force  encore 
vivants  ;  les  fers  qui  les  ligotent  d'une  étreinte 
si  Apre  qu'ils  pénètrent  dans  leur  chair,  et  font 
saillir  des  bourrelets  d'écorce  saignants  ;  l'amoncel- 
lement  des  déblais  jetés  sur  le  toit,  au  dehors,  par 
larges  plaques  de  tuf  détachées  d'un  seul  bloc;  et 
l'escalier  profond,  ouvrant  le  sol  d'une  telle  entaille 
que  Porchon,  la  voyant  ce  matin,  est  resté  un  long 
moment  rêveur,  et  m'a  parlé  sans  sourire,  en  bon 
Saint-Gyrien   qu'il   fut,  de  Roland  et  de  Durandal. 

C'est  un  abri  neuf,  trop  vaste  et  trop  froid.  Lors- 
qu'on s'appuie  contre  une  paroi,  on  sent  l'humidité 


LE    BLOCKHAUSS  69 

persistante  des  terres  pénétrer  lesvêtements  et  gagner 
la  peau  ;  il  n'y  a,  sur  la  banquette  raboteuse  qui  va 
être  notre  lit,  qu'une  mince  couche  de  paille  amollie 
d'eau  ;  près  de  l'entrée,  une  table  de  toilette  à  dessus 
de  marbre  blanc,  avec  une  cuvette  et  un  pot  de 
faïence  à  fleurs  bleues,  choque  les  regards  comme 
une  déplaisante  anomalie. 

«  Heureusement,  observe  le  capitaine  Prêtre,  qu'a- 
vec un  toit  pareil  nous  pouvons  nous  moquer  de  la 
pluie  ! 

—  Tant  mieux,  dit  Porchon,  car  elle  menace... 
Et  nous  avons  trois  jours  à  passer  là.  » 

Un  nouveau  tour  vient  de  commencer  pour  nous, 
qui  comptera  trois  fois  trois  jours  :  d'abord  en 
seconde  ligne,  à  Galonné  ;  puis  en  première  ligne, 
aux  Eparges  ;au  repos  enfin,  à  Mont-sous-les-Côtes. 
Gela  supprime  l'imprévu,  nous  condamne  à  une 
routine  de  fonctionnaires  armés,  nous  fixe  aux  tem- 
.pes  les  œillères  du  cheval  de  manège.  Du  moins 
saurons-nous  désormais  oii  trouver  notre  écurie,  et 
quand  nous  y  pourrons  gîter...  Est-ce  mieux  ?  Est- 
ce  pire  ?  J'ai  dû  constater,  simplement,  que  cette 
vie  nous  agréait,  que  nous  la  souhaitions  obscuré- 
ment depuis  bien  des  semaines,  sans  doute  parce  que 
nous  avions  cessé  de  valoir  mieux  qu'elle. 

«  G'est  drôle,  remarque  soudain  Porchon  ;  il  ne 
me  semble  pas  que  nous  venons  de  cantonner.  Ça 
a  passé  si  vite,  si  vite... 


LA    BOUE 


—  Veux-tu  que  je  te  dise  ?  C'est  la  faute  de  ce 
double  contre-ordre  ;  on  nous  allèche  d'abord^  en 
nous  faisant  luire  aux  yeux  cette  journée  de  rabiot  ; 
nous  nous  jetons  dessus  ,  nous  la  couvons  ;  elle  exisle 
trop  pour  que  le  souvenir  des  trois  autres  n'en  soit 
pas  effacé,  presque  aboli...  Et  puis  on  nous  l'ar- 
rache ;  et  nous  avons  si  vive,  alors,  l'impression 
d'être  volés,  que  nous  en  frémissons  encore  et  ne 
pouvons  pas  être  justes. 

—  Cela  se  peut,  dit  Porchon.  N'empêche  que  si, 
en  toute  bonne  foi,  je  cherche  à  me  rappeler  ce  que 
furent  ces  trois  jours,  je  ne  retrouve  rien  qu'une 
messe  dans  l'église  de  Mont,  une  marche  militaire 
vers  le  Rnzellier,  par  un  brouillard  à  couper  au  cou- 
teau, l'arrivée  sensationnelle,  dans  la  carriole  où  il  se 
prélassait  derrière  le  môme  cocher,  d'un  porc  luxu- 
riant acheté  à  Villers  par  Perce[)ied  ;  si  tu  veux 
encore,  l'arrivée  de  Percepied  lui-même,  et  la  bonne 
tête  de  poivrot  qu'il  avait  achetée  en  route, ..  Et  puis 
quoi?...  Et  puis  quoi  ?... 

—  Et  puis,  si  vous  voulez,  l'arrivée  du  capitaine 
Prêtre,  suggère  avec  finesse  le  capitaine  Prêtre  en 
personne. 

—  C'est  vrai,  mon  capitaine,  reconnaît  Porchon. 
Mais  le  contre-ordre  d'hier  soir  m'a  frappé  davan- 
tage. 

—  A  propos  ,  dis-je,  on  a  su  pourquoi,  ce  contre- 
ordre  ? 


LE    BLOCKHAUSS  7I 

—  Pour  empiler  les  espions,  paraît-il...  Mais 
après  tout,  qu'est-ce  que  ça  fait  ?  » 

Nous  nous  taisons,  un  temps,  pendant  lequel  nous 
entendons,  au  dessus  de  nous,  le  monotone  frémis- 
sement des  hêtres  ;  parfois  des  branches  craquent  au 
choc  d'une  rafale,  et  des  feuilles  mortes,  en  tour- 
noyant, viennent  tomber  au  seuil  de  l'abri.  Enfin 
Porchon  : 

«  N'avez-vous   pas  cru  que  ce  contre-ordre...  » 

Et  comme  il  s'arrête,  hésitant. 

«Dites  toujours,  l'encourage  Prêtre.  Qu'est-ce 
que  vous  avez  supposé  ? 

—  Mon  Dieu,  la  même  chose  que  presque  tous 
nos  hommes  :  la  même  chose  que  vous,  peut-être... 

—  Le  blockhauss,  n'est-ce  pas  ? 

—  Hé  oui  !  Le  blockhauss  !...  Noiret  m'avait  af- 
firmé dimanche  qu'il  devait  sauter  la  nuit  même. 
Ça  va  faire  trois  jours  depuis  ;  etDavril,  en  partant 
aux  Eparges  ce  matin,  chantait  sur  l'air  du  Veau 
d'or  : 

Le  blockhauss  est  toujours  debout  ! 

—  Alors  quoi  ? 

—  Alors  rien. 

—  Davril  avait  raison,  pourtant  ! 

—  La  belle  histoire  !  Est-ce  que  je  n'aurais  pas 
raison,  ce  soir,  si  j'affirmais  que  le  vent  souille  dur? 

—  Justement,  dit  Porchon  ;  c'est  bien  ainsi  que 


•^2  LA    BOUE 

Davril  a  raison  :  de  même  que  ce  vent  nous  présage 
une  sale  pluie,  ce  blockhauss  toujours  debout  nous 
présage... 

—  Une  sale  grêle,  peut-être  ?  »  achève  le  capitaine 
Prêtre. 

Mais  il  ajoute  aussitôt,  inconsciemment  soumis  à 
l'universelle  consigne  : 

«  Allons-nous  déjà  nous  en  préoccuper  ?. . .  Atten- 
dons, messieurs...  Nous  verrons  bien.  » 

J'ai  gravi  l'escalier,  pour  marcher  un  peu  sous  la 
futaie  avant  que  la  nuit  soit  venue.  C'est  un  cré- 
puscule terne  et  froid.  Les  hêtres  nus  semblent  tran- 
sis, dans  le  vent  qui  sans  trêve  les  assaille  ;  une 
rumeur  de  plainte  emplit  leurs  cimes,  et  leurs  bran- 
ches entrechoquées  font  un  bruit  grelottant  et  triste. 
Sous  mes  pas,  l'humus  s'enfonce  avec  une  mollesse 
élastique;  il  couvre  la  clairière  d'une  lèpre  sombre, 
sur  (juoi  semblent  posées  les  quatre  routes  du  car- 
refour, écartelécs  en  une  grande  croix  blanche.  Tout 
près,  l'échiné  broussailleuse  de  la  tranchée-  abri 
rampe  sous  les  feuilles  mortes,  pelée  par  places  et 
montrant  ses  os  ;  des  toits  de  guitounes  se  peloton- 
nent contre  elle,  pareils  à  une  portée  de  bêtes. 

Je  suis  presque  seul  dehors .  Là-bas,  vers  Mouilly , 
un  homme  traverse  la  roule,  le  dos  couché  sous  un 
faix  de  cotret»s  ;  la  sentinelle  du  carrefour,  debout 
devant  sa  guérite  de  claies,  s'appuie  dos  mains  et 


LE    BLOCKHAUSS  yS 

du  menton  au  canon  de  son  fusil,  sans  bouger,  A 
travers  la  houlée  monotone  du  vent,  les  coups  d'une 
cognée  lointaine  résonnent  faiblement  sous  les  nua- 
ges bas. 

Je  viens  de  m'enfoncer  dans  un  layon,  perdu 
entre  des  fourrés  d'épines.  Le  sol  en  est  gras,  vis- 
queux, empuanti  d'excréments  et  de  charognes 
rosâtres,  jonché  de  boîtes  vides,  de  lettres  froissées, 
de  quarts  troués,  de  vieux  bidons  mangés  de  rouille 
et  dépouillés  de  leur  enveloppe.  Accrochées  aux  ron- 
ces, des  loques  incolores  laissent  pendre  leurs  lam- 
beaux,—  ceintures  de  flanelle,  chemises  brûlées  de 
crasse,  et  qu'on  a  jetées  là  parce  qu'il  n'était  même 
plus  possible  de  les  laver.  De  loin  en  loin,  un  épar- 
pillement  de  riz  tache  le  terreau  d'une  blancheur  de 
grêlons. 

11  y  a  longtemps  déjà  que  je  marche  dans  cette 
sentine  lorsque  j'entends,  derrière  moi,  un  bruit 
d'étoffes  rudes  raclées  par  les  épines.  Et  m'étant 
retourné,  je  me  trouve  à  deux  pas  d'un  étrange  bon- 
homme, qui  porte  la  main  au  képi  avec  une  gauche 
humilité.  Il  a  des  sourcils  d'un  noir  bleuté,  des  pru- 
nelles couleur  chocolat  dans  une  sclérotique  jaune, 
un  teint  de  banane  très  mûre  ;  sa  lèvre  et  ses  joues 
devaient  être  glabres,  il  y  a  cinq  ou  six  semaines, 
mais  le  poil  qui  repousse  les  couvre  aujourd'hui 
d'un  barbouillage  charbonneux. 

«  Eh  bien,  Pigueras,  tu  me  suivais  donc? 

4 


74  LA   BOUE 

—  Mon  lieutenant,  dit-il,  que  mon  lieutenant 
veuille  bien  m'excuser...  Je  voulais...  C'est  une  re- 
quête que  je  voulais  soumettre  à  mon  lieutenant.  » 

Sa  voix  hésite,  incertaine.  lia  toujours  la  main 
au  képi,  et  se  dandine,  cependant,  d'une  jambe  sur 
l'autre. 

«  Voyons,  Figueras,  explique-toi  tranquillement.  » 

Il  s'explique  en  efifet,  de  la  même  voix  incer- 
taine, parfois  me  regardant  à  la  dérobée,  plus  sou- 
vent fixant  le  bout  de  ses  pieds. 

Il  est  Espagnol  d'origine,  Figueras.  Il  n'a  jamais 
été  soldat,  jamais  fait  ses  classes;  il  ne  sait  même 
pas  enfoncer  les  huit  cartouches  dans  son  fusil  : 
celle  pour  tirer,  ça  va  encore  ;  mais  les  huit  autres, 
c'est  trop  fort  pour  lui...  Est-ce  que  le  lieutenant 
comprend  bien  Figueras  ? 

J'ai  d'abord  peur  de  trop  comprendre  :  cette 
déférence  embarrasée,  ces  phrases  filandreuses . . . 
Hum  !  Il  s'en  faut  de  bien  peu  que  la  «  requête  » 
de  Figueras  ne  reçoive  le  pire  accueil.  Mais  je 
m'étais  trompé  ;  ce  n'était  pas  ce  que  je  craignais  : 
Figueras  n'a  pas  de  hernie,  pas  de  mauvaises  varices  ; 
il  ne  tousse  pas  ;  il  digère  bien  ;  il  est  très  satisfait 
des  sergents... 

Jenecomprends  plus,  plus  du  tout.  Mon  visible 
mécontentement  a  décontenancé  le  malheureux;  il 
bafouille  ;  il  jaunit  encore.  Je  dois  lui  arracher  les 
mots,  sourire  pour  l'encourager,  lui  tapoter  l'épaule 


LE    BLOCKHAUSS  73 

avec  une  bonhomie  ridicule...  Ah!  Enfin!  Je  crois 
avoir  compris,  cette  fols.., 

«  C'est  bien  cela,  n'est-ce  pas?  Tu  voudrais  être 
cuistot? 

—  Oui  mon  lieutenant. 

—  Notre  cuistot? 

—  Oui  mon  lieutenant. 

—  Eh  bien  mais...   » 

Flgueras  a  levé  les  yeux,  et  me  regarde  avec  une 
angoisse  de  désir  qui  le  fait  trembler.  Maintenant 
il  parle,  et  sa  langue  est  souple,  miraculeuse- 
ment : 

«  Il  y  a  six  ans,  mon  Ueutenant.que  j'étais  maître 
d'hôtel  chez  Monsieur  le  comte  d'Arthies.  Maître 
d'hôtel,  mon  lieutenant,  pas  cuisinier  ;  mais  lorsque 
Monsieur  lecomteétait  seul,  il  m'arrlvait  de  préparer 
moi-même  de  petits  plats  simples... 

—  Bon,  bon,  Flgueras.  » 

Moi  aussi,  je  le  regarde,  et  je  sens  à  l'évidence 
que  cet  homme  n'est  pas  soldat .  Cinq  semaines  d'ins- 
truction, lorsqu'on  était  maître  d'hôtel  chez  M.  le 
comte  d'Arthies,  cela  n'est  pas  suffisant  :  on  est 
embarrassé  dans  une  capote  trop  longue  ;  on  parle 
à  son  lieutenant  à  la  troisième  personne  ;  on  ne  sait 
même  pas  porter  sa  barbe. 

«  Rentre  avec  moi,  Flgueras  ;  nous  allons  voir 
le  capitaine. 

—  Je  suis  aux  ordres  de  mon  lieutenant. 


76  LA    BOUE 

—  Aide-moi  donc,  alors,  à  ramasser  ces  car- 
touches. )) 

Il  s'acroupit  vis-à-vis  de  moi  et,  du  bout  des 
doigts,  arrache  du  sol  gras  où  elles  étaient  encastrées 
les  douilles  jaunes  que  je  viens  d'apercevoir,  jetées 
là,  dans  ce  coin  perdu, par  des  hommes  qui  a  savaient 
y  faire  »  .  Il  y  en  a  d'autres,  cachées  sous  les  feuilles; 
nous  les  lançons  dans  mon  képi,  une  à  une  ;  elles 
y  tombent  en  tintant  et  finissent  par  l'emplir.  La 
nuit  muette  glisse  sous  les  fourrés,  le  vent  s'apaise, 
lassé;  les  premières  gouttes  de  pluie  frémissent  dans 
les  branches  hautes. 

Jusqu'au  matin,  l'averse  a  ruisselé  sur  la  forêt. 
Nous  l'entendions  bruire  autour  de  notre  abri, 
pendant  que  nous  dînions,  servis  par  Figueras. 
L'Espagnol  avait  sorti  de  sa  poche  un  coutelas  à 
cran  d'arrêt,  et  devant  nous,  a  ainsi  que  cela  doit 
être»,  il  découpait  le  filet  de  bœuf  ruti.  Nous  regar- 
dions, surpris,  les  tranches  minces  naître  sous  sa 
lame,  cl  doucement  s'affaisser  l'une  sur  l'autre.  La 
viande  était  rose,  piquée  de  lardons  pâles  ;  et 
Figueras,  sûr  de  lui,  souriait. 

«  Ce  n'est,  cxpliquail-il,  qu'un  morceau  de  l'or- 
dinaire. Il  n'y  a  pas  à  dire:  l'ordinaire  fournil  de 
très  belle  viande  ;  mais  les  cuistots  des  sections  ne 
savent  pas  en  tirer  parti...  Je  sais  bien  qu'ils  sont 
obligés  de  l'aire  gros;  n'empêche  qu'il  faul  n'avoir 


1 


LE    BLOCKHAUSS  77 

guère  de  cœur  pour  accepter  ce  mélier-là  sans  souf- 
frir: c'est  pour  cette  raison,  voyez-vous,  qu'un  vrai 
cuisinier  à  la  cuistance  d'une  section  est  une  chose 
qui  n'existe  pas.  » 

C'est  aussi  pour  une  autre  raison,  que  Figueras 
taisait.  Mais  Je  capitaine  Prôlre,  Porchon  et  moi 
aurions  pu  la  dire;  et  le  lieutenant  Muller  n'aurait 
pas  liésité  à  la  nommer  de  son  vrai  nom.  C'était  à 
lui  déjà  que  j'avais  pensé  tout  à  l'heure^  lorsque  je 
ramassais  les  cartouches  jetées  dans  la  boue  du 
layon. 

«  Comment  diable  as-tu  fait  cuire  ça?  deman- 
dions-nous au  larbin. 

—  A  la  broche,  répondait-il.  Le  jus  tombait  goutte 
à  goutte,  dans  un  couvercle  de  bouthéon,  ainsi  que 
cela  doit  être.  » 

Et  tandis  que  nous  tenions  semblables  propos,  et 
dévorions  la  viande  succulente,  la  pluie  bondissait 
sur  les  toits  des  guitounes,  délayait  leur  carapace  de 
terre,  s'infiltrait  entre  les  rondins,  tombait  enfin  eu 
large  ondée  sur  les  hommes  étendus  au  fond .  Le 
vent  avait  recommencé  de  souffler  ;  parfois  une 
rafale  violente  rabattait  des  paquets  d'eau, qui  s'é- 
crasaient au  bas  de  l'escalier,  avec  le  bruit  d'une  poi- 
gnée de  sable  lancée  contre  une  vitre.  Une  poussière 
humide  flottait  devant  la  porte,  et  sur  le  seuil  une 
mare  blanchâtre  allait  s'élargissant,  commençait  à 
couler  vers  nos  jambes...  Nous  levions  la  tète  ;  et 


78  LA    BOUE 

la  vue  des  hêtres  énormes  serrés  dans  leurs  liens  de 
fer  nous  libérait  aussitôt  d'inquiétude,  nous  laissait 
apprécier,  bien  qu'elles  fussent  brûlées, les  carottes 
que  nous  servait  un  Figueras  balbutiant,  pâle  d'an- 
goisse et  la  sueur  au  front. 

Mais  bientôt  Porchon  se  levait,  montait  sur  sa 
chaise,  et  frôlait  de  la  main  l'écorce  d'un  hêtre. 

u  Ça  y  est!  disait-il.  La  pluie  traverse,  w 

Le  long  de  chaque  tronc,  de  grosses  gouttes 
brillaient  à  la  file.  Déjà  les  premières  se  détachaient, 
tombaient  sur  la  paille,  et  leurs  froissements  menus 
se  succédaient  dans  le  silence. 

«  Et  là-bas!  »  montrait  le  capitaine. 

C'était,  dans  un  angle,  un  suintement  de  source 
qui  luisait  sur  la  paroi. 

«  Et  ici  !  ajoutais-je  ;  sous  la  table.  » 

A  nos  pieds  la  mare  crayeuse  bavait,  déroulait 
de  longs  filets  pareils  à  des  tentacules.  Et  toujours, 
au  dehors,  l'averse  galopait  sous  le  vent,  fouettait 
durement  les  cimes  des  grands  arbres,  cinglait 
les  fourrés,  emplissait  la  terre  et  la  nue  de  son  im- 
mencc  ruissellement. 

«  Que  faire?  »  disions-nous. 

Nous  regardions,  navrés,  les  grosses  gouttes  sus- 
pendues, le  mur  .suintant,  la  paille  mouillée.  Nous 
écoulions  frissonner  la  pluie,  le  vent  geindre  cl 
mugir  lour  à  tour.  El  nous  restions  debout,  im- 
puissants, tandis  que  l'eau  boueuse  léchait  nos  sou- 


LE    BLOCKHAUSS  79 

liers,  et  que  des  gouttières  claquaient  sur  la  visière 
de  nos  képis. 

«  Mon  capitaine?»  appelait  alors  Canard. 

Il  venait  d'entrer,  crotté,  trempé,  les  moustaches 
pleurantes. 

c(  Chez  vous  aussi,  disait-il,  ça  fait  vilain.  Va  fal- 
loir y  veiller. 

—  Mais  comment? 

—  Et  vos  toiles  de  tente,  donc  !  Ça  tient  la  flotte 
presque  aussi  bien  qu'un  seau  d'  campement.  Vous 
avez  les  trois  vôtres,  pas  vrai  ?  J'en  apporte  une 
quatrième  que  j'  me  suis  débrouillée  :  avec  celle-là, 
y  aura  grandement  1'  compte.  » 

Nous  nous  mettions  à  l'ouvrage,  tendions  les  toi- 
les comme  des  bâches,  chacune  liée  par  les  quatre 
coins  à  des  piquets  fichés  dans  le  mur,  ou  bien 
aux  barbelés  qui  serraient  les  troncs  d'arbres.  Les 
gouttes  y  tombaient  avec  des  chocs  mats,  et  nous 
nous  endormions  sous  un  roulement  de  tambours 
voilés. 

Pendant  trois  jours,  il  pleuvait.  Chaque  matin, 
des  poches  d'eau  ballonnaient  lourdement  les  toiles, 
et  des  cataractes  étaient  suspendues  sur  nos  têtes. 
Nous  dénouions  les  liens  avec  précaution  et,  tenant 
serrées  les  cornes  de  réloffe,  nous  allions  déverser 
de  grosses  sources  troubles  dans  le  fossé  de  la  route, 
qui  bouillonnait  comme  un  torrent.  La  route  elle- 
même  coulait  à  pleins  bords,  semblait  une  rivière 


80  LA    BOUE 

en  crue  et  chargée  de  limon  ;  l'averse  la  ridait  de 
cercles  innombrables,  et  les  coups  de  vent  qui  pas- 
saient en  rebroussaient  au  loin  la  surface,  y  fai- 
saient se  lever  comme  un  vol  de  |)lumes  blanches. 

Laseconde  nuit,  un  piquet  ayant  cédé  tout  à  coup, 
une  douche  glacée  noyait  notre  sommeil  :  il  fallait 
se  mettre  debout,  changer  de  linge,  retourner  la 
paille,  et  rallumer  à  chaque  instant  la  bougie,  que 
des  rafales  éteignaient. 

Nous  ne  sortions,  de  toute  la  journée,  que  pour 
aller  vers  la  cuisine  de  Figueras.  Nous  le  trouvions 
accroupi,  devant  un  feu  qui  sifïïait  et  fumait  : 
comme  ses  yeux  rougis  pleuraient  de  grosses  larmes, 
il  les  essuyait  du  dos  de  la  main,  machinalement. 

Le  soir,  nous  guettions  de  la  porte  le  retour  de 
Percepicd,  parti  dès  le  matin  à  la  chasse  des  vic- 
tuailles. Les  nuages  étouffaient  le  crépuscule,  abat- 
taient sur  la  foret  une  nuit  hâtive,  gonflée  de 
ténèbres.  L'homme  était  en  retard  ;  le  capitaine 
s'énervait  ;  nous  chancelions  sous  la  pesée  grandis- 
sante du  sommeil.  Enfin,"  vers  la  route,  im  pas 
mou  clapotait,  battait  les  flaques  au-dessus  de  nous, 
raclait  les  marches  du  boyau  :  c'était  Percepied 
qui  rentrait.  Il  avait  la  face  cramoisie,  le  regard 
vague,  le  geste  excessif;  il  parlait  sans  fin,  alignait 
sur  la  table  des  pièces  d'argent,  mouillait  ses  doigts 
pour  compter  les  coupures  de  papier,  s'embrouil- 
lait, recommençait  :  et  de   seconde  en  seconde,  un 


1 


LE    BLOCKHAUSS  8l 

doux    ricanement   attestait   la    béatitude    de    son 
ivresse. 


* 


«  Bonne  vieille  maison  1  Si  proche  que  tu  soies 
du  blockhauss,  ça  fait  tout  de  même  plaisir  de  te 
retrouver.  » 

Ainsi  Porchon  salue  notre  abri  des  Eparges.  Il 
palpe  le  matelas,  reconnaît  dans  leurs  trous  la  caisse 
de  détonateurs,  les  deux  gros  livres  rouge  et  vert, 
s'assied  au  bord  du  bat-flanc,  et  tend  vers  le  four- 
neau ses  chaussures, dont lecuir,  aussitôt, commence 
à  fumer. 

«  Rentre  donc  tout  à  fait,  me  dit-il.  Pour  ce  que 
tu  vois  dehors  !  » 

Dehors,  je  vois  de  la  boue,  un  lac  de  boue  qui 
submerge  les  prés,  les  routes,  et  s'étale  jusqu'au  pied 
des  collines.  Le  Montgirmont  est  une  montagne  de 
boue,  aux  pentes  si  molles  qu'elles  semblent  peu  à 
peu  s'affaisser,  couler  du  haut  en  bas  jusqu'à  devoir 
s'engloutir  dans  la  fange  qui  les  baigne.  Les  Hauts 
s'eflacent,  noyés  dans  l'épaisseur  grise  de  la  pluie. 
Seuls  les  sapins  des  Hures,  serrés  au  faîte  de  la  côte, 
barrent  le  ciel  d'une  ligne  têtue,  et  tiennent  bon  sous 
ce  déluge. 

«  Mais  rentre  donc  !  »  répète  Porchon. 

Avec  une  lame  de  bois,  je  fais    tomber  de  mes 


82  LA   BOUE 

souliers,  par  mottes,  la  boue  qui  s'y  était  attachée. 
C'est  une  boue  d'un  brun  jaunâtre,  poisseuse,  et 
qui  colle  tenacement  à  tout  ce  qu'elle  touche  ;  elle 
a  débordé  par-dessus  mes  semelles,  englouti  mes 
chevilles,  enveloppé  mes  jambes  d'une  lourde  gaine. 
Je  racle  mes  bandes-molletières  avec  tant  de  rudesse 
que  le  drap  bleu  réapparaît;  mais  une  pâte  gluante 
se  roule  autour  du  décrottoir,  et  j'essaie  en  vain  de 
l 'en  secouer  ;  il  faut  que  je  la  plaque  contre  le  bord 
du  boyau,  que  je  l'étalé  patiemment, comme  un  mas- 
tic avec  une  truelle. 

((  Eh  bien,  quoi  !  Tu  as  fini  ? 

—  Le  pied  droit,  oui,  ça  y  est.  Je  l'ai  même 
posé  dans  l'abri.  Le  pied  gauche  est  dehors,  en 
l'air  :  il  n'entrera  ici  que  propre. 

—  Dis-donc,  as-tu  remarqué...  Vous  aussi,  mon 
capitaine,  avez-vous  remarqué  comme  c'est  sec, 
ici  ?  Passez  la  main  sur  le  plafond  :  le  bois  est 
chaud. 

—  En  effet,  dit  Prêtre  ;    l'abri  semble  élanche. 

—  Et  puis,  ajoute  Porchon,  il  y  a  une  rigole 
sous  le  plancher  ;  les  eaux  d'infiltration  y  coulent, 
et  vont  tomber  dans  un  puisard...  Vous  l'avez 
repéré?  Derrière  la  porte...  Ça  sonne  creux  quand 
on  tape  du  talon.  » 

Mon  pied  gauche  enfin  nettoyé,  je  suis  venu 
m'asscoir  sur  le  bal-flanc.  Derrière  nous,  une  hor- 
loge à  poids  égrène  son  lie-lac  fatigué  ;  des  mouches 


LE    BLOCKHAUSS  83 

moribondes  se  traînent  sur  le  matelas  ;  le  ronfle- 
ment du  feu  monte  dans  le  tuyau  du  fourneau. 

«  Tiens  donc  !  Te  voilà,  toi  ?  » 

Sous  mon  bras,  une  petite  tête  plate  s'est  glissée. 
Un  chaton  blanc,  au  nez  rose,  ronronne  contre  mon 
flanc  ;  il  fixe  sur  moi  ses  yeux  de  béryl, montre  dans 
un  bâillement  la  volute  de  sa  langue,  clôt  les  pau- 
pières et  s'endort. 

«  Est-ce  qu'il  pleut  toujours  ?  demande  Por- 
chon. 

—  Vas-y  voir,  si  ça  t'intéresse.  Moi,  je  ne  sors 
plus.  » 

Il  se  lève,  gagne  la  porte,  et  tout  de  suite  : 
«  Oh!  là  là  !  s'exclame-t-il.  Quelle  lavasse  1  Quelle 
déliquescence  !  A  la  longue,  ça  devient  beau. 

—  Mais  quoi...  tu  ne  sors  pas,  sans  blague? 
Hé  là  !  Tu  ne  sors  pas  ? 

—  Il  est  sorti  »,  dit  le  capitaine  Prêtre. 

Je  hausse  les  épaules  avec  résignation,  et  caresse 
la  petite  boule  de  poils  tièdes  blottie  dans  mon 
giron,  La  pente  d'une  songerie  m'entraîne  par  ins- 
tants ;  et  par  instants  les  choses  qui  sont  là  me 
rappellent  à  elles...  Huit  jours  déjà  écoulés,  depuis 
la  charge  des  nôtres  contre  Saint-Rémy  !  Alors 
nous  étions  seuls  ici,  Porchon  et  moi.  Ce  soir,  le 
capitaine  Prêtre  est  assis  devant  la  table  ;  il  a  des 
yeux  noirs  un  peu  durs  ;  sa  bouche  est  amère, 
mais  son  nez  paraît  bon...  Dieu  !  Avons-nous  assez 


$4  LA   BOUE 

grassement  plaisanté,  pendant  que  la  charge  hur- 
lait au  loin  i  Etait-ce  égoïsme  ?  Non,  car  tout  notrfr 
être  était  tendu  vers  le  poignant  effort  de  nos  frères. 
Nous  plaisantions  ;  nous  [n'en  pouvions  mais  :  il 
doit  y  avoir  un  microbe  du  rire. ..  Allons  bon  !  Voilà 
que  mes  bandes-mollelières  suent,  à  présent.  Par- 
bleu I  Si  fort  que  j'aie  pu  les  gratter  tout  à  l'heure, 
je  n'en  ai  gratté  que  la  surface  ;  il  aurait  fallu  les 
essorer... Et  cette  grosse  goutte  étalée  sur  ma  main, 
d'où  vient-elle  ?  Et  cette  autre?  Et  cette  autre? 

Il  faut  bien  se  rendre  à  l'évidence  :  le  plafond, 
«  dont  le  bois  était  chaud  »,  a  fini  de  lutter  contre 
l'infiltration  patiente  de  la  pluie.  Le  bois  se  gonfle, 
humide  et  froid  ;  et  sur  la  paille,  sur  le  matelas, 
sur  le  plancher,  commence  de  bruire  le  ruisselle- 
ment furtif  des  gouttières.  Je  me  lève  ;  le  capi- 
taine se  lève  ;  le  chat  blanc  secoue  ses  oreilles  et  va 
se  blottir  sous  un  escabeau. 

«En  avant  donc  les  toiles  de  tente  !...  Mon 
capitaine,  je  vais  chercher  Canard  et  Pannechon.  ^ 

Nous  voici  debout,  tous  quatre  sur  le  bat-llanc, 
les  bras  levés,  la  tête  de  côté,  clouant  des  pointes 
ou  serrant  des  nœuds.  Et  tout  à  coup,  de  la  porte, 
une  voix  appelle  : 

((  Aux  lettres  !  » 

Le  bras  du  sergent  Bernard  plonge  dans  l'abri, 
un  paquet  d'enveloppes  aux  doigts  ;  le  visage  de 
l'homme  apparaît,  puis  ses  épaules  ;  mais  ses  jambes 


LE    BLOCKHAUSS  8S 

restent  dehors,  collées  par  les  semelles  à  la  boue  pâ- 
teuse, qu'on  entend  gicler  chaque  fois  que  l'homme 
bouge. 

«  Quelque  chose  pour  moi,  Bernard  ?  » 

C'est  Porchon  qui  accourt,  ramené  par  la  vue  des 
lettres.  Il  saisit  deux  cartes  que  lui  tend  le  sous- 
ofBcier  ;  puis,  tout  en  lisant  : 

«  Décidément,  dit-il,  ce  Figueras  est  un  vrai  cuis- 
tot. Roi  du  filet  rôti,  et  prince  de  l'information.  Je 
viens  de  le  rencontrer,  qui  remontait  du  village,  avec 
un  sac  plein  de  carottes  et  de  pommes  de  terre... 
Et  il  avait  vu  là-bas  Lebret,  qui  maraudait  comme 
lui  dans  les  jardins.  Alors  ils  ont  causé, tous  les  deux: 
Lebret  n'est  pas  fier;  et  puis...  » 

Ces  mots  sont  les  derniers  que  j'entends.  Pour- 
tant Porchon  parle  toujours  ;  mais  sa  voix  bour- 
donne loin,  scandée  lourdement  par  les  chocs  de 
mon  cœur.  Et  tout  à  coup  cette  voix,  très  claire, 
résonne  contre  mon  oreille  ;  elle  crie  : 

((  Hé  là  I  Tu  rêves  ?  Je  te  dis  que  le  block- 
hauss  sautera  cette  nuit,  que  le  182  va  montera 
l'assaut  !  » 

Je  répète,  sans  comprendre  : 

«  Ah  !  Le  blockhauss...  Le  iSa...  » 

Mais  Porchon  a  vu,  entre  mes  doigts,  une  feuille 
de  papier  bordée  de  noir.  Il  reste  interdit, me  regarde 
au  fond  des  yeux  ;  et  très  bas  : 

«Mais  non,  mon  vieux  ;  ça  n'est  rien,  ce  que  je 


86  LA    BOUE 

disais...  Tu  es  libre,  tu  vois  bien...  Je  te  laisse,  lu 
vois  ;  je  te  laisse...  » 

«  Â.insi, voilà  huit  jours!  Et  j'aurai  vécu  ces  heu- 
res.une  à  une,  dans  une  quiétude  affreuse,  qui  m'est 
cruelle,  ce  soir,  comme  un  remords.  J'ai  suivi  ma 
route  loin  de  toi,  les  yeux  et  le  cœur  fermés.  Tout 
ce  que  j'ai  fait,  tout  ce  que  j'ai  dit,  et  mes  pensées 
futiles,  et  ma  résignation  stupide,  tout  cela  m'appa- 
raît  sous  une  dure  lumière  de  vérité  :  je  reconnais 
que  ma  vigueur  d'âme  n'était  qu'hypocrisie,  qu'elle 
masquait  une  insouciance  égoïste,  une  laideur  main- 
tenant mise  à  nu,  et  dont  j'ai  honte,  profondé- 
ment... » 

«Messieurs,  dit  le  capitaine  Prêtre,  voici  les  ins- 
tructions pour  cette  nuit.  Vous  voudrez  bien  pren- 
dre note  sous  ma  dictée,  w 

Il  est  assis  en  face  de  Porchon  ;  une  bougie  brille 
entre  eux,  sur  la  table.  La  porte  grande  ouverte 
découvre  un  pan  de  ciel  gris,  embué  d'eau,  et  la 
paroi  ruisselante  du  boyau. 

«Mais  vous  n'y  voyez  rien,  là-bas!  me  dit  Prêtre. 
Approchez-vous  de  la  lumière  ;  nous  avons  de  quoi 
vous  faire  place.  » 

Je  réponds,  avec  un  effort  pour  contenir  mon  irri- 
tation : 

«  Mais  non,  mon  capitaine!  Je  vous  assure  que 
j'y  vois  suffisamment. 


LE    BLOCKHAUSS  87 

—  Comme  vous  voudrez,  acquiesce-t-il.  Je  com- 
mence donc  : 

«  La  veille  au  soir  —  c'est-à-dire  ce  soir  —  tir 
de  destruction  préalable... 

—  Préalable  »,  répète  Porchon. 

Accroupi  dans  la  pénombre,  tout  au  fond  de  l'abri, 
j'ai  saisi  dans  son  trou  l'un  des  deux  gros  livres  ;  je 
l'ai  posé  sUr  mes  genoux  pour  y  appuyer  ma  main  ; 
et  j'écris,  très  vite,  me  laissant  soulever  sans  résis- 
tance au  flux  d'émotions  tumultueuses  : 

«Et  j'étais  de  bonne  foi  1  Je  croyais,  dans  la  sin- 
cérité de  mon  cœur,  à  la  beauté  humaine  de  notre 
renoncement.  J'avais  voulu,  pour  la  mieux  vivre, 
me  donner  tout  entier  à  notre  vie  de  guerriers... 
Gomme  elle  m'avait  pris,  la  menteuse!...  » 

«  Cette  nuit,  à  cinq  heures,  continue  le  capitaine 
Prêtre,  tir  d'efficacité...  Je  ne  sais  pas  de  quelle 
durée,  par  exemple  !  Il  est  vrai  que  nous  nous  en 
apercevrons  bien.  » 

La  pointe  dure  de  mon  crayon  creuse  le  papier, 
et  parfois,  brusquement,  l'érafle. 

«  ...  Nous  sommes  dupes  ;  nous  sommes  tous 
dupes  !  Même  dans  la  ruée  d'un  assaut,  en  pleine 
griserie,  en  pleine  exaltation  de  notre  force,  nous 
sommes  dupes!  Il  me  semble,  vois-tu, que  je  viens 
d'échapper  à  un  long  envoûtement.  Des  phantasmes 
m'environnent  encore,  qui  tentent  sur  moi  l'épreuve 
de  leur  puissance    mauvaise.   Mais  c'est  fini  ;    le 


55  LA    BOUE 

charme  est  mort;  je  ne  répondrai  plus  à  l'appel  du 
mensonge...  » 

((  Où  en  étais-je  exactement  ?  demande  le  capi- 
taine. Nous  avons  causé  ;  je  ne  sais  plus.  » 

Et  Porchon  répond  : 

«  Tertio  —  Explosion  du  blockhauss. 

—  A.h!  parfaitement.  Je  reprend  donc:  <  Tertio  — 
Explosion  du  blockhauss...  Quarto — Le  182  occu- 
pera l'ouvrage  ennemi.  L'assaut  sera  donné  par  un 
peloton,  immédiatement  soutenu...  » 

Ayant  tourné  la  page,  je  continue  d'écrire,  dans  la 
fièvre  : 

«Ce  qui  est  vrai,  c'est  vous  tous  que  j'aime;  c'est 
le  chez  nous,  là-bas,  oii  je  savais  être  heureux.  Si 
j'ai  pu  jamais  vous  dire  que  je  vivais  en  soldat,  je 
mentais  ;  si  vous  avez  jamais  pu  croire  que  j'étais 
loin  de  vous,  arraché  de  vous  par  la  poigne  de  la 
Guerre,  jevous  demande  pardon  de  vous  l'avoir  laissé 
croire...  Je  suis  puni,  de  toute  ITicre  tristesse  qui 
brûle  mon  front  et  mes  yeux,  chaque  fois  que  jaillit 
en  moi  le  souvenir  de  ces  huit  jours,  où  nous  fûmes 
vraiment  séparés...  Maintenant,  ali  !  maintenant, 
avec  quelle  ferveur  de  tontes  les  minutes  je  vous 
donnerai  ma  présence  !  Ici  je  servirai  ;  je  servirai 
de  mon  mieux  et  jusqu'à  m'imposer,  puisqu'il  le 
faudra  bien,  une  ardeur  de  brute  qui  plus  jamais 
ne  sera  mienne...  » 

La  voix  de  Porchon,  très  haute,  demande: 


LE   BLOCKHAUSS  89 

((  Pardon,  mon  capitaine;  vous  avez  bien  dit  : 
nos  compagnies  d'en  haut  exécuteront  des  feux 
de   salve? 

—  Mais  oui  !  Et  les  mitrailleuses  du  Bois-Haut 
donneront  aussi.  Naturellement,  personne  chez  nous 
ne  sortira  des  tranchées  ;  mais  tout  le  monde  tirera 
pour  que  les  Boches  croient  à  une  attaque  géné- 
rale. 0 

C'est  fini.  Ma  lettre  s'achève.  Ma  main  alentie 
tremble  au  bord  du  gros  livre. 

Les  pieds  des  chaises  raclent  le  plancher  :  Por- 
chon  et  le  capitaine  sont  debout.  Et  le  premier  dit  : 

«  Je  vais  fumer  une  pipe;  c'est  bien  gagné.  » 

L'autre,  jovialement,  m'interpelle  : 

((  Eh  bien  !  vous,  le  solitaire  !  Vous  y  avez  tout 
de  même  vu  clair? 

—  Oui,  mon  capitaine. 

—  Et  vous  avez  noté  ? 

—  Mais...  oui,  mon  capitaine.  » 

Furieuse,  la  tourmente  a  mugi  toute  la  nuit.  La 
pluie  volait  le  long  des  glacis,  tourbillonnait  sur  les 
toits  des  guitounes,  giflait  les  toiles  de  tente  qui 
bouchaient  les  portes,  s'engouffrait  dans  les  ravins 
sous  les  coups  de  fouet  des  rafales.  Autour  de  nous 
les  ténèbres  pantelaient,  soulevées  de  longs  hurle- 
ments ;  nous  les  écoulions  venir  de  loin,  s'enfler, 
emplir  le  ciel,  passer  sur  nous  en  stridences  affolées, 


go  LA    BOUE 

battre  le  flanc  des  Hures  dontles  sapins  gémissaient, 
puis  s'éloigner  vers  la  plaine,  où  ils  se  perdaient  en 
râles  d'agonie. 

Nous  étions  tous  éveillés,  lorsque  les  premières 
salves  du  Monl^irmont  cahotèrent  dans  l'ouragan. 
D'autres  canons  devaient  tirer,  car  la  flamme  de  la 
bougie  sursautait  de  temps  à  autre;  mais  nous  n'en- 
tendions rien  que  la  rumeur  énorme  de  l 'espace,  et  le 
clapotis  des  gouttières  heurtant  les  toiles  au-dessus 
de  nous. 

«  Quelle  heure? 

—  Cinq  et  demie. 

—  Rien  encore  ? 

—  Je  ne  crois  pas.  » 

De  la  porte  entr'ou verte,  Porchon  épie  l'obscu- 
rité. Il  relève  le  col  de  sa  capote,  arrondit  le  dos, 
et  fait  deux  pas  au  dehors.  Mais  il  rentre  presque 
aussitôt,  en  s'essuyanl  les  yeux  : 

«  Ah  I  ouatt  !  dit-il.  Allez  voir  quelque  chose  là- 
dedans  !  » 

Nous  restons  debout  sur  le  seuil,  nos  montres  à 
la  main.  Nous  nous  épuisons  vainement  à  écouter 
la  nuit.  Parfois  l'un  de  nous  fait  un  geste  brus- 
que, et  demande  : 

«  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ?  » 

Un  autre   répond  : 

u  C'est  le  vent...  C'est  une  branche  qui  casse... 
Ce  n'est  rien.  » 


LE    BLOCKHAUSS  Ql 

Il  va  être  six  heures  ;  et  pourtant  les  ténèbres 
épaississent  encore.  Des  nuées  lourdes  écrasent  la 
terre  ;  des  trombes  d'eau  jaillissent  de  leurs  flancs 
crevés,  et  la  boue  claque  sous  la  gifle  des  averses. 

Soudain  la  flamme  de  la  bougie  bleuit, se  rétracte; 
et  les  parois  de  l'abri  frémissent  d'une  vibration 
profonde. 

c  Gare  le  rafl"ùt  !  »  crie  Porchon. 

Mais  rien  ne  s'entend,  que  toujours  la  vaste  ru- 
meur, et  sur  nos  tètes,  contre  les  toiles  de  tente, 
le  clapotis  obstiné  des  gouttières. 

«  Est-ce  qu'ils  tirent,  là- haut? 

—  Peut-être.  » 

L'air  semble  harcelé  de  bruits  grêles, que  le  vent 
xléchiquette  et  disperse  en  lambeaux.  Sa  grande 
voix  monte,  emplit  le  ciel.  Les  durs  sapins  geignent 
au  flanc  des  Hures. 


CHAPITRE  III 


LE    GRAND    TOUR 


17-39  novembre 

Il  gèle.  Nous  sommes  partis,  en  pleine  nuit,  par 
la  route  de  Mesnil.  Nous  n'avons  pu  savoir,  de  tout 
le  jour,  ce  qui  s'était  passé  là  haut...  Nous  sommes 
partis  :  que  nous  importe,  à  présent,  ce  qui  s'est 
passé  là-haut. 

Il  lait  très  froid.  La  route  est  dure  ;  des  flaques 
de  glace  craquent  sous  nos  talons. 

Un  pas  ;  deux  pas  ;  trois,  quatre.  Mesnil  est  au 
bout,  et  puis  Mont.  Je  n'évoque  rien  ;  je  ne  pense 
à  rien.  Et  pourtant,  placide,  une  certitude  rythme 
mes  pas,  sur  la  route. 

«  Halte  1...  A  gauche!...  Changement  de  direc- 
tion à  gauche  !  » 

Un  chemin  raviné,  qui  grimpe.  Sur  la  chaussée 
d'autres  pas  résonuent,  derrière  nous.  Si  nous  nous 
retournions,  nous  verrions,  droite  vers  Mesnil,  la 
longue  foule  du  bataillon. 


94 


L\    BOUE 


Et  soudain,  sur  mon  épaule,  c'est  la  main  de 
Porchon  qui  pose  son  étreinte  familière. 

«  Voilà,  dit-il.  Nous  sommes  compagnie  déta- 
chée... Un  jour  de  moins  au  patelin.  » 

Je  répète  : 

«  Un  jour  de  moins  au  patelin...  » 

Et,  tout  de  suite  après  : 

«  Oh  !  bien,  t«  sais,  je  m'en  fous.  » 

Dans  notre  dos,  des  hommes  jurent.  La  nuit  est 
sombre.  Il  me  semble  que  nous  frôlons,  debout 
à  gauche  du  chemin,  une  rangée  de  petits  sapins. 
J'allonge  le  bras,  pour  me  rendre  compte  ;  un  des 
sapins  tombe  doucement  :  le  passage  est  camou- 
flé. 

«  Halte  !  » 

Encore  !...  Est-ce  que  nous  serions  déjà  arrivés  ? 
On  n'y  voit  rien.  Mais  la  croûte  de  terre  gelée  crève 
à  chaque  pas  ;  on  enfonce  dans  une  boue  pâteuse, 
et  profonde,  cl  puante  :  nous  sommes  arrivés. 

«  Grouillez  vous  !  Grouillez-vous,  bon  Dieu  I  » 

D'autres  hommes  viennent  de  surgir,  sortis  nous 
ne  savons  d'où.  J'avance  un  peu  :  à  la  place  des 
sapins,  il  y  a  un  talus  à  pic.  C'est  de  là-dessous 
que  sortent  les  hommes.  El  là-dessous  disparaissent 
les  nôtres,  dans  des  terriers  creusés  là,  des  espèces 
de  niches  dont  la  bouche  sonflle  une  buée  fétide. 

«  Eh  bien  ]'  me  demande  Porchon. 

—  Dégueulasse.  » 


LE    GRAND    TOUR  q5 

La  pagaille  s'éternise.  Des  invectives  s'échangent, 
chucliotées  hargneusement.  Quelqu'un  dit  : 

((  Et  personne  dehors  dans  la  journée. On  est  vus 
de  partout,  ici.  » 

Un  autre  renseigne,  obligeant  : 

«  Tu  vas  derrière  les  sapins,  n'importe  où  qu'ça 
s'trouve...  Et  faut  faire  vite  ;  ah  !  oui...  » 

Ce  sont  les  consignes  qui  s'échangent. 

«  Un  jour  de  moins  au  patelin  »,  avait  dit  Por- 
chon.  Voici  le  deuxième  que  nous  sommes  ici, 
dans  cette  bauge. Contre  nos  reins, l'argile  du  talus; 
sur  nos  têtes,  des  planches  minces,  qui  s'incurvent 
sous  le  poids  des  terres.  Nous  avons  glissé  par-des- 
sous deux  forts  piquets  d'étai  ;  mais  ce  toit  reste 
si  bas  que,  même  assis,  nous  devons  courber  la 
nuque  :  nous  nous  couchons. 

Près  de  l'entrée  un  peu  de  lumière  stagne,  blême, 
transie.  On  aperçoit  au  bord  l'angle  d'un  fourneau, 
sur  lequel  se  penche,  verdùtre,  le  visage  de  Figue- 
ras.  Il  gèle  toujours.  Le  fourneau  fume.  De  la  paille 
mouillée  monte  une  odeur  aigre  et  froide. 

((  Ah  !  la  la  1  »  dit  Porchon. 

Le  capitaine  Prêtre  baille.  Figueras  tousse. 

Et  soudain,  cahotant  vers  le  sud,  un  obus  ron- 
ronne par-dessus  la  vallée. 

«  On  va  voir  ? 

—  Allons.  )) 


96  LA    BOUE 

Juste  à  la  porte  de  l'abri,  le  talus  s'élève,  formant 
une  butte  qu'escalade  un  raidillon.  Nous  le  gravis- 
sons, entre  deux  blindages  de  caisses,  pleines  de 
terre  et  de  cailloux.  Nous  ne  voyons  rien,  qu'une 
rangée  d'ordures  gelées,  qui  nous  suit.  Mais  au- 
dessus  de  nous  le  ciel  est  d'une  blancheur  bleutée, 
brumeuse  à  peine,  et  déjà  un  air  pur  et  léger  nous 
entre  au  fond  des  poumons. 

Toute  la  vallée,  bientôt,  est  à  nos  pieds,  le  ruis- 
seau d'étain  clair  au  long  duquel  buissonne  la  sau- 
laie, le  village  aux  vergers  violâtres,  et  plus  loin 
les  sapins  bleus  de  Gombres,  la  route  égratignant 
le  col,  le  piton  jaune  affalé  sur  sa  colline,  plus 
loin  encore  le  bois  fané,  au  bord  de  la  Woëvre 
pareille  à  la  mer. 

