From the Library of
Henry Tresawna Qerrans
Fellow of tVorcester Collège^ Oxford
1882-JÇ21
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LA
BOURGEOISIE FRANÇAISE
1789-1848
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
Format iii-8<>
LE COMTE DE MONTLOSIER ET LF, GALLICA-
NISME 1 vol.
LA COMTESSE PAULINE DE BEAUMONÏ. . * . . 1 —
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE 1 —
MADAME DE CUSTINE 1 —
LA JEUNESSE DE LA FAYETTE ....■...,. l —
LES DERNIÈRES ANNÉES DE LA FAYETTE. . . 1 —
Format grand in-18
LA COMTESSE PAULINE DE BKAUMONT 1 VOl.
ÉTUDES d'un AUTRE TEMPS i —
MADAME DE CUSTINE 1 —
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays,
y compris la Suède et la Norvège.
EMILE COLIN — IMP. DU LàONT
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At BARDOUX
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LA BOURGEOISIE
FRANÇAISE
1789-1848
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1893 '
Droits de reprodaction, de traduction et de représentation réservés»
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JE DÉDIE CE LIVRE
k LA MÉMOIRE DE MA MÈRE
QUI FUT
UNB BOURGEOISE DES ANCIENS TEMPS
Paris, 21 juillet 1886.
<
INTRODUCTION
Il n'y a eu dans le monde qu'une bour-
^geoisie, possédant des traditions, un esprit
de suite dans ses desseins, une clientèle pour
les accomplir : c'est la bourgeoisie française.
Nous voudrions lui demander de nous
raconter sa vie, ses goûts, ses croyances, ses
sentiments, de nous expliquer son évolution de
1789 à 1848. Ce n'est pas son histoire que nous
voulons écrire. Nos visées ne sont pas si
hautes. Notre but est de fixer les traits divers de
sa physionomie, de rechercher ses qualités
maîtresses et aussi ses défauts, avant que la
démocratie ait définitivement pris possession
II INTRODUCTION.
du pouvoir en France par le suffrage universel.
Les représentants des classes moyennes ont
eu une double ambition, constituer une société
civile et une société politique. De ces deux
desseins, ils ont complètement et heureusement
réalisé le premier.
Longuement préparée par des siècles de
patience, d'études et de luttes, servie par une
corporation qui; pendant la longue nuit du
moyen âge, a été presque son seul guide, —
la corporation des hommes de loi, — la bour-
geoisie française avait lentement accumulé des
trésors de haine et d'habileté contre un état
social qui, à la fin, froissait encore plus ses
vanités que ses intérêts. Elle sut dès lors, au
moment de la Révolution, ce qu'elle voulait à
jamais anéantir. C'est au nom du droit commun
qu'elle attaqua, détruisit le passé, et qu'elle re-
construisit la société civile. Elle réussit dans
cette œuvre, qui avait ses racines au fond même
du cœur de la nation et qui est indestructible
comme elle.
INTRODUCTION. m
Après des talon nements, et malgré des inex-
périences que nous ne tairons pas, elle a pleine-
ment satisfait son amour de l'égalité, son
animadversion contre le monde aristocratique
et féodal, par le Gode civil et par la séculari-
sation ; ses instincts d'administration quasi
niveleuse, par la centralisation ; ses idées d'édu-
cation, par l'établissement de l'Université; ses
vieilles doctrines du pouvoir religieux limité, par
le Concordat.
Certes, malgré ses lacunes, une pareille en-
treprise suffit pour recommander à la recon-
naissance nationale ce groupe de grands
citoyens qui, pendant les soixante années qui
ont suivi la Révolution, ont, avec des fortunes
diverses, consolidé la démocratie qu'ils avaient
fondée. Ils ont aimé à ce point l'égalité qu'ils
l'ont préférée à la liberté, quand, après les
dégoûts du Directoire, ils crurent que, sur les
points essentiels, les résultats de 89 pouvaient
être remis en discussion.
Deux fois aussi, ils essayèrent d'organiser
IV INTRODUCTION.
leur société politique; deux fois ils furent les
maîtres des destinées du pays, après la prise
de la Bastille et en 1830. Deux fois ils ont
échoué ; et cependant le courage ne leur fit pas
défaut, pas plus que le talent et l'éloquence.
Mais leurs qualités privées elles-mêmes furent
un obstacle à la durée de leur gouvernement.
A cinquante années de distance, ils étaient
au fond les mêmes hommes, ceux qui récla-
maient à grands cris le rappel de Necker et
avaient applaudi avec frénésie au serment du
Jeu de Paume, et ceux qui protestèrent contre
les ordonnances et se battirent par le soleil de
Juillet contre les Suisses, devant la colonnade
du Louvre. Avec les mêmes passions, ils avaient
le même désir de royauté démocratique, les
mêmes sentiments d'ordre et de liberté.
Nous essayerons de dire pourquoi les uns et
les autres, par suite de difficultés différentes,
laissèrent tomber de leurs mains le pouvoir
qu'ils avaient voulu fonder.
Dans leur mauvaise fortune, ils eurent du
ÎNTRODUCTION. V
moins cette consolation, de sentir près d'eux,
pensant comme eux, lisant les mêmes livres,
ayant les mêmes espoirs, la même éducation,
les femmes à qui ils avaient donné leur cœur et
leur nom.
C'est grâce à la forte unité de la famille bour-
geoise, à la gravité générale de ses mœurs, que
la société française décimée par la Terreur, se
trouvant en face de l'assimilation des enfants
naturels aux enfants légitimes, décrétée par la
Convention, en face aussi des scandales d'une
loi de divorce, basée uniquement sur la liberté
individuelle; c'est grâce à la famille bourgeoise
que la société française, put résister aux cor-
ruptions du Directoire. La plupart de ces
femmes, fuyant le bruit et l'éclat, sans dé-
tester le monde, ont peu parlé d'elles-mêmes,
si nous exceptons l'héroïne de la Gironde. Mais,
avec quelques correspondances inédites, avec
les traditions qui ne sont pas brisées, nous pou-
vons fidèlement reconstituer, pendant trois
générations, les caractères et les physionomies.
VI INTRODUCTION.
quand les livres sont insuffisants. Toutce monde
a des traits particuliers, qui s'effacent à me-
sure que monte le flot de la démocratie mo-
derne.
Une importante distinction est à signaler,
entre la haute bourgeoisie de Paris et celle de
province, surtout à cette fin du xviif siècle, où
le coche partant une ou deux fois par semaine,
suffisait aux voyages. Peu à peu cependant les
différences disparaissent, et, lorsque arrive la
Révolution de 1830, il devient plus difficile de
discerner, au milieu des femmes de hauts fonc-
tionnaires, de députés, d'avocats, de grands
négociants, celles qui appartiennent aux vieilles
familles du Marais, du faubourg Saint-IIonoré,
de la Ghaussée-d'Antin, et celles qui viennent
du Languedoc, de la Bretagne, du Limousin;
et néanmoins, aux yeux de l'observateur, les
nuances existent encore. Il a fallu la plate
banalité des temps où nous vivons pour tout
niveler.
La plupart de ces femmes, avec les dons d'un
INTRODUCTION. vu
esprit enjoué et moqueur, furent des épouses
soumises, d'une rare intelligence d'affaires et
d'une patiente volonté pratique; aidant leurs
enfants des plus sûrs conseils, dans la conduite
delà vie, très ambitieuses pour eux des hon-
neurs publics, et très constantes dans leurs
amitiés.
Tout en étant dans la vie privée le modèle
des vertus les plus sérieuses et les plus cachées,
elles onl joué publiquement un trop puissant
rôle dans la gj'andeur et la décadence de la
bourgeoisie, podr que nous commettions la
faute de les oublier.
LA
BOURGEOISIE FRANÇAISE
1789-4848
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PEr^DANT
LA RÉVOLUTION
Quand on ouvre l'Almanach royal de l'année
1788, on est étonné de voir que les premiers rangs
du tiers état sont en possession de toutes les
fonctions civiles, en dehors des charges de
cour, des gouvernements de province et des
grades militaires. Offices de judicature et de fi-
nance, à tous les degrés, intendances, conseil
d'État, bureaux des ministères leur appartien-
2 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
lient. En s'cnrichissanf, par le négoce, les bour-
geois ont créé les capilalisies et les financiers. Par
l'importation en France du système des fermes gé-
nérales, ils ont été chargés du recouvrement des
impôts ; il font des avances au Trésor et prennent,
de jour en jour, dans toutes les affaires de l'Eial,
nue influence prépondérante. Depuis Henri IV,
rélévalion de la bourgeoisie avait été constante.
De plus en plus confiante dans sa capacité, dans ses
lumières, dans sa valeur sociale, elle pénétrait
tous les jours dans les régions désormais ouvertes
du pouvoir et du beau monde. Pendant qu'en poli-
tique le gouvernement restait stationnaire et sem-
blait voué à l'immobilité et à la faiblesse, la haute
bourgeoisie développait ses richesses, ses forces,
son activité intellectuelle. Elle était, à certains
égards, beaucoup plus éclairée à la fin du dernier
siècle que de notre temps. Le règne de Louis XVI
avait correspondu au développement d'une grande
prospérité commerciale et industrielle. Rajeunis-
sant le vieux Paris par ses hôtels à somptueuses
façades, peuplant les environs de maisons de cam-
pagne élégantes, réhabilitant par l'encouragement
des arts une fortune rapidement acquise, les bour-
geois opulents se laissaient même aller à acquérir
PENDANT LA UÉVOLUTION. 3
des droits féodaux. Près de quatre mille charges,
dans kl magistrature et dans la finance, entraî-
naient avec elles l'anoblissement.
L'intervalle entre la noblesse et les rangs supé-
rieurs du tiers état était encore diminué, à Paris,
par ce frottement quotidien qui adoucissait les
angles trop saillants et par une facilité de mœurs
qui ne tenait pas seulement à l'esprit, mais aussi
aux services rendus. Cette partie, restreinte d'ail-
leurs de la bourgeoisie, appartenant aux parlements
et à la finance, excitait l'envie en s'anoblissant. Il
en était une autre plus nombreuse, plus puissante,
non moins prospère, qui résistait à la tentation des
titres. C'était celle qui encombrait les carrières
libérales et le haut négoce : les avocats, les notaires,
les procureurs, les médecins, les artistes, les écri-
vains, les armateurs de nos grands ports, les négo-
ciants de nos grandes villes manufacturières. Ceux-
là remuants, actifs, séparés de la noblesse, ne la
rencontraient que pour être froissés par elle, et
pour constater, surtout en province, son infério-
rité intellectuelle, sa morgue non justifiée et sa for-
tune obérée.
Quelle éducation ces bourgeois avaient-ils reçue?
L'ancien bourgeois de Paris, celui qui était né avec
i LA BOURGEOISIE l'Rx\NÇAISE
la Régence, avait façonné son caractère sous une
étroite discipline. Sa vie était simple, fort occupée,
mais elle était égayée par une verve que provoquait
sans cesse le goût de l'observation. Nul ne saisis-
sait d'un regard plus siir les ridicules et les faiblesses
que ce bourgeois né au cœur de la Cité ou de l'île
Saint-Louis, à la fois hardi et timide, gardant sa
liberté d'allures vis-à-vis du clergé et ayant reçu la
forte empreinte du jansénisme. Antérieurement à
l'aclion toute littéraire des philosophes, l'esprit
janséniste avait, en effet, envahi la plupart de ces
anciennes familles, leur avait apporté, avec l'aus-
térité, le goût de l'indépendance. Les parlements,
jusqu'en 1780, n'avaient encore rien perdu de leur
autorité et ils répondaient aux humeurs d'opposi-
tion. C'était dans le vieux monde bourgeois une
émotion presque révolutionnaire les jours où, sur
une question d'impôt ou bien de théologie, les lé-
gistes faisaient échec aux emportements ultramon-
tainset à l'arbitraire ministériel. Avec quel respect
on parlait de la grand'chambre ! Sur quel piédestal
étaient placés messieurs les gens du roi ! Comme
les traditions se conservaient de l'Hôpital et de Ma-
thieu Mole ! Quel retentissement avaient eu les ha-
rangues de D'Aguessau et les plaidoyers de Gerbier !
PENDANT LA REVOLUTION. 5
A cette génération, qui n'était ni sceptique ni
épicurienne, et qui avait eu pour maître Rollin,
avait succéfic une nuire plus impatiente, imprégnée
d'un esprit nouveau et dégagée de toute dévotion.
Les collèges où elle fut élevée n'étaient plus les
mêmes. Les jésuites, professeurs de la jeunesse
bourgeoise pendant deux siècles, avaient été ex-
pulsés. Après avoir ruiné les écoles de Port-Royal
et lutté jusqu'à la dernière heure contre leurs mé-
thodes et contre leur ascendant pédagogique, ils
avaient laissé le champ libre à des rivaux. L'Ora-
toire avait plus particulièrement essayé de combler
la profonde lacune laissée dans l'enseignement par
la compagnie de Jésus. Des principes différents
inspiraient les oratoriens.Une réforme importante
était accomplie par eux : ils exigeaient qu'on se
servît de la langue française pour les premières
éludes grammaticales. Le progrès général des
idées se faisait sentir dans leurs procédés d'éduca-
tion; on avait enfin renoncé, dans les leçons de
morale, à défendre les casuistes des xvi' et xvii*
siècles.
La haute bourgeoisie envoyait ses fils dans les col-
lèges en renom ; mais les oratoriens, fort à la mode,
n'avaient pu suffire aux besoins de la province.
6 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Les pères de la docLrine chrétienne, les bénédic-
tins de Saint-Maur, partageaient avec eux l'héritage
des jésuites. Royer-Collard et Joubert avaient été
élevés parles doctrinaires : l'un à Saint-Omer, l'autre
à Toulouse. Le premier, plus imbu des traditions de
Port-Royal, y avait puisé la puissante méthode qui
dirigea son éloquence et cette indépendance, celte
force de jugement, qui lui firent accepter la Révo-
lution sans se laisser dominer par elle. Joubert
devait à ses maîtres d'avoir pénétré les secrets de
l'antiquité latine et grecque, et ce sentiment que
rien n'était plus beau, après les armes, que l'élude
et la vertu.
La plupart des jeunes gens de la bourgeoisie ap-
prenaient ensuite, dans les écoles de droit, la légis-
lation compliquée d'après laquelle se rendait la
justice et s'administrait la monarchie. Tous s'atta-
chaient, en ces années fécondes, à la lecture de
Locke, de Montesquieu, de Rousseau, acceptant
leurs opinions sur les droits etles devoirs del'homme
en société, en attendant le moment de les mettre
en pratique. Mais le fonds de leurs études était,
avant tout, la science juridique : non seulement le
droit lomain qui, dans la moitié de la France, était
la plus solide base de l'ordre civil, mais le droit
PENDANT LA REVOLUTION. 7
canonique, le droit féodal qui régissait encore cer-
taines conventions, le droit coutumier dont les
dispositions aussi variées que bizarres formaient
le code de l'autre moitié du pays, enfin les ordon-
nances royales qui, sur des points importants,
avaient constitué un droit nouveau. Au sortir des
écoles, les uns se faisaient recevoir dans une cour
souveraine, d'autres achetaient une charge; les
phis riches visaient celle de maître des requêtes,
qui coûtait 100 000 livres. C'était la plus courue.
Dans ce ccrps se recrutaient, en efïet, les inten-
dants des provinces, les conseillers d'Etat. Les fils
de négociants enrichis recherchaient de préférence
une place dans les bureaux de finances.
A Paris, des générations se succédaient aux
fonctions de commis dans les ministères. Comme
Gaudin, le futur duc de Gaëte, ils devaient leur
succès aux principes d'honneur reçus de leurs
parents et à une éducation soignée. Les commis
des divers départements ministériels conservaient
les traditions. Ils avaient déjà, sur les affaires,
une influence que rendait inévitable et nécessaire
la mol)ilité de ministres souvent étrangers par
leurs occupations antérieures à la branche d'admi-
nistration qu'ils étaient appelés à régir. La vie des
8 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
commis s'écoulait tout entière dans les bureaux,
sans missions au dehors, sans congés, ignorée et
droite comme le devoir. Ils s'alliaient entre eux et
formaient une grande famille dont les directeurs
étaient les chefs naturels. Ils apportaient dans
leurs délicates fonctions les habitudes de respect,
de discrétion, de réserve puisées au foyer domes-
tique. Les affaires étrangères étaient entre les
mains de ces honnêtes gens, les Gérard, les Les-
seps, les Hennin. Ils bornaient leurs vœux à bien
servir le pays. Très gallicans et même quelque peu
entachés de jansénisme, comme les bourgeois des
parlements qui avaient à défendre les droits du roi
contre la cour de Rome, ils n'avaient pas comme
eux des prétentions à la noblesse et mettaient leur
fierté à dédaigner les titres.
C'était le barreau qui attirait surtout les jeunes
talents. Le palais était à la mode. Jamais les que-
relles ne firent autant de bruit que dans les vingt
années qui précédèrent la Révolution. Les avocats
étaient à l'image du siècle, lui empruntant la
passion, la générosité, l'audace; et, comme depuis
longtemps notre nation avait fourni les premiers
justiciers du monde, les avocats étaient les repré-
sentants attitrés du tiers état, les porte-parole des
PENDANT LA RÉVOLUTION. 9
paysans, et ceux qui connaissent le mieux, dans
les villes et les campagnes, la classe infime, triste
descendance des serfs affranchis, milieu redoutable
où la misère recrutera, pour les jours de révolte so-
ciale, la bande des septembriseurs et des trico-
teuses. Dans toutes les villes parlementaires, dans
tous les chefs-lieux de présidiaux, cette corporation
entretenait, contre la vieille société féodale, les
animosités et les rancunes, prête toujours à sou-
tenir les revendications des communautés d'habi-
tants quand le faisceau des intérêts collectifs pouvait
opposer plus de résistance ; lisant avec passion les
livres qui faisaient du bruit, semant partout et en
toute occasion les idées nouvelles. L'ordre des
avocats était arrivé, comme en 1830, au plus haut
point de sa grandeur, de sa puissance et de son
influence.
Des trois éducations que recevait successive-
ment la jeune bourgeoisie : l'éducation de la fa-
mille, l'éducation du collège et celle du monde, la
dernière prenait, vers 1780, une importance de plus
en plus décisive. Personne n'en avait plus profité,
ne s'était plus dégagé de sa raideur doctorale,
que la corporation des médecins. L'action qu'ils
exercèrent en ce temps-là dans la haute société,
10 LA BOURGEOISIE FUANÇAISL;
au moment où l'allaitement maternel devint à la
mode, étonne les contemporains. Les sentiments
que les médecins inspirent rappellent ceux des
directeurs de conscience à la fin du règne de
Louis XIV. L'usage des salons a donné aux mé-
decins un esprit délié, des manières douces, en
même temps que la connaissance du cœur humain.
Ils en sont venus à rriontrer une âme sensible,
? suivant le jargon usité, et c'est du célèbre Lorry
qu'une dame de qualité écrit :
— Il est si au fait de tous nos maux que l'on
dirait qu'il a lui-même accouché.
11
C'est ainsi que la haute bourgeoisie se préparait
de jour en jour au rôle qu'un avenir prochain lui
destinait . Elle était tout, et elle n'était encore rien
comme pouvoir public. Les femmes le sentaient
autant que leurs maris.
Leur éducation les avait avant tout disposées à
la vie de famille. Elles avaient, en province plus
qu'à Paris, reçu une instruction sévèrement reli-
gieuse, mais d'une pratique raisonnable. Sans
doute, le règlement des classes de Port-Royal
qu'avait rédigé Jacqueline Pascal, sœur Sainte-
Euphémie, n'était plus pratiqué dans les couvents.
L'esprit janséniste avait cependant survécu dans
i2 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
les habitudes domestiques. On habituait les jeunes
filles au sérieux ; on les façonnait au respect, et
d'abord au respect d'elles-mêmes; les actes de
dévotion n'étaient pas multipliés ; ils paraissaient
trop graves pour être accomplis sans trouble de
conscience. Les pnrents n'aspiraient pas à ce qu'il
fût donné aux filles des connaissances étendues ; un
fort enseignement, fondé sur la morale chrétienne,
semblait suffisant pour former leur bon sens et
leur raison. La mère de famille, dans la haute
bourgeoisie, était préparée à avoir l'autorité. Par
l'effet du caractère et de la dignité de la vie, son
ascendant se maintenait jusque dans la vieillesse.
Les femmes étaient les égales de leurs maris, quand
elles ne leur étaient pas supérieures, par la force
d'âme. Elles possédaient donc les qualités essen-
tielles pour bien élever les enfants et elles ne les
abandonnaient pas aux mains des serviteurs, comme
faisait la noblesse.
Lorsque les lettres de cachet du 29 décembre
1752 firent fermer les dernières communautés
jansénistes où l'on élevait la plupart des jeunes
filles de la bourgeoisie, déjà le souflle mondain du
siècle avait passé sur les maisons d'éducation. Sans
ressembler aux riches couvents des Flandres et de
PENDANT LA RÉVOLUTION. 13
Normandie, où chaque demoiselle avait son appar-
tement, où les visites d'hommes étaient admises aux
grilles, la rigidité de la discipline s'était détendue
sans que les principes eussent varié; et, comme les
couvents donnaient parfois asile aux femmes du
monde, l'éducation des élèves se ressentait de leur
rencontre. C'était du rcs!e la haute bourgeoisie qui
fourni sait elle-même le plus de religieuses aux
congrégations de lu Visitation, de Saint-Ursule et
des sœurs de Charité ; elles y portaient en général
l'esprit de mesure el de discernement.
Dans les quelques années qui précèdent la Révo-
lution, l'éducation par la famille est à la mode :
la jeune fille doit se former par les lectures, par
les conversations, par les observations dans le mi-
lieu social qu'elle fréquente. Quant on voit Mounier
lui-m!me, Mounier, après Mirabeau la tête la mieux
équilibrée de la Constituante, écrire dans l'exil :
« Lisez Emile, et malheur à vous si vous n'éprou-
vez pas le besoin de devenir meilleur! » quand la
possession de toutes les œuvres de Jean-Jacques
Rousseau « est un délice, une félicité qu'on ne peut
bien goûter qu'en l'adorant » ; quand une jeune
fille, la plus honnête, la plus noble de cœur, la
plus intelligente, pense ainsi, il est bien difficile
14 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
que la direclion des femmes soit la même qu'au
XVII' siècle.
A Paris, la bourgeoisie ne met plus ses filles au
couvent que pour leur première communion. Elles
passent leur vie près de leur mère. On sort deux
fois par semaine en toilette : le dimanche, pour
les offices et la promenade; un autre jour, pour
les visites entre parents ; on les conduit cependant
au Salon de peinture, mais elles ne vont au lliéàtre
que lorsqu'elles sont mariées. On leur donne des
maîtres à domicile; au sortir des deux années pas-
sées au couvent, elles s'instruisent presque toutes
seules, lisant les mêmes livres que leurs frères.
L'éducation sentimentale entre enfin dans la bour-
geoisie féminine. La jeune fille devient attentive au
mouvement des faits et des idées; elle sent et elle
se passionne. Dans cet inléiieur discret où elle est
aimée, où sa jeunesse s'écoule austère, elle n'est
plus aussi pieuse et plus du tout dévote.
Si vous voulez la voir vivre et marcher, la sur-
prendre dans ses habitude?, regardez-la dans les
tableaux de Chardin, avec ses manches relevées à la
saiL^née du bras, son tablier à bavette, sa guimpe
noire, sa croix à la Jeannette, sa jupe de calmande
rayée! Regardez-la encore en toilette de dimanche,
PENDANT LA RÉVOLUTION. 15
son manchon à la main! Elle va se rendre au ser-
mon avec sa mère en coqueluchon noir, la jupe à
rclroussis. Elle arrange le nœud de sa fanchon ou
son ruban au parfait contentement. C'est Tinté-
rieur du ménage avec l'activité, Tordre, la régie
des heures, les joies modestes du devoir. Il y passe
comme un parfum léger de félicité domestique.
Suivez-la dans le monde quand elle est mariée.
Elle a l'imagination plus souple et plus vive que son
mari; elle a mieux que lui le talent de narrer; les
liaisons des mots sur ses lèvres sont imperceptibles.
Rentrée au logis, un air d'égalité y règne; la cou-
tume de Paris lui donne, dans les profits, des droits
étendus; elle est consultée dans toutes les affaires,
aucune ne se conclut sans son assentiment. Elle
gagne en bon sens ce qu'elle n'a pas toujours en
orthographe; et, si ce n'était sa fidélité conjugale,
on lui appliquerait ce mot- du plus fin Parisien
d'alors :
— Une femme n*en est pas moins adorable pour
mettre une s à la fin de « Je vous aime. »
Une exception est cependant à signaler. La so-
ciété des financiers, par son opulence, ses goûts
de luxe et de plaisir, par ses désirs d'arriver à la
noblesse, faisait contraste avecla majeure partie de
16 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
la haute bourgeoisie. Les fermiers généraux te-
naient une place intermédiaire à peu près semblable
à celle des magistrats des parlements. Très en vue,
coudoyant les grands seigneurs, les Beaujon, les
Bouret, les Grimod, les Godarl, les Augeard, tous
d'une rare aptitude administrative, quelques-uns
même écrivant avec une plume de véritable gentil-
homme, à force de bel air et d'impertinente indi-
vidualité, avaient emprunté ces vices élégants qui
substituaient les fantaisies aux passions et ce scep-
ticisme que donne aux manieurs d'argent la con-
naissance intime de l'espèce humaine. C'était dans
le milieu des financiers que se trouvaient en plus
grand nombre les raffinés à qui l'on devait la créa-
tion de toute cette artistique industrie du rococo,
du superflu, de l'inutile, de la récréation des yeux,
que le xviii" siècle a emportée avec ses paniers,
ses falbalas, ses élégances. C'était là aussi que se
recrutaient ces dégoûtés à qui rien ne faisait plus
d'effet comme vrai, mais comme bien trouvé; ceux
qui méprisaient les hommes en théorie par delà ce
qu'on peut imaginer et qui cédaient, à chaque in-
stant, à des sentiments de bienveillance et d'indul-
gence; le siècle le voulait ainsi.
Si quelques scandales, dont toutes les chroniques
PENDANT LA RÉVOLUTION. 17
parlèrent, ont compromis des noms de femmes
appartenant aux degrés supérieurs du tiers état, il
faut se garder de généraliser. Les fortes assises de
la famille bourgeoise ne furent pas atteinies, même
au travers des dissipations et des tentations de la
richesse rapidement acquise. La mère était là tou-
jours préoccupée de l'éducation des enfants. Le
collège des Grassins, le collège du Plessis ou les
oratoriens de Juilly comptaient au premier rang
de leurs élèves studieux les fds de ces fastueuses
parvenues, les plus empressées à fêter l'esprit et
les philosophes.
11 faudrait se garder de croire que la province
fût séparée de Paris par les idées et les sentiments;
si l'on y connaissait moins la douceur de vivre, la
volupté de causer librement avec les hommes qui
vous entendent à demi-mot ou qui vous de?inent,
on était souvent mieux informé de l'existence des
livres. Un ouvrage en plusieurs tomes n'était jamais
lu à Paris que si la province avait décidé de son
mérite. Jamais le commerce n'avait autant enrichi
Lyon, Bordeaux, Marseille, Nantes, que sous le
règne de'LouisXVI. La vie mondaine delà bour-
geoisie était brillante; on y jouait beaucoup la co-
médie de société, et si le goût établissait des diffé-
18 LA BOURGEOISIK FRANÇAISE
rences inévitables, l'honnêteté et le bon ton n'en
créaient pas. La probité légendaire des grandes
maisons commerciales, l'originalité plus accusée
peut-être des caractères, mettaient plus en relief
la vigueur morale du monde bourgeois. Mais aussi
il se trouvait directement face à face avec la no-
blesse provinciale, qui s'efforçait de plus en plus
de racheter par la morgue des manières une impor-
tance effacée et qui trouvait, dans des privilèges de
vanité, des compensations à une fortune déchue.
Maintenant que nous connaissons les person-
nages, écoutons-les parier et voyons-les agir.
m
La Révolution sociale de 1780 ne fut que ia fin
logique et attendue des efforts persistants des
classes moyennes depuis plusieurs siècles. Quand
l'heure eut sonné, la haute bourgeoisie fut una-
nime sur ce point qu'il fallait résolument substi-
tuer aux institutions aristocratiques et féodales un
état nouveau, simple, uniforme, ayant pour base
l'égalité des conditions. Même ceux qui, sur les
théories politiques, étaient en désaccord, parce
qu'ils étaient plus instruits, comme Mounier,
Malouet, partageaient, sur les théories civiles, les
idées communes. Bien avant la convocation de
étals généraux, bien avant le 14 Juillet et le 4- Août,
20 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
la Révolution était faite dans leur esprit et dans
leurs mœurs. Tenant aux deux extrémités de la
société française, la classe moyenne écoutait et
jugeait toutes les critiques et toutes les plaintes,
toutes les colères et toutes les souffrances.
Si plus d'une cause chez elle fit éclater la ré-
volte, aucune de ces causes ne fut plus puissante
que les souffi-ances de l'amour-propre à chaque
instant exaspéré. Qui le croirait? La mauvaise ad-
ministration des finances, les lettres de cachet, les
abus de l'autorité, les lenteurs ruineuses de la jus-
tice n'eussent pas fait éclater la Révolution. L'iné-
galité des rangs et du droit n'était plus acceptée
par la conscience. La bourgeoisie ne pardonnait
plus à l'ancien régime la place inférieure qu'elle y
occupait. En province, les froissements étaient
quotidiens. Les femmes les ressentaient encore
plus vivement que leurs maris. Qui ne se souvient
de l'affront fait à la mère de Darnave au théâtre de
Grenoble par le duc de Clermont-Tonnerre,et l'in-
jure lancée par le comte de Chabannes à Lacroix,
qui donnait le bras à une jolie femme, au sortir de
la Comédie? Il en était ainsi partout : en Auvergne,
madame Couthon avait aussi subi les dédains
de la gentilhomraerie provinciale. A l'église, les
PENDANT LA RÉVOLUTION. 21
préséances étaient une question capitale. Des bour- /
geois quittaient la campagne pour venir habiter la
ville afin de se soustraire aux humiliations des
seigneurs voisins. Quand l'opulence et l'esprit
avaient réussi, en apparence, à désarmer cet or-
gueil nobiliaire, la pointe aiguë effleurait toujours,
perçait souvent et ne permettait qu'une familiarité
inquiète et sans abandon.
Les anoblis appartenant aux parlements, au
grand conseil, à la chambre des comptes, aux cours
des aides, étaient, à leur tour, frappés de dédain
par l'ancienne noblesse, celle qui montait dans
les carrosses du roi ou qui allait à la chasse avec Sa
Majesté. La présentation à la cour était le point
essentiel. Lorsque Chateaubriand fut invité à chasser
avec Louis XVI, il dut établir sa noblesse, de géné-
ration en génération, jusques et y compris l'année
1400. C'était bien autre chose pour être de l'ordre
du Saint-Esprit ou de Saint-Lazare. « On examinait
messieurs les morts avec une somptueuse rigidité. »
Pour être un page de la petite écurie, un écuyer
de la grande, un gentilhomme de la chambre, il
fallait prouver plus de deux cents ans de parche-
mins. Et il le fallait aussi pour servir dans les
maisons d'Orléans et de Condé, et même chez le
22 LA BOUTxGEOISIE FRANÇAISE
duc de Penlhièvre. C'est la passion de l'égalité,
chez une race essentiellement vaniteuse, qui dé-
cida donc du premier éclat de la Révolution.
Il semble que toutes les circonstances se fussent
réunies pour activer la marche de la bourgeoisie
vers la démocratie. La noblesse s'appauvri;sait
pendant que les richesses et les lumières du tiers
état s'accroissaient; la propriété foncière passait
de jour en jour dans un plus grand nombre de
mains ; dans certaines provinces, les sociétés d'agri-
culture en venaient déj'i à redouter le morcelle-
ment pour les exploitations agricoles. A tous ces
laits correspondaient partout des habitudes nou-
velles de bien-être et de luxe intérieur en même
temps que le plus complet épanouissement des
f^sprits. Toutes les idées étaient soulevées avec une
hardiesse sans précédents; les conversations ces-
saient d'être légères et galantes pour devenir des
querelles de classe. Pour donnerplus d'élan à celte
lutte, un arrêt du conseil ne s'était-il pas avisé de
charger tous les corps constitués de faire des re-
cherches sur la tenue des anciens états généraux?
Le nombre incalculable de brochures et de mé-
moires était la preuve de l'agitation sans pareille
des classes moyennes.
PENDANT LA RÉVOLUTION. 23
Plus les pouvoirs politiques de la seigneurie
avaient diminué, plus la perception des redevances
seigneuriales devenait odieuse; plus la petite pro-
priété augmentait, plus ce qui restait de la féodalité
lui paraissait inique ; plus les classes laborieuses
économisaient, s'instruisaient et montaient d'éche-
lons, plus l'abîme se creusait entre elles et celte
noblesse, qui vivait de droits féodaux. C'étaient
comme deux peuples campés sur le même sol. La
réconciliation devenait impossible. Le paysan sau-
vage, ignorant et méfiant, épargnait denier par
denier, afin de payer les procès ruineux qu'il sou-
tenait contre le suzerain. Le seul homme en qui il
eût confiance, à qui il racontât ses peines et ses
rancunes, ce n'était pas son curé, c'était l'avocat
qui partageait ses haines, l'avocat qu'il entendait
parler. C'est ainsi que les hommes de loi étaient
désignés d'avance à la rédaction des cahiers dans
les baillages. Qu'importaient, pour la plupart, les
théories politiques? Les habitants des villages in-
sistaient d'abord pour que leurs chiens de basse-
cour fussent délivrés du piquet qu'on suspendait,
par ordre du seigneur, au col de ces pauvres bêtes
afin de les empêcher de saisir un lièvre, si par
hasard il s'offrait à leur portée.
U LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Pendant que, dans les campagnes, le paysan
s'animait de plus en plus lorsqu'on l'interrogeait
et qu'on faisait une universelle enquête sur ses
misères, ailleurs, dans les villes, tout travail,
toute industrie qui recevait le contre-coup de
l'action de la féodalité s'émancipait. Cette vieille
antipathie des bourgeois pour ce qui subsistait de
l'ancien régime n'avait pas peu contribué à rendre
subitement impopulaire môme le parlement, pen-
dant tant d'années leur idole. Il venait de con-
damner au feu le courageux livre de Boncerf sur
['Inconvénient des droits féodaux. L'enthousiasme
pour ce grand monde parlementaire, anobli et ac-
quéreur de cens, s'éteignait, et d'Espréménil, re-
venant en 1788 des îles Sainte-Marguerite, où il
était détenu, ne rencontrait plus sur son passage
que l'indifférence et l'oubli.
Affranchir les terres et les personnes de toute
entrave se confond dans ce cri général : « Plus d'i-
négalités ! » Personne n'a mieux vu queRœderer ce
motif déterminant des événements. 11 appartenait
par son origine, par son éducation, aux plus hautes
familles du tiers état. Personne n'avait été plus
nourri que lui de toutes les connaissances que pos-
sédait son siècle et n'en avait plus adopté les idées
PENDANT LÀ RÉVOLUTION. 25
généreuses. Il avait même celle supériorité de
joindre les connaissances économiques au savoir
du jurisconsulte. C'est Rœderer qui, dans sa bro-
chure sur les états généraux, écrivait ces mots dé-
cisifs : « Depuis quarante ans, cent mille Français
s'entretiennent avec Locke, avec Rousseau, avec
Montesquieu. Chaque jour, ils reçoivent d'eux de
grandes leçons sur les droits et les devoirs de
l'homme en société; le moment de les mettre eu
pratique est arrivé. >
IV
Les légistes, après avoir été les patrons dévoués
des paysans dans leurs légitimes revendications,
servirent de guide à la Constituante dans la refonte
de la société civile. Les noms de ces admirables et
vaillants bourgeois sont gravés, pour la plupart,
dans le martyrologe de la Révolution. Ceux qui
survécurent, apportèrent, sous le Consulat, la
même volonté que le premier jour à l'achèvement
de leur œuvre sociale et la firent définitivement
consacrer. Ils n'avaieut pas tous le caractère à la
hauteur du talent; mais, par leurs défauts, ils mon-
trèrent que la classe dont ils étaient sortis élait
plus encore jalouse d'égalité que de liberté. Ils
I
PENDANT LA RÉVOLUTION. 27
avaient voulu l'une surtout pour assurer l'autre.
Au milieu de cette foule d'hommes d'un sens
droit et d'une intelligence vaste, comment ne pas
nommer Merlin ? Il est impossible de nepas admirer
ce labeur gigantesque qui lui permit de suffire à
tout. Presque à lui seul il a, dans le comité fôodal,
réalisé en détail et avec précision l'abolition
décrétée en principe seulement dans la nuit du
4 Aoiit. Cette œuvre d'un profond savoir, il en est le
commentateur lumineux dans un recueil célèbre;
presque seul il verra clair dans cette confuse légis-
lation intermédiaire. Investi du ministère de la jus-
tice, non seulement il sera administrateur, mais il
trouvera le temps de répondre directement aux tri-
bunaux, aux officiers du ministère public, même
aux juges de paix qui le consultent sur des questions
de droit embarrassantes. Procureur général à la
cour de cassation, il consolidera la Révolution par
une jurisprudence immuable dans ses grandes
lignes. Pourquoi faut-il que tant de talent, une
raison si lumineuse, un esprit si audacieux dans ses
conceptions juridiques, une volonté si persistante
dans l'organisation de lanouvellesociété civile, aient
été associés souvent à tant de faiblesse de caractère
et à des mesures qui ont diî peser sur sa conscience 1
28 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Ce ne sera pas le seul exemple où, dans ce monde
de haute bourgeoisie, nous trouverons des taches
qui feraient presque désespérer des vertus de notre
race. Saluons du moins, à cette aube éclatante et
pure de leur vie publique, les représentants de
l'esprit bourgeois qui apportèrent à la Constituante
tant d'amour de l'humanité, tant de vigueur dans
le dernier assaut livré à l'ancien régime, tant de
confiance dans l'avenir et tant d'enthousiasme
désintéressé dans une entreprise grandiose !
Il est des noms parmi eux qu'on répète volon-
tiers, ceux de Lanjuinais, de Le Chapelier, de
Thouret,d'Enjubault, deRœderer, celui de Tronchet,
si vénéré qu'un décret l'appelait un jour à la tri-
bune de l'Assemblée pour qu'il donnât son avis;
Tronchet, une âme si parfaite que, en 1807, lors-
que la mort le frappa, les juges les plus sévères
s'inclinèrent devant cette renommée sans tache et
cette sévère probité. Il en est d'autres encore dont
nous réveillerons les ombres respectées : Malouet,
en qui l'Auvergne avait mis son bon sens politique
et ses facultés équiUbrées; Mounier, le plus pas-
sionnément raisonnable d'eux tous, le mieux pré-
paré à un rôle important dans les jours de liberté
calme; Barnave, le plus éloquent et le plus sincère
PENDANT LA RÉVOLUTION. 29
de CCS jeunes hommes que la philosophie et le droit
avaient formés; Adrien Duport, qui n'avait pas été
élu par le tiers état, mais qui lui appartint, dès le
premier jour, par sa mâle altitude, par ses senti-
ments démocratiques; Duport, à qui nous devons
l'introduction du jury. Tous, pleins d'illusions et
épris de justice; tous, il est vrai, dominés par les
abstractions; mais est-ce que les abstractions sub-
limes ne gouvernent pas les âmes, ne grandissent
pas les caractères en élevant les pensées?
Dès les premiers jours de la Constituante, le vote
individuel avait été substitué au vote par ordre;
toute distinction de rang et de préséance entre les
députés avait été prohibée; l'admissibilité, sans
distinction de naissance, aux emplois civils et mi-
litaires, avait été proclamée ; et, comme un sym-
bole est nécessaire aux yeux pour constater le
triomphe d'une idée, la destruction de la Bastille
prenait ce caractère pour la bourgeoisie.
Le lendemain du 14 juillet, Etienne Delécluze,
tout enfant, se promenait sur les boulevards avec
son père :
<i Qu'est-ce donc que la Révolution ? lui deman-
da-t-il.
— Il est bien difficile de te répondre... Si tu
30 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
étais plus grand... Tiens, je ne puis mieux liiire
qu'en te disant que la Révolution détruit toutes les
distinctions entre les hommes. Désormais, il n'en
existera plus qu'une : celle que la science et l'in-
struction mettront entre les ignorants et les sa-
vants. Aussi, travaille bien, si tu veux te distinguer.
Il n'y a plus d'autre noblesse. »
La bourgeoisie avait fondé la démocratie. La dé-
claration des droits ne fut que le frontispice des
principes nouveaux. La bourgeoisie voulut établir
la justice à tout jamais, dans la société moderne,
lui restituer son ordre naturel : elle abolit donc la
féodalité, et, avec la féodalité, tous les droits qui
en découlaient. Non pas que la seigneurie fût
encore celle du moyen âge et même celle du xvi^
siècle; Elle n'exerçait plus, à proprement parler,
d'influence juridique sur le classement des per-
sonnes. Le roturier, comme les nobles, pouvait de-
venir possesseur de droits féodaux; ces droits
étaient d'autant plus faciles à posséder que la plu-
part n'étaient que fiscaux et échappaient aux
embarras de l'exploitation. Mais ils paralysaient si
bien la culture qu'Arthur Young, en 1787, s'é-
criait :
« Ah ! si j'étais pour un jour le législateur de
PENDANT LA KÉVOLUTION. 31
la France, comme je ferais bien danser tous ces
grands seigneurs ! »
Quant aux privilèges, aux préséances, à ces va-
nités extérieures auxquelles leurs possesseurs atta-
chaient peut-être plus de prix qu'à des revenus, on
ne les discuta même pas. Ils furent abandonnés
sans phrases. En tète des décrets de la nuit du
4 Août, la Constituante traça le résumé du plan
qu'elle concevait. Il fallait quatre années pour
l'accomplir dans la législation. Les racines du
vieil arbre féodal étaient si profondes que de
longs eiîorls étaient nécessaires pour les extir-
per.
Les légistes qui dirigeaient les comités et les
délibérations avaient fait une distinction entre la
féodalité dominante et la féodalité contraclante,
entre les justices seigneuriales qui étaient des por-
tions détachées de l'autorité publique, entre les
servitudes personnelles ou les redevances qui en
représentaient l'abolition, et les contrats d'inféo-
dation. Les premiers de ces droits féodaux atten-
taient à la souveraineté de l'Etat, les seconds vio-
saientla liberté du citoyen, les troisièmes seuls ti-
raient leur origine de conventions véritables. Les
jurisconsultes firent décider que les deux premier
32 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
étaient abolis sans indemnité ; le rachat pour les
derniers fut admis.
Les censitaires, on ne l'ignore pas, n'acceptèrent
pas cette décision : ils protestèrent, rédigèrent de
nouveaux cahiers et appelèrent une loi plus radi-
cale sur les droits déclarés rachetables.
Le sol affranchi, les privilèges détruits, il fallait,
par la division de la terre, multiplier le nombre
des propriétaires, créer plus de citoyens inter-
ressés au nouvel ordre de choses; la bourgeoisie
n'hésita pas à donner les biens nationaux comme
dot à la constitution. Elle fit mettre aux enchères
la dixième partie de la richesse foncière du pays.
Elle n'eût pas cependant vulgarisé la propriété, si
elle n'avait pas d'abord transporté dans la famille
l'esprit nouveau d'égalité. Depuis longtemps, la
famille bourgeoise, réunie dans un faisceau serré
et indissoluble, réalisait dans les sentiments, les
lois de la nature et de la raison. Les philosophes et
les légistes s'étaient mis d'accord pour appliquer
l'ancienne formule de Marculfe : « Comme Dieu a
donné au père tous ses enfants, ils doivent avoir
une part égale aux biens de leur père. » Aussi les
droits d'aînesse et de masculinité, représentant le
principe féodal, furent-ils sappriraés et l'égalité
PENDANT LA RÉVOLUTION. 33
établie dans les partages de toute espèce de succes-
sion. Mais avec sa noble mission de faire passer
dans la loi le spiritualisme social, la bourgeoisie
ne voulut pas proscrire la liberté de tester et
le droit pour l'hom ne de disposer d'une partie de
ses biens. Tronc'iet, qui fut l'oigane de la pensée
commune, dit aux applauJissements de tous ceux
qui l'écoutaient :
« Pourrait-on refuser au père de récompenser
par un témoignage d'afîection plus particulière
l'enfant qui se sera le plus distingué par son res-
pect et sa tendresse tiliale, qui se sera dévoué à
secourir la vieillesse infirme de ses parents ; qui,
par son travail, aura contribué sans intérêt à
augmenter le patrimoine qui devient commun ? Les
fils pourraient-ils légitimement lui envier cet acte
de justice? >
L'abolition du retrait lignager que pouvaient
exercer eu cas de vente les parents du vendeur et
qui était enraciné dans les habitudes des pays
coutumiers, fut la conséquence des dispositions
destructives de la constitution féodale dans la
famille. Il n'y eut pas de résolution plus conforme
à l'esprit qui animait le foyer domestique du
xviii" siècle; et le cœur des mères, dans ces heures
34 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
trop rares d'union patriotique, battit du même
mouvement que celui des enthousiastes fondateurs
du monde moderne.
On ne connaît pas vraiment la Révolution si l'on
n'a pas lu les travaux des comités de l'Assemblée
et surtout les admirables rapports de Merlin sur les
droits féodaux, sur les retraits de bourgeoisie, sur
le retrait lignager, sur les successions, sur les
réserves coutumières et les dévolutions. C'est dans
ces résumés de la science juridique, dans ces pages
écrites sous l'inspiration ardente de l'opinion, bien
plus que dans les discussions de l'Assemblée, dis-
cussions souvent abrégées, qu'il faut suivre le
gigantesque effort de nos aïeux pour constituer la
société civile qui nous abrite. Nous n'avor.s qu'à
louer dans cette première partie. Après avoir établi
dans la famille la justice et l'égalité, les classes
moyennes essayèrent en politique de les concilier
avec la vieille monarchie, et, «entativc plus grave!
de faire entrer la démocratie dans les nouveaux
rapports de l'Église el de l'Etat.
Sur la question religieuse, la bourgeoisie de la
fin du xviif siècle avait des opinions très arrê-
tées. La bourgeoisie parisienne, dans la réunion
préparatoire des élections, avait pris une attitude
particulièrement hostile au clergé. Elle ne voulait
pas de la religion sous forme d'institution poli-
tique. Le souffle du xviir siècle, en desséchant les
croyances positives, avait laissé chez la plupart de
ceux qui l'avaient respiré un déisme qui suffisait à
leurs aspirations. Le cahier rédigé parladéputatlon
de Paris manifeste clairement cet état des esprits . Ils
furent cependant entraînés à commettre une des plus
sérieuses atteintes contre la liberté de conscience.
36 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Leur éducalion juridique obscurcit sur ce point
leur intelligence. Un reste de levain janséniste fer-
menta dans un groupe ayant pour chefs Camus,
Martineau, Treilhard. L'idée dominante des vieux
légistes était la subordination de l'Église au pou-
voir civil. Leurs luttes séculaires avec la cour de
Rome, leurs goûts de clergé national et soumis au
roi, avaient constitué un tempérament absolument
rebelle à la conception d'une Église libre dans
l'État. C'est une erreur profonde que de croire qu'il
y ait eu alors un moment où la question de la sépa-
ration de l'État et de l'Église pût être portée avec
succès devant l'opinion publique. Même quand la
Révolution avait tout brisé, quand le scepticisme
avait tout remis en question, à l'époque où Bona-
parte négociait le Concordat, la bourgeoisie, en ma-
jorité, n'eût pas compris qu'on laissât l'Église libre.
C'était une de ces idées que ses vieux juriscon-
sultes lui avaient appris à dédaigner.
Vis-à-vis des personnes qui formaient l'ordre du
clergé, vis-à-vis de la propriété ecclésiastique, elle
ne voulut que l'application des principes de Tan-
cienne monarchie. Tout en reconnaissant que le
catholicisme était la religion dominante, elle dé-
larait que chaque citoyen était libre dans son culte,
PENDANT LA RÉVOLUTION. 37
et répudiait une religion d'Élat. Tout en mainte-
nant les prêtres, elle détruisait l'ordre du clergé.
Le principe de l'individualité qui lui faisait briser
toute corporation, elle l'introduisait dans la société
ecclésiastique ; et, comme première conséquence,
elle sécularisait le mariage et la société fran-
çaise.
Depuis le concile de Trente et l'ordonnance de
Blois de 1579, l'acte civil avait été absorbé par le
sacrement. Sans interdire la bénédiction nuptiale,
sans même nier la dignité du mariage chrétien,
les bourgeois de la Constituante ne considérèrent
le mariage que comme un contrat civil et ren-
voyèrent au pouvoir législatif la création du mode
de constatation des naissances, mariages et décès,
et la désignation des officiers publics qui en rece-
vraient les actes.
Les témoignages les moins suspects indiquent
cependant que le clergé paroissial, particulièrement
les curés de Paris et des grandes villes, sortis en
grande partie de familles bourgeoises, étaient en-
tourés de considération et la méritaient. Les anti-
pathies et les critiques étaient réservées contre les
abbés pourvus de bénéfices. Le tempérament iro-
nique de la nation s'adressait surtout aux moines
3
38 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
et, aux femmes appartenant aux communautés reli-
gieuses. Les vocations pieuses étaient en eflet de-
venues rares. La verve gauloise ne tarissait pas
quand il s'agissait des couvents et de la mendicité
monacale. Un ordre de lemmes était pourtant
excepté, celui des religieuses hospitalières. Les con-
grégations enseignantes d'hommes étaient mémo
respectées, parce qu'elles étaient entrées dans le
mouvement des idées. La bourgeoisie permit à la
Révolution d'ouvrir le cloître. Avec son esprit lo-
gique et de réaction laïque, elle distingua juste-
ment entre les liens de la foi et ceux de la loi civile ;
elle refusa de mettre le bras séculier au service
des vœux prononcés ; elle ne les sanctionne pas
et interdit leur perpétuité.
Cette sécularisation à l'égard des personnes, les
représentants des classes moyennes la poursuivi-
rent à l'égard des biens. Ils reprirent les idées
émises par MachauU, dès 1769, lorsqu'il proposait
l'aliénation d'une partie des biens de l'Église. Avc^^
les distinctions déjà établies entre la nature de-
biens féodaux, les dîmes inféodées avaient été décla-
rées rachetablcs. Ces distinctions, l'opinion des
campagnes ne les accepta pas davantage. La dîme,
quelle qu'elle fût, môme rcsullant d'un contrat,
PENDANT LA UÉVOLUTION. 3.>
était odieuse au paysan. Elle cessa d'être perçue,
ainsi que les droits casuels.
Ce n'était que le premier pas. Le second fut ra-
pidement fait. Le clergé sous la monarchie féodale
étant un ordre dans l'État, ayant une personnalité
morale, avait pu être propriétaire. La propriété re-
posait surles rapports entre la chose et la personne.
s légistes de 1789 détruisirent ce rapport fonda-
mental, en dissolvant le clergé comme ordre et en
ne reconnaissant plus que des individus, des prê-
tres, des citoyens. Dès lors ils ne pourront plus ac-
quérir ni posséder qu'individuellement. L'État, di-
saient Chapelier et Thouret, par droit de déshérence
ou d'occupation, recueille la succession des per-
sonnes morales qui disparaissent. « Tant que le
clergé conservera ses biens, l'ordre du clergé ne
sera pas détruit. »
C'était l'idée d'un clergé dépendant du pouvoir
civil qui hantait l'intelligence de ces hommes pro-
fondément imbus du souvenir des luttes anti-uUra-
montaines des parlements, luttes soutenues au nom
du roi, évêque du dehors. Ils avaient de l'État une
uotion qui fait comprendre leur système adminis-
tratif et judiciaire. Appliquée au domaine de la
conscience, celte notion ajoutée à de vieilles ran-
40 LA BOUKGEOISIE FRAN ;AISE
cunes assoupies allait leur faire commettre la plus
redoutable faute et la moins just'fiable ( onlre la li-
berté. Ils voulurent, on le sait, toi;c'. er aussi à la
discipline et aux formes organiques de l'Église de
France. Ces bornes, si justement posées par eux,
entre le spirituel et le temporel, ils furent les pre-
miers à les renverser.
Les quelques jansénistes de l'Assemblée avaient
conçu l'espoir de faire prévaloir leurs dodriEes, et
cet espoir se fortifiait, dans leur esprit, par l'idée
qu'ils se rapprochaient davantage des formes de la
primitive Église. Avec l'âpreté qui caractérise les
minorités longtemps opprimées, ils reconstituèrent
entièrement le clergé sur de nouvelles lois, confor-
mèrent les circonscriptions des diocèses à celles
établies pour les départements el essayèrent de
soustraire l'Église de France à la domination de la
cour de Rome. Comme ils exerçaient une influence
prépondérante dans le comité ecclésiastique, ils
firent présenter par Martineau, un des leurs, le
projet de constitution civile du clergé.
Transformer à ce point l'organisation du catho-
licisme, asseoir tout l'édifice ecclésiastique sur l'é-
lection populaire, créer l'indépendance de la juri-
diction des é\êques à l'égard de celle du pape,
PENDANT LA RÉVOLUTION. Ai
qu'était-ce de la part d'une assemblée politique,
sinon placer en délinilive l'Église sous la dépen-
dance du pouvoir civil? Pour que, du reste, aucun
doute ne soit possible sur le but, pour bien attester
les tendances de cet esprit unitaire qui caractéri-
sait la bourgeoisie, on n'a qu'à se souvenir des pa-
roles de ïreilhard, dans la séance du 29 mai 1790.
« Un É!at peut admettre ou ne pas admettre une
relii^ion ; il peut à plus forte raison déclarer qu'il
veut que tel établissement existe dans tel ou tel lieu,
de telle ou telle manière; quand le souverain croit
une réforme nécessaire, rien ne peut s'y opposer. »
Pas plus qu'ils ne comprenaient la liberté d'as-
sociation limitée par la loi, ces hommes sincères
ne purent se dégager de ce faux principe qui prend
la souveraineté collective pour la liberté. On n'a
pas oublié comment l'Assemblée, pour donner à
cette organisation nouvelle un point d*appui dans
la conscience des ecclésiastiques, aggrava sa faute
en exigeant des ministres du culte le serment à la
constitution civile. On n'a pas oublié la protestation
éloquentedeMontlosier et ce mot profond de Maury:
« Prenez garde, il n'est pas bon de faire des
martyrs ! »
Les hommes auxquels ces paroles s'adrcs-
4-2 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
saient étaient des idéalistes et non des sceptiques.
Ils se trompaient de bonne foi. Leur œuvre n'eut
d'autre résultat que de retremper dans l'exil et
dans la persécution les vertus déraillantes du clergé
du xviii' siècle. Dans certaines provinces, loin des
voix tumultueuses et des lièvres de Paris, ils trou-
blèrent dans les familles religieuses plus d'une de
€es âmes ardemment éprises de la Révolution, mais
qui n'avaient pas séparé leurs croyances de leurs
aspirations égalitaires. Laguerre civile étaitproche.
Elle devait éclater dès que l'arbitraire démocratique
n'aurait plus en face de lui les talents et les carac-
tères du parti constitutionnel.
VI
Quels furent les sentiments politiques de la bour-
geoisie? Les institutions ne lui avaient pas appris
à devenir libérale. Les états généraux avaient été
trop rarement assemblés pour exercer une action
régulière sur les mœurs publiques; protestation
intermittente des souffrances des roturiers, ils
n'avaient pu faire leur éducation politique. Les
tentatives d'intervention directe du parlement de
Paris dans les afiaires du royaume avaient bien
créé dans les classes moyennes une élite politique;
mais l'esprit de caste avait fini par surexciter l'or-
gueil de messieurs ('ii parlement et les avait mis en
travers de la marche des idées, ih é. cillaient de
U LA BOURGEOISIE FUANÇAISE
temps à autre des désirs de liberté légale, sans les
satisfaire par aucune opposition sérieuse et con-
tinue. Cette opposition parlementaire servait d'ali-
ment à l'esprit de discussion, mais elle n'était pas
une école de gouvernement libre.
Les franchises municipales eussent été un meil
leur apprentissage, mais elles n'avaient pu se re-
lever des coups indirects que Louis XIV leur
avait portés. Les municipalités dans les villes
avaient dégénéré en coteries ; et dans les paroisses
rurales, elles n'existaient vraiment plus. Hormis
en Bretagne, la vie particulière de chaque province,
les originalités elles-mêmes, s'affaiblissaient. L'au-
torité des intendants et des subdélégués était toute-
puissante; et c'est une vérité banale aujourd'hui
que la France, dès avant 1789, était déjà la nation
où les procédés administratifs étaient les plus per-
fectionnés. Habituée à voir dans la royauté la source
de toutes les réformes, la bourgeoisie, dans sa réac-
tion légitime contre ce qui subsistait de la féodalité,
ne comprenait qu'un pouvoir central fort et puis-
samment organisé; et ce serait singulièremenl se
tromper que de croire que la Révolution modidu
sur ce point les idées reçues. L'État était déjà une
sorte de Providence.
PENDANT LA RÉVOLUTION. 45
Au fond, l'esprit de nos aïeux ne diffère pas
beaucoup du nôtre. Leur admiration raisonnée
pour des maîtres qui se sont appelés Louis X[,
Richelieu, Louis XIV, avait laissé dans leur intel-
ligence politique des traces ineffaçables. Le spec-
tacle d'un despote réalisant des réformes démocra-
tiques avait été leur éducation historique; de telle
sorte que, dans la pratique, les traditions chez eux
étaient serviles.
Au contraire, en théorie, jamais les idées
n'avaient été plus avancées. Celait dans les livres
des philosophes, et uniquement par les livres, que
l'éducation polilique avait été préparée, et ces
livres avaient enseigné l'absolu mépris du passé,
le dédain des transactions avecles intérêts qui pou-
vaient être dignes de respect. A l'inexpérience
s'adjoignait donc une audace inouïe dans la sphère
de la spéculation philosophique, une confiance or-
gueilleuse et sans limites dans des maximes. Un
désir tout idéaliste de justice et d'indépendance
était associé à l'ignorance des faits et des réalités
extérieures, à l'amour de l'uniformité sous la main
de l'administration.
La bourgeoisie avait de plus les procédés révo-
lutionnaires. Elle les tenait de ce qu'il y avait d'abs-
LQ LA DOUr.GEOIStE FRANÇAISE
ti'ait dans ses éludes théoriques de la politique.
Elle s'était arrêtée à trois ou quatre livi-es bien
connus, sans aller au delà. Bien peu, conmje Meu-
nier, comme Malouct, se rendaient exactement
compte de la nécessité de séparer le pouvoir exécu-
tif du pouvoir législatif. Bien peu envisai^eaient
le danger de concentrer dans une seule assemblée
les délibérations et les responsabilités du gou-
vernement. Plus les sentiments chez nos pères
étaient généreux et les desseins admirables, plus
les maladresses, les inexpériences apparai>^Sciient à
chaque pas, créaient des obstacles et étaient au-
tant de causes d'irritation et de colère. Avant le
moment où elle surgit, la Révolution était faite dans
ces intelligences très cultivées. Le publiciste qui a
le mieux connu cette élite et qui la recevait chez
lui tous les soirs, au sortir des séances de l'Assem-
blée, Mallet du Pan, constatait que les vœux des
politiques modérés se trouvèrent dépassés même
le jour où ils purent se produire. Un événement
dont l'influence fut profonde et longtemps mécon-
nue, l'indépendance des États-Unis de l'Amérique
du Nord, donnait à leurs passions démocratiques
un élan démesuré.
Le goût pour la liberté était plus dégagé de
PENDANT LA IlÉ YO LUTÏON. il
loule espèce de liens chez les quarante grands
seigneurs de la vieille noblesse. Ils avaient lu aussi,
mais ils avaient passé la Manche. Il en était autre-
ment de la petite noblesse provinciale très nom-
breuse à la Constituante, et d'autant plus hostile .
ju'elle jalousait le monde de la cour. Pour les [
premiers, le mouvement révolutionnaire, au début,
n'était que combat de plume et de paroles, qui ne
leur paraissait causer aucun dommage à la supé-
riorité d'existence dont ils jouissaient et qu'une
possession de plusieurs siècles leur faisait croire
inébranlable. Ils étaient prêts dès lors à accepter
une monarchie parlementaire. Mais combien
étaient-ils? Et cependant, même vis-à-vis de ces
grands seigneurs éclairés qui avaient vivement
ressenti l'agitation de l'esprit du siècle, la bour-
î^eoisie eut une méfiance incurable.
Les femmes n'étaient pas les moins ardentes.
Les abus de la cour, la coterie de la malheureuse
reine étaient l'objet de leur haine; et les meil-
leures d'entre elles distribuaient des libelles qui
descendaient du salon à la rue. Les émotions vio-
lentes les exposèrent à bien des retours. Que la
Révolution se fût accomplie sans égarement et sans
crime, elles l'eussent suivie jusqu'au bout. Dans
48 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
le 1 rouble inévitable apporté aux intérêts par les
événements, elles avaient sur-le-champ, et les pre-
mières, pris leur parti de la gêne. La foi dans les
idées nouvelles les soutenait. Il n'y avait pas jus-
qu'à l'enrôlement de leurs maris dans les gardes
nationales qui ne leur plût. Elles n'avaient pas
encore ressenti les fatigues du malheur et les mé-
comptes des espérances brisées. C'est dans le
salon de madame Panckouke soit à Paris, soit à
Boulogne, ou dans celui de madame Pourrai à
Louveciennes, qu'on eût le mieux noté, à l'aurore
de la Révolution, la transformation rapide des
femmes de la bourgeoisie.
Il était à la mode d'appartenir à la réunion qui
portait le titre de Société de 89 et qui avait pris
une importance soudaine depuis la scission entre
les membres du premier club des jacobins. Le but
que se proposaient les adhérents à cette société
était de développer, de défendre et de propager
les principes d'une constitution libre. On y trou-
vait inscrits, non seulement les députés du tiers
état les plus célèbres, mais des publicisles émi-
nents, des savants, des hommes de lettres. Il y
avait là Bailly, Beaumetz, Monge, Lavoisier, Pas-
toret, Récamier, Sieyès, Thouret, Rœderer, Ra-
PENDANT LA REVOLUTION. 49
mond, Garât, Emmery, Barnave, Duquesnay,
Dupont (de Nemours), Suard, Rulhière, Piscatory,
Lecoulteux, Lacretelle, André Chénier, Le Chape-
lier, Duport, les Trudaine. La rupture avec les dé-
magogues étant définitive, les constitutionnels fon-
dèrent, plus tard, dans des bâtiments jadis occupés
par les feuillants, sous le nom d'Amis de la con-
stiUUion, une réunion semblable à la première.
Quelques personnages nouveaux s'y adjoignirent :
Bcugnot, Quatremère, Regnault, Michaud, Boissy
(d'Anglas), Goupil de Préfeln, Fulchiron, Ginguené,
Gouy.
Ils avaient créé un organe de publicité sous le
nom de Journal de la société de 89. UAvis aux
Français d'André Chénier, les pages les plus élo-
quentes de ce noble esprit y parurent. UAmi des
patriotes offrit ensuite l'exposé fidèle des idées
politiques de la haute bourgeoisie; enfin, lors-
qu'un groupes d'hommes de cœur résolut de lut-
ter dans la presse contre l'influence grandissante
des jacobins, ce fut le Journal de Paris qui devint
le dernier organe des opinions modérées. C'est à
ces feuilles souvent éloquentes, c'est aux rapports
de l'Asseinblée, aux souvenirs recueillis dans la
retraite, encore plus qu'aux harangues de la tri-
SO LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
bune qu'il faut demander les projets, les pensées
politiques des chefs de la bourgeoisie jusqu'au
iO Août 1792. A partir de cette date mémoiable,
leur parti est vaincu et dispersé ! Il n'y aura plus
que des efforts isolés. Les jeunes iront encore jus-
qu'aux girondins. L'abîme après le £0 Mai lut
irrévocablement creusé! Comme disait André
Cliénier : « J'ai goûté quelque joie à mériter l'es-
time des gens de bien en m'offrant à la haine et
aux injures de cet amas de brouillons corrupteurs
que j'ai démasqués ; s'ils triomphent, ce sont gens
par qui il vaut mieux être pendu qu'être regardé
comme ami. »
Si les tendances, dans ce milieu conslitulionnel,
étaient entièrement démocratiques, les opinions
n'étaient pas républicaines. Personne, dans cette
génération enthousiaste et désintéressée, ne son-
geait en 89 à renverser la monarchie héréditaire
et à lui substituer une autre forme de gouverne-
ment. Gomment donc ces honnêtes gens enten-
dirent-ils unir la royauté à la démocratie, consti-
tuer une société politique qui réalisât leurs aspi-
rations libérales, répondît à leur raison, à leur
besoin de justice, à leur amour du droit commun?
Jamais tache ne fut plus diflicile.
VII
S'il ne se fût agi que de rester dans la sphère
supérieure des principes et des libertés indivi-
duelles, ces hommes illustres n'auraient éprouvé
ni hésitation ni embarras. Ce sera leur éternel
honneur qu'après avoir proclamé la souveraineté
nationale et revendiqué, pour les représentants de
la nation, le droit de faire la loi et de voter l'im-
pôt, ils voulurent aussi donner au monde entier
une charte modèle. Les libertés du citoyen étant
le but, la fin de toute organisation politique, ils
en déduisirent toutes les conséquences passées
aujourd'hui dans notre sang. Les crimes seront
personnels et la confiscation est abolie; toute en-
52 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
trave mise à rassocialion industrielle est sup-
primée; le secret des lettres est inviolable; la
presse est déclarée libre; quiconque signe ou
exécute l'ordre d'arrêter un citoyen, hors des cas
strictement déterminés, est frappé des peines les
plus sévères. Mais il ne suffit pas de proclamer des
libertés et des droits pour qu'ils aient la vie, il faut
les placer sous la protection d'institutions assez
larges pour qu'ils se développent, assez fortes
pour qu'ils soient garantis de toute atteinte. Les
divergences, les incohérences, les préventions
éclatèrent alors; mais, jusqu'au moment où l'on
se heurta aux réalités, on eût pu croire, dans ce
tournoi d'opinions métaphysiques, que l'Assemblée
n'était qu'un congrès de philosophes.
