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Full text of "La bourgeoisie fran[çaise, 1789-1848"

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From  the  Library  of 

Henry   Tresawna   Qerrans 

Fellow  of  tVorcester  Collège^  Oxford 
1882-JÇ21 

Given  /oUnA^ersi^.o.^.loronte  iVbifa  ri 

Sj  his  JVife  ^ 


BINDING 


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LA 


BOURGEOISIE  FRANÇAISE 


1789-1848 


CALMANN  LÉVY,  ÉDITEUR 


DU   MÊME  AUTEUR 

Format  iii-8<> 

LE  COMTE  DE  MONTLOSIER  ET  LF,  GALLICA- 
NISME    1  vol. 

LA  COMTESSE  PAULINE  DE  BEAUMONÏ.  .  *  .  .  1  — 

LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 1  — 

MADAME  DE  CUSTINE 1  — 

LA  JEUNESSE  DE  LA  FAYETTE  ....■...,.  l  — 

LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LA  FAYETTE.  .  .  1  — 

Format  grand  in-18 

LA    COMTESSE    PAULINE    DE    BKAUMONT 1  VOl. 

ÉTUDES    d'un    AUTRE    TEMPS i  — 

MADAME    DE    CUSTINE 1  — 


Droits  de  reproduction  et   de  traduction  réservés  pour  tous  pays, 
y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


EMILE    COLIN    —    IMP.    DU    LàONT 


fo-^Alk 


At  BARDOUX 


(t 


LA  BOURGEOISIE 

FRANÇAISE 


1789-1848 


PARIS 

CALMANN    LÉVY,   ÉDITEUR 

ANCIENNE   MAISON   MICHEL    LÉVY    FRÈRES 
3,   RUE  AUBER,    3 

1893  ' 

Droits  de  reprodaction,  de  traduction  et  de  représentation  réservés» 


WO«OBfiTER   COLLEOe 
•XfOlUL 


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JE    DÉDIE    CE    LIVRE 


k    LA    MÉMOIRE    DE    MA      MÈRE 


QUI     FUT 


UNB  BOURGEOISE  DES  ANCIENS   TEMPS 


Paris,  21  juillet  1886. 


< 


INTRODUCTION 


Il  n'y  a  eu  dans  le  monde  qu'une  bour- 
^geoisie,  possédant  des  traditions,  un  esprit 
de  suite  dans  ses  desseins,  une  clientèle  pour 
les  accomplir  :  c'est  la  bourgeoisie  française. 

Nous  voudrions  lui  demander  de  nous 
raconter  sa  vie,  ses  goûts,  ses  croyances,  ses 
sentiments,  de  nous  expliquer  son  évolution  de 
1789  à  1848.  Ce  n'est  pas  son  histoire  que  nous 
voulons  écrire.  Nos  visées  ne  sont  pas  si 
hautes.  Notre  but  est  de  fixer  les  traits  divers  de 
sa  physionomie,  de  rechercher  ses  qualités 
maîtresses  et  aussi  ses  défauts,  avant  que  la 
démocratie  ait  définitivement  pris  possession 


II  INTRODUCTION. 

du  pouvoir  en  France  par  le  suffrage  universel. 
Les  représentants  des  classes  moyennes  ont 
eu  une  double  ambition,  constituer  une  société 
civile  et  une  société  politique.  De  ces  deux 
desseins,  ils  ont  complètement  et  heureusement 
réalisé  le  premier. 

Longuement  préparée  par   des  siècles  de 
patience,  d'études  et  de  luttes,  servie  par  une 
corporation  qui;  pendant  la  longue  nuit  du 
moyen  âge,  a  été  presque  son  seul  guide,  — 
la  corporation  des  hommes  de  loi,  —  la  bour- 
geoisie française  avait  lentement  accumulé  des 
trésors  de  haine  et  d'habileté  contre  un  état 
social  qui,  à  la  fin,  froissait  encore  plus  ses 
vanités  que  ses  intérêts.  Elle  sut  dès  lors,  au 
moment  de  la  Révolution,  ce  qu'elle  voulait  à 
jamais  anéantir.  C'est  au  nom  du  droit  commun 
qu'elle  attaqua,  détruisit  le  passé,  et  qu'elle  re- 
construisit la  société  civile.  Elle  réussit  dans 
cette  œuvre,  qui  avait  ses  racines  au  fond  même 
du  cœur  de  la  nation  et  qui  est  indestructible 
comme  elle. 


INTRODUCTION.  m 

Après  des  talon nements,  et  malgré  des  inex- 
périences que  nous  ne  tairons  pas,  elle  a  pleine- 
ment satisfait  son  amour  de  l'égalité,  son 
animadversion  contre  le  monde  aristocratique 
et  féodal,  par  le  Gode  civil  et  par  la  séculari- 
sation ;  ses  instincts  d'administration  quasi 
niveleuse,  par  la  centralisation  ;  ses  idées  d'édu- 
cation, par  l'établissement  de  l'Université;  ses 
vieilles  doctrines  du  pouvoir  religieux  limité,  par 
le  Concordat. 

Certes,  malgré  ses  lacunes,  une  pareille  en- 
treprise suffit  pour  recommander  à  la  recon- 
naissance nationale  ce  groupe  de  grands 
citoyens  qui,  pendant  les  soixante  années  qui 
ont  suivi  la  Révolution,  ont,  avec  des  fortunes 
diverses,  consolidé  la  démocratie  qu'ils  avaient 
fondée.  Ils  ont  aimé  à  ce  point  l'égalité  qu'ils 
l'ont  préférée  à  la  liberté,  quand,  après  les 
dégoûts  du  Directoire,  ils  crurent  que,  sur  les 
points  essentiels,  les  résultats  de  89  pouvaient 
être  remis  en  discussion. 

Deux  fois  aussi,  ils  essayèrent   d'organiser 


IV  INTRODUCTION. 

leur  société  politique;  deux  fois  ils  furent  les 
maîtres  des  destinées  du  pays,  après  la  prise 
de  la  Bastille  et  en  1830.  Deux  fois  ils  ont 
échoué  ;  et  cependant  le  courage  ne  leur  fit  pas 
défaut,  pas  plus  que  le  talent  et  l'éloquence. 
Mais  leurs  qualités  privées  elles-mêmes  furent 
un  obstacle  à  la  durée  de  leur  gouvernement. 

A  cinquante  années  de  distance,  ils  étaient 
au  fond  les  mêmes  hommes,  ceux  qui  récla- 
maient à  grands  cris  le  rappel  de  Necker  et 
avaient  applaudi  avec  frénésie  au  serment  du 
Jeu  de  Paume,  et  ceux  qui  protestèrent  contre 
les  ordonnances  et  se  battirent  par  le  soleil  de 
Juillet  contre  les  Suisses,  devant  la  colonnade 
du  Louvre.  Avec  les  mêmes  passions,  ils  avaient 
le  même  désir  de  royauté  démocratique,  les 
mêmes  sentiments  d'ordre  et  de  liberté. 

Nous  essayerons  de  dire  pourquoi  les  uns  et 
les  autres,  par  suite  de  difficultés  différentes, 
laissèrent  tomber  de  leurs  mains  le  pouvoir 
qu'ils  avaient  voulu  fonder. 

Dans  leur  mauvaise  fortune,  ils  eurent  du 


ÎNTRODUCTION.  V 

moins  cette  consolation,  de  sentir  près  d'eux, 
pensant  comme  eux,  lisant  les  mêmes  livres, 
ayant  les  mêmes  espoirs,  la  même  éducation, 
les  femmes  à  qui  ils  avaient  donné  leur  cœur  et 
leur  nom. 

C'est  grâce  à  la  forte  unité  de  la  famille  bour- 
geoise, à  la  gravité  générale  de  ses  mœurs,  que 
la  société  française  décimée  par  la  Terreur,  se 
trouvant  en  face  de  l'assimilation  des  enfants 
naturels  aux  enfants  légitimes,  décrétée  par  la 
Convention,  en  face  aussi  des  scandales  d'une 
loi  de  divorce,  basée  uniquement  sur  la  liberté 
individuelle;  c'est  grâce  à  la  famille  bourgeoise 
que  la  société  française,  put  résister  aux  cor- 
ruptions du  Directoire.  La  plupart  de  ces 
femmes,  fuyant  le  bruit  et  l'éclat,  sans  dé- 
tester le  monde,  ont  peu  parlé  d'elles-mêmes, 
si  nous  exceptons  l'héroïne  de  la  Gironde.  Mais, 
avec  quelques  correspondances  inédites,  avec 
les  traditions  qui  ne  sont  pas  brisées,  nous  pou- 
vons fidèlement  reconstituer,  pendant  trois 
générations,  les  caractères  et  les  physionomies. 


VI  INTRODUCTION. 

quand  les  livres  sont  insuffisants.  Toutce  monde 
a  des  traits  particuliers,  qui  s'effacent  à  me- 
sure que  monte  le  flot  de  la  démocratie  mo- 
derne. 

Une  importante  distinction  est  à  signaler, 
entre  la  haute  bourgeoisie  de  Paris  et  celle  de 
province,  surtout  à  cette  fin  du  xviif  siècle,  où 
le  coche  partant  une  ou  deux  fois  par  semaine, 
suffisait  aux  voyages.  Peu  à  peu  cependant  les 
différences  disparaissent,  et,  lorsque  arrive  la 
Révolution  de  1830,  il  devient  plus  difficile  de 
discerner,  au  milieu  des  femmes  de  hauts  fonc- 
tionnaires, de  députés,  d'avocats,  de  grands 
négociants,  celles  qui  appartiennent  aux  vieilles 
familles  du  Marais,  du  faubourg  Saint-IIonoré, 
de  la  Ghaussée-d'Antin,  et  celles  qui  viennent 
du  Languedoc,  de  la  Bretagne,  du  Limousin; 
et  néanmoins,  aux  yeux  de  l'observateur,  les 
nuances  existent  encore.  Il  a  fallu  la  plate 
banalité  des  temps  où  nous  vivons  pour  tout 
niveler. 

La  plupart  de  ces  femmes,  avec  les  dons  d'un 


INTRODUCTION.  vu 

esprit  enjoué  et  moqueur,  furent  des  épouses 
soumises,  d'une  rare  intelligence  d'affaires  et 
d'une  patiente  volonté  pratique;  aidant  leurs 
enfants  des  plus  sûrs  conseils,  dans  la  conduite 
delà  vie,  très  ambitieuses  pour  eux  des  hon- 
neurs publics,  et  très  constantes  dans  leurs 
amitiés. 

Tout  en  étant  dans  la  vie  privée  le  modèle 
des  vertus  les  plus  sérieuses  et  les  plus  cachées, 
elles  onl  joué  publiquement  un  trop  puissant 
rôle  dans  la  gj'andeur  et  la  décadence  de  la 
bourgeoisie,  podr  que  nous  commettions  la 
faute  de  les  oublier. 


LA 

BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

1789-4848 


LA   BOURGEOISIE    FRANÇAISE    PEr^DANT 
LA    RÉVOLUTION 


Quand  on  ouvre  l'Almanach  royal  de  l'année 
1788,  on  est  étonné  de  voir  que  les  premiers  rangs 
du  tiers  état  sont  en  possession  de  toutes  les 
fonctions  civiles,  en  dehors  des  charges  de 
cour,  des  gouvernements  de  province  et  des 
grades  militaires.  Offices  de  judicature  et  de  fi- 
nance, à  tous  les  degrés,  intendances,  conseil 
d'État,  bureaux   des  ministères  leur  appartien- 


2  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

lient.  En  s'cnrichissanf,  par  le  négoce,  les  bour- 
geois ont  créé  les  capilalisies  et  les  financiers.  Par 
l'importation  en  France  du  système  des  fermes  gé- 
nérales, ils  ont  été  chargés  du  recouvrement  des 
impôts  ;  il  font  des  avances  au  Trésor  et  prennent, 
de  jour  en  jour,  dans  toutes  les  affaires  de  l'Eial, 
nue  influence  prépondérante.  Depuis  Henri  IV, 
rélévalion  de  la  bourgeoisie  avait  été  constante. 
De  plus  en  plus  confiante  dans  sa  capacité,  dans  ses 
lumières,  dans  sa  valeur  sociale,  elle  pénétrait 
tous  les  jours  dans  les  régions  désormais  ouvertes 
du  pouvoir  et  du  beau  monde.  Pendant  qu'en  poli- 
tique le  gouvernement  restait  stationnaire  et  sem- 
blait voué  à  l'immobilité  et  à  la  faiblesse,  la  haute 
bourgeoisie  développait  ses  richesses,  ses  forces, 
son  activité  intellectuelle.  Elle  était,  à  certains 
égards,  beaucoup  plus  éclairée  à  la  fin  du  dernier 
siècle  que  de  notre  temps.  Le  règne  de  Louis  XVI 
avait  correspondu  au  développement  d'une  grande 
prospérité  commerciale  et  industrielle.  Rajeunis- 
sant le  vieux  Paris  par  ses  hôtels  à  somptueuses 
façades,  peuplant  les  environs  de  maisons  de  cam- 
pagne élégantes,  réhabilitant  par  l'encouragement 
des  arts  une  fortune  rapidement  acquise,  les  bour- 
geois opulents  se  laissaient  même  aller  à  acquérir 


PENDANT   LA    UÉVOLUTION.  3 

des  droits  féodaux.  Près  de  quatre  mille  charges, 
dans  kl  magistrature  et  dans  la  finance,  entraî- 
naient avec  elles  l'anoblissement. 

L'intervalle  entre  la  noblesse  et  les  rangs  supé- 
rieurs du  tiers  état  était  encore  diminué,  à  Paris, 
par  ce  frottement  quotidien  qui  adoucissait  les 
angles  trop  saillants  et  par  une  facilité  de  mœurs 
qui  ne  tenait  pas  seulement  à  l'esprit,  mais  aussi 
aux  services  rendus.  Cette  partie,  restreinte  d'ail- 
leurs de  la  bourgeoisie,  appartenant  aux  parlements 
et  à  la  finance,  excitait  l'envie  en  s'anoblissant.  Il 
en  était  une  autre  plus  nombreuse,  plus  puissante, 
non  moins  prospère,  qui  résistait  à  la  tentation  des 
titres.  C'était  celle  qui  encombrait  les  carrières 
libérales  et  le  haut  négoce  :  les  avocats,  les  notaires, 
les  procureurs,  les  médecins,  les  artistes,  les  écri- 
vains, les  armateurs  de  nos  grands  ports,  les  négo- 
ciants de  nos  grandes  villes  manufacturières.  Ceux- 
là  remuants,  actifs,  séparés  de  la  noblesse,  ne  la 
rencontraient  que  pour  être  froissés  par  elle,  et 
pour  constater,  surtout  en  province,  son  infério- 
rité intellectuelle,  sa  morgue  non  justifiée  et  sa  for- 
tune obérée. 

Quelle  éducation  ces  bourgeois  avaient-ils  reçue? 
L'ancien  bourgeois  de  Paris,  celui  qui  était  né  avec 


i  LA  BOURGEOISIE   l'Rx\NÇAISE 

la  Régence,  avait  façonné  son  caractère  sous  une 
étroite  discipline.  Sa  vie  était  simple,  fort  occupée, 
mais  elle  était  égayée  par  une  verve  que  provoquait 
sans  cesse  le  goût  de  l'observation.  Nul  ne  saisis- 
sait d'un  regard  plus  siir  les  ridicules  et  les  faiblesses 
que  ce  bourgeois  né  au  cœur  de  la  Cité  ou  de  l'île 
Saint-Louis,  à  la  fois  hardi  et  timide,  gardant  sa 
liberté  d'allures  vis-à-vis  du  clergé  et  ayant  reçu  la 
forte  empreinte  du  jansénisme.  Antérieurement  à 
l'aclion  toute  littéraire  des  philosophes,  l'esprit 
janséniste  avait,  en  effet,  envahi  la  plupart  de  ces 
anciennes  familles,  leur  avait  apporté,  avec  l'aus- 
térité, le  goût  de  l'indépendance.  Les  parlements, 
jusqu'en  1780,  n'avaient  encore  rien  perdu  de  leur 
autorité  et  ils  répondaient  aux  humeurs  d'opposi- 
tion. C'était  dans  le  vieux  monde  bourgeois  une 
émotion  presque  révolutionnaire  les  jours  où,  sur 
une  question  d'impôt  ou  bien  de  théologie,  les  lé- 
gistes faisaient  échec  aux  emportements  ultramon- 
tainset  à  l'arbitraire  ministériel.  Avec  quel  respect 
on  parlait  de  la  grand'chambre  !  Sur  quel  piédestal 
étaient  placés  messieurs  les  gens  du  roi  !  Comme 
les  traditions  se  conservaient  de  l'Hôpital  et  de  Ma- 
thieu Mole  !  Quel  retentissement  avaient  eu  les  ha- 
rangues de  D'Aguessau  et  les  plaidoyers  de  Gerbier  ! 


PENDANT   LA   REVOLUTION.  5 

A  cette  génération,  qui  n'était  ni  sceptique  ni 
épicurienne,  et  qui  avait  eu  pour  maître  Rollin, 
avait  succéfic  une  nuire  plus  impatiente,  imprégnée 
d'un  esprit  nouveau  et  dégagée  de  toute  dévotion. 
Les  collèges  où  elle  fut  élevée  n'étaient  plus  les 
mêmes.  Les  jésuites,  professeurs  de  la  jeunesse 
bourgeoise  pendant  deux  siècles,  avaient  été  ex- 
pulsés. Après  avoir  ruiné  les  écoles  de  Port-Royal 
et  lutté  jusqu'à  la  dernière  heure  contre  leurs  mé- 
thodes et  contre  leur  ascendant  pédagogique,  ils 
avaient  laissé  le  champ  libre  à  des  rivaux.  L'Ora- 
toire avait  plus  particulièrement  essayé  de  combler 
la  profonde  lacune  laissée  dans  l'enseignement  par 
la  compagnie  de  Jésus.  Des  principes  différents 
inspiraient  les  oratoriens.Une  réforme  importante 
était  accomplie  par  eux  :  ils  exigeaient  qu'on  se 
servît  de  la  langue  française  pour  les  premières 
éludes  grammaticales.  Le  progrès  général  des 
idées  se  faisait  sentir  dans  leurs  procédés  d'éduca- 
tion; on  avait  enfin  renoncé,  dans  les  leçons  de 
morale,  à  défendre  les  casuistes  des  xvi'  et  xvii* 
siècles. 

La  haute  bourgeoisie  envoyait  ses  fils  dans  les  col- 
lèges en  renom  ;  mais  les  oratoriens,  fort  à  la  mode, 
n'avaient  pu  suffire  aux  besoins  de  la  province. 


6  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Les  pères  de  la  docLrine  chrétienne,  les  bénédic- 
tins de  Saint-Maur,  partageaient  avec  eux  l'héritage 
des  jésuites.  Royer-Collard  et  Joubert  avaient  été 
élevés  parles  doctrinaires  :  l'un  à  Saint-Omer,  l'autre 
à  Toulouse.  Le  premier,  plus  imbu  des  traditions  de 
Port-Royal,  y  avait  puisé  la  puissante  méthode  qui 
dirigea  son  éloquence  et  cette  indépendance,  celte 
force  de  jugement,  qui  lui  firent  accepter  la  Révo- 
lution sans  se  laisser  dominer  par  elle.  Joubert 
devait  à  ses  maîtres  d'avoir  pénétré  les  secrets  de 
l'antiquité  latine  et  grecque,  et  ce  sentiment  que 
rien  n'était  plus  beau,  après  les  armes,  que  l'élude 
et  la  vertu. 

La  plupart  des  jeunes  gens  de  la  bourgeoisie  ap- 
prenaient ensuite,  dans  les  écoles  de  droit,  la  légis- 
lation compliquée  d'après  laquelle  se  rendait  la 
justice  et  s'administrait  la  monarchie.  Tous  s'atta- 
chaient, en  ces  années  fécondes,  à  la  lecture  de 
Locke,  de  Montesquieu,  de  Rousseau,  acceptant 
leurs  opinions  sur  les  droits  etles  devoirs  del'homme 
en  société,  en  attendant  le  moment  de  les  mettre 
en  pratique.  Mais  le  fonds  de  leurs  études  était, 
avant  tout,  la  science  juridique  :  non  seulement  le 
droit  lomain  qui,  dans  la  moitié  de  la  France,  était 
la  plus  solide  base  de  l'ordre  civil,  mais  le  droit 


PENDANT    LA    REVOLUTION.  7 

canonique,  le  droit  féodal  qui  régissait  encore  cer- 
taines conventions,  le  droit  coutumier  dont  les 
dispositions  aussi  variées  que  bizarres  formaient 
le  code  de  l'autre  moitié  du  pays,  enfin  les  ordon- 
nances royales  qui,  sur  des  points  importants, 
avaient  constitué  un  droit  nouveau.  Au  sortir  des 
écoles,  les  uns  se  faisaient  recevoir  dans  une  cour 
souveraine,  d'autres  achetaient  une  charge;  les 
phis  riches  visaient  celle  de  maître  des  requêtes, 
qui  coûtait  100  000  livres.  C'était  la  plus  courue. 
Dans  ce  ccrps  se  recrutaient,  en  efïet,  les  inten- 
dants des  provinces,  les  conseillers  d'Etat.  Les  fils 
de  négociants  enrichis  recherchaient  de  préférence 
une  place  dans  les  bureaux  de  finances. 

A  Paris,  des  générations  se  succédaient  aux 
fonctions  de  commis  dans  les  ministères.  Comme 
Gaudin,  le  futur  duc  de  Gaëte,  ils  devaient  leur 
succès  aux  principes  d'honneur  reçus  de  leurs 
parents  et  à  une  éducation  soignée.  Les  commis 
des  divers  départements  ministériels  conservaient 
les  traditions.  Ils  avaient  déjà,  sur  les  affaires, 
une  influence  que  rendait  inévitable  et  nécessaire 
la  mol)ilité  de  ministres  souvent  étrangers  par 
leurs  occupations  antérieures  à  la  branche  d'admi- 
nistration qu'ils  étaient  appelés  à  régir.  La  vie  des 


8  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

commis  s'écoulait  tout  entière  dans  les  bureaux, 
sans  missions  au  dehors,  sans  congés,  ignorée  et 
droite  comme  le  devoir.  Ils  s'alliaient  entre  eux  et 
formaient  une  grande  famille  dont  les  directeurs 
étaient  les  chefs  naturels.  Ils  apportaient  dans 
leurs  délicates  fonctions  les  habitudes  de  respect, 
de  discrétion,  de  réserve  puisées  au  foyer  domes- 
tique. Les  affaires  étrangères  étaient  entre  les 
mains  de  ces  honnêtes  gens,  les  Gérard,  les  Les- 
seps,  les  Hennin.  Ils  bornaient  leurs  vœux  à  bien 
servir  le  pays.  Très  gallicans  et  même  quelque  peu 
entachés  de  jansénisme,  comme  les  bourgeois  des 
parlements  qui  avaient  à  défendre  les  droits  du  roi 
contre  la  cour  de  Rome,  ils  n'avaient  pas  comme 
eux  des  prétentions  à  la  noblesse  et  mettaient  leur 
fierté  à  dédaigner  les  titres. 

C'était  le  barreau  qui  attirait  surtout  les  jeunes 
talents.  Le  palais  était  à  la  mode.  Jamais  les  que- 
relles ne  firent  autant  de  bruit  que  dans  les  vingt 
années  qui  précédèrent  la  Révolution.  Les  avocats 
étaient  à  l'image  du  siècle,  lui  empruntant  la 
passion,  la  générosité,  l'audace;  et,  comme  depuis 
longtemps  notre  nation  avait  fourni  les  premiers 
justiciers  du  monde,  les  avocats  étaient  les  repré- 
sentants attitrés  du  tiers  état,  les  porte-parole  des 


PENDANT  LA   RÉVOLUTION.  9 

paysans,  et  ceux  qui  connaissent  le  mieux,  dans 
les  villes  et  les  campagnes,  la  classe  infime,  triste 
descendance  des  serfs  affranchis,  milieu  redoutable 
où  la  misère  recrutera,  pour  les  jours  de  révolte  so- 
ciale, la  bande  des  septembriseurs  et  des  trico- 
teuses. Dans  toutes  les  villes  parlementaires,  dans 
tous  les  chefs-lieux  de  présidiaux,  cette  corporation 
entretenait,  contre  la  vieille  société  féodale,  les 
animosités  et  les  rancunes,  prête  toujours  à  sou- 
tenir les  revendications  des  communautés  d'habi- 
tants quand  le  faisceau  des  intérêts  collectifs  pouvait 
opposer  plus  de  résistance  ;  lisant  avec  passion  les 
livres  qui  faisaient  du  bruit,  semant  partout  et  en 
toute  occasion  les  idées  nouvelles.  L'ordre  des 
avocats  était  arrivé,  comme  en  1830,  au  plus  haut 
point  de  sa  grandeur,  de  sa  puissance  et  de  son 
influence. 

Des  trois  éducations  que  recevait  successive- 
ment la  jeune  bourgeoisie  :  l'éducation  de  la  fa- 
mille, l'éducation  du  collège  et  celle  du  monde,  la 
dernière  prenait,  vers  1780,  une  importance  de  plus 
en  plus  décisive.  Personne  n'en  avait  plus  profité, 
ne  s'était  plus  dégagé  de  sa  raideur  doctorale, 
que  la  corporation  des  médecins.  L'action  qu'ils 
exercèrent  en  ce  temps-là  dans  la  haute  société, 


10  LA  BOURGEOISIE   FUANÇAISL; 

au  moment  où  l'allaitement  maternel  devint  à  la 
mode,  étonne  les  contemporains.  Les  sentiments 
que  les  médecins  inspirent  rappellent  ceux  des 
directeurs  de  conscience  à  la  fin  du  règne  de 
Louis  XIV.  L'usage  des  salons  a  donné  aux  mé- 
decins un  esprit  délié,  des  manières  douces,  en 
même  temps  que  la  connaissance  du  cœur  humain. 
Ils  en  sont  venus  à  rriontrer  une  âme  sensible, 
?  suivant  le  jargon  usité,  et  c'est  du  célèbre  Lorry 
qu'une  dame  de  qualité  écrit  : 

—  Il  est  si  au  fait  de  tous  nos  maux  que  l'on 
dirait  qu'il  a  lui-même  accouché. 


11 


C'est  ainsi  que  la  haute  bourgeoisie  se  préparait 
de  jour  en  jour  au  rôle  qu'un  avenir  prochain  lui 
destinait .  Elle  était  tout,  et  elle  n'était  encore  rien 
comme  pouvoir  public.  Les  femmes  le  sentaient 
autant  que  leurs  maris. 

Leur  éducation  les  avait  avant  tout  disposées  à 
la  vie  de  famille.  Elles  avaient,  en  province  plus 
qu'à  Paris,  reçu  une  instruction  sévèrement  reli- 
gieuse, mais  d'une  pratique  raisonnable.  Sans 
doute,  le  règlement  des  classes  de  Port-Royal 
qu'avait  rédigé  Jacqueline  Pascal,  sœur  Sainte- 
Euphémie,  n'était  plus  pratiqué  dans  les  couvents. 
L'esprit  janséniste  avait  cependant  survécu  dans 


i2  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

les  habitudes  domestiques.  On  habituait  les  jeunes 
filles  au  sérieux  ;  on  les  façonnait  au  respect,  et 
d'abord  au  respect  d'elles-mêmes;  les  actes  de 
dévotion  n'étaient  pas  multipliés  ;  ils  paraissaient 
trop  graves  pour  être  accomplis  sans  trouble  de 
conscience.  Les  pnrents  n'aspiraient  pas  à  ce  qu'il 
fût  donné  aux  filles  des  connaissances  étendues  ;  un 
fort  enseignement,  fondé  sur  la  morale  chrétienne, 
semblait  suffisant  pour  former  leur  bon  sens  et 
leur  raison.  La  mère  de  famille,  dans  la  haute 
bourgeoisie,  était  préparée  à  avoir  l'autorité.  Par 
l'effet  du  caractère  et  de  la  dignité  de  la  vie,  son 
ascendant  se  maintenait  jusque  dans  la  vieillesse. 
Les  femmes  étaient  les  égales  de  leurs  maris,  quand 
elles  ne  leur  étaient  pas  supérieures,  par  la  force 
d'âme.  Elles  possédaient  donc  les  qualités  essen- 
tielles pour  bien  élever  les  enfants  et  elles  ne  les 
abandonnaient  pas  aux  mains  des  serviteurs,  comme 
faisait  la  noblesse. 

Lorsque  les  lettres  de  cachet  du  29  décembre 
1752  firent  fermer  les  dernières  communautés 
jansénistes  où  l'on  élevait  la  plupart  des  jeunes 
filles  de  la  bourgeoisie,  déjà  le  souflle  mondain  du 
siècle  avait  passé  sur  les  maisons  d'éducation.  Sans 
ressembler  aux  riches  couvents  des  Flandres  et  de 


PENDANT  LA   RÉVOLUTION.  13 

Normandie,  où  chaque  demoiselle  avait  son  appar- 
tement, où  les  visites  d'hommes  étaient  admises  aux 
grilles,  la  rigidité  de  la  discipline  s'était  détendue 
sans  que  les  principes  eussent  varié;  et,  comme  les 
couvents  donnaient  parfois  asile  aux  femmes  du 
monde,  l'éducation  des  élèves  se  ressentait  de  leur 
rencontre.  C'était  du  rcs!e  la  haute  bourgeoisie  qui 
fourni  sait  elle-même  le  plus  de  religieuses  aux 
congrégations  de  lu  Visitation,  de  Saint-Ursule  et 
des  sœurs  de  Charité  ;  elles  y  portaient  en  général 
l'esprit  de  mesure  el  de  discernement. 

Dans  les  quelques  années  qui  précèdent  la  Révo- 
lution, l'éducation  par  la  famille  est  à  la  mode  : 
la  jeune  fille  doit  se  former  par  les  lectures,  par 
les  conversations,  par  les  observations  dans  le  mi- 
lieu social  qu'elle  fréquente.  Quant  on  voit  Mounier 
lui-m!me,  Mounier,  après  Mirabeau  la  tête  la  mieux 
équilibrée  de  la  Constituante,  écrire  dans  l'exil  : 
«  Lisez  Emile,  et  malheur  à  vous  si  vous  n'éprou- 
vez pas  le  besoin  de  devenir  meilleur!  »  quand  la 
possession  de  toutes  les  œuvres  de  Jean-Jacques 
Rousseau  «  est  un  délice,  une  félicité  qu'on  ne  peut 
bien  goûter  qu'en  l'adorant  »  ;  quand  une  jeune 
fille,  la  plus  honnête,  la  plus  noble  de  cœur,  la 
plus  intelligente,  pense  ainsi,  il  est  bien  difficile 


14  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

que  la  direclion  des  femmes  soit  la  même  qu'au 
XVII' siècle. 

A  Paris,  la  bourgeoisie  ne  met  plus  ses  filles  au 
couvent  que  pour  leur  première  communion.  Elles 
passent  leur  vie  près  de  leur  mère.  On  sort  deux 
fois  par  semaine  en  toilette  :  le  dimanche,  pour 
les  offices  et  la  promenade;  un  autre  jour,  pour 
les  visites  entre  parents  ;  on  les  conduit  cependant 
au  Salon  de  peinture,  mais  elles  ne  vont  au  lliéàtre 
que  lorsqu'elles  sont  mariées.  On  leur  donne  des 
maîtres  à  domicile;  au  sortir  des  deux  années  pas- 
sées au  couvent,  elles  s'instruisent  presque  toutes 
seules,  lisant  les  mêmes  livres  que  leurs  frères. 
L'éducation  sentimentale  entre  enfin  dans  la  bour- 
geoisie féminine.  La  jeune  fille  devient  attentive  au 
mouvement  des  faits  et  des  idées;  elle  sent  et  elle 
se  passionne.  Dans  cet  inléiieur  discret  où  elle  est 
aimée,  où  sa  jeunesse  s'écoule  austère,  elle  n'est 
plus  aussi  pieuse  et  plus  du  tout  dévote. 

Si  vous  voulez  la  voir  vivre  et  marcher,  la  sur- 
prendre dans  ses  habitude?,  regardez-la  dans  les 
tableaux  de  Chardin,  avec  ses  manches  relevées  à  la 
saiL^née  du  bras,  son  tablier  à  bavette,  sa  guimpe 
noire,  sa  croix  à  la  Jeannette,  sa  jupe  de  calmande 
rayée!  Regardez-la  encore  en  toilette  de  dimanche, 


PENDANT  LA   RÉVOLUTION.  15 

son  manchon  à  la  main!  Elle  va  se  rendre  au  ser- 
mon avec  sa  mère  en  coqueluchon  noir,  la  jupe  à 
rclroussis.  Elle  arrange  le  nœud  de  sa  fanchon  ou 
son  ruban  au  parfait  contentement.  C'est  Tinté- 
rieur  du  ménage  avec  l'activité,  Tordre,  la  régie 
des  heures,  les  joies  modestes  du  devoir.  Il  y  passe 
comme  un  parfum  léger  de  félicité  domestique. 

Suivez-la  dans  le  monde  quand  elle  est  mariée. 
Elle  a  l'imagination  plus  souple  et  plus  vive  que  son 
mari;  elle  a  mieux  que  lui  le  talent  de  narrer;  les 
liaisons  des  mots  sur  ses  lèvres  sont  imperceptibles. 
Rentrée  au  logis,  un  air  d'égalité  y  règne;  la  cou- 
tume de  Paris  lui  donne,  dans  les  profits,  des  droits 
étendus;  elle  est  consultée  dans  toutes  les  affaires, 
aucune  ne  se  conclut  sans  son  assentiment.  Elle 
gagne  en  bon  sens  ce  qu'elle  n'a  pas  toujours  en 
orthographe;  et,  si  ce  n'était  sa  fidélité  conjugale, 
on  lui  appliquerait  ce  mot-  du  plus  fin  Parisien 
d'alors  : 

—  Une  femme  n*en  est  pas  moins  adorable  pour 
mettre  une  s  à  la  fin  de  «  Je  vous  aime.  » 

Une  exception  est  cependant  à  signaler.  La  so- 
ciété des  financiers,  par  son  opulence,  ses  goûts 
de  luxe  et  de  plaisir,  par  ses  désirs  d'arriver  à  la 
noblesse,  faisait  contraste  avecla  majeure  partie  de 


16  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

la  haute  bourgeoisie.  Les  fermiers  généraux  te- 
naient une  place  intermédiaire  à  peu  près  semblable 
à  celle  des  magistrats  des  parlements.  Très  en  vue, 
coudoyant  les  grands  seigneurs,  les  Beaujon,  les 
Bouret,  les  Grimod,  les  Godarl,  les  Augeard,  tous 
d'une  rare  aptitude  administrative,  quelques-uns 
même  écrivant  avec  une  plume  de  véritable  gentil- 
homme, à  force  de  bel  air  et  d'impertinente  indi- 
vidualité, avaient  emprunté  ces  vices  élégants  qui 
substituaient  les  fantaisies  aux  passions  et  ce  scep- 
ticisme que  donne  aux  manieurs  d'argent  la  con- 
naissance intime  de  l'espèce  humaine.  C'était  dans 
le  milieu  des  financiers  que  se  trouvaient  en  plus 
grand  nombre  les  raffinés  à  qui  l'on  devait  la  créa- 
tion de  toute  cette  artistique  industrie  du  rococo, 
du  superflu,  de  l'inutile,  de  la  récréation  des  yeux, 
que  le  xviii"  siècle  a  emportée  avec  ses  paniers, 
ses  falbalas,  ses  élégances.  C'était  là  aussi  que  se 
recrutaient  ces  dégoûtés  à  qui  rien  ne  faisait  plus 
d'effet  comme  vrai,  mais  comme  bien  trouvé;  ceux 
qui  méprisaient  les  hommes  en  théorie  par  delà  ce 
qu'on  peut  imaginer  et  qui  cédaient,  à  chaque  in- 
stant, à  des  sentiments  de  bienveillance  et  d'indul- 
gence; le  siècle  le  voulait  ainsi. 
Si  quelques  scandales,  dont  toutes  les  chroniques 


PENDANT  LA   RÉVOLUTION.  17 

parlèrent,  ont  compromis  des  noms  de  femmes 
appartenant  aux  degrés  supérieurs  du  tiers  état,  il 
faut  se  garder  de  généraliser.  Les  fortes  assises  de 
la  famille  bourgeoise  ne  furent  pas  atteinies,  même 
au  travers  des  dissipations  et  des  tentations  de  la 
richesse  rapidement  acquise.  La  mère  était  là  tou- 
jours préoccupée  de  l'éducation  des  enfants.  Le 
collège  des  Grassins,  le  collège  du  Plessis  ou  les 
oratoriens  de  Juilly  comptaient  au  premier  rang 
de  leurs  élèves  studieux  les  fds  de  ces  fastueuses 
parvenues,  les  plus  empressées  à  fêter  l'esprit  et 
les  philosophes. 

11  faudrait  se  garder  de  croire  que  la  province 
fût  séparée  de  Paris  par  les  idées  et  les  sentiments; 
si  l'on  y  connaissait  moins  la  douceur  de  vivre,  la 
volupté  de  causer  librement  avec  les  hommes  qui 
vous  entendent  à  demi-mot  ou  qui  vous  de?inent, 
on  était  souvent  mieux  informé  de  l'existence  des 
livres.  Un  ouvrage  en  plusieurs  tomes  n'était  jamais 
lu  à  Paris  que  si  la  province  avait  décidé  de  son 
mérite.  Jamais  le  commerce  n'avait  autant  enrichi 
Lyon,  Bordeaux,  Marseille,  Nantes,  que  sous  le 
règne  de'LouisXVI.  La  vie  mondaine  delà  bour- 
geoisie était  brillante;  on  y  jouait  beaucoup  la  co- 
médie de  société,  et  si  le  goût  établissait  des  diffé- 


18  LA   BOURGEOISIK  FRANÇAISE 

rences  inévitables,  l'honnêteté  et  le  bon  ton  n'en 
créaient  pas.  La  probité  légendaire  des  grandes 
maisons  commerciales,  l'originalité  plus  accusée 
peut-être  des  caractères,  mettaient  plus  en  relief 
la  vigueur  morale  du  monde  bourgeois.  Mais  aussi 
il  se  trouvait  directement  face  à  face  avec  la  no- 
blesse provinciale,  qui  s'efforçait  de  plus  en  plus 
de  racheter  par  la  morgue  des  manières  une  impor- 
tance effacée  et  qui  trouvait,  dans  des  privilèges  de 
vanité,  des  compensations  à  une  fortune  déchue. 
Maintenant  que  nous  connaissons  les  person- 
nages, écoutons-les  parier  et  voyons-les  agir. 


m 


La  Révolution  sociale  de  1780  ne  fut  que  ia  fin 
logique  et  attendue  des   efforts  persistants  des 
classes  moyennes  depuis  plusieurs  siècles.  Quand 
l'heure  eut  sonné,  la  haute  bourgeoisie  fut  una- 
nime sur  ce  point  qu'il  fallait  résolument  substi- 
tuer aux  institutions  aristocratiques  et  féodales  un 
état  nouveau,  simple,  uniforme,  ayant  pour  base 
l'égalité  des  conditions.  Même  ceux  qui,  sur  les 
théories  politiques,  étaient  en  désaccord,  parce 
qu'ils  étaient   plus   instruits,   comme   Mounier, 
Malouet,  partageaient,  sur  les  théories  civiles,  les 
idées  communes.  Bien  avant  la   convocation  de 
étals  généraux,  bien  avant  le  14  Juillet  et  le  4- Août, 


20  LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

la  Révolution  était  faite  dans  leur  esprit  et  dans 
leurs  mœurs.  Tenant  aux  deux  extrémités  de  la 
société  française,  la  classe  moyenne  écoutait  et 
jugeait  toutes  les  critiques  et  toutes  les  plaintes, 
toutes  les  colères  et  toutes  les  souffrances. 

Si  plus  d'une  cause  chez  elle  fit  éclater  la  ré- 
volte, aucune  de  ces  causes  ne  fut  plus  puissante 
que  les  souffi-ances  de  l'amour-propre  à  chaque 
instant  exaspéré.  Qui  le  croirait?  La  mauvaise  ad- 
ministration des  finances,  les  lettres  de  cachet,  les 
abus  de  l'autorité,  les  lenteurs  ruineuses  de  la  jus- 
tice n'eussent  pas  fait  éclater  la  Révolution.  L'iné- 
galité des  rangs  et  du  droit  n'était  plus  acceptée 
par  la  conscience.  La  bourgeoisie  ne  pardonnait 
plus  à  l'ancien  régime  la  place  inférieure  qu'elle  y 
occupait.  En  province,  les  froissements  étaient 
quotidiens.  Les  femmes  les  ressentaient  encore 
plus  vivement  que  leurs  maris.  Qui  ne  se  souvient 
de  l'affront  fait  à  la  mère  de  Darnave  au  théâtre  de 
Grenoble  par  le  duc  de  Clermont-Tonnerre,et  l'in- 
jure lancée  par  le  comte  de  Chabannes  à  Lacroix, 
qui  donnait  le  bras  à  une  jolie  femme,  au  sortir  de 
la  Comédie?  Il  en  était  ainsi  partout  :  en  Auvergne, 
madame  Couthon  avait  aussi  subi  les  dédains 
de  la  gentilhomraerie  provinciale.  A  l'église,  les 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION.  21 

préséances  étaient  une  question  capitale.  Des  bour-  / 
geois  quittaient  la  campagne  pour  venir  habiter  la 
ville  afin  de  se  soustraire  aux  humiliations  des 
seigneurs  voisins.  Quand  l'opulence  et  l'esprit 
avaient  réussi,  en  apparence,  à  désarmer  cet  or- 
gueil nobiliaire,  la  pointe  aiguë  effleurait  toujours, 
perçait  souvent  et  ne  permettait  qu'une  familiarité 
inquiète  et  sans  abandon. 

Les  anoblis  appartenant  aux  parlements,  au 
grand  conseil,  à  la  chambre  des  comptes,  aux  cours 
des  aides,  étaient,  à  leur  tour,  frappés  de  dédain 
par  l'ancienne  noblesse,  celle  qui  montait  dans 
les  carrosses  du  roi  ou  qui  allait  à  la  chasse  avec  Sa 
Majesté.  La  présentation  à  la  cour  était  le  point 
essentiel.  Lorsque  Chateaubriand  fut  invité  à  chasser 
avec  Louis  XVI,  il  dut  établir  sa  noblesse,  de  géné- 
ration en  génération,  jusques  et  y  compris  l'année 
1400.  C'était  bien  autre  chose  pour  être  de  l'ordre 
du  Saint-Esprit  ou  de  Saint-Lazare.  «  On  examinait 
messieurs  les  morts  avec  une  somptueuse  rigidité.  » 
Pour  être  un  page  de  la  petite  écurie,  un  écuyer 
de  la  grande,  un  gentilhomme  de  la  chambre,  il 
fallait  prouver  plus  de  deux  cents  ans  de  parche- 
mins. Et  il  le  fallait  aussi  pour  servir  dans  les 
maisons  d'Orléans  et  de  Condé,  et  même  chez  le 


22  LA   BOUTxGEOISIE   FRANÇAISE 

duc  de  Penlhièvre.  C'est  la  passion  de  l'égalité, 
chez  une  race  essentiellement  vaniteuse,  qui  dé- 
cida donc  du  premier  éclat  de  la  Révolution. 

Il  semble  que  toutes  les  circonstances  se  fussent 
réunies  pour  activer  la  marche  de  la  bourgeoisie 
vers  la  démocratie.  La  noblesse  s'appauvri;sait 
pendant  que  les  richesses  et  les  lumières  du  tiers 
état  s'accroissaient;  la  propriété  foncière  passait 
de  jour  en  jour  dans  un  plus  grand  nombre  de 
mains  ;  dans  certaines  provinces,  les  sociétés  d'agri- 
culture en  venaient  déj'i  à  redouter  le  morcelle- 
ment pour  les  exploitations  agricoles.  A  tous  ces 
laits  correspondaient  partout  des  habitudes  nou- 
velles de  bien-être  et  de  luxe  intérieur  en  même 
temps  que  le  plus  complet  épanouissement  des 
f^sprits.  Toutes  les  idées  étaient  soulevées  avec  une 
hardiesse  sans  précédents;  les  conversations  ces- 
saient d'être  légères  et  galantes  pour  devenir  des 
querelles  de  classe.  Pour  donnerplus  d'élan  à  celte 
lutte,  un  arrêt  du  conseil  ne  s'était-il  pas  avisé  de 
charger  tous  les  corps  constitués  de  faire  des  re- 
cherches sur  la  tenue  des  anciens  états  généraux? 
Le  nombre  incalculable  de  brochures  et  de  mé- 
moires était  la  preuve  de  l'agitation  sans  pareille 
des  classes  moyennes. 


PENDANT  LA   RÉVOLUTION.  23 

Plus  les  pouvoirs  politiques  de  la  seigneurie 
avaient  diminué,  plus  la  perception  des  redevances 
seigneuriales  devenait  odieuse;  plus  la  petite  pro- 
priété augmentait,  plus  ce  qui  restait  de  la  féodalité 
lui  paraissait  inique  ;  plus  les  classes  laborieuses 
économisaient,  s'instruisaient  et  montaient  d'éche- 
lons, plus  l'abîme  se  creusait  entre  elles  et  celte 
noblesse,  qui  vivait  de  droits  féodaux.  C'étaient 
comme  deux  peuples  campés  sur  le  même  sol.  La 
réconciliation  devenait  impossible.  Le  paysan  sau- 
vage, ignorant  et  méfiant,  épargnait  denier  par 
denier,  afin  de  payer  les  procès  ruineux  qu'il  sou- 
tenait contre  le  suzerain.  Le  seul  homme  en  qui  il 
eût  confiance,  à  qui  il  racontât  ses  peines  et  ses 
rancunes,  ce  n'était  pas  son  curé,  c'était  l'avocat 
qui  partageait  ses  haines,  l'avocat  qu'il  entendait 
parler.  C'est  ainsi  que  les  hommes  de  loi  étaient 
désignés  d'avance  à  la  rédaction  des  cahiers  dans 
les  baillages.  Qu'importaient,  pour  la  plupart,  les 
théories  politiques?  Les  habitants  des  villages  in- 
sistaient d'abord  pour  que  leurs  chiens  de  basse- 
cour  fussent  délivrés  du  piquet  qu'on  suspendait, 
par  ordre  du  seigneur,  au  col  de  ces  pauvres  bêtes 
afin  de  les  empêcher  de  saisir  un  lièvre,  si  par 
hasard  il  s'offrait  à  leur  portée. 


U  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Pendant  que,  dans  les  campagnes,  le  paysan 
s'animait  de  plus  en  plus  lorsqu'on  l'interrogeait 
et  qu'on  faisait  une  universelle  enquête  sur  ses 
misères,  ailleurs,  dans  les  villes,  tout  travail, 
toute  industrie  qui  recevait  le  contre-coup  de 
l'action  de  la  féodalité  s'émancipait.  Cette  vieille 
antipathie  des  bourgeois  pour  ce  qui  subsistait  de 
l'ancien  régime  n'avait  pas  peu  contribué  à  rendre 
subitement  impopulaire  môme  le  parlement,  pen- 
dant tant  d'années  leur  idole.  Il  venait  de  con- 
damner au  feu  le  courageux  livre  de  Boncerf  sur 
['Inconvénient  des  droits  féodaux.  L'enthousiasme 
pour  ce  grand  monde  parlementaire,  anobli  et  ac- 
quéreur de  cens,  s'éteignait,  et  d'Espréménil,  re- 
venant en  1788  des  îles  Sainte-Marguerite,  où  il 
était  détenu,  ne  rencontrait  plus  sur  son  passage 
que  l'indifférence  et  l'oubli. 

Affranchir  les  terres  et  les  personnes  de  toute 
entrave  se  confond  dans  ce  cri  général  :  «  Plus  d'i- 
négalités !  »  Personne  n'a  mieux  vu  queRœderer  ce 
motif  déterminant  des  événements.  11  appartenait 
par  son  origine,  par  son  éducation,  aux  plus  hautes 
familles  du  tiers  état.  Personne  n'avait  été  plus 
nourri  que  lui  de  toutes  les  connaissances  que  pos- 
sédait son  siècle  et  n'en  avait  plus  adopté  les  idées 


PENDANT   LÀ  RÉVOLUTION.  25 

généreuses.  Il  avait  même  celle  supériorité  de 
joindre  les  connaissances  économiques  au  savoir 
du  jurisconsulte.  C'est  Rœderer  qui,  dans  sa  bro- 
chure sur  les  états  généraux,  écrivait  ces  mots  dé- 
cisifs :  «  Depuis  quarante  ans,  cent  mille  Français 
s'entretiennent  avec  Locke,  avec  Rousseau,  avec 
Montesquieu.  Chaque  jour,  ils  reçoivent  d'eux  de 
grandes  leçons  sur  les  droits  et  les  devoirs  de 
l'homme  en  société;  le  moment  de  les  mettre  eu 
pratique  est  arrivé.  > 


IV 


Les  légistes,  après  avoir  été  les  patrons  dévoués 
des  paysans  dans  leurs  légitimes  revendications, 
servirent  de  guide  à  la  Constituante  dans  la  refonte 
de  la  société  civile.  Les  noms  de  ces  admirables  et 
vaillants  bourgeois  sont  gravés,  pour  la  plupart, 
dans  le  martyrologe  de  la  Révolution.  Ceux  qui 
survécurent,  apportèrent,  sous  le  Consulat,  la 
même  volonté  que  le  premier  jour  à  l'achèvement 
de  leur  œuvre  sociale  et  la  firent  définitivement 
consacrer.  Ils  n'avaieut  pas  tous  le  caractère  à  la 
hauteur  du  talent;  mais,  par  leurs  défauts,  ils  mon- 
trèrent que  la  classe  dont  ils  étaient  sortis  élait 
plus  encore  jalouse  d'égalité  que  de  liberté.  Ils 


I 


PENDANT  LA   RÉVOLUTION.  27 

avaient  voulu  l'une  surtout  pour  assurer  l'autre. 
Au  milieu  de  cette  foule  d'hommes  d'un  sens 
droit  et  d'une  intelligence  vaste,  comment  ne  pas 
nommer  Merlin  ?  Il  est  impossible  de  nepas  admirer 
ce  labeur  gigantesque  qui  lui  permit  de  suffire  à 
tout.  Presque  à  lui  seul  il  a,  dans  le  comité  fôodal, 
réalisé  en  détail  et  avec  précision  l'abolition 
décrétée  en  principe  seulement  dans  la  nuit  du 
4  Aoiit.  Cette  œuvre  d'un  profond  savoir,  il  en  est  le 
commentateur  lumineux  dans  un  recueil  célèbre; 
presque  seul  il  verra  clair  dans  cette  confuse  légis- 
lation intermédiaire.  Investi  du  ministère  de  la  jus- 
tice, non  seulement  il  sera  administrateur,  mais  il 
trouvera  le  temps  de  répondre  directement  aux  tri- 
bunaux, aux  officiers  du  ministère  public,  même 
aux  juges  de  paix  qui  le  consultent  sur  des  questions 
de  droit  embarrassantes.  Procureur  général  à  la 
cour  de  cassation,  il  consolidera  la  Révolution  par 
une  jurisprudence  immuable  dans  ses  grandes 
lignes.  Pourquoi  faut-il  que  tant  de  talent,  une 
raison  si  lumineuse,  un  esprit  si  audacieux  dans  ses 
conceptions  juridiques,  une  volonté  si  persistante 
dans  l'organisation  de  lanouvellesociété  civile, aient 
été  associés  souvent  à  tant  de  faiblesse  de  caractère 
et  à  des  mesures  qui  ont  diî  peser  sur  sa  conscience  1 


28  LA    BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

Ce  ne  sera  pas  le  seul  exemple  où,  dans  ce  monde 
de  haute  bourgeoisie,  nous  trouverons  des  taches 
qui  feraient  presque  désespérer  des  vertus  de  notre 
race.  Saluons  du  moins,  à  cette  aube  éclatante  et 
pure  de  leur  vie  publique,  les  représentants  de 
l'esprit  bourgeois  qui  apportèrent  à  la  Constituante 
tant  d'amour  de  l'humanité,  tant  de  vigueur  dans 
le  dernier  assaut  livré  à  l'ancien  régime,  tant  de 
confiance  dans  l'avenir  et  tant  d'enthousiasme 
désintéressé  dans  une  entreprise  grandiose  ! 

Il  est  des  noms  parmi  eux  qu'on  répète  volon- 
tiers, ceux  de  Lanjuinais,  de  Le  Chapelier,  de 
Thouret,d'Enjubault,  deRœderer,  celui  de  Tronchet, 
si  vénéré  qu'un  décret  l'appelait  un  jour  à  la  tri- 
bune de  l'Assemblée  pour  qu'il  donnât  son  avis; 
Tronchet,  une  âme  si  parfaite  que,  en  1807,  lors- 
que la  mort  le  frappa,  les  juges  les  plus  sévères 
s'inclinèrent  devant  cette  renommée  sans  tache  et 
cette  sévère  probité.  Il  en  est  d'autres  encore  dont 
nous  réveillerons  les  ombres  respectées  :  Malouet, 
en  qui  l'Auvergne  avait  mis  son  bon  sens  politique 
et  ses  facultés  équiUbrées;  Mounier,  le  plus  pas- 
sionnément raisonnable  d'eux  tous,  le  mieux  pré- 
paré à  un  rôle  important  dans  les  jours  de  liberté 
calme;  Barnave,  le  plus  éloquent  et  le  plus  sincère 


PENDANT   LA  RÉVOLUTION.  29 

de  CCS  jeunes  hommes  que  la  philosophie  et  le  droit 
avaient  formés;  Adrien  Duport,  qui  n'avait  pas  été 
élu  par  le  tiers  état,  mais  qui  lui  appartint,  dès  le 
premier  jour,  par  sa  mâle  altitude,  par  ses  senti- 
ments démocratiques;  Duport,  à  qui  nous  devons 
l'introduction  du  jury.  Tous,  pleins  d'illusions  et 
épris  de  justice;  tous,  il  est  vrai,  dominés  par  les 
abstractions;  mais  est-ce  que  les  abstractions  sub- 
limes ne  gouvernent  pas  les  âmes,  ne  grandissent 
pas  les  caractères  en  élevant  les  pensées? 

Dès  les  premiers  jours  de  la  Constituante,  le  vote 
individuel  avait  été  substitué  au  vote  par  ordre; 
toute  distinction  de  rang  et  de  préséance  entre  les 
députés  avait  été  prohibée;  l'admissibilité,  sans 
distinction  de  naissance,  aux  emplois  civils  et  mi- 
litaires, avait  été  proclamée  ;  et,  comme  un  sym- 
bole est  nécessaire  aux  yeux  pour  constater  le 
triomphe  d'une  idée,  la  destruction  de  la  Bastille 
prenait  ce  caractère  pour  la  bourgeoisie. 

Le  lendemain  du  14  juillet,  Etienne  Delécluze, 
tout  enfant,  se  promenait  sur  les  boulevards  avec 
son  père  : 

<i  Qu'est-ce  donc  que  la  Révolution  ?  lui  deman- 
da-t-il. 

—  Il  est  bien  difficile  de  te  répondre...  Si  tu 


30  LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

étais  plus  grand...  Tiens,  je  ne  puis  mieux  liiire 
qu'en  te  disant  que  la  Révolution  détruit  toutes  les 
distinctions  entre  les  hommes.  Désormais,  il  n'en 
existera  plus  qu'une  :  celle  que  la  science  et  l'in- 
struction mettront  entre  les  ignorants  et  les  sa- 
vants. Aussi,  travaille  bien,  si  tu  veux  te  distinguer. 
Il  n'y  a  plus  d'autre  noblesse.  » 

La  bourgeoisie  avait  fondé  la  démocratie.  La  dé- 
claration des  droits  ne  fut  que  le  frontispice  des 
principes  nouveaux.  La  bourgeoisie  voulut  établir 
la  justice  à  tout  jamais,  dans  la  société  moderne, 
lui  restituer  son  ordre  naturel  :  elle  abolit  donc  la 
féodalité,  et,  avec  la  féodalité,  tous  les  droits  qui 
en  découlaient.  Non  pas  que  la  seigneurie  fût 
encore  celle  du  moyen  âge  et  même  celle  du  xvi^ 
siècle;  Elle  n'exerçait  plus,  à  proprement  parler, 
d'influence  juridique  sur  le  classement  des  per- 
sonnes. Le  roturier,  comme  les  nobles,  pouvait  de- 
venir possesseur  de  droits  féodaux;  ces  droits 
étaient  d'autant  plus  faciles  à  posséder  que  la  plu- 
part n'étaient  que  fiscaux  et  échappaient  aux 
embarras  de  l'exploitation.  Mais  ils  paralysaient  si 
bien  la  culture  qu'Arthur  Young,  en  1787,  s'é- 
criait : 

«  Ah  !   si  j'étais  pour  un  jour  le  législateur  de 


PENDANT   LA   KÉVOLUTION.  31 

la  France,  comme  je  ferais  bien  danser  tous  ces 
grands  seigneurs  !  » 

Quant  aux  privilèges,  aux  préséances,  à  ces  va- 
nités extérieures  auxquelles  leurs  possesseurs  atta- 
chaient peut-être  plus  de  prix  qu'à  des  revenus,  on 
ne  les  discuta  même  pas.  Ils  furent  abandonnés 
sans  phrases.  En  tète  des  décrets  de  la  nuit  du 
4  Août,  la  Constituante  traça  le  résumé  du  plan 
qu'elle  concevait.  Il  fallait  quatre  années  pour 
l'accomplir  dans  la  législation.  Les  racines  du 
vieil  arbre  féodal  étaient  si  profondes  que  de 
longs  eiîorls  étaient  nécessaires  pour  les  extir- 
per. 

Les  légistes  qui  dirigeaient  les  comités  et  les 
délibérations  avaient  fait  une  distinction  entre  la 
féodalité  dominante  et  la  féodalité  contraclante, 
entre  les  justices  seigneuriales  qui  étaient  des  por- 
tions détachées  de  l'autorité  publique,  entre  les 
servitudes  personnelles  ou  les  redevances  qui  en 
représentaient  l'abolition,  et  les  contrats  d'inféo- 
dation.  Les  premiers  de  ces  droits  féodaux  atten- 
taient à  la  souveraineté  de  l'Etat,  les  seconds  vio- 
saientla  liberté  du  citoyen,  les  troisièmes  seuls  ti- 
raient leur  origine  de  conventions  véritables.  Les 
jurisconsultes  firent  décider  que  les  deux  premier 


32  LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

étaient  abolis  sans  indemnité  ;  le  rachat  pour  les 
derniers  fut  admis. 

Les  censitaires,  on  ne  l'ignore  pas,  n'acceptèrent 
pas  cette  décision  :  ils  protestèrent,  rédigèrent  de 
nouveaux  cahiers  et  appelèrent  une  loi  plus  radi- 
cale sur  les  droits  déclarés  rachetables. 

Le  sol  affranchi,  les  privilèges  détruits,  il  fallait, 
par  la  division  de  la  terre,  multiplier  le  nombre 
des  propriétaires,  créer  plus  de  citoyens  inter- 
ressés  au  nouvel  ordre  de  choses;  la  bourgeoisie 
n'hésita  pas  à  donner  les  biens  nationaux  comme 
dot  à  la  constitution.  Elle  fit  mettre  aux  enchères 
la  dixième  partie  de  la  richesse  foncière  du  pays. 

Elle  n'eût  pas  cependant  vulgarisé  la  propriété,  si 
elle  n'avait  pas  d'abord  transporté  dans  la  famille 
l'esprit  nouveau  d'égalité.  Depuis  longtemps,  la 
famille  bourgeoise,  réunie  dans  un  faisceau  serré 
et  indissoluble,  réalisait  dans  les  sentiments,  les 
lois  de  la  nature  et  de  la  raison.  Les  philosophes  et 
les  légistes  s'étaient  mis  d'accord  pour  appliquer 
l'ancienne  formule  de  Marculfe  :  «  Comme  Dieu  a 
donné  au  père  tous  ses  enfants,  ils  doivent  avoir 
une  part  égale  aux  biens  de  leur  père.  »  Aussi  les 
droits  d'aînesse  et  de  masculinité,  représentant  le 
principe  féodal,  furent-ils  sappriraés  et  l'égalité 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION.  33 

établie  dans  les  partages  de  toute  espèce  de  succes- 
sion. Mais  avec  sa  noble  mission  de  faire  passer 
dans  la  loi  le  spiritualisme  social,  la  bourgeoisie 
ne  voulut  pas  proscrire  la  liberté  de  tester  et 
le  droit  pour  l'hom  ne  de  disposer  d'une  partie  de 
ses  biens.  Tronc'iet,  qui  fut  l'oigane  de  la  pensée 
commune,  dit  aux  applauJissements  de  tous  ceux 
qui  l'écoutaient  : 

«  Pourrait-on  refuser  au  père  de  récompenser 
par  un  témoignage  d'afîection  plus  particulière 
l'enfant  qui  se  sera  le  plus  distingué  par  son  res- 
pect et  sa  tendresse  tiliale,  qui  se  sera  dévoué  à 
secourir  la  vieillesse  infirme  de  ses  parents  ;  qui, 
par  son  travail,  aura  contribué  sans  intérêt  à 
augmenter  le  patrimoine  qui  devient  commun  ?  Les 
fils  pourraient-ils  légitimement  lui  envier  cet  acte 
de  justice?  > 

L'abolition  du  retrait  lignager  que  pouvaient 
exercer  eu  cas  de  vente  les  parents  du  vendeur  et 
qui  était  enraciné  dans  les  habitudes  des  pays 
coutumiers,  fut  la  conséquence  des  dispositions 
destructives  de  la  constitution  féodale  dans  la 
famille.  Il  n'y  eut  pas  de  résolution  plus  conforme 
à  l'esprit  qui  animait  le  foyer  domestique  du 
xviii"  siècle;  et  le  cœur  des  mères,  dans  ces  heures 


34  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

trop  rares  d'union  patriotique,  battit  du  même 
mouvement  que  celui  des  enthousiastes  fondateurs 
du  monde  moderne. 