Des  balles  glissent,  flâneuses,  vers  le  nord.  Beau- 
coup nous  ignorent  et  chantent  pour  elles  seules  ; 
d'autres  nous  saluent,  d'un  siflloleraent  qui  s'accen- 
tue comme  à  dessein,  au  passage.  Les  tranchées 
boches  sont  loin,  huit  cents  mètres,  mille,  et  plus; 
mais  tout  ce  qui  ne  frappe  pas  s'évade  par  ici,  rase 
les  pentes  une  à  une,  et  vase  perdre,  quelque  part, 
n'importe  où. 

Vers  la  Galonné,  nos  canons  lourds  tressautent. 
Obliques  et  patauds,  les  obusahanncnt  à  la  file;  un 
peu  plus  loin  ;  encore  ;  encore...  Ils  se  laissent 
tomber  ;  le  piton  se  boursoufle  de  grosses  bulles 
troubles,  qui  crèvent  et  fument. 


LE    GRAND    TOUR  tyj 

C'est  monotone.  La  Wocvre  recule  et  s'ef- 
face ;  le  ciel  est  blanc  ;  les  obus  s'endorment.  Un 
dernier   cabote,  ridicule,  et   se   pose   sans   éclater. 

Nous  redescendons.  Une  toile  de  tente,  ddjà,  bou- 
che rentrée  de  l'abri.  La  flamme  d'une  bougie  trem- 
blote dans  la  ténèbre  ;  il  rôde  autour  du  fourneau 
une  odeur  pâteuse  et  douçâtre  de  chocolat  en  train 
de  cuire. 

«  Bonsoir,  jeunes  gens.  » 

Qui  est-ce  qui  est  là?  Des  loques  d'ombre  pendent 
du  toit,  et  bougent.  Nous  avons  reconnu  Figueras, 
puis  le  capitaine  Prêtre,  puis  enfin  le  front  bossu, 
les  pommettes  jaunes  du  commandant  Renaud. 

La  toile  de  tente  est  retombée  dans  notre  dos. 
Nous  nous  sommes  coulés,  à  quatre  pattes,  jusqu'au 
fond  moisi  de  la  galerie.  Le  commandant  Renaud 
parle  :  «  Ecole  de  guerre...  Vertus  guerrières  de  la 
race...  Qu'est-ce  qui  mijote  sous  ce  couvercle,  et 
^ui  sent  si  bon  ?  » 

Porchon,  entré  le  premier,  s'est  englouti  dans  du 
noir.  Il  se  tait.  Je  ne  l'entends  même  pas  respi- 
rer. Est-ce  qu'il  est  là?...  Devant  moi,  dans  une 
espèce  de  lueur  miséreuse,  il  y  a  des  hommes  qui 
semblent  vivre.  Leurs  gestes  sont  flous,  leurs  voix 
engourdies  et  molles.  Je  les  regarde  avec  une  stu- 
peur bi/arre.  Si  l'un  d'eux,  tout  à  coup,  m'adres- 
sait la  parole,  je  sursauterais  douloureusement,  et 
ne  saurais  répondre.   Figueras...  oui.  Le  capitaine 

5 


98  LA    BOUE 

Prêtre...  je  sais.  Le  commandant  Renaud,  la  nuit 
de  la  Vaux-Marie,  le  drapeau  dans  un  bouquet 
d'arbres...  je  me  rappelle...  Mais  quels  sont  ces 
hommes  qui  vivent  près  de  moi? 

La  relève  vient  de  s'engouffrer  dans  la  cagna, 
dardant  sur  nous  le  faisceau  cru  d'une  lampe  élec- 
trique. Toute  la  froidure  nocturne  est  entrée,  bru- 
tale, avec  elle.  Nous  nous  sommes  levés,  gourds, 
tâtonnants  et  transis.  La  bougie  s'allume. 

((  Pas  encore  prêts  ?  grogne  une  voix.  Où  voulez- 
vous  que  nous  nous  fourrions,  nous  autres  ?  » 

Debout  près  du  seuil,  un  capitaine  courtaud 
s'agite  sur  place.  Il  nous  montre  sans  pudeur 
une  face  de  poupard  maussade.  D'agacement, 
j'ai  envie  de  m'approcher,  de  lui  ricaner  au  vi- 
sage. 

«  Pour  l'amour  de  Dieu,  dépêchez-vous!  Vous 
croyez  que  ça  va  tout  seul,  dehors  ?  Une  bande  de 
rossards,  vos  bonshommes  !  » 

Mais  fâche-toi  donc  !  Est-ce  que  tu  t'en  occupes, 
toi,  de  tes  bons  hommes?  Qu'est-ce  que  tu  fais  ici, 
large  d'épaules  et  ventru  ?  11  y  en  a  plein  l'abri,  da 
toi!  » 

Je  me  sens  tiré  par  la  manche.  C'est  Figueras^ 
Il  a  sa  tête  de  larbin  obséquieux. 

<(  Dites,  mon  lieutenant... 

—  Quoi  ? 


LK    GRAND    TOUR  99 

—  Est  ce  que  mon  capitaine  et  mes  lieutenants 
veulent  prendre  le  temps  de  déjeûner? 

—  Déjeuner  !  C'est  bien  le  moment  I  Laisse-nous 
tranquilles...  » 

Figueras  bougonne  dans  son  poil  bleu  :  «  Tout 
ce  riz  fichu,  tout  ce  chocolat  dans  ce  riz...  Alors 
quoi?  ce  sont  les  autres  qui  le  mangeront?  » 

Je  le  perds  de  vue,  tandis  que  j'enfile  mon  équi- 
pement. Mais  presque  aussitôt  j'entends  la  voix 
furieuse  de  Porchon  qui  grogne  bas,  à  dents  serrées  : 

«  Dégoûtant  I  Tu  n'es  qu'un  dégoûtant.  Figue- 
ras.  » 

Et  comme    nous  sortons    ensemble,  il  me   dit  : 

«  Crois-tu  !  Ce  saligaud  ! 

—  Qu'est-ce  qu'il  a  fait  ? 

—  La  platée  de  riz  d'hier  soir... 

—  Eh  bien  ? 

—  Il  l'a  balancée  dans  la  paille,  en  douceur, 
sournoisement...  » 

Tout  à  coup,  il  s'interrompt  : 

«  Allons  bon  !  En  voilà  d'autres  qui  s'engueu- 
lent. Mais  qu'est-ce  qu'ils  ont?  Qu'est-ce  qu'ils 
ont?...  Je  t'en  prie,  mon  vieux,  va  les  faire  taire 
pendant  que  je  rassemble.  » 

Dans  la  nuit  blafarde  et  sonore  de  gel,  c'est  une 
rumeur  puissante,  entrecoupée  d'appels  et  d'injures. 
Tout  près  de  moi,  la  voix  aigre  de  Compain 
caquette  à  pleine  vitesse  : 


100  LA     BOUE 

«  Ma  boule?  Ma  boule  de  brichlon  ?...  Non 
mais,  sans  blague?  Tu  parles  que  j'allais  m'  la 
laisser  faucher,  ma  boule  de  brichton  !  » 

Je  fais  un  saut  vers  lui  : 

«  Du  silence,  Compain  !   » 

M'a-t-il  entendu  ?  Il  n'y  semble  guère.  Il  me 
tourne  le  dos,  hausse  le  ton,  hurle  du  haut  de  sa  tête  : 

ft  Hé!  Pinet  !  T'as  vu  si  j'  lui  ai  sortie  des 
pattes,  ma  boule  de  brichlon?  » 

C'est  plus  fort  que  moi  :  je  l'empoigne  à  l'épaule,  le 
fais  pivoter  d'une  secousse, et  lui  halète  dans  la  figure  : 

«  Vas-tu  te  taire,  nom  de  Dieu  1  » 

Il  me  regarde.  Je  dislingue  la  forme  de  son 
crâne  bas  contre  lequel  plaque  le  képi,  ses  oreilles 
en  ailerons,  décollées  davantage  encore  par  le  bord 
de  la  coiffe.  Et  de  tout  près,  derrière  un  voile  de 
nuit  sale,  j'entrevois  le  regard  vrai  de  ses  yeux, 
un  regard  court,  stupide  et  méchant. 

«  Vas-tu  te  taire,  Compain  !...  Vas-tu  le  taire!  » 

De  toute  sa  force  il  braille  : 

«  Je  n'dis  rien, mon  lieutenant...  Je  n'dis  rien!  » 

C'est  à  devenir  enragé.  Je  le  lâche,  je  m'éloigne 
d'un  effort  éperdu,  pour  ne  point  céder  à  la  tenta- 
tion qui  tout  à  coup  m'a  fait  serrer  les  poings.  Et 
longtemps  je  marche  au  hasard,  frémissant  encore 
d'une  émotion  trouhlc  et  violente,  houleux  de  cette 
fureur  (jue  je  n'ai  pu  contenir,  et  triste  bientôt,  et 
las,  jusqu'à  l'écœurement. 


LE    GKAND    TOUR  lOI 

Nous  sommes  parlis  et  cheminons  vers  Mesnil. 
Figueras  est  auprès  de  moi.  Je  lui  demande  : 

((  Pourquoi  as-tu  jeté  le  riz  dans  la  paille  ? 

—  Parce  que  )),  répondlt-il. 

Quelques  rangs  en  arrière,  de  sa  voie  sirupeuse, 
Durozier  fait  une  conférence.  Il  est  en  verve  ;  il 
déborde  ;  et  les  mots  coulent  sur  sa  barbe,  coulent, 
coulent... 

«  L'homme  est  un  être  intelligent,  un  être 
noble.  Le  progrès  est  sa  raison  d  être,  sa  lin... 
Cela  étant,  comment  un  homme  vraiment  homme, 
un  homme...  enfin  bref,  un  homme,  —  comment 
pourrait-il  accepter  de  se  battre,  approuver  d'un 
suffrage,  même  tacite,  celte  régression  qu'est  la 
guerre,  ce  retour  à  la  barbarie  ancestrale  ?...  n 

Je  l'écoute  en  silence.  Je  n'essaierai  même  pas  de 
faire  taire  ce  lâche.  Où  donc  est  Bulrel  ?...  N'y 
aura-t-il  personne,  cette  nuit,  pour  tarir  d'un  mot 
l'éloquence  de  Durozier,  pour  seulement  lui  dire  : 
«  Ta  as  peur?...  » 

Lorsqu'il  s'arrête  enfin,  à  bout  de  souflle,  une 
seule  voix  s'élève,  celle  de  Douce,  un  gnome 
louche,  une  espèce  de  garçon  de  café  bookmaker. 

«  T'as  raison,  vieux  »,  approuve  Douce. 

Et  c'est  tout.  Jusqu'à  Mont  la  colonne  piétine, 
dans  le  seul  bruit  des  godillots  lourds,  qui  traînent. 


*       * 


102  LA    BOUE 

Vingt  heures  de  cantonnement.  On  nous  a  volé 
deux  jours^  et  nous  ne  les  retrouverons  jamais. 

Il  fait  plus  froid  au  carrefour  de  Galonné  que 
dans  le  clitMiiin  creux  où  nous  étions  l'avant-veille. 
Les  hêtres  ont  perdu  leurs  dernières  feuilles,  et  le 
carrefour  a  grandi. 

Tout  autour,  à  travers  la  colonnade  des  troncs 
gris,  on  voit  sinuer  le  bourrelet  crayeux  des  tran- 
chées-abris. Au  point  oij  se  coupent  les  deux  routes, 
la  sentinelle  de  toujours  est  debout,  près  de  sa 
guérite  clayonnée  ;  elle  n'a  point  changé  d'attitude, 
penchée  en  avant,  une  jambe  fléchie  un  peu, 
les  mains  appuyées  sur  le  canon  de  son  fusil,  et  le 
menton  sur  ses  mains. 

Au  peloton  de  Mouilly,  une  équipe  de  terrassiers 
approfondit  le  poste  de  commandement  :  car  le  capi- 
taine est  de  haute  taille.  Il  surveille  et  dirige,  les 
bras  dans  son  dos.  De  temps  en  temps  il  descend 
les  marches  d'accès,  déambule  d'un  angle  à  l'autre, 
et  se  déploie  des  semelles  au  képi  pour  toiser  la 
hauteur  des  rondins.  Gron,  le  boxeur,  s'empresse 
derrière  lui,  et  nivelle  le  sol  à  coups  de  pic  mala- 
droits, qui  font  rire  sous  cape  Martin  et  Chabeau. 

Le  travail  ne  s'interrompt  qu'aux  heures  des 
repas.  Alors  arrivent,  par  la  roule  des  Epargcs, 
les  officiers  de  la  0".  Nous  nous  tassons  au  fond  du 
trou,  pêle-môte,  (jui  sur  la  paille,  qui  sur  des 
billes  de  hêtre   branlantes.   Le   cai)itaine  Secousse 


LE    GRAND   TOUR  I03 

pointe  vers  son  menton  ses  genoux  maigres,  et 
voûte  son  dos  mélancolique.  Davril,  à  cause  du 
grand  froid,  souiïre  de  son  pied  blessé .  Rituellement, 
nous  nous  attendrissons  sur  les  potées  lorraines  et 
les  rostbeafs  de  Figueras  ;  lui  nous  sert,  avec  un 
sourire  de  pontife.  La  joie  des  pommes  de  terre,  du 
porc  frais  et  des  choux  rayonne  chaudement  de  nos 
estomacs  :  nous  aimons,  au  cœur  de  nous-mêmes, 
sentir  ce  poids  réconfortant. 

Lorsque  vient  la  nuit,  des  fusillades  crépitent 
vers  le  sud.  Chaque  détonation  claque  dans  l'air 
gelé  comme  un  coup  de  fouet  lointain.  Bois  Bou- 
chot; bois  Loclont...  Nous  y  avons  été,  jadis.  Main 
tenant,  nous  sommes  là.  Nous  regardons  les  fusées 
éclairantes,  les  feux  verts  dont  nous  attendions  l'é- 
closion,  et  qui  dérivent  parmi  les  étoiles  immuables. 
Nous  comptons,  à  l'avance,  les  coups  de  départ  de 
nos  soixante-quinze.  Par-dessus  nous  les  obus  pas- 
sent ;  on  devine  leurs  craquements  las,  dont  l'éclio 
meurt  au  fond  des  ravins.  La  fusillade  s'est  tue  ; 
mais  nous  savions  qu'elle  se  tairait. 

«  Où  vas-tu?  me  demande  Porchon. 

—  Je  ne  sais  pas.  » 

C'est  vrai.  Je  n'ai  besoin  que  de  marcher  un  peu, 
de  suivre  mes  pas  n'importe  où.  La  marche  repose, 
dans  ce  froid  vif  ;  les  routes  dures  reposent  de  la 
boue. 

J'ai  tourne  à  gauche,  vers  les   Trois-Jurés.  La 


f04  LA    BOUE 

Calonne  monte  vers  le  ciel  pâle,  entre  les  taillis 
clairsemés.  Je  suis  tout  seul;  mon  gourdin  cogne 
sec  contre  l'empierrement. 

Quelques  minutes,  et  déjà  la  hêtraie  se  peuple  de 
silhouettes  loqueteuses  ;  une  autre  tranchée  chevau- 
che la  route,  noire,  et  soulignée  de  gravats  blancs  : 
le  peloton  de  Verdun. 

J'ai  sauté  par-dessus  le  fossé.  Je  me  glisse  d'un 
hêtre  à  l'autre,  d'une  allure  effacée  et  rapide,  comme 
si  je  fuyais  ou  comme  si  j'avais  honte.  Quelle  com- 
pagnie est  là  ?  La  8»,  je  crois.  Le  capitaine  Mai- 
gnan  doit  être  au  carrefour,  avec  le  docteur  et  le 
capitaine  Rive...  Ravaud  et  Massicard  ne  sortent 
pas  volontiers. 

Je  m'éloigne  de  la  route,  vers  la  droite  de  la  tran- 
chée. Elle  est  proche,  maintenant  :  sous  l'auvent 
de  grosses  branches,  des  feux  rougeoient.  Et  j'a- 
vance encore  ;  je  me  penche  ;  je  m'accroupis. 

Le  voici  donc,  rasé  à  fleur  de  terre,  soulevant 
hors  la  jonchée  des  feuilles  la  pente  lisse  de  son 
toit.  Il  n'a  pas  changé  ;  par  la  cheminée  de  pierres 
plates  monte  son  haleine  bleue.  J'en  fais  le  tour  à 
pas  légers  :  une  claie  bouche  l'entrée,  derrière  la- 
quelle j'entends  un  murmure  de  voix  paisibles.  Il 
y  a  là  des  hommes  qui  s'abritent  et  se  chauffent, 
groupés  autour  de  l'âtre.  Si  j'écartais  du  doigt  celte 
mince  barrière,  je  les  verrais.  Il  me  diraient  si  l'eau 
des  pluies  traverse  et  les  mouille,  ou  si  elle  glisse 


LE    GRAND    TOUR  ÎOS 

sans  s'infiltrer. . .  Mais  je  suis  heureux  que  seulement 
ils  soient  là. 

Je  vais  partir  et  me  redresse  lentement  :  alors 
mes  regards  tombent  sur  une  tache  claire,  une 
large  entaille  ouverte  au  couteau  dans  le  sommier 
de  la  porte.  On  y  a  inscrit  quelque  chose,  à  l'en- 
cre violette  ;  depuis  peu  d'heures  sans  doute,  car 
l'encre  semble  encore  fraîche.  Je  m'approche,  et  je 
lis: 

...«  R.    I.   7eC'«  l'^Son 

5  Novembre  191 A 

«   COMME  ON  PEUT   » 

Qui  est  venu  ?  Quelqu'un  qui  savait,  et  qui  se 
rappelait.  Je  regarde  ces  pauvres  lettres  griflon- 
nées  sur  le  bois  nu  :  l'encre  a  coulé  dans  les  fibres  ; 
on  déchiffre  avec  peine  ces  lignes  déjà  brouillées, 
€t  que  les  premières  pluies  achèveront  d'effacer. 
Mais  elles  sont  là  ce  soir:  il  est  bien  que  quel- 
qu'un soit  venu. 


Du  grésil  est  tombé  dans  la  nuit.  Il  gèle  tou- 
jours. Par  la  sente  frottée  de  verglas,  la  compa- 
gnie dévale  vers  les  Eparges,  Devant  moi,  Gervais 


I06  LA  nouE 

patine  avec  exubérance  ;  il  me  précède  d'un  fracas 
multiforme  et  cocasse,  dont  sa  voix  nasillarde  relie 
les  sursauts. 

«  Cheminement  défilé,  dit-il...  Défilé  de  quoi  ? 
Des  vues  de  l'ennemi  ?  Mais  puisqu'on  n'y  voit 
rien  !...  Ougli  !  Attention,  cher  ami,  l'escalier  n'est 
pas  sur...  Des  projectiles  de  l'ennemi  ?  Mais  puis- 
que le  chemin  que  nous  prenons  d'ordinaire  est 
un  chemin  creux  !  Creux,  je  sais  ce  que  je  dis... 
Aough  !  Approche  ton  épaule,  fidèle  Penny...  Notre 
astuce  est  exactement  comparable  à  celle...  tiens  ! 
une  balle...  à  celle  d'un  monsieur  qui  dispose- 
rait d'un  boyau  pour  traverser  une  zone  battue, 
et  qui  sortirait  du  boyau  à  seule  fin  de  se  défiler. 
Sap'rrr...  » 

Gervais  a  glissé.  Sa  gamelle,  mal  arrimée  au 
faîte  du  sac,  tombe,  rebondit  et  sonne  comme  un 
gong. 

«...  lipopette  !  achève-t-il.  Si  je  me  baisse,  je 
me  casse  la  gueule...  Fidèle  Penny,  ramasse  ma 
gamelle.  » 

D'autres  balles  sifllent;  un  à-coup  bloque  la  co- 
lonne, la  comprime  de  proche  en  proche  ;  elle  repart 
et  se  distend,  comme  un  ressort  fatigué.  Vers  l'a- 
vant, quelqu'un  crie...  Un  blessé  ? 

Nous  descendons  vers  lui.  On  a  dil  le  porter  hors 
du  chemin,  le  laisser  là  en  attendant  les  brancar- 
diers. Chacjuc  pas   nous  rapproche  de  sa  clameur 


LE    GRAND   TOUR  IO7 

chantante,  joyeuse,  et   comme   triomphale.    Quel 
étrange  blessé  ! 

M  Où  doncqu'  t'es,  vieux?  interroge  Gaubert. 

—  J'suis  là. 

—  Où? 

—  Là.  » 

On  ne  le  voit  pas,  boulé  dans  quelque  creux 
d'ombre. 

«  Qu'est  ce  t'as  ?  »  demande-t-on. 

Il  s'exclame  ;  il  nous  tire  à  lui,  et  de  force  nous 
impose  sa  joie  : 

{(  J'ai  la  patte  cassée!  En  glissant,  tu  parles!... 
Je  r  croyais  pas  ;  j'osais  pas  1'  croire...  Ah  !  dis,  tu 
parles  !  » 

Et  nous  l'entendons  derrière  nous,  longtemps, 
aussi  longtemps  que  passe  la  file  muette  du  batail- 
lon, qui  sème  à  pleine  voix,  méchamment,  la  las- 
situde, la  tristesse,  et  l'envie. 

Il  n'y  a  pas  eu  d'aurore,  aujourd'hui.  Un  moment 
est  venu  où  l'on  a  distingué,  le  long  du  talus 
glaiseux,  les  portes  des  gourbis  sous  les  chétifs 
pruniers. 

Ce  n'est  plus  le  froid  clair  de  Galonné.  Un  ciel 
lourd  de  neige  pèse  sur  les  collines,  les  écrase  et  les 
ternit. 

Il  s'éclaire  lorsque  voltigent  les  premiers  flo- 
cons. On  les  regarde    tournoyer  comme  une  nuée 


I08  LA    BOUE 

de  mouches  grises  :  ils  se  posent,  et   tout  de  suite 
éblouissent. 

Dans  le  champ  coupé  de  feuillées,  les  hommes 
courent  et  jouent  ;  les  boules  de  neige  s'entre-croi- 
sent,  et  l'on  aime  qu'elles  ne  sifflent  pas. 

Porchon  et  moi  jouons  comme  eux,  longtemps. 
Même,  nous  attardons  davantage,  parce  que  notre 
abri  est  plus  grand  que  les  leurs,  et  que  le  plein 
air  nous  est  mieux  qu'un  refuge. 

Nous  rentrons,  les  mains  rouges  et  brûlantes. 
Le  capitaine  Frick,  dont  les  sapeurs  creusent  là- 
haut,  va  venir  dîner  ce  soir  ;  et  Figueras,  encore, 
est  le  premier  dans  la  cité. 

Five  o'clock  tea.  Nous  recevons,  chez  nous  : 
toute  la  6',  et  Frick,  et  Noiret,  La  renommée  de 
notre  popote  gagne  vers  la  crête  ;  et  nous  en 
sommes  fiers,  comme  le  seraient  des  matrones  bour- 
geoises. 

Le  fourneau  ronfle  et  craque  dans  son  coin. 
Au  fond  de  leur  case,  les  basanes  rouge  et  verte 
des  deux  gros  livres  s'accotent  l'une  à  l'autre, 
fraternelles.  Le  rondin  central  prend  des  tons  de 
pipe  culottée.  Il  y  a  moins  de  mouches  au  pla- 
fond. 

Nous  sommes  là  sept  ou  huit  :  trois  capi- 
taines sur  des  escabeaux,  devant  la  table  qui  fut 
ronde  et  qu'on  a    sciée    par    le  milieu  ;    quelque! 


LE    GRAND    TOUR  10^ 

sous-lieutenants  sur  le  matelas,  le  même  mate- 
las, plus  vaste,  plus  mou,  plus  sale,  et  meilleur 
que  jamais. 

On  cause.  Quelqu'un  dit  : 

((  Je  vais  vous  en  conter  une  bonne.  Il  paraît 
que  le  commandant  du  secteur  s'est  fait  mal  au 
genou,  hier  soir. 

—  Quoi  ?  il  est  tombé  ? 

—  Ou  tout  comme.  Il  venait  du  village,  à  la 
nuit.  Les  Boches  étaient  nerveux... 

—  Ça,  coupe  un  autre,  tu  peux  le  dire.  Les 
Prussiens  ont  dû  relever  les  Bavarois.  Il  nous  ont 
barbés  toute  la  sainte  journée. 

—  ...  Et  juste  comme  il  arrivait  au  pont  du  Lon- 
geau,  voilà  qu'une  mitrailleuse,  ou  une  batterie  de 
fusils,  ou  un  guetteur... 

—  Enfin  quoi,  il  s'est  planqué  ? 

—  Et  comment  !  A  deui  genoux  au  fond  du 
fossé,  le  nez  dans  la  neige...  Une  corvée  qui  pas- 
sait Ta  vu.  » 

On  s'esclaffe.  Mais  le  capitaine  Frick,  bourru  : 
«  Et   après  ?  Il    montait  à  l'assaut,  peut-être  ? 

Qu'est-ce  qui   l'obligeait  à  chercher   les  balles  ?... 

J'aurais  fait  comme  lui,  à  sa  place. 

—  Evidemment  »,  dit  le  conteur. 

«  Mon  capitaine,  demande  Davril,  Porchon  pré- 
tend que  vous  aviez  de  la  salade  au  dîner,  hier 
soir...  N'est-ce  pas  que  ça  n'est  pas  vrai? 


■IIO  LA    ROUE 

—  Si,  c'est  vrai,  répondent  ensemble  le  capitaine 
Prêtre  et  le  capitaine  Frick. 

—  Mais  comment  faites-vous  ? 

—  Ah  1  dame,  demandez-le  à  Figueras.  Il  est  des- 
cendu dans  les  vergers,  avec  un  pic... 

—  Un  pic  ?  Pourquoi  un  pic  ? 

—  Pour  cueillir  de  la  salade. 

—  Avec  un  pic  ? 

—  De  la  salade  gelée,  oui  ;  sous  la  neige.  Mais 
les  feuilles  reviennent  très  bien  :  on  jurerait  de  la 
salade  fraîche. 

—  Ça,  par  exemple,  c'est  épatant  »,  disent  en- 
semble Davril  etNoiret. 

Et  Noiret,  presque  aussitôt,  demande  : 

«  Mon  capitaine,  avez-vous  remarqué,  à  la  porte, 
le  système  de  fermeture  automatique  ?  Poulies  et 
contrepoids  :  la  lourde  se  boucle  toute  seule.  » 

Le  capitaine  Frick  se  lève,  et  le  capitaine  Se- 
cousse. Ils  font  jouer  le  vantail,  lèvent  le  nez  vers 
les  poulies,  suivent  du  menton  l'ascension  et  la  des- 
cente du  bloc  de  fonte.  Ils  reviennent  s  asseoir,  et  ils 
disent  : 

M  Ça,  par  exemple,  c'est  épatant.  » 

A  cette  secande,  une  explosion  formidable,  cra- 
quante et  dure,  pousse  la  porte  et  couche  la  flamme 
de  la  bougie.  Certains,  parmi  nous,  ont  sursauté 
sans  vergogne.  Quelqu'im  môme  s'est  levé,  a  entre- 
bûillé    1  huis,  et  puis  a   regardé  au  dehors,   pour 


LE    GRAND   TOUR  I I I 

essayer   de  voir  «    où  ça  avait  bien  pu  tomber». 

Mon  regard  croise  d'autres  regards.  Je  n'ai  point 
de  mal  à  discerner  au  fond  des  yeux  une  lueur 
de  gaîté  railleuse,  qui  peut-être  brille  au  fond  des 
miens. 

Et  voici  que,  pour  la  seconde  fois,  le  même 
camarade  est  debout.  Il  vide  à  grandes  gorgées  son 
quart  de  thé  brûlant,  déclare  «  qu'il  va  faire  un  tour 
par  là -bas,  qu'il  ne  peut  pas  abandonner  plus 
longtemps  ses  bonshommes  »,  serre  des  mains  et 
s'en  va. 

«  Tu  as  vu  ?  Tu  as  vu  ? 

—  Si  j'ai  vu  ! 

—  Un  saut,  mon  vieux  !  Il  s'est  flanqué  un  coup 
de  genou  dans  le  menton  ! 

—  Qui  ?  »  interroge,  sèchement,  le  capitaine 
Frick. 

Et  personne  ne  lui  répond. 

Un  pâle  soleil  rôde  sur  la  neige.  En  avançant 
jusqu'au  bout  de  l'oseraie,  on  aperçoit  la  Woëvre 
blanche,  dont  les  lointains,  à  peine,  se  glacent  de 
bleu  mauve. 

«  On  va  dire  bonjour  à  Davril  ?  invite  Porchon. 

—  Oui,  mais  pas  dans  la  cagna.  Je  marche  pour 
une  tournée  de  boyaux.  Sinon,  rien  à  faire, 

—  Qui  est-ce  qui  te  parle  d'autre  chose  ?  »  dit 
Porchon. 


112  LA    BOUE 

En  deux  secondes,  nous  sommes  prêts  :  le  temps 
d'enfoncer  nos  képis,  et  d'empoigner  nos  gourdins 
piqués    dans  un    tas  de  neige,  à  la  porte  de  l'abri. 

On  s'insinue  entre  les  toits  des  guitournes,  par 
les  gradins  taillés  dans  le  talus  ;  on  louvoie  à  tra- 
vers un  détale  de  tranchées  inconnues,  étroites  et  pro- 
fondes, aux  parois  poudrées  de  flocons  ternes  :  des 
canaux  d'écoulement,  creusés  depuis  notre  dernier 
séjour.  La  neige  craque  ;  le  sol,  par-dessous,  est 
dur  ;  et  nous  jouissons  de  la  surprise  d'avancer 
d'un  pas  à  chaque  pas. 

Le  village  d'en  haut.  On  respire  l'odeur  des  cui- 
sines, fumée  de  bois  vert  et  graillon. 

«  Bonjour,  Davril.  Bonjour,  Moline.  Bonjour, 
Le  Mao. 

—  Inutile  d'entrer,  avertit  Davril.  On  travaille 
dans  le  gourbi... 

—  Dis  donc,  vieux  ? 

—  Quoi  ? 

—  Situ  voulais  être  bien  gentil...  » 

D'un  geste  de  la  tête  nous  montrons,  plus  haut 
que  les  fumées  traînantes  sur  les  toits,  quelque 
chose. 

Davril  a  compris.  Il  exulte  : 

«  Fameux  !  Ah  !  fameux  !  C'est  moi  qui  prends 
la  lêlc,  hein  ?  Je  suis  chez  moi.  » 

Nous  grimpons  derrière  lui.  Il  oblique  à  droite 
et  dit  : 


LE    GRAND    TOUR  Il3 

«  Boyau  7 .  Le  meilleur.  » 

La  pente  s'adoucit,  devient  à  peine  sensible.  Da- 
vril  se  baisse  :  on  voit  émerger  au  bord  du  plateau 
la  cime  des  sapins  de  Combres  ;  et  nous  rapetis- 
sons à  mesure  qu'ils  grandissent. 

Le  boyau.  Il  s'ouvre  largement,  dallé  de  blocs 
plats  que  la  neige  feutre.  Nous  marchons  à  grands 
pas  allègres,  sans  glisser,  les  épaules  à  l'aise  ;  et  si 
nous  baissons  parfois  la  tète,  aux  tournants,  notre 
geste  est  si  léger,  si  rapide,  que  nous  l'oublions 
tout  de  suite,  jusqu'à  ce  qu'apparaissent  encore, 
haussant  leur  pointe  par-dessus  les  éboulis  blancs, 
les  sapins. 

«  Attention  !  »  fait  Davril,  tout  à  coup. 

L'échiné  pliée  il  se  retourne  et,  de  sa  main  vive- 
ment abaissée,  nous  fait  signe  de  l'imiter. 

«  Quoi  ?  Quoi  ?...  On  ne  les  voit  point,  juste- 
ment. 

—  Pas  les  sapins,  reconnaît  Davril. . .  le  pi- 
ton. » 

Je  me  redresse,  lentement,  lentement  ;  et  juste 
^n  face,  entre  deux  mottes,  la  croix  d'un  cheval  de 
frise  s'inscrit  sur  le  ciel. 

«  Hé  !  Hc  !  Pas  loin... 

—  Dame  !    »  sourit  Davril. 

Le  boyau  bifurque.  A.  droite  ce  sont  des  mitrail- 
leurs, dont  les  pièces  flanquent  le  col  et  battent  les 
pentes  de   Combres.   Nous    prenons  à  gauche   Et 


114  L^    BOUE 

tout  à  coup  la  tranchée  s'ouvre,  spacieuse,  droite, 
interminable. 

Elle  est  peu  peuplée,  à  cette  heure.  De  loin  en  loin 
un  guetteur,  grimpé  sur  la  banquette  de  tir,  regarde 
par  son  créneau  de  bois.  Il  nous  fait  bonjour  d'un 
signe  de  tête,  comme  un  voisin. 

Entre  les  guetteurs  quelques  hommes  vont  et 
viennent,  tranquilles  et  les  mains  dans  leurs  poches. 
On  n'entend  rien  que  le  choc  de  leurs  pas  contre 
le  sol  gelé.  Pas  un  coup  de  canon,  même  ailleurs  ; 
pas  un  claquement  de  fusil  :  la  tranchée,  loin  des 
villages  de  guitounes, qui  grouillent  et  braillent, nous 
offre  son  silence,  son  calme,  sa  longue  paix. 

Nous  la  suivons,  bavardant  à  mi-voix.  Les 
hommes,  lorsque  nous  passons,  s'efiacent  légère- 
ment :  sans  sac,  sans  musette,  sans  bidon,  les  plus 
gros  mêmes  ont  une  sveltesse  de  danseurs.  Nous  les 
croisons  sans  presque  les  frôler,  ni  la  terre  du  para- 
dos.  Nos  souliers,  de  temps  en  temps,  lâchent  de 
minces  patins  de  neige  où  chaque  clou  marque  son 
empreinte  ;  et  nos  vareuses  sont  bleues  comme  si 
elles  étaient  neuves, 

«  La  sape  7  »,  montre  Davril. 

Cela  s'enfonce  vers  la  droite,  en  zigzagant. 

«  Vous-voulez  y  aller  ? 

—  Bien  entendu  .   » 

A  droite,  à  gauche  ;  h  droite,  à  gauche  :  tous 
les  deux  mètres, un  coude  brusque  nousjettc  contre 


LE    GRAND    TOUR  Il5 

la  paroi.  Nous  exagérons  rimpulsion,  feignons 
de  tituber,  et  comptons  les  détours.  Sept  ;  huit  ; 
neuf... 

((  Ouye  !  )) 

Nous     nous    sommes    accroupis    brusquement, 

dévisagés  par  le  piton.  Il  s'est  haussé   tout  à  coup 

par-dessus  les  bermes,  énormes,  écrasant  ;  et  nous 

avons  vu   la  tranchée  ennemie  se  distendre    comme 

une  mâchoire,  cariée  de  boucliers  sombres. 

«  Hé  !  Hé  !  dit  Porchon.  Tout  près...  » 

Et  de  nouveau  Davril  sourit  : 

«  Dame  !  » 

Cela  zigzague  encore,  et  s'enfonce,  et  s'engloutit. 
La  terre  pèse  à  nos  flancs,  sur  nos  épaules,  sur 
nos  têtes.  De  plus  en  plus  haut  une  ligne  de  ciel 
recule  et  s'amincit  ;  on  dirait  que  les  murs  de  la 
sape  se  rapprochent  au-dessus  de  nous,  vont  se 
rejoindre,  se  rejoignent,  nous  ensevelissent. 

((  Le  poste  d'écoute,  annonce  notre  guide. 

—  Où  ça  ? 

—  Mais  là,  donc  !  » 

Il  n'y  a  personne.  Il  n'y  a  rien,  que  de  la  terre, 
une  sorte  de  puits  creusé  dans  la  terre,  une  fosse. 

u  C'est  vrai,  constate  Davril  ;  il  n'y  a  per- 
sonne... C'est  au  tour  de  la  5^  ;  peut-cire  qu'ils  ne 
prennent  que  la  nuit...  » 

Mais  un  pas  solitaire  résonne  derrière  nous  ;  il 
approche,  d'un    tournant  à  l'autre  ;  et    son    bruit 


H6  LA    BOUE 

net,   bien  martelé,   vibre  loin  dans  Tair  limpide. 

«  Ah  !  par  exemple  !  » 

Nous  saluons  Noiret,  lorsqu'il  paraît  en  tête  de 
sape,  d'exclamations  joyeuses  et  ridicules. 

«  En  voilà  une  surprise  ! 

—  Quelle  bonne  rencontre  ! 

—  Tas  d'idiots,  coupe  Noiret.  Qui  voulez-vous 
rencontrer  ici,  sinon  moi,  ou  Frick,  ou  Floquart  ?. . . 
C'est  à  moi  de  m'épater  :  qu'est-ce  que  vous  fichez 
dans  mon  secteur  ? 

—  On  se  balade. 

—  On  visite. 

—  On  zyeute...  » 

Sans  savoir  pourquoi,  nous  rions  :  la  légèreté  du 
jour,  la  lumière,  la  joie  d'être  jeune,  chacun,  et 
de  nous  sentir  jeunes  ensemble. 

«  Une  belle  sape,  hein  !  s'écrie  Noiret.  Voyez- 
moi  si  c'est  dessiné,  franc  d'allures,  costaud  !... 
Mais  je  vous  dis  ça,  moi...  Est-ce  que  vous  êtes 
capables  d'y  piger  quelque  chose  ?  » 

Nous  nous  précipitons  sur  lui  en  tumulte,  le 
bousculons,  le  renversons  : 

a  Crâneur!  Plein  de  gueule  !  Répète!  » 

Il  se  relève  et  nous  fait  tête,  son  lorgnon  de  tra- 
vers, hors  d'haleine,  et  riant.  Nous  l'empoignons 
aux  jarrets,  le  soulevons  comme  pour  le  jeter  hors 
la  sape,  dans  le  bled...  Et  soudain,  nous  le  sen- 
tons qui  s'aplatit  sur  nos  épaules,  en  même  temps 


LE   GRAND   TOUR  II7 

qu'une  balle,  d'un  coup  rageur,  poignarde  la  glaise 
dure. 

Nous  nous  sommes  regardés,  un  peu  pâles. 

((  On  est  fous,  dit  Porchon...  A  combien,  ceux 
d'en  face  ? 

—  Vingt-cinq  à  trente  mètres  »,  dit  Noiret. 

Ils  tirent  toujours,  et  criblent  de  balles  les  bords 
de  la  tête  de  sape.  Des  cailloux  sautent,  parmi 
des  flocons  de  neige  poussiéreux  qui,  le  temps  d'un 
clin  d'oeil,  ressuscitent. 

«  Ils  nous  barbent,  à  la  fin  1  » 

Porchon,  les  mains  en  cornet  devant  sa  bouche, 
clame  à  tue-tête  vers  le  poste  ennemi  : 

«  Lâchez-nous  !  C'est  du  gaspillage  !...» 

Sa  voix  monte  vers  la  plaine  blanche,  s'échappe, 
s'épanouit.  Les  coups  de  feu  s'éteignent.  Il  y  a  une 
seconde  d'immense  silence  ;  une  seconde  à  peine  ; 
et  voici  qu'une  autre  voix,  venue  des  lignes  alle- 
mandes, clame  vers  nous,  gouapeuse  et  rauque  : 

«  Tu  l'dégonfles,  hé  Simcon  I  » 

Davril,  d'indignation,  devient  écarlate.  Il  ouvre 
la  bouche",  il  va  répondre...  Non  l  pas  encore. 

«  Je  voudrais...  nous  dit-il.  Qui  est-ce  qui  con- 
naît une  injure  boche^une  belle  injure  en  vrai  boche, 
en  argot  boche  ?  » 

Nous  nous  excusons  : 

«  Pas  été  barman  à  Berlin... 

—  Engueule -le  en  français,  va.  » 


Il8  LA    BOUE 

Mais  Davril  tient  à  son  idée.  Il  réfléchit,  fouille 
âprement,  désespérément  les  débris  de  ses  souve- 
nirs, s'illumine  enfin,  et  lance,  dans  une  bramée 
triomphale  : 

((  Va  donc,  ehdummer  Kerl  !  » 

Noiret  se  pâme,  avec  des  mines  de  précieuse  : 

«  Oh  I  Cher  !  Oh  !  Dummer  Kerl  !  .  .  .  Bravvo  1 
Bravvo  !  » 

Et  tandis  qu'il  parle,  la  riposte  du  Boche 
déferle,  écrase  Davril  à  pleine  bottée.: 

((  Face  moche  !  Péquenot  !  Figure  de  porc  frais! 

—  Pas  mal  ;  pas  mal  »,  approuve  Noiret. 

Davril  s'entête.  Il  exhume  encore  un  «  schafkopf  » 
timide,  un  a  schweinkopf  »  défaillant.  On  entend 
le  Boche  éclater  de  rire  ;  puis  son  coup  de  fusil 
claque  ;  ef  désormais,  à  toutes  nos  provocations,  il 
n'a  plus  que  cette  brève  réponse,  trop  claire,  trop 
connue,  banale. 

u  Au  revoir  !  crions-nous. 

—  Tsac  !  répond  la  balle  du  mauser. 

—  Aux  ch...,  Guillaume  !  » 

Et  la  balle,  ricochant,  miaule  de  travers  et  saute 
de  rage. 

Comme  nous  revenions  à  la  tranchée,  nous 
avons  rencontré  Ilirsch,  qui  montait  à  notre  ren- 
contre. 

«  J'ai    la    section    de   droite,   nous    dit-il.    Mes 


LE    GRAND   TOUR  I  I9 

poilus  m'ont  prévenu  que  vous  veniez  de  passer. 
Alors,  s'pas...  » 

Un  chandail  blanc  sous  sa  vareuse,  la  lèvre  rasée, 
les  joues  fraîches,  les  yeux  d'un  bleu  très  simple  et 
très  clair,  il  a  l'air  d'un  grand  gosse  résolu  ;  il  a 
l'air  d'un  homme  si  riche  dejeunesse,  si  sainement 
robuste,  si  vivant,  qu'on  le  sent  plus  fort  que  la 
guerre,  que  toute  la  guerre,  n'importe  ce  qu'elle 
soit  ou  devienne. 

«  Vous  descendiez  ?  nous  demande-t-il. 

—  Tu  vois.  )) 

Il  secoue  la  tête. 

«  Non  !  Non  1  Non  !  Vous  ne  me  laisserez  pas 
tomber  comme  ça...  Les  Boches  canardent,  juste- 
ment :  on  peut  bien  rigoler  un  peu.  » 

Il  prend  la  tête,  s'enfonce  dans  le  boyau  6,  nous 
engage  dans  la  première  place  d'armes. 

<f  En  tirailleurs  à  cinq  pas,  ordonne-t-il.  Com- 
mandement préparatoire  :  pigeon.  Commandement 
d'exécution  :  vole...  Voici  le  mouvement,  m 

En  sourdine,  il  prononce  un«  pigeon  »  traînant; 
et  cependant  se  ramasse  sur  lui-même,  comme  s'il 
allait  bondir. 

u  Vole  !  ))  souflle-t-il. 

Et  il  bondit,  jaillit  jusqu'à  mi-corps  comme  un 
pantin  d'une  boîte,  en  poussant  un  cri  sauvage. 

((  Rigodon  !  « 

Retombé   sur    place,  il  agite    au-dessus    de    sa 


120  LA    BOUE 

têle,  de  droite  et  de  gauche,  son  képi  au  bout 
d'un  bâton.  Et  les  balles  hargneuses  claquent  tout 
autour.  Et  Hirsch,  content,  nous  regarde  avec  une 
fierté  modeste. 

«  Compris?  « 

—  Oui. 

—  A.lors  appuyez  à  droite.  » 

Jamais  on  n'a  vu  escouade  plus  docile.  On  prend 
ses  intervalles,  avec  une  prestesse  silencieuse. 

«  Pigeon...  » 

Le  cœur  bat  un  peu  plus  vite.  On  se  sent  vivre 
délicieusement. 

«  Vole  I  » 

Nous  avons  tous  sauté,  en  braillant  comme  des 
Sioux.  Une  grêle  de  balles  nous  récompense.  Et 
cinq  gourdins,  par-dessus  le  parapet,  mènent  une 
danse  triomphale. 

«  Ouste  !  On  n'est  pas  là  pour  s'amuser.  » 

Hirsch  se  lance  dans  une  course  folle  à  travers 
le  dédale  des  boyaux.  Nous  le  suivons,  en  faran- 
dole de  bossus.  Une  autre  place  d'armes. 

«  Halte  !...  Pigeon...  vole  1  » 

Les  balles  ont  crépité  encore,  trop  tard. 

Et  Ilirsch  se  précipite,  nous  entraîne  d'un  bout 
du  secteur  à  l'autre  ;  et  d'instant  en  instant  nous 
bondissons,  tantôt  épars,  tantôt  groupés,  mais 
chaque   fois   poussant    les  mômes  clameurs  inhu- 


LE    GRAND   TOUR  121 

maines,  et  chaque  fois  salués,  à  contre-temps,  d'une 
salve  frénétique  de  mausers. 

A  la  sortie  du  boyau  5,  le  vieux  lieutenant 
Muller  nous  attendait.  Il  s'est  fâché  rouge  : 

«  Hirsch,  sale  gosse,  petite  brute,  je  vais  te  bot- 
ter le  derrière...  Enfin  quoi  !  Un  képi  dépasse  pen- 
dant que  vous  cavalez  ;  un  ici,  un  autre  plus  loin... 
Les  Boches  vous  pistent  du  bout  de  leur  flingue  ; 
•et  qui  est-ce  qui  se  fait  moucher  ?  » 

Davril  a  saisi  une  main  de  Muller,  Noiret  l'autre 
main  ;  notre  farandole  l'a  roulé  avec,  elle  ;  Hirsch 
a  commandé  : 

«  Saute,  Muller  !  » 

Et  Muller  a  sauté. 

Et  puis  il  a  pris  une  couverture,  l'a  drapée  autour 
d'un  fusil,  a  coifié  le  tout  d'un  képi  ;  et  lentement, 
avec  une  dignité  solennelle,  il  s'est  mis  à  marcher 
en  portant  devant  lui,  comme  une  bannière  de  con- 
frérie, cet  épouvantail  à  moineaux. 

Le  képi  dépassait  un  peu,  oscillait  doucement  au 
rythme  de  la  marche.  Une  première  balle  en  a  coupé 
la  visière  ;  une  seconde  en  a  arraché  un  morceau 
de  drap  rouge  ;  une  troisième  l'a  fait  tomber.  Alors 
Muller  a  brandi  très  haut  la  couverture  flasque, 
et  nous  avons  ri  le  plus  fort  que  nous  avons  pu, 
pour  être  bien  sûrs  que  les  Boches  entendraient. 

Nous  sommes  redescendus  aux  cagnas  sous  le 
fracas  d'un   marmitage.    Nous  trottions    dans    les 


122  LA    BOUE 

boyaux  sans   nous  baisser  aux  tournants.    Et  nous 
disions  à  tort  et  à  travers,  pour  rien,  pour  le  plaisir 
de  faire  se  retourner  les  camarades  : 
«  Attention,  le  piton  ! 

—  Attention,  les  sapins  1... 

—  Ils  te  visent...  Ils  t'enfilent...  En  avant,  à  la 
baïonnette  1  » 

Nous  étions  rouges,  excités,  la  poitrine  chaude 
de  courage  et  d'ardeur  belliqueuse.  Il  nous  venait, 
à  tous,  le  mépris  de  ce  piton  bonasse  et  mou,  de 
ces  sapins  lointains,  de  ces  marmites  prétentieuses 
qui  gonflaient  leur  fracas  pour  nous  épouvanter. 

Lorsque  nous  sommes  arrivés  aux  gourbis,  un 
attroupement,  au  bout  du  village,  a  tout  de  suite 
frappé  nos  yeux.  Nous  sommes  allés  voir  :  c'était 
un  i5o  qui  venait  d'éclater  derrière  un  toit,  boule- 
versant l'abri,  ensevelissant  un  homme. 

L'homme  vivait.  Arcboutc  au  sol  des  genoux  et 
des  coudes,  il  soutenait  sans  fléchir  le  poids  énor- 
me de  rondins  et  de  terre.  Il  nous  a  regardés,  lors- 
que nous  sommes  arrivés  ;  et  il  a  dit  à  Hirsch,  en 
souriant  : 

f  Y  en  a   pas  loin  d'trois  quintaux,  peut-être,  w 

Des  travailleurs  s'acharnaient,  déblayaient  avec 
lièvre, 

«  Ça  va  ;  ça  va  »,  disait  l'homme. 

On  distinguait  mieux  son  visage  barbu,  au  front 
étroit,  au  nez  de  bouc.  Son  corps  se  révélait  peu  à 


i 


LE    GRAND  TOUR  123 

peu, ses  bras  enracinés  comme  des  arbres, ses  cuisses 
aplaties,  plaquées  par  la  charge  contre  ses  jar- 
rets, et  le  cintre  formidable  de  son  échine. 

Il  n'a  pas  attendu  qu'on  Tait  complètement  dé- 
gagé. Il  s'est  dressé  tout  à  coup,  secouant  les  der- 
niers rondins,  dans  un  éboulement  de  pierrailles  et 
de  mottes.  Il  chancelait  un  peu.  D'écarlate  qu'il 
était,  il  est  devenu  très  pâle.  Puis  il  a  avalé  une 
large  gorgée  d'air,  s'est  passé  la  main  sur  le  front  ; 
et  il  a  dit  : 

«  Des  gars  comme  nous,  les  Boches,  on  les 
emmerde.  » 

A  la  nuit,  des  «  huiles  »  sont  venues  visiter  le 
secteur.  La  vallée  s'engourdissait  dans  une  moiteur 
brumeuse,  dans  un  silence  épais  et  froid.  Il  y  avait 
là  le  colonel  commandant  la  brigade,  deux  officiers 
d'ordonnance,  d'autres  ombres  anonymes, et  le  capi- 
taine Périgois,  adjoint  à  notre  chef  de  corps.  Le 
capitaine  Prêtre  a  salué  le  groupe. 

«  C'est  la    compagnie  de  réserve,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  mon  général. 

—  Pas  d'incidents  ? 

—  Non,  mon  général. 

—  En  effet  ;  en  effet.. .  Le  secteur  est  très  calme. 

—  Oui,  mon  général.  » 

Derrière    mon    dos,   Porchon  rognonnait    avec 
bonne  humeur  : 


124  LA    BOUE 

«  Toujours  pareil.  Gomme  un  fait  exprès...  Plus 
un  coup  de  flingue,  même  à  gauche,  dans  le  bois  ; 
on  ne  verra  pas  une  fusée  ;  on  n'aura  pas  la  quoti- 
dienne ration  d'obus...  Ma  parole,  c'est  une  tra- 
hison ! 