Hormis un faible groupe, dontMounier, Malouet,
Bergosse étaient les orateurs et qui voulait prendre
pour type la constitution anglaise, la chimère que
la haute bourgeoisie poursuivit était une royauté
démocratique, avec une assemblée souveraine et
unique. C'est à peine si, sur les bancs supérieurs
de la gauche, trois ou quatre députés, alors
obscurs, apercevaient vaguement la République au
bout de leurs théories. Au milieu de la confusion
des idées, les conditions fondamentales du gouver-
PENDANT LA RÉVOLUTION. 53
nemont représentatif se posèrent néanmoins, mais
sans méthode et sans le calme nécessaire à de
pareilles délibérations. Ce calme était impossible,
au milieu des ruines d'une ancienne société dé-
truite et sous l'œil de Paris affamé, inquiet, mé-
fiant, irrité.
Parmi les questions constitutionnelles, en est-il
de plus importantes que les rapports du pouvoir
législatif et du pouvoir exécutif, la division en
deux chambres, la responsabilité ministérielle et
le point de savoir auquel des deux pouvoirs reste
le dernier mot s'il survient entre eux un dissenti-
ment grave? Les députés les plus influents des
classes moyennes firent successivement partie du
comité de constitution, comité dont les membres
se renouvelèrent fréquemment. Nous savons bien
le fond de leurs doctrines. Rien qu'à la lecture du
premier programme préparé par le comité (5 juil-
let 1789), on s'aperçoit du peu de netteté dans les
vues et du peu de précision de la langue politique.
C'est ainsi qu'après la division consacrée des trois
pouvoirs le comité propose, on ne sait pourquoi,
de régler les devoirs et les fonctions du pouvoir
militaire. Toutefois ce n'est que sur le second rap-
port (28 août) que la bataille des idées s'engage.
Li LA UOUP.GEOISIE FRANÇAISE
Mounicr avait commencé pai' reconnaître haulc-
ment que la souveraineté résidait dans la nation;
mais que cette souveraineté, la nation ne pouvait
l'exercer directement elle-même; deux chambres
délibérant séparément étaient nécessaires pour
assurer la sagesse des délibérations « et pour
rendre au corps législatif la marche lente et ma-
jestueuse dont il ne doit pas s'écarter ». La ma-
jorité du comité pensait, en outre, que l'autorité
royale ne pouvait être réellement protégée si l'on
refusait au roi le droit absolu de sanction. L'As-
semblée avait été avertie, par la bouche de Mou-
nier, qu'elle louchait au moment suprême, et elle
allait décider si la France aurait une constitution
viable ou si elle tomberait dans une longue et
funeste anarchie.
Derrière une seconde chambre, la bourgeoise
s'obstinait à voir reparaîlre le spectre de l'aristo-
cratie, qu'elle voulait abaisser pour toujours. Elle
se décida pour une assemblée unique. Il était in-
dispensable alors que la chambre des représen-
tants eût un contre-poids qui l'empêchât d'arriver
à la tyrannie. Thouret, avec la forte trenir-e de son
esprit, était intervenu dans les débats pour chercher
une conciliation. Le veto absolu fut écarté; le vélo
PENDANT LA REVOLUTION. 55
suspensif remporta, avec effet, jusqu'à la seconde
législature seulement. C'en était fini des idées
gouvernementales de Mounier et de ses amis. Tout
en restant dévoué à la monarchie constitution-
nelle, la majorité des députés de l'ancien tiers
état se bouchait les oreilles. Elle tenait pour dé-
montré que les institutions des autres peuples
étaient imparfaites, et que jusqu'en 89 le genre
humain s'était égaré.
Ce fut bien pis lorsqu'on examina le rôle des
ministres et la portée qu'il fallait attribuer à la
responsabilité ministérielle. L'insouciance sur ce
pDint n'eut d'égale que l'ignorance. Qui se douta,
excepté Mirabeau, que le ressort principal du mé-
canisme constitutionnel était tout entier dans ce
principe? La plus lourde faute, en matière d'organi-
sation politique, fut commise lorsque fut votée la
proposition de Lanjuinais, excluant du ministère
tout membre de l'Assemblée nationale (7 septembre
1789). Les méfiances envers Louis XVI avaient
grandi, et le fossé qui séparait les deux pouvoirs
s'élargissait.
Du moins, lorsqu'il s'agit de réformer les institu-
tions judiciaires, les jnrisconsuUes furent guidés
par leurs instincts. De l'organisation de lu France,
56 LA UOUKGKOISIE FRANÇAISE
telle qu'elle existait avant la Révolution, ils avaient
peu à conserver. L'unité nationale reçut d'eux sa
sanction définitive. La question d'attributicns des
corps qu'ils venaient de constituer ne les divisa pas.
Leur esprit démocratique l'emporta sur l'esprit
libéral. Le vice radical de leur plan fut de créer,
avec les directoires de déparlement et de district,
des administrations collectives. L'idée d'un admi-
nistrateur unique, contrôlé par un conseil élu,
ne leur était pas venue. Leur fausse théorie qui
plaçait le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif
l'un en face de l'autre, comme deux ennemis, con-
duisait à faire nommer les directoires par les
assemblées administratives, sans qu'ils pussent
être révoqués, à moins de forfaiture. Les procu-
reurs-syndics, bien que chargés uniquement de
l'expédition des affaires courantes sans voix déli-
béralive, échappaient ainsi à l'influence royale et
dépendaient des conseils élus.
L'anarchie éclata bien tôt à tous les yeux. Au lieu
de revenir sur leurs pas, les plus habiles eux-mêmes
comme Target, Thouret, Chapelier, cherchèrent le
remède dans la confusion de tous les pouvoirs.
Ainsi, ils furent bien vite amenés à attribuer au
pouvoir exécutif le droit de suspendre les corps
PENDANT LA RÉVOLUTION. 57
administratifs et d'annuler leurs actes; mais lo
recours fut toujours réserve devant le corps légis-
gisialif. Que devenaient dès lors les conditions de
la liberté réglée?
Les légistes lurent mieux inspirés lorsque, après
avoir renversé le vieux système judiciaire, ils
donnèrent une organisation nouvelle à la magis-
trature. Après avoir adopté le jury au criminel et
l'avoir sagement rejeté au civil, malgré Adrien
Duport, ils établirent l'égalité devant la justice,
comme devant la loi, en supprimant toute juridic-
tion exceptionnelle ou privilégée. Us s'efforcèrent
de réaliser ce beau rêve : avoir des magistrats
indépendants par la conscience, mais dépendants
de la nation par leurs fonctions, et ne devant
leur place qu'au savoir et à la probité. Au len-
demain de la suppression des parlements, dont
les agitations avaient laissé des traces dans leur
mémoire, les légistes de la Constituante craigni-
rent la reconstitution d'une aristocratie parlemen-
taire, s'ils laissaient au roi la nomination de la
nouvelle magistrature. Au milieu des méfiances,
les opinions intermédiaires s'effacèrent, comme
toujours. La présentation de trois candidats,
parmi lesquels le chef du pouvoir exécutif choisi-
58 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
rail, paraissait un sysièmc raisonnable. Il fut
écarté. La question se po?a, encore une fois, dans
le domaine de l'absolu, entre l'idée monarchique
et l'idée démocratique : celle-ci l'emporta. On
remit au peuple seul le choix des juges; le roi
eut uniquement le droit de nommer les officiers
chargés des fonctions du ministère public.
Gomme elle était cuisante, même dans les meil-
leures âmes, la blessure des iniquités de l'ancien ré-
gime! Gomme était illusoire, dans les intelligences
les plus fermes, la confiance dans la race humaine
et dans lapure logique ! «Gontre qui, disait Thourel,
se commettent les crimes elles délits, si ce n'est
contre le peuple? G'est donc au nom du peuple et
par un délégué du peuple qu'ils doivent être
poursuivis. S'il en était autrement, les ministres
mal intentionnés pourraient poursuivre des accu-
sations les plus injustes les amis de la liberté. » Le
droit d'accusation fut enlevé au ministère public,
ou plutôt aux commissaires du roi, suivant l'ex-
pression significative de Duport. Le droit de grâce
suivit le droit d'accusation; et le pouvoir exécutif
au nom de qui se rendait la justice fut i ^)eu près
étranger à son administration. Les cadres furent
du moins habilement conçus : à la base, une créa-
PENDANT LA RÉVOLUTION. 5»
lion toute du xvni' siècle, la justice do pnix; en
haut, une cour supérieure de revision; comme in-
termédiaires, des tribunaux de district devenant
juges d'appel les uns des autres. Sauf sur ce point
que l'expérience corrigea, les grandes lignes ont été
conservées. Mais l'expérience fut prompte à prou-
ver les vices du syslème électif dans l'ordre judi-
ciaire.
1
VIII
L'abus des principes simples avait pour eflet
de détendre tous les ressorts du gouvernement
et d'en détruire l'action salutaire. Au lieu di
voir dans la liberté la limite des droits de cha-
cun, limite posée par la justice, exprimée pai
la loi, défendue par la force publique, la plu-
part, par défaut d'éducation politique, ne voyaien
dans la liberté que l'expression d'un droit per
sonnel et absolu, sans relation avec le droit de
autres. Ce péril n'échappait pas aux yeux de
clairvoyants. Dans leurs réunions particulières, le
réflexions les plus judicieuses se faisaient jour
mais les portes ne s'ouvraient pas au public, et le
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. CI
opinions modérées exprimées à la tribune de l'As-
semblcen'avaientpasun assez long retentissement.
Le terrain constitutionnel était de plus en plus
étroit.
Le courage de la haute bourgeoisie ne faiblissait
cependant pas; à Paris, elle soutenait hardiment
Lafayette; elle payait de sa personne pour réprimer
l'émeute ; en province, elle avait encore la majo-
rité dans les municipalités, dans les rangs des offi-
ciers de la garde nationale. Mais une révolution ne
peut pas se terminer parles moyens qui l'ont fait
réussir, et Desmeuniers, Chapelier, Thouret, Bar-
nave, Beaumetz et leurs amis comprenaient trop
tard qu'il fallait fortifier l'action du gouvernement.
Depuis le retour de Varennes, les constitu-
tionnels tentaient ostensiblement un dernier effort
pour constituer la monarchie représentative. Leurs
tentatives infailliblement échouaient s'ils n'osaient
pas reviser la constitution. L'iiistoirenous a appris
comment le comité, n'ayant pas la certitude d'être
^ soutenu contre les attaques de la droite de l'As-
semblée et contre les folies des démagogues , se
renferma strictement dans son programme ; et,
hormis deux ou trois points insignifiants, ne remé-
dia pas aux vices de la constitution de 1791.
4
,e
62 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Maloucl, qui essaya de porter le débat sur les arti-
cles fondamentaux, fut rappelé à Tordre. « Les
aristocrates, avoue le marquis de Ferrières, ne
voulurent prendre aucune part à la revision e
laissèrent, en se iVoltanl les mains, les jacobin
battre les constitutionnels. »
Si les fautes des adversaires n'excusent pas celle
qu'on fait soi-même, elles devraient du moins alté
nuer la sévérité du jugement. Faire rétrograder 1
Révolution jusqu'à l'ancien régime à l'aide des ar
niées étrangères, ou la précipiter dans l'anarchi
et dans le sang, au moyen de l'organisation jaco
bine, tel lut le problème qui se posa devant le
députés des classes moyennes, le 30 septembr
1 791 , au moment où la Constituante se séparait €
où une Assemblée dont elle avait exclu ses membr
prenait séance. Quelque bien douée qu'elle soi^
une nation n'a pas deux ibis, dans lamémepériode,
une pléiade de penseurs^ de jurisconsultes, d'ora-
teurs, de philosophes. Elle n'a pas même deux fois,
lorsque l'éducation politique est à faire, le group
silencieux, irais pondérateur, des hommes de bon
sens. Aussi, sauf quelques individualités laissées
en dehors par les élections de 89, sauf quelque:
jeunes gens éloquents et héroïques, qui n'avaieiiî
I PENDANT LA RÉVOLUTION. 63
jamais vu de près les dirficultés pratiques, les votes
s'étaient portés sur les représentants de la petite
bourgeoisie, ou sur les personnages secondaires
iippartcnant aux professions libérales et aux con-
grégations dissoutes. Les projets libéraux rêvés par
la haute bourgeoisie rencontraient comme obsta-
cle, dans l'Assemblée législative, un parti nouveau,
confus, violent, organisé avec les clubs et déter-
miné à aller jusqu'au bout.
Les mœurs bourgeoises subissent le contre-
coup des événements. L'influence incroyable des
tableaux de David sur le goût et les modes n'en
était que le résultat. Les femmes avaient aban-
donné le charmant costume du xviii' siècle qui
leur allait si bien. La poudre qui adoucissait leur
visage, la mouche qui en relevait la pâleur, les
corsets et les souliers à talon étaient proscrits. En
substituant aux ro])es dites de cour, .des vêtements
légers, simples, unis, élroits, l'étiquette était sup-
primée peu à peu. Les habitudes rigoureuses
d'exquise politesse se perdaient. Les homiiies
avaient adopté le vêlement noir et la coiffure flot-
tanle. L'introduction d'un costume nouveau chez
un peuple n'est jamais un événement isolé, un fait
insignifiant. Il annonce une modification complète
64 LA BOURGEOISIK FRANÇAISE
dans la vie ordinaire. Une lettre d'un officier de la
garde nationale de Glermont-Ferrand envoyé en
mission, à Paris, en novembre 1791, mentionne
l'étonnement que lui inspira la tenue des députés
de l'Assemblée législative. Eu moins de trois ans,
le bourgeois parisien avait lui-même perdu le
caractère qui lui était propre. Il étais jadis attaché
à son roi, à sa parenté, aux usages. Le cercle de
ses relations s'étendait rarement loin de son voisi
nage. Le tumulte et les cris troublaient mainte
nant les rues calmes du Marais et celte île Sainl
Louis, où l'on ne connaissait naguère de révolu
lions que celles causées dans le cours de la Sein
par les hivers rigoureux.
Paris, jusqu'en 1789, avait été surtout une vill
de plaisirs, d'agiotage et de commerce de détail,
n'était pas, à proprement parler, un centre indus-
triel, pas plus qu'un centre agricole. Les mar-
chands et les gens de finances lui donnaient tout
son cachet. Quel changement dès octobre 1 701 !
Jusqu'alors, les grandes familles bourgeoises avaient!
supporté gaiement les sacrifices de fortune. Mai
le désordre commençait à pénétrer dans les hab
tudes de chaque jour. Les écoles, comme les étudJ
sérieuses, étaient négligées; une sorte de lièvr
PENDANT LA REVOLUTION. 65
troublait le repos du corps et de l'esprit : « Quel
espace franchi dans ces trois années, écrivait Bar-
nave, et sans que nous puissions nous flatter
d'être arrivés au terme ! » Les conditions du
haut en bas de l'échelle sociale se déplaçaient.
Toutes les âmes étaient ébranlées dans ce milieu
jadis si attaché à la discipline, à l'ordre, au res-
pect.
Pendant que la bourgeoisie parisienne attendait
une solution du courage et du bon vouloir de ses
chefs, elle voyait au-dessous d'elle les jacobins s'or-
ganiser; elle restait inerte. Et cependant elle était
la plus nombreuse ; elle occupait encore partout les
postes importants; les premières élections judiciai-
res lui avaient profilé; elle commandait les gardes
nationales : à Paris, des bataillons entiers (comme
celui des Filles-Saint-Thomas) étaient à elle et eus-
sent versé leur sang pour résister à l'émeute. Elle
avait vainement à l'Assemblée nouvelle quelques
hommes jeunes, résolus : les Ramond, les Becquet,
les Beugnot, les Dumolard, les Mathieu Dumas. Ils
s'étaient fait inscrire aux Feuillants ; mais, menacés
par la foule, ils avaient fini par être expulsés de la
salle ordinaire des séances. Leurs journalistes :
Boucher, Suard, André Chénier, Lacretelle, conti-
Cf) LA DOURGEOISIE FRANÇAISE
nuaient de comballre à la fois le jacobinisme et
rémigration à main armée.
Où était la cohésion qui seule fait un parti? La
cour elle-même était hostile à l'établissement d'une
monarchie constitutionnelle. Elle subissait, mais
n'acceptait pas la liberté. Craignant par-dessus tout
l'inflaence des constitutionnels, le roi et ses amis
s'unissaient momentanément aux jacobins et fai-
saient nommer Pétion maire de Paris. On eût été
découragé plus facilement. Les braves gens, avec
soixante-quinze directoires de département, avaient
applaudi à la lettre menaçante de La Fayette,
l'avaient soutenu lorsqu'il était accouru de son
armée réclamer à la barre des mesures contre les
démagogues. La bourgeoisie constitutionnelle, par
une contradiction que les faits expliquent, perdait
confiance dans les paroles du roi, et pourtant elle ne \
voulait pas son renversement. Elle croyait à l'uti-
lité d'un avertissement donné au château, niais elle]
avait horreur d'un attentat sur la personne royale.
Elle souffrait de la langueur du commerce, de la
dégradation des rentes, de la dépréciation du
papier-monnaie, maux attribués à la malveillance
de la cour; mais elle redoutait encore plus les
agressions violentes de la part des jacobins. Elle
PENDANT LA REVOLUTION. G7
€t;ul inquiète et incertaine de ce qu elle devait
espérer ou craindre do Louis XVI, objet de ses
prélérences et qui n'y répondait pas.
C'est au milieu de ces angoisses patriotiques que
jaillit de son sein ce faisceau de jeunes tribuns
idéalistes et inspirés qui s'appelaient les girondins.
Ils furent l'expression du dernier élan delà bour-
geoisie du xviii' siècle ; et encore elle ne les suivit
pas tout entière. Dès les premières et entraînantes
paroles de Vergniaud et de Gensonné, on pouvait
en effet constater que le milieu politique solide et
l'élite capable de prendre en main le progrés de la
nation et de la mettre en état de se gouverner elle-
même, n'avaient pu s'établir depuis trois ans. Des
institutions politiques inapplicables ou impar-
faites avaient engendré l'impuissance. L'esp.it dé-
magogique, d'une part, et les invincibles préjugés
des courtisans, de l'autre, avaient rebuté les carac-
tères les plus résolus. L'arrivée des Marseillais, lo
manifeste du duc de Brunswick et le 10 Août firent
le reste.
La bourgeoisie avait donc échoué dans son pre-
mier essai d'organisation politique de la nouvelle
société française. C'étaient les masses ignorantes,
les clubs permanents, l'anarchie des sections, qui
63 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
prenaient violemment le pouvoir. Tandis que 'es
démagogues se préparaient à commettre tous les
excès et tous les crimes, le sentiment de ce qu'il y
avait de juste et de légitime dans la révolution
civile accomplie prenait néanmoins possession du
cœur de la bourgeoisie, et elle envoyait courageu-
sement ses fils se battre aux frontières contre l'ar-
mée de Condé, unie aux étrangers.
il
II
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
SOUS LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT
Jamais la bourgeoisie ne dissimula ses opi-
nions et ses sentiments sur le gouvernement des
jacobins. Pour elle, justifier le régime de 1793,
prêter à des allenlats et à des crimes l'excuse de la
fatalité, c'était nuire à la cause sacrée de la Révo-
lution, c'était enlever aux jugements sur elle toute
valeur et toute autorité. Non seulement la Républi-
que avait été sauvée malgré la Terreur, mais encore
la Terreur avait créé la plupart des obstacles
que la République eut à renverser. Une puissance
70 LA BOUUGIÎOISIE FRANÇAISE
illimitée n'est jamais admissible; et, en réalité,
elle n'était pas nécessaire. Si l'esprit public d
périt pendant tout le Directoire, c'est à la Terreur
qu'il iaut l'attribuer. Elle a préparé le pays à
accepter un joug, elle l'a rendu indifférent el pour
longtemps impropre à la liberté. « Elle a surtout
frappé de réprobation, aux yeux du vulgaire,
toutes les idées qu'embrassaient, quatre ans au-
paravant, avec enthousiasme, les âmes com-
munes. »
Le publiciste qui, en 1797, écrivait ces lignes,
Benjamin Constant, parlait au nom de la société
bourgeoise qu'il représentait. Il était l'écho des
désillusions indignées et longtemps contenues qui
s'étaient déjà fait jour dans le rapport de Boissy
d'Angias sur la constitution de l'an m.
Malgré ses instincts monarchiques, le tiers état
avait, par patriotisme, accepté la République; mais
peu de ses chefs avaient été élus à la Convention.
Ceux-là s'appelèrent les girondins. Depuis qu'au
lendemain des massacres de septembre, Vergniaud
et ses amis s'étaient ouvertem.ent rangés du côlé
de la résistance, tous les patriotes de 89 regar-
daient avec anxiété ces belles et Immnines figures
qui « s'arrêtèrent toutes ensemble, avec un cri
sous LE DIRECTOIRE ET LE GOiNSULAT. 71
miséricordieux, au bord du fleuve de sang ». Les
dernières vérités immortelles qu'ils confessèrent
tenaient lieu du système politique qu'ils n'eurent
pas le temps de formuler.
On en arriva, du reste, au point où la haute bour-
lisie elle-même ne demanda plus qu'à pouvoir
manger du pain. Le travail chômait devant l'é-
meute en permanence. Pour qui les magnifiques
escaliers à rampe ciselée? pour qui désormais les
superbes tentures, les boiseries revêtues de vieux
laque? pour qui les meubles précieux? Qu'est
devenue cette industrie française, si proche voisine
de l'art, qui habillait et parait toute la civilisation
européenne? Où est le « monde »? Est-ce la petite
société girondine dont parle Hcléaa Williams dans
ses Souvenirs? Le nombre des amis qui pas-
saient les soirées chez madame Roland diminuait
heure par heure; la table autour de laquelle
madame Panckouke avait réuni tant d'aimables
convives se rétrécissait. C'est à peine si quelques
déhcats déjà suspects se rendaient aux soirées
de Julie Talma ou de mademoiselle Candeille. l^
31 mai arrive. Plus de rires, plus de. société. Le
spectacle de Paris pendant la Terreur et l'intérieur
des familles bourgeoises ont été décrits par ceux qui
72 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
ont traversé ces temps horribles. Dès l'aube, c'est
le cortège des affamés qui fait queue devant les
boutiques des boulangers ! Dans la journée, ce sont
les charrettes des condamnés à mort qui passent,
ou les sections qui défilent. Un jour (c'était le
29 germinal), Etienne Delécluze, alors âgé de douze
ans, accompagnait sa mère, forcée de se rendre
dans le faubourg Saint-Germain; trois heures et
demie sonnaient lorsqu'ils voulurent rentrer dans
le quartier du Palais-Royal. Au delà de la place
Dauphine, l'enfant, se sentant entraîné avec vio-
lence par sa mère, lui demanda pourquoi elle
marchait si vite.
«Les charrettes! les charrettes! balbutia-t-elle
en se hâtant encore davantage, tu ne les vois pas?
Enlends-tu le bruit? Viens! viens! Courons vite ! »
La mère de Delécluse avait espéré regagner son
logis avant quatre heures, l'instant où avaient lieu
les exécutions. Sa diligence fut vaine. Elle et son
jeune fils se trouvèrent arrêtés par la foule, à la
descente du pont Neuf, au moment où sept char-
rettes, remplies de condamnés, défilaient devant
eux. Sentant ses genoux fléchir, la pauvre femme
fit un mouvement pour se couvrir les yeux et
s'appuya sur le parapet, lorsqu'un homme, si m-
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 73
plement velu, s'approcha d'elle et lui dit à voix
basse :
« Contraignez-vous, madame, car vous êtes
environnée de gens qui interpréteraient mal votre
faiblesse. »
Lorsque la nuit tombait, les émotions étaient
plus poignantes encore. Les familles bourgeoises
se concentraient dans leur intérieur et calculaient
leurs ressources appauvries; avec le coucher du
soleil, le mouvement et le bruit n'aidaient plus à
tromper l'inquiétude. On commençait à entendre
les crieurs annonçant dans les rues, qui se vidaient,
le jugement du tribunal révolutionnaire; alors
tous les coeurs se serraient et l'on rentrait en trem-
blant chez soi pour interroger la liste fatale, s'as-
surer qu'elle ne contenait pas le nom d'un parent
ou d'un ami. L'usage de dîner à deux ou trois
heures s'élant maintenu, on faisait une collation
vers neuf heures. Les parents soucieux ne man-
geaient guère et n'étaient tirés de leurs rêveries
que par le soin qu'ils prenaient de leurs enfants.
Les boutiques étaient fermées, les rues désertes; la
silence n'était interrompu que par le pas de quel-
ques passants attardés ou par le qui vive? des
patrouilles.
74 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
« Paix ! disait tout à coup la mère, j'entends
du bruit ! »
Et alors chacun, respirant à peine, prêtait
l'oreille :
« Ah ! c'est une patrouille ! »
Mais parfois le bruit des pas était moins régu-
lier : c'était le comité révolutionnaire du quartier,
accompagné de la garde, qui faisait des visites domi-
ciliaires ou des arrestations. On restait immobile
jusqu'au moment où l'on entendait tomber le mai
teau d'une porte voisine. On était sauvé pour cet!
fois. Le lendemain, on reprenait le courant d^
affaires, mais la soirée ramenait les mêmes angoisse!
Les petits commerçants, au contraire, généraU
ment jacobins, remplissaient les tiiéâtres ; ils ei
tonnaient, avant le lever du rideau, la Marseillais
dont le premier couplet était chanté à genoux.
Fréquemment on donnait des spectacles gratis, et
pour intermède, un acteur disait les noms de.
victimes qui, ce jour-là, avaient été conduites Jj
l'échnfaud.
Les études étaient abandonnées; plus de et
lèges, un très petit nombre d'écoles primaire
pour les jeunes filles, les couvents ayant dispai
les pensionnats n'étant pas encore créés, l'instrali
^!|
un
fl
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 75
lion secondaire n'était plus possible, même à Paris.
Dans les villes de province, la bourgeoisie
n'était pas plus heureuse; les clubs y étaient
partout composés, en majorité, d'employés et de
petits détaillants. Un procureur de village et un
moine défroqué servaient, dans la plupart des cas,
de président et de secrétaire. Les études de no-
taire continuaient d'être fréquentées. Le paysan,
le fermier, le rentier, qui avaient pu thésauriser
achetaient de la terre. La vie était serrée. Les
lettres que nous avons sous les yeux sont éloquen-
tes dans leur laconisme. On se méfie de son ombre.
Les préoccupations des ménagères sont la cherté
des vivres, la difficulté de se procurer de la farine,
ou la crainte, en faisant des provisions, de passer
I pour accapareur. Au luxe, à la propreté, à la dé-
cence, ont succédé les modes du jour : carmagnole
et cheveux plats ; et, chez les sectaires, le bonnet
rouge. Il semblait qu'être poli fût devenu un crime
litre l'égalité. La résignation, les habitudes de
subordination, et surtout celte douceur de mœurs
"ne l'éducation du xyiii* siècle avait apportée à la
iite bourgeoisie, créaient un obstacle de plus à
1 effort tenté pour arracher le pays à la plus hor-
rib'c tyrannie. La Terreur avait si bien réduit,
76 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
dans le monde bourgeois, tous les mobiles d'action
au sentiment unique de la conservation person-
nelle, que les enfants dont les parents avaient été
exécutés n'osaient pas porter le deuil ou laisser
voirie moindre signe d'affliction.
Cependant, lorsque la mise en accusation des
girondins eut fait disparaître la dernière limite
entre la lumière et les ténèbres, lorsque leur exé-
cution eut livré la France aux démagogues, la
majorité des administrations départementales, com-
posée encore de patriotes honnêtes et de proprié-
taires, s'était soulevée. Un cri d'indignation avait
éclaté. Les bourgeois des villes, réunis dans leurs
sections, avaient provoqué ou soutenu les arrêtés
énergiques de leurs administrateurs ; mais ils
n'avaient pas été suivis. Les campagnes ne con-
naissaient pas l'éloquente Gironde. Cette élite, qui
nous a tant intéressés, n'était qu'un état-major
L'organisation lui faisait défaut.
Les femmes de la bourgeoisie avaient, de leur
côté, révélé des vertus qui consolent l'humanité.
L'une d'elles, madame G..., noble de cœur, douée,
comme madame Roland, d'un esprit élevé et d'une
grande fermeté de caractère, avait offert asile à un
girondin proscrit, Pontécoulant. Elle ne le con-
i
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 77
naissait pas, elle ne l'avait jamais vu. Mais le jeune
député avait adopté, comme elle, avec ardeur, les
principes de la Constituante. Il avait résisté cou-
rageusement à l'anarchie et aux mesures san-
guinaires, cela suffisait pour le rendre sacré aux
yeux de la vaillante femme.
(( Il y va de la vie, dit Pontécoulant, qui fran-
chissait le seuil.
— Qu'importe! répondit-elle, la vôtre est utile à
la patrie, et je la sers en vous sauvant.
— J'étais donc attendu?
— Non, pas vous; mais j'avais fait vœu, dans la
fatale journée du 31 mai, de sauver un proscrit,
si le Ciel m'en envoyait un, et j'étais sûre qu'il
exaucerait ma prière. »
C'est ainsi qu'étaient trempées ces âmes fémi-
nines; nous pourrions citer bien d'autres exemples.
Cependant elles conservèrent de ces émotions un
ébranlement dont elles ne se remirent jamais. Plus
tard, dans leurs conversations, dans leur corres-
pondance, chaque fois que les mots de jacobin et
de terroriste revenaient sous leur plume ou sur
leurs lèvres, c'était avec des imprécations qu'elles
les écrivaient ou les prononçaient. Elles avaient
été courbées par ces événements d'une force ir-
78 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
résistib'e. La mélancolie et la vieillesse entrèrent
de bonne heure dans leur vie. On était gai jadis;
on ne le fut plus, ou du moins on ne le fut plus de
la même façon. Dans ce xviii' siècle, à jamais mort,
on restait jeune, même en vieillissant; on gardait
la glace, l'enjouement, l'égalité d'humeur jusqu'à
l'heure dernière; et, quand cette heure était
venue, on ne cherchait pas à désespérer les autres
de vivre. Les trois années où régna le jacobinisme
modifièrent profondément le tempérament na-
tional, et l'esprit français subit comme une dé-
viation. La majorité du pays, on peut l'affir-
mer, abhorrait la Convention, mais était abattue
par l'effroi et un profond découragement.
Les coups définitifs que portèrent à l'ancien
régime aristocratique et féodal les décrets
de la terrible assemblée tombèrent dans le si-
lence.
11 est trop vrai que l'exercice du pouvoir absolu
apporte aux hommes une jouissance si extraordi-
naire qu'elle enivre : quand les fumées de cette
ivresse sont dissipées, les moins sectaires, les plus
sages, comme Carnot, déclarent « qu'il y avait
des journées tellement difliciles, qu'on ne voyait
aucun moyen de dominer les circonstances; ceux
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 70
qu'elles menaçaient le plus personnellement
abandonnaient leur sort aux chances de l'im-
prévu 5.
La bourgeoisie était impuissante à renverser
un pareil régime, si les égorgeurs eux-mêmes, en
se divisant, n'y eussent mis un terme. Elle mon-
tra du moins jusqu'à la fin son antipathie et son
dégoût. Plus d'un de ces modérés paya de sa tête
l'improbation éclatante de la journée du 31 mai.
Le courant de violente aversion grossissait sourde-
ment en province. Ce n'était plus à Paris que se
trouvait le véritable esprit public, nous voulons
dire le juste sentiment de l'intérêt et de l'honneur.
L'amour des désordres ou des plaisirs, la soif des
émotions ou de l'agiotage avaient attiré dans la
capitale une quantité considérable d'hommes venus
de tous les points du territoire, et sa physionomie
en était changée
Malgré toutes les précautions dictées par la
frayeur, l'antipathie ou la haine des familles bour-
geoises contre le comité du salut public étaient si
unanimes, qu'il y avait peu de villes où des décrets
pussent être exécutés de façon à répondre aux inten-
tions de la tyrannie jalouse qui les avait conçus.
Les actes de soumission n'étaient que dans la
80 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
forme. Du reste, il ne faudrait pas croire que ces
âmes ainsi troublées se détachaient de 89. Les
principes conservaient leur pureté même à travers
les plus terribles forfaits. Ils poursuivaient rapide-
ment leurs conséquences, inflexibles comme le
temps. Les grands événements dans lesquels l'es-
prit humain s'agite et progresse ne se répartissent
pas en périodes régulières et symétriques. La
flamme désintéressée que la bourgeoisie avait cora-
m.imiquée à la France, ses enfants la sentaient
brûler en eux devant l'ennemi. Phase chevaleresque
de ces premières et inoubliables guerres de la
République, où le patriotisme suppléait à tout, où
lui seul donnait la victoire, où, comme l'a dit Gou-
vion Saint-Cyr, « on se purifiait en se battant » !
Pendant les accès de cette fièvre, il s'était, d'autre
part, formé en Europe une ligue de sots et de fana-
tiques qui eussent interdit à l'homme la faculté de
réfléchir et de penser. « L'image d'un livre leur
donne le frisson, écrivait Mallel du Pan, le plus
courageux défenseur des doctrines libérales; per-
suadés que, sans les gens d'esprit, on n'eût jamais
vu de révolution, ils espéraient en venir à bout
avec des imbéciles. » Combien sont peu nombreux,
de tout temps, les esprits assez vigoureux et assez
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 81
calmes pour conserver intacte et au-dessus des
passions, d'où qu'elles viennent, leur foi dans le
triomphe tardif de la liberté et de la justice pour
tous!
II
La chute de Robespierre tempéra sans doule
l'aclion du gouvernement des jacobins, mais l'im-
pulsion primitive avait été si forte, qu'elle se fit
sentir même après le 9 Thermidor. La joie de la
délivrance fut néanmoins immédiate et intense.
Toutes les correspondances en témoignent. Mais
la société bourgeoise se ressentit longtemps des
ébranlements causés par la Terreur; les fortunes
privées étaient compromises. Hormis dans les vil-
lages abrités contre les clubs par la difficulté des
communications, presque partout ailleurs les inté-
rêts avaient été atteints; les habitudes de la vie
étaientnonmoins profondément troublées. Il fallait
LA liOUHGEOlSIE FUANQAISE. 83
du temps pour que la régularité s'y rétablit. Ce fut
la jeune génération, les fils de banquiers, d'indus-
triels, les élèves des écoles centrales, les artistes
(jui prirent à cœur de mettre à la raison, dans les
sections, dans les lieux publics, les agitateurs
révolutionnaires. Les rangs de cette jeunesse bour-
geoise s'étaient grossis à Paris de volontaires reve-
nus de la frontière. Le jour où parut, dans V Ora-
teur du peupkyVappel de Fréron (12 janvier 1795),
ils brisèrent dans tous les cafés le buste de Marat
et ils allèrent applaudir avec frénésie, au théâtre,
les couplets du Réveil du peuple.
Nous ne voulons pas peindre cette société du
Directoire, où le bonheur d'être ensemble, de se
retrouver, de se prodiguer les uns aux autres, domi-
nait tout. On a trop généralisé les excentricités de
ce monde qui avait un insatiable appétit de plaisir
et qui cherchait l'affirmation de son libéralisme
plus élégant que solide dans l'extravagance des cos-
tumes et dans une effrénée licence.
Certains romans contemporains donnent exac-
tement les impressions du monde de la bourgeoi-
sie sous le Directoire. Les réunions d'alors y revi-
vent avec leur mouvement et leur tourbillon. Les
murs de Paris étaient couverts d'affiches en stylo
84 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
presque académique annonçant des bals de toute
condition et à tout prix. On dansait jusque dans les
monastères et dans les églises ruinées, jusque sur le
pavé des tombes que l'on n'avait pas encore en-
levées. Certains bals bourgeois, ceux de Ruggieri ou
de la rue Richelieu, devenaient des agences malri-
moniales. Pour la présentation, le bal remplaçait le
couvent. Jadis, le prétendant allait voir sa fiancée à
la grille ; l'entrevue a lieu chez le maître de danse
qui avait épousé la Guimard. La réputation de ses
soirées attirait les héritières les plus riches, comme
mademoiselle Perregaux, celle qui épousa le maré-
chal Marmont, L'égalité la plus parfaite régnait
dans ces réunions. La noblesse ayant été abaissée
et la bourgeoisie relevée, on se trouvait rapproché
sur une ligne moyenne où personne n'humiliait, ni
n'était humilié.
Peu à peu quelques salons s'ouvrirent : d'abord,
celui de madame Hainguerlot, salon d'une tenue
irréprochable, où les débris des constitutionnels
se rencontraient; celui de madame Devaines, la
femme de l'ancien receveur des finances, qui avait
pris Id Révolution en exécration, incapable de
nuire aux gens qu'elle n'aimait pas, mais capable
d'un vrai dévouement pour ses amis, sachant con-
sous LE DllîECTOIRE ET LE CONSULAT. 85
cilier les relations anciennes et les nouvelles, rap-
procher Suard, l'abbé Morellet et Siméon et Tlii-
baudeau ; celui de Lenoir, la maison de V Homme
aux quarante écus, comme on l'appelait. On y
faisait des soupers charmants, grâce à l'esprit fin et
judicieux d'Andrieux, à hi verve el à la haute bon-
homie de Talma. Une nouvelle venue dans la
haute bourgeoisie, madame Hamelin, mariée à
l'opulent fournisseur aux armées, réunissait au-
tour d'elle le monde de la finance, les personnages
à la mode qu'elle éblouissait de sa beauté.
Les bourgeoises réagissaient contre les robes
diaphanes, contre les tuniques à la grecque, con-
tre ces étalages de nudité qui, à la fin, amenèrent
les sifflets et les haut-le-cœur. Un soir de première
représentation à l'Opéra, la salle était remplie et le
parterre composé de jeunes élégants, très impa-
tientés par le relard qu'on mettait à commencer.
Ils s'occupaient des toilettes des arrivants. La com-
tesse de R,.., revenue de l'émigration, entrait, en-
tourée de mousselines légères, avec un voile à
riphigénie, retenu par une couronne de roses
blanches. Elle avait cinquante ans. Le parterre fit
entendre des huées et siffla. Au même instant, se
montrait, dans une loge joignant l'amphilhéâti-e,
86 LA BOUHGEOISIE FRANÇAISE
une des jeunes femmes les plus distinguées du haut
commerce parisien, madame V... Elle avait une
robe de velours noir montante, avec une agrafe de
diamants. Le parterre applaudit à tout rompre. Ce
fut, pendant une semaine, le sujet de toutes les
conversations mondaines.
Dans celte société folle de plaisirs où ii n'y a plus
ni rang, ni décence; où actrices et femmes de
bonne compagnie, mères respectées et courtisanes
affichées, se coudoient; où l'association conju-
gale, en vertu de la loi, n'est plus que temporaire;
où, suivant le mot du citoyen Gambacérès, « le
mariage est la nature en action »; dans cette so-
ciété où le bâtard est admis au partage égal de la
succession avec l'enfant légitime, la vieille famille
bourgeoise se resserre et proteste, surtout en pro-
vince, par ses mœurs intactes, contre les audaces
et les immoralités. Elle refait la vie saine du pays
par la solidité de son union et par son attachement
au foyer domestique.
Le journal d'André-Marie Ampère, dans ces
années du Directoire, nous fait connaître l'exemple
le plus attendrissant de mœurs simples et devenus
antiques.
Pendant que dans le monde bruyant des jacobins
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 87
OU dans les soirées oflicielles du Luxembourg, les
convenances étaient violées, la décence bannie, les
délicatesses froissées, ces qualités restaient vivantes
dans des âmes vibrantes de patriotisme, mais que
les crimes des violents avaient exaspérées. Un an-
cien négociant de Lyon, chargé des fonctions de
juge de paix, avant le siège mémorable subi par
cette malheureuse ville, fut guillotiné le 24 novem-
bre 1793, par ordre de Dubois-Crancé. Doux, fort
et résigné, il avait, au moment de monter sur
l'échafaud, écrit à sa femme : « Mon cher ange, je
désire que ma mort soit le sceau d'une réconcilia-
tion générale, je la pardonne à ceux qui s'en ré-
jouissent, à ceux qui l'ont provoquée, à ceux qui
l'ont ordonnée. Ne parle pas à ma fille du malheur
de son père, fais en sorte qu'elle l'ignore; quant
à mon fils, il n'y a rien que je n'attende de lui.
Embrassez-vous en mémoire de moi; je vous laisse
à tous mon cœur. » Ce fils avait dix-huit ans, et
déjà il savait tout. Épris à la fois de poésie et de
science, plein de foi dans l'avenir et cependant
désespéré des iniquités politiques dont il était
témoin, il ne s'était rattaché à la vie qu'en trou-
vant sur son chemin une jeune enfant qui fut son
seul amour. Le journal d'Ampère, à la date du
88 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
10 avril 1796, commence par ces mots: « Je l'ai
vue pour la première fois! »
Quel intérieur modeste et sain que celui de cette
famille Carron avec ces jeunes filles d'un esprit
original et cultivé, rimant des fables, corrigeant
les vers de leur ami, lisant une lettre de madame
de Sévigné, une tragédie de Racine, après avoir
repassé les bonnets de leur mère et s'être occupées
des soins les plus humbles du ménage! Que de
raison et quelle grâce enjouée ! Que de droiture
naïve dans ces deux sœurs, Élise et Julie, l'une
plus délicate, plus calme, l'autre à l'imagination
plus orageuse, prenant parti pour le pauvre Ampère
amoureux, tremblant, si intéressant par ses larmes
qui sortent sans qu'il le veuille ! Quelle lui le intime
et charmante que celle révélée par ces lignes d'Élise
à sa sœur cadette : « Arrange-toi comme tu vou-
dras, mais laisse-moi l'aimer un peu avant que tu
l'aimes. Il est si bon! Je viens d'avoir avec maman
une longue conversation sur vous deux; maman
assure que la Providence mènera tout; moi, je dis
qu'il faut aider la Providence. Elle prétend qu'il
est bien jeune, je réponds qu'il est bien raison-
nable, plus qu'on ne l'est à son âge. »
C'est une véritable idylle que celte soirée du
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 89
3 juillet où, pour la première fois, à la campagne,
mesdemoiselles Carron viennent rendre visite à
madame Ampère.
« Elles vinrent enfin nous voir à trois heures
trois quarts. Nous fûmes dans l'allée où je montai
sur le grand cerisier d'où je jetai des cerises à
Julie. Elle s'assit sur une planche à terre avec ma
sœur et Élise, et je me mis sur l'herbe à côté
d'elle. Je mangeai des cerises qui avaient été sur
ses genoux. Nous fûmes tous les quatre au grand
jardin, où elle accepta un lis de ma main; nous
allâmes ensuite voir le ruisseau; je lui donnai la
main pour sauter le petit mur, et les deux mains
pour le remonter. Je restai à côté d'elle au bord
du ruisseau, loin d'Élise et de ma sœur; nous les
accompagnâmes le soir jusqu'au Moulin à Vent, où
je m'assis encore près d'elle pour observer le cou-
cher du soleil qui dorait ses habits d'une manière
charmante; elle emporta un second lis, que je lui
donnai en passant. »
Certes ce n'est pas l'éloquence et la touche large
de la page des Confessions de Rousseau; mais
quelle pui-eté et quelle candeur 1 Et cela se passait
en 1797. Deux ans après, André-Marie Ampère
épousait enfin Julie Carron, et, au dîner de noces,
90 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
le bon Ballanche chantait dans un épithalame en
prose le bonheur des jeunes mariés. Félicite par-
faite, simplicité du cœur, comme les familles des
classes moyennes en ont tant connu, et que nous
avons voulu évoquer un instant en face des mer-
veilleuses et des incroyables !
Si la bourgeoisie réagissait contre les mœurs du
Directoire, un grand changement s'opérait en
même temps dans ses opinions politiques. Elle
s'était un peu tard convaincue que l'existence d'un
pouvoir unique avait été la négation de toute sécu-
rilé et de toute justice. Les esprits revenaient aux
idées d'équilibre, de pondération et comprenaient
la nécessité de se prémunir contre la tyrannie
d'une majorité, tyrannie plus redoutable que celle
d'un individu. Éclairés par cette tardive expérience,
les quelques hommes graves, réfléchis, que la guil-
lotine avait épargnés dans la Convention : Lan-
juinais,Berlicr,Daunou, Durand de Maillane, Bau-
din, Boissy d'Anglas, déchirant la constitution jaco-
bine, avaient pris pour base de la nouvelle loi
constitutionnelle l'ancienne théorie de la séparation
absolue des fonctions et des pouvoirs. La division
du Corps légi?lalif en deux chambres était enfin
reconnue indispensable.
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 91
Jamais parole plus autorisée et plus sévère que
cei!G du rapporteur Boissy d'Anglas ne s'était fait
entendre contre la dictature jacobine. La bour-
i^eoisie pouvait donc espérer, lorsque, le 25 octobre
1795, la Convention se sépara, que la Constitution
de l'an m lui permettrait, en ramenant la modéra-
tion et l'équilibre, de reprendre les conditions de
travail et de prospérité dont elle avait tant besoin.
Les espérances lurent encore déçues. Elle n'eut,
comme la France, d'autre consolation que la vic-
toire, et n'entendit bientôt qu'un seul nom, celui
du jeune héros des campagnes homériques de
l'armée d'Italie.
m
L'histoire du Directoire est tout entière dans
lutte de deux partis. L'un, issu de la Conventioi
s'était ménagé le pouvoir, en rendant obligatoii
l'élection de deux tiers de ses membres, et étaj
résolu pour rester aux affaires i tout oser, mêi
à suspendre la liberté. L'autre, sorti des rangs
la bourgeoisie, était fatigué du joug des terro-
ristes et voulait le briser à l'aide du droit commun.
Le premier s'appuyait sur les débris des clubs ou
des sections et sur la force armée; le second pui-
sait son énergie dans l'opinion publique qui, de
plus en plus, ressentait l'horreur des violences.
Ceux qui avaient immolé Robespierre partageaien!
LÀ BOURGEOISIE FRANÇAISE. 93
au fond ses principes, mais s'étaient lassés plus tôt
que lui de la Terreur. L'autre parti avait envoyé
au conseil des Anciens et au conseil des Cinq-Cenls
pour les élections du premier tiers, des libéraux de
1789, des feuillants, des citoyens honorables, in-
struits, la plupart jurisconsultes ou administrateurs
d'un vrai mérite : Vaublanc, Siméon, Barbé-Mar-
bois, Pastoref, Dupont (de Nemours), Tronçon-
Ducoudray, Lebrun, Portalis. Parmi ces députés,
plusieurs pouvaient préférer la royauté, mais ils ne
conspiraient pas. Ils regardaient la constitution
comme un dépôt confié à leur honneur. Ils ne de-
mandaient pas mieux que de conserver la Répu-
blique pourvu qu'elle fûtgouvernéepar des hommes
sages et honnêtes.
Mais la moins imparfaite de nos constitutions
politiques, celle de l'an m, avait un vice : l'orga-
nisation du pouvoir exécutif. Composé de cinq
membres élus par le Corps législatif, il se renouve-
lait chaque année, par cinquième. C'était la désu-
nion organisée quand il fallait l'unité. Une seule
question passionnait la bourgeoisie : celle de savoir
ce que les Anciens et les Cinq-Cents feraient des
lois révolutionnaires. Les directeurs, au contraire,
entendaient maintenir les conventionnels au pou-
94 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
voir et laisser subsister les mesures qui mettaienl
hors du droit commun ceux qui s'étaient oppo.^és
à la marche de la Révolution. Le conflit était im-
minent.
Les élections du second tiers furent encore diri-
gées par la haute bourgeoisie. Des hommes nou-
veaux, sachant les affaires, tels que Corbière,
Ramel, Defermon, Lafon-Ladebat, Lecoulteux, en-
trèrent dans les conseils. Ce fut un changement
marqué. Les séances sont calmes et dignes. Les
tribunes, d'où étaient lancées naguère les apostro-
phes, les injures et les menaces, devinrent silen-
cieuses.
Deux représentants éminents de la haute bour-
geoisie faisaient leurs débuis dans la politique ac-
tive. L'un, neveu de Claude Perier, avait entendu à
Vizille le premier cri de la Révolution et il l'avait
recueilli dans son cœur. Appartenant à une famille
de commerçants aisés, élevé par les oratorieus,puis
au séminaire de Saint-l renée, où il commença de
fortes études théologiques, il avait été élu par cette
ville de Lyon, que les excès et l'oppression avaient
exaspérée. Il se nommait Camille Jordan. En même
temps que lui, entrait dans la vie parlementaire
un personnage d'un esprit plus profond qu'étendu
bOUS LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 'J5
€t déjà puissant par la gravité impérieuse de sa
raison ; cet autre grand bourgeois s'appelait Royer-
Collard.
Camille Jordan et lui s'étaient unispour dé fendre
la justice, encorela justice, toujours la justice. Ils
débutèrent aux Cinq-cents, à un mois d'intervalle
(juin-juillet 1797). L'acteleplus important àremplir
était la pacification religieuse. Qu'on se reporte par
la pensée dans le milieu d'animosités et de fureurs
d'alors contre le clergé et les idées catholiques.
L'incrédulité philosophique et l'intolérance jaco-
bine n'acceptaient sur cette question ni transac-
tion ni atermoiement. Camille Jordan n'était dans
sa conscience que spiritualiste et déiste ; c'est la
foi des autres qu'il défendit. Sans vouloir aucun
secours direct de l'autorité civile, il pressentit
avant Bonaparte le réveil de l'esprit religieux ; et,
malgré les railleries, malgré les injures, son âme
chaleureuse se fit l'écho des réclamations que les
entraves mises à l'exercice du culte soulevaient de
toutes parts; son rapport fut un événement.
La réaction lente et progressive des sentiments
depuis l'installation du Directoire est un des phé-
nomènes moraux les plus curieux à observer. Il
n'y a pas, dans notre histoire, de période sembla-
96 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
ble aux années qui précèdent le 18 Brumaire. La
liberté de la presse, la liberté des élections et
l'impunité alternaient avec une répression arbi-
traire; la nation, dissoute en individus et déjà
livrée à l'éparpillement, au milieu d'une société
civile toute nouvelle, se cherchait elle-même. Les
propriétaires, les négociants qui attendaient la re-
prise des spéculations et le retour des capitaux, les
employés des bureaux qui ne voulaient plus être
renvoyés pour cause d'opinion, les officiers minis-
tériels qui avaient ressenti le choc de tous les mou-
vements politiques, les paysans et les acquéreurs
des biens nationaux qui redoutaient d'être inquié-
tés, tous les intérêts groupés commençaient à être
mécontents et encourageaient les nouveaux élus
dans leur opposition aux conventionnels. Le Direc-
toire était même impuissant à réprimer les désor-
dres qui alarmaient la province. Les routes n'étaient
pas sûres : des bandes de brigands arrêtaient les
voitures, pillaient les maisons de campagne. L'indi-
gnation des rentiers était à son comble. Le créditpu-
blic ne renaissait pas. Les mandats avaient le même
sort que les assignats. Les contributions de guerre
payaient heureusem.ent les dépenses des armées :
mais de pauvres gens mouraient d'inanition dans
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 97
la rue. Avec cela, la presse était sans doctrine, et
sans frein.
C'est dans de telles circonstances que l'ancien
parti constitutionnel tentait de réformer les lois
révolutionnaires. Avant d'entrer en lutte avec le
pouvoir exécutif, il essaya la conciliation. Les pré-
sidents des deux conseils, Portails et Siméon, ap-
portèrent dans ces tentatives toute l'autorité de
leurs noms. Mais la majorité du Directoire décida
le coup d'État du 18 Fructidor. La haute bourgeoi-
sie fut la plus atteinte; et, pour mettre le comble
aux illégalités, la même pression inique faisait
annuler dans la journée du 22 Floréal les élections
de sept départements et exclure trente-quatre dé-
putés modérés.
La révolution de Fructidor ne résolvait pas les
difficultés ; elle les reculait. Rappeler dans les em-
plois les jacobins, proscrire en masse ceux qui dé-
plaisaient, briser les imprimeries, tout cela ne
préparait pas l'avenir. En détruisant l'inviolabilité
du Corps législatif, le Directoire se suicidait. Il
apprenait à l'armée comment on opprime les as-
semblées délibérantes. La défiance et l'envie dont
les jacobins étaient pénétrés les uns contre les au-
tres étaient pour leur gouvernement un principe
98 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
de mort. On faisait tout vis-à-vis de la bourgeoisie
pour lui rendre la République haïssable.
Gomme aucun salon ne s'était rouvert dans les
villes de province, les cafés avaient pris de l'impor-
tance. Ils réunissaient, chaque soir, les personnes
appartenant au commerce, au barreau, que la con-
formité des opinions tenait en rapports continuels.
Les habitudes aussi se modifiaient; on vivait moins
chez soi, et les bonnes manières s'en allaient peu
à peu : mais aussi, au point de vue de l'action, les
convictions modérées se groupaient et reprenaient
courage.
Hormis dans le Midi, où elles avaient été tumul-
tueuses, les élections du troisième tiers amenaient
des départements une nouvelle série d'administra-
teurs, d'hommes de loi, d'esprits distingués, tous
choisis dans ces inépuisables classes moyennes qui
sauvaient la France. C'était un symptôme nouveau.
Si, à Paris, la société offrait un curieux mélange
de types de l'ancien monde, caricatures grotesques
d'agioteurs véreux, de fournisseurs enrichis; si,
dans la confusion d'une société à peine réformée,
se heurtaient, se mêlaient les plus étranges dis-
parates : généraux et chevaliers d'industrie,
femmes galantes et femmes de l'ancienne noblesse,
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 9»
émigrés et patriotes, tous étaient d'accord pour
reconnaître que cela ne pouvait pas durer. Les
esprits avaient subi des secousses si diverses, que
la bourgeoisie se dégoûtait des fonctions élec-
tives ordinaires. Les magistratures municipales
n'étaient plus recherchées. En même temps, un
mal nouveau naissait. Tous ceux qui avaient été
membres des as embléss l'gis'a'ives, tous cer.x
qu'avait éprouvés l'infcriune, froya'ent qu'ils
devaient être indemnisés par des places lucratives.
Les légistes, particulièrement préparés aux affaires
et ne trouvant plus dans leur cabinet des res-
sources suffisantes, étaient les premiers à donner
l'exemple des compétitions. Le barreau était d'ail-
leurs tombé dans l'avilissement. A cet ordre des
avocats, asile de la science, de la probité, de l'in-
dépendance et de l'honneur, avait succédé une
tourbe de défenseurs officieux, qui, nés dans l'anar-
chie, profitaient de la désorganisation de la com-
pagnie pour envahir sans instruction et sans titre
l'entrée de la justice. « Qui nous donnera con-
fiance ? » s'écriaient de leur côté les négociants que
la crise monétaire et la difficulté des transports
arrêtaient dans leurs efforts pour se relever de la
ruine. Une lettre de vendémiaire an v nous
100 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
fournit un exemple de l'impossibilité même des com-
munications.
« On ne croirait pas ce que le voyage d'Orléans
à Paris nous a coulé. Il faudra nous ramener nos
montures. Il n'y a plus de diligences proprement
dites. Il faut prévenir un mois d'avance pour avoir
des places, d'où il résulte qu'à l'heure qu'il est, et
pendant que Paris est le centre de toutes aises et
de tout luxe, on ne peut traverser la France qu'à
pied ou à cheval. »
Le mécontentement était donc universel quand,
pour la quatrième fois depuis la constitution de
l'an m, la France fut appelée, en germinal an vu, à
choisir ses représentants. « Ceux qui n'ont pas
vécu à cette époque, a dit le duc Victor de Broglie,
ne sauraient se faire une idée du découragement
profond où le pays était tombé dans l'intervalle qui
s'écoula entre le 18 Fructidor et le 18 Brumaire. »
L'exercice public de la religion était de nouveau
suspendu, la banqueroute des deux tiers de la dette
publique était suivie d'un emprunt forcé; une
dictature sans grandeur énervait de jour en jourj
la puissance de l'État.
La bourgeoisie se demanda alors ce qu'elle!
devait garder de la Révolution. Ces hommes, formés]
sous LE DIRECTOir.E ET LE CONSULAT. lOl
h l'école instructive des événements et qui avaient
perdu leurs préjugés et leurs passions, en arrivèrent
à ne plus croire à la République et à la liberté. Ils
attachèrent moins d'importance à la forme du
gouvernement qu'à la composition de la société.
Pourvu qu'elle restât fondée sur l'égalité, que
l'influence du clergé fût comprimée, que l'an-
cienne aristocratie nobiliaire fût abolie, l'essen-
tiel de la Révolution leur parut conservé. Leur
esprit se préparait ainsi à comprendre et à
accepter la nécessité d'une crise qui mettrait
fin à l'agonie du Directoire et au malaise de la
France.
Notre pays ne change pas, du reste, aussi com-
plètement qu'on le croit. Sans doute la Révolution
avait transformé les lois, les mœurs, les habitudes
extérieures, le costume; mais l'éducation de l'âme,
de la conscience, elle ne l'avait pas refaite. Une
révolution religieuse n'avait pas accompagné la
révolution sociale. La liberté ne s'était pas im-
plantée dans le pays. La Convention avait dé-
veloppé les côtés démocratiques de cette race
audacieuse et active qui apprécie avant tout un
gouvernement pour sa justice et sa bienveillance,
un gouvernement prenant pour lui le souci de
102 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
gérer les affaires des autres, un gouvernement
absolument uniforme et égalitaire.
Tout avait conspiré pour faire de Bonaparte
l'homme qui répondît à ces goûts et à cette lassi-
tude. Les têtes les plus solides étaient folles de lui.
Ceux qui ont traversé ces temps de désordre et de
patriotisme ne parlent dans leurs lettres d'affaires
que des récits déj<àlégendaires des batailles d'Arcole
et de Rivoli. On s'embrassait dans les rues, on
pleurait d'attendrissement à la nouvelle que Bona-
parte était arrivé d'Egypte; les jacobins, préoc-
cupés de leur bien-être, se préparaient à endosser
des habits galonnés,
« Puisque nous ne pouvons pas sauver la Répu-
blique, disait l'un d'eux à madame de Staël, tâchons
de sauver du moins les hommes qui l'ont faite. »
Bonaparte, ce génie si italien, éblouissait par
son imagination grandiose tous les hommes de la
Révolution; il avait, à trente ans, de ces mots de
désabusé, comme celui-ci à Decrès : « Je suis venu
trop tard, il n'y a plus rien à faire dans ce monde ! »
ou, comme cet autre mot à Rœderer, qui, visitant
un jour avec lui les Tuileries, lui disait : « C'est
triste ! — Oui, comme la grandeur. »
Il faut le constater, l'opinion de la bourgeoisie,
sous LE OinEGTOIRE ET LE CONSULAT. lOi
bien loin d'être inquiète au lendemain du 18 Bru-
maire, fut confiante et rassurée. Elle espéra tout
alors, môme le maintien des formes proteclrïces
du droit, de l'homme extraordinaire à qui elle
demandait avant tout de consacrer la révolution
civile.
lY
Une force inconnue avait brisé les caractères les
plus fermes et frappé d'aveuglement les esprits
les plus éclairés. Les contemporains de Bonaparte
furent ses complices, et il régna sur la France
de son propre consentement. Tous ces grands
bourgeois, les Rœderer, les Thibaudeau, les Mer-
lin, les Berlier, les Porlalis, les Boulay, les Real,
les Lebrun, les Siméon, les Ramond, les Chaptal,
semblaient craindre qu'on ne laissât pas assez
libre l'épée qui faisait respecter la France.
Comme le besoin le plus urgent était de recon-
stituer la science du gouvernement et son autorité,
le premier consul sentit que la bourgeoisie, avec
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 105
sa pratique supérieure des hommes, s'appliquerait
d'autant plus complètement aux choses de second
ordre qu'elle s'élait mesurée aux plus grandes
affaires. Il sut créer, pour ces vigoureux esprits,
le conseil d'État, des places dans les assemblées
et dans les plus élevées des fonctions publiques.
Ils étaient d'accord pour ne plus vouloir de per-
sécutions d'aucun genre et pour maintenir les ré-
sultats principaux de la Révolution. Les patriotes
de 89, ramenés en arrière parla Terreur, croyaient
avoir trouvé dans la constitution de l'an viii
un asile et une fin. Plus avides pour la plupart de
libertés civiles que de libertés politiques, ils se fai-
saient des illusions volontaires sur les nouveaux
pouvoirs qui n'étaient qu'une image éloignée de la
représentation nationale. Certes, ce qui leur suffi,
sait était loin de ce qu'ils avaient rêvé d'abord :
mais le spectacle de la tyrannie démagogique avait
borné leurs désirs à l'abolition du régime féodal,
à l'ordre, à l'égalité, à la justice régulière et à la
sûreté de la vie. Ilstenaientpour une grande chose
le triomphe éclatant des armées françaises sur toute
l'Europe; et, s'il y eut des bassesses, elles ne se
rencontrèrent que chez les anciens jacobins.
Se félicitant pompeusement de la part qu'il avait
f06 LA BOUllGEOISIE FRANÇAISE
prise au 18 Brumaire, Garât déclarait devant le
Conseil des anciens que les garanties les plus so-
lides des libertés publiques étaient dans la gloire de
l'homme de génie que la France appelait au gou-
vernement. La limite du pouvoir personnel lui pa-
raissait d'autant plus sûre qu'elle ne serait pas
marquée dans une charte, mais « dans le cœur de
Bonaparte », Nous ne parlerons pas de Gambacé-
rès, de Fouché, et de tant d'autres. Il leur restait
à prendre des titres de noblesse. Le mot de Ra-
mond, un des meilleurs préfets du premier em-
pire, était bien vrai : « L'heure des révolutions
sonne quand les changements survenus dans les
cœurs des peuples et la direction des esprits sont
arrivés à tel point qu'il y a contradiction manifeste
entre le but et les moyens de la société, enrc les
institutions et les habitudes, entre les intérêts de
chacun et les intérêts de tous. »
Des idées propres à la bourgeoisie, il en était
une qu'on réalisa immédiatement. Nous voulons
parler de l'unité absolue d'administration. Celte
pensée de fortifier le pouvoir central, de le rendre
en môme temps habile et entreprenant, datait d'a-
vant la Révolution. Les circonstances donnèrent à
l'instinct gouvernemental de la race bourgeoise
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 107
l'occasion unique de se développer. Le principe de
concentration présida à toute cette organisation
administrative, judiciaire et financière que l'on con-
naît et qui est entrée presque dans notre sang. Les
liens les plus étroits de la centralisation étreigni-
rent toute la société démocratique, à la satisfaction
de ceux qui l'avaient fondée. La réorganisation
de l'institution du notariat, la transformation
de l'ancienne compagnie des procureurs en
celle des avoués, répondaient aux vœux de ces puis-
sants esprits pratiques qui entouraient le jeune
consul, maître plus obéi que Louis XIV.
Quant aux avocats, Bonaparte leur fit de bonne
heure l'honneur de les redouter. Ces anciens chefs
du tiers état avaient souffert de la révolution qu'ils
avaient faite. La loi de l'an xii avait bien rétabli le
tableau; mais l'ordre n'existait pas encore légale-
ment avec ses libertés et ses droits. Les avocats ne
aient pas modiiier les violentes antipathies de
'Bonaparte à leur égard. Pourrait-on oublier la
11! Ire de l'empereur à Gambacérès, à propos du
décret de 1810 sur les franchises du barreau? « Ce
décret est absurde! Il ne laisse aucune prise,
aucune action contre les avocats. Ce sont des fac-
tieux, des artisans de crimes et de trahison. Tant
408 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
que j'aurai l'épée au côté, je ne signerai pas un pa-
reil décret; je veux qu'on puisse couper la langue
à un avocat qui s'en sert contre le gouvernement. »
Et cependant, — telle est la force de la tenue et
de la probité — la tourbe des défenseurs officieux
se dispersait ; la clientèle, avec l'influence, revenait
partout aux survivants de l'ancien barreau. Ils
étaient restés, en religion, en politique, en littéra-
ture, ce qu'étaient leurs devanciers : même bon
sens, même mesure; et, en tout, celte pointe de li-
béralisme qui fît qu'en 1804, sur deux cents mem-
bres inscrits au barreau de Paris, trois seulement
votèrent pour l'empire. Les années devaient, départ
et d'autre, accroître ces rancunes; et il faut atten-
dre la Restauration pour retrouver le barreau à la
tête de la bourgeoisie.