On  ne  connaît  pas  vraiment  la  Révolution  si  l'on 
n'a  pas  lu  les  travaux  des  comités  de  l'Assemblée 
et  surtout  les  admirables  rapports  de  Merlin  sur  les 
droits  féodaux,  sur  les  retraits  de  bourgeoisie,  sur 
le  retrait  lignager,  sur  les  successions,  sur  les 
réserves  coutumières  et  les  dévolutions.  C'est  dans 
ces  résumés  de  la  science  juridique,  dans  ces  pages 
écrites  sous  l'inspiration  ardente  de  l'opinion,  bien 
plus  que  dans  les  discussions  de  l'Assemblée,  dis- 
cussions souvent  abrégées,  qu'il  faut  suivre  le 
gigantesque  effort  de  nos  aïeux  pour  constituer  la 
société  civile  qui  nous  abrite.  Nous  n'avor.s  qu'à 
louer  dans  cette  première  partie.  Après  avoir  établi 
dans  la  famille  la  justice  et  l'égalité,  les  classes 
moyennes  essayèrent  en  politique  de  les  concilier 
avec  la  vieille  monarchie,  et,  «entativc  plus  grave! 
de  faire  entrer  la  démocratie  dans  les  nouveaux 
rapports  de  l'Église  el  de  l'Etat. 


Sur  la  question  religieuse,  la  bourgeoisie  de  la 
fin  du  xviif  siècle  avait  des  opinions  très  arrê- 
tées. La  bourgeoisie  parisienne,  dans  la  réunion 
préparatoire  des  élections,  avait  pris  une  attitude 
particulièrement  hostile  au  clergé.  Elle  ne  voulait 
pas  de  la  religion  sous  forme  d'institution  poli- 
tique. Le  souffle  du  xviir  siècle,  en  desséchant  les 
croyances  positives,  avait  laissé  chez  la  plupart  de 
ceux  qui  l'avaient  respiré  un  déisme  qui  suffisait  à 
leurs  aspirations.  Le  cahier  rédigé  parladéputatlon 
de  Paris  manifeste  clairement  cet  état  des  esprits .  Ils 
furent  cependant  entraînés  à  commettre  une  des  plus 
sérieuses  atteintes  contre  la  liberté  de  conscience. 


36  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Leur  éducalion  juridique  obscurcit  sur  ce  point 
leur  intelligence.  Un  reste  de  levain  janséniste  fer- 
menta dans  un  groupe  ayant  pour  chefs  Camus, 
Martineau,  Treilhard.  L'idée  dominante  des  vieux 
légistes  était  la  subordination  de  l'Église  au  pou- 
voir civil.  Leurs  luttes  séculaires  avec  la  cour  de 
Rome,  leurs  goûts  de  clergé  national  et  soumis  au 
roi,  avaient  constitué  un  tempérament  absolument 
rebelle  à  la  conception  d'une  Église  libre  dans 
l'État.  C'est  une  erreur  profonde  que  de  croire  qu'il 
y  ait  eu  alors  un  moment  où  la  question  de  la  sépa- 
ration de  l'État  et  de  l'Église  pût  être  portée  avec 
succès  devant  l'opinion  publique.  Même  quand  la 
Révolution  avait  tout  brisé,  quand  le  scepticisme 
avait  tout  remis  en  question,  à  l'époque  où  Bona- 
parte négociait  le  Concordat,  la  bourgeoisie,  en  ma- 
jorité, n'eût  pas  compris  qu'on  laissât  l'Église  libre. 
C'était  une  de  ces  idées  que  ses  vieux  juriscon- 
sultes lui  avaient  appris  à  dédaigner. 

Vis-à-vis  des  personnes  qui  formaient  l'ordre  du 
clergé,  vis-à-vis  de  la  propriété  ecclésiastique,  elle 
ne  voulut  que  l'application  des  principes  de  Tan- 
cienne  monarchie.  Tout  en  reconnaissant  que  le 
catholicisme  était  la  religion  dominante,  elle  dé- 
larait  que  chaque  citoyen  était  libre  dans  son  culte, 


PENDANT  LA   RÉVOLUTION.  37 

et  répudiait  une  religion  d'Élat.  Tout  en  mainte- 
nant les  prêtres,  elle  détruisait  l'ordre  du  clergé. 
Le  principe  de  l'individualité  qui  lui  faisait  briser 
toute  corporation,  elle  l'introduisait  dans  la  société 
ecclésiastique  ;  et,  comme  première  conséquence, 
elle  sécularisait  le  mariage  et  la  société  fran- 
çaise. 

Depuis  le  concile  de  Trente  et  l'ordonnance  de 
Blois  de  1579,  l'acte  civil  avait  été  absorbé  par  le 
sacrement.  Sans  interdire  la  bénédiction  nuptiale, 
sans  même  nier  la  dignité  du  mariage  chrétien, 
les  bourgeois  de  la  Constituante  ne  considérèrent 
le  mariage  que  comme  un  contrat  civil  et  ren- 
voyèrent au  pouvoir  législatif  la  création  du  mode 
de  constatation  des  naissances,  mariages  et  décès, 
et  la  désignation  des  officiers  publics  qui  en  rece- 
vraient les  actes. 

Les  témoignages  les  moins  suspects  indiquent 
cependant  que  le  clergé  paroissial,  particulièrement 
les  curés  de  Paris  et  des  grandes  villes,  sortis  en 
grande  partie  de  familles  bourgeoises,  étaient  en- 
tourés de  considération  et  la  méritaient.  Les  anti- 
pathies et  les  critiques  étaient  réservées  contre  les 
abbés  pourvus  de  bénéfices.  Le  tempérament  iro- 
nique de  la  nation  s'adressait  surtout  aux  moines 

3 


38  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

et,  aux  femmes  appartenant  aux  communautés  reli- 
gieuses. Les  vocations  pieuses  étaient  en  eflet  de- 
venues rares.  La  verve  gauloise  ne  tarissait  pas 
quand  il  s'agissait  des  couvents  et  de  la  mendicité 
monacale.  Un  ordre  de  lemmes  était  pourtant 
excepté,  celui  des  religieuses  hospitalières.  Les  con- 
grégations enseignantes  d'hommes  étaient  mémo 
respectées,  parce  qu'elles  étaient  entrées  dans  le 
mouvement  des  idées.  La  bourgeoisie  permit  à  la 
Révolution  d'ouvrir  le  cloître.  Avec  son  esprit  lo- 
gique et  de  réaction  laïque,  elle  distingua  juste- 
ment entre  les  liens  de  la  foi  et  ceux  de  la  loi  civile  ; 
elle  refusa  de  mettre  le  bras  séculier  au  service 
des  vœux  prononcés  ;  elle  ne  les  sanctionne  pas 
et  interdit  leur  perpétuité. 

Cette  sécularisation  à  l'égard  des  personnes,  les 
représentants  des  classes  moyennes  la  poursuivi- 
rent à  l'égard  des  biens.  Ils  reprirent  les  idées 
émises  par  MachauU,  dès  1769,  lorsqu'il  proposait 
l'aliénation  d'une  partie  des  biens  de  l'Église.  Avc^^ 
les  distinctions  déjà  établies  entre  la  nature  de- 
biens  féodaux,  les  dîmes  inféodées  avaient  été  décla- 
rées rachetablcs.  Ces  distinctions,  l'opinion  des 
campagnes  ne  les  accepta  pas  davantage.  La  dîme, 
quelle  qu'elle  fût,  môme  rcsullant  d'un  contrat, 


PENDANT   LA    UÉVOLUTION.  3.> 

était  odieuse  au  paysan.  Elle  cessa  d'être  perçue, 
ainsi  que  les  droits  casuels. 

Ce  n'était  que  le  premier  pas.  Le  second  fut  ra- 
pidement fait.  Le  clergé  sous  la  monarchie  féodale 
étant  un  ordre  dans  l'État,  ayant  une  personnalité 
morale,  avait  pu  être  propriétaire.  La  propriété  re- 
posait surles  rapports  entre  la  chose  et  la  personne. 

s  légistes  de  1789  détruisirent  ce  rapport  fonda- 
mental, en  dissolvant  le  clergé  comme  ordre  et  en 
ne  reconnaissant  plus  que  des  individus,  des  prê- 
tres, des  citoyens.  Dès  lors  ils  ne  pourront  plus  ac- 
quérir ni  posséder  qu'individuellement.  L'État,  di- 
saient Chapelier  et  Thouret,  par  droit  de  déshérence 
ou  d'occupation,  recueille  la  succession  des  per- 
sonnes morales  qui  disparaissent.  «  Tant  que  le 
clergé  conservera  ses  biens,  l'ordre  du  clergé  ne 
sera  pas  détruit.  » 

C'était  l'idée  d'un  clergé  dépendant  du  pouvoir 
civil  qui  hantait  l'intelligence  de  ces  hommes  pro- 
fondément imbus  du  souvenir  des  luttes  anti-uUra- 
montaines  des  parlements,  luttes  soutenues  au  nom 
du  roi,  évêque  du  dehors.  Ils  avaient  de  l'État  une 
uotion  qui  fait  comprendre  leur  système  adminis- 
tratif et  judiciaire.  Appliquée  au  domaine  de  la 
conscience,  celte  notion  ajoutée  à  de  vieilles  ran- 


40  LA  BOUKGEOISIE  FRAN  ;AISE 

cunes  assoupies  allait  leur  faire  commettre  la  plus 
redoutable  faute  et  la  moins just'fiable  (  onlre  la  li- 
berté. Ils  voulurent,  on  le  sait,  toi;c'.  er  aussi  à  la 
discipline  et  aux  formes  organiques  de  l'Église  de 
France.  Ces  bornes,  si  justement  posées  par  eux, 
entre  le  spirituel  et  le  temporel,  ils  furent  les  pre- 
miers à  les  renverser. 

Les  quelques  jansénistes  de  l'Assemblée  avaient 
conçu  l'espoir  de  faire  prévaloir  leurs  dodriEes,  et 
cet  espoir  se  fortifiait,  dans  leur  esprit,  par  l'idée 
qu'ils  se  rapprochaient  davantage  des  formes  de  la 
primitive  Église.  Avec  l'âpreté  qui  caractérise  les 
minorités  longtemps  opprimées,  ils  reconstituèrent 
entièrement  le  clergé  sur  de  nouvelles  lois,  confor- 
mèrent les  circonscriptions  des  diocèses  à  celles 
établies  pour  les  départements  el  essayèrent  de 
soustraire  l'Église  de  France  à  la  domination  de  la 
cour  de  Rome.  Comme  ils  exerçaient  une  influence 
prépondérante  dans  le  comité  ecclésiastique,  ils 
firent  présenter  par  Martineau,  un  des  leurs,  le 
projet  de  constitution  civile  du  clergé. 

Transformer  à  ce  point  l'organisation  du  catho- 
licisme, asseoir  tout  l'édifice  ecclésiastique  sur  l'é- 
lection populaire,  créer  l'indépendance  de  la  juri- 
diction  des  é\êques  à  l'égard  de  celle  du  pape, 


PENDANT   LA  RÉVOLUTION.  Ai 

qu'était-ce  de  la  part  d'une  assemblée  politique, 
sinon  placer  en  délinilive  l'Église  sous  la  dépen- 
dance du  pouvoir  civil?  Pour  que,  du  reste,  aucun 
doute  ne  soit  possible  sur  le  but,  pour  bien  attester 
les  tendances  de  cet  esprit  unitaire  qui  caractéri- 
sait la  bourgeoisie,  on  n'a  qu'à  se  souvenir  des  pa- 
roles de  ïreilhard,  dans  la  séance  du  29  mai  1790. 
«  Un  É!at  peut  admettre  ou  ne  pas  admettre  une 
relii^ion  ;  il  peut  à  plus  forte  raison  déclarer  qu'il 
veut  que  tel  établissement  existe  dans  tel  ou  tel  lieu, 
de  telle  ou  telle  manière;  quand  le  souverain  croit 
une  réforme  nécessaire,  rien  ne  peut  s'y  opposer.  » 

Pas  plus  qu'ils  ne  comprenaient  la  liberté  d'as- 
sociation limitée  par  la  loi,  ces  hommes  sincères 
ne  purent  se  dégager  de  ce  faux  principe  qui  prend 
la  souveraineté  collective  pour  la  liberté.  On  n'a 
pas  oublié  comment  l'Assemblée,  pour  donner  à 
cette  organisation  nouvelle  un  point  d*appui  dans 
la  conscience  des  ecclésiastiques,  aggrava  sa  faute 
en  exigeant  des  ministres  du  culte  le  serment  à  la 
constitution  civile.  On  n'a  pas  oublié  la  protestation 
éloquentedeMontlosier  et  ce  mot  profond  de  Maury: 

«  Prenez  garde,  il  n'est  pas  bon  de  faire  des 
martyrs  !  » 

Les   hommes    auxquels    ces    paroles  s'adrcs- 


4-2  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

saient  étaient  des  idéalistes  et  non  des  sceptiques. 
Ils  se  trompaient  de  bonne  foi.  Leur  œuvre  n'eut 
d'autre  résultat  que  de  retremper  dans  l'exil  et 
dans  la  persécution  les  vertus  déraillantes  du  clergé 
du  xviii'  siècle.  Dans  certaines  provinces,  loin  des 
voix  tumultueuses  et  des  lièvres  de  Paris,  ils  trou- 
blèrent dans  les  familles  religieuses  plus  d'une  de 
€es  âmes  ardemment  éprises  de  la  Révolution,  mais 
qui  n'avaient  pas  séparé  leurs  croyances  de  leurs 
aspirations  égalitaires.  Laguerre  civile  étaitproche. 
Elle  devait  éclater  dès  que  l'arbitraire  démocratique 
n'aurait  plus  en  face  de  lui  les  talents  et  les  carac- 
tères du  parti  constitutionnel. 


VI 


Quels  furent  les  sentiments  politiques  de  la  bour- 
geoisie? Les  institutions  ne  lui  avaient  pas  appris 
à  devenir  libérale.  Les  états  généraux  avaient  été 
trop  rarement  assemblés  pour  exercer  une  action 
régulière  sur  les  mœurs  publiques;  protestation 
intermittente  des  souffrances  des  roturiers,  ils 
n'avaient  pu  faire  leur  éducation  politique.  Les 
tentatives  d'intervention  directe  du  parlement  de 
Paris  dans  les  afiaires  du  royaume  avaient  bien 
créé  dans  les  classes  moyennes  une  élite  politique; 
mais  l'esprit  de  caste  avait  fini  par  surexciter  l'or- 
gueil de  messieurs  ('ii  parlement  et  les  avait  mis  en 
travers  de  la  marche  des  idées,  ih  é. cillaient  de 


U  LA   BOURGEOISIE  FUANÇAISE 

temps  à  autre  des  désirs  de  liberté  légale,  sans  les 
satisfaire  par  aucune  opposition  sérieuse  et  con- 
tinue. Cette  opposition  parlementaire  servait  d'ali- 
ment à  l'esprit  de  discussion,  mais  elle  n'était  pas 
une  école  de  gouvernement  libre. 

Les  franchises  municipales  eussent  été  un  meil 
leur  apprentissage,  mais  elles  n'avaient  pu  se  re- 
lever des  coups  indirects  que  Louis  XIV  leur 
avait  portés.  Les  municipalités  dans  les  villes 
avaient  dégénéré  en  coteries  ;  et  dans  les  paroisses 
rurales,  elles  n'existaient  vraiment  plus.  Hormis 
en  Bretagne,  la  vie  particulière  de  chaque  province, 
les  originalités  elles-mêmes,  s'affaiblissaient.  L'au- 
torité des  intendants  et  des  subdélégués  était  toute- 
puissante;  et  c'est  une  vérité  banale  aujourd'hui 
que  la  France,  dès  avant  1789,  était  déjà  la  nation 
où  les  procédés  administratifs  étaient  les  plus  per- 
fectionnés. Habituée  à  voir  dans  la  royauté  la  source 
de  toutes  les  réformes,  la  bourgeoisie,  dans  sa  réac- 
tion légitime  contre  ce  qui  subsistait  de  la  féodalité, 
ne  comprenait  qu'un  pouvoir  central  fort  et  puis- 
samment organisé;  et  ce  serait  singulièremenl  se 
tromper  que  de  croire  que  la  Révolution  modidu 
sur  ce  point  les  idées  reçues.  L'État  était  déjà  une 
sorte  de  Providence. 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION.  45 

Au  fond,  l'esprit  de  nos  aïeux  ne  diffère  pas 
beaucoup  du  nôtre.  Leur  admiration  raisonnée 
pour  des  maîtres  qui  se  sont  appelés  Louis  X[, 
Richelieu,  Louis  XIV,  avait  laissé  dans  leur  intel- 
ligence politique  des  traces  ineffaçables.  Le  spec- 
tacle d'un  despote  réalisant  des  réformes  démocra- 
tiques avait  été  leur  éducation  historique;  de  telle 
sorte  que,  dans  la  pratique,  les  traditions  chez  eux 
étaient  serviles. 

Au  contraire,  en  théorie,  jamais  les  idées 
n'avaient  été  plus  avancées.  Celait  dans  les  livres 
des  philosophes,  et  uniquement  par  les  livres,  que 
l'éducation  polilique  avait  été  préparée,  et  ces 
livres  avaient  enseigné  l'absolu  mépris  du  passé, 
le  dédain  des  transactions  avecles  intérêts  qui  pou- 
vaient être  dignes  de  respect.  A  l'inexpérience 
s'adjoignait  donc  une  audace  inouïe  dans  la  sphère 
de  la  spéculation  philosophique,  une  confiance  or- 
gueilleuse et  sans  limites  dans  des  maximes.  Un 
désir  tout  idéaliste  de  justice  et  d'indépendance 
était  associé  à  l'ignorance  des  faits  et  des  réalités 
extérieures,  à  l'amour  de  l'uniformité  sous  la  main 
de  l'administration. 

La  bourgeoisie  avait  de  plus  les  procédés  révo- 
lutionnaires. Elle  les  tenait  de  ce  qu'il  y  avait  d'abs- 


LQ  LA   DOUr.GEOIStE  FRANÇAISE 

ti'ait  dans  ses  éludes  théoriques  de  la  politique. 
Elle  s'était  arrêtée  à  trois  ou  quatre  livi-es  bien 
connus,  sans  aller  au  delà.  Bien  peu,  conmje  Meu- 
nier, comme  Malouct,  se  rendaient  exactement 
compte  de  la  nécessité  de  séparer  le  pouvoir  exécu- 
tif du  pouvoir  législatif.  Bien  peu  envisai^eaient 
le  danger  de  concentrer  dans  une  seule  assemblée 
les  délibérations  et  les  responsabilités  du  gou- 
vernement. Plus  les  sentiments  chez  nos  pères 
étaient  généreux  et  les  desseins  admirables,  plus 
les  maladresses,  les  inexpériences  apparai>^Sciient  à 
chaque  pas,  créaient  des  obstacles  et  étaient  au- 
tant de  causes  d'irritation  et  de  colère.  Avant  le 
moment  où  elle  surgit,  la  Révolution  était  faite  dans 
ces  intelligences  très  cultivées.  Le  publiciste  qui  a 
le  mieux  connu  cette  élite  et  qui  la  recevait  chez 
lui  tous  les  soirs,  au  sortir  des  séances  de  l'Assem- 
blée, Mallet  du  Pan,  constatait  que  les  vœux  des 
politiques  modérés  se  trouvèrent  dépassés  même 
le  jour  où  ils  purent  se  produire.  Un  événement 
dont  l'influence  fut  profonde  et  longtemps  mécon- 
nue, l'indépendance  des  États-Unis  de  l'Amérique 
du  Nord,  donnait  à  leurs  passions  démocratiques 
un  élan  démesuré. 

Le  goût  pour  la  liberté  était  plus  dégagé  de 


PENDANT  LA  IlÉ  YO  LUTÏON.  il 

loule  espèce  de  liens  chez  les  quarante  grands 
seigneurs  de  la  vieille  noblesse.  Ils  avaient  lu  aussi, 
mais  ils  avaient  passé  la  Manche.  Il  en  était  autre- 
ment de  la  petite  noblesse  provinciale  très  nom- 
breuse à  la  Constituante,  et  d'autant  plus  hostile  . 
ju'elle  jalousait  le  monde  de  la  cour.  Pour  les  [ 
premiers,  le  mouvement  révolutionnaire,  au  début, 
n'était  que  combat  de  plume  et  de  paroles,  qui  ne 
leur  paraissait  causer  aucun  dommage  à  la  supé- 
riorité d'existence  dont  ils  jouissaient  et  qu'une 
possession  de  plusieurs  siècles  leur  faisait  croire 
inébranlable.  Ils  étaient  prêts  dès  lors  à  accepter 
une  monarchie  parlementaire.  Mais  combien 
étaient-ils?  Et  cependant,  même  vis-à-vis  de  ces 
grands  seigneurs  éclairés  qui  avaient  vivement 
ressenti  l'agitation  de  l'esprit  du  siècle,  la  bour- 
î^eoisie  eut  une  méfiance  incurable. 

Les  femmes  n'étaient  pas  les  moins  ardentes. 
Les  abus  de  la  cour,  la  coterie  de  la  malheureuse 
reine  étaient  l'objet  de  leur  haine;  et  les  meil- 
leures d'entre  elles  distribuaient  des  libelles  qui 
descendaient  du  salon  à  la  rue.  Les  émotions  vio- 
lentes les  exposèrent  à  bien  des  retours.  Que  la 
Révolution  se  fût  accomplie  sans  égarement  et  sans 
crime,  elles  l'eussent  suivie  jusqu'au  bout.  Dans 


48  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

le  1  rouble  inévitable  apporté  aux  intérêts  par  les 
événements,  elles  avaient  sur-le-champ,  et  les  pre- 
mières, pris  leur  parti  de  la  gêne.  La  foi  dans  les 
idées  nouvelles  les  soutenait.  Il  n'y  avait  pas  jus- 
qu'à l'enrôlement  de  leurs  maris  dans  les  gardes 
nationales  qui  ne  leur  plût.  Elles  n'avaient  pas 
encore  ressenti  les  fatigues  du  malheur  et  les  mé- 
comptes des  espérances  brisées.  C'est  dans  le 
salon  de  madame  Panckouke  soit  à  Paris,  soit  à 
Boulogne,  ou  dans  celui  de  madame  Pourrai  à 
Louveciennes,  qu'on  eût  le  mieux  noté,  à  l'aurore 
de  la  Révolution,  la  transformation  rapide  des 
femmes  de  la  bourgeoisie. 

Il  était  à  la  mode  d'appartenir  à  la  réunion  qui 
portait  le  titre  de  Société  de  89  et  qui  avait  pris 
une  importance  soudaine  depuis  la  scission  entre 
les  membres  du  premier  club  des  jacobins.  Le  but 
que  se  proposaient  les  adhérents  à  cette  société 
était  de  développer,  de  défendre  et  de  propager 
les  principes  d'une  constitution  libre.  On  y  trou- 
vait inscrits,  non  seulement  les  députés  du  tiers 
état  les  plus  célèbres,  mais  des  publicisles  émi- 
nents,  des  savants,  des  hommes  de  lettres.  Il  y 
avait  là  Bailly,  Beaumetz,  Monge,  Lavoisier,  Pas- 
toret,  Récamier,  Sieyès,  Thouret,  Rœderer,  Ra- 


PENDANT  LA  REVOLUTION.  49 

mond,  Garât,  Emmery,  Barnave,  Duquesnay, 
Dupont  (de  Nemours),  Suard,  Rulhière,  Piscatory, 
Lecoulteux,  Lacretelle,  André  Chénier,  Le  Chape- 
lier, Duport,  les  Trudaine.  La  rupture  avec  les  dé- 
magogues étant  définitive,  les  constitutionnels  fon- 
dèrent, plus  tard,  dans  des  bâtiments  jadis  occupés 
par  les  feuillants,  sous  le  nom  d'Amis  de  la  con- 
stiUUion,  une  réunion  semblable  à  la  première. 
Quelques  personnages  nouveaux  s'y  adjoignirent  : 
Bcugnot,  Quatremère,  Regnault,  Michaud,  Boissy 
(d'Anglas),  Goupil  de  Préfeln,  Fulchiron,  Ginguené, 
Gouy. 

Ils  avaient  créé  un  organe  de  publicité  sous  le 
nom  de  Journal  de  la  société  de  89.  UAvis  aux 
Français  d'André  Chénier,  les  pages  les  plus  élo- 
quentes de  ce  noble  esprit  y  parurent.  UAmi  des 
patriotes  offrit  ensuite  l'exposé  fidèle  des  idées 
politiques  de  la  haute  bourgeoisie;  enfin,  lors- 
qu'un groupes  d'hommes  de  cœur  résolut  de  lut- 
ter dans  la  presse  contre  l'influence  grandissante 
des  jacobins,  ce  fut  le  Journal  de  Paris  qui  devint 
le  dernier  organe  des  opinions  modérées.  C'est  à 
ces  feuilles  souvent  éloquentes,  c'est  aux  rapports 
de  l'Asseinblée,  aux  souvenirs  recueillis  dans  la 
retraite,  encore  plus  qu'aux  harangues  de  la  tri- 


SO  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

bune  qu'il  faut  demander  les  projets,  les  pensées 
politiques  des  chefs  de  la  bourgeoisie  jusqu'au 
iO  Août  1792.  A  partir  de  cette  date  mémoiable, 
leur  parti  est  vaincu  et  dispersé  !  Il  n'y  aura  plus 
que  des  efforts  isolés.  Les  jeunes  iront  encore  jus- 
qu'aux girondins.  L'abîme  après  le  £0  Mai  lut 
irrévocablement  creusé!  Comme  disait  André 
Cliénier  :  «  J'ai  goûté  quelque  joie  à  mériter  l'es- 
time des  gens  de  bien  en  m'offrant  à  la  haine  et 
aux  injures  de  cet  amas  de  brouillons  corrupteurs 
que  j'ai  démasqués  ;  s'ils  triomphent,  ce  sont  gens 
par  qui  il  vaut  mieux  être  pendu  qu'être  regardé 
comme  ami.  » 

Si  les  tendances,  dans  ce  milieu  conslitulionnel, 
étaient  entièrement  démocratiques,  les  opinions 
n'étaient  pas  républicaines.  Personne,  dans  cette 
génération  enthousiaste  et  désintéressée,  ne  son- 
geait en  89  à  renverser  la  monarchie  héréditaire 
et  à  lui  substituer  une  autre  forme  de  gouverne- 
ment. Gomment  donc  ces  honnêtes  gens  enten- 
dirent-ils unir  la  royauté  à  la  démocratie,  consti- 
tuer une  société  politique  qui  réalisât  leurs  aspi- 
rations libérales,  répondît  à  leur  raison,  à  leur 
besoin  de  justice,  à  leur  amour  du  droit  commun? 
Jamais  tache  ne  fut  plus  diflicile. 


VII 


S'il  ne  se  fût  agi  que  de  rester  dans  la  sphère 
supérieure  des  principes  et  des  libertés  indivi- 
duelles, ces  hommes  illustres  n'auraient  éprouvé 
ni  hésitation  ni  embarras.  Ce  sera  leur  éternel 
honneur  qu'après  avoir  proclamé  la  souveraineté 
nationale  et  revendiqué,  pour  les  représentants  de 
la  nation,  le  droit  de  faire  la  loi  et  de  voter  l'im- 
pôt, ils  voulurent  aussi  donner  au  monde  entier 
une  charte  modèle.  Les  libertés  du  citoyen  étant 
le  but,  la  fin  de  toute  organisation  politique,  ils 
en  déduisirent  toutes  les  conséquences  passées 
aujourd'hui  dans  notre  sang.  Les  crimes  seront 
personnels  et  la  confiscation  est  abolie;  toute  en- 


52  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

trave  mise  à  rassocialion  industrielle  est  sup- 
primée; le  secret  des  lettres  est  inviolable;  la 
presse  est  déclarée  libre;  quiconque  signe  ou 
exécute  l'ordre  d'arrêter  un  citoyen,  hors  des  cas 
strictement  déterminés,  est  frappé  des  peines  les 
plus  sévères.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  proclamer  des 
libertés  et  des  droits  pour  qu'ils  aient  la  vie,  il  faut 
les  placer  sous  la  protection  d'institutions  assez 
larges  pour  qu'ils  se  développent,  assez  fortes 
pour  qu'ils  soient  garantis  de  toute  atteinte.  Les 
divergences,  les  incohérences,  les  préventions 
éclatèrent  alors;  mais,  jusqu'au  moment  où  l'on 
se  heurta  aux  réalités,  on  eût  pu  croire,  dans  ce 
tournoi  d'opinions  métaphysiques,  que  l'Assemblée 
n'était  qu'un  congrès  de  philosophes. 

Hormis  un  faible  groupe,  dontMounier,  Malouet, 
Bergosse  étaient  les  orateurs  et  qui  voulait  prendre 
pour  type  la  constitution  anglaise,  la  chimère  que 
la  haute  bourgeoisie  poursuivit  était  une  royauté 
démocratique,  avec  une  assemblée  souveraine  et 
unique.  C'est  à  peine  si,  sur  les  bancs  supérieurs 
de  la  gauche,  trois  ou  quatre  députés,  alors 
obscurs,  apercevaient  vaguement  la  République  au 
bout  de  leurs  théories.  Au  milieu  de  la  confusion 
des  idées,  les  conditions  fondamentales  du  gouver- 


PENDANT   LA  RÉVOLUTION.  53 

nemont  représentatif  se  posèrent  néanmoins,  mais 
sans  méthode  et  sans  le  calme  nécessaire  à  de 
pareilles  délibérations.  Ce  calme  était  impossible, 
au  milieu  des  ruines  d'une  ancienne  société  dé- 
truite et  sous  l'œil  de  Paris  affamé,  inquiet,  mé- 
fiant, irrité. 

Parmi  les  questions  constitutionnelles,  en  est-il 
de  plus  importantes  que  les  rapports  du  pouvoir 
législatif  et  du  pouvoir  exécutif,  la  division  en 
deux  chambres,  la  responsabilité  ministérielle  et 
le  point  de  savoir  auquel  des  deux  pouvoirs  reste 
le  dernier  mot  s'il  survient  entre  eux  un  dissenti- 
ment grave?  Les  députés  les  plus  influents  des 
classes  moyennes  firent  successivement  partie  du 
comité  de  constitution,  comité  dont  les  membres 
se  renouvelèrent  fréquemment.  Nous  savons  bien 
le  fond  de  leurs  doctrines.  Rien  qu'à  la  lecture  du 
premier  programme  préparé  par  le  comité  (5  juil- 
let 1789),  on  s'aperçoit  du  peu  de  netteté  dans  les 
vues  et  du  peu  de  précision  de  la  langue  politique. 
C'est  ainsi  qu'après  la  division  consacrée  des  trois 
pouvoirs  le  comité  propose,  on  ne  sait  pourquoi, 
de  régler  les  devoirs  et  les  fonctions  du  pouvoir 
militaire.  Toutefois  ce  n'est  que  sur  le  second  rap- 
port (28  août)  que  la  bataille  des  idées  s'engage. 


Li  LA    UOUP.GEOISIE   FRANÇAISE 

Mounicr  avait  commencé  pai'  reconnaître  haulc- 
ment  que  la  souveraineté  résidait  dans  la  nation; 
mais  que  cette  souveraineté,  la  nation  ne  pouvait 
l'exercer  directement  elle-même;  deux  chambres 
délibérant  séparément  étaient  nécessaires  pour 
assurer  la  sagesse  des  délibérations  «  et  pour 
rendre  au  corps  législatif  la  marche  lente  et  ma- 
jestueuse dont  il  ne  doit  pas  s'écarter  ».  La  ma- 
jorité du  comité  pensait,  en  outre,  que  l'autorité 
royale  ne  pouvait  être  réellement  protégée  si  l'on 
refusait  au  roi  le  droit  absolu  de  sanction.  L'As- 
semblée avait  été  avertie,  par  la  bouche  de  Mou- 
nier,  qu'elle  louchait  au  moment  suprême,  et  elle 
allait  décider  si  la  France  aurait  une  constitution 
viable  ou  si  elle  tomberait  dans  une  longue  et 
funeste  anarchie. 

Derrière  une  seconde  chambre,  la  bourgeoise 
s'obstinait  à  voir  reparaîlre  le  spectre  de  l'aristo- 
cratie, qu'elle  voulait  abaisser  pour  toujours.  Elle 
se  décida  pour  une  assemblée  unique.  Il  était  in- 
dispensable alors  que  la  chambre  des  représen- 
tants eût  un  contre-poids  qui  l'empêchât  d'arriver 
à  la  tyrannie.  Thouret,  avec  la  forte  trenir-e  de  son 
esprit,  était  intervenu  dans  les  débats  pour  chercher 
une  conciliation.  Le  veto  absolu  fut  écarté;  le  vélo 


PENDANT   LA   REVOLUTION.  55 

suspensif  remporta,  avec  effet,  jusqu'à  la  seconde 
législature  seulement.  C'en  était  fini  des  idées 
gouvernementales  de  Mounier  et  de  ses  amis.  Tout 
en  restant  dévoué  à  la  monarchie  constitution- 
nelle, la  majorité  des  députés  de  l'ancien  tiers 
état  se  bouchait  les  oreilles.  Elle  tenait  pour  dé- 
montré que  les  institutions  des  autres  peuples 
étaient  imparfaites,  et  que  jusqu'en  89  le  genre 
humain  s'était  égaré. 

Ce  fut  bien  pis  lorsqu'on  examina  le  rôle  des 
ministres  et  la  portée  qu'il  fallait  attribuer  à  la 
responsabilité  ministérielle.  L'insouciance  sur  ce 
pDint  n'eut  d'égale  que  l'ignorance.  Qui  se  douta, 
excepté  Mirabeau,  que  le  ressort  principal  du  mé- 
canisme constitutionnel  était  tout  entier  dans  ce 
principe?  La  plus  lourde  faute,  en  matière  d'organi- 
sation politique,  fut  commise  lorsque  fut  votée  la 
proposition  de  Lanjuinais,  excluant  du  ministère 
tout  membre  de  l'Assemblée  nationale  (7  septembre 
1789).  Les  méfiances  envers  Louis  XVI  avaient 
grandi,  et  le  fossé  qui  séparait  les  deux  pouvoirs 
s'élargissait. 

Du  moins,  lorsqu'il  s'agit  de  réformer  les  institu- 
tions judiciaires,  les  jnrisconsuUes  furent  guidés 
par  leurs  instincts.  De  l'organisation  de  lu  France, 


56  LA   UOUKGKOISIE   FRANÇAISE 

telle  qu'elle  existait  avant  la  Révolution,  ils  avaient 
peu  à  conserver.  L'unité  nationale  reçut  d'eux  sa 
sanction  définitive.  La  question  d'attributicns  des 
corps  qu'ils  venaient  de  constituer  ne  les  divisa  pas. 
Leur  esprit  démocratique  l'emporta  sur  l'esprit 
libéral.  Le  vice  radical  de  leur  plan  fut  de  créer, 
avec  les  directoires  de  déparlement  et  de  district, 
des  administrations  collectives.  L'idée  d'un  admi- 
nistrateur unique,  contrôlé  par  un  conseil  élu, 
ne  leur  était  pas  venue.  Leur  fausse  théorie  qui 
plaçait  le  pouvoir  exécutif  et  le  pouvoir  législatif 
l'un  en  face  de  l'autre,  comme  deux  ennemis,  con- 
duisait à  faire  nommer  les  directoires  par  les 
assemblées  administratives,  sans  qu'ils  pussent 
être  révoqués,  à  moins  de  forfaiture.  Les  procu- 
reurs-syndics, bien  que  chargés  uniquement  de 
l'expédition  des  affaires  courantes  sans  voix  déli- 
béralive,  échappaient  ainsi  à  l'influence  royale  et 
dépendaient  des  conseils  élus. 

L'anarchie  éclata  bien  tôt  à  tous  les  yeux.  Au  lieu 
de  revenir  sur  leurs  pas,  les  plus  habiles  eux-mêmes 
comme  Target,  Thouret,  Chapelier,  cherchèrent  le 
remède  dans  la  confusion  de  tous  les  pouvoirs. 
Ainsi,  ils  furent  bien  vite  amenés  à  attribuer  au 
pouvoir  exécutif  le  droit  de  suspendre  les  corps 


PENDANT   LA   RÉVOLUTION.  57 

administratifs  et  d'annuler  leurs  actes;  mais  lo 
recours  fut  toujours  réserve  devant  le  corps  légis- 
gisialif.  Que  devenaient  dès  lors  les  conditions  de 
la  liberté  réglée? 

Les  légistes  lurent  mieux  inspirés  lorsque,  après 
avoir  renversé  le  vieux  système  judiciaire,  ils 
donnèrent  une  organisation  nouvelle  à  la  magis- 
trature. Après  avoir  adopté  le  jury  au  criminel  et 
l'avoir  sagement  rejeté  au  civil,  malgré  Adrien 
Duport,  ils  établirent  l'égalité  devant  la  justice, 
comme  devant  la  loi,  en  supprimant  toute  juridic- 
tion exceptionnelle  ou  privilégée.  Us  s'efforcèrent 
de  réaliser  ce  beau  rêve  :  avoir  des  magistrats 
indépendants  par  la  conscience,  mais  dépendants 
de  la  nation  par  leurs  fonctions,  et  ne  devant 
leur  place  qu'au  savoir  et  à  la  probité.  Au  len- 
demain de  la  suppression  des  parlements,  dont 
les  agitations  avaient  laissé  des  traces  dans  leur 
mémoire,  les  légistes  de  la  Constituante  craigni- 
rent la  reconstitution  d'une  aristocratie  parlemen- 
taire, s'ils  laissaient  au  roi  la  nomination  de  la 
nouvelle  magistrature.  Au  milieu  des  méfiances, 
les  opinions  intermédiaires  s'effacèrent,  comme 
toujours.  La  présentation  de  trois  candidats, 
parmi  lesquels  le  chef  du  pouvoir  exécutif  choisi- 


58  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

rail,  paraissait  un  sysièmc  raisonnable.  Il  fut 
écarté.  La  question  se  po?a,  encore  une  fois,  dans 
le  domaine  de  l'absolu,  entre  l'idée  monarchique 
et  l'idée  démocratique  :  celle-ci  l'emporta.  On 
remit  au  peuple  seul  le  choix  des  juges;  le  roi 
eut  uniquement  le  droit  de  nommer  les  officiers 
chargés  des  fonctions  du  ministère  public. 

Gomme  elle  était  cuisante,  même  dans  les  meil- 
leures âmes, la  blessure  des  iniquités  de  l'ancien  ré- 
gime! Gomme  était  illusoire,  dans  les  intelligences 
les  plus  fermes,  la  confiance  dans  la  race  humaine 
et  dans  lapure  logique  !  «Gontre  qui,  disait  Thourel, 
se  commettent  les  crimes  elles  délits,  si  ce  n'est 
contre  le  peuple?  G'est  donc  au  nom  du  peuple  et 
par  un  délégué  du  peuple  qu'ils  doivent  être 
poursuivis.  S'il  en  était  autrement,  les  ministres 
mal  intentionnés  pourraient  poursuivre  des  accu- 
sations les  plus  injustes  les  amis  de  la  liberté.  »  Le 
droit  d'accusation  fut  enlevé  au  ministère  public, 
ou  plutôt  aux  commissaires  du  roi,  suivant  l'ex- 
pression significative  de  Duport.  Le  droit  de  grâce 
suivit  le  droit  d'accusation;  et  le  pouvoir  exécutif 
au  nom  de  qui  se  rendait  la  justice  fut  i  ^)eu  près 
étranger  à  son  administration.  Les  cadres  furent 
du  moins  habilement  conçus  :  à  la  base,  une  créa- 


PENDANT   LA  RÉVOLUTION.  5» 

lion  toute  du  xvni'  siècle,  la  justice  do  pnix;  en 
haut,  une  cour  supérieure  de  revision;  comme  in- 
termédiaires, des  tribunaux  de  district  devenant 
juges  d'appel  les  uns  des  autres.  Sauf  sur  ce  point 
que  l'expérience  corrigea,  les  grandes  lignes  ont  été 
conservées.  Mais  l'expérience  fut  prompte  à  prou- 
ver les  vices  du  syslème  électif  dans  l'ordre  judi- 
ciaire. 


1 


VIII 


L'abus  des  principes  simples  avait  pour  eflet 
de  détendre  tous  les  ressorts  du  gouvernement 
et  d'en  détruire  l'action  salutaire.  Au  lieu  di 
voir  dans  la  liberté  la  limite  des  droits  de  cha- 
cun, limite  posée  par  la  justice,  exprimée  pai 
la  loi,  défendue  par  la  force  publique,  la  plu- 
part,  par  défaut  d'éducation  politique,  ne  voyaien 
dans  la  liberté  que  l'expression  d'un  droit  per 
sonnel  et  absolu,  sans  relation  avec  le  droit  de 
autres.  Ce  péril  n'échappait  pas  aux  yeux  de 
clairvoyants.  Dans  leurs  réunions  particulières,  le 
réflexions  les  plus  judicieuses  se  faisaient  jour 
mais  les  portes  ne  s'ouvraient  pas  au  public,  et  le 


LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  CI 

opinions  modérées  exprimées  à  la  tribune  de  l'As- 
semblcen'avaientpasun  assez  long  retentissement. 
Le  terrain  constitutionnel  était  de  plus  en  plus 
étroit. 

Le  courage  de  la  haute  bourgeoisie  ne  faiblissait 
cependant  pas;  à  Paris,  elle  soutenait  hardiment 
Lafayette;  elle  payait  de  sa  personne  pour  réprimer 
l'émeute  ;  en  province,  elle  avait  encore  la  majo- 
rité dans  les  municipalités,  dans  les  rangs  des  offi- 
ciers de  la  garde  nationale.  Mais  une  révolution  ne 
peut  pas  se  terminer  parles  moyens  qui  l'ont  fait 
réussir,  et  Desmeuniers,  Chapelier,  Thouret,  Bar- 
nave,  Beaumetz  et  leurs  amis  comprenaient  trop 
tard  qu'il  fallait  fortifier  l'action  du  gouvernement. 

Depuis  le  retour  de  Varennes,  les  constitu- 
tionnels tentaient  ostensiblement  un  dernier  effort 
pour  constituer  la  monarchie  représentative.  Leurs 
tentatives  infailliblement  échouaient  s'ils  n'osaient 
pas  reviser  la  constitution.  L'iiistoirenous  a  appris 
comment  le  comité,  n'ayant  pas  la  certitude  d'être 
^  soutenu  contre  les  attaques  de  la  droite  de  l'As- 
semblée et  contre  les  folies  des  démagogues ,  se 
renferma  strictement  dans  son  programme  ;  et, 
hormis  deux  ou  trois  points  insignifiants,  ne  remé- 
dia pas  aux  vices  de  la   constitution  de   1791. 

4 


,e 


62  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

Maloucl,  qui  essaya  de  porter  le  débat  sur  les  arti- 
cles fondamentaux,  fut  rappelé  à  Tordre.  «  Les 
aristocrates,  avoue  le  marquis  de  Ferrières,  ne 
voulurent  prendre  aucune  part  à  la  revision  e 
laissèrent,  en  se  iVoltanl  les  mains,  les  jacobin 
battre  les  constitutionnels.  » 

Si  les  fautes  des  adversaires  n'excusent  pas  celle 
qu'on  fait  soi-même,  elles  devraient  du  moins  alté 
nuer  la  sévérité  du  jugement.  Faire  rétrograder  1 
Révolution  jusqu'à  l'ancien  régime  à  l'aide  des  ar 
niées  étrangères,  ou  la  précipiter  dans  l'anarchi 
et  dans  le  sang,  au  moyen  de  l'organisation  jaco 
bine,  tel  lut  le  problème  qui  se  posa  devant  le 
députés  des  classes  moyennes,  le  30  septembr 
1 791 ,  au  moment  où  la  Constituante  se  séparait  € 
où  une  Assemblée  dont  elle  avait  exclu  ses  membr 
prenait  séance.  Quelque  bien  douée  qu'elle  soi^ 
une  nation  n'a  pas  deux  ibis,  dans  lamémepériode, 
une  pléiade  de  penseurs^  de  jurisconsultes,  d'ora- 
teurs, de  philosophes.  Elle  n'a  pas  même  deux  fois, 
lorsque  l'éducation  politique  est  à  faire,  le  group 
silencieux,  irais  pondérateur,  des  hommes  de  bon 
sens.  Aussi,  sauf  quelques  individualités  laissées 
en  dehors  par  les  élections   de  89,  sauf  quelque: 
jeunes  gens  éloquents  et  héroïques,  qui  n'avaieiiî 


I  PENDANT   LA  RÉVOLUTION.  63 

jamais  vu  de  près  les  dirficultés  pratiques,  les  votes 
s'étaient  portés  sur  les  représentants  de  la  petite 
bourgeoisie,  ou  sur  les  personnages  secondaires 
iippartcnant  aux  professions  libérales  et  aux  con- 
grégations dissoutes.  Les  projets  libéraux  rêvés  par 
la  haute  bourgeoisie  rencontraient  comme  obsta- 
cle, dans  l'Assemblée  législative,  un  parti  nouveau, 
confus,  violent,  organisé  avec  les  clubs  et  déter- 
miné à  aller  jusqu'au  bout. 

Les  mœurs  bourgeoises  subissent  le  contre- 
coup des  événements.  L'influence  incroyable  des 
tableaux  de  David  sur  le  goût  et  les  modes  n'en 
était  que  le  résultat.  Les  femmes  avaient  aban- 
donné le  charmant  costume  du  xviii'  siècle  qui 
leur  allait  si  bien.  La  poudre  qui  adoucissait  leur 
visage,  la  mouche  qui  en  relevait  la  pâleur,  les 
corsets  et  les  souliers  à  talon  étaient  proscrits.  En 
substituant  aux  ro])es  dites  de  cour,  .des  vêtements 
légers,  simples,  unis,  élroits,  l'étiquette  était  sup- 
primée peu  à  peu.  Les  habitudes  rigoureuses 
d'exquise  politesse  se  perdaient.  Les  homiiies 
avaient  adopté  le  vêlement  noir  et  la  coiffure  flot- 
tanle.  L'introduction  d'un  costume  nouveau  chez 
un  peuple  n'est  jamais  un  événement  isolé,  un  fait 
insignifiant.  Il  annonce  une  modification  complète 


64  LA  BOURGEOISIK   FRANÇAISE 

dans  la  vie  ordinaire.  Une  lettre  d'un  officier  de  la 
garde  nationale  de  Glermont-Ferrand  envoyé  en 
mission,  à  Paris,  en  novembre  1791,  mentionne 
l'étonnement  que  lui  inspira  la  tenue  des  députés 
de  l'Assemblée  législative.  Eu  moins  de  trois  ans, 
le  bourgeois  parisien  avait  lui-même    perdu  le 
caractère  qui  lui  était  propre.  Il  étais  jadis  attaché 
à  son  roi,  à  sa  parenté,  aux  usages.  Le  cercle  de 
ses  relations  s'étendait  rarement  loin  de  son  voisi 
nage.  Le  tumulte  et  les  cris  troublaient  mainte 
nant  les  rues  calmes  du  Marais  et  celte  île  Sainl 
Louis,  où  l'on  ne  connaissait  naguère  de  révolu 
lions  que  celles  causées  dans  le  cours  de  la  Sein 
par  les  hivers  rigoureux. 

Paris,  jusqu'en  1789,  avait  été  surtout  une  vill 
de  plaisirs,  d'agiotage  et  de  commerce  de  détail, 
n'était  pas,  à  proprement  parler,  un  centre  indus- 
triel, pas  plus  qu'un  centre  agricole.  Les  mar- 
chands et  les  gens  de  finances  lui  donnaient  tout 
son  cachet.  Quel  changement  dès  octobre  1 701  ! 
Jusqu'alors,  les  grandes  familles  bourgeoises  avaient! 
supporté  gaiement  les  sacrifices  de  fortune.  Mai 
le  désordre  commençait  à  pénétrer  dans  les  hab 
tudes  de  chaque  jour.  Les  écoles,  comme  les  étudJ 
sérieuses,  étaient  négligées;  une  sorte  de  lièvr 


PENDANT  LA  REVOLUTION.  65 

troublait  le  repos  du  corps  et  de  l'esprit  :  «  Quel 
espace  franchi  dans  ces  trois  années,  écrivait  Bar- 
nave,  et  sans  que  nous  puissions  nous  flatter 
d'être  arrivés  au  terme  !  »  Les  conditions  du 
haut  en  bas  de  l'échelle  sociale  se  déplaçaient. 
Toutes  les  âmes  étaient  ébranlées  dans  ce  milieu 
jadis  si  attaché  à  la  discipline,  à  l'ordre,  au  res- 
pect. 

Pendant  que  la  bourgeoisie  parisienne  attendait 
une  solution  du  courage  et  du  bon  vouloir  de  ses 
chefs,  elle  voyait  au-dessous  d'elle  les  jacobins  s'or- 
ganiser; elle  restait  inerte.  Et  cependant  elle  était 
la  plus  nombreuse  ;  elle  occupait  encore  partout  les 
postes  importants;  les  premières  élections  judiciai- 
res lui  avaient  profilé;  elle  commandait  les  gardes 
nationales  :  à  Paris,  des  bataillons  entiers  (comme 
celui  des  Filles-Saint-Thomas)  étaient  à  elle  et  eus- 
sent versé  leur  sang  pour  résister  à  l'émeute.  Elle 
avait  vainement  à  l'Assemblée  nouvelle  quelques 
hommes  jeunes,  résolus  :  les  Ramond,  les  Becquet, 
les  Beugnot,  les  Dumolard,  les  Mathieu  Dumas.  Ils 
s'étaient  fait  inscrire  aux  Feuillants  ;  mais,  menacés 
par  la  foule,  ils  avaient  fini  par  être  expulsés  de  la 
salle  ordinaire  des  séances.  Leurs  journalistes  : 
Boucher,  Suard,  André  Chénier,  Lacretelle,  conti- 


Cf)  LA   DOURGEOISIE  FRANÇAISE 

nuaient  de  comballre  à  la  fois  le  jacobinisme  et 
rémigration  à  main  armée. 

Où  était  la  cohésion  qui  seule  fait  un  parti?  La 
cour  elle-même  était  hostile  à  l'établissement  d'une 
monarchie  constitutionnelle.  Elle  subissait,  mais 
n'acceptait  pas  la  liberté.  Craignant  par-dessus  tout 
l'inflaence  des  constitutionnels,  le  roi  et  ses  amis 
s'unissaient  momentanément  aux  jacobins  et  fai- 
saient nommer  Pétion  maire  de  Paris.  On  eût  été 
découragé  plus  facilement.  Les  braves  gens,  avec 
soixante-quinze  directoires  de  département,  avaient 
applaudi  à  la  lettre  menaçante  de  La  Fayette, 
l'avaient  soutenu  lorsqu'il  était  accouru  de  son 
armée  réclamer  à  la  barre  des  mesures  contre  les 
démagogues.  La  bourgeoisie  constitutionnelle,  par 
une  contradiction  que  les  faits  expliquent,  perdait 
confiance  dans  les  paroles  du  roi,  et  pourtant  elle  ne  \ 
voulait  pas  son  renversement.  Elle  croyait  à  l'uti- 
lité d'un  avertissement  donné  au  château,  niais  elle] 
avait  horreur  d'un  attentat  sur  la  personne  royale. 
Elle  souffrait  de  la  langueur  du  commerce,  de  la 
dégradation  des  rentes,  de  la  dépréciation  du 
papier-monnaie,  maux  attribués  à  la  malveillance 
de  la  cour;  mais  elle  redoutait  encore  plus  les 
agressions  violentes  de  la  part  des  jacobins.  Elle 


PENDANT  LA  REVOLUTION.  G7 

€t;ul  inquiète  et  incertaine  de  ce  qu  elle  devait 
espérer  ou  craindre  do  Louis  XVI,  objet  de  ses 
prélérences  et  qui  n'y  répondait  pas. 

C'est  au  milieu  de  ces  angoisses  patriotiques  que 
jaillit  de  son  sein  ce  faisceau  de  jeunes  tribuns 
idéalistes  et  inspirés  qui  s'appelaient  les  girondins. 

Ils  furent  l'expression  du  dernier  élan  delà  bour- 
geoisie du  xviii'  siècle  ;  et  encore  elle  ne  les  suivit 
pas  tout  entière.  Dès  les  premières  et  entraînantes 
paroles  de  Vergniaud  et  de  Gensonné,  on  pouvait 
en  effet  constater  que  le  milieu  politique  solide  et 
l'élite  capable  de  prendre  en  main  le  progrés  de  la 
nation  et  de  la  mettre  en  état  de  se  gouverner  elle- 
même,  n'avaient  pu  s'établir  depuis  trois  ans.  Des 
institutions  politiques  inapplicables  ou  impar- 
faites avaient  engendré  l'impuissance.  L'esp.it  dé- 
magogique, d'une  part,  et  les  invincibles  préjugés 
des  courtisans,  de  l'autre,  avaient  rebuté  les  carac- 
tères les  plus  résolus.  L'arrivée  des  Marseillais,  lo 
manifeste  du  duc  de  Brunswick  et  le  10  Août  firent 
le  reste. 

La  bourgeoisie  avait  donc  échoué  dans  son  pre- 
mier essai  d'organisation  politique  de  la  nouvelle 
société  française.  C'étaient  les  masses  ignorantes, 
les  clubs  permanents,  l'anarchie  des  sections,  qui 


63  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE. 

prenaient  violemment  le  pouvoir.  Tandis  que  'es 
démagogues  se  préparaient  à  commettre  tous  les 
excès  et  tous  les  crimes,  le  sentiment  de  ce  qu'il  y 
avait  de  juste  et  de  légitime  dans  la  révolution 
civile  accomplie  prenait  néanmoins  possession  du 
cœur  de  la  bourgeoisie,  et  elle  envoyait  courageu- 
sement ses  fils  se  battre  aux  frontières  contre  l'ar- 
mée de  Condé,  unie  aux  étrangers. 


il 


II 


LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE 
SOUS    LE    DIRECTOIRE    ET    LE    CONSULAT 


Jamais  la  bourgeoisie  ne  dissimula  ses  opi- 
nions et  ses  sentiments  sur  le  gouvernement  des 
jacobins.  Pour  elle,  justifier  le  régime  de  1793, 
prêter  à  des  allenlats  et  à  des  crimes  l'excuse  de  la 
fatalité,  c'était  nuire  à  la  cause  sacrée  de  la  Révo- 
lution, c'était  enlever  aux  jugements  sur  elle  toute 
valeur  et  toute  autorité.  Non  seulement  la  Républi- 
que avait  été  sauvée  malgré  la  Terreur,  mais  encore 
la  Terreur  avait  créé  la  plupart  des  obstacles 
que  la  République  eut  à  renverser.  Une  puissance 


70  LA   BOUUGIÎOISIE  FRANÇAISE 

illimitée  n'est  jamais  admissible;  et,  en  réalité, 
elle  n'était  pas  nécessaire.  Si  l'esprit  public  d 
périt  pendant  tout  le  Directoire,  c'est  à  la  Terreur 
qu'il  iaut  l'attribuer.  Elle  a  préparé  le  pays  à 
accepter  un  joug,  elle  l'a  rendu  indifférent  el  pour 
longtemps  impropre  à  la  liberté.  «  Elle  a  surtout 
frappé  de  réprobation,  aux  yeux  du  vulgaire, 
toutes  les  idées  qu'embrassaient,  quatre  ans  au- 
paravant, avec  enthousiasme,  les  âmes  com- 
munes. » 

Le  publiciste  qui,  en  1797,  écrivait  ces  lignes, 
Benjamin  Constant,  parlait  au  nom  de  la  société 
bourgeoise  qu'il  représentait.  Il  était  l'écho  des 
désillusions  indignées  et  longtemps  contenues  qui 
s'étaient  déjà  fait  jour  dans  le  rapport  de  Boissy 
d'Angias  sur  la  constitution  de  l'an  m. 

Malgré  ses  instincts  monarchiques,  le  tiers  état 
avait,  par  patriotisme,  accepté  la  République;  mais 
peu  de  ses  chefs  avaient  été  élus  à  la  Convention. 
Ceux-là  s'appelèrent  les  girondins.  Depuis  qu'au 
lendemain  des  massacres  de  septembre,  Vergniaud 
et  ses  amis  s'étaient  ouvertem.ent  rangés  du  côlé 
de  la  résistance,  tous  les  patriotes  de  89  regar- 
daient avec  anxiété  ces  belles  et  Immnines  figures 
qui  «  s'arrêtèrent  toutes  ensemble,  avec  un  cri 


sous  LE   DIRECTOIRE   ET   LE   GOiNSULAT.        71 

miséricordieux,  au  bord  du  fleuve  de  sang  ».  Les 
dernières  vérités  immortelles  qu'ils  confessèrent 
tenaient  lieu  du  système  politique  qu'ils  n'eurent 
pas  le  temps  de  formuler. 

On  en  arriva,  du  reste,  au  point  où  la  haute  bour- 
lisie  elle-même  ne  demanda  plus  qu'à  pouvoir 
manger  du  pain.  Le  travail  chômait  devant  l'é- 
meute en  permanence.  Pour  qui  les  magnifiques 
escaliers  à  rampe  ciselée?  pour  qui  désormais  les 
superbes  tentures,  les  boiseries  revêtues  de  vieux 
laque?  pour  qui  les  meubles  précieux?  Qu'est 
devenue  cette  industrie  française,  si  proche  voisine 
de  l'art,  qui  habillait  et  parait  toute  la  civilisation 
européenne?  Où  est  le  «  monde  »?  Est-ce  la  petite 
société  girondine  dont  parle  Hcléaa  Williams  dans 
ses  Souvenirs?  Le  nombre  des  amis  qui  pas- 
saient les  soirées  chez  madame  Roland  diminuait 
heure  par  heure;  la  table  autour  de  laquelle 
madame  Panckouke  avait  réuni  tant  d'aimables 
convives  se  rétrécissait.  C'est  à  peine  si  quelques 
déhcats  déjà  suspects  se  rendaient  aux  soirées 
de  Julie  Talma  ou  de  mademoiselle  Candeille.  l^ 
31  mai  arrive.  Plus  de  rires,  plus  de. société.  Le 
spectacle  de  Paris  pendant  la  Terreur  et  l'intérieur 
des  familles  bourgeoises  ont  été  décrits  par  ceux  qui 


72  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

ont  traversé  ces  temps  horribles.  Dès  l'aube,  c'est 
le  cortège  des  affamés  qui  fait  queue  devant  les 
boutiques  des  boulangers  !  Dans  la  journée,  ce  sont 
les  charrettes  des  condamnés  à  mort  qui  passent, 
ou  les  sections  qui  défilent.  Un  jour  (c'était  le 
29  germinal),  Etienne  Delécluze,  alors  âgé  de  douze 
ans,  accompagnait  sa  mère,  forcée  de  se  rendre 
dans  le  faubourg  Saint-Germain;  trois  heures  et 
demie  sonnaient  lorsqu'ils  voulurent  rentrer  dans 
le  quartier  du  Palais-Royal.  Au  delà  de  la  place 
Dauphine,  l'enfant,  se  sentant  entraîné  avec  vio- 
lence par  sa  mère,  lui  demanda  pourquoi  elle 
marchait  si  vite. 

«Les  charrettes!  les  charrettes!  balbutia-t-elle 
en  se  hâtant  encore  davantage,  tu  ne  les  vois  pas? 
Enlends-tu  le  bruit?  Viens!  viens!  Courons  vite  !  » 

La  mère  de  Delécluse  avait  espéré  regagner  son 
logis  avant  quatre  heures,  l'instant  où  avaient  lieu 
les  exécutions.  Sa  diligence  fut  vaine.  Elle  et  son 
jeune  fils  se  trouvèrent  arrêtés  par  la  foule,  à  la 
descente  du  pont  Neuf,  au  moment  où  sept  char- 
rettes, remplies  de  condamnés,  défilaient  devant 
eux.  Sentant  ses  genoux  fléchir,  la  pauvre  femme 
fit  un  mouvement  pour  se  couvrir  les  yeux  et 
s'appuya  sur  le  parapet,  lorsqu'un  homme,  si  m- 


sous   LE  DIRECTOIRE   ET   LE   CONSULAT.        73 

plement  velu,  s'approcha  d'elle  et  lui  dit  à  voix 
basse  : 

«  Contraignez-vous,  madame,  car  vous  êtes 
environnée  de  gens  qui  interpréteraient  mal  votre 
faiblesse.  » 

Lorsque  la  nuit  tombait,  les  émotions  étaient 
plus  poignantes  encore.  Les  familles  bourgeoises 
se  concentraient  dans  leur  intérieur  et  calculaient 
leurs  ressources  appauvries;  avec  le  coucher  du 
soleil,  le  mouvement  et  le  bruit  n'aidaient  plus  à 
tromper  l'inquiétude.  On  commençait  à  entendre 
les  crieurs  annonçant  dans  les  rues,  qui  se  vidaient, 
le  jugement  du  tribunal  révolutionnaire;  alors 
tous  les  coeurs  se  serraient  et  l'on  rentrait  en  trem- 
blant chez  soi  pour  interroger  la  liste  fatale,  s'as- 
surer qu'elle  ne  contenait  pas  le  nom  d'un  parent 
ou  d'un  ami.  L'usage  de  dîner  à  deux  ou  trois 
heures  s'élant  maintenu,  on  faisait  une  collation 
vers  neuf  heures.  Les  parents  soucieux  ne  man- 
geaient guère  et  n'étaient  tirés  de  leurs  rêveries 
que  par  le  soin  qu'ils  prenaient  de  leurs  enfants. 
Les  boutiques  étaient  fermées,  les  rues  désertes;  la 
silence  n'était  interrompu  que  par  le  pas  de  quel- 
ques passants  attardés  ou  par  le  qui  vive?  des 
patrouilles. 