—  Vise  le  capitaine  Périgois  »,  lui  ai-je  répon- 
du. 

Nous  avons  admiré  cordialement  une  silhouette 
velue,  peaussue,  matelassée,  que  surmontait  un 
bonnet  pointu. 

<c  N'est-ce  pas  que  j'air  l'air  d'un  lapon  ?  »  nous 
a  dit,  toup  à  coup,  le  capitaine  Périgois. 

Il  nous  avait  entendus  rire  ;  et,  brave  homme,  il 
a  expliqué  : 

((  Ça  n'est  peut-être  pas  très,  très  joli  ;  mais 
c'est  réellement  confortable.  » 

Toute  la  reconnaissance  a  grimpé  plus  haut.  La 
nuit  restait  inerte,  et  comme  bouchée. 

«  Il  va  dégeler  demain,  ai-je  dit.  Un  jour  trop 
tard  :  nos  maîtres  s'en  iront  sans  même  se  crotler 
les  chevilles.  » 

Debout  sur  le  talus,  entre  deux  quelschiers,  nous 
suivions  des  )'eux  la  petite  troupe  sombre.  Nous 
n'entendions  rien  que  son  piétinement  grêle,  et 
aussi,  près  de  nous,  au  fond  d'une  guitoune,  la  voix 
ctoufTée  d'un  homme  qui  chantait. 

«  Attends  un  peu  !  a  dit  Porchon.  La  prochaine 
fois   qu'un  nous  défend  de    tirer  en   ligne,  je  com- 


LE    GRAND   TOUR  12^ 

mande  un  feu  à   rcpélilion,  et  je  suis  bien  sûr  dc- 
descendre  un  général  boche.  » 


* 


Le  lendemain,  c'est  Mont-sous-les-Côtes.  Il  dé- 
gèle. Le  capitaine  Prêtre,  qui  a  la  phobie  des  routes, 
nous  a  fait  passer  à  travers  champs,  au  pied  du 
Monlgirmont  et  des  Ilures.  On  s'enlize  dans  des 
terres  lourdes,  qui  nous  chaussent,  jusqu'aux  jar- 
rets, de  bottes  gluantes.  On  arrive  fourbus,  les 
oreilles  et  le  nez  gelés^  les  joues  picotées  par  la 
sueur.  Le  bas  du  village  est  un  lac  où  l'on  patauge, 
parmiles  fourragères,  les  voitures  de  compagnie  et 
les  croupes  de  chevaux. 

Chez  les  Aubry,  tout  le  monde  dort.  La  maison 
nous  apparaît,  muette  et  les  volets  joints,  dans  le 
petit  jour  fumeux.  Nous  y  entrons  comme  si  nous 
la  prenions  d'assaut,  tapant  du  talon  sur  les  dalles 
du  corridor,  et  claironnant  la  diane  à  pleine  voix. 

Le  garde  a  déjà  sauté  du  lit  et  passé  son  panta- 
lon. Mme  Aubry,  de  sous  les  couvertures,  sort  une 
main  pâle  qu'elle  nous  tend. 

«  Oh  I  mc'on  Dieu  !  »  chantonne-t-elle. 

Et  dans  la  chambre  voisine, dans  notre  chambre, 
derrière  la  porte,  on  entend  Mlle  Tliérèse  qui  s'ha- 
bille. 

Ce  sont  nos  trois  jours,  les  trois  jours   qui  nous 


126  LA    BOUE 

sont  dus  :  la  grande  table,  la  lampe,  et  nos  places 
retrouvées. 

Et  chacun  se  retrouve  soi-même.  Le  capitaine 
Secousse  promène  son  cafard  au  gré  de  ses  longues 
jambes  :  la  vieille  Farcy,  notre  ancienne  mégère,  Ta 
mis  coucher  dans  le  fournil,  sous  un  grenier  ;  «  et 
les  hommes  lui  pissent  sur  la  tête  ».  Quelquefois  le 
capitaine  Secousse  sourit,  d'un  sourire  gai,  char- 
mant, qui  semble  une  espèce  de  miracle.  Et  pour- 
tant ce  sourire  est  lui-même  ;  et  lorsqu'on  l'a  vu,  et 
quon  revoit  ce  dos  qui  se  voûte,  ces  yeux  gris 
embués  de  tristesse,  on  comprend  la  guerre  autre- 
ment ;  on  la  hait,  peut-être,  davantage. 

Le  capitaine  Prêtre  feint  d'oublier  l'heure  des 
repas.  Il  arrive  en  coup  de  vent,  le  front  raviné  de 
soucis^  el  s'excuse  vite,  l'air  d'un  homme  qui  porte 
dans  son  crâne  les  destinées  d'un  peuple.  Un  aumô- 
nier l'accompagne,  sec,  grisonnant  et  barbu. 

Davril,  chaque  tantôt,  retourne  à  Verdun. 

Et  nos  trois  jours  ne  nous  trahissent  point. 

Malgré  le  ciel  éteint  ;  malgré  la  boue  ;  malgré  la 
cave  voûtée  011  j'ai  vu  surgir,  un  soir  que  des  io5 
égarés  tombaient  sur  la  Wocvre,  le  visage  terrifié 
de  la  vieille  Gucusquin  ;  malgré  l'clTroyable  «  mous- 
seux w  que  nous  avons  bu  à  la  victoire  de  nos 
frères  russes  ;  malgré  l'apparition,  à  la  clarté  calme 
de  notre  lampe,  d'un  camarade  blessé  qui  revenait 
se  ballrc,  avec  sa  joue  crevée  d'une  cicatrice  ;  mal- 


/ 


LE    GRAND   TOUR  1 27 

gré  les  trois  jours  qu'ils  sont,  monotones, et  pauvres, 
et  si  brefs,  ils  sont  pourtant  bien  nos  trois  jours, 
les  jours  de  Mont,  la  halte  où  l'on  repose,  la  grange 
chaude,  le  lit  près  de  la  porte  vitrée,  et  la  bougie  qui 
brûle,  à  l'angle  de  la  haute  commode,  dans  un  chan- 
delier très  lourd . 

Et  puis  l'on  s'en  va^  une  nuit  qu'il  pleut.  Les 
courroies  du  harnais  retombent  aux  ornières  de  nos 
corps.  C'est  une  pluie  longue  et  molle,  qui  frôle 
comme  des  ténèbres. 

On  marche  longtemps.  On  passe  les  Trois-Jurés, 
la  masure  du  cantonnier, la  Galonné  droite, le  carre- 
four. On  marche  encore. Les  ténèbres  s'effilochent; 
la  pluie  qu'on  voit  cingle  plus  fort. 

Et  dans  un  marécage,  à  la  lisière  des  bois,  une 
troupe  d'hommes  fangeux^  collés  à  la  glèbe,  offre 
à  l'aube  diluvienne  du  quatrième  jour  la  résigna- 
tion blême  de  ses  cent  visages. 


CHAPITRE  IV 

UTILE   DULGI 

39  novembre-5  décembre 

Ces  bois  s'appellent  les  Taillis  de  Sauls.  Nous 
^vons  découvert  cela  par  hasard,  à  la  lueur  d'une 
chandelle,  sur  nos  cartes  d'état-major.  Mais  dès 
qu'il  a  fait  clair,  nous  avons  reconnu  la  lande  aux 
sapins  rabougris,  la  route  Mouilly-les  Eparges  et  la 
côte  de  Senoux, 

La  lande  que  traversait  une  nuit,  sur  son  haut 
cheval  au  trot  silencieux,  l'artilleur-fantôme  à  la 
recherche  des  brancardiers  ;  la  côte  de  Senoux, 
par-dessus  laquelle  se  balançaient  les  deux  sau- 
cisses ;  le  bois  où  fumaient  les  feux  des  cuistots  du 
6-7  ;  la  route  où  nous  battions  la  semelle,  un  aigre 
lendemain  de  bataille,  voici  déjà  deux  mois  passés. 

Deux  mois...  Quand  bien  même  moins  !  Ne 
savons-nous  pas  depuis  toujours,  rôdant  aux  bornes 
de  notre  univers,  à  quelles  places  nous  reviendrons 
buter  ? 


l3o  LA    BOUE 

«  Dites  donc  I  »  appelle  le  capitaine  Prêtre. 

Debout  au  seuil  deTabri,  où  tinte  le  pic  de  Mar- 
tin, c'est  bien  moi  qu'il  regarde  ;  c'est  à  moi  qu'il 
fait  signe,  et  sourit  avec  aménité. 

«  Qu'est-ce  que  ça  vous  dirait  d'aller  faire  un 
tour  à  Sommedieue  ?  » 

J'essaie  de  comprendre.  Sommedieue  ?...  C'est 
très  loin,  Sommedieue.  Il  faut  d'abord  remonter  la 
Galonné,  vers  le  nord-ouest  et  Verdun.  Plus  loin 
que  les  Trois-Jurés  ?  Oui,  plus  loin  ;  jusqu'à  la 
route  d'IIaudiomont.  Et  puis  tourner  à  gauche, 
par  une  route  inconnue  qui  s'enfonce  dans  la  forêt, 
vers  la  Meuse  là-bas^  vers  l'arrière. 

«  Ce  que  ça  me  dirait   d'aller  à  Sommedieue  ? 

—  Eh  !  bien  oui,  quoi  ! 

—  Mais...  quand  cela  ? 

—  Décidément,  s'étonne  Prêtre,  vous  n'y  êtes 
pas,  mon  pauvre  ami  I  Maintenant,  tout  de  suite,  à 
la  seconde  !...  Au  revoir,  n'est-ce  pas?  Et  à  ce 
soir,  avant  la  nuit.  » 

Mes  jambes  ont  compris  avant  moi.  Il  y  a  long- 
temps qu'elles  trottent  dans  le  layon  lorsque  je 
«  réalise  »  enfui.  Je  vais  à  Sommedieue,  tout  seul, 
libre  de  mes  pas  et  de  mon  temps,  jusqu'à  la  nuit  : 
cela  fait  sept  heures  de  liberté. 

Brusques,  brillants  et  chauds,  des  souvenirs 
flambent  en  moi. 

Le   3o    septembre,    nous  étions    dans  le  vallon 


à 


UTILE    DULCI  ï3l 

d'Ambionville.  Presie,  en  courant,  a  descendu  la 
colline  :  on  m'appelait  au  bureau  de  rofficier- 
payeur,  à  Rupt,  oij  je  devais  me  rendre  c  isolé- 
ment ».  Et  j'ai  flâné  sur  la  route,  promeneur 
tranquille,  promeneur  délivré  des  hommes,  heureux 
du  ciel  très  bleu,  du  soleil  sans  ardeur,  de  la  huppe 
goguenarde  qui  coifiait  de  travers,  et  sans  tomber 
jamais,  les    alouettes  voletantes  sous  mes  pas... 

Quelques  jours  plus  tard,  le  2  octobre,  j'étais 
détaché  à  Mouilly,  comme  major  de  cantonne- 
ment ;  a  détaché»,  libre  encore  et  pour  la  seconde 
fois.  Entre  toutes  les  maisons  du  village,  toutes 
les  maisons  des  villages  meusiens  où  restent 
encloses  des  heures  de  ma  vie,  je  me  rappelle  cette 
maison-là,  pareille  à  toutes  par  la  hotte  immense 
de  sa  cheminée,  par  la  pompe  au-dessus  de  levier, 
par  le  drap  sordide  qui  bouchait  la  fenêtre,  et  que 
poussait  du  dehors,  avec  une  massive  et  molle  lour- 
deur, la  pulsation  profonde  du  canon  ;  pareille  à 
toutes,  et  pourtant  la  seule...  Pannechon,  le  long 
tube  de  fer  aux  lèvres,  les  joues  gonflées  jusqu'au 
crâne, souillait  sur  les  bourrées  craquetantes  ;  A'iollet, 
à  la  pointe  d'un  couteau,  retirait  des  cendres  des 
oignons  qui  fumaient;  j'écrivais,  assis  devant  la 
table  ronde,  parmi  les  choses  baignées  de  crépus- 
cule ;  et  ma  pipe,  ce  soir-là,  avait  une  saveur  péné- 
trante et  douce,  une  étrange  saveur  qui  m'émouvait, 
comme  la  présence  d'un  ami... 


l32  LA    BOUE 

Une  autre  lois,  la  dernière,  j'ai  revu  la  maison' 
de  Mouilly.  Un  obus  tombé  devant  elle  avait  arra- 
ché un  morceau  de  route,  et  criblé  le  mur  de  bles- 
sures blanches.  Il  y  avait  deux  chevaux  dans  la 
grange  et,  dans  la  salle,  deux  chasseurs.  L'un  des 
chasseurs  est  parti,  porteur  d'un  pli  pour  la  Ga- 
lonné :  j'ai  bavardé  longtemps,  avec  l'autre  qui  res- 
tait. Et  cette  homme,  d'une  voix  très  simple,  m'a 
conté  d'étonnantes  choses.  Seshouseaux  brillaient  ; 
il  avait  des  joues  vermeilles  rasées  de  près,  un  calot 
de  drap  fin  posé  sur  ses  cheveux  blonds.  II  me 
parlait  d'une  a  ville  »  mystérieuse  qu'il  avait  quit- 
tée le  malin,  qu'il  allait  retrouver  le  soir,  avec 
son  bureau  de  tabac,  ses  débits,  ses  épiceries, 
ses  deux  coiffeurs,  et  les  mille  civils  qui  l'habi- 
taient. 

Sommedieue. .. 

Le  layon,  brusquement,  bute  contre  la  Galonné. 
Je  patauge  dans  les  ornières  pleines  d'eau  et,  d'un 
saut,  conquiers  la  chaussée. 

C'est  une  journée  de  lumière  grise  et  pâle.  L'air 
vif  fouette  les  muscles  et  accélère  la  marche.  Je 
dépasse  le  peloton  de  Verdun  :  et  c'est  une  chaîne 
qui  tombe  ;  la  cabane  des  Trois-Jurés  :  et  les  der- 
niers maillons  éclatent,  s'éparpillent. 

Au  bord  de  la  joule  s'entrevoient  des  tubes  de 
i55,  obliques  et  noirs  iî  travers  les  branches,  des 
mortiers  ventrus  aflalés  au  ras  des  feuilles  mortes  ; 


UTILE    DULCI  rb3 

plus  loin  des  tentes,  de  grandes  lentes  monumen- 
tales, à  double  paroi  de  toile.  Une  tiédeur  rayonne 
d'elles,  sensible,  une  tiédeur  égale  et  comme  domes- 
tique. Mais,  fort  de  toute  cette  journée  promise,  j'ai 
presque  pitié  des  soldats  épars  autour  des  tentes, 
et  qui  fument  leur  pipe  avec  l'air  d'être  chez  eux, 
ou  lisent  leur  journal,  ou  font  leur  toilette  du  matin  : 
je  les  abandonne  entre  le  front  et  moi.  Je  vais  à 
Sommedieue. 

Une  voiture  m'a  rattrapé,  galopante,  m'a  cueilli 
iu  passage  sans  presque  s'arrêter,  tout  de  suite 
relancée  en  pleine  vitesse,  dans  un  fracas  de  ferrail- 
les, de  sabots  et  de  roues.  A  l'attelage,  deux  carcans 
noirs  ;  dans  la  voiture,  deux  conducteurs,  l'un 
dîbout,  l'autre  assis.  Nous  causons  : 

«  Encore  combien,  d'ici  la  ville? 

—  Cinq  kilomètres  à  peu  près. 

—  Vous  allez  prendre  un  chargement  là-bas  ? 

—  Au  contraire.  On  va  laisser  ça  qu'on  em- 
poite. 

—  Ça  quoi  ?  » 

le  fond  de  la  voiture  est  vide  ;  il  n'y  a,  sur  le 
plaicher  nu,  que  quelques  brins  de  paille  et  des 
miettes  de  boue  sèche. 

ftÇa.mon  lieutenant  »,  répète  l'homme  qui  est 
assi& 

Elire  ses  jambes  écartées,  il  me  montre  son  siège 
du  but  du  doigt,  une  cantine  presque  neuve,  en- 


l34  L-*^    BOtJE 

core  brillante  de  vernis.  Une  voiture,  deux  chevaux, 
deux  conducteurs  :  naais  la  cantine  «fait  fonctions» 
de  général. 

C'est  une  belle  route,  qui  tourne  largement, 
au-dessus  d'un  ravin  boisé.  Une  pancarte  blanche, 
clouée  au  tronc  d'un  hêtre,  me  jette  aux  yeux, 
tout  à  coup,  sa  déconcertante  sollicitude  : 

DANGER    DE  MORT 

EXERCICES...    TIR... 

Je  n'ai  pas  pu  tout  déchiffrer  :  le  changement 
d'air,  trop  brusque,  me  sufifoque.  Et  presqueaussi- 
tôt  la  route  sort  des  bois,  longe  un  bout  de  p'é 
qu'oblitère  une  piste  ronde,  franchit  un  gros  ruL- 
seau  bouillonnant  et  clair  près  d'un  jardin  clos  le 
murs,  et  s'engouffre  dans  une  rue  bordée  de  ptès 
par  des  maisons,  avec  de  vrais  trottoirs,  des  bornis- 
fontaines  de  loin  en  loin,  et  des  seuils  viergesde 
fumier. 

J'ai  sauté  de  voiture  et  dit  adieu  aux  conducteirs. 
Sous  mes  semelles  gicle  une  boue  liquide  et  gla:ce, 
toute  pareille  à  celle  de  .Mont.  11  n'y  a  persmne 
dans  la  rue,  qu'un  infirmier  à  figure  maigc  et 
jaune,  marchant  vers  moi  d'une  allure  pressw.  Il 
tourne  soudain  dans  une  autre  rue  ;  et  je  suij  cet 
homme  qui  sait  où  il  va. 

Nous  ne  sommes  plus  seuls.  Desarlilleursémegeat 


UTILE    DULCI  l35 

des  corridors, débouchent  des  rues  voisines,  s'abordent 
et  vontde  compagnie, là-même  où  je  vais,  sans  savoir. 
Nous  grimpons  un  escalier  de  pierre,  poussons  une- 
porte  d'un  geste  familier,  et  disons,  en  entrant  : 

((  Salut  !  )) 

Tout  autour  de  l'échoppe  ils  sont  assis,  bien 
sages,  attendant  leur  tour.  Les  murs  sont  nus,  la 
pièce  obscure.  Toute  la  lumière  qui  est  là  coule  de 
la  porte  vitrée,  frôlant  une  glace  ternie  qui  n'en 
reflète  rien.  Et  devant  cette  glace, un  vieillard  gras, 
chaussé  de  savates,  calamistré  un  éphèbc  blond, 
déjà  rasé,  déjà  poudré,  trop  poudré,  les  joues  d'un 
blanc  vioiâtre  et  malsain. 

«  Et  avec  ça  ?  »  demande  le  vieillard. 

Une  voix  répond,  venant  d'un  coin  sombre  : 

«  Un  massage  facial  pour  finir,  et  Mademoiselle 
aura  seize  ans.  » 

L'éphèbe  hausse  les  épaules,  dédaigneux  : 

«  Un  coup  de  brosse  ici,  dit-il  au  coifl"eur.  La 
gnnde  mèche  décolle  toujours.  » 

Vlais  une  autre  voix  grogne,  pâteuse  et  violente  : 

<  Ah  !  non,  dis,  passe  la  main  !  La  jambe  me 
fait  mal,  depuis  Ttemps  qu'i'  m' la  tient,  c'te  gon- 
zessî  !  » 

Cette  fois  le  jeune  homme  blond  rougit,  sous 
sa  c«uchede  plaire  : 

«Qu'est-ce  que  vous  dites  ?...  Qu'est-ce  que 
vous  avez  dit  ?  » 


l36  LA    BOUE 

Une  chaise  racle  le  plancher,  qui  gémit  sous  un 
pas  lourd.  La  pénombre  bouge,  s'entr'ouvre,  ef  sou- 
dain laisse  surgir  un  colosse  à  moitié  dévêtu,  en 
corps  de  chemise,  le  cou  nu,  les  bras  nus,  les  yeux 
troubles  et  la  bouche  frémissante  : 

«  J'dis...  Et  j' dis...  bégaye-t-il.  Tu  vas  calter, 
t'entends  bien  !  » 

L'autre  se  cabre,  raidi  sous  les  plis  flasques  du 
peignoir  : 

«  Assez  1  n'est-ce  pas...  Et  prenez  garde  à  vos 
paroles...  Je  suis  gradé,  entendez-vous  !  Maréchal- 
des-logis...  » 

Legrand  corps  oscille  tout  entier.  D'un  geste  tâton- 
nant, qui  veut  railler,  le  canonnier  lève  à  son  front 
une  énorme  patte  velue  : 

((  E... excusez,  mon...  on  général.  Je  n'savais  pas. 
Y  a  pas  d'offense...  » 

Et  soudain,  magnanime  : 

«  Donne  ta  pogne,  va  ;  sans  rancune.  » 

Il  titube, la  main  oIîerte,avecun  ricanement  suave. 

«  Serre  la  moi,  va,  on  est  des  frères...  Ben  vas-y, 
quoi!  j'suis  un  honnête  homme...  Tu  veux  pas  ?... 
Pourquoi  qu'tu  veux  pas?...  Qu'est-ce  que  tu  dis?... 
Que  j'suis  noir  ?  Que  j'fusille  les  mouches  à  \ingt 
pas  ?. . .  Ah  !  m'excite  pas,  tu  sais  !  M'excite  pas,  j'te 
dis,  marchai-logis  !  » 

Il  a  fait  deux  pas  en  arrière,  soufflant  avec  bruit, 
cherchant  quelque  chose  de   ses  yeux   égares.  Et 


UTILE    DULCI  iSy 

tout  à  coup  il  plonge  dans  l'ombre,  empoigne  une 
chaise  par  le  dossier,  la  brandit  au-dessus  de  sa  tête, 
d'un  seul  bras  terrible  : 

((  Gare  là-dedans  !  » 

Tous  se  précipitent^  l'entourent,  le  désarment. 

«  Laissez  donc...  Un  homme  saoul  »,  murmure 
le  logis. 

Il  dépouille  son  peignoir  et  compte  de  la  mon- 
naie, avec  des  doigts  qui  tremblent.  Derrière  un 
rempart  de  corps  pressés,  la  voix  de  l'artilleur  lar- 
moie, douce  et  désespérée  : 

a  r  m'a  méprisé,  méprisé  !  Qu'est-ce  que  j' lui  ai 
fait  ?  Qu'est-ce  que  j'ai  jamais  fait  à  personne? 
On  peut  s'renseigner  à  mon  patelin  ;  Corrombles, 
dans  la  Côte-d'Or...  Ils  m'ont  d'mandé  aux  élec- 
tions, pour  leur  liste  du  Conseil.  Si  j'en  suis  pas, 
c'est  qu'j'ai  pas  voulu... 

—  Mais  oui  !  Mais  oui  !  »  font  les  autres,  conci- 
liants. 

Le  sous-oflicier  se  coiffe  avec  une  lenteur  affectée, 
lisse  ses  cheveux  sous  le  bord  du  képi,  semble  hésiter  : 

«  Il  a  d'ia  veine  que  jen'sois  pas  vache,  confie- 
t-il  au  patron. 

—  Ah  !  soupire  le  vieil  homme,  dire  que  tous  les 
matius  c'est  pareil  !  Il  faut  qu'il  m'en  arrive  au 
moins  un  dans  cet  état...  Ça  ne  devrait  pourtant 
pas  être  permis,  de  tomber  ivre  avant  raidi.  » 


l38  LA    BOUE 

Et  j'ai  perdu  dans  ia  boutique  morose,  aux  murs 
suants  d'humidité,  presque  toute  la  matinée.  Sans 
joie,  j'ai  laissé  tripoter  mes  joues  par  des  doigts 
plus  tièdes  et  poisseux  que  les  doigts-mêmes  de 
Lardin,  J'ai  appris  que  le  Pierre  Bailleul  était  un 
pas  grand'chose,  un  voleur  qui  vendait  «  les  yeux 
de  la  tête  une  piquette  dont  un  goujon  meusien  ne 
voudrait  pas  »,  un  banditqui  se  moquait  des  ordres 
de  l'autorité  militaire  ;  «  on  savait  bien  pourquoi, 
d'ailleurs  ;  on  n'avait  qu'à  le  demandera  certaines 
personnes  de  sa  famille  ».  J'ai  appris  aussi  que 
Sommedieue  était  sous  les  canons  allemands,  que 
des  patrouilles  de  c'uhians  étaient  venues  jusque-là 
en  septembre,  ou  si  près  que  c'était  tout  comme  ; 
et  encore  qu'on  devait  enterrer,  le  matin-même,  la 
femme  et  les  deux  gosses  d'un  espion  de  M...  «  C'est 
un  seul  obus  qui  les  a  tués,  dans  leur  maison. 
L'homme  va  être  jugé,  et  probablement  fusillé  : 
toute  une  famille  française  qui  disparaît  bien  tris- 
tement ». 

Lorsque  je  suis  sorti,  il  bruinait.  J'ai  regagné  la 
rue  principale,  et  marché  droit  devant  moi.  A  ma 
gauche,  les  maisons  semblaient  glisser  à  reculons,^ 
doucement,  au  long  d'une  pente  molle  et  fumeuse 
de  brouillard.  De  l'autre  côté  elles  surplombaient  la 
chaussée,  juchées  sur  un  terre-plein  maçonné,  dont 
les  pierres  verdies  suintaient.  C'est  par  là  que  l'église 
m'est  apparue  tout  à  coup,  au  faîte  d'une  place  bos- 


UriLE    DULCI  i39 

sue  où  ne  passait  personne  ;  une  église  nulle,  trop 
neuve  encore,  sans  passé,  sans  caractère,  indifié- 
rente...  Un  peu  plus  loin,  devant  une  porte  à  croix 
rouge,  un  groupe  de  docteurs  bavardait,  avec  des 
rires.  La  bruine  s'eiTaçait  ;  il  traînait  dans  l'air  une 
espèce  de  clarté  vague,  qui  ressemblait  à  du  soleil. 
Comme  je  passais,  un  des  docteurs  a  dit  : 

((  IjC  type  du  io6  n'ira  pas  à  ce  soir.  Il  ne  braille 
])resque  plus  :  on  le  trouvera  claqué  en  revenant  de 
la  popote.  )) 

Et  puis  il  s'est  dressé  tout  à  coup,  a  murmuré 
quelque  chose  en  heurtant  du  coude  un  camarade  ; 
et  tous  ces  hommes  se  sont  retournés,  d'un  même 
mouvement.  J'ai  suivi  leur  regard,  et  j'ai  vu,  à  une 
dizaine  de  pas,  une  femme  qui  traversait  la  rue.  Elle 
était  brune  et  mince,  vêtue  d'un  peignoir  rose  qu'elle 
troussaitjusqu'à  ses  genoux,  à  cause  de  la  boue  sans 
doute.  Elle  allait  doucement,  d'une  allure  minau- 
dière  et  précautionneuse,  chaussée  de  sabots  pour 
rire  qui  lâchaient  ses  talons  à  chaque  pas.  Elle  tenait 
ses  yeux  baissés,  ne  montrant  que  son  fin  profil 
dédaigneux  et  fardé,  sa  bouche  saignante,  ses  cils 
pleins  d'ombre.  Mais  elle  serrait  très  fort  sur  ses 
hanches  l'étoffe  de  son  peignoir,  la  plaquait  contre 
sa  chair  mouvante,  qu'on  voyait  vivre,  qu'on  voyait 
et  touchait,  chaude,  souple  et  jeune,  et  qu'elle  livrait 
toute,  en  passant,  à  cette  troupe  d'hommes  qui 
était  là. 


140  LA    BOUE 

Elle  disparut  sous  le  cintre  d'une  porte.  Au  bout 
d'un  long  instant  un  des  docteurs  parla  ;  et  seule- 
ment lorsque  j'entendis  sa  voix,  j'éprouvai  la  force 
du  silence  qui  venait  de  peser  sur  nous. 

«  Ah  !  la  la  !  disait-il .  Ça  n'est  pas  la  peine  de 
tant  installer  lorsqu'on  couche  avec  tout  le...e! 
Qu'est-ce  qu'on  attend  pour  la  foutre  en  carte, 
celle-là  !  » 

Il  respirait  largement,  soulagé .  C'étaitun  homme 
d'une  quarantaine  d'années,  voûté,  qui  avait  une 
longue  figure  triste  :  il  regardait  toujours  la  porte 
par  oiî  la  femme  avait  disparu  ;  ses  yeux  brillaient 
encore  d'un  éclat  sec  et  cruel,  qui  tardait  à  s'étein- 
dre. 

«  Il  paraît,  reprit-il,  que  le  type  du  moment 
est  un  logis  artificier,  un  souteneur  de  la  Goutte 
d'Or,  tout  rasé,  avec  une  bobine  de  tapette...  On 
devrait  surveiller  ça,  nom  de  Dieu  !  » 

Les  toubibs  s'en  sont  allés,  sous  la  pluie  qui 
recommençait  à  tomber.  J'ai  continué  de  marcher 
droit  devant  moi,  traînant  mes  semelles  dans  les 
flaques  de  bouc.  Je  regrettais  d'avoir  si  peu  regardé, 
tout  à  l'heure,  le  sous-ofiicicr  glabre,  aux  joues 
blanchies  de  pondre  ;  j'aurais  voulu  le  revoir  ; 
j'avais  l'absurde  conviction  que  «le  type  du  mo- 
ment «  dont  parlait  le  major,  c'était  lui.  11  avait 
raison,  le  major  :  on  devrait  surveiller  ça...  Dou- 
cement je  suis   passé  devant  la  porte  qu'elle  avait 


UTILE    DULCI 


141 


refermée  :  il  m'a  semblé  que  rôdaient  alentour  les 
haillons  d'un  parfum  banal,  attristant  comme  une 
voix  soumise,  une  pauvre  voix  près  d'une  caserne, 
un  dimanche  soir... 

Dans  une  grande  salle  d'auberge,  déserte  et 
froide,  j'ai  accueilli  d'une  âme  désabusée  la  vieille 
qui  venait  me  servir.  Une  âme  citadine  ;  une  âme 
pimbêche  ;  une  âme  à  claques.  Il  y  avait,  entre  les 
dents  de  ma  fourchette,  des  traces  de  jaune  d'oeuf  : 
j'ai  rappelé  la  vieille,  pour  lui  demander  une  four- 
chette propre. 

J'étais  tout  seul,  parmi  les  tables  à  toile  cirée 
acajou.  Derrière  la  fenêtre,  des  ombres  passaient 
parfois,  sans  couleur,  sans  forme,  et  silencieuses. 
Un  vacarme  de  friture  venait  de  la  cuisine,  couvrait 
tous  les  bruits  de  la  rue,  les  heurts  des  pas  sur  le 
trottoir  :  la  fenêtre  à  rideaux  salis  s'ouvrait  sur 
une  brume  pâle,  où  glissaient,  fugitives,  des  espèces 
de  fumées.  J'étais  tout  seul,  devant  mon  assiette  où 
se  desséchait  une  saucisse  brûlée,  parmi  des  haricots 
plus  larges  que  des  fèves  ;  je  les  portais  à  ma  bou- 
che, un  à  un  ;  ils  me  bouchaient  la  gorge  à  tour  de 
rôle,  et  je  les  avalais  avec  un  désespoir  courageux. 

Enfin  la  porte  de  la  rue  a  tourné  sur  elle  -même. 
La  friture,  moins  rageuse,  ne  crépitait  plus  que 
par  sursauts  ;  j'entendais,  près  du  seuil,  un  ràcle- 
ment  de  semelles  qu'on  décrotte  :  un  sapeur  à 
longue  tunique  est  entré  dans  la  salle. 


142  LA    BOUE 

C'était  un  très  jeune  homme,  aux  joues  rondes 
et  colorées,  un  duvet  noir,  tout  neuf,  sur  la  lèvre. 
Il  s'est  assis  à  une  table  voisine  de  la  mienne,  et  la 
vieille  servante  a  posé  devant  lui  une  autre  saucisse 
brûlée,  parmi  de  larges  haricots. 

Dans  la  grande  salle  de  VIIôLel  des  Voyageurs, 
nous  étions  deux,  qui  déjeûnions.  Le  sapeur,  à  la 
dérobée,  me  regardait  ;  et  je  regardais  le  sapeur. 
Il  avait,  brodé  sur  sa  manche,  un  ballon  rouge 
dont  la  soie  brillait. 

Il  n'a  pas  pu  y  tenir  :  il  m'a  parlé  de  son  bal- 
lon, l'autre  ballon,  le  vrai,  celui  dont  je  devais  avoir 
vu  la  piste  ronde  en  arrivant  au  bourg,  contre  le 
mur  du  «  château  »,  dans  un  bout  de  pré  triangu- 
laire. <r  Fichue  place,  d'ailleurs  !  Infestée  de  souris 
qui  rongeaient  les  cordages,  devant  lesquelles,  pour 
la  seconde  fois,  il  allait  falloir  déménager  !,..  Et 
quel  tintouin,  ces  déménagements  !  Sans  compter 
que  les  souris  suivraient  peut-être,  comme  elles 
avaient  déjà  fait...  Pas  un  filon,  d'ctre  aérostier  ! 
Ah  !  non,  par  exemple  !  » 

J'écoulais  le  sapeur,  qui  me  parlait  de  sa  guerre. 
Il  était  à  quelques  pas  de  moi,  rose  et  gentil  dans 
sa  longue  tunique,  avec  ce  ballon  de  soie  éclatante 
brodé  sur  la  manche  sombre.  Sa  voix  avait  une 
sonorité  fraîche,  et  qui  pourtant,  peu  i\  peu,  me 
semblait  se  voiler.  Je  ne  m'ennuyais  plus,  sans 
conscience  de  l'heure,  ni  du  temps  qui  passait,  ni 


UTILE    DULCI  143 

de  moi-même  qui  étais  là.  De  très  haut,  de  très 
loin,  je  voyais  une  salle  d'auberge  où  déjeûnait  un 
aérostier.  Et  les  tables  alignées,  les  chaises,  le 
convive,  tout  cela  m'apparaissait  avec  une  netteté 
rigoureuse,  mais  diminue,  mais  tout  petit,  comme 
au  bout  d'une  longue  vue  retournée. 

J'ai  pensé  àPorchon,  tout  à  coup.  Il  était  debout 
près  de  moi,  barbu,  réel,  avec  sa  taille  dhomme 
d'ordinaire. 

a  Qu'est-ce  que  tu  regardes  ?  »  me  disait-il. 

Et  je  lui  montrais  la  salle  d'auberge,  avec  une 
satisfaction  presque  fière,  souriant  par  avance  du 
plaisir  que  j'allais  lui  donner,  à  dévoiler  pour 
lui   cet   étonnant  spectacle. 

Mais  il  me  répondait  :  «  Laisse  donc  ;  ça  n'est 
qu'un  bonhomme  qui  déjeune.  »  Et  il  ajoutait  aussi- 
tôt :  ((  Viens  dehors  ;  on  va  retourner  aux  gour- 
bis. » 

Et  je  sortais  ;  je  recommençais  ma  promenade 
sans  but.  Je  retraversais  la  place,  suivais  la  rue  aux 
bornes-fontaines,  et  me  retrouvais  bientôt  devant  la 
Dieue  bouillonnante,  la  longue  route  vide  devant 
moi.  Alors  seulement  je  m'apercevais  que  cette  route 
était  celle-là  même  par  oii  j'étais  venu  le  malin, 
par  où  j'étais  entré,  quelques  heures  plus  tôt,  dans 
Sommedieue. 

Ma  montre  marquait  deux  heures.  Le  ciel,  de- 
vant moi,  s'éclairait  d'une  grande  déchirure  pâle; 


144 


LA    HOUE 


la  lumière  baignait  le  sous-bois,  glissait  entre  les 
fûts  des  hêtres,  ranimait  à  leurs  pieds  de  chau- 
des rousseurs  d'automne.  Je  continuais  d'avancer, 
libre  de  mon  plaisir,  encore,  et  des  minutes  !pro- 
chaines. 

Il  n'y  avait  personne  sur  la  route.  J'ai  marché 
longtemps  sans  pensera  rien,  n'éprouvant  rien  que 
la  joie  de  marcher  parmi  la  foule  claire  des  arbres, 
en  respirant  à  pleine  poitrine.  Et  voici  qu'à  un 
tournant,  très  loin,  une  troupe  d'hommes  apparut, 
s'allongea,  ondula  à  ma  rencontre.  Son  allure  était 
lasse,  presque  accablée  :  ce  devait  être  une  troupe 
de  vieux  territoriaux,  une  compagnie  de  travailleurs 
qui  rentrait  au  cantonnement,  une  fois  achevée  la 
besogne  du  jour. 

J'approchais,  étonné  de  ne  point  reconnaître  les 
silhouettes  frustes  et  dures,  le  profil  des  outils  jetés 
sur  les  épaules.  Les  corps  de  ces  hommes  m'ap- 
paraissaient  fluets,  sans  vigueur,  à  peine  virils.  Et 
quand  je  fus  plus  près  encore,  et  que  je  pus  distin- 
guer les  traits  de  leurs  visages,  je  m'aperçus  que 
c'étaient  des  visages  d'enfants,  des  visages  de  chairs 
rondes,  mais  lasses,  mais  meurtries,  et  comme  souil- 
lées d'excessive  fatigue.  Un  ofBcier  marchait  à  leur 
tête.  Il  me  reconnut,  et  s'exclama  : 

M  Non?...  Toi  ici  !...  Tu  as  déserté,  ou  quoi?  » 

C'était  le  grand  Sève,  de  la  r".  Arrêté,  les 
bras  ouverts,  il  maintenait  derrière  lui  le  troupeau 


UTILE    DULCI  145 

fourbu  dont  les  rangs  refluaient  mollement,  s'enche- 
vêtraient, bourdonnante  cohue,  dans  le  bruit  des 
chaussures  traînées.  Je  lui  demandai  : 

((  Classe  i4  ? 

—  Tu  vois  ».  me  dit-il. 

Et  plus  bas,  avec  une  moue  : 

€  C'est  plein  de  bonne  volonté  ;  ça  veut  bien 
faire...  Mais  ça  ne  tient  pas  ;  ça  se  vanne  tout  de 
suite  ;  ça  vous  file  dans  les  mains  avant  d'avoir  exis- 
té... Trop  jeunes  ;  réellement  trop.» 

Et  c'était  vrai  qu'ils  avaient  l'air  jeunes,  presque 
tous,  tellement  qu'une  surprise  grandissante  me 
tenait  immobile  au  bord  de  la  chaussée,  tandis 
qu'ils  défilaient,  derrière  le  grand  Sève.  Leurs  ca- 
potes trop  larges  glissaient  à  leurs  épaules;  le  sac 
haut  monté  leur  écrasait  la  nuque  :  ils  tendaient  le 
cou  et  regardaient  la  route  fixement,  les  uns  pâles  et 
les  yeux  creux,  d'autres  trop  rouges,  et  de  grosses 
gouttes  de  sueur  aux  tempes  malgré  la  froidure 
que  le  soir  avivait. 

Quelques  sous-oflîciers  marchaient  au  flanc  de  la 
colonne.  Et  de  ceux-là  je  reconnaissais  les  visages 
hâlés,  les  pommettes  sèches,  l'allure  tranquille  et 
longue.  Ceux-là  se  ressemblaient  entre  eux  ;  je  les 
avais  quittés  le  matin  ;  j'allais  les  retrouver  tout  à 
l'heure.  Depuis  des  mois,  ils  étaient  les  seuls  hom- 
mes avec  qui  j'eusse  vécu,  hommes  de  toutes  races  et 
de  toutes  provinces,  chacun  soi-même  à  travers  tous 


146  LA    ROUK. 

les  autres,  mais  guerriers  aussi  sous  leur  uniformes 
corrodés,  aux  plaques  d'usure  toutes  pareilles,  sous  le 
harnais  de  cuirs  ternes,  sous  la  visière  lasse  des  képis, 
—  guerriers  fraternels  par  l'habitude  de  souffrir 
et  d'être  fortsdans  leurchair,  par  quelque  chose  de 
courageux  et  de  résigné,  qui  les  «  incorporait  » 
mieux  encore,  et  plus  profondément,  que  la  misère 
de  leur  vêture. 

Tandis  que  les  autres  !  Tous  ces  jeunes  qui  pas- 
saient, rang  par  rang,  à  n'en  plus  finir!  Calicots, 
comptables,  maraîchers  des  banlieues,  vignerons 
champenois,  ils  étaient  bruns  ou  blonds  comme 
on  Tétait  naguère,  laids  quelques-uns,  d'autres 
sales,  d'autres  restés  jolis  et  se  souvenant  de  l'être. 
Quatre  par  quatre,  ils  se  suivaient,  apparus  brus- 
quement, et  disparus.  J'aurais  voulu  tourner  la 
tête,  les  mêler  tous  en  un  regard,  les  voir  soldats 
comme  cela  devait  être,  et  secouer  ainsi  le  doulou- 
reux, l'inlolérable  malaise  qui  me  tenait  cloué  sur 
le  bord  de  celle  route,  m'obligeait  à  les  voir  les 
uns  après  les  autres,  à  les  compter  malgré  moi, 
quatre,  et  puis  (juatre,  et  puis  quatre...  jusqu'à 
quand  ? 

Voici  qu'ils  étaient  là,  de  partout  arrachés,  mis 
en  las.  On  retrouvait  sur  eux,  encore,  des  lam- 
beaux de  ce  qu'était  leur  vie.  «  Mais  nous?  me 
disais-jo.  Mais  nous?  »...  Ah  !  nous,  ce  n'était  pas 
la   iiiênie  chose.    Le  2  août,   le   délire  énorme,  la 


UTILE    DULCI  147 

rafale  de  folie  tournovaut  sur  l'Europe  entière,  les 
trains  hurlants,  les  mouchoirs  frénétiques...  en 
vérité,  ce  n'était  pas  la  même  chose. 

Ceux-ci  maintenant;  ceux-ci  après  nous,  hicn- 
tôl  comme  nous,  perdus...  Et  c'étaient  des  noires 
qui  étaient  allés  vers  eux,  poiir  les  «  instruire», 
pour  les  mieux  prendre,  pour  les  contaminer... 

Je  m'étais  retourné  d'un  sursaut  :  là-bas,  on  tète 
de  sa  troupe  et  la  dominant  de  sa  longue  taille,  Sève 
allait,  indifîérent,  en  balançant  les  épaules.  Et 
j'avais  envie  de  courir  vers  lui,  de  le  rappeler,  de 
le  tirer  en  arrière  :  «  Reviens  avec  mol,  Sève  ; 
rentre  avec  moi...  C'est  mal,  ce  que  lu  fais  là.  » 

Quatre  ;  et  puis  quatre...  Ils  défilaient  toujours. 
Il  devait  y  en  avoir  tout  un  bataillon.  Derrière 
moi,  au  profond  de  la  forêt,  des  coups  de  canon 
se  boursouflaient  lourdement  :  ils  les  entendaient 
de  la  tête  aux  pieds;  et  je  les  entendais  à  cause 
d'eux. 

C'était  loin;  encore  loin.  Mais  ne  savaient-ils 
pas  qu'ils  en  étaient  à  la  dernière  halte,  qu'on  ne 
les  lâcherait  plus  puisqu'on  les  avait  pris,  qu'il 
allait  falloir  avancer  vers  cela  qu'on  entendait, 
achever  la  dernière  étape,  être  arrivés? 

Et  je  me  demandais  avec  un  affreux  serrement 
de  cœur,  en  regardant  cette  foule  harassée  et  titu- 
bante, ces  reins  ployés,  ces  fronts  inclinés  vers  la 
terre,  lesquels   de  ces  enfants    habillés   en   soldais 


148  LA    BOUK 

portaient  déjà,  ce  soir,  leur  cadavre  sur  leur  dos. 

Un  vertige  m'empoigna  tout  â  coup,  devant  la 
chaussée  vide.  L'interminable  file  avait  passé  :  son 
piétinement  s'éloignait,  mourant.  Je  repartis  d'une 
allure  plus  lente,  les  membres  alourdis  de  tris- 
tesse. Le  froid  devenait  humide;  des  loques  de 
nuées  grises  s'étiraient  d'ouest  en  est,  sur  un  fond 
de  ciel  blanchâtre.  Parfois  deux  branches  s'entre- 
choquaient, avec  un  froissement  bref.  Je  marchais 
sur  l'accotement,  dans  l'herbe  morte;  et  mes  pas 
ne  faisaient  aucun  bruit. 

J'avais  dit  «  pauvres  gosses!  »  Et  maintenant  je 
songeais  à  moi-même,  à  ma  condamnation  possi- 
ble, à  ma  mort.  <«  Regarde  bien,  et  peut-être  que 
tu  verras  ton  cadavre...  L'as-tu  jamais  essayé? 
L'as-lu  jamais  osé.**  Ce  soir,  regarde;  et  ne  triche 
pas,  si  lu  en  as  le  courage  »...  Je  marchais;  un  air 
âpre  et  bourru  m'entrait  au  fond  des  poumons;  sous 
mes  semelles,  des  brindilles  craquaient...  Je  haussai 
les  épaules  ;  «  Imbécile  !  Qu'est-ce  que  tu  veux 
apprendre  que  tu  ne  saches  déjà  ?  Laisse  ce  jeu  de 
malade.  Voici  qu'il  est  plus  de  trois  heures.  » 

Et  je  retrouvais  la  Galonné,  les  tentes  des  artil- 
leurs, les  longs  tubes  noirs  des  i55,  les  mortiers 
louches  qui  s'endormaient.  Un  à  un  se  renouaient 
les  militions  de  la  chaîne  ;  je  leur  tendais  mes  deux 
poignets,  docilement. 

Le  peloton  de  Verdun,  les  guitounes  respirantes. 


UTILE    DULCI 


149 


une  lueur  de  flamme  au  fond  d'un  trou  ;  et  puis 
le  layon,  des  appels  sonores,  les  chocs  d'une  cognée 
au  cœur  d'un  être,  Porchon  qui  accourt...  Et  c'est 
fini. 


II  a  plu  hier,  tout  le  jour.  Gela  a  commencé  un 
peu  avant  midi,  pendant  que  Porchon  était  à  Som- 
medieue.  La  pluie  tombait  avec  une  force  abon- 
dante et  tranquille,  à  grosses  gouttes  confondues 
qui  ne  heurtaient  point  le  sol,  et  tout  de  suite 
s'épanchaient  en  ilaques. 

Au  fond  de  l'abri,  le  sous-lieutenant  Ponchel 
fabriquait  une  table,  avec  un  tiroir  de  commode  et 
quatre  pieux  équarris  à  la  serpe.  Pas  un  inconnu 
pour  nous,  ce  Ponchel  :  sergent  à  la  6^,  et  sur  le 
front  depuis  septembre,  il  venait  d'être  promu  en 
même  temps  que  l'adjudant  Moline,  et  envoyé  chez 
nous.  Je  l'avais  trouvé  à  mon  retour  de  Somme- 
dieue,  qui  abattait  un  arbre  à  la  lisière  du  bois. 
Grand,  brun,  haut  sur  jambes,  un  peu  ventru,  il 
m'avait  dit  bonsoir  et  tendu  sa  main,  dont  l'étreinte 
était  sèche  et  robuste. 

a  Pas  de  pointes,  disait-il  ;  pas  d(3  marteau... 
Alors  on  va  lâcher  de  faire  un  assemblage,  un 
bath  assemblage  en  queue  d'aronde,  ■» 

Et  il  crayonnait  sur  son  tiroir  et  ses  piquets, 
sortait  de   sa  poche  un  couteau  monstrueux,  nous 


l5û  LA    BOUE 

en  exhibait  fièrement  les  outils  innornbrables,  les 
lames,  le  poinçon,  l'alêne,  la  vrille,  le  tournevis, 
r  «  ouvre-singe  »  et  les  scies,  deux  scies  aux  dents 
affilées  dont  il  choisissait  la  plus  mince,  la  plus 
mordante,  la  mieux  «  en  voix  »,  et  s'en  escrimait 
aux  angles  de  ses  piquets,  dans  les  recoins  de  son 
tiroir. 

Jusqu'aux  flammes  des  bougies,  nous  entendions 
chanter  la  scie  de  Ponchel.  Lorsqu'elle  se  taisait, 
par  hasard,  l'immçnse  ondée  lissait  au-dessus  de 
nous  son  réseau  frémissant;  par  la  cheminée,  deux 
ou  trois  grosses  gouttes  tombaient  dans  Tâtre, 
grésillaient  sur  les  braises;  et  la  scie  de  Ponchel 
recommençait  à  chanter. 

Vers  la  nuit  gonflée  comme  une  eau  noire,  je 
montais,  Viollet  derrière  moi.  Blafarde,  d'un  seul 
bloc,  la  lueur  de  ma  lampe  électrique  tombait  sur 
notre  toit  de  boue  :  des  rigoles  pressées  glissaient 
sur  la  pente  ;  elles  semblaient  clignoter,  éblouies  ; 
elles  filaient  d'une  allure  zigzagante  et  peureuse,  se 
tordaient  sous  le  poids  du  faisceau  lumineux,  et 
soudain,  Iclo  dardée  comme  celle  d'un  lézard,  se 
réfugiaient  au  gouffre  delà  nuit.  La  pelle  de  Viollet 
les  y  atteignait,  claquant  à  plat,  d'une  gifle  énorme. 
Et  du  haut  en  bas  elle  lissait  la  pente  de  son  large 
dos,  y  faisait  briller  un  astre  rond,  poli  et  plein, 
qui  voyageait  à  chaque  mouvement  do  mon  poignet. 

«  Là  !  disait  Viollet.    Ça  chassera   bien    la  Hotte 


j 


UTILE    DULCI  l5l 

jusqu'à  d'main...  Et  demain,  si  ça  coule  dedans, 
c'est  les  autres  qui  prendront,  pas  vrai?  » 

Les  autres  prendront,  car  la  pluie  tombe  tou- 
jours. Depuis  que  nous  avons  quitté  la  lande,  elle 
nous  ruisselle  sur  les  épaules.  Au-dessous  de  nous, 
dans  les  fondrières  du  chemin  qui  dévale  vers  les 
Eparges,  nous  entendons  rouler  un  torrent  invi- 
sible. En  bas,  près  des  vergers,  le  bataillon  fend  de 
sa  proue  un  lac  ténébreux  et  sonore,  oiî  les  chaus- 
sures battent  comme  des  rames.  De  loin  en  loin, 
sous  nos  semelles,  des  pontons  de  planches  trem- 
blotent. Des  écharpes  de  pluie  se  roulent  à  nos 
épaules,  nous  traînent  sur  le  visage  leur  effleure- 
ment mol  et  froid. 