Pendant que, dans l'administration, la concen-
tration prévalait, la haute bourgeoisie de province
trouvait dans le premier consul l'interprète résolu
de ses théories sur la société religieuse. Le catho-
licisme, loin de Paris, n'avait pas cessé de faii e un
pas en avant depuis le 9 Thermidor. Les prêtres
qui avaient prêté serment en 1791 étaient en petit
nombre. Ceux qui revenaient de l'étranger bapti-
saient à nouveau les enfants, remariaient les époux
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 109
et réveillaient les consciences endormies. Français
(de Nantes), chargé comme conseiller d'État, d'in-
specter le Midi, le constatait. G'étaitbien autre chose
dans tout l'Ouest, en Bretagne, dans la Charente,
dans la Vendée, dans les Deux-Sèvres. Deux autres
commissaires dont le témoignage n'était pas sus-
pect, Barbé-Marbois et Fourcroy, établissaient que
la Révolution, en province, n'avait modifié d'aucune
façon les croyances. « Quand la connaissance du
cœur humain, dit le rapport de Fourcroy, n'ap-
prendrait pas que la grande masse des hommes
a besoin de religion, de culte et de prêtres, la fré-
quentation des habitants des campagnes et surtout
de celles qui sont très éloignées de Paris, la visite
des départements que j'ai parcourus, me l'aurait
seule bien prouvé. C'est une erreur de quelques
philosophes modernes, dans laquelle j'ai été moi-
même entraîné, que de croire à la possibilité d'une
instruction assez répandue pour détruire les pré-
' jugés religieux. Ils sont pour le plus grand nombre
des malheureux une source de consolation. Ils l'ont
même été pour quelques esprits très éclairés de
tous les siècles. Il faut pardonner et souffrir dans
le plus grand nombre des humains une opinion
que les lumières les plus grandes et le génie le
110 LA DOUr.GEOISIE FUANÇAISE
plus profond ont laissée germer dans la tête de
Pascal, de Newton, de Rousseau. La "uerre de la
Vendée a donné aux gouvernements modernes une
grande leçon que les prétentions de la philosophie
voudraient en vain rendre nulle. »
A Vannes, Barbé-Marbois était entré le jour des
Rois dans la cathédrale; on célébrait la messe con-
stitutionnelle ; il n'y avait que le prêtre et deux ou
trois pauvres. A quelque distance de là, Barbc-
Marbois trouva dans la rue une si grande foule
qu'il ne pouvait plus passer! C'étaient des gens de
toute condition qui n'avaient pu pénétrerdans une
chapelle déjà remplie de fidèles, où l'on disait la
messe appelée des catholiques. Ailleurs, les églises
des villes étaient pareillement désertes et Ton aliaif,
à travers des chemins affreux, dans les villages voi-
sins, entendre les prières d'un prêtre récemment
arrivé d'Angleterre. Il en était de même en Auver-
gne et en Limousin. Des lettres du temps nous
montrent toute la bourgeoisie aux genoux d'un vieux
prêtre, aumônier de la princesse de Conti pendant
l'émigration, et devenu le véritable curé de la petite
ville de La Souterraine. Les autels se relevaient
d'eux-mêmes; une statistique administrative con-
state qu'au 18 Brumaire, le culte était rétabh
sous LE DIRECTOir.E ET LE CONSULAT. 111
dans [resqiie toutes les communes de France.
La plupart des personnages entourant le pre-
mier consul étaient, au coniraire, indiflerents ou
sceptiques; quelques-uns même étaient athées.
Dans le monde officiel, les croyances religieuses
étaient une marque certaine de faiblesse d'esprit.
A Paris, le culte catholique n'était suivi que par
des femmes et des vieillards. Les jeunes filles
de la bourgeoisie recommençaient à faire leur pre-
mière communion; mais les nombreux adhérents
qu'avait conservés dans les familles parisiennes
la philosophie du xyiii° siècle craignaient que la
protection du gouvernement ne relevât le crédit
du clergé. La séparation de l'Église et de l'État
désirée par La Fayette était-elle possible? Elle sou-
levait la grave question du droit d'acquérir, au
lendemain de la vente des biens ecclésiastiques ;
et, pour les esprits clairvoyants, elle préparait au
clergé un retour incontestable d'influence. Pouvait-
on, en 1800, « prolestantiser » la France? Aux yeux
des gens qui l'eussent souhaité comme Fourcroy,
l'occasion était perdue depuis la Constituante, et
la force des choses entraînait les plus résistants.
Fallait-il adopter la théophilanthropic de La Ré-
vellière-Lepeaux? L'opinion la jugeait ridicule. Il
112 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
vaut mieux, pensait la bourgeoisie, mettre le clergé
catholique dans la dépendance d'un gouvernement
bienfaisant et protecteur que de le laisser agir iso-
lément sur l'esprit des populations. L'ancienne
tradition latine et française de la subordination
de la religion au pouvoir civil était encore vivante
chez tous les légistes. Il fallait simplement, suivant
le mot de Siméon au Tribunal, « placer les prêtres
plus qu'ils ne l'étaient sous la main du pouvoir ».
Le conseiller d'État qu'on chargeait de formuler
le nouveau droit canonique issu de la transaction
avec la Révolution, Portails, comme presque tous
les membres des anciennes familles parlementaires,
était fort attaché aux maximes de l'Eglise gallicane.
Pour les doctrines théologiques, il en était reslé à
Bossuet et à la déclaration de 1682. L'ancienne
règle du gallicanisme : « L'Église est dans l'Élat, et
non l'État dans l'Église », fut le fond de la nou-
velle constitution ecclésiastique de la France. La
sécularisation de la société moderne fut consacrée.
La puissance temporelle et la puissance spirituelle
devaient être nettement séparées. Le but de la
haute bourgeoisie était de n'attribuer au catholi-
cisme aucun des caractères politiques qui seraient
inconciliables avec le nouveau droit social; elle
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 113
entendait qu'il fût la religion de la majorité des
Français et non celle de l'État. En protégeant le
culte catholique, elle ne voulait pas le rendre domi-
nant et exclusif, mais veiller sur sa doctrine et sur
sa police, afin de tourner des institutions si impor-
tantes à la plus grande utilité publique ; elle ne
croyait pas devoir ressusciter les ordres monasti-
ques supprimés; elle ne désirait qu'un clergé sécu-
lier, des prêtres ayant des fonctions dans un dio-
cèse; elle ne voulait pas davantage que le clergé
pûtposséderà ce titre des propriétés immobilières ;
elle se souvenait des principes de d'Aguesseau et
de son édit de \1^9 sur les acquisitions des biens
de mainmorte.
Le Concordat fut inspiré par ces idées politiques.
La tolérance n'y eût pas trouvé une éclatante con-
firmation, si les articles organiques n'avaient pas
été dictés en même temps. L'égalité des cultes, un
des glorieux héritages de la Déclaration des droits
de l'homme, était reconnue de la manière la plus
explicite, et le protestantisme, où les opinions mo-
dérées d'une fraction de la bourgeoisie s'abritèrent,
était relevé enfin des interdictions et des ana-
thèmes. Ce n'était pas toute la liberté, c'était l'exis-
tence légale et administrée. La bourgeoisie ne
iU LA KOUKGEOISIb; FRANÇAISE
comprit pas autrement, dans sa haine de la théo-
cratie, la paix avec l'Eglise.
Si, dans le sein du Corps législatif et du Sénat
conservateur, si même parmi les conseillers d'Etat
et les jeunes généraux, le Concordat rencontra un
accueil silencieux ou moqueur, il en fut autrement
en province. Il répondait au sentiment religieux et
à la raison de cette masse, pleine de bon sens et
avide d'union, qui constituait la France bour-
geoise.
Cependant les légistes ne croyaient pas que la
société civile fût réorganisée tant que leur rêve,
longuement poursuivi, d'unité et d'égalité ne serait
pas définitivement affermi par la législation, par
un code unique pour toute la France. Réaliser en-
fin, au profit de la patrie renouvelée, cette pensée
de posséder à jamais et pour tous, la loi la plus rai-
sonnable, la plus claire, la plus juste; quel pays
pouvait aspirer à cette œuvre grandiose et incom-
parable, sinon le nôtre, qui, depuis plus de trois;
siècles, était, par extîellence, l'école du droit? On]
ne dira jamais assez les services rendus à la civili-
sation et au monde par ces immortels légistes, qui]
surent à la fois conserver les traditions des anciens]
principes, transiger entre les coutumes et le droit
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 117
romain, et vivifier par l'esprit de 89 ce travali, d^nt
les années ne font qu'assurer et montrer les assises
majestueuses, l'ordre lumineux et l'harmonieuse
sanesse. En dehors des noms célèbres de Tronchet,
de Portahs, de Treilhard, de Berlier, de Malieville,
de Bigot, il faudrait citer aussi les conseillers d'État,
les membres du Tribunal, du Corps législatif. La
lisle des hommes judicieux et instruits qui prirent
part aux discusions des divers chapitres du code
civil est un livre d'or pour la bourgeoisie et com-
plète la liste des députés à la Constituante. Une
énumération serait fastidieuse. Bornons-nous à
mentionner Thibaudeau, Siraéon, Rœderer, Merlin
(de Douai), Regnault de Saint-Jean d'Angely, Cha-
bot (de l'Allier), Real, Duchâlel, Chazal, Boulay
Cambacérès, Cretet, Defermon, Régnier, Lacuée
Bérenger, Emmery,Eschassériaux:, Thiessé, FaurO;
Petiel, Duveyrier, Grenier, Goupil de Préfeln
Favard, Savoye-Rollin, Jaubert.
Les titres de prince, de duc, de comte, de ba-
ron, que la plupart d'entre eux acceptèrent plus
tard, ne vaudront jamais celui de collaborateur à
la fondation de la société civile française. C'est là
leur éternel honneur; ils le partagèrent avec les
membres, plus ignorés, du tribunal de cassation
lie LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
et des tribunaux d'appel, dont les remarques et
les observations avaient rappelé les plus beaux
jours de la science juridique. Tous, du Nord au
Midi, étaient avides d'assurer l'ordre social, de
rétablir dans leur intégrité les vrais principes, si
longtemps méconnus, et de contribuer à doter leur
pays de bonnes lois civiles, le plus grand bien que
les hommes puissent donner et recevoir.
Ce résultat, le plus durable des longs et indomp-
tables efforts de la bourgeoisie, nous le devons à
ces contemporains du Consulat. Le régime de Bo-
naparte, en ces moments heureux, suivit et déve-
»oppa les inspirations des conseillers qui l'entou-
."aient jusqu'au jour où, enivré et isolé par la
puissance, il porta lui-même la main, en créant les
majorais et le domaine extraordinaire, sur les
principes d'égalité qui représentaient l'esprit de
.a Révolution française.
Cette étude n'est pas un commentaire, ni un
sxposé des motifs du code civil, et nous n'avons
pas à faire ressortir davantage son importance et
ses bienfaits. En n'isolant pas absolument les insli-
utions civiles du passé et en les liant à l'avenir, nos
lieux ont imprimé à leur ouvrage ce caractère de
stabilité qui en garantit la durée.
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 117
Ainsi l'administration était organisée, les rap-
ports entre l'Église et l'État réglés, l'unité de la
législation civile créée, mais un autre problème
préoccupait la haute bourgeoisie : l'instruction et
l'éducation de ses fils.
La. mobilité et la contradiction des systèmes
d'enseignement présentés depuis six ans opposaient
de grands obstacles à la réorganisation des col-
lèges. Les écoles centrales, qui en tenaient lieu,
avaient besoin d'être réformées. Les classes d'his-
toire, de belles-letires, de législation étaient dé-
sertes. Les cours de mathématiques, de chimie,
de dessin étaient un peu plus suivis, parce que les
sciences ouvraient les carrières lucratives. Quel-
ques services qu'eussent rendus les anciennes con-
grégations enseignantes, la bourgeoisie ne songeait
pas à les reconstituer. Elle croyait cependant qu'on
pouvait emprunter à ces maîtres renommés leur
système de direction, ce que le premier consul ap-
pelait « leur police morale ». Le système d'instruc-
tion publique, créé par la loi du 11 floréal an x,
reçut tous ses développements. Les enfants de la
bourgeoisie envahirent les nouveaux lycées, qui
s'élevèrent de toutes parts. La commission chargée
de faire le choix des livres classiques pour chaque
us LA BOURGliOISlE FllANÇAISE
CiKsse de laliii et pour celle de belles-lettres avaii
marché sur la trace de Rollin et désigné en grande
partie les auteurs, les méthodes acceptés dans les
collèges de l'Oratoire ou des Pères de la Doctrine
{rapport du 27 floréal). Mais les lycées étaient iso-
lés, indépendants les uns des autres. L'avenir des
maîtres qui se consacraient à l'enseignement
secondaire n était pas assuré ; eux-mêmes n'étaient
pas assujettis à une discipline commune. La bour-
geoisie appelait de ses vœux la formation d'un corps
enseignant; l'ordre civil se lorlifierait ainsi par la
création d'une sorte de corporation laïque dépen-
dant de. 'État. Les anciens patriotes de 89 voulaient,
en majeure partie, que leurs fils ne fussent ni
dévots ni athées. Ils les voulaient appropriés à l'état
de la nation et de la société. En un mot, une insti-
tution d'enseignement d'État paraissait aux pères
de famille une garantie contre la réouverture des
établissements des jésuites.
Quant à Bonaparte, qui savait s'emparer des
idées des autres pour les agrandir, il avait un
autre but; il voyait dans un corps enseignant
fortement organisé, ayant une hiérarchie, des
grades et sojmis à des règles d'avancement, un
moyen de diriger les opinions politiques et philo-
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 119
sophiques. Il répétait la phrase célèbre de Leib
nitz : « Donnez-moi l'instruction publique pendant
un siècle et je changerai le monde. »
Pour les classes moyennes, la question était
autre : trouver l'éducation qui convenait à la
société nouvelle, fondée sur les principes de la
Révolution. Le conseil d'Etat, voix autorisée des
aspirations de la haute bourgeoisie, ne chercha,
dans les neuf rédactions successives du projet, que
la solution pratique de ce problème : séculariser
l'instruction publique, comme le code civil avait
sécularisé la France : l'Université fut créée. Son
originalité et son utilité ne consistaient pas seule-
ment dans l'étude des langues et de la littérature
de la Grèce et de Rome, dans cet apprentissage
des plus nobles sentiments humains; l'éminent
service qu'elle devait rendre aux jeunes bourgeois
consistait surtout dans l'enseignement critique de
riiistoire et des doctrines philosophiques. C'est en
ce sens que les principes de 89 étaient fortement
engagés dans la création de l'Université fran-
çaise.
Sans doute, on ne tendait nullement alors à
donner aux enfants les connaissances morales et
politiques qui font les citoyens et les préparent à
120 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
participer aux travaux de leur gouvernement.
Sans doute, on leur parlait plus de Bonaparte que
de l'État, en les exaltant pour la gloire; mais,
comme le remarquait dès lors une femme d'une
haute raison et d'un mâle bon sens, madame de
Rémusat, la force de l'étude, la puissance du
temps développèrent bien vite chez les professeurs,
comme chez les élèves, l'esprit d'examen et d'indé-
pendance démocratique. Ce qui restait de l'an-
cienne noblesse le comprit si bien qu'elle éloigna
ses enfants des lycées. La jeunesse bourgeoise, au
contraire, vint s'y fortifier de la toute-puissance de
l'opinion publique et elle acquit une supériorité
incontestable. C'est grâce à l'enseignement de
l'histoire, quelque restreint qu'il fût, que l'esprit
libéral se réveilla dans l'âme de la jeunesse, et
c'est à l'Université que nous devons ces classes
moyennes de la Restauration, qui ne le cédèrent à
leurs aînées de 89 ni par l'éloquence, ni par le
courage, ni par le patriotisme.
r
Rassurée sur le maintien des résultats sociaux
de la Révolution et sachant gré au premier consul
de la préserver du retour des jacobins, la bour-
geoisie n'aspirait plus qu'à pouvoir réparer les
pertes de sa fortune, exercer librement son esprit
et cultiver en repos ses vertus privées.
Une seule catégorie de personnes avait su tirer
parti des malheurs publics et de la détresse finan-
cière, c'étaient ceux qui, prévoyant le discrédit du
papier-monnaie et l'ayant reçu de toutes mains,
dans la vigueur de sa jeunesse, avaient pu ainsi
acquérir toutes les marchandises ; puis, par le jeu
de la hausse et de la baisse, avaient accaparé presque
122 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
lout3 la monnaie d'or ou d'argent. Fiers de leurs
richesses rapidement acquises, ils avaient obtenu
la fourniture des divers services. Au milieu de
misères sans nom, ils donnaient le spectacle de
scandaleuses prodigalités; et leurs femmes subite-
ment élevées à l'opulence, hormis d'honorables
•exceptions, prêtaient au ridicule. Jusque dans les
premières années du siècle, la vieille bourgeoisie
leur tint rigueur. « Je t'ai quittée l'autre jour pour
aller à l'Opéra, écrivait unjcune officier, Maurice
Dupin, à sa mère; on devait donner Corisande, c»
fut Renaud. Mais rien ne contrarie un provincial
c'est là où va ce qu'on appelle à présent la bonne
compagnie. Vous y voyez des jeunes femmes char-
mantes d'une élégance merveilleuse; mais, si elles
ouvrent la bouche, tout est perdu ! Vous entendez :
Sacristi, que c'est bien dansé! Il fait un chaud
du diable ici! Vous sortez; des voitures bril-
lantes et bruyantes reçoivent tout ce beau monde
et les braves gens s'en retournent à pied et
se vengent, par des sarcasmes, des éclaboussures
qu'ils reçoivent. On crie : « Place à M. le fournis-
seur des prisons! Place à M. le Brise-Scellés! »
Mais ils vont toujours et s'en moquent. Quoique
tout soit renversé, on peut dire comme autrefois :
sous LE DIRECTOUIK ET LE CONSULAT. 123
< Llionnèle homme à pied et le faquin en voilure!
Ce sont d'autres faquins, voilà tout. »
En province, où n'existaient qu'en petit nombre
agioteurs et fournisseurs, les fortunes de la bour-
geoisie étaient atteintes. Les paysans, qui jouissaient
des bienfaits du nouveau régime, sans prendre
désormais aucun intérêt à la chose publique,
étaient plus à l'aise. Mais les négociants étaient
ruinés; voyant l'État manquer à ses engagements,
plus d'un n'avait eu nul scrupule à faire ban-
queroute. Nos ports de commerce étaient vides. La
prospérité de Marseille et de Lorient, avec leur
mouvement de 3,000 bâtiments, avec leur chan-
tiers d'où sortaient, par an, plus de 60 navires, /
avait disparu. Les excès de la Terreur, les guerres
maritimes, la suppression de la franchise en
étaient la cause. Les importations et les exporta- \
lions, durant les six derniers mois de l'an ix, ne
représentaient pas un mouvement égal à celui
qu'offraient autrefois quinze jours de paix. Les
armateurs qui envoyaient des vaisseaux aux deux
Indes étaient réduits à un petit commerce de détail
qui soutenait à peine leur famille.
De ^ages mesures financières, la réOfganisation
de la comptabilité publique, le rétablissement des
12-i LA BODRGEOISIE FRANÇAISE
bourses de commerce et surtout le caractère légal
reconnu à la Banque de France rendirent le plus
vif essor aux imaginations. De toutes parts, les
manufactures se rouvrirent. La création de la
caisse d'amortissement fonda le crédit public; les
maisons de commerce conçurent des projets de
spéculation embrassant l'étude entière du conti-
nent. Nos soieries, sans rivales dans tous les temps,
reprirent la route des marchés de l'Europe. L'ac-
tivité du premier consul venait ajouter aux efforts
des particuliers de vastes travaux d'utilité géné-
rale. Des routes monumentales, des ponts, des
canaux étaient en pleine exécution. On recommen-
çait à embellir Paris.
Du moment que les hommes qui guettent les
faiblesses des gouvernements pour en profiter
s'aperçurent du goût de Bonaparte pour les jouis-
sances de la vanité, ils ne manquèrent pas d'appiau-
dir à ce penchant et à le cultiver. La Révolution
avait fait violence aux anciennes habitudes, elle ne
les avait pas déracinées. Lorsque, le 1 9 février 1 800,
le premier consul était parti du Luxembourg en
costume officiel pour venir s'installer aux Tuile-
ries, le cortège s'était trouvé formé par des fiacres
dont les numéros étaient recouverts de papier.
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 125
Deux années à peine avaient suffi pour opérer la
plus rapide métamorphose. Les formes empruntées
aux républiques anciennes avaient fait place à des
formes militaires; l'élégance reprenait partout ses
droits, sauf pourtant dans l'intérieur des habita-
tions.
Il fallut, en effet, plusieurs années pour que la
haute bourgeoisie pût reprendre ses goûts de luxe
et de confort élégant dans ses demeures; mais la
question du costume, toujours si importante en
France, n'attendit pas longtemps sa solution. Plus
de cocardes, plus de pantalons : des bas de soie,
des souliers à boucles, des épées de parade, des
chapeaux sous le bras. Les femmes, qui poussaient
à l'nncienne mode, étaient cependant ennemies de
la poudre. Le Litre de madame leur avait été rendu
chez le premier consul et dans les billets d'invita-
tion qu'il leur faisait adresser. Ce retour à l'an-
cien usage avait bientôt gagné le reste de la nation.
Quant à la dénomination de citoyen, elle ne fut
supprimée que le 29 floréal (mai 1804) après avoir
pendant douze années régné dans les écrits et dans
la conversation.
Les mœurs monarchiques avaient donc vite ']
reparu sous le badigeon révolutionnaire et elles
1-26 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
élendaient partout leur empire. Dans le ravisse-
ment universel, on aurait eu peine à entendre des
voix discordantes. Qui donc écoutait ce mot de
Joubert sur Bonaparte : « Quel dommage qu'il
soit si jeune et qu'il ait eu de mauvais maîtres! »
Les plus récalcitrants, comme Gohier, ne pouvaient
que constater sans lui résister « cet enthousiasme
délirant qui fermentait dans les têlesj celte in-
fluence magique que le nom seul du premier consul
exerçait sur les imaginations ». Courts moments
d'illusion et de jeunesse, où la bourgeoisie, satis-
faite par la certitude de l'ordre matériel et de la
possession tranquille du bien-être, fut éblouie par
la gloire ! Elle fit taire -ses principes, ses croyances,
.es souvenirs d'un passé si près d'elle; elle parti-
cipa à la fierté commune delà nation, qui se croyait
invincible et reine du monde.
A défaut de salons, le théâtre, et spécialement la
Comédie-Française, exerçait sur les classes bour-
geoises une influence prépondérante.
C'est seulement à Paris que la rentrée d'im
acteur pouvait prendre lesproportions d'un événe-
ment; cela était arrivé en mai 1790, en. pleine
Révolution, à Larive, qui, à la suite d'un mouve-
ment de dépit et d'humeur, avait, depuis trois ans,
sous LE DIlîECTOIRE ET LE CO.N'SULAT. l'27
quitté la Comédie-Française. 11 y était fort regretté
Ses anciens camarades, sentant tout ce que fi re-
traite leur faisait perdre, lui avaient adressé plu-
sieurs députations pour le presser de rentrer,
s'engageant d'avance à accepter les conditions qu'il
pourrait exiger. 11 résistait, refusant même les
deux ou trois parts qu'on le priait d'accepter. Eniin
la Comédie l'emporta. Mais à qui dut-elle sa vic-
toire? A l'abbé Gouttes, qui présidait en ce mo-
ment l'Assemblée nationale. Ancien vicaire de
Paris, dans le quartier du Gros- Caillou, où demeu-
rait Larive, il avait conservé pour lui beaucoup
. d'amitié. Il ne dédaigna pas de déployer toute son
éloquence pour déterminer le célèbre comédien à
oublier ses griefs ; et, suivant le jargon du temps,
il lui fit voir sa rentrée au théâtre « comme un
acte de civisme digne de ses vertus ». Larive céda
et promit Œdipe. L'intérêt que l'abbé Gouttes pre-
nait à la représentation était si vif, qu'il voulut en
être témoin; il pria donc un de ses collègues de
vouloir bien remplir pour lui ce jour-là les fonc-
tions de président de la Constituante (spectacle
non moins curieux!). Personne ne fut scandalisé
de savoir que l'abbé avait servi d'intermédiaire
entre les comédiens ei leur camarade, et qu'il
128 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
avait échangé pour la représentation de rentrée le
fauteuil de président contre une place au parterrpi
On sait l'histoire de la Comédie-Française pen-
dant la période révolutionnaire. En 1800, le goût
public tendait à se réformer. Après un long boule-
versement, lorsque l'ordre politique recommence
sa marche régulière, est-ce que l'ordre littéraire
ne suit pas de son mieux? Il est des heures où un
esprit tranchant, un jugement hautain et dogma-
tique répond aux besoins de l'opinion. Cet état des
intelligences fut la cause de l'indiscutable autorité
^ de la critique dramatique de Geoffroy. La bour-
geoisie et lui étaient faits pour se comprendre.
Leurs idées étaient assorties. Ils cherchaient en
toutes choses l'autorité. Voltaire, après avoir régné
presque seul sur la scène, cédait le pas à Corneille,
à Racine, qui reprenaient faveur. Les nouvelles
générations de la bourgeoisie s'en nourrissaient.
Le Misanthrope réapparaissait au milieu des petites
comédies musquées, « comme si le duc de Sully,
retiré depuis longtemps dans ses terres, arrivait
de la campagne et entrait dans la salle du
conseil, en face des petits-maîtres de la cour de
Louis XIII ». Jamais, du reste, plus brillants inter-
prètes n'avaient été donnés aux chefs-d'œuvre du
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 129
génie français. Jamais notre belle langue n'avait
été mieux prononcée. C'était l'école classique
par excellence que celte maison, avec des maîtres
comme Saint-Prix, Fleury, Monvel, Talma, mesde-
moiselles Raucourt, Contai, Duchesnoiset la jeune
mademoiselle Mars.
Ce n'éiait plus, comme dans les soirées ardentes
de la Révolution, une cohue bruyante qui venait
applaudir ces acteurs, dont la parfaite tenue, les
élégantes manières étaient un enseignement, alors
que les traditions presque partout ailleurs étaient
oubliées. Le parterre des vieux habitués se recon-
stituait, et les magistrats, le barreau, le haut né-
goce, le corps médical le remplissaient et ravi-
vaient le goût aux yeux de l'Europe, jalouse des
succès de la première scène du monde. Les débuts
de mademoiselle Duchesnois et de mademoiselle
George passionnaient et divisaient la société pari-
sienne autant que les passions politiques la lais-
saient froide; les feuilletons de Geoffroy étaient
attendus avec autant d'impatience qu'autrefois un
discours de Mirabeau.
Celte passion du théâtre, elle perçait même dans
l'éducation nouvelle donnée aux jeunes filles de la
bourgeoisie. De 1791 à 1796, les moyens d'instruc-
130 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
tion leur avaient parlout manqué. Non seulement
les couvents, mais les petites écoles tenues par des
religieuses avaient été fermées; vers 4797, des
pensionnats et des externats s'établirent. L'initia-
tive était venue de l'ancienne lectrice de Marie-
Antoinette, madame Campan. Elle avait ouvert,
après le 9 thermidor, un pensionnat à Saint-Ger-
main et inauguré pour les jeunes filles l'éducation
laïque. Dans le règlement de cette maison, comme
plus tard à Écouen, les idées pédagogiques de ma-
dame de Mainlenon dominaient, mais avec le senti-
ment de ce qu'exigeait une société issue de la Révo-
lution. L'art de bien lire y était estimé au plus haut
degré et remplaçait presque la passion de la danse.
Le théâtre était un auxiliaire de l'éducation. En
province, les maîtresses de pension louaient la salle
de spectacle pour leurs élèves, et, si nous voulions
connaître exactement la note qui dominait en l'an ix
chez les jeunes filles de la bourgeoisie, nous la trou-
verions dans une lettre de madame B..., racontant
à sa petite fille ses impressions de jeunesse :
« Mes compagnes et moi, nous n'avions qu'un
rêve, qu'un c.jsir : entendre Talma dans Manlius
ou dans Abufar et assister à une revue du premier
consul. »
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 13f
Ainsi se transformaient les familles bourgeoises»
s'éloignant de jour en jour des mœurs, des cou
tûmes du xviii' siècle, comme elles en avaient
quitté les modes; prenant de plus en plus posses-
sion de l'administration par leur amour des fonc-
tions publiques, refaisant leur fortune par le travai.
et l'économie.
Préservées par leur esprit pénétrant, positif et
i fin, de tout ce qui était imprudent et désordonné,
les femmes, avec une raison aimable et solide, re-
prenaient le gouvernement de cette société encore
mal assise, mais qui n'avait plus à offrir à leurs ran-
cunes vaniteuses les inégalités d'autrefois. Si leur
cœur de mère avait déjà la crainte des levées
d'hommes trop nombreuses, leur esprit rasséréné
n'avait cependant d'autres préoccupations poli
tiques que le retour d'un attentat comme celui de
la me Saint-Nicaise.
j Quelques années avaient suffi pour creuser un
abîme infranchissable entre deux mondes.
VI
i
Il restait pourtant quelques survivants du mond
philosophique, quelques représentants de ces salon
bourgeois du xvm* siècle où l'on pensait à tout
où l'on parlait de tout, rien que par mouvemen
et plaisir d'esprit; où l'on conservait les tradition
de V Encyclopédie, où l'on demeurait attaché au
idées de liberté et d*humanité. Ces débris du pass
avaient trouvé une dernière maison hospitalier!
à Auteuil, chez une femme excellente et distinguée
ayant plus de bonté que d'esprit, plus de tact et
d'ingénuité que de savoir, plus de naturel et de
simplicité que de passion, et belle encore malgréi
les années. Elle se nommait madame Helvétius.
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 133
De bonne heure, alors qu'elle n'était que made-
moiselle de Ligneville, elle avait connu tous les
gens de lettres chez sa tante, madame de Graffigny.
En ce temps-là, on l'appelait Minette; quand elle
était lasse des beaux esprits, elle quittait le cercle
pour aller jouer au volant avecTiirgot, qui étudiait
en Sorbonne et portait la soutane. On ne sait pour-
quoi elle ne l'avait pas épousé. Helvétius, frappé de
sa beauté, lui offrit sa main, après s'être démis de
ses fonctions de fermier général. Leur salon ras-
semblait à peu près les mêmes personnes qu'on
voyait chez le baron d'Holbach : Diderot, D'Alem-
berl, Condillac, Thomas, l'abbé Raynal.
Comme Helvétius sortait habituellement après le
dîner pour aller à l'Opéra ou à la Comédie, sa
femme faisait seule les honneurs du logis. Elle
avait acquis cette qualité supérieure, chez une
grande dame, de s'intéresser à tous sans vouloir
t plaire à un seul. Trois enfants étaient nés de son
mariage : un fils qui mourut jeune, et deux filles,
madame d'Andlau et madame de Mun, celles que
Franklin nommait les Etoiles. Ce fut un des mé-
nages les plus heureux de Paris. Les envieux
disaient en parlant de M. et madame Helvétius :
< — Ces gens-là ne prononcent pas comme les
8
134 LA BOURGEOISIE FIIANÇAISE
autres les mots : mon mari, ma femme, mes
enfanis. »
La mort d'IIelvétiiis ayant fait passer en d'autres
mains la majeure partie de sa fortune, sa veuve
s'était retirée à Auteuil avec 20CG0 livres de renie.
C'était plus qu'il ne lui en fallait pour vivre
heureuse chez elle entourée de ses amis. Le
premier de tous, au moment où la Révolution
éclata, était FaLbé Morellet. De 1760 à 1789, il y
eut peu d'exemples d'une liaison aussi étroite,
aussi douce; Morellet passait régulièrement deux
ou trois jours par semaine à Auteuil. Il y avait
transporté sa bibliothèque et y avait commencé le
fameux Dictionnaire du commerce^ qui ne vit ja-
mais le jour et pour lequel il recevait une subven-
tion; de telle sorte que les malins disaient qu'il
faisait le « commerce du Dictionnaire ».
A deux pas d'Auteuil, à Passy, demeurait Fran-
klin. Durant son long séjour en France, ce fut im
échange continuel de visites et de dîners. L'amabi-
lité simple, le bon sens railleur, la bonhomie,
l'indulgence, la sérénité douce en faisaient l'agré-
ment. On arrivait à dire et à écrire les plus char-
manies folies. Qui pouvait s'attendre à trouverj
Franklin si ami du badin âge? Un malin, après
sous LE DIHtCTOUîE FT LE CONSULAT. 135
avoir passé la journée de la veille à laisser leur
fantaisie s'abandonner à tous les caprices, ma-
dame Ilelvélius ne reçut-elle pas de son voisin
cette déclaration qui n'effarouchait pas nos grand'-
mères :
« Chagriné de votre résolution, écrit-il, pro-
noncée si fortement hier au soir de rester seule
pendant la vie, en l'honneur de votre cher mari,
je me retirai chez moi ! je tombai sur mon lit, je
me crus mort et je me trouvai dans les champs
Élysées. » Franklin y rencontre Ilelvétius! Oublieux
de ses liens, il avait pris nouvelle femme, madame
Franklin. « Je l'ai réclamée, mais elle me disait
froidement : « J'ai formé une nouvelle connexion
» qui durera l'éternité. » Mécontent de ce refus de
mon Eurydice, j'ai pris tout de suite la résolution
de revenir en ce bas monde, revoir le soleil et vous.
Me voici, vengeons-nous ! »
Madame Ilelvétius ne se vengea pas. Franklin
retourna en Amérique en 1786, emportant avec
lui les meilleures heures de la maison d'Auteuil.
Il laissait Cabanis à son amie, Cabanis de qui elle
disait : « Si la doctrine de la transmigration était
vraie, je serais tentée de croire que l'âme de mon
fils a passé en lui. »
136 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Ce fut autour de Cabanis qu'allait se grouper la
seconde société d'Auteuil. Il n'avait que vingt-deux
ans lorsque Turgot, qui l'avait connu pendant son
intendance de Limoges, le présenta à madame
Ilelvélius; il revenait d'un voyage en Pologne avec
une santé languissante; madame Helvétius lui avait
proposé de se fortifier à Auteuil. Il avait accepté;
et le calme, la douceur d'une vie régulière et pai-
sible, lui rendaient la vie. Cabanis avait trouvé,
installé dans la maison avec Morellet, un ancien
bénédictin, homme de sens et de bon esprit, l'abbé
Laroche. C'était lui qui, en 1771, était allé en
Hollande porter le manuscrit de V Homme, qu'Hel-
vétiuslui avait confié. En apprenant la nouvelle de
sa mort, il était revenu auprès de sa veuve et s'était
dévoué entièrement à elle.
Tels étaient les trois personnages qui vécurent
ensemble plus de quinze ans sous le toit de ma-
dame Ilelvélius. Jusqu'en 89, leurs opinions diffé-
raient peu. S'ils avaient des querelles, c'était tout
au plus à propos de la passion de leur amie pour
les chats. La maison, il est vrai, en était remplie.
« Ils sont dix-huit, écrivait Morellet, et vont
être incessamment trente, mangeant tout ce qu'ils
attrapent, ne faisant rien que tenir leurs mains
sous LK DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 137
dans leurs robes fourrées, et se chauffer au soleil
en laissant la maison s'infester de souris. On avait
proposé de les prendre dans un piège et de les
noyer... On pourrait proposer pour eux un part:
plus doux qui tournerait au profit de l'Amérique...
Nous aurions de quoi en charger un petit bâtiment.
Ces chats ne feront que retourner dans leur véri-
table patrie. Amis de la liberté, ils sont absolument
déplacés sous les gouvernements d'Europe. Ils
pourront donner aussi quelques bons exemples.
Car d'abord ils sauront se retourner contre l'aigle
qui les emporte; et en lui enfonçant les griffes dans
le ventre, le forcer de redescendre à terre pour se
débarrasser d'eux. Nous devons aussi leur rendre
celte justice que nous n'avons jamais vu entre eux
la moindre dispute à la gamelle, qu'on leur porte
régulièrement deux fois par jour. Chacun prend
son morceau et le mange en paix dans son coin. >
Ainsi se passaient les soirées d'Auteuil quand la
Révolution fit son entrée violente dans le monde.
La courtoisie, l'amabilité en souffrirent. Volney,
Sieyè<, Condorcet, Bergasse, Chamfort, furent pré-
sentés par Cabanis. Les discussions se multipliaient,
s'aigrissaient même. A la suite d'un mémoire
publié par l'abbé Morellet, sur les troubles du bas
138 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Limousin, sans en prévenir Cabanis, originaire de
cette province, la dissension se mit entre les vieux
amis. Madame Helvétius se réserva quelques obser-
vations. Morellet emporta ses meubles et ses livres,
et ne revit plus celle qui lui avait donné tant de
preuves d'affection.
Madame Helvétius défendait la Révolution, parce
qu'elle avait relevé, ennobli, rendu plus heureuse
la partie la plus nombreuse de la nation; mais son
enthousiasme se changea en animadversion contre
les révolutionnaires, dès qu'elle vit les massacres,
le pillage, la tyrannie des jacobins. Dans ses dégoûts
comme dans ses sympathies, elle fut très bourgeoise.
Cabanis avait bientôt souffert comme elle dans ce
qu'il aimait le mieux. La prison, l'échafaud, le sui-
cide, lui enlevaient chaque jour ses amis. L'abbé
Laroche était arraché à l'affection de madame Hel-
vétius, et Cabanis lui-même n'était sauvé que par
la reconnaissance qu'il avait inspirée aux habitants
d'Auteuil, dont il était le médecin.
Cependant ces derniers représentants du
xviir siècle ne perdirent pas la foi dans l'hu-
manité et dans un meilleur avenir. Ils crurent
d'abord en Bonaparte, Cabanis surtout. Le grand]
séducteur avait désiré rendre visite, après le
sous LK DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 13;)
ISBruraaire, à madame Helvétius. « Général, lui
avait-elle dit, en se promenant avec lui, vous ne
savez pas combien on peut trouver de bonheur
dans trois arpents de terre. » Un an après, elle
mourait; son dernier mol était pour Cabanis,
qui baisait ses mains déjà froides, en l'appelant :
« Ma bonne mère! » Elle répondit : « Je la suis
toujours. y>
La mort de celle excellente femme, qui avait
ajouté à l'art si dilficile de plaire l'art supérieur
de se faire aimer, n'avait pas dissous la réunion à
laquelle son charme avait présidé. La société d'Au-
teuil devint un cénacle. C'est elle qui, dans les
années silencieuses de l'Empire, resta comme une
protestation, au nom des illusions déçues; c'est
elle que Bonaparte, devenu le maître du monde,
poursuivait de ses sarcasmes, en appelant idéo-
logues ces bourgeois penseurs et écrivains devenus
prêtres d'un temple abandonné un moment, mais
prêt à se rouvrir.
Ils se reconnaissaient à ce signe ineffaçable qu'ils
conservaient les traditions de 1789, qu'ils étaient
apôtres de la raison et de la science et ne voyaient
pas de bornes aux progrès de l'esprit humain.
C'étaient Cabanis, Tracy, Yolney, Gérando, Gin-
140 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
guené, Thurot, Andrieux, Laromiguière, Daunou,
Maine de Biran, Gallois, Fauriel.
Cabanis servait de lien à ces esprits distingués;
de leurs entretiens, de leurs réflexions sortait ce
beau livre, qui produisit un effet considérable :
Bapports du physique et du moral de V homme.
Une femme d'une exquise beauté et d'une intel-
ligence rare passait à travers les conversations de
ces sages. Nous avons nommé Charlotte de Grou-
chy, sœur de madame de Condorcet. Cabanis l'avait
épousée pour obéir aux volontés suprême de Con-
dorcet, qui lui avait légué le soin de sa famille et
le dépôt de ses écrits. Ayant plus d'âme que ceux
qui l'accusaient de ne pas y croire, il vivait dans la
quiétude entre la femme qu'il adorait et une amitié
dont la tendresse délicate comprenait sa nature
parfaite, l'amitié de Fauriel. Pour exprimer cette
fleur de bonté, de douceur qu'il avait reconnue
dans le cœur du fils quasi-adoptif de madame
Helvétius, Manzoni le nommait « cet angélique
Cabanis ». En 1808, il s'éteignit brusquement et,
avec lui, la société d'Auleuil.
Tracy, d'un esprit si ferme et si rigoureux, était
trop renfermé pour renouer ces chers entrelions. Il
s'appelait lui-même le solitaire d'Auteuil. Daunou^
sous LE DIRECTOIRE ET LE CONSULAT. 141
depuis que la mort Tavait séparé de Marie-Joseph
Chénier, se laissait aller à ses sentiments 4e nai-
santhrophie studieuse; Gérando, Laromiguière,
se détachaient de l'école de Condillac et ressen-
taient les souffles régénérateurs du siècle. Ces
intelligences nettes et vigoureuses, ces républi-
cains de l'an m, qui avaient accepté le 18 Bru-
maire, s'arrêtèrent mécontents devant l'Empire.
Les uns, comme Volney, n'avaient pas pardonné à
Bonaparte le Concordat; les autres, froissés d'avoir
vu supprimer l'.\cadémie des sciences morales et
politiques, dont ils faisaient presque tous partie,
représentèrent dans leur altitude, dans leur lan-
gage, la revendication constante et calme du droit.
Les derniers rayons du soleil du xviu* siècle, qui
s'éteignait devant une réaction déclarée dans
les doctrines, dans les sentiments, dans les
talents, éclairèrent ce groupe de bourgeois d'une
vigueur morale indéniable.
A cette époque de gloire militaire arrivait à
Paris un jeune homme qui devait être un jour le
chef politique de la haute bourgoisie, quand sonna
l'heure suprême et où elle se divisa et où elle per-
dit la partie qu'elle jouait depuis soixante ans. Fils
lui-même de la Révolution, qui lui avait donné la
142 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
liberté religieuse et un état civil, il fut frappé du
spectacle auquel il assistait. Les excès et les
caprices ^e la force avaient remplacé le? élans vers
la liberté. Sécheresse, froideur, isolement des
sentiments et des intérêts personnels, tels étaient
le train et l'ennui ordinaire du monde. Les fidèles
héritiers des salons lettrés du xviii' siècle demeu-
raient seuls étrangers à la réaction, seuls ils con-
servaient les plus nobles et les plus aimables dis-
positions de leur temps : la promptitude à la
sympathie, la curiosité bienveillante et empressée,
et surtout le besoin de libre entretien. Ce jeune
homme original, avide de tout connaître, au visage
amaigri et grave, aux yeux de flàiTimc, qui déce-
laient une ardeur concentrée et une passion in-
domptable, s'appelait François Guizot. Que d'évé-
nements devaient s'accomplir depuis son arrivée à
Paris jusqu'en 1848 ! Quels contrastes! Qui eût osé
prédire en 1809 les deux invasions, le retour des
Bourbons, le réveil de la liberté, le triomp'.ie de la
bourgeoisie, enfin la chute du gouvernement
fondé par elle; et tout cela en moins de quarante
ans!
III
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
SOUS l'empire et les premières années
DE la restauration
Les plus rebelles cependant cédaient devant
réclatante fortune du premier consul. La bour-
geoisie parisienne, toujours frondeuse, avait trouvé
dans Camille Jordan l'écho de ses sentiments, lors-
que le Sénat servile supplia Bonaparte d'avoir la
bonté de se faire empereur. Sans doute il était entré
dans son vote un sentim ent profond de reconnais-
sance pour l'homme qui gouvernait. Appelé au pou-
voir dans des jour s de désordre, Bonaparte avait
144 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
vaincu les ennemis du dehors, dicté la paix, com-
mencé la justice, consolé le malheur. « Il est natu-
rel, ce mouvement d'un peuple généreux qui aime
à prolonger l'autorité qui l'a sauvé. Nous nous fus-
sions défiés de ce sentiment de reconnaissance,
comme trop sujet à égarer les peuples, si à ces con-
sidérations ne s'en était joint une autre qui a du
fixer nos suffrages. C'est la ferme confiance que
bientôt Bonaparte, appréciant les nouvelles circon-
stances qui l'entourent, n'écoulant que l'inspiration
de son âme et la voix des bons citoyens, posera lui-
même à l'autorité dont il est investi une limite,
qu'il ne profitera de cette prolongation de sa ma-
gistrature que pour achever et réaliser des institu-
tions dont le but sera de former dans le sein de ce
peuple un pouvoir véritablement national. »
Quelques libéraux sincères, Lanjuinais, Carnot,
Lambrechts, applaudissaient à ces paroles et eus-
sent voulu que la dictature du 18 Brumaire fît place
à des institutions sérieusement représentatives. En
moins de deux ans, tous les corps créés pour balan-
cer l'action gouvernementale, le Tribunal, le Corps
législatif, le Sénat, avaient perdu toute indépen-
dance. Les sénateurs réclamaient l'hérédité, les tri-
buns dem;m laient que la durée de leurs Ibnclionsi
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 145
fût portée de cinq à dix ans et leur traitement de
quinze à vingt-cinq mille francs. Les membres du
corps législatif, de leur côté, insistaient pour obte-
nir des avantages analogues.
Austerlilz fit accepter la servitude par la haute
bourgeoisie, et le régime impérial lui parut pendant
quelques années si bien établi, qu'elle rechercha
pour ses enfants les fonctions publiques. Elle trouva
l'empereur disposé à s'attacher la jeunesse, à lui
offrir des occasions d'agir, de se produire et d'exer-
cer de l'autorité. L'égalité, rien que l'égalité,
tel était le mot de ralliement entre les hommes
de la Révolution et Napoléon; les paroles qu'on
lui attribue après l'adoption de la proposition
Curée peignent bien l'état des âmes pendant ces
années d'éblouissement. Il se vantait d'avoir ter-
miné doucement la Révolution, parce qu'il ne
déplaçait aucun intérêt et qu'il en éveillait beau-
coup.
« Qu'est-ce qui a fait la Révolution? disait-il.
C'est la vanité. Qu'est-ce qui la terminera ? Encore
la vanité; la liberté est un prétexte. L'égalité, voilà
notre marotte ! » Et madame de Rémusat qui cite
cette conversation ajoute que Bonaparte avait en
effet fini par se persuader qu'en conservant sa
i46 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
propre personne il gardait de la Révolution tout
ce qu'il était utile de ne pas détruire.
L'heure sonna bientôt où les principes d'égalité
eux-mêmes furent froissés et les intérêts menacés.
Un travail lent et continu se fit alors dans l'esprit
de la bourgoisie. Dure destinée ! Reprendre encore,
après avoir tout donné, le chemin des déceptions
amères !
Si aucune Ca^j garanties inspirées par l'idée de
liberté ne subsistait, elle avait cru du moins que
l'idée d'égalité, la base du nouveau règne ne subi-
rait aucune atteinte. C'était un leurre. Le 14 août
1806, un sénatus-consulte créa les majorais et le
substitutions. Bonaparte montrait plus clairemei
quels rêves monarchiques hantaient son cerveai
par les décrets de 1808 établissant la noblesse impj
riale ; ce ne furent pas les membres des anciennes
assemblées révolutionnaires, non plus que les offi-
ciers généraux qui défendirent le principe d'égalité.
Cambacérès devenait prince, Fouché devenait duc,
Treilhard, Merlin et tant d'autres conventionnels,
acceptaient le titre de comte. On assistait au mêr
spectacle que celui donné sous l'ancien régime ps
les acquéreurs de droits féodaux. Les hôtels dure?
porter sur leurfaçade le nom du propriétaire anobli
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 147
vSi le code civil n'eût pas été promulgué, il aurait
I subi des modifications qui l'eussent mis en har-
monie avec le nouveau système monarchique, et
Bonaparte n'eût pas employé la voie détournée des
} sénatus-consultes organiques. Il n'en fut pas de
\ même du code pénal qui n'était pas achevé et on
j sut le terminer « de manière à en faire un arsenal
à l'usage du despotisme ». Le plus précieux des
I droits, l'institution du jury criminel fut menacée.
Il faut lire dans les Mémoires de Miot de Mélito, le
récit de la séance du conseil d'État tenu à Saint-
Cloud le 4 juin pendant les débats du procès de
Moreau. Bigot, Gambacérès, Porlalis lui-même,
avaient cédé, lorsque Berlier dansun discours plein
de force et de raison écrasa ses adversaires, après
avoir réfuté victorieusement leurs sophismes.
Loi'squ'on alla aux voix et que la majorité du con-
seil se fut prononcée pour le jury, l'empereur, qui
■présidait, leva brusquement la séance. Le jury
' était sauvé.
Que pouvait être la société mondaine sous un
pareil régime? Sans doute dans la haute banque et
: dans l'industrie, le goût des réceptions se répandait,
' sans doute Paris redevenait la capitale du monde
civiUsé, par l'affluence des étrangers, par l'éclat du
148 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
théâtre, par le luxe de la nouvelle cour; mais il ne
faudrait pas croire que les salons des banquiers,
des grands négociants, eussent la liberté de propos
sans laquelle la conversation et l'esprit s'abaissent.
En dehors de Gérard, qui avait fait le portrait de
toutes les têtes couronnées et dont les réceptions
avaient un caractère semi-officiel, en dehors de
madame Bertin de Vaux, chez qui se réunissaient
Fiévée, Féletz, Leclerc, Girodet, Boissonnade, le
jeune Villemain, Hoffmann, cercle choisi qui se
dispersa en 1811, après la confiscation du Journal
des Débals, la bourgeoisie avait ouvert peu de
salons.
Madame Hainguerlot, aussi bonne que spiri-
tuelle, dont Arnault, Duvicquet, Lenoir, Méhul
Digeon fréquentaient les soirées, madame Haii
guerlot et son mari, d'humeur indépendante
avaient donné de l'irritation au maître. Il avait fa|
appeler Fouché, et devant ses hésitations, Savai
avait reçu l'ordre de faire arrêter M, Hainguer-
lot. On savait que ce dernier devait dîner chez ma-
dame Regnault de Saint-Jean d'Angély. Savary
fit investir la maison par la gendarmerie d'élite.
M. Hainguerlot, averti, segardabien de sortir. Sur
ces entrefaites, Regnault de Saint-Jean d'Angély
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 149
revint du conseil d'État. Il ne fut pas moins surpris
qu'embarrassé de voir la force armée autour de sa
demeure. Il lui était difficile, à raison de sa posi-
tion môme, de receler chez lui la personne que
cherchait le duc de Rovigo. M. Ilainguerlot dit
alors à l'un de ses amis, M. Cachard : « Tiens,
voilà la clef de la petite porte du jardin; va en re-
connaissance; examine si toutes les issues sont
occupées, je compte sur toi ! » Cachard suit avec
confiance ces instructions; mais à peine eut-il mis
le pied dans la rue, que, malgré ses cris, il est
£ lisi et transporté dans une voiture par les gen-
darmes. On leva le blocus et M. Hainguerlot effec-
tua paisiblement sa retraite par la porte cochère.
Il n'est guère possible, sous un pareil régime,
de retrouver dans la pratique de la vie, cette large
équité et ce respect de la liberté d'autrui qui
étaient la marque propre de la sociabilité française.
Dans la profession libérale la plus surveillée, le
barreau, les rapports sociaux n'avaient plus qu'un
caractère professionnel. Sur deux cents membres
inscrits au tableau de l'ordre à Paris, trois seu-
lement, nous l'avons dit, avaient voté pour l'Em-
pire; il fallait moins que cela pour attiser les
rancunes déjà manifestées par Bonaparte. Les
150 LA liOUIlGEOISIE FRANÇAISE
Lépidor, les Billecoq, les Gicquel, les Bonnet, les
Archambault, les Delacroix-Frainville, continuaient,
dans leur intérieur laborieux et modeste, les tradi-
tions du barreau du xviir siècle, avec la même in-
dépendance de conscience, la même mesure et la
même pointe d'humeur gauloise. Quant aux hauts
fonctionnaires appartenant presque tous à la bour-
geoisie, ils formaient depuis l'Empire une tribu à
part et un corps d'administrateurs remarquables.
Mais les intérêts devaient inévitablement s'alar-
mer. Déjà depuis 1805, des bruits d'invasion
anglaise avaient fait resserrer l'argent. Depuis la
chute des assignats, le numéraire, quoiqu'il eût
promptement réparé ses vides, était demeuré insuf-
fisant. Toutes les correspondances de négociants
sont, à ce sujet, remplies de plaintes. Malgré les
mandements cpiscopaux lus dans les églises pour
faciliter la conscription, on commençait aussi à
éprouver quelque fatigue de voir la guerre remettre i
si souvent en question les destinées des particuliersj
et même celles du pays.
Certes la législation commerciale soigneusement]
étudiée, conçue sur un plan uniforme et vaste, i
aurait pu amener le plus grand bien; mais il fal-j
lait plus de capitaux et plus débouchés. La con-'
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 151
duile violente de l'Angleterre, courant sur notre
pavillon, causait des pertes immenses à nos ports.
La paix n'était plus que fictive. Les traités ne ser-
vaient qu'à donner le temps aux anciennes monar-
cliies de rassembler des hommes et des canons.
Des lettres de province, écrites en 1810 et 18! ',
parlent de la cherté des denrées par le blocus con-
tinental et des angoisses des familles peu aisées. On
payait le sucre six francs la livre, et à côté d'une
opulence apparente, on manquait des choses
nécessaires. Nos fabriques n'avaient pas atteint le
degré de perfectionnement nécessaire à l'isolement
de notre commerce. Lasse de s'en prendre aux
Anglais, la bourgeoisie attaquait déjà le chef de la
nation. Les levées de 1811 et de 1813 inspirèrent
de l'irritation. La formation des cohortes delagarde
nationale (mars 1812) fut aussi une cause de souf-
frances et de murmures. Il y eut même de véritables
mutineries et, à Paris, les jeunes gens des Écoles
avaient poussé dans les cours publics des cris sédi-
tieux. L'emploi des colonnes mobiles pour faire
exécuter les lois de la conscriplion dans les dépar-
tements exaspéra. Il fallut prendre des mesures
contre les jeunes conscrits qui se mutilaient pour
se faire l'éformer.
152 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
La tempête qui grondait au loin s'approchait
rapidement. Dès les premiers mois de 1813, les
transactions commerciales s'étaient arrêtées. La
France s'assombrissait. Les sénateurs, plus dociles
que jamais, avaient accordé la levée de 280 000 hom-
mes. Cette nouvelle conscription retombait entière-
ment sur nos vieilles provinces. La nouvelle des
funestes journées de Leipzig (18, 19 octobre 1813)
arriva grossie de tout ce que la peur et l'affolement
pouvaient y ajouter de détails douloureux. L'aspect
de Paris devenait morne.
Cependant il se manifestait dans la bourgeoisie
une sorte de satisfaction de voir l'empereur châtié
dans son ambition. Les effets publics étaient tombés
à 50 francs; les intérêts particuliers se sentaient
plus menacés que jamais, lorsqu'on apprit le
2l décembre qu'un corps autrichien avait passe le
Rhin près de Huningue. L'invasion commençait.
Alors l'esprit public se réveilla. L'Université avait
préparé ce mouvement en donnant l'exemple d'un
retour aux doctrines philosophiques élevées. L'af-
lection pour le souverain n'existaitplus dans la majo-
rité des classes moyennes. Les hauts fonctionnaires,
envoyés dans les départements pour réchauffer le
zèle, ne pouvaient inspirer une confiance qu'ils
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 153
n'avaient plus eux-mêmes. Les magistral s qui
avaient eu le mérite de compléter par une jurispru-
dence saine et ferme, l'œuvre du code civil, étaient
prêts à accepter tous les revirements de la fortune.
Ils réservaient, pour l'application des lois, leur
vigueur de caractère, sans se préoccuper delà mon-
trer dans la conduite de la vie.
Le Corps législatif, jusqu'alors muet et docile, finit
lui-mêmepar s'apercevoir que la Révolution s'était
faite pour garantir la liberté de la presse, la liberté
individuelle, le droit de propriété et pour abolir
les distinctions héréditaires. Or, la presse n'était-
elle pas plus asservie que sous l'ancien régime?
N'existait-il pas de véritables lettres de cachet? La
confiscation n'avait-elle pas pris place dans le code
pénal ? Une noblesse nouvelle n'avait-elle pas été
créée avec des majorats et des sublitutions? Enfin
où en était la représentation du pays?
Ce fut du sein de la haute bourgeoisie que sortit
le cri de révolte. Laine, Gallois, Raynouard, Flau-
gergucs, Maine de Biran, le poussèrent. On sait
que le courageux rapport de Laine fut supprimé et
qu'un décret du 1" janvier 1814 ajourna le Corps
législatif. Cet événement avait produit surtout un
grand effet dans la bourgeoisie des provinces du
i54 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Nord et de l'Esl. Plus près des dangers dont l'en-
nemi la menaçait, elle prenaitles choses gravement.
La charge de l'impôt, les maux de la guerre, la con-
scription pesaient lourdement sur elle. Napoléon
était détesté des mères. Quel supplice il leur avait
imposé pendant tant d'années!
Tous CCS germes de mécontentement se dévelop-
paient d'eux-mêmes sans l'aide du ferment roya-
liste, qui n'existait que dans un cercle politique
étroit. Revenir à la République était impossible.
L'abdication de l'empereur au profit du roi de Rome:
un enfant avec la régence de Marie-Louise ! la
bourgeoisie n'y voyait pas de garanties. Le conseil
municipal s'était réuni en secret. Les négociants
importants, les personnages appartenant à la riche
société bourgeoise avaient imité cet exemple et
avaient choisi pour délégué, un banquier très
estimé, esprit résolu et libéral, M. Laffitte.
La sage bourgeoisie parisienne représentait
exactement l'opinion publique ; elle comprenait que
les Bourbons, quoique oubliés, devenaient les suc-
cesseurs nécessaires de l'empereur renversé; et
que, s'ils montraient du bon sens, s'ils avaient
rintellit>ence de la situation, ils trouveraient les
meilleures volontés au service de leur cause. C'est
sous L'EJIPIRE ET LA RESTAURATION. 155
ce que dit Laffille le 30 mars l-Sl'i, dans une con-
férence chez Marmont. La bourgeoisie, dès le
!"■ avril, retrouvait l'organe de ses opinions, le
Joîtrnal des Débats. Un arrêté des membres du
gouvernement provisoire autorisait les Berlin à
reprendre leur propriété.
Yeut-on savoir ce que l'Empire avait fait des
caractères dans le monde officiel?
Dès le 3 avril, il n'y avait pas un magislrat, pas
un administrateur qui ne remerciât le Sénat impé-
rial d'avoir détruit l'édifice du despotisme. Et,
parmi les auteurs ou les complices empressés de
ces palinodies, quels noms trouvons-nous ? Les
anciens conventionnels, le comte Merlin, le comte
Sieyés, le comte Garât, le prince Gambacérès, le
duc Fouché, même le comte Fontanes, et bien
d'autres. Un homme restait digne et désintéressé,
Carnet, qui n'avait pas voté l'Empire,
II
La Restauration a été pour la bourgeoisie l'école
où elle apprit à aimer la liberté et à respecter le
droit.
Jamais les questions ne furent aussi clairement
posées que durant cette période si vivante de notre
histoire; jamais les circonstances ne furent plus
favorables à l'éveil de l'esprit politique; jamais les
temps ne se prêtèrent mieux à l'examen des pro-
blèmes constitutionnels; jamais les fautes com-
mises ne groupèrent aussi plus intimement les
résistances.
Il semble qu'une sorte de pari eût été follement
engagé par les revenants de l'émigration pour
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 157
irriter, exaspérer el jeter hors de ses gonds une
nation jalouse, ombrageuse, qui entendait ne rien
céder sur les conquêtes égalitaires et civiles de la
Révolution.
Celte nation ne demandait alors que la fin de la
guerre. Elle n'avait ni antipathie ni hostilité pour
les Bourbons. Dans la mémoire des générations
nouvelles, les noms du comte de Provence et du
comte d'Artois n'avaient pas laissé de traces. Le
prodigieux roman que la France venait de voir se
passer sous ses yeux avait si fortement pris pos-
session de son imagination, que les souvenirs
môme de l'ancienne histoire étaient presque
eflacés.
Heureusement une jeunesse s'élevait plus ori-
ginale, plus intéressante, aussi passionnée que
celle de 89, avec plus de maturité et plus de tris-
tesse.
Pendant les longues guerres de la République
et de l'Empire, les mères inquiètes avaient mis au
monde une génération nerveuse, conçue entre
deux batailles, élevée dans les collèges au roule-
ment des tambours. Surprise, humiliée, con-
sternée, celte généi'ation se demandait si elle ne
serait pas condamnée à rester à jamais le jouet des
It8 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
événements qu'elle se sentait impuissante à con-
jurer. Toutes ces jeunes âmes faisaient silencieu-
sement le vœu de se consacrer à la défense de la
légalité, au culte du juste et du vrai.
Quelles leçons recevaient-elles à l'âge où toutes
les émotions se gravent en traits ineffaçables! Si
madame de Staël, abordant à Calais après dix î:ns-
d'exil, eut le cœur serré en apercevant sur la rive
l'uniforme prussien ; si, quelques jours après son
arrivée, allant à l'Opéra, elle sentit monter des
larmes à ses yeux en voyant l'escalier bordé de
grenadiers russes et la salle garnie d'officiers
étrangers; si elle se sentait honteuse de la grâce
française prodiguée devant les vainqueurs, comme
s'il était encore du devoir des vaincus de les amu-
ser; qu'on juge du désespoir des jeunes hommes-
de vingt ans élevés dans la croyance aveugle au
bonheur de celui qui fatiguait la victoire ! Quet
bouleversement dans ces têtes, cependant plus-
fortes que les nôtres, alors que les Tuileries, le
Louvre étaient gardés par les troupes de Blu-
cherl Lorsque cette jeunesse intelligente et pa-
triote vit paraître la tète des colonnes de l'Europe
coalisée, elle éprouva la commotion qu'avaient
dû ressentir les Romains, lorsque du faîte du
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 159
Capilole, ils découvrirent les soldats d'Alaric.
Mais (nous nous trompons) il y avait une classe
d'hoinnes que dévoraient plus cruellement encore
les douleurs de la patrie envahie. C'étaient ceux qui
avaient combattu pied à pied pour la défendre.
Serrés dans leurs redingotes boutonnées, cachant
leurs décorations, froissant d'une main crispée, la
pomme de leur canne comme la poignée d'un
sabre, officiers et soldats de l'armée impériale
regardaient et n'osaient en croire leurs yeux.
Lorsque Louis XVIII entrant dans Paris, le 3 mai
1814', descendit à Notre-Dame, c'était un régiment
de la vieille garde à pied qui formait la haie le long
du quai des Orfèvres. Jamais figures humaines, au
dire de Chateaubriand, n'avaient exprimé quelque
chose d'aussi menaçant et d'aussi terrible.
« Au bout de la ligne (c'est l'auteur de la Monar-
chie selon la Charte qui parle) était un jeune hus-
sard à cheval, il tenait son sabre nu; il le faisait
sauter et comme danser dans un mouvement con-
Yulsif de colère. Il était pâle, ses yeux pivotaient
dans leur orbite. Il ouvrait la bouche et la fermait
tour à tour en faisant claquer ses dents et en étouf-
fant des cris dont on n'entendait que le premier
son. Il aperçut un officier russe; le regard qu'il
160 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
lui lança ne se peut dire. Quand la voiture du roi
passa devant lui, il fit bondir son cheval et cer-
tainement il eut la tentation de se précipiter sur le
roi. »
En province aussi, les désenchantements de
l'année 1814- étaient survenus brusquement. Pour
la première fois on toucha les choses du doigt, on
vit les mourants et les blessures. Un de ces petits
incidents dont se compose la vie d'une population
impressionnable donne bien l'idée précise de l'état
d'esprit de la bourgeoisie des petites villes. Il ne
s'agit ni de la Champagne, ni de la Lorraine dont
le patriotisme légendaire entretenait l'entliou-
siasme; il ne s'agit pas davantage de la Bretagne,
de l'Anjou et de la Vendée, où malgré les efforts
d'une administration habile, les vieux ferments de
la guerre civile couvaient encore ; il s'agit d'une
de ces provinces calmes, où s'élevait silencieuse-
ment une des âmes les plus indépendantes, les plus
sincères, les plus nobles qu'il nous ait été donné
d'admirer.
Un matin de l'hiver de ISl^, près de Bourg, les
oisifs étaient allés sur la route, selon la coutume,
à la rencontre du messager. « Ce messager était
un idiot dont l'intelligence n'avait gardé qu'une
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 161
case pour le sentiment de la patrie. Ordinairement
il tenait à la main une branche de chêne qu'il agi-
tait de loin en signe de victoire. Son grand chapeau
(.
à cornes était à demi couvert par une immense co-
carde tricolore enrubannée, mêlée de pâquerettes.
Ce jour-là, il ne tenait pas de branche à la main;
quand nous fûmes près de lui, nous vîmes qu'il
n'avait pas de fleurs à son chapeau. « Mauvaises
» nouvelles ! » nous cria-t-il. « Les Kaiserliks ne sont
» pas loin... » Et il continua son chemin à la manière
des idiots, en trébuchant à chaque pas. J'avais at-
teint le haut d'une montée. Je regarde, je vois une
interminable file de cavaliers, jusqu'au bout de
l'horizon. Ils étaient couverts de manteaux blancs,
car il pleuvait. Ils venaient lentement, en silence,
les deux rangs écartés aux deux bords de la route.
Ma mère pleurait. Voilà donc à quoi avaient abouti
tant d'efforts prodigieux ! Qui eût cru que jamais
on eût vu ce jour-là? Le bruit des pas des chevaux
résonnait au milieu du silence des hommes comme
sur une tombe. Depuis ce moment, on a cessé d'a-
voiren France la vie légère. Auparavant, même dans
le plus grand péril, on gardait une certaine séré-
nité, elle s'est perdue et ne se retrouvera pas.^ *
1. Qiiinct, Histoire de mes idées.
1G2 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
C'était la première invasion. Contre-coup inat-
tendu des émotions ardentes et de l'exaltation des
sentiments douloureux ! La bourgeoisie, soumise
et muette, un mois à peine aupaiavant, devint tout
à coup avide de lire et de parler. Cette rapide trans-
formation s' expliquait par la longue incubation de la
rciïexion concentrée, et par la culture d'esprit que
l'Université avait donnée aux générations nouvelles.
Si les souffrances morales étaient profondes, que
dire des détresses matérielles? La propriété ru-
rale était encore plus atteinte que l'industrie; l'ap-
pauvrissement était visible. Les bras manquaient.
Les femmes et les enfants s'attelaient à la charrue.
On ne rencontrait plus d'hommes dans les campa-
gnes. Le voyageur était frappé de ces symptômes
d'inaction et d'agitation tout à la fois. Dans une
aussi redoutable crise, cette anxiété des esprits
n'aboutissait pas à l'unité morale, et, s'il y avait
communauté de malheur et d'expérience, il n'y
avait pas communauté de pensées.
La haute bourgeoisie parisienne, avide de paix,
plus désintéressée des emplois, préoccupée de la
reprise des affaires et du travail, fut convaincue la
première que le rétablissement des Bourbons était
la seule solution raisonnable.
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 163
La majorité des commerçants, le barreau, les
esprits éclairés mettaient cependant deux condi-
tions absolues au retour de la monarchie légitime :
ne pas alarmer les intérêts nouveaux de la société
française et constituer une liberté sage plaçant
désormais la nation à l'abri des caprices de la
volonté d'un seul. Les Bourbons sauraient-ils vivre
avec la France moderne? La connaissaient-ils?
Comprendraient-ils qu'elle avait donné à la Révo-
lution, son sang, son cœur, et qu'au-dessus des
crimes commis par quelques-uns, il y avait l'égalité
et la sécularisation conquises par tous et pour
tous?