74  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

«  Paix  !  disait  tout  à  coup  la  mère,  j'entends 
du  bruit  !  » 

Et   alors   chacun,    respirant    à  peine,    prêtait 
l'oreille  : 

«  Ah  !  c'est  une  patrouille  !  » 

Mais  parfois  le  bruit  des  pas  était  moins  régu- 
lier :  c'était  le  comité  révolutionnaire  du  quartier, 
accompagné  de  la  garde,  qui  faisait  des  visites  domi- 
ciliaires ou  des  arrestations.  On  restait  immobile 
jusqu'au  moment  où  l'on  entendait  tomber  le  mai 
teau  d'une  porte  voisine.  On  était  sauvé  pour  cet! 
fois.  Le  lendemain,  on  reprenait  le  courant  d^ 
affaires,  mais  la  soirée  ramenait  les  mêmes  angoisse! 

Les  petits  commerçants,  au  contraire,  généraU 
ment  jacobins,  remplissaient  les  tiiéâtres  ;  ils  ei 
tonnaient,  avant  le  lever  du  rideau,  la  Marseillais 
dont  le  premier  couplet  était  chanté  à  genoux. 
Fréquemment  on  donnait  des  spectacles  gratis,  et 
pour  intermède,  un  acteur   disait  les  noms  de. 
victimes  qui,  ce  jour-là,  avaient  été  conduites  Jj 
l'échnfaud. 

Les  études  étaient  abandonnées;  plus  de  et 
lèges,  un  très  petit  nombre  d'écoles  primaire 
pour  les  jeunes  filles,  les  couvents  ayant  dispai 
les  pensionnats  n'étant  pas  encore  créés,  l'instrali 

^!| 

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fl 


sous  LE  DIRECTOIRE   ET  LE  CONSULAT.        75 

lion  secondaire  n'était  plus  possible,  même  à  Paris. 
Dans    les   villes   de    province,    la   bourgeoisie 
n'était  pas   plus   heureuse;   les  clubs  y  étaient 
partout  composés,  en  majorité,  d'employés  et  de 
petits  détaillants.  Un  procureur  de  village  et  un 
moine  défroqué  servaient,  dans  la  plupart  des  cas, 
de  président  et  de  secrétaire.  Les  études  de  no- 
taire continuaient  d'être  fréquentées.  Le  paysan, 
le  fermier,  le  rentier,  qui  avaient  pu  thésauriser 
achetaient  de  la    terre.  La  vie  était  serrée.  Les 
lettres  que  nous  avons  sous  les  yeux  sont  éloquen- 
tes dans  leur  laconisme.  On  se  méfie  de  son  ombre. 
Les  préoccupations  des  ménagères  sont  la  cherté 
des  vivres,  la  difficulté  de  se  procurer  de  la  farine, 
ou  la  crainte,  en  faisant  des  provisions,  de  passer 
I  pour  accapareur.  Au  luxe,  à  la  propreté,  à  la  dé- 
cence, ont  succédé  les  modes  du  jour  :  carmagnole 
et  cheveux  plats  ;  et,  chez  les  sectaires,  le  bonnet 
rouge.  Il  semblait  qu'être  poli  fût  devenu  un  crime 
litre  l'égalité.  La  résignation,  les  habitudes  de 
subordination,  et  surtout  celte  douceur  de  mœurs 
"ne  l'éducation  du  xyiii*  siècle  avait  apportée  à  la 
iite  bourgeoisie,  créaient  un  obstacle  de  plus  à 
1  effort  tenté  pour  arracher  le  pays  à  la  plus  hor- 
rib'c  tyrannie.  La  Terreur  avait  si  bien  réduit, 


76  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

dans  le  monde  bourgeois,  tous  les  mobiles  d'action 
au  sentiment  unique  de  la  conservation  person- 
nelle, que  les  enfants  dont  les  parents  avaient  été 
exécutés  n'osaient  pas  porter  le  deuil  ou  laisser 
voirie  moindre  signe  d'affliction. 

Cependant,  lorsque  la  mise  en  accusation  des 
girondins  eut  fait  disparaître  la  dernière  limite 
entre  la  lumière  et  les  ténèbres,  lorsque  leur  exé- 
cution eut  livré  la  France  aux  démagogues,  la 
majorité  des  administrations  départementales,  com- 
posée encore  de  patriotes  honnêtes  et  de  proprié- 
taires, s'était  soulevée.  Un  cri  d'indignation  avait 
éclaté.  Les  bourgeois  des  villes,  réunis  dans  leurs 
sections,  avaient  provoqué  ou  soutenu  les  arrêtés 
énergiques  de  leurs  administrateurs  ;  mais  ils 
n'avaient  pas  été  suivis.  Les  campagnes  ne  con- 
naissaient pas  l'éloquente  Gironde.  Cette  élite,  qui 
nous  a  tant  intéressés,  n'était  qu'un  état-major 
L'organisation  lui  faisait  défaut. 

Les  femmes  de  la  bourgeoisie  avaient,  de  leur 
côté,  révélé  des  vertus  qui  consolent  l'humanité. 
L'une  d'elles,  madame  G...,  noble  de  cœur,  douée, 
comme  madame  Roland,  d'un  esprit  élevé  et  d'une 
grande  fermeté  de  caractère,  avait  offert  asile  à  un 
girondin  proscrit,  Pontécoulant.  Elle  ne  le  con- 


i 


sous   LE  DIRECTOIRE   ET   LE   CONSULAT.        77 

naissait  pas,  elle  ne  l'avait  jamais  vu.  Mais  le  jeune 
député  avait  adopté,  comme  elle,  avec  ardeur,  les 
principes  de  la  Constituante.  Il  avait  résisté  cou- 
rageusement à  l'anarchie  et  aux  mesures  san- 
guinaires, cela  suffisait  pour  le  rendre  sacré  aux 
yeux  de  la  vaillante  femme. 

((  Il  y  va  de  la  vie,  dit  Pontécoulant,  qui  fran- 
chissait le  seuil. 

—  Qu'importe!  répondit-elle,  la  vôtre  est  utile  à 
la  patrie,  et  je  la  sers  en  vous  sauvant. 

—  J'étais  donc  attendu? 

—  Non,  pas  vous;  mais  j'avais  fait  vœu,  dans  la 
fatale  journée  du  31  mai,  de  sauver  un  proscrit, 
si  le  Ciel  m'en  envoyait  un,  et  j'étais  sûre  qu'il 
exaucerait  ma  prière.  » 

C'est  ainsi  qu'étaient  trempées  ces  âmes  fémi- 
nines; nous  pourrions  citer  bien  d'autres  exemples. 
Cependant  elles  conservèrent  de  ces  émotions  un 
ébranlement  dont  elles  ne  se  remirent  jamais.  Plus 
tard,  dans  leurs  conversations,  dans  leur  corres- 
pondance, chaque  fois  que  les  mots  de  jacobin  et 
de  terroriste  revenaient  sous  leur  plume  ou  sur 
leurs  lèvres,  c'était  avec  des  imprécations  qu'elles 
les  écrivaient  ou  les  prononçaient.  Elles  avaient 
été  courbées  par  ces  événements  d'une  force  ir- 


78  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

résistib'e.  La  mélancolie  et  la  vieillesse  entrèrent 
de  bonne  heure  dans  leur  vie.  On  était  gai  jadis; 
on  ne  le  fut  plus,  ou  du  moins  on  ne  le  fut  plus  de 
la  même  façon.  Dans  ce  xviii'  siècle,  à  jamais  mort, 
on  restait  jeune,  même  en  vieillissant;  on  gardait 
la  glace,  l'enjouement,  l'égalité  d'humeur  jusqu'à 
l'heure    dernière;   et,    quand    cette    heure   était 
venue,  on  ne  cherchait  pas  à  désespérer  les  autres 
de  vivre.  Les  trois  années  où  régna  le  jacobinisme 
modifièrent  profondément    le    tempérament  na- 
tional, et  l'esprit  français  subit  comme  une  dé- 
viation.  La   majorité   du  pays,   on    peut   l'affir- 
mer, abhorrait  la  Convention,  mais  était  abattue 
par    l'effroi     et    un    profond     découragement. 
Les   coups  définitifs   que    portèrent    à    l'ancien 
régime     aristocratique     et    féodal    les     décrets 
de  la  terrible  assemblée  tombèrent  dans  le  si- 
lence. 

11  est  trop  vrai  que  l'exercice  du  pouvoir  absolu 
apporte  aux  hommes  une  jouissance  si  extraordi- 
naire qu'elle  enivre  :  quand  les  fumées  de  cette 
ivresse  sont  dissipées,  les  moins  sectaires,  les  plus 
sages,  comme  Carnot,  déclarent  «  qu'il  y  avait 
des  journées  tellement  difliciles,  qu'on  ne  voyait 
aucun  moyen  de  dominer  les  circonstances;  ceux 


sous   LE  DIRECTOIRE   ET   LE  CONSULAT.       70 

qu'elles  menaçaient  le  plus  personnellement 
abandonnaient  leur  sort  aux  chances  de  l'im- 
prévu 5. 

La  bourgeoisie  était  impuissante  à  renverser 
un  pareil  régime,  si  les  égorgeurs  eux-mêmes,  en 
se  divisant,  n'y  eussent  mis  un  terme.  Elle  mon- 
tra du  moins  jusqu'à  la  fin  son  antipathie  et  son 
dégoût.  Plus  d'un  de  ces  modérés  paya  de  sa  tête 
l'improbation  éclatante  de  la  journée  du  31  mai. 
Le  courant  de  violente  aversion  grossissait  sourde- 
ment en  province.  Ce  n'était  plus  à  Paris  que  se 
trouvait  le  véritable  esprit  public,  nous  voulons 
dire  le  juste  sentiment  de  l'intérêt  et  de  l'honneur. 
L'amour  des  désordres  ou  des  plaisirs,  la  soif  des 
émotions  ou  de  l'agiotage  avaient  attiré  dans  la 
capitale  une  quantité  considérable  d'hommes  venus 
de  tous  les  points  du  territoire,  et  sa  physionomie 
en  était  changée 

Malgré  toutes  les  précautions  dictées  par  la 
frayeur,  l'antipathie  ou  la  haine  des  familles  bour- 
geoises contre  le  comité  du  salut  public  étaient  si 
unanimes,  qu'il  y  avait  peu  de  villes  où  des  décrets 
pussent  être  exécutés  de  façon  à  répondre  aux  inten- 
tions de  la  tyrannie  jalouse  qui  les  avait  conçus. 
Les  actes  de  soumission   n'étaient  que  dans  la 


80  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

forme.  Du  reste,  il  ne  faudrait  pas  croire  que  ces 
âmes  ainsi  troublées  se  détachaient  de  89.  Les 
principes  conservaient  leur  pureté  même  à  travers 
les  plus  terribles  forfaits.  Ils  poursuivaient  rapide- 
ment leurs  conséquences,  inflexibles  comme  le 
temps.  Les  grands  événements  dans  lesquels  l'es- 
prit humain  s'agite  et  progresse  ne  se  répartissent 
pas  en  périodes  régulières  et  symétriques.  La 
flamme  désintéressée  que  la  bourgeoisie  avait  cora- 
m.imiquée  à  la  France,  ses  enfants  la  sentaient 
brûler  en  eux  devant  l'ennemi.  Phase  chevaleresque 
de  ces  premières  et  inoubliables  guerres  de  la 
République,  où  le  patriotisme  suppléait  à  tout,  où 
lui  seul  donnait  la  victoire,  où,  comme  l'a  dit  Gou- 
vion  Saint-Cyr,  «  on  se  purifiait  en  se  battant  »  ! 
Pendant  les  accès  de  cette  fièvre,  il  s'était,  d'autre 
part,  formé  en  Europe  une  ligue  de  sots  et  de  fana- 
tiques qui  eussent  interdit  à  l'homme  la  faculté  de 
réfléchir  et  de  penser.  «  L'image  d'un  livre  leur 
donne  le  frisson,  écrivait  Mallel  du  Pan,  le  plus 
courageux  défenseur  des  doctrines  libérales;  per- 
suadés que,  sans  les  gens  d'esprit,  on  n'eût  jamais 
vu  de  révolution,  ils  espéraient  en  venir  à  bout 
avec  des  imbéciles.  »  Combien  sont  peu  nombreux, 
de  tout  temps,  les  esprits  assez  vigoureux  et  assez 


sous  LE  DIRECTOIRE    ET  LE  CONSULAT.       81 

calmes  pour  conserver  intacte  et  au-dessus  des 
passions,  d'où  qu'elles  viennent,  leur  foi  dans  le 
triomphe  tardif  de  la  liberté  et  de  la  justice  pour 
tous! 


II 


La  chute  de  Robespierre  tempéra  sans  doule 
l'aclion  du  gouvernement  des  jacobins,  mais  l'im- 
pulsion primitive  avait  été  si  forte,  qu'elle  se  fit 
sentir  même  après  le  9  Thermidor.  La  joie  de  la 
délivrance  fut  néanmoins  immédiate  et  intense. 
Toutes  les  correspondances  en  témoignent.  Mais 
la  société  bourgeoise  se  ressentit  longtemps  des 
ébranlements  causés  par  la  Terreur;  les  fortunes 
privées  étaient  compromises.  Hormis  dans  les  vil- 
lages abrités  contre  les  clubs  par  la  difficulté  des 
communications,  presque  partout  ailleurs  les  inté- 
rêts avaient  été  atteints;  les  habitudes  de  la  vie 
étaientnonmoins  profondément  troublées.  Il  fallait 


LA   liOUHGEOlSIE  FUANQAISE.  83 

du  temps  pour  que  la  régularité  s'y  rétablit.  Ce  fut 
la  jeune  génération,  les  fils  de  banquiers,  d'indus- 
triels, les  élèves  des  écoles  centrales,  les  artistes 
(jui  prirent  à  cœur  de  mettre  à  la  raison,  dans  les 
sections,  dans  les  lieux  publics,  les  agitateurs 
révolutionnaires.  Les  rangs  de  cette  jeunesse  bour- 
geoise s'étaient  grossis  à  Paris  de  volontaires  reve- 
nus de  la  frontière.  Le  jour  où  parut,  dans  V  Ora- 
teur du  peupkyVappel  de Fréron (12 janvier  1795), 
ils  brisèrent  dans  tous  les  cafés  le  buste  de  Marat 
et  ils  allèrent  applaudir  avec  frénésie,  au  théâtre, 
les  couplets  du  Réveil  du  peuple. 

Nous  ne  voulons  pas  peindre  cette  société  du 
Directoire,  où  le  bonheur  d'être  ensemble,  de  se 
retrouver,  de  se  prodiguer  les  uns  aux  autres,  domi- 
nait tout.  On  a  trop  généralisé  les  excentricités  de 
ce  monde  qui  avait  un  insatiable  appétit  de  plaisir 
et  qui  cherchait  l'affirmation  de  son  libéralisme 
plus  élégant  que  solide  dans  l'extravagance  des  cos- 
tumes et  dans  une  effrénée  licence. 

Certains  romans  contemporains  donnent  exac- 
tement les  impressions  du  monde  de  la  bourgeoi- 
sie sous  le  Directoire.  Les  réunions  d'alors  y  revi- 
vent avec  leur  mouvement  et  leur  tourbillon.  Les 
murs  de  Paris  étaient  couverts  d'affiches  en  stylo 


84  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

presque  académique  annonçant  des  bals  de  toute 
condition  et  à  tout  prix.  On  dansait  jusque  dans  les 
monastères  et  dans  les  églises  ruinées,  jusque  sur  le 
pavé  des  tombes  que  l'on  n'avait  pas  encore  en- 
levées. Certains  bals  bourgeois,  ceux  de  Ruggieri  ou 
de  la  rue  Richelieu,  devenaient  des  agences  malri- 
moniales.  Pour  la  présentation,  le  bal  remplaçait  le 
couvent.  Jadis,  le  prétendant  allait  voir  sa  fiancée  à 
la  grille  ;  l'entrevue  a  lieu  chez  le  maître  de  danse 
qui  avait  épousé  la  Guimard.  La  réputation  de  ses 
soirées  attirait  les  héritières  les  plus  riches,  comme 
mademoiselle  Perregaux,  celle  qui  épousa  le  maré- 
chal Marmont,  L'égalité  la  plus  parfaite  régnait 
dans  ces  réunions.  La  noblesse  ayant  été  abaissée 
et  la  bourgeoisie  relevée,  on  se  trouvait  rapproché 
sur  une  ligne  moyenne  où  personne  n'humiliait,  ni 
n'était  humilié. 

Peu  à  peu  quelques  salons  s'ouvrirent  :  d'abord, 
celui  de  madame  Hainguerlot,  salon  d'une  tenue 
irréprochable,  où  les  débris  des  constitutionnels 
se  rencontraient;  celui  de  madame  Devaines,  la 
femme  de  l'ancien  receveur  des  finances,  qui  avait 
pris  Id  Révolution  en  exécration,  incapable  de 
nuire  aux  gens  qu'elle  n'aimait  pas,  mais  capable 
d'un  vrai  dévouement  pour  ses  amis,  sachant  con- 


sous   LE   DllîECTOIRE  ET   LE  CONSULAT.       85 

cilier  les  relations  anciennes  et  les  nouvelles,  rap- 
procher Suard,  l'abbé  Morellet  et  Siméon  et  Tlii- 
baudeau  ;  celui  de  Lenoir,  la  maison  de  V Homme 
aux  quarante  écus,  comme  on  l'appelait.  On  y 
faisait  des  soupers  charmants,  grâce  à  l'esprit  fin  et 
judicieux  d'Andrieux,  à  hi  verve  el  à  la  haute  bon- 
homie de  Talma.  Une  nouvelle  venue  dans  la 
haute  bourgeoisie,  madame  Hamelin,  mariée  à 
l'opulent  fournisseur  aux  armées,  réunissait  au- 
tour d'elle  le  monde  de  la  finance,  les  personnages 
à  la  mode  qu'elle  éblouissait  de  sa  beauté. 

Les  bourgeoises  réagissaient  contre  les  robes 
diaphanes,  contre  les  tuniques  à  la  grecque,  con- 
tre ces  étalages  de  nudité  qui,  à  la  fin,  amenèrent 
les  sifflets  et  les  haut-le-cœur.  Un  soir  de  première 
représentation  à  l'Opéra,  la  salle  était  remplie  et  le 
parterre  composé  de  jeunes  élégants,  très  impa- 
tientés par  le  relard  qu'on  mettait  à  commencer. 
Ils  s'occupaient  des  toilettes  des  arrivants.  La  com- 
tesse de  R,..,  revenue  de  l'émigration, entrait, en- 
tourée de  mousselines  légères,  avec  un  voile  à 
riphigénie,  retenu  par  une  couronne  de  roses 
blanches.  Elle  avait  cinquante  ans.  Le  parterre  fit 
entendre  des  huées  et  siffla.  Au  même  instant,  se 
montrait,  dans  une  loge  joignant  l'amphilhéâti-e, 


86  LA   BOUHGEOISIE   FRANÇAISE 

une  des  jeunes  femmes  les  plus  distinguées  du  haut 
commerce  parisien,  madame  V...  Elle  avait  une 
robe  de  velours  noir  montante,  avec  une  agrafe  de 
diamants.  Le  parterre  applaudit  à  tout  rompre.  Ce 
fut,  pendant  une  semaine,  le  sujet  de  toutes  les 
conversations  mondaines. 

Dans  celte  société  folle  de  plaisirs  où  ii  n'y  a  plus 
ni  rang,  ni  décence;  où  actrices  et  femmes  de 
bonne  compagnie,  mères  respectées  et  courtisanes 
affichées,  se  coudoient;  où  l'association  conju- 
gale, en  vertu  de  la  loi,  n'est  plus  que  temporaire; 
où,  suivant  le  mot  du  citoyen  Gambacérès,  «  le 
mariage  est  la  nature  en  action  »;  dans  cette  so- 
ciété où  le  bâtard  est  admis  au  partage  égal  de  la 
succession  avec  l'enfant  légitime,  la  vieille  famille 
bourgeoise  se  resserre  et  proteste,  surtout  en  pro- 
vince, par  ses  mœurs  intactes,  contre  les  audaces 
et  les  immoralités.  Elle  refait  la  vie  saine  du  pays 
par  la  solidité  de  son  union  et  par  son  attachement 
au  foyer  domestique. 

Le  journal  d'André-Marie  Ampère,  dans  ces 
années  du  Directoire,  nous  fait  connaître  l'exemple 
le  plus  attendrissant  de  mœurs  simples  et  devenus 
antiques. 

Pendant  que  dans  le  monde  bruyant  des  jacobins 


sous  LE  DIRECTOIRE   ET  LE  CONSULAT.        87 

OU  dans  les  soirées  oflicielles  du  Luxembourg,  les 
convenances  étaient  violées,  la  décence  bannie,  les 
délicatesses  froissées,  ces  qualités  restaient  vivantes 
dans  des  âmes  vibrantes  de  patriotisme,  mais  que 
les  crimes  des  violents  avaient  exaspérées.  Un  an- 
cien négociant  de  Lyon,  chargé  des  fonctions  de 
juge  de  paix,  avant  le  siège  mémorable  subi  par 
cette  malheureuse  ville,  fut  guillotiné  le  24  novem- 
bre 1793,  par  ordre  de  Dubois-Crancé.  Doux,  fort 
et  résigné,  il  avait,  au  moment  de  monter  sur 
l'échafaud,  écrit  à  sa  femme  :  «  Mon  cher  ange,  je 
désire  que  ma  mort  soit  le  sceau  d'une  réconcilia- 
tion générale,  je  la  pardonne  à  ceux  qui  s'en  ré- 
jouissent, à  ceux  qui  l'ont  provoquée,  à  ceux  qui 
l'ont  ordonnée.  Ne  parle  pas  à  ma  fille  du  malheur 
de  son  père,  fais  en  sorte  qu'elle  l'ignore;  quant 
à  mon  fils,  il  n'y  a  rien  que  je  n'attende  de  lui. 
Embrassez-vous  en  mémoire  de  moi;  je  vous  laisse 
à  tous  mon  cœur.  »  Ce  fils  avait  dix-huit  ans,  et 
déjà  il  savait  tout.  Épris  à  la  fois  de  poésie  et  de 
science,  plein  de  foi  dans  l'avenir  et  cependant 
désespéré  des  iniquités  politiques  dont  il  était 
témoin,  il  ne  s'était  rattaché  à  la  vie  qu'en  trou- 
vant sur  son  chemin  une  jeune  enfant  qui  fut  son 
seul  amour.  Le  journal  d'Ampère,  à  la  date  du 


88  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

10  avril  1796,  commence  par  ces  mots:  «  Je  l'ai 
vue  pour  la  première  fois!  » 

Quel  intérieur  modeste  et  sain  que  celui  de  cette 
famille  Carron  avec  ces  jeunes  filles  d'un  esprit 
original  et  cultivé,  rimant  des  fables,  corrigeant 
les  vers  de  leur  ami,  lisant  une  lettre  de  madame 
de  Sévigné,  une  tragédie  de  Racine,  après  avoir 
repassé  les  bonnets  de  leur  mère  et  s'être  occupées 
des  soins  les  plus  humbles  du  ménage!  Que  de 
raison  et  quelle  grâce  enjouée  !  Que  de  droiture 
naïve  dans  ces  deux  sœurs,  Élise  et  Julie,  l'une 
plus  délicate,  plus  calme,  l'autre  à  l'imagination 
plus  orageuse,  prenant  parti  pour  le  pauvre  Ampère 
amoureux,  tremblant,  si  intéressant  par  ses  larmes 
qui  sortent  sans  qu'il  le  veuille  !  Quelle  lui  le  intime 
et  charmante  que  celle  révélée  par  ces  lignes  d'Élise 
à  sa  sœur  cadette  :  «  Arrange-toi  comme  tu  vou- 
dras, mais  laisse-moi  l'aimer  un  peu  avant  que  tu 
l'aimes.  Il  est  si  bon!  Je  viens  d'avoir  avec  maman 
une  longue  conversation  sur  vous  deux;  maman 
assure  que  la  Providence  mènera  tout;  moi,  je  dis 
qu'il  faut  aider  la  Providence.  Elle  prétend  qu'il 
est  bien  jeune,  je  réponds  qu'il  est  bien  raison- 
nable, plus  qu'on  ne  l'est  à  son  âge.  » 
C'est  une  véritable  idylle  que  celte  soirée  du 


sous   LE   DIRECTOIRE  ET  LE  CONSULAT.       89 

3  juillet  où,  pour  la  première  fois,  à  la  campagne, 
mesdemoiselles  Carron  viennent  rendre  visite  à 
madame  Ampère. 

«  Elles  vinrent  enfin  nous  voir  à  trois  heures 
trois  quarts.  Nous  fûmes  dans  l'allée  où  je  montai 
sur  le  grand  cerisier  d'où  je  jetai  des  cerises  à 
Julie.  Elle  s'assit  sur  une  planche  à  terre  avec  ma 
sœur  et  Élise,  et  je  me  mis  sur  l'herbe  à  côté 
d'elle.  Je  mangeai  des  cerises  qui  avaient  été  sur 
ses  genoux.  Nous  fûmes  tous  les  quatre  au  grand 
jardin,  où  elle  accepta  un  lis  de  ma  main;  nous 
allâmes  ensuite  voir  le  ruisseau;  je  lui  donnai  la 
main  pour  sauter  le  petit  mur,  et  les  deux  mains 
pour  le  remonter.  Je  restai  à  côté  d'elle  au  bord 
du  ruisseau,  loin  d'Élise  et  de  ma  sœur;  nous  les 
accompagnâmes  le  soir  jusqu'au  Moulin  à  Vent,  où 
je  m'assis  encore  près  d'elle  pour  observer  le  cou- 
cher du  soleil  qui  dorait  ses  habits  d'une  manière 
charmante;  elle  emporta  un  second  lis,  que  je  lui 
donnai  en  passant.  » 

Certes  ce  n'est  pas  l'éloquence  et  la  touche  large 
de  la  page  des  Confessions  de  Rousseau;  mais 
quelle  pui-eté  et  quelle  candeur  1  Et  cela  se  passait 
en  1797.  Deux  ans  après,  André-Marie  Ampère 
épousait  enfin  Julie  Carron,  et,  au  dîner  de  noces, 


90  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

le  bon  Ballanche  chantait  dans  un  épithalame  en 
prose  le  bonheur  des  jeunes  mariés.  Félicite  par- 
faite, simplicité  du  cœur,  comme  les  familles  des 
classes  moyennes  en  ont  tant  connu,  et  que  nous 
avons  voulu  évoquer  un  instant  en  face  des  mer- 
veilleuses et  des  incroyables  ! 

Si  la  bourgeoisie  réagissait  contre  les  mœurs  du 
Directoire,  un  grand  changement  s'opérait  en 
même  temps  dans  ses  opinions  politiques.  Elle 
s'était  un  peu  tard  convaincue  que  l'existence  d'un 
pouvoir  unique  avait  été  la  négation  de  toute  sécu- 
rilé  et  de  toute  justice.  Les  esprits  revenaient  aux 
idées  d'équilibre,  de  pondération  et  comprenaient 
la  nécessité  de  se  prémunir  contre  la  tyrannie 
d'une  majorité,  tyrannie  plus  redoutable  que  celle 
d'un  individu.  Éclairés  par  cette  tardive  expérience, 
les  quelques  hommes  graves,  réfléchis,  que  la  guil- 
lotine avait  épargnés  dans  la  Convention  :  Lan- 
juinais,Berlicr,Daunou,  Durand  de  Maillane,  Bau- 
din,  Boissy  d'Anglas,  déchirant  la  constitution  jaco- 
bine, avaient  pris  pour  base  de  la  nouvelle  loi 
constitutionnelle  l'ancienne  théorie  de  la  séparation 
absolue  des  fonctions  et  des  pouvoirs.  La  division 
du  Corps  légi?lalif  en  deux  chambres  était  enfin 
reconnue  indispensable. 


sous   LE   DIRECTOIRE  ET   LE  CONSULAT.        91 

Jamais  parole  plus  autorisée  et  plus  sévère  que 
cei!G  du  rapporteur  Boissy  d'Anglas  ne  s'était  fait 
entendre  contre  la  dictature  jacobine.  La  bour- 
i^eoisie  pouvait  donc  espérer,  lorsque,  le  25  octobre 
1795,  la  Convention  se  sépara,  que  la  Constitution 
de  l'an  m  lui  permettrait,  en  ramenant  la  modéra- 
tion et  l'équilibre,  de  reprendre  les  conditions  de 
travail  et  de  prospérité  dont  elle  avait  tant  besoin. 
Les  espérances  lurent  encore  déçues.  Elle  n'eut, 
comme  la  France,  d'autre  consolation  que  la  vic- 
toire, et  n'entendit  bientôt  qu'un  seul  nom,  celui 
du  jeune  héros  des  campagnes  homériques  de 
l'armée  d'Italie. 


m 


L'histoire  du  Directoire  est  tout  entière  dans 
lutte  de  deux  partis.  L'un,  issu  de  la  Conventioi 
s'était  ménagé  le  pouvoir,  en  rendant  obligatoii 
l'élection  de  deux  tiers  de  ses  membres,  et  étaj 
résolu  pour  rester  aux  affaires  i  tout  oser,  mêi 
à  suspendre  la  liberté.  L'autre,  sorti  des  rangs 
la  bourgeoisie,  était  fatigué  du  joug  des  terro- 
ristes et  voulait  le  briser  à  l'aide  du  droit  commun. 
Le  premier  s'appuyait  sur  les  débris  des  clubs  ou 
des  sections  et  sur  la  force  armée;  le  second  pui- 
sait son  énergie  dans  l'opinion  publique  qui,  de 
plus  en  plus,  ressentait  l'horreur  des  violences. 
Ceux  qui  avaient  immolé  Robespierre  partageaien! 


LÀ  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  93 

au  fond  ses  principes,  mais  s'étaient  lassés  plus  tôt 
que  lui  de  la  Terreur.  L'autre  parti  avait  envoyé 
au  conseil  des  Anciens  et  au  conseil  des  Cinq-Cenls 
pour  les  élections  du  premier  tiers,  des  libéraux  de 
1789,  des  feuillants,  des  citoyens  honorables,  in- 
struits, la  plupart  jurisconsultes  ou  administrateurs 
d'un  vrai  mérite  :  Vaublanc,  Siméon,  Barbé-Mar- 
bois,  Pastoref,  Dupont  (de  Nemours),  Tronçon- 
Ducoudray,  Lebrun,  Portalis.  Parmi  ces  députés, 
plusieurs  pouvaient  préférer  la  royauté,  mais  ils  ne 
conspiraient  pas.  Ils  regardaient  la  constitution 
comme  un  dépôt  confié  à  leur  honneur.  Ils  ne  de- 
mandaient pas  mieux  que  de  conserver  la  Répu- 
blique pourvu  qu'elle  fûtgouvernéepar  des  hommes 
sages  et  honnêtes. 

Mais  la  moins  imparfaite  de  nos  constitutions 
politiques,  celle  de  l'an  m,  avait  un  vice  :  l'orga- 
nisation du  pouvoir  exécutif.  Composé  de  cinq 
membres  élus  par  le  Corps  législatif,  il  se  renouve- 
lait chaque  année,  par  cinquième.  C'était  la  désu- 
nion organisée  quand  il  fallait  l'unité.  Une  seule 
question  passionnait  la  bourgeoisie  :  celle  de  savoir 
ce  que  les  Anciens  et  les  Cinq-Cents  feraient  des 
lois  révolutionnaires.  Les  directeurs,  au  contraire, 
entendaient  maintenir  les  conventionnels  au  pou- 


94  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

voir  et  laisser  subsister  les  mesures  qui  mettaienl 
hors  du  droit  commun  ceux  qui  s'étaient  oppo.^és 
à  la  marche  de  la  Révolution.  Le  conflit  était  im- 
minent. 

Les  élections  du  second  tiers  furent  encore  diri- 
gées par  la  haute  bourgeoisie.  Des  hommes  nou- 
veaux, sachant  les  affaires,  tels  que  Corbière, 
Ramel,  Defermon,  Lafon-Ladebat,  Lecoulteux,  en- 
trèrent dans  les  conseils.  Ce  fut  un  changement 
marqué.  Les  séances  sont  calmes  et  dignes.  Les 
tribunes,  d'où  étaient  lancées  naguère  les  apostro- 
phes, les  injures  et  les  menaces,  devinrent  silen- 
cieuses. 

Deux  représentants  éminents  de  la  haute  bour- 
geoisie faisaient  leurs  débuis  dans  la  politique  ac- 
tive. L'un,  neveu  de  Claude  Perier,  avait  entendu  à 
Vizille  le  premier  cri  de  la  Révolution  et  il  l'avait 
recueilli  dans  son  cœur.  Appartenant  à  une  famille 
de  commerçants  aisés,  élevé  par  les  oratorieus,puis 
au  séminaire  de  Saint-l renée,  où  il  commença  de 
fortes  études  théologiques,  il  avait  été  élu  par  cette 
ville  de  Lyon,  que  les  excès  et  l'oppression  avaient 
exaspérée.  Il  se  nommait  Camille  Jordan.  En  même 
temps  que  lui,  entrait  dans  la  vie  parlementaire 
un  personnage  d'un  esprit  plus  profond  qu'étendu 


bOUS   LE   DIRECTOIRE  ET  LE  CONSULAT.        'J5 

€t  déjà  puissant  par  la  gravité  impérieuse  de  sa 
raison  ;  cet  autre  grand  bourgeois  s'appelait  Royer- 
Collard. 

Camille  Jordan  et  lui  s'étaient  unispour  dé  fendre 
la  justice,  encorela  justice,  toujours  la  justice.  Ils 
débutèrent  aux  Cinq-cents,  à  un  mois  d'intervalle 
(juin-juillet  1797). L'acteleplus  important  àremplir 
était  la  pacification  religieuse.  Qu'on  se  reporte  par 
la  pensée  dans  le  milieu  d'animosités  et  de  fureurs 
d'alors  contre  le  clergé  et  les  idées  catholiques. 
L'incrédulité  philosophique  et  l'intolérance  jaco- 
bine n'acceptaient  sur  cette  question  ni  transac- 
tion ni  atermoiement.  Camille  Jordan  n'était  dans 
sa  conscience  que  spiritualiste  et  déiste  ;  c'est  la 
foi  des  autres  qu'il  défendit.  Sans  vouloir  aucun 
secours  direct  de  l'autorité  civile,  il  pressentit 
avant  Bonaparte  le  réveil  de  l'esprit  religieux  ;  et, 
malgré  les  railleries,  malgré  les  injures,  son  âme 
chaleureuse  se  fit  l'écho  des  réclamations  que  les 
entraves  mises  à  l'exercice  du  culte  soulevaient  de 
toutes  parts;  son  rapport  fut  un  événement. 

La  réaction  lente  et  progressive  des  sentiments 
depuis  l'installation  du  Directoire  est  un  des  phé- 
nomènes moraux  les  plus  curieux  à  observer.  Il 
n'y  a  pas,  dans  notre  histoire,  de  période  sembla- 


96  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

ble  aux  années  qui  précèdent  le  18  Brumaire.  La 
liberté  de  la  presse,  la  liberté  des  élections  et 
l'impunité  alternaient  avec  une  répression  arbi- 
traire; la  nation,  dissoute  en  individus  et  déjà 
livrée  à  l'éparpillement,  au  milieu  d'une  société 
civile  toute  nouvelle,  se  cherchait  elle-même.  Les 
propriétaires,  les  négociants  qui  attendaient  la  re- 
prise des  spéculations  et  le  retour  des  capitaux,  les 
employés  des  bureaux  qui  ne  voulaient  plus  être 
renvoyés  pour  cause  d'opinion,  les  officiers  minis- 
tériels qui  avaient  ressenti  le  choc  de  tous  les  mou- 
vements politiques,  les  paysans  et  les  acquéreurs 
des  biens  nationaux  qui  redoutaient  d'être  inquié- 
tés, tous  les  intérêts  groupés  commençaient  à  être 
mécontents  et  encourageaient  les  nouveaux  élus 
dans  leur  opposition  aux  conventionnels.  Le  Direc- 
toire était  même  impuissant  à  réprimer  les  désor- 
dres qui  alarmaient  la  province.  Les  routes  n'étaient 
pas  sûres  :  des  bandes  de  brigands  arrêtaient  les 
voitures,  pillaient  les  maisons  de  campagne.  L'indi- 
gnation des  rentiers  était  à  son  comble.  Le  créditpu- 
blic  ne  renaissait  pas.  Les  mandats  avaient  le  même 
sort  que  les  assignats.  Les  contributions  de  guerre 
payaient  heureusem.ent  les  dépenses  des  armées  : 
mais  de  pauvres  gens  mouraient  d'inanition  dans 


sous  LE  DIRECTOIRE  ET  LE  CONSULAT.       97 

la  rue.  Avec  cela,  la  presse  était  sans  doctrine,  et 
sans  frein. 

C'est  dans  de  telles  circonstances  que  l'ancien 
parti  constitutionnel  tentait  de  réformer  les  lois 
révolutionnaires.  Avant  d'entrer  en  lutte  avec  le 
pouvoir  exécutif,  il  essaya  la  conciliation.  Les  pré- 
sidents des  deux  conseils,  Portails  et  Siméon,  ap- 
portèrent dans  ces  tentatives  toute  l'autorité  de 
leurs  noms.  Mais  la  majorité  du  Directoire  décida 
le  coup  d'État  du  18  Fructidor.  La  haute  bourgeoi- 
sie fut  la  plus  atteinte;  et,  pour  mettre  le  comble 
aux  illégalités,  la  même  pression  inique  faisait 
annuler  dans  la  journée  du  22  Floréal  les  élections 
de  sept  départements  et  exclure  trente-quatre  dé- 
putés modérés. 

La  révolution  de  Fructidor  ne  résolvait  pas  les 
difficultés  ;  elle  les  reculait.  Rappeler  dans  les  em- 
plois les  jacobins,  proscrire  en  masse  ceux  qui  dé- 
plaisaient, briser  les  imprimeries,  tout  cela  ne 
préparait  pas  l'avenir.  En  détruisant  l'inviolabilité 
du  Corps  législatif,  le  Directoire  se  suicidait.  Il 
apprenait  à  l'armée  comment  on  opprime  les  as- 
semblées délibérantes.  La  défiance  et  l'envie  dont 
les  jacobins  étaient  pénétrés  les  uns  contre  les  au- 
tres étaient  pour  leur  gouvernement  un  principe 


98  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

de  mort.  On  faisait  tout  vis-à-vis  de  la  bourgeoisie 
pour  lui  rendre  la  République  haïssable. 

Gomme  aucun  salon  ne  s'était  rouvert  dans  les 
villes  de  province,  les  cafés  avaient  pris  de  l'impor- 
tance. Ils  réunissaient,  chaque  soir,  les  personnes 
appartenant  au  commerce,  au  barreau,  que  la  con- 
formité des  opinions  tenait  en  rapports  continuels. 
Les  habitudes  aussi  se  modifiaient;  on  vivait  moins 
chez  soi,  et  les  bonnes  manières  s'en  allaient  peu 
à  peu  :  mais  aussi,  au  point  de  vue  de  l'action,  les 
convictions  modérées  se  groupaient  et  reprenaient 
courage. 

Hormis  dans  le  Midi,  où  elles  avaient  été  tumul- 
tueuses, les  élections  du  troisième  tiers  amenaient 
des  départements  une  nouvelle  série  d'administra- 
teurs, d'hommes  de  loi,  d'esprits  distingués,  tous 
choisis  dans  ces  inépuisables  classes  moyennes  qui 
sauvaient  la  France.  C'était  un  symptôme  nouveau. 

Si,  à  Paris,  la  société  offrait  un  curieux  mélange 
de  types  de  l'ancien  monde,  caricatures  grotesques 
d'agioteurs  véreux,  de  fournisseurs  enrichis;  si, 
dans  la  confusion  d'une  société  à  peine  réformée, 
se  heurtaient,  se  mêlaient  les  plus  étranges  dis- 
parates :  généraux  et  chevaliers  d'industrie, 
femmes  galantes  et  femmes  de  l'ancienne  noblesse, 


sous   LE  DIRECTOIRE   ET   LE  CONSULAT.       9» 

émigrés  et  patriotes,  tous  étaient  d'accord  pour 
reconnaître  que  cela  ne  pouvait  pas  durer.  Les 
esprits  avaient  subi  des  secousses  si  diverses,  que 
la  bourgeoisie  se  dégoûtait  des  fonctions  élec- 
tives ordinaires.  Les  magistratures  municipales 
n'étaient  plus  recherchées.  En  même  temps,  un 
mal  nouveau  naissait.  Tous  ceux  qui  avaient  été 
membres  des  as  embléss  l'gis'a'ives,  tous  cer.x 
qu'avait  éprouvés  l'infcriune,  froya'ent  qu'ils 
devaient  être  indemnisés  par  des  places  lucratives. 
Les  légistes,  particulièrement  préparés  aux  affaires 
et  ne  trouvant  plus  dans  leur  cabinet  des  res- 
sources suffisantes,  étaient  les  premiers  à  donner 
l'exemple  des  compétitions.  Le  barreau  était  d'ail- 
leurs tombé  dans  l'avilissement.  A  cet  ordre  des 
avocats,  asile  de  la  science,  de  la  probité,  de  l'in- 
dépendance et  de  l'honneur,  avait  succédé  une 
tourbe  de  défenseurs  officieux,  qui,  nés  dans  l'anar- 
chie, profitaient  de  la  désorganisation  de  la  com- 
pagnie pour  envahir  sans  instruction  et  sans  titre 
l'entrée  de  la  justice.  «  Qui  nous  donnera  con- 
fiance ?  »  s'écriaient  de  leur  côté  les  négociants  que 
la  crise  monétaire  et  la  difficulté  des  transports 
arrêtaient  dans  leurs  efforts  pour  se  relever  de  la 
ruine.    Une    lettre    de   vendémiaire    an   v   nous 


100  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

fournit  un  exemple  de  l'impossibilité  même  des  com- 
munications. 

«  On  ne  croirait  pas  ce  que  le  voyage  d'Orléans 
à  Paris  nous  a  coulé.  Il  faudra  nous  ramener  nos 
montures.  Il  n'y  a  plus  de  diligences  proprement 
dites.  Il  faut  prévenir  un  mois  d'avance  pour  avoir 
des  places,  d'où  il  résulte  qu'à  l'heure  qu'il  est,  et 
pendant  que  Paris  est  le  centre  de  toutes  aises  et 
de  tout  luxe,  on  ne  peut  traverser  la  France  qu'à 
pied  ou  à  cheval.  » 

Le  mécontentement  était  donc  universel  quand, 
pour  la  quatrième  fois  depuis  la  constitution  de 
l'an  m,  la  France  fut  appelée,  en  germinal  an  vu,  à 
choisir  ses  représentants.  «  Ceux  qui  n'ont  pas 
vécu  à  cette  époque,  a  dit  le  duc  Victor  de  Broglie, 
ne  sauraient  se  faire  une  idée  du  découragement 
profond  où  le  pays  était  tombé  dans  l'intervalle  qui 
s'écoula  entre  le  18  Fructidor  et  le  18  Brumaire.  » 
L'exercice  public  de  la  religion  était  de  nouveau 
suspendu,  la  banqueroute  des  deux  tiers  de  la  dette 
publique  était  suivie  d'un  emprunt  forcé;  une 
dictature  sans  grandeur  énervait  de  jour  en  jourj 
la  puissance  de  l'État. 

La  bourgeoisie  se  demanda   alors  ce  qu'elle! 
devait  garder  de  la  Révolution.  Ces  hommes,  formés] 


sous   LE   DIRECTOir.E  ET   LE  CONSULAT.      lOl 

h  l'école  instructive  des  événements  et  qui  avaient 
perdu  leurs  préjugés  et  leurs  passions,  en  arrivèrent 
à  ne  plus  croire  à  la  République  et  à  la  liberté.  Ils 
attachèrent  moins  d'importance  à  la  forme  du 
gouvernement  qu'à  la  composition  de  la  société. 
Pourvu  qu'elle  restât  fondée  sur  l'égalité,  que 
l'influence  du  clergé  fût  comprimée,  que  l'an- 
cienne aristocratie  nobiliaire  fût  abolie,  l'essen- 
tiel de  la  Révolution  leur  parut  conservé.  Leur 
esprit  se  préparait  ainsi  à  comprendre  et  à 
accepter  la  nécessité  d'une  crise  qui  mettrait 
fin  à  l'agonie  du  Directoire  et  au  malaise  de  la 
France. 

Notre  pays  ne  change  pas,  du  reste,  aussi  com- 
plètement qu'on  le  croit.  Sans  doute  la  Révolution 
avait  transformé  les  lois,  les  mœurs,  les  habitudes 
extérieures,  le  costume;  mais  l'éducation  de  l'âme, 
de  la  conscience,  elle  ne  l'avait  pas  refaite.  Une 
révolution  religieuse  n'avait  pas  accompagné  la 
révolution  sociale.  La  liberté  ne  s'était  pas  im- 
plantée dans  le  pays.  La  Convention  avait  dé- 
veloppé les  côtés  démocratiques  de  cette  race 
audacieuse  et  active  qui  apprécie  avant  tout  un 
gouvernement  pour  sa  justice  et  sa  bienveillance, 
un  gouvernement  prenant  pour  lui  le  souci  de 


102  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

gérer  les  affaires  des  autres,  un  gouvernement 
absolument  uniforme  et  égalitaire. 

Tout  avait  conspiré  pour  faire  de  Bonaparte 
l'homme  qui  répondît  à  ces  goûts  et  à  cette  lassi- 
tude. Les  têtes  les  plus  solides  étaient  folles  de  lui. 
Ceux  qui  ont  traversé  ces  temps  de  désordre  et  de 
patriotisme  ne  parlent  dans  leurs  lettres  d'affaires 
que  des  récits  déj<àlégendaires  des  batailles  d'Arcole 
et  de  Rivoli.  On  s'embrassait  dans  les  rues,  on 
pleurait  d'attendrissement  à  la  nouvelle  que  Bona- 
parte était  arrivé  d'Egypte;  les  jacobins,  préoc- 
cupés de  leur  bien-être,  se  préparaient  à  endosser 
des  habits  galonnés, 

«  Puisque  nous  ne  pouvons  pas  sauver  la  Répu- 
blique, disait  l'un  d'eux  à  madame  de  Staël,  tâchons 
de  sauver  du  moins  les  hommes  qui  l'ont  faite.  » 

Bonaparte,  ce  génie  si  italien,  éblouissait  par 
son  imagination  grandiose  tous  les  hommes  de  la 
Révolution;  il  avait,  à  trente  ans,  de  ces  mots  de 
désabusé,  comme  celui-ci  à  Decrès  :  «  Je  suis  venu 
trop  tard,  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  dans  ce  monde  !  » 
ou,  comme  cet  autre  mot  à  Rœderer,  qui,  visitant 
un  jour  avec  lui  les  Tuileries,  lui  disait  :  «  C'est 
triste  !  —  Oui,  comme  la  grandeur.  » 

Il  faut  le  constater,  l'opinion  de  la  bourgeoisie, 


sous  LE    OinEGTOIRE   ET   LE   CONSULAT.      lOi 

bien  loin  d'être  inquiète  au  lendemain  du  18  Bru- 
maire, fut  confiante  et  rassurée.  Elle  espéra  tout 
alors,  môme  le  maintien  des  formes  proteclrïces 
du  droit,  de  l'homme  extraordinaire  à  qui  elle 
demandait  avant  tout  de  consacrer  la  révolution 
civile. 


lY 


Une  force  inconnue  avait  brisé  les  caractères  les 
plus  fermes  et  frappé  d'aveuglement  les  esprits 
les  plus  éclairés.  Les  contemporains  de  Bonaparte 
furent  ses  complices,  et  il  régna  sur  la  France 
de  son  propre  consentement.  Tous  ces  grands 
bourgeois,  les  Rœderer,  les  Thibaudeau,  les  Mer- 
lin, les  Berlier,  les  Porlalis,  les  Boulay,  les  Real, 
les  Lebrun,  les  Siméon,  les  Ramond,  les  Chaptal, 
semblaient  craindre  qu'on  ne  laissât  pas  assez 
libre  l'épée  qui  faisait  respecter  la  France. 

Comme  le  besoin  le  plus  urgent  était  de  recon- 
stituer la  science  du  gouvernement  et  son  autorité, 
le  premier  consul  sentit  que  la  bourgeoisie,  avec 


LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  105 

sa  pratique  supérieure  des  hommes,  s'appliquerait 
d'autant  plus  complètement  aux  choses  de  second 
ordre  qu'elle  s'élait  mesurée  aux  plus  grandes 
affaires.  Il  sut  créer,  pour  ces  vigoureux  esprits, 
le  conseil  d'État,  des  places  dans  les  assemblées 
et  dans  les  plus  élevées  des  fonctions  publiques. 
Ils  étaient  d'accord  pour  ne  plus  vouloir  de  per- 
sécutions d'aucun  genre  et  pour  maintenir  les  ré- 
sultats principaux  de  la  Révolution.  Les  patriotes 
de  89,  ramenés  en  arrière  parla  Terreur,  croyaient 
avoir  trouvé  dans  la  constitution  de  l'an  viii 
un  asile  et  une  fin.  Plus  avides  pour  la  plupart  de 
libertés  civiles  que  de  libertés  politiques,  ils  se  fai- 
saient des  illusions  volontaires  sur  les  nouveaux 
pouvoirs  qui  n'étaient  qu'une  image  éloignée  de  la 
représentation  nationale.  Certes,  ce  qui  leur  suffi, 
sait  était  loin  de  ce  qu'ils  avaient  rêvé  d'abord  : 
mais  le  spectacle  de  la  tyrannie  démagogique  avait 
borné  leurs  désirs  à  l'abolition  du  régime  féodal, 
à  l'ordre,  à  l'égalité,  à  la  justice  régulière  et  à  la 
sûreté  de  la  vie.  Ilstenaientpour  une  grande  chose 
le  triomphe  éclatant  des  armées  françaises  sur  toute 
l'Europe;  et,  s'il  y  eut  des  bassesses,  elles  ne  se 
rencontrèrent  que  chez  les  anciens  jacobins. 
Se  félicitant  pompeusement  de  la  part  qu'il  avait 


f06  LA  BOUllGEOISIE  FRANÇAISE 

prise  au  18  Brumaire,  Garât  déclarait  devant  le 
Conseil  des  anciens  que  les  garanties  les  plus  so- 
lides des  libertés  publiques  étaient  dans  la  gloire  de 
l'homme  de  génie  que  la  France  appelait  au  gou- 
vernement. La  limite  du  pouvoir  personnel  lui  pa- 
raissait d'autant  plus  sûre  qu'elle  ne  serait  pas 
marquée  dans  une  charte,  mais  «  dans  le  cœur  de 
Bonaparte  »,  Nous  ne  parlerons  pas  de  Gambacé- 
rès,  de  Fouché,  et  de  tant  d'autres.  Il  leur  restait 
à  prendre  des  titres  de  noblesse.  Le  mot  de  Ra- 
mond,  un  des  meilleurs  préfets  du  premier  em- 
pire, était  bien  vrai  :  «  L'heure  des  révolutions 
sonne  quand  les  changements  survenus  dans  les 
cœurs  des  peuples  et  la  direction  des  esprits  sont 
arrivés  à  tel  point  qu'il  y  a  contradiction  manifeste 
entre  le  but  et  les  moyens  de  la  société,  enrc  les 
institutions  et  les  habitudes,  entre  les  intérêts  de 
chacun  et  les  intérêts  de  tous.  » 

Des  idées  propres  à  la  bourgeoisie,  il  en  était 
une  qu'on  réalisa  immédiatement.  Nous  voulons 
parler  de  l'unité  absolue  d'administration.  Celte 
pensée  de  fortifier  le  pouvoir  central,  de  le  rendre 
en  môme  temps  habile  et  entreprenant,  datait  d'a- 
vant la  Révolution.  Les  circonstances  donnèrent  à 
l'instinct  gouvernemental  de  la  race  bourgeoise 


sous   LE   DIRECTOIRE   ET   LE  CONSULAT.     107 

l'occasion  unique  de  se  développer.  Le  principe  de 
concentration  présida  à  toute  cette  organisation 
administrative,  judiciaire  et  financière  que  l'on  con- 
naît et  qui  est  entrée  presque  dans  notre  sang.  Les 
liens  les  plus  étroits  de  la  centralisation  étreigni- 
rent  toute  la  société  démocratique,  à  la  satisfaction 
de  ceux  qui  l'avaient  fondée.  La  réorganisation 
de  l'institution  du  notariat,  la  transformation 
de  l'ancienne  compagnie  des  procureurs  en 
celle  des  avoués,  répondaient  aux  vœux  de  ces  puis- 
sants esprits  pratiques  qui  entouraient  le  jeune 
consul,  maître  plus  obéi  que  Louis  XIV. 

Quant  aux  avocats,  Bonaparte  leur  fit  de  bonne 
heure  l'honneur  de  les  redouter.  Ces  anciens  chefs 
du  tiers  état  avaient  souffert  de  la  révolution  qu'ils 
avaient  faite.  La  loi  de  l'an  xii  avait  bien  rétabli  le 
tableau;  mais  l'ordre  n'existait  pas  encore  légale- 
ment avec  ses  libertés  et  ses  droits.  Les  avocats  ne 
aient  pas  modiiier  les  violentes  antipathies  de 
'Bonaparte  à  leur  égard.  Pourrait-on  oublier  la 
11! Ire  de  l'empereur  à  Gambacérès,  à  propos  du 
décret  de  1810  sur  les  franchises  du  barreau?  «  Ce 
décret  est  absurde!  Il  ne  laisse  aucune  prise, 
aucune  action  contre  les  avocats.  Ce  sont  des  fac- 
tieux, des  artisans  de  crimes  et  de  trahison.  Tant 


408  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

que  j'aurai  l'épée  au  côté,  je  ne  signerai  pas  un  pa- 
reil décret;  je  veux  qu'on  puisse  couper  la  langue 
à  un  avocat  qui  s'en  sert  contre  le  gouvernement.  » 
Et  cependant,  —  telle  est  la  force  de  la  tenue  et 
de  la  probité  —  la  tourbe  des  défenseurs  officieux 
se  dispersait  ;  la  clientèle,  avec  l'influence,  revenait 
partout  aux  survivants  de  l'ancien  barreau.  Ils 
étaient  restés,  en  religion,  en  politique,  en  littéra- 
ture, ce  qu'étaient  leurs  devanciers  :  même  bon 
sens,  même  mesure;  et,  en  tout,  celte  pointe  de  li- 
béralisme qui  fît  qu'en  1804,  sur  deux  cents  mem- 
bres inscrits  au  barreau  de  Paris,  trois  seulement 
votèrent  pour  l'empire.  Les  années  devaient,  départ 
et  d'autre,  accroître  ces  rancunes;  et  il  faut  atten- 
dre la  Restauration  pour  retrouver  le  barreau  à  la 
tête  de  la  bourgeoisie. 

Pendant  que,  dans  l'administration,  la  concen- 
tration prévalait,  la  haute  bourgeoisie  de  province 
trouvait  dans  le  premier  consul  l'interprète  résolu 
de  ses  théories  sur  la  société  religieuse.  Le  catho- 
licisme, loin  de  Paris,  n'avait  pas  cessé  de  faii  e  un 
pas  en  avant  depuis  le  9  Thermidor.  Les  prêtres 
qui  avaient  prêté  serment  en  1791  étaient  en  petit 
nombre.  Ceux  qui  revenaient  de  l'étranger  bapti- 
saient à  nouveau  les  enfants,  remariaient  les  époux 


sous  LE  DIRECTOIRE   ET  LE  CONSULAT.      109 

et  réveillaient  les  consciences  endormies.  Français 
(de  Nantes),  chargé  comme  conseiller  d'État,  d'in- 
specter le  Midi,  le  constatait.  G'étaitbien  autre  chose 
dans  tout  l'Ouest,  en  Bretagne,  dans  la  Charente, 
dans  la  Vendée,  dans  les  Deux-Sèvres.  Deux  autres 
commissaires  dont  le  témoignage  n'était  pas  sus- 
pect, Barbé-Marbois  et  Fourcroy,  établissaient  que 
la  Révolution,  en  province,  n'avait  modifié  d'aucune 
façon  les  croyances.  «  Quand  la  connaissance  du 
cœur  humain,  dit  le  rapport  de  Fourcroy,  n'ap- 
prendrait pas  que  la  grande  masse  des  hommes 
a  besoin  de  religion,  de  culte  et  de  prêtres,  la  fré- 
quentation des  habitants  des  campagnes  et  surtout 
de  celles  qui  sont  très  éloignées  de  Paris,  la  visite 
des  départements  que  j'ai  parcourus,  me  l'aurait 
seule  bien  prouvé.  C'est  une  erreur  de  quelques 
philosophes  modernes,  dans  laquelle  j'ai  été  moi- 
même  entraîné,  que  de  croire  à  la  possibilité  d'une 
instruction  assez  répandue  pour  détruire  les  pré- 
'  jugés  religieux.  Ils  sont  pour  le  plus  grand  nombre 
des  malheureux  une  source  de  consolation.  Ils  l'ont 
même  été  pour  quelques  esprits  très  éclairés  de 
tous  les  siècles.  Il  faut  pardonner  et  souffrir  dans 
le  plus  grand  nombre  des  humains  une  opinion 
que  les  lumières  les  plus  grandes  et  le  génie  le 


110  LA  DOUr.GEOISIE   FUANÇAISE 

plus  profond  ont  laissée  germer  dans  la  tête  de 
Pascal,  de  Newton,  de  Rousseau.  La  "uerre  de  la 
Vendée  a  donné  aux  gouvernements  modernes  une 
grande  leçon  que  les  prétentions  de  la  philosophie 
voudraient  en  vain  rendre  nulle.  » 

A  Vannes,  Barbé-Marbois  était  entré  le  jour  des 
Rois  dans  la  cathédrale;  on  célébrait  la  messe  con- 
stitutionnelle ;  il  n'y  avait  que  le  prêtre  et  deux  ou 
trois  pauvres.  A  quelque  distance  de  là,  Barbc- 
Marbois  trouva  dans  la  rue  une  si  grande  foule 
qu'il  ne  pouvait  plus  passer!  C'étaient  des  gens  de 
toute  condition  qui  n'avaient  pu  pénétrerdans  une 
chapelle  déjà  remplie  de  fidèles,  où  l'on  disait  la 
messe  appelée  des  catholiques.  Ailleurs,  les  églises 
des  villes  étaient  pareillement  désertes  et  Ton  aliaif, 
à  travers  des  chemins  affreux,  dans  les  villages  voi- 
sins, entendre  les  prières  d'un  prêtre  récemment 
arrivé  d'Angleterre.  Il  en  était  de  même  en  Auver- 
gne et  en  Limousin.  Des  lettres  du  temps  nous 
montrent  toute  la  bourgeoisie  aux  genoux  d'un  vieux 
prêtre,  aumônier  de  la  princesse  de  Conti  pendant 
l'émigration,  et  devenu  le  véritable  curé  de  la  petite 
ville  de  La  Souterraine.  Les  autels  se  relevaient 
d'eux-mêmes;  une  statistique  administrative  con- 
state   qu'au   18   Brumaire,  le  culte  était  rétabh 


sous   LE    DIRECTOir.E  ET   LE  CONSULAT.       111 

dans  [resqiie  toutes  les  communes  de  France. 
La  plupart  des  personnages  entourant  le  pre- 
mier consul  étaient,  au  coniraire,  indiflerents  ou 
sceptiques;  quelques-uns  même  étaient  athées. 
Dans  le  monde  officiel,  les  croyances  religieuses 
étaient  une  marque  certaine  de  faiblesse  d'esprit. 
A  Paris,  le  culte  catholique  n'était  suivi  que  par 
des  femmes  et  des  vieillards.  Les  jeunes  filles 
de  la  bourgeoisie  recommençaient  à  faire  leur  pre- 
mière communion;  mais  les  nombreux  adhérents 
qu'avait  conservés  dans  les  familles  parisiennes 
la  philosophie  du  xyiii°  siècle  craignaient  que  la 
protection  du  gouvernement  ne  relevât  le  crédit 
du  clergé.  La  séparation  de  l'Église  et  de  l'État 
désirée  par  La  Fayette  était-elle  possible?  Elle  sou- 
levait la  grave  question  du  droit  d'acquérir,  au 
lendemain  de  la  vente  des  biens  ecclésiastiques  ; 
et,  pour  les  esprits  clairvoyants,  elle  préparait  au 
clergé  un  retour  incontestable  d'influence.  Pouvait- 
on,  en  1800,  «  prolestantiser  »  la  France?  Aux  yeux 
des  gens  qui  l'eussent  souhaité  comme  Fourcroy, 
l'occasion  était  perdue  depuis  la  Constituante,  et 
la  force  des  choses  entraînait  les  plus  résistants. 
Fallait-il  adopter  la  théophilanthropic  de  La  Ré- 
vellière-Lepeaux?  L'opinion  la  jugeait  ridicule.  Il 


112  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

vaut  mieux,  pensait  la  bourgeoisie,  mettre  le  clergé 
catholique  dans  la  dépendance  d'un  gouvernement 
bienfaisant  et  protecteur  que  de  le  laisser  agir  iso- 
lément sur  l'esprit  des  populations.  L'ancienne 
tradition  latine  et  française  de  la  subordination 
de  la  religion  au  pouvoir  civil  était  encore  vivante 
chez  tous  les  légistes.  Il  fallait  simplement,  suivant 
le  mot  de  Siméon  au  Tribunal,  «  placer  les  prêtres 
plus  qu'ils  ne  l'étaient  sous  la  main  du  pouvoir  ». 
Le  conseiller  d'État  qu'on  chargeait  de  formuler 
le  nouveau  droit  canonique  issu  de  la  transaction 
avec  la  Révolution,  Portails,  comme  presque  tous 
les  membres  des  anciennes  familles  parlementaires, 
était  fort  attaché  aux  maximes  de  l'Eglise  gallicane. 
Pour  les  doctrines  théologiques,  il  en  était  reslé  à 
Bossuet  et  à  la  déclaration  de  1682.  L'ancienne 
règle  du  gallicanisme  :  «  L'Église  est  dans  l'Élat,  et 
non  l'État  dans  l'Église  »,  fut  le  fond  de  la  nou- 
velle constitution  ecclésiastique  de  la  France.  La 
sécularisation  de  la  société  moderne  fut  consacrée. 
La  puissance  temporelle  et  la  puissance  spirituelle 
devaient  être  nettement  séparées.  Le  but  de  la 
haute  bourgeoisie  était  de  n'attribuer  au  catholi- 
cisme aucun  des  caractères  politiques  qui  seraient 
inconciliables  avec  le  nouveau  droit  social;  elle 


sous  LE   DIRECTOIRE  ET   LE  CONSULAT.      113 

entendait  qu'il  fût  la  religion  de  la  majorité  des 
Français  et  non  celle  de  l'État.  En  protégeant  le 
culte  catholique,  elle  ne  voulait  pas  le  rendre  domi- 
nant et  exclusif,  mais  veiller  sur  sa  doctrine  et  sur 
sa  police,  afin  de  tourner  des  institutions  si  impor- 
tantes à  la  plus  grande  utilité  publique  ;  elle  ne 
croyait  pas  devoir  ressusciter  les  ordres  monasti- 
ques supprimés;  elle  ne  désirait  qu'un  clergé  sécu- 
lier, des  prêtres  ayant  des  fonctions  dans  un  dio- 
cèse; elle  ne  voulait  pas  davantage  que  le  clergé 
pûtposséderà  ce  titre  des  propriétés  immobilières  ; 
elle  se  souvenait  des  principes  de  d'Aguesseau  et 
de  son  édit  de  \1^9  sur  les  acquisitions  des  biens 
de  mainmorte. 