«  Broom  !  tousse  Porchon.  Il  y  a  aujourd'hui 
cent  neuf  ans,  c'était  la  victoire  d'Austerlitz...  Tu 
sais,  Austerlitz...  le  soleil...  » 

La  boue  clappe,  plus  épaisse^  avec  un  bruit  gluant. 
Derrière  nous  des  chutes  résonnent.  Et  soudain,  par- 
dessus les  jurons  halètes  à  mi-voix,  un  homme 
braille,  pris  d'un  accès  de  colère  folle  : 

«  Assez  !  Assez  1  Assez  !  J'en  ai  bouffé...  Oh  1 
J'te  vas  leur.. .  Attendsun  peu,  les  mecs  du  secteur  1 
A  grands  coups  d'pied  dans  l'cul,  j'te  les  sors  des 
cagnasl  » 

Enfin  nous  atteignons  le  talus  des  quetschiers,la 
ligne  des  abris,  notre  maison.  Tout  cela  pue,  d'une 
puanteur  ferrnentéc  et  moisie.  A  gauche  du  boyau. 


1D2  LA    BOUE 

SOUS  l'auvent  de  la  «  cuisine  »,  Figueras  et  Panne- 
chon  bousculent  un  cuistot  attardé  : 

«  Allez  !  Aile/  !  Déballe  !  » 

L'autre  se  hâte  d'autant  moins,  sort  sa  blague,  et 
commence  à  bourrer  sa  pipe.  A  la  lueur  d'une  bou- 
gie qui  pend  du  toit,  serrée  dans  la  spirale  d'un  fil 
de  fer,  je  l'aperçois,  moustachu  de  jaune,  sans  lèvres 
et  les  yeux  plats,  comme  écrasésd'un  coup  de  pouce. 

«  T'es  prévenu,  grogne  Figueras.  J'installe  mon 
matériel  :  si  j'en  trouve  du  lien  qui  m' gène,  tant 
pis  pour  loi,  j'ie  balance  à  la  rue. 

—  Bon  !  fait  l'autre.  A  qui  qu'elle  est,  cette  bou- 
gie-là ?  » 

Il  la  souffle  ;  et,  dans  l'ombre  : 

«  Elle  est  à  moi,  cette  bougie-là.  » 

Al'inslant,  c'est  un  tumulte  dcbagarre, une  dégrin- 
golade de  bouthéons  et  d'assiettes  qui  se  brisent.  Le 
capitaine  Prêtre  bondit  : 

«  Eh  bien  !  Eh  bien  !   Qu'est-ce  que  c'est  ?  » 

Il  braque  sa  lampe,  accroche  au  bout  du  rayon  le 
visage  du  cuistot  : 

«  D'où  sort-il,  cet  homme-là  ?,..  Voulez-vous 
bien  me  ficher  le  camp  !  » 

Pannechon  et  Figueras  allument  une  autre  bougie. 

«  A  la  rue  I  A  la  rue  I  »  répètent-ils  doucement. 

Et  pendant  ce  temps  l'homme  entasse  dans  un 
sac,  pèle-môle,  des  bouteilles  vides  et  un  traversin, 
des  pommes  de  terre,  une  liasse   de  journaux,  tout 


UTILE    DULCI  l53 

un  bric  à  brac  innommable  qu'il  charge    sur   ses 

épaules,  d'un  élan. 

Il  s'en  va  ;  il  frôle  le  capitaine  et  bougonne  : 
«  C'est  malheureux  !  Au  vingtième  sièque  ! 

—  Bougre  !  dit  Figueras.  On  n'était  pas  plus 
cochon  au  dix-neuvième, 

—  Pour  sûr,  dit  Pannechon,  qu'une  truie  n'y 
retroui^erait  pas  ses  enfants.  » 

Du  bout  du  pied,  tous  les  deux,  ils  poussent 
dehors  des  trognons  de  salade,  des  épluchures,  des 
débris  de  viande,  des  os. 

«  Qjel  engrais  !  dit  Pannechon,  Y  aurait  d'quoi 
fumer  ieux  belles  planches  de  fraisiers. 

—  Nés  yeux   en    pleurent  »,  dit  Figueras. 
Porclon,  qui  sort  de  notre  abri,  fait  chorus  : 

«  Impssible  de  rester  là-dedans  !  C'est  à  en  tom- 
ber asphyxié.  » 

Et  dais  le  petit  jour  qui  commence  à  naître, 
des  homnes  se  silhouettent  vaguement,  approchent 
et  nous  (bordent  : 

«  Moi  capitaine,  c'est  la  guitoune  qu'est  plein 
d'fumie..  Y  a  pas  moyen  d 'tenir  ;  faudrait  d'ia  paille 
fraîche. 

—  Viez  voir,  mon  lieutenant  ;  v'nez  voir  com- 
ment qi'ils  ont  salopé  la  crèche,  les  bon'hommes 
du  !•"■  hton,  » 

Un  aitre  encore  se  précipite,  indigné,  bégayant: 
«  Oh!    mon. ..on...    mon    capitaine  !    C'est    la 


ID4  LA    BOUE 

source...  Une  feuillée,  mon  capitaine...  A  même  la 
source,  les  choléras!  » 

Nous  ne  croirions  pas  cela  si  nous  ne  le  voyions 
nous-mêmes,  de  nos  yeux.  Le  capitaine  Prêtre  en  est 
pâle.   Il  répète  plusieurs  fois  : 

a  Oh!...  Oh!...  rt 

Quelques  hommes,  avec  des  pelles,  avec  ua  vieux 
seau,  essaient  d  écoper  ces  ordures.  Mais  l'un  d'eux 
s'arrête  tout  à  coup,  accroupi  au-dessus  de  la  source; 
il  en  considère  les  bords  immondes,  et  se  met  à 
hocher  la  tête,  tristement  : 

((  Y  a  rien  à  faire...  Elle  est  foutue.  i) 

D'un  bout  à  l'autre  du  talus,  des  porteurs  chemi- 
nent deux  à  deux,  Tun  suivant  l'autre.  Entre  eux, 
sur  une  claie,  sur  un  fragment  de  porte,  jur  une 
planche,  des  monceaux  de  litière  pourrie  «"scillent, 
dégouttants  de  purin. 

«  Moi,  dit  Richomme,  j'  fais  pas  tant  d'nanières  : 
tel  que  j'ai  trouvé  mon  trou,  j'  m'y  couderai.  » 

Us  sont  quelques-uns  du  même  avis,  qui-icanenl 
au  passage  des  camarades  : 

«  Sans  blague,  pour  trois  jours  qu'on  ei  là  !... 
On  s'en  r'ssent  pas  pour  nettoyer  la  crotte  de  autres. 

—  Tout  le  monde  au  travail,  dit  le  capitàne  Prê- 
tre. Direction,  le  gros  tas  là-bas...  Allonsy,  mes- 
sieurs. » 

Planche  par  planche,  nous  avons  di\  solir  tout 
noire  bal-flanc.  Il  recouvrait  un  cloaque  d'eai  noire, 


UTILK    DULCI  l55 

un  égoùt  monstrueux  d'où  s'exhale,  à  présent,  une 
écœurante  pestilence.  Des  germes  baignaient  là- 
dedans,  d'un  blanc  souffreteux,  tordus  vers  on  ne 
sait  quelle  lumière.  Les  pieds  nus,  les  bras  nus, 
culottes  et  manches  troussées  haut,  nous  barbotons 
jusqu'à  midi.  Alors,  sur  une  table  faite  d'un  volet 
et  de  deux  caisses,  Figueras  nous  sert  une  salade  de 
langouste,  —  rose  frais  et  vert  tendre;  et  nous  écou- 
tons Troubat  le  rouquin  hurler  à  l'oreille  de  Timmer 
le  sourd  que  la  bourgeoise  de  Guillaume  a  son 
homme  à  la  caille  ;  même  qu'elle  lui  répète  tous  les 
soirs,  lorsqu'ils  montent  se  coucher  :  «  Si  t'as  voulu 
jouer  au  c,  l'as  gagné  ». 

«  Une  corvée  de  soixante  hommes  pour  le  génie, 
avec  un  officier.  » 

Je  tourne  et  retourne  entre  mes  doigts  le  bout  de 
papier,  sans  signature,  que  me  tend  un  sergent 
barbu,  au  béret  enfoncé  sur  les  yeux. 

«  Vous  savez  pourquoi,  cette  corvée  ? 

—  Pour  creuser  un  boyau  entre  votre  secteur  et 
celui  du  i32. 

—  Naturellement,  le  génie  fournit  aussi  des  tra- 
vailleurs ? 

—  Pour  mettre  en  chantier, oui  mon  lieutenant... 
Un  de  nos  officiers  doit  aussi  monter  là-haut. 

—  Qui  est-ce  ? 

—  Le  sous-lieutenant  Noiret.  » 


l56  LA    BOUE 

Dehors,  un  clair  de  lune  extraordinaire  emplit  le 
ciel  et  la  vallée  ;  un  clair  de  lune  jaune,  qui  parsème 
la  friche  de  flaques  d'or  pâle  doucement  luisantes, 
souligne  d'une  ombre  dure  chaque  motte  de  boue, 
chaque  pierre,  chaque  brin  de  paille.  Par  delà  les 
prés  vaporeux,  les  Eparges,  offrant  à  la  clarté  noc- 
turne le  flanc  de  toutes  leurs  ruines,  semblent  un 
village  de  songe  qu'un  prodige  vient  de  faire  réel- 
Au  carrefour,  devant  le  calvaire,  l'essaim  noird'une 
corvée  tourbillonne.  Une  à  une,  le  dos  bossue  d'un 
fardeau,  des  ombres  chinoises  défilent  sur  le  pont 
du  Longeau. 

Je  trouve  Noiret  à  mi -pente,  près  de  la  casemate 
du  génie.  Je  lui  montre,  d'un  coup  de  tête,  les  sil- 
houettes de  ses  sapeurs,  qui  s'enlèvent  durement,  en 
plein  ciel. 

«  C'est  une  blague,  n'est-ce  pas  ? 

—  Quoi  ? 

—  Cette  corvée... 

—  Hélas  1  dit  il. 

—  Mais  voyons  I  Voyons  !  Il  n'y  a  qu'à  passer 
outre  et  rendre  compte,  après...  On  ne  peut  tout 
de  même  pas,  au  beau  milieu  du  bled,  par  un 
clair  de  lune  pareil,  coller  une  demi-compagnie  à 
cinquante  pas  des  fusils  boches  !  » 

Noiret  se  penche  ;  et,  tout  bas  : 
((  Il  faisait  le  même  clair  de  lune  lorsqu'on  m'a 
remis  le  bout  de  papier.  » 


UTILE    DULCI  167 

C'esl  pourquoi  la  corvée  es|  montée,  chaque 
homme  armé  d'un  fusil  ainsi  que  l'a  prescrit 
l'ordre.  Devant  la  porte  de  la  casemate  où  brille, 
tout  au  fond,  une  lanterne,  leur  cohue  piétine  et 
bourdonne.  Les  outils  passent  de  main  en  main, 
haut  dressés,  les  pelles  énormes  plaquées  sur  le  ciel, 
les  pics  le  lacérant  de  leur  bec  dur. 

«  En  avant...  Par  un  ;  et  doucement.» 

Le  long  des  derniers  gourbis,  des  tanières  pauvres, 
abandonnées,  cflondrées,  la  longue  file  ahanne  et 
patauge.  Noiret  la  précède  de  quelques  pas,  accom- 
pagné du  sergent  barbu.  Et  soudain  c'est  bled,  la 
dernière  cagna  qui  disparaît,  le  bois  des  Eparges, 
à  contre-lueur,  qui  gonfle  vers  nous  sa  masse 
énorme  et  sombre. 

La  pente  s'assoupit,  gagne  vers  l'avant,  s'incurve 
en  un  léger  vallonnement,  puis  remonte.  Noirel 
court  ;  le  sergent  court. Ils  ont  l'air  gigantesques, 
ainsi  debout  au  milieu  des  champs  nus,  gesticu- 
lant sur  le  ciel  pâle  comme  ces  ombres  que  projet- 
tent, aux  murs  des  gourbis,  les  flammes  des  chan- 
delles. 

Dix  n)inules  encore.  Le  sergent  et  Noiret  revien- 
nent. Les  hommes  s'égaillent,  en  tirailleurs.  On 
entend  une  voix  qui  chuchote  : 

«  Deux  pioches;  une  pelle  ..  Deux  pioches; 
une  pelle...  » 

Et  bientôt  des  froissements  de  fer  mordent  le  sol. 


l58  LA    BOUE 

Ils  travaillent  ;  leur  labeur  inquiet  bouge  et  mur- 
mure à  travers  le  clair  de  lune.  Devant  eux,  au 
bout  du  pré,  une  seule  étoile  les  regarde,  cligno- 
tante et  molle. 

Il  y  a  eu  comme  un  court  aboi.  On  a  vu  s'abais- 
ser les  canons  des  mausers  ;  et  les  balles,  tout  de 
suite,  ont  fait  gicler  la  boue. 

Ils  se  ruent,  se  jettent  à  plat  ventre,  se  remet- 
tent à  courir,  se  heurtent  et  se  poussent  aux  épaules. 

«  Les  outils  !  Ne  laissez  pas  les  outils  ! 

—  Des  porteurs  I...  Y  en  a  d'  touchés.  » 

Un  sapeur  qui  geint.  Un  autre  qui  répond  à  Noi- 
ret  : 

«  Non,  mon  lieutenant  ;  pas  grand'chose... 
C'est  au  pied;  leur  tir  était  court...  » 

Nous  redescendons,  en  troupe  confuse.  Sans  s'in- 
digner, avec  une  grande  douceur,  Touchemoulin 
constate  : 

«  Fallait  bien  ça,  faut  croire,  pour  qu'on  puisse 
s'en  aller,  » 

Il  s'ap[)uie  à  mon  épaule  J  deux  camarades  le 
soutiennent  sous  les  bras.  Il  pèse  lourd,  et  de  plus 
en  plus. 

«  J'ai  la  jambe  engourdie,  répète-t-il...  J'ai  la 
jambe  engourdie,  w 

Nous  glissons  sur  la  pente  boueuse.  Chacun  à 
son  tour,  ils  s'approchent  pour  soutenir  Touche- 
moulin. 


I 


UTILE    DULCI  139 

«  Ça  t'fait  mal  ? 

—  Pas  trop. 

—  C'est  dans  la  quille,  tu  vois,  comme  les 
aut'es  du  génie. 

—  Oui. 

—  T'as  ton  paquet  d'pansement  ? 

—  Oui.  » 

Le  dernier  talus.  Entr'ouverte,  la  porte  de  notre 
abri  nous  appelle  de  sa  tiède  lumière.  Le  capitaine 
Prêtre  et  Porchon  ont  entendu.  Ils  se  sont  levés, 
anxieux. 

((  Eli  bien  ?  Eh  bien  ?  »  demandent-ils. 

Et  ïouchemoulin  répond,  souriant  à  la  bougie, 
au  fourneau  rutilant,  au  dompteur  bleu  et  aux  lions 
de  l'image  : 

«  C'est  rien  du  tout...  C'est  un  blessé.  » 

Des  matins  de  pluie  ;  des  soirs  de  clair  de  lune. 
Dès  l'aube,  vers  les  lignes,  on  entend  tousser  les 
fusils  delà  6«  :  un  ordre  venu  de  loin  prescrit  de 
brûler  des  cartouches, cinq  par  homme,  «  afin  d'en- 
tretenir l'ardeur  combative  de  la  troupe  ».  Cela, 
pour  linstant,  les  amuse.  Ils  ont  planté,  le  long 
de  la  tranchée,  des  pancartes  où  l'on  peut  lire  : 
Grand  tir  franco-boche.  Direction  JoJJre.  25  cen- 
tinies  le  carton. ..El  leur  imagination  les  transporte 
d'aise. 

L'après-midi,  dès  que  l'atmosphère  allégée  laisse 


100  LA    BOUE 

voir  chaque  pierre  des  Eparges,  un  canon  boclie 
nous  claque  dans  le  nez,  aussi  sec  que  les  76  du 
Monlgirniont,  Ses  obus  font  fumer  les  gravats  du 
village.  On  l'entend  derrière  le  piton  ;  on  l'entend 
vers  le  Col  de  Gombres  ;  on  l'entend  assourdi_, 
comme  au  fond  d'une  casemate  enterrée  ;  on  l'en- 
tend plus  sec  que  jamais,  à  quelques  pas,  sur  nos 
tètes.  Il  est  partoutàla  fois,  insaisissable,  facétieux 
et  gueulard. 

«  C'est  une  pièce  qui  se  balade,  nous  a  dit  le 
vieux  MuUer.  Elle  est  juste  au  bord  de  la  contre- 
pente  et  se  déplace  latéralement,  comme  nous,  ma 
foi,  le  jour  du  fameux  pigeon  vole...  Elle  fait  «  la 
mouche  »,  la  miicke,  » 

On  ne  l'écoute  môme  plus.  On  regarde  les  fusées 
blanches  qui  raient  le  ciel  à  la  queue  des  avions  ; 
on  frémit  du  désir,  toujours  déçu,  de  voir  le  flocon 
d'un  shrapnell  briser  les  ailes  translucides  ;  on 
commente  les  coups  comme  au  casse-pipes  de  la 
foire,  avec  des  rires  d'enfants  cruels.  La  pluie  se 
remet  à  tomber  :  des  drains  coupés  bouillonnent 
au  fond  des  abris. Ou  en  voit  émerger  des  édredons 
rouges,  des  équipements,  des  boules  de  pain,  et 
puis  des  hommes,  enfin.  Ils  errent  en  quête  d'un 
gîte,  portant  avec  eux  leur  fortune,  humbles  et 
mal  reçus,  comme  des  réfugiés. 

Mais  le  soir,  dans  la  nuit  lumineuse  et  jaune, les 
guitoune»   bien  closes  les    acceptent  tous.  De  loin 


UTILE    DULGI  l6l 

en  loin,  par  une  cheminée,  s'envolent  quelques 
flammèches  d'or.  Près  de  chez  nous,  on  chante. 
Des  ombres  couchées  bougent  sur  l'écran  de  la 
toile  de  tente  ;  la  voix  du  chanteur,  gringalette,  lui 
reste  dans  la  gorge  ;  il  s'arrête,  une  seconde  ;  et 
soudain  l'assistance,  avec  un  enthousiasme  una- 
nime, entonne  puissamment  le  refrain  : 

Quand  j'  vous  dis  que  les  homm's  z'ont  toutes  les  vei-nes  ! 
Voui  tou-tes  les  vei-nes  nous  les  z'avons  ! 


CHAPITRE    V 

DES  «  BON'HOMMES  » 

5-1 4  décembre. 

Nous  en  rirons  longtemps.  Hier,  Chapelle  et  Vau- 
thier,  chassés  de  leur  abri  par  l'invasion  sournoise 
des  eaux,  m'ont  confié  leur  réveille-matin. 

(i  Et  vous  savez,  mon  lieutenant  :  il  marche.  » 

Nous  venions  d'être  relevés;  les  sections  se  rassem- 
blaient en  arrière  des  cagnas,  plus  dociles,  moins 
bruyantes  qu'à  l'ordinaire.  Sans  doute  avions-nous 
entendu  le  caquet  de  Compain;  mais  Souesme 
l'avait  fait  taire  d'un  mot:  «  Assez,  la  Pipelette!  » 
Compain  avait  obéi  ;  nous  n'entendions  plus  qu'un 
brouhaha  tranquille,  qui  s'en  allait  mourant. 

Et  tout  à  coup,  éclatante,  frénétique,  interminable, 
la  sonnerie  du  réveille- matin  s'est  déclenchée,  en 
rafale.  Une  stupeur  d'abord  ;  mais  Porchon  s'est 
précipité  vers  moi,  m'a  jeté  sur  le  dos  une  grosse 
couverture  de  laine,  l'a  roulée,  bouchonnée  au  faîte 
de   mon    sac,    là   où  j'avais    accroché    le  réveil   de 


164  T,A    BOUE 

Vauthier...  Il  continuait  à  vibrer  là-dessous,  étouffé, 
bâillonné,  perçant  quand  même  et  vigoureux.  Il 
a  fallu  attendre  qu'il  ait  fini  :  c'était  un  réveil  boche, 
une  riche  camelote,  qui  tapait  bien. 

Comme  nous  atteignions  les  ruines  de  Mesnil,  un 
marmitage  dansait  au  piton.  Quelques  heures  après 
nous,  deux  blessés  du  régiment  sont  arrivés  à  Mont. 

((  On  n'est  qu'nous  deux,  nous  ont-ils  dit  ;  et 
guère  amochés.  C'est  pas  beaucoup,  pour  tant 
d' gros  noirs  que  les -Boches  nous  ont  balancés... 
Mais  l'plus  rigolo  dans  l'histoire,  c'est  qu'eux  au- 
t'es,  les  Boches,  ils  ont  dégusté  autant  qu'nous... 
En  s'en  allant,  on  l'a  bien  vu  :  les  marmites  serraient 
leur  tranchée  du  piton,  un  peu  plus  près  à  chaque 
bordée;  et  tout  d'un  coup,  bardadagne!  Six  en  plein 
d'dans!...  Quand  on  a  vu  ça,  vieux,  tu  parles  si  on 
s'est  marré!    » 

Comme  eux  les  auditeurs  «  se  marrent  ».  Seul 
Biloray,  dit  la  Fouine,  ne  rit  pas.  Biloray  hausse 
les  épaules,  fronce  le  museau  et  cligne  d'un  œil. 

«  Faut-il  être  pochelée!  déplore-t-il.  Alors  quoi? 
Vous  croyez  qu'y  avait  foule  dans  la  tranchée  du 
pilon,  quante  les  chaudrons  sont  tombés  d'dans  ?.. . 
Ft  un  réglage,  non?  Vous  vous  doutez  dec'queça 
peut  être,  un  réglage?...  Moi,  je  m'en  doute;  c'est 
1  commandant  boche  de  l'artillerie  divisionnaire 
qui  me  l'a  dit.  Il  m'a  dit  comme  ça  :  «  Biloray 
(c  mon  vieux,  on  n'sait  jamais  c'qui  peut   arriver. 


DRS  «  bon'hommks  »  l65 

«  Une  supposition,  par  exemple,  quo  tes  copains 
«  fassent  la  blague  de  nous  attaquer;  on  est  en 
«  guerre,  pas  vrai  ?  et  c'estdans  les  choses  possibles. . . 
«  Une  supposition,  maintenant,  qu'ils  prennent  pied 
((  dans  noslignes:  ça  c'est  moins  sûr;  maiscomme 
«  j'ai  dit,  on  n'sait  jamais...  Les  voilà  donc  dans 
«  la  tranchée  allemande,  tout  chauds  tout  bnnil- 
«  lants.  Et  alors  quoi?  Tu  n'penses  tout  d'même 
«  pas  qu'on  va  les  laisser  s'y  installer  en  peinards  ! 
((  Un,  deux,  trois,  en  batterie!  Partez,  les  gros  !,., 
«  Et  alors  quoi?  Oiî  c'est-i'  qu'on  les  logera,  nos 
n  colis?  Où  c'est-i',  mon  vieux  La  Fouine,  si  c'est 
«  pas  dans  la  tranchée  allemande?...  Au  r'voir  et 
«  merci.  Va  dire  ça  d'ma  part  à  tes  copains,  au 
«   bout  du  quai .  » 

Biloray  pirouette  et  s'en  va,  satisfait:  son  petit 
discours  a  porte.  Leur  joie  précaire  a  succombé 
sans  se  défendre;  c'est  une  habitude  qu'elle  a  . 

Maussades  sont  leurs  pauvres  jours,  que  mutilent 
les  corvées.  La  nuit,  ils  dorment  ;  le  matin  seule- 
ment, dans  la  bonne  torpeur  du  réveil  sous  le  foin, 
ils  pourraient  jouir  du  chaud,  du  rien  faire,  et  du 
bruit  de  la  pluie  sur  les  tuiles  de  la  grange.  C'est 
alors  qu'ils  se  lèvent,  et  s'en  vont  à  la  pluie.  Ils 
s'en  vont  loin,  vers  les  coupes  de  la  forêt.  Corvée 
de  rondins  :  on  leur  écrase  les  épaules  sous  des  troncs 
d'arbres  gros  comme  la  cuisse  d'un  homme.  On 
leur  a    bien   expliqué    de  quoi  il    s'agissait  :  cons- 


l66  LA    BOUE  ^ 

Iruirc  dans  les  vergers  du  nord,  le  long  des  maisons, 
des  abris  de  hombarderr.ent.  Ils  n'ont  pas  compris. 
Voilà  des  semaines  qu'ils  viennent  à  Mont  ;  et  ils 
n'y  ont  pas  vu  éclater  un  obus,  et  ils  retrouvent 
chaque  fois  les  maisons  sans  blessures.  «  Alors 
quoi?  )),  comme  dit  Biloray...  On  s'est  obstiné  ; 
on  leur  a  dit  :  «  Vous  êtes  pourtant  des  hommes 
intelligents.  C'est  vrai  que  jusqu'ici  les  Boches  ont 
épargné  ce  village  ;  ce  n'est  pas  une  raison  pour 
qu'ils  l'épargnent  toujours.  Et  bientôt  peut-être, 
demain,  tout  à  l'heure,  vous  serez  les  premiers  à  ne 
pas  regretter  la  peine  que  vous  vous  serez  donnée  ». 
Il  n'ont  rien  répondu  ;  ils  ont  continué  de  penser  : 
«  Mais  puisque  jamais,  jamais,  si  souvent  que  nous 
soyons  venus  à  Mont,  si  longtemps  que  nous  y 
soyons  restés,  nous  n'y  avons  vu  tomber  même  un 
77  !  »  Et  ils  ont  laissé  les  troncs  d'arbres  au  bord 
de  la  route.  Et  chaque  jour,  vers  midi,  on  les  a  vus 
apparaître  au  faîte  du  chemin  qui  grimpe  vers  la 
forêt,  cinq  ou  six  pour  porter  une  maigre  perche, 
une  branche  morte,  un  fagot.  Un  fagot,  du  moins, 
ça  brûle  sous  les  marmites  de  la  cuistance  :  leur 
matinée  n'aura  pas  été  toute  perdue. 

Quel  reproche  leur  voudrais-je  faire,  moi  qui 
me  suis  juré,  ce  soir,  de  garder  mes  pantoulles 
jusqu'à  l'heure  du  coucher  ?  Au  fond  de  la  courette 
pavée,  dans  le  cellier,  je  surveille  le  partage  d'ime 
pièce  de  vin,  achetée  à  frais  communs  par  la  6«  et 


DES    «    nON  HOMMRS   »  X'ôJ 

nous.  Etreinls  d'une  cmolion  grave,  ils  regardent 
couler  dans  un  seau  de  toile  le  jet  rouge  qui  jaillit 
de  la  futaille  en  {)erce.  Ils  ne  disent  rien  ;  toute 
leur  vie  est  dans  leurs  yeux.  Lorsque  le  seau  est 
presque  plein,  je  m'approche  :  c'est  le  même  seau 
qui  sert  de  mesure  ;  à  l'intérieur  de  la  toile,  il  y  a 
une  marque  violette.  Lentement,  vers  cette  marque, 
monte  le  vin  écumeux.  Il  va  l'atteindre  ;  il  l'atteint. 
Sur  mes  épaules,  je  sens  le  poids  farouche  de  leur 
atlention. 

«  Stop  !  » 

Ma  main  a  fiché,  dans  son  trou,  la  mince  che- 
ville de  bois  ;  le  jet  rouge  s'est  rétracté  aux  entrailles 
du  tonneau.  Ils  se  penchent  davantage,  examinent 
de  tout  près  et,  silencieux  toujours^  inclinent  la 
lête  en  signe  d'assentiment. 

«  Ah  !  me  dis-je.  Si  je  n'étais  pas  là  !  »... 
Si  je  n'étais  pas  là,  ce  serait  la  môme  chose.  Mais 
|)uisque  je  suis  là,  et  que  j'ai  gardé  mes  pantoufles, 
il  faut  bien  que  je  me  croie  utile  :  moi  aussi,  en 
descendant  de  Jla  forêt,  j'apporte  mon  fagot  de 
branches  mortes. 


Mais  quel  colonel,  entre  ces  officiers,  surveillera 
le  partaL;c  des  andouilles,  des  jambonneaux  et  du 
boudin?  L'algarade  fut  chaude,  et  le  vieux  Muller. 
d'une   maison  à  une  autre,  a  promené  longtemps  la 


l68  LA    BOUE 

fleur  de  son  sourire,  et  ses  paroles  habiles  à  per- 
suader. «  Voyons,  mon  capitaine  !  Pour  une  mal- 
heureuse langue  de  cochon!    »  Il  restait  d'une  cor 
rection  parfaite;  mais  une  lueur  frétillait,  au   fond 
de  ses  yens  bleus  d'Alsacien. 

Nous  en  sommes  là.  Des  potins  courent  le  batail- 
lon, nous  suivent  au  carrefour  de  Galonné,  nous  y 
attendent  au  fond  des  cagnas.  Nous  oublions  que 
nous  avons  été  soldats  ensemble  ;  nous  sommes 
une  petite  ville  sans  clocher. 

Une  laide  petite  ville,  paresseuse  et  gloutonne  ; 
«ne  petite  ville  morne,  sur  quoi  tombe  la  pluie. 
Châtelains  du  camp,  nous  avons  retrouvé  le  for- 
midable abri  du  capitaine  Sautelet,  son  toit  de  hêtres 
saignants,  sa  litière  mouillée,  sa  table  de  toilette  et 
son  pot  de  faïence  à  fleurs  bleues.  Comme  l'autre 
fois,  sous  l'averse  innombrable,  la  route-rivière  a 
la  chair  de  pouL  ;  comme  l'autre  fois,  contre  les 
toiles  de  tente,  les  gouttières  trépident  à  chocs 
mats.  Mais  depuis  vingt-cinq  jours,  Sautelet  est 
passé  par  ici  ;  il  a  creusé  encore  ;  il  a  massacré 
d'autres  arbres  ;  et  l'abri,  son  abri,  a  trois  pièces 
au  lieu  d'une  :  l'ancienne  chambre  à  coucher,  la 
salle  à  manger,  la  cuisine. 

Dans  la  cuisine,  il  y  a  un  billot  pour  les  viandes, 
un  fourneau,  et  trois  chaises  Henri  II  ;  il  y  a  aussi, 
contre  le  mur  du  Innd,  une  longue  [>lanche  hérissée 
de  clous  :  mais   il  n'y  a  plus  de  casseroles. 


DES    «  BOn'hOMMES  »  169 

Dans  la  salle  à  manger,  il  y  a  six  chaises  de 
paille  autour  d'une  table  Henri  II,  un  service  à 
café  de  vieux  limoges,  des  myriades  d'assiettes,  deux 
raviers,  un  timbre  de  bronze,  et  une  cloche  à  fro- 
mages. 

Une  cloche  à  fromages  !  Seigneur,  qu'allons-nous 
devenir  ? 

Aux  mains  du  noir  et  gras  Lebret,  pliée  dans  un 
papier  journal,  la  langue  d'un  cochon  est  arrivée 
chez  nous,  colombe  de  paix. 

Sur  l'épaule  de  Martin  le  mineur^  à  travers  la 
bruine  glacée,  un  pic  a  cheminé,  dur  rameau  d'oli- 
vier, vers  l'abri  du  carrefour. 

«  Va  donc  creuser  là -bas,  Martin.  » 

Martin  ne  quitte  plus  son  pic.  Au  bout  de  ses 
bras,  glabres  et  blancs  sous  le  réseau  gonflé  des 
veines,  le  pic  tournoie  en  fanfare  d'allégresse.  Adieu, 
la  «  grongnasse  »  d'avant-guerre,  celle  qui,  la  nuit, 
se  relevait  pour  voler  dans  les  poches  de  Mar- 
tin «  des  pièces  ed  quarante  sous  toutes  neuves  », 
Le  grand  Ghantoiseau  veut  marier  Martin.  L'autre 
jour,  dans  le  grenier,  il  s'est  approché  de  lui  ;  il  a 
incliné  vers  la  tête  plate  du  mineur  sa  face  de  forban 
débonnaire,  et  tout  bas,  en  grand  secret,  il  lui  a 
parlé  d'une  veuve  qu'il  connaît,  dans  son  patelin  des 
Ârdennes...  Ghantoiseau  a  voulu  «  faire  marcher  )> 
Martin,  et  Martin  a  galopé.  On  le  voit  sur  les  quatre 

8 


lyO  LA.    BOUE 

roules,  abordant  tous  ceux  qu'il  rencontre,  les  incon- 
nus de  préférence  et,  par  orgueil,  les  gradés  : 

«  Hé  lo  1  Hc  lo  !  T'chais  pas  ?  Y  a  1'  gars  Glian- 
tosiau  qui  veut  marier  mi. 

—  Qu'est-ce  tu  veux  qu'  ça  m'  foute  ?  répond 
l'autre. 

—  Hé  lo  !  Hélo!  'coule 'core...  Avec eine  femme 
veuve  qu'a  d'  matériel  plein  V  cagna.  » 

Par  un  bouton  de  la  capote,  le  chtimi  retient  sa 
victime.  Il  prend  son  temps,  montre  dans  un  sou- 
rire ses  dents  brunes  de  chiqueur,  et  il  achève,  en 
articulant  bien  : 

«  Et  pis  du  pèze  plein  les  tiroirs.  » 

A  la  compagnie,  c'est  devenu  une  rengaine. 
Lorsque  Martin  rentre  dans  l'abri  de  la  section,  il 
se  trouve  toujours  un  loustic  pour  demander  à  très 
haule  voix  : 

c(  Qui  c'est-i'  qui  va  marier  lui  ?  » 

Et  tout  l'abri  répond  : 

«  C'est  Martin  ! 

—  Avec  qui  ? 

—  Avec  eine  femme  veuve  qu'a  d'  matériel  plein 
r  cagna. 

—  Et  pis  quoi  ?.,,  Un  deux  trois. 

—  El  pis  du  pèze  [)lcin  les  tiroirs  !  » 

Martin  rit,  comme  tout  le  monde.  Martin  ne  sait 
plus  se  fâcher  :  il  est  trop  heureux  ;  cl  puis  il 
n'a  pas  le  temps.  Mineur,  c'csl  à  coups  de  pioche 


DES    «    BON  HOMMiiS   »  IJf 

qu'il  chante  sa  joie.  Il  n'est  sol  assez  dur  qui  ne 
devienne  «  cd  beurre  »,  assez  lourdes  pierrailles  qui 
ne  deviennent  gravier.  Il  creuse  partout,  avec  un 
enthousiasnne  enragé  ;  tous  les  abris,  trop  étroits, 
appellent  le  pic  de  Martin.  Il  est  entré  dans  celui 
du  carrefour,  instantanément  a  craché  aux  quatre 
angles,  et  bousculé  le  docteur  qui  dormait: 

«  Mal  couché,  c'client-lo;  ses  jambesdépassent.  » 

Et  il  poussait    du    pied    les  jambes  du    docteur 

Le  Labousse,  qui  dépassaient  en  elTet    le  bord  du 

bat-flanc,  seules  éclairées,  de    tout  le  grand  corps 

étendu,  par  la  lumière  de  la  porte. 

«  Allez!  Dehors!  Allez  allez  !...  J'ti  vas  en  foutre 
un  coup,  vieille  vache  !  » 

Lorsque,  pour  une  heure,  la  pluie  fait  trêve,  on 
se  promène  sur  la  Galonné.  Avec  Jeannot,  avec 
Hirsch,  Muller  revient  d'une  randonnée  vers  les 
lignes. 

«  Regarde,  me  dit-il,  la  belle  bruyère.  Est-ce 
<|à'on  n'a  pas  etivie  d'embrasser  ces  jolies  clochettes 
roses   ? 

—  Ces  myosotis  bleus,  chuchote  Icjeune  Ilirsch... 
Vergissmeinnicht. 

—  Penses-tu!  proteste  Muller. 

—  Alors  pourquoi  les  as-tu  cueillies  ? 

—  Pour  les  rapporter  au  pitaine. 

—  Et  qu'est-ce  qu'il  en  fera,  le  pilainc? 


172  LA    BOUE 

—  Gélinet  ?  Il  lesépinglera  au  coin  d'une  lettre  à 
sa  femme,  et  il  écrira  dessous  :  Cueilli  à  trente 
mètres  de  la  tranchée  boche,  le  9  décembre,  à  onze 
heures  du  matin.  Ai  été  salué  de  sept  balles,  dont 
l'une  m'a  Jrôlé  la  tempe  droite. 

—  Blague  toujours,  dit  Jeannot. 

—  C'est  comme  le  vieux,  reprend  Hirsch.  Quand 
on  croupissait  au  ravin  d'à-côté,  Pessète,  le  cabot- 
fourricr,  lui  tressait  des  cadres  à  photos  avec  la 
paille  de  leur  gourbi.  Et  par  derrière,  vlan  !  Une 
plaque  di  carton  commémorative  :  Tressé  le  18  oc- 
tobre,nu  ravin  des  Eparges,  axiec  la  paille  de  mon  abri. 

—  Blagnez!  Blaguez!  répète  Jeannot..  .C'est vrai, 
Muller,  que  la  bruyère  est  belle  ;  à  peine  fanée,  toute 
brillante  de  pluie...  Donne  m'en  un  brin,  veux-tu? 

—  Pourquoi  faire  ? 

—  Tu  le  sais  bien. 

—  Choisis,  dit  Muller...  1  t  toi,  le  gosse?» 
Hirsch    rougit  un  peu  ;  mais  tout  de  suite,  avec 

un  clair  et  charmant  sourire  : 

((  Donne-m'en  aussi  un  brin,  Muller.» 

Et  Muller  me  dit  : 

«  Vois  ;  il  en  reste  juste   trois  brins  :    un    pour 

toi,  que  voici  ;  un  pour  le  capitaine  Gélinet;  et  un 

pour  moi,  naturellement.» 

Je  regagnais  notre  peloton,  par  la  route  des 
Epargos,  lorsque,  sur  la  chaussée  mccne,  j'ai  aperçu 


DES  «  bon'hommes  »  ij'i 

un  groupe  de  trois  ou  quatre  hommes  qui  discu- 
taient avec  des  gestes  véhéments.  Dô  dos,  je  recon- 
nus le  manteau  à  pèlerine  du  capitaine  Prêtre, 
puis  la  longue  capote  dePorchon.  Tous  deux  sem- 
blaient calmes  ;  mais,  placés  comme  ils  étaient,  ils 
me  cachaient  deux  autres  hommes,  dont  j'entre- 
voyais par  instants  les  poings  brandis,  dont  j'enten- 
dais les  éclats  de  voix  furieux. 
«  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  ? 

—  Mauvaise  histoire,  me  dit  tout  bas  Porchon. 
C'est  Maltaverne,  le  cabot  Barbe  d'Or,  qui  s'est 
accroché  à  ce  pauvre  bougre  de  Lemasne... 
Lemasne  est  devenu  fou  ;  il  a  lâché  des  bêtises. 
Quant  à  l'autre,  vois  s'il  fait  joli.» 

«  Assez  1  Assez  !  hurlait  Maltaverne.  Tu  as  déjà 
tourné  une  fois  ;  tu  tourneras  bien  une  deuxième  ! 
En  conseil  de  guerre,  mon  capitaine  !  Je  dépose 
une  plainte  en  conseil  de  guerre  1  Ou  alors  je  rends 
mes  galons  !  Tout  de  suite  !  Je  ne  veux  pas  d'une 
autorité  bafouée  1  Je  veux  pouvoir  lui  rembourser 
ses  insultes  à  coups  de  poing  dans  la  ligure... 

—  Quelles  insultes  ?  demande  le  capitaine  Prêtre. 

—  Je  veux,  continue  Maltaverne,  je  veux  que  s'il 
m'arrive  de  faire  au  soldat  Lemasne  une  observa- 
tion justifiée,  le  soldat  Lemasne  ne  me  réponde  pas  : 
«  Ferme  ton  égoût  !  » 

—  Menteur  !  Oh  !  Menteur!  s'indigne  Lemasne. 

—  Vous  n'avez  pas  dit  au  caporal  ce  que... 


174  LA    BOUE 

—  Si,  mon  capitaine,  j'iui  ai  dit:  pour  le  mot, 
j'ini  ai  dit...  Mais  j'Iui  ai  dit  fermez  voire  \  j'Iui  ai 
pas  à.\i  ferme  ton.  » 

Le  caporal,  levant  les  yeux  vers  l'ofTicier, esquisse 
un  plat  sourire.  Et  Leinasne,  qui  voit  ce  sourire, 
blêmit  et  serre  les  poings. 

«  J'suis  p't-etre  une  gourde,  dit-il  ;  mais  j'suis 
pas  unelope.Y  en  a  d'aucuns  quis'croientmarioUes, 
et  qui  profitent  de  c'qu'ils  ont  un  galon  sur  la 
manche.. . 

—  Assez  1  Assez  !  crie  encore  Mal  taverne.  Vous 
l'entendez,  mon  capitaine  ?La  rébellion  est  patente, 
le  mauvais  esprit  évident... Croyez-moi,  mon  capi- 
taine, je  connais  le  monsieur  :  c'e.^t  la  forte  tète,  le 
meneur,  la  brebis  galeuse  de  l'escouade.  Quia  bu 
boira  ;  qui  a  été  condamné... 

—  Oh  !  mon  capitaine,  supplie  Lemasne. Faites- 
le  taire,  mon  capitaine.  J'pcux  plus  ;  jpeux  plus  ! 
Va  falloir  que  j'Iui... 

—  Dites-moi,  Maltavernc,  prononce  doucement 
Prêtre,  voulez-vous  suivre  le  lieutenant  Porchon  ? 

—  Mais,  mon  capitaine...  » 

—  Voulez-vous  suivre  le  lieutenant  Porchon  ? 

—  Bien,  mon  capitaine.  » 
Porchon,surunsigne,  s'éloigne  vers  les  guitounes; 

et  Maltaverne  l'accompagne,  à  regret,  en  se  retour- 
nant sans  cesse.  Prêtre  et  Lemasne  s'en  vont  à  leur 
tour,  et  sur  la  route  font  les  cent  pas.  Je    n'ai  pas 


Df:S    «    BON  HOMMES   »  IJD 

voulu  les  suivre  ;  je  suis  seulement  resté  près  du 
fossé,  attendant. 

L'officier  et  le  soldat  ont  fait  volte-face  :  ils  re- 
viennent. C'est  Leniasne  qui  parle  ;  son  visage  d'en- 
fant vieillot  se  crispe,  douloureux.  Au  passage,  je 
l'entends  qui  raconte  : 

«  Un  docteur  ;  oui,  mon  capitaine...  J'étais 
comme  une  masse  dans  mon  lit.  Il  m'a  dit  :  «  Vou- 
lez-vous lever  la  tète!»  J'iui  ai  répondu :«  Je  n'pcui 
pas.  Monsieur  l'major.  »  Il  m'a  répondu  :  «  Si  vous 
pouvez  !  »... 

La  voix  se  perd,  déchiquetée  par  le  vent  ;  par 
instants,  des  bribes  en  arrivent  jusqu'à  moi  : 

((  Un  coup  d'poing  dans  l'menton,  j'vous  jure, 
mon  capitaine...  Mal  à  crier,  dans  tous  mes  os... 
Alors  moi...  Oui  mon  capitaine...  J'ai  dit  :  «Vous 
êtes  aussi  brute  qu'un  Boche.  » 

Leur  promenade  les  ramène  vers  moi,  La  voix  de 
Lemasne  redevient  distincte  ;  je  n'en  perds  plus  un 
seul  mot, 

((  Les  témoins  m'ont  chargé  beaucoup.  A  l'hosto, 
on  n'm'aimait  guère  :  un  syphilitique,  vous  com- 
prenez... Et  puis  c'est  vrai  que  je  n'suis  pas  tou- 
jours bon.,.  Le  major  surtout  a  été  terrible  ;  c'est 
ce  mot  de  Boche ^  faut  croire,  qui  lui  pesait  sur 
l'estomac.  Le  conseil  m'a  salé  à  cause  de  lui  :  cinq 
ans  de  travaux  publics,  » 

Encore  une  fois,  ils  me   dépassent  et  s'éloignent. 


176  LA    BOUE 

Maintenant  c'est  Prêtre  qui  parle  ;  il  a  posé  sa  main 
sur  l'épaule  du  soldat  ;  il  se  penche  vers  lui,  pater- 
nel :  son  grand  manteau  enveloppe  à-demi  la  sil- 
houette souffreteuse.  Il  doit  parler  à  voix  basse,  car 
je  l'entends  à  peine  et  ne  puis  le  comprendre. 

Les  voici  revenir.  Les  yeux  du  capitaine,  un  peu 
durs  à  Taccoutumée,  sont  pleins  d'une  grande  pitié 
tendre  ;  le  visage  de  Lemasne  s'est  détendu  :  lors- 
qu'il est  tout  près,  je  m'aperçois  qu'il  pleure, 

«  Ah  !  dit-il.  On  n'peut  pas  savoir,..  Si  vous 
saviez,  mon  capitaine  !  Toujours  tout  seul,  depuis 
l'Assistance  !  Et  pas  solide  ;  et  guère  engageant, 
avec  ma  tirelire  de  trompe-la-Mort...  C'est  rare, 
vous  savez,  quand  les  gens  voient  plus  loin  qu'  la 
figure  ;  et  si  par  malheur  on  leur  en  offre  une 
comme  la  mienne.  .  Alors,  bien  sûr,  à  force  d'être 
vidé  à  toutes  les  portes,  bousculé  par  les  costauds, 
par  les  bien-portants...  Vous  comprenez  ça,  vous, 
mon  capitaine. ..    » 

lisse  sont  arrêtés  près  de  la  tranchée-abri.  Ils  se 
séparent.  Le  capitaine  fait  «  oui  »,  plusieurs  fois, 
d'un  signe  du  menton,  «  Mais  naturellement!  Vous 
pouvez  être  tranquille.  Je  vais  arranger  ça  avec  le 
caporal  ». 

Lemasne  le  regarde  s  éloigner. Il  est  resté  debout 
au  milieu  de  la  route,  immobile,  paralysé  d'une 
stupeur  énorme.  Le  vent,  sur  ses  joues,  sèche  ses 
dernières  larmes. 


DliS    «  BON  HOMMES  »  I  77 

Quelques  instants  plus  tard,  Porchon,  m'aperce- 
vant,  vient  d'un  pas  vif  à  ma  rencontre.  Impulsi- 
vement,avant  qu'il  ait  pu  rien  dire.je lui  demande: 

«Est-ce  que  le  capitaine  a  parlé  à  Maltaverne? 

—  Il  lui  a  parlé  »,  répond-il. 

Et    toup  à   coup,  avec  une  émotion  joyeuse  et 
chaude,  comme  si  nous  félicitions  l'un  l'autre  : 
((  Tu  sais,  Prêtre...    J'en  suis  sûr,  à  présent... 

—  Oui,  n'est-ce  pas  ? 

—  O'est  un  brave  homme.  » 

Ils  sint  arrivés  à  Iheure  du  café,  manteaux  noirs 
et  cascuettes  galonnées.  Ils  portaient  une  caisse  de 
bois  s(mbre,  qui  ressemblait  à  la  valise  d'un  com- 
mis-voageur.  Ils  nous  ont  dit  : 

((  N<us  sommes  géodésiens.  Nous  venons  travail- 
ler poir  vous  aux  Eparges. 

—  Aquoi  ? 

—  A  déterminer  la  ligne  gécdésique  entre  votre 
tête  de  apc  et  la  tranchée  boche  de  première  ligne... 
autremnt  dit  la  plus  courte  distance  qui  les  sépare 
l*une  d  l'autre. 

—  A  !  diable.  Et  pourquoi  ? 

—  Porque  les  galeries  et  les  rameaux  des  mi- 
neurs ncs'arrêtent  pas  trop  lot,  ni  ne  filent  trop 
loin. 

—  Ah  bien...    Bien  bien  bien.  » 

Nous  aons  bu  de  compagnie,  dans  les   tasses  de 


170  LA    BOUE 

vieux  limoges,  le  café  de  Figueras,  exquis,  et  quel- 
ques gorgées  d'alcool  de  grains,  exécrable.  Ils 
montraient  envers  nous  une  cordialité  déférente, 
une  bonne  grâce  de  camarades  plus  heureux,  et  qui 
n'ignorent  point  qu'ils  le  sont  :  l'un  avait,  à  peu 
près,  l'âge  de  nos  capitaines  ;  l'autre  notre  âge. 

Nous  les  avons  accompagnes  jusqu'à  la  lisière  du 
Bois-Haut.  Par  une  trouée  des  nuages,  de  lonjs  rais 
de  lumière  poudroyaient  sur  la  vallée  :  ils  valaient 
buter  contre  le  flanc  de  la  colline,  au-desscus  du 
piton  qui'  sur  les  pentes  chauffées  d'or  hausait  sa 
bosse  malsaine,  d'un  gris  pesant  et  triste. 

«  Voilà  :  c'est  là-bas.  .  » 

Ils  sont  revenus  deux  heures  plus  tard,  leu"  boîte 
noire  toujours  avec  eux,  close  à  nouveau surle mys- 
tère de  leurs  géodésigraphes. 

«  Eh  bien  ?  leur  avons-nous  demandé.  Vais  avez 
vu  nos  boyaux,  nos  tranchées?  On  ne  fait  paanieux, 
n'est-ce  pas,  comme  gadouille?  » 

Ils  ont  ouvert  de  grands  yeux,  et  ils  oit  souri 
de  notre  naïveté: 

«  Mais  nous  voyions  très  bien  à  la  lisère  du 
bois!  Mais  nous  ne  pouvions  rêver  meilleu  empla- 
cement !  Mais  nous  en  avons  vu  bien  plus  d'il  n'en 
fallait  pour  mesurer  notre  ligne  ! 

—  Et  vous  avez  trouvé  ? 

—  Vingt-six  mètres,  à  un  mètre  près. 

Nous  les  avons  regardés  avec  admiration  Gomme 


DES    «  BON  HOMMES  »  I79 

il  était  quatre  heures  passées,  nous  avons  bu  le  thé 
ensemble.  Et  nous  nous  sommes  quittés,  bons  amis. 


Dès  le  lendemain,  le  rythme  du  «  grand  tour  » 
n^us  ramène  aux  Eparges,  sous  nos  pruniers. 
«Compagnie  d'embusqués  »,  disent  les  autres  du 
bataillon.  La  8%  au  Secteur  de  défense,  barre  la  vallée 
ausud  du  village.  La  5=  et  la  6«  tiennent  les  tran- 
chtes  du  Secteur  d'attaque,  la  6®  à  droite,  la  b^  à 
gau;he. 