Tel était le problème. Louis XVIII heureusement
avait longtemps habité la patrie du régime parle-
mentaire; on croyait pouvoir compter sur son
expérience. Le Sénat impérial, pénétré par l'esprit
pubhc. tentait, durant l'interrègne, de réaliser dans
une constitution les principes elles idées pour les-
quels avaient lutté les membres les plus éminents
de la Constituante, Mirabeau, Meunier, Malouet ;
mais dans la crainte d'être chassés comme des ma-
nants, les sénateurs avaient imité les convention-
nels en 1795, avec la cupidité en plus. Ils avaient
stipulé qu'ils feraient tous partie du Sénat nouveau
164 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
et avaient ainsi enlevé à leur œuvre toute autorité
et tout crédit.
Malgré sa phrase malheureuse au prince régent
d'Angleterre, le comte de Provence avait mis à pro-
fit les longues méditations de l'exil. D'autre part,
les écrits substantiels de Benjamin Constant sur la
distribution des pouvoirs, une brochure de Boyer-
Fonfrède sur les avantages d'une constitution libé-
rale, étaient dévorés par des milliers de lecteurs et
contribuaient à préparer l'éducation politique des
classes moyennes. C'était à qui travaillerait le plus
à acquérir les connaissances politiques nécessaires.
En quelques semaines, les intelligences avaient fait
un immense effort. L'heure de l'apaisement sem-
blait enfin avoir sonné pour notre malheureux
pays.
Malgré les vieilleries du préambule et la consta-
tation des dix-neuf ans de règne, bien qu'elle fût
octroyée et qu'une atteinte eût été ainsi portée au
principe de la souveraineté nationale, la Charte
n'en fut pas moins bien accueillie par la bourgeoi-
sie. Elle y vit une adhésion implicite aux idées de
89, une satisfaction donnée aux vœux essentiels de
la Révolution. Elle espérait d'ailleurs qu'en recon-
naissant les gouvernements antérieurs, on ne
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. ÎG5
déclarerait pas nulle leur autorité ; qu'en choisis-
sant dans les classes moyennes des ministres, des
administrateurs, des généraux, des magistrats, on
n'appellerait pas l'égalité une maladie du siècle;
qu'en proclamant la liberté des cultes, on ne repré-
senterait pas l'unité de foi religieuse, commel'idéal
à atteindre; qu'en traitant de calomnie le soup-
çon de ménager le retour de l'ancien régime, on
ne l'offrirait pas aux regrets de la dynastie et des
gens « bien pensants ». En un mot, suivant la pa-
role d'un de ses chefs les plus autorisés à parler en
son nom, M. de Rémusat, la bourgeoisie espérait
qu'en cédant sur les giandes lignes à Vesprit du
temps, on ne le qualifierait pas d'esprit d'impru-
dence et d'erreur.
Pour écarter de sa pensée ces contradictions
d'un gouvernement qui néanmoins lui fut utile et
développa dans tous les sens son activité, la bour-
geoisie oubliait alors que, si l'éducation ne man-
quait pas au parti royaliste, l'étude et les lumières
lui faisaient absolument défaut; que, dans la vieille
noblesse militaire on rencontrait une haine aveugle
de ce qui s'était réalisé en France depuis trente
ans, et la conviction qu'avec six mille gentils-
hommes bien armés, on eût arrêté à jamais tout
166 LA BOUHGEOISIE FRANÇAISE
le mouvement révolutionnaire. La bourgeoisie ou-
bliait que même chez les hommes du parti roya-
liste qui s'étaient livrés à l'étude, l'aversion du
présent faisait adopter pour chefs d'école deux
écrivains d'une incontestable vigueur, de Maistre
et de Bonald, l'un et l'autre affirmant comme une
vérité qu'aucune loi fondamentale et constitution-
nelle ne peut être écrite, et que, si elle est écrite,
elle est nulle; qu'il fallait s'en fier pour l'établis-
sement des libertés publiques à l'action lente et
mystérieuse du temps; et que, si la Révolution
française avait abouti à d'abominables excès et
des déceptions, c'est qu'on avait voulu tout régler
et tout écrire.
En province, une inquiétude plus grave et plus
matérielle préoccupait la bourgeoisie des cam-
pagnes; elle avait acquis à diverses dates des biens
nationaux. L'attitude des émigrés qui rentraient
faisait redouter toutes les revendications imagina-
bles.
La société française offrait du reste à ce moment
un spectacle singulier. Aux uniformes de la garde
impériale se mêlaient les uniformes des gardes du
corps et delà Maison-Rouge, exactement taillés sur
les anciens patrons.
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 107
« Le vieux duc d'IIavré, avec sa perruque poudrée
et sa canne noire, cheminait en branlant la tête,
comme capitaine des gardes du corps, auprès du
maréchal Victor. Le duc de Mouchy, qui n'avait pas
vu brûler une amorce, défilait à la messe auprès du
maréchal Oudinot, tout criblé de blessures. Les
dames de l'ancienne cour impériale introduisaient
les douairières du faubourg Saint-Germain et leur
enseignaient les détours du palais. Dans les rues,
on voyait passer des émigrés caducs, avec des airs
et des habits d'autrefois. » Le passé et le présent,
qui se trouvaient face à face, ne se reconnaissaient
pas. La noblesse de province, au moins celle qui
n'était pas riche, était venue en foule à Paris pour
demander la restitution de ses biens, et solliciter,
en attendant, des places de tout genre et de (oute
valeur. « Arrivaient des députations de Bordeaux
et d'autres villes du Midi avec des brassards, des
capitaines de paroisse de la Vendée surmontés de
chapeaux à laRochejaquelein*. »
Les émigrés que le roi ramenait avec lui n'avaient
pas pu prendre à l'étranger une idée vraie des chan-
gements survenus depuis un quart de siècle dans
1. Voy. Mémoires cC Outre-Tombe, Chateaubriand.
168 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
notre droitpublicet dans nos mœurs. Delà meilleure
foi du monde, ils ne voyaient dans Louis XVIII
qu'un roi continuant Louis XV et Louis XVL
M. Beugnol, à qui ils adressaient leurs réclamations,
îes blessait en essayant de les convertir. Il profa-
nait à leurs yeux le sanctuaire de la légitimité.
Tous ces hobereaux se montraient peu traitables
sur les conséquences nécessaires du principe de
l'égalité de l'impôt; ils parlaient d'exemption et
menaçaient d'avance le percepteur. Quand ils sor-
taient des ministères, ou des antichambres dUi
comte d'Artois, ils rencontraient les officiers ei
demi-solde ou les soldats mutilés qui revenaien
de Montmirail, de Champaubert et des garnison
des bords du Rhin. Ceux-là étaient convaincu!
que, en leur absence, l'étranger aidé de quelques
nobles et de quelques prêtres avait seul ramené lei
Bourbons, et cette idée les remplissait d'une véri
table fureur contre la vieille monarchie.
Elle était, en effet, bien juste cette comparaison
empruntée à l'un des moralistes satiriques du
moyen âge : le vieux monde endormi se réveillant
et se heurtant au monde nouveau qu'il croyaiti
disparu et qu'il rencontrait à chaque pas.
Comme au début de tout gouvernement, il y eut.
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. ÎG9
pourtant une sorte de trêve. On était au lendemain
du despotisme de l'Empire, et la liberté de la presse
était jugée assez favorablement. Les blessures
d'amour-propre ne s'étaient pas encore avivées. La
bourgeoisie se contentait de rire ou de hausser les
épaules devant les ridicules ; ou bien elle fredon-
nait les chansons d'un jeune poète inconnu qui
s'appelait Déranger. La trêve devait être de courte
durée.
10
m
Bien qu'elles fussent représentées par la Cham-
bre de 1814-, les classes moyennes étaient stupéfaites
d'avoir passé tout à coup du régime le plus orageux
à un état presque tempéré. Encore toutes meurUies
de la main pesante de l'empereur, elles doutaient
de la réalité du gouvernement parlementaire.
Faibles, timides, ignorant leur importance el/
comme surpris de la liberté, les députés élus eol
vertu de la constitution impériale ne comptaien
pas, dans leurs rangs, d'hommes d'un talent supé
rieur. Ceux qui étaient de la bourgeoisie prenaien
néanmoins au sérieux les déclarations de la Charte
On le vit bien, lorsque dans deux circonstances, le
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 17t
tendances nouvelles elles instincts anciens selrou-
\ lent inopinément mis en présence.
Déjà, lors de l'ouverture du Corps législatif, le
4 juin, les frémissements etlesmurmures s'étaient
élevés quand le chancelier d'Ambray, dans un dis-
cours plein de réserves maladroites, à la fois dé-
fiant et provocateur, avait blessé la Révolution,
elTacé vingt-cinq ans d'histoire, daté le règne de
Louis XVIII de la mort de Louis XVI. Des inquié-
tudes vagues étaient mêmes nées dans cette séance^
lorsque l'un des théoriciens les plus inintelligents
de la royauté, M. Ferrand, avant de donner lecture
do. la Charte, l'avait appelée un don et non un
'it. Mais le premier choc véritable de l'opiniott
[publique fut déterminé par la présentation et la
[discussion du projet de la loi sur la presse. Le spec-
jtaclc d'une assemblée libre commençait à captiver
ivivement Paris. Le rapport de Raynouard faisait
^'objet de toutes les conversations. Sans doute l'élo-
tquence de la tribune était encore inexpérimentée;
;sans doute on ne savait pas encore soutenir une
[discussion, ni se passer de discours écrits; néan-
[moins l'émotion des assistants fut telle, que les
Uribunes durent être évacuées.
Une autre mesure qui touchait davantage aux.
172 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
intérêts matériels fut mal exposée et mécontenta, au
lieu de calmer,les acquéreurs de biens nationaux.
L'Etat avait encore entre les mains 350,000 hecta-
res de bois et de pâtures confisqués sur les émigrés.
Il était juste de rendre à d'anciens propriétaires les
biens que l'État possédait, et il était politique de res-
pecter enmême temps des aliénations quelesannées
etdestransactions subséquentes avaient consacrées.
Mais les maladresses de M. Ferrand ne se comp-
taient plus ! D'une loi de réconciliation, sa phrase
en l'honneur de ceux qui avaient toujours suivi
la ligne droite, sans jamais en dévier, fit une me-
nace de guerre civile. Au contraire, le rapport ferme
et sévère de M. Bédoch, qui conquit, ce jour-là, une
popularité facile, fut accueilli avec enthousiasme
par le public.
Ce n'est cependant pas le mécontentement des
opinions, ce n'est pas même l'inquiétude des inté-
rêts qui pourrait expliquer le changement subit qui
s'opéra dans la bourgeoisie quatre ou cinq mois
après la rentrée des Bourbons.
En dehors du roi, garanti des folies dangereuses
par la justesse de son esprit et par son scepticismeJ
une influence funeste, celle du parti des ultras'
comme on l'appelait, grandissait au pavillon Mar-
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 173
san,souslepatronnage inconsidéré du comte d'Ar-
tois. C'est là que venait s'inspirer la Quotidienne,
qui revendiquait nettement pour le roi le droit
suprême de pourvoir aux vides de la constitution,
qualifiant les libéraux de jacobins à demi-solde,
comparant le journal le Censeur, rédigé par Du-
veyrier.à VAmi du peuple de Marat. C'est là que
trouvait crédit le Journal royal créé pour défendre
dans toute leur pureté les doctrines de M. de Bo-
nald. C'est là qu'on établissait cette thèse célèbre :
« De même qu'il n'existe qu'un soleil dans l'uni-
vers, il ne peut exister qu'un chef dans la société;
le chef tient son autorité de Dieu. La souveraineté
est indivisible et inhérente au gouvernement. Sup-
poser dans une monarchie deux autorités suprêmes,
deux volontés générales, c'est donner à l'État deux
souverains. »
C'était surtout là que s'organisaient ces sociétés
qui, dans le Midi et dans l'Ouest, sous couleur de
royalisme, usurpaient les véritables fonctions du
gouvernement et reconstituaient par leurs exagéra-
tions, dans chaque ville, petite ou grande, un parti
hostile à la Restauration. Par une aberration que
rien ne justifiait, ni la fortune, ni le talent, ni les
services rendus, les blessures les plus vives étaient
174 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
porlées aux amours-propres dans un pays fanatique
d'égalité.
Ainsi le ministre de la guerre, le général Dupont,
voulant réduire à une seule les trois écoles mili-
taires de Saint-Cyr, de Saint-Germain, de La Flèche,
visait, dans l'ordonnance qu'il faisait rendre, l'édit
de janvier 1751 et semblait annoncer l'intention
d'écarter des écoles militaireslajeunessebourgeoise,
pour y admeltre exclusivement la noblesse. Sans
parler des incidents relatifs aux invalides, aux or-
phelins de la Légion d'honneur, dans lesquels la
vieille armée s'était sentie atteinte au cœur, l'arres-
tation du général Exelmans, pour une lettre écrite
au roi Murât, avait mis en mouvement le droit de
pétition aux Chambrés, et répandu, dans la bour-
geoisie qui lisait, celte conviction qu'il y avait en
France comme deux nations.
Celait surtout dans la vie sociale que se mar-
quaient ces antagonismes de classe, inconnus sous
l'Empire. La vanité recréait les divisions. En haut
lieu, les femmes, plus jalouses, se plaignaient avec
amertume, les unes, les titrées, de se voir con-
fondues avec les bourgeoises de la Révolution, les
autres, de se voir dédaignées ; et, sans rendre res-
ponsable le roi, elle s'en prenaient à son parti. En
sous L'KMPIRK ET LA RESTAURATION. 175
province, dans certaines villes, on allait jusqu'à ou-
vrir lin scrutin, dans la société royaliste, à j'effet
de décider si l'on recevrait telles ou telles femmes
dont les maris, disait-on, s'étaient mal conduits en
89. Là où ces étranges exclusions n'étaient pa&
prononcées, l'air insultant, le mot blessant y sup-
pléait et finissait par produire le même résultat.
Il commençait alors à se fonder, dans chaque
chef-lieu un peu important, deux cercles : l'un, le
cercle des nobles ; l'autre, le cercle du commerce
ou du barreau, tous les deux aussi exclusifs l'un
que l'autre et représentant des goûts, des senti-
ments, des passions opposés. Tandis qu'à Paris,,
où siégeaient deux assemblées, dont les membres
étaient issus pour la plupart des classes moyennes,
la morgue et la hauteur de l'aristocratie royaliste
rencontraient des obstacles, dans les départements,,
en revanche, elles se déployaient à l'aise et se ma-
nifestaient par les scènes les plus incroyables. En
Provence, en Normandie, en Bretagne, en Langue-
doc, d'anciens seigneurs avaient voulu que, dans
l'église du village, on leur présentât l'encens,
d'autres que le pain bénit leur fût offert, avant de
l'èlre aux autorités municipales. Ils avaient pro-
voqué des conflits ridicules qui avaient été dé-
176 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
nonces aux Chambres et dont la publicité faisait
justice.
Les anoblis de TEmpii e, mis au second rang par
le rétablissement de l'ancienne noblesse, compre-
naient que la classe bourgeoise d'où ils sortaient
pouvait seule leur donner un appui. Ils briguè-
rent donc ostensiblement son alliance, rentrèrent
dans ses rangs et la plupart des sénateurs et des
généraux nommés par Napoléon se trouvèrent
ainsi placés à côté des chefs de la bourgeoisie libé-
rale.
Un exemple, éclatant entre autres, montra la dif-
férence que vingt-cinq ans de pratique de l'égalité
avaient apportée entre deux régimes. Une fête était
donnée le 29 août à la famille royale dans les salons
de l'hôtel de ville de Paris. On commença par en-
lever à la garde nationale le poste d'honneur pour
le remettre àla Maison-Rouge. On n'admit à la table
des princes que les dames de la cour ; mais ce qui
acheva d'humilier la bourgeoisie, ce fut de voir le
préfet de la Seine, debout derrière Louis XVIII, pas-
sant les plats, la serviette sur le bras, changeant
les assiettes, et les conseillers municipaux, M. Bel-
lard en tête, remplir le même office auprès du duc
d'Angoulême et du duc de Berry. On n'en revenait
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 177
pas. Le même spectacle ne put se renouve-
ler.
Un autre point devait être la pierre d'achoppe-
ment de la royauté restaurée. Sans être impie, la
classe moyenne voulait être libre dans ses croyances
et ses usages. Un peu gouailleuse, héritière des
idées du xviii* siècle, elle ne voulait pas, qu'au
point de vue religieux, on prît à rebours ses goûts,
ses mœurs et même ses travers. Il fallait infinimen:
de tact pour la réhabituer aux pratiques pieuses;
on en manqua. Il fallait surtout se garder de laisser
prendre ou même de paraître accorder au clergé
une influence dans le gouvernement. Mais, parmi
tous les actes de Napoléon, le Concordat avait été
le plus entravé par les Bourbons, dans leur exil.
Si quelques prélats s'étaient alors refusés à donner
au pape une démission sollicitée, l'influence du
comte de Provence et du comte d'Artois n'y avait
pas été élrangère. On se répétait les conversations
qui indiquaient la résolution d'introduire des chan-
gements dans ce grand traité de paix. L'émoi com-
mença à naître chez les commerçants quand une
ordonnance voulut les obliger à fermer, dès le
malin du dimanche, les boutiques ouvertes jusqu'à
midi et à faire vider les chantiers où l'on travail-
178 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
lait une partie du jour. Le Parisien disait qu'on
allait avoir un gouvernement de dévots.
Sous l'influence de ces diverses causes, l'apaise-
ment qui s'était manifesté au début de la Restaura-
tion avait fait place des deux côtés à l'irritation.
La France ancienne et la France nouvelle, étonnées
de se retrouver en présence, s'observaient, se
lâtaient, et se séparaient peu à peu. Quoique tout
fût grave dans ses conséquences, rien dans cette
rupture n'était encore définitif. Elle résultait de la
susceptibilité froissée, plus que de la colère. Nulle
action énergique du pouvoir sur la société ou de la
société sur le pouvoir ne se produisait. Grâce à ce
sentiment d'instabilité qui est le vice redoutable
de la nation, circulait déjà ce mot que tous les
gouvernements : empire, royauté, république,
entendent successivement prononcer : Cela ne
peut pas durer.
Madame de Staël, avec la pénétration de son vi-
goureux esprit, avait compris la première qu'on se
trompait, en croyant captiver l'armée par la nomi-
nation du maréchal SouU au ministère de la guerre.
Son premier acte, l'érection d'un monument aux
émigrés de Quiberon, lui avait enlevé la faveur de
ses compagnons d'armes et n'avait pas désarmé les
eus L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. t79
royalistes. C'était une erreur profonde des per-
sonnes élevées dans l'ancien régime d'attacher une
trop réelle importance aux chefs : les masses
étaient devenues tout, et les individus, peu de
chose.
Au milieu de l'atonie de la bourgeoisie, la nou
velle du débarquement de Bonaparte sur les côtes
de France tomba comme un coup de foudre. La
veille, madame de Staël s'était rendue aux Tuile-
ries pour faire sa cour au roi. En sortant, elle aper-
çut sur les parois de l'appartement les aigles de
Napoléon qu'on n'avait pas encore enlevées et elles
lui paraissaient être redevenues menaçantes.
Ses pressentiments ne la trompaient pas; et
quand, le lendemain, la nouvelle fut certaine, elle
dit à M. de Lavalette ce mot caractéristique : « C'en
est lait de la liberté si Bonaparte triomphe; et de
l'indépendance nationale, s'il est battu. »
IV
Tandis que la masse du peuple, dans les villes,
éprouvait une préférence d'instinct pour l'homme
qui avait si puissamment remué son imagination,
tandis que les cocardes tricolores conservées par
les vieux soldats au fond de leurs sacs reparais-
saient avec une promptitude magique, la bourgeoi-
sie, au contraire, inquiète et troublée, ne dissimu-i
lait pas ses désirs croissants de liberté et de paix.
A Paris, elle eût préféré conserveries Bourbons, ei
leur résistant dans les départements où les amours-
propres avaient été plus atteints, où les acquéreurs
de biens nationaux se croyaient menacés; les corps
municipaux, à travers des protestations de dévoue-
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 181
ment, déclaraient hardiment qu'ils acceplaient le
nouvel empire s'il devait être entièrement différent
du précédent. Nous ne parlons pas des olficiers.
Certains que l'Europe entière se coaliserait contre
l'empereur, ils étaient résolus de mourir pour leur
idole.
Lui, cependant, s'avançait sans obstacle, escorté
par les fantômes de ses victoires; les régiments
qu'on envoyait pour l'arrêter, entraînés par une
attraction irrésistible, ne faisaient que grossir son
cortège. 11 avait compris, après quelques étapes,
que, si l'armée et les populations rurales lui étaient
favorables, une opinion libérale s'était formée dans
les classes moyennes. 11 s'apercevait qu'il y avait
désormais, en France, d'autres volontés que la
sienne, et il avouait à M. de Lavalelle qu'il était
eftrayé de l'énergie de tout ce qui l'entourait.
Le vœu général de la bourgeoisie, qui avait ac-
clamé, par haine des émigrés, le retour de l'île
d'Elbe, était de ne plus confier désormais à un seul
homme la fortune de la France, d'avoir un gouver-
nement de publicité, avec un ministère responsable
devant les Chambres. Napoléon, de son côté, était
résolu à tenter l'épreuve. On sait le rôle joué par
le publiciste qui savait le mieux les théories con-
11
182 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
stiUUioïineUes et qui, la veille, avait dénoncé l'em-
pereur au monde comme un criminel. Si Benja-
min Constant tint la plume au nom des classes
éclairées, l'honnête et candide Sismondi, prompt
à l'espérance, leur fit mieux connaître le tempé-
rament du héros converti malgré lui aux idées
libérales. Au fond. Napoléon pensait que, pour
satisfaire la nation et se rattacher, il suffisait de
se poser nettement en face des Bourbons, sur le
terrain d;e la Révohitrorr, avec l'égalité absolue
devant la loi, le nivellement des impôts et l'accès
de tous tes citoyens à toutes les fonctions publiques.
Les vieux hommes d'État de l'Empire, les anciens
conventionnels qui l'avaient toujours servi, ne se
sentaient pa& plus de goût que leur maître pour
d'autres essais de liberté.
L'acte additionnel n'en fut pas moins un change-
ment radical dans l'état des choses; et cependant
toutes les correspondances du temps constatent
que jamais la liberté ne fut plus mal accueillie.
L'opinion s'obstinait à retrouver la trace de l'es-
prit absolutiste de Napoléon dans le préambule
qui mentionnait avec éloge la série des con-
stitutions de l'Empire, dans le maintien de la con-
fiscation et surtout dans la conservation des collèges
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 183
électoraux à vie. Les témoins les plus favorables à
l'empereur ne se rappelaient pas avoir vu, dans
l'esprit public, un changement pareil à celui qui
eut lieu à Paris lorsque parut l'acte additionnel.
L'enthousiasme des patriotes se transforma incon-
tinent en froideur glaciale; ils tombèrent dans le
découragement.
Mais, en dehors de l'élite de la bourgeoisie, on
ne s'occupait guère, dans les petites villes et les
campagnes, de l'acte additionnel. La liberté, pour
la plupart, consistait en effet dans la mise à l'écart
des nobles^ d'ans le retour des beaux grenadiers
avec le drapeau tricolore et dans la vision loin-
taine, au fond d'une région presque inaccessible, de
l'empereur à cheval. Qui ne se souvient dans Henri
Heine du tambour Legrand, qui avait des larmes
qu'il ne pouvait pas pleurer, et de ces deux anciens
soldats revenant de captivité? C'étaient les senti-
^ ments qui pour beaucoup tenaient la place des
' théories constitutionnelles.
La haute bourgeoisie voyait, au contraire, claire-
ment que le rétablissement de Napoléon, s'il four-
nissait des garanties pour la stabilité des principes
sociaux de la Révolution, laissait des doutes sur la
durée des libertés politiques et donnait la certitude
184 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
d'une large effusion de sang. Elle pressentait main-
tenant que le dénouement fatal de cette crise
serait le retour de Louis XVIII, ramené par l'étran-
ger.
Qu'importait la cérémonie du champ de Mai?
Les électeurs quittaient Paris tristes et mécontents,
après avoir vu défiler 20 000 soldats qui saluaient
leur empereur avant de mourir. Malgré des efforts
même révolutionnaires pour réchauffer l'enthou-
siasme éteint, il semblait que la foi dans sa foriun^
eût abandonné l'empereur lui-même, depuis soi
entrée à Paris. Il sentait qu'il n'était plus second]
par le zèle ardent et dévoué auquel il était accoi
tumé. « Ils m'ont laissé venir, disait-il à Mollien]
comme il les ont laissés partir. » Avec sa nature
italienne et fataliste, il était le premier à déclarer"
que le destin était changé pour lui, et qu'il perdait
là un auxiliaire que rien ne remplacerait.
Le comte Miot de Mélito, qui revenait en qualité
de commissaire extraordinaire de visiter Nantes^
La Rochelle et Poitiers, avait été frappé de l'aver-i
sion violente que les femmes de la bourgeoisie
manifestaient pour Napoléon. Elles s'efforçaient d(
îO iffler leur haine à tous ceux sur lesquels ellec
exerçaient quelque influence. Dans un dernieî
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 185
entretien qu'il eut avec l'empereur, le comte Miot
ne put lui cacher celte inimitié avouée des femmes.
« Et, ajouta-t-il, en France, cette sorte d'adversaires
n'est pas à dédaigner. — Je le sais, s'écria l'em-
pereur, on me le redit de tous les côtés et je n'en
puis douter. Je n'ai jamais voulu admettre les
femmes dans les secrets du cabinet et je n'ai jamais
voulu les laisser se mêler du gouvernement; elles
se vengent aujourd'hui. » Il se trompait: c'étaient,
toujours, les mères qui l'exécraient.
Évidemmentle grand homme de guerre était hors
de son naturel. Le faux de sa situation éclatait de
toute part. Sa place était à l'armée. Dès qu'il fut
parti, on compta les heures qui devaient s'écouler
avant le duel suprême. Les cœurs généreux qui
onl vécu alors ont vécu deux fois. Si nous en
croyons les souvenirs éloquents d'un des esprits
les plus éminenls de la bourgeoisie parisienne, les
cerveaux étaient tendus vers une seule idée. Paris
sans soldats, avec sa garde nationale peu nom-
breuse, avec ses fédérés irrégulièrement armés,
Paris était dans une torpeur inquiète, dans le
silcn e des grandes craintes et des grandes co-
l re-.
Napoléon avait laissé derrière lui la Chambre des
186 LA BOURGEOISIE FRA.NÇ.VISE
représentants, image confuse des classes moyennes,
indécises et troublées par le long éblouissement
de la gloire. Dans ce rôle de quelques jours où ils
étaient impuissants à empêcher que le sort de la
France ne se décidât dans les plaines de la Belgique,
les représentants comprirent que soutenir la
guerre contre loule l'Europe était absurde ou cou-
pable. Le retour subit de Fempereur après Wa-
terloo, en consternant toutes les âmes, lui ravit
les derniers restes de l'afifectiion publique. Pou-
vait-on accuser la France d'inconstance et de légè-
reté vis-à-vis de lui? Mais c'était oublier, suivant
la parole de La Fayette, qu'elle avait suivi Napoléon
sur cinquante champs de bataille, dans les sables
d'Egypte, sur les rives de la Tistule, sur celles du
Guadalquivir et du Tage. C'était pour l'avoir ainsi
suivi que la Fiance avait perdu trois millions de
ses enfants sacrifiés à l'ambition d'un seul homme.
C'était assez. Le devoir de la bourgeoisie était de
sauver la patrie.
Dans la garde nationale parisienne, on était
généralement bien disposé pour la Chambre; et,
quand un député de Paris, un grand boaigeois,
Benjamin Delessert, fit appel à la légion dont il
était colonel et lui demanda de venir protéger.
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 187
contre toute tentative violente, la représentation du
pays, son appel fut facilement entendu.
Deux jeunes avocuts firent alors, avec des fortunes
diverses, leurs premiers pas dans la vie publique.
L'un, légiste de premier ordre, réunissant toutes
les qualités d'esprit et tous les défauts de caractère
de la bourgeoisie, devait être plus particulièrement
appelé sous la seconde Restauration à prêter l'ap-
pui de son bon sens vigoureux, de sa science juri-
dique, de son esprit incisif à toutes les causes
politiques retentissantes. Il ne se pressait pas
d'aborder la tribune, alors qu'il tr<i>uvait à la barre
autant de popularité et un rang indiscuté. L'autre,
plus passionné avec des dehors fix)ids, appartenait
tout entier à la Révolution : d'un caractère i ado m p-
table et désintéressé, aimant les luttes parlemen-
taires pour elles-mêraes, n'y perdant jamais son
sang-froid, il devait mourir en pieine vigueur de
l'âge, sans avoir pu appliquer au pouvoir ses
facultés de gouvei'aement. Le premier s'appelait
Dupin; le second, Manuel.
Dupin- dès son entrée à la Chambre des repré-
sentants, avait refusé de prêter serment de fidélité,
parce que les députés ne pouvaient y être assujettis
que par une loi et non par un simple acte d'au-
188 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
torité de l'empereur; il avait le lendemain, par un
mot jeté à propos, arrêté la proposition de M. Félix
Lepelletier, qui, dans son zèle récent, demandait
que le titre de Sauveur de la Patrie fût décerné à
Napoléon. « Attendez donc qu'il l'ait sauvée, »
s'était écrié vivement M. Dupin; et, sur cette inter-
ruption, l'ordre du jour avait été voté. Enfin il
avait, le 15 juin, proposé à la Chambre de nommer
une commission chargée de reviser l'acte addi-
tionnel. La commission avait été en effet élue, avait
conduit son œuvre à bonne fin, et la Chambre était
morte honorablement, en consacrant ses dernières
séances à discuter le rapport.
Les débuts de Manuel à la tribune avaient pro-
duit un plus puissant eflet. Il avait proposé de
reconnaître Napoléon II ; mais, plaçant au-dessus
de la dynastie les intérêts de la patrie, il faisait
dépendre la solution des ouvertures des négocia-
tions; s'il avait sauvé l'honneur des partisans
obstinés de l'empereur, il avait achevé en réalité
leur déroute.
L'Assemblée se séparait le 7 juillet, après n'avoir
fait que de la politique négative. Le soir même, les
troupes étrangères occupaient les boulevards.
Louis XVIII faisait son entrée le lendemain. C'était
sous L'EMPIRE ET L,^ RESTAURATION. 189
le jour OÙ Napoléon abandonné s'embarquait à
RocheforL; et les théâtres jouaient devant un audi-
toire nombreux : Le Chien de Monlargis et Un
ci-devant jeune hommel
Les classes moyennes avaient eu bien raison de
douter que Napoléon pût leur assurer la paix et la
liberté sous la loi. Elles savaient bien que la vraie
lutte se livrait au-dessus d'elles. Waterloo fut un
■écroulement, et cet écroulement eut partout des
retentissements dans la vie privée. L'enfant, l'ado-
lescent n'y échappèrent pas. Ce sont ces calamités
successives, ces désillusions cruelles qui finirent
par constituer ràm;3 de la nation. Les douleurs
nationales, poignantes pour chaque individu, chan-
geaient le tempérament de la France. Le peuple, qui
ne se pique pas de logique dans ses émotions,
entourait momentanément de ses sympathies, le
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 191
lendemain de Waterloo, en même temps, le vieux
roi exilé qui revenait de Gand et l'armée vaincue
qui se retirait derrière la Loire.
Si Louis XVIII revenait avec la Charte, le parti
royaliste enivré et pour la première fois victorieux
depuis vingt-cinq ans n'y songeait pas. Sur toutes
les questions politiques et sociales,, il avait des
vues systématiques à réaliser, autant que des inté-
rêts à satisfaire. Très désireux de prendre posses-
sion des places et du pouvoir^ il avait sa fortune à
reconstituer, en même temps que des revanches
liistoriques à poursuivre. M. Guizot a caractérisé
d'un trait ses champions : « M. de la Bourdonnaye
marchait à la tête de ses passions., M. de Villèle de
ses intérêts, M. de Bonald de ses idées. » Le véri-
table résultat du 20 mars fut donc de rétablir la
lutte de l'anciein régixae et de l'ordre nouveau, non
plus seulement cette fois entre deux partis poli-
tiques, mais entre deux classes rivales.
On sait quels forfaits commirent les royalistes
tout entiers à leurs vengeances. Ils ne voyaient
dans le retour de l'Ile d'Elbe qu'un complot savam-
ment ourdi; ils ne voulaient pas entendre les
paroles de Napoléon à Pontécoulant. « Je suis venu
seul de l'île d'Elbe avec les six cents grenadiers de
192 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
ma garde, sans intelligence avec personne, sans
l'appui d'aucune puissance étrangère. L'histoire
dira, et ce sera ma gloire, que, pour renverser les
Bourbons du trône, je n'ai eu besoin ni d'armées,
ni de flottes nombreuses. Il n'y a eu dans la révo-
lution du 20 mars, ni conspiration, ni trahison; je
n'ai pas voulu qu'une goutte de sang fût répandue;
i'ai défendu de tirer un seul coup de fusil; c'est le
peuple et l'armée qui m'ont ramené dans Paris;
c'est au peuple, c'est à l'armée que je dois tout. »
Le parti royaliste restait sourd et n'écoutait que
ses ressentiments; c'est ainsi qu'en quelques mois
tout le travail de pacification sociale fut détruit.
Un des premiers actes du roi, après son retour,
avait été la convocation des collèges électoraux. La
Charte n'avait pas déterminé le mode des élections;
un règlement provisoire suppléa à cette lacune. Les
collèges électoraux institués par l'Empire furent
appelés par ordonnance royale à nommer directe-
ment les députés. La Chambre ainsi élue, en
août 1815, ne ressemblait à aucune de celles qui
l'avaient précédée.
Les députés arrivaient à Paris avec une idée fixe:
se venger des hommes de la Révolution, frapper
les complices de l'attentat du 20 mars, refaire au-
sous L'EMPIKE ET LA IIESTAU li ATION. 19J
tant que possible la société moderne à l'image de
l'ancienne, placer dans les emplois publics leurs
amis et leurs partisans. Un très petit nombre
d'hommes de la Révolution et des Cent-Jours sié-
geaient en silence dans cette Chambre, dont le sou-
venir sanglant a passé dans l'histoire avec une
épithète inoubliable. Elle demanda un ministère
royaliste, il fut formé; elle désira des lois d'excep-
tion, des destitutions, des épurations, elle les ob-
tint. Mais qu'étaient ces concessions? Il lui fallait
bien autre chose.
Un des chefs de la bourgeoisie, un des acteurs de
ce drame, exprimait avec force la situation : « Pour
la première fois depuis trente ans, la contre-
révolution se sentait en position d'oser. Après plus
de vingt ans de victoires non interrompues sur l'an-
cien régime et sur l'Europe, après une possession
si longue et si incontestée des résultats et des triom-
phes de la Révolution, voir tout à coup la contre-
révolution et l'Europe couvrir votre territoire, y
posséder l'empire, y parler avec hauteur, y procla-
mer leurs desseins : ce brusque déplacement des
positions, des influences et des forces; ce déluge
d'émigrés et d'étrangers, civilement et militaire-
ment maîtres de la France ; c'est là pour la plupart
194 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
<îes Français un de ces événements étranges, inex-
plicables, qui ne s'était pas même laissé entrevoir
d'avance à la pensée. »
La minorité s'honora par son attitude dans la
Chambre de 1815. Il y eut des séances aussi
sombres que celles de la Convention; et l'on se
rappelle encore avec énaotion celle journée du
29 octobre où Voyerd'A-rgenson eiUit le courage de
protester par un cri contre les odieux massacres du
Midi, sans pouvoir obtenir de la majorité la per-
mission de développer sa motion. Lui seul du reste
avait combattu la loi sur les cours prévôtales, au
nom de la supériorité du jury et au nom de la
Charte, tandis que M. Duplessis-Guénédan osait
proposer que, dans l'exécution des jugements pré-
vôtaux, la guillotine fût remplacée par le gibet.
L'esprit de gouvernement manquait complète-
ment aux vainqueurs. C'est alors que se forma
timidement au sein de la haute bourgeoisie le parti
libéral constitutionnel. Il se rapprocha du roi, in-
quiet aussi des prétentions et des visées du parti
aristocratique.
Ce parti tentait, en effet, de regagner tout le ter-
rain perdu depuis ving-cinq ans. Ainsi furent suc-
cessivement proposées l'attribution au clergé des
sous L'EMPIRE ET LA Px ESTA U RATION. 195
registres de réLat civil et de la surveillance de
l'instruction publique, la suppression pour les éta-
blissements ecclésiastiques de l'autorisation gou-
vernementale de recevoir les dons et les legs. Ces
propositions parfois accueillies par la Chambre des
députés, puis rejetées par la Chambre des pairs,
contribuaient à alarmer l' opinion publique.
Pour avoir la puissance effective, tout paiHi nou-
veau veut s'assurer de la magistrature ; aussi fut-il
question de réduire le nombre des tribunaux et de
suspendre l'inamovibilité des magistrats pendant
une année. Alors retentit pour la première fois,
dans les Chambres de la Restauration, une voix
d'autant plus puissante, qu'elle prenait son auto-
rité dans le respect du droit. Royer-Gollard eut ce
rare privilège d'être, parmi tous les orateurs,
l'éducateur de l'esprit politique de la bourgeoisie.
Ses harangues savamment composées étaient avi-
dement lues et commentées. Par leur forme pré-
cise, logique, austère, elles se prêtaient plus que
d'autres à l'enseignement. Son premier discours
dans lequel se rencontrent les aphorismes si sou-
vent cités sur les principes qui sont antérieurs et
supérieurs à toutes les formes et à toutes les règles
de gouvernement, son premier discours d'une d
196 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
équitable appréciation sur la société où Vimpar-
tialitè était devenue la qualité la plus difficile de
Vesprit, dominait trop par sa haute sérénité ^e mi-
lieu où il était prononcé, pour être l'occasion d'une
rupture décisive entre la minorité et la majorité.
Ce fut la discussion sur l'amnistie qui eut pour ré-
sultat de diviser la Chambre et de créer dans la
haute bourgeoisie un parti gouvernemental qui
essaya de vivre avec les Bourbons et, qui ne rompit
définitivement, cinq ans après, que lors de l'avèoe-
ment définitif de la droite aux affaires avec le
ministère Villèle et Corbière.
Le fait caractéristique de la politique sociale du
parti ultra-royaliste était de prendre pour base de
ses revendications l'union de la religion et de la
royauté. Le parti constitutionnel qui se formait
prit au contraire pour base l'alliance de la liberté
et du trône. Une partie des classes moyennes ne le
suivit pas dans cette tentative si honorable qui dura
tant que M. Decazes resta aux affaires. Il y eut, dès
la seconde Restauration, des antipathies qui ne
pardonnèrent jamais aux Bourbons et surtout aux
émigrés. Le parti bonapartiste plus particulièrement
maltraité donna au libéralisme, dans ce temps où
l'éducation politique n'élaitpas achevée, une phy-
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 197
sionomie particulière qu'il ne faut pas confondre
avec le sentiment de la liberté. Être libéral, à cette
époque, ce n'était pas défendre avec ses propres
droits les droits des antres. C'était surtout exécrer
le drapeau blanc, les noblles et les prêtres. Là
encore, une lutte sociale s'engageait; et, pour la
majeure partie de la bourgeoisie, en province plus
encore qu'à Paris, la passion démocratique, le fond
même de la race française, s'appelait l'amour de la
liberté.
Être un libéral exige, ou des traditions, ou une
profonde culture intellectuelle. Quelques années
plus tard, les discussions des Chambres, la polé-
mique de certains journaux, la connaissance plus
approfondie des débats parlementaires de l'Angle-
terre, l'étude de l'histoire élevèrent peu à peu les
idées sans modifier les sentiments. Comment, en
effet, ne pas s'expliquerla stupéfaction et les haines
de la France nouvelle, quand on apprenait le 5 dé-
cembre 1815, qu'à huit heures du matin, par un
temps gris et froid, dans l'avenue de l'Observatoire,
en présence de quelques passants indignés, le glo-
rieux maréchal Ney tombait sous les balles fran-
incses? Comment dans ce pays impressionnable ne
pàssentirlesoufflequifit frissonner la bourgeoisie,
198 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
lorsque, entre autres excès, on apprenait l'assassinat
à Nîmes du général Lagarde, coupable d'avoir fait
arrêter Trestaillons et permis la réouverture des
temples protestants? M. Guizot raconte qu'il enten-
dit, durant ces jours odieux, une femme du monde,
habituellement sensée et bonne, dire, à propos de
mademoiselle de Lavalette aidant sa mère, à sauver
son père : Petite scélérate!
Avec sa justesse d'esprit et sa rigoureuse raison
madame deRémusat, dont le mari était alors préfet
à Toulouse, donne exactement l'impression que de
pareils forfaits laissaient daûs les âmes bien nées.
EUejetle en même temps du jour sur l'état de la
société féminine royaliste dans une grande ville
du Midi. 22 septembre 1815. « J'ai vu .de fort jolies
femmes, ce qui m'est assez égal ; de fort dévoles,
es qui ne me déplairait pas, si je comprenais leur
dévotion; mais elles l'accommodent singulièrement
-avec un certain genre de vie qui, après tout, ne
m'importe guère et avec des passions violentes et
assez haineuses qui m'importent beaucoup, parce
qu'elles nuisent à la tranquillité de ce pays. Je
m'étonne de la capacité de leurs cœurs qui peu-
vent contenir à la fois tant d'amour et tant de haine,
je ne balance point à dire que ce sont elles surtout
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 199
qu'il est difficile de contenir; et comme elles par-
lent beaucoup et crient très haut, elles ont une ex-
trême influence. »
L'exaltation du parti allait jusqu'à l'exagéra-
tion féroce. On arrêtait, on dénonçait partout; il
régnait dans le Midi une véritable Terreur. On
s'enrôlait dans des corps secrets que personne ne
pouvait contenir ni dissoudre. Peu s'en fallaitqu'on
ne revînt au temps de la Li^ue el que ces démêlés
ne fissent renaître les mêm-es troubles. Madame de
Rém usât,. bien placée pour tout voir et tout écomter,
ne désespérait pas d'entendre parler des Albigeois.
Les violences de la Chambre répondaient aux
violences de la populace d'Avignon, de Nîmes, de
Toulouse, et le discours de M, de la Bourdonnaye
sur les catégories de l'amnistie peut être, sans injus-
tice, comparé, pour son énergie farouche, aux décla-
mations des membres du comité de salut public.
Les représentants des idées de la bourgeoisie,
par la bouche de Royer-Collard, avaient beau expli-
quer que ce n'était pas le nombre des supplices
qui sauvait les empires, que l'art de gouverner
était plus difficile, et qu'il fallait se hâter de rétablir
la paix intérieure; on en était bien loin. Les véri-
tables doctrines du gouvernement représentatif se
200 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
posaient néanmoins par la force des choses à pro-
pos du projet électoral présenté par M. de Yau-
blanc. Les classes moyennes se souvenaient encore
de la souveraineté d'une assemblée unique ; elles
redoutaient ce despotisme plus qu'un autre,
sachant bien que, même après la chute delà Con-
vention, ce n'est pas la liberté qui lui succède.
Elles trouvaient donc des garanties dans la Charte,
pourvu que les députés fussent élus directement
par les contribuables payant trois cents francs
d'impôts directs, et que le renouvellement par
cinquième fût substitué au renouvellement inté-
gral. La constitution aristocratique de l'Angleterre
ne leur paraissait pas applicable à notre pays pro-
fondément divisé. Ces idées furent exposées par
M. Royer-Collard dans deux discours classiques; à
ceux qui auraient voulu substituer le gouvernement
anglais à la Charte, il répondait : « Donnez-vous
donc la constitution physique et morale de l'Angle-
terre; mettez dans notre balance politique une
aristocratie puissante et honorée. Or nous n'avons
que des nobles et pas une aristocratie. Le pouvoir
aristocratique créé par la Charte n'est qu'une
fiction. Les institutions dans chaque gouvernement
doivent être en harmonie avec le gouvernement
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 201
lui-même. » La monarchie reconstituée par la
Charte était une monarchie mixte, dans laquelle
plusieurs pouvoirs concouraient au pouvoir royal.
La garantie des libertés nationales, aux yeux du
nouveau parti constitutionnel, résidait dans le
gouvernement tout entier et résultait de l'ensemble
des pouvoirs.
Sur un point, Royer-Collard, avec son esprit
absolu et son goût pour les théories, allait bien au
delà des doctrines de la bourgeoisie; s'ils étaient
d'accord sur ce principe, qu'au fond l'opinion
d'une nation ne doit être cherchée et ne se ren-
contre que dans son intérêt, ils cessaient de s'en-
tendre sur une question bien plus grave : aux yeux
de Royer-Collard, en dehors de l'élection populaire
et du mandat impératif, la représentation n'était
qu'un préjugé politique qui ne soutenait pas
l'examen.
Mais le moment n'était pas encore venu, quelque
puissante que fût cette discussion, d'espérer le
triomphe de la raison. Quand, le 29 avril 1816, la
session fut close, l'alliance des bonapartistes et des
libéraux était faite; et les députés royalistes, en
rentrant dans les départements, emportaient une
colère sans frein contre les quelques hommes
202 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
modérés qui avaient cherché à intervenir comme
médiateurs. Le découragemeiiil parmi les vaincus
était si grand, la compression du parti victorieux
était si forte, que les colères s'échappaient sous
toutes les formes possibles, en chansons, en épi-
grammes, en querelles dans les cafés, en allusions
dans les théâtres, comme à la première représen-
tation de la Comédienne.
Ce fut le barreau qui donna à l'esprit public la
satisfaction qu'il cherchait. Les procès politiques
se succédaient à de courts intervalles et remplis-
saient les cœurs d'indignation et de pitié. Après
Labédoyère, après les frères Faucher, après le
maréchal Ney, étaient vernis les généraux Favrot,
Boyer; l'affaire de Grenoble donnait «ne nouvelle
impulsion aux poursuites contre les généraux
Ghalrain, Bonnaire, Mouton-Duvernet. Ces grandes
causes prenaient un caractère tragique. L'opinion
provocatrice applaudissait à l'audace des avocats.
11 y avait deux tribunes, l'une à la Chambre des
députés, l'autre dans chaque palais de justice.
Mécontent de l'Empire qui ne l'aimait pas, gagné
par l'étude comme par ses inclinations aux idées
nouvelles, le jeune barreau avait d'abord accepté
la Restauration; mais il était étranger aux haines
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 205
et aux vengeances de parti, et résolu à ne pas se
laisser arracher les prérogatives du droit de
défense. Les circonstances, la disposition des es-
prits, le besoin d'émotion, tout accroissait son
importance sociale et politique.
Comme en 80, il devint le porte-enseigne des
classes moyennes, son conseil, son guide. Recruté
parmi elles, entouré de considération, il vit venir
naturellement à lui les suffrages et n'eut souvent
qu'à les refuser. Les mêmes talents du reste ne
réussissaient pas également à la barre et à la tri-
bune, et les succès au parlement ne devaient pas-
ratifier toujours les triomphes de la cour d'assises.
A mesure que la lirtle s'envenima, à m'csure que 1&
parti desnltras s'efforça de faire de la royauté l'in-
strument de ses intérêts et de ses passions, l'oppo-
sition grandit au sein du barreau; ce fut l'opinion
publique qui lui donna le ton, ce fut pour elle
aussi qu'il parla, bien plus que pour convaincre les
juges; et plus d'une fois les plaidoiries furent des
actes d'accusation.
Chaque ville de province eut ainsi une ou deux
illustrations locales tout à fait en relief, entourées
d'une popularité croissante et centre d'une action
politique réelle dans un temps où, par la rareté
k-
404 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
et la difficulté des communications avec Paris,
chaque chef-lieu avait une vie propre. L'excitation
de la bataille et les applaudissements d'une clien-
tèle passionnée les détachaient de plus en plus des
Bourbons. Il y eut, en effet, des procès qui louchaient
à l'histoire, à l'armée, à la politique, à la religion,
aux lettres; comme à Rome et en Angleterre, les
causes célèbres se traduisaient alors au plein jour
de la liberté judiciaire.
Ce fut dans ces années dramatiques que com-
mença la légitime renommée du barreau de Paris;
ce fut alors qu'il prit une importance supérieure
encore aux talents qu'il révéla. Toujours en évi-
dence, servant de modèle aux avocats de la pro-
vince, reliés entre eux par la confraternité la plus
honorable et parfois la plus touchante, les avocats
de Paris qui défendaient les causes les plus solen-
nelles avaient à leur service l'immense publicité
des journaux. Quand les accusations politiques
proprement dites cessèrent, les procès de presse,
plus nombreux encore, développèrent, avec la
sympathie de la bourgeoisie, leur influence et leur
ambition. Ne voyait-on pas successivement sur le
banc des accusés des hommes de lettres, Jay, Jouy^
Arnault, Etienne ; un grand écrivain, Paul-Loui^
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 205
Couiier; des publicisles, l'abbé de Pradt, Fiévée;
un poète, comme Déranger; des journalistes, les
rédacteurs de la Minerve, du Constitutionnel ?
Avant la Restauration, le barreau étudiait peu
le droit pénal; on plaidait le fait devant le jury
qu'on essayait d'attendrir, et l'on paraissait croire
que l'instruction criminelle ne regardait que les
parquets et les juges. C'est Dupin qui le fait obser-
ver et il ajoute que les principaux avocats dédai-
gnaient en général ce genre d'affaires. Le régime
constitutionnel, développant le sentiment et le droit
de la libre défense amena les avocats à l'élude
approfondie des lois répressives, et de cette époque
date certainement une ère nouvelle.
Parmi les membres du barreau de Paris dont la
réputation dans la bourgeoisie libérale fut égale à
celle des orateurs les plus en renom, il faut citer
Mauguin, Mérilhou, Hennequin, Odilon Barrot,
Philippe Dupin, Barthe, Persil, Berville, Gliaix
d'Esl-Ange. Tous, avec des talents et des tempé-
raments différents, avaient compris le rôle des
classes moyennes et s'en faisaient en tous lieux les
patrons. Mais nul n'eut plus de part aux luttes de
ce teraps-là que Dupin aîné. Commencée après
Waterloo par la défense du maréchal Ney, sa vie
12
206 LA BODRGEOISIE FRANÇAISE.
militante d'avocat se terminait en 1830 par la
défense du Journal dés Débats.
Dupin aîné, c'est la bourgeoisie elle-même avec
ses plus rares mérites et avec les défauts que con-
tracte souvent urne société de plus en plus démo-
cratique, changeante, affairée, à la fois indisci-
plinée et docile. Mais ces défauts, c'est l'âge qui
les amène et l'on était alors en pleine jeunesse, en
pleine espérance.; on était au temps où les classes
moyennes suivaient du cœur et des yeux les avo-
cats libéraux, les prenaient pour chefs et ne leur
ménageaient pas les applaudissements.
VI
La session de 1816 approchait; la Chambre
allait revenir bien plus menaçante encore pour la
bourgeoisie et pour les droits issus de la Révolu-
tion. Des ultra-royalistes avaient surtout pris en
aversion le plus jeune des ministres, le favori du
roi, M. Decazes. Pendant l'intervalle des deux
sessions, le clergé, confondant les pouvoirs, s'était
fait presque partout l'auxiliaire de la faction. Il
visait à la reconstitution de la propriété ecclé-
siastique ; le salaire de l'État lui paraissait un ou-
trage. Un journal spécial, le Mémorial religieux,
attaquait avec une grande violence l'Université,
l'École polytechnique et toutes les institutions
208 LA BOURGliOISIE FRANÇAISE
laïques qui donnent l'enseignement. Dans les ser-
mons, dans les instructions, une guerre systémati-
que était faite aux idées nouvelles. Les libéraux de
toutes nuances étaient signalés comme des révolu-
tionnaires et des hérétiques. Les plantations de
croix organisées par les missionnaires, avec le con-
cours des autorités civiles, donnaient lieu à des
banquets présidés par un ecclésiastique. Un as-
saut vigoureux se préparait contre la société mo-
derne.
La censure forçait les journaux de la bourgeoisie
au silence ou à la réserve. Mais les petits pam-
phlets, les correspondances, les conversations ré-
pandaient de tous côtés la dérision ou l'invective.
La voix de Déranger, si patriotique pour maudire
l'étranger, si amère pour dénoncer les empié-
tements du clergé, était aussi de plus en plus
écoutée dans les salons libéraux. Des éditions de
Voltaire et de Rousseau se multipliaient, par
protestation. Qui n'a pas vécu dans ces années ne
peut s'imaginer à quel état d'irritation en étaient
arrivées les deux portions de la société civile ; si,
dans l'intérieur de certaines familles bourgeoises,
les discussions les plus vives brouillaient à jamais
les fils et les pères, les frères et les sœurs, en gé-
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 209
néral, on s'entendait au foyer domestique pour
fronder, critiquer et haïr.
Dans celte situation de guerre civile, ce fut le
mérite de M. Decazes d'oser proposer à Louis XVIII
le seul remède possible. Quelques jours avant le
5 septembre, Royer-CoUard dînait chez M. Decazes
avec des amis communs. En sortant de table, le mi-
nislre engagea les convives à descendre dans son
cabinet. Là, il leur raconta que le roi était décidé
à dissoudre la Chambre, à rentrer dans la stricte
observation du texte de la Charte et à régler les
élections suivant l'ordonnance du 13 juillet 1815.
Après ce récit, Royer-Collard, avec une vivacité
d'impression que ne put contenir sa gravité habi-
tuelle, se leva, embrassa M. Decazes : « Il faut lui
élever une statue ! » s*écria-t-il.
La colère et la surprise du comte d'Artois et de
ce qu'on appelait le parti occulte furent grandes,
dès que parut l'ordonnance du 5 septembre. Tous
ceux qui avaient l'habitude de crier : « Vive le roi ! »
gardaient le silence; tous ceux qui gardaient le
silence se mirent à crier : «Vive le roi! » Dans cer-
taines villes, l'émotion fut si vive, que l'on s'embras-
sait au milieu de la rue, en se racontant la bonne
nouvelle. Les élections donnèrent la majorité au
210 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
parti modéré et à ropinionconslitulionnelle. M. de
la Bourdonnaye rencontrant Koyer-Gollard le len-
demain de l'ouverture des Chambres :
— Eh bien, lui dit-il, vous voilà plus de coquins
que l'an dernier?
— Et vous, moins! lui répondit Royer-Collard.
La période qui s'écoule depuis le moment de
cet acte de délivrance mit la France sur la voie
d'un progrès continu vers la vraie liberté. Elle
s'arrête à 1820, époque où la réaction amena
l'avènement au pouvoir des contre-révolution-
naires. Ces quatre années sont la belle époque de
la Restauration, celle où la haute bourgeoisie
compléta son éducation politique, celle où le parti
libéral, qui n'était pas autre chose que l'élite de
celte bourgeoisie, faillit absolument désarmer.
11 renfermait, au début, dans son sein, des
éléments discordants. Les uns avaient accepté les
Bourbons, mais ne séparaient pas le roi de la
Charte; ceux-Là, libres de tout esprit vindicatif, de
toute arrière-pensée de renversement, avaient pris
loyalement la Restauration comme le point de
départ d'une politique nouvelle, comme une vie
possible de paix et de liberté. M. Royer-Gollard,
ses amis et tous ceux qui formaient le centre
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 211
gauche appartenaient à celle fraction du parti libé-
ral. Les autres rejetaient la branche aînée, et, avec
plus de bonne foi que de logique, associaient dans
leur culte l'empereur et la liberté ; ainsi pensaient
Manuel, presque tous les écrivains de la Minerve,
comme Etienne, et l'ennemi le plus redoutable de
la Restauration, Béranger. D'autres enfin, moins
nombreux, plus rattachés au passé révolutionnaire,
rêvaient la reprise de l'œuvre qu'avaient fait avor-
ter le 9 Thermidor et le 18 i3rumaire.
11 y avait cependant un esprit général répandu
dans toutes les fractions du parti libéral; on y
était voltairien. On y déclamait contre le prêtre
qui avait refusé le secours de ses prières à l'homme
mort sans confession. Le Globe seul, quelques
années plus tard, devait condamner cette tactique
et rétablir les vrais principes de Libéralisme; de
même qu'il approuva Talma, refusant à cause de
ses convictions la visile de l'archevêque de Paris,
de même il défendra le prêtre qui refusait son
concours, après la mort, à celui qui lui avait, de
son vivant, formellement fermé sa porte. Quand
les libéraux réclamaient des mesures violentes
contre ce qu'ils appelaient le parti prêtre, bien peu
d'entre eux comprenaient alors l'attitude que
212 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
devrait prendre le Globe dans les questions reli-
gieuses. Pas de violences, mais la lutte légale et
loyale au nom de la raison, de la conscience, de
la justice et du droit! Il fallait que la jeunesse
grandît encore pour arriver à la notion de la
liberté; au début, la bataille s'engageait trop vive-
ment; toutes les armes étaient bonnes.
Les brochures échappant à la censure rempla-
çaient avec plus d'autorité la presse périodique;
l'avidité des lecteurs n'était pas rebutée par les
longueurs de la polémique. Deux recueils périodi-
ques étaient alors en faveur, le Censeur européen
et la Minerve. MM. Comte, Dunoyer et Augustin
Thierry apportaient au Censeur, avec des doc-
trines économiques et historiques originales, un
courage qui ne s'était jamais démenti et une
hauteur de vues qui ne faisait pas d'eux seule-
ment des lettrés. Les premiers, ils avaient compris
quel rôle décisif l'industrie allait jouer dans la
société moderne, quelle puissance elle apporterait
aux classes moyennes en les renouvelant, et quelle
place devait lui être faite. Laffitte, Casimir Perier,
et un maître de forges de la Côte-d'Or, Caumartin,
étaient les candidats préférés du Censeur au?
élections de 1817. « Il n'y a plus en France, disait
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 213
A. Thierry, que deux classes d'hommes : ces deux
classes sont en face l'une de l'autre; et de tous
côtés la foule des gens à brevet et parchemins
s'arme, se recrute, et se retranche contre les
industriels. >
La Minerve devenait une puissance. Quand on
relit aujourd'hui ces pages sans éclat et sans verve,
on ne s'explique leur succès prodigieux que par la
servitude à laquelle étaient soumis les journaux
quotidiens. Les Ermites de M. de Jouy ont bien
vieilli; les articles de théorie constitutionnelle de
Benjamin Constant, si instructifs au moment où ils
parurent, manquent de relief; seules, les lettres
sur Paris, d'Etienne, par la vivacité de leur allure,
par le piquant de leurs observations, rendent
encore la physionomie des débats parlemen-
taires et expliquent au lecteur attentif le jeu des
partis.
Le Journal des Débats, inféodé à Chateaubriand
par l'amitié de M. Bertin, subissait les passions et
les inconséquences de l'irascible et illustre écri-
vain; ce ne fut qu'après sa rupture éclatante avec
M. de Villèle, que le Journal des Débals reprit sa
liberté d'allures. Le talent de sa rédaction, autant
que l'ardeur de ses opinions constitutionnelles, en
2U LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
firent de plus en plus l'organe préféré de la bour-
geoisie.
Par ses dispositions comme par ses intérêts, la
bourgeoisie était, en efTet, propre à lutter à la fois
contre la réaction et contre l'esprit de désordre;
seule elle avait acquis sous l'Empire des habitudes
et des idées de gouvernement. Mais, pour que
l'importance politique pût passer dans ses mains,
il lui fallait une loi électorale.
De toutes celles qui ont constitué nos assemblées
parlementaires, aucune n'^ appelé au scrutin élec-
toral une si petite fraction de la nation que la loi
portant la date du 5 février 1817; et cependant
jamais loi n'obtint plus vivement l'adhésion des
amis de la lii)erté, même parmi ceux qui étaient
déshérités. Jamais aussi M. de la Bourdonnaye ne
tonna plus fort contre les classes moyennes, contre
ces classes auxquelles, disait-il, on sacrifiait la
grande propriété aussi bien que la petite, et dont
l'opinion devait tendre toujours à faire prévaloir
les intérêts nouveaux sur les intérêts anciens. La
loi proposée était l'interprétation la plus franche
et la plus populaire de la Charte; elle donnait aux
droits et aux libertés la garantie la plus étendue.
C'était bien dans les classes moyennes que tous
sous L'EMPIRE ET LA RESTAURATION. 215
les intérêts pouvaient trouver leur représenta-
tion naturelle : au-dessus, c'était un besoin de do-
mination contre lequel il fallait se tenir en garde;
au-dessous, c'était encore l'ignorance et l'inapti-
tude complète aux fonctions électives. Tous les
Français, âgés de trente ans, payant trois cents
francs d'impositions directes étaient appelés à être
électeurs. Gomme, d'après la loi, le cinquième de
la Chambre des députés était annuellement renou-
velable, le mouvement d'opinion qui se manifesta
dans presque tous les départements allait montrer
quelle influence croissante devait exercer la bour-
geoisie ; jamais il n'y eut en elle une telle inten-
sité de vie publique.
Un petit groupe resté célèbre de bourgeois émi-
uents prit alors une importance réelle dans le gou-
vernement. Quoique quelques-uns appartinssent
, déjà au pai'lement, ils étaient presque tous entrés
au conseil d'État. Ils se nommaient Guizot, Ca-
mille Jordan, Maine de Biran, Cuvier, Barante,
Mounier, et enfin, bien qu'il se défendît de toute
camaraderie, Royer-Gollard. Leurs ennemis mêmes
ne leur ont contesté ni l'esprit, ni le talent, ni la
dignité morale. Ne partageant pas plus les doc-
trines des jacobins que celles des émigrés, acceptant
Î16 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
franchement la nouvelle société française, ils avaient
entrepris de fonder son gouvernement sur des
bases rationnelles et pourtant tout autres que les
théories au nom desquelles on avait détruit l'ancien 1
régime. On les appela les doctrinaires. Ils étaient
peu nombreux, mais l'influence et l'autorité, en
ce temps-là, ne se mesuraient pas à la quantité. Les
doctrinaires jouèrent un rôle considérable dans
l'établissement en France du gouvernement parle-
mentaire.
Leur plus grand honneur, à ce moment où U
système électoral de 1817 assurait à bref délai
l'influence delà bourgeoisie, fut d'abord leur active
coopération à la fondation de la liberté de la presse.!
De 1817 à 1819, ils s'attachèrent à démontrer au
pays que la libre publication des opinions indivi-
duelles était non pas seulement la condition, mais le
principe de la liberté politique, puisqu'elle seule
peut former au sein d'une nation une opinion ji
générale sur les affaires et sur les intérêts. Dans-'
leurs articles comme dans leurs discours, ils ap-
prirent au public encore ignorant que, dans la*
r('pression des délits de presse, le discernement del
l'abus, la déclaration du fait doivent être invaria-,
blement séparés du ministère du juge. Le fait resle-<
sous L'EMPIRE ET LA U ESTA L li ATION. 21/
en la puissance de la société qui ne le fera parve-
nir au juge qu'après l'avoir constaté elle-même par
des arbitres qui soient sa parfaite image. Ces ar-
bitres ne sont pas autre chose que le jury. 11 n'y a
de nations politiquement libres que celles qui par-
ticipent sansrelAche au pouvoir judiciaire, comme
au pouvoir politique. De même que la Chambre
des députés est le pays qui concourt aux lois, le
jury est le pays qui concourt aux jugements. Il est
donc le principe fondamental de la justice crimi-
Inelle et, en quelque sorte, sa définition. C'est ainsi
llque, dans la rigueur des termes, la police correc-
itionnelle est une juridiction d'exception.
il
I Ces idées qui sont aujourd'hui dans le patrimoine
i
jcommun et qui remuaient alors profondément les
[classes moyennes, nul n'en fut l'apôtre plus con-
vaincu que Royer-CoUard, ce bourgeois royaliste
(constitutionnel dont l'autorité et la parole contri-
jbuaient à former les mœurs politiques. C'est à lui
!;|u'on devait, à propos de l'outrage à la morale
bublique, cette notion juste que les opinions ne
'peuvent être l'objet de la loi, ni comme vraies, ni
kîomme fausses, ni comme salutaires ou nuisibles.
V défaut du discernement du juge, les expériences
iL'cisives du xvi" et du xvii* siècle n'atteslaient-eiles
13
218 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
pas son impuissance soit à établir, soit à délruife
des doctrines?
Cette conviction que la liberté n'est pas un moyen
seulement, mais unefm;qu'ondoitraimerpourelle-
mème et non pas uniquement pour les avantages
qu'elle procure, commençait à pénétrer dans l'es-
prit de la bourgeoisie instruite, grâce aux débats
éloquents et passionnés du parlement. Assurée, par
la loi Gouvion Saint-Cyr sur le recrutement, de ne
pas voir enlever à la jeunesse militaire le drôil
l'avancement, satisfaite de la consécration de l'ej
gagement décennal au profit de l'Université, el
prêtait en majorité son appui indépendant au pre
mier ministère du duc de Richelieu et à celui di
général Dessolles. Deux points méconlentaien
cependant cette classe de plus en plus éclairée
d'abord les procès de presse maladroitement enta
mes et soutenus plus maladroitement encore, *e'
surtout les exigences et les manifestations
clergé. Elle ne lisait pas sans surprise, dansj
Bibliothèque historique et dans le Censeur,
arrêté du maire de Lyon imposant à une calégofli
de personnes l'obligation rigoureuse de produit.!
tous les trois mois, un certificat de leur curé coi'
statanl qu'elles remplissaient leurs devoirs rr
11
sous L'KMnUE ET LA IlESTAUR ATION. 219
gieux. C'était avec non moins d'étonnement qu'elle
voyait, dans certains départements du Midi, les
protestants condamnés à l'amende malgré les
réclamations de leur Consistoire, pour avoir refusé
de pavoiser leurs maisons sur le passage des pro-
cessions catholiques. Néanmoins tant que l'élo-
quence passionnée de M. de Serre, cette grande
âme, s'inspira des idées du centre gauche, il n'y
eut pas à désespérer de la réconciliation de la
bourgeoisie avec la royauté légitime.