Le  Concordat  fut  inspiré  par  ces  idées  politiques. 
La  tolérance  n'y  eût  pas  trouvé  une  éclatante  con- 
firmation, si  les  articles  organiques  n'avaient  pas 
été  dictés  en  même  temps.  L'égalité  des  cultes,  un 
des  glorieux  héritages  de  la  Déclaration  des  droits 
de  l'homme,  était  reconnue  de  la  manière  la  plus 
explicite,  et  le  protestantisme,  où  les  opinions  mo- 
dérées d'une  fraction  de  la  bourgeoisie  s'abritèrent, 
était  relevé  enfin  des  interdictions  et  des  ana- 
thèmes.  Ce  n'était  pas  toute  la  liberté,  c'était  l'exis- 
tence légale  et   administrée.  La  bourgeoisie  ne 


iU  LA  KOUKGEOISIb;   FRANÇAISE 

comprit  pas  autrement,  dans  sa  haine  de  la  théo- 
cratie, la  paix  avec  l'Eglise. 

Si,  dans  le  sein  du  Corps  législatif  et  du  Sénat 
conservateur,  si  même  parmi  les  conseillers  d'Etat 
et  les  jeunes  généraux,  le  Concordat  rencontra  un 
accueil  silencieux  ou  moqueur,  il  en  fut  autrement 
en  province.  Il  répondait  au  sentiment  religieux  et 
à  la  raison  de  cette  masse,  pleine  de  bon  sens  et 
avide  d'union,  qui  constituait  la  France  bour- 
geoise. 

Cependant  les  légistes  ne  croyaient  pas  que  la 
société  civile  fût  réorganisée  tant  que  leur  rêve, 
longuement  poursuivi,  d'unité  et  d'égalité  ne  serait 
pas  définitivement  affermi  par  la  législation,  par 
un  code  unique  pour  toute  la  France.  Réaliser  en- 
fin, au  profit  de  la  patrie  renouvelée,  cette  pensée 
de  posséder  à  jamais  et  pour  tous,  la  loi  la  plus  rai- 
sonnable, la  plus  claire,  la  plus  juste;  quel  pays 
pouvait  aspirer  à  cette  œuvre  grandiose  et  incom- 
parable, sinon  le  nôtre,  qui,  depuis  plus  de  trois; 
siècles,  était,  par  extîellence,  l'école  du  droit?  On] 
ne  dira  jamais  assez  les  services  rendus  à  la  civili- 
sation et  au  monde  par  ces  immortels  légistes,  qui] 
surent  à  la  fois  conserver  les  traditions  des  anciens] 
principes,  transiger  entre  les  coutumes  et  le  droit 


sous   LE  DIRECTOIRE   ET  LE  CONSULAT.      117 

romain,  et  vivifier  par  l'esprit  de  89  ce  travali,  d^nt 
les  années  ne  font  qu'assurer  et  montrer  les  assises 
majestueuses,  l'ordre  lumineux  et  l'harmonieuse 
sanesse.  En  dehors  des  noms  célèbres  de  Tronchet, 
de  Portahs,  de  Treilhard,  de  Berlier,  de  Malieville, 
de  Bigot,  il  faudrait  citer  aussi  les  conseillers  d'État, 
les  membres  du  Tribunal,  du  Corps  législatif.  La 
lisle  des  hommes  judicieux  et  instruits  qui  prirent 
part  aux  discusions  des  divers  chapitres  du  code 
civil  est  un  livre  d'or  pour  la  bourgeoisie  et  com- 
plète la  liste  des  députés  à  la  Constituante.  Une 
énumération  serait  fastidieuse.  Bornons-nous  à 
mentionner  Thibaudeau,  Siraéon,  Rœderer,  Merlin 
(de  Douai),  Regnault  de  Saint-Jean  d'Angely,  Cha- 
bot (de  l'Allier),  Real,  Duchâlel,  Chazal,  Boulay 
Cambacérès,  Cretet,  Defermon,  Régnier,  Lacuée 
Bérenger,  Emmery,Eschassériaux:,  Thiessé,  FaurO; 
Petiel,  Duveyrier,  Grenier,  Goupil  de  Préfeln 
Favard,  Savoye-Rollin,  Jaubert. 

Les  titres  de  prince,  de  duc,  de  comte,  de  ba- 
ron, que  la  plupart  d'entre  eux  acceptèrent  plus 
tard,  ne  vaudront  jamais  celui  de  collaborateur  à 
la  fondation  de  la  société  civile  française.  C'est  là 
leur  éternel  honneur;  ils  le  partagèrent  avec  les 
membres,  plus  ignorés,  du  tribunal  de  cassation 


lie  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

et  des  tribunaux  d'appel,  dont  les  remarques  et 
les  observations  avaient  rappelé  les  plus  beaux 
jours  de  la  science  juridique.  Tous,  du  Nord  au 
Midi,  étaient  avides  d'assurer  l'ordre  social,  de 
rétablir  dans  leur  intégrité  les  vrais  principes,  si 
longtemps  méconnus,  et  de  contribuer  à  doter  leur 
pays  de  bonnes  lois  civiles,  le  plus  grand  bien  que 
les  hommes  puissent  donner  et  recevoir. 

Ce  résultat,  le  plus  durable  des  longs  et  indomp- 
tables efforts  de  la  bourgeoisie,  nous  le  devons  à 
ces  contemporains  du  Consulat.  Le  régime  de  Bo- 
naparte, en  ces  moments  heureux,  suivit  et  déve- 
»oppa  les  inspirations  des  conseillers  qui  l'entou- 
."aient  jusqu'au  jour  où,  enivré  et  isolé  par  la 
puissance,  il  porta  lui-même  la  main,  en  créant  les 
majorais  et  le  domaine  extraordinaire,  sur  les 
principes  d'égalité  qui  représentaient  l'esprit  de 
.a  Révolution  française. 

Cette  étude  n'est  pas  un  commentaire,  ni  un 
sxposé  des  motifs  du  code  civil,  et  nous  n'avons 
pas  à  faire  ressortir  davantage  son  importance  et 
ses  bienfaits.  En  n'isolant  pas  absolument  les  insli- 
utions  civiles  du  passé  et  en  les  liant  à  l'avenir,  nos 
lieux  ont  imprimé  à  leur  ouvrage  ce  caractère  de 
stabilité  qui  en  garantit  la  durée. 


sous  LE  DIRECTOIRE  ET  LE   CONSULAT.      117 

Ainsi  l'administration  était  organisée,  les  rap- 
ports entre  l'Église  et  l'État  réglés,  l'unité  de  la 
législation  civile  créée,  mais  un  autre  problème 
préoccupait  la  haute  bourgeoisie  :  l'instruction  et 
l'éducation  de  ses  fils. 

La.  mobilité  et  la  contradiction  des  systèmes 
d'enseignement  présentés  depuis  six  ans  opposaient 
de  grands  obstacles  à  la  réorganisation  des  col- 
lèges. Les  écoles  centrales,  qui  en  tenaient  lieu, 
avaient  besoin  d'être  réformées.  Les  classes  d'his- 
toire, de  belles-letires,  de  législation  étaient  dé- 
sertes. Les  cours  de  mathématiques,  de  chimie, 
de  dessin  étaient  un  peu  plus  suivis,  parce  que  les 
sciences  ouvraient  les  carrières  lucratives.  Quel- 
ques services  qu'eussent  rendus  les  anciennes  con- 
grégations enseignantes,  la  bourgeoisie  ne  songeait 
pas  à  les  reconstituer.  Elle  croyait  cependant  qu'on 
pouvait  emprunter  à  ces  maîtres  renommés  leur 
système  de  direction,  ce  que  le  premier  consul  ap- 
pelait «  leur  police  morale  ».  Le  système  d'instruc- 
tion publique,  créé  par  la  loi  du  11  floréal  an  x, 
reçut  tous  ses  développements.  Les  enfants  de  la 
bourgeoisie  envahirent  les  nouveaux  lycées,  qui 
s'élevèrent  de  toutes  parts.  La  commission  chargée 
de  faire  le  choix  des  livres  classiques  pour  chaque 


us  LA  BOURGliOISlE  FllANÇAISE 

CiKsse  de  laliii  et  pour  celle  de  belles-lettres  avaii 
marché  sur  la  trace  de  Rollin  et  désigné  en  grande 
partie  les  auteurs,  les  méthodes  acceptés  dans  les 
collèges  de  l'Oratoire  ou  des  Pères  de  la  Doctrine 
{rapport  du  27  floréal).  Mais  les  lycées  étaient  iso- 
lés, indépendants  les  uns  des  autres.  L'avenir  des 
maîtres  qui  se  consacraient  à  l'enseignement 
secondaire  n  était  pas  assuré  ;  eux-mêmes  n'étaient 
pas  assujettis  à  une  discipline  commune.  La  bour- 
geoisie appelait  de  ses  vœux  la  formation  d'un  corps 
enseignant;  l'ordre  civil  se  lorlifierait  ainsi  par  la 
création  d'une  sorte  de  corporation  laïque  dépen- 
dant de.  'État.  Les  anciens  patriotes  de  89  voulaient, 
en  majeure  partie,  que  leurs  fils  ne  fussent  ni 
dévots  ni  athées.  Ils  les  voulaient  appropriés  à  l'état 
de  la  nation  et  de  la  société.  En  un  mot,  une  insti- 
tution d'enseignement  d'État  paraissait  aux  pères 
de  famille  une  garantie  contre  la  réouverture  des 
établissements  des  jésuites. 

Quant  à  Bonaparte,  qui  savait  s'emparer  des 
idées  des  autres  pour  les  agrandir,  il  avait  un 
autre  but;  il  voyait  dans  un  corps  enseignant 
fortement  organisé,  ayant  une  hiérarchie,  des 
grades  et  sojmis  à  des  règles  d'avancement,  un 
moyen  de  diriger  les  opinions  politiques  et   philo- 


sous   LE   DIRECTOIRE  ET  LE   CONSULAT.      119 

sophiques.  Il  répétait  la  phrase  célèbre  de  Leib 
nitz  :  «  Donnez-moi  l'instruction  publique  pendant 
un  siècle  et  je  changerai  le  monde.  » 

Pour  les  classes  moyennes,  la  question  était 
autre  :  trouver  l'éducation  qui  convenait  à  la 
société  nouvelle,  fondée  sur  les  principes  de  la 
Révolution.  Le  conseil  d'Etat,  voix  autorisée  des 
aspirations  de  la  haute  bourgeoisie,  ne  chercha, 
dans  les  neuf  rédactions  successives  du  projet,  que 
la  solution  pratique  de  ce  problème  :  séculariser 
l'instruction  publique,  comme  le  code  civil  avait 
sécularisé  la  France  :  l'Université  fut  créée.  Son 
originalité  et  son  utilité  ne  consistaient  pas  seule- 
ment dans  l'étude  des  langues  et  de  la  littérature 
de  la  Grèce  et  de  Rome,  dans  cet  apprentissage 
des  plus  nobles  sentiments  humains;  l'éminent 
service  qu'elle  devait  rendre  aux  jeunes  bourgeois 
consistait  surtout  dans  l'enseignement  critique  de 
riiistoire  et  des  doctrines  philosophiques.  C'est  en 
ce  sens  que  les  principes  de  89  étaient  fortement 
engagés  dans  la  création  de  l'Université  fran- 
çaise. 

Sans  doute,  on  ne  tendait  nullement  alors  à 
donner  aux  enfants  les  connaissances  morales  et 
politiques  qui  font  les  citoyens  et  les  préparent  à 


120  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE. 

participer  aux  travaux  de  leur  gouvernement. 
Sans  doute,  on  leur  parlait  plus  de  Bonaparte  que 
de  l'État,  en  les  exaltant  pour  la  gloire;  mais, 
comme  le  remarquait  dès  lors  une  femme  d'une 
haute  raison  et  d'un  mâle  bon  sens,  madame  de 
Rémusat,  la  force  de  l'étude,  la  puissance  du 
temps  développèrent  bien  vite  chez  les  professeurs, 
comme  chez  les  élèves,  l'esprit  d'examen  et  d'indé- 
pendance démocratique.  Ce  qui  restait  de  l'an- 
cienne noblesse  le  comprit  si  bien  qu'elle  éloigna 
ses  enfants  des  lycées.  La  jeunesse  bourgeoise,  au 
contraire,  vint  s'y  fortifier  de  la  toute-puissance  de 
l'opinion  publique  et  elle  acquit  une  supériorité 
incontestable.  C'est  grâce  à  l'enseignement  de 
l'histoire,  quelque  restreint  qu'il  fût,  que  l'esprit 
libéral  se  réveilla  dans  l'âme  de  la  jeunesse,  et 
c'est  à  l'Université  que  nous  devons  ces  classes 
moyennes  de  la  Restauration,  qui  ne  le  cédèrent  à 
leurs  aînées  de  89  ni  par  l'éloquence,  ni  par  le 
courage,  ni  par  le  patriotisme. 


r 


Rassurée  sur  le  maintien  des  résultats  sociaux 
de  la  Révolution  et  sachant  gré  au  premier  consul 
de  la  préserver  du  retour  des  jacobins,  la  bour- 
geoisie n'aspirait  plus  qu'à  pouvoir  réparer  les 
pertes  de  sa  fortune,  exercer  librement  son  esprit 
et  cultiver  en  repos  ses  vertus  privées. 

Une  seule  catégorie  de  personnes  avait  su  tirer 
parti  des  malheurs  publics  et  de  la  détresse  finan- 
cière, c'étaient  ceux  qui,  prévoyant  le  discrédit  du 
papier-monnaie  et  l'ayant  reçu  de  toutes  mains, 
dans  la  vigueur  de  sa  jeunesse,  avaient  pu  ainsi 
acquérir  toutes  les  marchandises  ;  puis,  par  le  jeu 
de  la  hausse  et  de  la  baisse,  avaient  accaparé  presque 


122  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

lout3  la  monnaie  d'or  ou  d'argent.  Fiers  de  leurs 
richesses  rapidement  acquises,  ils  avaient  obtenu 
la  fourniture  des  divers  services.  Au  milieu  de 
misères  sans  nom,  ils  donnaient  le  spectacle  de 
scandaleuses  prodigalités;  et  leurs  femmes  subite- 
ment élevées  à  l'opulence,  hormis  d'honorables 
•exceptions,  prêtaient  au  ridicule.  Jusque  dans  les 
premières  années  du  siècle,  la  vieille  bourgeoisie 
leur  tint  rigueur.  «  Je  t'ai  quittée  l'autre  jour  pour 
aller  à  l'Opéra,  écrivait  unjcune  officier,  Maurice 
Dupin,  à  sa  mère;  on  devait  donner  Corisande,  c» 
fut  Renaud.  Mais  rien  ne  contrarie  un  provincial 
c'est  là  où  va  ce  qu'on  appelle  à  présent  la  bonne 
compagnie.  Vous  y  voyez  des  jeunes  femmes  char- 
mantes d'une  élégance  merveilleuse;  mais,  si  elles 
ouvrent  la  bouche,  tout  est  perdu  !  Vous  entendez  : 
Sacristi,  que  c'est  bien  dansé!  Il  fait  un  chaud 
du  diable  ici!  Vous  sortez;  des  voitures  bril- 
lantes et  bruyantes  reçoivent  tout  ce  beau  monde 
et  les  braves  gens  s'en  retournent  à  pied  et 
se  vengent,  par  des  sarcasmes,  des  éclaboussures 
qu'ils  reçoivent.  On  crie  :  «  Place  à  M.  le  fournis- 
seur des  prisons!  Place  à  M.  le  Brise-Scellés!  » 
Mais  ils  vont  toujours  et  s'en  moquent.  Quoique 
tout  soit  renversé,  on  peut  dire  comme  autrefois  : 


sous  LE  DIRECTOUIK  ET  LE  CONSULAT.   123 

<  Llionnèle  homme  à  pied  et  le  faquin  en  voilure! 
Ce  sont  d'autres  faquins,  voilà  tout.  » 

En  province,  où  n'existaient  qu'en  petit  nombre 
agioteurs  et  fournisseurs,  les  fortunes  de  la  bour- 
geoisie étaient  atteintes.  Les  paysans,  qui  jouissaient 
des  bienfaits  du  nouveau  régime,  sans  prendre 
désormais  aucun  intérêt  à  la  chose  publique, 
étaient  plus  à  l'aise.  Mais  les  négociants  étaient 
ruinés;  voyant  l'État  manquer  à  ses  engagements, 
plus  d'un  n'avait  eu  nul  scrupule  à  faire  ban- 
queroute. Nos  ports  de  commerce  étaient  vides.  La 
prospérité  de  Marseille  et  de  Lorient,  avec  leur 
mouvement  de  3,000  bâtiments,  avec  leur  chan- 
tiers d'où  sortaient,  par  an,  plus  de  60  navires,  / 
avait  disparu.  Les  excès  de  la  Terreur,  les  guerres 
maritimes,  la  suppression  de  la  franchise  en 
étaient  la  cause.  Les  importations  et  les  exporta-  \ 
lions,  durant  les  six  derniers  mois  de  l'an  ix,  ne 
représentaient  pas  un  mouvement  égal  à  celui 
qu'offraient  autrefois  quinze  jours  de  paix.  Les 
armateurs  qui  envoyaient  des  vaisseaux  aux  deux 
Indes  étaient  réduits  à  un  petit  commerce  de  détail 
qui  soutenait  à  peine  leur  famille. 

De  ^ages  mesures  financières,  la  réOfganisation 
de  la  comptabilité  publique,  le  rétablissement  des 


12-i  LA  BODRGEOISIE  FRANÇAISE 

bourses  de  commerce  et  surtout  le  caractère  légal 
reconnu  à  la  Banque  de  France  rendirent  le  plus 
vif  essor  aux  imaginations.  De  toutes  parts,  les 
manufactures  se  rouvrirent.  La  création  de  la 
caisse  d'amortissement  fonda  le  crédit  public;  les 
maisons  de  commerce  conçurent  des  projets  de 
spéculation  embrassant  l'étude  entière  du  conti- 
nent. Nos  soieries,  sans  rivales  dans  tous  les  temps, 
reprirent  la  route  des  marchés  de  l'Europe.  L'ac- 
tivité du  premier  consul  venait  ajouter  aux  efforts 
des  particuliers  de  vastes  travaux  d'utilité  géné- 
rale. Des  routes  monumentales,  des  ponts,  des 
canaux  étaient  en  pleine  exécution.  On  recommen- 
çait à  embellir  Paris. 

Du  moment  que  les  hommes  qui  guettent  les 
faiblesses  des  gouvernements  pour  en  profiter 
s'aperçurent  du  goût  de  Bonaparte  pour  les  jouis- 
sances de  la  vanité,  ils  ne  manquèrent  pas  d'appiau- 
dir  à  ce  penchant  et  à  le  cultiver.  La  Révolution 
avait  fait  violence  aux  anciennes  habitudes,  elle  ne 
les  avait  pas  déracinées.  Lorsque,  le  1 9  février  1 800, 
le  premier  consul  était  parti  du  Luxembourg  en 
costume  officiel  pour  venir  s'installer  aux  Tuile- 
ries, le  cortège  s'était  trouvé  formé  par  des  fiacres 
dont  les   numéros  étaient  recouverts  de  papier. 


sous  LE   DIRECTOIRE   ET   LE   CONSULAT.      125 

Deux  années  à  peine  avaient  suffi  pour  opérer  la 
plus  rapide  métamorphose.  Les  formes  empruntées 
aux  républiques  anciennes  avaient  fait  place  à  des 
formes  militaires;  l'élégance  reprenait  partout  ses 
droits,  sauf  pourtant  dans  l'intérieur  des  habita- 
tions. 

Il  fallut,  en  effet,  plusieurs  années  pour  que  la 
haute  bourgeoisie  pût  reprendre  ses  goûts  de  luxe 
et  de  confort  élégant  dans  ses  demeures;  mais  la 
question  du  costume,  toujours  si  importante  en 
France,  n'attendit  pas  longtemps  sa  solution.  Plus 
de  cocardes,  plus  de  pantalons  :  des  bas  de  soie, 
des  souliers  à  boucles,  des  épées  de  parade,  des 
chapeaux  sous  le  bras.  Les  femmes,  qui  poussaient 
à  l'nncienne  mode,  étaient  cependant  ennemies  de 
la  poudre.  Le  Litre  de  madame  leur  avait  été  rendu 
chez  le  premier  consul  et  dans  les  billets  d'invita- 
tion qu'il  leur  faisait  adresser.  Ce  retour  à  l'an- 
cien usage  avait  bientôt  gagné  le  reste  de  la  nation. 
Quant  à  la  dénomination  de  citoyen,  elle  ne  fut 
supprimée  que  le  29  floréal  (mai  1804)  après  avoir 
pendant  douze  années  régné  dans  les  écrits  et  dans 
la  conversation. 

Les  mœurs    monarchiques   avaient  donc   vite  '] 
reparu  sous  le  badigeon  révolutionnaire  et  elles 


1-26  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

élendaient  partout  leur  empire.  Dans  le  ravisse- 
ment universel,  on  aurait  eu  peine  à  entendre  des 
voix  discordantes.  Qui  donc  écoutait  ce  mot  de 
Joubert  sur  Bonaparte  :  «  Quel  dommage  qu'il 
soit  si  jeune  et  qu'il  ait  eu  de  mauvais  maîtres!  » 
Les  plus  récalcitrants,  comme  Gohier,  ne  pouvaient 
que  constater  sans  lui  résister  «  cet  enthousiasme 
délirant  qui  fermentait  dans  les  têlesj  celte  in- 
fluence magique  que  le  nom  seul  du  premier  consul 
exerçait  sur  les  imaginations  ».  Courts  moments 
d'illusion  et  de  jeunesse,  où  la  bourgeoisie,  satis- 
faite par  la  certitude  de  l'ordre  matériel  et  de  la 
possession  tranquille  du  bien-être,  fut  éblouie  par 
la  gloire  !  Elle  fit  taire -ses  principes,  ses  croyances, 
.es  souvenirs  d'un  passé  si  près  d'elle;  elle  parti- 
cipa à  la  fierté  commune  delà  nation,  qui  se  croyait 
invincible  et  reine  du  monde. 

A  défaut  de  salons,  le  théâtre,  et  spécialement  la 
Comédie-Française,  exerçait  sur  les  classes  bour- 
geoises une  influence  prépondérante. 

C'est  seulement  à  Paris  que  la  rentrée  d'im 
acteur  pouvait  prendre lesproportions  d'un  événe- 
ment; cela  était  arrivé  en  mai  1790,  en. pleine 
Révolution,  à  Larive,  qui,  à  la  suite  d'un  mouve- 
ment de  dépit  et  d'humeur,  avait,  depuis  trois  ans, 


sous   LE  DIlîECTOIRE  ET    LE   CO.N'SULAT.     l'27 

quitté  la  Comédie-Française.  11  y  était  fort  regretté 
Ses  anciens  camarades,  sentant  tout  ce  que  fi  re- 
traite leur  faisait  perdre,  lui  avaient  adressé  plu- 
sieurs députations  pour  le  presser  de  rentrer, 
s'engageant  d'avance  à  accepter  les  conditions  qu'il 
pourrait  exiger.  11  résistait,  refusant  même  les 
deux  ou  trois  parts  qu'on  le  priait  d'accepter.  Eniin 
la  Comédie  l'emporta.  Mais  à  qui  dut-elle  sa  vic- 
toire? A  l'abbé  Gouttes,  qui  présidait  en  ce  mo- 
ment l'Assemblée  nationale.  Ancien  vicaire  de 
Paris,  dans  le  quartier  du  Gros- Caillou,  où  demeu- 
rait Larive,  il  avait  conservé  pour  lui  beaucoup 
.  d'amitié.  Il  ne  dédaigna  pas  de  déployer  toute  son 
éloquence  pour  déterminer  le  célèbre  comédien  à 
oublier  ses  griefs  ;  et,  suivant  le  jargon  du  temps, 
il  lui  fit  voir  sa  rentrée  au  théâtre  «  comme  un 
acte  de  civisme  digne  de  ses  vertus  ».  Larive  céda 
et  promit  Œdipe.  L'intérêt  que  l'abbé  Gouttes  pre- 
nait à  la  représentation  était  si  vif,  qu'il  voulut  en 
être  témoin;  il  pria  donc  un  de  ses  collègues  de 
vouloir  bien  remplir  pour  lui  ce  jour-là  les  fonc- 
tions de  président  de  la  Constituante  (spectacle 
non  moins  curieux!).  Personne  ne  fut  scandalisé 
de  savoir  que  l'abbé  avait  servi  d'intermédiaire 
entre  les  comédiens  ei  leur  camarade,  et  qu'il 


128  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

avait  échangé  pour  la  représentation  de  rentrée  le 
fauteuil  de  président  contre  une  place  au  parterrpi 
On  sait  l'histoire  de  la  Comédie-Française  pen- 
dant la  période  révolutionnaire.  En  1800,  le  goût 
public  tendait  à  se  réformer.  Après  un  long  boule- 
versement, lorsque  l'ordre  politique  recommence 
sa  marche  régulière,  est-ce  que  l'ordre  littéraire 
ne  suit  pas  de  son  mieux?  Il  est  des  heures  où  un 
esprit  tranchant,  un  jugement  hautain  et  dogma- 
tique répond  aux  besoins  de  l'opinion.  Cet  état  des 
intelligences  fut  la  cause  de  l'indiscutable  autorité 
^  de  la  critique  dramatique  de  Geoffroy.  La  bour- 
geoisie et  lui  étaient  faits  pour  se  comprendre. 
Leurs  idées  étaient  assorties.  Ils  cherchaient  en 
toutes  choses  l'autorité.  Voltaire,  après  avoir  régné 
presque  seul  sur  la  scène,  cédait  le  pas  à  Corneille, 
à  Racine,  qui  reprenaient  faveur.  Les  nouvelles 
générations  de  la  bourgeoisie  s'en  nourrissaient. 
Le  Misanthrope  réapparaissait  au  milieu  des  petites 
comédies  musquées,  «  comme  si  le  duc  de  Sully, 
retiré  depuis  longtemps  dans  ses  terres,  arrivait 
de  la  campagne  et  entrait  dans  la  salle  du 
conseil,  en  face  des  petits-maîtres  de  la  cour  de 
Louis  XIII  ».  Jamais,  du  reste,  plus  brillants  inter- 
prètes n'avaient  été  donnés  aux  chefs-d'œuvre  du 


sous  LE   DIRECTOIRE   ET  LE   CONSULAT.       129 

génie  français.  Jamais  notre  belle  langue  n'avait 
été  mieux  prononcée.  C'était  l'école  classique 
par  excellence  que  celte  maison,  avec  des  maîtres 
comme  Saint-Prix,  Fleury,  Monvel,  Talma,  mesde- 
moiselles Raucourt,  Contai,  Duchesnoiset  la  jeune 
mademoiselle  Mars. 

Ce  n'éiait  plus,  comme  dans  les  soirées  ardentes 
de  la  Révolution,  une  cohue  bruyante  qui  venait 
applaudir  ces  acteurs,  dont  la  parfaite  tenue,  les 
élégantes  manières  étaient  un  enseignement,  alors 
que  les  traditions  presque  partout  ailleurs  étaient 
oubliées.  Le  parterre  des  vieux  habitués  se  recon- 
stituait, et  les  magistrats,  le  barreau,  le  haut  né- 
goce, le  corps  médical  le  remplissaient  et  ravi- 
vaient le  goût  aux  yeux  de  l'Europe,  jalouse  des 
succès  de  la  première  scène  du  monde.  Les  débuts 
de  mademoiselle  Duchesnois  et  de  mademoiselle 
George  passionnaient  et  divisaient  la  société  pari- 
sienne autant  que  les  passions  politiques  la  lais- 
saient froide;  les  feuilletons  de  Geoffroy  étaient 
attendus  avec  autant  d'impatience  qu'autrefois  un 
discours  de  Mirabeau. 

Celte  passion  du  théâtre,  elle  perçait  même  dans 
l'éducation  nouvelle  donnée  aux  jeunes  filles  de  la 
bourgeoisie.  De  1791  à  1796,  les  moyens  d'instruc- 


130  LA    BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

tion  leur  avaient  parlout  manqué.  Non  seulement 
les  couvents,  mais  les  petites  écoles  tenues  par  des 
religieuses  avaient  été  fermées;  vers  4797,  des 
pensionnats  et  des  externats  s'établirent.  L'initia- 
tive était  venue  de  l'ancienne  lectrice  de  Marie- 
Antoinette,  madame  Campan.  Elle  avait  ouvert, 
après  le  9  thermidor,  un  pensionnat  à  Saint-Ger- 
main et  inauguré  pour  les  jeunes  filles  l'éducation 
laïque.  Dans  le  règlement  de  cette  maison,  comme 
plus  tard  à  Écouen,  les  idées  pédagogiques  de  ma- 
dame de  Mainlenon  dominaient,  mais  avec  le  senti- 
ment de  ce  qu'exigeait  une  société  issue  de  la  Révo- 
lution. L'art  de  bien  lire  y  était  estimé  au  plus  haut 
degré  et  remplaçait  presque  la  passion  de  la  danse. 
Le  théâtre  était  un  auxiliaire  de  l'éducation.  En 
province,  les  maîtresses  de  pension  louaient  la  salle 
de  spectacle  pour  leurs  élèves,  et,  si  nous  voulions 
connaître  exactement  la  note  qui  dominait  en  l'an  ix 
chez  les  jeunes  filles  de  la  bourgeoisie,  nous  la  trou- 
verions dans  une  lettre  de  madame  B...,  racontant 
à  sa  petite  fille  ses  impressions  de  jeunesse  : 

«  Mes  compagnes  et  moi,  nous  n'avions  qu'un 
rêve,  qu'un  c.jsir  :  entendre  Talma  dans  Manlius 
ou  dans  Abufar  et  assister  à  une  revue  du  premier 
consul.  » 


sous   LE   DIRECTOIRE  ET   LE  CONSULAT.     13f 

Ainsi  se  transformaient  les  familles  bourgeoises» 
s'éloignant  de  jour  en  jour  des  mœurs,  des  cou 
tûmes  du  xviii'  siècle,  comme  elles  en  avaient 
quitté  les  modes;  prenant  de  plus  en  plus  posses- 
sion de  l'administration  par  leur  amour  des  fonc- 
tions publiques,  refaisant  leur  fortune  par  le  travai. 
et  l'économie. 
Préservées  par  leur  esprit  pénétrant,  positif  et 

i  fin,  de  tout  ce  qui  était  imprudent  et  désordonné, 
les  femmes,  avec  une  raison  aimable  et  solide,  re- 
prenaient le  gouvernement  de  cette  société  encore 
mal  assise,  mais  qui  n'avait  plus  à  offrir  à  leurs  ran- 
cunes vaniteuses  les  inégalités  d'autrefois.  Si  leur 
cœur  de  mère  avait  déjà  la  crainte  des  levées 
d'hommes  trop  nombreuses,  leur  esprit  rasséréné 
n'avait  cependant  d'autres  préoccupations  poli 
tiques  que  le  retour  d'un  attentat  comme  celui  de 
la  me  Saint-Nicaise. 

j      Quelques  années  avaient  suffi  pour  creuser  un 
abîme  infranchissable  entre  deux  mondes. 


VI 


i 


Il  restait  pourtant  quelques  survivants  du  mond 
philosophique,  quelques  représentants  de  ces  salon 
bourgeois  du  xvm*  siècle  où  l'on  pensait  à  tout 
où  l'on  parlait  de  tout,  rien  que  par  mouvemen 
et  plaisir  d'esprit;  où  l'on  conservait  les  tradition 
de  V Encyclopédie,  où  l'on  demeurait  attaché  au 
idées  de  liberté  et  d*humanité.  Ces  débris  du  pass 
avaient  trouvé  une  dernière  maison  hospitalier! 
à  Auteuil,  chez  une  femme  excellente  et  distinguée 
ayant  plus  de  bonté  que  d'esprit,  plus  de  tact  et 
d'ingénuité  que  de  savoir,  plus  de  naturel  et  de 
simplicité  que  de  passion,  et  belle  encore  malgréi 
les  années.  Elle  se  nommait  madame  Helvétius. 


sous   LE  DIRECTOIRE  ET   LE  CONSULAT.       133 

De  bonne  heure,  alors  qu'elle  n'était  que  made- 
moiselle de  Ligneville,  elle  avait  connu  tous  les 
gens  de  lettres  chez  sa  tante,  madame  de  Graffigny. 
En  ce  temps-là,  on  l'appelait  Minette;  quand  elle 
était  lasse  des  beaux  esprits,  elle  quittait  le  cercle 
pour  aller  jouer  au  volant  avecTiirgot,  qui  étudiait 
en  Sorbonne  et  portait  la  soutane.  On  ne  sait  pour- 
quoi elle  ne  l'avait  pas  épousé.  Helvétius,  frappé  de 
sa  beauté,  lui  offrit  sa  main,  après  s'être  démis  de 
ses  fonctions  de  fermier  général.  Leur  salon  ras- 
semblait à  peu  près  les  mêmes  personnes  qu'on 
voyait  chez  le  baron  d'Holbach  :  Diderot,  D'Alem- 
berl,  Condillac,  Thomas,  l'abbé  Raynal. 

Comme  Helvétius  sortait  habituellement  après  le 
dîner  pour  aller  à  l'Opéra  ou  à  la  Comédie,  sa 
femme  faisait  seule  les  honneurs  du  logis.  Elle 
avait  acquis  cette  qualité  supérieure,  chez  une 
grande  dame,  de  s'intéresser  à  tous  sans  vouloir 
t  plaire  à  un  seul.  Trois  enfants  étaient  nés  de  son 
mariage  :  un  fils  qui  mourut  jeune,  et  deux  filles, 
madame  d'Andlau  et  madame  de  Mun,  celles  que 
Franklin  nommait  les  Etoiles.  Ce  fut  un  des  mé- 
nages les  plus  heureux  de  Paris.  Les  envieux 
disaient  en  parlant  de  M.  et  madame  Helvétius  : 

<  —  Ces  gens-là  ne  prononcent  pas  comme  les 

8 


134  LA   BOURGEOISIE  FIIANÇAISE 

autres    les  mots  :   mon   mari,  ma   femme,  mes 
enfanis.  » 

La  mort  d'IIelvétiiis  ayant  fait  passer  en  d'autres 
mains  la  majeure  partie  de  sa  fortune,  sa  veuve 
s'était  retirée  à  Auteuil  avec  20CG0  livres  de  renie. 
C'était  plus  qu'il  ne  lui  en  fallait  pour  vivre 
heureuse  chez  elle  entourée  de  ses  amis.  Le 
premier  de  tous,  au  moment  où  la  Révolution 
éclata,  était  FaLbé  Morellet.  De  1760  à  1789,  il  y 
eut  peu  d'exemples  d'une  liaison  aussi  étroite, 
aussi  douce;  Morellet  passait  régulièrement  deux 
ou  trois  jours  par  semaine  à  Auteuil.  Il  y  avait 
transporté  sa  bibliothèque  et  y  avait  commencé  le 
fameux  Dictionnaire  du  commerce^  qui  ne  vit  ja- 
mais le  jour  et  pour  lequel  il  recevait  une  subven- 
tion; de  telle  sorte  que  les  malins  disaient  qu'il 
faisait  le  «  commerce  du  Dictionnaire  ». 

A  deux  pas  d'Auteuil,  à  Passy,  demeurait  Fran- 
klin. Durant  son  long  séjour  en  France,  ce  fut  im 
échange  continuel  de  visites  et  de  dîners.  L'amabi- 
lité simple,  le  bon  sens  railleur,  la  bonhomie, 
l'indulgence,  la  sérénité  douce  en  faisaient  l'agré- 
ment. On  arrivait  à  dire  et  à  écrire  les  plus  char- 
manies  folies.  Qui  pouvait  s'attendre  à  trouverj 
Franklin  si  ami  du  badin  âge?  Un  malin,  après 


sous  LE   DIHtCTOUîE  FT   LE   CONSULAT.      135 

avoir  passé  la  journée  de  la  veille  à  laisser  leur 
fantaisie  s'abandonner  à  tous  les  caprices,  ma- 
dame Ilelvélius  ne  reçut-elle  pas  de  son  voisin 
cette  déclaration  qui  n'effarouchait  pas  nos  grand'- 
mères  : 

«  Chagriné  de  votre  résolution,  écrit-il,  pro- 
noncée si  fortement  hier  au  soir  de  rester  seule 
pendant  la  vie,  en  l'honneur  de  votre  cher  mari, 
je  me  retirai  chez  moi  !  je  tombai  sur  mon  lit,  je 
me  crus  mort  et  je  me  trouvai  dans  les  champs 
Élysées.  »  Franklin  y  rencontre  Ilelvétius!  Oublieux 
de  ses  liens,  il  avait  pris  nouvelle  femme,  madame 
Franklin.  «  Je  l'ai  réclamée,  mais  elle  me  disait 
froidement  :  «  J'ai  formé  une  nouvelle  connexion 
»  qui  durera  l'éternité.  »  Mécontent  de  ce  refus  de 
mon  Eurydice,  j'ai  pris  tout  de  suite  la  résolution 
de  revenir  en  ce  bas  monde,  revoir  le  soleil  et  vous. 
Me  voici,  vengeons-nous  !  » 

Madame  Ilelvétius  ne  se  vengea  pas.  Franklin 
retourna  en  Amérique  en  1786,  emportant  avec 
lui  les  meilleures  heures  de  la  maison  d'Auteuil. 
Il  laissait  Cabanis  à  son  amie,  Cabanis  de  qui  elle 
disait  :  «  Si  la  doctrine  de  la  transmigration  était 
vraie,  je  serais  tentée  de  croire  que  l'âme  de  mon 
fils  a  passé  en  lui.  » 


136  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

Ce  fut  autour  de  Cabanis  qu'allait  se  grouper  la 
seconde  société  d'Auteuil.  Il  n'avait  que  vingt-deux 
ans  lorsque  Turgot,  qui  l'avait  connu  pendant  son 
intendance  de  Limoges,  le  présenta  à  madame 
Ilelvélius;  il  revenait  d'un  voyage  en  Pologne  avec 
une  santé  languissante;  madame  Helvétius  lui  avait 
proposé  de  se  fortifier  à  Auteuil.  Il  avait  accepté; 
et  le  calme,  la  douceur  d'une  vie  régulière  et  pai- 
sible, lui  rendaient  la  vie.  Cabanis  avait  trouvé, 
installé  dans  la  maison  avec  Morellet,  un  ancien 
bénédictin,  homme  de  sens  et  de  bon  esprit,  l'abbé 
Laroche.  C'était  lui  qui,  en  1771,  était  allé  en 
Hollande  porter  le  manuscrit  de  V Homme,  qu'Hel- 
vétiuslui  avait  confié.  En  apprenant  la  nouvelle  de 
sa  mort,  il  était  revenu  auprès  de  sa  veuve  et  s'était 
dévoué  entièrement  à  elle. 

Tels  étaient  les  trois  personnages  qui  vécurent 
ensemble  plus  de  quinze  ans  sous  le  toit  de  ma- 
dame Ilelvélius.  Jusqu'en  89,  leurs  opinions  diffé- 
raient peu.  S'ils  avaient  des  querelles,  c'était  tout 
au  plus  à  propos  de  la  passion  de  leur  amie  pour 
les  chats.  La  maison,  il  est  vrai,  en  était  remplie. 

«  Ils  sont  dix-huit,  écrivait  Morellet,  et  vont 
être  incessamment  trente,  mangeant  tout  ce  qu'ils 
attrapent,  ne  faisant  rien  que  tenir  leurs  mains 


sous   LK  DIRECTOIRE  ET  LE  CONSULAT.      137 

dans  leurs  robes  fourrées,  et  se  chauffer  au  soleil 
en  laissant  la  maison  s'infester  de  souris.  On  avait 
proposé  de  les  prendre  dans  un  piège  et  de  les 
noyer...  On  pourrait  proposer  pour  eux  un  part: 
plus  doux  qui  tournerait  au  profit  de  l'Amérique... 
Nous  aurions  de  quoi  en  charger  un  petit  bâtiment. 
Ces  chats  ne  feront  que  retourner  dans  leur  véri- 
table patrie.  Amis  de  la  liberté,  ils  sont  absolument 
déplacés  sous  les  gouvernements  d'Europe.  Ils 
pourront  donner  aussi  quelques  bons  exemples. 
Car  d'abord  ils  sauront  se  retourner  contre  l'aigle 
qui  les  emporte;  et  en  lui  enfonçant  les  griffes  dans 
le  ventre,  le  forcer  de  redescendre  à  terre  pour  se 
débarrasser  d'eux.  Nous  devons  aussi  leur  rendre 
celte  justice  que  nous  n'avons  jamais  vu  entre  eux 
la  moindre  dispute  à  la  gamelle,  qu'on  leur  porte 
régulièrement  deux  fois  par  jour.  Chacun  prend 
son  morceau  et  le  mange  en  paix  dans  son  coin.  > 
Ainsi  se  passaient  les  soirées  d'Auteuil  quand  la 
Révolution  fit  son  entrée  violente  dans  le  monde. 
La  courtoisie,  l'amabilité  en  souffrirent.  Volney, 
Sieyè<,  Condorcet,  Bergasse,  Chamfort,  furent  pré- 
sentés par  Cabanis.  Les  discussions  se  multipliaient, 
s'aigrissaient  même.  A  la  suite  d'un  mémoire 
publié  par  l'abbé  Morellet,  sur  les  troubles  du  bas 


138  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Limousin,  sans  en  prévenir  Cabanis,  originaire  de 
cette  province,  la  dissension  se  mit  entre  les  vieux 
amis.  Madame  Helvétius  se  réserva  quelques  obser- 
vations. Morellet  emporta  ses  meubles  et  ses  livres, 
et  ne  revit  plus  celle  qui  lui  avait  donné  tant  de 
preuves  d'affection. 

Madame  Helvétius  défendait  la  Révolution, parce 
qu'elle  avait  relevé,  ennobli,  rendu  plus  heureuse 
la  partie  la  plus  nombreuse  de  la  nation;  mais  son 
enthousiasme  se  changea  en  animadversion  contre 
les  révolutionnaires,  dès  qu'elle  vit  les  massacres, 
le  pillage,  la  tyrannie  des  jacobins.  Dans  ses  dégoûts 
comme  dans  ses  sympathies,  elle  fut  très  bourgeoise. 
Cabanis  avait  bientôt  souffert  comme  elle  dans  ce 
qu'il  aimait  le  mieux.  La  prison,  l'échafaud,  le  sui- 
cide, lui  enlevaient  chaque  jour  ses  amis.  L'abbé 
Laroche  était  arraché  à  l'affection  de  madame  Hel- 
vétius, et  Cabanis  lui-même  n'était  sauvé  que  par 
la  reconnaissance  qu'il  avait  inspirée  aux  habitants 
d'Auteuil,  dont  il  était  le  médecin. 

Cependant    ces     derniers     représentants    du 
xviir  siècle  ne  perdirent  pas  la  foi  dans  l'hu- 
manité et  dans  un  meilleur  avenir.  Ils  crurent 
d'abord  en  Bonaparte,  Cabanis  surtout.  Le  grand] 
séducteur  avait  désiré    rendre   visite,  après   le 


sous  LK  DIRECTOIRE  ET  LE  CONSULAT.   13;) 

ISBruraaire,  à  madame  Helvétius.  «  Général,  lui 
avait-elle  dit,  en  se  promenant  avec  lui,  vous  ne 
savez  pas  combien  on  peut  trouver  de  bonheur 
dans  trois  arpents  de  terre.  »  Un  an  après,  elle 
mourait;  son  dernier  mol  était  pour  Cabanis, 
qui  baisait  ses  mains  déjà  froides,  en  l'appelant  : 
«  Ma  bonne  mère!  »  Elle  répondit  :  «  Je  la  suis 
toujours.  y> 

La  mort  de  celle  excellente  femme,  qui  avait 
ajouté  à  l'art  si  dilficile  de  plaire  l'art  supérieur 
de  se  faire  aimer,  n'avait  pas  dissous  la  réunion  à 
laquelle  son  charme  avait  présidé.  La  société  d'Au- 
teuil  devint  un  cénacle.  C'est  elle  qui,  dans  les 
années  silencieuses  de  l'Empire,  resta  comme  une 
protestation,  au  nom  des  illusions  déçues;  c'est 
elle  que  Bonaparte,  devenu  le  maître  du  monde, 
poursuivait  de  ses  sarcasmes,  en  appelant  idéo- 
logues ces  bourgeois  penseurs  et  écrivains  devenus 
prêtres  d'un  temple  abandonné  un  moment,  mais 
prêt  à  se  rouvrir. 

Ils  se  reconnaissaient  à  ce  signe  ineffaçable  qu'ils 
conservaient  les  traditions  de  1789,  qu'ils  étaient 
apôtres  de  la  raison  et  de  la  science  et  ne  voyaient 
pas  de  bornes  aux  progrès  de  l'esprit  humain. 
C'étaient   Cabanis,  Tracy,  Yolney,  Gérando,  Gin- 


140  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

guené,  Thurot,  Andrieux,  Laromiguière,  Daunou, 
Maine  de  Biran,  Gallois,  Fauriel. 

Cabanis  servait  de  lien  à  ces  esprits  distingués; 
de  leurs  entretiens,  de  leurs  réflexions  sortait  ce 
beau  livre,  qui  produisit  un  effet  considérable  : 
Bapports  du  physique  et  du  moral  de  V  homme. 

Une  femme  d'une  exquise  beauté  et  d'une  intel- 
ligence rare  passait  à  travers  les  conversations  de 
ces  sages.  Nous  avons  nommé  Charlotte  de  Grou- 
chy,  sœur  de  madame  de  Condorcet.  Cabanis  l'avait 
épousée  pour  obéir  aux  volontés  suprême  de  Con- 
dorcet, qui  lui  avait  légué  le  soin  de  sa  famille  et 
le  dépôt  de  ses  écrits.  Ayant  plus  d'âme  que  ceux 
qui  l'accusaient  de  ne  pas  y  croire,  il  vivait  dans  la 
quiétude  entre  la  femme  qu'il  adorait  et  une  amitié 
dont  la  tendresse  délicate  comprenait  sa  nature 
parfaite,  l'amitié  de  Fauriel.  Pour  exprimer  cette 
fleur  de  bonté,  de  douceur  qu'il  avait  reconnue 
dans  le  cœur  du  fils  quasi-adoptif  de  madame 
Helvétius,  Manzoni  le  nommait  «  cet  angélique 
Cabanis  ».  En  1808,  il  s'éteignit  brusquement  et, 
avec  lui,  la  société  d'Auleuil. 

Tracy,  d'un  esprit  si  ferme  et  si  rigoureux,  était 
trop  renfermé  pour  renouer  ces  chers  entrelions.  Il 
s'appelait  lui-même  le  solitaire  d'Auteuil.  Daunou^ 


sous  LE  DIRECTOIRE  ET   LE  CONSULAT.     141 

depuis  que  la  mort  Tavait  séparé  de  Marie-Joseph 
Chénier,  se  laissait  aller  à  ses  sentiments  4e  nai- 
santhrophie  studieuse;  Gérando,  Laromiguière, 
se  détachaient  de  l'école  de  Condillac  et  ressen- 
taient les  souffles  régénérateurs  du  siècle.  Ces 
intelligences  nettes  et  vigoureuses,  ces  républi- 
cains de  l'an  m,  qui  avaient  accepté  le  18  Bru- 
maire, s'arrêtèrent  mécontents  devant  l'Empire. 
Les  uns,  comme  Volney,  n'avaient  pas  pardonné  à 
Bonaparte  le  Concordat;  les  autres,  froissés  d'avoir 
vu  supprimer  l'.\cadémie  des  sciences  morales  et 
politiques,  dont  ils  faisaient  presque  tous  partie, 
représentèrent  dans  leur  altitude,  dans  leur  lan- 
gage, la  revendication  constante  et  calme  du  droit. 
Les  derniers  rayons  du  soleil  du  xviu*  siècle,  qui 
s'éteignait  devant  une  réaction  déclarée  dans 
les  doctrines,  dans  les  sentiments,  dans  les 
talents,  éclairèrent  ce  groupe  de  bourgeois  d'une 
vigueur  morale  indéniable. 

A  cette  époque  de  gloire  militaire  arrivait  à 
Paris  un  jeune  homme  qui  devait  être  un  jour  le 
chef  politique  de  la  haute  bourgoisie,  quand  sonna 
l'heure  suprême  et  où  elle  se  divisa  et  où  elle  per- 
dit la  partie  qu'elle  jouait  depuis  soixante  ans.  Fils 
lui-même  de  la  Révolution,  qui  lui  avait  donné  la 


142  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE. 

liberté  religieuse  et  un  état  civil,  il  fut  frappé  du 
spectacle  auquel  il  assistait.  Les  excès  et  les 
caprices  ^e  la  force  avaient  remplacé  le?  élans  vers 
la  liberté.  Sécheresse,  froideur,  isolement  des 
sentiments  et  des  intérêts  personnels,  tels  étaient 
le  train  et  l'ennui  ordinaire  du  monde.  Les  fidèles 
héritiers  des  salons  lettrés  du  xviii'  siècle  demeu- 
raient seuls  étrangers  à  la  réaction,  seuls  ils  con- 
servaient les  plus  nobles  et  les  plus  aimables  dis- 
positions de  leur  temps  :  la  promptitude  à  la 
sympathie,  la  curiosité  bienveillante  et  empressée, 
et  surtout  le  besoin  de  libre  entretien.  Ce  jeune 
homme  original,  avide  de  tout  connaître,  au  visage 
amaigri  et  grave,  aux  yeux  de  flàiTimc,  qui  déce- 
laient une  ardeur  concentrée  et  une  passion  in- 
domptable, s'appelait  François  Guizot.  Que  d'évé- 
nements devaient  s'accomplir  depuis  son  arrivée  à 
Paris  jusqu'en  1848  !  Quels  contrastes!  Qui  eût  osé 
prédire  en  1809  les  deux  invasions,  le  retour  des 
Bourbons,  le  réveil  de  la  liberté,  le  triomp'.ie  de  la 
bourgeoisie,  enfin  la  chute  du  gouvernement 
fondé  par  elle;  et  tout  cela  en  moins  de  quarante 
ans! 


III 


LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

SOUS  l'empire  et  les   premières    années 

DE   la    restauration 


Les  plus  rebelles  cependant  cédaient  devant 
réclatante  fortune  du  premier  consul.  La  bour- 
geoisie parisienne,  toujours  frondeuse,  avait  trouvé 
dans  Camille  Jordan  l'écho  de  ses  sentiments,  lors- 
que le  Sénat  servile  supplia  Bonaparte  d'avoir  la 
bonté  de  se  faire  empereur.  Sans  doute  il  était  entré 
dans  son  vote  un  sentim  ent  profond  de  reconnais- 
sance pour  l'homme  qui  gouvernait.  Appelé  au  pou- 
voir dans  des  jour  s  de  désordre,  Bonaparte  avait 


144  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

vaincu  les  ennemis  du  dehors,  dicté  la  paix,  com- 
mencé la  justice,  consolé  le  malheur.  «  Il  est  natu- 
rel, ce  mouvement  d'un  peuple  généreux  qui  aime 
à  prolonger  l'autorité  qui  l'a  sauvé.  Nous  nous  fus- 
sions défiés  de  ce  sentiment  de  reconnaissance, 
comme  trop  sujet  à  égarer  les  peuples,  si  à  ces  con- 
sidérations ne  s'en  était  joint  une  autre  qui  a  du 
fixer  nos  suffrages.  C'est  la  ferme  confiance  que 
bientôt  Bonaparte,  appréciant  les  nouvelles  circon- 
stances qui  l'entourent,  n'écoulant  que  l'inspiration 
de  son  âme  et  la  voix  des  bons  citoyens,  posera  lui- 
même  à  l'autorité  dont  il  est  investi  une  limite, 
qu'il  ne  profitera  de  cette  prolongation  de  sa  ma- 
gistrature que  pour  achever  et  réaliser  des  institu- 
tions dont  le  but  sera  de  former  dans  le  sein  de  ce 
peuple  un  pouvoir  véritablement  national.  » 

Quelques  libéraux  sincères,  Lanjuinais,  Carnot, 
Lambrechts,  applaudissaient  à  ces  paroles  et  eus- 
sent voulu  que  la  dictature  du  18  Brumaire  fît  place 
à  des  institutions  sérieusement  représentatives.  En 
moins  de  deux  ans,  tous  les  corps  créés  pour  balan- 
cer l'action  gouvernementale,  le  Tribunal,  le  Corps 
législatif,  le  Sénat,  avaient  perdu  toute  indépen- 
dance. Les  sénateurs  réclamaient  l'hérédité,  les  tri- 
buns dem;m  laient  que  la  durée  de  leurs  Ibnclionsi 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.        145 

fût  portée  de  cinq  à  dix  ans  et  leur  traitement  de 
quinze  à  vingt-cinq  mille  francs.  Les  membres  du 
corps  législatif,  de  leur  côté,  insistaient  pour  obte- 
nir des  avantages  analogues. 

Austerlilz  fit  accepter  la  servitude  par  la  haute 
bourgeoisie,  et  le  régime  impérial  lui  parut  pendant 
quelques  années  si  bien  établi,  qu'elle  rechercha 
pour  ses  enfants  les  fonctions  publiques.  Elle  trouva 
l'empereur  disposé  à  s'attacher  la  jeunesse,  à  lui 
offrir  des  occasions  d'agir,  de  se  produire  et  d'exer- 
cer de  l'autorité.  L'égalité,  rien  que  l'égalité, 
tel  était  le  mot  de  ralliement  entre  les  hommes 
de  la  Révolution  et  Napoléon;  les  paroles  qu'on 
lui  attribue  après  l'adoption  de  la  proposition 
Curée  peignent  bien  l'état  des  âmes  pendant  ces 
années  d'éblouissement.  Il  se  vantait  d'avoir  ter- 
miné doucement  la  Révolution,  parce  qu'il  ne 
déplaçait  aucun  intérêt  et  qu'il  en  éveillait  beau- 
coup. 

«  Qu'est-ce  qui  a  fait  la  Révolution?  disait-il. 
C'est  la  vanité.  Qu'est-ce  qui  la  terminera  ?  Encore 
la  vanité;  la  liberté  est  un  prétexte.  L'égalité,  voilà 
notre  marotte  !  »  Et  madame  de  Rémusat  qui  cite 
cette  conversation  ajoute  que  Bonaparte  avait  en 
effet  fini  par  se  persuader  qu'en  conservant  sa 


i46  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

propre  personne  il  gardait  de  la  Révolution  tout 
ce  qu'il  était  utile  de  ne  pas  détruire. 

L'heure  sonna  bientôt  où  les  principes  d'égalité 
eux-mêmes  furent  froissés  et  les  intérêts  menacés. 
Un  travail  lent  et  continu  se  fit  alors  dans  l'esprit 
de  la  bourgoisie.  Dure  destinée  !  Reprendre  encore, 
après  avoir  tout  donné,  le  chemin  des  déceptions 
amères  ! 

Si  aucune  Ca^j  garanties  inspirées  par  l'idée  de 
liberté  ne  subsistait,  elle  avait  cru  du  moins  que 
l'idée  d'égalité,  la  base  du  nouveau  règne  ne  subi- 
rait aucune  atteinte.  C'était  un  leurre.  Le  14  août 
1806,  un  sénatus-consulte  créa  les  majorais  et  le 
substitutions.  Bonaparte  montrait  plus  clairemei 
quels  rêves  monarchiques  hantaient  son  cerveai 
par  les  décrets  de  1808  établissant  la  noblesse  impj 
riale  ;  ce  ne  furent  pas  les  membres  des  anciennes 
assemblées  révolutionnaires,  non  plus  que  les  offi- 
ciers généraux  qui  défendirent  le  principe  d'égalité. 
Cambacérès  devenait  prince,  Fouché  devenait  duc, 
Treilhard,  Merlin  et  tant  d'autres  conventionnels, 
acceptaient  le  titre  de  comte.  On  assistait  au  mêr 
spectacle  que  celui  donné  sous  l'ancien  régime  ps 
les  acquéreurs  de  droits  féodaux.  Les  hôtels  dure? 
porter  sur  leurfaçade  le  nom  du  propriétaire  anobli 


sous  L'EMPIRE  ET   LA  RESTAURATION.        147 

vSi  le  code  civil  n'eût  pas  été  promulgué,  il  aurait 
I  subi  des  modifications  qui  l'eussent  mis  en  har- 
monie avec  le  nouveau  système  monarchique,  et 
Bonaparte  n'eût  pas  employé  la  voie  détournée  des 
}  sénatus-consultes  organiques.  Il  n'en  fut  pas  de 
\  même  du  code  pénal  qui  n'était  pas  achevé  et  on 
j  sut  le  terminer  «  de  manière  à  en  faire  un  arsenal 
à  l'usage  du  despotisme  ».  Le  plus  précieux  des 
I  droits,  l'institution  du  jury  criminel  fut  menacée. 
Il  faut  lire  dans  les  Mémoires  de  Miot  de  Mélito,  le 
récit  de  la  séance  du  conseil  d'État  tenu  à  Saint- 
Cloud  le  4  juin  pendant  les  débats  du  procès  de 
Moreau.   Bigot,  Gambacérès,  Porlalis   lui-même, 
avaient  cédé,  lorsque  Berlier  dansun  discours  plein 
de  force  et  de  raison  écrasa  ses  adversaires,  après 
avoir    réfuté    victorieusement   leurs    sophismes. 
Loi'squ'on  alla  aux  voix  et  que  la  majorité  du  con- 
seil se  fut  prononcée  pour  le  jury,  l'empereur,  qui 
■présidait,  leva  brusquement  la  séance.  Le  jury 
'  était  sauvé. 