Giaque  fois  qu'on  se  rencontre,  au  hasard  d'une 
relèe,  pendant  les  jours  de  canton  nement  qui  nous 
réunssent  à  Mont,  des  discussions  s'accrochent, 
inteminables,  aigres  parfois,  sur  la  misère  des  uns, 
sur  1  chance  des  autres  : 

«  Al  !  la  7c  !  La  fine  7"  !  On  voit  bien  que  c'est 
l'ancinne  du  commandant  !  A  chaque  coup  le 
filon  !  Vernie  à  chaque  coup!  ...  Est-ce  que  c'est - 
juste  Est-ce  qu'on  ne  devrait  pas  «  tourner  » 
d'un  oyage  à  l'autre,  se  les  rouler  chacun  son 
tour,  a  bas  de  la  pente,  dans  les  palaces  du  Secteur 
de  réstve  ?  » 

Âinsmis  en  cause,  ceux  de  la  7*^  haussent  les 
épaulest  ricanent  : 

«  L^lon  ?  Ah  !  bien  oui  !...  Secteur  de  ré- 
serve ?  'u  parles  !...   Secteur  de  réserve  à  corvées 


l80  LA    BOUE 

voilà.  Eux,  au  moins,  les  gars  d'en  haut,  ils  savent 
sur  quoi  compter  :  tant  d'iieures  de  faction  à  ilàno- 
cher  dans  la  Iranchecaille,  en  faisant  causette,  en 
se  carrant  les  mains  dans  les  poches  ;  et  puis,  le 
quart  fini,  au  revoir  !  Un  bon  roupillon  dans  la  gui- 
toune, tranquillotte,  sans  personne  pour  venir  vous 
tirer  par  les  pieds,  vous  envoyer,  à  neuf  heurts, 
creuser  un  boyau  avec  le  génie,  au  clair  delà  lure; 
à  minuit  porter  des  fusées  au  P.C.  du  ravin  ;  à  doix 
heures  des  traverses  au  blockhauss  de  lamitraile; 
à  quatre  heures  un  affût  de  canon  chez  les  artilldirs 
coloniaux... 

—  Mais  le  danger  ?  disent  les  gars  d'en  haut. 

—  Le  danger?  Sans  blague!  Quel  danger  !.. 
Comme  si  on  ne  risquait  pas  davantage  à  ba;oter 
dans  le  bled,  tout  nus  de  la  tète  aux  pieds,  qià  se 
terrer  derrière  des  parapets  larges  comme  ça  ...  A 
preuve  Touchemoulin,  l'autre  soir.  A  preu«  en- 
core... 

—  Mais  la  boue  ?  insistent  ceux  d'en  haut. 

—  Quoi?  la  boue...  Qu'est-ce  qu'ils  allaiei  par- 
ler de  la  boue  ?  Quand  ils  seraient  allés  au  rain  du 
iSa,  avec  im  affût  de  canon  à  se  coltinoruir  le 
râble,  quand  ils  seraient  tombés  de  trou  de  nirmile 
en  trou  de  marmite,  quand  ils  auraient  nag  dans 
la  (lotte  des  bas-f(;ndj,  barboté  dans  la  gacuilleà 
y  laisser  leurs  grolles,  à  tomber  assis  à  nme  en 
attendant  les  éclairantes  pour  reprendre  \î   cinq 


DES    «   BON  HOMMES  »  lOI 

minutes  et  se  traîner  encore  quelques  mètres,  ils 
pourraient  venir  s'aligner,  les  gars  d'en  haut  1... 
D'ailleurs,  on  n'avait  pas  choisi  son  lot.  On  ne 
demandait  pas  mieux  que  de  changer  entre  com- 
pagnies, d'une  fois  à  l'autre.  C'était  hien  juste, 
après  toul,  de  filonner  chacun  à  son  tour,  de  se 
les  rouler  en  haut  de  la  pente,  dans  les  tranchées  du 
Secteur  cV attaque  .  » 

Ce  sera  peut-être  pour  plus  tard:  la  7'',  celte  fois 
encoie,  a  retrouvé  ses  pruniers.  Dans  la  friche,  près 
des  osiers  rouges, Lardin  le  perruquier  «  fonctionne  » 
avec  entrain.  Des  obus  boches  éclatent  par-ci  par-là, 
bizarrement,  avec  un  bruit  de  vaisselle  fracassée  ; 
sous  les  arbres  du  Bois-Haut,  là  où  nichent  les 
mitrailleurs,  ils  étirent  leurs  fumées  blanches  et 
plates.  D'autres  soufflent  à  l'opposé,  vers  les  tran- 
chées de  la  5'-  ;  quelque-uns  y  explosent,  sans  qu't)n 
les  voie  ;  quelques-uns  égratignent  la  terre  d'une 
chiquenaude,  ricochent  en  tournoyant  par-dessus 
nous,  et  s'écrasent  grassement  dans  les  vergers  du 
ÎMontgirmont.  Il  y  en  a  un  qui,  heurtant  le  plateau, 
rebondit  plus  haut  que  tous  les  autres,  laboure  de 
son  bec  la  crête  de  la  petite  colline,  rebondit  une 
seconde  fois,  dans  un  ronflement  de  moteur  malade, 
et  va  s'enfoncer,  à  bout  de  course,  sous  les  sapins 
des  Mures.  Toute  la  7''  en  a  battu  des  mains. 

Lorsque  Lardin,  dans  sa  musette  «  exprès  », 
range  sa   tondeuse,  ses   ciseaux  et    son    peigne,    il 


102  LA    BOUE 

pleut.  La  nuit  tombe  avec  la  pluie,  une  de  ces 
grandes  pluies  molles,  encore,  qui  bouchent  le  ciel 
d'un  horizon  à  l'autre,  et  d'une  heure  à  une  autre 
débordent  sans  violence,  sans  arrêt,  d'une  coulée  si 
tranquille,  si  monotone  et  calme,  qu'elles  semblent 
devoir  être  éternelles.  La  pluie  est  partout,  avec  les 
ténèbres  ;  il  n'y  a  plus  d'hommes  sous  la  pluie  : 
le  village  vient  de  mourir. 

Et  pourtant,  à  travers  l'ondée,  des  lueurs  fu- 
meuses vibrent  au  bord  des  toits.  L'une  d'elles,  plus 
haule,  rougeoie  en  fournaise,  grandit  soudain,  ar- 
dente et  pâle,  crève  le  plafond  de  planches  et  jaillit 
dans  la  nuit. 

«  Y  a  r  feu  !  crient  des  voix.  Y  a  T  feu  !  » 
La  pluie  tombe  sur  le  brasier,  autour  duquel 
tournoient  des  ombres  très  noires  ;  on  aperçoit 
voler  des  pelletées  de  terre,  des  gerbes  d'eau  miroi- 
ter violemment,  lancées  d'un  bloc  au  cœur  de  la 
pluie.  L'ardente  lueur  se  débat  et  sursaute,  cabrée. 
Mais  la  pluie  tombe  et  l'enveloppe,  et  lentement  la 
tue,  aidée  des  ténèbres  complices.  Houge  et  fumeuse, 
la  lueur  siffle  et  gémit  ;  les  ombres  mouvantes, 
autour  d'elles,  sont  moins  noires  :  elles  s'ciTacent  ; 
elles  se  dissolvent  ;  elles  n'y  sont  plus...  La  pluie 
tombe. 

Au  matin    du  second  jour,  le  capitaine  Maignan 
est  passé  chez  nous.  Il  montait  aux  tranchées,  pour 


DES  «  bon'hommes  »  l83 

y  dresser  je  ne  sais  quel  lopo  demandé  par  le  colo- 
nel. Il  était  enveloppé  de  sa  gandourah  fauve,  dont 
sa  main  fine,  gantée  de  cuir,  rassemblait  les  plis 
devant  lui.  Nous  lui  avons  dit  : 

{(  G  est  bien  voyant,  » 

Il  nous  a  répondu  de  sa  voix  douce,  presque 
féminine  : 

«  Croyez-vous  ?» 

El  puis  il  a  gravi  la  pente,  pas  à  pas,  très  douce- 
ment. Nous  l'avons  vu  traverser  le  village  d'en 
haut  et  se  diriger  vers  le  boyau  7,  sans  se  baisser, 
sans  même  saluer  de  la  tête  les  sapins  de  Gombres. 
Le  vent  du  plateau  faisait  flotter  derrière  lui  les  pans 
delà  gandourah:  presque  ensemble,  trois  coups  de 
fusil  ont  claqué,  aigrement. 

Ge  furent  les  premiers.  Pendant  longtemps  les 
Boches  ont  tiré,  à  coups  éparpillés,  comme  des 
chasseurs  ;  de  détonation  en  détonation,  nous  pou- 
vions suivre  la  marche  du  capitaine  Maignan.  Lors- 
qu'il s'est  aj)proché  du  ravin,  deux  balles  ont  ronflé 
dans  les  branches,  au-dessus  de  nos  guitounes,  11  a 
rebroussé  chemin  vers  le  piton  :  une  balle  a  claqué 
encore,  très  sèche  ;  et  nous  n'avons  plus  rien  en- 
tendu. 

iMais  au  bout  d'une  demi-heure,  nous  avons  va 
là-haut  des  hommes  qui  couraient,  s'arrêtaient  sou- 
dain autour  d'une  chose  indistincte,  une  longue 
chose  immobile  que  des    porteurs  venaient  de  poser 


184  LA    BOUE 

à  terre.  Gela,  sur  la  boue  d'ocre  sale,  avait  une  tiède 
couleur  fauve  ;  cela,  couché  entre  ces  hommes  qui 
remuaient,  avait  la  forme  d'un  cadavre. 

Nous  nous  sommes  élancés  tous  les  trois,  le  cœur 
secoué  debaltements  désordonnés.  Au  premier  talus 
nous  nous  sommes  arrêtés  :  le  capitaine  Maignan, 
drapé  dans  sa  gandourah,  descendait  vers  nous,  pas 
à  pas. 

«  Voilà,  nous  a-t-il  dit.  C'est  fait.» 

Nous  le  regardions  sans  pouvoir  répondre  ;  nous 
regardions  ses  dents  blanches  sous  sa  moustache 
blonde,  et  son  sourire  que  déviait  un  peu  la  cica- 
trice encore  rouge  de  sa  joue.  Enfin,  le  capitaine 
Prêtre  a  demandé  : 

«  C'est  sur  vous  qu'ils  tiraient,  n'est-ce  pas  ? 

—  En  eflfet,  a  répondu  Maignan. 

—  Vous  serez  donc  toujours  le  même? 

—  Comment,  le  même? 

—  Toujours  aussi  peu  raisonnable  ?  » 
Maignan  a  souri  davantage  : 
«  Mon  cher,  on  ne    sait  qui    vit  ni  qui  meurt. 

Savez-vous  de  quelle  balle  vous  mourrez  ?...  Moi 
pas.  C'est  sur  moi  qu'ils  tiraient,  et  c'est  ce  pauvre 
diable  qu'ils  ont  tué...  oui,  là-haut,  roulé  dans  sa 
toile  de  lente.   » 

Il  a  montré  le  cadavre  de  sa  canne,  avec  une  élé- 
gance désinvolte.  Et,  nous  tendant  la  main  : 

«  Au  revoir,  je  retourne  au  patelin. 


DES  «  bon'hommes  »  l85 

—  Tout  de  suite  ? 

—  Tout  de  suite. 

—  [l  fait  bien  clair... 

—  Il  fera  aussi  clair  dans  une  heure. 

—  Vous  devriez  au  moins  retirer  ce...  cette.,  ce 
vêtement  1 

—  Je  suis  susceptible  des  bronches.  » 

Pas  à  pas  il  s'en  est  allé,  après  un  dernier  sou- 
rire. A  peine  atteignait -il  les  prés  que  les  Boches 
de  Combres  se  mettaient  à  tirer. 

«  Dépêchez- vous  !  lui  criions-nous.  Courez  !  Gou- 
rez !...  Mais  courez  donc  !  » 

Il  s'arrêtait,  la  paume  encornet  derrière  l'oreille  ; 
et  tandis  que  les  balles  sifflaient  autour  de  lui,  il 
nous  faisait  signe,  de  ses  deux  bras  ouverts  :  «  Je 
n'entends  pas.  Je  ne  comprends  pas.  » 

Le  capitaine  Prêtre  a  haussé  les  épaules: 

«  11  est  fou,  décidément.  » 

Porchon,lui,  m'a  tiré  doucement  en  arrière  : 

«  Regarde  ;  regarde  là-haut.  » 

Les  porteurs  avaient  repris  le  corps,  qui  creu- 
sait la  toile,  s'affaissait,  traînait  presque  dans  les 
flaques  de  boue. 

«  Tout  de  même,  m'a  dit  Porchon  ;  si  les  Boches 
n'avaient  pas  tiré  sur  Maignan  ?  » 

Encore  un  soir,  où  les  téléphonistes  des  Eparges 
sont  venus  installer  un  poste  dans  l'abri.  Pendant 


l86  LA    BOUE 

deux  heures,  nous  avons  joué  avec  des  voix  incon- 
nues: 

«  Allô  MontgirmonU  Allô  Mesnil  !  C'est  toi  Bar- 
bapoux  ?,..  Oui,  c'est  Pipip...  Allô  Mademoiselle  ! 
Ne  coupez  pas  Mademoiselle  !...  Allô  la  Grêle  ! 
Communiqué  français  :  en  Argonne...  Ferme  ça, 
Jacazzi  ! . . .  En  Argonne. . .  Hé  !  dis  donc  !  Tu  diras  à 
Boulangeât  que  le  veau  est  né  ce  matin,  tout  noir.. 
Au  mont  Roudnik...  Roud-nik  !  R.  comme  Ernes- 
tine  ;  o,  comme  homard...  Attends!  Attends!  J'ai 
cassé  mon  crayon.  » 

Jacazzi,  un  Italien  au  nez  de  musaraigne,  avec  de 
beaux  yeux  longs-ciliés,  pèse  d'un  pied  dédaigneux 
sur  les  lames  pourries  de  notre  plancher  : 

«  Ça  n'est  pas  digne  de  vous,  mon  capitaine. 
Voulez- vous  un  parquet  neuf  ?..  Oui  ?...  Vous 
l'aurez  demain  matin.» 

Pendant  que  Boulangeât  et  Barbarin,  dit  Barba- 
poux,  travaillent  et  déroul<înt  leur  fil,  Jacazzi  furclc 
dans  les  coins,  soupèse  la  caisse  de  détonateurs, 
feuillette  les  deux  gros  livres  à  reliure  de  basane. 
Et  tout  à  coup,  devant  le  poêle  : 

«  Voici  un  tuyau  rpii  va  lâcher.  Voulez-vous  un 
tuyau  neuf?...  Oui  .'...  Enlendu  pour  demain  ma- 
tin. » 

Qu'est-ce  que  nous  voulons  encore  ?  Une  cafc- 
lière.  pour  retuplaccr  la  nôtre  qui  va  fuir?  Un  lit  à 
deux  personnes  avec  «  fourniture  »  complète?  Une 


DES    «   BOn'hOMMES   »  187 

bibliothèque?  Un  piano?  Un  jeu  d'échecs  ?  Un  chien 
loup?  Une  vache  ?...  Jacazzi  nous  offre  tout  cela. 
Jacazzi,  seigneur  nocturne  des  Eparges,  a  promené 
sa  lampe  électrique  des  charpentes  calcinées  aux 
pierres  moisies  des  caves.  Devant  sa  marche  éblouis- 
sante et  muette,  les  araignées  noires  ont  écartelé 
leurs  huit  pattes  au  bord  de  leurs  toiles  feutrées  de 
poussière  ;  les  cloportes,  avant  de  plonger  dans  leurs 
trous,  ont  dessiné  des  ronds  gris  sur  les  murs  mi- 
roitants de  salpêtre.  Souvent,  par  les  nuits  très 
sombres,  nous  avons  vu  danser  sur  les  ruines  du 
village  un  feu  follet  Inquiétant  et  furtif  :  Jacazzi 
nous  le  montre  ce  soir,  vêtu  d'un  papier  vert  qui 
singe  le  maroquin.  D'un  coup  de  pouce,  il  fait  jail- 
lir le  svelte  rayon,  et  il  enjoué,  comme  d'un  fleu- 
ret : 

«  On  ne  sait  pas,  dit-il  avec  orgueil,  tout  ce 
qu'on  peut  trouver  au  bout  de  ça,  pour  peu  qu'on 
sache  s'en  servir  !  De  tout,  partout  :  voilà  ma  de- 
vise. » 

11  se  penche  vers  moi  et  me  glisse  à  l'oreille  : 

«  Demandez  à  Boulangeât,  mon  lieutenant  ;  de- 
mandez-lui, pour  voir,  si  je  ne  lui  ai  pas  trouvé 
une  poule,  à  Mesnil,  » 

Et  Jacazzi,  le  temps  d'un  clin  d'oeil,  ressemble  à 
une  vieille  procureuse. 

Ponchel,  ronfleur  redoutable,  nous  a  quittés  pour 


l88  LA   BOUE 

le  67  :  nous  avons  bien  dormi  cette  nuit-là.  Mais, 
dès  la  pointe  de  l'aube,  un  coup  de  fusil  nous  a 
éveillés  en  sursaut.  On  avait  tiré  tout  près,  à  quel- 
ques pas  de  l'abri  semblait-il  :  ce  ne  pouvait  être 
que  l'homme  de  faction.  Mais  pourquoi?  Surquoi? 
Ici,  à  la  réserve,  ce  coup  de  feu  était  extraordinaire  : 
nous  en  restions  interloqués. 

Vite  sur  pied  cependant,  nous  sommes  sortis.  Le 
crépuscule  encore  bleuâtre  éployait  son  vaste  silence. 
Nos  voix,  éraillées  de  sommeil,  y  résonnaient, gros- 
sières : 

«  Où  est  la  sentinelle  ? 

—  Là-bas,  vers  la  source. 

—  Elle  revient  ;  ça  ne  peut  pas  être  elle  ;  ça 
ne  venait  pas  de  ce  côté. 

—  Mais  elle  a  entendu  !  Elle  va  certainement 
nous  dire...  » 

L'homme  approchait,  l'arme  ballante  à  l'épaule, 
les  mains  dans  les  poches,  les  bras  serrés  au  long 
du  corps.  Lorsqu'il  fut  tout  près,  il  se  retourna,. sans 
nous  avoir  vus,  et  repartit,  en  sautillant  d'un  pied 
sur  l'autre. 

«  Hep  !  »  cria  Porchon. 

Sans  répondre,  l'homme  continua  sa  promenade 
dansante. 

«  Hep  !  Hep  !  » 

L'homme  ne  daignait  môme  pas  entendre. 

«  Il  se  fiche  de  nous  »,  dit  Porchon. 


DES    «    BOn'hOMMES   »  1 89 

Et  il  se  mit  à  courir,  rattrapa  le  soldat,  et  lui 
mit  la  main  sur  l'épaule.  C'était Timmer  le  sourd  : 
il  nous  regardait  de  ses  yeux  globuleux,  pleins 
d'eau  ;  sa  lèvre  pendait  ;  on  voyait  remuer  sa  langue 
dans  sa  bouche,  derrière  une  seule  dent  énorme, 
déchaussée  par  le  tartre,  et  qui  branlait. 

«  Ça  n'est  pas  toi  qui  as  tiré  le  coup  de  fusil  ?  » 

Nous  faisions  le  geste  d'épauler.  Timmer  ricanait 
et  agitait  la  tête  de  haut  en  bas,  sans  comprendre  ; 
à  travers  les  mailles  de  son  passe-montagne,  on 
distinguait,  sur  ses  tempes,  de  rudes  crins  grison- 
nants. 

«  Une  batterie  de  t55.  murmura  Porchon,  — 
toutes  ses  pièces  tirant  à  la  fois,  — je  ne  suis  pas  bien 
sûr  que  Timmer  l'entendrait.  » 

Il  s'interrompit,   et  fit  volte-face  brusquement  : 

«  Regarde...  » 

Sur  le  talus,  rasant  les  pruniers,  une  ombre 
courbée  filait  à  grandes  enjambées.  Nous  n'eûmes 
besoin  de  rien  nous  dire  :  juste  ensemble,  nous, 
étions  sur  le  talus. 

«Halte-là  !  » 

Le  rôdeur  s'était  arrêté.  Se  voyant  découvert, 
il  ne  cherchait  même  pas  à  fuir  ;  beau  joueur,  il 
fit  vers  nous  la  moitié  du  chemin. 

D'assez  loin  encore  nous  l'avions  reconnu,  à  sa 
capote  trop  longue,  à  son  aspect  hirsute  et  chélif . 
Il  venait  à  notre  rencontre  en  souriant  à  travers  son 


iqO  LA    BOUE 

poil,  d'un  sourire  prodigieusement  niais.  Il  tenait 
à  son  poing  un  gros  oiseau,  dont  une  aile,  à  chaque 
pas  qu'il  faisait,  se  dépliait  et  se  repliait  à  demi, 
avec  une  souplesse  encore  vivante. 

«  J'ai  tué  une  buse,  nous  dit   Mémasse. 

—  Oui  ?  Eh  bien,  lu  peux  t'en  vanter  !...  Es-tu 
fou,  de  lâcher  tes  coups  de  flingue  par  ici  ?  Est-ce 
que  tu  peux  savoir  si  tes  balles... 

—  Elle  est  belle  »,  dit  Mémasse. 

De  sa  main  grise  et  dure,  pareille 'à  une  main  de 
singe,  il  caressait  doucement  les  plumes  lièdes.  Il 
ajouta  : 

«  Je  la  mangerai  bien.  » 

Porchon  commençait  à  s'énerver  : 

«  Mon  vieux,  dit-il,  tu  ne  t'imagines  tout  de 
même  pas  que  ça  va  prendre  !  Fais  l'idiot  tant 
que  tu  voudras  ;  mais  je  te  préviens  que  ça  n'ar- 
rangera pas  tes  affaires.  » 

Mémasse  le  regardait  en-dessous,  d'un  air  crain- 
tif et  stupide,  et  qui  pourtant,  on  n'eût  su  dire  à 
cause  de  quoi,  —  un  pli  de  la  paupière,  peut-être, 
un  frémissement  rapide  des  narines,  —  s'aiguisait 
d'une  indicible  moquerie  : 

«  Mon  lieutenant,  j'ai  deux  sacs  de  pommes 
de  terre  que  j'ai  vendangés  celte  nuit,  dans  un 
champ  par  là...  Il  y  avait  une  buse  qui  volait 
haut,  et  qui  tournait  au-dessus  du  bois  boche,  et 
tourne,  et  tourne,  et  lourneras-lu...  Elle  s'est  posée 


Di:S    «   BON  HOMMKS  »  I9I 

dans  un  arbre  mort,  et  elle  me  regardait  d'un  œil, 
en  remuant  seulement  sa  queue:  i(  Je  t'ai  vu,  Mé- 
masse  ;  je  t'ai  vu,,.  »  Mcmasse  a  tué  la  buse  et 
ramené  les  pommes  de  terre.  » 

Il  parlait  d'une  voix  gutturale  et  puérile,  la  tête 
penchée  de  côté,  la  lueur  jaune  de  ses  prunelles 
guetlcuse  au  bord  des  sourcils  : 

«  Mémasse  vit  tout  seul.  Il  ne  fait  de  mal  à 
personne  ;  il  vit  sa  vie  tout  seul,  mais  il  ramène 
pour  les  copains,  dans  une  grande  poche,  les 
pommes  de  terre  perdues.  » 

Il  fit  quelques  pas  en  arrière,  se  baissa,  et  char- 
gea sur  ses  épaules  un  sac  visqueux,  d'oii  tombaient 
des  grumeaux  de  boue. 

«  C'est  par  là,  nous  dit-il...  il  y  a  un  autre 
sac  chez  moi.  » 

Nous  le  suivîmes  jusqu'à  un  abri  abandonné, 
creusé  naguère  pour  une  section,  et  que  les  eaux 
avaient  envahi.  Il  s'y  laissa  glisser  sur  le  dos,  et 
disparut,  dans  un  clapotis  ;  sa  main  toute  seule 
émergea  une  seconde,  saisit  par  un  angle  le  sac  de 
pommes  de  terre,  le  fit  basculer,  l'entraîna.,.  Sous 
le  toit  de  rondins,  nous  entendîmes  ses  pas  qui 
battaient  l'eau  ;  il  choqua  son  briquet,  toussa,  bar- 
bota encore  quelques  instants,  et  puis  ne  bougea 
plus. 

«  Dis  donc?  chuchota  Porchon. 

—  Quoi  ? 


iq2  LA    BOUE 

—  Il  me  semble  que  le  bougre  nous  a  bien  pro- 
menés ?  » 

Nous  nous  mîmes  à  rire,  et  sans  bruit  nous  pen- 
châmes sur  l'entrée  de  l'abri  :  Mémasse  était  assis 
au  fond,  sur  le  bord  d'une  niche  spacieuse  creusée 
jiresque  à  fleur  d'eau.  Il  retirait  ses  chaussures,  en 
fumant  un  «  jacob  »  à  tuyau  court  ;  une  bougie 
pendue  derrière  lui  alhimait  les  poils  de  sa  barbe, 
ceignait  son  visage  sombre  d'uneauréole  braisillante  : 
au-dessus  de  sa  tête,  accroches  aux  rondins,  des 
chapelets  d'oignons  luisaient  comme  des  lampes 
douces. 

Mémasse,  ayant  retiré  ses  souliers,  s'étendit  de 
tout  son  long,  borda  sous  lui  ses  couvertures, 
attira  de  sa  main  simiesque  un  édredon  monumen- 
tal, dont  la  niche  fut  pleine  aux  trois  quarts,  le 
tapota,  et  sourit.  Il  fumait  toujours,  mais  ses  yeux 
se  fermaient,  la  pipe  glissait  vers  sa  poitrine,  aban- 
donnait ses  lèvres  détendues  par  le  sommeil... 
Sans  même  soulever  la  tôle,  Mémasse  souilla  sa 
bougie. 

Dehors,  il  faisait  grand  jour.  Un  homme  sortit 
d'une  guitoune,  en  titubant,  étira  longuement  ses 
bras,  et  se  dirigea  vers  la  source.  A  nos  pieds,  nous 
entendions  un  bourdonnement  de  voix,  une'poussée 
d'éveil  dont  le  sol  s'émouvait  au  loin.  Légères, 
entre  les  quelschiers  noirs,  les  premières  fumées 
commençaient  à  monter. 


CHAPITRE     VI 

CINQ     MOIS     PASSÉS 


16-24  décemb'e 


«...  Et  ce  sont  des  jeunes  gens  très  bien,  dont 
nous  n'avons  eu  qu'à  nous  féliciter  de  les  avoir 
chez  nous,  et  que  vous  nous  ferez  plaisir  en  les 
recevant  comme  s'ils  étaient  de  la  famille.  » 

M.  Aubry  signe  la  carte  postale  des  armées  de 
la  République,  la  retourne,  et  calligraphie  l'adresse  : 

Mesdames  Porcherot  mère  et  fille,  à  Rapl-en- 
Woëore  (Meuse). 

«  Voilà,  nous  dit-il  ;  avec  ça,  j'espère  que  vous 
trouverez  bon  accueil. 

—  On  peut  toujours  espérer»,  dit  Mlle  Thérèse, 
avec  un  sourire  ambigu. 

Je  ne  suis  pas  bien  sûr  que  Mlle  Thérèse  nous 
souhaite  mauvais  accueil  ;  mais  je  suis  sur  qu'elle 
nous  en  veut  un  peu  du  malheur  qui  nous  arrive. 

Nous  quittons  cette  nuit  Mont-sous-les-Côtes,  et 
nous  n'y  reviendrons  plus.   Est-ce  que  nous  savons 

y 


194  LA    BOUE 

pourquoi  ?...  Peut  être  ;  oui...  Avant-hier,  comme 
nous  descendions  des  Eparges,  une  fusillade  très 
dense  a  crépité  vers  le  ravin  du  182,  du  côté  qui 
regarde  la  Woëvre.  L'aube  d'or  limpide,  entr'ouverte 
sous  un  dais  de  nuages  bleus,  fourmillait  de  coups 
de  feu  grêles  et  secs,  dont  le  vacarme  nous  a  suivis 
longtemps.  L'après-midi,  nous  avons  su  qu'une 
section  française,  ou  deux,  étaient  prisonnières  des 
Boches  ;  et  nous  avons  compris  pourquoi  les  io5 
s'acharnaient  sur  Mesnil.  Du  haut  de  la  côte  que 
nous  avions  gravie,  nous  voyions  des  hommes  sortir 
des  ruines  en  courant,  et  se  sauver  à  travers  la 
campagne  ;  plusieurs  fois,  entre  deux  salves  d'ex- 
plosions, nous  avons  entendu  leurs  cris. 

«  La  guerre  est  longue,  nous  a  dit  tristement 
le  vieux  Le  Mesge.  A  Mesnil,  011  je  suis  avec  la 
C.II.R.,  on  ne  pourra  bientôt  plus  vivre:  l'autre 
jour  encore,  le  médecin-chef  a  été  affreusement 
blessé  à  la  cuisse,  par  un  gros  éclat  ;  cl  il  a  fini  le 
jour  même,  en  accusant  le  commandant  d'être  cause 
de  sa  mort,  par  son  obstination  à  maintenir  les  ser- 
vices dans  un  pareil  nid  à  obus...  A  chaque  repos, 
le  182  perd  du  monde.  Et  qu'est-ce  que  ça  va  être, 
maintenant  que  les  prisonniers  ont  jasé  ?  » 

Nous  savons  pourquoi  nous  ne  reviendrons  plus  à 
Mont;  le  i32,  abandonnant  Mesnil,  va  nous  y  rem- 
placer. Le  182  nous  chasse  de  chez  nous.  Est-ce  bête! 

Le   médecin-chef  n'.iurait  pas  dû    mourir  ;  les 


CINQ    MOIS    PASSICS  IÇS 

prisonniers  n'aumicnt  pas  dû  jaser  ;  les  Boches  ne 
devraient  pas  bombarder  Mesnil. 

Alors  Mlle  Thérèse  ne  serait  pas  debout  sur  le 
seuil  de  sa  porte,  par  cette  nuit  pluvieuse  et  blême. 
Elle  ne  nous  serrerait  pas  la  main  sans  nous  pouvoir 
rien  dire,  que  cet  «  adieu  »  très  las,  cet  adieu  si 
tristi;  qu'il  nous  condamne  peut-être,  l'un  ou  l'autre, 
à  ne  plus  jamais  revenir. 

«  Adieu,  Mademoiselle  Thérèse...  » 

Nous  avons  quitté  Mont  la  nuit,  sans  pouvoir 
nous  retourner  une  dernière  fois  et  regarder  de 
loin,  à  la  pointe  du  toit,  la  girouette  qui  grinçait 
sur  nos  meilleurs  sommeils.  Nous  ne  sommes  pas 
montés  vers  la  forêt  .  compagnie  détachée,  nous 
n'irons  pas  au  carrefour  de  Galonné.  Les  trois  giands 
sapins  qu'on  aperçoit  des  Eparges,  lorsque  se  dé- 
chire la  pluie,  nous  ont  montré  la  roule,  au  [ned 
des  Côtes. 

(f  Le  sergent  Veillard  n'y  est  plus,  dit  quelqu'un 
derrière  moi  ;  le  sergent  Frichot  n'y  est  plus,  ni 
le  caporal  Trémault,  ni  le  caporal  Dubert,  ni  les 
trente  de  la  section  qui  sont  restés  dans  la  haie  d'é- 
pine, la  nuit  de  I\embercourt...  Je  n'  vous  connais 
pas,  caporal. 

—  Je  m'appelle  Lucien,  répond  le  gradé  ;  j  ai 
rejoint  le  2  octobre,  à  Mouilly  ;  je  suis  de  la  classe 
1903. 


196  LA.  BDUE 

—  Et  moi  classe  11,  dit  l'homme  ;  je  m'appelle 
Carrier  ;  j'étais  déjà  à  la  7»,  dans  les  temps...  » 

Il  se  tait  ;  il  réfléchit  ou  il  rêve  ;  et  sou- 
dain : 

«  C'est  tout  d'même  rigolo,  reprend-il.  Laissé 
pour  mort  dans  la  haie  d'épine,  avec  un  coup 
d'baïonnette  entré  par  le  dos  et  sorti  au  mitaa 
d'ia  poitrine  ;  ramassé  par  les  Boches  et  soigné  par 
eux  à  leur  ambulance  de  Triaucourt  ;  bien  soigné 
même  :  j'épatais  leurs  toubibs  à  lunettes,  j'étais 
un  cas  épatant.  J'ai  resté  huit  jours  avec  eux... 
Un  matin,  ils  ont  mis  les  voiles;  les  nôtres  sont  arri- 
vés le  soir,  j'ai  été  évacué,  fini  d'soigner  par  les 
toubibs  français,  rapetassé,  guéri,  et  voilà  :  mes 
deux  trous  sont  bouchés  ;  j'suis  un  soldat  tout 
neuf,  un  soldat  vierge...  C'est  tout  d'même  rigolo 
comment  quça  s'goupille,  la  guerre.  » 

Nous  traversons  Mesnil,  endormi  dans  une  puan- 
teur de  chevaux  morts.  Tour  à  tour  la  nuit  cra- 
chine  ou  vente,  chétivement.  La  nuit  lasse  trem- 
blote à  peine,  au  bout  de  la  route,  d'une  fusée 
livide  qu'on  n'a  pas  vue  éclore. 

Nous  ne  savons  pas  au  juste  où  nous  allons  : 
retournerons-nous  dans  le  chemin  creux,  derrière 
les  branches  de  sapin  piquées  dans  laboueetl'urino? 
Tant  d'hommes  se  sont  cachés  là-bas,  au  fond  des 
trous  creusés  sous  le  talus,  tant  d'hommes  qui  ne 
pouvaient  bouger  sans  (Mre  vus  et   fusillés,  que  le 


CINQ    MOIS    PASSES  I97 

chemin  s'est  empli  jour  à  jour  d'une  fange  pesti- 
lentielle. Peut-être  nous  arrêterons-nous  avant  d'ar- 
river là-bas, dans  un  de  ces  ravins  qui  entaillent  les 
Hauts,  profondément. 

En  voici  un  d'où  sort  un  mince  ruisseau,  glou- 
gloulant  sous  la  route  :  nous  passons.  Un  autre 
ruisseau;  un  autre  ravin...  Nous  regardons  le  ver- 
sant noir,  épiant  la  flambée  d'une  allumette,  la 
rumeur  d'une  compagnie  qui  s'éveille  et  s'assemble. 
Rien.  Les  ténèbres,  à  l'approche  du  jour,  tombent 
à  une  torpeur  plus  noire  :  il  devait  y  avoir  de  la 
lune  ,  tout  à  l'heure. 

Mais  au  loin,  devant  nous,  des  hurlements  se 
déchaînent  :  rauques,  stridents,  eflroyables,  ils 
déchiquettent  le  bruit  tranquille  de  notre  piétine- 
nement.  Monstrueux,  il  déferlent  sur  la  route^hon- 
dissent  en  plein  ciel  et  nous  tombent  sur  la  tête. 

Alors  nous  sourions,  rassérénés  :  guide  plus  sûr 
qu'un  phare  dans  la  nuit,  la  voix  du  capitaine  Sau- 
lelet  vientànotrcî  rencontre,  pas  à  pas  nous  conduit 
jusqu'au  dernier  pas  du  voyage. 

«C'est  ici,  ravin  de  Jonvaux. ..  Il  a  fallu  foutre 
le  camp  du  chemin  creux  ;  on  n'y  laisse  plus 
qu'une  seule  section...  Ici,  la  boue  est  propre.  On 
a  creusé  beaucoup,  naturellement  ;  mais  il  reste 
encore  quelques  petites  choses  à  Unir.  Vous  verrez 
ça  quand  il  fera  clair...  An  revoir.   » 

Mais  le  capitaine  Sautelet   ne    nous    quitte   pas 


Iij8  LA    BOUE 

tout  de  suite  :  sa  voix  reste  avec  nous,  jusqu'aux 
Eparges,  jusqu'au  jour. 

Lorsqu'elle  se  tail,  laube  pâlit  derrière  le  Mon  t- 
girinont,  frôle  les  hêtres  des  sommets,  et  lentement 
couteau  fond  des  ravins.  L'ombre  de  Mémasse  glisse 
devant  notre  abri,  couleur  de  boue  jusqu'à  la  barbe, 

((  D  où  viens  tu,  Méniasse  ?  » 

Il  grogne  :  il  est  tombé;  il  a  déchiré  sa  capote  à 
des  barbelés,  «  par  là- bas  »  ;  il  n  a  pas  trouvé  de 
pommes  de  terre. 

M  Cette  chanson-là,  bougonne-i-il,  lu  m*  la  copie- 
ras sur  une  feuille  de  salade.  » 

El  il  disparaît,  sans  qu'on  puisse  voir  dans  quel 
trou. 

Nous  avons  dû  dormir  une  heure  sur  le  haut 
bal-flinc,  la  tête  près  du  toil  bien  construit,  dont 
les  jeunes  sapins  pleurent  encore  des  larmes  de 
résine  transparentes.  Les  clappements  de  la  boue, 
à  la  porte,  nous  éveillent  ;  et  Presle,  qui  entre 
chez  nous,  salue  nos  pieds. 

«  Mon  capitaine  ?...  C'est  un  cadeau,  mon  capi- 
taine. » 

Il  nous  oflre  une  boîte  de  carton  blanc,  solide- 
ment ficelée,  mais  dont  les  angles  déchirés  laissent 
voir  des  paquets  de  tabac. 

«  Du  perlot  d"  dé()uté,  gouaille  Presle.  Il  est 
bien  temps,  maintenant  qu'on  a  du  trcdc  tant  qu'on 


CINQ    MOIS    PASSKS  199 

veut  !  Si  j'élais  député,  moi,  c'est  pas  du  tabac 
qu'  j'aurais  apporté,  même  du  fin  ;  c'est  des  titres 
de  permission  en  blanc,  ou  mieux  la  signature  de 
la  paix...  » 

Presle,  loquace  à  ses  heures,  parle  énormément 
ce  n)atin  : 

«  Ils  sont  arrivés  par  la  Galonné,  dans  une 
auto...  Ah  !  nom  d  un  chien  !  Ils  étaient  deux,  avec 
le  frère  au  capitaine  Maignan  qui  voulait  v'nir 
voir  son  frère. Un  gars,  par  exemple,  celui-là  !  Un 
qu'en  veut  :  l'œil  crevé,  la  Légion  d'honneur,  un 
bandeau  sur  la  figure..  Il  est  blond,  comme  son 
frère  de  chez  nous,  niais  il  a  pas  d'  barbe...  C'est 
sûrement  lui  qu'a  entraîné  les  deux  aut'es  jusqu'au 
carrefour.  Ils  sont  dans  1'  P.C.,  en  train  d'  cogner 
leurs  verres.  Qu'est-ce  qu'ils  avaient  comme  fine 
dans  leur  bagnole  !  Qu'est  ce  qu'on  s'en  est  mis 
dans  r  cornet,  tous  les  deux  Lebret  !  Il  nous  en 
ont  lâché  un  kil,  rien  qu    pour  nous,  » 

Il  s  interrompt,  le  temps  d'avaler  sa  salive,  et 
repart  : 

((  Moi,  vous  savez,  1'  carrefour  de  Galonné,  j'y 
finirais  bien  la  guerre.  Mon  père,  sans  blague, 
ma  n)ère  et  ma  femme,  j'  les  y  installerais  tous  les 
trois...  G'est  pour  vous  dire,  hein  !...  Vous  r'gar- 
dez  la  boîte,  mon  lieutenant  ?  Vous  avez  raison  : 
c'est  une  boîte  de  Paname  ;  une  boîte  du  V«... 
vot'e  quartier.  » 


2()C  LA    BOUE 

C'est  vrai,  Presle.  Tu  es  venu  ce  matin,  et  tu 
nous  apportais  une  drôle  de  boîte  blanche...  Cela 
existe  donc  toujours?...  La  boutique  est  rue  Cay- 
Lussac.  Nous  y  sommes  entrés,  Subran  et  moi, 
un  jt)ur  du  dernier  été.  Nous  avions  fui  nos  turnes 
étoulVanles,  et  nous  allions  «  à  la  campagne  ».  L'as- 
phalte des  trottoirs  était  mou,  la  rue  déserte  jus- 
qu'au  boulevard   Saint-Michel... 

Nous  avons  canoté  sur  la  Marne,  en  frôlant 
des  îles  à  guinguettes,  où  les  arbres  eux-mêmes  lais- 
saient pendre  leurs  feuilles,  plus  mortes  que  les 
anneaux  du  portique.  Relrouverai-je  jamais,  entre 
Champigny  et  Chennevières,  cette  voûte  débranches 
tonïbée  de  la  rive,  ces  racines  glauques,  ces  ronds 
de  soleil  tremblant  sur  l'eau  noire,  et  tout  ce  refuge 
d'ombre  fraîche  oii  nous  avons  causé  à  libre  esprit, 
hors  du  temps,  hors  de  notre  vie,  hors  de  nos  sens, 
u!i  peu  fous?...  Une  flèche  de  lumière  rousse  a  glissé 
sous  les  feuilles,  et  nous  nous  sommes  aperçus  que 
le  soir  venait.  Nous  avons  remonté  vers  Joinvillc, 
sous  un  grand  ciel  vert,  en  ramant  de  toutes  nos 
forces.  Subran  ramait  mieux  que  moi,  et  il  me  le 
criait  avec  des  éclats  de  rire,  que  l'eau  portait  au 
loin,  d'une  berge  à  l'autre  :  nous  voyions,  derrière 
les  palissades,  les  joueurs  de  boules  lever  la  tôte 
pour  écouter  le  rire  su[)crbe,  et  des  femmes  en 
corsages  clairs  apparaître  sur  le  chemin... 

Un  mois  après,  Subran  était  mort.  Une  lettre  me 


CINQ    MOIS    PASSÉS  iOl 

l'a  dit  dans  la  tranchée  du  boisLoclont  ;  et  j'ai  cru  ce 
qu'elle  me  disait, à  cause  de  la  fusillade  et  du  sous- 
bois  tragique.  Mais  comment  pourrais-je  croire, 
maintenant  que  j  ai  tenu  cette  boîte  blanche  dans 
mes  mains  ? 

Qu'est-ce  donc  qui  est  vrai?  \oici  que  Presle 
récite  de  petites  choses  vieillottes,  parle  d'une  déci- 
sion qui  ((  mute  »  des  officiers,  annonce  au  bataillon 
l'arrivée  d'un  commandant  :  «  Le  capitaine  Rive 
revient  à  la  7"  ;  le  capitaine  Prêtre  s'en  va  à  la 
3e...  Le  nouveau  commandant?  Il  s'appelle  Séné- 
chal ;  il  a  été  blessé  en  septembre,  on  ne  peut  pas 
dire  le  contraire.  Mais  pourquoi  est-ce  l'arrière  qui 
lait  les  promotions  ?  Pourquoi  donne-t-on  une 
ficelle  neuve  comme  prime  à  un  départ  au  front  ?... 
Encore  une  chose,  dit  Presle,  qu'il  faudrait  écrire 
aux  journaux,  w 

La  toile  de  tente,  roulée  au  sommier  de  la 
porte,  découvre  derrière  ses  épaules  un  versant 
herbeux  qu'éclaire  le  soleil  :  soleil  frissonnant  et 
mouillé,  mais  d'une  pureté  légère  qui  semble 
d'autrefois. 

«  Veux-tu  nie   laisser  passer,  Presle  ?  » 

Je  vais  aller  parmi  les  arbres,  soulever  sous  mes 
pas  les  feuilles  bruissantes,  et  regarder  jouer  la 
lumière  sur  l'écorce  lisse  des  hêtres.  Se  rappeler 
est  cruel  et  doux  ;  c'est  ce  bavardage  de  Presic  qui 
fait  mal,  cet  abri  funicux,  et   cette   piste    de    boue 


202  LA    BOUE 

aux  empreintes  profondes  :  combien  d'hommes, 
celte  nuit  seulement,  ont-ils  enfoncé  dans  cette  boue 
le  poids  de  toute  leur  misrre? 

L'herbe  des  talus  scintille,  des  cailloux  roulent 
dans  les  haies  ;  voici  les  |ireniières  plantes  des  bois, 
les  touffes  de  genêt,  les  tallesde  mousses  ;  et  voici, 
au  sommet,  la  lumière  que  je  cherchais. 

Une  fois  ou  deux,  à  la  fin  de  septembre,  par  des 
soirs  si  vastes  et  paisibles  que  la  mélopée  des  76  n'en 
troublait  point  le  recueillement,  par  des  soirs  d'or 
rouge  qui  flambaient  au  bout  du  layon,  tandis  que 
derrière  moi  les  hommes  n'osaient  parler  et  sans 
bruit  foulaient  la  terre  moite,  j'ai  cru  entendre 
battre  le  cœur  puissant  de  la  forêt.  Mais  jamais, 
comme  ce  matin  où  la  lumière  la  pénètre  toute, 
ruisselle  à  flots  légers  au  travers  des  ramures  et 
baigne  sous  la  futaie  les  feuilles  du  dernier  automne, 
je  ne  l'ai  sentie  autour  de  moi  respirante,  riche  en- 
semble de  toutes  les  saisons  anciennes  et  soulevée 
d'espoir  au-dessus  de  ses  frondaisons  mortes,  tendue 
vers  sa  jeunesse  prodigieuse,  à  chaque  printemps 
renouvelée. 

Je  suis  allé  dans  la  forêt,  et  j'y  resterai  tout  le 
jour,  seul.  Je  descendrai  dans  ce  trou  qui  vient  de 
s'ouvrir  à  mes  pieds,  entre  les  racines  du  plus  gros 
dos  hêtres  ;  je  m'y  assolerai  du  côté  du  soleil,  et 
personne  ne  me  verra,  et  personne  ne  pensera 
plus  à    moi.   Peut-être  qu'alors  je  m'engourdirai. 


CINQ    MOIS    PASSES  2o3 

que  j'oublierai   mon  corps    et    rêverai    très    loin. 

On  est  bien,danscelrou.  Une  des  parois, en  saillie, 
forme  un  siège  facile,  juste  à  la  taille  d'un  homme; 
en  se  penchant  un  peu,  on  appuie  ses  coudes  sur 
l'autre  paroi  ;  la  tête  s'incline,  tout  le  corps  obéit, 
machinal  ;  et  quelque  chose  vous  manque,  qui  est 
un  fusil  dans  les  mains. 

Au  fond  du  trou  brillent  des  douilles  de  car- 
touches ;  l'écorce  du  hêtre  s'étoile  de  plaies  pro- 
fondes, où  la  sève  a  rougi  ;  et  les  feuilles  mouillées 
sont  brunes,  comme  des  taclies  que  j'ai  vues... 
On  s'est  donc  battu  jusque-là,  en  septembre?  J'au- 
rais cru  moins  loin. 

Alors,  et  presque  ensemble,  tous  les  arbres  me 
montrent  leurs  blessures,  leur  chair  poignardée  par 
les  balles,  lacérée  par  les  éclats  d'obus.  Les  trous 
de  tirailleurs  se  rapprochent,  se  relient  en  tran- 
chées hâtives  que  l'hiver  a  laissées  nues.  Les  Boches 
ont  dépassé  la  crête  :  cette  tranchée  fut  à  eux, où  se 
rouillent  des  chargeurs.  Les  arbres,  lorsque  je  me 
retourne,  sont  blessés  des  deux  côtés. 

Ici  les  nôtres  ont  avancé  très  vite,  sans  avoir  tiré, 
sans  qu'on  ait  tiré  sur  eux.  Et  puis  la  lutte  a  repris> 
plus  âpre...  Une  batterie  de  campagne  a  dételé  dans 
cette  clairière  ;  les  obus  l'ont  cernée  tout  de  suite, 
sauvagement.  L'eau  des  pluies  y  verdit  au  fond  des 
entonnoirs,  et  les  arbres  mutilés  achèvent  d'y  mou- 
rir :  cela  met  longtemps  à  mourir,  un  arbre. 


204  LA    BOUE 

Et  les  noires  ont  avancé  plus  loin,  pied  à  pied, 
mort  à  mort.  Il  se  sont  pansés  sur  place,  et 
cette  bande  de  toile  très  blanche,  restée  accrochée 
dans  les  ronces,  est  devenue  tout  à  coup  inutile  : 
un  pas  de  plus  au  cœur  du  fourré,  je  marchais 
sur  la  première  tombe.  Elles  étaient  sept  toutes 
pareilles,  ainsi  perdues  dans  la  forêt,  et  que  j'ai 
retrouvées  trop  tard...  Presle  disait  : 

«  Le  commandant  Sénéchal  a  été  blessé  en  sep- 
tembre ;  on  peut  pas  dire  le  contraire.  » 

On  ne  peut  pas.  C'était  dans  les  bois  de  Sept- 
sarges,  le  i""  septembre,  le  jour  oii  Dalle-Leblanc 
a  reçu  une  balle  dans  le  ventre.  J'ai  veillé  long- 
temps, cette  nuit-là  :  il  faisait  très  froid  ;  les  bles- 
sés perdus  appelaient  entre  les  lignes  des  brancar- 
diers qui  ne  viendraient  pas  ;  plus  poignant  que 
ces  plaintes  humaines, le  hennissement  d'un  cheval 
mourant  panlelait  sous  les  étoiles. 

On  ne  peut  pas  dire  le  contraire.  Siibran est  mort  ; 
tous  les  autres  que  je  sais  sont  morts...  Tout  cela 
fut  la  guerre  que  j'ai  faite,  et  qui  m'a  laissé  vivre. 
Alors  pourquoi  suis-je  là, maintenant  que  cette  guerre 
est  finie? 

Je  me  suis  arrêté  à  la  lisière  de  la  forêt, derrière 
des  broussailles  mêlées  de  branches  mortes.  Je 
ne  voyais  point,  à  mes  pieds,  la  pente  de  la  colline, 
ni  le  Longcaudans  la  vallée, ni  les  maisons  fracassées 
des   Epargcs.   Mais  je  voyais  devant  moi  d'autre» 


CINQ    MOIS    PASSÉS  2o3 

pentes  désolées,  dont  la  coulenr,  malgré  la  lumière, 
était  la  couleur  de  la  boue.  Je  reconnaissais  nos 
deux  villages,  celui  des  quetschiers,  celui  d'en 
haut,  et  je  voyais  ramper  le  long  des  huttes  des 
hommes  qui  étaient  mes  frères.  Il  y  avait,  plus 
loin  qu'eux, le  ravin  au  bois  rouillé,le  piton  malsain 
couturé  de  tranchées,  le  col  deCombres,et  la  monta- 
gne aux  sapins  bleus  :  il  y  avait, barrant  la  Wiiëvre 
et  le  ciel,  cette  ligne  de  terre  formidable  oii  pour 
nous  finissait  le  monde. 