Des symptômes, comme la dissolution de la
Société des amis de la presse et l'exclusion de
l'abbé Grégoire, annonçaient toutefois l'approche
des orages. La proposition Barthélémy, qui deman-
dait à Louis XYin une nouvelle loi électorale, avait
produit tant à Paris que dans les départements
une émotion indescriptible. La Minerve avait
poussé un cri d'alarme : « C'est un coup de tocsin
qui réveille et avertit la France ! » disait Etienne.
La bourgeoisie s'était, en effet, sentie menacée.
Partout on signait des pétitions pour le maintien
d'une loi qui protégeait son influence.
Cette influence, d'après les doctrinaires, n'était
pas arbitrairement créée par la loi de 1817. Ei^e
était avouée par la raison et la justice. Elle avait
220 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
d'autres fondements encore que la politique devait
respecter davantage parce qu'ils étaient plus dif-
ficiles à ébranler. La puissance de la classe
moyenne était désormais un fait, une théorie
vivante, organisée, résistante. Les siècles l'avaient
préparée ; la Révolution l'avait réalisée. C'était à
cette classe que les intérêts nouveaux apparte-
naient. La sécurité était donc troublée si son in-
fluence était compromise ; et son influence était
compromise, si la loi des élections était menacée.
Cette loi, les doctrinaires en faisaient comme une
religion à laquelle il serait imprudent d'attenter,
à moins qu'on ne fût en situation de ruiner tous
les droits et d'étouffer toutes les libertés.
Qu'on juge de l'effet de telles doctrines formulées
par la bouche d'un Royer-Collard, d'un Camille
Jordan.
Pour bien constater que le maintien intégral de
la loi électorale était le dernier mot de sa politique
intérieure, la bourgeoisie libérale de Paris avait,
le 5 février 1820, célébré l'anniversaire de cette
loi dans un grand banquet patriotique. Plus de
mille citoyens, négociants, banquiers, avocats,
notaires, médecins, avaient scellé leur union et
solidarisé leurs idées et leurs répugnances contre
sous L'KMPIRE ET LA RESTAURATION. 221
le parli de 1815. Un crime odieux, l'assassinat du
duc de Berry, vint arrêter brusquemment ce mouve-
ment en avant et ranimer la réaction royalisLe.
Dès le premier moment, la bourgeoisie comprit
que le parti des uUras allait profiter de l'attentat
de Louvel pour ressaisir le pouvoir et renverser
M. Decazes.
Il avait cependant jugé indispensable de revenir
aux lois d'exception. Mais il avait beau déposer une
nouvelle loi sur les élections, des projets contre la
liberté individuelle et la libre publication des jour-
naux et des écrits périodiques, les haines amassées
contre le favori du roi, contre l'ordonnance du 5 sep-
tembre ne reculèrent devant aucune infamie. Aux
cris de joie qui saluèrent sa démission, on put juger
des éminents services rendus par lui à la cause libé-
rale. Le centre gauche désormais uni à la gauche
formera avec elle une masse compacte. Le mouve-
ment ascensionnel vers la liberté s'arrête et la lutte
va se circonscrire sur le terrain où la Chambre de
1815 s'était placée. Qui aura dans le gouverne-
ment de la France l'influence prépondérante, les
vainqueurs ou les vaincus de 89, la bourgeoisie ou
la noblesse, l'égalité ou le privilège?
Quelques semaines du second ministère de
222 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
Richelieu vont suffire pour ne former qu'an soûl
groupe de tous les représentants des classes
moyennes frémissantes. L'arrivée au pouvoir de
M. de Villèle et de M. de Corbière en fera des enne-
mis irréconciliables.
IV
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE PENDANT
LES DERNIÈRES ANNÉES DE LA RESTAURATION
ET LA RÉVOLUTION DE 1830
La société bourgeoise est en 1820 curieuse à
étudier. Pendant quatre années de paix, le bien-
être matériel avait fait des progrès considérables.
Peu de discussions financières avaient eu plus d'im-
portance que celle du budget de 1817. Non seule-
ment les honnêtes et sages résolutions qui furent
prises sur l'arriéré, sur l'amortissement, sur l'em-
prunt, avaient relevé le crédit public gravement
224 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
compromis par les imprudences de la Chambre
introuvable; mais, en déterminant des règles pré-
cises pour le contrôle des dépenses et l'ouverture
des crédits, pour la reddition des comptes et la
liquidation des exercices, la loi de finance de 1817
avait posé les bases d'une législation qui garantis-
sait une bonne et régulière gestion des deniers
publics.
Les canaux de la Somme, des Ardennes et de la
Marne au Rhin s'achevaient. Bien que l'industrie
privée n'eût pas encore à cette époque l'habitude
de grosses entreprises, cependant, grâceàl'assielle
du crédit de la France, les capitaux particuliers de
la bourgeoisie devenaient de jour en jour moins
timides et la bourgeoisie reprenait, avec grand pio-
fil, dans toutes les branches du commerce, de l'in-
dustrie et du trafic, son labeur patient et économe.
La haute bourgeoisie parisienne se divisait alors
en deux fractions principales, dont chacune prenait
son nom du quartier qu'elle habitait de préférence,
le faubourg Saint-Honoré et la Chaussée d'Antin.
Ces deux sociétés séparées seulement par des
nuances d'opinion ou par des situations variables,
se rencontraient et se mêlaient.
L'aristocratie de la cour et même celle de la
RESTAURATION ET IlÉVOLUTION DE 1830. :2-i5
province, dans la saison où elles habitaient leurs
hôtels du faubourg Saint-Germain, admettaient bien
dans leurs ^aIons quelques hommes nouveaux, mais
toujours avec une nuance d'accueil et seulement
ceux qu'un grand zèle ou des circonstances heu-
reuses avaient mis à même de servir efficace-
ment la cause des Bourbons. Sous la Restauration,
si l'on excepte deux ou trois noms, madame de
Monlcalm, madame de Duras, la grande dame du
faubourg Saint-Germain n'eut aucune influence sur
les mœurs. Elle hésita entre d'anciennes traditions
et de nouveaux usages, et ne sut pas créer un salon
où l'on vînt prendre des leçons de goût et d'élé-
gance. Les femmes, après les quinze ans du despo-
tisme impérial, ne se sentaient pas le besoin d'être
supérieures aux hommes.
Il restait un très petit nombre de personnes
aimables de l'ancien régime; les gens âgés étaient
pour la plupart abattus par de longs malheurs ou
aigris par des colères opiniâtres. La parole était aux
jeunes. L'habitude anglaise des réunions nom-
breuses avait été adoptée; elle interdisait le choix
parmi les invités et diminuait le prix de l'invi-
tation; mais, en retour, comme on se dédom-
mageait, par la satire et la verve, de la réserve
226 LA BOUUGEOISIE FRANgAISE
contrainte imposée si longtemps par le gouverne-
ment de Napoléon I
Tandis que le monde aristocratique, isolé dans la
nation, avait des habitudesd'une régularité parfaite,
tandis qu'il passait six mois dans les châleaux, six
mois à Paris, avec bals au carnaval, concerts et ser-
mons au carême; du théâtre, fort peu; des voyages,
jamais; des cartes à jouer, toujours; il en était au-
trement dans le monde de la Gliaussée-d'Anlin et
du faubourg Saint-IIonoré. Les affaires ramenaient
régulièrement à la ville, après les vacances tradi-
tionnelles, les financiers et les hommes de loi.
L'activité de l'esprit était grande, on se visitait
beaucoup, les repas étaient longs, la chère déli-
cate; le maître de la maison servait lui-même,
il tranchail, il découpait. Au dessert, on risquait
la chanson gaillarde, un couplet de Désaugiers
quand ce n'était pas un refrain politique de Dé-
ranger.
Le Théâtre-Français, très fréquenté par la société
bourgeoise, vivait des restes de Talma, mais surtout
de la maturité du talent de mademoiselle Mars.
Ironie, malice, gaieté, bienséance et grâce parfaites,
c'étaient les qualités que l'admirable comédienne
enseignait et dont savaient jouir les amateurs
r.ESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. '227
éclairés appartenant aux classes moyennes. « Mari-
vaux mourra pour la seconde fois, quand vous dis-
paraîtrez, » lui écrivait dans un aimable billet du
matin madame Delessert. Mais les chefs-d'œuvre
de l'ancien répertoire restaient seuls debout. La
comédie contemporaine, glacée par le décorum ou
mutilée par la censure, ne produisait que des avor-
tons sans vérité et sans intérêt. Un genre nouveau
composé de demi-teintes, de nuances indécises,
redoutantle jour éclatantduThéûtre-Français, pre-
nait possession d'une nouvelle scène qui s'appelaitle
Théâtre de Madame. Un talent très bourgeois, pos-
sédant à un rare degré les lois de l'optique scé-
nique, répondait, vers celte date de 1820 à 1824, à
l'idéal moyen du monde commerçant, à ces tem-
péraments ni très larges ni très profonds, mais
fins, judicieux, joignant à l'amour des millions
l'engouement pour les brillants colonels, voulant
de la vraisemblance dans les écarts de l'imagina-
tion. M. Scribe venait à son heure.
A côté de lui un autre bourgeois de Paris, Théo-
dore Leclercq, un railleur charmant avec le ton de
la meilleure compagnie, lançait, comme autant de
flèches acérées sans être empoisonnées, de petites
comédies de salon, qui divertirent nos grand'mères.
228 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Affreusement grêlé de la petite vérole, quasi borgne
et de manières sautillantes, il était fort recherché,
les lectures de ses proverbes étaient fort goûtées,
surtout quand les excès du parti ultra-royaliste et
de ce qu'on appelait la congrégation eurent piqué
au jeu les esprits sensés et donné du corps à ces
proverbes d'une ténuité fragile.
C'était une fête très courue en ce temps-là,
lorsque, dans un des salons libéraux à la mode, on
devait entendre une chanson nouvelle de Béranger
ou quelque dialogue de Théodore Leclercq. Les
maisons hospitalières de la bourgeoisie étaient
nombreuses. En dehors de l'atelier de Gérard, où
artistes et étrangers affluaient, en dehors du salon
de madame Ancelot, où se rencontraient écrivains
et hommes de lettres, Parseval de Grandmaison,
Lacretelle, Gampenon, Guiraud, Soumet, Antony
Deschamps, madame Sophie Gay, madame Dufres-
noy, il y avait un certain nombre de femmes de la
haute bourgeoisie dont les soirées étaient très sui-
vies; nous pourrions citer madame Benjamin Deles-
sert, madame Augustin Perier, madame Schené,
madame Anisson, l'aimable et spirituelle sœur de
M. deBarante; mais, de tous les salons de la bour-
geoisie libérale, les plus en vogue étaient ceux
RESTAURATION ET UEVOLUTION DE 1«30. 2-29
de M. LalTitle, de M. ïernaux el de madame Davil»
lier.
On renconlrait chez M. Laffilte toute l'Europe
qui traversait Paris. On y coudoyait les financiers,
les écrivains, les généraux et officiers de l'Empire,
les hommes d'aftaires, les députés, une foule écla-
tante, animée, mais confuse. Au dire d'un assidu
visiteur de ce salon, madame Laffitte était une per-
sonne aussi digne que bienveillante, mais elle ac-
cueillait son monde el ne le gouvernait pas. Laf-
fitte, plein de cordialité, de naturel et d'esprit,
abandonnait aussi au hasard le sort de ses hôtes.
Assis à une table de whist avec l'insouciance d'un
financier, il se contentait de saluer avec grâce
les allants et venants; on savait d'ailleurs que,
généreux jusqu'à la prodigalité et cachant ses bien-
faits, il servait de providence aux misères que l'in-
géniosité charitable de Déranger lui indiquait
discrètement.
L'hôtel de M. Ternaux, place des Victoires, était
plus particulièrement le rendez- vous de la faction
de la Chambre des députés, appelée le centre
gauche. M. Guizot, M. lloyer-Collard, M. Cuvier,
M. Camille Jordan y trouvaient La Fayette lié d'a-
mitié avec M. Ternaux. Le monde industriel y était
230 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
plus représenté que la politique et la littérature ; et
les bals y étaient parfois plus brillants que la con-
versation.
N'était pas admis qui voulait chez madame Julie
Davillier, boulevard Poissonnière. Son mari,
comme M. Laffitte, comme M. Ternaux, était arrivé
au premier rang du monde des affaires, par une
intelligente probité, servie par \mc activité régu-
lière. Adoré pour sa droiture et sa bonté de tous
ceux qui l'approchaient, il dirigeait l'importante
maison connue sous le nom de Gros-Davillier-
Odier, dont le principal établissement était à Wes-
serling, tandis que madame Davillier gouvernait
leur intérieur à Paris. Cet art si difficile de réunir
les hommes, de les grouper sans les froisser, le
talent de mettre fin à une conversation ennuyeuse
sans humilier, cette femme distinguée les possé-
dait. D'une physionomie vive et fine, d'une tour-
nure élégante, elle avait tous les goûts élevés.
C'était chez elle que Garât avait chanté pour la
dernière fois en attendant que la Malibran y pré-
ludât à ses triomphes. Mais son salon était avant
tout une réunion politique. Le parti libéral et l'an-
cien parti bonapartiste y fusionnaient. Le duc de
Bassano, Arnault, V auteur de Germanimis, Fieury-
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 231
Chaboulon, les généraux Pajol, Exelmans, Becker,
Doumerc, madame Regnault de Saint-Jean d'An-
gély, madame Lallemand, madame Diichâtel, ma-
dame Méchin y causaient avec Benjamin Constant,
Manuel, Lamarque,Bignon, legénéral Foy, Dupont
(de l'Eure), Casimir Perler, avec toute la gauche.
On ne voyait pas seulement chez madame Davil-
lier les hommes d'action, les orateurs les plus
célèbres de la Chambre; toute la rédaction de la
Minerve'^ dînait à son jour avec Lacrelelle aîné,
qui avait conservé de l'ancien temps les ailes de
pigeon, les culottes courtes et les opinions de 89,
ce qui lui faisait dire : « Les Bourbons en feront
tant, que nous verrons descendre les faubourgs. »
Un survivant des girondins , Pontécoulant; les
deux champions blasonnés de la cause populaire,
M. de Chauvelin et Voyer d'Argenson, tous les
deux d'une verve piquante mais un peu fumeuse y
venaient aussi. Mais les plus fêtés des convives ha-
bituels de madame Davillier étaient Manuel et son
inséparable ami, Déranger, apportant pour son
écot quelque chanson inédile.
Il y aurait eu trop de fronts moroses, si un essaim
de jeunes femmes n'était venu s'abattre de temps
à autre au milieu des discussions passionnées qui
232 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
suivaient chaque séance du Palais-Bourbon. Kaul-il
nommer madame Sampayo, madame Pichon, ma-
dame Lacoste, madame Fabreguetle, à qui Déran-
ger avait adressé ces couplets :
Grand Dieu ! combien elle est jolie !
et madame Boudonville, la fille de M. de Jouy,
madame Deleuze, madame Allart, madame Des-
champ? Nous ne réveillerions pas ces ombres
charmantes si des portraits d'Ingres ou de Gérard
n'avaient transmis à la postérité quelques-uns des
visages gracieux et intelligents de cette vieille
bourgeoisie morte, La politique animait ces beaux
yeux. C'était à qui irait entendre un discours du
général Foy, à qui se ferait inscrire chez le préfet
de police pour aller visiter Béranger en prison à
Sainte-Pélagie. C'était le temps où, à un bal chez
Laftitte, une aimable danseuse répondait au jeune
D..., qui l'invitait à valser :
« Au moins, monsieur, êtes-vous pour la liberté
de la presse'/ »
Les longues discussions sur la littérature, entre-
lien habituel des conversations, perdaient de leur
intérêt. L'avidité pour les nouvelles parlementaires
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 2'J3
était telle, que Paris se peuplait de cabinets de lec-
ture fréquentés du malin au soir par une foule
d'hommes de tout âge, également empressés à dé-
vorer quelque brochure nouvelle. A l'Athénée,
rien n'attirait une si brillante assemblée qu'une
dissertation politique par Benjamin Constant. Il
faut écouler, dans la correspondance de Charles de
Rémusat avec sa mère, les échos des réunions de
cette société si vivante. Les événements terribles
et trop forts de la période révolutionnaire avaient
trempé les générations suivantes; et ces enfants du
siècle alliaient des choses qu'on n'a jamais pu voir
réunies depuis, l'esprit de salon, l'intelligence phi-
losophique et une sensibilité forte. Qu'on lise
cette page écrite par un jeune homme de vingt ans
à peine :
« De toutes les maisons où je vais, celle où je me
plairais le plus est celle de madame C... Outre que
c'est la seule où l'on cause, il y a des gens assez
curieux de toute espèce; la société, quoique gaie, y
est montée sur un ton assez sérieux. Malveillante
par ennui surtout et par mépris plutôt que par
haine, comprenant tout, ayant des impressions et
y tenant plus qu'à toute autre chose, sans préjugés
et sans routine, ellea pour me plaire ce que j'aime,
234 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
une certaine élévation d'idées qui n'a pas cours
dans le salon de madame L
» Elle réunit tous ces go Is qui me plaisent et
qui se tiennent ensemble. Elle aime madame de
Staël et par conséquent Talma; la liberté de la
presse, par conséquent Abufar et Hamlei, les dis-
cours de M. Camille Jordan, par conséquent les
tableaux de Gérard, et cent autres choses du même
genre, d'après lesquelles je juge les personnes à
qui j'ai affaire. »
La lutte entre les deux partis était dans chaque
maison. Elle recommençait à propos des plus petits
incidents. C'était dans la meilleure compagnie que
l'influence de l'ancien régime combattait souvent
avec le plus d'avantages l'influence des idées nou-
velles. De là un bizarre contraste que Charles de
Rémusat signalait à sa mère. Tandis que les per-
sonnes dont le sort et la vie se rattachaient à des
intérêts nouveaux, ou qui particii aient aux idées et
aux occupations du temps, semblaient acquérir
dans leurs habitudes quelque chose de plus sérieux,
de plus mûr, les gens au contraire qui tenaient aux
anciennes opinions étaient tous les jours plus fri-
voles et moins scrupuleux. L'air dégigé devenait
la fleur de ce qu'en appelait le beau monde.
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830, 235
liû spectacle de ces inconséquences apparentes
est plus curieux encore dans le domaine littéraire.
A une société nouvelle il fallait une nouvelle
liltérature. Tandis que la bourgeoisie, représentée
par les journaux libéraux de toute nuance, le
Constitutionnel, la Minerve, le Journal des Débats,
conservait son goût pour l'esprit français avec
tous les caractères qui le distinguent, les journaux
monarchiques, en revanche, n'avaient pas assez
d'éloges pour deux poètes révolutionnaires en litté-
rature, catholiques et royalistes à leurs débuts,
Lamartine et Victor Hugo. La bataille s'annonçait
entre les classiques et les romantiques. Le vieux
génie bourgeois, ni métaphysicien, ni artiste, pour
qui les lettres ne sont qu'une branche de l'élo-
quence, ce génie avide avant tout de notions pré-
cises, d'observations spirituelles, plus admirateur
de la grande prose que des beaux vers, allait se
heurter avec les jeunes intelligences émancipées
par les chefs-d'œuvre étrangers et qui en avaient
assez de la tragédie démodée, de l'ode pindarique,
de l'histoire arrangée, de la philosophie sensualiste,
de l'art faussement imité des Romains et enfin du
style empire. Les Féletz, les Arnaull, les Jouy, les
Lemercier, les Etienne, les Viennef, les Auger, les
236 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Baour-Lormian, les Jay commençaient à s'effacer
devant la génération audacieuse qui devait s'appe-
ler « les hommes de 1830 ».
Il fallait le Globe et quelques années d'éclosion
de plus, pour classer définitivement les esprits.
Toute la jeunesse des écoles était travaillée d'une
fièvre d'enthousiasme et de désintéressement. Ils
n'étaient ni légers, ni blasés, ni sceptiques, ces jeu-
nes gens qui s'enfermaient pour lire en commun
le beau livre posthume de madame de Staël qui ve-
nait de paraître, ou qui applaudissaient M. de
Chauvelin malade et se faisant porter en chaise
pour aller déposer son vote; ces jeunes gens qui
saluaient le général Foy quand il passait, ou qui
couraient entendre un philosophe de vingt-cinq ans,
Victor Cousin, qui disait : « La vraie morale
est celle qui conduit à la liberté politique, la
fausse morale est celle qui conduit au despotisme
et à l'arbitraire. » Ils aimaient la société dans
laquelle ils étaient nés et ils y croyaient. Ils étaient
convaincus qu'ils avaient une tâche à remplir :
réaliser la pensée de 89. En toutes choses, ils
élaient le contraire des désabusés; et, leurs
études achevées, ils emportaient en province,
comme les apôtres, la flamme et les sentiments qui
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. -111
les animaient. La nation se transformait par eux.
Le paysan qui n'avait ni châteaux à brûler, ni
droits féodaux à abolir, ni biens nationaux à ache-
ter, mais qui avait toute sorte de craintes vagues,
suivait ces jeunes avocats, s'abandonnant à eux
comme dans les premiers jours de la Révolution.
Les souffles nouveaux allaient aussi soulever de
terre les jeunes filles de la bourgeoisie. Tandis que,
dans l'Université, Royer-Gollard avait imprimé aux
éludes une direction dont l'École normale supé-
rieure devait être le plus brillant résultat, les cou-
vents, au contraire, avaient recommencé, sous l'in-
fluence de la renaissance religieuse, à constituer
dans un certain monde leur clientèle. Le pen-
sionnat des dames du Sacré-Cœur semblait alors
réservé aux familles nobles. Le couvent des Dames
anglaises et l'Abbaye-au-Bois avaient plus de vogue
dans la haute bourgeoisie, sans qu'elle eût cepen-
dant abandonné les pensionnats. Mais la vie en
commun égayée par les aptitudes pédagogiques des
religieuses avait plus d'attrait pour les jeunes ima-
ginations. L'esprit du siècle franchissait les grilles.
Une enfant étrange, qui devait être une femme de
génie, a raconté cette vie gaie et facile, faite pour
endormir les facultés. « Jusqu'à la petite lampe qui
238 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
tremblotait la nuit dans le cloître, et aux lourdes
portes qui, chaque soir, se fermaient à l'entrée des
corridors avec un bruit solennel et un grincement
de verrous lugubre, tout avait un certain charme
de poésie mystique*. »
Une variation nouvelle dans les modes féminines
avait suivi le séjour des alliés en France. De même
que la taille des habits, le corsage des robes s'était
allongé. La raideur disparaissait; on avait aussi
emprunté aux Anglaises des habitudes de soins et
de respect de sa personne. La femme frêle, les
organisations délicates, remplacent dans la tête des
artistes les vigoureuses matrones de l'Empire.
Les élégantes à Paris boivent de l'eau, mangent
peu. La province résista davantage. Alors se pré-
pare à naître dans la bourgeoisie, cette femme arti-
ficielle et raffinée, émancipée d'intelligence et
esclave des convenances, ayant plus d'engouement
que d'enthousiasme, se défiant de tout et se lais-
sant aller parfois à tout croire, cet être pétri de
contradictions et qui se sauve par la grâce : la Pa-
risienne.
La province, plus séparée que jamais de Paris
par les goûts, élait face à face avec les anciens émi-
i. Histoire de ma vie, par G. Sand»
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 239
grés qui avaient comme un art singulier d'exhumer
les ridicules. Prolecteurs du clergé paroissial, ils
le poussaient aux maladresses, ne se doutant pas
qu'elles atteindraient l'esprit religieux lui-même.
La persécution avait développé des vertus parmi les
ecclésiastiques, mais elle n'y avait pas créé des
hommes éclairés; et la Restauration ne leur avait
pas enseigné le tact. Depuis la chute de M. Decazes,
un orgueil aveugle les conduisait à s'éloigner delà
bourgeoisie. L'assassinat du duc de Berry leur avait
semblé la conséquence du libéralisme, et ils applau-
dissaient aux mesures qui ruinent le pouvoir,
alors même qu'ils semblent le fortilier.
Le gant était jeté; et, dans celte lutte qui com-
mençait pour finir en juillet 1830, les doctrinaires
eux-mêmes devenaient les adversaires déclarés du
second ministère du duc de Uichelieu. C'était l'in-
fluence de la bourgeoisie qu'on voulait abattre, et
c'est contre elle que fut dirigée la loi électorale
du double vote.
On ferait diflicilement comprendre les émotions
qu'excitait, chez les libéraux, la lecture de sem-
blables discussions. La bourgeoisie recueillait
avidement ces paroles de La Fayette (27 mai 1820) :
« La contre-révolution est dans le gouvernement ;
240 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
mon espoir dans la Restauration a été trompé. »
Bien que la loi sur le double vole eût passé, nos
pères étaient convaincus que le privilège était des-
cendu au tombeau, qu'aucun effort humain ne l'en
ferait sortir. Cependant, grâce aux procès de presse
ils n'allaient bientôt plus avoir que deux journaux
libéraux. Leur foi était indomptable, et pourtant
le parti royaliste triomphait; il avait fait rompre les
liens qui unissaient M. de Serre à d'anciens amis. Le
général Foy, inspecteur général d'infanterie, Laf-
fitte, gouverneur de la Banque, étaient révcqués de
leurs fonctions; Royer-Collard, Camille Jordan, Gui-
zot, de Barante étaient exclus du conseil d'État ; le
cours de Victor Cousin était suspendu. La barrière
qui sépare la résistance légale de la sédition s'abais-
sait insensiblement. Les conspirations se tramaient.
La naissance du duc de Bordeaux n'était plus pour
le parti royaliste qu'une occasion d'injurier ses ad-
versaires; et ceux-ci en venaient à croire que la
Charte était incompatible avec la légitimité. Tandis
que la partie impatiente de la jeunesse bourgeoise
entrait dans la charbonnerie, le parti royaliste s'en-
rôlaitdans deux associations, l'une fondéepar le Père
Ronsin, l'autre, parl'abbéLegris-Da val, associations
pieuses et charitables à l'origine, mais dont l'esprit
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. Ui
se modifia par la suite et que ropinion publique
appela bientôt < la congTégation ». Ainsi armés,
le comte d'Artois et ses amis n'avaient plus intérêt à
maintenir le ministère Richelieu. MM. de Yillè'e
et Corbière étaient prêts avec la droite à prendre le
pouvoir. Ils entrent aux aiïaires (décembre 1821).
Désormais plus de transaction possible. Ce ne
sont pas deux partis, ce sont deux armées qui se
mettent en bataille. Toute la bourgeoisie ne forme
qu'un faisceau. 11 s'agit à ses yeux de sauver la ré-
volution française et de la consacrer définitivement
par la liberté et le droit. C'est la seconde partie de
l'histoire si dramatique et si vivante de la Restau-
ration.
14
II
Un gouvernement qui rencontre pour adversaire
résolu les classes moyennes, en France, perd toute
chance de durée. Du jour où la Restauration amena
les bourgeois à cet état permanent de méfiance,
contre lequel échoua non seulement l'habileté con-
sommée de M. de Villèle,maisréIoquence persuasive
de M. de Marlignac, on put dire que la révolution
de Juillet avait sa raison d'être. C'était une affaire
de temps. Il fallait qu'une autre génération, plus
ouverte aux espérances et n'ayant pas été témoin d(
la Terreur et de ses suites, prît possession de lî
scène du monde; il fallait aussi que les craintes
d'un ijérilleux avenir s'en allassent avec les désa^
LA lîOUr.GEOISIE FRANÇAISE. 243
busés des changements dynastiques et les sceptiques
convertis.
De 1820 à 1830, les élénnenls de la société fran-
çaise se modifieront encore; la jeune bourgeoisie
qui entrera dans la lice, n'ayant pris part ni aux
excès, ni aux fautes des jacobins, ne recueillant de
la Révolution que ses bienfaits et n'en exaltant que
les principes, se sentait très forte; elle avait con-
science que le temps était pour elle, et qu'elle re-
présentait la nation. Il eût fallu que la monarchie
sût se concilier cette force, sinon elle allait se
heurter contre elle, dans un de ces conflits qui dé-
cident du sort d'un pays.
La jeunesse ne sut pas attendre les événements.
Par des conspirations, des tentatives d'insurrection
où son courage n'eut d'égal que son imprudence,
elle ralentit le mouvement rationnel des idées, le
progrès régulier du parti libéral; elle faillit en un
instant compromettre sa cause, en entraînant, dans
ses complots mal préparés, les chefs les plus émi-
nents et les plus respectés de l'opposition parle-
mentaire.
11 y eut, en effet, un moment où profitant habile-
ment de toutes les violences exercées, et delà répu-
gnance qu'avait la France laborieuse pour des
244 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
troubles stériles, le chef du côté droit M. de Yillèle
espéra établir la domination décisive de ses idées
dans les Chambres et dans la nation. Mais il comp-
tait sans les fautes de son parti, qu'il ne satisfaisait
qu'à moitié. La bourgeoisie, bien que ses repré-
sentants au Parlement fussent réduits à un très petit
nombre, fit face par son talent, par le concours de
ses publicistes, à la mauvaise fortune et conserva,
malgré la pression administrative, une influence
que les événements grandirent. Les députés de Pa-
ris, Laffitte, Casimir Perier, le général Gérard, Deles-
sert,Ternaux,Gévaudan,Salleron,Odier, Alexandre
Delaborde, Gilbert des Voisins, Tripier, exerçaient
une autorité incontestée sur l'opinion, et, un jour,
le plus courageux d'entre eux put dire au Palais-
Bourbon :
« Nous ne sommes que sept dans cette enceinte,
mais nous avons la France derrière nous. »
Pour atteindre son but, annihiler autant que
possible l'action libérale des classes moyennes, le
ministère, en même temps que des répressions
sanglantes faisaient, en moins de deux ans, lombei
onze têtes, conçut tout un système social et polij
tique; mais il fallait d'abord bâillonner la presseJ
et le cabinet avait sous la main un projet de loi
ilESTAUHATlON ET RÉVOLUTION DE 1830. 245
présenté par M. de Serre et le duc de Richelieu,
projet qui créait de nouveaux délits, diminuait les
garanties données aux accusés et augmentait les
peines. M. de Peyronnet reprit cette loi, l'aggrava
en attribuant aux cours royales le droit de sus-
pendre ou de supprimer tout journal ou écrit pé-
riodique. La commission, allant plus loin encore,
enlevait absolument à la loi de 1819 son caractère,
en excluant le jury du jugement des délits de
presse.
Si ces discussions constamment reprises pendant
les règnes de Louis XVIII et de Charles X n'épui-
sèrent jamais l'attention publique, c'est qu'elles
servirent de terrain aux critiques visant la poli-
tique générale, et que constamment les orateurs
de l'opposition élevèrent les questions au-des-
sus de la procédure. C'est ainsi que M. Humann,
un des orateurs modérés, s'écriait à propos de la
presse :
« La guerre est décbrée à toutes les espérances,
à l'avenir que la France s'était promis, à la Charte
qui le garantissait, et nous voyons la législation
renouvelée, l'administration bouleversée, et la
contre-révolution domine le ministère. »
C'est ainsi que le général Foy ayant dit que le
246 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
premier serment, celui qui dominait les autres,
était le serment envers la patrie :
« Qu'entendez-vûus par la patrie ? cria la droite,
c'est au roi qu'il fallait être fidèle.
— La nation et la patrie, répondait le général Foy,
n'étaient ni à Coblentz, ni à Gand, mais sur le sol
national.
— A l'ordre! répondait la droite, vous justifiez
le 20 mars.
— Qui donc, reprenait le général Foy, a amené
le 20 mars?
— Vous, criait la droite en désignant la gauche.
— Vous, criait la gauche, » en montrantla droite.
Ces incidents produisaient souvent plus d'eiï'et
que les harangues; ils enflammaient les plaies vives
et rompaient peu à peu les liens qui avaient com-
mencé à réunir la nation à la royauté légitime.
Comme la liberté de la presse a le double
caractère d'une institution politique et d'une né-
cessité sociale, les députés qui représentaient lesj
opinions des classes moyennes considéraient cett(
liberté bien moins en elle-même que dans ses rap-
ports avec le gouvernement et la sociélé. La public
cité était la résistance aux pouvoirs établis. Comme
la Révolution n'avait laissé deboutquedes individus
RESTAURATION ET REVOLUTION DE 1830. 247
et que lu dictature qui l'avait terminée avait, par
la centralisation, consommé son ouvrage, c'était la
liberté de la presse qui paraissait à la bourgeoisie
la base du droit public et de la défense sociale.
Pour la première fois, le senliment démocratique
inspira, dans cette discussion, le grand orateur doc-
trinaire, et ce ne fut pas sans étonnement que le
parti royaliste entendit Royer-Gollard dire que les
classes moyennes avaient abordé la politique, non
par un sentiment de curiosité et de hardiesse d'es-
prit, mais parce que c'était leur affaire; que, du
reste, l'industrie, la propriété ne cessant de fécon-
der, d'élever la bourgeoisie, elle s'était si fort ap-
prochée des classes supérieures, que, pour aperce-
voir celles-ci au-dessus de sa tête, il lui faudrait
beaucoup descendre. Il avait provoqué une vive
émotion lorsque constatant l'avènement de la dé-
mocratie, Royer-Gollard s'était écrié :
« Que d'autres s'en affligent ou s'en courroucent;
pour moi, je rends grâce à la Providence de ce
qu'elle a appelé aux bienfaits de la civilisation un
plus grand nombre de ses créatures. »
La démocratie devait être acceptée ou détruite,
car l'esprit de la Révolution avait passé tout entier
en elle. Il semble que la plus vulgaire prudence
248 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
conseillait de ne pas inquiéter, de ne pas irriter
ce terrible esprit. Il fallait être aveugle pour ne
pas voir cet instinct toujours en éveil qui me-
nait la bourgeoisie du ressentiment à l'impatience.
Le jury, en matière de presse, ne fut pas moins
supprimé aux cris de : « Vive le roi! » et la loi votée
à cent voix de majorité.
La seconde loi sur la police des journaux donna
lieu à des altercations encore plus amères et à des
récriminations plus violentes. Pendant que Manuel,
calme au milieu des orages parlementaires, exécré
de la droite, n'omettait rien de ce qui pouvait ré-
veiller le douloureux souvenir des époques malheu-
reuses : « Il faut en finir, s'écriait de son côté le
général Foy, avec ces mots de légitimité et d'usur-
pation, celui qui veut plus que la Charte, autrement
que la Charte, celui-là manque à ses serments. »
Dans ces luttes légales, la haute bourgeoisie
lâchait de regagner tout le terrain que la charbon-
nerie et les sociétés secrètes lui faisaient perdre.
Est-ce que des complots d'étudiants en droit et de
sous-lieutenants pouvaient renverser un gouverne-
ment appuyé sur les mœurs et sur une immense
force d'inertie? Est-ce que les échauffourées de
Belfo t, deColmar, de Saumur pouvaient servir la
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 249
cause des classes moyennes? On ne reconnut que
plus tard l'inutilité du sang répandu si tristement
dans cette année 1822.
Grâce aux lois sur la presse, les journaux libé-
raux étaient réduits au Constitutionnel et au Cour-
rier français. Mais deux plumes alertes et vigou-
reuses, celles de Tiiiers et de Mignet suppléaient
au nombre des lutteurs supprimés. Ce n'était pas
d'ailleurs seulement à la presse que la guerre était
déclarée. Les institutions et les maîLres les plus
chers étaient frappés; l'Université était particuliè-
rement mutilée.
La grande École normale était supprimée; après
le cours de M. Cousin, celui de M. Guizot était sus-
pendu, M. Sylvestre de Sacy sortait du conseil
royal de l'instruction publique pour faire place à
M. Clauzel de Coussergues. Le barreau lui-même
était atteint dans son organisation. Une ordon-
nance enlevait au conseil de l'ordre le droit de dé-
signer son bâtonnier. L'avocat plaidant hors de
son ressort était astreint à une permission de la
chancellerie. Le poêle chéri de la bourgeoisie,
après Déranger, Casimir Delavigne, était destitué
d'une modeste place de bibliothécaire. Enfin la
première école de l'Europe, la faculté de médecine
250 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
de Paris, était fermée. Un tel ensemble de mesures
aliénait les esprits les plus calmes de la bourgeoisie
lettrée.
Ce fut au tour des commerçants et des industriels
d'être menacés dans leurs intérêts. Malgré M. de
Villèle, le parti royaliste avait imposé la guerre
d'Espagne. La demande de crédits engageait dans
toute son étendue la question de savoir si l'expé-
dition était juste, nécessaire, avantageuse. Il n'avait
pas été difficile aux libéraux de démontrer que
cette guerre n'était ni le triomphe de l'autorité
royale, ni celui de la liberté, ni celui de la France.
Qu'était-elle? Le triomphe d'un parti qui n'avait
jamais compris la Restauration que comme un
châtiment.
C'est à la bourgeoisie la plus modérée, à celle qui
tenta loyalement d'associer la fidélité aux Bour-
bons avec l'esprit de 89, qu'il faut demander ce
que pensait l'opinion publique du système contre-
révolutionnaire qui s'affirmait par la guerre d'Es-
pagne. Mal réprimé par les uns, mal combattu par
les autres, ce système avait prévalu. « 11 était par-
tout, il corrompait tout, le gouvernement repié-
sentatif et l'administration. 11 c rrompraU, disait
Royer-Collard, si cela était possible, jusqu'à la reli-
RESTAUIîATlON ET RÉVOLUTION DE 1830. 251
gion, qu'il excite à la défense des passions qu'elle
condamne. »
Une monarchie constitutionnelle intervenant à
main armée pour faire prévaloir dans un état voisin
les principes du gouvernement absolu, était un
non-sens trop évident pour ne pas causer dans la
bourgeoisie libérale un soulèvement el pour ne pas
alarmer les affaires. Depuis M. Delessert, qui eut
l'heureuse pensée de citer le rapport du Sénat im-
périal en 1806 sur la première guerre d'Espagne,
jusqu'à M. Demarçay, toutes les nuances de la
gauche n'eurent qu'une voix pour blâmer. On se
souvient des paroles de Manuel, de son expulsion
violente, de l'attitude révolutionnaire de la droite,
de l'énergique protestation signée par soixante-trois
députés libéraux, de leur résolution de ne plus sié-
ger. La lecture de lettres de ce temps-là peut seule
rendre l'impression profonde que de pareils inci-
dents produisirent tant à Paris qu'en province. On se
serait cru en juillet 1789. On s'arrachait les journaux
dans les cafés et dans les salons, on les lisait tout
haut; les imaginations s'exaltaient; et jusque dans
leslycéesretenlibsaillenom do Manuel. L'oubli était
près de l'acchtmalion, tant à celle épcque, les événe-
ments et les émotions se sutcédaicnl avec rapidité!
252 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Cependant la guerre d'Espagne réussissait et le
gouvernement de la Restauration en paraissait
affermi. Réunis dans le salon de M. Ternaux,
Dumon, Guizard, Mahul, Aubernon, Guizot, Foy,
Augustin et Casimir Perier, Saint-Aignan, Slanislas
de Girardin, Sébastiani, Labboy de Pompières,
Delessert, Kératry, Delaborde, Rémusat, Rabbc,
Thiers, Mignet, Cauchois-Lemaire, n'étaient pas
abattus, mais résignés, c'était alors qu'on leur
disait : « Vous en avez pour vint>t-cinq ans ! »
Les journaux de la droite, le Drapeau blanc et
la Quotidiennene àiss\mu\i\'ien[T^i\s,d3Lns,àesiirlic\es
de doctrines politiques el religieuses, que les prin-
cipes invoq 's par les classes moyennes devaient
être condamnés. Le Drapeau blanc, sous la plume
de Lamennais, établissait que la tolérance en ma-
tière religieuse était une violation de la loi divine.
Sous le titre de Lettres à Mgr Vévêque cVHermo-
polisy il publiait en outre contre l'Université un
pamphlet où nous lisons ces lignes : « Sous la pro-
tection d'un nom respecté, les élèves sont élevés,
dans l'athéisme pratique et dans la haine du chri^
tianisme; un compte terrible sera demandé à l'Uni-
versité de ces jeunes âmes que Dieu appelait en
vain. > Sous l'inspiration de ces paroles, les collège
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 253
communaux dans les provinces devenaient d'abord
des collèges mixtes, puis bientôt se changeaient en
petits séminaires; quant à l'enseignement, l'aver-
sion pour les idées sérieuses y était manifeste. Dans
les facultés, l'histoire moderne, l'histoire de la philo-
sophie étaient bannies. Dans les collèges royaux,
l'histoire fut renvoyée aux classes inférieures; elle
servit à développerla mémoire et non plus à exercer
la raison ; la philosophie était ramenée à la banalité
pédantesque de l'école de Lyon. C'est ainsi que
l'Université fut frappée parce qu'elle était laïque
et profondément imbue de libéralisme. On ne
s'étonnera pas qu'elle identifiât de plus en plus
ses destinées à celle de la bourgeoisie.
Quant à la Quotidienne, l'organe du royalisme
le plus pur, elle se contentait de demander l'abro-
gation des lois de la Constituante, du mariage civil
par exemple; et M. de Donald avec sa logique in-
flexible déclarait, dans l'un de ses articles, que, si
les lois étaient insuffisantes, un gouvernement légi-
time devait se rappeler que tout était légitime pour
se soutenir et pour soutenir les gens de bien. C'est
surtout dans le Mémorial catholique, paraissant
une fois par mois, que les doctrines sociales du
nouveau parti religieux étaient exposées. C'étaient
15
254 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
celles qui avaient déjà trouvé place dans le Défctt'
seur. Elles se résumaient en celte phrase : « L'au-
torité temporelle doit toujours être subordonnée
à l'autorité spirituelle. »
L'esprit de parti rendait tout le gouvernement
solidaire de pareilles attaques contre la société
française; et, bien que les libéraux fussent en mi-
norité dans le parlement, ils étaient assez forts en
s'appuyant de semblables aveux contre-révolution-
naires, pour conserver les faveurs de l'opinion.
C'est alors que la dissolution de la Chambre des
députés devint l'idée fixe de M. de Villèle, il vou-
lait qu'une Chambre nouvelle lui permît d'arra-
cher à la bourgeoisie l'autorité qu'elle gardait
malgré tout.
Sur 285 députés d'arrondissement, le parti libé-
ral n'obtint en effet que 17 sièges aux élections.
Porté sur la liste des candidats du grand collège,
Manuel échoua à Paris. Deux candidats libéraux
passèrent seuls dans les collèges de département.
« Et voilà donc, disait la Quotidienne, la France
déblayée. » Une Chambre aussi royaliste que cellajj
de 1815 allait se réunir le 22 mars 1824. '
La bourgeoisie ne se découragea pas. Si peu
nombreux que fussent ses représentants dans le'
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 255
parlement, chacun d'eux était résolu à une dé-
l'ense énergique. Ce fut le temps où un vigoureux
esprit uni à un caractère intrépide, un homme
d'affaires consommé, qui, dans les sessions précé-
dentes, n'était resté qu'au second rang, s'empara
sans conteste du premier. Nous avons nommé
Casimir Perier. Les classes moyennes trouvaient
en lui, avec les qualités de jugement et de raison
froide, d'autres dons plus rares : l'impétuosité
dans l'attaque, la fermeté dans la résolution et le
courage civique même vis-à-vis de ses amis. Guidée
par lui, une très faihle minorité, soutenue par la
confiance publique, tint en échec une majorité
écrasante et violente. Les fautes qu'avait commises
l'intempérance de la jeune bourgeoisie furent ré-
parées; le parti se reconstitua.
Les royalistes jugèrent cependant le moment
venu pour reprendre, suivant les expressions de la
Quotidientie, la société par la base. C'est en
reprenant l'œuvre des députés de 1815 que les
députés de 1824 accomplirent leur mission. Il
semblait que tout favorisait leurs desseins. La
mort elle-même venait en aide à M. de Villèle :
Camille Jordan, le duc de Richelieu, M. de Serre,
ces âmes droites et pures, s'étaient éteintes. Le
256 LA BOUllGEOISIE FRANÇAISE
général Foy allait bientôt aussi disparaître; mais
rien ne put briser le ressort inflexible de la bour-
geoisie, prête à tout sacrifier pour sauvegarder les
conquêtes civiles de la Révokilion»
m
Ce fut le parti religieux qui fit perdre au minis-
tère Villèle tous les avantages des éieclions. Bien
que la déclaration de 1682 fût encore en honneur,
e! que la majorité du clergé séculier appartînt au
gallicanisme, une portion s'éloignait chaque jour
davantage des idées qui régnaient jadis sans par-
tage dans l'Église de France. Nous ne parlerons pas
des ardeurs de polémique de Lamennais, excessif
en tout. Dans une de ses dernières brochures, il
attribuait exclusivement et sans aucune réserve
l'enseignement à l'Église et rendait le pouvoir spi-
riiuel juge souverain de la vérité et de l'erreur.
Nous ne parlerons pas de la lettre de l'archevêque
258 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
de Toulouse, qui refusait nettemenl à l'autorité
civile le droit que lui donnaient les articles orga-
niques de surveiller l'enseignement des sémi-
naires. La bourgeoisie, sous la Restauration, te-
nait à l'observation des maximes de 1682 et ne les
séparait pas du Concordat. Elle y voyait un instru-
ment politique.
C'était moins cependant le clergé proprement
dit que le parti religieux laïque qui froissait les
vieux instincts des classes moyennes. Pour appré-
cier avec équité les causes de ces colères, ce n'est
pas dans les pamphlets qu'il faut chercher leurs
impressions; nous les demandons aux esprits
calmes et élevés. M. Guizot vieilli, recueillant
ses souvenirs, n'hésitait pas à reconnaître que
l'inintelligence du parti sacerdotal arrêta le cours
de la réaction commencée sous le Consulat, en
faveur des sentiments et des croyances calhoUques.
La liberté de conscience, la séparation légale dt
la vie civile et de la vie religieuse, le caractèn
laïque de l'État, furent attaqués et compromis.
xviiP siècle alors reparut en armes, et la bour-
geoisie, plus jalouse de la sécularisation que de
toute autre conquête, rendit à l'Église guerre poui
guerre. Ta.i que vécul Louis XVIII, un modéH
RESTAURATION ET RÉVOLUTIO.; DE 1830. 259
de l'ancien régime, le flot voltairien \:\xi encore
être endigué; mais il devait déborder sous le
règne de Charles X, qui n'avait rien appris. Tant
que M. de Villèle tint les rênes, il ralentit un peu
les allures de la contre-révolution, mais il ne pv
- l'arrêter.
f Les discussions sur la réduction de la rente
3 p. 100, opération mal comprise au début, avaient
soulevé dans le monde parisien, même parmi les
femmes, de véritables fureurs. La rupture violente
de M. de Chateaubriand avec M. de Villèle s'en
était suivie. Un nouvel élément d'opposition vint
s'ofl'rir aux libéraux, c'était le concours du Jour-
nal des Débats. Le soir même du renvoi de son
illustre ami, M. Berlin de Vaux s'était rendu chez
le président du conseil et lui avait demandé l'am-
bassade de Rome pour Chateaubriand; M. de Vil-
lèle avait répondu que toute tentative était inutile.
« Alors, avait dit M. Bertin, dès demain la guerre
commencera et les Débats qui ont bien renversé les
ministères Decazes et Richelieu n'auront pas plus
de peine à renverser le ministère YxUèle. » Et
M. Bertin sortit pour ne plus revenir. '•
La guerre, en effet, fut implacable; et c'est à cet
incident que la bourgeoisie doit d'avoii ^onquis à
260 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
sa cause un organe éloquent et accrédité. Le pre-
mier anneau du systèrao politique forgé par le
côté droit était la prolongation des pouvoirs de la
Chambre pendant sept ans et son renouvellement
intégral. C'était l'omnipotence du ministère, sou-
tenu par une majorité à long terme, c'était la
longue intermittence des communications avec
l'opinion publique. Par ce double motif, la bour-
geoisie était hostile au projet; avec ses instincts
gouvernementaux, elle voyait dans une trop longue
durée du mandat une décroissance de la force de
l'élection; et, dans le renouvellement intégral, elle
redoutait, avec la mobilité des intérêts, un choc qui
ne laisserait debout aucun ministère, ni peut-être
aucun gouvernement. Si les élections étaient sin-
cères, le renouvellement intégral constituait, aux
dépens de la royauté, la prépondérance de la
Chambre élective; si elles n'étaient pas sincères,
le gouvernement représentatif n'existait plus.
Tel était le dilemme dans lequel la majorité
était enfermée. Tout est lié dans une constitution
politique; et, pour donner à une Chambre élective
une durée de sept ans, sans renouvellement par-
tiel, il fallait que les droits civiques fussent parfai-
tement garantis. Outre la liberté de la presse et la
nESTAUr.ATIOiN ET REVOLUTION DE 1830. 261
>incérité des élections, il fallait des institutions
Jocales qui pussent défendre les intérêts partiels.
Les 292 députés qui votèrent la septennalité de-
vaient s'apercevoir trop tard de l'erreur politique
qu'ils commettaient.
Une fois muni de ce qu'il croyait être un in-
strument de règne, le parti qui maintenait au pou-
voir M. de Villèle, plus impatient que son chef,
crut qu'il serait facile avec la loi du sacrilège, avec
la loi sur les partages et sur les droits d'aînesse,
de faire un pas décisif en arrière. Les plus ardents
comme M. Glausel de Goussergues, M. Duplessis-
Grénédan, M. Ferdinand de Berthier, n'atten-
dirent pas le mot d'ordre. L'un demandait la sup-
pression de toute peine contre les ministres de la
religion qui procéderaient à la cérémonie du ma-
riage, avant qu'il fût justifié de l'acte de l'état civil ;
l'autre, en s'opposant à ce que la peine de l'infan-
ticide pût être réduite aux travaux forcés, pronon-
çait un violent réquisitoire contre le jury jugeant
au criminel; l'autre enfin, à propos de la discus-
sion du budget, demandait la reconstitution de
l'ancienne magistrature, le remplacement des
préfectures par les généralités du temps passé, la
restitution au clergé de la dotation votée par la
262 LA BOURGEOISIE FllANÇAISE
Constituante et une indemnité pour les émigrés;
ce qui faisait dire à un député du centre, à un
magistrat, M. Bourdeau : « Que conclure de tout
cela? C'est qu'on veut tout l'ancien régime, avec
les jésuites de plus, et les libertés de l'église gal-
licane de moins. » Exaspérée, en outre, de ce que
la jurisprudence des cours royales fournissait les
moyens d'éluder la suspension et la suppression
des journaux, la droite obtenait le rétablissement
de la censure par l'ordonnance du 16 août 1824.
La bataille était engagée sur toute la ligne. La
Révolution, réveillée, provoquée et remise en cré-
dit par ces folies, était debout. La Chambre des
pairs, plus politique que sage, mais dont les séances
n'étaient pas publiques, essayait d'enrayer le mou-
vement contre-révolutionnaire. C'est dans cet inter-
valle que Louis XVIII mourut.
Il sembla d'abord que l'apaisement allait se pro-
duire avec Charles X; dans les premières semaines
de son avènement, la satisfaction de la bourgeoisie
fut entière. Est-ce que tout ne conseillait pas une
trêve? Des députés libéraux, Benjamin Constant
en tête, étaient allés aux Tuileries, et d'anciensgé-
néraux de l'Empire avaient offert leurs services.
L'espoir fut de courte durée.
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 263
Le roi avait conservé 1.' môme miiiislcre. Quelle
altitude prendrait-il? L'ordonnance du 3 décembre
18-5 qui épurait l'armée, en f. appant cinquante-
six lieutenants généraux et cent onze maréchaux de
camp, suffit pour éclairer les classes moyennes.
La popularité du roi s'évanouit, la parole fut aux
événements. La jeune bourgeoisie libérale songea
à créer un journal qui répondît aux aspirations et
aux idées nouvelles. Elle riait en lisant le Constihi-
tionnel, qui ne manquait jamais défaire reparaître
dans ses colonnes les souvenirs de la Saint-Bar-
thélémy et de la révocation de ledit de Nantes, les
noms deRavaillacetdeD .micnSjàlajoiedeses seize
cents abonnés; elle pensait qu'il était temps de
sortir de ces redites et de ces lieux communs. Tan-
dis que le paiti royaliste avait une vraie doctrine
avec le Drapeau blanc pour interprète, ceux qui
avaient grandi depuis dix ans, les fils des grands
industriels, des riches négociants, les jeunes
adeptes de l'école philosophique et critique, restés
fidèles aux noble sidées de l'Assemblée constituante,
sans avoir traversé les épreuves de leurs pères,
avaient travaillé et élargi leurs idées. Les Vitet, les
Duchâtel, les Jouffroy, les Palin, les Trognon, les
Ampère, les Farcy, les Rémusat, les Gavé, les Ditt-
261 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
mer, les Magnin, les Sainte-Beuve, venaient de
fonder le Globe ;ei le plus sincère d'entre eux, Jouf-
froy, allait publier son manifeste : Comment les
dogmes finissent ! Célixil donc un monde nouveau
qui naissait au milieu de la bourgeoisie; elle se
montrait digne sur tous les points de servir de
flambeau à la société moderne.
Ces éveils de la pensée humaine embrassant
toutes les branches de l'art et du savoir n'étaient
qu'un stimulant de plus pour la congrégation. Ce
parti avait pris de telles forces, que la bourgeoisie
ne fut pas longtemps à s'apercevoir que le relève-
ment de l'ancienne monarchie n'était plus seule-
ment une question politique, mais une affaire de
conscience pour un monarque qui voyait son salut
compromis par chacune des concessions que lui
arrachait l'esprit du siècle. M. de Yillèle fut impuis-
sant à empêcher Charles X de s'engager dans la voie
qui devait le mener à l'exil.
Les projets de loi présentés par le roi au con-
seil, l'indemnité pour les émigrés, la loi des com-
munautés religieuses, la loi sur le sacrilège et aussi
le discours d'ouverture du trône annonçaient net-
tement à kl bourgeoisie libérale qu'elle n'avait rien
à attendre que d'elle-même.
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 265
Ses doctrines pendant cette lutte avec la contre-
rcvolulion n'étaient pas seulement développées à
la tribune et dans les journaux ; elles étaient com-
mentées dans les salons, dans les boutiques, dans
les cercles, avec la véliémence qu'avait alors cette
unanimité de convictions qui seule peut consti-
tuer à l'heure du triomphe un parti puissant de
gouvernement. Toute occasion était bonne pour
creuser le fossé qui séparait le pays en deux. Ainsi,
au lieu d'être une œuvre de pacification et d'oubli,
le rapport sur l'indemnité à allouer aux émigrés
et la discussion qui suivit, grâce aux discours de
yùl. de la Bourdonnaye et Duplessis-Grénédan,
ne furent qu'une occasion de remettre en présence
ceux qui avaient combattu sous le drapeau national
et ceux qui s'étaient rangés sous le drapeau de l'é-
tranger, et de fulminer de violenls réquisitoires
contre les acquéreurs des biens nationaux. Pour
mieux caractériser ce débat, le général Foy, s'adres-
sant à la nation, avait prononcé ces paroles vio-
lentes : « Que les acquéreurs des biens nationaux
se souviennent que, dans cette discussion, leurs
pères ont été appelés voleurs et scélérats; et, si
l'on essayait de leur arracher par la force les biens
qu'ils possèdent légalement, qu'ils se souviennent
266 LA BOUUGEOISIE FRANÇAISE
qu'ils onl pour eux la Charte et qu'ils sont vingt
contre un. »
Mais ce fut à propos de la loi sur le sacrilège
que nos pères établirent les frontières infranchissa-
bles de la sociélé civile et de la société religieuse
au milieu des passions déchaînées. A la Chambre
des pairs, qui avait été saisie la première, une
majorité de quatre voix avait prononcé la peine
de mort. Le seul amendement admis avait sup-
primé la mutilation. A la Chambre des députés,
l'opinion de la bourgeoisie, de plus en plus mécon-
tente, retrouva comme interprèle la raison impé-
rieuse de son orateur le plus autorisé pour traiter
des droits de l'autorité religieuse et de Taulorité ci-
vile. Le problème était bien posé. On demandait, en
effet, que la religion catholique fût protégée, non
seulement comme religion d'État, mais comme
étant la vérité; toute l'habileté des orateurs du
côté droit consistait à confondre l'outrage à Dieu
avec l'outrage à la société, celui-ci punissable, ce-
lui-là inaccessible à la justice humaine. C'était sur
la vérité légale du dogme que les échafauds du sa-
crilège étaient construits. Pourquoi punissait-on
seulement la profanation des hosties consacrées?
Est-ce que l'hérésie et le blasphème ne méritaient
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 18J0. 267
pas aussi un pareil châtiment? Dès qu'un seul des
dogmes du catholicisme passe dans la loi, la reli-
gion tout entière doit être tenue pour vraie et les
autres pour fausses; eUe doit faire partie de la re-
ligion de l'État, et de là se répandre dans les insti-
tutions politiques et civiles.
La légalité religieuse était donc le principe du
projet de loi; et ce principe thcocratique menaçait
à un haut degré la société conçue par la Révolution.
Cette doctrine soulevait la bourgeoisie plus que
toute autre. La loi sur le sacrilège n'en fut pas
moins adoptée. Le système de réaction contre-révo-
lutionnaire emportait le parti royaliste. Les asso-
ciations religieuses prenaient un développement
considérable. La compagnie de Jésus établie à
Montrouge et à Saint-Acheul imprimait à un grand
nombre de séminaires sa direction. La polémique
entre la bourgeoisie et le parti de la congrégation
s'envenimait. Aussi avait-il été décidé en conseil,
le 14 août 1825, que les deux organes des classes
moyennes, le Conslilutionnel et le Courrier, seraient
poursuivis pour attaques à la religion de l'État. La
jeune bourgeoisie libérale qui avait fondé le Globe
avait trop peu d'autorité pour imposer ses opinions
de tolérance philosophique en matière de contro-
268 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
verse religieuse. Les deux articles de Dubois et de
Jouffroy (26 juillet et 2 août 1825) s'efforçaient de
n'aborder la question que par le côté qui touchait
les intérêts de la liberté de conscience. Ils blâ-
maient également ceux qui voulaient imposer à
leurs voisins leur foi ou leur incrédulité. « Les
dévols veulent absolument qu'on nous coupe
le poing pour nous prouver l'excellence de la
religion, et les incrédules ne nous permettent
d'aller à la messe que sous le bon plaisir de "M. le
préfet. »
Mais la médiation libérale n'avait pas de succès
auprès de la vieille bourgeoisie. On s'en aperçut
bien lorsque parut le mémoire à consulter, et qu'au
mois de juillet, M. de Montlosier vint à Paris, te-
nant à la main la dénonciation aux cours royales.
Le Globe et le journal le Commerce furent les seuls
organes du parti libéral à soutenir, môme au pro-
fit des jésuites, le droit de s'associer et la liberté
d'enseignement, comme étant de droit naturel. Au
contraire, le Constitutionnel, le Courrier, et même
le Journal des Débats, s'accordaient pour applau-
dir au courage, au caractère, au talent de M. de
Montlosier. Quarante avocats de Paris, les plus en
renom, signaient les consultations rédigées par
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 269
M. Dupin, et les nombreux barreaux de province y
adli^raient; avec une sincérité absolue, lamaveure
partie de la bourgeoisie était tout entière à sa haine
contre les jésuites, ne trouvant rien de trop fort vis-
à-vis d'eux dans la polémique, dévorant les articles
du Constitutionnel, implacables pour ceux qu'ils
appelaient les Pères de la Fronde.
La magistrature elle-même dontles rangs s'étaient
ouverts à une partie des familles bourgeoises,
prenait dans les questions religieuses une attitude
qui la rendait populaire. Déjà dans le procès du
Constitutionnel et du Courrier, la cour royale de
Paris avait prononcé l'acquittement devant un
public enthousiaste. Elle avait, avec une gravité
digne des beaux temps des parlements, rappelé les
maximes du droit public, si courageusement sou-
tenues par les gens du roi. Gallicane et ennemie
invétérée de la compagnie de Jésus, la magistra-
ture, dans la lutte engagée depuis le ministère Vil-
lèle avec la bourgeoisie libérale, faisait preuve d'in-
dépendance; c'est ainsi qu'appelée à délibérer sur
la dénonciation Montlosier, le i6 août 1826, la
cour de Paris, tout en déclarant son incompétence,
donnait dans les considérants de l'arrêt, raison en
fait à M. de Montlosier et encourageait ainsi la
270 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
résistance aux envahissements du parti sacerdotal.
Quelle (lèvre dans ces deux années ! Tout événe-
ment était pour la bourgeoisie un spectacle, une
manifestation, une occasion de se compter. Elle se
compta, en effet, aux funérailles du général Foy,
suivant des yeux avec attendrissement les jeunes
enfants à qui Casimir Perier donnait la main, et
couvrant la voix du député libéral d'une immense
acclamation, lorsqu'il proposa à la France de les
adopter.
L'union était complète, depuis que toute idée
d'insurrection violente et de conspiration était
écartée, depuis que jeunes et vieux, pour combattre
la contre-révolution, se plaçaient sur le terrain de
la Charte et de la loi. Mais il fallait batailler sans
cesse. Après la question religieuse, c'était celle du
droit d'aînesse que le ministère soulevait. A l'ou-
verture de la session de 4826, le discours du trône
avait annoncé qu'une loi serait présentée pour
mettre un terme au morcellement de la propriété
foncière, comme essentiellement contraire au prin-
cipe même du gouvernement monarchique. Ainsi
aucune fibre irritable n'était ménagée. C'était une
attaque encore plus directe que /es autres contre
la France nouvelle.
RESTAUHATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 271
La bourgeoisie se demandait quand s'arrêterait
le dessein de réformer la société. « Le cri de la
France se fait entendre, » disait le Journal des Dé-
bats, parlant des nombreuses pétitions qui se si-
gnaient dans les études des notaires. La Chambre
d s pairs, à son grand honneur, rejeta l'article 1" et
la session de 18^6 fut enfin close le 6 juillet. « La
contre-révolution se débat, écrivait en octobre
Royer-Collard à M. de Barante, mais chacun de
ses efforts trahit sa faiblesse et sa défiance d'elle-
même, »
Charles X, au milieu de ces effervescences, sui-
vait les processions du jubilé à travers les rues de
Paris, sans s'apercevoir que la population haussait
les épaules. M. de Villèle du moins le voyait pour
lui ; et pourtant, un mois après, au 15 août, il n'em-
pêchait pas le roi de recommencer, escorté cette
fois par l'armée, tandis que des gardes natio-
naux s'y refusaient. La presse libérale relevait
tous ces incidents ; aussi c'était l'ennemi que
le ministère voulait supprimer. Encore une loi des-
tinée à frapper directement les éditeurs responsa-
bles et les propriétaires de journaux! On l'appela
la loi de justice et d'amour.
Cette fois , l'Académie française elle-même, au nom
272 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
des letlres, s'émut. Les vieux survivants de la so-
ciété d'Auteuil, Tracy, Lemercier, Andricux, Ray-
nouard, protestèrent. Viliemain et Chateaubriand se
joignirent à eux. Dix-huit académiciens signèrent
la supplique à Charles X. Deuxjours après (18 jan-
vier 1827), une ordonnance rayait Yillemain de la
liste des maîtres des requêtes ; deux arrêtés desti-
tuaient Michaud de son titre de lecteur du roi, et
Lacretelle de ses fonctions de censeur dramatique.
L'Université, mécontente, bâillonnée, ne dissimulait
pas sa colère. Tous les bourgeois lettrés s'unissaient
donc pour concourir à former une opinion formi-
dable et inflexible.
A quel degré d'irritation devaient être montées
les têtes les plus froides de la bourgeoisie pour qu'on
entendît le futur président de la Chambre des dépu-
tés, Royer-Collard, flétrir aussi énergiquement la
faction qui était au pouvoir? 11 ne lui demandait pas
qui elle était, d'où elle venait, où elle allait, il la ju-
geait par ses œuvres. Voilà qu'elle proposait la des-
truction de la liberté de la presse; l'année précé-
dente, elle avait exhumé du moyen âge le droit
d'aînesse; une autre année, le sacrilège. Ainsi, dans
la religion, dans la société, dans le gouvernement,
elle retournait en arrière. L'entreprise était labo-
RESIAUUATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 273
rieuse; les libéraux mettaient la congrégation au
défi de la consommer. « Il y avait longtemps,
disaient-ils, que la discussion est ouverte dans le
monde entre le bien et le mal, entre le vrai et le
Taux; elle emplit d'innombrables volumes lus et
relus; des bibliothèques, les livres ont passé dans
les esprits; c'est de là qu'il faut les chasser. Avait-
on pour cette œuvre un projet de loi? »
On voit quel était le ton de la discussion. Royer-
Collard n'avait voulu déposer aucun amendement
contre la loi de justice et d'amour a par respect
pour l'humanité, qu'elle dégradait; pour la justice,
qu'elle outrageait ». La loi fut cependant adoptée
et transmise à la Chambre des pairs. Les amende-
ments qui y furent acceptés par la commission
ayant profondément modifié la loi, le ministère la
relira. Les démonstrations de joie dans les quar-
tiers commerçants de Paris furent bruyantes. Elles
ne furent pas moins grandes dans les cercles de li-
brairie et dans les villes importantes. Ce jour-là, il y
avait séance à l'Académie française. Villemain re-
cevait Fourier, successeur de Lemontey. Toute la
bourgeoisie élégante et instruite était là; le bruit
du retrait de la loi se répandit dans l'assistance,
au moment où Villemain célébrait la liberté de
274 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
penser et d*écrire. A ces paroles, l'assemblée tout
entière se leva; et applaudit à plusieurs reprises.
L'éloquent académicien eut de la peine à reprendre
son discours.
Toutes les mesures imaginées pour intimider
l'opinion de la bourgeoisie produisaient un effet
opposé. On sait quels incidents amenèrent le licen-
ciement de la garde nationale de Paris, après cette
revue du 29 avril, où Charles X espérait recon-
quérir la popularité. Il ne fit que consommer de ses
propres mains la séparation entre l'autorité royale
et la bourgeoisie parisienne. M. de Villèle sentit
clairement qu'il ne pouvait plus gouverner avec
efficacité ; il demanda et obtint la dissolution de la
Chambre ; le parti royaliste avait usé le seul homme
qui lui eût permis d'exercer légalement le pouvoir
depuis sept ans.