Que  pouvait  être  la  société  mondaine  sous  un 

pareil  régime?  Sans  doute  dans  la  haute  banque  et 

:  dans  l'industrie,  le  goût  des  réceptions  se  répandait, 

'  sans  doute  Paris  redevenait  la  capitale  du  monde 

civiUsé,  par  l'affluence  des  étrangers,  par  l'éclat  du 


148  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

théâtre,  par  le  luxe  de  la  nouvelle  cour;  mais  il  ne 
faudrait  pas  croire  que  les  salons  des  banquiers, 
des  grands  négociants,  eussent  la  liberté  de  propos 
sans  laquelle  la  conversation  et  l'esprit  s'abaissent. 
En  dehors  de  Gérard,  qui  avait  fait  le  portrait  de 
toutes  les  têtes  couronnées  et  dont  les  réceptions 
avaient  un  caractère  semi-officiel,  en  dehors  de 
madame  Bertin  de  Vaux,  chez  qui  se  réunissaient 
Fiévée,  Féletz,  Leclerc,  Girodet,  Boissonnade,  le 
jeune  Villemain,  Hoffmann,  cercle  choisi  qui  se 
dispersa  en  1811,  après  la  confiscation  du  Journal 
des  Débals,  la  bourgeoisie  avait  ouvert  peu  de 
salons. 

Madame  Hainguerlot,   aussi   bonne  que  spiri- 
tuelle, dont  Arnault,  Duvicquet,  Lenoir,  Méhul 
Digeon  fréquentaient  les  soirées,  madame  Haii 
guerlot   et  son    mari,   d'humeur    indépendante 
avaient  donné  de  l'irritation  au  maître.  Il  avait  fa| 
appeler  Fouché,  et  devant  ses  hésitations,  Savai 
avait  reçu  l'ordre  de  faire  arrêter  M,  Hainguer- 
lot. On  savait  que  ce  dernier  devait  dîner  chez  ma- 
dame  Regnault  de  Saint-Jean  d'Angély.   Savary 
fit  investir  la  maison  par  la  gendarmerie  d'élite. 
M.  Hainguerlot,  averti,  segardabien  de  sortir.  Sur 
ces  entrefaites,  Regnault  de  Saint-Jean  d'Angély 


sous   L'EMPIRE   ET  LA  RESTAURATION.      149 

revint  du  conseil  d'État.  Il  ne  fut  pas  moins  surpris 
qu'embarrassé  de  voir  la  force  armée  autour  de  sa 
demeure.  Il  lui  était  difficile,  à  raison  de  sa  posi- 
tion môme,  de  receler  chez  lui  la  personne  que 
cherchait  le  duc  de  Rovigo.  M.  Ilainguerlot  dit 
alors  à  l'un  de  ses  amis,  M.  Cachard  :  «  Tiens, 
voilà  la  clef  de  la  petite  porte  du  jardin;  va  en  re- 
connaissance; examine  si  toutes  les  issues  sont 
occupées,  je  compte  sur  toi  !  »  Cachard  suit  avec 
confiance  ces  instructions;  mais  à  peine  eut-il  mis 
le  pied  dans  la  rue,  que,  malgré  ses  cris,  il  est 
£  lisi  et  transporté  dans  une  voiture  par  les  gen- 
darmes. On  leva  le  blocus  et  M.  Hainguerlot  effec- 
tua paisiblement  sa  retraite  par  la  porte  cochère. 

Il  n'est  guère  possible,  sous  un  pareil  régime, 
de  retrouver  dans  la  pratique  de  la  vie,  cette  large 
équité  et  ce  respect  de  la  liberté  d'autrui  qui 
étaient  la  marque  propre  de  la  sociabilité  française. 

Dans  la  profession  libérale  la  plus  surveillée,  le 
barreau,  les  rapports  sociaux  n'avaient  plus  qu'un 
caractère  professionnel.  Sur  deux  cents  membres 
inscrits  au  tableau  de  l'ordre  à  Paris,  trois  seu- 
lement, nous  l'avons  dit,  avaient  voté  pour  l'Em- 
pire; il  fallait  moins  que  cela  pour  attiser  les 
rancunes  déjà    manifestées    par   Bonaparte.   Les 


150  LA  liOUIlGEOISIE  FRANÇAISE 

Lépidor,  les  Billecoq,  les  Gicquel,  les  Bonnet,  les 
Archambault,  les  Delacroix-Frainville,  continuaient, 
dans  leur  intérieur  laborieux  et  modeste,  les  tradi- 
tions du  barreau  du  xviir  siècle,  avec  la  même  in- 
dépendance de  conscience,  la  même  mesure  et  la 
même  pointe  d'humeur  gauloise.  Quant  aux  hauts 
fonctionnaires  appartenant  presque  tous  à  la  bour- 
geoisie, ils  formaient  depuis  l'Empire  une  tribu  à 
part  et  un  corps  d'administrateurs  remarquables. 

Mais  les  intérêts  devaient  inévitablement  s'alar- 
mer. Déjà  depuis  1805,  des  bruits  d'invasion 
anglaise  avaient  fait  resserrer  l'argent.  Depuis  la 
chute  des  assignats,  le  numéraire,  quoiqu'il  eût 
promptement  réparé  ses  vides,  était  demeuré  insuf- 
fisant. Toutes  les  correspondances  de  négociants 
sont,  à  ce  sujet,  remplies  de  plaintes.  Malgré  les 
mandements  cpiscopaux  lus  dans  les  églises  pour 
faciliter  la  conscription,  on  commençait  aussi  à 
éprouver  quelque  fatigue  de  voir  la  guerre  remettre  i 
si  souvent  en  question  les  destinées  des  particuliersj 
et  même  celles  du  pays. 

Certes  la  législation  commerciale  soigneusement] 
étudiée,  conçue  sur  un  plan  uniforme  et  vaste, i 
aurait  pu  amener  le  plus  grand  bien;  mais  il  fal-j 
lait   plus  de  capitaux  et  plus  débouchés.  La  con-' 


sous   L'EMPIRE   ET  LA  RESTAURATION.       151 

duile  violente  de  l'Angleterre,  courant  sur  notre 
pavillon,  causait  des  pertes  immenses  à  nos  ports. 
La  paix  n'était  plus  que  fictive.  Les  traités  ne  ser- 
vaient qu'à  donner  le  temps  aux  anciennes  monar- 
cliies  de  rassembler  des  hommes  et  des  canons. 

Des  lettres  de  province,  écrites  en  1810  et  18! ', 
parlent  de  la  cherté  des  denrées  par  le  blocus  con- 
tinental et  des  angoisses  des  familles  peu  aisées.  On 
payait  le  sucre  six  francs  la  livre,  et  à  côté  d'une 
opulence  apparente,  on  manquait  des  choses 
nécessaires.  Nos  fabriques  n'avaient  pas  atteint  le 
degré  de  perfectionnement  nécessaire  à  l'isolement 
de  notre  commerce.  Lasse  de  s'en  prendre  aux 
Anglais,  la  bourgeoisie  attaquait  déjà  le  chef  de  la 
nation.  Les  levées  de  1811  et  de  1813  inspirèrent 
de  l'irritation.  La  formation  des  cohortes  delagarde 
nationale  (mars  1812)  fut  aussi  une  cause  de  souf- 
frances et  de  murmures.  Il  y  eut  même  de  véritables 
mutineries  et,  à  Paris,  les  jeunes  gens  des  Écoles 
avaient  poussé  dans  les  cours  publics  des  cris  sédi- 
tieux. L'emploi  des  colonnes  mobiles  pour  faire 
exécuter  les  lois  de  la  conscriplion  dans  les  dépar- 
tements exaspéra.  Il  fallut  prendre  des  mesures 
contre  les  jeunes  conscrits  qui  se  mutilaient  pour 
se  faire  l'éformer. 


152  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

La  tempête  qui  grondait  au  loin  s'approchait 
rapidement.  Dès  les  premiers  mois  de  1813,  les 
transactions  commerciales  s'étaient  arrêtées.  La 
France  s'assombrissait.  Les  sénateurs,  plus  dociles 
que  jamais,  avaient  accordé  la  levée  de  280  000  hom- 
mes. Cette  nouvelle  conscription  retombait  entière- 
ment sur  nos  vieilles  provinces.  La  nouvelle  des 
funestes  journées  de  Leipzig  (18,  19  octobre  1813) 
arriva  grossie  de  tout  ce  que  la  peur  et  l'affolement 
pouvaient  y  ajouter  de  détails  douloureux.  L'aspect 
de  Paris  devenait  morne. 

Cependant  il  se  manifestait  dans  la  bourgeoisie 
une  sorte  de  satisfaction  de  voir  l'empereur  châtié 
dans  son  ambition.  Les  effets  publics  étaient  tombés 
à  50  francs;  les  intérêts  particuliers  se  sentaient 
plus  menacés  que  jamais,  lorsqu'on  apprit  le 
2l  décembre  qu'un  corps  autrichien  avait  passe  le 
Rhin  près  de  Huningue.  L'invasion  commençait. 
Alors  l'esprit  public  se  réveilla.  L'Université  avait 
préparé  ce  mouvement  en  donnant  l'exemple  d'un 
retour  aux  doctrines  philosophiques  élevées.  L'af- 
lection  pour  le  souverain  n'existaitplus  dans  la  majo- 
rité des  classes  moyennes.  Les  hauts  fonctionnaires, 
envoyés  dans  les  départements  pour  réchauffer  le 
zèle,  ne  pouvaient  inspirer  une  confiance  qu'ils 


sous   L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.       153 

n'avaient  plus  eux-mêmes.  Les  magistral  s  qui 
avaient  eu  le  mérite  de  compléter  par  une  jurispru- 
dence saine  et  ferme,  l'œuvre  du  code  civil,  étaient 
prêts  à  accepter  tous  les  revirements  de  la  fortune. 
Ils  réservaient,  pour  l'application  des  lois,  leur 
vigueur  de  caractère,  sans  se  préoccuper  delà  mon- 
trer dans  la  conduite  de  la  vie. 

Le  Corps  législatif,  jusqu'alors  muet  et  docile,  finit 
lui-mêmepar  s'apercevoir  que  la  Révolution  s'était 
faite  pour  garantir  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté 
individuelle,  le  droit  de  propriété  et  pour  abolir 
les  distinctions  héréditaires.  Or,  la  presse  n'était- 
elle  pas  plus  asservie  que  sous  l'ancien  régime? 
N'existait-il  pas  de  véritables  lettres  de  cachet?  La 
confiscation  n'avait-elle  pas  pris  place  dans  le  code 
pénal  ?  Une  noblesse  nouvelle  n'avait-elle  pas  été 
créée  avec  des  majorats  et  des  sublitutions?  Enfin 
où  en  était  la  représentation  du  pays? 

Ce  fut  du  sein  de  la  haute  bourgeoisie  que  sortit 
le  cri  de  révolte.  Laine,  Gallois,  Raynouard,  Flau- 
gergucs,  Maine  de  Biran,  le  poussèrent.  On  sait 
que  le  courageux  rapport  de  Laine  fut  supprimé  et 
qu'un  décret  du  1"  janvier  1814  ajourna  le  Corps 
législatif.  Cet  événement  avait  produit  surtout  un 
grand  effet  dans  la  bourgeoisie  des  provinces  du 


i54  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Nord  et  de  l'Esl.  Plus  près  des  dangers  dont  l'en- 
nemi la  menaçait,  elle  prenaitles  choses  gravement. 
La  charge  de  l'impôt,  les  maux  de  la  guerre,  la  con- 
scription pesaient  lourdement  sur  elle.  Napoléon 
était  détesté  des  mères.  Quel  supplice  il  leur  avait 
imposé  pendant  tant  d'années! 

Tous  CCS  germes  de  mécontentement  se  dévelop- 
paient d'eux-mêmes  sans  l'aide  du  ferment  roya- 
liste, qui  n'existait  que  dans  un  cercle  politique 
étroit.  Revenir  à  la  République  était  impossible. 
L'abdication  de  l'empereur  au  profit  du  roi  de  Rome: 
un  enfant  avec  la  régence  de  Marie-Louise  !  la 
bourgeoisie  n'y  voyait  pas  de  garanties.  Le  conseil 
municipal  s'était  réuni  en  secret.  Les  négociants 
importants,  les  personnages  appartenant  à  la  riche 
société  bourgeoise  avaient  imité  cet  exemple  et 
avaient  choisi  pour  délégué,  un  banquier  très 
estimé,  esprit  résolu  et  libéral,  M.  Laffitte. 

La  sage  bourgeoisie  parisienne  représentait 
exactement  l'opinion  publique  ;  elle  comprenait  que 
les  Bourbons,  quoique  oubliés,  devenaient  les  suc- 
cesseurs nécessaires  de  l'empereur  renversé;  et 
que,  s'ils  montraient  du  bon  sens,  s'ils  avaient 
rintellit>ence  de  la  situation,  ils  trouveraient  les 
meilleures  volontés  au  service  de  leur  cause.  C'est 


sous   L'EJIPIRE   ET   LA   RESTAURATION.      155 

ce  que  dit  Laffille  le  30  mars  l-Sl'i,  dans  une  con- 
férence chez  Marmont.  La  bourgeoisie,  dès  le 
!"■  avril,  retrouvait  l'organe  de  ses  opinions,  le 
Joîtrnal  des  Débats.  Un  arrêté  des  membres  du 
gouvernement  provisoire  autorisait  les  Berlin  à 
reprendre  leur  propriété. 

Yeut-on  savoir  ce  que  l'Empire  avait  fait  des 
caractères  dans  le  monde  officiel? 

Dès  le  3  avril,  il  n'y  avait  pas  un  magislrat,  pas 
un  administrateur  qui  ne  remerciât  le  Sénat  impé- 
rial d'avoir  détruit  l'édifice  du  despotisme.  Et, 
parmi  les  auteurs  ou  les  complices  empressés  de 
ces  palinodies,  quels  noms  trouvons-nous  ?  Les 
anciens  conventionnels,  le  comte  Merlin,  le  comte 
Sieyés,  le  comte  Garât,  le  prince  Gambacérès,  le 
duc  Fouché,  même  le  comte  Fontanes,  et  bien 
d'autres.  Un  homme  restait  digne  et  désintéressé, 
Carnet,  qui  n'avait  pas  voté  l'Empire, 


II 


La  Restauration  a  été  pour  la  bourgeoisie  l'école 
où  elle  apprit  à  aimer  la  liberté  et  à  respecter  le 
droit. 

Jamais  les  questions  ne  furent  aussi  clairement 
posées  que  durant  cette  période  si  vivante  de  notre 
histoire;  jamais  les  circonstances  ne  furent  plus 
favorables  à  l'éveil  de  l'esprit  politique;  jamais  les 
temps  ne  se  prêtèrent  mieux  à  l'examen  des  pro- 
blèmes constitutionnels;  jamais  les  fautes  com- 
mises ne  groupèrent  aussi  plus  intimement  les 
résistances. 

Il  semble  qu'une  sorte  de  pari  eût  été  follement 
engagé  par  les  revenants  de  l'émigration  pour 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  157 

irriter,  exaspérer  el  jeter  hors  de  ses  gonds  une 
nation  jalouse,  ombrageuse,  qui  entendait  ne  rien 
céder  sur  les  conquêtes  égalitaires  et  civiles  de  la 
Révolution. 

Celte  nation  ne  demandait  alors  que  la  fin  de  la 
guerre.  Elle  n'avait  ni  antipathie  ni  hostilité  pour 
les  Bourbons.  Dans  la  mémoire  des  générations 
nouvelles,  les  noms  du  comte  de  Provence  et  du 
comte  d'Artois  n'avaient  pas  laissé  de  traces.  Le 
prodigieux  roman  que  la  France  venait  de  voir  se 
passer  sous  ses  yeux  avait  si  fortement  pris  pos- 
session de  son  imagination,  que  les  souvenirs 
môme  de  l'ancienne  histoire  étaient  presque 
eflacés. 

Heureusement  une  jeunesse  s'élevait  plus  ori- 
ginale, plus  intéressante,  aussi  passionnée  que 
celle  de  89,  avec  plus  de  maturité  et  plus  de  tris- 
tesse. 

Pendant  les  longues  guerres  de  la  République 
et  de  l'Empire,  les  mères  inquiètes  avaient  mis  au 
monde  une  génération  nerveuse,  conçue  entre 
deux  batailles,  élevée  dans  les  collèges  au  roule- 
ment des  tambours.  Surprise,  humiliée,  con- 
sternée, celte  généi'ation  se  demandait  si  elle  ne 
serait  pas  condamnée  à  rester  à  jamais  le  jouet  des 


It8  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

événements  qu'elle  se  sentait  impuissante  à  con- 
jurer. Toutes  ces  jeunes  âmes  faisaient  silencieu- 
sement le  vœu  de  se  consacrer  à  la  défense  de  la 
légalité,  au  culte  du  juste  et  du  vrai. 

Quelles  leçons  recevaient-elles  à  l'âge  où  toutes 
les  émotions  se  gravent  en  traits  ineffaçables!  Si 
madame  de  Staël,  abordant  à  Calais  après  dix  î:ns- 
d'exil,  eut  le  cœur  serré  en  apercevant  sur  la  rive 
l'uniforme  prussien  ;  si,  quelques  jours  après  son 
arrivée,  allant  à  l'Opéra,  elle  sentit  monter  des 
larmes  à  ses  yeux  en  voyant  l'escalier  bordé  de 
grenadiers  russes  et  la  salle  garnie  d'officiers 
étrangers;  si  elle  se  sentait  honteuse  de  la  grâce 
française  prodiguée  devant  les  vainqueurs,  comme 
s'il  était  encore  du  devoir  des  vaincus  de  les  amu- 
ser; qu'on  juge  du  désespoir  des  jeunes  hommes- 
de  vingt  ans  élevés  dans  la  croyance  aveugle  au 
bonheur  de  celui  qui  fatiguait  la  victoire  !  Quet 
bouleversement  dans  ces  têtes,  cependant  plus- 
fortes  que  les  nôtres,  alors  que  les  Tuileries,  le 
Louvre  étaient  gardés  par  les  troupes  de  Blu- 
cherl  Lorsque  cette  jeunesse  intelligente  et  pa- 
triote vit  paraître  la  tète  des  colonnes  de  l'Europe 
coalisée,  elle  éprouva  la  commotion  qu'avaient 
dû  ressentir   les  Romains,  lorsque  du  faîte  du 


sous  L'EMPIRE   ET   LA    RESTAURATION.       159 

Capilole,  ils  découvrirent  les  soldats  d'Alaric. 
Mais  (nous  nous  trompons)  il  y  avait  une  classe 
d'hoinnes  que  dévoraient  plus  cruellement  encore 
les  douleurs  de  la  patrie  envahie.  C'étaient  ceux  qui 
avaient  combattu  pied  à  pied  pour  la  défendre. 
Serrés  dans  leurs  redingotes  boutonnées,  cachant 
leurs  décorations,  froissant  d'une  main  crispée,  la 
pomme  de  leur  canne  comme  la  poignée  d'un 
sabre,  officiers  et  soldats  de  l'armée  impériale 
regardaient  et  n'osaient  en  croire  leurs  yeux. 

Lorsque  Louis  XVIII  entrant  dans  Paris,  le  3  mai 
1814',  descendit  à  Notre-Dame,  c'était  un  régiment 
de  la  vieille  garde  à  pied  qui  formait  la  haie  le  long 
du  quai  des  Orfèvres.  Jamais  figures  humaines,  au 
dire  de  Chateaubriand,  n'avaient  exprimé  quelque 
chose  d'aussi  menaçant  et  d'aussi  terrible. 

«  Au  bout  de  la  ligne  (c'est  l'auteur  de  la  Monar- 
chie selon  la  Charte  qui  parle)  était  un  jeune  hus- 
sard à  cheval,  il  tenait  son  sabre  nu;  il  le  faisait 
sauter  et  comme  danser  dans  un  mouvement  con- 
Yulsif  de  colère.  Il  était  pâle,  ses  yeux  pivotaient 
dans  leur  orbite.  Il  ouvrait  la  bouche  et  la  fermait 
tour  à  tour  en  faisant  claquer  ses  dents  et  en  étouf- 
fant des  cris  dont  on  n'entendait  que  le  premier 
son.  Il  aperçut  un  officier  russe;  le  regard  qu'il 


160  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

lui  lança  ne  se  peut  dire.  Quand  la  voiture  du  roi 
passa  devant  lui,  il  fit  bondir  son  cheval  et  cer- 
tainement il  eut  la  tentation  de  se  précipiter  sur  le 
roi.  » 

En  province  aussi,  les  désenchantements  de 
l'année  1814-  étaient  survenus  brusquement.  Pour 
la  première  fois  on  toucha  les  choses  du  doigt,  on 
vit  les  mourants  et  les  blessures.  Un  de  ces  petits 
incidents  dont  se  compose  la  vie  d'une  population 
impressionnable  donne  bien  l'idée  précise  de  l'état 
d'esprit  de  la  bourgeoisie  des  petites  villes.  Il  ne 
s'agit  ni  de  la  Champagne,  ni  de  la  Lorraine  dont 
le  patriotisme  légendaire  entretenait  l'entliou- 
siasme;  il  ne  s'agit  pas  davantage  de  la  Bretagne, 
de  l'Anjou  et  de  la  Vendée,  où  malgré  les  efforts 
d'une  administration  habile,  les  vieux  ferments  de 
la  guerre  civile  couvaient  encore  ;  il  s'agit  d'une 
de  ces  provinces  calmes,  où  s'élevait  silencieuse- 
ment une  des  âmes  les  plus  indépendantes,  les  plus 
sincères,  les  plus  nobles  qu'il  nous  ait  été  donné 
d'admirer. 

Un  matin  de  l'hiver  de  ISl^,  près  de  Bourg,  les 
oisifs  étaient  allés  sur  la  route,  selon  la  coutume, 
à  la  rencontre  du  messager.  «  Ce  messager  était 
un  idiot  dont  l'intelligence  n'avait  gardé  qu'une 


sous   L'EMPIRE  ET   LA  RESTAURATION.      161 

case  pour  le  sentiment  de  la  patrie.  Ordinairement 
il  tenait  à  la  main  une  branche  de  chêne  qu'il  agi- 
tait de  loin  en  signe  de  victoire.  Son  grand  chapeau 

(. 
à  cornes  était  à  demi  couvert  par  une  immense  co- 
carde tricolore  enrubannée,  mêlée  de  pâquerettes. 
Ce  jour-là,  il  ne  tenait  pas  de  branche  à  la  main; 
quand  nous  fûmes  près  de  lui,  nous  vîmes  qu'il 
n'avait  pas  de  fleurs  à  son  chapeau.  «  Mauvaises 
»  nouvelles  !  »  nous  cria-t-il.  «  Les  Kaiserliks  ne  sont 
»  pas  loin...  »  Et  il  continua  son  chemin  à  la  manière 
des  idiots,  en  trébuchant  à  chaque  pas.  J'avais  at- 
teint le  haut  d'une  montée.  Je  regarde,  je  vois  une 
interminable  file  de  cavaliers,  jusqu'au  bout  de 
l'horizon.  Ils  étaient  couverts  de  manteaux  blancs, 
car  il  pleuvait.  Ils  venaient  lentement,  en  silence, 
les  deux  rangs  écartés  aux  deux  bords  de  la  route. 
Ma  mère  pleurait.  Voilà  donc  à  quoi  avaient  abouti 
tant  d'efforts  prodigieux  !  Qui  eût  cru  que  jamais 
on  eût  vu  ce  jour-là?  Le  bruit  des  pas  des  chevaux 
résonnait  au  milieu  du  silence  des  hommes  comme 
sur  une  tombe.  Depuis  ce  moment,  on  a  cessé  d'a- 
voiren  France  la  vie  légère.  Auparavant,  même  dans 
le  plus  grand  péril,  on  gardait  une  certaine  séré- 
nité, elle  s'est  perdue  et  ne  se  retrouvera  pas.^  * 

1.  Qiiinct,  Histoire  de  mes  idées. 


1G2  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

C'était  la  première  invasion.  Contre-coup  inat- 
tendu des  émotions  ardentes  et  de  l'exaltation  des 
sentiments  douloureux  !  La  bourgeoisie,  soumise 
et  muette,  un  mois  à  peine  aupaiavant,  devint  tout 
à  coup  avide  de  lire  et  de  parler.  Cette  rapide  trans- 
formation s' expliquait  par  la  longue  incubation  de  la 
rciïexion  concentrée,  et  par  la  culture  d'esprit  que 
l'Université  avait  donnée  aux  générations  nouvelles. 
Si  les  souffrances  morales  étaient  profondes,  que 
dire  des  détresses  matérielles?  La  propriété  ru- 
rale était  encore  plus  atteinte  que  l'industrie;  l'ap- 
pauvrissement était  visible.  Les  bras  manquaient. 
Les  femmes  et  les  enfants  s'attelaient  à  la  charrue. 
On  ne  rencontrait  plus  d'hommes  dans  les  campa- 
gnes. Le  voyageur  était  frappé  de  ces  symptômes 
d'inaction  et  d'agitation  tout  à  la  fois.  Dans  une 
aussi  redoutable  crise,  cette  anxiété  des  esprits 
n'aboutissait  pas  à  l'unité  morale,  et,  s'il  y  avait 
communauté  de  malheur  et  d'expérience,  il  n'y 
avait  pas  communauté  de  pensées. 

La  haute  bourgeoisie  parisienne,  avide  de  paix, 
plus  désintéressée  des  emplois,  préoccupée  de  la 
reprise  des  affaires  et  du  travail,  fut  convaincue  la 
première  que  le  rétablissement  des  Bourbons  était 
la  seule  solution  raisonnable. 


sous   L'EMPIRE   ET  LA   RESTAURATION.       163 

La  majorité  des  commerçants,  le  barreau,  les 
esprits  éclairés  mettaient  cependant  deux  condi- 
tions absolues  au  retour  de  la  monarchie  légitime  : 
ne  pas  alarmer  les  intérêts  nouveaux  de  la  société 
française  et  constituer  une  liberté  sage  plaçant 
désormais  la  nation  à  l'abri  des  caprices  de  la 
volonté  d'un  seul.  Les  Bourbons  sauraient-ils  vivre 
avec  la  France  moderne?  La  connaissaient-ils? 
Comprendraient-ils  qu'elle  avait  donné  à  la  Révo- 
lution, son  sang,  son  cœur,  et  qu'au-dessus  des 
crimes  commis  par  quelques-uns,  il  y  avait  l'égalité 
et  la  sécularisation  conquises  par  tous  et  pour 
tous? 

Tel  était  le  problème.  Louis  XVIII  heureusement 
avait  longtemps  habité  la  patrie  du  régime  parle- 
mentaire; on  croyait  pouvoir  compter  sur  son 
expérience.  Le  Sénat  impérial,  pénétré  par  l'esprit 
pubhc.  tentait,  durant  l'interrègne,  de  réaliser  dans 
une  constitution  les  principes  elles  idées  pour  les- 
quels avaient  lutté  les  membres  les  plus  éminents 
de  la  Constituante,  Mirabeau,  Meunier,  Malouet  ; 
mais  dans  la  crainte  d'être  chassés  comme  des  ma- 
nants,  les  sénateurs  avaient  imité  les  convention- 
nels en  1795,  avec  la  cupidité  en  plus.  Ils  avaient 
stipulé  qu'ils  feraient  tous  partie  du  Sénat  nouveau 


164  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

et  avaient  ainsi  enlevé  à  leur  œuvre  toute  autorité 
et  tout  crédit. 

Malgré  sa  phrase  malheureuse  au  prince  régent 
d'Angleterre,  le  comte  de  Provence  avait  mis  à  pro- 
fit les  longues  méditations  de  l'exil.  D'autre  part, 
les  écrits  substantiels  de  Benjamin  Constant  sur  la 
distribution  des  pouvoirs,  une  brochure  de  Boyer- 
Fonfrède  sur  les  avantages  d'une  constitution  libé- 
rale, étaient  dévorés  par  des  milliers  de  lecteurs  et 
contribuaient  à  préparer  l'éducation  politique  des 
classes  moyennes.  C'était  à  qui  travaillerait  le  plus 
à  acquérir  les  connaissances  politiques  nécessaires. 
En  quelques  semaines,  les  intelligences  avaient  fait 
un  immense  effort.  L'heure  de  l'apaisement  sem- 
blait enfin  avoir  sonné  pour  notre  malheureux 
pays. 

Malgré  les  vieilleries  du  préambule  et  la  consta- 
tation des  dix-neuf  ans  de  règne,  bien  qu'elle  fût 
octroyée  et  qu'une  atteinte  eût  été  ainsi  portée  au 
principe  de  la  souveraineté  nationale,  la  Charte 
n'en  fut  pas  moins  bien  accueillie  par  la  bourgeoi- 
sie. Elle  y  vit  une  adhésion  implicite  aux  idées  de 
89,  une  satisfaction  donnée  aux  vœux  essentiels  de 
la  Révolution.  Elle  espérait  d'ailleurs  qu'en  recon- 
naissant les    gouvernements  antérieurs,    on  ne 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.        ÎG5 

déclarerait  pas  nulle  leur  autorité  ;  qu'en  choisis- 
sant dans  les  classes  moyennes  des  ministres,  des 
administrateurs,  des  généraux,  des  magistrats,  on 
n'appellerait  pas  l'égalité  une  maladie  du  siècle; 
qu'en  proclamant  la  liberté  des  cultes, on  ne  repré- 
senterait pas  l'unité  de  foi  religieuse,  commel'idéal 
à  atteindre;  qu'en  traitant  de  calomnie  le  soup- 
çon de  ménager  le  retour  de  l'ancien  régime,  on 
ne  l'offrirait  pas  aux  regrets  de  la  dynastie  et  des 
gens  «  bien  pensants  ».  En  un  mot,  suivant  la  pa- 
role d'un  de  ses  chefs  les  plus  autorisés  à  parler  en 
son  nom,  M.  de  Rémusat,  la  bourgeoisie  espérait 
qu'en  cédant  sur  les  giandes  lignes  à  Vesprit  du 
temps,  on  ne  le  qualifierait  pas  d'esprit  d'impru- 
dence et  d'erreur. 

Pour  écarter  de  sa  pensée  ces  contradictions 
d'un  gouvernement  qui  néanmoins  lui  fut  utile  et 
développa  dans  tous  les  sens  son  activité,  la  bour- 
geoisie oubliait  alors  que,  si  l'éducation  ne  man- 
quait pas  au  parti  royaliste,  l'étude  et  les  lumières 
lui  faisaient  absolument  défaut;  que,  dans  la  vieille 
noblesse  militaire  on  rencontrait  une  haine  aveugle 
de  ce  qui  s'était  réalisé  en  France  depuis  trente 
ans,  et  la  conviction  qu'avec  six  mille  gentils- 
hommes bien  armés,  on  eût  arrêté  à  jamais  tout 


166  LA   BOUHGEOISIE   FRANÇAISE 

le  mouvement  révolutionnaire.  La  bourgeoisie  ou- 
bliait que  même  chez  les  hommes  du  parti  roya- 
liste qui  s'étaient  livrés  à  l'étude,  l'aversion  du 
présent  faisait  adopter  pour  chefs  d'école  deux 
écrivains  d'une  incontestable  vigueur,  de  Maistre 
et  de  Bonald,  l'un  et  l'autre  affirmant  comme  une 
vérité  qu'aucune  loi  fondamentale  et  constitution- 
nelle ne  peut  être  écrite,  et  que,  si  elle  est  écrite, 
elle  est  nulle;  qu'il  fallait  s'en  fier  pour  l'établis- 
sement des  libertés  publiques  à  l'action  lente  et 
mystérieuse  du  temps;  et  que,  si  la  Révolution 
française  avait  abouti  à  d'abominables  excès  et 
des  déceptions,  c'est  qu'on  avait  voulu  tout  régler 
et  tout  écrire. 

En  province,  une  inquiétude  plus  grave  et  plus 
matérielle  préoccupait  la  bourgeoisie  des  cam- 
pagnes; elle  avait  acquis  à  diverses  dates  des  biens 
nationaux.  L'attitude  des  émigrés  qui  rentraient 
faisait  redouter  toutes  les  revendications  imagina- 
bles. 

La  société  française  offrait  du  reste  à  ce  moment 
un  spectacle  singulier.  Aux  uniformes  de  la  garde 
impériale  se  mêlaient  les  uniformes  des  gardes  du 
corps  et  delà  Maison-Rouge,  exactement  taillés  sur 
les  anciens  patrons. 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.       107 

«  Le  vieux  duc  d'IIavré,  avec  sa  perruque  poudrée 
et  sa  canne  noire,  cheminait  en  branlant  la  tête, 
comme  capitaine  des  gardes  du  corps,  auprès  du 
maréchal  Victor.  Le  duc  de  Mouchy,  qui  n'avait  pas 
vu  brûler  une  amorce,  défilait  à  la  messe  auprès  du 
maréchal  Oudinot,  tout  criblé  de  blessures.  Les 
dames  de  l'ancienne  cour  impériale  introduisaient 
les  douairières  du  faubourg  Saint-Germain  et  leur 
enseignaient  les  détours  du  palais.  Dans  les  rues, 
on  voyait  passer  des  émigrés  caducs,  avec  des  airs 
et  des  habits  d'autrefois.  »  Le  passé  et  le  présent, 
qui  se  trouvaient  face  à  face,  ne  se  reconnaissaient 
pas.  La  noblesse  de  province,  au  moins  celle  qui 
n'était  pas  riche,  était  venue  en  foule  à  Paris  pour 
demander  la  restitution  de  ses  biens,  et  solliciter, 
en  attendant,  des  places  de  tout  genre  et  de  (oute 
valeur.  «  Arrivaient  des  députations  de  Bordeaux 
et  d'autres  villes  du  Midi  avec  des  brassards,  des 
capitaines  de  paroisse  de  la  Vendée  surmontés  de 
chapeaux  à  laRochejaquelein*.  » 

Les  émigrés  que  le  roi  ramenait  avec  lui  n'avaient 
pas  pu  prendre  à  l'étranger  une  idée  vraie  des  chan- 
gements survenus  depuis  un  quart  de  siècle  dans 

1.  Voy.  Mémoires  cC Outre-Tombe,  Chateaubriand. 


168  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

notre  droitpublicet  dans  nos  mœurs.  Delà  meilleure 
foi  du  monde,   ils  ne  voyaient  dans  Louis  XVIII 
qu'un  roi  continuant   Louis   XV  et  Louis  XVL 
M.  Beugnol,  à  qui  ils  adressaient  leurs  réclamations, 
îes  blessait  en  essayant  de  les  convertir.  Il  profa- 
nait à  leurs  yeux  le  sanctuaire  de  la  légitimité. 
Tous  ces  hobereaux  se  montraient  peu  traitables 
sur  les  conséquences  nécessaires  du  principe  de 
l'égalité  de  l'impôt;  ils  parlaient  d'exemption  et 
menaçaient  d'avance  le  percepteur.  Quand  ils  sor- 
taient des  ministères,  ou  des  antichambres  dUi 
comte  d'Artois,  ils  rencontraient  les  officiers  ei 
demi-solde  ou  les  soldats  mutilés  qui  revenaien 
de  Montmirail,  de  Champaubert  et  des  garnison 
des  bords  du  Rhin.  Ceux-là  étaient  convaincu! 
que,  en  leur  absence,  l'étranger  aidé  de  quelques 
nobles  et  de  quelques  prêtres  avait  seul  ramené  lei 
Bourbons,  et  cette  idée  les  remplissait  d'une  véri 
table  fureur  contre  la  vieille  monarchie. 

Elle  était,  en  effet,  bien  juste  cette  comparaison 
empruntée  à  l'un  des  moralistes  satiriques  du 
moyen  âge  :  le  vieux  monde  endormi  se  réveillant 
et  se  heurtant  au  monde  nouveau  qu'il  croyaiti 
disparu  et  qu'il  rencontrait  à  chaque  pas. 

Comme  au  début  de  tout  gouvernement,  il  y  eut. 


sous  L'EMPIRE   ET  LA  RESTAURATION.       ÎG9 

pourtant  une  sorte  de  trêve.  On  était  au  lendemain 
du  despotisme  de  l'Empire,  et  la  liberté  de  la  presse 
était  jugée  assez  favorablement.  Les  blessures 
d'amour-propre  ne  s'étaient  pas  encore  avivées.  La 
bourgeoisie  se  contentait  de  rire  ou  de  hausser  les 
épaules  devant  les  ridicules  ;  ou  bien  elle  fredon- 
nait les  chansons  d'un  jeune  poète  inconnu  qui 
s'appelait  Déranger.  La  trêve  devait  être  de  courte 
durée. 


10 


m 


Bien  qu'elles  fussent  représentées  par  la  Cham- 
bre de  1814-,  les  classes  moyennes  étaient  stupéfaites 
d'avoir  passé  tout  à  coup  du  régime  le  plus  orageux 
à  un  état  presque  tempéré.  Encore  toutes  meurUies 
de  la  main  pesante  de  l'empereur,  elles  doutaient 
de    la   réalité  du  gouvernement  parlementaire. 
Faibles,   timides,    ignorant   leur    importance  el/ 
comme  surpris  de  la  liberté,  les  députés  élus  eol 
vertu  de  la  constitution  impériale  ne  comptaien 
pas,  dans  leurs  rangs,  d'hommes  d'un  talent supé 
rieur.  Ceux  qui  étaient  de  la  bourgeoisie  prenaien 
néanmoins  au  sérieux  les  déclarations  de  la  Charte 
On  le  vit  bien,  lorsque  dans  deux  circonstances,  le 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  17t 

tendances  nouvelles  elles  instincts  anciens  selrou- 
\  lent  inopinément  mis  en  présence. 

Déjà,  lors  de  l'ouverture  du  Corps  législatif,  le 
4  juin,  les  frémissements  etlesmurmures  s'étaient 
élevés  quand  le  chancelier  d'Ambray,  dans  un  dis- 
cours plein  de  réserves  maladroites,  à  la  fois  dé- 
fiant et  provocateur,  avait  blessé  la  Révolution, 
elTacé  vingt-cinq  ans  d'histoire,  daté  le  règne  de 
Louis  XVIII  de  la  mort  de  Louis  XVI.  Des  inquié- 
tudes vagues  étaient  mêmes  nées  dans  cette  séance^ 
lorsque  l'un  des  théoriciens  les  plus  inintelligents 
de  la  royauté,  M.  Ferrand,  avant  de  donner  lecture 
do.  la  Charte,  l'avait  appelée  un  don  et  non  un 

'it.  Mais  le  premier  choc  véritable  de  l'opiniott 
[publique  fut  déterminé  par  la  présentation  et  la 
[discussion  du  projet  de  la  loi  sur  la  presse.  Le  spec- 
jtaclc  d'une  assemblée  libre  commençait  à  captiver 
ivivement  Paris.  Le  rapport  de  Raynouard  faisait 
^'objet  de  toutes  les  conversations.  Sans  doute  l'élo- 
tquence  de  la  tribune  était  encore  inexpérimentée; 
;sans  doute  on  ne  savait  pas  encore  soutenir  une 
[discussion,  ni  se  passer  de  discours  écrits;  néan- 
[moins  l'émotion  des  assistants  fut  telle,  que  les 
Uribunes  durent  être  évacuées. 

Une  autre  mesure  qui  touchait  davantage  aux. 


172  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

intérêts  matériels  fut  mal  exposée  et  mécontenta,  au 
lieu  de  calmer,les  acquéreurs  de  biens  nationaux. 
L'Etat  avait  encore  entre  les  mains  350,000  hecta- 
res de  bois  et  de  pâtures  confisqués  sur  les  émigrés. 
Il  était  juste  de  rendre  à  d'anciens  propriétaires  les 
biens  que  l'État  possédait,  et  il  était  politique  de  res- 
pecter enmême  temps  des  aliénations  quelesannées 
etdestransactions  subséquentes  avaient  consacrées. 
Mais  les  maladresses  de  M.  Ferrand  ne  se  comp- 
taient plus  !  D'une  loi  de  réconciliation,  sa  phrase 
en  l'honneur  de  ceux  qui  avaient  toujours  suivi 
la  ligne  droite,  sans  jamais  en  dévier,  fit  une  me- 
nace de  guerre  civile.  Au  contraire,  le  rapport  ferme 
et  sévère  de  M.  Bédoch,  qui  conquit,  ce  jour-là,  une 
popularité  facile,  fut  accueilli  avec  enthousiasme 
par  le  public. 

Ce  n'est  cependant  pas  le  mécontentement  des 
opinions,  ce  n'est  pas  même  l'inquiétude  des  inté- 
rêts qui  pourrait  expliquer  le  changement  subit  qui 
s'opéra  dans  la  bourgeoisie  quatre  ou  cinq  mois 
après  la  rentrée  des  Bourbons. 

En  dehors  du  roi,  garanti  des  folies  dangereuses 
par  la  justesse  de  son  esprit  et  par  son  scepticismeJ 
une  influence  funeste,  celle  du  parti  des  ultras' 
comme  on  l'appelait,  grandissait  au  pavillon  Mar- 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.       173 

san,souslepatronnage  inconsidéré  du  comte  d'Ar- 
tois. C'est  là  que  venait  s'inspirer  la  Quotidienne, 
qui  revendiquait  nettement  pour  le  roi  le  droit 
suprême  de  pourvoir  aux  vides  de  la  constitution, 
qualifiant  les  libéraux  de  jacobins  à  demi-solde, 
comparant  le  journal  le  Censeur,  rédigé  par  Du- 
veyrier.à  VAmi  du  peuple  de  Marat.  C'est  là  que 
trouvait  crédit  le  Journal  royal  créé  pour  défendre 
dans  toute  leur  pureté  les  doctrines  de  M.  de  Bo- 
nald.  C'est  là  qu'on  établissait  cette  thèse  célèbre  : 
«  De  même  qu'il  n'existe  qu'un  soleil  dans  l'uni- 
vers, il  ne  peut  exister  qu'un  chef  dans  la  société; 
le  chef  tient  son  autorité  de  Dieu.  La  souveraineté 
est  indivisible  et  inhérente  au  gouvernement.  Sup- 
poser dans  une  monarchie  deux  autorités  suprêmes, 
deux  volontés  générales,  c'est  donner  à  l'État  deux 
souverains.  » 

C'était  surtout  là  que  s'organisaient  ces  sociétés 
qui,  dans  le  Midi  et  dans  l'Ouest,  sous  couleur  de 
royalisme,  usurpaient  les  véritables  fonctions  du 
gouvernement  et  reconstituaient  par  leurs  exagéra- 
tions, dans  chaque  ville,  petite  ou  grande,  un  parti 
hostile  à  la  Restauration.  Par  une  aberration  que 
rien  ne  justifiait,  ni  la  fortune,  ni  le  talent,  ni  les 
services  rendus,  les  blessures  les  plus  vives  étaient 


174  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

porlées  aux  amours-propres  dans  un  pays  fanatique 
d'égalité. 

Ainsi  le  ministre  de  la  guerre,  le  général  Dupont, 
voulant  réduire  à  une  seule  les  trois  écoles  mili- 
taires de  Saint-Cyr,  de  Saint-Germain,  de  La  Flèche, 
visait,  dans  l'ordonnance  qu'il  faisait  rendre,  l'édit 
de  janvier  1751  et  semblait  annoncer  l'intention 
d'écarter  des  écoles  militaireslajeunessebourgeoise, 
pour  y  admeltre  exclusivement  la  noblesse.  Sans 
parler  des  incidents  relatifs  aux  invalides,  aux  or- 
phelins de  la  Légion  d'honneur,  dans  lesquels  la 
vieille  armée  s'était  sentie  atteinte  au  cœur,  l'arres- 
tation du  général  Exelmans,  pour  une  lettre  écrite 
au  roi  Murât,  avait  mis  en  mouvement  le  droit  de 
pétition  aux  Chambrés,  et  répandu,  dans  la  bour- 
geoisie qui  lisait,  celte  conviction  qu'il  y  avait  en 
France  comme  deux  nations. 

Celait  surtout  dans  la  vie  sociale  que  se  mar- 
quaient ces  antagonismes  de  classe,  inconnus  sous 
l'Empire.  La  vanité  recréait  les  divisions.  En  haut 
lieu,  les  femmes,  plus  jalouses,  se  plaignaient  avec 
amertume,  les  unes,  les  titrées,  de  se  voir  con- 
fondues avec  les  bourgeoises  de  la  Révolution,  les 
autres,  de  se  voir  dédaignées  ;  et,  sans  rendre  res- 
ponsable le  roi,  elle  s'en  prenaient  à  son  parti.  En 


sous    L'KMPIRK   ET  LA   RESTAURATION.       175 

province,  dans  certaines  villes,  on  allait  jusqu'à  ou- 
vrir lin  scrutin,  dans  la  société  royaliste,  à  j'effet 
de  décider  si  l'on  recevrait  telles  ou  telles  femmes 
dont  les  maris,  disait-on,  s'étaient  mal  conduits  en 
89.  Là  où  ces  étranges  exclusions  n'étaient  pa& 
prononcées,  l'air  insultant,  le  mot  blessant  y  sup- 
pléait et  finissait  par  produire  le  même  résultat. 

Il  commençait  alors  à  se  fonder,  dans  chaque 
chef-lieu  un  peu  important,  deux  cercles  :  l'un,  le 
cercle  des  nobles  ;  l'autre,  le  cercle  du  commerce 
ou  du  barreau,  tous  les  deux  aussi  exclusifs  l'un 
que  l'autre  et  représentant  des  goûts,  des  senti- 
ments, des  passions  opposés.  Tandis  qu'à  Paris,, 
où  siégeaient  deux  assemblées,  dont  les  membres 
étaient  issus  pour  la  plupart  des  classes  moyennes, 
la  morgue  et  la  hauteur  de  l'aristocratie  royaliste 
rencontraient  des  obstacles,  dans  les  départements,, 
en  revanche,  elles  se  déployaient  à  l'aise  et  se  ma- 
nifestaient par  les  scènes  les  plus  incroyables.  En 
Provence,  en  Normandie,  en  Bretagne,  en  Langue- 
doc, d'anciens  seigneurs  avaient  voulu  que,  dans 
l'église  du  village,  on  leur  présentât  l'encens, 
d'autres  que  le  pain  bénit  leur  fût  offert,  avant  de 
l'èlre  aux  autorités  municipales.  Ils  avaient  pro- 
voqué des  conflits  ridicules  qui  avaient  été  dé- 


176  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

nonces  aux  Chambres  et  dont  la  publicité  faisait 
justice. 

Les  anoblis  de  TEmpii  e,  mis  au  second  rang  par 
le  rétablissement  de  l'ancienne  noblesse,  compre- 
naient que  la  classe  bourgeoise  d'où  ils  sortaient 
pouvait  seule  leur  donner  un  appui.  Ils  briguè- 
rent donc  ostensiblement  son  alliance,  rentrèrent 
dans  ses  rangs  et  la  plupart  des  sénateurs  et  des 
généraux  nommés  par  Napoléon  se  trouvèrent 
ainsi  placés  à  côté  des  chefs  de  la  bourgeoisie  libé- 
rale. 

Un  exemple,  éclatant  entre  autres,  montra  la  dif- 
férence que  vingt-cinq  ans  de  pratique  de  l'égalité 
avaient  apportée  entre  deux  régimes.  Une  fête  était 
donnée  le  29  août  à  la  famille  royale  dans  les  salons 
de  l'hôtel  de  ville  de  Paris.  On  commença  par  en- 
lever à  la  garde  nationale  le  poste  d'honneur  pour 
le  remettre  àla  Maison-Rouge.  On  n'admit  à  la  table 
des  princes  que  les  dames  de  la  cour  ;  mais  ce  qui 
acheva  d'humilier  la  bourgeoisie,  ce  fut  de  voir  le 
préfet  de  la  Seine,  debout  derrière  Louis  XVIII,  pas- 
sant les  plats,  la  serviette  sur  le  bras,  changeant 
les  assiettes,  et  les  conseillers  municipaux,  M.  Bel- 
lard  en  tête,  remplir  le  même  office  auprès  du  duc 
d'Angoulême  et  du  duc  de  Berry.  On  n'en  revenait 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.       177 

pas.  Le  même   spectacle    ne    put    se   renouve- 
ler. 

Un  autre  point  devait  être  la  pierre  d'achoppe- 
ment de  la  royauté  restaurée.  Sans  être  impie,  la 
classe  moyenne  voulait  être  libre  dans  ses  croyances 
et  ses  usages.  Un  peu  gouailleuse,  héritière  des 
idées  du  xviii*  siècle,  elle  ne  voulait  pas,  qu'au 
point  de  vue  religieux,  on  prît  à  rebours  ses  goûts, 
ses  mœurs  et  même  ses  travers.  Il  fallait  infinimen: 
de  tact  pour  la  réhabituer  aux  pratiques  pieuses; 
on  en  manqua.  Il  fallait  surtout  se  garder  de  laisser 
prendre  ou  même  de  paraître  accorder  au  clergé 
une  influence  dans  le  gouvernement.  Mais,  parmi 
tous  les  actes  de  Napoléon,  le  Concordat  avait  été 
le  plus  entravé  par  les  Bourbons,  dans  leur  exil. 
Si  quelques  prélats  s'étaient  alors  refusés  à  donner 
au  pape  une  démission  sollicitée,  l'influence  du 
comte  de  Provence  et  du  comte  d'Artois  n'y  avait 
pas  été  élrangère.  On  se  répétait  les  conversations 
qui  indiquaient  la  résolution  d'introduire  des  chan- 
gements dans  ce  grand  traité  de  paix.  L'émoi  com- 
mença à  naître  chez  les  commerçants  quand  une 
ordonnance  voulut  les  obliger  à  fermer,  dès  le 
malin  du  dimanche,  les  boutiques  ouvertes  jusqu'à 
midi  et  à  faire  vider  les  chantiers  où  l'on  travail- 


178  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

lait  une  partie  du  jour.  Le  Parisien  disait  qu'on 
allait  avoir  un  gouvernement  de  dévots. 

Sous  l'influence  de  ces  diverses  causes,  l'apaise- 
ment qui  s'était  manifesté  au  début  de  la  Restaura- 
tion avait  fait  place  des  deux  côtés  à  l'irritation. 
La  France  ancienne  et  la  France  nouvelle,  étonnées 
de  se  retrouver  en  présence,  s'observaient,  se 
lâtaient,  et  se  séparaient  peu  à  peu.  Quoique  tout 
fût  grave  dans  ses  conséquences,  rien  dans  cette 
rupture  n'était  encore  définitif.  Elle  résultait  de  la 
susceptibilité  froissée,  plus  que  de  la  colère.  Nulle 
action  énergique  du  pouvoir  sur  la  société  ou  de  la 
société  sur  le  pouvoir  ne  se  produisait.  Grâce  à  ce 
sentiment  d'instabilité  qui  est  le  vice  redoutable 
de  la  nation,  circulait  déjà  ce  mot  que  tous  les 
gouvernements  :  empire,  royauté,  république, 
entendent  successivement  prononcer  :  Cela  ne 
peut  pas  durer. 

Madame  de  Staël,  avec  la  pénétration  de  son  vi- 
goureux esprit,  avait  compris  la  première  qu'on  se 
trompait,  en  croyant  captiver  l'armée  par  la  nomi- 
nation du  maréchal  SouU  au  ministère  de  la  guerre. 
Son  premier  acte,  l'érection  d'un  monument  aux 
émigrés  de  Quiberon,  lui  avait  enlevé  la  faveur  de 
ses  compagnons  d'armes  et  n'avait  pas  désarmé  les 


eus  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.       t79 

royalistes.  C'était  une  erreur  profonde  des  per- 
sonnes élevées  dans  l'ancien  régime  d'attacher  une 
trop  réelle  importance  aux  chefs  :  les  masses 
étaient  devenues  tout,  et  les  individus,  peu  de 
chose. 

Au  milieu  de  l'atonie  de  la  bourgeoisie,  la  nou 
velle  du  débarquement  de  Bonaparte  sur  les  côtes 
de  France  tomba  comme  un  coup  de  foudre.  La 
veille,  madame  de  Staël  s'était  rendue  aux  Tuile- 
ries pour  faire  sa  cour  au  roi.  En  sortant,  elle  aper- 
çut sur  les  parois  de  l'appartement  les  aigles  de 
Napoléon  qu'on  n'avait  pas  encore  enlevées  et  elles 
lui  paraissaient  être  redevenues  menaçantes. 

Ses  pressentiments  ne  la  trompaient  pas;  et 
quand,  le  lendemain,  la  nouvelle  fut  certaine,  elle 
dit  à  M.  de  Lavalette  ce  mot  caractéristique  :  «  C'en 
est  lait  de  la  liberté  si  Bonaparte  triomphe;  et  de 
l'indépendance  nationale,  s'il  est  battu.  » 


IV 


Tandis  que  la  masse  du  peuple,  dans  les  villes, 
éprouvait  une  préférence  d'instinct  pour  l'homme 
qui  avait  si  puissamment  remué  son  imagination, 
tandis  que  les  cocardes  tricolores  conservées  par 
les  vieux  soldats  au  fond  de  leurs  sacs  reparais- 
saient avec  une  promptitude  magique,  la  bourgeoi- 
sie, au  contraire,  inquiète  et  troublée,  ne  dissimu-i 
lait  pas  ses  désirs  croissants  de  liberté  et  de  paix. 
A  Paris,  elle  eût  préféré  conserveries  Bourbons,  ei 
leur  résistant  dans  les  départements  où  les  amours- 
propres  avaient  été  plus  atteints,  où  les  acquéreurs 
de  biens  nationaux  se  croyaient  menacés;  les  corps 
municipaux,  à  travers  des  protestations  de  dévoue- 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  181 

ment,  déclaraient  hardiment  qu'ils  acceplaient  le 
nouvel  empire  s'il  devait  être  entièrement  différent 
du  précédent.  Nous  ne  parlons  pas  des  olficiers. 
Certains  que  l'Europe  entière  se  coaliserait  contre 
l'empereur,  ils  étaient  résolus  de  mourir  pour  leur 
idole. 

Lui,  cependant,  s'avançait  sans  obstacle,  escorté 
par  les  fantômes  de  ses  victoires;  les  régiments 
qu'on  envoyait  pour  l'arrêter,  entraînés  par  une 
attraction  irrésistible,  ne  faisaient  que  grossir  son 
cortège.  11  avait  compris,  après  quelques  étapes, 
que,  si  l'armée  et  les  populations  rurales  lui  étaient 
favorables,  une  opinion  libérale  s'était  formée  dans 
les  classes  moyennes.  11  s'apercevait  qu'il  y  avait 
désormais,  en  France,  d'autres  volontés  que  la 
sienne,  et  il  avouait  à  M.  de  Lavalelle  qu'il  était 
eftrayé  de  l'énergie  de  tout  ce  qui  l'entourait. 

Le  vœu  général  de  la  bourgeoisie,  qui  avait  ac- 
clamé, par  haine  des  émigrés,  le  retour  de  l'île 
d'Elbe,  était  de  ne  plus  confier  désormais  à  un  seul 
homme  la  fortune  de  la  France,  d'avoir  un  gouver- 
nement de  publicité,  avec  un  ministère  responsable 
devant  les  Chambres.  Napoléon,  de  son  côté,  était 
résolu  à  tenter  l'épreuve.  On  sait  le  rôle  joué  par 

le  publiciste  qui  savait  le  mieux  les  théories  con- 

11 


182  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

stiUUioïineUes  et  qui,  la  veille,  avait  dénoncé  l'em- 
pereur au  monde  comme  un  criminel.  Si  Benja- 
min Constant  tint  la  plume  au  nom  des  classes 
éclairées,  l'honnête  et  candide  Sismondi,  prompt 
à  l'espérance,  leur  fit  mieux  connaître  le  tempé- 
rament du  héros  converti  malgré  lui  aux  idées 
libérales.  Au  fond.  Napoléon  pensait  que,  pour 
satisfaire  la  nation  et  se  rattacher,  il  suffisait  de 
se  poser  nettement  en  face  des  Bourbons,  sur  le 
terrain  d;e  la  Révohitrorr,  avec  l'égalité  absolue 
devant  la  loi,  le  nivellement  des  impôts  et  l'accès 
de  tous  tes  citoyens  à  toutes  les  fonctions  publiques. 
Les  vieux  hommes  d'État  de  l'Empire,  les  anciens 
conventionnels  qui  l'avaient  toujours  servi,  ne  se 
sentaient  pa&  plus  de  goût  que  leur  maître  pour 
d'autres  essais  de  liberté. 

L'acte  additionnel  n'en  fut  pas  moins  un  change- 
ment radical  dans  l'état  des  choses;  et  cependant 
toutes  les  correspondances  du  temps  constatent 
que  jamais  la  liberté  ne  fut  plus  mal  accueillie. 
L'opinion  s'obstinait  à  retrouver  la  trace  de  l'es- 
prit absolutiste  de  Napoléon  dans  le  préambule 
qui  mentionnait  avec  éloge  la  série  des  con- 
stitutions de  l'Empire,  dans  le  maintien  de  la  con- 
fiscation et  surtout  dans  la  conservation  des  collèges 


sous   L'EMPIRE  ET   LA   RESTAURATION.       183 

électoraux  à  vie.  Les  témoins  les  plus  favorables  à 
l'empereur  ne  se  rappelaient  pas  avoir  vu,  dans 
l'esprit  public,  un  changement  pareil  à  celui  qui 
eut  lieu  à  Paris  lorsque  parut  l'acte  additionnel. 
L'enthousiasme  des  patriotes  se  transforma  incon- 
tinent en  froideur  glaciale;  ils  tombèrent  dans  le 
découragement. 

Mais,  en  dehors  de  l'élite  de  la  bourgeoisie,  on 
ne  s'occupait  guère,  dans  les  petites  villes  et  les 
campagnes,  de  l'acte  additionnel.  La  liberté,  pour 
la  plupart,  consistait  en  effet  dans  la  mise  à  l'écart 
des  nobles^  d'ans  le  retour  des  beaux  grenadiers 
avec  le  drapeau  tricolore  et  dans  la  vision  loin- 
taine, au  fond  d'une  région  presque  inaccessible,  de 
l'empereur  à  cheval.  Qui  ne  se  souvient  dans  Henri 
Heine  du  tambour  Legrand,  qui  avait  des  larmes 
qu'il  ne  pouvait  pas  pleurer,  et  de  ces  deux  anciens 
soldats  revenant  de  captivité?  C'étaient  les  senti- 

^  ments  qui  pour  beaucoup  tenaient  la  place  des 

'  théories  constitutionnelles. 

La  haute  bourgeoisie  voyait,  au  contraire,  claire- 
ment que  le  rétablissement  de  Napoléon,  s'il  four- 
nissait des  garanties  pour  la  stabilité  des  principes 
sociaux  de  la  Révolution,  laissait  des  doutes  sur  la 
durée  des  libertés  politiques  et  donnait  la  certitude 


184  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

d'une  large  effusion  de  sang.  Elle  pressentait  main- 
tenant que  le  dénouement  fatal  de  cette  crise 
serait  le  retour  de  Louis  XVIII,  ramené  par  l'étran- 
ger. 

Qu'importait  la  cérémonie  du  champ  de  Mai? 
Les  électeurs  quittaient  Paris  tristes  et  mécontents, 
après  avoir  vu  défiler  20  000  soldats  qui  saluaient 
leur  empereur  avant  de  mourir.  Malgré  des  efforts 
même  révolutionnaires  pour  réchauffer  l'enthou- 
siasme éteint,  il  semblait  que  la  foi  dans  sa  foriun^ 
eût  abandonné  l'empereur  lui-même,  depuis  soi 
entrée  à  Paris.  Il  sentait  qu'il  n'était  plus  second] 
par  le  zèle  ardent  et  dévoué  auquel  il  était  accoi 
tumé.  «  Ils  m'ont  laissé  venir,  disait-il  à  Mollien] 
comme  il  les  ont  laissés  partir.  »  Avec  sa  nature 
italienne  et  fataliste,  il  était  le  premier  à  déclarer" 
que  le  destin  était  changé  pour  lui,  et  qu'il  perdait 
là  un  auxiliaire  que  rien  ne  remplacerait. 

Le  comte  Miot  de  Mélito,  qui  revenait  en  qualité 
de  commissaire  extraordinaire  de  visiter  Nantes^ 
La  Rochelle  et  Poitiers,  avait  été  frappé  de  l'aver-i 
sion  violente  que  les  femmes  de  la  bourgeoisie 
manifestaient  pour  Napoléon.  Elles  s'efforçaient  d( 
îO  iffler  leur  haine  à  tous  ceux  sur  lesquels  ellec 
exerçaient  quelque    influence.  Dans  un    dernieî 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.      185 

entretien  qu'il  eut  avec  l'empereur,  le  comte  Miot 
ne  put  lui  cacher  celte  inimitié  avouée  des  femmes. 
«  Et,  ajouta-t-il,  en  France,  cette  sorte  d'adversaires 
n'est  pas  à  dédaigner.  —  Je  le  sais,  s'écria  l'em- 
pereur, on  me  le  redit  de  tous  les  côtés  et  je  n'en 
puis  douter.  Je  n'ai  jamais  voulu  admettre  les 
femmes  dans  les  secrets  du  cabinet  et  je  n'ai  jamais 
voulu  les  laisser  se  mêler  du  gouvernement;  elles 
se  vengent  aujourd'hui.  »  Il  se  trompait:  c'étaient, 
toujours,  les  mères  qui  l'exécraient. 