«  Dans  deux  jours  nous  retournerons  là-bas  ; 
et  nous  nous  arrêterons,  comme  nous  avons  tou- 
jours fait.  Le  mois  dernier,  le  i»^*"  bataillon  a 
«  prononcé  un  bond»  de  cinquante  pas;  ce  mois-ci 
des  géodésiens  sont  venus,  et  ils  ont  mesuré  vingt- 
six  mètres  de  boue...  Ne  comprends-tu  pas  que  le 
temps  est  passé  où  l'on  se  battait  tout  un  jour  pour 
un  enjeu  splendide,  que  cette  guerre  est  chose 
sérieuse,  oi'i  la  méthode,  la  prévoyance  et  le  tra- 
vail de  chaque  minute  gagneront  à  la  fin  la  vic- 
toire?... Sois  donc  raisonnable  aujourd'hui,  sous 
peine  de  ne  l'être  jamais.  Rentre  dans  l'abri^ 
où  graillonne  à  cette  heure  le  ragoût  de  Figueras  ; 
mange,  et  bois  ton  café,  puis  ta  gniole,  en  fumant 
ta  pipe  :  notre  victoire  n'en  sera  pas  compro- 
mise. Et  dis  adieu  à  ton  capitaine,  que  «  mute  » 
la  décision   d'hier,  de  la  7'"  à  la  3'-.  » 

Avant  de  redescendre,  je   suis    passé  devant    les 


205  LA    BOUE 

lombes.  Il  y  avait  encore,  non  loin  d'elles,  des 
havresacs  et  des  équipements  presque  neufs.  J'ai 
ramassé  tous  ceux  que  j'ai  pu,  et  je  les  ai  apportés 
dans  l'abri. 

«  Vous  êtes  un  bon  officier  »,  m'a  dit  alors  le 
capitaine  Prêtre. 

Et  c'était  la  première  fois  qu'un  de  mes  chels 
me  disait  cela  :  mais  c'était  peut-être  parce  qu'il 
s'en  allait. 

Il  a  fallu  dépasser  l'église,  et  suivre  la  rue  plus 
loin  qu'à  l'ordinaire,  jusqu'aux  dernières  maisons. 
Avant  l'église,  après  l'église,  c'est  le  même  village 
de  murs  noirs,  dont  les  crêtes  ébréchées  collent  au 
ciel  nocturne.  El  la  rue  est  la  môme,  caillouteuse 
et  bossue  sous  les  fumiers  épars. 

«  C'est  ici,  avertit  l'homme  de  liaison.  Donnez 
la  main  :  le  couloir  est  traître.   » 

Je  n'y  vois  goultc.  Malgré  les  doigts  qui  serrent 
les  miens,  je  me  heurte  aux  cloisons  et  bule  contre 
des  marches. 

«  Allen  lion  !  Encore  une.  » 

Celle-ci  descendait,  et  j'ai  cru  tomber  dans  une 
cave  ;  mais  un  dur  parqueta  cogné  mes  talons,  en 
grin(;anl  ;  et  loistpjo  j'ai  tendu  le  bras,  je  n'ai  plus 
rencontré  de  cloison. 

((  Où  sommes-nous?  ai-jo  demandé. 


CINQ    MOIS    PASSÉS  20/ 

—  Au  presbytère. 

—  Je  le  sais  bien.  Mais  oii,dans  le  presbytère.**  » 
L'agent  de   liaison    n'a   pas  répondu.  Quelque 

chose,  dans  un  coin,  a  remué  tout  à  coup  avec  un 
bruit  étrange,  un  déclic  d'abord,  et  puis  une  sorte 
de  roulement  vif  et  doux.  Je  me  suis  arrêté  d'un 
sursaut;  j'attendais,  sur  mes  gardes,  autre  chose; 
et  pourtant  j'ai  sursauté  encore,  lorsque  le  carillon 
s'est  mis  à  danser.  Clair,  guilleret,  il  égrène  les  unes 
sur  les  autres  ses  notes  tintinnabulantes;  il  se 
dépêche  ;  il  se  trémousse  ;  il  vibre,  absurde  et  char- 
mant, comme  la  lumière  d'un  malin  d'été.  Mais  la 
nuit,  d'une  masse,  retombe  du  toit  béant  :  le  caril- 
lon rentre  dans  son  coin,  et  la  pluie,  goutte  à  goutte, 
claque  sur  le  parquet, 

«  C'est  l'horloge  de  la  salle  à  manger,  dit  l'agent 
de  liaison.  Le  curé  couchait  là-derrière...  On  y  est.  » 
Il  soulève  une  tenture,  dans  laquelle  je  m'em- 
pêtre. J'entends  des  rires  ;  je  respire  une  odeur  de 
café;  une  tiédeur  de   charbon  me  frappe  le  visage. 
ft  Mais  entrez  donc!  »  dit  le  capitaine  Prêtre. 
Il  me   serre  les   mains,    heureux    de    me    revoir 
comme  si   toutes  les  nuits  de  l'hiver  nous   avaient 
séparés,  au  lieu  de  celte  seule  dernière  nuit. 

«  Approchez,  que  je  vous  présente...  Voici  Pelle- 
grin,  le  père  Pellegrin  ;  voici  Lamarre,  et  voici  Gré- 
goire... Asseyez-vous  :  nous  allons  boire  le  café 
ensemble.   » 


208  LA    BOUE 

Deux  bougies  brûlent  sur  la  table  cirée,  où  leurs 
llatnmes  vacillent  à  l'envers.  Une  longue  glace, 
debout  dans  l'angle  près  de  la  fenêtre,  me  renvoie 
mon  reflet  à  nez  rouge,  entre  le  visage  du  moine 
bénédictin,  pâle,  blond,  avec  des  yeux  de  brume 
bleue,  et  la  barbe  royale  de  Lamarre.  Grégoire, 
assis  à  ma  droite,  ne  me  montre,  de  profil,  que  la 
longueur  de  son  nez. 

«  On  se  retrouvera  souvent,  n'est-ce  pas?  » 

Je  réponds  oui,  avant  qu'ils  s'en  aillent.  Mais 
quand  ?  mais  où  ?  puisque  de  trois  jours  en  trois 
jours  les  trois  bataillons  tournent  l'un  devant  l'autre, 
et  ne  se  touchent  à  peine,  un  instant,  que  la  nuit... 
Peut-être,  un  jour  entre  les  jours,  serons-nous 
soldats  du  même  régiment. 

a  A  bientôt!  «  me  di.sent-ils. 

Oui;  peut-être  bientôt... 

Ils  sont  partis.  Porchon  est  sur  les  routes  et 
relève  les  postes.  Le  capitaine  Rive,  que  j'attends, 
n'est  pas  arrivé  encore.  Je  suis  seul,  avec  le  por- 
trait-chromo de  PieX,  qui  me  regarde  et  me  bénit; 
avec  le  lit  à  somniier  neuf;  avec  les  fleurettes  des 
murs;  avec  les  livres  qui  chargent  les  rayons  de 
bois  blanc. 

Je  n'oserai  pas  toucher  les  livres  du  curé  :  mes 
mains,  engourdies  par  le  froid  mouillé,  no  peuvent 
que  rester  dans  mes  poches...  Ureviariurn  roma- 
nuni,  Vie  des  Saints^  llisluire  de  i'Eylise,  Œuvres 


CINQ    MOIS    PASSES  2O9 

complètes  de  Fénelon,  les  livres  se  sont  penchés 
sous  le  poids  du  lance- fusées;  et  la  Huche  est  tom- 
bée, comme  sont  mortes  les  abeilles  du  jardin. 

«  Bonjour,  mon  capitaine,  » 

Il  entre  d'un  pas  lourd,  son  «  pic»  de  Gibercy 
à  la  main.  Son  dos  se  voûte  un  peu,  sous  la  pèle- 
rine du  manteau. 

«  Vous  voyez,  c'est  moi;  je  reviens,  » 

Il  se  laisse  tomber  sur  une  chaise,  et  tend  ses 
jambes  vers  les  tisons.  Il  me  parle  comme  jamais  il 
n'a  fait.  Cordial  et  fatigué,  il  réveille  des  souvenirs 
aussi  vieux  que  la  guerre. 

a  Vous  rappelez-vous,  lorsque  vous  êtes  arrivé,  à 
Gercourl?.,.  Vous  veniez  de  Normale  Supérieure  ; 
vous  aviez  l'air  d'un  ofEcier  pour  rire...  Vous  ne 
m'avez  pas  fait  très  bonne  impression. 

—  Mon  capitaine,  je  m'en  suis  aperçu.  Vous 
m'avez  parlé  d'apprentissage;  et  voils  avez  souri, 
sans  savoir  qui  j'étais,  d'un  sourire  que  je  n'ai  pas 
oublié. 

—  Nous  nous  étions  battus,  dit  le  capitaine 
llive.  Nous  étions  très  las  ;  et  votre  uniforme  était  si 
jieufl  »  , 

Il  regarde  ma  culotte  rougeâlre,  dont  le  drap 
mûr  éclate  aux  genoux;  il  rognrde  ma  vareuse  ver- 
dissante, dont  les  galons  décousus  se  roulent  sur 
eux-mêmes,  mes  mains  dures  aux  ongles  usés, 
ma  barbe  mal  taillée,  enfin  mes  yeux,  longuement. 


210  LA    BOUE 

«  La  guerre  a  passé  sur  vous  »,  dit-il. 

Au  bout  d'un  instant,  avec  un  hochement  de 
têle  triste,  il  ajoute  : 

((  Sur  moi  aussi...  » 

Il  y  a  déjà  lonlemps  qu'il  fait  jour  :  et  nous 
continuons  à  causer,  tandis  que  les  deux  bougies 
brûlent  encore,  sur  la  table.  L'une  d'elles,  consu- 
mée toute  entière,  laisse  pencher  sa  mèche,  qui 
tombe  avec  une  flamme  plus  baute  et  grésille  dans 
le  ."iiif  fondu.  La  flamme  s'éteint,  et  nous  soufflons 
l'autre  bougie. 

«  Vous  devriez  tirer  ce  drap  »,  dit  le  capitaine 
Rive. 

Je  me  lève,  et  marche  vers  la  fenêtre.  Sur  la 
tablette,  deux  éclats  d'obus  monstrueux  maintien- 
nent les  bords  de  la  toile,  la  raidissent  à  long  plis 
mous. 

t  Quel  temps  dehors? 

—  Il  pleut.  » 

Il  |)lcut  sur  le  jardin  aux  allées  droites,  bordées 
de  |»niriers  en  quenouille;  il  pleut  sur  les  ruches 
pourrissantes,  sur  les  moellons  des  murs,  et  là-bas 
sui  les  pentes  du  Bois-IIaut,  sur  les  hêtres  dépouil- 
lés, >ur  les  traricliécs  des  mitrailleurs. 

Le  capitaine  Uive  s'est  approché.  Il  frôle  du  bout 
de»  diiigts  les  éclats  d'obus,  et  pal[)e  leurs  dents 
d  acier  froid;  il  regarde  la  pluie  qui  tombe  sur  le 
jardin,  lève  les  yeux  vers  les  arbres  noyés,  au  pied 


CINQ    MOIS    PASSES  21  I 

desquels  s'entrevoient  les  trous  noirs  des  cagnas. 
Ses  lèvres  s'agitent  à  peine.  Il  murmure  : 

«  Maintenant...  » 

Est-ce  qu'il  a  jamais  plu,  aux  Eparges,  comme 
il  pleut  ce  malin  ?  Le  drap  mouillé  se  gonfle 
et  nous  chasse  dans  la  chambre.  Nous  revenons 
vers  l'âtrc  oii  sifilent  quelques  charbons  :  nous 
n'allumerons  du  bois  que  ce  soir,  à  cause  de  la 
fumée. 

Voici  Porchon  qui  rentre.  Nous  sommes  là,  tous 
les  trois.  Le  paquet  de  tabac  est  sur  la  table,  près 
de  nos  pipes  et  du  papier  à  cigarettes,  près  des  deux 
bougies  neuves  que  je  viens  de  sortir  de  mon  sac, 
et  que  nous  allumerons  cette  nuit,  à  la  place  où 
toutes  les  bougies  ont  marqué  deux  seuls  ronds 
noirs,  parmi  les  taches  de  suif  refroidi. 

La  route  allait  vers  Sainl-Rémy.  Elle  s'arrête  à  cette 
barricade,  faite  de  carrioles, de  tonneaux, de  charrues, 
à  quoi  s'enlacent  des  barbelés.  Les  ténèbres,  là-des- 
sous, sentent  le  fumier;  on  y  entend  chuchoter  les 
derniers  Français. 

L'autre  route  allaitversCombres.  Près  des  saules, 
elle  bute  contre  une  barricade,  pareille  à  celle  de 
Saint  Rémy.  Les  ténèbres,  ici,  sentent  la  vase  ;  et  le 
pas  d'une  sentinelle  perdue  va  et  vient  sur  la  route. 

«  Halle- là! 

—  C'est  moi,  JafFelin.)) 


2r2  LA    BOUE 

L'homme  relève  son  fusil;  et  nous  causons  un 
peu,  à  voix  basse. 

«  On  s'habitue,  la  classe  i4  ? 

—  Tout  d'même,  mon  lieutenant...  Ça  nous  a 
tantôt  pris  comme  les  autres 

.    —  Qu'est-ce  quivous  a  pris? 

—  Mais  ça,  dit  Jaffelin...  Tout.  » 

Il  montre  la  barricade^  le  village  et  les  prés,  les 
collines,  tonte  la  nuit...  Au  ilancde  la  montagne  de 
Combres  une  lueur  éblouissante  s'allume,  jette  par- 
dessus nous  un  long  rayon  pâle,  oià  les  gouttelettes 
de  pluie  dansent  comme  des  poussières.  Le  projec- 
teur cherche  la  route  de  Mouilly,  tâtonne  une  seconde, 
et  s'éteint. 

«  Les  Boches  se  gourent  sur  nos  relèves,  dit  Jaffe- 
lin. Mais  si  jamais  ils  viennent  à  savoir  l'heure,  on 
s'ra  gentiment  épingles...  Faudrait  casser  la  gueule 
à  c'truc-là. 

—  Qu'est-ce  que  lu  faisais,  Jaffelin,  au  mois 
d'août  ?  » 

Il  me  regarde,  interdit  : 
«  Ce  que  j'faisais  ? 

Oui,  ton  métier...  dans  la  vie  civile  ? 

—  Ah  Idit  Jaffelin.  Je m'demandais  bien...  J'étais 
comptable,  mon  lieutenant.  » 

Derrière  nous  les  ténèbres  se  déchirent,  en  un 
éclair  rougeâlre  où  surgissent  des  silhouettes  d'hom- 
mes. L'im    d'eux     tousse  ;    on    entend,    lorsqu'ils 


CINQ    MOIS    PASSés  2l3 

font  un  pas,  le  happement  de  la  glaise  où  leurs 
jambes  s'engloutissent.  De  l'autre  côté  des  maisons, 
une  seconde  batterie  de  fusils  craque,  brutalement. 
Puis  un  silence  retombe,  où  l'on  perçoit  très  loin, 
vers  Sainl-Mihiel,  leb;ittement  profond  d'une  canon- 
nade. A.U  sommet  du  Bois-Haut,  une  mitrailleuse 
égrène  sa  bande  de  cartouches  ;  elle  se  tait,  et  la 
fusillade  du  Bois  Loclont  crépite  derrière  la  Galonné, 
se  gonfle  en  rafale,  décroît  et  meurt.  Mais  aussitôt, 
déchirante,  la  batterie  de  fusils  crache  derrière  nous 
ses  huit  flammes  rouges;  l'autre  batterie  répond, 
au-delà  des  maisons  ;  et  cinq  ou  six  bombes,  à  la 
file,  aboient  vers  la  ligne  des  tranchées. 

((  La  nuit  est  calme,  cette  nuit,  dit  Jaffelin...  A 
loutà  l'heure,  mon  lieutenant.  » 

Je  l'abandonne,  près  de  la  barricade.  Je  vais  plus 
loin^  jusqu'au  point  oij  la  route  s'infléchit  avant  de 
pénétrer  dans  le  col . 

Je  ne  me  suis  même  pas  aperçu  que  je  marchais 
dans  l'herbe  de  l'accotement,  oij  s'étoufl"e  le  bruit 
de  mes  pas.  Il  ne  pleut  plus  ;  quelques  étoiles 
brouillées  vacillent  derrière  le  vol  des  nuages  ;  l'eau 
du  ruisseau,  entre  les  saules,  pipe  la  lueur  des 
fusées  et  s'enfuit  avec  elle. 

«  Halte- là  !  w 

Le  cri  surprend  toujours,  même  lorsqu'on  a  vu, 
devant  soi,  la  forme  vivante  de  la  sentinelle. 

«  C'est  vous,  mon  lieutenant  ?» 


214  LA    BOUE 

Ils  m'attendaient.  Ils  surgissent  du  fossé  où  ils 
étaient  cachés  sur  quelques  bottes  de  paille  mouil- 
lée. Le  caporal  Runel  me  dit  : 

«  Asseyez-vous  donc  cinq  minutes.  » 

Et  il  m'offre,  dans  son  quart,  une  gorgée  d'eau- 
de-vie. 

«  Y  a  une  patrouille  qu'est  dehors,  chuchote- 
t-il  :  Butrel,  avec  Beaurain,  et  un  troisième  que 
j'nai  pas  connu.  C'est  Butrel  qu'avait  r'péré  tantôt, 
à  la  jumelle,  une  cabane  au  bord  du  Longeau  ;  et 
il  s'en  est  allé,  avant  la  lune,  pour  chercher  ce  qu'il 
y  avait  d'dans.  On  les  a  vus  passer  tout  à  l'heure  ; 
on  les  attend  rentrer  par  ici...  Mais  i's  n'sont  pas 
encore  à  l'instant.  » 

Runel  se  baisse,  d'un  geste  instinctif,  parce  que 
le  projecteur  vient  de  se  rallumer,  sous  Iqs  sapins 
de  Gombres.  L'antenne  de  lumière  balaie  la  vallée, 
se  rétracte  et  s'allonge,  accroche  enfin  la  route  de 
Mouilly,  que  lentement  elle  frôle.  Et  puis  elle  dis- 
paraît, mais  pour  jaillir  à  nouveau, et  cette  fois  frap- 
per la  route,  comme  une  balle. 

«  Ils  savent  y  faire,  »  dit  Runel. 

Deux  silTlcmcnls  hargneux  lui  coupent  la  parole, 
deux  coups  de  départ,  deux  éclatements  presque 
simultanés.  A  peine  avons-nous  vu,  sous  le  foyer 
blanc  du  projecteur,  fulgiircr  deux  flammes  san- 
glantes :  toute  la  montagne  de  Gombros  est  noire, 
des  assises  au    sommet  ;   elle    semblerait    morte. 


CINQ    MOIS    PASSÉS  21  5 

n'était  la  plainte  des  balles  qu'elle  laisse  s'échap- 
per, et  qui  tissent  dans  la  nuit,  très  haut,  leur  trame 
cristalline. 

Et  bientôt,  plus  vite  que  peut  battre  une  pau- 
pière, elle  rouvre  son  œil  de  cyclope  sous  le  bois 
sourcilleux,  et    recommence  à    scruter  notre  nuit. 

«  Zyeute  toujours,  dit  un  des  hommes.  Le  Mont- 
girmnnt  finira  bien  par  t'avoir. 

—  Mon  lieutenant,  m'informe  Runel,  je  vous 
signale  qu'un  des  fusils  de  la  batterie  3  a  dû  glis- 
ser hors  de  son  encoche,  et  qu'il  tire  très  bas, 
presque  sur  nous.  Vous  voudrez  bien  passer  voir,  en 
rentrant  ? 

—  Entendu  :  je  passerai.  » 

Je  quitte  le  petit  poste,  et  retrouve  Jafïelin,  les 
spirales  des  réseaux  Brun,  la  barricade  à  odeur  de 
vase.  Par  un  étroit  passage  qu'écrasent  les  murs 
de  deux  maisons,  je  gagne  les  prés  boueux,  et  pa- 
tine jusqu'à  la  haie  derrière  laquelle  se  cache  la 
batterie:  sur  une  échelle  horizontale,  dont  les  mon- 
tants sont  creusés  d'entailles  faites  au  couteau,  les 
huit  hommes  ont  couché  leurs  fusils, sans  les  poin- 
ter, sans  les  assujettir.  Cela  doit  tirer  sur  un  point 
repéré,  —  une  tranchée,  un  boyau  ou  une  piste, — 
les  huit  détentes  pressées  à  la  fois  par  une  trin- 
gletle  enfilée  dans  les  pontets,  la  tringlette  elle- 
même  manceuvrée  par  un  seul  homme,  qui  tient 
une  ficelle  à  la  main...  Le  bois  de  l'échelle  travaille 


2l6  LA    BOUE 

et  gondole  ;  de  salve  en  salve,  les  fusils  glissent,  se 
braquent  vers  le  ciel  ou  piquent  vers  la  terre  :  la 
batterie  devient  un  jouet  grotesque  et  dangereux, 
dont  le  vacarme  insulte  à  la  nuit. 

Sur  le  pont  du  Longeau,  l'une  derrière  l'autre, 
trois  ombres  glissent  lentement.  La  flamme  d'une 
allumette  danse  aux  doigts  de  Butrel,  et  colore  son 
mince  visage  :  la  patrouille  rentre  au  presbytère, 
où  Porchon  doit  l'attendre. 

Lorsqu'il  sera  minuit,  je  rentrerai  à  mon  tour  ; 
je  gratterai  mes  chaussures  et  mes  molletières 
pâteuses,  et  m'allongerai  sur  le  lit  du  cure.  Mais 
auparavant,  je  passerai  une  heure  dans  l'avant- 
dcrnière  maison,  avec  ceux  de  mes  hommes  que  le 
service  laisse  libres,  et  qui  ne  dorment  pas. 

Ils  sont  assis  autour  de  la  bougie, que  masque  un 
écran  de  carton. Ils  ne  jouent  pas  aux  cartes, cesoir  ; 
ils  causent  à  mi-voix,  leurs  rudes  visages  seuls  hors 
de  l'on)bre.  Je  reconnais  le  sergent  Souesme,  le 
sergent  Liège,  le  caporal  Paloux,  Pannechon  et  le 
grand  Chantoiseau. 

«  Tout  de  même,  dit  Souesme,  penser  qu'on  a 
là  bas,  dans  une  maison  de  la  rue  d'IIauteville,  au 
quatrième,  un  môme  à  soi  qu'on  n*a  jamais  vu, 
qu'on  pourrait  [)rendre  dans  ses  deux  mains,  tout 
doucement ,  avec  les  deux  pattes  sales  que  voilà, 
et  dorloter,  et  embrasser,  et  regardiîr  tout  nu  sur 
les    genoux   de   la  feunne  !...  C'est    mon  premier, 


CINQ    MOIS    PASSES  217 

Liège,  tu  sais...  J'aurai  bientôt  la  photographie.  » 
Liège  entr'ouvresa  capjte  et  sort  son  portefeuille: 

«  Mes  deux  Qlles,  tu  vois La  maison  derrière 

avec  la  vigne  vierge,  c'est  chez  nous...  Elles  ont 
voulu  qu'on  les  prenne  avec  leur  ami  Cyrano  :  ça 
n'est  pas  un  très  beau  chien,  mais  tu  ne  trouverais 
pas  une  bête  plus  aflectueuse. 

—  Chez  moi,  dit  Chanloiseau,  j'en  ai  quatre.  Il 
n'y  a  pas  de  photographe  au  bourg,  et  c  esl  pour 
ça  qu'on  ne  les  a  pas  tirés  en  portrait...  Quand 
même...  Quand  même...  » 

Et  Ghantoiseau,  les  yeux  grands  ouverts,  les  re- 
garde tous  ensemble.  * 

Ils  ont  surpris,  vers  ie  Bois  Carré,  un  patrouil- 
leur allemand  ;  et  ils  l'ont  assommé.  Ils  ont  fureté 
dans  toutes  les  maisons  du  village  ;  et  ils  les  ont 
mises  à  sac.  Ils  sont  entres  dans  la  sacristie;  et  ils 
ont  forcé  les  armoires,  volé  les  chasubles,  les  étoles 
et  les  linges  sacrés  ;  ils  n'ont  laissé  que  quelques 
rameaux  de  laiton  et  de  chrysocale,  et  un  fragile 
vase  de  porcelaine  bleue,  à  filets  d'or. 

Cette  nuit,  ils  s'en  vont.  En  attendant  que  les 
postes  rejoignent,  ils  se  sont  couchés  sur  les  marches 
de  l'église.  Pas  un  ne  parle  ;  pas  un  ne  bouge.  Je 
les  entends  seulement  respirer.  D  instant  en  instant, 
il  y  en  a  un  qui  tousse,  d'une  toux  rauquc  et  pro- 
fonde. 

10 


2l8  JLA    BOUE 

L'église,  dressée  vers  un  ciel  cuivreux,  laisse 
tomber  devant  elle  un  vasle  pan  d'ombre  oii  ils  se 
sont  blottis.  Je  ne  vois  d'eux  que  cette  masse  immo- 
bile et  couchée,  cette  masse  de  fatigue  prostrée  sur 
les  degrés  de  pierre. 

Je  les  ai  trop  regardés  vivre  :  je  sais  que  celui-ci 
est  un  lâche,  et  cehii  ci  une  brute,  et  celui-ci  un 
ivrogne  ;  je  sais  que  le  soir  de  Sommaisne,  Douce 
a  volé  une  gorgée  d'eau  à  son  ami  agonisant,  que 
Faou  a  giflé  une  vieille  femme  parce  qu'elle  lui 
refusait  des  œufs,  que  Chaffard,  sur  le  champ  de 
bataille  d'Arrancy,  a  brisé  à  coups  de  crosse  le  crâne 
d'un  blessé  allemand...  J'ai  trop  regardé  les  lueurs 
mauvaises  de  leurs  yeux,  les  tares  de  leurs  visages, 
tous  leurs  gestes  de  pauvres  hommes.  Je  les  ai 
regardés  faire  la  guerre,  et  j'ai  cru  que  je  les  voyais, 
et  peut-être  que  je  les  connaissais... 

Mais  les  yeux  de  Chantoiseau,  cette  nuit.'...  Mais 
eux  tons  qui  sont  là  couchés,  et  que  je  vois  pour  la 
première  fois?...  Ce  sont  eux.  Us  respirent  d'un 
grand  souille  las  ;  membres  mêlés,  ils  se  donnent 
l'un  à  raulre  tout  ce  qu'il-i  peuvent  donner  :  la  tié- 
deur de  leur  corps  misérable  «  Mon  frère  qui  gre- 
lottes, approche  toi  davantage,  et  que  toute  ta 
chair  se  réchaulîc...  Mon  frère  qui  ne  cesses  de 
tousser,  endors-toi  sur  le  bias  que  voilà,  cl  que  ta 
poitrine  n'ait  plus  mal...  Mon  frère  qui  dors  sur  mon 
épaule,  tu  as  raison  d'avoir  confiance  en  ton  frère  : 


CINQ    MOIS    PASSÉS  2I9 

je  respirerai  doucement  pour  ne  point  l'éveiller.  >•> 
Au-dessus  d'eux,  un  gémissement  tremble  dans 
les  ténèbres.  L'oiseau  nocturne  s'envole  du  clo- 
cher, monte  vers  le  plein  ciel,  à  grands  coups 
d'ailes  silencieux  :  et  il  me  semble  que  je  vois  leur 
âme,  leur  âme  sombre  qui  se  délivre. 

Par  la  route  de  ?y'Iouilly.  par  le  Moulin-Bas,  par 
Amblonvillc,  nous  sommes  allés  vers  Rupt  comme 
vers  notre  passé.  Nous  avons  reconnu,  autour  de 
l'église  sans  vitraux,  la  foule  des  croix  neuves  pres- 
sées dans  l'étroit  cimetière,  l'huinide  vallon  où  la 
ferme  s'allonge  près  de  la  mare  aux  arbres  fins,  et 
celte  colline  moussue  dont  nous  avons,  un  matin 
de  soleil,  cerné  la  crête  d'une  tranchée  pacifique. 

Mais  comme  Rupl  a  changé  !  Le  ruisseau  coule 
dansunep'ainerase,  balafrée  d'ornières,  sans  un  buis- 
son, sans  une  touffe  d'herbe  :  des  canons  gris  badi- 
geonnés de  fange  ;  dl^  hangars  couverts  de  chaume  ; 
des  chevaux  à  l'attache,  tristes  bctes  faméliques, 
aux  grands  yeux  farouches  et  doux  ;  des  artilleurs 
assis  au  bord  de  la  route  ;  d'autres  qui  cheminent 
à  travers  la  plaine,  des  bottes  de  paille  sur  les 
épaules,  des  seaux  de  toile  au  bout  des  bras  ;  et 
toujours  des  canons  alignés,  d'autres  hangars,  d'au- 
tres chevaux  ;  toujours  cette  couleur  de  chaume 
et  de  boue,  couleur  de  nos  visages,  couleur  de  la 
guerre... 


220  LA    BOUE 

«  Essuyez  vos  pieds,  là  donc  !   » 

Mmes  Porcherot,  mère  et  fille,  nous  ont  regar- 
dés avec  méfiance.  Il  y  avait  chez  elle  un  capitaine 
du  25.  Cérémonieusement,  elles  nous  ont  mis  à  la 
porte. 

Mous  passerons  nos  trois  jours  dans  cette  mai- 
son abandonnée.  Nous  achèterons  à  la  bouchère  des 
cigarettes  de  tabac  d'Orient,  au  tailleur  des  huîtres 
portugaises  ;  et  nous  irons  à  la  messe  de  minuit. 

Au  feu  des  cierges,  entre  l'âne  et  le  bœuf,  l'en- 
fant Jésus  tendra  vers  nous  ses  menottes  de  cire 
rose.  Le  sous-lieutenant  Dast,  et  Béjeannin  l'infir- 
mier, chanteront  un  hymne  à  Jeanne  d'Arc,  une 
cantate  naïve  et  désespérée  ;  et  puis  toute  la  nef 
s'emplira  d'un  choeur  de  voix  graves,  d'une  lamen- 
tation monotone,  qui  ne  finira  plus: 

Ils  étaient  forts,  jeunes  et  beaux, 
Pleins  de  vie  et  d  cs[Joirs  nouveaux  ; 
Ils  sont  partis  en  chantant  ! 

Les  flammes  des  cierges  tournoieront  ;  l'offi- 
ciant, à  l'autel,  nous  semblera  reculer  très  loin,  au 
fond  d'une  va|)eur  d'encens.  El  toujours,  d'un 
bout  à  l'autre  du  vaisseau,  prisonnier  des  voûtes 
de  pierres,  bourdonnera  le  chœur  des  voix  rési- 
gnées : 

Ajvz  pitié  de  dos  soldats 

Tombés  dans  les  derniers  combats... 


CINQ    MOIS    PASSES  221 

Pitié  pour  nos  soldats  qui  sont  morts  !  Pitié 
pour  nous  vivants  qui  étions  auprès  d'eux,  pour 
nous  qui  nous  battrons  demain,  nous  qui  mour- 
rons, nous  qui  souffrirons  dans  nos  chairs  muti- 
lées !  Pitié  pour  nous,  forçats  de  guerre  qui  n'a- 
vions pas  voulu  cela,  pour  nous  tous  qui  étions  des 
hommes,  et  qui  désespérons  de  jamais  le  rede- 
venir ! 


CHAPITRE     VII 
LA    GUERRE 

35  décembre-5  janvier 

«  C'est  pour  demain,  dit  le  médecin-auxiliaire, 
demain  matin  huit  heures.  Il  y  a  des  batteries  tout 
le  long  de  872,  des  batteries  derrière  Scnoux,  des 
batteries  dans  le  Bois-IIaut,  des  batteries  partout... 
Le  tir  commencera  d'un  seul  coup,  toutes  les  dra- 
gées en  vrac  sur  le  saillant  boche.  On  allongera  au 
ci  'onomètre;  le  bataillon  du  6-7  sortira, deux  com- 
paj,  es  première  vague,  deux  autres  appuyant  Tas- 
saut.     » 

Le  médecin-auxiliaire  pérore,  avec  une  assurance 
qui  nous  gèle.  Accoudées  sur  la  table,  devant  leurs 
assiettes  encore  pleines  d'écaillés  d'huîtres,  les  deux 
filles  du  tailleur  Técoutent,  médusées.  Le  tailleur 
a  reculé  sa  chaise  vers  la  cheminée  ;  penché  sur 
l'âtre,  les  pincettes  à  la  main,  il  tisonne,  il  silTlote, 
et  ne  nous  montre  que  son  dos  rond. 

«  (j'est  égal,  murmure  Ravaud,  il  y  a  des  choses 


224  LA    BOUE 

qu'il  fait  bon  garder  dans  ses  poches...  On  laisse 
traîner  ça  sur  le  coin  d'un  meuble  ;  on  s'en  fout  ; 
et  comme  par  hasard... 

—  Quoi  ?  Quoi  ?  dit  le  jeune  toubib. 

—  Oh  !  rien  »,  répond  Ravaud. 

Le  mot  tombe  comme  une  pierre  :  de  grands 
cercles  de  silence  s'élargissent  jusqu'aux  murs  ;  et 
l'orateur,  très  rouge,  regarde  obstinément  ses  ongles. 

Mais  Porchon,  tirant  sa  montre,  manifeste  une 
bruyante  surprise  : 

«  Eh  bien  vrai  !  Si  je  me  doutais  de  l'heure  qu'il 
est!...  On  est  là;  on  se  trouve  peinards  ;  on  ne 
s'aperçoit  même  pas  du  temps  qui  passe. ..  Vite  à  la 
popote,  mon  vieux  !  Nous  allons  nous  faire  sabou- 
ler.  » 

Dans  la  rue  ténébreuse,  nous  marchons  sans  rien 
nous  dire.  Une  porte  de  grange  s'ouvre  en  gei- 
gnant, et  la  lumière  qu'elle  démasque  éclaire  une 
carriole  paysanne,  eu  attente  au  bord  du  trottoir, 

«  Huchet  !  appelle  une  voix...  l'est  pas  là,  Hu- 
cbet  ?  B 

Assis  dans  la  carriole,  deux  fantassins,  le  visage 
terreux,  fument  leur  pipe. 

a  Blessés  Pleur  demandons-nous. 

—  Non,  mon  lieutenant  ;  les  pieds  pourris  :  on 
nous  a  oubliés  dans  la  Hotte. 

—  Iluchcl  !  Iluchet  !  »  crie  toujours  TinGrinier. 
Nous  entendons  l'hnmme,  au  passage  : 


LA    GUERRE  223 

«  Ben  voilà,  quoi  !  Tu  sais  marcher  sur  les 
mains,  toi,  peut-être?  » 

Il  sort,  suspendu  aux  épaules  de  deux  cama- 
rades. La  porte  de  la  grange  se  referme,  et  toute 
la  rue  s'éteint 

Il  fait  très  froid,  cette  nuit.  Des  reflets  vagues 
traînent  à  travers  la  place  et  niiioitent  sur  la  boue 
gelée.  Autour  de  l'abreuvoir,  on  entend  craquer  le 
verglas  sous  les  pas  d  hommes  invisibles. 

«  Dépêche  1  Dépêche  !  »  me  dit  Porchon. 

Enervé,  il  file  devant  moi,  prend  de  l'avance, 
disparaît  presque.  Cela  m'énerve  à  mon  tour  ;  je 
me  mets  à  courir  et  tout  de  suite  le  rattrape  : 

«  Voyons,  mon  vieux,  ne  te  fatigue  pas  :  tu  sais 
bien  que  nous  avons  le  temps. 

—  Il  est  six  heures,  répondit-il. 

—  Pas  tout  à  fait  ;  il  nous  reste  cinq  bonnes 
minutes. 

—  Et  après?  Que  diable  veux-tu  que  nous  en 
fassions  ?  » 

Il  entre  dans  le  couloir  de  la  «  caserne  »,  une 
vaste  maison  pleine  d'officiers,  de  cuistots,  d'or- 
donnances, où  claquent  des  portes,  oîi  bourdonnent 
des  voix  à  travers  les  cloisons,  oîi  trépide  jour  et 
nuit  une  vie  mystérieuse  et  puissante. 

Le  capitaine  Rive  et  le  docteur,  arrivés  avant  nous, 
causent  au  coin  du  feu. 

«  J'ai  vu  Ancelin  tantôt,  raconte    le    capitaine. 


226  LA    BOUE 

C'est  lui  qui  commande  les  deux  compagnies.  Il 
me  disait...  Ah!  vous  voilà,  jeunes  gens?  Vous  êtes 
bien  en  avance...  Oui,  des  tranchées  très  humides, 
très  humides...  Une  cigarette,  docteur? 

—  Bonsoir,  Messieurs  »,  dit  le  commandant  Sé- 
néchal. 

Il  entre,  mâchonnant  le  bout  d'un  cigare.  Il  est 
plus  rouge  encore  que  de  coutume.  A  sa  moustache 
raide,  poils  blonds  et  poils  blancs  mêlés,  de  minces 
glaçons  scintillent  et  fondent. 

«  Gelé!  Une  bonne  soupe  chaude  par  là-dessus... 
Eh  bien,  Rive,  tu  dors  ?...  Mettons-nous  à  table. 
Messieurs.  » 

Nous  dînons,  en  échangeant  d'habituelles  paroles. 
Le  Labousse,  qui  s'ennuie,  modèle  du  bout  des 
doigts  des  totons  en  mie  de  pain,  qu'il  fait  tourner 
sur  la  toile  cirée.  Le  capitaine  s'enveloppe  d'un  rêve 
taciturne  Le  commandant,  une  fois  de  plus,  témoi- 
gne d'un  appétit  massif, 

Presle,  ayant  mis  sur  la  table  la  bouteille  de  fine, 
ranimé  le  feu  qui  s'éteignait,  rangé  dans  la  «  can- 
tine à  vivres  »  les  boîtes  de  conserves  inutiles,  vient 
enfin,  à  regret,  de  se  décider  à  sortir.  A  peine  a-t-il 
fermé  la  porte  que  Porchon,  me  regardant,  cligne 
d'une  paupière. 

«  Alors,  mon  commandant,  c'est  bien  celte  nuit 
que  nous  partons? 
—  Mais  oui. 


LA    GUERRJ-:  227 

—  Et  nous  allons  au  carrefour  de  Galonné? 

—  Mais  oui  ;  au  carrefour  de  Galonné. 

—  Comme...  d'habitude? 

—  Gomme  d'habitude.  » 

Porchon,  déçu,  me  regarde  encore.  Il  hésite;  il 
m'encourage  des  yeux...  A  mon  tour. 

«  Mon  commandant,  nous  avons  causé  tout  à 
l'heure  avec  un  médecin  auxiliaire  du  6-7.  Il  nous 
a  dit  des  choses,  heu...  des  choses...  enfin  des  choses 
intéressantes.  Il  avait  l'air  très  sûr  de  lui,  très  ren- 
seigné... 

—  Il  faudra  me  l'indiquer,  dit  le  commandant 
Sénéchal.  S'il  postule  jamais  pour  une  place  de 
cuistot,  je  lui  promets  avis  favorable.  » 

Ayant  dit,  le  commandant  ouvre  la  boîte  de  ninaSy 
choisit  un  fumeron  noir  et  l'allume, soigneusement. 
Après  quoi,  de  sa  voix  sifflante  d'asthmatique,  il 
raconte  tin  drame  deSardou  qu'il  vit  jouer  l'an  passé, 
par  une  troupe  «  de  premier  ordre»...  A  la  fin  du 
cinquième  acte,  le  cigare  lui  brûle  la  moustache.  Il  le 
jette  alors,  boit  une  dernière  gorgée  de  fi  ne  et  se  lève  : 

M  Bon  sommeil,  messieurs;  il  n'est  que  temps. 
Je  vous  riippelle  que  le  réveil  est  à  trois  heures,  — 
comme  d  habitude,  y) 

Nous  rentrons  dans  la  maison  abandonnée,  et  nous 
nous  mettons  au  lit;  A  travers  le  mince  plafond, 
nous  entendons  les  [)as  des  hommes  qui  gîtent  dans 
le  grenier,  la  chute  de  leurs  corps  sur  la  paille.  Et 


228  LA    BOUE 

tous  les  bruits  s'apaisent,  peu  à  peu;  une  souris 
grignote  du  côté  de  l'armoire,  trottine  sur  le  carre- 
lage et  plonge  dans  quelque  trou.  Alors,  dans  le 
grand  silence,  deux  homnnes  couchés  côte  à  côte  se 
mettent  à  causer: 
t(  Brémond  t'a  dit? 

—  Oui. 

—  Demain  matin  huit  heures... 

—  Oui. 

—  G  est  le  6-7  qui  se  tape  l'attaque.  Nous  aut'es, 
on  est  réserve. 

—  T'es  bien  sûr,  au  moins? 

—  Puisque  c'est  Brémond  qui  l'a  dit...  Et  c'est 
Pinard  qui  lui  avait  dit! 

—  Alors  c'est  vrai...  Mais  si  l'attaque  loupe  avec 
le  6-7? 

—  Si  l'attaque  loupe? 

—  Oui , 

—  Ah!  quand  tu  m'demanderas...  Laisse  donc  ça» 
va  !  Pour  l'instant,  on  est  réserve.  Pense  qu'on  est 
réserve,  et  dors  par  là-dessus. 

—  Ça  fait  rien,  dis... 

—  Quoi  ? 

—  J'aimerais  mieux  être  à  Panama. 

—  Oui.  » 

Le  commandant  Sénéchal  a  parlé  ce  matin,  au 
bord  de  la  route  des  Trois-Jurés. 


LA    GUERRE  229 

«  Froid  de  canard,  messieurs!,..  C'est  pour  huit 
heures .  » 

Le  médecin-auxiliaire  avait  raison.  Les  deux 
hommes,  cette  nuit,  avaient  raison  :  tout  ce  qu'ils 
ont  dit  est  exact,  point  par  point.  Nous  devons 
retrouver,  à  Galonné,  le  ler  bataillon  de  chez  nous, 
en  formation  d'attente  sous  le  bois. Nous  arriverons 
derrière  lui;  nous  nous  formerons  à  notre  tour,  — 
faisceaux  d'armes,  faisceaux  de  sacs.  Et  nous  n'au- 
rons plus,  formation  d'attente,  qu'à  attendre. 

«  En  avant,  marche!  » 

Il  fait  si  froid  qu'on  ne  pense  à  rien.  Une  aube 
incolore  sourd  de  tout  le  ciel.  On  avance,  engourdis, 
sans  rien  voir  que  la  route  pâle,  et  vaguement  par- 
fois, debout  en  avant  du  taillis,  un  grand  hêtre  isol 
qui  ressemble  à  un  arbre  de  pierre. 

Quand  nous  arrivons  à  la  cabane  du  cantonnier, 
nous  nous  apercevons  qu'il  fait  jour.  Et  presque  à 
l'instant,  au  creux  de  nos  poitrines,  une  sensation 
bizarre  point  et  grandit,  une  sorte  de  chaleur  pesante, 
qui  ne  rayonne  pas,  qui  reste  là  comme  un  caillou. 

a  Ligne  de  compagnie  face  à  gauche...  » 

On  s'arrête,  bordant  le  fossé. 

«  Sacs  à  terre...  » 

Le  capitaine  Rive  nous  appelle.  Ses  moufles 
pendues  au  cou  par  un  cordon,  il  y  plonge  les 
deux  mains  à  hauteur  de  l'estomac.  Et  ces  mains 
empaquetées  et  pendantes  lui  donnent  une  allure 


250  LA    BOUE 

blessée,  une   allure    infirme  qui   fait  mal   à    voir. 

«  Quelques  mots  à  vos  hommes,  n'est-ce  [)as  ?  Les 
classe  i4  surtout.,.  N'oubliez  pas  que  nous  sommes 
réserve  de  réserve...  Insistez  sur  l'importance  de 
notre  pré[)aration  d'artillerie...  Tout  le  monde  cou- 
ché si  rartilierie  boche  riposte.  0 

Quelques  mots  à  mes  hommes...  Sans  doute. 
Mais  les  mots  que  je  voudrais  leur  dire,  je  ne 
pourrai  pas  les  leur  dire.  Le  67  attaque:  ils  le 
savent...  Pourquoi  le  67  attaque-t-il  ?  Qu'est-ce 
qu'il  attaque  ?  Dans  quelle  direction,  vers  quel  but, 
avec  quels  espoirs  ?. . .  C'est  cela  que  je  voudrais  leur 
dire;  et  cela,  je  ne  le  sais  pas,  puisque  personne  ne 
me  l'a  dit,  à  moi. 

Le  capitaine  Rive  le  sait-il?  Le  commandant  Sé- 
néchal le  sait-il?  Si  je  les  interrogeais,  ils  me  répon- 
draient, bons  soldats,  que  nous  sotnnjes  «  à  la  dis- 
position »,  que  nous  n'avons  pas  besoin  d'en  savoir 
davantage. 

On  a  regardé  de  K»in  ce  mur,  et  l'on  voudrait 
savoir  ce  qu'il  y  a  derrière  :  on  va  prendre  cette 
pioche  et  taper.  Si  les  pierres  sont  trop  dures,  si  le 
fer  de  la  pioche  s'étnotisse  et  se  brise  on  prendra 
la  pioche  «  de  réserve  »  qu'on  a  posée  contre  ce 
hêlre,  et  l'on  continuera  à  laper. 

Un  coup  de  canon  ;  deux  autres.. .  Bruscpiejnenl 
une  voûte  sonore  toinlxi  du  ciel,  jette  par-dessus 
nous  des  liens  silllanls  et  ra[»ides,  qui  secroiseni,  se 


LA    GUERRE  23 I 

joignent  et  se  mêlent,  tandis  que  derrière  nous, 
sur  nos  flancs,  devant  nous,  les  coups  de  départ 
et  les  éclatements  martèlent  la  terre,  s'y  plantent 
comme  des  pieux,  achèvent  de  fermer  durement 
le  vacarme  qui  nous  emprisonne,  et  désormais  — 
pour  quel  temps  i^  —  nous  sépare  du  monde  des 
vivants. 

J  ai  rassemblé  mes  hommes  ;  et  voici  que  je  leur 
parle  :  v  Nous  sommes  réserve,  c'est  entendu.  Mais 
peut-être  que  nous  marcherons,  nous  aussi.  Mieux 
vaut  penser  à  cela  tout  de  suite,  s'y  préparer,  être 
prêts  l'instant  venu...  Bien  de  quoi  s'en  faire,  d'ail- 
leurs I  Est-ce  que  nous  n'en  avons  pas  vu  d'autres, 
à  la  7»  ?  Les  anciens  sont  là  pour  le  dire,  eux  qui 
tant  de  fois  déjà  ..  Quand  aux  jeunes,  je  suis  bien 
sûr  que  ma  confiance  en  eux...  » 

Les  mots  se  pressent  à  mes  lèvres,  abondants  et 
vides  de  pensée.  J'ai  pris  la  parole  tout  à  coup,  sans 
savoir  ce  que  j'allais  dire,  poussé  par  celte  chaleur 
qui  pesait  morte  au  fond  de  ma  poitrine,  et  sou- 
dain s'est  mise  à  vibrer,  à  couler  par  tout  mon  corps, 
faisant  battre  mes  artères,  m'emplissant  le  cerveau 
d'une  excitation  fumeuse  et  trouble,  presque  sen- 
suelle. 

La  canonnade  s'exalte,  rebondit  et  tressaille,  avec 
des  éclats  cuivrés,  des  stridences  et  des  rires.  Elle 
nous  cogne  sur  les  nerfs,  nous  fait  courir  dans  les 
reins  de  grands  frissons  glacés  :  on  dirait  une  fan- 


232  LA    BOUE 

fare  puissante  et  sauvage  dont  le  rythme  nous  em- 
poigne violemment,  nous  jette  aune  frénésie  morne 
où  nous  nous  enfonçons  sans  pouvoir  nous  débattre, 
sans  le  vouloir,  vaincus. 

El  bientôt  la  fusillade  se  lève,  s'allonge  en  nappe 
d'incendie,  crible  de  pointes  sans  nombre  la  voûte 
formidable  du  canon,  qui  s'efirile,  se  lézarde,  et  brus- 
quement s'écroule. 

La  fusillade  crépite  parmi  le  poignant  silence.  Il  y 
a  du  soleil  sur  les  roules,  du  soleil  à  travers  les  bran- 
ches. Et  nous  nous  regardons,  stupides,  comme  des 
gens  qui  s'éveillent. 

C'est  maintenant... 

Nous  avons  erré  tout  le  jour.  Nous  avons  fumé 
des  pipes  à  en  avoir  la  gorge  brûlée,  la  langue 
râpeuse  et  sèche.  Nous  avons  passé  deux  heures  dans 
une  étroite  carrière,  près  du  poste  de  secours.  Nous 
avons  causé  avec  des  camarades  du  i^r  bataillon, 
avec  le  capitaine  Prclre,  avec  Grégoire  et  Lamarre. 
Nous  n'entendions  plus  que  des  coups  de  fusil  déta- 
chés, qui  parfois  se  joignaient  en  gerbes,  et  que  le 
vent  nous  jetait  au  visage. 

Nous  avons,  à  la  nuit,  échoué  près  du  carrefour, 
du  côté  de  la  route  de  Mouilly.  Le  i**^  bataillon, 
arrivé  av.int  nous,  s'était  emparé  des  abris:  il  a 
fallu  coucher  dans  des  trous  à  ciel  ouvert,  ou  dros- 
ser nos  toiles  de  tente  du  cûlé  où  souillait  le  vent. 


LA    GUERRE  233 

De-ci  de-là,unfeu  maigre  tremblotait, autour  duquel 
se  serraient  des  ombres.  Allongé  contre  tnoi,  un 
homme  toussait  àprcment  ,  etsa  toux  résonnait  jus- 
qu'au fond  de  ma  poitrine. 