IV
Le suffrnge universel n*a jamais mieux repré-
senté l'opinion publique que les quatre-vingt mille
propriétaires ou patentés à qui la Charte et la loi
attribuaient, en 1827, le droit de vote. Tout le pays
était derrière ces bourgeois, leur prêtant aide et
concours avec un ensemble admirable et une ar-
deur qu'aucune vexation administrative ne lassait.
Le barreau couvrit la France de comités de con-
sultation. Les électeurs donnaient le mot d'ordre et
toute la jeunesse libérale obéissait sans discuter,
à ces chefs respectés. L'un d'eux disparaissait à
l'heure où un injuste oubli allait être réparé. C'é-
tait le plus énergique défenseur des droits de la
276 LA IJOUUGEOlblE FRANÇAISE
société moderne, Manuel. Triste, abreuvé de cha'
grin, il s'éteignait à Maisons, chez son ami Laffilte,
Pour un qui disparaissait au moment du tiiom-
phe, combien d'autres prenaient leur part d'eiïorts
et de sacrifices! Le désintéressement était alors
l'âme même de la jeunesse; pour elle, la vérité étail
tout. La préoccupation d'un intérêt personnel étail
une chimère, et, comme le disait Charles de Rému-
sat, sur la tombe de Jouffroy, en 1844: « La crainte
pusillanime d'être appelé téméraire pour avoirbravé
un préjugé était un sentiment qu'on n'eût pas com-
pris. » C'était un insigne honneur que de faire
partie d'un comité d'action. La société Aide-toi
et le Ciel t'aidera, qui se fondait à Paris, et dont
M.Vitet rédigeait le manifeste, imposait en tous
lieux et aux esprits les plus indisciplinés l'emploi
exclusif des moyens légaux. M. Guizot la présidait;
à côté de lui siégeaient plusieurs jeunes hommes
dont les têtes étaient vives et les tendances d'opi-
. . . ^
nion bien dilîérenles : Bastide, BomviUiers, Cavai-
gnac, Clément Thomas, llippolyte Garnot. Ils n'é-
taient cependant pas les moins résolus à garder
soit dans leurs publications, soit dans leurs actes,
le respect de la légalité. M. Mignet ne s'en était pas
écarté dans la brochure éditée par la société Aide-
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 277
loi et le Ciel l'aidera. Il y rapportait fidèlement les
circonstances de la mort et des funérailles de Ma-
nuel. La brochure n'en fut pas moins saisie et le
jeune écrivain traduit en police correctionnelle.
Quelles félicitations enthousiastes lorsque, après
quelques explications sur les sentiments de recon-
naissance qui l'avaient inspiré, il fut acquitté!
Quand, dans les dernières années, il évoquait ce
souvenir devant quelques amis, une flamme pas-
sait encore dans ses yeux.
Ce fut une école de gouvernement que la forte
discipline qui, pendant cette période, assouplit la
bourgeoisie. Elle se façonnait ainsi aux devoirs de
la vraie liberté. Le succès des élections dépassa de
beaucoup ses espérances. Tous les hommes con-
sidérables de l'ancienne opposition libérale ren-
trèrent au parlement; non seulement Dupont de
TEure, Jacques Lalfitte, Casimir Perier, Benjamin
Constant, de Schonen, Ternaux, Royer-Gollard, le
baron Louis étaient élus à Paris; mais les départe-
ments nommaient Bérard, Lameth, La Fayette, Ber-
lin de Vaux, Bignon, Méchiu, Sébastiani, Labbey
de Pojnpières, Etienne, Benjamin Delessert, le gé-
néral Gérard, Tracy, Chauvelin, Saint-Aulaire. Le
ministère Martignac se constituait, on reprenait
16
278 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
les traditions de 1817 à 1820; et l'on pouvait es-
pérer une dernière fois de réconcilier la royauté et
la Révolution.
Deux causes s'y opposèrent. D'une part, Charles X
se promettait bien de ne pas pousser loin l'expé-
rience et recommençait à avoir deux cabinets, l'un
officiel dont il subissait l'essai, l'autre occulte qui
possédait toute sa confiance. D'autre part, la bour-
geoisie restait méfiante et, ne voyant pas le minis-
tère prendre l'initiative, n'était pas assez convaincue
qu'il était la dernière chance d'une restauration li-
bérale. M. de Marlignac a grandi dans l'histoire,
mais il n'eut pas, durant son existence, d'autorité
sur ses contemporains, malgré le charme insinuant
de sa parole et la grâce de sa personne; et cepen-
dant une mesure grave et courageuse venait d'être
prise par lui, à la satisfaction des classes moyennes.
L'Université avait cessé d'être l'objet de l'hosti-
lité du pouvoir. Ce foyer vivifiant du libéralisme et
de la sécularisation dans l'enseignement se sentait
maintenant soutenu; ce n'était pas assez aux yeux
de la bourgeoisie. Le crédit croissant de la congré-
gation, la protection de plus en plus efficace accor-
dée par elle aux ambitions qui lui étaient asser-
vies, l'extension de plus en plus large laissée aux
RESTAURATION ET REVOLUTION DE 1879. 27<>
1 établissements des jésuites, la dévolion même de
I Charles X étaient autant de motifs de surexcitation
I pour l'esprit laïque et voltairien. La pression
I exercée par l'opinion eut une telle intensité, que
les minisires représentèrent au roi la nécessité de
I donner une satisfaction au parti libéral. Charles X
I consentit alors à soumettre aune commission l'exa-
I men de la situation des congrégations enseignantes
nonautorisées vis-à-vis du statut universitaire, et
! il signait, le 16 juin 1828, les deux célèbres ordon-
nances sur les collèges des jésuites et les petits sé-
i minaires, ordonnances qui, suivant l'expression du
Journal des Débats, constituèrent la victoire de
: l'ordre légal.
L'état de guerre civile existant entre les deux
fractions de la société française n'en fut pas calmé.
« Le sceptre de l'inqtiisition est brisé ! * disait en-
core le Journal des Débats, dans le style du temps.
i II prenait la défense des ordonnances, « contre des
fureurs qui auraient pu nous effrayer au temps de
la Ligue, mais qui de nos jours n'exciteraient qu'un
sentiment de pitié ». Le parti ultramontain était,
en effet, en proie à une véritable frénésie. « 11 ne
reste, s'écriait la Gazette, qu'à consommer l'avène-
• ment de la République et l'érection des autels de la
280 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
déesse Raison. » L'épiscopal ne gardait pas plus de
mesure. Lesévêques duPuy, de Chartres, de Mar-
seille, l'archevêque de Toulouse, revendiquaient,
comme un droit absolu, leur juridiction sur les
écoles primaires et montraient la France livrée à
tous les crimes.
C'était un duel à mort entre le pouvoir civil et le
pouvoir spirituel à une époque où, malgré le scep-
ticisme du xviii^ siècle réveillé, un reste de gallica-
nisme existait dans les rangs inférieurs du clergé
paroissial. La Quotidienne citait en exemple à
Charles X, Louis XIV allant réprimander le parle-
ment, le fouet légendaire à la main. Les esprits
venaient encore d'être agités par un livre de l'infa-
tigable Lamennais : Du progrès de la Révolution
et de la guerre contre l'Église. H niait la possibilité
d'exister à tout gouvernement, à toute police, à
l'ordre lui-même, si les hommes n'étaient unis par '.
des croyances communes. Le pouvoir infaillil>le;,i
était l'Église, au spirituel, comme au temporel.
Ces doctrines irritaient la majorité de la bour-n
geoisie, qui confondait de plus en plus dans son r
animadversion la religion et le prêtre. Nous retrou-
vons cet état intellectuel en province, dans leî
chansons que la verve locale inspirait, dans le
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 281
" conversalions, et jusque dans réducalion des
jeunes gens. C'est le caractère principal des classes
moyennes sous la Restauration d'avoir avant tout
redouté la prédominance de rinûueuce du clergé;
et c'est la faute capitale du parti royaliste, de Char-
les X et de ses conseillers, de n'avoir pas compris
qu'en appuyant le trône sur l'autel, ils bravaient
l'instinct de méfiance implacable du vieux tempé-
rament français.
Où trouver une issue à ce conflit? Le ministère
Martignac, très correct dans son gallicanisme, n'y
aurait pas réussi, lorsque l'examen des projets de
lois relatifs aux conseils des départements et aux
conseils municipaux amena, sur une question de
priorité et sur le droit d'amendement, une rupture
entre le cabinet et le parti libéral. C'était favoriser,
sans le vouloir, les desseins cachés du roi. On
s'indigna dans les salons de la Chaussée-d'Antin,
lorsqu'on apprit le retrait précipité des deux lois.
N'est-ce pas la meilleure preuve que la rigueur de
la logique mettrait fatalement en présence les droits
de la monarchie légitime et ceux du parlement?
, Qu'importaient dès lors les améliorations intro-
, duiies dans la législation de la presse ? Le trait essen-
tiel qui marque les fermes résolutions de la bour-
282 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
geoisie se rencontre même dans le langage des
plus modérés; ainsi M. Humann ne craignait
pas d'écrire dans son rapport sur le budget : « Il
faut que le ministère se relève et relève avec lui lu
France entière de l'engourdissement qui paralyse
le développement de la force et de la richesse
nationales. »
Déjà de jeunes publicistes cherchaient des aua-
logies dans l'histoire d'Angleterre; on étudiait la
révolution de 1688 et le plus bourgeois des jour-
naux, le Conslitutionnel, osait dès 1829 imprimer
cette phrase : « A délaut de Jacques II, qui ne put
comprendre la transformation de la royauté, ce fut
Guillaume III qui rendit impossible un malheur
comme celui de Charles V\ »
Le combat engagé dans la politique se continuait
dans le domaine de la lillérature, et surtout au
théâtre. Ces luttes ardentes passionnaient; jamais
les idées n'avaient joué un si grand rôle. C'était la
révolution française qui reprenait sa marche. De
môme qu'elle était libérale et voltairienne, la bour-
geoisie fut l'ennemie déclarée de cette réaction de
Tesprit, de cette façon nouvelle de comprendre la
poésie, de cette soif d'émotions fortes qu'on a
appelée le romantisme.
Ce n'était certes pas le premier venu dans le haut
monde de la bourgeoisie que M. Duvergicr de Hau-
ranne; et pourtaut c'est l'auteur de cette boutade
2S4 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
qui faisait bondir de fureur les amis à'Hernani:
« Le romantisme n'est pas un ridicule, c'est une
maladie, comme le somnambulisme ou l'épilepsie.
Un romantique est un homme dont l'esprit com-
mence à s'aliéner. »
Il faut avouer que les romantiques ont rendu œil
pour œil, dent pour dent. De toutes les épithètes
injurieuses, aucune n'était plus vibrante, plus
enfiellée dans leur bouche, que celle de bourgeois.
Artistes, hommes de lettres, beaux ténébreux et
héros de romans, ces Jeunes France ont déversé
toutes leurs haines et tous leurs dédains sur la tête
du garde national, électeur et juré; avec la per-
sistance de leurs rancunes, ils ont réussi à attacher
une sorte de ridicule à cette figure qui avait si
longtemps incarné en elle les qualités sérieuses et
modestes, le bon sens de l'ancien temps.
L'esprit français autrefois si net et si bien équi-
libré, si épris de clarté, ne produisait plus, au
théâtre, que des tragédies ennuyeuses; dans la litté-
rature, que des pages froides et sans couleur;
dans l'art, que des œuvres de convention. Mais la
tradition classique était trop entrée dans les moelles
de la race bourgeoise pour n'avoir pas constitué à
la longue un tempérament. Le goût du raisonne-
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 285
ment, le besoin d'ordre et de logique dans les
idées qui ont créé dans les classes moyennes tant
d'hommes de loi, tant d'administrateurs, en avaient
fait aussi des esprits rebelles à toute poésie qui ne
fût de la prose rimée ou « unélégantbaJinage ». Le
grand mouvement lyrique qui a renouvelé et vivi-
fié le vers français, les richesses sonores de la rime,
la liberté acquise par la phrase poétique, la sub-
stitution du mot propre à la périphrase, qualités
perdues, mais reconquises par la jeune école, tout
cela était accueilli avec froideur ou dénigrement
par le public plus fin qu'enthousiaste, qui préférait,
parmi les dons de l'intelligence, le jugement à l'ima-
pination; et qui, pour une chanson de Déranger,
eût donné les Orientales ou les Harmonies. La
ronversation et l'éloquence y étaient reines, et la
poésie y était un peu suspecte d'égarement d'es-
prit.
Un incident des plus étranges était venu ali-
menter la querelle entre l'ancien et le nouveau
ihéàlre. Les auteurs renommés de l'Empire, les
porte-drapeaux de la littérature classique, les bour-
geois libéraux et académiciens, Arnault, Jouy,
Etienne, avaient rédigé une supplique à Charles X
pour lui demander de maintenir la comédie fran-
286 LA BOUKGEOISIE FHANgAISE
çaise dans son ancienne dignité et de préserver la
scène des dangers qui la menaçaient. Quel était le
barbare qui provoquait une pareille levée de bou-
cliers? C'était ce charmant esprit qui s'appelait
Alexandre Dumas ; et la pièce qui faisait courir de
tels périls au théâtre français était Henri III et sa
Cour. On prête au roi cette spirituelle réponse à l'un
des signataires de la supplique : « Que voulez-vous !
je n'ai comme vous que ma place au parterre. » La
querelle avait môme failli éclater à la Chambre des
députés, où la bourgeoisie était en force. Lors de
la discussion du budget des beaux-arts, M. Méchin
était monté à la tribune pour se plaindre de la déca-
dence de la Comédie-Française, qui, « disait-il, re-
poussait la haute littérature, pour accueillir celle
du boulevard. »
A côté de ces exagérations et de ces violences,
pour se rendre compte des véritables goûts de la
bourgeoisie éclairée, il suffit de rappeler l'éclatant
succès des trois cours qui, en ces années 1828 et
1829, attiraient tout Paris à la Sorbonne et qui sont
un épisode de l'histoire libérale de la France. On
peut dire que jamais l'Université ne répondit à un
plus haut degré et dans une plus juste limite à
re«iprii de F élite bourgeoise. Il faudrait aussi pour
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 287
suivre ses préférences, dans les différentes branches
(Je l'art, vers ces dernières années de la Restaura-
tion, rechercher dans le Salon de M. Thiers, qui fut
■' lien l'homme de son temps, comment l'opinion
yenne jugeait les peintres en renom. Lui aussi
fut guère touché par le romantisme. Avec sa
faculté dominante, il ne comprenait pas les rêveurs.
11 n'écoutait pas les Méditations et les Odes et Bal-
lades,qn^on récitait surtout dans le milieu royaliste.
11 s'intéressait aux questions d'art et les discutait
volontiers; mais on sait quels étaient ses dieux.
Prudhon était mort, emportant avec lui la grâce,
Géricault avait disparu ne laissant que des pro-
messes dans son œuvre forte et inachevée. Restaient
les représentants de l'école de David. Or l'ennui
mortel qu'exhalait une tragédie de M. Luce de
Lancival ou de M. Briffault n'avait d'égal que la
lassitude qu'on éprouvait devant les tableaux cou-
iinés par le jury. L'étonnement causé par les pre-
mières toiles de Delacroix avait été mêlé d'eflroi,
dans le monde que nous étudions. Le Salon annuel
se ferma plus d'une fois à ce maître incomparable,
qui retrouvait l'idéal. La bourgeoisie fut longtemps
à comprendre celte science de la couleur et ce sen-
timent si intense de la haute poésie. M. Thiers ne
288 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
nie pas Delacroix, mais il préfère la peinture de
genre. Il croit qu'elle convient mieux aux Français,
K comme la chaire, la tribune, la comédie de
Gœurs, la poésie légère », et, de tous les peintres,
celui qu'il préfère est Horace Vernet. Il est émi-
nemment, dit-il, le peintre du xix* siècle.
Le bourgeois, en art comme en littérature, n'a
pas l'instinct de l'idéalisme, mais il a le besoin des
notions nettes. Si l'auteur, peintre ou écrivain, lui
donne une claire vision des choses, et s'il y joint la
finesse ou la noblesse, il a conquis absolument soj
suffrage. S'agil-il de la musique? Ne cherchez pj
alors la bourgeoisie au Théâtre-Italien. Elle ve^
entendre et comprendre les paroles; elle est
rOpéra-Comique, son théâtre de prédilection. EU
y va en famille : après Grétry, Méhul, Nicole
Dalayrac, elle applaudira Auber. C'est aussi une
tradition les jours de fête que d'aller à la Comé-
die-Française. Casimir Delavigne est son idole^
comme M. Scribe est son amuseur. La gaieté fai
partie du caractère de cette race forte; elle aime 4
rire avec un vaudeville bien assaisonné ; mais n
lui parlez pas du mélodrame avec ses guenilles ef
ses crudités; elle le laisse aux petites-maîlressesj
aux gens des faubourgs.
RESTAUPiATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 289
D'une probité sévère et d'une exactitude prover-
biale, rendus à la vie privée, les hommes s'occupent
avec activité et sagacité de leurs affaires. Les
femmes gardent le logis; leur éducation s'est faite
au pensionnat le plus renommé, quand on n'a pu
les instruire à la maison. La harpe, si longtemps à
la mode, est abandonnée; le règne du piano com-
mence. La femme de la bourgeoisie n'a pas cette
fleur délicate d'urbanité exquise que donnent seuls
les loisirs aristocratiques, ni celte allure simple
qu'apporte le sentiment héréditaire d'une valeur
ou d'une liberté incontestée. Elle est néanmoins
éléganlesous la pelisse que le retour des Bourbons
a substituée au châle long; avec sa coiffure très
élevée et un peu ébouriffée, elle nous paraît
sérieuse dans son portrait jauni.
Son ambition mondaine à Paris était d'èlre
invitée à une soirée du duc d'Orléans. Madame
d'Agoult raconte que, dans les années 4828 et 1829,
les réunions du Palais-Royal étaient fort mêlées et
déparées de bourgeois que l'on ne voyait pas aux
Tuileries ; ce qui faisait dire à la vieille duchesse de
Damas, en revenant d'une de ces soirées, qu'on n'y
connaissait personne. On rencontrait chez le duc
d'Orléans tous ceux que le journalisme, le barreau,
17
290 LA BOUUGEOISIE FllANÇAISE
la tribune, les lettres avaient placés au premier
rang : Laffilte, Royer-Gollard, Casimir Pericr,
Thiers, Guizot, Odilon Barrot, les frères Berlin.
Maris et femmes, dans une pensée commune,
prenaient part aux mêmes conversations, lisaient
le même journal, suivaient ensemble tous les mou-
vements du pays.
Nous avons eu dans les mains bien des lettres,
confidentes intimes de cette unité de goûts et de
sentiments; mais aucune n'est plus sincère, plus
émue que celle-ci écrite au moment où le minis-
tère Polignac faisait tout redouter.
« Oh! l'odieux ministère! J'ai eu bien raison
de me désoler à sa venue 1 Dieu sait ce qu'il réserve
au pays! Ne serait-ce pas un coup d'État au petii
pied?,.. Je te l'ai déjà dit, mon bien-aimé, et je
veux te le redire : si les mauvais jours venaient
pour les amis du pays, je te réponds de mon cou-
rage, mais à une seule condition, c'est que je sois
partout avec toi, prenant une part de la peine et
même du danger. J'exige de toi celte promesse, de
ne jamais m'éloigner de tes côtés parce qu'il pour-
rait y avoir souffrance ou péril; et, je t'en avertis,
à cette volonté seule, lu verrais échouer ma com-
plaisance ou ma soumission. J'ai droit d'être par-
RESTAURATION ET RLVULLTION DE 1830. 291
tout avec toi; et ne nous a-l-on pas dit à notre
mariage que nous étions unis pour la bonne et pour
la mauvaise fortune?... Adieu, mon bien-aimé,
prends courage et patience, et ainsi que le disait
lady Essex, agis comme si lu n'avais ni femme ni
enfant. J'aime mieux ton honneur et ta conscience
que ta présence. »
Celle qui écrivait ces lignes éloquentes et cou-
rageuses à son mari, en tournée électorale, était
madame Guizot,
VI
La logique de la situation venait en elîul de
donner raison à celte phrase du Drapeau blanc.
<L Plus de nuances intermédiaires; il ne peut plus
existerque deuxbannières ennemies. » Le ministère
Polignac était formé; et immédiatement la nation,
même dans sa portion indolente, avait été secouée.
D'un bouta l'autre de la France, l'idée de la résis-
tance s'implanta dans les classes moyennes.
Le l*' août 1829, le célèbre article du Journal
des Débats donnait la note exacte de l'état des
Ames. « Le voilà brisé, ce lien d'amour et de con-
uance qui unissait le peuple au monarque. Voilà
encore ia cour avec ses vieilles rancunes, l'émigra
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 233
tien avec ses préjugés, le sacerdoce avec sa haine
de la liberté. » Et, le lendemain, à propos du choix
du ministre de la guerre, le général Bourmont,
, l'organe de plus en plus accrédité de la haute bour-
geoisie, lançait cette phrase non moins vibrante :
« Je ne vois qu'une sorte de discussion où le nou-
I veau ministère puisse s'engager avec honneur,
celle du code militaire, chapitre de la désertion à
l'ennemi. II y a parmi nos nouveaux ministres des
gens qui entendent cette question à merveille;
mais un regard du général Gérard aura bien aussi
son éloquence. » Le Journal dés Débats fut pour-
suivi et condamné en première instance. Il appela
du jugement correctionnel devant la cour royale.
La cour royale dj Paiis acquitta le Journal de^
Débats. C'est dans la magistrature qu'au début de
ce conflit définitif entre Charles X et 89, la bour-
geoisie trouva son point d'appui. La querelle
' est entre les j.'suite? et la Chambre des députés,
disait-onpartout. Dans toutes les villes importantes,
à Metz, à Rouen, à Bordeaux, à Rennes, à Dijon,
les avjra s débattaient le point de savoir si les
citoyens avaient le droit de refuser l'impôt perçu
il'.cgalen ent, ci voté par une Chambre formée
contrairement à la Charte. Les journaux qui sou-
294 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
tenaient cette thèse étaient poursuivis; mais les
considérants des jugements permettaient au parti
libéral de compter sur l'appui des tribunaux, si
l'impôt était légalement refusé; le Drapeau blanc
aussitôt s'écriait : « Eh bien, soit! Guerre à la Révo-
lution! Point de paix, point de trêve entre elle et
nous! A Carthage ! à Carthage ! »
Tous s'attendaient et se préparaient à tout, et
cependant personne n'atlaquait. M. de Polignac
lui-même, semblait être troublé par sa réputation
d'homme d'ancien régime. C'était au-dessus de lui
que le parti ultra-royaliste discutait les dogmes
politiques et les violences suprêmes. La bourgeoisie
tout entière à ses idées de résistance légale ne
pensait pas encore à un changement de dynastie.
On était en décembre 1829. Deux jeunes hommes
que nous connaissons déjà, MM. Thiers et Mignet,
crurent qu'il fallait faire un pas de plus en avant.
Ils n'étaient pas républicains, mais ils doutaient^
que les Bourbons de la branche aînée fussenj
capables d'accepter les conditions essentielles di
gouvernement parlementaire, et ils pensaient que]
si le trône s'écroulait, la France trouverait facile-
ment son Guillaume III. Résolus et pratiques,
ils voulurent créer pour la jeune bourgeoisie
I
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 295
un journal dans lequel ils exposeraient et défen-
draient les conditions de la monarchie représen-
tative, « de la vraie République sans ses orages ».
Le National parut le 3 janvier 4830, et, dès ses
premiers numéros, il soutenait avec vigueur les
principes essentiels du gouvernement parlemen-
taire. Ils se résumaient ainsi : « Le roi règne et le
pays se gouverne; » la faculté de renverser le mi-
nistère est le corrélatif indispensable du droit de
dissolution accordé au roi. Le publiciste si distin-
gué de la Gironde, un des chefs de la bourgeoisie
bordelaise, Henri Fonfrède, se faisait, dsLnsVIndi-
calcur, l'interprète de ces idées, et, en Auvergne,
un journaliste spirituel, chansonnier à ses heures,
Vaissièrc, leur ouvrait VAmi de la Charte de
Clermont-Ferrand; nous pourrions en citer bien
d'autres.
Il y avait à Bordeaux, à côté de Fonfrède, un
avocat de trente ans à peine, déjà en pleine posses-
sion d'un talent dont la puissance était dans l'émo-
tion contenue unie à une lucidité d'argumentation
serrée. Il avait défendu avec un grand éclat la
presse libérale en provmce, prêtant sa plume à
r Indicateur, pourdéterminer les meilleurs moyens
^ garantir U liberté électorale, soutenant la ma-
296 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
gislrature dont l'inamovibilité était menacée par
les ultras. Comme, dans la prévision d'élections
prochaines, les barreaux de province, nous l'avons
dit, s'étaient organisés en comités de consultation
pour les élections, Jules Dufaure avait pris à Bor-
deaux la direction de cette agitation légale.
Cependant le parlement avait été convoqué pour
le 2 mars 1830. Le sentiment général des chefs de
la bourgeoisie était d'essayer encore d'arrêter le
roi dans la voie funeste où il s'engageait. Ainsi le
Globe écrivait le 19 février : « Nous avons cru et
nous croyons encore que les changements de dynas-
tie, même ceux qui s'opèrent le plus doucement et
le plus rapidement, entraînent assez de maux pour
qu'un peuple n'y recoure jamais qu'aux dernières
extrémités. » Dans les départements surtout, la
bourgeoisie se refusa longtemps à l'idée d'un con-
flit à main armée avec Charles X et elle mit quelque
espoir dans un changement de ministère. Le lan-
gage du Drapeau blanc, de la Quotidienne, de
Y Universel, journal de M. de Polignac, s'attachait
à faire évanouir ces espérances : « Ces gens-là
(ainsi s'exprimait l'organe officiel du président du
conseil) ne savaient pas ce que c'est qu'un roi, ils
le savent maintenant. »
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 297
Dans un document politique, désormais histo-
rique, dans V Adresse, les chefs de la bourgeoisie
essayèrent de faire entendre raison à un monarque
resté tel qu'il s'était formé dans sa jeunesse, au
milieu de la société aristocratique du xviir siècle,
et à la fois sincère et léger. Jamais la vraie doc-
trine parlementaire ne fut exprimée avec plus de
force. Le président de la Chambre, M. Royer-
Collard, élu par ses collègues, avait pesé les termes
de l'Adresse avec une anxiété douloureuse, et l'on
peut dire qu'il en avait pris la responsabilité. Dans
aucune manifestation publique les représentants
de la bourgeoisie n'avaient en même temps pro-
fessé plus respectueusement leur soumission à la
prérogative royale et plus fermement maintenu
les droits d'intervention du pays dans ses affaires.
221 voix acceptèrent résolument le combat entre
les deux principes.
Le lendemain 19 mars, la Chambre était pro-
rogée ; en attendant la dissolution, qui était immi-
nente, la lutte des idées continuait plus passionnée
que jamais dans tous les salons. Souveraineté du
peuple, origine de la Charte, interprétation de
l'article 14, tels étaient les thèmes des discussions.
L'élite du commerce parisien et les avocats,
298 LA BOURGEOISIE [''RANÇAISE
toujours en avant, offraient sur ces entrefaites un
banquet à soixante-dix députés sous la présidence
de M. Rousseau, ancien maire du IIP arrondis-
sement. Ces hommes d'affaires désiraient encore la
conciliation sans révolution. Plus qu'en 89, ils
jugeaient la royauté hors d'état de leur résister
longtemps, sans qu'il fût nécessaire de la renver-
ser. Mais son mauvais génie l'emporta. Le 16 mai,
la Chambre était dissoute, et, le 19, M. dePeyronnet
était nommé à l'intérieur, M. de Chantelauze à la
justice. M, Royer-Collard écrivait : « J'en appelle
à l'imprévu et à la Providence. » Les colères des
premiers jours s'étaient réveillées.
Nous n'avons pas à raconter comment les élec-
tions de 1830 amenèrent la défaite la plus com-
plète du ministère Polignac; comment l'opinion
publique, puissamment guidée par la bourgeoisie
influente, et servie par une presse éloquente,
donna à l'opinion libérale 274 députés ; comment
et par quelles ordonnances Charles X proclama sa
prérogative souveraine, au mépris des droits et
des vœux de la France; comment les journalistes,
contre qui le coup d'État était surtout dirigé,
organisèrent les premières résistances; comment
les classes moyennes, suivant le mouvement, firent
• RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 299
appel aux députés, aux magistrats, aux contribua-
bles, contre les violateurs des lois; comment enfin,
la lutte changeant de caractère, Casimir Perier
lui-même, la tête la mieux équilibrée, fut conduit
à dire à M. Guizot : « Après ce que le peuple
vient de commencer, dussions-nous y jouer dix
fois notre tête, nous sommes déshonorés, si nous
ne restons pas avec lui. » Refaire, après tant
d'autres, l'histoire des journées de Juillet, sans
documents nouveaux, n'est pas notre but. C'est le
caractère donné à cette révolution par la bour-
geoisie que nous voulons déterminer.
VII
Le progrès des idées politiques avait été crois-
sant depuis quelques années, et ce progrès avait
amené le respect de la légalité. Aussi, dès le 10 juil-
let 4830 , lorsque prévoyant un attentat aux
libertés nationales, une cinquantaine de bourgeois,
députés, avocats, journalistes, hommes de lettres,
se réunirent chez le duc Victor de Broglie pour aviser
aux résolutions à prendre, la décision commune fut
un appel énergique aux moyens légaux et d'abord
au refus de Timpôt.
Lorsque, après la publication des ordonnances,
le 27 juillet, le préfet de police, par une circulaire,
défendit d'imprimer tout journal sans autorisation
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 301
préalable, la première pensée des rédacteurs du
Constitulionnelj du Temps et des Débats, fut de
demander à des avocats, à MM. Dupin, Mérilhou,
Barlhe, Odilon Barrot, une consultation écri.e; et,
couverts par l'opinion des légistes, les journalistes
résolurent de résister par les moyens de procédure
à une saisie illégale. C'est ainsi qu'au milieu des
cliarges de cavalerie, pendant que le peuple se
mêlait en armes à la tempête, la bourgeoisie in-
troduisait une instance de référé ; et le président
du tribunal civil de la Seine, M. Debelleyme, ren-
dait le 27 juillet une ordonnance qui enjoignait à
'imprimeur du journal le Commerce d'en con-
tinuer l'impression, attendu que l'ordonnance du
24 juillet n'avait pas été promulguée dans les
formes légales.
Enfin, le lendemain, au moment où le bruit de
canon et de la fusillade retentissait, le président
du tribunal du commerce, M. Ganneron, prononçait
dans Faffaire du Courrier français un jugement
plus significatif encore. «: Considérant, disait-il,
que l'ordonnance du 25 de ce mois, contraire à la
Charte, ne saurait être obligatoire, ni pour la per-
sonne sacrée et inviolable du roi, ni pour les
citoyens aux droits liesquels elle porte atteinte;
302 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
ordonne que les conventions d'entre les parties
recevront leur effet et condamne Gauthier à im-
primer le journal le Courrier français, et ce, dans
les vingt-quatre heures pour tout délai. »
Grâce à son éducation politique, la bourgeoisie
fut donc surtout affectée par la violation des lois,
et elle ne songea d'abord qu'à un seul remède, la
lutte légale. Mais le peuple se battait contre les
Suisses. La garde nationale, dans sa généralité, ne
prenait pas une part active à la bataille. Elle lais-
sait faire. Dès les premiers coups de feu, il fut
visible que tout l'établissement de la Restauration,
institutions et personnes, étaient en pressant péril.
Tout ce qui s'amassait de colères dans les âmes de-
puis seize ans était en ébuUition. Les chefs virent
que, dans l'état de l'opinion publique, on ne pouvait
songer à sauver la royauté de Charles X. Les fusil-
lades des Suisses avaient fait cesser toute hésita-
tion, même chez ceux qui n'auraient voulu pousser
la résistance que jusqu'à la dernière limite de
l'ordre légal. En quelques heures, le flot révolu-
tionnaire avait monté rapidement. Les esprits
sensés et fermes étaient convaincus qu'il en fallai(
finir. Il n'y avait que deux alternatives, ou la Ré-
publique ou une monarchie nouvelle.
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 303
L'étude de l'histoire d'Angleterre, le spectacle
de ses gigantesques efforts contre Napoléon et de
son étonnante prospérité, la lecture des discussions
du parlement britannique avaient fait naître chez les
doctrinaires l'ambition de réaliser une œuvre en
tous points semblable à celle de la révolution de
'{G88. La majorité de la bourgeoisie éclairée se
préoccupait plus des faits acquis et des conquêtes
de la Révolution française; sans être républicaine,
elle bornait son rêve à un prince qui fut solidement
attaché aux principes de 89.
Il n'y avait qu'un groupe de publicistes et de
jeunes gens qui pensât à établir la Répubhque.
Chimère ou péril, aux yeux des bourgeois, l'idée
républicaine avait plus développé de caractères
que créé d'hommes de gouvernement. Celui que
les classes moyennes devaient appeler au trône
était au Palais-Royal. Tous les chefs du parti libé-
ral le connaissaient. Paul-Louis Courier l'avait de-
puis longtemps cité comme le modèle des princes.
Les événements et son attitude avaient conspiré
pour lui, sans qu'il eût à se mettre en avant. Per-
sonne ne prononçait encore tout haut son nom. Il
fallait cependant prendre un parti.
C'est alors que l'initiative hardie de M. Thiers
304 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
changea en quelques heures la face des choses.
Pendant la nuit du 30 juillet, ce placard avait été
affiché :
« Charles X ne peut plus rentrer dans Paris ; il
a fait couler le sang du peuple français. La Répu-
blique nous exposerait à d'affreuses divisions ; elle
nous brouillerait avec l'Europe. Le duc d'Orléans
est un prince voué à la cause de la Révolution. Le
duc d'Orléans ne s'est jamais battu contre nous.
Le duc d'Orléans était à Jemmapes. Le duc d'Or-
a porté au feu les couleurs tricolores. C'est du
peuple français qu'il tiendra la couronne. »
M. Thiers, le rédacteur de ces lignes courtes,
hachées, et qui disaient tout, avait merveilleu-
sement résumé les instincts et les aspirations des
masses bourgeoises. Politique clairvoyant et vrai
fils de 89, il n'avait rien dit de trop, ni rien oublié.
Celte proclamation, dont l'effet fut extraordinaire,
décida du sort de la révolution de Juillet. Le duc
d'Orléans, dont le nom était désormais dans toutes
les bouches, était par ses opinions un des 221. On
savait du reste que, quelle que fût l'issue de la
bataille engagée avec les troupes royales, il était
résolu à ne pas quitter la France; il avait trop
souffert de l'exil. On avait aussi recueilli les paroles
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 305
qu'il avait dites à M. de Salvandy, le jour de la fêle
donnée au roi de Naples, le 30 mai : « Je n'aurai
pas à me reprocher de n'avoir pas essayé d'ouvrir
les yeux au roi; mais que voulez-vous! rien n'est
écouté. Dieu sait où ils seront dans six mois. Dans
tous les cas, ma famille et moi resterons dans ce
palais. Quelque danger qu'il puisse y avoir, je ne
bougerai pas d'ici; je ne séparerai pas mon sort de
celui de mes enfants, du sort de mon pays. C'est
mon invariable résolution. »
Dans les départements, la nouvelle de la victoire
remportée sur les troupes de Charles X et le nom
du duc d'Orléans avaient été accueillis avec enthou-
siasme. L'arrivée des diligences qui avaient arboré
le drapeau tricolore était saluée des cris de : « Vive
la liberté ! » Il suffit de lire un journal libéral de
province, à cette date, pour apprendre ce qui se
passait au chef-lieu de chaque préfecture. Les fa-
meuses ordonnances avaient produit d'abord un
sentiment de stupeur. Bientôt après, les principaux
chefs delà bourgeoisie, avocats, banquiers, méde-
cins, accourus de tous les points du département,
s'assemblaient et arrêtaient des résolutions éner-
giques. Un acte d'association dans lequel on pre-
nait l'engagement de résister par tous les moyens à
•m LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
l'arbitraire était couvert de signatures. Le lende-
main et le jour suivant, on ne reçut de Paris que
des lettres particulières ou des fragments de jour-
naux envoyés sous enveloppe. Le Moniteur et les
journaux royalistes n'arrivaient pas.
Puis les récits les plus alarmants circulent. Une
commission composée des bourgeois ayant le plus
de notoriété arrête la formation d'une garde natio-
nale. Les cadres se remplissent avec une rapidité
étonnante. Les compagnies nommaient sur-le-
champ leurs officiers. Ce sont des notaires ou des
négociants, surtout des avocats. Pour calmer la
fermentation, il a suffi d'abattre les fleurs de lis
qui s'élèvent sur le portail de la préfecture. Les
troupes, de plus en plus indécises, à la vue des
couleurs tricolores, ne se prêtent pas à des col-
lisions. Bientôt la commission provisoire prend la
place du préfet et fait afficher une proclamation
dans toutes les communes. Ces phrases s'y trouvent
presque uniformes. « Suivonsl'exemple des braves
Parisiens, si courageux dans le combat, si modérés
après la victoire! La prospérité de notre patrie est
maintenant assurée; nous en avons pour garants
la ferme loyauté de nos représentants, le patrio-
tisme éprouvé du prince qui a arboré le drapeau
[
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 337
qu'il portait dans les rangs des volontaires de Jem-
mapes et l'inébranlable volonté de tous les Fran-
çais de défendre jusqu'au dernier soupir tous les
droits de la nation. »
Au théâtre on faisait chanter le Vieux Drapeau
et les Enfants de la France deBéranger, au milieu
des trépignements; on fraternisait avec la gar-
nison. Banquets patriotiques, inauguration du dra-
peau national : tout était dans les premiers jours
occasion pour la bourgeoisie de témoigner sa joie.
Sur aucun point il ne se produisit de résistance.
Les gardes nationaux avaient pris pour devise :
Liberté. Égalité. Droit public! Hans tous les dé-
partements, ils continrent la démagogie, c Dans la
nuit du 30 juillet, écrit de Bordeaux M. Dufaure,
plus effrayés de l'ardeur du peuple que du pouvoir
méprisé dont nous nous sentions débarrassés, nous
demandons à la mairie d'autoriser la formation de
la garde nationale; deux fois on nous refuse. Ce
ne fui que le 31, à dix heures, qu'on y consentit.
Nous nous étions bien passés de ce consentement.
Les compagnies étaient déjà organisées; à une
heure notre garde nationale occupait tous les points
importants. Elle a dissipé peu à peu tous les ras-
semblements populaires. »
308 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
La bourgeoisie armée était sûre de l'ordre en
province. A Paris, au contraire, l'effervescence
gagnait. Le peuple, qui avait pris les armes, per-
dait l'habitude du travail. Les esprits étaient lenis
à se rasseoir. Il fallait se hâter de faire un gouver-
nement. Les chefs des classes moyennes appelaient
au trône le duc d'Orléans. Il fut choisi, non comme
Bourbon, mais quoique Bourbon. 11 ne prit pas
les armes dites de France, il ne s'est pas intitulé
Philippe VII , comme s'il eût été le continuateur
d'une autre dynastie. En lui tout commençait à
titre nouveau; et, pour employer les termes du
rapporteur, M. Dupin (séance du 7 août i88U).
« le préambule de la charte est supprimé, parce
qu'il blesse la souveraineté nationale, en parais-
sant octroyer aux Français les droits qui lui appar-
tiennent essentiellement ». C'est un pajs en pleine
possession de ses droits, qui dicte ses conditions
et fait reposer la monarchie nouvelle sur un pacte
librement débattu.
Les partisans du parlementarisme anglais eussent
peut-être désiré que la fixité complète de la Charte
fût proclamée le lendemain de la révolution? Mais
qui eût osé la proposer?
La bourgeoisie savait ce qu'elle voulait. Elle
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 309
écarta toule lenteur, tout vain dcbat dans la revi-
sion de la constitution. Le premier point, le plus
important, celui qui lui tenait le plus à cœur,
après les luttes ardentes contre le parti sacerdotal,
fut la suppression de l'article qui donnait à la
religion catholique la qualification de religion
d'État. La bourgeoisie voulait assurer définitive-
ment la sécularisation de la société, telle que la
révolution française l'avait conçue. Pour assurer
l'application large et sincère du Concordat, elle
accorda des traitements aux ministres du culte
israélite, comme aux prêtres des cultes chrétiens.
Jalouse de la liberté de la presse, à laquelle elle
devait son succès, elle confirma le droit de pu-
blier et de faire imprimer son opinion, elle sup-
prima les restrictions relatives aux abus de cette
liberté et déclara que la censure ne pourrait jamais
être rétablie.
Vis-à-vis du roi, elle fit disparaître toute ambi-
guïté, en stipulant qu'il ne pourrait jamais ni sus-
pendre les lois, ni dispenser de leur exécution.
Sans craindre le retour des cours prévôtales, elle
voulut qu'il ne pût être créé de commissions ou de
tribunaux extraordinaires. Reconnaissante envers
la Chambre des pairs, elle établit la publicité Ce
310 LA BUUUGEOIblE lUAiNÇAlSE
ses séances; ce n'élail cependant pas au Luxem-
bourg que se trouvaille vérilaLleintérêtpolitique, il
était tout entier dans la loi électorale de la Chambre
des députés. La question fut réservée pour une loi
spéciale, en dehors de la Charte. Mais l'opinion de
la majorité de la bourgeoisie était faite : elle gui-
dait la nation ; et elle avait été pendant seize ans la
représentation fidèle de ses antipathies et de ses
instincts. Elle croyait que la base électorale sevait
suffisamment élargie, en supprimant ainsi le
double vole, en abaissant à 200 francs le cens
de l'électorat et à 500 francs le cens de l'éligi-
bilité, en fixant à vingt-cinq ans l'Age de l'électeur,
à trente ans l'âge de l'éligible. Elle restitua à la
Chambre le droit de nommer chaque année son
président et son bureau.
Toutes ces conditions du contrat furent votées
presque sans contradictions. Un débat sérieux ne
s'éleva que sur l'inamovibilité des magistrats et
sur la constitution de la pairie. M. Villemain,
M. Dupin défendirent avec vivacité la magistrature.
« Plus qu'en 1815, dit M. Dupin, l'indépendance
des juges doit être maintenue. La Chambre veutr
elle proclamer qu'en un seul jour, en une seul<
heure, elle a détruit le grand principe qui assur^
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 3lt
l'indépendance des tribunaux ? » La bourgeoisie
se souvint du rôle joué par les cours roya.es dans
les derniers temps de la Restauration, et l'inamo-
vibilité fut sauvée.
La question de la pairie élait plus grave. Elle
devait donner lieu quelques mois plus tard à la
plus éloquente discussion où, pour la dernière fois,
Royer-Gollard jeta dans l'arène, sans réussir, l'au-
torité de son nom, de son éloquence et de sa haute
raison. La bourgeoisie en masse, avec ses instincts
égaiitaires, n'était pas favorable à l'hérédité. Elle
était peu différente de ses aïeux de 89, et la forme
de gouvernement qu'elle préférait était ce qu'ils
avaient appelé la royauté démocratique.
Un article additionnel proposé par M. Dupin fut
du moins adopté par acclamation ; c'était celui qui
[disait: « La France reprend ses couleurs à l'avenir,
jil ne sera plus porté d'autre cocarde que la cocarde
tricolore. »
Telles furent les bases du pacte constitutionnel
que la bourgeoisie imposa au duc d'Orléans; et
comme si ce n'était pas assez pour montrer à
tous les yeux que l'axe politique était déplacé, le
aouveau roi vint prêter serment devant la nation
iu Palais-Bourbon. Cet acte politique que les repré-
312 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
sentants des classes moyennes accomplissaient
d'une manière si éclatante, la France le ratifia
avec enthousiasme.
L'importance politique prise par le barreau
donnait à son adhésion un poids considérable; il
ne la marchanda pas. Du reste, la révolution de
Juillet à laquelle il avait tant contribué ne fut pas
ingrate vis-à-vis de lui. Les griefs qu'il formulait
contre l'ordonnance disciplinaire de 1822, rendue
sous le ministère de M. de Peyronnet, furent
écoutés. L'ordre des avocats recouvra son indépen-
dance et sa dignité. L'ordonnance royale du
27 août 1830 rétablit l'élection directe des bâton-
niers et du conseil de discipline par l'assembla
générale; et elle restitua aux avocats le droit d'aller
plaider dans tous les ressorts sans permission de h
chancellerie, ce n'était que justice.
Maintenant qu'elle possédait le gouvernemen
de son choix, la Bourgeoisie avait à prouver qu'ell'
était capable d'occuper le pouvoir et de mainteni
l'ordre en développant les libertés. En face é
l'émeute qui troublait les rues de Paris, assié,
geait la Chambre des députés, le Palais-Royâ
et prolongeait l'état révolutionnaire, les bourgeoi
étaient résolus à combattre énergiquement les faç
RESTAURATION ET RÉVOLUTION DE 1830. 313
' lieux. Leur courage ne devait pas faillir dans celte
seconde partie de leur tâche. Non seulement à
Paris, mais à Lyon, ils devaient montrer qu'ils
n'hésilaient pas à verser leur sang. Est-ce que les
fabricants ne montèrent pas vaillamment à l'assaut
de la Croix-Rousse? Atteints par les coups de feu
tirés des soupiraux des caves, blessés par les pro-
jectiles lancés du haut des toits, ils serraient les
' rangs, et, sans plus se hâter, continuaient de mar-
cher en avant. Ne devaient-ils pas aussi résolument
' faire leur devoir dans les batailles du faubourg
' Saint-Denis et du faubourg Saint-Martin? Éclairés,
intelligents, courageux, possédant à leur tête un
prince mûri par l'exil, nourri comme eux des doc-
trines du xviir siècle, et ayant pour ministres des
orateurs et des hommes d'affaires de premier
ordre, pourquoi n'auraient-ils pas espéré fixer le
' gouvernement dans cette région d'ordre, de paix,
i de liberté légale, de développement de la richesse
' qu'on a malignement appelée le juste milieu?
' Pourquoi n'auraient-ils pas eu l'illusion de mettre
un frein aux progrès de la démocratie? Est-ce
(jne leurs rangs n'étaient pas ouverts à tous les
hommes qui par leurs talents, leur esprit de con-
', duile, leur savoir se plaçaient à la tête de lanation ?
18
314 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
Est-ce qu'ils cherchaient à faire un livre d'or, à le
fermer ensuite et à élever une barrière entre eux
et les ouvriers? Il n'y avait pas d'autre sociéié pos-
sible que celle de 8J ; pas d'autres principes à sou-
tenir que ceux de la Révolution. Il n'y avait plus de
classes distinctes dans ce pays où les voies étaient
ouvertes à tous.
Ainsi la bourgeoisie crut avoir doté la France du
gouvernement qui lui convenait le mieux; elle
crut que ce gouvernement serait durable. En jetant
ses regards en arrière, elle revoyait ses longs
efforts, ses luttes persévérantes, sa lente ascension,
la confiance qu'elle avait donnée au pays, la popu-
larité que lui avaient value ses luttes pendant la
Restauration. Ses historiens lui disaient que tout
le passé n'avait été qu'un acheminement vers le
gouvernement des classes moyennes et que, depuis
Louis XI, c'était une loi presque fatale dans la suc
cession des événements. Les fondateurs de la mo-
narchie de Juillet pensèrent donc qu'il ne s'agissait
plus que de terminer la Révolution par la liberté
politique, et, comptant sur leur union, ils se mirent
à l'œuvre au milieu d'obstacles inattendus et gran-
dissants.
I
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
SOUS LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE
Tandis que la Restauration avait tenté d'allier îe
principe de la liberté moderne avec celui de l'héré-
dité traditionnelle, la bourgeoisie entreprit, pen-
dant le règne de Louis-Philippe, de concilier la
monarchie et la démocratie.
Seuls, un petit nombre de bourgeois éminents, le
groupe des doctrinaires, s'ingénia à représenter
la révolution de 1688 en Angleterre, et celle de
316 LA BOURGEOISIE FllANÇAISE
1830, comme deux événements parallèles, ayant
passé par les mêmes phases et abouti au même
dénouement. Mais l'analogie était trompeuse.
Après une halte heureuse, la nation française devait
reprendre la série de ses longues épreuves et sa
course haletante à travers le monde.
Il n'y a rien de plus intéressant à étudier, main-
tenant que le jour de l'équité a lui pour tous, que
l'essai de gouvernement fondé par l'élite des
classes moyennes. On ne trouve pas un exemple
semblable dans l'histoire. Tout est marqué de la
même empreinte durant cette période : goûts,
mœurs, langage, modes, habitudes. La société
bourgeoise est l'image frappante de son régime
politique. Pour conserver leur oligarchie, les
hautes familles des classes moyennes n'ont pas les
substitutions, le droit d'aînesse; elles pratiquent
le mariage de raison qu'elles ont inventé et dé
nommé. Très attachées à la dynastie, dans le
premières années du moins, elles lui savent gr
d'avoir leurs vertus et leurs défauts. Elles aiment
les simples réceptions au château, après le repas,
tandis qu'autour de la table, au milieu du salon, la
reine, les princesses et les dames d'honneur, cau-
sent en travaillant à l'aiguille. Les femmes des
1
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 317
riches bourgeois se rangeaient autour d'elles
avec une sorte de familiarité respectueuse et
égoïste.
Leurs maris, encore surexcitéspar une opposition
de quinze ans, cherchaient à constituer un parti
de gouvernement. Pendant les premiers mois qui
suivirent la révolution de Juillet, les vaincus au-
raient pu croire que les vainqueurs n'y réussiraient
pas. Les émeutes, les caprices de la foule désœu-
vrée, amenaient les représailles et provoquaient
les ambitions sans frein. Pas une heure de repos,
pas un instant de silence. De toutes parts surgis-
saient des clameurs menaçantes et des méconten-
tements. Le prolétariat demandait à main armée
sa part de droits dans le gouvernement et dans la
société; les cœurs étaient lents à se calmer, les
esprits à s'apaiser, les intérêts à se rassurer. Le
sans gêne, le débraillé s'introduisaient dans les
mœurs, dans le costume, jusque dans le langage.
En présence de la situation troublée de la capitale,
la garde nationale parisienne, nous le rappelons,
s'élevait par son altitude presque au rang d'un pou-
voir dans l'État. Composée principalement de mar-
chands, de rentiers, de fonctionnaires, de chefs
d'atelier, elle répondit complètement durant les
318 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
premières années du règne à la mission que les
événements lui avaient donnée. Son zèle ne se dé-
mentit pas un seul jour. Placée fréquemment entre
son devoir et le danger, elle n'hésita jamais à prê-
ter main-forte à la loi. Plus de deux miile gardes
nationaux, à Paris ou à Lyon, payèrent de leur vie
leur dévouement à la dynastie d'Orléans. On peut
dire que, si la Chambre des députés fonda la royauté
de 1830, ce fut la garde nationale qui la protégea.
L'ascendant de la bourgeoisie victorieuse était
tel, dans le parlement et dans le corps électoral,
que les partis hostiles ne voyaient pas même l'occa-
sion de soulever dans les départements un conflit
qui pût tourner à leur avantage. Aussi fut-ce dan
les rues de Paris que la bataille se livra. Lesinsur
rections de Lyon et celle de l'ouest n'eurent qu'ui
caractère particulier.
Cette solidarité qui unit si fortement Louis-Phi
lippe et les gardes nationaux avait amené entre eu:
et lui , dans les premier mois, des rapports vraimen
familiers. Henri Heine s'est assez moqué du para
pluie légendaire, des poignées de mains démocra
tiques, des promenades en chapeau rond, à pied
dans les rues ouvrières du vieux Paris, sans qu'oi
ait à les rappeler. Mais remarquons à ce sujet qu
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 319
c'était un état social grave que celui où à chaque
instant les dévouements et les sacrifices devenaient
nécessaires. Il fallait que le bourgeois de Paris
donnât l'exemple à l'armée. Il fallait qu'il fût tou-
jours prêt à se faire tuer. C'est presque un miracle
qu'il ne se soit alors ni lassé, ni rebuté. Mais on
s'attache à une cause à proportion qu'on souffre
pour elle. La nation du reste n'avait pas perdu en-
core ses habitudes militaires. Ce qui était plus dif-
ficile, c'était de bien discerner la cause pour la-
quelle on versait son sang. Il semble qu'au début
de la monarchie de Juillet, la bourgeoisie ait eu ce
discernement. Autant elle se rattachait par le sen-
timent au mouvement de 89, autant dans les mou-
vements insurrectionnels, elle craignait un retour
aux passions terroristes de 93, et, comme elle n'en
avait jamais compris la légitimité, elle fut sévère
dans la répression.
Les résultats de la transformation des moyens
de travail, les conséquences de la révolution indus-
trielle, les souffrances inévitables qu'elle entraînait
ne frappaient pas suffisamment son attention. Elle
voyait toujours plus le côté politique que le côté
social, landis qu'au contraire les classes ouvrières
et la petite bourgeoisie avaient un penchant à se
320 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
détacher des formes constitulionnellcset parlemen-
taires.
Qui du reste, en ces premiers jours d'orage,
même dans les rangs des adversaires irréconci-
liables du régime, apercevait nettement les destinées
delà démocratie? En condamnant toute transaction
avec le pouvoir établi, le jeune parti républicain
rendait impossible l'avènement pacifique et régulier
des idées progressives; et c'est ainsi que, dès sep-
tembre 1830, un abîme invisible se creusait.
Tout entière à son triomphe, et pensant de
bonne foi qu'en ouvrant la porte à l'économie, au
talent, à la fortune acquise, elle affirmait suffisam-
ment ses traditions libérales, la bourgeoisie faisait
en ce moment-là son idole du général La Fayette.
Il était en effet par son allure, par ses discours, par
sa physionomie, la représentation vivante de la ré-
volution française. Il n'y avait presque plus que lui
etTalleyrand qui eussent été membres de l'Assemblée.^
nationale et eussent entendu parler Mirabeau. Pai
ses qualités et ses défauts, le général était resté ui
homme de 90. A lasimplicité du grand seigneur, à ui
absolu désintéressement, il joignait celte prud'homic
philanthropique de la fin du xviii" siècle, cette con^
fiance inaltérable dans l'humanité, signes distinctifa
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 321
de cette race de la Constituante. Les années et les
mésaventures de la Restauration ne l'avaient pas
changé. Jamais popularité ne fut égale à la sienne.
Placé à la tête des gardes nationales de France, il
aurait pu être un obstacle à l'établissement de la
dynastie, il ne le voulut pas.
Toute la bourgeoisie de Paris, toute celle qui
accourait de la province défila dans son salon.
Entouré de Lainarque, de Mathieu Dumas, d'Audry
de Puyraveau, de Dupont (de l'Eure), de Charles
Comte, ses vieux amis, il recevait les députations
comme s'il eût été à la Maison Blanche. Il disait :
« La garde nationale naquit avec moi en 89 ; nous
sommes ressuscites ensemble en 1830. » Il repre-
nait la Révolution où il l'avait laissée.
Le roi, dans ces premières semaines, sentait aussi
se réveiller en lui les souvenirs de sa jeunesse. Pour
.juger du pas en avant fait dans les journées de
Juillet et du changement subit qui s'était opéré dans
l'état social de la France, il faut lire dans les Mé-
moires de La Fayette la lettre que lui écrivait Louis-
Philippe après la revue du i29 août : « Témoin de a
fédération de 1790, dans ce même Champ-de-Mars,
témoin aussi de ce grand élan de 1792, lorsque
je vis arriver à notre armée de Champagne qua-
322 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
rante-trois bataillons que la ville de Paris avait mis
sur pied en trois jours et qui contribuèrent si émi-
nemment à repousser l'invasion, quenous eûmes le
bonheur d'arrêter à Valmy, je puis faire la com-
paraison; et c'est avec transports que je vous dis
que ce que je viens de voir est bien supérieur à ce
qu'alors j'ai trouvé si beau, et que nos ennemis
trouvèrent si redoutable. »
Ces sentiments, que la bourgeoisie partageait,
marquent une séparation profonde entre deux ré-
gimes. Évidemment le mot de royauté n'avait plus
le même sens, depuis les trois glorieuses journées.
La Révolution avait, en effet, repris son cours. Pour
l'endiguer, la bourgeoisie fut soumise à de rudes
épreuves. Toutes les armes étaient bonnes pour
renverser le gouvernement qu'elle s'était donné,
depuis la caricature grossière jusqu'à l'assassinat.
« Vous devriez au moins avoir pitié du roi, » écri-
vait le Journal des Débats. Mais ce fut précisément
dans cette période de guerre civile qu'il y eut le
plus d'union et de volonté. Les plus perspicaces
redoutaient déjà qu'une sécurité exagérée ne mît au
jour les nuances, les prétentions, ne fît éclater les
vanités, les jalousies. La bourgeoisie avait-elle donc
biisoin de courir des dangers pour être raisonnable?
sous LE RÈGNE DE LOI! IS- PIII L I PPE. 3t:
Les dangers ne lui manquèrent pas. Le proléta-
riat, jusqu'alors silencieu i à Paris et dans les centres
industriels, prêtait l'oreille aux prédications socia-
liste. L'ouvrier, jadis plein de confiance dans les
chefs d'industrie, se détachait d'eux. Plus ardent
que nombreux, le parti républicain n'avait pas
déposé les armes depuis le renversement de
Charles X.
Les carlistes, comme on les appelait, revenaient
de leur stupeur et agitaient l'Ouest et le Midi. Les
cris montaient autour de la Chambre des députés,
les sociétés secrètes s'étaient transformées en
clubs.
a Le bon sens de la bourgeoisie de province,
écrivait Augustin Thierry, fera justice au besoin de
lia turbulence de Paris. » Il ne fut pas nécessaire
ji'y faire appel. Dans chaque quartier les garde
aalionaux prirent l'initiative, ils allèrent fermer
'.es locaux et disperser es affiliés, pendant qu'un
iéputé de Dunkerque, M. Benjamin Morel, atta-
ii}uait les clubs à la tribune. La politique du lais-
iier faire n'inspirait plus aucune conûance.
u
^-^
II
La diversité des caractères et des tendances, qui
avait passé inaperçue dans le trouble d'une révo-
lution, se manifestait déjà dans le sein du premiei
cabinet qui avait groupé les défenseurs les plu.
connus du régime nouveau. Tous étaient célèbre
par leurs luttes contre la Restauration; tous n
s'étaient pas préparés de la même manière à la vi
publique.
Le plus éloquent d'entre eux, M. Guizot, par se
études historiques, originales et profondes, par se i
convictions religieuses, par la nature de son édi i
cation austère et peu parisienne, par ses originel
en un mot, pensait qu'il fallait resserrer le chang^
LA BOURr.EOISlR FRANÇAISE. 3"25
raeit de dynastie dans les plusélroileslimiles pos-
sibles. Il eût voulu que le nouvel état de choses fût
une continuation plus libérale de la monarchie
légitime. 11 s'imposait à la bourgeoisie par la hau-
teur de son esprit plus spéculatif que pratique,
par son goût des généralisations, par sa connais-
sance sérieuse du gouvernement parlementaire,
par l'autorité de sa personne, de sa parole, en
môme temps qu'il charmait par un son de voix
incomparable qui entrait dans l'oreille comme le
timbre d'une cloche. Ceux qui l'ont entendu une
fois, môme dans les dernières années de sa vie,
quand il n'était plus animé par les fièvres de la
I tribune, n'ont jamais pu l'oublier. Ce n'était pas
un orateur, c'était l'orateur tout entier.
A côté de lui siégeait dans le conseil l'avocat le
plus renommé de la France libérale, le bourgeois
le plus complet de sa génération, légiste consommé,
rompu à toutes les affaires, sachant le droit canon
comme un ancien conseiller de la grand'chambre,
l'ami du comte de Monllosier, M. Dupin aîné. Per-
sonne n'excellait comme lui à la réplique; per-
sonne n'avait autant de verve gauloise et moins de
fierté d'âme. D'un bon sms vigoureux, mais sans'
élé\alion d'idées ni de langage, il était plus fait,
19 "
326 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
par ses dons d'à-propos et d'ironique familiarité,
pour présider une assemblée que pour gouvernei
le pays. Une certaine vulgarité unie à une rare
finesse lui rendait antipathiques ces intelligences
hautaines, ces théoriciens du parlement qui s'ap-
pelaient les doctrinaires.
Les facultés d'homme de gouvernement, la vo-
lonté jointe à la conception nette et claire des
desseins à accomplir, qui les possédait dans le
dreraier ministère de la monarchie de Juillet? Le
cabinet ne représentait aux yeux des classes
moyennes que l'opposition à la branche aînée des
Bourbons. Il ne pouvait manquer de se dissoudre,
au moment où il faudrait agir. Il n'était au fond
qu'une longue affiche sur laquelle figuraient sans
attributions spéciales, des noms divers et nom-
breux, comme pour donner à tous des garanties et
des espérances.
.La situation devenait de plus en plus critique.
La jeunesse française, élevée dans la haine des
traités de 1815, l'imagination enflammée, pleine
de foi dans la magie du drapeau tricolore, ne com-
prenait pas que Louis-Philippe ne prît pas, à ses
risques et périls, vis-à-vis de l'Europe, la défense
de toutes les revendications de la justice et du
sous LE r.ÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 327
droit. La Chambre des députés délibérait pendant
que les cris de : Vive la Pologne ! retcnlhimni k ses
portes. Les lêtes se montaient à proporlion qu'aug-
mentait la misère. Le procès des ministres de
Charles X s'instruisait au milieu des vociférations
de la populace ameutée autour du palais du Luxem-
bourg. « Au moins, général, disait un jeune étu-
diant à Lafayette, donnez-nous la tête de Polignac!
— Mon enfant, répondait avec sang-froid l'ancien
prisonnier d'Olmiitz, rappelez-vous que j'ai été
guillotiné quatre fois ! » On apprenait enfin le
sac de Saint-Germain l'Auxerrois et de I'Aîc! e-
vêché.
Le président du conseil, M. Laffitte, avait été
sous la Restauration le plus populaire des députés
de la gauche. Toujours la main ouverte jusqu'à la
prodigalité, ami particulier du roi, il avait le désir
sincère de maintenir la liberté et l'ordre; mais
ses intentions raisonnables ne suppléaient pas à
l'autorité qui lui manquait. Son ouverture d'esprit
ne remplaçait pas la science du gouvernement ; sa
facilité d'humeur n'était pas accompagnée d'une
indépendance complète vis-à-vis des adversaires
résolus du régime. Il y avait une trop grande dis-
proportion entre la situation et M. Laffitte pour
828 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
que la bourgeoisie lui laissât entre les mains le
dépôt de sa fortune.
L'homme nécessaire ne pouvait être encore, cet
enfant gâté de la destinée doué des facultés les plus
variées, remplaçant les dons extérieurs de l'élo-
quence par toutes les séductions de l'esprit le plus
français, ayant au besoin toutes les audaces et tous
les courages, d'une ambition égale à son intelli-
gence, représentant plus que qui ce fût les classes
moyennes arrivées au pouvoir grâce à la supério-
rité du travail et aux aptitudes les plus variées.
M. Tliiers n'était alors que sous-secrétaire d'État
aux finances; mais il se mêlait à tout, entraînant
par sa verve les indécis et les timides, à la fois
lucide et profond, sachant garder la mesure dans
la clarté de son exposition, prêchant alors la résis-
tance et désignant à l'opinion le seul homme qui
pût donner à la révolution bourgeoise son caractère
rationnel et fonder enfin son gouvernement.
Le ministre appelé par les circonstances et s'im-
posant à tous était Casimir Perler. Il présidait la
Chambre des députés, et assistait, en silencieux ob-
servateur, à l'impuissance de la classe dont il était
un des chefs à sortir de la période révolutionnaire.
Ce n'était plus l'athlète d'autrefois, si brillant,
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 329
ayant été à lui seul, durant une session, toute l'op-
position libérale. Ses cheveux étaient gris, presque
blancs; son long corps s'était amaigri et courbé
avant l'âge, tant la fatigue et les soucis s'étaient
abattus sur lui ! Mais sous ses épais sourcils s'abri-
taient des yeux d'où jaillissaient des éclairs, et
sous une dignité imposante était Tâme la plus forte
et la plus virilement trempée.
S'il est vrai que les partis ne donnent sérieuse-
ment leur adhésion qu'à deux conditions, des
principes certains et des dons éclatants, Casimir
Perier réunissait les conditions voulues pour avoir
la confiance entière de la bourgeoisie. Cœur chaud
et tête froide, aussi déci. é dans l'aclicn que mo-
déré dans les desseins, il ne fit jamais appel aux
mesures exceptionnelles, comme l'état de siège, la
suspension du jury. Il gouverna énergiquement
avec la légalité; et cependant la monarchie était en
périletjChaque jour, les gens sages se demandaient
si, au milieu de cette tourmente, le gouvernement
pourrait subsister.
Casimir Perier avait fait ses preuves de sang-
froid en août et septembre 1830; il avait eu plus
d'une fois à répondre aux exigences populaires.
Un jour, rentrant chez lui, il est serré de près par
330 LA r.OUROEOISIE FRANÇAISE
la foule qui lui crie, après l'avoir re-onnu : « Les
droits de l'homme ! Nous voulons les droits de
l'homme ! » Casimir Perier, craignant que iarelraile
ne lui lut coupée, s'adresse aux plus turbulents :
« Vous demandez les droits de 1 homme? — Oui, oui.
— Eh bien, je vous les accorde! » Et, raconle
M. d'Estourmel, il s'esquiva à la fiweur de la
surprise causée par cette munificence aussi laii ■
qu'imprévue.