Évidemmentle  grand  homme  de  guerre  était  hors 
de  son  naturel.  Le  faux  de  sa  situation  éclatait  de 
toute  part.  Sa  place  était  à  l'armée.  Dès  qu'il  fut 
parti,  on  compta  les  heures  qui  devaient  s'écouler 
avant  le  duel  suprême.  Les  cœurs  généreux  qui 
onl  vécu  alors  ont  vécu  deux  fois.  Si  nous  en 
croyons  les  souvenirs  éloquents  d'un  des  esprits 
les  plus  éminenls  de  la  bourgeoisie  parisienne,  les 
cerveaux  étaient  tendus  vers  une  seule  idée.  Paris 
sans  soldats,  avec  sa  garde  nationale  peu  nom- 
breuse, avec  ses  fédérés  irrégulièrement  armés, 
Paris  était  dans  une  torpeur  inquiète,  dans  le 
silcn  e  des  grandes  craintes  et  des  grandes  co- 
l  re-. 

Napoléon  avait  laissé  derrière  lui  la  Chambre  des 


186  LA  BOURGEOISIE  FRA.NÇ.VISE 

représentants,  image  confuse  des  classes  moyennes, 
indécises  et  troublées  par  le  long  éblouissement 
de  la  gloire.  Dans  ce  rôle  de  quelques  jours  où  ils 
étaient  impuissants  à  empêcher  que  le  sort  de  la 
France  ne  se  décidât  dans  les  plaines  de  la  Belgique, 
les  représentants  comprirent  que  soutenir  la 
guerre  contre  loule  l'Europe  était  absurde  ou  cou- 
pable. Le  retour  subit  de  Fempereur  après  Wa- 
terloo, en  consternant  toutes  les  âmes,  lui  ravit 
les  derniers  restes  de  l'afifectiion  publique.  Pou- 
vait-on accuser  la  France  d'inconstance  et  de  légè- 
reté vis-à-vis  de  lui?  Mais  c'était  oublier,  suivant 
la  parole  de  La  Fayette,  qu'elle  avait  suivi  Napoléon 
sur  cinquante  champs  de  bataille,  dans  les  sables 
d'Egypte,  sur  les  rives  de  la  Tistule,  sur  celles  du 
Guadalquivir  et  du  Tage.  C'était  pour  l'avoir  ainsi 
suivi  que  la  Fiance  avait  perdu  trois  millions  de 
ses  enfants  sacrifiés  à  l'ambition  d'un  seul  homme. 
C'était  assez.  Le  devoir  de  la  bourgeoisie  était  de 
sauver  la  patrie. 

Dans  la  garde  nationale  parisienne,  on  était 
généralement  bien  disposé  pour  la  Chambre;  et, 
quand  un  député  de  Paris,  un  grand  boaigeois, 
Benjamin  Delessert,  fit  appel  à  la  légion  dont  il 
était  colonel  et  lui  demanda  de  venir  protéger. 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.        187 

contre  toute  tentative  violente,  la  représentation  du 
pays,  son  appel  fut  facilement  entendu. 

Deux  jeunes avocuts  firent  alors,  avec  des  fortunes 
diverses,  leurs  premiers  pas  dans  la  vie  publique. 
L'un,  légiste  de  premier  ordre,  réunissant  toutes 
les  qualités  d'esprit  et  tous  les  défauts  de  caractère 
de  la  bourgeoisie,  devait  être  plus  particulièrement 
appelé  sous  la  seconde  Restauration  à  prêter  l'ap- 
pui de  son  bon  sens  vigoureux,  de  sa  science  juri- 
dique, de  son  esprit  incisif  à  toutes  les  causes 
politiques  retentissantes.  Il  ne  se  pressait  pas 
d'aborder  la  tribune,  alors  qu'il  tr<i>uvait  à  la  barre 
autant  de  popularité  et  un  rang  indiscuté.  L'autre, 
plus  passionné  avec  des  dehors  fix)ids,  appartenait 
tout  entier  à  la  Révolution  :  d'un  caractère  i  ado  m  p- 
table  et  désintéressé,  aimant  les  luttes  parlemen- 
taires pour  elles-mêraes,  n'y  perdant  jamais  son 
sang-froid,  il  devait  mourir  en  pieine  vigueur  de 
l'âge,  sans  avoir  pu  appliquer  au  pouvoir  ses 
facultés  de  gouvei'aement.  Le  premier  s'appelait 
Dupin;  le  second,  Manuel. 

Dupin-  dès  son  entrée  à  la  Chambre  des  repré- 
sentants, avait  refusé  de  prêter  serment  de  fidélité, 
parce  que  les  députés  ne  pouvaient  y  être  assujettis 
que  par  une  loi  et  non  par  un  simple  acte  d'au- 


188  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

torité  de  l'empereur;  il  avait  le  lendemain,  par  un 
mot  jeté  à  propos,  arrêté  la  proposition  de  M.  Félix 
Lepelletier,  qui,  dans  son  zèle  récent,  demandait 
que  le  titre  de  Sauveur  de  la  Patrie  fût  décerné  à 
Napoléon.  «  Attendez  donc  qu'il  l'ait  sauvée,  » 
s'était  écrié  vivement  M.  Dupin;  et,  sur  cette  inter- 
ruption, l'ordre  du  jour  avait  été  voté.  Enfin  il 
avait,  le  15  juin,  proposé  à  la  Chambre  de  nommer 
une  commission  chargée  de  reviser  l'acte  addi- 
tionnel. La  commission  avait  été  en  effet  élue,  avait 
conduit  son  œuvre  à  bonne  fin,  et  la  Chambre  était 
morte  honorablement,  en  consacrant  ses  dernières 
séances  à  discuter  le  rapport. 

Les  débuts  de  Manuel  à  la  tribune  avaient  pro- 
duit un  plus  puissant  eflet.  Il  avait  proposé  de 
reconnaître  Napoléon  II  ;  mais,  plaçant  au-dessus 
de  la  dynastie  les  intérêts  de  la  patrie,  il  faisait 
dépendre  la  solution  des  ouvertures  des  négocia- 
tions; s'il  avait  sauvé  l'honneur  des  partisans 
obstinés  de  l'empereur,  il  avait  achevé  en  réalité 
leur  déroute. 

L'Assemblée  se  séparait  le  7  juillet,  après  n'avoir 
fait  que  de  la  politique  négative.  Le  soir  même,  les 
troupes  étrangères  occupaient  les  boulevards. 
Louis  XVIII  faisait  son  entrée  le  lendemain.  C'était 


sous  L'EMPIRE   ET  L,^   RESTAURATION.      189 

le  jour  OÙ  Napoléon  abandonné  s'embarquait  à 
RocheforL;  et  les  théâtres  jouaient  devant  un  audi- 
toire nombreux  :  Le  Chien  de  Monlargis  et  Un 
ci-devant  jeune  hommel 


Les  classes  moyennes  avaient  eu  bien  raison  de 
douter  que  Napoléon  pût  leur  assurer  la  paix  et  la 
liberté  sous  la  loi.  Elles  savaient  bien  que  la  vraie 
lutte  se  livrait  au-dessus  d'elles.  Waterloo  fut  un 
■écroulement,  et  cet  écroulement  eut  partout  des 
retentissements  dans  la  vie  privée.  L'enfant,  l'ado- 
lescent n'y  échappèrent  pas.  Ce  sont  ces  calamités 
successives,  ces  désillusions  cruelles  qui  finirent 
par  constituer  ràm;3  de  la  nation.  Les  douleurs 
nationales,  poignantes  pour  chaque  individu,  chan- 
geaient le  tempérament  de  la  France.  Le  peuple,  qui 
ne  se  pique  pas  de  logique  dans  ses  émotions, 
entourait  momentanément  de  ses  sympathies,  le 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  191 

lendemain  de  Waterloo,  en  même  temps,  le  vieux 
roi  exilé  qui  revenait  de  Gand  et  l'armée  vaincue 
qui  se  retirait  derrière  la  Loire. 

Si  Louis  XVIII  revenait  avec  la  Charte,  le  parti 
royaliste  enivré  et  pour  la  première  fois  victorieux 
depuis  vingt-cinq  ans  n'y  songeait  pas.  Sur  toutes 
les  questions  politiques  et  sociales,,  il  avait  des 
vues  systématiques  à  réaliser,  autant  que  des  inté- 
rêts à  satisfaire.  Très  désireux  de  prendre  posses- 
sion des  places  et  du  pouvoir^  il  avait  sa  fortune  à 
reconstituer,  en  même  temps  que  des  revanches 
liistoriques  à  poursuivre.  M.  Guizot  a  caractérisé 
d'un  trait  ses  champions  :  «  M.  de  la  Bourdonnaye 
marchait  à  la  tête  de  ses  passions.,  M.  de  Villèle  de 
ses  intérêts,  M.  de  Bonald  de  ses  idées.  »  Le  véri- 
table résultat  du  20  mars  fut  donc  de  rétablir  la 
lutte  de  l'anciein  régixae  et  de  l'ordre  nouveau,  non 
plus  seulement  cette  fois  entre  deux  partis  poli- 
tiques, mais  entre  deux  classes  rivales. 

On  sait  quels  forfaits  commirent  les  royalistes 
tout  entiers  à  leurs  vengeances.  Ils  ne  voyaient 
dans  le  retour  de  l'Ile  d'Elbe  qu'un  complot  savam- 
ment ourdi;  ils  ne  voulaient  pas  entendre  les 
paroles  de  Napoléon  à  Pontécoulant.  «  Je  suis  venu 
seul  de  l'île  d'Elbe  avec  les  six  cents  grenadiers  de 


192  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

ma  garde,  sans  intelligence  avec  personne,  sans 
l'appui  d'aucune  puissance  étrangère.  L'histoire 
dira,  et  ce  sera  ma  gloire,  que,  pour  renverser  les 
Bourbons  du  trône,  je  n'ai  eu  besoin  ni  d'armées, 
ni  de  flottes  nombreuses.  Il  n'y  a  eu  dans  la  révo- 
lution du  20  mars,  ni  conspiration,  ni  trahison;  je 
n'ai  pas  voulu  qu'une  goutte  de  sang  fût  répandue; 
i'ai  défendu  de  tirer  un  seul  coup  de  fusil;  c'est  le 
peuple  et  l'armée  qui  m'ont  ramené  dans  Paris; 
c'est  au  peuple,  c'est  à  l'armée  que  je  dois  tout.  » 

Le  parti  royaliste  restait  sourd  et  n'écoutait  que 
ses  ressentiments;  c'est  ainsi  qu'en  quelques  mois 
tout  le  travail  de  pacification  sociale  fut  détruit. 

Un  des  premiers  actes  du  roi,  après  son  retour, 
avait  été  la  convocation  des  collèges  électoraux.  La 
Charte  n'avait  pas  déterminé  le  mode  des  élections; 
un  règlement  provisoire  suppléa  à  cette  lacune.  Les 
collèges  électoraux  institués  par  l'Empire  furent 
appelés  par  ordonnance  royale  à  nommer  directe- 
ment les  députés.  La  Chambre  ainsi  élue,  en 
août  1815,  ne  ressemblait  à  aucune  de  celles  qui 
l'avaient  précédée. 

Les  députés  arrivaient  à  Paris  avec  une  idée  fixe: 
se  venger  des  hommes  de  la  Révolution,  frapper 
les  complices  de  l'attentat  du  20  mars,  refaire  au- 


sous  L'EMPIKE   ET   LA   IIESTAU  li ATION.       19J 

tant  que  possible  la  société  moderne  à  l'image  de 
l'ancienne,  placer  dans  les  emplois  publics  leurs 
amis  et  leurs  partisans.  Un  très  petit  nombre 
d'hommes  de  la  Révolution  et  des  Cent-Jours  sié- 
geaient en  silence  dans  cette  Chambre,  dont  le  sou- 
venir sanglant  a  passé  dans  l'histoire  avec  une 
épithète  inoubliable.  Elle  demanda  un  ministère 
royaliste,  il  fut  formé;  elle  désira  des  lois  d'excep- 
tion, des  destitutions,  des  épurations,  elle  les  ob- 
tint. Mais  qu'étaient  ces  concessions?  Il  lui  fallait 
bien  autre  chose. 

Un  des  chefs  de  la  bourgeoisie,  un  des  acteurs  de 
ce  drame,  exprimait  avec  force  la  situation  :  «  Pour 
la  première  fois  depuis  trente  ans,  la  contre- 
révolution  se  sentait  en  position  d'oser.  Après  plus 
de  vingt  ans  de  victoires  non  interrompues  sur  l'an- 
cien régime  et  sur  l'Europe,  après  une  possession 
si  longue  et  si  incontestée  des  résultats  et  des  triom- 
phes de  la  Révolution,  voir  tout  à  coup  la  contre- 
révolution  et  l'Europe  couvrir  votre  territoire,  y 
posséder  l'empire,  y  parler  avec  hauteur,  y  procla- 
mer leurs  desseins  :  ce  brusque  déplacement  des 
positions,  des  influences  et  des  forces;  ce  déluge 
d'émigrés  et  d'étrangers,  civilement  et  militaire- 
ment maîtres  de  la  France  ;  c'est  là  pour  la  plupart 


194  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

<îes  Français  un  de  ces  événements  étranges,  inex- 
plicables, qui  ne  s'était  pas  même  laissé  entrevoir 
d'avance  à  la  pensée.  » 

La  minorité  s'honora  par  son  attitude  dans  la 
Chambre  de  1815.  Il  y  eut  des  séances  aussi 
sombres  que  celles  de  la  Convention;  et  l'on  se 
rappelle  encore  avec  énaotion  celle  journée  du 
29  octobre  où  Voyerd'A-rgenson  eiUit  le  courage  de 
protester  par  un  cri  contre  les  odieux  massacres  du 
Midi,  sans  pouvoir  obtenir  de  la  majorité  la  per- 
mission de  développer  sa  motion.  Lui  seul  du  reste 
avait  combattu  la  loi  sur  les  cours  prévôtales,  au 
nom  de  la  supériorité  du  jury  et  au  nom  de  la 
Charte,  tandis  que  M.  Duplessis-Guénédan  osait 
proposer  que,  dans  l'exécution  des  jugements  pré- 
vôtaux,  la  guillotine  fût  remplacée  par  le  gibet. 

L'esprit  de  gouvernement  manquait  complète- 
ment aux  vainqueurs.  C'est  alors  que  se  forma 
timidement  au  sein  de  la  haute  bourgeoisie  le  parti 
libéral  constitutionnel.  Il  se  rapprocha  du  roi,  in- 
quiet aussi  des  prétentions  et  des  visées  du  parti 
aristocratique. 

Ce  parti  tentait,  en  effet,  de  regagner  tout  le  ter- 
rain perdu  depuis  ving-cinq  ans.  Ainsi  furent  suc- 
cessivement proposées  l'attribution  au  clergé  des 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  Px  ESTA  U  RATION.       195 

registres  de  réLat  civil  et  de  la  surveillance  de 
l'instruction  publique,  la  suppression  pour  les  éta- 
blissements ecclésiastiques  de  l'autorisation  gou- 
vernementale de  recevoir  les  dons  et  les  legs.  Ces 
propositions  parfois  accueillies  par  la  Chambre  des 
députés,  puis  rejetées  par  la  Chambre  des  pairs, 
contribuaient  à  alarmer  l' opinion  publique. 

Pour  avoir  la  puissance  effective,  tout  paiHi  nou- 
veau veut  s'assurer  de  la  magistrature  ;  aussi  fut-il 
question  de  réduire  le  nombre  des  tribunaux  et  de 
suspendre  l'inamovibilité  des  magistrats  pendant 
une  année.  Alors  retentit  pour  la  première  fois, 
dans  les  Chambres  de  la  Restauration,  une  voix 
d'autant  plus  puissante,  qu'elle  prenait  son  auto- 
rité dans  le  respect  du  droit.  Royer-Gollard  eut  ce 
rare  privilège  d'être,  parmi   tous   les   orateurs, 
l'éducateur  de  l'esprit  politique  de  la  bourgeoisie. 
Ses  harangues  savamment  composées  étaient  avi- 
dement lues  et  commentées.  Par  leur  forme  pré- 
cise, logique,  austère,  elles  se  prêtaient  plus  que 
d'autres  à  l'enseignement.  Son  premier  discours 
dans  lequel  se  rencontrent  les  aphorismes  si  sou- 
vent cités  sur  les  principes  qui  sont  antérieurs  et 
supérieurs  à  toutes  les  formes  et  à  toutes  les  règles 
de  gouvernement,  son  premier  discours  d'une  d 


196  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

équitable  appréciation  sur  la  société  où  Vimpar- 
tialitè  était  devenue  la  qualité  la  plus  difficile  de 
Vesprit,  dominait  trop  par  sa  haute  sérénité  ^e  mi- 
lieu où  il  était  prononcé,  pour  être  l'occasion  d'une 
rupture  décisive  entre  la  minorité  et  la  majorité. 
Ce  fut  la  discussion  sur  l'amnistie  qui  eut  pour  ré- 
sultat de  diviser  la  Chambre  et  de  créer  dans  la 
haute  bourgeoisie  un  parti  gouvernemental  qui 
essaya  de  vivre  avec  les  Bourbons  et,  qui  ne  rompit 
définitivement,  cinq  ans  après,  que  lors  de  l'avèoe- 
ment  définitif  de  la  droite  aux  affaires  avec  le 
ministère  Villèle  et  Corbière. 

Le  fait  caractéristique  de  la  politique  sociale  du 
parti  ultra-royaliste  était  de  prendre  pour  base  de 
ses  revendications  l'union  de  la  religion  et  de  la 
royauté.  Le  parti  constitutionnel  qui  se  formait 
prit  au  contraire  pour  base  l'alliance  de  la  liberté 
et  du  trône.  Une  partie  des  classes  moyennes  ne  le 
suivit  pas  dans  cette  tentative  si  honorable  qui  dura 
tant  que  M.  Decazes  resta  aux  affaires.  Il  y  eut,  dès 
la  seconde  Restauration,  des  antipathies  qui  ne 
pardonnèrent  jamais  aux  Bourbons  et  surtout  aux 
émigrés.  Le  parti  bonapartiste  plus  particulièrement 
maltraité  donna  au  libéralisme,  dans  ce  temps  où 
l'éducation  politique  n'élaitpas  achevée,  une  phy- 


sous  L'EMPIRE   ET   LA   RESTAURATION.       197 

sionomie  particulière  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  le  sentiment  de  la  liberté.  Être  libéral,  à  cette 
époque,  ce  n'était  pas  défendre  avec  ses  propres 
droits  les  droits  des  antres.  C'était  surtout  exécrer 
le  drapeau  blanc,  les  noblles  et  les  prêtres.  Là 
encore,  une  lutte  sociale  s'engageait;  et,  pour  la 
majeure  partie  de  la  bourgeoisie,  en  province  plus 
encore  qu'à  Paris,  la  passion  démocratique,  le  fond 
même  de  la  race  française,  s'appelait  l'amour  de  la 
liberté. 

Être  un  libéral  exige,  ou  des  traditions,  ou  une 
profonde  culture  intellectuelle.  Quelques  années 
plus  tard,  les  discussions  des  Chambres,  la  polé- 
mique de  certains  journaux,  la  connaissance  plus 
approfondie  des  débats  parlementaires  de  l'Angle- 
terre, l'étude  de  l'histoire  élevèrent  peu  à  peu  les 
idées  sans  modifier  les  sentiments.  Comment,  en 
effet,  ne  pas  s'expliquerla  stupéfaction  et  les  haines 
de  la  France  nouvelle,  quand  on  apprenait  le  5  dé- 
cembre 1815,  qu'à  huit  heures  du  matin,  par  un 
temps  gris  et  froid,  dans  l'avenue  de  l'Observatoire, 
en  présence  de  quelques  passants  indignés,  le  glo- 
rieux maréchal  Ney  tombait  sous  les  balles  fran- 
incses?  Comment  dans  ce  pays  impressionnable  ne 
pàssentirlesoufflequifit  frissonner  la  bourgeoisie, 


198  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

lorsque,  entre  autres  excès,  on  apprenait  l'assassinat 
à  Nîmes  du  général  Lagarde,  coupable  d'avoir  fait 
arrêter  Trestaillons  et  permis  la  réouverture  des 
temples  protestants?  M.  Guizot  raconte  qu'il  enten- 
dit, durant  ces  jours  odieux,  une  femme  du  monde, 
habituellement  sensée  et  bonne,  dire,  à  propos  de 
mademoiselle  de  Lavalette  aidant  sa  mère,  à  sauver 
son  père  :  Petite  scélérate! 

Avec  sa  justesse  d'esprit  et  sa  rigoureuse  raison 
madame  deRémusat,  dont  le  mari  était  alors  préfet 
à  Toulouse,  donne  exactement  l'impression  que  de 
pareils  forfaits  laissaient  daûs  les  âmes  bien  nées. 
EUejetle  en  même  temps  du  jour  sur  l'état  de  la 
société  féminine  royaliste  dans  une  grande  ville 
du  Midi.  22  septembre  1815.  «  J'ai  vu  .de  fort  jolies 
femmes,  ce  qui  m'est  assez  égal  ;  de  fort  dévoles, 
es  qui  ne  me  déplairait  pas,  si  je  comprenais  leur 
dévotion;  mais  elles  l'accommodent  singulièrement 
-avec  un  certain  genre  de  vie  qui,  après  tout,  ne 
m'importe  guère  et  avec  des  passions  violentes  et 
assez  haineuses  qui  m'importent  beaucoup,  parce 
qu'elles  nuisent  à  la  tranquillité  de  ce  pays.  Je 
m'étonne  de  la  capacité  de  leurs  cœurs  qui  peu- 
vent contenir  à  la  fois  tant  d'amour  et  tant  de  haine, 
je  ne  balance  point  à  dire  que  ce  sont  elles  surtout 


sous   L'EMPIRE  ET  LA   RESTAURATION.       199 

qu'il  est  difficile  de  contenir;  et  comme  elles  par- 
lent beaucoup  et  crient  très  haut,  elles  ont  une  ex- 
trême influence.  » 

L'exaltation  du  parti  allait  jusqu'à  l'exagéra- 
tion féroce.  On  arrêtait,  on  dénonçait  partout;  il 
régnait  dans  le  Midi  une  véritable  Terreur.  On 
s'enrôlait  dans  des  corps  secrets  que  personne  ne 
pouvait  contenir  ni  dissoudre.  Peu  s'en  fallaitqu'on 
ne  revînt  au  temps  de  la  Li^ue  el  que  ces  démêlés 
ne  fissent  renaître  les  mêm-es  troubles.  Madame  de 
Rém usât,. bien  placée  pour  tout  voir  et  tout  écomter, 
ne  désespérait  pas  d'entendre  parler  des  Albigeois. 
Les  violences  de  la  Chambre  répondaient  aux 
violences  de  la  populace  d'Avignon,  de  Nîmes,  de 
Toulouse,  et  le  discours  de  M,  de  la  Bourdonnaye 
sur  les  catégories  de  l'amnistie  peut  être,  sans  injus- 
tice, comparé,  pour  son  énergie  farouche,  aux  décla- 
mations des  membres  du  comité  de  salut  public. 

Les  représentants  des  idées  de  la  bourgeoisie, 
par  la  bouche  de  Royer-Collard,  avaient  beau  expli- 
quer que  ce  n'était  pas  le  nombre  des  supplices 
qui  sauvait  les  empires,  que  l'art  de  gouverner 
était  plus  difficile,  et  qu'il  fallait  se  hâter  de  rétablir 
la  paix  intérieure;  on  en  était  bien  loin.  Les  véri- 
tables doctrines  du  gouvernement  représentatif  se 


200  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

posaient  néanmoins  par  la  force  des  choses  à  pro- 
pos du  projet  électoral  présenté  par  M.  de  Yau- 
blanc.  Les  classes  moyennes  se  souvenaient  encore 
de  la  souveraineté  d'une  assemblée  unique  ;  elles 
redoutaient  ce  despotisme  plus  qu'un  autre, 
sachant  bien  que,  même  après  la  chute  delà  Con- 
vention, ce  n'est  pas  la  liberté  qui  lui  succède. 
Elles  trouvaient  donc  des  garanties  dans  la  Charte, 
pourvu  que  les  députés  fussent  élus  directement 
par  les  contribuables  payant  trois  cents  francs 
d'impôts  directs,  et  que  le  renouvellement  par 
cinquième  fût  substitué  au  renouvellement  inté- 
gral. La  constitution  aristocratique  de  l'Angleterre 
ne  leur  paraissait  pas  applicable  à  notre  pays  pro- 
fondément divisé.  Ces  idées  furent  exposées  par 
M.  Royer-Collard  dans  deux  discours  classiques;  à 
ceux  qui  auraient  voulu  substituer  le  gouvernement 
anglais  à  la  Charte,  il  répondait  :  «  Donnez-vous 
donc  la  constitution  physique  et  morale  de  l'Angle- 
terre; mettez  dans  notre  balance  politique  une 
aristocratie  puissante  et  honorée.  Or  nous  n'avons 
que  des  nobles  et  pas  une  aristocratie.  Le  pouvoir 
aristocratique  créé  par  la  Charte  n'est  qu'une 
fiction.  Les  institutions  dans  chaque  gouvernement 
doivent  être  en  harmonie  avec  le  gouvernement 


sous  L'EMPIRE   ET  LA   RESTAURATION.       201 

lui-même.  »  La  monarchie  reconstituée  par  la 
Charte  était  une  monarchie  mixte,  dans  laquelle 
plusieurs  pouvoirs  concouraient  au  pouvoir  royal. 
La  garantie  des  libertés  nationales,  aux  yeux  du 
nouveau  parti  constitutionnel,  résidait  dans  le 
gouvernement  tout  entier  et  résultait  de  l'ensemble 
des  pouvoirs. 

Sur  un  point,  Royer-Collard,  avec  son  esprit 
absolu  et  son  goût  pour  les  théories,  allait  bien  au 
delà  des  doctrines  de  la  bourgeoisie;  s'ils  étaient 
d'accord  sur  ce  principe,  qu'au  fond  l'opinion 
d'une  nation  ne  doit  être  cherchée  et  ne  se  ren- 
contre que  dans  son  intérêt,  ils  cessaient  de  s'en- 
tendre sur  une  question  bien  plus  grave  :  aux  yeux 
de  Royer-Collard,  en  dehors  de  l'élection  populaire 
et  du  mandat  impératif,  la  représentation  n'était 
qu'un  préjugé  politique  qui  ne  soutenait  pas 
l'examen. 

Mais  le  moment  n'était  pas  encore  venu,  quelque 
puissante  que  fût  cette  discussion,  d'espérer  le 
triomphe  de  la  raison.  Quand,  le  29  avril  1816,  la 
session  fut  close,  l'alliance  des  bonapartistes  et  des 
libéraux  était  faite;  et  les  députés  royalistes,  en 
rentrant  dans  les  départements,  emportaient  une 
colère  sans   frein  contre  les  quelques  hommes 


202  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

modérés  qui  avaient  cherché  à  intervenir  comme 
médiateurs.  Le  découragemeiiil  parmi  les  vaincus 
était  si  grand,  la  compression  du  parti  victorieux 
était  si  forte,  que  les  colères  s'échappaient  sous 
toutes  les  formes  possibles,  en  chansons,  en  épi- 
grammes,  en  querelles  dans  les  cafés,  en  allusions 
dans  les  théâtres,  comme  à  la  première  représen- 
tation de  la  Comédienne. 

Ce  fut  le  barreau  qui  donna  à  l'esprit  public  la 
satisfaction  qu'il  cherchait.  Les  procès  politiques 
se  succédaient  à  de  courts  intervalles  et  remplis- 
saient les  cœurs  d'indignation  et  de  pitié.  Après 
Labédoyère,  après  les  frères  Faucher,  après  le 
maréchal  Ney,  étaient  vernis  les  généraux  Favrot, 
Boyer;  l'affaire  de  Grenoble  donnait  «ne  nouvelle 
impulsion  aux  poursuites  contre  les  généraux 
Ghalrain,  Bonnaire,  Mouton-Duvernet.  Ces  grandes 
causes  prenaient  un  caractère  tragique.  L'opinion 
provocatrice  applaudissait  à  l'audace  des  avocats. 
11  y  avait  deux  tribunes,  l'une  à  la  Chambre  des 
députés,  l'autre  dans  chaque  palais  de  justice. 
Mécontent  de  l'Empire  qui  ne  l'aimait  pas,  gagné 
par  l'étude  comme  par  ses  inclinations  aux  idées 
nouvelles,  le  jeune  barreau  avait  d'abord  accepté 
la  Restauration;  mais  il  était  étranger  aux  haines 


sous  L'EMPIRE  ET   LA    RESTAURATION.       205 

et  aux  vengeances  de  parti,  et  résolu  à  ne  pas  se 
laisser  arracher  les  prérogatives  du  droit  de 
défense.  Les  circonstances,  la  disposition  des  es- 
prits, le  besoin  d'émotion,  tout  accroissait  son 
importance  sociale  et  politique. 

Comme  en  80,  il  devint  le  porte-enseigne  des 
classes  moyennes,  son  conseil,  son  guide.  Recruté 
parmi  elles,  entouré  de  considération,  il  vit  venir 
naturellement  à  lui  les  suffrages  et  n'eut  souvent 
qu'à  les  refuser.  Les  mêmes  talents  du  reste  ne 
réussissaient  pas  également  à  la  barre  et  à  la  tri- 
bune, et  les  succès  au  parlement  ne  devaient  pas- 
ratifier  toujours  les  triomphes  de  la  cour  d'assises. 

A  mesure  que  la  lirtle  s'envenima,  à  m'csure  que  1& 
parti  desnltras  s'efforça  de  faire  de  la  royauté  l'in- 
strument de  ses  intérêts  et  de  ses  passions,  l'oppo- 
sition grandit  au  sein  du  barreau;  ce  fut  l'opinion 
publique  qui  lui  donna  le  ton,  ce  fut  pour  elle 
aussi  qu'il  parla,  bien  plus  que  pour  convaincre  les 
juges;  et  plus  d'une  fois  les  plaidoiries  furent  des 
actes  d'accusation. 

Chaque  ville  de  province  eut  ainsi  une  ou  deux 
illustrations  locales  tout  à  fait  en  relief,  entourées 
d'une  popularité  croissante  et  centre  d'une  action 
politique  réelle  dans  un  temps  où,  par  la  rareté 


k- 


404  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

et  la  difficulté  des  communications  avec  Paris, 
chaque  chef-lieu  avait  une  vie  propre.  L'excitation 
de  la  bataille  et  les  applaudissements  d'une  clien- 
tèle passionnée  les  détachaient  de  plus  en  plus  des 
Bourbons.  Il  y  eut,  en  effet,  des  procès  qui  louchaient 
à  l'histoire,  à  l'armée,  à  la  politique,  à  la  religion, 
aux  lettres;  comme  à  Rome  et  en  Angleterre,  les 
causes  célèbres  se  traduisaient  alors  au  plein  jour 
de  la  liberté  judiciaire. 

Ce  fut  dans  ces  années  dramatiques  que  com- 
mença la  légitime  renommée  du  barreau  de  Paris; 
ce  fut  alors  qu'il  prit  une  importance  supérieure 
encore  aux  talents  qu'il  révéla.  Toujours  en  évi- 
dence, servant  de  modèle  aux  avocats  de  la  pro- 
vince, reliés  entre  eux  par  la  confraternité  la  plus 
honorable  et  parfois  la  plus  touchante,  les  avocats 
de  Paris  qui  défendaient  les  causes  les  plus  solen- 
nelles avaient  à  leur  service  l'immense  publicité 
des  journaux.  Quand  les  accusations  politiques 
proprement  dites  cessèrent,  les  procès  de  presse, 
plus  nombreux  encore,  développèrent,  avec  la 
sympathie  de  la  bourgeoisie,  leur  influence  et  leur 
ambition.  Ne  voyait-on  pas  successivement  sur  le 
banc  des  accusés  des  hommes  de  lettres,  Jay,  Jouy^ 
Arnault,  Etienne  ;  un  grand  écrivain,  Paul-Loui^ 


sous   L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.       205 

Couiier;  des  publicisles,  l'abbé  de  Pradt,  Fiévée; 
un  poète,  comme  Déranger;  des  journalistes,  les 
rédacteurs  de  la  Minerve,  du  Constitutionnel  ? 

Avant  la  Restauration,  le  barreau  étudiait  peu 
le  droit  pénal;  on  plaidait  le  fait  devant  le  jury 
qu'on  essayait  d'attendrir,  et  l'on  paraissait  croire 
que  l'instruction  criminelle  ne  regardait  que  les 
parquets  et  les  juges.  C'est  Dupin  qui  le  fait  obser- 
ver et  il  ajoute  que  les  principaux  avocats  dédai- 
gnaient en  général  ce  genre  d'affaires.  Le  régime 
constitutionnel,  développant  le  sentiment  et  le  droit 
de  la  libre  défense  amena  les  avocats  à  l'élude 
approfondie  des  lois  répressives,  et  de  cette  époque 
date  certainement  une  ère  nouvelle. 

Parmi  les  membres  du  barreau  de  Paris  dont  la 
réputation  dans  la  bourgeoisie  libérale  fut  égale  à 
celle  des  orateurs  les  plus  en  renom,  il  faut  citer 
Mauguin,  Mérilhou,  Hennequin,  Odilon  Barrot, 
Philippe  Dupin,  Barthe,  Persil,  Berville,  Gliaix 
d'Esl-Ange.  Tous,  avec  des  talents  et  des  tempé- 
raments différents,  avaient  compris  le  rôle  des 
classes  moyennes  et  s'en  faisaient  en  tous  lieux  les 
patrons.  Mais  nul  n'eut  plus  de  part  aux  luttes  de 
ce  teraps-là  que  Dupin  aîné.  Commencée  après 
Waterloo  par  la  défense  du  maréchal  Ney,  sa  vie 

12 


206  LA  BODRGEOISIE  FRANÇAISE. 

militante  d'avocat  se   terminait  en  1830  par  la 
défense  du  Journal  dés  Débats. 

Dupin  aîné,  c'est  la  bourgeoisie  elle-même  avec 
ses  plus  rares  mérites  et  avec  les  défauts  que  con- 
tracte souvent  urne  société  de  plus  en  plus  démo- 
cratique, changeante,  affairée,  à  la  fois  indisci- 
plinée et  docile.  Mais  ces  défauts,  c'est  l'âge  qui 
les  amène  et  l'on  était  alors  en  pleine  jeunesse,  en 
pleine  espérance.;  on  était  au  temps  où  les  classes 
moyennes  suivaient  du  cœur  et  des  yeux  les  avo- 
cats libéraux,  les  prenaient  pour  chefs  et  ne  leur 
ménageaient  pas  les  applaudissements. 


VI 


La  session  de  1816  approchait;  la  Chambre 
allait  revenir  bien  plus  menaçante  encore  pour  la 
bourgeoisie  et  pour  les  droits  issus  de  la  Révolu- 
tion. Des  ultra-royalistes  avaient  surtout  pris  en 
aversion  le  plus  jeune  des  ministres,  le  favori  du 
roi,  M.  Decazes.  Pendant  l'intervalle  des  deux 
sessions,  le  clergé,  confondant  les  pouvoirs,  s'était 
fait  presque  partout  l'auxiliaire  de  la  faction.  Il 
visait  à  la  reconstitution  de  la  propriété  ecclé- 
siastique ;  le  salaire  de  l'État  lui  paraissait  un  ou- 
trage. Un  journal  spécial,  le  Mémorial  religieux, 
attaquait  avec  une  grande  violence  l'Université, 
l'École   polytechnique    et  toutes  les   institutions 


208  LA  BOURGliOISIE  FRANÇAISE 

laïques  qui  donnent  l'enseignement.  Dans  les  ser- 
mons, dans  les  instructions,  une  guerre  systémati- 
que était  faite  aux  idées  nouvelles.  Les  libéraux  de 
toutes  nuances  étaient  signalés  comme  des  révolu- 
tionnaires et  des  hérétiques.  Les  plantations  de 
croix  organisées  par  les  missionnaires,  avec  le  con- 
cours des  autorités  civiles,  donnaient  lieu  à  des 
banquets  présidés  par  un  ecclésiastique.  Un  as- 
saut vigoureux  se  préparait  contre  la  société  mo- 
derne. 

La  censure  forçait  les  journaux  de  la  bourgeoisie 
au  silence  ou  à  la  réserve.  Mais  les  petits  pam- 
phlets, les  correspondances,  les  conversations  ré- 
pandaient de  tous  côtés  la  dérision  ou  l'invective. 
La  voix  de  Déranger,  si  patriotique  pour  maudire 
l'étranger,  si  amère  pour  dénoncer  les  empié- 
tements du  clergé,  était  aussi  de  plus  en  plus 
écoutée  dans  les  salons  libéraux.  Des  éditions  de 
Voltaire  et  de  Rousseau  se  multipliaient,  par 
protestation.  Qui  n'a  pas  vécu  dans  ces  années  ne 
peut  s'imaginer  à  quel  état  d'irritation  en  étaient 
arrivées  les  deux  portions  de  la  société  civile  ;  si, 
dans  l'intérieur  de  certaines  familles  bourgeoises, 
les  discussions  les  plus  vives  brouillaient  à  jamais 
les  fils  et  les  pères,  les  frères  et  les  sœurs,  en  gé- 


sous  L'EMPIRE  ET  LA  RESTAURATION.       209 

néral,  on  s'entendait  au  foyer  domestique  pour 
fronder,  critiquer  et  haïr. 

Dans  celte  situation  de  guerre  civile,  ce  fut  le 
mérite  de  M.  Decazes  d'oser  proposer  à  Louis  XVIII 
le  seul  remède  possible.  Quelques  jours  avant  le 
5  septembre,  Royer-CoUard  dînait  chez  M.  Decazes 
avec  des  amis  communs.  En  sortant  de  table,  le  mi- 
nislre  engagea  les  convives  à  descendre  dans  son 
cabinet.  Là,  il  leur  raconta  que  le  roi  était  décidé 
à  dissoudre  la  Chambre,  à  rentrer  dans  la  stricte 
observation  du  texte  de  la  Charte  et  à  régler  les 
élections  suivant  l'ordonnance  du  13  juillet  1815. 
Après  ce  récit,  Royer-Collard,  avec  une  vivacité 
d'impression  que  ne  put  contenir  sa  gravité  habi- 
tuelle, se  leva,  embrassa  M.  Decazes  :  «  Il  faut  lui 
élever  une  statue  !  »  s*écria-t-il. 

La  colère  et  la  surprise  du  comte  d'Artois  et  de 
ce  qu'on  appelait  le  parti  occulte  furent  grandes, 
dès  que  parut  l'ordonnance  du  5  septembre.  Tous 
ceux  qui  avaient  l'habitude  de  crier  :  «  Vive  le  roi  !  » 
gardaient  le  silence;  tous  ceux  qui  gardaient  le 
silence  se  mirent  à  crier  :  «Vive  le  roi!  »  Dans  cer- 
taines villes,  l'émotion  fut  si  vive,  que  l'on  s'embras- 
sait au  milieu  de  la  rue,  en  se  racontant  la  bonne 
nouvelle.  Les  élections  donnèrent  la  majorité  au 


210  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

parti  modéré  et  à ropinionconslitulionnelle.  M.  de 
la  Bourdonnaye  rencontrant  Koyer-Gollard  le  len- 
demain de  l'ouverture  des  Chambres  : 

—  Eh  bien,  lui  dit-il,  vous  voilà  plus  de  coquins 
que  l'an  dernier? 

—  Et  vous,  moins!  lui  répondit  Royer-Collard. 
La  période  qui  s'écoule  depuis  le  moment  de 

cet  acte  de  délivrance  mit  la  France  sur  la  voie 
d'un  progrès  continu  vers  la  vraie  liberté.  Elle 
s'arrête  à  1820,  époque  où  la  réaction  amena 
l'avènement  au  pouvoir  des  contre-révolution- 
naires. Ces  quatre  années  sont  la  belle  époque  de 
la  Restauration,  celle  où  la  haute  bourgeoisie 
compléta  son  éducation  politique,  celle  où  le  parti 
libéral,  qui  n'était  pas  autre  chose  que  l'élite  de 
celte  bourgeoisie,  faillit  absolument  désarmer. 

11  renfermait,  au  début,  dans  son  sein,  des 
éléments  discordants.  Les  uns  avaient  accepté  les 
Bourbons,  mais  ne  séparaient  pas  le  roi  de  la 
Charte;  ceux-Là,  libres  de  tout  esprit  vindicatif,  de 
toute  arrière-pensée  de  renversement,  avaient  pris 
loyalement  la  Restauration  comme  le  point  de 
départ  d'une  politique  nouvelle,  comme  une  vie 
possible  de  paix  et  de  liberté.  M.  Royer-Gollard, 
ses  amis  et  tous  ceux  qui  formaient  le  centre 


sous   L'EMPIRE   ET   LA   RESTAURATION.       211 

gauche  appartenaient  à  celle  fraction  du  parti  libé- 
ral. Les  autres  rejetaient  la  branche  aînée,  et,  avec 
plus  de  bonne  foi  que  de  logique,  associaient  dans 
leur  culte  l'empereur  et  la  liberté  ;  ainsi  pensaient 
Manuel,  presque  tous  les  écrivains  de  la  Minerve, 
comme  Etienne,  et  l'ennemi  le  plus  redoutable  de 
la  Restauration,  Béranger.  D'autres  enfin,  moins 
nombreux,  plus  rattachés  au  passé  révolutionnaire, 
rêvaient  la  reprise  de  l'œuvre  qu'avaient  fait  avor- 
ter le  9  Thermidor  et  le  18  i3rumaire. 

11  y  avait  cependant  un  esprit  général  répandu 
dans  toutes  les  fractions  du  parti  libéral;  on  y 
était  voltairien.  On  y  déclamait  contre  le  prêtre 
qui  avait  refusé  le  secours  de  ses  prières  à  l'homme 
mort  sans  confession.  Le  Globe  seul,  quelques 
années  plus  tard,  devait  condamner  cette  tactique 
et  rétablir  les  vrais  principes  de  Libéralisme;  de 
même  qu'il  approuva  Talma,  refusant  à  cause  de 
ses  convictions  la  visile  de  l'archevêque  de  Paris, 
de  même  il  défendra  le  prêtre  qui  refusait  son 
concours,  après  la  mort,  à  celui  qui  lui  avait,  de 
son  vivant,  formellement  fermé  sa  porte.  Quand 
les  libéraux  réclamaient  des  mesures  violentes 
contre  ce  qu'ils  appelaient  le  parti  prêtre,  bien  peu 
d'entre  eux   comprenaient  alors   l'attitude    que 


212  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

devrait  prendre  le  Globe  dans  les  questions  reli- 
gieuses. Pas  de  violences,  mais  la  lutte  légale  et 
loyale  au  nom  de  la  raison,  de  la  conscience,  de 
la  justice  et  du  droit!  Il  fallait  que  la  jeunesse 
grandît  encore  pour  arriver  à  la  notion  de  la 
liberté;  au  début,  la  bataille  s'engageait  trop  vive- 
ment; toutes  les  armes  étaient  bonnes. 

Les  brochures  échappant  à  la  censure  rempla- 
çaient avec  plus  d'autorité  la  presse  périodique; 
l'avidité  des  lecteurs  n'était  pas  rebutée  par  les 
longueurs  de  la  polémique.  Deux  recueils  périodi- 
ques étaient  alors  en  faveur,  le  Censeur  européen 
et  la  Minerve.  MM.  Comte,  Dunoyer  et  Augustin 
Thierry  apportaient  au  Censeur,  avec  des  doc- 
trines économiques  et  historiques  originales,  un 
courage  qui  ne  s'était  jamais  démenti  et  une 
hauteur  de  vues  qui  ne  faisait  pas  d'eux  seule- 
ment des  lettrés.  Les  premiers,  ils  avaient  compris 
quel  rôle  décisif  l'industrie  allait  jouer  dans  la 
société  moderne,  quelle  puissance  elle  apporterait 
aux  classes  moyennes  en  les  renouvelant,  et  quelle 
place  devait  lui  être  faite.  Laffitte,  Casimir  Perier, 
et  un  maître  de  forges  de  la  Côte-d'Or,  Caumartin, 
étaient  les  candidats  préférés  du  Censeur  au? 
élections  de  1817.  «  Il  n'y  a  plus  en  France,  disait 


sous   L'EMPIRE   ET  LA  RESTAURATION.      213 

A.  Thierry,  que  deux  classes  d'hommes  :  ces  deux 
classes  sont  en  face  l'une  de  l'autre;  et  de  tous 
côtés  la  foule  des  gens  à  brevet  et  parchemins 
s'arme,  se  recrute,  et  se  retranche  contre  les 
industriels.  > 

La  Minerve  devenait  une  puissance.  Quand  on 
relit  aujourd'hui  ces  pages  sans  éclat  et  sans  verve, 
on  ne  s'explique  leur  succès  prodigieux  que  par  la 
servitude  à  laquelle  étaient  soumis  les  journaux 
quotidiens.  Les  Ermites  de  M.  de  Jouy  ont  bien 
vieilli;  les  articles  de  théorie  constitutionnelle  de 
Benjamin  Constant,  si  instructifs  au  moment  où  ils 
parurent,  manquent  de  relief;  seules,  les  lettres 
sur  Paris,  d'Etienne,  par  la  vivacité  de  leur  allure, 
par  le  piquant  de  leurs  observations,  rendent 
encore  la  physionomie  des  débats  parlemen- 
taires et  expliquent  au  lecteur  attentif  le  jeu  des 
partis. 

Le  Journal  des  Débats,  inféodé  à  Chateaubriand 
par  l'amitié  de  M.  Bertin,  subissait  les  passions  et 
les  inconséquences  de  l'irascible  et  illustre  écri- 
vain; ce  ne  fut  qu'après  sa  rupture  éclatante  avec 
M.  de  Villèle,  que  le  Journal  des  Débals  reprit  sa 
liberté  d'allures.  Le  talent  de  sa  rédaction,  autant 
que  l'ardeur  de  ses  opinions  constitutionnelles,  en 


2U  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

firent  de  plus  en  plus  l'organe  préféré  de  la  bour- 
geoisie. 

Par  ses  dispositions  comme  par  ses  intérêts,  la 
bourgeoisie  était,  en  efTet,  propre  à  lutter  à  la  fois 
contre  la  réaction  et  contre  l'esprit  de  désordre; 
seule  elle  avait  acquis  sous  l'Empire  des  habitudes 
et  des  idées  de  gouvernement.  Mais,  pour  que 
l'importance  politique  pût  passer  dans  ses  mains, 
il  lui  fallait  une  loi  électorale. 

De  toutes  celles  qui  ont  constitué  nos  assemblées 
parlementaires,  aucune  n'^  appelé  au  scrutin  élec- 
toral une  si  petite  fraction  de  la  nation  que  la  loi 
portant  la  date  du  5  février  1817;  et  cependant 
jamais  loi  n'obtint  plus  vivement  l'adhésion  des 
amis  de  la  lii)erté,  même  parmi  ceux  qui  étaient 
déshérités.  Jamais  aussi  M.  de  la  Bourdonnaye  ne 
tonna  plus  fort  contre  les  classes  moyennes,  contre 
ces  classes  auxquelles,  disait-il,  on  sacrifiait  la 
grande  propriété  aussi  bien  que  la  petite,  et  dont 
l'opinion  devait  tendre  toujours  à  faire  prévaloir 
les  intérêts  nouveaux  sur  les  intérêts  anciens.  La 
loi  proposée  était  l'interprétation  la  plus  franche 
et  la  plus  populaire  de  la  Charte;  elle  donnait  aux 
droits  et  aux  libertés  la  garantie  la  plus  étendue. 
C'était  bien  dans  les  classes  moyennes  que  tous 


sous   L'EMPIRE  ET   LA   RESTAURATION.       215 

les  intérêts  pouvaient  trouver  leur  représenta- 
tion naturelle  :  au-dessus,  c'était  un  besoin  de  do- 
mination contre  lequel  il  fallait  se  tenir  en  garde; 
au-dessous,  c'était  encore  l'ignorance  et  l'inapti- 
tude complète  aux  fonctions  électives.  Tous  les 
Français,  âgés  de  trente  ans,  payant  trois  cents 
francs  d'impositions  directes  étaient  appelés  à  être 
électeurs.  Gomme,  d'après  la  loi,  le  cinquième  de 
la  Chambre  des  députés  était  annuellement  renou- 
velable, le  mouvement  d'opinion  qui  se  manifesta 
dans  presque  tous  les  départements  allait  montrer 
quelle  influence  croissante  devait  exercer  la  bour- 
geoisie ;  jamais  il  n'y  eut  en  elle  une  telle  inten- 
sité de  vie  publique. 

Un  petit  groupe  resté  célèbre  de  bourgeois  émi- 
uents  prit  alors  une  importance  réelle  dans  le  gou- 
vernement. Quoique  quelques-uns  appartinssent 
,  déjà  au  pai'lement,  ils  étaient  presque  tous  entrés 
au  conseil  d'État.  Ils  se  nommaient  Guizot,  Ca- 
mille Jordan,  Maine  de  Biran,  Cuvier,  Barante, 
Mounier,  et  enfin,  bien  qu'il  se  défendît  de  toute 
camaraderie,  Royer-Gollard.  Leurs  ennemis  mêmes 
ne  leur  ont  contesté  ni  l'esprit,  ni  le  talent,  ni  la 
dignité  morale.  Ne  partageant  pas  plus  les  doc- 
trines des  jacobins  que  celles  des  émigrés,  acceptant 


Î16  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

franchement  la  nouvelle  société  française,  ils  avaient 
entrepris  de  fonder  son  gouvernement  sur  des 
bases  rationnelles  et  pourtant  tout  autres  que  les 
théories  au  nom  desquelles  on  avait  détruit  l'ancien  1 
régime.  On  les  appela  les  doctrinaires.  Ils  étaient 
peu  nombreux,  mais  l'influence  et  l'autorité,  en 
ce  temps-là,  ne  se  mesuraient  pas  à  la  quantité.  Les 
doctrinaires  jouèrent  un  rôle  considérable  dans 
l'établissement  en  France  du  gouvernement  parle- 
mentaire. 

Leur  plus  grand  honneur,  à  ce  moment  où  U 
système  électoral  de  1817  assurait  à  bref  délai 
l'influence  delà  bourgeoisie,  fut  d'abord  leur  active 
coopération  à  la  fondation  de  la  liberté  de  la  presse.! 
De  1817  à  1819,  ils  s'attachèrent  à  démontrer  au 
pays  que  la  libre  publication  des  opinions  indivi- 
duelles était  non  pas  seulement  la  condition,  mais  le 
principe  de  la  liberté  politique,  puisqu'elle  seule 
peut  former  au  sein  d'une  nation  une  opinion  ji 
générale  sur  les  affaires  et  sur  les  intérêts.  Dans-' 
leurs  articles  comme  dans  leurs  discours,  ils  ap- 
prirent au  public  encore  ignorant  que,  dans  la* 
r('pression  des  délits  de  presse,  le  discernement  del 
l'abus,  la  déclaration  du  fait  doivent  être  invaria-, 
blement  séparés  du  ministère  du  juge.  Le  fait  resle-< 


sous  L'EMPIRE   ET   LA   U  ESTA  L  li  ATION.       21/ 

en  la  puissance  de  la  société  qui  ne  le  fera  parve- 
nir au  juge  qu'après  l'avoir  constaté  elle-même  par 
des  arbitres  qui  soient  sa  parfaite  image.  Ces  ar- 
bitres ne  sont  pas  autre  chose  que  le  jury.  11  n'y  a 
de  nations  politiquement  libres  que  celles  qui  par- 
ticipent sansrelAche  au  pouvoir  judiciaire,  comme 
au  pouvoir  politique.  De  même  que  la  Chambre 
des  députés  est  le  pays  qui  concourt  aux  lois,  le 
jury  est  le  pays  qui  concourt  aux  jugements.  Il  est 
donc  le  principe  fondamental  de  la  justice  crimi- 
Inelle  et,  en  quelque  sorte,  sa  définition.  C'est  ainsi 
llque,  dans  la  rigueur  des  termes,  la  police  correc- 

itionnelle  est  une  juridiction  d'exception. 

il 

I     Ces  idées  qui  sont  aujourd'hui  dans  le  patrimoine 

i 

jcommun  et  qui  remuaient  alors  profondément  les 

[classes  moyennes,  nul  n'en  fut  l'apôtre  plus  con- 
vaincu que  Royer-CoUard,  ce  bourgeois  royaliste 
(constitutionnel  dont  l'autorité  et  la  parole  contri- 
jbuaient  à  former  les  mœurs  politiques.  C'est  à  lui 
!;|u'on  devait,  à  propos  de  l'outrage  à  la  morale 
bublique,  cette  notion  juste  que  les  opinions  ne 
'peuvent  être  l'objet  de  la  loi,  ni  comme  vraies,  ni 

kîomme  fausses,  ni  comme  salutaires  ou  nuisibles. 
V  défaut  du  discernement  du  juge,  les  expériences 
iL'cisives  du  xvi"  et  du  xvii*  siècle  n'atteslaient-eiles 

13 


218  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

pas  son  impuissance  soit  à  établir,  soit  à  délruife 
des  doctrines? 

Cette  conviction  que  la  liberté  n'est  pas  un  moyen 
seulement,  mais  unefm;qu'ondoitraimerpourelle- 
mème  et  non  pas  uniquement  pour  les  avantages 
qu'elle  procure,  commençait  à  pénétrer  dans  l'es- 
prit de  la  bourgeoisie  instruite,  grâce  aux  débats 
éloquents  et  passionnés  du  parlement.  Assurée,  par 
la  loi  Gouvion  Saint-Cyr  sur  le  recrutement,  de  ne 
pas  voir  enlever  à  la  jeunesse  militaire  le  drôil 
l'avancement,  satisfaite  de  la  consécration  de  l'ej 
gagement  décennal  au  profit  de  l'Université,  el 
prêtait  en  majorité  son  appui  indépendant  au  pre 
mier  ministère  du  duc  de  Richelieu  et  à  celui  di 
général   Dessolles.    Deux    points  méconlentaien 
cependant  cette  classe  de  plus  en  plus  éclairée 
d'abord  les  procès  de  presse  maladroitement  enta 
mes  et  soutenus  plus  maladroitement  encore, *e' 
surtout  les  exigences    et  les   manifestations 
clergé.  Elle  ne  lisait  pas  sans  surprise,  dansj 
Bibliothèque  historique   et  dans  le  Censeur, 
arrêté  du  maire  de  Lyon  imposant  à  une  calégofli 
de  personnes  l'obligation  rigoureuse  de  produit.! 
tous  les  trois  mois,  un  certificat  de  leur  curé  coi' 
statanl  qu'elles  remplissaient  leurs  devoirs  rr 

11 


sous  L'KMnUE  ET  LA   IlESTAUR ATION.     219 

gieux.  C'était  avec  non  moins  d'étonnement  qu'elle 
voyait,  dans  certains  départements  du  Midi,  les 
protestants  condamnés  à  l'amende  malgré  les 
réclamations  de  leur  Consistoire,  pour  avoir  refusé 
de  pavoiser  leurs  maisons  sur  le  passage  des  pro- 
cessions catholiques.  Néanmoins  tant  que  l'élo- 
quence passionnée  de  M.  de  Serre,  cette  grande 
âme,  s'inspira  des  idées  du  centre  gauche,  il  n'y 
eut  pas  à  désespérer  de  la  réconciliation  de  la 
bourgeoisie  avec  la  royauté  légitime. 

Des  symptômes,  comme  la  dissolution  de  la 
Société  des  amis  de  la  presse  et  l'exclusion  de 
l'abbé  Grégoire,  annonçaient  toutefois  l'approche 
des  orages.  La  proposition  Barthélémy,  qui  deman- 
dait à  Louis  XYin  une  nouvelle  loi  électorale,  avait 
produit  tant  à  Paris  que  dans  les  départements 
une  émotion  indescriptible.  La  Minerve  avait 
poussé  un  cri  d'alarme  :  «  C'est  un  coup  de  tocsin 
qui  réveille  et  avertit  la  France  !  »  disait  Etienne. 

La  bourgeoisie  s'était,  en  effet,  sentie  menacée. 
Partout  on  signait  des  pétitions  pour  le  maintien 
d'une  loi  qui  protégeait  son  influence. 

Cette  influence,  d'après  les  doctrinaires,  n'était 
pas  arbitrairement  créée  par  la  loi  de  1817.  Ei^e 
était  avouée  par  la  raison  et  la  justice.  Elle  avait 


220  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

d'autres  fondements  encore  que  la  politique  devait 
respecter  davantage  parce  qu'ils  étaient  plus  dif- 
ficiles à  ébranler.  La  puissance  de  la  classe 
moyenne  était  désormais  un  fait,  une  théorie 
vivante,  organisée,  résistante.  Les  siècles  l'avaient 
préparée  ;  la  Révolution  l'avait  réalisée.  C'était  à 
cette  classe  que  les  intérêts  nouveaux  apparte- 
naient. La  sécurité  était  donc  troublée  si  son  in- 
fluence était  compromise  ;  et  son  influence  était 
compromise,  si  la  loi  des  élections  était  menacée. 
Cette  loi,  les  doctrinaires  en  faisaient  comme  une 
religion  à  laquelle  il  serait  imprudent  d'attenter, 
à  moins  qu'on  ne  fût  en  situation  de  ruiner  tous 
les  droits  et  d'étouffer  toutes  les  libertés. 

Qu'on  juge  de  l'effet  de  telles  doctrines  formulées 
par  la  bouche  d'un  Royer-Collard,  d'un  Camille 
Jordan. 

Pour  bien  constater  que  le  maintien  intégral  de 
la  loi  électorale  était  le  dernier  mot  de  sa  politique 
intérieure,  la  bourgeoisie  libérale  de  Paris  avait, 
le  5  février  1820,  célébré  l'anniversaire  de  cette 
loi  dans  un  grand  banquet  patriotique.  Plus  de 
mille  citoyens,  négociants,  banquiers,  avocats, 
notaires,  médecins,  avaient  scellé  leur  union  et 
solidarisé  leurs  idées  et  leurs  répugnances  contre 


sous   L'KMPIRE   ET   LA  RESTAURATION.       221 

le  parli  de  1815.  Un  crime  odieux,  l'assassinat  du 
duc  de  Berry,  vint  arrêter  brusquemment  ce  mouve- 
ment en  avant  et  ranimer  la  réaction  royalisLe. 
Dès  le  premier  moment,  la  bourgeoisie  comprit 
que  le  parti  des  uUras  allait  profiter  de  l'attentat 
de  Louvel  pour  ressaisir  le  pouvoir  et  renverser 
M.  Decazes. 

Il  avait  cependant  jugé  indispensable  de  revenir 
aux  lois  d'exception.  Mais  il  avait  beau  déposer  une 
nouvelle  loi  sur  les  élections,  des  projets  contre  la 
liberté  individuelle  et  la  libre  publication  des  jour- 
naux et  des  écrits  périodiques,  les  haines  amassées 
contre  le  favori  du  roi,  contre  l'ordonnance  du  5  sep- 
tembre ne  reculèrent  devant  aucune  infamie.  Aux 
cris  de  joie  qui  saluèrent  sa  démission,  on  put  juger 
des  éminents  services  rendus  par  lui  à  la  cause  libé- 
rale. Le  centre  gauche  désormais  uni  à  la  gauche 
formera  avec  elle  une  masse  compacte.  Le  mouve- 
ment ascensionnel  vers  la  liberté  s'arrête  et  la  lutte 
va  se  circonscrire  sur  le  terrain  où  la  Chambre  de 
1815  s'était  placée.  Qui  aura  dans  le  gouverne- 
ment de  la  France  l'influence  prépondérante,  les 
vainqueurs  ou  les  vaincus  de  89,  la  bourgeoisie  ou 
la  noblesse,  l'égalité  ou  le  privilège? 

Quelques   semaines    du    second  ministère  de 


222  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE. 

Richelieu  vont  suffire  pour  ne  former  qu'an  soûl 
groupe  de  tous  les  représentants  des  classes 
moyennes  frémissantes.  L'arrivée  au  pouvoir  de 
M.  de  Villèle  et  de  M.  de  Corbière  en  fera  des  enne- 
mis irréconciliables. 


IV 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE  PENDANT 

LES  DERNIÈRES  ANNÉES  DE  LA  RESTAURATION 

ET  LA  RÉVOLUTION  DE  1830 


La  société  bourgeoise  est  en  1820  curieuse  à 
étudier.  Pendant  quatre  années  de  paix,  le  bien- 
être  matériel  avait  fait  des  progrès  considérables. 
Peu  de  discussions  financières  avaient  eu  plus  d'im- 
portance que  celle  du  budget  de  1817.  Non  seule- 
ment les  honnêtes  et  sages  résolutions  qui  furent 
prises  sur  l'arriéré,  sur  l'amortissement,  sur  l'em- 
prunt, avaient  relevé  le  crédit  public  gravement 


224  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

compromis  par  les  imprudences  de  la  Chambre 
introuvable;  mais,  en  déterminant  des  règles  pré- 
cises pour  le  contrôle  des  dépenses  et  l'ouverture 
des  crédits,  pour  la  reddition  des  comptes  et  la 
liquidation  des  exercices,  la  loi  de  finance  de  1817 
avait  posé  les  bases  d'une  législation  qui  garantis- 
sait une  bonne  et  régulière  gestion  des  deniers 
publics. 