Mous  avons,  nous  aussi,  allumé  quelques  bran- 
ches :  une  aigre  fumée  montait  vers  les  l)or(ls  du 
trou,  s'y  arrêtait  et  retombait,  rabattue  par  la  toile 
de  tente.  L'homme  toussait  de  plus  en  plus,  la  poi- 
trine déchirée  de  quintes  é})uisantes.  A  la  lueur  du 
feu,  nous  voyions  son  visage  inconnu,  rouge  et  cou- 
vert de  sueur,  ses  yeux  fiévreux  et  doux,  ses  joues 
salies  de  barbe  grise. 

((  Gomment  t'appelles-tu  ? 

—  Buchin. 

—  Quel  âge  as-lu  ? 

—  Quarante-trois  ans.  » 

Il  prononçait  «  Buchéïn  »,  avec  un  accept  de 
soleil  que  n'ont  pas  les  hommes  de  chez  nous.  Il 
avait  quaninte-trois  ans,  dix  déplus  que  les  moins 
jeunes  des  noires.  A  nos  questions  étonnées,  il  répon- 
dait entre  deux  quintes  : 

«  Je  "sais  bien  que  ça  n'est  pas  ma  place  ;  je 
sais  bien  que  je  pourrais  réclamer...  Bah  !  que  vou- 
lez-vous ;  c'est  le  sort.  » 

De  temps  en  temps,  nous  nous  abîmions  dans 
un  sommeil  grelottant  et  lucide.  Je  dormais,  et 
j'entendais  Porchon  qui  répétait,  endormi  comme 
moi  : 


234  ^^    BOUE 

«  Sois  tranquille,  Buchin  :  je  te  ferai  mettre  aux 
voitures...  C'est  là  qu'est  la  place,  Bucliin  :  je  le 
ferai  inellre    aux  voilures.  » 

El  jusqu'au  jour,  sur  la  route,  des  pas  sonnaient 
dans  l'air  glacé. 

Pas  d'ordres.  Nous  avons  erré  encore,  autour  des 
abris  toujours  pleins.  Gomme  la  veille  des  coups  de 
fusil  s'égrenaienl  au  lointain  des  bois,  moins  clairs 
que  la  veille,  cloufTés  par  un  ciel  plus  sombre.  Un 
froid  mouillé  stagnait  sur  le  carrefour;  la  terre  deve- 
nait molle  ;  et  sous  la  jonchée  des  feuilles,  la  boue 
tendait  SOS  embûches  gluantes. 

Yors  midi,  nous  avons  su  :  le  capitaine  Âncelin 
étail  lue;  notre  camarade  Ponchel  élait  tué...  Con>- 
bien  d  hommes  tués  ?  —  Âh  !  combien...  Des  hom- 
mes tués. 

A  ia  nuit  tombante,  le  i^r  bataillon  est  sorti  des 
abris,  el  s'est  rassemblé  sur  la  route  des  Eparges. 
Nou>  l'avons  regardé  partir  et  s'enfoncer  dans  le  cré- 
puscule :  les  hommes  marchaient  sous  la  pluie  avec 
une  !•  Dieur  tranquille,  pas  à  pas  descendaient  vers  le 
village,  comme  nous  tant  de  fois,  comme  nous  dans 
trois  jours. 

«  Les  pauvres  gars  !  »  a  dit  quelqu'un. 

El  dix  voix  ensemble  se  sont  récriées  : 

«  (^)uoi?  les  pauvres  gars...  Parce  qji'ils  allaient 
être  aux    tranchées   dans  une  heure  ?  Parce  qu'ils 


LA    GUERRE  235 

reprenaient  leur  tour  ?...  Tout  le  monde,  lnMireu- 
sement,  n'était  pas  si  dégoûté...  » 

L'homme  qui  avait  parlé  a  doucement  secoué  la 
tête  ;  et  très  bas,  avec  une  espèce  de  honte  : 

((  Mais  non  ;  pas  ceux-là...  pas  ceux-là. 

—  C'est  vrai,  avons-nous  dit. . .  Les  pauvres  gars  ! 

—  Quand  même,  oui...  C'est  grâce  à  eux.  .» 
Ettous,avec  le  même  lâche  bonheur,  nous. 'tommes 

rentrés  dans  no?  huttes  comme  dans  un  vieii.\  vête- 
ment. 

J'ai  partagé, avec  le  doctetir  Le  l^abousse^un  petit 
abri  accolé  à  celui  du  capitaine  Rive.  Au-des>usde 
nous,  la  bourrasque  faisait  craquer  les  arbres  ;  la 
pluie  tambourinait  notre  toit  de  carton  bilu  né  qui 
se  gonflait  sous  les  rafales  malgré  les  lourde.^  [tierres 
dont  nous  l'avions  fixé  Une  à  une,  les  pierres  rou- 
laient avec  un  fracas  d  avalanche  ;  et  la  lenille  de 
carton  s'envolait,  fuyait  dans  la  tempête  en  clatjuant 
comme  une  voile. 

Nous  nous  abrutissions  à  discuter  métaphysique, 
à  couper  des  cheveux  en  quatre.  Le  Labousse  con- 
cluait que  j'avais  «  une  âme  rose  et  grise  «.  Et  je 
cauchemardais  toute  la  nuit —  noir  et  rouge  les 
tempes  cerclées  d'une  migraine  effroyable. 

Chaque  jour,  un  peu  avant  2  heures,  la  petite  voi- 
ture du  vaguemestre,  pleine  de  colis  vêtus  de  t  »ile, 
apparaissait  au  boutde  la  Calonne.  Caliin-cah.i    vers 


236  LA    BOUE 

le  carrefour,  trottinait  le  bidet  au  poil  jaune  et  lai- 
neux. Et  les  hommes,  par  les  quatre  routes, —  ceux 
de  Verdun  qui  l'avaient  vue  passer,  ceux  de  Mouilly 
qui  étaient  tout  près,  ceux  d'Hattonchâtel  qui  étaient 
loin,  ceux  des  Taillis  de  Sauls,  perdus  à  la  lisière 
des  bois, —  arrivaient  au  carrefour  en  même  temps 
que  la  petite  voiture. 

Plus  tard,  dans  la  nuit  noire,  nous  entendions 
rouler  les  fourgons  à  vivres.  Les  corvées  du  255, 
venues  des  premières  lignes,  s'arrêtaient,  talons 
joints,  devant  la  sentinelle... 

«  Halte-là  ! 

—  J'obéis. 

—  Qui  vive? 

—  Deui-cent-cin-quan-te-cinq.  Gorvé-e  d'ordi- 
naire. . .  » 

Le  fourrier  s'avançait,  protocolaire.  Et  tout  bas, 
au  creux  de  loreille  initiée,  il  chuchotait  le  mot  de 
passe. 

Bien  [)lus  lard  encore,  longtemps  après  que  nous 
avions  dîné  dans  l'abri  du  commandant  Sénéchal, 
quand  la  fumée  du  tabac  nous  cachait  les  uns  aux 
autres  nos  visages,  quand  le  rhum  des  «  brûlots  » 
n'était  plus.au  fond  des  verres,  qu'un  sirop  refroidi, 
•nous  nous  ranimions  tous  ensemble  au  bruit  imper- 
ceptible d'une  bicyclette  sur  la  route.  Nous  enten- 
dions l'honimesauterh  terre,  posersa  machine  contre 
la  porte  ;  et  tout  de  suite  il  apparaissait,  débouclant 


LA    GUERRE  Hf 

sa  sacoche  gonflée  ;  et  les  lettres  en  débordaient  avec 
un  bruissement  léger,  comme  pour  venir  d'elles- 
mêmes  au-devant  de  nos  mains  tendues. 


* 


«  Bonne  année  !  » 

Je  répondrai  aux  lettres  dans  notre  maison  des 
Eparges,  devant  la  fenêtre  qu'a  percée  le  capitaine 
Sautelet.  Je  ne  vois  plus,  sur  mes  mains  et  sur  mon 
papier,  danser  la  lumière  des  bougies .  Le  jour  entre 
par  la  fenêtre  ;  et  si  je  lève  les  yeux,  toute  la  vallée 
se  donne  à  mon  premier  regard. 

Vallée  triste,  de  prés  jaunes  sous  un  ciel  sale.  En 
me  penchant  un  peu  à  droite,  je  découvre  la  fuite 
des  collines,  hérissées  de  bois  violâtres  ;  un  peu  à 
gauche,  et  la  montagne  des  Hures  surgit  d'un  bloc, 
sous  sa  couronne  de  sapins  noirs.  Et  des  Hures 
aux  collines  traînent  de  molles  averses,  qui  ter- 
nissent encore  les  couleurs  fanées  des  champs,  qui 
pendent  du  ciel  comme  des  haillons.  Elles  appro- 
chent, silencieuses,  et  brouillent  les  vitres  de  la 
fenêtre  :  toute  la  vallée  s'efface,  enveloppée  de  tor- 
peur et  de  pluie. 

Il  fait  trop  chaud,  ici.  Le  poêle  bourré  jusqu'à 
la  gueule  ronfle  et  craque.  Une  dernière  mouche 
bourdonne,  cogne  le  plafond  et  tombe  sur  la  table, 
parmi  toutes  les  mouches  qui  sont  mortes. 


238  LA    BOUE 

«  Bonnes  années»  d'autrefois...  Par  la  fenêtre 
de  ma  chambre,  je  regardais  les  moineaux  sur  la 
neige.  Depuis  longtemps,  à  travers  mon  sommeil, 
j'entendais  vibrer  le  timbre  de  l'entrée  :  il  y  avait 
dansle  vestibule,  sur  le  coin  du  vieux  bahut,  des  gros 
sous  pour  les  mendiants,  et  pour  les  gosses  des  pipe? 
de  sucre  rouge. 

On  est  là...  Porchon  s'est  étendu  sur  le  bat- 
flanc.  Il  est  couché,  pareil  à  un  homme  endormi  ; 
mais  chaque  fois  que  le  chat  vient  frôler  son 
épaule,  il  le  repousse,  d'un  geste  excédé.  Le  capi- 
taine Rive,  affaissé  sur  une  chaise,  roule  ses  lon- 
gues cigarettes  ;  il  ne  s'est  pas  rasé  ce  matin  :  je  ne 
m'étais  jamais  aperçu  que  sa  barbe  poussait  presque 
blanche. 

L'averse  passe,  et  lentement  dévoile  les  prés  mor- 
nes, que  des  trous  d'obus  éclaboussent.  Derrière 
moi  un  fragment  d'argile  sèche,  détaché  du  mur, 
se  pulvérise  en  heurtant  le  plancher.  On  est  là...  On 
y  restera  trois  jours.  Et  puis  l'on  descendra  vers 
Kupt;  on  remontera  de  Rupt  vers  Galonné  ;  et  de 
Galonné,  encore,  vers  les  Eparges. 

On  ne  se  révolte  pas.  On  accepte  toutes  les  heures. 
Mais  ce  soir,  sans  rien  dire,  on  se  couche  sur  le 
bat-llanc;  on  allume  l'une  à  l'autre  des  cigarettes 
qui  ne  finissent  pas  ;  on  regarde,  sur  une  feuille 
do  papier  blanche,  ses  mains  dures  et  gercées... 
Ghacun  pour  soi,  on  laisse  son  cœur  se  gonfler  de 


LA    GUERRE  239 

souvenirs.  On  n'a  point  honte  d'avoir  de  la  peine. 

c<  Mon  capitaine  !  Mon  capitaine  I  » 

La  porte  claque,  violemment  poussée.  Un  homme 
apparaît,  boueux  jusqu'au  ventre,  l'air  égaré. 

«  C'est  Tcapitaine  Maignan...  » 

Rive  s'est  levé  d'un  bond,  le  visage  envahi  d'une 
brusque  pâleur. 

«  Il  est  mort  ? 

—  Non  !  Non  1  »  répète  l'homme. 
Sur  le  seuil,  Rive  se  retourne  : 

«c  Rcstez-là...  Attendez-moi  ..  Nous  ne  pouvons 
monter  tous  ensemble.  » 

Et  il  s'en  va,  derrière  l'homme  qui  secoue  la 
tête,  et  qui  dit  «  non  »,  toujours,  comme  s'il  so 
débattait. 

Nous  nous  sommes  assis  près  du  poêle,  le  dos 
courbé,  les  mains  jointes  entre  nos  genoux.  A  quoi 
bon  parler?  \  quoi  bon  même  nous  regarder  ?  Les 
dents  serrées,  nous  nous  .  cachons  dans  ce  coin 
d'ombre  ;  et  nous  avons  si  peur  de  notre  premier 
geste  que  nous  y  demeurons,  de  toute  notre  force, 
immobiles. 

Près  du  toit  de  l'abri  quelqu'un  court  dans  la 
friche. 

«  On  vient  ? 

—  Non...  les  pas  s'éloignent.  » 

Porchon  s'est  dressé  à-demi,  les  mains  crispées 
au  bord  de  «a  chaise  : 


240  LA    BOUE 

«  Ecoute,  me  dil-il,  va  l'en...  Nous  n'avons  pas 
besoin  de  rester  deux  ici...  Monte  là-haut. 

—  Mais  toi  ? 

—  Non  :  va  le  premier.  Monte...  Mais  monte  donc, 
à  la  fin,  puisque  je  te  le  dis  !  » 

Il  me  pousse  de  son  propre  élan,  de  toute  sa 
volonté,  de  toute  son  angoisse  : 

((  Va...  Va...  » 

Et  je  cède  ;  je  passe  la  porte  qui  se  referme  ;  je 
prends  ma  course  sur  la  pente  boueuse. 

Quelqu'un  descend  vers  moi,  à  longues  foulées 
glissantes.  C'est  le  capitaine  Rive,  tête  nue,  la 
vareuse  ouverte.  Nous  nous  croisons;  il  me  regarde, 
sans  rien  dire  ;  mais  dans  ses  yeux  encore  trop 
vrais,  ses  yeux  qui  n'ont  pas  eu  le  temps  de  reflé- 
ter autre  chose,  je  vois  la  mort  du  capitaine  Mai- 
gnan. 

Le  brancard  est  là-haut,  posé  sur  la  fange  du 
sentier,  à  côté  d'un  autre  brancard.  Ils  sont  deux 
morts,  qui  viennent  d'être  tués. 

Celui-ci  est  un  soldat,  couché  très  droit,  comme 
un  gisant  de  pierre.  Autour  de  lui,  à  haute  voix,  des 
hommes  parlent.   L'un  dit  : 

«  Ça  l'a  tapé  juste  au  milieu  du  front  ;  il  n'a  pas 
dû  seulement  faire  ouf...  » 

.luslcau  milieu  du  front...  C'est  pour  cela  qu'on 
liii  u  mis  un  mouchoir  sur  la  tête. 

«  Il  montait  par  le  boyau,  dit  un  autre.  Quand 


LA    GUERRE  24I 

il  pst  arrivé  au  tournant,  il  a  enfoncé  dans  la 
boue  :  le  parapet  avait  coulé,  en  comblant  presque 
le  passage.  Il  n'a  pas  pris  le  temps  de  déblayer  ; 
il  est  sorti  tranquillement.  Et  aussitôt...  tac  !  En 
bas.  » 

Ravaud  et  Massicard  sont  là  :  ils  m'ont  vu  ;  et 
ils  s'écartent  un  peu,  de  chaque  côté  du  second 
brancard. 

Le  capitaine  Maignan,  jusqu'à  la  ceinture,  est  en- 
veloppé d'une  couverture  de  laine.  Le  haut  de  sa 
poitrine  très  blanche  apparaît, dansl'entre-bàillement 
de  la  capote  déboutonnée.  Dans  sa  bouche  entr'ou- 
verte  on  aperçoit  le  bord  de  ses  dents  ;  et  sur  sa  face 
livide,  la  cicatrice  de  la  joue  trace  une  dure  ligne 
violette. 

Comme  il  a  maigri  1  Son  front  que  lave  la  pluie 
est  plus  lisse  qu'un  marbre  ;  sa  tempe  creuse  s'em- 
plit d'ombre  effrayante  ;  les  pommettes  saillent  et 
distendent  la  peau  ;  toutes  les  chairs  diminuées, 
collant  à  l'ossature,  la  laissent  hideusement  surgir. 
C'est  donc  cela,  une  «  tête  de  mort  »  !  Gela  qui 
tout  à  l'heure  ouvrait  sur  le  monde  les  yeux  du 
capitaine  Maignan... 

«  Voilà,  dit  Massicard...  Quelqu'un  est  passé 
devant  la  cagna,  en  criant  que  Soriot  venait  d'être 
tué  au  tournant  du  boyau  5.  Il  a  couru,  «  pour  se 
rendre  compte  «...  Nous  l'avons  suivi  Ravaud  et 
moi  :  nous  le  connaissions  si  bien  I...  Quand  il  est 

II 


J42 


LA    BOUE 


arrivé  à  l'éboulement,  et  que  nous  l'avons  vu  prendre 
appui  des  deux  bras  pour  sortir,  nous  l'avons  retenu 
par  sa  capote.  Alors  il  s'est  fâché  ;  il  a  voulu  sor- 
tir quand  môme. ..Et  tout  de  suite...  La  balle  l'a 
traversé  d'un  flanc  à  l'autre  ;  il  est  retombé  dans  nos 
bras. 

—  Mort  ? 

—  Non.  Il  nous  a  regardés,  et  il  a  dit  :  «  Vous 
aviez  raison,  mes  amis  »,  Nous  avons  tâche  de  le 
déshabiller,  pour  le  panser  ;  le  sang  ne  coulait  pas 
beaucoup,  mais  il  devait  avoir  une  grosse  hémor- 
ragie interne,  qui  l'étouffait...  Quand  le  brancard 
est  arrivé^  il  sest  mis  à  se  débattre.  Tout  le  temps 
qu'on  le  descendait,  il  se  soulevait  à  grands  coups 
d'épaules,  en  criant.  Et  puis,  très  vite,  il  s'est  affai- 
bli ;  il  s'est  mis  à  parler  avec  une  voix  de  gosse  : 
«  Ma  mère...  mon  frère...  la  croix  comme  lui  ».  Et 
il  est  mort.» 

Massicard  tremble.  Ravaud  se  penche  ;  douce- 
ment il  ramène  sur  le  corps  une  des  mains  qui  Iraî- 
nait  dans  la  boue-  Et  lorsqu'il  se  relève  il  nous 
tourne  le  dos,  pour  que  nous  ne  le  voyions  pas 
pleurer. 

«  Quelle  pluie  !  »  dil-il. 

L'averse  ruisselle  au  visage  de  Maignan.  On 
voudrait  prendre  un  linge  pour  étancher  les 
gouttes  qui  mouillent  son  front,  ainsi  qu'une  sueur 
d'agonie.    Mais   on    le    retrouve  brusquement   tel 


I.A    GUERRE  24:» 

qu'une  balle  vient  de  le  tuer,  muré  tel  que  le  voici 
dans  celte  immobilité  formidable  :  et  de  nouveau, 
à  travers  tout  l'être,  on  croit  à  la  mort  de  iVIai- 
gnan. 

Sur  le  front  de  Soriot,  le  mouchoir  est  devenu 
rouge.  Ses  pieds  aux  talons  joints  dépassent  les  bords 
du  brancard.  Ses  mains  à  demi  closes  ont  une  pâleur 
de  cire...  Pauvres  pieds  bottés  de  cuir  rude  et  de 
boue  !  Pauvres  mains  inertes!  Pauvre  homme... 

Au-dessus  de  nous  une  ballechante, tirée  du  haut 
du  piton.  Brutal,  Ravaud  s'essuie  les  yeux.  Et  sour- 
dement : 

«  Si  je  le  tenais,  celui-là  !  » 

Et  puis  il  a  un  grand  geste  découragé.  Il  ne  se 
détourne  même  plus.  Les  bras  abandonnés,  le  visage 
nu,  il  pleure. 

A  minuit,  sans  quitter  leur  tranchée  du  ravin,  les 
Boches  se  sont  mis  à  hurler,  comme  s'ils  char- 
geaient à  la  baïonnette.  Vers  Gombres,  une  de  leurs 
patrouilles  est  descendue  dans  la  vallée,  devant  les 
lignes  du  3oi  :  et  les  nôtres  ont  entendu  une  voix 
qui  les  appelait,  camouflée  en  voix  française  :  «  Au 
secours  !  A  moi,  camarates  !  »  Sur  le  piton,  ils  ont 
chanté  ;  ils  ont  brisé  des  bouteilles,  braillé  des  mots 
obscènes  et  des  injures.  Toute  la  nuit,  ils  nous  ont 
harcelés  de  fusées  et  de  coups  de  feu. 

Nous  n'avons  guère  dormi,  en  bas.  Etendus  côte 


244  ^•'^    BOUE 

à  côte,  nous  suivions  le  même  songe  douloureux  : 
le  lendemain  de  Noël,  l'absurde  attaquo  dans  les  bois, 
les  lentes  journées  du  carrefour,  l'attente  des  lettres 
dans  l'abri  plein  de  fumée...  Et  puis  les  dernières 
heures,  les  averses  qui  passent,  le  cri  de  cet  homme 
couvert  de  boue...  Et  devant  nous  les  deux  bran- 
cards, Soriot  mort,  Maignan  mort. 

Nous  ne  pouvons  pas  tout  savoir.  On  nous  a  dit 
que  les  obus  de  nos  76,  trop  légers,  avaient  à  peine 
mordu  sur  les  retranchements  ennemis.  On  nous  a 
dit  que  la  première  vague  avait  heurté  durement  le 
musoir  des  mitrailleuses,  et  reflué,  en  lais.sant  der- 
rière elle  une  frange  de  cadavres.  On  nous  a  dit  que  le 
capitaine  Ancelin,  svir  d'être  tué,  s'était  pourtant  une 
seconde  fois  jeté  contre  les  (ils  de  fer  intacts,  parce 
qu'il  en  avait  reçu  l'ordre  ;  on  nous  a  dit  aussi  qu'il 
était  un  ofBcier  admirable,  et  mieux  encore,  un 
homme  de  cœur. 

Nous  sommes  venus  aux  Eparges  ;  et  c'était  la 
veille  du  jour  de  l'an.  Nous  avions  oublié  l'atta- 
que du  26  décembre.  Très  loin,  nous  regardions 
au  vi.sage  des  heures  notre  propre  mélancolie. 
Nous  avions  oublié...  La  guerre  nous  a  durement 
punis. 

Ce  matin,  nous  mangerons  des  tranches  de  jam- 
bon fumé,  des  pommes  jaunes  et  des  mandarines; 
nous  boirons  à  pleins  quarts  un  Champagne  mous- 
seux et  violent  ;  nous  fumerons  des  cigares  à  bagues 


LA    GUERRE  245 

rouges   Et  nous  bavarderons  bruyamment  ;  et  nos 
hnttes,  peut  être,  résonneront  de  nos  rires. 
Mais  oublier... 


J'ai  devancé,  avec  le  campement,  le  départ  du 
bataillon.  Nous  allons  à  Riipt,  encombré  de  troupes 
au  repos,  pour  essayer  de  conquérir  une  place  à 
nos  camarades  fatigués.  Gomme  toujours,  la  pluie 
nous  accompagne,  une  pluie  sournoise  dont  nous 
sentons  à  peine  les  gouttes  fines,  mais  qui  lente- 
ment pénètre  nos  vêtements  et  pèse  sur  chacun  de 
nos  pas.  Il  faut  s'arrêter  sur  le  bord  de  la  route, 
se  coucher  dans  l'herbe  mouillée,  attendre  que  les 
plus  las  reprennent  assez  de  force  pour  achever 
l'étape. 

Je  somnole,  en  écoutant  deux  hommes  qui  cau- 
sent près  de  moi.  Ce  ne  sont  pas  des  hommes  de  ma 
compagnie  ;  je  ne  connais  pas  leurs  voix;  je  ne  sais 
même  pas  oij  ils  sont  :  peut-être  derrière  la  haie 
d'épine  au  pied  de  laquelle  je  me  suis  affalé,  dès  la 
halte. 

«  A  c' coup-là,  dit  l'un,  on  s'est  faits  vieux... 
T'as  dû  savoir  que  le  capitaine  a  été  tué,  avec  un 
copain  à  nous. 

—  Je  les  ai  vus,  répond  l'autre.  J'étais  juste  au 
village  comme  on  les  descendait. 


246  LA    BOUE 

—  Et  alors  ? 

—  Alors  j'ai  demandé  comment  le  malheur  était 
arrivé,  et  où,  et  pourquoi,  et  des  tas  d'  choses  qui 
n'avançaient  à  rien,  puisque  c'étaient  toujours  deux 
morts...  Mais  j'ai  pas  pu  m'en  empêcher.  Il  a  fallu 
que  je  sache.  Il  me  semblaitque  ça  n'était  pas  assez 
de  seulement  les  avoir  vus...  Comprends  si  tu  veux  : 
je  ne  suis  pas  comme  ça  d'habitude,  n 

•    Il  y  a  un  silence.  Et  l'homme  reprend  : 

«  On  a  eu  aussi  un  tué,  chez  nous  :  ïhouvignon, 
un  cabot  du  renfort...  Il  était  en  train  de  manger, 
appuyé  au  parados.  Faut  te  dire,  pour  être  juste, 
qu'il  s'était  posé  juste  en  face  d'un  créneau  repéré  ; 
mais  puisqu'il  débarquait,  ça  n'était  pas  tout  à  fait 
sa  faute...  Une  balle  l'a  tapé  en  plein  crAne  ;  il  est 
resté  debout,  et  sa  tcte  s'est  penchée,  en  laissant 
tomber  des  bouts  de  cervelle  qui  faisaient  floc  dans 
la  bectance...  Il  avait  un  cigare  sur  l'oreille,  et  deux 
mandarines  dans  ses  poches.  » 

Nous  repartons,  sous  l'éternelle  ondée.  A  Rupt, 
dès  l'arrivée,  je  dois  mener  une  lutte  odieuse, 
contre  des  gens  qui  serrent  les  coudes  pour  mieux 
faire  front  aux  intrus  que  nous  sommes.  A  la  place, 
à  la  mairie,  à  la  prévôté,  se  sont  les  mêmes  argu- 
ties, les  mêmes  vérités  jésuitiques  derrière  quoi 
ricane  le  même  égoïsme.  Un  capitaine,  à  court  de 
mauvaise  fni,mc  montre  lAchement  ses  galons.  Un 
lieutenant,  la  bouche  lleuric  de  phrases  courtoises, 


LA    GUERRE  247 

cherche  à  m'enlever  des  mains  la  clef  d'une  mai- 
son vide,  que  l'on  m'a  confiée  devant  lui  ;  et 
quand  il  me  voit  résolu  à  ne  la  point  lâcher,  quand 
il  comprend  qu'il  n'y  a  rien  à  faire,  il  change  de 
visage  tout  à  coup  et  me  lance  de  grossières  invec- 
tives. 

»  «  Tu  viendras  ce  soir  chez  la  mère  Bourdier,  me 
dit  Lamarre  que  je  rencontre.  Il  y  aura  quelques 
bons  types,  et  de  quoi  boire.  » 

Chez  la  mère  Bourdier,  je  trouve  une  dizaine  de 
bons  types.  J'écoute  un  chansonnier  des  boîtes  mont- 
martroises, un  caniche  blond,  aux  yeux  trop  petits 
pour  tout  ce  qu'on  y  voit  luire  de  clairvoyance  et 
de  malice.  J'écoute  un  grand  sergent,  tout  en  os, 
qui  chante  des  chansons  de  Dranem  ;  il  les  chante 
mieux  que  Dranem  :  mais  il  a  déjà  beaucoup  bu. 
Quelquefois,  lorsque  tombe  une  gaudriole  plus 
épaisse,  la  mère  Bourdier  semble  comprendre  ;  et 
elle  glousse,  le  corsage  dansant.  Lamarre  me  verse 
à  boire  ;  Grégoire  me  verse  à  boire. 

((  Ne  fais  donc  pas  cette  gueule-là  !  »  me  disent- 
ils. 

Je  bois  ;  je  fume.  J'écoute  encore  chanter  le  grand 
sergent.  J'admire  la  cocasserie  de  ses  gestes  habillés 
trop  court,  la  bosse  de  son  nez  en  bec  d'ara,  le  cli- 
gnotement de  son  œil  rond. 

«  Tu  rigoles  ?  s'écrie  Lamarre.  Tu  as  raison  : 
ça  te  va  bien...  Parbleu  !    On  est  des  as,  à  la  3*  ! 


248  LA    BOUE 

Chaque  fois  qu'on  monte  en  ligne  on  fait  la  nouba 
toute  la  nuit:  ça  nous  évite  l'embêtement  du  ré- 
veil. 

—  Des  as  !  clame  le  grand  sergent.  Amène  mon 
sac,  vieux  Charles  !  Trente  kilos  sans  compter  les 
graumies  !  Dix  paquets  d'carlouches  de  rabiot  !... 
Quelle  heure  qu'il  est  ?  Minuit  et  demie  ?  Qu'est-ce 
tu  paries  que  je  me  l'colle  sur  le  dos  et  que  j'attends 
devant  la  grange  de  la  section,  l'arme  au  pied,  jus- 
qu'à trois  heures  du  matin?...  Qu'est-ce  tu  paries, 
la  mère  Bourdier  ?  » 

La  mère  Bourdier  ne  parie  rien.  Elle  a  vendu  sa 
dernière  bouteille  ;  elle  pleure  d'avoir  trop  baillé  ; 
elle  nous  conseille  d'aller  dormir. 

Seul  dans  la  maison  abandonnée,  seul  dans  mon 
lit,  je  dégringole  au  fond  d'un  sommeil  noir.  Le 
jour  vient,  et  je  dors.  Le  bataillon  dépasse  Amblon- 
ville,  fait  son  entrée  dans  Rupt  ;  et  je  dors.  C'est 
Porchon  qui  m'éveille,  en  me  jetant  à   bas  du  lit. 

«  Tu  es  un  beau  salaud  !  me  dit-il.  Pendant  que 
nous  attendons,  sous  la  flotte,  que  monsieur  vienne 
au-devant  de  nous,  monsieur  se  carre  dans  la  plume  ; 
monsieur  fait  la  grasse  matinée  !   » 

Et  le  capitaine  Rive,  et  le  commandant  Sénéchal, 
avec  môme  netteté  quoique  moins  cordialement, 
me  chantent  pareille  aubade.  Et  lecapitaine  Géli- 
nel  me  poursuit  de  reproches  grognons,  parce  que 
ba  chambre  est  près  d'une  élable,  et  qu'il  entend  à 


LA    GUEKRK  249 

travers  le  mur  les  meuglements  d'une  vache.  Et 
pour  ciMiible  le  bli,  sous  les  espèces  d'un  comman- 
dant, nous  expulse  de  notre  maison. 

Sous  la  pluie,  nos  draps  en  bandoulière,  nous 
errons  de  porte  en  porte,  de  rebuflade  en  rebuf- 
fade. 

«  A  quoi  sommes-nous  bons  ?  »  demande  Por- 
chon. 

Une  lassitude  rageuse  nous  gagne.  Nous  ne 
son)mes  même  pas  bons  à  dormir  sous  un  toit  : 
nous  nous  roulerons  ce  soir  dans  nos  draps  ridicules, 
et  nous  coucherons  à  la  pluie^  sur  le  pré, 

«  De  quoi  avons-nous  l'air  ?...  Dis- moi  un  peu 
de  quoi  nous  avons  1  air  ? 

—  Nous  avons  l'air  de  deux  gourdes.  » 

Il  faut  l'être,  pour  avoir  trouvé  des  chambres  à 
tous  les  officiers  du  bataillon,  et  pour  avoir  été,  nous 
deux  seuls,  misa  la  porte  de  la  nôtre.  Il  faut  l'être, 
pour  avoir  perdu  l'habitude  de  dormir  parmi  nos 
homn)es,dans  la  même  grange  et  le  même  foin.  Il 
faut  l'être,  pour  oser  continuer  cette  promenade 
la  mentiible,nos  drapsmouillés  glissantde  nosépaules 
et  trauiantleur  pan  dans  la  boue. 

((  J'en  ai  n)arre,  dit  Porchon.  Entrons  n'importe 
où...  A  la  «caserne»,  si  tu  veux.  » 

Nous  entrons.  Nous  ouvrons  la  première  porte. 
Et  nous  voici  dans  une  grande  chambre  inoccupée, 
avec  deux  lits,  avec  un  harmonium.  Nous  allumons 


25 O  LA    BOUE 

du  feu  ;  nous  faisons  sécher  nos  draps.  Les  deux 
lils  sont  moelleux  el  profonds  ;  l'harmonium,  bon 
garçon,  consent  à  exhaler  une  onctueuse  chaloupée. 

«  La  grande  vie  de  château  1  o  clame  Porchon. 

Il  me  regarde  ;  je  le  regarde  :  et  nous  éclatons  de 
rire. 

«  Crois-tu,  hein  ? 

—  Crois-tu  qu'ils  ont  laissé  tomber  une  piaule 
pareille  ! 

—  Sont-ils  gourdes  ! 

—  Gélinet  peut  toujours  s'amener,  avec  sa 
vache  ! 

—  Gélinet  comme  les  autres... 

—  Un  quatre  mains  sur  l'épinette  ? 

—  Gy!  » 

Aux  mugissements  guillerets  de  l'harmonium, 
nous  nous  sommes  mis  à  chanter  : 

Et  on  s'en  fout, 
La  digue  digue  daine! 

El  on  s'en  fout, 
La  diguo  digue  don  1 


CHAPITRE     VIII 
LA     BOUE 

5- II  janvier 

«  Ça  va  comme  ça,  monsieur  I'  major?  » 

L'homme  s'est  campé  au  milieu  de  la  rue, 
devant  le  kodak  du  docteur.  Les  jambes  empa- 
quetées de  grosse  toile,  le  buste  couvert  d'une  peau 
de  mouton  hirsute,  il  a  la  tête  enveloppée  d'un 
passe-montagne  qui  s'effiloche  en  toison  déteinte, 
qui  ne  laisse  voir,  de  tout  le  visage,  qu'un  nez  minus- 
cule sur  un  débordement  de  poils,  et  des  yeux  cli- 
gnotants sous  la  cascade  des  sourcils. 

((  Ça  va  comme  ça,  monsieur  1'  major  ? 

—  Tournez-vous  un  {)eu...  Encore  un  peu... 
Décidv ment,  la  lumière  ne  vaut  rien.  » 

L'homme,  docile,  meut  ses  jambes  informes  avec 
une  lourdeur  de  plantigrade. 

«  Est-il  beau,  l'animal  1  murmure  Le  Labousse. 
Quel  dommage  de  louper  un  pareil  cliché  !...  Ah  ! 
tant  pis  :  ne  bouge  plus...  Ça  y  est,  » 


252  LA    BOUK 

L'homme  approche,  en  se  dandinant  : 

«  C'est  réussi,  monsieur  l' major?...  Quand  c'est- 
il  qu  on  pourra  voir  ?  Y  en  aura  pour  moi,  n'est-ce 
pas  monsieur  1'  major  ^  » 

Il  avance  la  patte  vers  la  petite  boîte  noire,  comme 
s'il  voulait  l'ouvrir  et  tout  de  suite  y  trouver  son 
image. 

«  Pas  encore,  dit  le  docteur.  Il  faut  que  j'en- 
voie le  rouleau  de  pellicules  à  Paris.  Mais  sitôt  qu'on 
aura  renvoyé  les  épreuves,  je  te  promets  que  je  t'en 
donnerai, 

—  Sur,  au  moins  1^ 

—  Oui,  sûr. 

—  Vous  n'oublierez  pas  ?  Léon  Marchandise, 
première  compagnie  du  5-4,  première  section,  troi- 
sième escouade...  C  est  pas  pour  moi,  monsieur 
1'  major. C'est  pour  eux,  comme  souvenir...  Et  c'est 
aussi...  » 

L'homme  s'arrête,  hésitant,  les  yeux  voilés  d'une 
vague  Iritesse. 

«  C'est  aussi  ?...  demande  Le  Labousse. 

—  C'est  aussi  pourqu'ijs  me  reconnaissent.  » 
Baissant  les  yeux,  l'homme  considère  son  accou- 
trement, son  torse  laineux,  ses  cuissards  de  toile  rude. 

«  Ah!  murmure  t  il,  c'est  qu'on  a  changé  ;  rude- 
ment changé  dehors  et  dedans...  Alors  je  voudrais... 
Comment  dire...  on  a  du  mal  à  expliquer  ces  choses- 
là.  » 


LA    BOUE  253 

Il  relève  la  tête,  nous  regarde  ;  et  nous  nous 
sentons  remués  par  la  lumière  profonde  qui  sou- 
dain ennoblit  ces  yeux  d'homme. 

«  Je  voudrais,  comprenez-vous,  qu'ils  ne  restent 
pas  avec  moi  tel  que  j'étais  quante  j'ai  parti  d'avec 
eux,  Puisquej'ai  tant  changé,  et  qu'ils  ne  le  savent 
pas,  comment  voulez-vous  qu'ils  pensent  bien  à 
moi  ?...  C'est  pour  ça,  monsieur  1'  major...  Dites 
que  vous  n'oublierez  pas. 

—  Je  n'oublierai  pas  »,  promet  Le  Labousse. 

L'homme  rentre  dans  sa  grange,  et  nous  rega- 
gnons la  caserne.  Il  pleut  sur  les  rues  désertes  ;  les 
gouttières  gargouillent  au  pied  des  murs  ;  les  feux 
noirs  des  cuistots  s'éteignent  en  sifflant. 

«  A  quoi  pensez-vous,  vieux  toubib  ? 

—  Arien  d'intéressant. 

—  Mais  encore  ? 

—  Je  pense  aux  abris  de  Galonné,  à  la  pluie 
qui  délaye  leurs  toits,  au  bruissement  des  grosses 
gouttes  qui  tombent  sur  la  paille,  à  l'odeur  de  la 
litière  pourrie...  Et  vous  ? 

—  Oh  !  moi,  je  ne  pense  plus  à  rien.  Même  pas 
à  la  pluie  que  nous  recevrons  demain  ;  même  pas 
à  la  boue  dans  quoi  nous  pataugerons  ;  même  pas 
à  la  guerre...  Arien  du  tout.  » 

C'est  assez  de  recevoir  la  pluie,  lorsque  l'heure  en 
est  venue.    Elle  est  tombée  toute  la    nuit,  pendant 


2D4  LA    BOUE 

que  nous  allions  de  Rupt  au  carrefour  de  Galonné. 
Elle  loinbait  quand  nous  sommes  arrivés .  Et  ce  soir 
toujours  elle  tombe. 

«  Vous  vous  rappelez,  mon  lieutenant  ?  » 

Pannechon,  debout,  le  torse  ployé  en  arrière, ficèle 
une  toile  de  tente  aux  rondins  de  la  charpente. 

«  On  l'avait  pourtant  bien  dit,  avec  Chabeau, 
que  la  flotte  pourrait  dégringoler,  qu'elle  n'arrive- 
rait pas  à  trouver  un  joint,  ni  à  couler  dans  la  mai- 
son !  Vous  aussi,  mon  lieutenant,  vous  l'aviez  bien 
dit...  Et  la  flotte  a  percé  quand  même  ;  et  faut 
tendre  les  toiles,  ici  comme  ailleurs.  » 

Les  gouttes  heurtent  les  toiles,  tambourinantes  et 
drues.  Et  dehors  l'averse  immense  ruisselle  au  tronc 
des  hêtres,  frémit  sur  les  feuilles  mortes  et  noie  les 
routes  de  limon  blanchâtre. 

«  Voilà,  njurmure  Pannechon...  Parce  que  nous 
avions  bâti  cette  maison  toute  entière,  rien  que 
nous,  on  s'était  figuré  qu'elle  n'était  pas  une  mai- 
son comme  les  autres.  La  pluie  pouvait  couler  dans 
toutes  les  guitounes  de  Galonné  :  elle  ne  coulirait 
pas  dans  la  nôtre.  On  y  en  avait  trop  mis,  des  bras 
etdu  cœur,  pour  la  faire  naître  pelletée  par  pelletée, 
motle  par  motte,  branche  par  branche...  On  était 
trop  fiers  de  notre  peine,  voyez-vous...  Tous  les 
trois,  on  a  péché  par  trop  d'orgueil. 

Levant  le  bras,  Pannechon  montre  le  sommier  de 
la  porte  : 


LA    BOUE  255 

«  Un  jour,  mon  lieutenant,  j'avais  écrit  quelque 
clioiic  là-liaut.  Il  y  a  déjà  longtemps  :  c'était  vers 
la  fio  de  novembre...  Comme  souvent,  j'étais  venu 
bagoter  par  ici,à  cause  d'elle  qui  m'attirait.  La  claie 
de  l'entrée  était  posée  de  côté  ;  le  locataire  avait 
du  sortir...  Alors,  en  douce,  j'ai  descendu  les 
n)arclies.  Il  y  avait  du  feu  qui  flambait,  et  j'ai 
connu  que  la  cheminée  tirait  toujours  bien.  J'ai 
vérifié  les  porte-manteaux,  et  avec  une  petite  pierre 
j'en  ai  rafl'ermi  un  qui  branlait  un  peu  :  mais 
c'était  pour  le  plaisir,  parce  quil  était  encore  très 
solide.  Et  puis  je  me  suis  baissé,  j'ai  plongé  mes 
deux  rnains  dans  la  paille  :  et  j'ai  été  content,  à 
sentir  que  la  paille  était  sèche...  Alors  mon  lieu- 
tenant, je  n'  saurais  pas  vous  dire  ce  qui  m'a 
pris.  J'ai  sorti  mon  couteau,  et  j'ai  fait  une  grande 
entaille^  dans  le  rondin  au-dessus  d'  la  porte  ;  j'ai 
mouillé  mon  crayon,  mon  crayon  violet  pour  mes 
lettres,  et  j'ai  marqué  sur  l'entaille  blanche,  en 
appuyant  très  fort,  le  jour  qu'on  avait  bâti  la  mai- 
son, le  2  novembre  vous  vous  rappelez  ?...  Et  je 
n'ai  pas  osé  signer  nos  noms,  maisj'ai  marqué  tout 
d'  môme  notre  compagnie,  notre  section...  Et  j'ai 
aussi  baptisé  la  maison  «  comme  on  peut  »...  Mais 
c'était  encore  de  l'orgueil. 

((  Qu'est-ce  qu'on  en  voit  aujourd'hui,  mon 
lieutenant,  de  l'entaille  blanche  et  d'  mes  belles 
écritures  ?  J'ai    travaillé    à  ça    toute    une    grande 


256  LA    BOUE 

heure,  et  plus  ;  j'ai  usé  la  moitié  d'un  crayon 
qu'  j'avais  payé  douze  sous  chez  l'épicière  Colin,  à 
Mont  ;  surtout,  j'ai  cru  que  ma  peine  était  bonne, 
comme  si  j'avais  empêché  quelque  chose  de  se 
perdre,  comme  si  j'avais  préservé  la  maison...  De 
quoi,  mon  lieutenant?  Dites-moi  de  quoi...  La 
pluie  tombait  ;  la  boue  montait...  Et  les  lettres, 
à  force  de  recevoir  la  pluie,  s'eflaçaient,  rentraient 
dans  le  bois;  et  des  éclaboussures  jaillissaient  par- 
dessus ;  et  les  mottes  du  toit  fondaient,  coulaient... 
El  toujours  de  la  pluie  plein  le  ciel,  qui  nous 
mouillait  vêlements  et  peau  si  longtemps  qu'on 
était  dehors  ;  et  toujours  de  la  boue  sur  les  routes, 
qui  nous  prenait  aux  jambes  à  la  porte  des  gour- 
bis, qu'on  retrouvait  au  fond  sous  nos  litières,  qui 
collait  à  nos  mains  chaque  fois  qu'on  touchait  les 
murs,  des  murs  de  gadouille,  mollasses  et  gelés.  A 
Galonné,  auxEpargeSjC'estpartoulgadouilleetflotte. 
Allez  où  vous  voudrez,  faites  comme  vous  voudrez, 
restez  debout,  couchez-vous,  défendez-vous  quand 
même  ou  croisez-vous  les  bras,  partout  et  toujours 
vous  Irnuverez  gadouille  et  flotte...  Tenez,  mon 
lieuUîiiaril,  vous  rappelez-vous  seulement  qu'on  a 
vu  le  plein  soleil  ?  Au  mois  d'août,  au  mois  de 
septembre,  on  se  battait  en  plein  soleil.  Quand  on 
courait,  les  chaumes  grt'sillaieut  sous  nos  senjellcs; 
les  mi  (railleuses  cl  les  fusils  claquaient  sec  ;  et  les 
copains  qui  prenaient  une   balle  au  passage   loin- 


LA    BOUE  257 

baient  sur  la  plaine  rase,  s'allongeaient  au  soleil 
dans  leur  capote  1res  bleue  et  leur  pantalon  rouge: 
on  les  voyait  de  loin  et  on  les  voyait  tous,  et  c'é- 
taient bien  des  soldats  tués...  Tandis  que  si  demain 
nous  nous  battions  là-haut,  nos  morls  tomberaient 
à-niême  la  boue  :  dès  la  première  seconde  ce 
seraient  des  morts  salis...  et  bientôt  même  plus 
des  morts,  des  petits  tas  de  boue  sur  lesquels  on 
marcherait  sans  les  voir,  de  la  b(jue  dans  la  boue, 
plus  rien.  .  Même  la  guerre,  même  la  mort,  il  n'y  a 
rien,  que  la  pluie  et  la  boue.  » 

Pannechon  ouvre  son  couteau  de  poche,  et  saisit 
une  des  bûches  dressées  au  coin  de  l  âtre. 

«  Le  Icu  s'éteint,  dit  il  Va  falloir  faire  du  p'tit 
bois  si  l  on  n'  veut  pas  qu'il  meure  tout  à  fait.  » 

11  avise  une  pierre  plate  et  pose  la  bûche  de-ssus, 
verticalement.  11  s'est  rapproché  du  seuil,  vers  la 
flaque  de  clarté  stagnante  au  pied  des  marches.  Et 
soudain  je  le  vois  qui  se  met  en  boule,  qui  cache 
derrière  ses  bras  un  visage  de  terreur.  Et  presque 
au  même  instant  le  mur  tressaute  contre  moi,  un 
souffle  brutal  me  heurte  à  la  poitrine, me  courbe  sous 
le  fracas  énorme  d'une  salve  d'obus  dégringolant 
par  la  clairière. 

Tout  1  abri  a  vacillé;  un  vol  de  feuilles  sombres 
tournoie  devant  la  porte  ;  et  longtemps  après,  flas- 
ques et  lourdes,  des  mottes  de  boue  retombent  sur 
le  toit. 


25S  LA     BOUE 

«  Eh  bien,  Pannechon?  » 

Il  se  redresse,  très  pâle,  les  traits  encore  crispés 
et  grimoçanls. 

«Ça!  bégaye- t-il...  Ah!  ça!...  Mince  alors!  » 

Il  respire  mal,  et  ses  doigts  tremblent.  La  terreur 
qui  le  défigure  ne  s'en  va  que  peu  à  peu,  d'un  lent 
retrait  presque  insensible.  Et  tandis  que  je  le  regarde, 
sans  bouger,  je  m'aperçois  que  mon  cœur  bat  à 
grands  coups  précipités. 

«Eh  bien,  Pannechon?  » 

Ses  yeux  fixent  sans  voir  le  couteau  qu'il  a  lâché, 
et  qui  luit  sur  la  paille  près  de  la  bûche  renversée. 

«  Un  peu  plus  court,  murmure-t-il,  seulement 
dix  mètres  plus  court...  et  qu'est-ce  qu'on  serait,  à 
présent.^ 

—  Même  plus  des  morts,  Pannechon  ;  des  petits 
tas  de  boue,  de  la  boue  dans  la  boue... 

—  Quoi,  mon  lieutenant?  Qu'est-ce  que  vous 
dites  ? 

—  Allons,  voyons  !  C'est  toi-même... 

—  Moi?  Quand  ça  ? 

—  il  y  a  peut-être  deux  minutes,  Pannechon. 

—  Ah  !  dit-il,  vous  croyez?...  C'est  bien  possi- 
ble, après  tout  :  ces  saletés- là  m'ont  coupé  le  sif- 
flet. » 


LA  boup:  259 

t 
*       * 

Mêlée  de  dur  grésil,  la  pluie  nous  cingle  au 
visage.  Elle  crible  les  ténèbres,  qu'on  sent  frémir 
d'un  tremblotement  lourd.  Nous  marchons  en 
aveugles,  dans  un  vacarme  d'eau  bondissante  où 
se  perd  le  bruit  de  nos  pas.  Nous  marchons  dans 
un  torrent  au  lit  traître,  raviné  d'ornières  profondes. 
Il  semble,  de  temps  en  temps,  qu'on  entende  un 
cliquetis  d'armes,  un  heurt  de  chute,  un  éclat  de 
voix  ;  mais  tous  les  bruits  s'engloutissent  dans  la 
rumeur  frémissante  du  vent,  s'éparpillent  aux  coups 
de  fouel  de  la  pluie,  qui  nous  poursuit  et  s'acharne, 
qui  nous  ferme  les  yeux,  nous  renfonce  dans  la 
gorge,  chaque  fois  que  nous  ouvrons  la  bouche,  les 
paroles  et  le  soufïle. 

On  S3  tait.  On  suffoque.  On  avance  en  trébuchant, 
les  chevilles  tordues,  les  mains  tâtonnantes,  le  vi- 
sage meurtri  par  le  vol  furieux  des  grêlons.  A  nos 
pieds  l'eaucoule  plus  jentti,avec  un  large  murmure. 
On  ne  voit  toujours  rien  ;  mais  la  pente  adoucie 
nous  guide  vers  le  village.  On  va  droit  devant 
soi;  on  suit  les  pas  de  cette  foule,  les  milliers  de 
pas  qu'on  s'est  mis  à  entendre,  depuis  que  le  torrent 
a  cessé  de  gronder  Peut-être,  à  présent,  verrions- 
nous  sur  le  ciel  grandir  la  masse  du  Montgirmont, 
n'était  cette  brûlure  des  paupières  qui  nous  em- 
pêche d'ouvrir  les  yeux. 


26o  LA    BOUE 

La  pluie  galope  sur  un  lac.  endormi,  un  lac 
d'eaux  pâteuses  qui  se  lovent  à  nos  jambes^  qui  nous 
reprennent,  une  jambe  après  l'autre,  chaque  fois 
que  nous  leur  échappons.  Le  lac  morne  garde  collés 
à  lui  des  espèces  de  reflets  dont  vaguement  palissent 
les  ténèbres  :  en  baissant  la  fête  contre  les  rafales, 
on  les  aperçoit  grouiller  comme  des  bêtes  molles, 
au  toucher  gluant  et  glacé. 