C'était bien autre chose en mars 1831. Les quar-
tiers les plus fréquentés de Paris étaient quoti-
diennement le théâtre des manifestations les plus
violentes ; des bandes se promenaient jour et nuit
en poussant des cris séditieux. Bonapartistes,
légitimistes, républicains, donnaient l'assaut au
gouvernement. Le service du trésor public n'était
pas assuré pour quinze jours, quand le baron
Louis avait repris la haute direction de la fortune
publique. Les faillites se multipliaient, le com-
merce était dans la détresse, les ouvriers sans tra-
vail. « 11 y a un gouvernement, écrivait Armand
Carrel, et l'on entend à peine parler de lui, on ne le
voit plus, on ignore presque où il est. La garde
nationale mesure toute l'importance des services
qu'elle a rendus. Nous croyons qu'elle n'attendra
socs LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 331
^ qu'on s'endorme encore pour faire connaître à
; quelles conditions on peut compter sur ses services
à l'avenir, »
L'Europe inquiète songeait à se prémunir contre
'Pincendie.
La bourgeoisie serait- elle assez éclairée; cora-
\ prendi ait-elle assez ses intérêts pour fixer enfin le
; pouvoir dans les régions d'ordre, de savoir et d'in-
; telligence pratique? Elle avait traversé heureuse-
nl deux crises : la plus grave, le procès des
: ministres de Charles X, avait été terminée sans
t crime; la seconde, la loi sur la garde nationale,
avait amené la démission de Lafayette ;la troisième,
provoquée par le sac de l'archevêché et de Saint-
Germain l'Auxerrois, serait-elle la dernière qui mît
en péril la dynastie de Juillet?
Toute cette élite d'hommes d'État, qui plus tard
se divisa, se réunit résolument alors autour de
Casimir Perier. Ce fut lui qui précisa le système
politique de la bourgeoisie. Il lui imprima ce mou-
vement de vigoureuse concentration dont elle avait
besoin. La scission avec l'élément républicain fut
complète et définitive.
Le cabinet, composé d'hommes pénétrés des
m'^mes idées, avait d'abord pour mission de rallier
332 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
une majorité dévouée et d'établir entre elle et le
roi un accord permanent et vrai. La bourgeoisie
aida le grand ministre à résoudre ce problème.
Aussi quelle hardiesse à l'action! Quelle verve dans
les premiers discours de M. Guizot et de M. Tliiers !
Quelle confiance dans la loi et quel orgueil du
succès, et comme tous ces talents étaient généreux
et optimistes! Quelles figures origin; les dans le
parlement! Quels esprits nourris et solides! Quel
sentiment de la décence politique, dans ces pre-
mières années !
Un contemporain, un des esfrits les plus aiguisés
du vrai monde bourgeois et parisien, a raconté ua
incident de cette vie de lutte à laquelle Casimir
Perier se donna tout entier.
11 venait d'encourager, dans la rue, la garde na-
tionale et l'armée qui réprimaient les émeuliers et
il rentrait au Palais-Bourbon pour répondre à une
interpellation de M. iMauguin, qui avait accusé là
police d'avoir excité l'émeute. L'indignation avait
si fortement saisi Casimir Perier, qu'il eut peine à
parler d'abord et qu'il resta quelques instants à
la tribune, silencieux, l'œil élincelant, les narines
ouvertes. Il rejeta les causes de l'émeute sur
M. Mauguinlui-ir.ême, et, commel'opposilicnm. r
sous LE TxÈGNE DE LOU i S-PHI L II» PE. 333
murait, ii se tourna vers ses amis : « On a parlé
de danger pour vos délibérations, s'écria-t-il, n'y
croyez pas ! Nous sommes chargés de vous dé-
fendre. Vous êtes sous la protection de l'armée, de
la garde nationale qui, en criant « Vive la Pologne ! »
criait aussi « Vive le roi! » A ces mots, il se mit à
crier de toutes ses forces : « Vive le roi ! vive la
France! » et il descendit de la tribune.
Rien n'était plus imposant, ajoute le témoin de
cette scène; l'émotion de Casimir Perier, la cha-
leur de son apostrophe, l'impossibilité où il était
de parler d'une manière suivie, le poing qu'il levait
avec fureur contre les bancs de l'opposition, le
bruit des tambours et les rumeurs qu'on entendait
au dehors, tout, jusqu'à l'obscurité qui régnait
dans la salle, contribuait à faire de ce moment
l'une des scènes les plus solennelles de l'histoire
contemporaine.
La monarchie bourgeoise, pror'a née le 7 août
représenta alors aux yeux de l'Eui op ) et de la France
quelque chose de distinct et de parfaitement appré-
ciable. La bourgeoisie était affamée d'ordre presque
autant qu'au 18 Brumaire; Gasimier Perier devait
son triomphe à sa foi profonde dans ce vœu intime
de calme et de paix.
334 LA «OllUGEOISlE FRANÇAISE.
Les auteurs de la rcvolulion de Juillet avaient
doncmis fin àl'anarchie et fondé leurgouvernemenl.
Ni au dedans, ni au dehors, la violence ne devait
être son caractère. C'était bien l'idée bourgeoise
qui au 13 mars 1831 s'était produite, confiante et
souveraine ; seule elle avait agi. Elle s'épanouit
alors dans toute sa force. Si nous avions à la mon-
trer à celle heure, rayonnant dans sa puissam o,
nous la trouverions dans une œuvre immortelle
d'Ingres, dans le portrait de M. Berlin aîné. Il est
assis, la main solidement appuyée sur les genoux;
le regard, sous une profonde arcade sourcilièrc, est
superbe d'assurance et de placidité. La vigueur du
bon sens, la vivacité de l'intelligence, la résolution
que donne la certitude du succès, sont empreintes
sur ce vaste front, et éclairent ce noble visage.
C'est ridéal du grand bourgeois, arrivé par sa vo-
lonté à gouverner son pays.
III
Les deux forces opposées, l'une révolutionnaire
et belliqueuse, l'autre bourgeoise el pacifique,
s'étaient fait équilibre dans le cabinet Laffilte. Au
13 mars 1832, l'équilibre est rompu ; l'idée bour-
geoise, définitivement maîtresse, entre dans sa
période héroïque.
On aurait pu craindre qu'aux yeux de ceux qui
s'étaient récemment élevés à la fortune par le tra-
vail, la politique militante n'eût qu'un intérêt
secondaire, ou qu'ils fussent gauches et empruntés
dans le maniement de cet instrument si délicat, le
régime parlementaire. On aurait pu re 'o iter les
ressentiments personnels, les conflits d'ambitions.
336 LA lîOURGEÛISlE FRANÇAISE
Craintes vaines ! le danger commun rallia même les
indécis.
N'étant pas déchirée par les divisions qui plus
lard l'ont perdue, la bourgeoisie ne fui ni timide
ni incertaine. Le difficile n'était pas de faire son
devoir, c'était de le connaître. C'est ce que lui apprit
Casimir Perler ; et, comme les formules ont toujours
joué un rôle dans notre pays, on donna à ce sys-
tème le nom de politique de résistance. « Je suis
toujours et plus que jamais convaincu, écrivait
M. Guizol à M. de Barante, le 8 avril 1831, qu'une
administration sensée, agissante, résolue, mar-
chant droit sur ses adversaires, ralliera une majo-
rité capable, très capable de lutter avec avantage
contre l'anarchie. CasimirPerier est le noyau d'une
administration pareille. Amis ou ennemis, tous le
prennent au sérieux. Voilà la révolution de Juillet
coupée en deux, en parti de gouvernement et en
parti d'opposition. C'est là le grand caractère de
ce qui vient de se passer, i»
La bourgeoisie gouvernementale, après avoir
ainsi consolidé le pouvoir dans ses mains, crut que
désormais pour elle les dangers viendraient beau-
coup plus du dehors que du dedans. Tandis qu'aux
yeux de la jeunesse et des survivants de nos gran-
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 337
des guerres, 1830 apparaissait, comme une revan-
che des traités de 1815, les hommes politiques des
classes moyennes fondaient sur la paix tout l'édi-
fice de leurs destinées. Eviter une collision avec
TEurope, mériter même sa reconnaissance, telle lut
leur pensée fixe. Ils prirent le droit public européen
pour règle de conduite à l'extérieur.
Cn se trouvait alors en présence des questions
de nationalité les plus graves, en Pologne comme
on Italie, en Espagne comme en Belgique. Louis-
Philippe était lui aussi pénétré très avant de la
nécessité de la paix. Mais, à la différence des sen-
timents intéressés qui inspiraient la haute bour-
geoisie, et par une supériorité philosophique qui
n'était pas iacilement acceptée d'une nation mili-
taire, il avait puisé dans son éducation, dans les
rêveries sociales dont le xviir siècle avait bercé sa
jeunesse, cette conviction que la guerre était un
fléau et un recul pour la civilisation. Théorie diffi-
cile à faire accepter à des générations audacieuses
dont l'imagination avait repris tout son essor, et
pour qui un gouvernement doit être sacré par la
victoire, s'il veut être respecté.
Casimir Perier fut mis à cette épreuve, par les
questions belge, polonaise, italienne, d'avoir à
338 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
c'ioisir entre une guerre générale, ayant pour but
la conquête des bords du Rhin, ou des précautions
à prendre, des expéditions limitées, compatibles
avec la paix européenne. Son esprit résolu, dédai-
gneux de l'impopulai ilé, n'hésita pas. Ses interven-
lions vigoureuses et rapides furent conduites avec
la volonté arrêtée de ne pas s'écarter de cette
ligne : proléger la dignité et la sûrelé de la France,
sans ambition et sans goût d'aventures. Il rompit
nettement avec l'exaltation patriotique répandue
dans les masses populaires. L'opinion de la bour-
geoisie le suivit et adopta avec lui ce programme :
à l'intérieur, la Charte! à l'extérieur, la paix!
Au fond, elle ne variait guère depuis 89 ; et, dans
une occasion solennelle, ses vieux instincts prirent
le pas sur les théories constitutionnelles les plus
consacrées par l'expérience.
Il s'agissait de l'hérédité de la pairie. Partisans
fanatiques de l'égalité, les représentants de la bour-
geoisie restaient hantés par la chimère d'une royauté
démocratique. Au lieu d'une seconde Chambre
héréditaire ou élective, ils adoptèrent une combi-
naison bâtarde, la nomination par le roi de pairs
viagers, choisis dans des catégories. Ce fut au nom
de la souveraineté du peuple qu'ils enlevèrent à la
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 339
pairie sa raison d'être, son principe de stahilité, de
dignité, de durée. Vainement trois bourgeois émi-
nents, Royer-Gollard, Guizot, Thiers, allèrent jus-
qu'à déclarer qu'une République avec un sénat
héréditaire était moins insensée, moins impossible
que la démocratie royale; vainement la voix si
longtemps silencieuse du plus ancien des doctri-
naires en appela-t-elle à la souveraineté de la raison
vainement Royer-CoUard fit ressortir cette incon-
séquence, que la révolution de Juillet ayant voté
l'hérédité de la nouvelle monarchie, on ne pouvait
plus soutenir que l'hérédité politique fût inconci-
li.iblc avec la souveraineté du peuple; la bourgeoi-
sie ne céda pas. Casimir Perier lui-même reconnut
qu'on n'aurait aucun moyen de la faire revenir
de ses préventions : Et il résista même à l'opinion
qui voulait transformer la Chambre des pairs en un
corps électif.
C'est ainsi qu'aux jours d'épreuve la seconde
Chambre devait se trouver sans forces comme sans
autorité. Certes, le talent, l'éloquence, le patrio-
tisme n'y faisaient pas défaut. Mais toutes ces qua-
lités furent stérilisée^ par le vice même de l'insti-
tution.
La conception que la bourgeoisie avait de la
340 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
royauté moderne se manifestait dans des circon-
stances décisives.
L'esprit démocratique envahissait le monde sans
mot dire. La transformation sociale et morale qui
mine la société française gagnait peu à peu tous
les rangs. On le vit bien, en 1832, lors de la dis-
cussion du projet de loi sur la liste civile. Le gou-
vernement à bon marché, tel fut le cri qui courut
sur les bancs ; et le roi fut rente avec la parcimonie
qu'apportent dans leur budget ceux qui ont eu à
faire leur fortune. Leur caractère ombrageux se
manifesta même avec violence lorsque Montalivet
parla des sujets du roi. Un orage éclata. « C'est
nous qui avons fait le roi! Il n'y a plus de sujets! »
Bien que la Chambre mît fin aux débats par un or-
dre du jour, le coup était porté. On traitait le
roi, a dit M. Guizot, presque comme le premier
magistrat d'une République, sorti hier de la vie
commune, et destiné à y rentrer demain ; les apa-
nages étaient abolis. Les dotations n'étaient pro-
mises aux princes de la famille royale qu'éventuel-
lement, et dans le cas où il serait prouvé que le
domaine privé ne pouvait suffire à leur sort. Ce fut
un affaiblissement pour la royauté elle-même que
l'inquiétude constante de Louis-Philippe pour
sous LE RÈGNE DE LOUI S-PIIIL IPTE. 34i
l'avenir de ses enfants, et cette répugnance invin-
cible de la bouri:^eoisie aux dotations princières,
répugnance qui aboutissait un jour au refus silen-
cieux et significalii d'une dot demandée pour le duc
de Nemours.
L'affection pour la personne du roi ne reçut pas
encore d'atteinte. Lorsque les attentats contre sa
vie se multipliaient, lorsque, pour lui emprunter
un de ses mots spirituels et mélancoliques, il n'y
avait que contre lui que la chasse restât toujours
ouverte, la Chambre manifestait spontanément son
affection dynastique.
C'était le 27 décembre 1836, jour de l'ouverture
du parlement. La reine était entrée avec ses filles,
et toute l'Assemblée s'était levée avec respect, quand
le bruit d'un attentat se répandit tout à coup.
Dans le premier moment, on savait à peine si le
roi était sauvé. On s'informait, et, comme le raconte
un témoin de cette scène, on réprimait ses propres
alarmes pour ne pas alarmer la reine et ses enfants.
Bientôt on les voit toutes pâles, tout en larmes.
Elles savaient tout. Elles savaient que la mort avait
encore passé à un pouce de la tôle du roi; elles
savaient que le duc d'Orléans et le duc de Nemours
avaient été légèrement blessés par les éclats de la
3i5 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
glace delà voiture. Dans ce mo'^nent, les tribunes,
les pairs, les députés, tous étaienf confondus dnns
les mêmes anxiétés Enfin Louis-Philippe parut avec
ses trois fils, et toute l'Assemblée respira dans un
long cri de « Vive le roi ! » qui dura plus de cinq
miniites, se reprenant sans cesse, « comme si, à
chaque coup d'œil qui s'aî^surait du salut du roi et
des princes, l'émotion de l'Assemblée s'exhalait
dans une nouvelle effusion de joie et de recon-
naissance. » A'nsi s'exprimait M. Saint-Marc Girar-
din.
Pourtant à mesure que les générations nouvelles
grandissaient, qu'elles respiraient l'air enfiévré
d'opposition injurieuse, ce sentiment d'affe^lueux
respect devait s'aiïaiblir. Louis-Philippe avait beau-
coup d'esprit; mais, au dire de ses meilleurs amis,
il s'abandonnait dans la conversation. Il s'efforçait
d'amener, par ses discussions, des députés à son
opinion sur les divers points à l'ordre du jour. Ses
intempérances de langage, unies à la soudaineté
de ses saillies, créaient souvent des difficultés. Avec
les année; ses défauts augmentèrent, et l'action
personnelle du roi dans le gouvernement arriva
à détacher de sa personne les dévouements dont la
dynastie aurait toujours eu besoin.
sous LE RÈGNE DE LOU IS-PIII LIPPE. 343
Ces fâcheuses prévisions élaient encore loin des
esprits ; et, quand, après quelques mois d'héroïques
Torts, Casimir Perier succombait debout et ser-
1 inl dans ses mains le drapeau de la légalité, son
ùHivre était complète. « C'est une étrange erreur,
(lisait, le 15 mai 183:2, l'organe de la haute bour-
i;euisie, le Journal des Débals, que de s'obstiner à
confondre le système et le ministère du 13 mars,
comme si le système était né et devait s'éteindre
avec tel ou tel homme. »
Dès le lendemain de la mort du grand ministre,
il avait fallu recoinmencer la bataille. Les partis
avaient repris les armes. La bourgeoisie, toute ani-
mée du souffle qui lui avait été inspiré, montra sa
vaillance des premiers jours.
Les légitimistes et les républicains s'étaient levés
en même temps. A Paris, la formidable insurrec-
tion des 5 et 6 juin 1832 éclatait. Les généraux,
formés par les guerres de l'Empire, étaient étonnés
de trouver dans les bourgeois combattant sous leurs
ordres autant d'intrépidité et de fermeté.
La fille d'un des négociants importants de la rue
Saint-Martin écrivait à son frère habitant Rouen, le
8 juin : « Dès que le rappel a battu, nous avons
fermé le magasin. Papa s'est habillé pour aller re-
'SU LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
joindre le bataillon place des Petits-Pères. Il a em-
brassé maman et moi en disant : « il faut en finir
» avec ces misérables! » Jamais je ne l'ai vu si en co-
lère. Dans la journée d'avanl-hier, notre inquiétude
a été mortelle, nous n'osions pas sortir. Nous en-
tendions le canon qui ébranlait les vitres. Des voi-
sins nous apportaient les nouvelles. Nous ne man-
gions plus... Enfin, papa est arrivé loulpâle, couvert
de poussière. Nous avons sauté à son cou. Il ne
pouvait pas parler. » Le drame poignant du cloître
Saint-Méry venait de s'accomplir. La bourgeoisie et
la banlieue fraternisaient à tous les coins de rue,
aux cris de « Vive le roi ! vive la Charte ! »
A Lyon, la sédiction avait revêtu un tout autre
caractère. Elle révélait à la classe moyenne ce grave
secret, qu'il y avait au-dessous d'elle une population
de prolétaires qui s'agitait sans savoir ce qu'elle
voulait, mais qui disait clairement qu'elle souffrait
et qu'il fallait s'occuper de son sort. La classe
commerciale et industrielle se préparait à se sub-
stituer peu à peu à la classe agricole comme action
politique et comme influence sociale. La bour-
geoisie n'était pas encore convaincue de ce fait éco-
nomique; elle croyait en se battant vaill. rament
avoir étouffé dans son germe toute insurrection.
sous LE RÈGNE DE L OUIS-PH [ L I PPE. 345
C'était encore la politique de Casimir Perler qu'elle
faisait triompher dans les six mois qui suivirent sa
mon et qui nous conduisent au ministère du 11
octobre 1832.
lY
Ce cabinet, pendant plus de trois ans, représenta
le régime de 1830 dans son mouvementascendanl.
A quoi bon s'arrêter aux modifications qu'il eut à
subir? C'est le même esprit qui, jusqu'en février
1836, se maintint dans ce faisceau de forces et
d'intelligences groupées sous les mêmes enseignes'
pour soutenir les mêmes batailles.
Le duc Victor de Broglievint apporter à l'élite de
la bourgeoisie l'autorité de sa probité politique,
l'élévation de son caractère indépendant, l'éclat de
son nom et la sincérité de ses idées libérales.
M.Guizot etM.Thiers,associés alors dans une même
tâche, se complétaient par leurs dons si opposés.
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 347
En 1res peu de mois, M. Tliiers avait conquis le
premier rang. L'art qu'il avait de s'instruire par
la fréquentation des hommes supérieurs lui avait
largement profité. M. de Talleyrand,le baron Louis
lui avaient plus appris que les livres. Nul ne savait
mieux que M. Thiers tirer parti, aux affaires, des
chefs de division modestes et connaissant à
fond leur métier. Sa patience à les écouter éga-
lait sa merveilleuse intelligence à les compren-
dre. Tous les détails l'intéressaient et il traitait
avec la même facilité tous les sujets. La mesure en
tout, tel était le caractère que la bourgeoisie voulait
pour son gouvernement, et M. Thiers son favori s'é-
criait un jour: « Savez-vous pourquoi la France
est du juste milieu? Parce que la France, depuis
quarante ans, a vu les excès de tous les partis. »
Celte politique à l'extérieur, tout en restant fidèle
à la pensée pacifique du règne, tranchait définiti-
vement la question belge sous les murs d'Anvers,
et protégeait, par le traité de la quadruple alliance,
la monarchie constitutionnelle naissante enEspagne.
Mais, à l'intérieur, les troubles suscités dans l'Ouest
par la duchesse de Berry, la double insurrection
d'avril 4834, les attentats à la vie du roi, enfin le
retentissement du procès d'avril devant la Chambre
348 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
des pairs, réveillaient les sentiments de représailles
et rejetaient la majorité hors de la situation légale.
Chaque émeute excitait l'esprit de répression et dis-
posait les électeurs à dépasser le but.
Cependant la magistrature, en décidant l'incom-
pétence des conseils de guerre et en proclamant
l'illégalité de l'état de siège après le 6 juin, avait
rendu à la bourgeoisie le service de maintenir les
idées de légalité. Les nombreux acquittements du
jury témoignèrent aussi qu'il ne fallait pas abuser
des procès de presse. L'esprit bourgeois eut peur.
Il repoussa les adoucissements apportés aux lois
d'exception présentées sur les crieurs publics, sur
les associations. L'irritation de la bourgeoisie pro-
vinciale surtout allait croissant et poussait à la
résistance.
Royer-CoUard toujours fidèle à ses idées libé-
rales écrivait alors à ses électeurs : « Nous avons à
nous défier du ressentiment aveuglequi nous ferait
déserter la liberté, prix de tant d'efforts et de sa-
crifices, parce que l'anarchie abuse de son nom.
N'oublions jamais que les plus sévères garanties
de l'ordre doivent laisser la liberté intacte et que le
droit résiste à l'arbitraire. »
Les traditions libérales de la bourgeoisie étaient
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 349
soumises à une plu? rude épreuve par la fermen-
tation qu'occasionnaient les scènes dramatiques du
procès d'avril. Mais le point culminant de la poli-
tique intérieure du cabinet fut l'heure tragique du
28 juillet 1835. L'effroyable crime de Fieschi
amena les lois de septembre. Le garde des sceaux
(Icposa trois projets qui modifiaient la législation
de la presse, du jury et des cours d'assises. La
bourgeoisie, dans son effarement songea, même à
interdire la discussion théorique du principe de
gouvernement, et jusqu'à la controverse, vieille
comme le monde, sur les bases de la souveraineté,
de la propriété, de la famille. Les difficultés parle-
mentaires créées par celte législation furent plus
graves que celles qu'elle fit disparaître. Mais, aux
yeux des politiques, le seul fait de son établisse-
ments sans obstacle constatait devant les monar-
chies de l'Europe et la force du pouvoir et la fai-
blesse des partis.
Il semblait que la bourgeoisie se fût enrichie
d'une qualité nouvelle et qu'elle fût devenue au
gouvernement ce qu'elle était en affaires, persévé-
rante et obstinée.
Quand la subordination hiérarchique eut été
rétablie, que la bataille eut cessé dans la rue et que
20
350 LA BOUKGEOISIE ^IlA^'ÇAISE
la France eut repris confiance en se sentant gou-
vernée, une pensée d'une autre nature commença
à se substituer dans le cabinet à celle qui avait fait
la puissance de Casimir Perier. Les doclrinaires
songèrent à donner à leurs idées un ascendant que
leur mérite expliquait, sans que la bourgeoisie
pourtant s'en rendît bien compte. Ils étaient peu
nombreux; on en comptait jusqu'à treize, mais
chacun d'eux était quelqu'un : Duchâtel,Duvergier
de Hauranne,Dumon, d'Haubersaërt,Guizard,Jan-
vier,Joubert, Piscatory, Rémusat, Renouard, Saint-
Marc Girardin, Vitet, et leur chef M. Guizot.
Fondus jusqu'à cette heure au sein du parti
gouvernemental, ils y avaient conquis l'autorité qui
appartient à des hommes supérieurs. Tandis que la
masse s'arrêtait aux intérêts, eux faisaient passer
au premier rang les principes. La bourgeoisie en
était fière et subissait la prépondérance de leurs
talents. Mais ses instincts étaient plus révolution-
naires et M. Thiers lui plaisait davantage. Elle l'a-
vait entendu avec satisfaction répondi-e à Royer-
CoUard.
Le plus ancien des doctrinaires dans son discours
testamentaire avait protesté contre les lois de sep-
tembre : « Le mal est grand, il est infini ; mais est
il sous LE RKGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 351
il d'hier? esl-il tout entier dans la licence de la
j)resse? Il y a une grande école d'immoralité ou-
verte, depuis cinquante ans, dont les enseigne-
ments, bien plus puissants que les journaux,
retenlissent aujourd'hui dans le monde entier :
celle école, ce sont les événements qui se sont
accomplis presque sans relâche sous nos yeux. »
M. Thiers n'hésitait pas à se mesurer avec un
pareil adversaire. Il répliquait aux applaudisse-
ments de la majorité : « Comparez-nous au passé !
Nous avons été attaqués violemment, comme aucun
gouvernement ne l'a été, comme celui de Napoléon
et de la Restauration ne l'ont pas été. Avons-nous
laissé troubler nos esprits? Avons-nous cherché
des ressources hors de la constitution? Avons-nous
fait tomber des têtes? » Quel est le collègue de
M. Thiers qui eût mieux répondu? C'est qu'en eftet
il n'y avait rien en lui du doctrinaire. Mais le péril
écartait les dissidences. Déjà un tiers parti s'était
formé dans la Chambre et celte union de la bour-
geoisie était menacée. L'esprit le plus détaché et
le plus délicat, M. de Rémusat, ne redoutait rien
tant qu'une sécurité exagérée.
Les différences d'origine, de position, de carac-
tère, quand il n'y a pas de traditions politiques
352 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
anciennes, n'amèneraient-elles pas lot ou tard,
dans cette élite d'hommes d'État, des scissions irré-
parables ?
Dans les département?, la grande majorité des
conseils généraux, représentants paisibles des
intérêts locaux, n'était pas encore entamée dans
sa fidclité à la politique de Casimir Perier; mais
elle était sans action. Le publiciste distingué que
la terre fertile de la Gironde avait donné à la
bourgeoisie comme défenseur, Henri FonlVède,
disait que le mal n'était pas seulement dans l'opi-
nion démocratique puissamment excitée, mais sur-
tout dans l'absence de principes clairs et fixes au
sein du parti gouvernemental.
C'était le propre du talent de M. Guizol d'excel-
ler dans les exposés de principes où son esprit
éminent se jouait à l'aise. Déjà le colonel Biigeaud
avec sa brusquerie honnête avait fait justice des
accusations banales lancées contre les classes
moyennes, ft Celui-là est bien mal inspiré, s'écriait-
il, qui voit une caste à part, une nouvelle noblesse
privilégiée dans cette immense rôle des contribu-
tions directes. Non, ce n'est pas un sophisme doc-
trinaire, cette assertion que la propriété n'est pas
un privilège, que tout le monde peut y parvenir avec
sous LE RÈGNE DE LOUIS-1'HI Ll PPE. 3^3
de l'ordre et du travail. Vous assurez que le tra-
vail n'enrichit guère que ceux qui ont commencé
avec des capitaux, je pourrais citer un million de
preuves du contraire. Je me contente d'un : c'est
moi ! mon grand-pèie était un simple forgeron. »
C'était surtout à M. Guizot qu'il appartenait de
porter la bannière de la bourgeoisie, et M. Odilon
Barot lui en fournit l'occasion en l'accusant de
vouloir fonder un système exclusif qui tendait à
diviser la France en castes ennemies : « Vous ou-
bliez, lui avait-il dit, que toutes les victoires de
la Révolution ont été gagnées par tout le monde. »
« Non, je ne l'oublie pas », répondit M. Guizot;
et dans son magnifique langage, il déclara qu'il
y avait dans la Charte des droits qui avaient été
conquis pour tous et qni étaient le prix. du sang d"
tous. Ces droits étaient l'égalité des charges pu-
bliques, l'égale admissibilité à tous les emplois,
la liberté du travail, la liberté des cultes, la liberté
de la presse, la hberté individuelle. Il montra
encore un autre prix de ses batailles et de ses vic-
toires, la royauté constitutionnelle. Le système
n'apparut toutefois que dans la seconde partie
du discours, lorsque le grand orateur arriva à
démontrer que la France, pour la sûreté de tous
354 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
ses droits, availcoinpté sur l'inlervenlion directe et
aclive de celle partie de la nation qui était vraiment
capable d'exercer des droits politiques. « Ai-je
assigné les limites de la classe moyenne ?ajouta-t-il;
m'avez-vous entendu dire où elle commençait et
où elle finissait? Lorsque, par le cours du temps, la
limite naturelle de la capacité se sera déplacée,
lorsque les lumières, les progrès de la richesse,
toutes les causes qui changent l'état de la société,
auront rendu un plus grand nombre d'hommes
capables d'exercer avec bon sens et indépendance
le pouvoir politique, alors la limite légale changera.
Comment pouvez-vous croire qu'il me lût entré
dans l'esprit de constituer les classes moyennes
d'une façon étroite, privilégiée, d'en refaire quel-
que chose qui ressemblât aux anciennes aristoci a-
ties? Nous recommençons tous les jours ce tra-
vail d'ascension et de conquêtes. Je n'entends pas
qu'après toutes les victoires politiques de la nation
'française, nous ayons conquis pour nous seuls
tous les droits que nous possédons. Quand le pays
travaillait à renverser le pouvoir absolu et le pri-
vilège, il a pu appeler à son aide toutes les fjrces
■du pays dangereuses ou utiles, les bonnes et les
mauvaises passions. Mais, aujourd'hui, la bataille
sous LE REGNK DE LOUIS-PHILIPPE. 355
esl finie, le traité conclu; le liailé, c'est la Charte
et le gouvernement libre. »
La bataille n'était pas finie; mais la bourgeoisie
le croyait. Elle se sentait fière d'être ainsi défen-
due ; elle ne ménagea pas ses applaudissements à
M. Guizot; elle fit tirer à part son discours et le
répandit dans toute la province.
Mais déjà le jour était venu où un incident devait
suffire pour désorganiser l'union qui existait
depuis 18oi2. Les forces se trouvaient disjointes
par l'avènement de M. Tliiers à la présidence du
conseil en février 1836. La lutte s'ouvrait non plus
contre le parti républicain, mais entre les systèmes
et surtout entre l'esprit d'initiative dans les affaires
extérieures et le passion de la paix. M. Thiers tom-
b:\it sur une question d'intervention en Espagne,
après six mois de ministère. Il devenait le chef
d'un groupe important qui prit le nom de centre
gauche. Le tiers parti, qui avait à sa tète M. Dupin,
plus redoutable par ses sarcasmes que par ses
idées politiques, disparaissait. Le centre gauche
prit faveur. Il venait de recruter dans ses rangs
un député qui apportait à la chambre les plus
. fortes qualités de la race bourgeoise. C*était
M. Du Taure.
356 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Ceux qui l'ont vu de près peuvent seuls bien parler
de lui. Il représentait, dans leur originalité et leur
verdeur, les classas moyennes de province, avant
la facilité des communications, avant la banalité
des relations sociales. Par un contraste qui ne pa-
raîtra singulier qu'à ceux qui ne l'ont point ap-
procbé, nul homme ne joignait au respect des tra-
ditions et des vieilles mœurs une plus vive ardeur
d'esprit et une plus puissante imagination. Nul
n'était moins routinier. Son esprit était ouvert à
toutes les nouveautés.
Par ses croyances religieuses, il appartenait à la
vieille France. Comme un membre des anciens
parlements, il était du côté des gens du roi s'il
s'agissait de défendre les droits de l'État conire
les envahissements du clergé. Et cependant il était
de ceux que le doute n'avait pas atteint. S'il eiît
vécu un siècle ou deux plus tôt, on l'eût appelé un
de ces messieurs, également fermes dans leur foi
janséniste et dans leur résistance à l'ultramonta-
nisme. Dans les dernières années de sa vie, alors
que, entouré de l'estime publique, il dirigeait les
affaires de son pays, son caractère original, timide
jusqu'à la sauvagerie, s'était de plus en plus ac-
centué.
sous LE RÈGNE DE LOU I S-TIH 1. 1 P P E. 337
Un jour, excédé de travail, brisé par ses liabi-
tndes matinales, il s'était alité; un de ses amis
s'approcha de son lit; deux livres tenaient com-
pagnie au malade : Tac lie et un Irai lé de Vahhé
Buguel. Sous une écorce robuste et noueuse
comme celle d'un vieux chêne, se cachait un cœur
généreux et désintéressé; sous des dehors bour-
rus, une réelle bonté.
Dès ses débuts à la tribune, il fallut compter
avec lui. Son éloquence formée d'arguments déci-
sifs, fortement liés ensemble, constituait une sorte
de cotte de mailles serrées, impénétrables à toutes
les attaques. 11 n'y avait pas jusqu'à sa voix nasil-
larde el à son accent ironique qui ne fussent
redoutables. Quand il était attaqué, et qu'il avait
pour lui le bon droit, il déchiquetait son adver.-aire,
avec sa lèvre amère. Mais ce n'était pas un tacti-
cien parlementaire, ni un chef de parti; son indé-
pendance, sa répugnance aux compromissions et
aux intrigues l'isolaient ; et, bien qu'il se fût rangé
dans les rangs du centre gauche, il n'était pas
homme à suivre toujours et partout M. Thiers.
Ces éminents bourgeois commençaient à être
soumis à une décisive épreuve. Tandis qu'une
prospérité inouïe, créée par eux, allait se dévelop-
358 Ll BOURGEOISIE FRANÇAISE.
panl dans le pays, les incompatibilités de caractère,
les rivalités de prééminence, les froissements in-
times, préparaient des divisions successives. La
vérité oblige à dire que la période héroïque de la
monarchie de Juillet était finie, quand se forma le
ministère auquel le comte Mole donna son nom
(6 septembre 1836).
Un autre problème se pose alors : Comment
après avoir fondé, défendu la royauté constitu-
tionnelle de son choix, la bourgeoisie l'a-t-elle
laissé se dépopulariser, s'affaisser et périr? Que
lui a-t-il manqué? Ou bien y a-t-il dans la société
française une soite de vice caché, qui arrête la
formation de l'esprit politique et fait obstacle à
toute tradition gouvernemeulale durable ?
Qu'étaient par-dessns tout les bourgeois au
pouvoir? D'incomparables hommes d'affaires. Leur
esprit étendu mais positif, ardent mais pratique,
remplaçait l'imagination inventive par l'éiévalion
des facultés usuelles, portées à leur plus haute
])uissance. Les faits exerçaient un empire prédomi-
int sur leur intelligence; et leur bon sens supé-
1 icur, quand il s'agissait des réalités tangibles, maî-
trisait tout en eux, aussi bien les théories que l'en-
thousiasme.
Ils n'éiaienipas comme leurs fils : ils aimaient la
société dans laquelle ils étaient nés, et ils y croyaient.
Us n'en étaient pas encore venus à rompre leur so-
m
360 LA BOUr.GEOISIE FRANÇAISE
lidarilé étroite; contents d'eux-mêmes, el ne vou-
lant qu'eux, ni plus ni moins, ils possédaient au
plus haut degré l'instinct des intérêts.
Quelle nation a présenté une réunion plus com-
plète de législateurs éclairés, de financiers habiles,
d'industriels avisés? Ils n'étaient pas seulement ju-
dicieux, instruits sur toutes les questions adminis-
tratives; mais ils avaient le langage précis, clair, et
leur éducation classique faisait d'eux de remar-
quables rédacteurs de projets de loi.
Il faudrait citer Vivien, Macarel, Renouard,
F. Real, Calmon, Dupin, Baude, Ducos, Legraiid,
Hippolyte Passy, Rivet, Bérenger, Vuitry, llumann,
Girod, d'Argout, Gouin, Delessert, Ganneron ,
Odier, Boinvilliers, Darblay, Duvergier, Schneider,
Dumon, Duchatel, Dufaure, Thiers. En dehors
de M. Guizot et de quelques-uns de ses amis, de-
mandant à la raison plus qu'aux faits la justifi-
cation des moyens de gouvernement, les classes
moyennes présentaient les aptitudes les plus
variées et les facultés d'assimilation les plus extra-
ordinaires.
Leurs entreprises portèrent d'abord sur les inté-
rêts industriels et sur les intérêts agricoles. La mo-
narchie bourgeoise succédait, en effet, à deux gou-
sous LK IIÈGNK DE LO L IS-i'H 1 1. 1 Pl'E. 361
vernements qui, sous ces divers rapports, n'avaient
pas accompli leur lâche. L'Empire, qui avait fait
l)C!aucoup, avait encore plus détruit; comme res-
sources matérielles, il nous avait laissés fort arriérés
et fort dépourvus. La Restauration était un gouver-
nement indolent, peu disposé à s'engager dans de
grands travaux qui exigeaient le concours actif et
confiant des chambres et du pays. La bourgeoisie
de 1830 était résolue au contraire à donner à son
gouvernement un caractère d'ulililé. Elle satisfaisait
ainsi ses goûts et en même temps elle obéissait à
une pensée politique. Elle voulait diriger vers les
œuvres de la paix l'ardeur nationale qui s'était pas-
sionnément ranimée.
Elle apportait du recle, dans l'applicalion des
nouveautés et des inventions industrielles, la cir-
conspection et la prudence dont elle ne pouvait se
départir sans mentir à son origine. En douze an-
nées, son gouvernement avait consacré 452 mil-
lions au développement des voies de communica-
tion, lorsque la question des chemins de fer s'im-
posa. Les hésitations avaient duré cinq ans. Enfin
en 1842 la bataille fut gagnée par le rapport de
M. Dufaure. Les législateurs avaient trouvé dans
la division du travail entre l'Élat et les compa-
21
362 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
gnies le secret d'une transaction qui facilitait le
développement progressifdes voies ferrées; on était
loin du désarroi des idées et des erreurs écono-
nriiques qui avaient signalé les premiers débats.
A la Cluse commerciale et financière des pre-
miers temps succédait une période d'épanouisse-
ment de prospérité. Dans les questions écono-
miques, la haute bourgeoisie apportait un système
arrêté, et se défiait des théories qui commençaient
à être en laveur. Très prolectionnisle, elle voyait en
M. Thiers l'apôtre d'un régime prohibitif qui dé-
passait, dans son application, la législation doua-
nière de M. de Saint-Gricq. Jamais l'exclusion de la
concurrence étrangère n'avait été érigée en dogme,
avec plus d'assurance, que dans l'exposé des motifs
du projet de loi des douanes présenté par M. Thiers,
quand il était ministre du commerce. Il obéissait à
cette idée générale profundément enracinée dans la
bourgeoisie, que la protection du gouvernement
est nécessaire aux divers développements intellec-
tuels, moraux, industriels, de la nation.
Un esprit plus ouvert, M. Duchâtel, avait saisi
l'opinion de la question de la réforme commerciale
en ouvrant une enquête; mais il n'avait d'appui
que dans les ports du Havre et de Bordeaux. Les
sous LE RÈGNE DE LO UIS- Pli ILIPPE. 363
villes de fabriques se prononçaient pour le main-
lien de la proliibilion.
Parmi les puissances commerciales, la France
était celle qui s'était déployée avec le plus de len-
teur. La législation de 1817 avait élevé autour de
nos frontières une sorte de muraille de Chine,
toute crénelée de droits protecteurs. Cependant,
malgré notre armée de douaniers, le monopole in-
dustriel et le monopole électoral se prêtant un mu-
tuel appui, une révolution se produisait dans le
travail. Les efTorls des fabricants étaient considé-
rables. La paix développait chaque jour des besoins
nouveaux, enfants du caprice de la mode plutôt
que de la nécessité. Aucune nation ne pouvait lut-
ter contre nous pour le fini, le bon goût et le bas
prix de la main d'œuvre en bijouterie et en orfèvre-
rie. Les manufactures de draps acquéraient un
supériorité caractérisée pour l'éclat et la cou-
leur. Le problème d'application de la mécanique
au traitement du lin et du chanvre avait été
résolu avec bonheur. Des machines avaient été
inventées, aussi puissantes, aussi parfaites que
celles qui déterminèrent le développement inouï
de la fabrication du coton. Le lin se travaillait
avec une économie et une perfection jusqu'alors
364 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
inconnues; peu à peu l'oulillaiiC anglais s'intro-
saitdansles filatures de Normandie et desFlandres.
Ce fut un sujet de légitime fierté pour les classes
moyennes que les trois expositions qui se succédè-
rent pendant le règne de Louis-Philippe. Un ave-
nir de richesse s'ouvrait, grâce à la direction im-
primée à la production. Toutes les professions
utiles étaient respectées et honorées, à mesure que
l'oisiveté perdait de son crédit. Par suite de la
règle de solidarité dans les progrès de la fortune, le
prix du fermage augmentait partout. La terre ac-
quérait à chaque mutation une valeur vénale plus
considérable. Il était facile de juger que, sans l'exis-
tence des causes qui avaient retardé chez nous le
développement de l'industrie du fer, nous aurions
fait encore de tout autres progrès dans l'avance-
ment des arts mécaniques. Sauf cette lacune qui
atteignait nos filatures, quel éclat, quelle variété
de dessins dans les tissus de nos riches vallées
d'Alsace et de Sainte-Marie aux Mines I Combien
l'émulation des fabricants dans l'ameublement et
l'industrie artistique s'était inspirée du renouvelle-
ment de l'art ! S'agissait-il de soieries? On ne trou-
vait rien qui pût rivaliser avec les produits des
manufactures lyonnaises.
l
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 3G5
Celle preuve de raccroissemenl de l'aisance dans
les classes moyennes, l'examen des recettes du
budget la donnait aussi. En 1828, le revenu ordi-
naire ne s'élevait pas à 900 millions; dix années
après, il dépassait 1250 millions. Malgré les entraves
(lonl notre commerce extérieur était chargé, il n'a-
vait laissé d'augmenter d'année en année. Du chiffre
de 1 211 millions, où elle était en 1830, l'expor-
tation s'était élevée en 1844- à 2340 millions, c'est-
à-dire qu'elle avait presque doublé en quinze ans.
L'épargne avait suivi du même pas les progrès
de la fortune publique. L'économie, cette qualité si
éminemment bourgeoise, ne s'était pas perdue. En
1820, treize caisses d'épargne seulement étaient
établies en France. L'institution prit un tel déve-
loppement, qu'en 1835, on comptait déjà cent
trenle et une caisses d'épargne autorisées. Les
doctrines sur lesquelles leur propérilé reposait
étaient partout répandues; les lois de juin 1834 et
mars 1837 facilitaient encore leur extension. Le
bien-être individuel descendait de plus en plus dans
les masses populaires et les transformait.
De plus en plus les contremaîtres acquéraient
celle capacité professionnelle qui imprime l'impul-
sion à l'atelier. L'esprit mercantile s'emparait de la
366 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
société bourgeoise et devenait un des traits de la
physionomie générale du temps.
Mais, si les classes moyennes, en dehors de la
charité, ne se préoccupaient pas suffisamment du
sort des classes ouvrières et du mouvement social,
elles reprenaient dans les lois d'organisation admi-
nistrative leur supériorité et leur influence libérale.
Les lois municipales des 21 mars 1831 et 18 juil-
let 1837, celles sur les conseils généraux du 22 juil-
let 1833 et 10 mai 1838, la loi du 21 mai 1836 sur
les chemins vicinaux, celle du 20 juin 1838 sur
les aliénés, celle du 3 mai 18'41 sur l'expropriation
pour cause d'utilité publique, la loi du 29 avril
1835 sur les irrigations, ont posé les principes à
l'administration française. Toutes ces lois, par leur
point de départ, se rattachent aux idées chères à
la bourgeoisie et sont marquées au coin de l'esprit
pratique et utilitaire.
C'est particulièrement dans les discours de
M. Thiers sur les questions municipales qu'on
retrouve tout vibrants encore les sentiments com-
muns des Chambres sous la monarchie de Juillet.
Depuis la loi du 28 pluviôse an yiii, nulle modi-
1. Voy. Discours de M. Thiers, la janvier, 6 et 7 mii 1833,
28 février 183 i.
sous L'ù RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 367
fjcatinn n'avait été introduite dans le régime mu-
nicipal et départemental. La Charte de 1830 promit
que, dorénavant, il serait fondé sur l'éleclion. La
première loi municipale appartient à l'époque où
la tendance révolutionnaire de Juillet dominait en-
core le gouvernement. Le nombre des électeurs
municipaux égalait presque celui des gardes natio-
naux en activité. Il était, suivant le rapport au roi,
de 2,872,089 citoyens. La base de l'élection com-
munale, plus étendue que l'électorat politique, en
différait essentiellement par l'assiette même du
droit. On était électeurpolitiqueà l'âge de vingt-cinq
ans, électeur communal à vingt et un ans. Le cens de
deux cents francs conférait seul le droit de prendre
part à la nomination des députés. En malière
d'élections municipales, la capacité formait un litre
distinct, concurremment avec la richesse, et l'on
avait égard au nombre des habitants. L'électorat
municipal admettait ou excluait, selon les localités,
les classes ouvrières et les dernières régions des
classes moyennes. L'ouvrier des campagnes avait
droit de cité ; mais la bourgeoisie avait redouté
l'esprit démocratique des grandes villes et avait
établi des conditions qui écartaient l'ouvrier ap-
partenant aux centres industriels.
368 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Les teiilalives de décentralisation, avons-nous
besoin de l'apprendre, ne trouvèrent pas bon ac-
cueil. M. Thiers en fut à diverses reprises l'adver-
saire opiniairc. « Nous voulons, disait-il, faire abou-
tir la vie sociale au centre de l'Elat; nous voulons
réaliser ce grand phénomène moderne : celui de
faire vivre le corps social dans une grande unité...
Savez-vous pourquoi la Restauration, en nous fai-
sant un mal moral et politique immense, n'a pas
cependant froissé les intérêts matériels ? c'est qu'elle
a respecte la vieille administration de l'Empire, qui
en savait plus qu'elle et qu'elle a laissée aller... Ce
n'est pas nous qui sommes rétrogrades; c'est nous
qui défendons la Révolution vivante. En affranchis-
sant les grandes communes vous détruisez l'unité,
vous portez un coup de hache au pied de l'arbre. »
De semblables paroles étaient l'expression des
traditions administratives et de la notion de l'État
qui s'était formée chez les classes moyennes. Elles
restaient (idèles à leurs principes, en applaudissant
leur orateur, quand il s'écriait : « C'est nous qui
sommes les apôtres de la véritable unité, de cette
unité qui fait la force et la gloire de notre gou-
vernent; nous avons cherché à propager l'œuvre de
89, delà Conventions de Napoléon lui-même. Nous
sous LE RÈGiNK DK LOUIS-PHILIPPE oG3
sommes les défenseurs de cette unité que vous ap-
pelez centralisation, et qui n'est autre chose qu'une
règle, qu'une justice. >
La loi qui organisa les conseils généraux n'était
pas l'effet de la même initiative. La Chambre des
pairs s'était réservée de régler, à son image, et
dans un intérêt conservateur, l'organisation des
assemblées départementales. L'influence de l'esprit
local était précisément ce que les pairs avaient
voulu constituer. Le rapporteur ne laissait aucun
doute à cet égard ; et ce rapporteur était l'une des
intelligences les plus pondérées, les plus péné-
trantes de son temps, un des personnages les plus
mêlés aux événements importants depuis trente
années, M. de Barante.
Sur presque tous les points de la France, la
grande propriété dicta les choix.
Le caractère des conseils généraux, pendant la
monarchie de 1830, fut la prudence administrative
la plus complète unie à une sollicitude fervente
pour l'amélioration de tous les intérêts agricoles.
Avec des institutions provinciales ainsi réglées,
la bourgeoisie, imbue encore des idées du xviii' siè-
cle, voulait assurer son influence prépondérante
vis-à-vis des idées fausses, incohérentes et pourtant
370 A BOURGEOISIE FRANÇAISE
actives dont les jeunes générations étaient remplies.
Ce fut son honneur de comprendre que, pour lut-
ter contre ce péril, une bonne instruction primaire
argement répandue éta t le plus utile remède.
L'État doit offrir l'instruction élémentaire à
toutes les familles et la donner graluitemenl à
celles qui ne peuvent pas la payer : tel fut le prin-
cipe libéral qui inspira l'admirable loi de 1833, loi
qui aurait suffi pour immortaliser M. Guizot. Les
conseillers de l'Université, qui s'appelaient alors
Villemain, Cousin, Poisson, Thénard, Rendu, Gue-
neau de Mussy, avaient apporté dans l'examen du
projet les mêmes préoccupations morales que leur
ministre. Ces esprits émiaents pensaient que, pour
améliorer la condition humaine, il fallait épurer et
éclairer les âmes. La loi revêtit dès lors un carac-
tère hautement spiritualiste.
La discussion révéla de la part de la bourgeoisie
la volonté de donner aux autorités municipales
une influence décisive sur l'instruction primaire.
Ce fut le premier degré de cet ensemble d'ensei-
gnements qui s'appelle l'Université de France.
La pensée élevée du noble esprit qui créa, on
peut le dire, le maîtie d'école, se montrait dans la
circulaire rédigée sous son inspiration par M. Charles
I
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 371
de Rémusat et qui avait été envoyée directement à
chaque instiluteur. On y lisait des mots comme
ceux-ci : « En vous confiant un enfant, chaque fa-
mille vous demande de lui rendre un honnête
homme et un citoyen... La foi dans la Providence,
la sainteté du devoir, la soumission à l'autorité
paternelle, le respect dû aux lois, au prince, aux
droits de tous, tels sont les sentiments que l'insti-
tuteur s'attachera à développer... Jamais, par sa
conversation ou son exemple, il ne risquera d'é-
hranlerchez les enfants la vénération due au bien. »
La bourgeoisie s'honoraiten s'associant à ces leçons,
en toute occasion, dans les comices agricoles,
dans les concours régionaux qu'elle présidait. La
loi de 1833 avait le mérite de constituer un système
sûr et complet, dont toutes les parties se soute-
naient les unes les autres; elle avait de plus un
caractère essentiellement pratique. Aussi fit-elle
un bien immense; elle formait des maîtres, d'une
instruction bornée peut-être, mais solide, des
instituteurs patients, modestes, pénétrés de l'idée
de sacrifice et de devoir.
Si dans l'instruction primaire le gouvernement
de la bourgeoisie avait eu tout à fonder, il n'en
était pas de même dans l'instruction secondaire.
372 LA BOUKGEOISIli FRANÇAISE
Là régnait en souveraine l'Université, l'aiixiliairc
et l'éducatrice des classes moyennes. Bien que la
liberté de l'enseignement eût été promise dans la
Charte, elles y résistaient. C'était un principe, pour
elles, qu'en matière d'éducation, hors de l'enceinte
de la famille, l'État était souverain. Elles avaient
conservé à l'Université leur sympathie et leur con-
fiance.
N'avait-elle pas, enefTet, été fondée, celte Univer-
sité, pour les rendre dignes et capables de gou-
verner? Est-ce qu'elle n'était pas destinée à former
les professions libérales, à préparer les générations
nouvelles à rintelligencede leur époque?
Renoncer au principe de la souveraineté de l'Éiat
en matière d'instruction publique, la Reslauraiion
elle-même n'avaitpas osé le tenter. L'esprit laïque,
comme disait M. Guizot, restait âprement défiant
et ne se croyait pas en sûreté si ses rivaux dé-
ployaient les libertés qu'il avait conquises. Aussi,
malgré les efforts renouvelés, la loi créant la liberté
de l'enseignement secondaire ne put-elle jamais
aboutir. On passait pour un jésuite déguisé, pour
un clérical, si l'on s'avisait de défendre le régime
de la libre concurrence entre les établissements
d'instruction publique.
sous LK KÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. :J 3
II faut le reconnaître, des injures et des calomnies
odieuses se mêlaient aux revendications de la liberté
d'enseignement et les dénaturaient. La bourgeoisie
s'irritait du pamphlet du chanoine Desgarets, le
Monopole universitaire, et des invectives passion-
nées de VAmi de la religion et de la Gazelle de
France. Ces emportements ne facilitaient pas
l'adoption d'une bonne loi'. Le clergé soutenait
en théorie une cause jusie. Le terrain sur lequel il
luttait élait solide, constitutionnel; mais que fai-
saient ceux qui parlaient en son nom? Ils récla-
maient aussitôt la direction exclusive, le monopole
de l'enseignement, comme un droit inhérent à
l'Eglise; ils s'efforçaient d'établir que l'Université
était indigne d'enseigner. C'était vouloir réveiller
toutes les passions philosophiques assoupies.
Il s'était pourtant accompli dans le milieu de la
bourgeoisie un véritable apaisement vis-à-vis du
personnel religieux et du catholicisme lui-même.
Le clergé avait si bien uni son sort à celui de
Chai'les X, que, Charles X renversé, les prêtres
s'étaient crus menacés dans leurs personnes. Un
certain nombre le furent en effet. Dans les grandes
i. Voy. Tocquôville, Correspondance, 6 décembre 1843.
374 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
villes, ils durent quitter leur costume. On se rap-
pelle le pillage de l'archevêché, en février 1831. A
Paris, l'image du Christ était enlevée de la cour
d'assises. La législature diminuait le budget des
cultes; le mot religion de VElat était rayé de la
Charte ; les évêques promus à la pairie par Charles X
perdaient leur siège. Les autres s'abstenaient de
prendre part aux séances. Le ministère des affaires
ecclésiastiques était supprimé. Le clergé, désor-
mais sans influence dans l'administration et la po-
litique, était renfermé avec vigilance dans les
limites de sa profession.
Quelques années à peine s'étaient écoulées, que
la tolérance et la neutralité reparaissaient dans les
rapports de la bourgeoisie et du clergé. L'habit du
prêtre n'était plus outragé ; le Christ en 1837 était
replacé dans la salle de la cour d'assises ; les cardi-
naux voyaientleur subvention rétablie; des sommes
considérables étaient affectées à la construction et
à la réparation des églises et des presbytères, les
pensions ecclésiastiques étaient plus que doublées.
La séparation de la religion et de la politique,
la certitude que le pouvoir ne spéculerait plus sur
les croyances, donnèrent même au mouvement
religieuxun développement inattendu.
sous LE KÈG.NE DE LCUIS-PHILIPPE. 375
C'était surtout chez les jeunes gens qu'un senti-
ment catholique puissant se découvrait; les nou-
velles générations bourgeoises rompaient complc-
tement avec l'esprit du xviir siècle; les églises
commençaient à être fréquentées; la foule encom-
brait Notre-Dame. « C'est plaisir de voir cette jeu-
nesse française venir d'elle-même, indépendante et
généreuse, chercher des enseignements, apporter
des croyances, au pied de ces mêmes autels, oîi
jadis on ne voyait que des fonctionnaires publics en
extase, tremblant devant une inquisition invisible,
que des pénitents de cour, des pharisiens du minis-
tère'. »
Les pères restaient gallicans. M. Dupin était tou-
jours sur la brèche lorsqu'il s'agissait des droits
du pouvoir laïque. La publication en France, sans
autorisation préalable, d'une bulle relative à l'Es-
pagne, et prescrivant des prières publiques en fa-
veur de la cause absolutiste de la péninsule, moti-
vait les protestations de l'ancien amideMonllosier,
protestations qui se résumaient en ces mots : « Il
y a deux branches de la môme famille en Espagne
et en France. Voyez ce que les moines ont fait de
1. YiconUc de Launay, 15 mers 1837.
376 LA ROURGEOISIK FIIANÇAISE
l'une, et ce que l'Université a fait de l'autre*. »
Tandis que les débats sur la liberté de l'ensei-
gnennent mettaient aux prises la vieille bourgeoisie
et le jeune parti catbolique, la réconciliation se fai-
sait peu à peu en province avecle clergé paroissial.
Mais leurs instincis rendaient nos pères toujours
méfiants ou hostiles vis-à-vis des congrégations
d'hommes. M. Guizot essayait bien de leur démon-
trer qu'en matière d'instruction publique tous les
droits n'appartiennent pas à l'État; que, si l'Élat a
le devoir de distribuer l'enseignement, de !e diriger
dans ses propres établissements, de le surveiller
partout, il ne peut pas l'imposer arbitrairement
aux familles contre leurs vœux; les bourgeois sur-
vivants de la Restauration voyaient les jésuites der-
rière 1.1 liberté d'enseignement et regrettaient le
régime de l'Université impériale.
La lutte entre l'Église et l'État changeait donc
de caractère. Elle devenait la guerre entre l'épisco-
pat et l'Université. Les résultats n'en furent pas
moins considérables. Ils emportèrent dans ces co-
lères jusqu'aux dernières traces du gallicanisme.
Malgré la sagesse du gouvernement de Juillet, les
1. Voy. Mémoires de Dupin, 18 mai 18i2.
sous LE RÈGNE DE LOUIS PHILIPPE. 377
doctrines ultramontaines devenaient maîtresses
des âmes pieuses, tandis que l'Université demeu-
rait le représentant fidèle de l'esprit, des idées,
des mœurs laïques et honnêtement libérales de la
société bourgeoise.
Les échos de celte bataille retentissaient dans
la célèbre interpellation que lit M. Thiers en 18i5
sur les jésuites. M. Rossi, chargé de négocier avec
la cour de Home, atteignait son but, et, le 6 juillet
de cette année-là, le Moniteur annonçait que les
maisons des jésuites seraient fermées en France et
leur noviciats dissous.
La bourgeoisie se contenta de ces concessions.
Comme le gouvernement ne s'était pas donné au
clergé et que le clergé ne s'était pas donné au gou-
vernement, les dernières années du règne de Louis
Philippe s'écoulèrent dans une cordiale confiance
qui devait rendre les prêtres des paroisses, au
lendemain de 1848. populaires et respectés.
VI
Maintenant que nous connaissons la doctrine
sociale et politique des générations bourgeoises de
1830, quelles modifications furent apportées dans
leurs goûts, dans leurs usages, par la possession
du pouvoir?
La manie des places était entrée profondément
dans les mœurs provinciales. Il fallait être nommé
à quelque emploi sous peine d'être discrédité.
On se rappelle les vigoureux vers de la Curée de
Barbier. Le poète ne fit que flétrir énergiquement
l'insurrection des solliciteurs, cette levée en masse
des coureurs de fonctions publiques, se précipi-
tant d'une antichambre dans une autre. Le mou-
LA BOURGEOISIE FRANÇAISE. 379
vement se répandait du nord au midi de la France.
Chaque département envoyait ses recrues. Comme
La Bruyère connaissait bien le tempérament natio-
nal, lorsqu'il écrivait : « Il faut en France beau-
coup de fermeté et une grande étendue d'esprit
jour se passer des charges et des emplois et con-
sentir ainsi à demeurer chez soi ! » Le fonctionna-
risme remplace chez les démocrates l'aristocratie.
C'est la seule inégalité qu'ils tolèrent, parce qu'ils
espèrent tous l'atteindre.
La révolution de Juillet avait porté le dernier
coup à l'influence de la petite noblesse, la seule qui
en province restât mêlée aux affaires. La bour-
geoisie ne pouvait pas espérer la remplacer du soir
au lendemain dans son influence territoriale. Le
haut fonctionnaire pouvait seul, aux yeux des élc-
teurs censitaires, répondre aux besoins d'amour-
propre à satisfaire et dominer des populations
habituées encore au respect. Ce devait être le péril
d'un gouvernement si péniblement établi, que l'in-
vasion de la Chambre des députés par les fonction-
naires. Tout en donnant l'illusion d'une repré-
sentation sincère du pays, ils faussaient, par leur
trop grand nombre, le caractère de l'opinion pu-
blique.
380 LA BOURGEOISIE FRANÇAISK
Mais ce n'était là qu'un des accidents de la crise
sociale et morale qui, depuis le siècle dernier, tra-
vaille la nalion française.
Livrées dans les premières années de 1830 à tous
les excès de la pensée, une science superficielle et
une philosophie irréfléchie avaient affiché la pré-
tention de refaire l'essence même de la société, de
créer de toutes pièces une morale et une religion,
de supprimer la liberté de l'individu. L'apparition
bruyante du foiirrién'sm' et surtout du sainl-
simonisme étonna plus qu'elle ne séduisit les
classes moyennes. Leur fond indestructible de bon
sens ne fut pas entamé. Une fois la curiosité satis-
faite, les esprits sévères rappelèrent que l'intention
ne justifie pas les moyens. Le mercantilisme appela
à lui les intelligences les plus distinguées que le
sensualisme avait fini par écarter de la jeune école.
La majorité de la bourgeoisie parisienne ne ré-
sista pas seulement aux utopies et aux aventures;
le choléra mit à Tépreuve son courage moral sans
qu'il faiblît.
Tandis que d'effroyables accusations d'empoi-
sonnement renouvelées du moyen âge excitaient
la population à d'horribles désordres, tandis que
ce vieux limon de barbarie, qui, dans des temps
sous LE RÈGNE DE I.OU IS-PHILI PPE. 381
paisibles, repose au fond dus âmes aveugles, re-
monlait à la surface, la fermeté du bourgeois de
Paris ne se démentait pas. Il était inquiet pour les
autres, et non pour lui-même; et cependant, en de
certains jours, les voitures de déménagement,
devenues le corbillard des pauvres, se succédaient
sans interruption; et « ce qu'il y avait de plus ef-
frayant, ce n'était pas, a écrit un témoin, ces morts
entassés pêle-mêle, c'eîail l'absence de parents et
d'amis derrière le char funèbre; c'était le passant
s'éloignant avec effroi du triste convoi »*. La bour-
geoisie n'interrompit pas ses soirées. Elle imita la
famille royale, qui visitait les hôpitaux, et donna
l'exemple du dévouement et de la charité.
Cette possession de soi-même, elle était bien rare
dans ces années-là : une sève de vie universelle
circulait impétueusement. Tout germait, tout bour-
geonnait à la fois. C'était pour l'imagination et pour
l'art un temps merveilleux. Le réveil qui s'était
produit pendant la Restauration s'accentuait dans
la poésie, dans le roman, dans la peinture. Tous
ceux qui savaient gagner leur vie, depuis les ban-
quiers et les notaires jusqu'aux avocats et aux né-
1. George H&nd, Histoire de ma vie, el Correspondance do
Doudan*
382 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
gociants, étaient l'objet des haines les plus féroces
en paroles, de ce monde moustachu et chevelu, de
ces adolescents pâles, qui composaient le parterre,
aux représentations d'Antony et de Chatterton.
Jamais la verve du crayon et de la satire ne s'est
exercée avec plus d'âpreté et de puissance que
contre ces honnêtes et courageux pères de famille,
qui n'avaient commis d'autres crimes que de n'a-
voir pas lu Don Juan, M anfied ou Lara. La carica-
ture, sous toutes les formes, eut toutes les audaces.
Ne se contentant pas de ridiculiser sous les traits
de Mayeux les manies, les habitudes de la vie
domestique, bourgeoise, elle remontait jusqu'à
Louis-Philippe, qu'elle déguisaitcomme on sait, etau
jeune duc d'Orléans qu'elle appelait grand Poulot.
Le ridicule ne tua pas la bourgeoisie, mais la
blessa grièvement. Elle continua d'être souveraine,
mais elle garda de ces injures toutes littéraires une
méfiance des nouveautés que l'étude des littéra-
tures étrangères et la critique furent lentes à
modifier.
Représentée par l'Académie, elle continuait à
défendre au théâtre, comme au salon de peinture,
les mérites de l'école française, la sagesse, la clarté,
la sobriété, la composition philosophique, le dessin
SODS LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 383
spirituel el correcl. Sans doute elle aimait plus à
satisfaire sa raison que ses yeux; miis de même
qu'après trois années de distance, !e même audi-
toire des premières loges, qui avait accueilli par
des murmures, des rires et des huées Hernani et
M avion Delorme, s'était montré silencieux et docile
à la volonté du poète, lors de la représentation de
Lucrèce Borgia; de même, au Salon de 1834, les
Femmes d'Alger de Delacroix et la Bataille des
Cimbres de Decamps entamaient les résistances et
forçaient les portes.
Que de cris ! que d'injures ! que de diatribes,
dans la jeune presse, contre le jury bourgeois 1
on ne saurait aujourd'hui s'en faire une idée.
L'art et la poésie fraternisaient en ces jours de
flamme. Les peintres savaient par cœur les beaux
vers. Le fond de leur talent était fait de littérature.
Aussi ce fut parmi les artistes, encore plus que
parmi les écrivains, que domina l'horreur des phi-
listins, et de ce qu'on appelait le goût bourgeois.
Le costume même n'échappait pas aux raille-
ries.
Il faut l'avouer : les modes adoptées alors par
les femmes de la bourgeoisie étaient peu faites pour
plaire, avec la coiffure à la girafe, le haut peigne
384 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
d'écaillé, les manches à gigot, les jupes couites
laissant voir les souliers à cothurne.
C'était aussi un spectacle curieux que les pre-
mières soirées données par Louis-Philippe au
Palais- Royal. La tolérance du préfet de police,
M. Girod (de l'Ain), avait permis aux omnibus d'en-
trer dans la cour, et les officiers de la garde natio-
nale des quartiers commerçants et de la banlieue,
arrivaient en grande tenue, leurs femmes au bras,
pour saluer familièrement le roi citoyen. On était
loin des raouts de Charles X et des réceptions au
pavillon de Marsan.
Un souvenir restait dans la mémoire des Pari-
siens : c'était le bal donné à l'Opéra par les gardes
nationaux, quelques années après la révolution de
Juillet. La foule était telle, que, vers trois heures de
l'après-midi, les maris en uniforme, les femmes
en parure de bal défilaient sur le boulevard en
plein soleil. On était en juin ^ Ces braves gens man-
geaient résolument dans leur iiacre en attendant
la fête, sans souci du ridicule. Les jeunes élé-
gants et lesrapins, échelonnés sur le parcours, s'en
donnaient à cœur joie. C'était à qui soulèverait
1. Voy. vicomte de LaunsiY, Lettres parisiennes.
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 38r>
les Stores des voitures ou enverrait des bouffées de
tabac sur les toilettes : aussi la fête ne se renouvela
plus.
Une sorte de frénésie de plaisirs s'était emparée
de la bourgeoisie parisienne. Jamais les bals
parés ne furent plus suivis et plus animés que
de 1833 à 4838. Le faubourg Saint-Honoré, la
Chaussée-d'Antin, étaient en liesse, pendant que le
faubourg Saint-Germain boudait. Ce fut du reste
la fin des anciens bals masqués de l'Opéra, de
ces réunions à peu près décentes, brillantes tou-
jours, spirituelles parfois. Le jour où le galop de
Musard s'y rua, l'élégance et aussi le bon ton
s'enfuirent pour ne plus revenir.