Les  canaux  de  la  Somme,  des  Ardennes  et  de  la 
Marne  au  Rhin  s'achevaient.  Bien  que  l'industrie 
privée  n'eût  pas  encore  à  cette  époque  l'habitude 
de  grosses  entreprises,  cependant,  grâceàl'assielle 
du  crédit  de  la  France,  les  capitaux  particuliers  de 
la  bourgeoisie  devenaient  de  jour  en  jour  moins 
timides  et  la  bourgeoisie  reprenait,  avec  grand  pio- 
fil,  dans  toutes  les  branches  du  commerce,  de  l'in- 
dustrie et  du  trafic,  son  labeur  patient  et  économe. 

La  haute  bourgeoisie  parisienne  se  divisait  alors 
en  deux  fractions  principales,  dont  chacune  prenait 
son  nom  du  quartier  qu'elle  habitait  de  préférence, 
le  faubourg  Saint-Honoré  et  la  Chaussée  d'Antin. 
Ces  deux  sociétés  séparées  seulement  par  des 
nuances  d'opinion  ou  par  des  situations  variables, 
se  rencontraient  et  se  mêlaient. 

L'aristocratie  de  la  cour  et  même  celle  de  la 


RESTAURATION    ET  IlÉVOLUTION    DE   1830.    :2-i5 

province,  dans  la  saison  où  elles  habitaient  leurs 
hôtels  du  faubourg  Saint-Germain,  admettaient  bien 
dans  leurs  ^aIons  quelques  hommes  nouveaux,  mais 
toujours  avec  une  nuance  d'accueil  et  seulement 
ceux  qu'un  grand  zèle  ou  des  circonstances  heu- 
reuses avaient  mis  à  même  de  servir  efficace- 
ment la  cause  des  Bourbons.  Sous  la  Restauration, 
si  l'on  excepte  deux  ou  trois  noms,  madame  de 
Monlcalm,  madame  de  Duras,  la  grande  dame  du 
faubourg  Saint-Germain  n'eut  aucune  influence  sur 
les  mœurs.  Elle  hésita  entre  d'anciennes  traditions 
et  de  nouveaux  usages,  et  ne  sut  pas  créer  un  salon 
où  l'on  vînt  prendre  des  leçons  de  goût  et  d'élé- 
gance. Les  femmes,  après  les  quinze  ans  du  despo- 
tisme impérial,  ne  se  sentaient  pas  le  besoin  d'être 
supérieures  aux  hommes. 

Il  restait  un  très  petit  nombre  de  personnes 
aimables  de  l'ancien  régime;  les  gens  âgés  étaient 
pour  la  plupart  abattus  par  de  longs  malheurs  ou 
aigris  par  des  colères  opiniâtres.  La  parole  était  aux 
jeunes.  L'habitude  anglaise  des  réunions  nom- 
breuses avait  été  adoptée;  elle  interdisait  le  choix 
parmi  les  invités  et  diminuait  le  prix  de  l'invi- 
tation; mais,  en  retour,  comme  on  se  dédom- 
mageait, par  la  satire  et  la  verve,  de  la  réserve 


226  LA  BOUUGEOISIE  FRANgAISE 

contrainte  imposée  si  longtemps  par  le  gouverne- 
ment de  Napoléon  I 

Tandis  que  le  monde  aristocratique,  isolé  dans  la 
nation,  avait  des  habitudesd'une  régularité  parfaite, 
tandis  qu'il  passait  six  mois  dans  les  châleaux,  six 
mois  à  Paris,  avec  bals  au  carnaval,  concerts  et  ser- 
mons au  carême;  du  théâtre,  fort  peu;  des  voyages, 
jamais;  des  cartes  à  jouer,  toujours;  il  en  était  au- 
trement dans  le  monde  de  la  Gliaussée-d'Anlin  et 
du  faubourg  Saint-IIonoré.  Les  affaires  ramenaient 
régulièrement  à  la  ville,  après  les  vacances  tradi- 
tionnelles, les  financiers  et  les  hommes  de  loi. 
L'activité  de  l'esprit  était  grande,  on  se  visitait 
beaucoup,  les  repas  étaient  longs,  la  chère  déli- 
cate; le  maître  de  la  maison  servait  lui-même, 
il  tranchail,  il  découpait.  Au  dessert,  on  risquait 
la  chanson  gaillarde,  un  couplet  de  Désaugiers 
quand  ce  n'était  pas  un  refrain  politique  de  Dé- 
ranger. 

Le  Théâtre-Français,  très  fréquenté  par  la  société 
bourgeoise,  vivait  des  restes  de  Talma,  mais  surtout 
de  la  maturité  du  talent  de  mademoiselle  Mars. 
Ironie,  malice,  gaieté,  bienséance  et  grâce  parfaites, 
c'étaient  les  qualités  que  l'admirable  comédienne 
enseignait  et  dont    savaient  jouir  les  amateurs 


r.ESTAURATION   ET  RÉVOLUTION   DE  1830.    '227 

éclairés  appartenant  aux  classes  moyennes.  «  Mari- 
vaux mourra  pour  la  seconde  fois,  quand  vous  dis- 
paraîtrez, »  lui  écrivait  dans  un  aimable  billet  du 
matin  madame  Delessert.  Mais  les  chefs-d'œuvre 
de  l'ancien  répertoire  restaient  seuls  debout.  La 
comédie  contemporaine,  glacée  par  le  décorum  ou 
mutilée  par  la  censure,  ne  produisait  que  des  avor- 
tons sans  vérité  et  sans  intérêt.  Un  genre  nouveau 
composé  de  demi-teintes,  de  nuances  indécises, 
redoutantle  jour  éclatantduThéûtre-Français,  pre- 
nait possession  d'une  nouvelle  scène  qui  s'appelaitle 
Théâtre  de  Madame.  Un  talent  très  bourgeois,  pos- 
sédant à  un  rare  degré  les  lois  de  l'optique  scé- 
nique,  répondait,  vers  celte  date  de  1820  à  1824,  à 
l'idéal  moyen  du  monde  commerçant,  à  ces  tem- 
péraments ni  très  larges  ni  très  profonds,  mais 
fins,  judicieux,  joignant  à  l'amour  des  millions 
l'engouement  pour  les  brillants  colonels,  voulant 
de  la  vraisemblance  dans  les  écarts  de  l'imagina- 
tion. M.  Scribe  venait  à  son  heure. 

A  côté  de  lui  un  autre  bourgeois  de  Paris,  Théo- 
dore Leclercq,  un  railleur  charmant  avec  le  ton  de 
la  meilleure  compagnie,  lançait,  comme  autant  de 
flèches  acérées  sans  être  empoisonnées,  de  petites 
comédies  de  salon,  qui  divertirent  nos  grand'mères. 


228  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Affreusement  grêlé  de  la  petite  vérole,  quasi  borgne 
et  de  manières  sautillantes,  il  était  fort  recherché, 
les  lectures  de  ses  proverbes  étaient  fort  goûtées, 
surtout  quand  les  excès  du  parti  ultra-royaliste  et 
de  ce  qu'on  appelait  la  congrégation  eurent  piqué 
au  jeu  les  esprits  sensés  et  donné  du  corps  à  ces 
proverbes  d'une  ténuité  fragile. 

C'était  une  fête  très  courue  en  ce  temps-là, 
lorsque,  dans  un  des  salons  libéraux  à  la  mode,  on 
devait  entendre  une  chanson  nouvelle  de  Béranger 
ou  quelque  dialogue  de  Théodore  Leclercq.  Les 
maisons  hospitalières  de  la  bourgeoisie  étaient 
nombreuses.  En  dehors  de  l'atelier  de  Gérard,  où 
artistes  et  étrangers  affluaient,  en  dehors  du  salon 
de  madame  Ancelot,  où  se  rencontraient  écrivains 
et  hommes  de  lettres,  Parseval  de  Grandmaison, 
Lacretelle,  Gampenon,  Guiraud,  Soumet,  Antony 
Deschamps,  madame  Sophie  Gay,  madame  Dufres- 
noy,  il  y  avait  un  certain  nombre  de  femmes  de  la 
haute  bourgeoisie  dont  les  soirées  étaient  très  sui- 
vies; nous  pourrions  citer  madame  Benjamin  Deles- 
sert,  madame  Augustin  Perier,  madame  Schené, 
madame  Anisson,  l'aimable  et  spirituelle  sœur  de 
M.  deBarante;  mais,  de  tous  les  salons  de  la  bour- 
geoisie libérale,  les  plus  en  vogue  étaient  ceux 


RESTAURATION    ET   UEVOLUTION   DE   1«30.     2-29 

de  M.  LalTitle,  de  M.  ïernaux  el  de  madame  Davil» 
lier. 

On  renconlrait  chez  M.  Laffilte  toute  l'Europe 
qui  traversait  Paris.  On  y  coudoyait  les  financiers, 
les  écrivains,  les  généraux  et  officiers  de  l'Empire, 
les  hommes  d'aftaires,  les  députés,  une  foule  écla- 
tante, animée,  mais  confuse.  Au  dire  d'un  assidu 
visiteur  de  ce  salon,  madame  Laffitte  était  une  per- 
sonne aussi  digne  que  bienveillante,  mais  elle  ac- 
cueillait son  monde  el  ne  le  gouvernait  pas.  Laf- 
fitte, plein  de  cordialité,  de  naturel  et  d'esprit, 
abandonnait  aussi  au  hasard  le  sort  de  ses  hôtes. 
Assis  à  une  table  de  whist  avec  l'insouciance  d'un 
financier,  il  se  contentait  de  saluer  avec  grâce 
les  allants  et  venants;  on  savait  d'ailleurs  que, 
généreux  jusqu'à  la  prodigalité  et  cachant  ses  bien- 
faits, il  servait  de  providence  aux  misères  que  l'in- 
géniosité charitable  de  Déranger  lui  indiquait 
discrètement. 

L'hôtel  de  M.  Ternaux,  place  des  Victoires,  était 
plus  particulièrement  le  rendez- vous  de  la  faction 
de  la  Chambre  des  députés,  appelée  le  centre 
gauche.  M.  Guizot,  M.  lloyer-Collard,  M.  Cuvier, 
M.  Camille  Jordan  y  trouvaient  La  Fayette  lié  d'a- 
mitié avec  M.  Ternaux.  Le  monde  industriel  y  était 


230  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

plus  représenté  que  la  politique  et  la  littérature  ;  et 
les  bals  y  étaient  parfois  plus  brillants  que  la  con- 
versation. 

N'était  pas  admis  qui  voulait  chez  madame  Julie 
Davillier,  boulevard  Poissonnière.  Son  mari, 
comme  M.  Laffitte,  comme  M.  Ternaux,  était  arrivé 
au  premier  rang  du  monde  des  affaires,  par  une 
intelligente  probité,  servie  par  \mc  activité  régu- 
lière. Adoré  pour  sa  droiture  et  sa  bonté  de  tous 
ceux  qui  l'approchaient,  il  dirigeait  l'importante 
maison  connue  sous  le  nom  de  Gros-Davillier- 
Odier,  dont  le  principal  établissement  était  à  Wes- 
serling,  tandis  que  madame  Davillier  gouvernait 
leur  intérieur  à  Paris.  Cet  art  si  difficile  de  réunir 
les  hommes,  de  les  grouper  sans  les  froisser,  le 
talent  de  mettre  fin  à  une  conversation  ennuyeuse 
sans  humilier,  cette  femme  distinguée  les  possé- 
dait. D'une  physionomie  vive  et  fine,  d'une  tour- 
nure élégante,  elle  avait  tous  les  goûts  élevés. 
C'était  chez  elle  que  Garât  avait  chanté  pour  la 
dernière  fois  en  attendant  que  la  Malibran  y  pré- 
ludât à  ses  triomphes.  Mais  son  salon  était  avant 
tout  une  réunion  politique.  Le  parti  libéral  et  l'an- 
cien parti  bonapartiste  y  fusionnaient.  Le  duc  de 
Bassano,  Arnault,  V auteur  de  Germanimis,  Fieury- 


RESTAURATION   ET  RÉVOLUTION   DE  1830.    231 

Chaboulon,  les  généraux  Pajol,  Exelmans,  Becker, 
Doumerc,  madame  Regnault  de  Saint-Jean  d'An- 
gély,  madame  Lallemand,  madame  Diichâtel,  ma- 
dame Méchin  y  causaient  avec  Benjamin  Constant, 
Manuel,  Lamarque,Bignon,  legénéral  Foy, Dupont 
(de  l'Eure),  Casimir  Perler,  avec  toute  la  gauche. 

On  ne  voyait  pas  seulement  chez  madame  Davil- 
lier  les  hommes  d'action,  les  orateurs  les  plus 
célèbres  de  la  Chambre;  toute  la  rédaction  de  la 
Minerve'^  dînait  à  son  jour  avec  Lacrelelle  aîné, 
qui  avait  conservé  de  l'ancien  temps  les  ailes  de 
pigeon,  les  culottes  courtes  et  les  opinions  de  89, 
ce  qui  lui  faisait  dire  :  «  Les  Bourbons  en  feront 
tant,  que  nous  verrons  descendre  les  faubourgs.  » 
Un  survivant  des  girondins  ,  Pontécoulant;  les 
deux  champions  blasonnés  de  la  cause  populaire, 
M.  de  Chauvelin  et  Voyer  d'Argenson,  tous  les 
deux  d'une  verve  piquante  mais  un  peu  fumeuse  y 
venaient  aussi.  Mais  les  plus  fêtés  des  convives  ha- 
bituels de  madame  Davillier  étaient  Manuel  et  son 
inséparable  ami,  Déranger,  apportant  pour  son 
écot  quelque  chanson  inédile. 

Il  y  aurait  eu  trop  de  fronts  moroses,  si  un  essaim 
de  jeunes  femmes  n'était  venu  s'abattre  de  temps 
à  autre  au  milieu  des  discussions  passionnées  qui 


232  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

suivaient  chaque  séance  du  Palais-Bourbon.  Kaul-il 
nommer  madame  Sampayo,  madame  Pichon,  ma- 
dame Lacoste,  madame  Fabreguetle,  à  qui  Déran- 
ger avait  adressé  ces  couplets  : 

Grand  Dieu  !  combien  elle  est  jolie  ! 

et  madame  Boudonville,  la  fille  de  M.  de  Jouy, 
madame  Deleuze,  madame  Allart,  madame  Des- 
champ? Nous  ne  réveillerions  pas  ces  ombres 
charmantes  si  des  portraits  d'Ingres  ou  de  Gérard 
n'avaient  transmis  à  la  postérité  quelques-uns  des 
visages  gracieux  et  intelligents  de  cette  vieille 
bourgeoisie  morte,  La  politique  animait  ces  beaux 
yeux.  C'était  à  qui  irait  entendre  un  discours  du 
général  Foy,  à  qui  se  ferait  inscrire  chez  le  préfet 
de  police  pour  aller  visiter  Béranger  en  prison  à 
Sainte-Pélagie.  C'était  le  temps  où,  à  un  bal  chez 
Laftitte,  une  aimable  danseuse  répondait  au  jeune 
D...,  qui  l'invitait  à  valser  : 

«  Au  moins,  monsieur,  êtes-vous  pour  la  liberté 
de  la  presse'/  » 

Les  longues  discussions  sur  la  littérature,  entre- 
lien habituel  des  conversations,  perdaient  de  leur 
intérêt.  L'avidité  pour  les  nouvelles  parlementaires 


RESTAURATION  ET   RÉVOLUTION    DE  1830.    2'J3 

était  telle,  que  Paris  se  peuplait  de  cabinets  de  lec- 
ture fréquentés  du  malin  au  soir  par  une  foule 
d'hommes  de  tout  âge,  également  empressés  à  dé- 
vorer quelque  brochure  nouvelle.  A  l'Athénée, 
rien  n'attirait  une  si  brillante  assemblée  qu'une 
dissertation  politique  par  Benjamin  Constant.  Il 
faut  écouler,  dans  la  correspondance  de  Charles  de 
Rémusat  avec  sa  mère,  les  échos  des  réunions  de 
cette  société  si  vivante.  Les  événements  terribles 
et  trop  forts  de  la  période  révolutionnaire  avaient 
trempé  les  générations  suivantes;  et  ces  enfants  du 
siècle  alliaient  des  choses  qu'on  n'a  jamais  pu  voir 
réunies  depuis,  l'esprit  de  salon,  l'intelligence  phi- 
losophique et  une  sensibilité  forte.  Qu'on  lise 
cette  page  écrite  par  un  jeune  homme  de  vingt  ans 
à  peine  : 

«  De  toutes  les  maisons  où  je  vais,  celle  où  je  me 
plairais  le  plus  est  celle  de  madame  C...  Outre  que 
c'est  la  seule  où  l'on  cause,  il  y  a  des  gens  assez 
curieux  de  toute  espèce;  la  société,  quoique  gaie,  y 
est  montée  sur  un  ton  assez  sérieux.  Malveillante 
par  ennui  surtout  et  par  mépris  plutôt  que  par 
haine,  comprenant  tout,  ayant  des  impressions  et 
y  tenant  plus  qu'à  toute  autre  chose,  sans  préjugés 
et  sans  routine,  ellea  pour  me  plaire  ce  que  j'aime, 


234  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

une  certaine  élévation  d'idées  qui  n'a  pas  cours 
dans  le  salon  de  madame  L 

»  Elle  réunit  tous  ces  go  Is  qui  me  plaisent  et 
qui  se  tiennent  ensemble.  Elle  aime  madame  de 
Staël  et  par  conséquent  Talma;  la  liberté  de  la 
presse,  par  conséquent  Abufar  et  Hamlei,  les  dis- 
cours de  M.  Camille  Jordan,  par  conséquent  les 
tableaux  de  Gérard,  et  cent  autres  choses  du  même 
genre,  d'après  lesquelles  je  juge  les  personnes  à 
qui  j'ai  affaire.  » 

La  lutte  entre  les  deux  partis  était  dans  chaque 
maison.  Elle  recommençait  à  propos  des  plus  petits 
incidents.  C'était  dans  la  meilleure  compagnie  que 
l'influence  de  l'ancien  régime  combattait  souvent 
avec  le  plus  d'avantages  l'influence  des  idées  nou- 
velles. De  là  un  bizarre  contraste  que  Charles  de 
Rémusat  signalait  à  sa  mère.  Tandis  que  les  per- 
sonnes dont  le  sort  et  la  vie  se  rattachaient  à  des 
intérêts  nouveaux,  ou  qui  particii  aient  aux  idées  et 
aux  occupations  du  temps,  semblaient  acquérir 
dans  leurs  habitudes  quelque  chose  de  plus  sérieux, 
de  plus  mûr,  les  gens  au  contraire  qui  tenaient  aux 
anciennes  opinions  étaient  tous  les  jours  plus  fri- 
voles et  moins  scrupuleux.  L'air  dégigé  devenait 
la  fleur  de  ce  qu'en  appelait  le  beau  monde. 


RESTAURATION  ET   RÉVOLUTION  DE  1830,    235 

liû  spectacle  de  ces  inconséquences  apparentes 
est  plus  curieux  encore  dans  le  domaine  littéraire. 

A  une  société  nouvelle  il  fallait  une  nouvelle 
liltérature.  Tandis  que  la  bourgeoisie,  représentée 
par  les  journaux  libéraux  de  toute  nuance,  le 
Constitutionnel,  la  Minerve,  le  Journal  des  Débats, 
conservait  son  goût  pour  l'esprit  français  avec 
tous  les  caractères  qui  le  distinguent,  les  journaux 
monarchiques,  en  revanche,  n'avaient  pas  assez 
d'éloges  pour  deux  poètes  révolutionnaires  en  litté- 
rature, catholiques  et  royalistes  à  leurs  débuts, 
Lamartine  et  Victor  Hugo.  La  bataille  s'annonçait 
entre  les  classiques  et  les  romantiques.  Le  vieux 
génie  bourgeois,  ni  métaphysicien,  ni  artiste,  pour 
qui  les  lettres  ne  sont  qu'une  branche  de  l'élo- 
quence, ce  génie  avide  avant  tout  de  notions  pré- 
cises, d'observations  spirituelles,  plus  admirateur 
de  la  grande  prose  que  des  beaux  vers,  allait  se 
heurter  avec  les  jeunes  intelligences  émancipées 
par  les  chefs-d'œuvre  étrangers  et  qui  en  avaient 
assez  de  la  tragédie  démodée,  de  l'ode  pindarique, 
de  l'histoire  arrangée,  de  la  philosophie  sensualiste, 
de  l'art  faussement  imité  des  Romains  et  enfin  du 
style  empire.  Les  Féletz,  les  Arnaull,  les  Jouy,  les 
Lemercier,  les  Etienne,  les  Viennef,  les  Auger,  les 


236  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Baour-Lormian,  les  Jay  commençaient  à  s'effacer 
devant  la  génération  audacieuse  qui  devait  s'appe- 
ler «  les  hommes  de  1830  ». 

Il  fallait  le  Globe  et  quelques  années  d'éclosion 
de  plus,  pour  classer  définitivement  les  esprits. 

Toute  la  jeunesse  des  écoles  était  travaillée  d'une 
fièvre  d'enthousiasme  et  de  désintéressement.  Ils 
n'étaient  ni  légers,  ni  blasés,  ni  sceptiques,  ces  jeu- 
nes gens  qui  s'enfermaient  pour  lire  en  commun 
le  beau  livre  posthume  de  madame  de  Staël  qui  ve- 
nait de  paraître,  ou  qui  applaudissaient  M.  de 
Chauvelin  malade  et  se  faisant  porter  en  chaise 
pour  aller  déposer  son  vote;  ces  jeunes  gens  qui 
saluaient  le  général  Foy  quand  il  passait,  ou  qui 
couraient  entendre  un  philosophe  de  vingt-cinq  ans, 
Victor  Cousin,  qui  disait  :  «  La  vraie  morale 
est  celle  qui  conduit  à  la  liberté  politique,  la 
fausse  morale  est  celle  qui  conduit  au  despotisme 
et  à  l'arbitraire.  »  Ils  aimaient  la  société  dans 
laquelle  ils  étaient  nés  et  ils  y  croyaient.  Ils  étaient 
convaincus  qu'ils  avaient  une  tâche  à  remplir  : 
réaliser  la  pensée  de  89.  En  toutes  choses,  ils 
élaient  le  contraire  des  désabusés;  et,  leurs 
études  achevées,  ils  emportaient  en  province, 
comme  les  apôtres,  la  flamme  et  les  sentiments  qui 


RESTAURATION   ET  RÉVOLUTION    DE   1830.    -111 

les  animaient.  La  nation  se  transformait  par  eux. 

Le  paysan  qui  n'avait  ni  châteaux  à  brûler,  ni 
droits  féodaux  à  abolir,  ni  biens  nationaux  à  ache- 
ter, mais  qui  avait  toute  sorte  de  craintes  vagues, 
suivait  ces  jeunes  avocats,  s'abandonnant  à  eux 
comme  dans  les  premiers  jours  de  la  Révolution. 

Les  souffles  nouveaux  allaient  aussi  soulever  de 
terre  les  jeunes  filles  de  la  bourgeoisie.  Tandis  que, 
dans  l'Université,  Royer-Gollard  avait  imprimé  aux 
éludes  une  direction  dont  l'École  normale  supé- 
rieure devait  être  le  plus  brillant  résultat,  les  cou- 
vents, au  contraire,  avaient  recommencé,  sous  l'in- 
fluence  de  la  renaissance  religieuse,  à  constituer 
dans  un  certain  monde  leur  clientèle.  Le  pen- 
sionnat des  dames  du  Sacré-Cœur  semblait  alors 
réservé  aux  familles  nobles.  Le  couvent  des  Dames 
anglaises  et  l'Abbaye-au-Bois  avaient  plus  de  vogue 
dans  la  haute  bourgeoisie,  sans  qu'elle  eût  cepen- 
dant abandonné  les  pensionnats.  Mais  la  vie  en 
commun  égayée  par  les  aptitudes  pédagogiques  des 
religieuses  avait  plus  d'attrait  pour  les  jeunes  ima- 
ginations. L'esprit  du  siècle  franchissait  les  grilles. 
Une  enfant  étrange,  qui  devait  être  une  femme  de 
génie,  a  raconté  cette  vie  gaie  et  facile,  faite  pour 
endormir  les  facultés.  «  Jusqu'à  la  petite  lampe  qui 


238  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

tremblotait  la  nuit  dans  le  cloître,  et  aux  lourdes 
portes  qui,  chaque  soir,  se  fermaient  à  l'entrée  des 
corridors  avec  un  bruit  solennel  et  un  grincement 
de  verrous  lugubre,  tout  avait  un  certain  charme 
de  poésie  mystique*.  » 

Une  variation  nouvelle  dans  les  modes  féminines 
avait  suivi  le  séjour  des  alliés  en  France.  De  même 
que  la  taille  des  habits,  le  corsage  des  robes  s'était 
allongé.  La  raideur  disparaissait;  on  avait  aussi 
emprunté  aux  Anglaises  des  habitudes  de  soins  et 
de  respect  de  sa  personne.  La  femme  frêle,  les 
organisations  délicates,  remplacent  dans  la  tête  des 
artistes  les  vigoureuses  matrones  de  l'Empire. 
Les  élégantes  à  Paris  boivent  de  l'eau,  mangent 
peu.  La  province  résista  davantage.  Alors  se  pré- 
pare à  naître  dans  la  bourgeoisie,  cette  femme  arti- 
ficielle et  raffinée,  émancipée  d'intelligence  et 
esclave  des  convenances,  ayant  plus  d'engouement 
que  d'enthousiasme,  se  défiant  de  tout  et  se  lais- 
sant aller  parfois  à  tout  croire,  cet  être  pétri  de 
contradictions  et  qui  se  sauve  par  la  grâce  :  la  Pa- 
risienne. 

La  province,  plus  séparée  que  jamais  de  Paris 
par  les  goûts,  élait  face  à  face  avec  les  anciens  émi- 

i.  Histoire  de  ma  vie,  par  G.  Sand» 


RESTAURATION   ET  RÉVOLUTION  DE  1830.    239 

grés  qui  avaient  comme  un  art  singulier  d'exhumer 
les  ridicules.  Prolecteurs  du  clergé  paroissial,  ils 
le  poussaient  aux  maladresses,  ne  se  doutant  pas 
qu'elles  atteindraient  l'esprit  religieux  lui-même. 
La  persécution  avait  développé  des  vertus  parmi  les 
ecclésiastiques,  mais  elle  n'y  avait  pas  créé  des 
hommes  éclairés;  et  la  Restauration  ne  leur  avait 
pas  enseigné  le  tact.  Depuis  la  chute  de  M.  Decazes, 
un  orgueil  aveugle  les  conduisait  à  s'éloigner  delà 
bourgeoisie.  L'assassinat  du  duc  de  Berry  leur  avait 
semblé  la  conséquence  du  libéralisme,  et  ils  applau- 
dissaient aux  mesures  qui  ruinent  le  pouvoir, 
alors  même  qu'ils  semblent  le  fortilier. 

Le  gant  était  jeté;  et,  dans  celte  lutte  qui  com- 
mençait pour  finir  en  juillet  1830,  les  doctrinaires 
eux-mêmes  devenaient  les  adversaires  déclarés  du 
second  ministère  du  duc  de  Uichelieu.  C'était  l'in- 
fluence de  la  bourgeoisie  qu'on  voulait  abattre,  et 
c'est  contre  elle  que  fut  dirigée  la  loi  électorale 
du  double  vote. 

On  ferait  diflicilement  comprendre  les  émotions 
qu'excitait,  chez  les  libéraux,  la  lecture  de  sem- 
blables discussions.  La  bourgeoisie  recueillait 
avidement  ces  paroles  de  La  Fayette  (27  mai  1820)  : 
«  La  contre-révolution  est  dans  le  gouvernement  ; 


240  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

mon  espoir  dans  la  Restauration  a  été  trompé.  » 
Bien  que  la  loi  sur  le  double  vole  eût  passé,  nos 
pères  étaient  convaincus  que  le  privilège  était  des- 
cendu au  tombeau,  qu'aucun  effort  humain  ne  l'en 
ferait  sortir.  Cependant,  grâce  aux  procès  de  presse 
ils  n'allaient  bientôt  plus  avoir  que  deux  journaux 
libéraux.  Leur  foi  était  indomptable,  et  pourtant 
le  parti  royaliste  triomphait;  il  avait  fait  rompre  les 
liens  qui  unissaient  M.  de  Serre  à  d'anciens  amis.  Le 
général  Foy,  inspecteur  général  d'infanterie,  Laf- 
fitte,  gouverneur  de  la  Banque,  étaient  révcqués  de 
leurs  fonctions;  Royer-Collard,  Camille  Jordan, Gui- 
zot,  de  Barante  étaient  exclus  du  conseil  d'État  ;  le 
cours  de  Victor  Cousin  était  suspendu.  La  barrière 
qui  sépare  la  résistance  légale  de  la  sédition  s'abais- 
sait insensiblement.  Les  conspirations  se  tramaient. 
La  naissance  du  duc  de  Bordeaux  n'était  plus  pour 
le  parti  royaliste  qu'une  occasion  d'injurier  ses  ad- 
versaires; et  ceux-ci  en  venaient  à  croire  que  la 
Charte  était  incompatible  avec  la  légitimité.  Tandis 
que  la  partie  impatiente  de  la  jeunesse  bourgeoise 
entrait  dans  la  charbonnerie,  le  parti  royaliste  s'en- 
rôlaitdans  deux  associations,  l'une  fondéepar  le  Père 
Ronsin,  l'autre,  parl'abbéLegris-Da  val,  associations 
pieuses  et  charitables  à  l'origine,  mais  dont  l'esprit 


RESTAURATION  ET  RÉVOLUTION   DE  1830.   Ui 

se  modifia  par  la  suite  et  que  ropinion  publique 
appela  bientôt  <  la  congTégation  ».  Ainsi  armés, 
le  comte  d'Artois  et  ses  amis  n'avaient  plus  intérêt  à 
maintenir  le  ministère  Richelieu.  MM.  de  Yillè'e 
et  Corbière  étaient  prêts  avec  la  droite  à  prendre  le 
pouvoir.  Ils  entrent  aux  aiïaires  (décembre  1821). 
Désormais  plus  de  transaction  possible.  Ce  ne 
sont  pas  deux  partis,  ce  sont  deux  armées  qui  se 
mettent  en  bataille.  Toute  la  bourgeoisie  ne  forme 
qu'un  faisceau.  11  s'agit  à  ses  yeux  de  sauver  la  ré- 
volution française  et  de  la  consacrer  définitivement 
par  la  liberté  et  le  droit.  C'est  la  seconde  partie  de 
l'histoire  si  dramatique  et  si  vivante  de  la  Restau- 
ration. 


14 


II 


Un  gouvernement  qui  rencontre  pour  adversaire 
résolu  les  classes  moyennes,  en  France,  perd  toute 
chance  de  durée.  Du  jour  où  la  Restauration  amena 
les  bourgeois  à  cet  état  permanent  de  méfiance, 
contre  lequel  échoua  non  seulement  l'habileté  con- 
sommée de  M.  de  Villèle,maisréIoquence  persuasive 
de  M.  de  Marlignac,  on  put  dire  que  la  révolution 
de  Juillet  avait  sa  raison  d'être.  C'était  une  affaire 
de  temps.  Il  fallait  qu'une  autre  génération,  plus 
ouverte  aux  espérances  et  n'ayant  pas  été  témoin  d( 
la  Terreur  et  de  ses  suites,  prît  possession  de  lî 
scène  du  monde;  il  fallait  aussi  que  les  craintes 
d'un  ijérilleux  avenir  s'en  allassent  avec  les  désa^ 


LA   lîOUr.GEOISIE   FRANÇAISE.  243 

busés  des  changements  dynastiques  et  les  sceptiques 
convertis. 

De  1820  à  1830,  les  élénnenls  de  la  société  fran- 
çaise se  modifieront  encore;  la  jeune  bourgeoisie 
qui  entrera  dans  la  lice,  n'ayant  pris  part  ni  aux 
excès,  ni  aux  fautes  des  jacobins,  ne  recueillant  de 
la  Révolution  que  ses  bienfaits  et  n'en  exaltant  que 
les  principes,  se  sentait  très  forte;  elle  avait  con- 
science que  le  temps  était  pour  elle,  et  qu'elle  re- 
présentait la  nation.  Il  eût  fallu  que  la  monarchie 
sût  se  concilier  cette  force,  sinon  elle  allait  se 
heurter  contre  elle,  dans  un  de  ces  conflits  qui  dé- 
cident du  sort  d'un  pays. 

La  jeunesse  ne  sut  pas  attendre  les  événements. 
Par  des  conspirations,  des  tentatives  d'insurrection 
où  son  courage  n'eut  d'égal  que  son  imprudence, 
elle  ralentit  le  mouvement  rationnel  des  idées,  le 
progrès  régulier  du  parti  libéral;  elle  faillit  en  un 
instant  compromettre  sa  cause,  en  entraînant,  dans 
ses  complots  mal  préparés,  les  chefs  les  plus  émi- 
nents  et  les  plus  respectés  de  l'opposition  parle- 
mentaire. 

11  y  eut,  en  effet,  un  moment  où  profitant  habile- 
ment de  toutes  les  violences  exercées,  et  delà  répu- 
gnance qu'avait  la  France   laborieuse  pour  des 


244  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

troubles  stériles,  le  chef  du  côté  droit  M.  de  Yillèle 
espéra  établir  la  domination  décisive  de  ses  idées 
dans  les  Chambres  et  dans  la  nation.  Mais  il  comp- 
tait sans  les  fautes  de  son  parti,  qu'il  ne  satisfaisait 
qu'à  moitié.  La  bourgeoisie,  bien  que  ses  repré- 
sentants au  Parlement  fussent  réduits  à  un  très  petit 
nombre,  fit  face  par  son  talent,  par  le  concours  de 
ses  publicistes,  à  la  mauvaise  fortune  et  conserva, 
malgré  la  pression  administrative,  une  influence 
que  les  événements  grandirent.  Les  députés  de  Pa- 
ris, Laffitte,  Casimir  Perier,  le  général  Gérard,  Deles- 
sert,Ternaux,Gévaudan,Salleron,Odier,  Alexandre 
Delaborde,  Gilbert  des  Voisins,  Tripier,  exerçaient 
une  autorité  incontestée  sur  l'opinion,  et,  un  jour, 
le  plus  courageux  d'entre  eux  put  dire  au  Palais- 
Bourbon  : 

«  Nous  ne  sommes  que  sept  dans  cette  enceinte, 
mais  nous  avons  la  France  derrière  nous.  » 

Pour  atteindre  son  but,  annihiler  autant  que 
possible  l'action  libérale  des  classes  moyennes,  le 
ministère,  en  même  temps  que  des  répressions 
sanglantes  faisaient,  en  moins  de  deux  ans,  lombei 
onze  têtes,  conçut  tout  un  système  social  et  polij 
tique;  mais  il  fallait  d'abord  bâillonner  la  presseJ 
et  le  cabinet  avait  sous  la  main  un  projet  de  loi 


ilESTAUHATlON   ET   RÉVOLUTION   DE  1830.    245 

présenté  par  M.  de  Serre  et  le  duc  de  Richelieu, 
projet  qui  créait  de  nouveaux  délits,  diminuait  les 
garanties  données  aux  accusés  et  augmentait  les 
peines.  M.  de  Peyronnet  reprit  cette  loi,  l'aggrava 
en  attribuant  aux  cours  royales  le  droit  de  sus- 
pendre ou  de  supprimer  tout  journal  ou  écrit  pé- 
riodique. La  commission,  allant  plus  loin  encore, 
enlevait  absolument  à  la  loi  de  1819  son  caractère, 
en  excluant  le  jury  du  jugement  des  délits  de 
presse. 

Si  ces  discussions  constamment  reprises  pendant 
les  règnes  de  Louis  XVIII  et  de  Charles  X  n'épui- 
sèrent jamais  l'attention  publique,  c'est  qu'elles 
servirent  de  terrain  aux  critiques  visant  la  poli- 
tique générale,  et  que  constamment  les  orateurs 
de  l'opposition  élevèrent  les  questions  au-des- 
sus de  la  procédure.  C'est  ainsi  que  M.  Humann, 
un  des  orateurs  modérés,  s'écriait  à  propos  de  la 
presse  : 

«  La  guerre  est  décbrée  à  toutes  les  espérances, 
à  l'avenir  que  la  France  s'était  promis,  à  la  Charte 
qui  le  garantissait,  et  nous  voyons  la  législation 
renouvelée,  l'administration  bouleversée,  et  la 
contre-révolution  domine  le  ministère.  » 

C'est  ainsi  que  le  général  Foy  ayant  dit  que  le 


246  LA    BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

premier  serment,  celui  qui  dominait  les  autres, 
était  le  serment  envers  la  patrie  : 

«  Qu'entendez-vûus  par  la  patrie  ?  cria  la  droite, 
c'est  au  roi  qu'il  fallait  être  fidèle. 

—  La  nation  et  la  patrie,  répondait  le  général  Foy, 
n'étaient  ni  à  Coblentz,  ni  à  Gand,  mais  sur  le  sol 
national. 

—  A  l'ordre!  répondait  la  droite,  vous  justifiez 
le  20  mars. 

—  Qui  donc,  reprenait  le  général  Foy,  a  amené 
le  20  mars? 

—  Vous,  criait  la  droite  en  désignant  la  gauche. 
— Vous,  criait  la  gauche,  »  en  montrantla  droite. 
Ces  incidents  produisaient  souvent  plus  d'eiï'et 

que  les  harangues;  ils  enflammaient  les  plaies  vives 
et  rompaient  peu  à  peu  les  liens  qui  avaient  com- 
mencé à  réunir  la  nation  à  la  royauté  légitime. 

Comme  la  liberté  de  la  presse  a  le  double 
caractère  d'une  institution  politique  et  d'une  né- 
cessité sociale,  les  députés  qui  représentaient  lesj 
opinions  des  classes  moyennes  considéraient  cett( 
liberté  bien  moins  en  elle-même  que  dans  ses  rap- 
ports avec  le  gouvernement  et  la  sociélé.  La  public 
cité  était  la  résistance  aux  pouvoirs  établis.  Comme 
la  Révolution  n'avait  laissé  deboutquedes  individus 


RESTAURATION    ET    REVOLUTION  DE  1830.     247 

et  que  lu  dictature  qui  l'avait  terminée  avait,  par 
la  centralisation,  consommé  son  ouvrage,  c'était  la 
liberté  de  la  presse  qui  paraissait  à  la  bourgeoisie 
la  base  du  droit  public  et  de  la  défense  sociale. 

Pour  la  première  fois,  le  senliment  démocratique 
inspira,  dans  cette  discussion, le  grand  orateur  doc- 
trinaire, et  ce  ne  fut  pas  sans  étonnement  que  le 
parti  royaliste  entendit  Royer-Gollard  dire  que  les 
classes  moyennes  avaient  abordé  la  politique,  non 
par  un  sentiment  de  curiosité  et  de  hardiesse  d'es- 
prit, mais  parce  que  c'était  leur  affaire;  que,  du 
reste,  l'industrie,  la  propriété  ne  cessant  de  fécon- 
der, d'élever  la  bourgeoisie,  elle  s'était  si  fort  ap- 
prochée des  classes  supérieures,  que,  pour  aperce- 
voir celles-ci  au-dessus  de  sa  tête,  il  lui  faudrait 
beaucoup  descendre.  Il  avait  provoqué  une  vive 
émotion  lorsque  constatant  l'avènement  de  la  dé- 
mocratie, Royer-Gollard  s'était  écrié  : 

«  Que  d'autres  s'en  affligent  ou  s'en  courroucent; 
pour  moi,  je  rends  grâce  à  la  Providence  de  ce 
qu'elle  a  appelé  aux  bienfaits  de  la  civilisation  un 
plus  grand  nombre  de  ses  créatures.  » 

La  démocratie  devait  être  acceptée  ou  détruite, 
car  l'esprit  de  la  Révolution  avait  passé  tout  entier 
en  elle.  Il  semble  que  la  plus  vulgaire  prudence 


248  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

conseillait  de  ne  pas  inquiéter,  de  ne  pas  irriter 
ce  terrible  esprit.  Il  fallait  être  aveugle  pour  ne 
pas  voir  cet  instinct  toujours  en  éveil  qui  me- 
nait la  bourgeoisie  du  ressentiment  à  l'impatience. 
Le  jury,  en  matière  de  presse,  ne  fut  pas  moins 
supprimé  aux  cris  de  :  «  Vive  le  roi!  »  et  la  loi  votée 
à  cent  voix  de  majorité. 

La  seconde  loi  sur  la  police  des  journaux  donna 
lieu  à  des  altercations  encore  plus  amères  et  à  des 
récriminations  plus  violentes.  Pendant  que  Manuel, 
calme  au  milieu  des  orages  parlementaires,  exécré 
de  la  droite,  n'omettait  rien  de  ce  qui  pouvait  ré- 
veiller le  douloureux  souvenir  des  époques  malheu- 
reuses :  «  Il  faut  en  finir,  s'écriait  de  son  côté  le 
général  Foy,  avec  ces  mots  de  légitimité  et  d'usur- 
pation, celui  qui  veut  plus  que  la  Charte,  autrement 
que  la  Charte,  celui-là  manque  à  ses  serments.  » 

Dans  ces  luttes  légales,  la  haute  bourgeoisie 
lâchait  de  regagner  tout  le  terrain  que  la  charbon- 
nerie  et  les  sociétés  secrètes  lui  faisaient  perdre. 
Est-ce  que  des  complots  d'étudiants  en  droit  et  de 
sous-lieutenants  pouvaient  renverser  un  gouverne- 
ment appuyé  sur  les  mœurs  et  sur  une  immense 
force  d'inertie?  Est-ce  que  les  échauffourées  de 
Belfo  t,  deColmar,  de  Saumur  pouvaient  servir  la 


RESTAURATION    ET  RÉVOLUTION  DE  1830.    249 

cause  des  classes  moyennes?  On  ne  reconnut  que 
plus  tard  l'inutilité  du  sang  répandu  si  tristement 
dans  cette  année  1822. 

Grâce  aux  lois  sur  la  presse,  les  journaux  libé- 
raux étaient  réduits  au  Constitutionnel  et  au  Cour- 
rier  français.  Mais  deux  plumes  alertes  et  vigou- 
reuses, celles  de  Tiiiers  et  de  Mignet  suppléaient 
au  nombre  des  lutteurs  supprimés.  Ce  n'était  pas 
d'ailleurs  seulement  à  la  presse  que  la  guerre  était 
déclarée.  Les  institutions  et  les  maîLres  les  plus 
chers  étaient  frappés;  l'Université  était  particuliè- 
rement mutilée. 

La  grande  École  normale  était  supprimée;  après 
le  cours  de  M.  Cousin,  celui  de  M.  Guizot  était  sus- 
pendu, M.  Sylvestre  de  Sacy  sortait  du  conseil 
royal  de  l'instruction  publique  pour  faire  place  à 
M.  Clauzel  de  Coussergues.  Le  barreau  lui-même 
était  atteint  dans  son  organisation.  Une  ordon- 
nance enlevait  au  conseil  de  l'ordre  le  droit  de  dé- 
signer son  bâtonnier.  L'avocat  plaidant  hors  de 
son  ressort  était  astreint  à  une  permission  de  la 
chancellerie.  Le  poêle  chéri  de  la  bourgeoisie, 
après  Déranger,  Casimir  Delavigne,  était  destitué 
d'une  modeste  place  de  bibliothécaire.  Enfin  la 
première  école  de  l'Europe,  la  faculté  de  médecine 


250  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

de  Paris,  était  fermée.  Un  tel  ensemble  de  mesures 
aliénait  les  esprits  les  plus  calmes  de  la  bourgeoisie 
lettrée. 

Ce  fut  au  tour  des  commerçants  et  des  industriels 
d'être  menacés  dans  leurs  intérêts.  Malgré  M.  de 
Villèle,  le  parti  royaliste  avait  imposé  la  guerre 
d'Espagne.  La  demande  de  crédits  engageait  dans 
toute  son  étendue  la  question  de  savoir  si  l'expé- 
dition était  juste,  nécessaire,  avantageuse.  Il  n'avait 
pas  été  difficile  aux  libéraux  de  démontrer  que 
cette  guerre  n'était  ni  le  triomphe  de  l'autorité 
royale,  ni  celui  de  la  liberté,  ni  celui  de  la  France. 
Qu'était-elle?  Le  triomphe  d'un  parti  qui  n'avait 
jamais  compris  la  Restauration  que  comme  un 
châtiment. 

C'est  à  la  bourgeoisie  la  plus  modérée,  à  celle  qui 
tenta  loyalement  d'associer  la  fidélité  aux  Bour- 
bons avec  l'esprit  de  89,  qu'il  faut  demander  ce 
que  pensait  l'opinion  publique  du  système  contre- 
révolutionnaire  qui  s'affirmait  par  la  guerre  d'Es- 
pagne. Mal  réprimé  par  les  uns,  mal  combattu  par 
les  autres,  ce  système  avait  prévalu.  «  11  était  par- 
tout, il  corrompait  tout,  le  gouvernement  repié- 
sentatif  et  l'administration.  11  c  rrompraU,  disait 
Royer-Collard,  si  cela  était  possible,  jusqu'à  la  reli- 


RESTAUIîATlON   ET  RÉVOLUTION   DE  1830.    251 

gion,  qu'il  excite  à  la  défense  des  passions  qu'elle 
condamne.  » 

Une  monarchie  constitutionnelle  intervenant  à 
main  armée  pour  faire  prévaloir  dans  un  état  voisin 
les  principes  du  gouvernement  absolu,  était  un 
non-sens  trop  évident  pour  ne  pas  causer  dans  la 
bourgeoisie  libérale  un  soulèvement  el  pour  ne  pas 
alarmer  les  affaires.  Depuis  M.  Delessert,  qui  eut 
l'heureuse  pensée  de  citer  le  rapport  du  Sénat  im- 
périal en  1806  sur  la  première  guerre  d'Espagne, 
jusqu'à  M.  Demarçay,  toutes  les  nuances  de  la 
gauche  n'eurent  qu'une  voix  pour  blâmer.  On  se 
souvient  des  paroles  de  Manuel,  de  son  expulsion 
violente,  de  l'attitude  révolutionnaire  de  la  droite, 
de  l'énergique  protestation  signée  par  soixante-trois 
députés  libéraux,  de  leur  résolution  de  ne  plus  sié- 
ger. La  lecture  de  lettres  de  ce  temps-là  peut  seule 
rendre  l'impression  profonde  que  de  pareils  inci- 
dents produisirent  tant  à  Paris  qu'en  province.  On  se 
serait  cru  en  juillet  1789.  On  s'arrachait  les  journaux 
dans  les  cafés  et  dans  les  salons,  on  les  lisait  tout 
haut;  les  imaginations  s'exaltaient;  et  jusque  dans 
leslycéesretenlibsaillenom  do  Manuel.  L'oubli  était 
près  de  l'acchtmalion,  tant  à  celle  épcque,  les  événe- 
ments et  les  émotions  se  sutcédaicnl  avec  rapidité! 


252  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Cependant  la  guerre  d'Espagne  réussissait  et  le 
gouvernement  de  la  Restauration  en  paraissait 
affermi.  Réunis  dans  le  salon  de  M.  Ternaux, 
Dumon,  Guizard,  Mahul,  Aubernon,  Guizot,  Foy, 
Augustin  et  Casimir  Perier,  Saint-Aignan,  Slanislas 
de  Girardin,  Sébastiani,  Labboy  de  Pompières, 
Delessert,  Kératry,  Delaborde,  Rémusat,  Rabbc, 
Thiers,  Mignet,  Cauchois-Lemaire,  n'étaient  pas 
abattus,  mais  résignés,  c'était  alors  qu'on  leur 
disait  :  «  Vous  en  avez  pour  vint>t-cinq  ans  !  » 

Les  journaux  de  la  droite,  le  Drapeau  blanc  et 
la  Quotidiennene  àiss\mu\i\'ien[T^i\s,d3Lns,àesiirlic\es 
de  doctrines  politiques  el  religieuses,  que  les  prin- 
cipes invoq  's  par  les  classes  moyennes  devaient 
être  condamnés.  Le  Drapeau  blanc,  sous  la  plume 
de  Lamennais,  établissait  que  la  tolérance  en  ma- 
tière religieuse  était  une  violation  de  la  loi  divine. 
Sous  le  titre  de  Lettres  à  Mgr  Vévêque  cVHermo- 
polisy  il  publiait  en  outre  contre  l'Université  un 
pamphlet  où  nous  lisons  ces  lignes  :  «  Sous  la  pro- 
tection d'un  nom  respecté,  les  élèves  sont  élevés, 
dans  l'athéisme  pratique  et  dans  la  haine  du  chri^ 
tianisme;  un  compte  terrible  sera  demandé  à  l'Uni- 
versité de  ces  jeunes  âmes  que  Dieu  appelait  en 
vain.  >  Sous  l'inspiration  de  ces  paroles,  les  collège 


RESTAURATION   ET   RÉVOLUTION   DE   1830.    253 

communaux  dans  les  provinces  devenaient  d'abord 
des  collèges  mixtes,  puis  bientôt  se  changeaient  en 
petits  séminaires;  quant  à  l'enseignement,  l'aver- 
sion pour  les  idées  sérieuses  y  était  manifeste.  Dans 
les  facultés,  l'histoire  moderne,  l'histoire  de  la  philo- 
sophie étaient  bannies.  Dans  les  collèges  royaux, 
l'histoire  fut  renvoyée  aux  classes  inférieures;  elle 
servit  à  développerla  mémoire  et  non  plus  à  exercer 
la  raison  ;  la  philosophie  était  ramenée  à  la  banalité 
pédantesque  de  l'école  de  Lyon.  C'est  ainsi  que 
l'Université  fut  frappée  parce  qu'elle  était  laïque 
et  profondément  imbue  de  libéralisme.  On  ne 
s'étonnera  pas  qu'elle  identifiât  de  plus  en  plus 
ses  destinées  à  celle  de  la  bourgeoisie. 

Quant  à  la  Quotidienne,  l'organe  du  royalisme 
le  plus  pur,  elle  se  contentait  de  demander  l'abro- 
gation des  lois  de  la  Constituante,  du  mariage  civil 
par  exemple;  et  M.  de  Donald  avec  sa  logique  in- 
flexible déclarait,  dans  l'un  de  ses  articles,  que,  si 
les  lois  étaient  insuffisantes,  un  gouvernement  légi- 
time devait  se  rappeler  que  tout  était  légitime  pour 
se  soutenir  et  pour  soutenir  les  gens  de  bien.  C'est 
surtout  dans  le  Mémorial  catholique,  paraissant 
une  fois  par  mois,  que  les  doctrines  sociales  du 
nouveau  parti  religieux  étaient  exposées.  C'étaient 


15 


254  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

celles  qui  avaient  déjà  trouvé  place  dans  le  Défctt' 
seur.  Elles  se  résumaient  en  celte  phrase  :  «  L'au- 
torité temporelle  doit  toujours  être  subordonnée 
à  l'autorité  spirituelle.  » 

L'esprit  de  parti  rendait  tout  le  gouvernement 
solidaire  de  pareilles  attaques  contre  la  société 
française;  et,  bien  que  les  libéraux  fussent  en  mi- 
norité dans  le  parlement,  ils  étaient  assez  forts  en 
s'appuyant  de  semblables  aveux  contre-révolution- 
naires, pour  conserver  les  faveurs  de  l'opinion. 
C'est  alors  que  la  dissolution  de  la  Chambre  des 
députés  devint  l'idée  fixe  de  M.  de  Villèle,  il  vou- 
lait qu'une  Chambre  nouvelle  lui  permît  d'arra- 
cher à  la  bourgeoisie  l'autorité  qu'elle  gardait 
malgré  tout. 

Sur  285  députés  d'arrondissement,  le  parti  libé- 
ral n'obtint  en  effet  que  17  sièges  aux  élections. 
Porté  sur  la  liste  des  candidats  du  grand  collège, 
Manuel  échoua  à  Paris.  Deux  candidats  libéraux 
passèrent  seuls  dans  les  collèges  de  département. 
«  Et  voilà  donc,  disait  la  Quotidienne,  la  France 
déblayée.  »  Une  Chambre  aussi  royaliste  que  cellajj 
de  1815  allait  se  réunir  le  22  mars  1824.  ' 

La  bourgeoisie  ne  se  découragea  pas.  Si  peu 
nombreux  que  fussent  ses  représentants  dans  le' 


RESTAURATION  ET  RÉVOLUTION  DE  1830.    255 

parlement,  chacun  d'eux  était  résolu  à  une  dé- 
l'ense  énergique.  Ce  fut  le  temps  où  un  vigoureux 
esprit  uni  à  un  caractère  intrépide,  un  homme 
d'affaires  consommé,  qui,  dans  les  sessions  précé- 
dentes, n'était  resté  qu'au  second  rang,  s'empara 
sans  conteste  du  premier.  Nous  avons  nommé 
Casimir  Perier.  Les  classes  moyennes  trouvaient 
en  lui,  avec  les  qualités  de  jugement  et  de  raison 
froide,  d'autres  dons  plus  rares  :  l'impétuosité 
dans  l'attaque,  la  fermeté  dans  la  résolution  et  le 
courage  civique  même  vis-à-vis  de  ses  amis.  Guidée 
par  lui,  une  très  faihle  minorité,  soutenue  par  la 
confiance  publique,  tint  en  échec  une  majorité 
écrasante  et  violente.  Les  fautes  qu'avait  commises 
l'intempérance  de  la  jeune  bourgeoisie  furent  ré- 
parées; le  parti  se  reconstitua. 

Les  royalistes  jugèrent  cependant  le  moment 
venu  pour  reprendre,  suivant  les  expressions  de  la 
Quotidientie,  la  société  par  la  base.  C'est  en 
reprenant  l'œuvre  des  députés  de  1815  que  les 
députés  de  1824  accomplirent  leur  mission.  Il 
semblait  que  tout  favorisait  leurs  desseins.  La 
mort  elle-même  venait  en  aide  à  M.  de  Villèle  : 
Camille  Jordan,  le  duc  de  Richelieu,  M.  de  Serre, 
ces  âmes  droites  et  pures,  s'étaient  éteintes.  Le 


256  LA  BOUllGEOISIE  FRANÇAISE 

général  Foy  allait  bientôt  aussi  disparaître;  mais 
rien  ne  put  briser  le  ressort  inflexible  de  la  bour- 
geoisie, prête  à  tout  sacrifier  pour  sauvegarder  les 
conquêtes  civiles  de  la  Révokilion» 


m 


Ce  fut  le  parti  religieux  qui  fit  perdre  au  minis- 
tère Villèle  tous  les  avantages  des  éieclions.  Bien 
que  la  déclaration  de  1682  fût  encore  en  honneur, 
e!  que  la  majorité  du  clergé  séculier  appartînt  au 
gallicanisme,  une  portion  s'éloignait  chaque  jour 
davantage  des  idées  qui  régnaient  jadis  sans  par- 
tage dans  l'Église  de  France.  Nous  ne  parlerons  pas 
des  ardeurs  de  polémique  de  Lamennais,  excessif 
en  tout.  Dans  une  de  ses  dernières  brochures,  il 
attribuait  exclusivement  et  sans  aucune  réserve 
l'enseignement  à  l'Église  et  rendait  le  pouvoir  spi- 
riiuel  juge  souverain  de  la  vérité  et  de  l'erreur. 
Nous  ne  parlerons  pas  de  la  lettre  de  l'archevêque 


258  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

de  Toulouse,  qui  refusait  nettemenl  à  l'autorité 
civile  le  droit  que  lui  donnaient  les  articles  orga- 
niques de  surveiller  l'enseignement  des  sémi- 
naires. La  bourgeoisie,  sous  la  Restauration,  te- 
nait à  l'observation  des  maximes  de  1682  et  ne  les 
séparait  pas  du  Concordat.  Elle  y  voyait  un  instru- 
ment politique. 

C'était  moins  cependant  le  clergé  proprement 
dit  que  le  parti  religieux  laïque  qui  froissait  les 
vieux  instincts  des  classes  moyennes.  Pour  appré- 
cier avec  équité  les  causes  de  ces  colères,  ce  n'est 
pas  dans  les  pamphlets  qu'il  faut  chercher  leurs 
impressions;  nous  les  demandons  aux  esprits 
calmes  et  élevés.  M.  Guizot  vieilli,  recueillant 
ses  souvenirs,  n'hésitait  pas  à  reconnaître  que 
l'inintelligence  du  parti  sacerdotal  arrêta  le  cours 
de  la  réaction  commencée  sous  le  Consulat,  en 
faveur  des  sentiments  et  des  croyances  calhoUques. 
La  liberté  de  conscience,  la  séparation  légale  dt 
la  vie  civile  et  de  la  vie  religieuse,  le  caractèn 
laïque  de  l'État,  furent  attaqués  et  compromis. 
xviiP  siècle  alors  reparut  en  armes,  et  la  bour- 
geoisie, plus  jalouse  de  la  sécularisation  que  de 
toute  autre  conquête,  rendit  à  l'Église  guerre  poui 
guerre.  Ta.i   que  vécul  Louis  XVIII,  un  modéH 


RESTAURATION   ET   RÉVOLUTIO.;  DE  1830.    259 

de  l'ancien  régime,  le  flot  voltairien  \:\xi  encore 
être  endigué;  mais  il  devait  déborder  sous  le 
règne  de  Charles  X,  qui  n'avait  rien  appris.  Tant 
que  M.  de  Villèle  tint  les  rênes,  il  ralentit  un  peu 
les  allures  de  la  contre-révolution,  mais  il  ne    pv 

-  l'arrêter. 

f  Les  discussions  sur  la  réduction  de  la  rente 
3  p.  100,  opération  mal  comprise  au  début,  avaient 
soulevé  dans  le  monde  parisien,  même  parmi  les 
femmes,  de  véritables  fureurs.  La  rupture  violente 
de  M.  de  Chateaubriand  avec  M.  de  Villèle  s'en 
était  suivie.  Un  nouvel  élément  d'opposition  vint 
s'ofl'rir  aux  libéraux,  c'était  le  concours  du  Jour- 
nal des  Débats.  Le  soir  même  du  renvoi  de  son 
illustre  ami,  M.  Berlin  de  Vaux  s'était  rendu  chez 
le  président  du  conseil  et  lui  avait  demandé  l'am- 
bassade de  Rome  pour  Chateaubriand;  M.  de  Vil- 
lèle avait  répondu  que  toute  tentative  était  inutile. 
«  Alors,  avait  dit  M.  Bertin,  dès  demain  la  guerre 
commencera  et  les  Débats  qui  ont  bien  renversé  les 
ministères  Decazes  et  Richelieu  n'auront  pas  plus 
de  peine  à  renverser  le  ministère  YxUèle.  »  Et 
M.  Bertin  sortit  pour  ne  plus  revenir.  '• 

La  guerre,  en  effet,  fut  implacable;  et  c'est  à  cet 
incident  que  la  bourgeoisie  doit  d'avoii  ^onquis  à 


260  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

sa  cause  un  organe  éloquent  et  accrédité.  Le  pre- 
mier anneau  du  systèrao  politique  forgé  par  le 
côté  droit  était  la  prolongation  des  pouvoirs  de  la 
Chambre  pendant  sept  ans  et  son  renouvellement 
intégral.  C'était  l'omnipotence  du  ministère,  sou- 
tenu par  une  majorité  à  long  terme,  c'était  la 
longue  intermittence  des  communications  avec 
l'opinion  publique.  Par  ce  double  motif,  la  bour- 
geoisie était  hostile  au  projet;  avec  ses  instincts 
gouvernementaux,  elle  voyait  dans  une  trop  longue 
durée  du  mandat  une  décroissance  de  la  force  de 
l'élection;  et,  dans  le  renouvellement  intégral,  elle 
redoutait,  avec  la  mobilité  des  intérêts,  un  choc  qui 
ne  laisserait  debout  aucun  ministère,  ni  peut-être 
aucun  gouvernement.  Si  les  élections  étaient  sin- 
cères, le  renouvellement  intégral  constituait,  aux 
dépens  de  la  royauté,  la  prépondérance  de  la 
Chambre  élective;  si  elles  n'étaient  pas  sincères, 
le  gouvernement  représentatif  n'existait  plus. 

Tel  était  le  dilemme  dans  lequel  la  majorité 
était  enfermée.  Tout  est  lié  dans  une  constitution 
politique;  et,  pour  donner  à  une  Chambre  élective 
une  durée  de  sept  ans,  sans  renouvellement  par- 
tiel, il  fallait  que  les  droits  civiques  fussent  parfai- 
tement garantis.  Outre  la  liberté  de  la  presse  et  la 


nESTAUr.ATIOiN    ET  REVOLUTION   DE   1830.    261 

>incérité  des  élections,  il  fallait  des  institutions 
Jocales  qui  pussent  défendre  les  intérêts  partiels. 
Les  292  députés  qui  votèrent  la  septennalité  de- 
vaient s'apercevoir  trop  tard  de  l'erreur  politique 
qu'ils  commettaient. 