Plus  haut  !  Le  bruissement  de  la  pluie  s'étouffe 
contre  la  boue.  Les  semelles  collent,  cinppanles  à 
chaque  pas.  On  glisse,  les  mains  en  avant,  les  mains 
à  leur  tour  collées  à  la  fange,  englouties  jusqu'aux 
poignets.  On  avance  en  rampant,  les  coudes  dans 
la  boue,  les  genoux  dans  la  boue.  On  entend  la 
pluie  tinter  sur  les  gamelles,  crépiter  sur  le  cuir  des 
sacs,  dévaler  en  cascades  par-dessus  les  talus.  On 
ne  voit  toujours  rien,  ni  le  ciel,  ni  la  boue.  On  ne 
sait  pas  depuis  combien  de  temps  cela  dure.  On 
sait  fpje  cela  n'est  pas  fini,  qu'il  f;\ut  ramper  encore, 
jusqu'aux  huttes  qui  doivent  être  là-haut,  jusqu'aux 
hommes  qui  doivent  nous  attendre  puisque  nous 
venons  prendre  leur  place,  dans  la  boue. 

Ils  nf)us  altcndiiienl  :  nous  les  avons  heurtés  à 
travers  les  ténèbres.  Une  porte  s'est  oir'erle  sur  une 
rayonn;uilo  lumièio  d'or,  sur  la  flamme  d'une  bou- 
gie, sur  la  chîileurd'un  [)oéle  allumé. 

«  Vous  allez  être  bien  servis  »,  nous  a  dit  le  capi- 
taine Prêtre. 


LA    BOUE  261 

Grégoire  et  Lamarre  descendent  du  bat  flanc. 
Ils  nous  accueillent  d'un  rire  las  et  boulB.  d'une 
poignée  de  main  poussiéreuse.  Leurs  capotes  jau- 
nâtres tombent  devant  leurs  jambes  avec  une  raideur 
de  carton.  Ils  cognent  dessus,  «  pour  nous  f;iire 
voir»,  de  leur  doigt  replié  :  et  cela  rend  un  bruit 
dur,  comme  si  leur  doigt  heurtait  une  planche. 

«  Vous  allez  être  bien  servis»,  répètent-ils. 

Et  la  porte  s'ouvre.  EtPellegrin  apparaît.  De  ses 
épaules  jusqu'à  ses  pieds,  la  boue  glissa  en  bavant. 
Lorsqu'il  pose  sa  canne  contre  le  mur.  lorsqu'il 
nous  tend  la  main,  des  paquets  de  boue  tombent 
de  ses  coudes  et  s'aplaiissonf  sur  le  parquet. 

«  Excusez-moi  »,dil  Pellegrin. 

Il  nous  sourit,  de  ses  yeux  brumeux  et  noyés.  Et 
très  doucement  : 

«  Vous  allez  être  bien  servis  a,  nous  dil-il. 

C'est  à  moi  de  monter.  Jour  et  nuit,  il  faut  qu'un 
de  nous  deux  soit  là-haut  :  douze  heures  Porchon, 
et  moi  douze  heures...  Je  «  prends  »  de  six  heures  du 
matin  à  midi,  de  six  heures  du  soir  à  minuit 

C'est  le  matin.  Le  ciel  moins  sombre  laisse  traî- 
ner encore  (les  lambeaux  de  ténèbres.  Une  grande 
flaque  immobile,  d'un  bleu  pâlissant  et  ïij;é,  ouvre 
devant  l'abri  un  goulTre  vertigineux.  Ce  n'est  qu'une 
flaque  de  boue  :  un  pas  suflil  pour  qu'elle  s'éteigne  ; 
et  je  marche  dedans  avant  de  m'en  être  aperçu. 


202  LA    BOUE 

Il  ne  pleut  plus  :  à  peine  quelques  gouttes  fugi- 
tives, glissant  avec  le  vent  las.  L'aube  torpide  rôde 
au  bas  du  ciel,  où  s'efTile  sous  les  nuages  une  raie 
de  clarté  jaune,  droite  et  mince  comme  un  glaive. 
Autour  de  moi  les  guitounes  rasent  leur  dos  de 
chaume,  du  même  bleu  grisâtre  que  la  boue. 

Mes  souliers  font  un  bruit  étrange,  un  bruit  de 
bouillie  écrasée  que  suit  une  aspiration  netle,\comme 
de  lèvres  clappantes.  Par  les  fissures  d'un  toit  monte 
le  ronQement  d'un  homme  endormi  :  mais  un  seul 
pas  m'empêche  de  l'entendre,  de  même  qu'un  seul 
pas,  tout  à  l'heure,  a  fait  s'éteindre  la  flaque  blême, 
au  seuil  de  l'abri. 

Je  chemine  vers  le  bord  du  plateau,  dans  la  déso- 
lation grise  du  crépuscule,  dans  le  silence  glacé  du 
monde.  Je  vais  avec  lenteur,  balançant  mes  épaules 
et  mes  hanches,  balançant  tout  mon  corps  d'une 
jambe  sur  l'autre,  arrachant  tous  mes  pas,  un  par 
un,  à  l'étreinte  puissante  de  la  boue. 

Cela  recommence  à  chaque  pas,  accompagné  du 
même  clappement  ignoble  qui  reste  collé  à  la  boue, 
qui  ne  sort  de  la  boue  quç  pour  se  perdre  en  elle, 
avant  d'avoir  efileuré  le  silence.  De  loin  en  loin, 
aux  lèvres  d'un  entonnoir  d'obus,  un  gmilTre  d'eau 
bleuâtre  s'arrondit,  d'une  pureté  si  froide  et  si  pâle 
que  je  m'en  éloigne  avec  une  sourde  frayeur,  jus- 
qu'à ce  que,  glissante  et  muette,  la  boue  soit  reve- 
nue le  combler  tout  entier. 


LA    BOUE  263 

Est-ce  le  jour  ?  Il  semble  que,  hors  les  ténèbres, 
surgissent  les  lignes  de  la  terre,  que  les  nuages  du 
ciel  se  creusent  et  se  gonflent,  plaqués  çà  et  là  de 
blancheurs  sales,  déchirés  de  bâillenients  livides. Un 
aulre  nuage  s'est  couché  au  fond  de  la  vallée,  un 
voile  de  fureiée  dense,  une  buée  morte  qui  ne  bou- 
gera plus.  Et  par-delà  moutonnent  les  hêtres  des 
Hauts,  houle  confuse  roulant  au  faîte  des  collines, 
refluant  hur  les  pentes  à  longs  remous  violâtres.  Et 
devant  moi.  émergeant  tout  à  coup  de  l'horizon  fan- 
g'ux,  la  noire  montage  de  Combres,  d'un  lourd  élan, 
surgit. 

Lorsqu'il  fait  jour,  on  gagne  le  boyau  en  courant. 
Des  dalles  rocheuses,  sous  la  boue  moins  épaisse, 
accueillent  les  pas  de  leur  force  dure.  Vernies  de 
boue,  elles  luisent  ;  entre  elle  des  filets  d'eau  se 
hàtt;nt,  avec  un  bruit  frais  et  léijer. 

On  entre.  Cela  commence  presque  sans  qu'on 
voie  rien  :  deux  levées  de  terre  molle  qui  largement 
s'évasent,  de  chaque  côté  des  mêmes  dalles  rocheu- 
ses. On  gravit  des  paliers  successifs  ;  de  l'un  à  l'au- 
tre on  se  hausse  davantage  ;  on  se  lève  droit,  le 
front  baigné  d'air  libre,  au-dessus  des  lovées  gran- 
dis^a^tes.  Mais  brusq»)ement  le  sol  manque  ;  une 
marche  sournoise  s'incline  vers  la  boue  ;  les  parois 
rap[>rochées  se  dressent  :  on  est  pris. 

il  n'y  a  plus  rien,  ni  la  vallée,  ni  les  hêtres  des 
Hauts,  ni  les  sapins   de   Combres,  ni    la  vie  bou- 


204  LA    BOUK 

geuse  des  nuages.  Il  n'y  a  plus,  au-dessus  de  ma 
tête,  qu'une  saignée  de  terne  lumière,  sans  légè- 
reté, sans  profondeur,  presque  incolore  :  une  bande 
de  lumière  plate  déroulée  sur  le  boyau,  collée  sur 
les  bords  du  boyau.  Gela  n'éclaire  pas;  mes  regards 
qui  se  lèvent  enfoncent  là-dedans  sans  pouvoir  s'é- 
vader ;  cela  existe  à  peine,  juste  assez  pour  fermer  la 
prison  oiî  je  suis  englouti,  d'un  mur  à  l'autre,  de  la 
boue  à  la  boue. 

Ce  ne  sont  pas  des  murs.  C'est  une  seule  masse 
monstrueuse  et  lourde,  sans  forme,  sans  reliefs, 
sans  contours  :  le  boyau  rampe  au  travers,  d'une 
allure  visqueuse  et  pesante.  Né  de  la  boue,  il  est 
la  même  chose  que  la  boue.  Il  en  a  la  mollesse 
énorme,  le  glissement  pâteux,  la  couleur.  Tout  à 
l'heure,  au  dehors,  c'était  gris,  avec  un  glacis  bleuâ- 
tre laissé  là  par  la  nuit  finissante  ;  maintenant  c'est 
gris  encore,  mais  d'un  gris  jaune,  d'un  gris  ocreux 
et  sale,  traversé  par  en  bas  de  traînées  floconneuses, 
d'un  gris  verdissant.  Parfois  il  me  semble  que  toute 
cette  fange  s'amoncelle,  plus  compacte,  qu'elle 
dresse  tout  à  coup  devant  moi  un  abrupt  solide, 
contre  lequel  je  vais  buter.  Mais  le  boyau,  sans 
heurt,  du  même  glissement  pâteux,  plonge  dans  la 
môme  fange,  dans  le  même  gris  ocreux  et  sale, 
sous  la  même  bande  de  lumière  plate  déroulée  d'un 
bord  à  l'autre.  Et  mes  jambes,  à  chaque  effort,  sou- 
lèvent les  mêmes  flocons  verdâtres,  traînent  après 


LA    BOUE  265 

elle  des  viscosités  longues,  pareilles  à  des  algues 
pourries. 

Sans  profondeur,  sans  longueur, le  boyau  ne  finit 
nulle  part.  Déplace  en  place,  adroite  ou  à  gauche, 
il  détache  un  tentacule  hésitant,  qui  s'enfonce  n'im- 
porte où,  — place  d'armes  inutile,  ancienne  tranchée 
comblée  de  boue,  cheminement  des  mitrailleurs, 
feuillée  nauséabonde  oîi  des  papiers  mettent  des 
blancheurs  vives. 

Et  des  hommes  apparaissent,  qui  ressemblent 
tous  à  Pellcgrin,  à  l'homme  gluant  que  nous  avons 
vu  surgir  dans  le  cadre  de  la  porte  ouverte.  Une 
espèce  de  niche  s'arrondit  dans  la  glaise,  au  fond 
de  laquelle,  sur  une  planche  jaune,  s'étalent  des 
guenilles  jaunes.  Deux  autres  planches  la  couvrent, 
disjointes,  spongieuses,  gorgées  dans  toutes  leurs 
fibres  d'une  eau  épaisse  et  jaune  qu'elles  laissent 
baver  à  gouttes  molles...  Et  c'est  là,  —  pourquoi 
là  —  ?  qu'il  faut  rester  six  heures. 

Quand  il  est  monté  me  relever,  Porchon  m'a 
dit: 

«  Vauthier  vient  d'être  blessé.  Il  revenait  de  la 
source,  avec  Pannechon.  Une  balle  folle  l'a  traversé, 
un  peu  au-dessus  de  l'aisselle...  Rien  de  grave  ;  du 
moins  je  ne  crois  pas.  » 

J'ai  trouvé  le  grand  Vauthier  dans  la  guitoune 
des  agents  de   liaison.  II  était  assis   sur    la    paille 

la 


266  LA   BOUE 

mouillée,  la  tête  penchée  vers  sa  blessure,  et  il 
fumait  une  cigarette. 

«  Il  n'y  a  qu'à  raoi,  m'a-t-il  dit...  Des  bêtises 
pareilles,  ça  n'arrive  à  personne  qu'à  moi.  » 

Pannechon,  accroupi  contre  lui,  pliait  une  cou- 
verture, et  doucement,  comme  un  fichu  léger,  la 
lui  posait  sur  les  épaules. 

«  Je  n'  souffre  guère,  mon  lieutenant,  disait  Vau- 
thier.  Ça  tire  un  peu  ;  c'est  un  peu  lourd  ;  mais  pour 
souffrir,  mon  Dieu  non...  L'embêtement,  c'est  d'a- 
voir été  mouché  comme  ça,  aux  abris...  On  va 
encore  dire  que  j'  l'ai  fait  exprès.  «        , 

Ses  yeux,  lentement,  s'emplissaient  de  rêveuse 
tristesse.  Il  inclinait  le  front  ;  et  sa  bouche,  dou- 
loureuse et  puérile,  se  contractait  comme  s'il  allait 
pleurer. 

a  Celte  fois,  mon  lieutenant,  vous  m'  donnerez  un 
billet  signé...  Il  y  aura  celte  nuit  quatre  mois  que 
j'ai  reçu  ma  première  balle  à  Rembercourt.  J'  n'ai  pas 
envie  qu'on  m'  remette  les  menottes  aux  poignets, 
qu'on  m*  fasse  retraverser  Bar  entre  deux  cognes  à 
cheval,  et  qu'  les  juges  du  Conseil,  en  m'insultant, 
mecondamnent  encore  à  un  an  d' prison...  Celte  fois, 
mon  lieutenant,  vous  m'  donnerez  un  billet  signé.  » 

Vaulhier  essaie  de  sourire  ;  mais  quel  navrant 
sourire,  plus  émouvant  que  toutes  les  plaintes,  plus 
bouleversant  que  toutes  les  colères,  coup  de  lumière 
sur  la  pluie  vive  d'un  cœur  ! 


LA    BOUE  267 

Il  y  a  quatre  mois...  Vauthier,  Beaurain,  Ray- 
naud  :  trois  bons  soldats.  Blessés  dans  la  mêlée  noc- 
turne, ils  ont  mis  sur  leur  blessure,  à  tâtons,  leur 
pansement  individuel  ;  et  ils  sont  partis  sous  la  pluie 
d'orage,  à  travers  le  champ  de  bataille  mugissant, 
vers  l'ambulance...  Ils  n'avaient  pas  de  billet  signé. 
On  n'a  pas  pu  prouver  qu'ils  étaient  mutilés  vo- 
lontaires :  on  ne  les  a  condamnés  qu'à  un  an  de  pri- 
son, 

((  Quand  j'y  pense..  .Quand  j'y  pense...  »  dit  Vau- 
thier. 

Sa  tête  dodeline,  avec  une  lasse  douceur. 

«  Une.  balle  de  plus,  ça  n'est  rien.  Mais  j'aurais 
voulu  autrement...  Si  jamais  on  m' demande  dans 
quelle  bataille  j'ai  été  blessé,  qu'est-ce  que  j'  répon- 
drai, mon  lieutenant  ?  Que  j'  me  promenais  en 
arrière  des  tranchées,  n'est-ce  pas?  les  mains  dans 
mes  poches  et  1'  képi  sur  l'oreille...  Et  alors  on  rigo- 
lera, on  prendra  un  air  mêlé-cass,  on  m'  demandera 
c'  que  j  ai  foutu  au  front...  Et  quand  on  saura  mon 
histoire  de  septembre,  on  dira... 

—  Quoi?  jette  Pannechon.  Qu'est-ce  qu'on  dira?... 
On  dira  qu'  les  juges  du  Conseil  étaient  des  cha- 
meaux, et  toi  un  malheureux.  On  dira  qu'deux  bles- 
sures en  cinq  mois,  c'est  suffisant  pour  un  seul 
homme  ;  qu'une  balle  dans  la  peau, qu'on  1  ai  {)rise 
à  vingt  mètres  ou  plus  loin,  c'est  toujours  une  balle 
dans  la  peau. 


268  LA   nouK 

—  Tu  dis  ça...  Tu  dis  ça...  »  murmure  Vau- 
thier. 

Pannechon,  impatienté,  se  trémousse  sur  la 
paille  : 

«  Tais-toi,  grand  ;  tu  causes  trop;  t'as  la  fièvre... 
Fume  ta  cigarette...  Elle  est  éteinte?  On  va  t'en  allu- 
mer une  autre...  Bouge  pas,  ta  couverture  tombe  ; 
tu  prendrais  froid  dans  ton  épaule...  A.vance  ton 
bec,  c'est  une  sèche  bien  roulée...  Des  allumettes? 
J'en  ai...  Laisse-toi  faire.  T'as  plus  rien  à  faire  qu'à 
t'iaisser  faire.  .  Tu  verras,  grand,  là-bas  à  Tar/ière; 
tu  verras...  » 

Pannechon  se  rapproche  de  Vauthier,  remonte  la 
couverture  qui  a  glissé  un  peu,  allume  la  cigarette 
qu'il  lui  a  mise  aux  lèvres.  Et  il  lui  parle.commeà 
un  enfant,  d'une  voix  chantonnante  et  berceuse  : 

«  Là-bac.  ..Il  y  aura  un  lit  près  d'une  fenêtre,  avec 
des  draps  bien  secs,  des  draps  doux,  des  draps 
blancs.  Il  y  aura  tes  vieux.  Il  y  aura  un  gros  poêle 
bourré  de  charbon.  Il  y  aura  une  inhrtnière,  une 
jeune,  avec  des  «  gtiiches  »  blondes  sur  les  tempes 
et  des  bras  nus  jusqu'aux  coudes.  Il  y  aura  du 
soleil  derrière  les  carreaux,  des  cigarettes  toutes 
faites  sur  la  table  do  nuit.  11  y  aura... 

—  Tu  disça...  Tu  dis  ça...  répète  Vauthier. 

—  Tais-toi, grand.  Ecoute... On t'mettra une  belle 
écharpc  en  toile  fine;  on  t' donnera  une  vareuse 
neuve,  \m  calot  neuf  et  des  bottines.  Tu  r'iuiras^lu 


LA    BOUK  269 

s' ras  propre  des  pieds  à  la  têle.  11  f'ra  beau  temps 
tu  verras  :  du  soleil  sur  les  pavés,  du  soleil  sur  les 
murs...  Tu  t'assoieras  à  la  terrasse  d'un  café,  devant 
la  gare,  et  tu  entendras  siffler  les  locomotives... 
Ou  bien  tu  prendras  le  tramway  jusqu'au  bout 
des  maisons,  et  tu  regarderas  les  routes  blanches, 
et  les  fossés  pleins  d'herbe  verte...  Ecoute,  grand; 
écoule  encore...  » 

Vauthier,  souriant,  écoute  la  voix  chantonnante. 
Ses  lèvres  et  son  front  douloureux  se  détendent  ; 
une  chaleur  rose  lui  monte  aux  pommettes  Les 
paupières  entrefermées,  très  loin,  il  regarde  des 
images. 

Et  dehors,  cependant,  tombe  le  soir  terne  et 
mouillé.  On  entend  sortir  des  guitounes  et  mar- 
cher dans  la  boue  les  hommes  de  la  prochaine 
relève. 

((  Vois,  dit  Pannechon  à  Vauthier.  Il  fera  bien- 
tôt nuit  :  tu  vas  pouvoir  descendre.  Tu  vas  pouvoir 
t'en  aller  là-bas...  » 

Une  ombre  bouche  la  porte  basse. 

«  Vous  êtes  là,  mon  lieutenant  ?...  11  est 
l'heure.  » 

C'est  Viollet  qui  descend  de  là-haut,  et  m'appelle. 
Debout  sur  un  pied,  il  racle  ses  vêtements  avec  une 
palette  de  bois.  11  racle  ses  jambes  ;  il  racle  sa  poi- 
trine et  ses  bras  ;  il  essuie  ses  mains  au  toit  de 
chaume  d'une  guitoune. 


270  LA     BOUK 

«  Mon  lieutenant,  dit-il,  va  falloir  prendre  des 
écopes  et  des  pelles.  La  boue  a  coulé  dans  la  sape  7  : 
si  on  n'dégage  pas,  les  hommes  du  p'tit  poste  ne 
pourront  plus  passer...  Tantôt  déjà  ils  ont  bien 
cru  y  rester  tous  les  quatre.  Ils  étaient  pris  jus- 
qu'aux reins,  et  les  Boches  leur  tiraient  dessus  ;  il 
a  fallu  qu'ils  se  déséquipent.  qu'ils  se  déshabillent  à 
moitié.  Richomme  chialait...  Gendre  lui  a  foutu  des 
claques.» 

Viollet  se  tourne  et  se  déhanche  pour  racler,  der- 
rière lui,  la  boue  qu'il  ne  peut  voir.  Et  tout  à 
coup  il  glisse,  ouvre  les  bras  comme  un  noyé, 
tombe  dans  la  boue,  durement,  de  tout  son  poids. 

Il  reste  allonge  sur  le  ventre,  collé  à  la  boue  par 
le  ventre,  les  paumes  à  plat,  la  tête  rejelée  en  arrière 
pour  sauver  son  visage  de  la  boue. 

«  Tu  ne  peux  [>as  te  relever  ?  » 

Viollet  ne  répond  pus.  Ses  épaules  tressautent 
bizarrement.  D'une  secousse  il  roule  sur  le  fl.mc, 
décolle  son  bras  droit  et  sappuie  sur  le  coude. 
Alors  je  m'aperçois  qu'il  rit.  Il  rit  silencieusement, 
convulsivement,  la  bouche  grande  ouverte.  Enduit 
de  boue  il  disparait,  mêlé  à  la  couleur  du  sol.  Je 
ne  vois  plus  que  la  tache,  claire  de  son  visage,  de 
ce  visage  qui  sort  de  la  boue,  et  qui  rit. 

«  Quand  môme,  dit  la  voix  de  Viollet  ;  quand 
même,  mf)n  lieutenant..  Y  a  pourtant d'quoi  s'  mar- 
rer, k  la  fin  !  » 


LA    BOUE 


271 


Le  jour,  on  peut  regarder  la  boue.  On  peut,  le 
front  à  un  créneau,  ref,'arder  de  près  la  bnsse  du 
pilon,  le  bourrelet  rampant  de  la  tranchée  alle- 
mande, les  fils  de  for  ronce  cardant  les  nuages,  et 
les  pare-balles  d'acier  bleu.  On  peut  tirer  dedans 
et  faire  miauler  les  balles.  On  peut  tirer  dans  les 
écopes  de  bois  qui  d  instant  en  instant  gesticulent 
bors  des  parapets  boches,  et  lancent  sur  les  pentes 
des  trombes  d'eau  qui  dévalent  chez  nous.  On  se 
distrait  :  Vidal,  au  bout  d'un  bâton,  place  devant 
un  créneau  repéré  une  vieille  marmite  de  cuivre, 
danse  déplaisir  chaque  fois  qu'une  balle  tape  dedans, 
change  de  créneau  et  coni[)le  les  trous.  Méinasse, 
pour  lui  seul,  a  peicé  un  regard  dans  le  boyau 
des  mitrailleurs  :  il  tf»urneledos  au  piton,  «  lui  »  ; 
c'est  sur  Combres  qu'il  lire,  «  lui  ».  Les  douilles 
éjectées  tintent  à  ses  pieds  ;  son  fusil  brûle;  sa  barbe 
tremble  aux  injures  qu  il  vocifère  :  «  Fumiers  ! 
Cochons!  Refuiniers  !  »  Et  le  fusil  tousse  ;  et  les 
douilles  tintent  ;  et  les  injures  tonnent.  Pareil  à 
un  héros  d'Iliade,  Mémasse,  à  huit  cents  mètres, 
invective  les  guerriers  ennenns  . 

On  se  distrait  :  on  va  voir  l'homme  du  génie 
qui  monte  la  soupe  aux  travailleurs  de  la  mine. 
Comment  fera-t-il  \)>>Hf  franchir  l'éboulenient  ?  Il 
bute  ;  il  lâche  son  houlhéon,  ijui  bascule  et  lente- 
ment naufrage  dan.s  la  boue.  Il  relire  sa  capote  et 
sa  veste,  relève  la    nianciio  de  sa  chemise,  et  plonge 


•272  LA     BOUE 

son  bras  nu  dans  la  boue.  Il  fouille;  il  s'acharne, 
furieux, le  bras  enfoui  jusqu'à  l'épaule.  «  L'aura  !... 
L'aura  pas  !...  »  Il  ne  l'aura  pas.  Il  relire  de  la 
boue  son  bras  informe,  gainé  de  boue  gluante  et 
jaune.  Désespéré,  il  nous  regarde.  Elles  nôtres  lui 
disent  :  «  T'en  fais  pas.  Tes  copains  partageront 
avec  nous...  Mais  lu  peux  bien  nous  laisser  rigoler 
un  peu.  n 

Parce  qu'il  fait  jour, on  rigole.  On  a  des  yeux  : 
on  sait  ce  qui  vous  étreinl  les  jambes,  ce  qui  vous 
glace  la  peau  sous  le  cuir  des  chaussures  et  le  drap 
des  molletières.  On  dévisage  la  boue  ;  on  la  blague  ; 
on  crache  dedans.  Et  la  fumée  des  pipes,  sous  les 
planches  de  mon  trou,  laisse  une  bonne  odeur  acre 
et  chaude.  Un  crayon  ;  une  feuille  de  papier:  une 
ronde  parle  secteur...  Il  est  midi. 

Mais  il  est  six  heures  du  soir.  La  nuit  vous  entre 
dans  les  yeux.  On  n'a  plus  que  ses  mains  nues, 
que  toute  sa  peau  oiTerte  à  la  boue.  Elle  est  nielle, 
et  elle  est  froide.  Elle  vous  effleure  les  doigts, légè- 
rement, et  s'évade.  Elle  effleure  les  marches  ro- 
cheuses, les  marches  solides  qui  portent  bien  les  pas. 
EWc  revient,  phis  hardie,  et  claque  sur  les  paumes 
tendues.  Elles  baigne  les  marches;  elle  les  sape,  les 
attire,  les  engloutit  :  hruscjuement,  on  la  seni  qui 
Se  roule  autour  des  chevilles... 

Son  étreinte,   d'abord,   n'est  que  force  et  lour- 


LA   BOUE  273 

deur;  on  lutte  contre  elle,  et  on  lui  échappe  ;  c'est 
pénible,  cela  essouffle  ;  naais  on  lui  arrache  ses 
jambes,  pas  à  pas...  Elle  les  reprend,  et  son  étreinte 
est  patience  et  ruse  :  insidieuse,  elle  mollit,  se  dé- 
laye et  coule  ;  elle  clapote,  invisible,  à  petites  vagues 
lécheuses  ;  elle  cherche  le  haut  des  souliers,  le 
bâillement  des  jambières  ;  elle  imbibe  doucement 
le  drap  du  pantalon,  la  laine  des  chaussettes;  pro- 
fonde, fluide,  elle  monte  vers  les  genoux^  happe 
les  pans  de  la  capote,  jaillit  très  haut  et  lente- 
ment retombe.  Parfois  le  boyau  tourne;  une  bour- 
rade puissante  et  molle  vous  jette  d'une  paroi  sur 
l'autre  :  on  sent  peser  contre  ses  flancs  1  enormité 
de  toute  la  boue.  Les  yeux  pleins  d'eau,  les  oreilles 
bruissantes,  on  titube  au  hasard,  les  deux  bras  ten- 
dus devant  soi.  Et  la  boue  violente  vous  cogne 
les  mains,  vous  replie  les  bras,  de  toute  sa  masse 
vous  heurte  la  poitrine...  On  s'arrête  ;  on  entend 
battre  son  cœur  ;  le  dos  fait  mal  ;  on  s'a[)erçoit 
que  la  boue  vous  enveloppe  les  jambes,  les  deui 
jambes  nues,  et  les  glace.  Elle  a  trouvé  ;  elle  restera 
là,  collée  à  la  chair  qu'elle  a  trouvée,  pendant  six 
heures. 

C'est  très  long,  quand  on  ne  voit  mi^me  i)as  la 
fumée  de  sa  pipe,  quand  l'homme  qui  est  tout  près 
n'est  plus  qu'une  masse  d'ombre  indistincte,  quand 
la  tranchée  jileine  d'hommes  s'enfonce  dans  la  nuit, 
el  se  tait.  Sous  les  planches  les  gouttes  d'eau   lom- 


274  LA    BOUE 

beiit,  régulières  ;  elles  tombent  à  petits  claque- 
ments vifs,  dans  la  mare  qu'elles  ont  creusée. Une... 
deux...  trois...  quatre...  cinq...  Je  les  compte  jus- 
qu'à mille.  Est-ce  qu'elles  tombent  toutes  les  secon- 
des!... Plus  vite?...  Oui,  plus  vite  :  deux  gouttes 
d'eau  par  seconde,  à  peu  près  ;  mille  gouttes  d'eau 
en  dix  minutes...  On  ne  peut  pas  en  compter  davan- 
vanlage. 

On  peut,  remuant  à  peine  les  lèvres,  réciter  des 
vers  qu'on  n'a  pas  oubliés.  Vigny,  Hugo,  Leconte 
de  Lisle  ;  et  puis  Baudelaire  ;  et  puis  Verlaine  ;  et 
puis  Samain...  C'est  une  étrange  cliose,  sous  deux 
planches  dégoultelantes,  au  tapotement  éternel  de 
toutes  ces  gouttes  qui  tombent...  Où  ai-je  lu  ceci? 
Un  homme  couché,  le  front  sous  des  gouttes  d'eau 
qui  tombent,  des  gouttes  régulières  qui  tombent  à 
la  même  place  du  front,  le  taraudent  et  1  ébranlent, 
et  toujours  tombent,  une  à  une,  jusqu'à  la  folie... 
Une...  deux...  trois...  quatre...  Il  n'y  a  pourtant, 
sur  les  planches,  qu'une  mince  couche  de  boue. 
Depuis  des  heures  il  ne  pleut  plus.  D'où  viennent 
toutes  les  gouttes  qui  tombent  devant  moi,  et  mêlées 
à  la  boue  enveloppent  mes  jambes,  montent  vers  mes 
genoux  et  me  glacent  jus(|u'au  ventre  ? 

W  Lo  bois  était  Irislo  aussi, 

Et  du  feuillage  obscurci, 
Goutte  à  goutle, 


LA    BOUE  275 

La  tristesse  de  la  nuit, 
Dans  nos  cœurs  noyés  d'ennui, 
Tombait  toute.. . 


Les  gouttes  tombent  au  rythme  de  ce  qui  fut  la 
Chanson  Violette^  au  rythme  d'une  scie  imbécile 
gambaclante  sous  mon  crâne. ..Une...  deux...  trois... 
quatre... 

La  planche  était  triste  aussi, 
Et  de  son  bois  obscurci. 
Goutte  à  goutte... 

Je  vais  m'en  aller.  Il  faut  que  je  me  lève,  que  je 
marche,  que  je  parie  à  quelqu'un...  Suis-je  debout? 
Est-ce  drùle  de  ne  plus  sentir  ses  jambes  !  Ce  sont 
pourtant  mes  jambes  que  je  pince. 

Et  je  m'en  vais  à  pas  lents. 
Les  crapauds  chantent,  dolents, 
Sous  l'eau  morte... 

Un  mitrailleur  chantonne  derrière  sa  pièce,  une 
complainte  sans  paroles  qui  reste  cachée  dans  la  nuit. 
«  Tu  es  tout  seul  ? 

—  Je  suis  lout  seul . 

—  Tes  copains,  où  sont-ils  ? 

—  Ils  sont  derrière  la  toile  de  tente,  autour  de  la 
lanterne.  » 


276  LA    ROUE 

La  lanterne  est  posée  parterre,  masquée,  du  côté 
de  la  porte,  par  un  carton  fiché  dans  la  glaise.  De 
l'autre  côté,  un  croissant  de  lumière  vacille  à  fleur 
de  boue,  comme  une  eau  clapotante  et  jaune  Les 
hommes  couchés  ne  sont  qu'un  seul  tas  d'hommes, 
où  çà  et  là  luisent  deux  yeux  sous  un  front  pâle,  où 
le  geste  d'une  main  s'anime  et'rentre  dans  l'ombre, 
où  les  paroles  n'ont  point  de  visage, 

«  Si  on  avait  du  feu,  seulement  ! 

—  Un  peu  d'feu... 

—  Pendant  cinq  minutes. 

—  On  nous  avait  promis  du  charbon... 

—  Depuis  longtemps. 

—  Et  ce  soir  encore... 

—  On  n'a  rien. 

—  Et  la  bougie  va  s'éteindre.. .  » 

Derrière  le  mica  de  la  lanterne,  la  flamme  palpite 
prisonnière,  comme  une  aile  de  passereau  captive 
dans  la  glu.  Feu  follet  bleuâtre,  elle  danse  sur  la 
boue.  Lasse,  penchante,  elle  tombe  doucement  et 
grésille.  Un  instant  encore  elle  semble  une  mouche 
bleue  frissonnante...  Et  puis  elle  meurt. 

Les  hommes  se  taisent.  Ils  ne  sont  plus  que  leur 
souflle  dans  les  ténèbres  ;  et  aussi  leur  odeur,  leur 
odeur  de  bélcs  mouillées.  Au-dessus  de  nous,  au- 
tour de  nous,  des  fmlcnicnts  courent,  furlifs. 

«  Qu'est-ce  qu'on  entend?  dit  une  voix. 

—  C'est  une  source. 


LA    BOUE  277 

—  Une  source? 

—  C'est  de  l'eau,  en  tout  cas.  » 

Les  hommes  bougent,  se  soulèvent  avec  des  gro- 
gnements. 

«  Pousse-toi  un  peu  ;  tu  tiens  tout  le  sec, 

—  Sans  blague  !  Tu  veux  changer,  pour  prendre 
un  bain  ?  » 

Des  filets  d'eau  glissent  le  long  de  mes  jambes  ; 
quelque  chose  me  ruisselle  sur  l'épaule,  comme  une 
poignée  de  sable  fin  :  c'est  de  l'eau.  Elle  coule  sur 
ma  poitrine,  et  ma  capote  pliée  la  recueille  toute 
dans  mon  giron.  Mes  yeux  se  ferment;  je  m'assou- 
pis un  peu  ;  et  l'eau,  comme  d'une  vasque  penchée, 
se  renverse  sur  mes  genoux. 

«  Quelle  heure  ? 

—  Ah  !  devine, 

—  L^eau  monte... 

—  Laisse-la  monter,  qu'on  s'y  noie,  qu'on  en 
crève... 

—  Qu'est-ce  qu'i'  dit,  l'aut'e  piqué  ? 

—  Bourrez-lui  la  gueule,  à  c'  menteur  !  » 
Et  l'homme,  tout  de  suite,  s'excuse  : 

«  C'est  histoire  de  dire. , .  Pas  crever,  bien  sûr  ! . . , 
Mais  les  pieds  gelés,  des  fois... 

—  Pour  qu'on  t'ies  coupe  ? 

—  C'est  pas  forcé  qu'on  m' les  coupe... 

—  Si!  c'est  forcé.  Tes  pieds  pourrissent,  et  on 
t'  les  coupe.  Vaudrait  mieux  une  vraie  blessure. 


LA     BOUE 


—  Oh  !  alors...  Alors  oui.  Mais  quelle  blessure  ? 

—  Tu  frais  semblant  d'  te  peigner,  ta  glace  col- 
lée au  parapet  ;  tu  lèverais  1'  bras  en  douce,  avec 
un  peigne  en  aluminium,  qui  brille...  Le  Fritz 
aurait  lot  fait... 

—  D'  m'esquinter  1'  bras?  Merci  !  Les  nerfs  bou- 
zillés  ;  une  patte  folle  ;  estropié  pour  le  restant  d' mes 
jours?...  Ah  !  non,  très  peu, 

—  Alors  tu  t'  coucherais  sur  le  dos,  une  supposi- 
tion qu'  t'aurais  une  craïupe.  Et  tu  lèverais  ta  gui- 
bolle, en  gigotant... 

—  Pour  me  faire  démolir  la  cheville  du  pied? 
Non  mais...  Tu  n'  te  doutes  pas  qu'  c'est  compli- 
qué, une  cheville,  n'importe  laquelle  des  deux.  Y  a 
des  os  délicats, des  articulations,  des  tas  d'histoires. . . 
Non,  ça  n'est  pas  une  chose  à  démolir. 

—  Alors?...  Alors  quoi? 

—  Le  mieux,  fiston,  ça  s'rait  encore  une  fesse. 

—  Mais  si  la  balle  te  la  prenait  en  plein,  qu'est- 
ce  quelle  irait  chercher  derrière  ?...  Ton  ventre?... 
On  en  clabote,  d'une  balle  dans  V  ventre. 

—  Fiiudrait,  comprends-tu,  qu'elle  le  prenne  la 
fesse  en  biais,  dans  f  gras;  qu'elle  te  fasse  juste  un 
trou  dans  f  gras.  Faudrait  qu'  lu  trouves  le  moyen 
d'  risquer  juste  une  fesse  au  créneau,  et  en  biais... 
Mais  comment  faire  ?  » 

Dehors,  un  long  piéliiicment  moule  avec  la 
boue. 


LA    BOUE  27) 

«  Il  est  minuit,  dit  un  mitrailleur...  C'est  la 
r'iève  de  la  7».  » 

Je  me  précipite.  J'arrive  à  la  tranchée  en  même 
temps  que  Porchon. Entre  nous  deux  quelque  chose 
roule,  une  sorte  de  caisse  ronde  et  creuse. 

«  Qu'est-ce  que  c'est? 

—  C'est  le  brasero  que  tu  as  fait  tomber. 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  dedans  ? 

—  Il  n'y  a  rien. 

—  Nuit  calme  ? 

—  Nuit  calme.  » 

J'arrive  en  bas.  La  bougie  brûle  sur  le  coin  de 
la  table,  à  côté  d'un  journal  déployé.  Porchon  a 
mis  du  bois  dans  le  fourneau  ;  le  jus  ronronne  dans 
la  cafetière  d'émail  rose. 

«  C'est  vous,  Genevoix  ? 

—  Oui,  mon  capitaine. 

—  Est-ce  qu'il  pleut  toujours  ? 

—  Pas  pour  le  moment.  » 

Mes  molletières  déroulées  coulent  sur  le  parquet. 
Ma  capote  vide  s'afîaise  près  d'elles.  L'un  après 
l'autre,  mottes  lourdes,  mes  souliers  tombent... 
Tout  cela  fait  un  tas  de  boue  qui  fume  à  la  cha- 
leur du  fourneau.  Mes  chaussettes  fument  au  dos- 
sier d'une  chaise  ;  et  sur  la  chaise  fument  mes 
deux  pieds  nus. 

Mes  pieds  sont  bleus,  de  ce  bleu  qu'on  voit  aux 
nuages  de  l'été,  les  soirs  d'orage.  Ils   deviennent 


28o  LA    BOUE 

verts  comme  une  chair  de  noyé.  Ils  deviennent  rou- 
ges comme  des  paquets  de  viande  saignante.  Je 
regarde  mes  pieds  changer  de  couleur,  en  buvant 
un  calé  tiède,  au  goût  de  caramel  trop  cuit. 

Le  capitaine  soupire  en  dormant,  le  nez  au  mur 
pour  ne  point  voir  la  bougie.  De  temps  en  temps 
sa  main  se  soulève  et  retombe,  d'un  geste  menu  qui 
semble  une  excuse  :  «  Mon  pauvre  ami,  je  n'y  peux 
rien  »...  Mes  pieds  cramoisis  fourmillent  de  déman- 
geaisons brûlantes  ;  engelures  énormes,  ils  commen- 
cent à  bouillir  :  à  présent  j'ai  des  jambes  ;  mais  je 
n'ose  plus  y  toucher. 

Bougie  éteinte,  je  me  suis  allongé  près  du  capi- 
taine Rive.  Le  frôlement  de  mon  corps  a  dû  l'éveil- 
ler Il  se  retourne,  écrasant  la  paille: 

«  Ecoutez... 

—  Quoi  donc  ? 

—  Vous  disiez  qu'il  ne  pleuvait  pas?  » 

Des  rafales  de  pluie  giflent  le  toit  de  l'abri.  Le 
vent  passe  comme  un  fleuve  immense...  Quelle 
heure  est-il  ?..,  Vais-je  dormir?... 

Mon   Dieu  que  ces  pieds  me  font  mal  ! 

Encore  une  iiuil,  pluvieuse  davantage,  obscure 
davaiilage.  Longtcnijisj'jii  cherché  l'entrée  du  boyau. 
Je  l'ai  trouvée  en  marchant  vers  le  bruit  de  cas- 
cade que  faisait  Tcau  sur  les  dalles  rocheuses.  Et 
lorsqu'enfin,   étendant    les    deux    bras^  j'ai  louché 


LA    BOUE  201 

les  levées  ruisselantes,  je  me  suis  senti  chez  moi. 

Il  n'y  a  rien  à  faire,  puisque  toutes  les  heures 
passeront,  et  que  demain  nous  serons  à  Somme- 
dieue...  Sommedieue  est  un   beau    cantonnement. 

Là-haut,  je  me  suis  assis  sur  le  brasero  vide. 
Les  bords  du  brasero  sont  durs  ;  c'est  une  chose 
réconfortante,  d'appuyer  son  séant  à  ce  rond  de  dur 
métal.  Pas  très  loin,  —  à  droite?  à  gauche?  —  la 
voix  de  Durozier  monologue  à  travers  la  phiie  : 

«  Joiy  a  eu  les  pieds  gelés  ;  Poincot  a  eu  les  pieds 
gelés...  Puisque  c'est  ça  qu'on  veut,  nous  aurons 
tous  les  pieds  gelés.  » 

Verlicale  comme  une  douche,  la  pluie  tombe 
toute  dans  la  tranchée.  Durozier,  ricanant,  déclame  : 

«  Du  courage,  les  potes  !  Encore  un  peu  d'  cou- 
rage !  Demain  on  s'en  va  à  Sommedieue...  Trois 
jours  de  crédit,  et  on  r'met  ça  :  les  pieds  gelés,  la 
caisse  malade,  la  gueule  démolie,  une  croix  d'  bois 
au  haut  d'  la  montée...  Encore  un  peu  d' courage, 
les  amis  1  Encore  un  peu  jusqu'à  la  mort  !...  Où 
est-il,  celui-là  qui  croit  en  revenir?  Oîi  est-il,  cet 
idiot,  que  je  lui  débourre  le  crâne  ?...  On  dev'nait 
trop  intelligents  ;  on  commençait  à  trop  compren- 
dre :  on  nous  a  envoyés  à  la  guerre. . .  Ha  !  Ha  !  C'est 
l'Internationale  noire,  les  ventres  dorés,  les  requins, 
les  tyrans.  «  Rouspétez,  les  morts!  On  vous  a  ». 
Ils  rigolent;  ils  ont  raison:  dix  millions  d'honunes 
qui  se  bouzillenl  les  uns  les  autres^  à  leur  sanlé  !...  » 


282  LA    BOUE 

Contre  la  boue  claque  le  fusil  de  Durozier. 

«  Reste-s-y  !  hargne-t-il.  Elmoi  avec. ..Ça  m'dé- 
goùte,  de  causer  à  des  gens  qui  n' veulent  pas  en- 
tendre. Chair  à  canon  vous  êtes  tous  !...  Pas  des 
hommes.  » 

Il  se  tait.  La  nuit  gonflée  de  pluie  ondule  comme 
une  toile  mouillée.  La  tranchée  silencieuse  est  morte, 
sous  la  pluie. 

D'où  vient  cet  homme  qui  bute  dans  mes  jam- 
bes? Je  ne  l'ai  pas  entendu  venir.  Il  a  dû  monter 
parle  boyau;  sa  respiration  halète,  si  proche  que  je 
pourrais,  en  allongeant  la  main,  reconnaître  son 
visage. 

«  Le  lieutenant?...  Où  est  le  lieutenant  ? 

—  Ici...  Qu'est-ce  que  tu  veux  ? 

—  C'est  du  charbon  d'bois,  mon  lieutenant. 

—  Pauvre  1  ïu  sais  bien  que  je  n'en  ai  pas. 

—  Non,  mon  lieutenant  :  c'est  du  charbon  que 
j'  vous  apporte.» 

Il  a  [)arlé  très  bas,  d'une  voix  essouflée,  à  peine 
distincte  pour  moi-même.  Et  toute  la  tranchée,  lon- 
guement, s'émeut  dans  les  ténèbres.  Une  espèce  de 
tiédeur  émerge  de  la  boue,  approche  en  clapotant, 
et  de  toutes  parts  nfenveloppe. 

«  Où  est  le  sac? 

—  C'est  moi  qui  1'  tiens. 

—  Un  gros  sac  ? 

—  Du  (eu  pour  toute  la  nuit. 


LA     BOUE  285 

—  Et  l'allumer  ?  ricane  Durozier.  Faudrait  du 
feu  d'abord,  pour  sécher  votre  charbon. 

—  On  en  aura  »,  répond  Biloray. 

Il  choque  son  briquel.  Une  étincelle  jaillit  ;  la 
mèche  d'amadou  lui  met  aux  doigts  une  mince 
chaleur  orangée. 

«  Toujours  sèche,  dit-il,  grâce  à  l'étui  en  toile 
cirée  ..  Ça  t'en  bouche  un  coin,  l'orateur  !  » 

Avant  qu'il  ait  rien  demandé,  un  homme,  sur  le 
point  braisillant,  a  déployé  le  pan  de  sa  capote.  Un 
autre  homme  s'est  penché,  sans  rien  dire.  El  tout 
de  suite  le  point  rouge  a  pâli,  rayonnant  d'un  halo 
étroit  où  plongent  seules,  hors  les  ténèbres,  une 
main  qui  tient  la  mèche  ardente,  une  main  qui  tient 
un  charbon  noir. 

((  Qu'est-ce  qu'il  fait  ? 

—  Il  met  un  charbon  sur  la  mèche  ;  et  il  attise, 
pour  que  Tfeu  gagne  le  charbon.  » 

L'homme  courbé  reprend  haleine,  et  le  halo  se 
rétracte.  Mais  toujours,  sous  la  capote  déployée, 
brille  le  point  de  braise  rouge. 

M  Le  charbon  est  mouillé,  dit  l'homme...  Ça  s'ra 
dur.  » 

Et  l'on  entend  encore  Durozier  qui  ricane  : 

M  Tu  parles  !  » 

Ils  ne  lui  répondent  même  plus.  Ils  se  pressent 
autour  de  la  lueur  infime,  qui  les  appelle  de  loin, 
et  qui  déjà,  pour  eux.  supprime  toute  la  nuit. 


284  LA    BOUE 

«  Faudrait  se  r'Iayer  à  souffler.  » 

A  pleine  poitrine,  longtemps,  longtemps  ils  souf- 
flent. Le  halo  grandissant  éclaire  leurs  joues  gon- 
flées. Un  à  un  les  points  rouges  essaiment,  puis  se 
rejoignent,  lueur  d'or  sur  la  boue.  Très  haut  brillent 
les  flèches  longues  de  la  pluie.  Elles  tombent  :  le 
charbon  siffle  dans  le  brasero  :  la  lueur  rougeoyante 
s'assombrit.  Alors  les  hommes  se  rapprochent  en- 
core, serrent  les  épaules  et  se  penchent.  La  lueur, 
un  instant  ranimée,  monte  vers  leurs  visages.  Mais 
la  pluie  se  glisse  entre  leurs  épaules  serrées,  tombe 
de  leurs  képis,  ruisselle  de  leurs  doigts  ;  et  de  nou- 
veau, mourante,  la  lueur  s'afTaisse. 

«  Ça  s'ra  dur...  Ça  s'ra  dur...  » 

Ils  s'y  mettent  tous.  Encore  une  fois  les  tisons 
rouges  essaiment,  reprennent  ardeur,  et  reviennent 
deux  à  deux.  Une  flamme  furtive  bleuit  au  fond  du 
brasero.  A  genoux  dans  la  boue,  ils  soufflent  :  et 
le  feu  pâlissant  jette  des  étincelles,  et  les  charbons 
noirs  s'embrasent  de  proche  en  proche,  avec  des 
craquements  métalliques.  Maintenant  la  pluie  tombe 
moins  lourde  :  au-dessus  du  brasier  ses  gouttes 
volent,  scintillantes  ;  et  la  boue  du  parapet  est  rose, 
entre  des  ombres  plus  noires  que  la  nuit. 

Ils  se  pressent  autoiir  du  feu,  les  mains  et  le 
visage  tendus.  C'est  une  poignante  vision  qui  semble 
surgir  du  fond  des  Ages.  Barbus,  le  torse  laineux, 
les    traits    modelé.s    à   grandes   masses  simples,  ils 


LA    BOUE  285 

entrent  dans  la  lueur  du  feu,  qui  les  ressuscite  un 
à  un .  Ils  ne  se  bousculent  pas.  Ils  se  font  place  ;  ils 
se  serrent  davantage. 

«  Mets-toi  là  :  il  y  en  a  pour  tout  le  monde.  » 

Mais  il  en  arrive  toujours  d'autres,  que  la  tranchée 
pousse  dans  le  dos,  de  toute  sa  force  ténébreuse  et 
froide.  Ceux  qui  ont  chaud  ne  résistent  qu'à  peine  : 
ils  s'éloignent,  enveloppés  d(;  chaleur,  les  yeux  fixés 
sur  ce  coin  de  nuit  rose,  en  attendant  de  revenir. 

«  Laisse-moi  passer,  c'est  mon  tour.  » 

Biloray  se  retourne,  et  reconnaît  Durozier.  Il 
allait  s'en  aller.  Et  maintenant,  il  hésite  : 

«  Ton  tour?  Ton  tour  ?...  C'est  nous,  qui  avons 
allumé  le  feu.  » 

Il  regarde  cet  homme  gluant,  grelottant,  ce  visage 
transi,  celte  barbe  noyée  qui  dégouttelle.  Et  douce- 
ment il  secoue  la  tête  : 

((  Mon  pauvre  vieux,  dit -il,  approche,  puisque 
ta  viens  réchauffer  la  vie.  » 

Et  il  s'en  va 


i 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Page» 

Chapitre  I.  —  En  réserve 7 

Chapitre  II.  —  Le  Blockhauss fi3 

Chapitre  III.  —  Le  Grand  tour 98 

Chapitre  IV. —  Utile  diilci lag 

Chapitre  V.  —  Des    bon'hommes i63 

Chapitre  VI.  —  Cinq  mois    passés igî 

Chapitre  VII.  —   La  Guerre aaS 

Chapitrb  VIII. —  La  Boue a5i 


Imprimerie  JOUVE  &  C",  i5,  rue  Racine,  Paris.  —  4;86-ao 


J.i 


PQ     Genevoix,  Maurice 
2613      La  boue 
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