Devant l'invasion des mœurs industrielles et
bruyantes, le terrain sur lequel s'étaient réfugiés
les délicats appartenant à la haute bourgeoisie
devenait de plus en plur. étroit. La société polie,
bienveillante et lettrée, se recrutait plus difficile-
ment. On commençait déjà à prendre les bourrus
et les violents pour des caractères, et l'indulgence
que donne la culture de l'esprit pour de la faiblesse.
La sympathie sociale, suivant un mot de M. Guizot,
la tolérance libérale pour la diversité des ori-
gines, des situations et des idées, cédaient à la
22
386 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
tyrannie des iiilérèLs et des passions politiques.
Elles disparaissaient donc, cette variété et cette
aménité de rapports, ces conversations aimables
sans but, animées sans combats, éternels regrets
de ceux qui vivent par l'imagination dans les sa-
lons à jamais fermés de l'ancienne bourgeoisie fran-
çaise ! où pouvait se former un de ces brillants cau-
seurs, apte à tout comprendre et à tout expliquer,
avec la justesse profonde d'un esprit solitaire et
vigoureux, et avec le désintéressement d'une âme
détachée; un Doudan, par exemple. Pourtant ces
agréments solides se retrouvaient encore dans les
soirées de madame Delessert, de madame Anisson
et surtout de madame Duchâtel, Quelques étran-
gères réussissaient à les imiter, et les matinées de
l'ambassadrice d'Autriche, madame d'Appony,
étaient fort courues.
C'était pour le foyer domestique et pour l'inti-
mité que les plus distinguées des bourgeoises
allaient se réserver désormais.
De toutes les fonctions publiques et de toutes le
professions libérales, celles qui avaient le mieux
suivi les tendances du jour étaient la magistra-
ture et le barreau. Recrutée dans la bourgeoisie
riche, la magistrature avait perdu un peu de la
sous LE RÈGiNK DK LO UIS-PUIUPPE. 387
gravité et de la raideur qu'elle avait sous la Res-
tauration. Comme le principe de l'inamovibilité
avait été maintenu, grâce aux discours de MM. Du-
pin et Villemain, il y avait bien quelques dispa-
rates. L'esprit d'oligarchie et d'étiquette s'était at-
ténué, en même temps que les lumières et la science
des affaires s'étaient accrues.
Quant aux avocats, ils étaient les héros de la
révolution de Juillet; ils avaient triomphé avec
elle ; ils en avaient fait leur chose propre. Jamais
il n'y eut harmonie plus complète, au début du
règne, entre leurs intérêts et ceux de la dynastie.
Les plus violents d'entre eux sous le régime tombé,
Barthe, Mérilhou, Berville, Dupin, Persil, se ran-
gèrent parmi les défenseurs les plus énergiques de
la royauté nouvelle. En province comme à Paris, ils
\ étaient les maîtres. Les lois municipale et dépar-
, tementale leur avaient ouvert les conseils électifs.
Mais c'est le rôle du barreau d'aimer l'opposition ;
et les jeunes, ceux qui n'avaient pas vu les luttes
de quinze ans où les anciens avaient acquis de
l'expérience, étaient prêts à reprendre îa tradi-
tion professionnelle. A partir du ministère du
29 octobre, cette attitude partout se dessina.
Qui veut, du reste, bien connaître l'ensemble des
388 LA lîOUllGEOISlE l'HANÇAlSK
opinions et des idées de la bourgeoisie sous le règne
qu'elle avait fondé doit lire la collection du Journal
des Débats pendant les dix-sept ans. La situation
prépondérante qu'à force d'activité et d'intelligence
MM. Bertin avaient conquise sous la Restauration,
ils l'avaient maintenue et agrandie. Leur feuille ne
représentait pas un groupe de journalistes venus
de tous les côtés de l'horizon; mais, derrière l'ano-
nynial, l'unité des doctrines. Rédigé toujours avec
attention, souvent avec le plus rare talent, bien
renseigné dans les chancelleries étrangères, le
Journal des Débals avait pris une position
très nette dès le ministère Laffitte. Il blâmait
alors les alliances compromettantes du président
du conseil. Il avait énergiquement soutenu
Casimir Perler, rendant le courage à tous ceux
qui commençaient à désespérer du salut de la
France.
Cet esprit de gouvernement, le Journal des Dé-
bats avait su le garder vis-à-vis de ses meilleurs
amis, quand la passion les aveuglait. Lorsque
M. Guizot s'efforça de raliier M. Berlin de Vaux à
la coalition, il s'attira de lui cette réponse : « J'ai
pour vous à coup sûr autant d'amitié que j'en ai
jamais eu pour Chateaubriand; mais je ne vous sui-
sous LE RÈGNE DK LOUIS-PHILIPPE. 389
frai pas dans l'opposilion. Je ne recommencerai
)as à saper le gouvernement que je veux fonder,
ki'esl assez d'une fois. » Jusqu'au dernier jour,
alors que MM. Guizotet Duciiâtel luttaient presque
seuls contre l'opinion publique, les Débats resii'-
rent léloqucnt organe des doctrines du juste
milieu et le journal attitré de la bourgeoisie par-
lementaire.
Le succès de la Revue des Deux Mondes, à cette
époque, est aussi très significatif. La bourgeoisie y
cliorciiait l'expression équilibrée de ses idées et de
ses goûls, sans esprit d'exclusion. C'est là que les
deux génies les plus sincères, les plus faciles, les
jilus passionnés, les plus émouvants, les plus per-
sonnels du siècle, G. Sand et A. de Musset, trouvè-
rent un asile fidèle. Ils y publièrent l'un ses plus
beaux vers, l'autre ses pages les plus entraînantes,
sous les auspices de ce bourru intelligent et fin, de
cet ami sûr qui s'appelait M. Buloz. Personne, avec
plus de flair, ne comprit mieux le tempérament
bourgeois, la dose d'imagination et de nouveauté
<[u'il lui fallait. Personne n' xcclla comme lui à
attirer et à discipliner tout ce qui a conservé un
nom dans les lettres, poésie, histoire, roman ou
critique. Comme MM. Bertin au Journal des Délais
390 LA BOUREOISIE FRANÇAISE.
M. Buloz parvenait, après bien des traverses, à
donner à sa Revue cette unité et ce caractère qui se
sont maintenus intacts à travers la variation des
îiées et des événements.
VII
Quand dix années se furent écoulées, une im-
mense fatigue succéda dans le monde romantique
au trop violent effort intellectuel, à ce dévouement
sans bornes à l'art, à cette puissance d'admirer.
Les exagérations et les écarts des fanatiques, les
entassements d'images bizarres, les cliquetis de
rimes bruyantes, les métaphores outrées qui rem-
plaçaient l'harmonie des proportions, la vérité des
caractères, l'entente des passions, donnaient rai-
son aux mordantes ironies de la bourgeoisie. On
en revenait à croire tout simplement que le bon
écrivain était celui qui écrivait bien et le bon poète
celui qui faisait de beaux vers.
39-2 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Celle réacLion se mani."est.i dans deux inciilents
llléraires, le succès de la Lucrcèce de Ponsard el
reulhousias:iie excité par les débuts de maJemoi-
Eclle Rachel
Ce n'était pas comme tragédie jetée dans l'an-
cien moule ({ue Lucrèce se concilia des sympathies
i^i ardentes; on sut gré à Ponsard d'avoir recherché
uans son œuvre « un juste milieu poétique ». Le pu-
blic bourgeois crut respirer un air salubre dans ce
drame sans complication, sans beaucoup d'art, au
dialogue calme et sensé. On était tellement las de
la passion débordante et du lyrisme que Victor
Hugo était lui-même atteint.
On raconte que les deux plus fidèles amis du
grand poète, à la veille de la représentation des
Burgraves, allèrent trouver un des vétérans des
batailles d'//er«aw?,CélestinNanteuil, et lui deman-
dèrent trois cents Spartiates déterminés à vaincre
ou à mourir, plutôt que de laisser franchir les
Thermopyles à l'armée barbare, aux bourgeois.
«Jeunes gens, répondit le vieux romantique, allez
dire à votre maître que la jeunesse est morte. »
Non, elle n'était pas morte ; et, si les instincts de
la bourgeoisie la ramenaient à ses anciennes admi-
rations, la source immortelle et féconde ne taris-
i^ sous LE RÈGNK DE LOUIS-PHILIPPE. 3J3
sait pas ! A celle heure d'apaisement, entrait à la
Comédie-Française une enfant de génie, faite pour
porter la tunique des héroïnes de Racine et de
Corneille et pour parler d'une voix d'or la langue
des dieux. C'était mademoiselle Rachel. L'enthou-
siasm.e qu'elle excita ne peut se traduire. Elle ra-
mena les beaux jours de la tragédie classique. La
bourgeoisie fêla, comme elle ne l'avait jamais fait,
celte inspirée que le rayon divin avait touchée. Elle
lui ouvrit les portes de ses salons, elle en fit son
idole. L'ancien répertoire redevint à la mode , et aux
accents de Phèdre, de Monime, de Roxane, de Ca-
mille, les vieux abonnés reprirent leurs habitudes.
Le goût, sans rien répudier des gloires contempo-
raines, rétablit dans le jugement l'équilibre détruit
par les emportements des deux partis.
Malgré les résistances de la bourgeoisie, le cri
de liberté qui avait poussé en avant, hors des sen-
tiers de laroutine, toute une génération résolument
décidée à rompre avec l'ennui, avait renouvelé en
elle la faculté de juger et de sentir. Elle n'admi-
rait plus seulement lethéâlrede Casimir Delavigne,
les couplets d'Auber, les tableaux historiques de
Paul Delaroche, les chansons de Déranger. Dans
les expositions, les chefs de l'école nouvelle, Delà-
394 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
croix, Théodore Rousseau avaient enfin pénétré à
force d'énergie surhumaine. Victor Hugo devenait
le maître des âmes. Les Berlin en avaient fait le
demi-dieu du Journal des Débats et le duc d'Or-
léans avait marqué sa place à la pairie.
La musique était jusqu'ici restée confinée dans
le répertoire de l'Opéra-Comique. Mais toute une
éducation commençait par les concerts du Con-
servatoire; Habeneck imposait de haute lutte à
l'admiration du public surpris les immortelles
symphonies de Beethoven.
A l'Opéra, où les banquiers, les riches commer-
çants occupaient les loges laissées vides par l'a-
ristocratie de la Restauration, Meyerbeer élargis-
sait le cadre du drame lyrique. Le vieux moule
musical se brisait. La puissance de l'orchestre, la
fidélité de la couleur locale, étaient mieux com-
prises. Le succès croissant du Théâtre-Italien aidait
à l'éducation musicale. Jamais une réunion de plus
merveilleux artistes ne s'était rencontrée, depuis
les soirées inoubliables où l'on entendait la Mali-
bran, la Sontag, Rubini, Lablache.
Les jeunes femmes appartenant aux premiers
rangs des classes moyennes ne ressemblent plus
déjà à leurs mères. Elles ne s'endorment plus
sous LE RÈGNE DE LOUlS-PHl LIPPE 393
comme elles, en lisant madame de Lafayette ou
madame de Genlis; maintenant, c'est Valentine ou
Mauprat de G. Sand, le Père Goriot ou le Lys dans
la vallée de Balzac, et même les Mémoires du dia-
ble de Frédéric Soulié, qui leur donnent le goût des
situations romanesques, une certaine hardiesse de
pensée, une élégance un peu plus cavalière, une
apparence de sensibilité plus profonde. Elles lisent
plus peut-être, mais elles ne lisent plus autant les
livres qui fortifient le jugement.
Leurtoilette, leur coiffure, les futilités si impor-
tantes dans leur vie, s'étaient transformées au con-
tact des artistes et des écrivains à la mode. Les
formes des vêtements avaient perdu de leur raideur
pour prendre plus de légèreté et de grâce. Les
horribles manches à gigot avaient disparu. La fan-
taisie donnait plus de coquetterie aux parures. Les
boucles de cheveux doublées de fer ne se tenaient
plus toutes droites sur la tête : elles étaient
tombantes, ou bien de larges bandeaux à la vierge
encadraient le visage. Les fleurs naturelles deve-
naient la fureur du jour. On en portait à la main,
au corsage.
Cette même fantaisie guidée par l'art modifiait
tout le système d'ameublement. La mode, qui avait
396 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
remplacé le dessin pseudo-romain par celui du
moyen Age et de la Renaissance, appelait, dans la
fabrication des meubles, le concours de la sculp-
ture sur bois, de la ciselure des métaux, et de l'ap-
plication des étoffes. La riche bourgeoisie favo-
risait ce mouvement progressif de la main-d'œuvre
et achetait à grand prix des œuvres d'art. On dis-
persait dans l'appartement lesjolieschoses enfouies
jusqu'alors dans les armoires. Les dressoirs s'éle-
vaient, tout chargés de vieille orfèvrerie et de
faïences anciennes. La somptueuse lourdeur de
l'opulence faisait place à plus de raffinement.
Mais aussi les vanités s'exaltaient. Les transac-
tions entre les titres de noblesse et les chiffres de
grosse fortune deviennent plus nombreuses dans
les dernières années de la monarchie de Juillet. La
bourgeoisie perd de sa fierté. Seuls les noms les
plus distingués du monde politique se maintien-
nent pourtant sans alliage et demeurent encore à
l'abri de ces tentations qui font dédaigner la
première des aristocraties, l'hérédité du travail
honnête et des loyaux services publics.
Les classes moyennes, en province, incontesta-
blement maîtresses de l'influence et en possession
de toutes les fonctions, conservaient plus ou moins
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 397
longtemps, suivant leur proximité ou leur éloigne-
ment de Paris, leur saveur de terroir. Les cercles,
les cafés, de plus en plus fréquentés, avaient tué la
conversation. Mais les dîners tenaient encore la
grandeplace dans l'existence bourgeoise. L'électeur
censitaire était un personnage choyé, caressé; et
comme l'appétit des places allait toujours augmen-
tant, l'influence du député était la grosse ques-
tion de l'arrondissement : toute la vie politique se
concentrait en lui.
Un souffle littéraire plutôt qu'artistique pénètre
cependant la jeunesse qui revient des écoles de
droit et de médecine. L'éducation de la bourgeoisie
aisée, dans les départements, continue d'appartenir
à l'Université. La petite bourgeoisie de campagne,
attirée surtout par la modicité du prix de la pen-
sion, confie habituellement ses fils aux petits sé-
minaires; mais la nécessité du certificat d'études
pour les deux classes supérieures favorise les
lycées.
Quelles sincères et bonnes âmes que «es profes-
seurs de la vieille Université française! ils ne
voyageaient pas de collège en collège. Mariés dans
la ville où ils s'étaient fixés, acquéreurs d'un arpent
de jardin ou de leur petite maison, ils donnaient
23
aJ8 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
l'exemple des vertus qu'ils enseignaient. Après
avoir élevé les pères, ils élevaient les enfants; ce
qu'ils savaient, ils le savaient très bien. Ils versaient
abondamment dans les jeunes cœurs les trésors de
l'antique sagesse. Ce n'étaient pas des savants qui
sortaient de leurs classes, mais des esprits droits.
Les braves gens ! Ils s'associaient aux peines et
aux joies de leurs élèves, les suivaient dans leur
carrière, s'applaudissaient de leurs succès.
C'est grâce à celte éducation qui tenait de la
famille, que de 1830 à 1848, les générations des
classes moyennes en province se maintinrent dans
les traditions du bon sens. Ce qui leur manquait,
l'Université ne pouvait le donner. Déjà les mœurs
plus grossières modifiaient les centres indus-
triels! La banalité envahissait les petites villes. Le
sans-lapon, aidé du tabac, faisait disparaître l'ur-
banité et les goûts de sociabilité. On ne se plaisait
plus autant chez soi . Bien peu de ces jeunes
gens, ayant des loisirs, étaient préparés à la vie
politique.
Leurs sœurs, élevées la plupart dans les pension-
nats ou dans les couvents en renom, en sortaient
peu instruites, mais sans pédantisme et avec des
habitudes de simplicité ; le ménage, quand elles
sous LE REGNE DE LO UIS-PUILIPPE 399
élaienl de retour sous l'aile de la mère, conliiiHait
à tenir l'importante place dans leur vie. Ce qui
était à craindre pour elles, c'est que, ne vivant
plus comme leurs mères dans une société éclairée,
elles ne perdissent la curiosité d'esprit. Elles ne se
laissèrent pas en général, même mariées, séduire
comme les Parisiennes, par les héroïnes de
(jeorge Sand et de Balzac. Le péril pour elles était
ou la vulgarité qui vient de l'abaissement des goûts
ou l'exagération des petites vanités qui rétrécissent
le jugement. Elles restaient intelligentes en aliaires,
gardiennes de l'honneur du foyer, et ambitieuses
des gloires locales pour leurs maris et leurs fils.
11 y avait cependant quelques exemples de cette
lorte race de fenunes qui avaient compris les évé-
nements, qui s'y étaient associées et qui gardaient
dans leur costume, dans leur allure, dans leur lan-
gage, la sève vigoureuse des caractères faits pour
élever une race. Leur fond était une sorte de me-
sure en toute chose, ce bon sens un peu lerre-
à-lerre qui préserve des sentiments excessifs, con-
naissant la vie et ne se laissant entraîner que
jusqu'au point qui leur convenait, plus aimantes
qu'amoureuses, avant tout dominées par leurs
devoirs de maternité. Nous avons pu lire la corres-
400 LA BOURGEOISIK FRANÇAISE
pondance d'une de ces mères énergiques et bonnes.
Voici ce qu'elle écrivaitàson fils, étudiant en droit:
« Je passe mes jours et mes nuits à penser à toi,
cher enfant. Que fais-tu dans cette grande ville, si
agitée, si tourmentée? Au moins n'as-tu pas froid?
Changes-tu de chaussures quand tu rentres avec
les pieds humides ? Dis-moi ce que lu fais, si lu
travailles bien. Rien de loi ne m'est indifférent
dans la solitude où je vis. Laneige couvre le jardin.
Je ne suis sortie depuis un mois que pour aller à
l'église, le jour de Noël. Je voudrais vivre long-
temps encore pour loi... Va au musée du Louvre.
11 en reste toujours quelque chose de noble dans
l'esprit... Tout ce que j'entends dire de Paris me
fait peur pour la jeunesse; songe à ta vieille mère,
dont tu es l'orgueil, avant de le laisser aller à
quelque sottise. Vois-tu, mon cher enfant, il ne
faut faire que les folies qui en valent la peine. Crois-
en ta maman. Elle a une divination supérieure à
défaut d'expérience... Tu me demandes comment
se passent mes soirées. Nos fidèles C. et G. m'ap-
portent les nouvelles et me prêtent le Journal des
DébatSy quand il est intéressant. Lorsque les visi-
teurs me font défaut, je recommence la lecture de
madame de Sévigné et de la correspondance de
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 401
Voltaire. Je ne me lasse jamais du bon sens et de
l'esprit. J'ai repris l'autre soir mon Corneille et j'ai
lu Don Sanche. Que c'est beau! que c'est grand!
quand tu viendras en vacances, tu m'en liras deux
scènes que j'ai marquées. Travaille bien! Pense à
moi qui t'aime tant! Ecris-moi souvent! si tu savais
quel visage je montre à Madeleine quand le fac-
teur passe devant la porte sans s'arrêter! Ce n'est
que lorsque je ne serai plus que tu comprendras
toute ma tendresse. Adieu, adieu, mon enfant
chéri, je t'embrasse comme quand tu étais petit.
» Notre ami X... se rend à Paris pour ses affaires.
Je l'ai prié de te remettre deux louis, pour que tu
ailles entendre mademoiselle Rachel dans Phèdie
et dans Hermione. Adieu encore. Ta mère, T.
On rencontrait de cesbourgeoises-là en province,
il y a quarante ans.
VIII
Pendant que la bourgeoisie gngnaifen richesses,
en honneur, en influence, elle perdait de ses qua-
lités politiques. Le règne de Louis-Philippe se
divise, effectivement, en deux périodes, celle où la
bourgeoisie apprend à fonder son gouvernement et
celle où elle le laissa s'écrouler.
De 1836 à 1839, la monarchie de Juillet voit dis-
paraître successivement les principaux dangers
qui avaient menacé son existence. Charles X meurt
à Goritz, la tentative faite à Strasbourg par le
prince Louis aboutit à un échec ridicule. Le parti
républicain se décourage après les attentats d'Ali-
baud et de Meunier, et renonce à l'assassinat. Le
mariage du duc d'Orléans, la naissance du comte de
Paris, semblent donner à la dynastie une force
nouvelle et lui assurer l'avenir.
Ce ne sont que des apparences. La chute du mi-
nistère de M. Thiers (août 1836) est le signe de
l'altération croissante de toute une situation poli-
tique. Le mouvement de la société, l'importance
réelle des choses apparaissent de plus en plus en
dehors des cadres constitutionnels qu'on avait
liacés si à l'étroit. Les nombreuses crises ministé-
rielles, à côté des intrigues, des ambilions person-
nelles, des agitations sourdes, atteignent le prin-
cipe même du gouvernement. Où les esprits
superficiels ne voient que le spectacle fastidieux
des roueries politiques, une lutte entre diverses co-
teries, ceux qui envisagent la situation avec désin-
■ léressemenl devinent le conflit imminent de deux
principes, le principe royal et le principe parlemen-
taire.
Sous le régime du droit divin, sous la Restau-
ration, le corps électoral était une espèce de pou-
' voir intermédiaire entre le peuple et la royauté.
Depuis les journées de Juillet, la royauté était l'ex-
piession du suffrage populaire. Il n'y avait qu'une
seule force dans le pays, l'élection. La monarchie
4J0i LA BOURGEOISIE FRAN<;AISE
devait donc ou s'annuler, ou se retremper plus
largement à la source commune des pouvoirs. Au-
trement, l'éducation constitutionnelle du pays ris-
quait de s'arrêter.
La composition de la Chambre de 1837 était l'in-
dice le plus frappant de ce péril. Ellerenfermaitun
bataillon de fonctionnaires publics, plus nombreux
que du temps de M. de Villèle. On comptait
quatre-vingt-seize magistrats, cinquante membres
de l'administration, quarante-sept officiers géné-
raux, neuf aides de camp du roi ou employés de
la liste civile, quatre membres de la diplomatie.
C'était plus du tiers des députés. Gomme l'aristo-
cratie n'avait plus de racines dans le sol, ce phéno-
mène particulier à la France et à son histoire se
produisait : l'influence appartenait de plus en plus
aux agents du pouvoir. La bourgeoisie, affamée de
fonctions publiques, resserrait de plus en plus le
cadre de ses éligibles. En dehors du barreau, tou-
jours important auparlement comme dans le pays,
la grande industrie, le haut commerce fournissaient
à peine quarante membres à la politique. C'était
trop peu pour la préparation au maniement des
affaires générales.
D'autre part, tandis que M. Guizot et le groii- s
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 405
infiniment petit des doctrinaires s'attachaient à
fonder une sorte d'arislocratie gouvernementale, à
créer des traditions, à constituer le torysme bour-
geois, un symptôme inquiétant se manifestait dans
les vieilles et honnêtes familles de la bourgeoisie
provinciale. Ces mères si anxieuses des destinées
de leurs fils, si préoccupées pour eux d'avancement
et de sécurité, les détournaient de la vie politique
militante. « Au moins ne te compromets pas, »
disaient-elles. Le spectacle des révolutions, la fré-
quence des crises ministérielles, la crainte de voir
le nom de leur enfant livré aux injures d'une presse
ennemie et peut-être aussi la lecture des nouvelles
œuvres d'imagination, amollissait leur caractère.
Ce n'étaient plus ces femmes de la Restauration, si
désintéressées, si enthousiastes, si fermes d'esprit.
Il résultait de ce détachement une ignorance de
l'opinion qui devait aller grandissant.
Enfin, cette bourgeoisie, vaillante en face des
émeutes, depuis que la paix des rues était assurée,
n'avait pas d'organes pour défendre ses idées.
En dehors du Journal des Débats, incarnation de
SCS sentiments, il n'y eut guère qu'un publiciste
distingué qui soutint vaillamment son drapeau
dans les départements, M. Henri Fonfrède. Tandis
i06 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
que le parti légitimiste et le parti républicain
raulîipliaient leurs attaques, recrutaient dans h
démocratie des écrivains éloquents, passionnés,
implacables dans leur haine, la bourgeoisie provin-
ciale se contentait des banalités ou des fadaises du
petit journal de la préfecture. Assidue aux soirées
du chef de l'administration, très respectueuse de
son autori:é, clic attendait tout de sa direction et
de son initiative et prenait l'habitude de ne plus
compter sur elle-même. « L'indifi'érence de la pro-
vince est complète, écrivait d'Auvergne M. de Ba-
rante, le 29 juin 1838; chacun s'isole encore plus
qu'à Paris. 11 n'existe plus aucun lien d'opinion;
chacun est à ses affaires, sans songer qu'il y a un
gouvernement. »
Certes ces symptômes n'étaient pas encore alar-
mants, durant la période qui s'étend du 22 fé-
vrier 1836 au 42 mai 1839. Mais les trois années
qui comprennent le premier cabinet de M. Thiers,
la fragile combinaison formée par l'alliance de
M. Mole et de M. Guizot, enfm le long ministère
de M. Mole faisaient apparaître un mal grave qui
compromettait les institutions parlementaires elles-
mêmes. Ces grands bourgeois de la monarchie de
Juillet devaient succomber, n.oins sous les coups de
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 407
leurs ennemis, dix ibis vaincus, que parles querel-
les intestines. Il semble qu'ils aient épuisé leur sève
et leur force d'impulsion à disputer et à conquérir
le pouvoir et qu'ensuite ils ne se soient pas renou-
velés. Réunis à la tête du gouvernement, ces
hommes doués de facultés diverses pouvaient
faire le bonheur de leur pays, tandis que leurs
<livisions le troublèrent par de vaines agitations et
linirent par perdre la cause qu'ils croyaient servir.
C'était la première fois en 1837 que la dissolution
delà Chambre était amenée non par la force des
t irconstances ou par des entraînements de parti,
mais par une sorte d'épuisement d'opinions. Il ne
agissait ni de confirmer la majorité, ni de la dé-
placer, ni d'abattre par un dernier échec les pré-
tentions de la minorité. Les opinions qui dataient
du 13 mars 1831 paraissaient avoir fait leur
temps.
M. Royer-CoUard adressait encore une fois à ses
électeurs ces paroles prophétiques : « La politique
est maintenant dépouillée de sa grandeur. Les inté-
rêts, qu'on appelle matériels, la dominent. Je ne
dédaigne point les intérêts. Ils ont leur prix et ils
méritent l'attention favorable des gouvernements.
Mais ils ne viennent, dans mon estime, qu'après
408 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
d'autres intérêts bien supérieurs où les nations
doivent chercher leur véritable prospérité et leur
solide gloire. »
C'est dans ces conditions que le cabinet du
15 avril s'étak formé. M. Mole devenait le chef de
la politique de conciliation, en laissant hors du
pouvoir les hommes les plus considérables du par-
lement.
Il ne nous appartient pas de raconter cette lutte
longue et acharnée que M. Mole soutint avec calme
et dignité et qui est connue sous le nom de « coali-
tion j>. Tous les hommes, sauf le président du con-
seil, tous les principes, en sortirent diminués.
Émiettement des partis, conflits d'ambition, scan-
daleuses alliances entre des hommes n'ayant ni
idées, ni espérances, ni traditions communes,
attaques des conservateurs contre la personne de
Louis-Philippe, intervention du gouvernement
dans les luttes électorales, menaces adressées aux
fonctionnaires publics par ceux mêmes qui allaient
redevenir ministres, enfin, impuissance de la coali-
tion à former un cabinet après le dénouement, rien
ne manqua à ce triste spectacle pour fatiguer le pays
et discréditer le régime représentatif.
Il f ut entendre un des fins observateurs de ce
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 409
temps-là, Déranger', juger ces graves événements :
« La coalition vient de porter un terrible coup au
trône ; et, ce qu'il y a de curieux, ce sont les monar-
chistes qui l'ont réduit à ce piteux étal... J'avais
prédit à nos jeunes gens que la bourgeoisie finirait
par se quereller avec la royauté; ma prédiction
commence à s'accomplir... Je vous avoue que je
n'aurais rien conçu à ces attaques dirigées par des
hommes qui se prélendaienl monarchiques, si les
ambitions personnelles n'expliquaient bien des
choses. »
Cette atteinte portée au gouvernement parle-
mentaire, les complices de la coalition ne la sen-
tirent et ne la jugèrent que plus tard après leur
défaite. Ils ne voyaient, au premier moment, dans
le ministère du 15 avril qu'une manilestation du
gouvernement personnel, qu'une dérogation à cette
règle constitutionnelle : « Le roi règne et ne gou-
verne pas. »
Pendant les années de recueillement forcé qu'elle
dut à la République de 18i8 et au second empire, la
haute bourgeoisie comprit que,dans cette mêlée par-
lementaire de 1838 et 1839, c'était le roi qui avait été.
l. V. Con'espondance de Déranger (mars 1839).
410 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
en cause, que les traits dirigés contre le miristère
avaient porté plus haut, et M. Guizot *, qui n'avait
pas été le moins ardent durant cette bataille, recon-
naissait dans ses Mémoires avoir manqué de
sagesse et de prévoyance, avoir troublé les spec-
tateurs sensés de ces luttes publiques. « La politi-
que, ajouta-t-il, même pour les honnêtes gens,
n'est pas une œuvre de saints. » On était, en effet,
entré dans une ère nouvelle. Les institutions, tra-
hies par les mœurs, se fatiguaient.
Cependant la partie n'était pas encore perdue, si
l'on eût voulu.
Les événements avaient donné à la Chambre élec-
tive une influence prépondérante. L'avenir dépen-
dait de son esprit politique. Le ministère du 1 2 mai,
dontM.Dufaure faisait partie, n'avait que quelques
mois d'existence. 11 s'écroulait silencieusement
par le rejet d'une dotation en faveur du duc de
Nemours. La bourgeoisie se refusait à accorder
des apanages et prenait soin de marquer les diffé-
rences qui séparaient la monarchie de Juillet de la
monarchie anglaise. Le démocrate perçait sous le
bourgeois.
1. Voy. Mémoires de M. Guiwt, ch. xxY.
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. ill
Le centre gauche, momentanément uni aux
doctrinaires, ne donna pas la mesure de sa valeur.
M. Thiers, par sa simplicité savante et charmante,
qui était une séduction et aussi un danger, devenait
^ le maître de la situation. 11 plaisait au roi par sa
verve et sa belle humeur; il plaisait à la bourgeoi-
sie par la facile abondance avec laquelle il traitait
les sujets les plus variés. Il lui plaisait parce qu'il
avait les qualités elles défauts français, l'entraîne-
ment d'imagination avec l'instinct des affaires, les
préjugés économiques et les goûts d'autorité.
M. Thiers ne se doutait pas, au moment où il
prit le pouvoir, qu'il tourhail à la crise exiérieure
la plus grave, celle qui devait le plus mettre à
l'épreuve sa personne et la politique pacifique de la
bourgeoisie.
Depuis longtemps, on avait lieu de craindre que
les événements d'Orient et les avantages récents que
le pacha d'Egypte, Méhémet-Ali, avait remportés
contre les troupes du sultan, n'amenassent l'in-
iervention des puissances européennes intéressées
à maintenir l'intégrité de l'empire ottoman; mais
on espérait que la France, qui mettait une sorte de
loint d'honneur national à protéger le vieux pacha
victorieux, pourrait exercer eflicatement son rôle
412 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
de médiation. Tout à coup, on apprit qu'une conven-
tion avait été conclue à Londres, le 15 juillet 1840
entre les quatre grandes puissances, la Russie, la
Prusse, l'Autriche et l'Angleterre, sans notre con-
cours et contrairement à nos intérêts. Notre am-
bassadeur à Londres, qui n'était autre que M. Gui-
zot, n'avait pas été informé.
Louis-Philippe avait cru assurer inviolableraent
la paix par son étroite union avec l'Angleterre.
Pour y arriver, aucun sacrifice de popularité ne lui
avait paru trop onéreux, et il était mis hors du
concert européen. L'orgueil national fut vivement
irrité. Il crut voir se rejoindre les tronçons disper-
sés de la quadruple alliance de 1815. Tout en
négociant pour que la paix du continent ne fût pas
troublée, le cabinet dut songer à se mettre en
garde contre toutes les éventualités. Les contin-
gents de l'armée de terre furent augmentés, les
places fortes mises en état de défense, les arme-
ments maritimes poussés avec activité dans les
ports. Enfin on décida de fortifier Paris.
Tandis que le traité du 15 juillet réveillait dans
la masse de la nation les ressentiments assoupis,
les intérêts s'alarmaient, le crédit s'ébranlait, la
bourgeoisie commençait à s'effrayer. Le roi ne
I
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 413
déguisait pas son aversion pour la guerre. « Il me
semble, écrivait un grand industriel, M. C. G., que
nous nous laissons emporter au delà de toute
mesure; nous agissons comme si la guerre eût été
déjà déclarée. Cet ordre donné à la flotte de sortir
de Toulon, cet autre ordre qui Ta fait rentrer en
toute hâte dans le port, marquent une précipitation
hors d'à-propos. » Et Déranger de son côté : « Ce
qu'on peut reprocher avec le plus de raison à
M. Thiers, c'est d'avoir totalement manqué en
cette occasion de précision et de mesure. Disposant
d'une diplomatie habile, dont les agents étaient
répandus dans toutes les cours de l'Europe, il se
laissa jouer comme un enfant. Fallait-il, disait-on,
qu'il attendît que la coalition fût formée, pour
agir? C'est en entrant au ministère qu'il devait
parler haut et ferme aux Anglais, qui alors n'étaient
pas préparés à la guerre, et, si la volonlé person-
nelle du roi eût mis obstacle à ses projets, il se
serait retiré avec honneur et patriotisme. Mais,
quand il a jeté feu et flammes, ce n'était plus
temps et, peut-être même, il y avait imprudence. »
Chaque jour, cette opinion prévalait dans les
chambres de commerce très anxieuses, que l'on
avait regardé les intérêts de la France dans la
tlt LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
Méditerranée comme bien plus engagés qu'ils
ne l'étaient réellement dans la fortune de Méhémet-
Ali. L'esprit de résistance se ranimait. On était
dans une de ces situations inquiètes et difficiles
où le moindre incident peut amener une crise inté-
rieure.
Cet incident ne se fit pas attendre. Le 15 octobre
•IS^O, le roi, sortant des Tuileries pour retourner
à Saint-Clou d, essuyait encore le feu d'un assassin.
Le 20, le cabinet, à la veille d'ouvrir la session,
^yant présenté au roi un projet de discours conçu
dans la perspective de la guerre, Louis-Philippe
refusa de s'associer à cette politique ; et, le 29 oc-
tobre, le pouvoir passait des mains de M. Thiers
aux mains de M . Guizot, rappelé de Londres en toute
hâte.
IX
La bourgeoisie serra ses rangs devant la crainle
d'une guerre générale. Cet ébranlement tebrile
de l'opinion belliqueuse et militaire, qui croyait
toujours à la possibilité de conquérir les bords
(lu Rhin et qui n'avait rien perdu de la foi invin-
cible au drapeau, elle ne le partageait plus. Le
ministère du 29 octobre avait sa confiance. Elle
avait été jusqu'alors organisée pour la lutte et la
résistance; mais ses ennemis étaient vaincus. Il
s'agissait de développer les féconds aliments d'au-
loi'ilé qu'elle contenait en elle-même.
Elle crut qu'il n'y avait plus rien à faire. Elle
devait, au contraire, se garder de reprendre.
*16 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
sans y rien changer, la politique intérieure de
1831.
Les choses s'étaient bien modifiées depuis Casi-
mir Pcrier; et cependant l'orateur incomparable
qui était en réalité le chef du cabinet, bien que le
maréchal Soult fût président du conseil, pensait
qu'on retournait vers 1831, que les situations, à
dix années de distance, étaient les mêmes. Pourvu
que le cabinet fût homogène, composé d'hommes
pénétrés des mêmes idées, capables par leur union
de rallier dans les Chambres une majorité dévouée
et d'établir entre le roi et cette majorité un accord
permanent, il n'y avait, aux yeux de M. Guizot, pas
d'autre problème à résoudre.
Les questions de politique extérieure qui occu-
pèrent la scène parlementaire de 1840 à 1848,
comme le droit de visite, l'occupation de Taïli, la
guerre du Maroc, les mariages espagnols, le Son-
derbund, soulevèrent à coup sûr de vifs débals
dans le parlement et dans la presse. Le sentiment
national était très susceptible; mais ses froisse-
ments n'auraient pas suffi pour ébranler le gou-
vernement. Les péripéties de la conquête de l'Al-
gérie n'eurent pas non plus pour effet de modifier
le caractère pacifique de la bourgeoisie. La lutte
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 417
était trop limitée pour l'effrayer; non pas qu'elle
eût été, au début, favorable à l'extension de notre
puissance en Afrique; elle pensait volontiers
comme M. Hippolyte Passy, qui disait : « Je don-
nerais volontiers Alger pour une bicoque du
Khin. » Les attaques annuelles de M. Desjobert
contre notre occupation ne lui paraissaient pus
ilriaisonnables. On criait à la ruine quand on ins-
crivait au budget pour les dépenses de l'Algérie
neuf à dix millions.
Cependant, depuis la nomination du maréclial
Bugeaud comme gouverneur, la période de tâton-
nement avait cessé et avec elle l'opposition systé-
nialique à notre établissement d'Afrique.
C'est sur la politique intérieure que reposait tout
rédifice élevé par les chefs des classes moyennes.
Oiielles que fussent les accusations de complai-
sance et d'abaissement vis-à-vis de l'étranger, elles
n'eussent pas amené la révolution. Les documents
publiés depuis trente ans établissent impartiale-
ment qu'en Europe la considération et l'influence
du gouvernement étaient en progrès. Dans le pays,
::iu contraire, il se produisait un mouvement d'opi-
nion contre les pouvoirs publics.
Au fur et à mesure que le ministère du 29 oc-
418 LA BOURGEOISIE Fi'.ANÇAISE
tobre s'enracinaildans la Chambre, ses forces dimi-
nuaient. Les générations nouvelles ne s'inspiraient
plus des mêmes traditions que leurs pères. Elles
étaient ou très croyantes ou très sceptiques, et
moins libérales ou plus révolutionnaires. Le bour-
geois voltairien, attaché à 89, fier de rester à son
rang, possédant sur toute chose en littérature, en
art comme en politique et en religion, des vues
particulières, ce bourgeois disparaissait. L'ombre
s'étendait sur les dernières grandes figures, qui
emportaient avec elles les traces vivantes de nos
drames héroïques.
M. Doudan écrivait : « 11 n'y a plus personne qui
ait connu Mirabeau, ou familièrement Bonaparte
revenant d'itahe, conseillé l'empereur et discuté
avec lui tous ces plans gigantesques dont il ne
reste plus rien qu'au musée de Versailles. Nous
n'avons pas fait grand'chose nous-mêmes; mais
nous avons vu tomber des générations bien autre-
ment plus fortes que nous. Nous avons vu mourir
Napoléon et le général La Fayette, et le général Foy
et M. Cuvier, et M. Perler et M. de Laplace. Les
acteurs sont partis el il n'y a plus guère même de
spectateurs. »
Aucune parole, en dehors de la tribune, ne
sons LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 41»
veoaiL lalTeirair les bataillons affaiblis de l'élite de
la bourgeoisie. La vie sociale n'y suppléait pas.
Le temps était peu civil; il n'y avait plus qu'un
petit nombre d'hommes qui rappelassent l'élé-
gance de l'ancienne société. En province, les lois^
municipales de 1832 à 18S7, lois de centralisation
absolue, ne pouvaient développer l'esprit d'ini-
tiative. Tout ce puissant système du Consulat ne
pouvait guère servir d'assises à une école libérale.
La jeunesse bourgeoise qui venait s'instruire à
Paris se divisait en deux camps. Les uns suivaient
avec enthousiasme les cours passionnés de Miche-
let et de Quinet; les autres allaient écouter avec
recueillement les sermons ou les conférences de
Lacordaire et de Ravignan. D'autre part\ dans
la conduite des affaires publiques, chacun se
tenait pour un principe. « Nous avons découvert
ce beau sophisme que l'attachement aux mêmes
personnes était la véritable vie des partis. En con-
séquence, chacun a fait de soi son propre prin-
cipe à soi-même, et ainsi nous avons gagné
que tout homme qui se fait une bonne place
croit combattre pour la bonne cause. C'est la
1. Voy. Lettres de Doudan.
420 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
grande conciliation de l'égoïsme et de la morale. »
L'observateur sagace et profond qui, le 7 mars
1840, constatait cet état d'esprit dans le monde
bourgeois, ne croyait pas si bien dire. Certes
M. Guizot n'avait aucun des défauts que Doudan
critiquait au courant de la plume; mais il connais-
sait peu les hommes, sa pensée ardente et absolue
habitait un monde plus spéculatif que réel. Nous
sommes dans la Charte, la Charte est notre forte-
resse; tel était son programme. Il ne sentait pas
assez, et la majorité de la bourgeoisie ne sentait
pas du tout la nation se désintéresser, à mesure
que le gouvernement semblait s'asseoir. Elle com-
mençait à vivre comme s'il était distinct d'elle.
Plus son bien-être s'accroissait, plus elle s'habi-
tuait à l'idée que ces bienfaits lui venaient en
quelque sorte d'eux-mêmes et que le gouvernement
n'y était pour rien. Ses chefs eux-mêmes sem-
blaient s'isoler, à mesure que la nation devenait, à
leur égard, défiante, inquiète, jalouse.
Avec la base étroite qu'il s'était donnée, le gou-
vernement était condamné à tout sacrifier pour gar-
der sa majorité, et cette majorité devenue un in-
strument de règne allait à son tour fausser tous les
ressorts de l'administration et abuser des influences.
sous LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE. 421
C'était comme une machine dont toutes les soupapes
de sûreté auraient été hermétiquement fermées, au
moment où la vapeur estàson maximum delension.
Les députés concentraient leur préoccupation sur
le groupe infiniment restreint de leurs électeurs.
L'aspect des intérêts généraux échappait à leurs
regards bornés par la limite du pays légal. Quel-
ques esprits d'une portée plus haute comme M. Du-
faure, M. Vivien, M. H. Passy, M. de Tocqueville,
voyaient poindre entre les 220 000 électeurs et les
forces de toute nature exclues par la loi électorale
ce terrible malentendu qui devait aboutir à une
révolution.
On ne s'explique guère aujourd'hui comment
l'adjonction des capacités ait pu être indéfiniment
ajournée. Ces seize mille électeurs (il n'y en avait
pas davantage) avaient été soumis à une expé-
rience décisive dans les collèges départementaux,
où déjà ils participaient à l'élection du conseil
général. On les admettait aux fonctions de juré,
; qui exigent plus de discernement. Ne pas les in-
j scrire sur la liste électorale, c'était pousser, sans
[ motifs, à l'irritation, toute une catégorie de ci-
; toyens instruits, éclairés, avocats, médecins, jour-
nalistes, professeurs, hommes de lettres. « Certes,
24
422 LA BOURGEOISIli: FRANÇAISE
s'écriait un jour M. Dufaure, je respecte autant
que personne le principe sacré et puissant de la
propriété... Mais ne l'élevons pas au-dessus de
tout... Pour parvenir aux honneurs dans ce pays,
il faut donc devenir riche? Votre système électo-
ral pousse donc tout le monde à chercher la for-
tune?... J'admire votre sécurité. »
11 semble que Louis-Philippe ait eu de tout
temps, même en ces années prospères, le senti-
ment de la précarité de son règne. Plus d'une fois,
il réfutait avec tristesse l'optimisme imperturbable
de M. Guizol. « Nous aurons beau, lui disait-il,
épuiser tous deux, vous ce que vous avez de cou-
rage, d'éloquence et d'amour du bien public; moi,
tout ce que j'ai de persévérance, d'expérience des
choses et des hommes, nous ne fonderons jamais
rien en France. »
M. Guizot, lui-même, conservait-il bien sa con-
fiance dans la bourgeoisie? Il écrivait à madame
A. de Gasparin le 24 juillet 1842, après les élec-
tions : « Vous m'avez quelquefois reproché de
n'avoir pas une assez bonne opinion du pays. J'en
ai eu trop bonne opinion. Les élections m'ont
appris ce que j'aurais dû prévoir, que les lumières
qui ont éclairé les Chambres ne pénètrent que
l
sous LE RÈGNE DE LOI' IS-Pll I LIPPE. 123
bien longtemps après dans le pays... Ce n'est pas
l'opposilion qui a gagné les élections, c'est le
parti conservateur qui les a perdues par son défaut
d'intelligence et de courage. Je vous parle la
comme je ne parle à personne. Je ménage fort,
dans mon langage, ce parti qui, après tout, est le
mien. »
Cette perception juste que M. Guizot avait des
défauts de la bourgeoisie qu'il servait semblait
Tabandonner dans la vie parlementaire. Le roi et
ses ministres, uniquement occupés de ce qui se
passait dans le petit cercle du pays légal, croyaient
tout sauvé; et cependant la mort du duc d'Orléans,
dont on avait dit comme du duc de Guise : « Pour
le haïr, il fallait ne pas le voir », avait jeté dansplus
d'une âme le sentiment de l'instabilité. On savait
par la lecture de son testament qu'il était de son
temps; les classes moyennes comptaient sur lui;
r et voilà qu'il emportait avec lui les espérances les
plus nécessaires. Un des esprits éclairés de la
I bourgeoisie l'écrivait : « Plus d'un libéral dont l'at-
[ lâchement avait reposé sur l'espoir lointain mais
[ assuré d'un changement de système sentit alors
\ se relâcher les liens envers la dynastie qui avait
fondé la Charte. »
424 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
En effet, le système ne se détendait pas. Les élec-
tions de 18^*6 donnèrent au ministère une impo-
sante majorité. Mais une pareille vicloire n'était
pas décisive. Il semblait que la bourgeoisie elle-
même ne prenait plus ses institutions au sérieux.
Un mécontentement dont elle se faisait la première
l'organe se répandait dans toutes les classes de la
population. La garde nationale, qui, jadis, avait
montré tant de courage et de zèle patriotiques
contre les émeutiers, faisait entendre des mur-
mures malveillants. On devinait une agilation
sourde dans le sein des classes populaires, étran-
gères d après les lois à la vie publique, taudis
qu'une sorte de langueur mortelle régnait dans la
sphère légale de la politique.
Toute l'activité s'était retirée dans le monde des
affaires. Paris était devenu la première ville manu-
facturière de France. L'impulsion donnée au déve-
loppement industriel ne se ralentissait pas : déco-
rations, éloges officiels, places honorifiques, rien
n'était négligé de ce qui pouvait stimuler les efforts.
Spectacle bien fait pour étonner! Les mœurs indus-
trielles transformaient la société; et l'exercice des
droits politiques était tellement resserré dans le
sein d'une seule classe, que le gros de la na-
sous LE RÈGNE DE LODIS-PHILIPPE. 425
lion lisait à peine les discussions du parlement.
Paris concentrait toute la vie politique. Ailleurs,
l'aristocratie des censitaires prenait le caractère
d'une caste avec les abus incurables des sollicita-
lions et des intrigues. Le système, en province, avait
perverti le sens politique par la vulgarité des cupi-
dités individuelles, ce qui faisait dire plus tard à
Tocqueville : « La révolution de 1848 a pris en
partie naissance dans l'estomac. » Des incidents
déplorables, des procès scandaleux, des morts vio-
lentes, se succédaient coup sur coup. L'air, sui-
vant l'expression de M. Guizot, semblait infecté
de désordres moraux et de malheurs imprévus,
qui venaient en aide aux attaques des partis.
o^
1^
CONCLUSION
On atteignit ainsi l'année 1848, et ce fut sur la
question des réformes à apporter au régime élec-
toral et parlementaire que la crise suprême éclata.
Les divisions et les haines dans la bourgeoisie
étaient plus vivaces qu'à aucune autre époque de
notre histoire. Jamais les journaux de l'opposition
constitutionnelle n'avaient tenu un langage plus
hostile ; la presse républicaine avait moins d'àpreté.
Jamais ceux qui avaient le plus aidé à élever
Louis-Philippe au trône n'avaient ainsi ruiné la
moralité même du pouvoir et autant amoindri dans
l'opinion publique le gouvernement représentatif.
428 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Jamais caricatures plus grotesques n'avaient, avec
une verve plus nourrie, ridiculisé la royauté et
détruit les derniers restes de son prestige. Toutes
les armes étaient bonnes pour en finir avec un
ministère à la vie si dure, qui avait résisté à l'indem-
nité Pritchard et aux mariages espagnols.
Les personnalités devenaient partout excessives
et intolérables. Le gouvernement n'avait pour se
défendre que le respect de la légalité poussé jusqu'à
la superstition, le génie oratoire toujours grandis-
sant de M. Guizot et la fidélité passionnée et élo-
quente du Journal des Débats.
Ce n'était pas assez, et le système faussé par
une excessive timidité n'étiiit plus qu'une sorte de
mécanisme artificiel superposé à la nation et séparé
d'elle. Les avertissements prophétiques des esprits
impartiaux ne manquèrent pas, lorsque s'ouvrit la
discussion violente et injurieuse de l'adresse.
M. Dufaure se croyait tenu d'expliquer ses
alarmes. Ses amis et lui déclaraient cependant que
la faculté de concourir au gouvernement de son
pays ne pouvait appartenir à tous, qu'il devait y
avoir une limite et que personne ne demandait
sérieusement le suffrage universel. La haute bour-
geoisie était, en effet, unanime sur ce point. Elle
CONCLUSION. 429
ne l'était pas malheureusement pour flétrir les
abus qui faisaient dire en pleine Chambre à l'hon-
nête M. Dufaure, à propos de la réforme électorale :
« Législateurs, rendez le député respectable au
dépntél » Au règne des opinions avait succédé celui
des députés fonctionnaires. En 1846, leur nombre
était de cent quatre-vingt-quatre, volant leur propre
trailementen votant le budget. Un des plus sincères
amis du roi, M. de Monlalivet, en présence de l'at-
titude de la bourgeoisie, ne craignait pas de con-
seiller à Louis-Philippe de se montrer plus sage et
plus avisé : « Détendez la situation, lui disait-il;
vous vous en tirerez après. Vous vous êtes tiré de
dangers bien plus grands encore ; vous êtes venu
à bout des émeutes et de la coalition. Vos dix-.-ept
ans de règne n'ont été qu'une longue suite de dif-
ficultés, de luttes et de victoires. >
Le roi avait vieilli et n'écoutait pas. Il se croyait
invincible, tant que son ministère aurait pour lui
une majorité indiscutable. Il ne voyait pas que, si le
trouble avait cessé dans la rue, il était dans les
esprits et dans les idées, et qu'en dehors du pays
légal devenu artificiel, il s'était formé par degrés
un autr: monde d'intérêts où tous les mécontente-
ments s'étaient donné rendez-vous.
430 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Ce scnîimcnt précurseur d'une révolution, per-
sonne ne l'avait exprimé avec plus de force que
M. de Tocqueville, le 17 janvier 1848. Pour la
première fois depuis quinze ans, il avait peur de
l'avenir. Son regard pénétrant apercevait l'alléra-
tion des moeurs publiques dans lesclasses moyennes.
Il voyait de plus en plus les intérêts particuliers
remplacer chez elles les opinions et les idées. Il
signalait même l'abaissement des mœurs privées
et il constatait aussi l'affaiblissement de la puis-
sance morale de la France dans le monde. Il fallait
changer l'esprit de gouvernement, sinon la poli-
tique de résistance allait, par l'exagéralion de son
principe, entraîner à la ruine les hommes et les
choses.
Nul ne croyait cependant à la possibilité d'une
révolution, ni ceux qui excitaient l'opinion, ni ceux
qui lui résistaient. « Nous sonimes menacés, dit-
on, d'une émeute, écrivait Doudan, le jour où
M. Duvergier et ses amis voudront faire leur petit
goûter! Mais je ne crois pas à cette émeute. Il fau-
drait être encore plus fous que ne le sont les nou-
veaux membres de l'opposition pour laisser faire
de telles misères. » L'émeute se fit; et le pays, se ju-
geant désintéressé, se rangea pour la laisser passer.
CONCLUSION. 431
Depuis neuf ans, le canon n'avait plus relenli
dans les rues de Paris. La bourgeoisie s'était dés-
habituée de ces émotions terribles qui l'avaient si
fréquemment agitée dans les premières années de
la dynastie de Juillet. La prospérité publique, la
douceur des mœurs, l'imprévoyance générale née
de la tranquillité, contribuaient encore à désarmer
l'autorité.
On était arrivé à ce point où, suivant le mol du
cardinal de Retz, quelque parti que l'on prenne,
on ne peut faire que des fautes. Un fait caractéris-
tique et qui peint bien le caractère de Louis-Phi-
lippe, c'est qu'il fut surtout frappé de la défection
de la garde nationale. Il s'était, pour ainsi dire,
identifié avec elle, en homme de 89. Elle représen-
tait à ses yeux l'opinion de la bourgeoisie pari-
sienne; et, pour se la rendre favorable, il avait
tout sacrifié dans les commencements de son règne.
Il ne craignit pas de l'avouer dans les libres entre-
tiens de l'exil : « Lorsque j'appris que la garde
nationale, cette force sur laquelle j'étais si heureux
de m'appuyer, la garde nationale de Paris, de ma
ville natale, pour laquelle j'ai toujours eu tant de
bénévolence, qui m'avait porté au trône, qui m'avait
défendu dans l'émeute, el au profit de laquelle on
432 LA BOUKGEOISIE FRANÇAISE
m'avait si souvent reproché d'avoir gouverne,
abandonnait ma cause; lorsque j'appris que pas
une de ces mains que j'avais si souvent pressées
dans les miennes ne se levait en ma faveur, alors
j'ai senti que mon règne était terminé, puisque
l'opinion s'était retirée de moi et que j'avais cessé
d'être apprécié. Je n'ai pas voulu verser des flots
de sang pour une cause qui avait cessé d'être celle
de la nation. »
La partie était perdue. La haute bourgeoisie
n'avait pas eu un esprit politique assez sagace pour
discerner les prétentions injustes des demandes
raisonnables de l'opinion publique; elle avait, pen-
dant dix-sepl ans, favorisé les progrès matériels de
la démocratie, et elle n'avait pas su s'entendre
pour mettre le gouvernement de son choix en har-
monie avec la marche ascendante des idées et en
contact avec le cœur de la nation.
II
Ceux qui avaient pu croire un instant que la
révolution de 1088 en Angleterre et notre révolu-
tion de 1830 étaient deux événements parallèles,
étaient cette fois à jamais déçus. Mais ils ne furent
pas seuls à sentir l'importance de la défaite de la
royauté. La révolution de Février n'était pas un
accident, et espérer que le cours des analogies
historiques, un moment interrompu, reprendrait
sa force, était une illusion. La démocratie, avec
son besoin d'idéal, avait atteint d'un seul bond
l'extrémité de la carrière qu'elle s'attendait à par-
courir plus lentement. Le suffrage universel était
établi.
25
434 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
Certes, il eût été possible de retarder son arrivée ;
et les fautes de la bourgeoisie n'avaient rien d'irré-
parable. Malgré l'échec du système fondé sur son
influence, malgré ses vues égoïstes, elle n'avait pas
perdu le bon sens. Elle avait péri, parce qu'elle
s'était cru sauvée pour toujours. « La dernière
trêve que lui avait accordée l'anarchie avait été trop
longue. Elle avait pris cette trêve pour une paix
définitive. Elle ne craignait plus assez ^ » Si le roi
Louis-Philippe fût tombé, quelques années aupara-
vant, sous la balle d'un assassin, elle l'eût pleuré.
Mais elle avait, à la fois, plus d'esprit de parti que
d'esprit politique. Livrée de plus en plus aux soins
de sa fortune, elle commençait à se laisser aller à
deux dispositions d'esprit également mauvaises,
tantôt considérant comme un spectacle les agita-
tions du gouvernement représentatif, tantôt s'em
plaignant avec colère.
Le retard qu'elle eût pu au moins apporter à l'a-
vènement du gouvernement démocratique direct,
en opérant des réformes raisonnables, la bourgeoi-
sie ne le pressentit pas. C'est donc bien à elle-même
qu'elle doit s'en prendre de la chute des institutions
1. Saint-Marc Giraidin, Souvenir* d'un journaliste.
CONCLUSION. 435
qu'elle avait créées*. Pour parler comme M. Gui-
zot, elle avait dépensé en dix-sept ans tout le ca-
pital de courage politique qu'elle avait amassé en
89. Elle cessa, en 1848, de faire honneur aux
lettres de change tirées sur elle. C'est ainsi qu'elle
n'a pas suffi à soutenir et à consolider le trône
qu'elle avait élevé.
Les choses morales n'étaient plus, comme autre-
fois, l'objet de son activité. Les affaires, l'industrie,
les places l'occupaient tout entière. Non pas que
les grands principes inaugurés par la révolution
française lui devinssent indiff'érenls. L'unité natio-
nale, l'égalité civile, la liberté politique avaient
reçu pleine satisfaction par la charte de 1830. La
bourgeoisie les laissait se développer pacifique-
ment par la seule puissance des institutions,
comme ces fleuves qui s'enrichissent sans le savoir
d'une foule d'affluents et ne peuvent plus être
contenus par leurs rives, m:iis elle ne se rendait
pas compte qu'aux yeux des masses, on ne saurait
assez le dire, le mouvement de 89 était moins poli-
tique que social et humanitaire.
La révolution de Juillet avait été une entreprise
1. Lettre de M- Guiiot à M. Vitet, 1" juillet 1818.
436 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE
de conciliation. Si elle n'avait pas réussi, ce n'était
pas que les institutions n'eussent point toute l'élas-
licité suffisante pour s'élargir, mais parce que la
bourgeoisie n'avait pas assez associé la nation à ses
efforts pour enrayer le penchant qui nous précipite
toujours vers des entreprises nouvelles.
Notre dessein n'est pas de suivre ici les destinées
des classes moyennes, de continuer à les peindre
dans leur décadence, de 1848 jusqu'à nos jours.
Ce serait le sujet d'un autre livre. Elles avaient un
dernier rôle à jouer, celui d'être le guide de
la démocralie en lui servant de contrepoids.
Toute démocratie est déjà par elle-même envieuse
et mobile; qu'est-ce donc quand il faut ajouter à
ces caractères généraux les traits distinclifsdu génie
français, l'imagination, la légèreté, la témérité,
le goût de la logique poussée à outrance? Qu'est-
ce donc, lorsqu'on se trouve en présence du prin-
cipe égalitaire se développant d'une façon illi-
mitée jusqu'au mépris de la liberté individuelle et
en face d'une révolution économique? Qu'esl-ce
donc, quand le sol est miné et que le trouble et
l'obscurité s'étendent de toutes parts?
Si jamais la bourgeoisie eut besoin de retrouver
les qualités politiques qui avaient honoré ses
CONCLOSION. .137
aieiix, n'est-ce pas dans ces anoécs d'expérience
suprême où la démocratie française essaye de se
gouverner elle-même, sans tradition, et ?ans
d'autre exemple dans le passé que celui d'un ja-
cobinisme usé? Qui ne sent que, dans ce duel re-
doutable, la liberté, l'honneur et la fortune de la
France sont en jeu ? Dans ce temps où le cosmopo-
litisme altère ou efface les types originaux, n'y a-
t-il pas lieu de se préoocuper du moins de nos
qualités sociales charmantes, de ces dons de nature
qu'une solide éducation, un puissant esprit de fa-
mille avaient développés si brillamment?
La bourgeoisie n'est pas assez aveugle pour ne
pas voir que l'analyse positive l'emporte dans
toutes les branches de la pensée humaine, que les
sciences se font dans l'éducation la plus large place,
et que l'école politique démocratique accomplit
une évolution du même genre. Les généralités, les
abstractions, les théories spiritualistes sont dédai-
gnées. Les symboles, les grands mots, les prophé-
ties sibyllines s'évanouissent devant les faits et les
résultais. La bourgeoisie n'ignore pas non plus que
le suffrage universel, loin d'être une panacée, est
un régime plus difficile à pratiquer qu'aucun autre
et qu'avec lui l'expiation des erreurs arrive plus
438 LA BOURGEOISIE FRAÎNÇAISE
sévère et plus prompte ; et cependant, il semble
qu'à mesure que la politique touche de plus en
plus directement aux intérêts de la bourgeoisie,
elle éveille de moins en moins ses passions. 11 sem-
ble que les choses n'excilenl plus en elle ni curio-
silé, ni espérance, pas plus que de haine ou d'admi-
ration pour les hommes. La littérature elle-même
ne se fait-elle pas la complice de ce désintéresse-
ment? Sans doute il y a quelques exceptions. Mais,
si l'esprit politique est resté le partage de quelques
intelligences élevées; en revanche, jamais la désu-
nion n'a été plus complète dans les rangs des
classes moyennes, jamais les rivalités n'ont été plus
ardentes et la mêlée plus confuse.
Serait-elle vraie, cette autre observation de
M. Guizot^ qu'avec la bourgeoisie française on peut
faire de la politique de résistance et non de la po-
litique d'action? Est-elle un élément trop facile à
intimider ou à duper pour qu'un gouvernement
puisse trouver en elle un appui durable? Ce qu'il y
a de sûr, c'est qu'on ne peut pas gouverner long-
temps contre son vœu et contre son appui, même
depuis que le suffrage universel a placé en défini-
1. V. Lettre de M. Guizot à lord Aberdeen
CONCLUSION 439
tive le pouvoir dans les masses populaires. Il lui
reste en effet l'entente supérieure des intérêts, la
prépondérance que donneront toujoursTexpérience
générale des affaires, ces instincts de bon sens et
ces ressources d'élasticité qui l'ont tant de fois sau-
vée dans l'adversité.
Quant aux qualités sociales qui donnaient à la
bourgeoisie provinciale une saveur particulière
et à la bourgeoisie parisienne un charme intime et
pénétrant, elles sont menacées. La grande place
donnée aux habitudes étrangères, l'absence de
haute culture littéraire, les secousses par lesquelles
marche le monde politique, l'instabilité des for-
tunes contribuent de plus en plus à les faire dis-
paraître.
La tolérance et l'urbanité, conditions de la con-
versation et delà sûreté des relations mondaines,
sont parties avec les goûts simples d'autrefois.
Les rapports se sont adultérés, non seulement
entre patrons et ouvriers, entre maîtres et servi-
teurs, mais entre les jeunes gens et les vieillards,
et presque entre pères et fils. Jamais on n'a tant
parlé de solidarité et jamais elle n'a moins existé.
L'égalité, qui est le fond même de la race bour-
geoise, s'associe à un besoin étrange de privilèges^
440 LA BOUKGEOISIE FRANÇAISE
à la passion des alliances titrées, à l'acquisition de
l'anoblissemenl. Si ces vanités sont encore dédai-
gnées, c'est dans cette j3artie chaque jour moins
nombreuse de la bourgeoisie parisienne qui con-
serve les traces ailleurs effacées de mœurs graves
sans sécheresse, de traditions d'esprit et de
bonne compagnie, et qui ferme sa porte à l'inva-
sion des goûts excentriques, cercle de plus en plus
restreint, qui suffit pour réveiller, chez les (-liei-
cheurs et les curieux, le souvenir de ce qu'étaient
la société et la génération de 1830.
Cet ancien monde est bien fini, sans que pourtant
la période révolutionnaire soit close. Le flot con-
tinue à tout envahir.
Quel sera le monde nouveau? au prix de quelles
convulsions et de quelles souffrances nos enfants
acquerront-ils le respect de la légalité et de la jus-
tice pour tous, enfin la stabilité sociale et politi-
que? L'élite libérale des classes moyennes pourra-
t-elle un jour donner à la démocratie les digues
qui lui manquent et poser à la Révolution les li-
mites que le bon sens de nos pères avait indiquées?
Il se fait tard, déjà l'ombre gagne. Hâtons-nous
d'arriver avant la nuit I
"Vieille et forte bourgeoisie française ! comment
CONCLUSION. 441
ne pas l'aimer et comment ses découragements ne
s'expliqueraient-ils pas après tant de désillusions et
de stériles efforts? Elle avait résumé il y a cent ans
toute l'ardeur, tout l'enthousiasme, toute la bonlé
decexviii* siècle, son œuvre. Elle en avait formulé le
symbole, et, pour l'avoir formulé devant le monde
entier, les plus purs de ses eafanls, depuis Bailly et
Barnave jusqu'à Vergniaud et madame Roland, ont
porté leur tète sur l'érhafaud ; elle avait cru au Con-
sulat et à l'homme extraordinaire, dont l'ambilion
démesurée a deux fois amené en France les hordes
étrangères. Toute meurtrie de ses déceptions,
elle avait défendu sous la branche aînée des Bour-
bons, au nom de la nation, les idées, les passions,
les revendications de 89; et elle pensait, après les
journées de Juillet, avoir définitivement fondé le
gouvernement qui convenait le mieux au pays : des
hommes du plus rare talent étaient ses chefs élo-
quents. Là encore, elle a échoué. Comment ne se-
rait-elle pas pleine de défiance? Et cependant n'est-
elle pas encore la source intarissable où la
France puise ses hommes d'État, ses orateurs, ses
légistes, comme ses savants, ses artistes et ses
poêles? Ses fils ont encore tous les dons de l'in-
telligence; mais qui leur rendra les qualités qui
442 LA BOURGEOISIE FRANÇAISE.
avaient permis à leurs aïeux d'abattre la sei-
gneurie el l'ancien régime, c'est-à-dire l'esprit de
suite, la patience, l'union, le caractère et la vo-
lonlé?
ELN
1^
TABLE
INTRODUCTION I
I. — La bourgeoisie française pendant la Révolution.... 1
II. — La bourgeoisie française sous le Directoire et le
Consulat 69
III. — La bourgeoisie française sous l'Empire et les pre-
mières années de la Restauration 143
IV. — La bourgeoisie française pendant les dernières
années de la Restauration et la Révolution de 1833. 223
V. — La bourgeoisie française sous le règne de Louis-
Philippe 315
Conclusioa , 427
EMILE COLIN — lurKIUERIB DE Lkd^Y
s
Ec
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