Une  fois  muni  de  ce  qu'il  croyait  être  un  in- 
strument de  règne,  le  parti  qui  maintenait  au  pou- 
voir M.  de  Villèle,  plus  impatient  que  son  chef, 
crut  qu'il  serait  facile  avec  la  loi  du  sacrilège,  avec 
la  loi  sur  les  partages  et  sur  les  droits  d'aînesse, 
de  faire  un  pas  décisif  en  arrière.  Les  plus  ardents 
comme  M.  Glausel  de  Goussergues,  M.  Duplessis- 
Grénédan,  M.  Ferdinand  de  Berthier,  n'atten- 
dirent pas  le  mot  d'ordre.  L'un  demandait  la  sup- 
pression de  toute  peine  contre  les  ministres  de  la 
religion  qui  procéderaient  à  la  cérémonie  du  ma- 
riage, avant  qu'il  fût  justifié  de  l'acte  de  l'état  civil  ; 
l'autre,  en  s'opposant  à  ce  que  la  peine  de  l'infan- 
ticide pût  être  réduite  aux  travaux  forcés,  pronon- 
çait un  violent  réquisitoire  contre  le  jury  jugeant 
au  criminel;  l'autre  enfin,  à  propos  de  la  discus- 
sion du  budget,  demandait  la  reconstitution  de 
l'ancienne  magistrature,  le  remplacement  des 
préfectures  par  les  généralités  du  temps  passé,  la 
restitution  au  clergé  de  la  dotation  votée  par  la 


262  LA  BOURGEOISIE   FllANÇAISE 

Constituante  et  une  indemnité  pour  les  émigrés; 
ce  qui  faisait  dire  à  un  député  du  centre,  à  un 
magistrat,  M.  Bourdeau  :  «  Que  conclure  de  tout 
cela?  C'est  qu'on  veut  tout  l'ancien  régime,  avec 
les  jésuites  de  plus,  et  les  libertés  de  l'église  gal- 
licane de  moins.  »  Exaspérée,  en  outre,  de  ce  que 
la  jurisprudence  des  cours  royales  fournissait  les 
moyens  d'éluder  la  suspension  et  la  suppression 
des  journaux,  la  droite  obtenait  le  rétablissement 
de  la  censure  par  l'ordonnance  du  16  août  1824. 

La  bataille  était  engagée  sur  toute  la  ligne.  La 
Révolution,  réveillée,  provoquée  et  remise  en  cré- 
dit par  ces  folies,  était  debout.  La  Chambre  des 
pairs,  plus  politique  que  sage,  mais  dont  les  séances 
n'étaient  pas  publiques,  essayait  d'enrayer  le  mou- 
vement contre-révolutionnaire.  C'est  dans  cet  inter- 
valle que  Louis  XVIII  mourut. 

Il  sembla  d'abord  que  l'apaisement  allait  se  pro- 
duire avec  Charles  X;  dans  les  premières  semaines 
de  son  avènement,  la  satisfaction  de  la  bourgeoisie 
fut  entière.  Est-ce  que  tout  ne  conseillait  pas  une 
trêve?  Des  députés  libéraux,  Benjamin  Constant 
en  tête,  étaient  allés  aux  Tuileries,  et  d'anciensgé- 
néraux  de  l'Empire  avaient  offert  leurs  services. 
L'espoir  fut  de  courte  durée. 


RESTAURATION  ET   RÉVOLUTION   DE  1830.      263 

Le  roi  avait  conservé  1.'  môme  miiiislcre.  Quelle 
altitude  prendrait-il?  L'ordonnance  du  3  décembre 
18-5  qui  épurait  l'armée,  en  f.  appant  cinquante- 
six  lieutenants  généraux  et  cent  onze  maréchaux  de 
camp,  suffit  pour    éclairer  les  classes  moyennes. 
La  popularité  du  roi  s'évanouit,  la  parole  fut  aux 
événements.  La  jeune  bourgeoisie  libérale  songea 
à  créer  un  journal  qui  répondît  aux  aspirations  et 
aux  idées  nouvelles.  Elle  riait  en  lisant  le  Constihi- 
tionnel,  qui  ne  manquait  jamais  défaire  reparaître 
dans  ses  colonnes  les  souvenirs  de  la  Saint-Bar- 
thélémy et  de  la  révocation  de  ledit  de  Nantes,  les 
noms  deRavaillacetdeD  .micnSjàlajoiedeses  seize 
cents  abonnés;  elle  pensait  qu'il  était  temps  de 
sortir  de  ces  redites  et  de  ces  lieux  communs.  Tan- 
dis que  le  paiti  royaliste  avait  une  vraie  doctrine 
avec  le  Drapeau  blanc  pour  interprète,  ceux  qui 
avaient  grandi  depuis  dix  ans,  les  fils  des  grands 
industriels,    des   riches    négociants,    les  jeunes 
adeptes  de  l'école  philosophique  et  critique,  restés 
fidèles  aux  noble  sidées  de  l'Assemblée  constituante, 
sans  avoir  traversé  les  épreuves  de  leurs  pères, 
avaient  travaillé  et  élargi  leurs  idées.  Les  Vitet,  les 
Duchâtel,  les  Jouffroy,  les  Palin,  les  Trognon,  les 
Ampère,  les  Farcy,  les  Rémusat,  les  Gavé,  les  Ditt- 


261  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

mer,  les  Magnin,  les  Sainte-Beuve,  venaient  de 
fonder  le  Globe ;ei  le  plus  sincère  d'entre  eux,  Jouf- 
froy,  allait  publier  son  manifeste  :  Comment  les 
dogmes  finissent  !  Célixil  donc  un  monde  nouveau 
qui  naissait  au  milieu  de  la  bourgeoisie;  elle  se 
montrait  digne  sur  tous  les  points  de  servir  de 
flambeau  à  la  société  moderne. 

Ces  éveils  de  la  pensée  humaine  embrassant 
toutes  les  branches  de  l'art  et  du  savoir  n'étaient 
qu'un  stimulant  de  plus  pour  la  congrégation.  Ce 
parti  avait  pris  de  telles  forces,  que  la  bourgeoisie 
ne  fut  pas  longtemps  à  s'apercevoir  que  le  relève- 
ment de  l'ancienne  monarchie  n'était  plus  seule- 
ment une  question  politique,  mais  une  affaire  de 
conscience  pour  un  monarque  qui  voyait  son  salut 
compromis  par  chacune  des  concessions  que  lui 
arrachait  l'esprit  du  siècle.  M.  de  Yillèle  fut  impuis- 
sant à  empêcher  Charles  X  de  s'engager  dans  la  voie 
qui  devait  le  mener  à  l'exil. 

Les  projets  de  loi  présentés  par  le  roi  au  con- 
seil, l'indemnité  pour  les  émigrés,  la  loi  des  com- 
munautés religieuses,  la  loi  sur  le  sacrilège  et  aussi 
le  discours  d'ouverture  du  trône  annonçaient  net- 
tement à  kl  bourgeoisie  libérale  qu'elle  n'avait  rien 
à  attendre  que  d'elle-même. 


RESTAURATION    ET  RÉVOLUTION   DE   1830.     265 

Ses  doctrines  pendant  cette  lutte  avec  la  contre- 
rcvolulion  n'étaient  pas  seulement  développées  à 
la  tribune  et  dans  les  journaux  ;  elles  étaient  com- 
mentées dans  les  salons,  dans  les  boutiques,  dans 
les  cercles,  avec  la  véliémence  qu'avait  alors  cette 
unanimité  de  convictions  qui  seule  peut  consti- 
tuer à  l'heure  du  triomphe  un  parti  puissant  de 
gouvernement.  Toute  occasion  était  bonne  pour 
creuser  le  fossé  qui  séparait  le  pays  en  deux.  Ainsi, 
au  lieu  d'être  une  œuvre  de  pacification  et  d'oubli, 
le  rapport  sur  l'indemnité  à  allouer  aux  émigrés 
et  la  discussion  qui  suivit,  grâce  aux  discours  de 
yùl.  de  la  Bourdonnaye  et  Duplessis-Grénédan, 
ne  furent  qu'une  occasion  de  remettre  en  présence 
ceux  qui  avaient  combattu  sous  le  drapeau  national 
et  ceux  qui  s'étaient  rangés  sous  le  drapeau  de  l'é- 
tranger, et  de  fulminer  de  violenls  réquisitoires 
contre  les  acquéreurs  des  biens  nationaux.  Pour 
mieux  caractériser  ce  débat,  le  général  Foy,  s'adres- 
sant  à  la  nation,  avait  prononcé  ces  paroles  vio- 
lentes :  «  Que  les  acquéreurs  des  biens  nationaux 
se  souviennent  que,  dans  cette  discussion,  leurs 
pères  ont  été  appelés  voleurs  et  scélérats;  et,  si 
l'on  essayait  de  leur  arracher  par  la  force  les  biens 
qu'ils  possèdent  légalement,  qu'ils  se  souviennent 


266  LA  BOUUGEOISIE   FRANÇAISE 

qu'ils  onl  pour  eux  la  Charte  et  qu'ils  sont  vingt 
contre  un.  » 

Mais  ce  fut  à  propos  de  la  loi  sur  le  sacrilège 
que  nos  pères  établirent  les  frontières  infranchissa- 
bles de  la  sociélé  civile  et  de  la  société  religieuse 
au  milieu  des  passions  déchaînées.  A  la  Chambre 
des  pairs,  qui  avait  été  saisie  la  première,  une 
majorité  de  quatre  voix  avait  prononcé  la  peine 
de  mort.  Le  seul  amendement  admis  avait  sup- 
primé la  mutilation.  A  la  Chambre  des  députés, 
l'opinion  de  la  bourgeoisie,  de  plus  en  plus  mécon- 
tente, retrouva  comme  interprèle  la  raison  impé- 
rieuse de  son  orateur  le  plus  autorisé  pour  traiter 
des  droits  de  l'autorité  religieuse  et  de  Taulorité  ci- 
vile. Le  problème  était  bien  posé.  On  demandait,  en 
effet,  que  la  religion  catholique  fût  protégée,  non 
seulement  comme  religion  d'État,  mais  comme 
étant  la  vérité;  toute  l'habileté  des  orateurs  du 
côté  droit  consistait  à  confondre  l'outrage  à  Dieu 
avec  l'outrage  à  la  société,  celui-ci  punissable,  ce- 
lui-là inaccessible  à  la  justice  humaine.  C'était  sur 
la  vérité  légale  du  dogme  que  les  échafauds  du  sa- 
crilège étaient  construits.  Pourquoi  punissait-on 
seulement  la  profanation  des  hosties  consacrées? 
Est-ce  que  l'hérésie  et  le  blasphème  ne  méritaient 


RESTAURATION    ET  RÉVOLUTION  DE  18J0.     267 

pas  aussi  un  pareil  châtiment? Dès  qu'un  seul  des 
dogmes  du  catholicisme  passe  dans  la  loi,  la  reli- 
gion tout  entière  doit  être  tenue  pour  vraie  et  les 
autres  pour  fausses;  eUe  doit  faire  partie  de  la  re- 
ligion de  l'État,  et  de  là  se  répandre  dans  les  insti- 
tutions politiques  et  civiles. 

La  légalité  religieuse  était  donc  le  principe  du 
projet  de  loi;  et  ce  principe  thcocratique  menaçait 
à  un  haut  degré  la  société  conçue  par  la  Révolution. 

Cette  doctrine  soulevait  la  bourgeoisie  plus  que 
toute  autre.  La  loi  sur  le  sacrilège  n'en  fut  pas 
moins  adoptée.  Le  système  de  réaction  contre-révo- 
lutionnaire emportait  le  parti  royaliste.  Les  asso- 
ciations religieuses  prenaient  un  développement 
considérable.  La  compagnie  de  Jésus  établie  à 
Montrouge  et  à  Saint-Acheul  imprimait  à  un  grand 
nombre  de  séminaires  sa  direction.  La  polémique 
entre  la  bourgeoisie  et  le  parti  de  la  congrégation 
s'envenimait.  Aussi  avait-il  été  décidé  en  conseil, 
le  14  août  1825,  que  les  deux  organes  des  classes 
moyennes,  le Conslilutionnel  et  le  Courrier,  seraient 
poursuivis  pour  attaques  à  la  religion  de  l'État.  La 
jeune  bourgeoisie  libérale  qui  avait  fondé  le  Globe 
avait  trop  peu  d'autorité  pour  imposer  ses  opinions 
de  tolérance  philosophique  en  matière  de  contro- 


268  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

verse  religieuse.  Les  deux  articles  de  Dubois  et  de 
Jouffroy  (26  juillet  et  2  août  1825)  s'efforçaient  de 
n'aborder  la  question  que  par  le  côté  qui  touchait 
les  intérêts  de  la  liberté  de  conscience.  Ils  blâ- 
maient également  ceux  qui  voulaient  imposer  à 
leurs  voisins  leur  foi  ou  leur  incrédulité.  «  Les 
dévols  veulent  absolument  qu'on  nous  coupe 
le  poing  pour  nous  prouver  l'excellence  de  la 
religion,  et  les  incrédules  ne  nous  permettent 
d'aller  à  la  messe  que  sous  le  bon  plaisir  de  "M.  le 
préfet.  » 

Mais  la  médiation  libérale  n'avait  pas  de  succès 
auprès  de  la  vieille  bourgeoisie.  On  s'en  aperçut 
bien  lorsque  parut  le  mémoire  à  consulter,  et  qu'au 
mois  de  juillet,  M.  de  Montlosier  vint  à  Paris,  te- 
nant à  la  main  la  dénonciation  aux  cours  royales. 
Le  Globe  et  le  journal  le  Commerce  furent  les  seuls 
organes  du  parti  libéral  à  soutenir,  môme  au  pro- 
fit des  jésuites,  le  droit  de  s'associer  et  la  liberté 
d'enseignement,  comme  étant  de  droit  naturel.  Au 
contraire,  le  Constitutionnel,  le  Courrier,  et  même 
le  Journal  des  Débats,  s'accordaient  pour  applau- 
dir au  courage,  au  caractère,  au  talent  de  M.  de 
Montlosier.  Quarante  avocats  de  Paris,  les  plus  en 
renom,  signaient  les  consultations  rédigées  par 


RESTAURATION  ET   RÉVOLUTION  DE  1830.     269 

M.  Dupin,  et  les  nombreux  barreaux  de  province  y 
adli^raient;  avec  une  sincérité  absolue,  lamaveure 
partie  de  la  bourgeoisie  était  tout  entière  à  sa  haine 
contre  les  jésuites,  ne  trouvant  rien  de  trop  fort  vis- 
à-vis  d'eux  dans  la  polémique,  dévorant  les  articles 
du  Constitutionnel,  implacables  pour  ceux  qu'ils 
appelaient  les  Pères  de  la  Fronde. 

La  magistrature  elle-même  dontles  rangs  s'étaient 
ouverts  à  une  partie  des  familles  bourgeoises, 
prenait  dans  les  questions  religieuses  une  attitude 
qui  la  rendait  populaire.  Déjà  dans  le  procès  du 
Constitutionnel  et  du  Courrier,  la  cour  royale  de 
Paris  avait  prononcé  l'acquittement  devant  un 
public  enthousiaste.  Elle  avait,  avec  une  gravité 
digne  des  beaux  temps  des  parlements,  rappelé  les 
maximes  du  droit  public,  si  courageusement  sou- 
tenues par  les  gens  du  roi.  Gallicane  et  ennemie 
invétérée  de  la  compagnie  de  Jésus,  la  magistra- 
ture, dans  la  lutte  engagée  depuis  le  ministère  Vil- 
lèle  avec  la  bourgeoisie  libérale,  faisait  preuve  d'in- 
dépendance; c'est  ainsi  qu'appelée  à  délibérer  sur 
la  dénonciation  Montlosier,  le  i6  août  1826,  la 
cour  de  Paris,  tout  en  déclarant  son  incompétence, 
donnait  dans  les  considérants  de  l'arrêt,  raison  en 
fait  à  M.   de  Montlosier  et  encourageait  ainsi  la 


270  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

résistance  aux  envahissements  du  parti  sacerdotal. 

Quelle  (lèvre  dans  ces  deux  années  !  Tout  événe- 
ment était  pour  la  bourgeoisie  un  spectacle,  une 
manifestation,  une  occasion  de  se  compter.  Elle  se 
compta,  en  effet,  aux  funérailles  du  général  Foy, 
suivant  des  yeux  avec  attendrissement  les  jeunes 
enfants  à  qui  Casimir  Perier  donnait  la  main,  et 
couvrant  la  voix  du  député  libéral  d'une  immense 
acclamation,  lorsqu'il  proposa  à  la  France  de  les 
adopter. 

L'union  était  complète,  depuis  que  toute  idée 
d'insurrection  violente  et  de  conspiration  était 
écartée,  depuis  que  jeunes  et  vieux,  pour  combattre 
la  contre-révolution,  se  plaçaient  sur  le  terrain  de 
la  Charte  et  de  la  loi.  Mais  il  fallait  batailler  sans 
cesse.  Après  la  question  religieuse,  c'était  celle  du 
droit  d'aînesse  que  le  ministère  soulevait.  A  l'ou- 
verture de  la  session  de  4826,  le  discours  du  trône 
avait  annoncé  qu'une  loi  serait  présentée  pour 
mettre  un  terme  au  morcellement  de  la  propriété 
foncière,  comme  essentiellement  contraire  au  prin- 
cipe même  du  gouvernement  monarchique.  Ainsi 
aucune  fibre  irritable  n'était  ménagée.  C'était  une 
attaque  encore  plus  directe  que  /es  autres  contre 
la  France  nouvelle. 


RESTAUHATION   ET  RÉVOLUTION   DE  1830.    271 

La  bourgeoisie  se  demandait  quand  s'arrêterait 
le  dessein  de  réformer  la  société.  «  Le  cri  de  la 
France  se  fait  entendre,  »  disait  le  Journal  des  Dé- 
bats, parlant  des  nombreuses  pétitions  qui  se  si- 
gnaient dans  les  études  des  notaires.  La  Chambre 
d  s  pairs,  à  son  grand  honneur,  rejeta  l'article  1"  et 
la  session  de  18^6  fut  enfin  close  le  6  juillet.  «  La 
contre-révolution  se  débat,  écrivait  en  octobre 
Royer-Collard  à  M.  de  Barante,  mais  chacun  de 
ses  efforts  trahit  sa  faiblesse  et  sa  défiance  d'elle- 
même,   » 

Charles  X,  au  milieu  de  ces  effervescences,  sui- 
vait les  processions  du  jubilé  à  travers  les  rues  de 
Paris,  sans  s'apercevoir  que  la  population  haussait 
les  épaules.  M.  de  Villèle  du  moins  le  voyait  pour 
lui  ;  et  pourtant,  un  mois  après,  au  15  août,  il  n'em- 
pêchait pas  le  roi  de  recommencer,  escorté  cette 
fois  par  l'armée,  tandis  que  des  gardes  natio- 
naux s'y  refusaient.  La  presse  libérale  relevait 
tous  ces  incidents  ;  aussi  c'était  l'ennemi  que 
le  ministère  voulait  supprimer.  Encore  une  loi  des- 
tinée à  frapper  directement  les  éditeurs  responsa- 
bles et  les  propriétaires  de  journaux!  On  l'appela 
la  loi  de  justice  et  d'amour. 

Cette  fois ,  l'Académie  française  elle-même,  au  nom 


272  LA    BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

des  letlres,  s'émut.  Les  vieux  survivants  de  la  so- 
ciété d'Auteuil,  Tracy,  Lemercier,  Andricux,  Ray- 
nouard,  protestèrent.  Viliemain  et  Chateaubriand  se 
joignirent  à  eux.  Dix-huit  académiciens  signèrent 
la  supplique  à  Charles  X.  Deuxjours  après  (18  jan- 
vier 1827),  une  ordonnance  rayait  Yillemain  de  la 
liste  des  maîtres  des  requêtes  ;  deux  arrêtés  desti- 
tuaient Michaud  de  son  titre  de  lecteur  du  roi,  et 
Lacretelle  de  ses  fonctions  de  censeur  dramatique. 
L'Université,  mécontente,  bâillonnée,  ne  dissimulait 
pas  sa  colère.  Tous  les  bourgeois  lettrés  s'unissaient 
donc  pour  concourir  à  former  une  opinion  formi- 
dable et  inflexible. 

A  quel  degré  d'irritation  devaient  être  montées 
les  têtes  les  plus  froides  de  la  bourgeoisie  pour  qu'on 
entendît  le  futur  président  de  la  Chambre  des  dépu- 
tés, Royer-Collard,  flétrir  aussi  énergiquement  la 
faction  qui  était  au  pouvoir?  11  ne  lui  demandait  pas 
qui  elle  était,  d'où  elle  venait,  où  elle  allait,  il  la  ju- 
geait par  ses  œuvres.  Voilà  qu'elle  proposait  la  des- 
truction de  la  liberté  de  la  presse;  l'année  précé- 
dente, elle  avait  exhumé  du  moyen  âge  le  droit 
d'aînesse;  une  autre  année,  le  sacrilège.  Ainsi,  dans 
la  religion,  dans  la  société,  dans  le  gouvernement, 
elle  retournait  en  arrière.  L'entreprise  était  labo- 


RESIAUUATION  ET   RÉVOLUTION   DE   1830.     273 

rieuse;  les  libéraux  mettaient  la  congrégation  au 
défi  de  la  consommer.  «  Il  y  avait  longtemps, 
disaient-ils,  que  la  discussion  est  ouverte  dans  le 
monde  entre  le  bien  et  le  mal,  entre  le  vrai  et  le 
Taux;  elle  emplit  d'innombrables  volumes  lus  et 
relus;  des  bibliothèques,  les  livres  ont  passé  dans 
les  esprits;  c'est  de  là  qu'il  faut  les  chasser.  Avait- 
on  pour  cette  œuvre  un  projet  de  loi?  » 

On  voit  quel  était  le  ton  de  la  discussion.  Royer- 
Collard  n'avait  voulu  déposer  aucun  amendement 
contre  la  loi  de  justice  et  d'amour  a  par  respect 
pour  l'humanité,  qu'elle  dégradait;  pour  la  justice, 
qu'elle  outrageait  ».  La  loi  fut  cependant  adoptée 
et  transmise  à  la  Chambre  des  pairs.  Les  amende- 
ments qui  y  furent  acceptés  par  la  commission 
ayant  profondément  modifié  la  loi,  le  ministère  la 
relira.  Les  démonstrations  de  joie  dans  les  quar- 
tiers commerçants  de  Paris  furent  bruyantes.  Elles 
ne  furent  pas  moins  grandes  dans  les  cercles  de  li- 
brairie et  dans  les  villes  importantes.  Ce  jour-là,  il  y 
avait  séance  à  l'Académie  française.  Villemain  re- 
cevait Fourier,  successeur  de  Lemontey.  Toute  la 
bourgeoisie  élégante  et  instruite  était  là;  le  bruit 
du  retrait  de  la  loi  se  répandit  dans  l'assistance, 
au  moment  où  Villemain  célébrait  la  liberté  de 


274  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE. 

penser  et  d*écrire.  A  ces  paroles,  l'assemblée  tout 
entière  se  leva;  et  applaudit  à  plusieurs  reprises. 
L'éloquent  académicien  eut  de  la  peine  à  reprendre 
son  discours. 

Toutes  les  mesures  imaginées  pour  intimider 
l'opinion  de  la  bourgeoisie  produisaient  un  effet 
opposé.  On  sait  quels  incidents  amenèrent  le  licen- 
ciement de  la  garde  nationale  de  Paris,  après  cette 
revue  du  29  avril,  où  Charles  X  espérait  recon- 
quérir la  popularité.  Il  ne  fit  que  consommer  de  ses 
propres  mains  la  séparation  entre  l'autorité  royale 
et  la  bourgeoisie  parisienne.  M.  de  Villèle  sentit 
clairement  qu'il  ne  pouvait  plus  gouverner  avec 
efficacité  ;  il  demanda  et  obtint  la  dissolution  de  la 
Chambre  ;  le  parti  royaliste  avait  usé  le  seul  homme 
qui  lui  eût  permis  d'exercer  légalement  le  pouvoir 
depuis  sept  ans. 


IV 


Le  suffrnge  universel  n*a  jamais  mieux  repré- 
senté l'opinion  publique  que  les  quatre-vingt  mille 
propriétaires  ou  patentés  à  qui  la  Charte  et  la  loi 
attribuaient,  en  1827,  le  droit  de  vote.  Tout  le  pays 
était  derrière  ces  bourgeois,  leur  prêtant  aide  et 
concours  avec  un  ensemble  admirable  et  une  ar- 
deur qu'aucune  vexation  administrative  ne  lassait. 
Le  barreau  couvrit  la  France  de  comités  de  con- 
sultation. Les  électeurs  donnaient  le  mot  d'ordre  et 
toute  la  jeunesse  libérale  obéissait  sans  discuter, 
à  ces  chefs  respectés.  L'un  d'eux  disparaissait  à 
l'heure  où  un  injuste  oubli  allait  être  réparé.  C'é- 
tait le  plus  énergique  défenseur  des  droits  de  la 


276  LA  IJOUUGEOlblE  FRANÇAISE 

société  moderne,  Manuel.  Triste,  abreuvé  de  cha' 
grin,  il  s'éteignait  à  Maisons,  chez  son  ami  Laffilte, 
Pour  un  qui  disparaissait  au  moment  du  tiiom- 
phe,  combien  d'autres  prenaient  leur  part  d'eiïorts 
et  de  sacrifices!  Le  désintéressement  était  alors 
l'âme  même  de  la  jeunesse;  pour  elle,  la  vérité  étail 
tout.  La  préoccupation  d'un  intérêt  personnel  étail 
une  chimère,  et,  comme  le  disait  Charles  de  Rému- 
sat,  sur  la  tombe  de  Jouffroy,  en  1844:  «  La  crainte 
pusillanime  d'être  appelé  téméraire  pour  avoirbravé 
un  préjugé  était  un  sentiment  qu'on  n'eût  pas  com- 
pris. »  C'était  un  insigne  honneur  que  de  faire 
partie  d'un  comité  d'action.  La  société  Aide-toi 
et  le  Ciel  t'aidera,  qui  se  fondait  à  Paris,  et  dont 
M.Vitet  rédigeait  le  manifeste,  imposait  en  tous 
lieux  et  aux  esprits  les  plus  indisciplinés  l'emploi 
exclusif  des  moyens  légaux.  M.  Guizot  la  présidait; 
à  côté  de  lui  siégeaient  plusieurs  jeunes  hommes 

dont  les  têtes  étaient  vives  et  les  tendances  d'opi- 

.     .  .  ^ 

nion  bien  dilîérenles  :  Bastide,  BomviUiers,  Cavai- 

gnac,  Clément  Thomas,  llippolyte  Garnot.  Ils  n'é- 
taient cependant  pas  les  moins  résolus  à  garder 
soit  dans  leurs  publications,  soit  dans  leurs  actes, 
le  respect  de  la  légalité.  M.  Mignet  ne  s'en  était  pas 
écarté  dans  la  brochure  éditée  par  la  société  Aide- 


RESTAURATION  ET   RÉVOLUTION    DE   1830.   277 

loi  et  le  Ciel  l'aidera.  Il  y  rapportait  fidèlement  les 
circonstances  de  la  mort  et  des  funérailles  de  Ma- 
nuel. La  brochure  n'en  fut  pas  moins  saisie  et  le 
jeune  écrivain  traduit  en  police  correctionnelle. 
Quelles  félicitations  enthousiastes  lorsque,  après 
quelques  explications  sur  les  sentiments  de  recon- 
naissance qui  l'avaient  inspiré,  il  fut  acquitté! 
Quand,  dans  les  dernières  années,  il  évoquait  ce 
souvenir  devant  quelques  amis,  une  flamme  pas- 
sait encore  dans  ses  yeux. 

Ce  fut  une  école  de  gouvernement  que  la  forte 
discipline  qui,  pendant  cette  période,  assouplit  la 
bourgeoisie.  Elle  se  façonnait  ainsi  aux  devoirs  de 
la  vraie  liberté.  Le  succès  des  élections  dépassa  de 
beaucoup  ses  espérances.  Tous  les  hommes  con- 
sidérables de  l'ancienne  opposition  libérale  ren- 
trèrent au  parlement;  non  seulement  Dupont  de 
TEure,  Jacques  Lalfitte,  Casimir  Perier,  Benjamin 
Constant,  de  Schonen,  Ternaux,  Royer-Gollard,  le 
baron  Louis  étaient  élus  à  Paris;  mais  les  départe- 
ments nommaient  Bérard,  Lameth,  La  Fayette,  Ber- 
lin de  Vaux,  Bignon,  Méchiu,  Sébastiani,  Labbey 
de  Pojnpières,  Etienne,  Benjamin  Delessert,  le  gé- 
néral Gérard,  Tracy,  Chauvelin,  Saint-Aulaire.  Le 
ministère  Martignac  se  constituait,  on  reprenait 

16 


278  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

les  traditions  de  1817  à  1820;  et  l'on  pouvait  es- 
pérer une  dernière  fois  de  réconcilier  la  royauté  et 
la  Révolution. 

Deux  causes  s'y  opposèrent.  D'une  part,  Charles  X 
se  promettait  bien  de  ne  pas  pousser  loin  l'expé- 
rience et  recommençait  à  avoir  deux  cabinets,  l'un 
officiel  dont  il  subissait  l'essai,  l'autre  occulte  qui 
possédait  toute  sa  confiance.  D'autre  part,  la  bour- 
geoisie restait  méfiante  et,  ne  voyant  pas  le  minis- 
tère prendre  l'initiative,  n'était  pas  assez  convaincue 
qu'il  était  la  dernière  chance  d'une  restauration  li- 
bérale. M.  de  Marlignac  a  grandi  dans  l'histoire, 
mais  il  n'eut  pas,  durant  son  existence,  d'autorité 
sur  ses  contemporains,  malgré  le  charme  insinuant 
de  sa  parole  et  la  grâce  de  sa  personne;  et  cepen- 
dant une  mesure  grave  et  courageuse  venait  d'être 
prise  par  lui,  à  la  satisfaction  des  classes  moyennes. 

L'Université  avait  cessé  d'être  l'objet  de  l'hosti- 
lité du  pouvoir.  Ce  foyer  vivifiant  du  libéralisme  et 
de  la  sécularisation  dans  l'enseignement  se  sentait 
maintenant  soutenu;  ce  n'était  pas  assez  aux  yeux 
de  la  bourgeoisie.  Le  crédit  croissant  de  la  congré- 
gation, la  protection  de  plus  en  plus  efficace  accor- 
dée par  elle  aux  ambitions  qui  lui  étaient  asser- 
vies, l'extension  de  plus  en  plus  large  laissée  aux 


RESTAURATION  ET   REVOLUTION    DE  1879.    27<> 

1  établissements  des  jésuites,  la  dévolion  même  de 

I  Charles  X  étaient  autant  de  motifs  de  surexcitation 

I  pour  l'esprit   laïque  et   voltairien.    La  pression 

I  exercée  par  l'opinion  eut  une  telle  intensité,  que 

les  minisires  représentèrent  au  roi  la  nécessité  de 

I  donner  une  satisfaction  au  parti  libéral.  Charles  X 

I  consentit  alors  à  soumettre  aune  commission  l'exa- 

I  men  de  la  situation  des  congrégations  enseignantes 

nonautorisées  vis-à-vis  du  statut  universitaire,  et 

!  il  signait,  le  16  juin  1828,  les  deux  célèbres  ordon- 

nances  sur  les  collèges  des  jésuites  et  les  petits  sé- 

i  minaires,  ordonnances  qui,  suivant  l'expression  du 

Journal  des  Débats,  constituèrent  la  victoire  de 

:  l'ordre  légal. 

L'état  de  guerre  civile  existant  entre  les  deux 
fractions  de  la  société  française  n'en  fut  pas  calmé. 
«  Le  sceptre  de  l'inqtiisition  est  brisé  !  *  disait  en- 
core le  Journal  des  Débats,  dans  le  style  du  temps. 
i  II  prenait  la  défense  des  ordonnances,  «  contre  des 
fureurs  qui  auraient  pu  nous  effrayer  au  temps  de 
la  Ligue,  mais  qui  de  nos  jours  n'exciteraient  qu'un 
sentiment  de  pitié  ».  Le  parti  ultramontain  était, 
en  effet,  en  proie  à  une  véritable  frénésie.  «  11  ne 
reste,  s'écriait  la  Gazette,  qu'à  consommer  l'avène- 
•  ment  de  la  République  et  l'érection  des  autels  de  la 


280  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

déesse  Raison.  »  L'épiscopal  ne  gardait  pas  plus  de 
mesure.  Lesévêques  duPuy,  de  Chartres,  de  Mar- 
seille, l'archevêque  de  Toulouse,  revendiquaient, 
comme  un  droit  absolu,  leur  juridiction  sur  les 
écoles  primaires  et  montraient  la  France  livrée  à 
tous  les  crimes. 

C'était  un  duel  à  mort  entre  le  pouvoir  civil  et  le 
pouvoir  spirituel  à  une  époque  où,  malgré  le  scep- 
ticisme du  xviii^  siècle  réveillé,  un  reste  de  gallica- 
nisme existait  dans  les  rangs  inférieurs  du  clergé 
paroissial.  La  Quotidienne  citait  en  exemple  à 
Charles  X,  Louis  XIV  allant  réprimander  le  parle- 
ment, le  fouet  légendaire  à  la  main.  Les  esprits 
venaient  encore  d'être  agités  par  un  livre  de  l'infa- 
tigable Lamennais  :  Du  progrès  de  la  Révolution 
et  de  la  guerre  contre  l'Église.  H  niait  la  possibilité 
d'exister  à  tout  gouvernement,  à  toute  police,  à 
l'ordre  lui-même,  si  les  hommes  n'étaient  unis  par  '. 
des  croyances  communes.  Le  pouvoir  infaillil>le;,i 
était  l'Église,  au  spirituel,  comme  au  temporel. 

Ces  doctrines  irritaient  la  majorité  de  la  bour-n 
geoisie,  qui  confondait  de  plus  en  plus  dans  son  r 
animadversion  la  religion  et  le  prêtre.  Nous  retrou- 
vons cet  état  intellectuel  en  province,  dans  leî 
chansons  que  la  verve  locale  inspirait,  dans  le 


RESTAURATION   ET   RÉVOLUTION    DE   1830.   281 

"  conversalions,  et  jusque  dans  réducalion  des 
jeunes  gens.  C'est  le  caractère  principal  des  classes 
moyennes  sous  la  Restauration  d'avoir  avant  tout 
redouté  la  prédominance  de  rinûueuce  du  clergé; 
et  c'est  la  faute  capitale  du  parti  royaliste,  de  Char- 
les X  et  de  ses  conseillers,  de  n'avoir  pas  compris 
qu'en  appuyant  le  trône  sur  l'autel,  ils  bravaient 
l'instinct  de  méfiance  implacable  du  vieux  tempé- 
rament français. 

Où  trouver  une  issue  à  ce  conflit?  Le  ministère 
Martignac,  très  correct  dans  son  gallicanisme,  n'y 
aurait  pas  réussi,  lorsque  l'examen  des  projets  de 
lois  relatifs  aux  conseils  des  départements  et  aux 
conseils  municipaux  amena,  sur  une  question  de 
priorité  et  sur  le  droit  d'amendement,  une  rupture 
entre  le  cabinet  et  le  parti  libéral.  C'était  favoriser, 
sans  le  vouloir,  les  desseins  cachés  du  roi.  On 
s'indigna  dans  les  salons  de  la  Chaussée-d'Antin, 
lorsqu'on  apprit  le  retrait  précipité  des  deux  lois. 
N'est-ce  pas  la  meilleure  preuve  que  la  rigueur  de 
la  logique  mettrait  fatalement  en  présence  les  droits 
de  la  monarchie  légitime  et  ceux  du  parlement? 

,  Qu'importaient  dès  lors  les  améliorations  intro- 
,  duiies  dans  la  législation  de  la  presse  ?  Le  trait  essen- 
tiel qui  marque  les  fermes  résolutions  de  la  bour- 


282  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE. 

geoisie  se  rencontre  même  dans  le  langage  des 
plus  modérés;  ainsi  M.  Humann  ne  craignait 
pas  d'écrire  dans  son  rapport  sur  le  budget  :  «  Il 
faut  que  le  ministère  se  relève  et  relève  avec  lui  lu 
France  entière  de  l'engourdissement  qui  paralyse 
le  développement  de  la  force  et  de  la  richesse 
nationales.  » 

Déjà  de  jeunes  publicistes  cherchaient  des  aua- 
logies  dans  l'histoire  d'Angleterre;  on  étudiait  la 
révolution  de  1688  et  le  plus  bourgeois  des  jour- 
naux, le  Conslitutionnel,  osait  dès  1829  imprimer 
cette  phrase  :  «  A  délaut  de  Jacques  II,  qui  ne  put 
comprendre  la  transformation  de  la  royauté,  ce  fut 
Guillaume  III  qui  rendit  impossible  un  malheur 
comme  celui  de  Charles  V\  » 


Le  combat  engagé  dans  la  politique  se  continuait 
dans  le  domaine  de  la  lillérature,  et  surtout  au 
théâtre.  Ces  luttes  ardentes  passionnaient;  jamais 
les  idées  n'avaient  joué  un  si  grand  rôle.  C'était  la 
révolution  française  qui  reprenait  sa  marche.  De 
môme  qu'elle  était  libérale  et  voltairienne,  la  bour- 
geoisie fut  l'ennemie  déclarée  de  cette  réaction  de 
Tesprit,  de  cette  façon  nouvelle  de  comprendre  la 
poésie,  de  cette  soif  d'émotions  fortes  qu'on  a 
appelée  le  romantisme. 

Ce  n'était  certes  pas  le  premier  venu  dans  le  haut 
monde  de  la  bourgeoisie  que  M.  Duvergicr  de  Hau- 
ranne;  et  pourtaut  c'est  l'auteur  de  cette  boutade 


2S4  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

qui  faisait  bondir  de  fureur  les  amis  à'Hernani: 
«  Le  romantisme  n'est  pas  un  ridicule,  c'est  une 
maladie,  comme  le  somnambulisme  ou  l'épilepsie. 
Un  romantique  est  un  homme  dont  l'esprit  com- 
mence à  s'aliéner.  » 

Il  faut  avouer  que  les  romantiques  ont  rendu  œil 
pour  œil,  dent  pour  dent.  De  toutes  les  épithètes 
injurieuses,  aucune  n'était  plus  vibrante,  plus 
enfiellée  dans  leur  bouche,  que  celle  de  bourgeois. 
Artistes,  hommes  de  lettres,  beaux  ténébreux  et 
héros  de  romans,  ces  Jeunes  France  ont  déversé 
toutes  leurs  haines  et  tous  leurs  dédains  sur  la  tête 
du  garde  national,  électeur  et  juré;  avec  la  per- 
sistance de  leurs  rancunes,  ils  ont  réussi  à  attacher 
une  sorte  de  ridicule  à  cette  figure  qui  avait  si 
longtemps  incarné  en  elle  les  qualités  sérieuses  et 
modestes,  le  bon  sens  de  l'ancien  temps. 

L'esprit  français  autrefois  si  net  et  si  bien  équi- 
libré, si  épris  de  clarté,  ne  produisait  plus,  au 
théâtre,  que  des  tragédies  ennuyeuses;  dans  la  litté- 
rature, que  des  pages  froides  et  sans  couleur; 
dans  l'art,  que  des  œuvres  de  convention.  Mais  la 
tradition  classique  était  trop  entrée  dans  les  moelles 
de  la  race  bourgeoise  pour  n'avoir  pas  constitué  à 
la  longue  un  tempérament.  Le  goût  du  raisonne- 


RESTAURATION  ET  RÉVOLUTION   DE  1830.    285 

ment,  le  besoin  d'ordre  et  de  logique  dans  les 
idées  qui  ont  créé  dans  les  classes  moyennes  tant 
d'hommes  de  loi,  tant  d'administrateurs,  en  avaient 
fait  aussi  des  esprits  rebelles  à  toute  poésie  qui  ne 
fût  de  la  prose  rimée  ou  «  unélégantbaJinage  ».  Le 
grand  mouvement  lyrique  qui  a  renouvelé  et  vivi- 
fié le  vers  français,  les  richesses  sonores  de  la  rime, 
la  liberté  acquise  par  la  phrase  poétique,  la  sub- 
stitution du  mot  propre  à  la  périphrase,  qualités 
perdues,  mais  reconquises  par  la  jeune  école,  tout 
cela  était  accueilli  avec  froideur  ou  dénigrement 
par  le  public  plus  fin  qu'enthousiaste,  qui  préférait, 
parmi  les  dons  de  l'intelligence,  le  jugement  à  l'ima- 
pination;  et  qui,  pour  une  chanson  de  Déranger, 
eût  donné  les  Orientales  ou  les  Harmonies.  La 
ronversation  et  l'éloquence  y  étaient  reines,  et  la 
poésie  y  était  un  peu  suspecte  d'égarement  d'es- 
prit. 

Un  incident  des  plus  étranges  était  venu  ali- 
menter la  querelle  entre  l'ancien  et  le  nouveau 
ihéàlre.  Les  auteurs  renommés  de  l'Empire,  les 
porte-drapeaux  de  la  littérature  classique,  les  bour- 
geois libéraux  et  académiciens,  Arnault,  Jouy, 
Etienne,  avaient  rédigé  une  supplique  à  Charles  X 
pour  lui  demander  de  maintenir  la  comédie  fran- 


286  LA   BOUKGEOISIE    FHANgAISE 

çaise  dans  son  ancienne  dignité  et  de  préserver  la 
scène  des  dangers  qui  la  menaçaient.  Quel  était  le 
barbare  qui  provoquait  une  pareille  levée  de  bou- 
cliers? C'était  ce  charmant  esprit  qui  s'appelait 
Alexandre  Dumas  ;  et  la  pièce  qui  faisait  courir  de 
tels  périls  au  théâtre  français  était  Henri  III  et  sa 
Cour.  On  prête  au  roi  cette  spirituelle  réponse  à  l'un 
des  signataires  de  la  supplique  :  «  Que  voulez-vous  ! 
je  n'ai  comme  vous  que  ma  place  au  parterre.  »  La 
querelle  avait  môme  failli  éclater  à  la  Chambre  des 
députés,  où  la  bourgeoisie  était  en  force.  Lors  de 
la  discussion  du  budget  des  beaux-arts,  M.  Méchin 
était  monté  à  la  tribune  pour  se  plaindre  de  la  déca- 
dence de  la  Comédie-Française,  qui,  «  disait-il,  re- 
poussait la  haute  littérature,  pour  accueillir  celle 
du  boulevard.  » 

A  côté  de  ces  exagérations  et  de  ces  violences, 
pour  se  rendre  compte  des  véritables  goûts  de  la 
bourgeoisie  éclairée,  il  suffit  de  rappeler  l'éclatant 
succès  des  trois  cours  qui,  en  ces  années  1828  et 
1829,  attiraient  tout  Paris  à  la  Sorbonne  et  qui  sont 
un  épisode  de  l'histoire  libérale  de  la  France.  On 
peut  dire  que  jamais  l'Université  ne  répondit  à  un 
plus  haut  degré  et  dans  une  plus  juste  limite  à 
re«iprii  de  F  élite  bourgeoise.  Il  faudrait  aussi  pour 


RESTAURATION   ET  RÉVOLUTION   DE    1830.   287 

suivre  ses  préférences,  dans  les  différentes  branches 
(Je  l'art,  vers  ces  dernières  années  de  la  Restaura- 
tion, rechercher  dans  le  Salon  de  M.  Thiers,  qui  fut 
■'  lien  l'homme  de  son  temps,  comment  l'opinion 
yenne  jugeait  les  peintres  en  renom.  Lui  aussi 
fut  guère  touché  par  le  romantisme.  Avec  sa 
faculté  dominante,  il  ne  comprenait  pas  les  rêveurs. 
11  n'écoutait  pas  les  Méditations  et  les  Odes  et  Bal- 
lades,qn^on  récitait  surtout  dans  le  milieu  royaliste. 
11  s'intéressait  aux  questions  d'art  et  les  discutait 
volontiers;  mais  on  sait  quels  étaient  ses  dieux. 

Prudhon  était  mort,  emportant  avec  lui  la  grâce, 
Géricault  avait  disparu  ne  laissant  que  des  pro- 
messes dans  son  œuvre  forte  et  inachevée.  Restaient 
les  représentants  de  l'école  de  David.  Or  l'ennui 
mortel  qu'exhalait  une  tragédie  de  M.  Luce  de 
Lancival  ou  de  M.  Briffault  n'avait  d'égal  que  la 
lassitude  qu'on  éprouvait  devant  les  tableaux  cou- 

iinés  par  le  jury.  L'étonnement  causé  par  les  pre- 
mières toiles  de  Delacroix  avait  été  mêlé  d'eflroi, 
dans  le  monde  que  nous  étudions.  Le  Salon  annuel 
se  ferma  plus  d'une  fois  à  ce  maître  incomparable, 
qui  retrouvait  l'idéal.  La  bourgeoisie  fut  longtemps 
à  comprendre  celte  science  de  la  couleur  et  ce  sen- 
timent si  intense  de  la  haute  poésie.  M.  Thiers  ne 


288  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

nie  pas  Delacroix,  mais  il  préfère  la  peinture  de 
genre.  Il  croit  qu'elle  convient  mieux  aux  Français, 
K  comme  la  chaire,  la  tribune,  la  comédie  de 
Gœurs,  la  poésie  légère  »,  et,  de  tous  les  peintres, 
celui  qu'il  préfère  est  Horace  Vernet.  Il  est  émi- 
nemment, dit-il,  le  peintre  du  xix*  siècle. 

Le  bourgeois,  en  art  comme  en  littérature,  n'a 
pas  l'instinct  de  l'idéalisme,  mais  il  a  le  besoin  des 
notions  nettes.  Si  l'auteur,  peintre  ou  écrivain,  lui 
donne  une  claire  vision  des  choses,  et  s'il  y  joint  la 
finesse  ou  la  noblesse,  il  a  conquis  absolument  soj 
suffrage.  S'agil-il  de  la  musique?  Ne  cherchez  pj 
alors  la  bourgeoisie  au  Théâtre-Italien.  Elle  ve^ 
entendre  et  comprendre  les  paroles;  elle  est 
rOpéra-Comique,  son  théâtre  de  prédilection.  EU 
y  va  en  famille  :  après  Grétry,   Méhul,  Nicole 
Dalayrac,  elle  applaudira  Auber.  C'est  aussi  une 
tradition  les  jours  de  fête  que  d'aller  à  la  Comé- 
die-Française.  Casimir  Delavigne  est  son   idole^ 
comme  M.  Scribe  est  son  amuseur.  La  gaieté  fai 
partie  du  caractère  de  cette  race  forte;  elle  aime 4 
rire  avec  un  vaudeville  bien  assaisonné  ;  mais  n 
lui  parlez  pas  du  mélodrame  avec  ses  guenilles  ef 
ses  crudités;  elle  le  laisse  aux  petites-maîlressesj 
aux  gens  des  faubourgs. 


RESTAUPiATION  ET  RÉVOLUTION   DE   1830.    289 

D'une  probité  sévère  et  d'une  exactitude  prover- 
biale, rendus  à  la  vie  privée,  les  hommes  s'occupent 
avec  activité  et  sagacité  de  leurs  affaires.  Les 
femmes  gardent  le  logis;  leur  éducation  s'est  faite 
au  pensionnat  le  plus  renommé,  quand  on  n'a  pu 
les  instruire  à  la  maison.  La  harpe,  si  longtemps  à 
la  mode,  est  abandonnée;  le  règne  du  piano  com- 
mence. La  femme  de  la  bourgeoisie  n'a  pas  cette 
fleur  délicate  d'urbanité  exquise  que  donnent  seuls 
les  loisirs  aristocratiques,  ni  celte  allure  simple 
qu'apporte  le  sentiment  héréditaire  d'une  valeur 
ou  d'une  liberté  incontestée.  Elle  est  néanmoins 
éléganlesous  la  pelisse  que  le  retour  des  Bourbons 
a  substituée  au  châle  long;  avec  sa  coiffure  très 
élevée  et  un  peu  ébouriffée,  elle  nous  paraît 
sérieuse  dans  son  portrait  jauni. 

Son  ambition  mondaine  à  Paris  était  d'èlre 
invitée  à  une  soirée  du  duc  d'Orléans.  Madame 
d'Agoult  raconte  que,  dans  les  années  4828  et  1829, 
les  réunions  du  Palais-Royal  étaient  fort  mêlées  et 
déparées  de  bourgeois  que  l'on  ne  voyait  pas  aux 
Tuileries  ;  ce  qui  faisait  dire  à  la  vieille  duchesse  de 
Damas,  en  revenant  d'une  de  ces  soirées,  qu'on  n'y 
connaissait  personne.  On  rencontrait  chez  le  duc 
d'Orléans  tous  ceux  que  le  journalisme,  le  barreau, 

17 


290  LA  BOUUGEOISIE  FllANÇAISE 

la  tribune,  les  lettres  avaient  placés  au  premier 
rang  :  Laffilte,  Royer-Gollard,  Casimir  Pericr, 
Thiers,  Guizot,  Odilon  Barrot,  les  frères  Berlin. 

Maris  et  femmes,  dans  une  pensée  commune, 
prenaient  part  aux  mêmes  conversations,  lisaient 
le  même  journal,  suivaient  ensemble  tous  les  mou- 
vements du  pays. 

Nous  avons  eu  dans  les  mains  bien  des  lettres, 
confidentes  intimes  de  cette  unité  de  goûts  et  de 
sentiments;  mais  aucune  n'est  plus  sincère,  plus 
émue  que  celle-ci  écrite  au  moment  où  le  minis- 
tère Polignac faisait  tout  redouter. 

«  Oh!  l'odieux  ministère!  J'ai  eu  bien  raison 
de  me  désoler  à  sa  venue  1  Dieu  sait  ce  qu'il  réserve 
au  pays!  Ne  serait-ce  pas  un  coup  d'État  au  petii 
pied?,..  Je  te  l'ai  déjà  dit,  mon  bien-aimé,  et  je 
veux  te  le  redire  :  si  les  mauvais  jours  venaient 
pour  les  amis  du  pays,  je  te  réponds  de  mon  cou- 
rage, mais  à  une  seule  condition,  c'est  que  je  sois 
partout  avec  toi,  prenant  une  part  de  la  peine  et 
même  du  danger.  J'exige  de  toi  celte  promesse,  de 
ne  jamais  m'éloigner  de  tes  côtés  parce  qu'il  pour- 
rait y  avoir  souffrance  ou  péril;  et,  je  t'en  avertis, 
à  cette  volonté  seule,  lu  verrais  échouer  ma  com- 
plaisance ou  ma  soumission.  J'ai  droit  d'être  par- 


RESTAURATION   ET  RLVULLTION  DE   1830.    291 

tout  avec  toi;  et  ne  nous  a-l-on  pas  dit  à  notre 
mariage  que  nous  étions  unis  pour  la  bonne  et  pour 
la  mauvaise  fortune?...  Adieu,  mon  bien-aimé, 
prends  courage  et  patience,  et  ainsi  que  le  disait 
lady  Essex,  agis  comme  si  lu  n'avais  ni  femme  ni 
enfant.  J'aime  mieux  ton  honneur  et  ta  conscience 
que  ta  présence.  » 

Celle  qui  écrivait  ces  lignes  éloquentes  et  cou- 
rageuses à  son  mari,  en  tournée  électorale,  était 
madame  Guizot, 


VI 


La  logique  de  la  situation  venait  en  elîul  de 
donner  raison  à  celte  phrase  du  Drapeau  blanc. 
<L  Plus  de  nuances  intermédiaires;  il  ne  peut  plus 
existerque  deuxbannières  ennemies.  »  Le  ministère 
Polignac  était  formé;  et  immédiatement  la  nation, 
même  dans  sa  portion  indolente,  avait  été  secouée. 
D'un  bouta  l'autre  de  la  France,  l'idée  de  la  résis- 
tance s'implanta  dans  les  classes  moyennes. 

Le  l*'  août  1829,  le  célèbre  article  du  Journal 
des  Débats  donnait  la  note  exacte  de  l'état  des 
Ames.  «  Le  voilà  brisé,  ce  lien  d'amour  et  de  con- 
uance  qui  unissait  le  peuple  au  monarque.  Voilà 
encore  ia  cour  avec  ses  vieilles  rancunes,  l'émigra 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  233 

tien  avec  ses  préjugés,  le  sacerdoce  avec  sa  haine 
de  la  liberté.  »  Et,  le  lendemain,  à  propos  du  choix 
du  ministre  de  la  guerre,  le  général  Bourmont, 

,  l'organe  de  plus  en  plus  accrédité  de  la  haute  bour- 
geoisie,  lançait  cette  phrase  non  moins  vibrante  : 
«  Je  ne  vois  qu'une  sorte  de  discussion  où  le  nou- 

I  veau  ministère  puisse  s'engager  avec  honneur, 
celle  du  code  militaire,  chapitre  de  la  désertion  à 
l'ennemi.  II  y  a  parmi  nos  nouveaux  ministres  des 
gens  qui  entendent  cette  question  à  merveille; 
mais  un  regard  du  général  Gérard  aura  bien  aussi 
son  éloquence.  »  Le  Journal  dés  Débats  fut  pour- 
suivi et  condamné  en  première  instance.  Il  appela 
du  jugement  correctionnel  devant  la  cour  royale. 
La  cour  royale  dj  Paiis  acquitta  le  Journal  de^ 
Débats.  C'est  dans  la  magistrature  qu'au  début  de 
ce  conflit  définitif  entre  Charles  X  et  89,  la  bour- 
geoisie trouva    son   point    d'appui.  La  querelle 

'  est  entre  les  j.'suite?  et  la  Chambre  des  députés, 
disait-onpartout.  Dans  toutes  les  villes  importantes, 
à  Metz,  à  Rouen,  à  Bordeaux,  à  Rennes,  à  Dijon, 
les  avjra  s  débattaient  le  point  de  savoir  si  les 
citoyens  avaient  le  droit  de  refuser  l'impôt  perçu 
il'.cgalen  ent,  ci  voté  par  une  Chambre  formée 
contrairement  à  la  Charte.  Les  journaux  qui  sou- 


294  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

tenaient  cette  thèse  étaient  poursuivis;  mais  les 
considérants  des  jugements  permettaient  au  parti 
libéral  de  compter  sur  l'appui  des  tribunaux,  si 
l'impôt  était  légalement  refusé;  le  Drapeau  blanc 
aussitôt  s'écriait  :  «  Eh  bien,  soit!  Guerre  à  la  Révo- 
lution! Point  de  paix,  point  de  trêve  entre  elle  et 
nous!  A  Carthage !  à Carthage !  » 

Tous  s'attendaient  et  se  préparaient  à  tout,  et 
cependant  personne  n'atlaquait.  M.  de  Polignac 
lui-même,  semblait  être  troublé  par  sa  réputation 
d'homme  d'ancien  régime.  C'était  au-dessus  de  lui 
que  le  parti  ultra-royaliste  discutait  les  dogmes 
politiques  et  les  violences  suprêmes.  La  bourgeoisie 
tout  entière  à  ses  idées  de  résistance  légale  ne 
pensait  pas  encore  à  un  changement  de  dynastie. 

On  était  en  décembre  1829.  Deux  jeunes  hommes 
que  nous  connaissons  déjà,  MM.  Thiers  et  Mignet, 
crurent  qu'il  fallait  faire  un  pas  de  plus  en  avant. 
Ils  n'étaient  pas  républicains,  mais  ils  doutaient^ 
que  les  Bourbons  de  la  branche  aînée  fussenj 
capables  d'accepter  les  conditions  essentielles  di 
gouvernement  parlementaire,  et  ils  pensaient  que] 
si  le  trône  s'écroulait,  la  France  trouverait  facile- 
ment son  Guillaume  III.  Résolus  et  pratiques, 
ils   voulurent   créer  pour  la  jeune   bourgeoisie 


I 


RESTAURATION  ET  RÉVOLUTION  DE    1830.     295 

un  journal  dans  lequel  ils  exposeraient  et  défen- 
draient les  conditions  de  la  monarchie  représen- 
tative, «  de  la  vraie  République  sans  ses  orages  ». 

Le  National  parut  le  3  janvier  4830,  et,  dès  ses 
premiers  numéros,  il  soutenait  avec  vigueur  les 
principes  essentiels  du  gouvernement  parlemen- 
taire. Ils  se  résumaient  ainsi  :  «  Le  roi  règne  et  le 
pays  se  gouverne;  »  la  faculté  de  renverser  le  mi- 
nistère est  le  corrélatif  indispensable  du  droit  de 
dissolution  accordé  au  roi.  Le  publiciste  si  distin- 
gué de  la  Gironde,  un  des  chefs  de  la  bourgeoisie 
bordelaise, Henri  Fonfrède,  se  faisait,  dsLnsVIndi- 
calcur,  l'interprète  de  ces  idées,  et,  en  Auvergne, 
un  journaliste  spirituel,  chansonnier  à  ses  heures, 
Vaissièrc,  leur  ouvrait  VAmi  de  la  Charte  de 
Clermont-Ferrand;  nous  pourrions  en  citer  bien 
d'autres. 

Il  y  avait  à  Bordeaux,  à  côté  de  Fonfrède,  un 
avocat  de  trente  ans  à  peine,  déjà  en  pleine  posses- 
sion d'un  talent  dont  la  puissance  était  dans  l'émo- 
tion contenue  unie  à  une  lucidité  d'argumentation 
serrée.  Il  avait  défendu  avec  un  grand  éclat  la 
presse  libérale  en  provmce,  prêtant  sa  plume  à 
r Indicateur,  pourdéterminer  les  meilleurs  moyens 

^  garantir  U  liberté  électorale,  soutenant  la  ma- 


296  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

gislrature  dont  l'inamovibilité  était  menacée  par 
les  ultras.  Comme,  dans  la  prévision  d'élections 
prochaines,  les  barreaux  de  province,  nous  l'avons 
dit,  s'étaient  organisés  en  comités  de  consultation 
pour  les  élections,  Jules  Dufaure  avait  pris  à  Bor- 
deaux la  direction  de  cette  agitation  légale. 

Cependant  le  parlement  avait  été  convoqué  pour 
le  2  mars  1830.  Le  sentiment  général  des  chefs  de 
la  bourgeoisie  était  d'essayer  encore  d'arrêter  le 
roi  dans  la  voie  funeste  où  il  s'engageait.  Ainsi  le 
Globe  écrivait  le  19  février  :  «  Nous  avons  cru  et 
nous  croyons  encore  que  les  changements  de  dynas- 
tie, même  ceux  qui  s'opèrent  le  plus  doucement  et 
le  plus  rapidement,  entraînent  assez  de  maux  pour 
qu'un  peuple  n'y  recoure  jamais  qu'aux  dernières 
extrémités.  »  Dans  les  départements  surtout,  la 
bourgeoisie  se  refusa  longtemps  à  l'idée  d'un  con- 
flit à  main  armée  avec  Charles  X  et  elle  mit  quelque 
espoir  dans  un  changement  de  ministère.  Le  lan- 
gage du  Drapeau  blanc,  de  la  Quotidienne,  de 
Y  Universel,  journal  de  M.  de  Polignac,  s'attachait 
à  faire  évanouir  ces  espérances  :  «  Ces  gens-là 
(ainsi  s'exprimait  l'organe  officiel  du  président  du 
conseil)  ne  savaient  pas  ce  que  c'est  qu'un  roi,  ils 
le  savent  maintenant.  » 


RESTAURATION  ET   RÉVOLUTION    DE    1830.    297 

Dans  un  document  politique,  désormais  histo- 
rique, dans  V Adresse,  les  chefs  de  la  bourgeoisie 
essayèrent  de  faire  entendre  raison  à  un  monarque 
resté  tel  qu'il  s'était  formé  dans  sa  jeunesse,  au 
milieu  de  la  société  aristocratique  du  xviir  siècle, 
et  à  la  fois  sincère  et  léger.  Jamais  la  vraie  doc- 
trine parlementaire  ne  fut  exprimée  avec  plus  de 
force.  Le  président  de  la  Chambre,  M.  Royer- 
Collard,  élu  par  ses  collègues,  avait  pesé  les  termes 
de  l'Adresse  avec  une  anxiété  douloureuse,  et  l'on 
peut  dire  qu'il  en  avait  pris  la  responsabilité.  Dans 
aucune  manifestation  publique  les  représentants 
de  la  bourgeoisie  n'avaient  en  même  temps  pro- 
fessé plus  respectueusement  leur  soumission  à  la 
prérogative  royale  et  plus  fermement  maintenu 
les  droits  d'intervention  du  pays  dans  ses  affaires. 
221  voix  acceptèrent  résolument  le  combat  entre 
les  deux  principes. 

Le  lendemain  19  mars,  la  Chambre  était  pro- 
rogée ;  en  attendant  la  dissolution,  qui  était  immi- 
nente, la  lutte  des  idées  continuait  plus  passionnée 
que  jamais  dans  tous  les  salons.  Souveraineté  du 
peuple,  origine  de  la  Charte,  interprétation  de 
l'article  14,  tels  étaient  les  thèmes  des  discussions. 

L'élite  du  commerce  parisien  et  les  avocats, 


298  LA  BOURGEOISIE   [''RANÇAISE 

toujours  en  avant,  offraient  sur  ces  entrefaites  un 
banquet  à  soixante-dix  députés  sous  la  présidence 
de  M.  Rousseau,  ancien  maire  du  IIP  arrondis- 
sement. Ces  hommes  d'affaires  désiraient  encore  la 
conciliation  sans  révolution.  Plus  qu'en  89,  ils 
jugeaient  la  royauté  hors  d'état  de  leur  résister 
longtemps,  sans  qu'il  fût  nécessaire  de  la  renver- 
ser. Mais  son  mauvais  génie  l'emporta.  Le  16  mai, 
la  Chambre  était  dissoute,  et,  le  19,  M.  dePeyronnet 
était  nommé  à  l'intérieur,  M.  de  Chantelauze  à  la 
justice.  M,  Royer-Collard  écrivait  :  «  J'en  appelle 
à  l'imprévu  et  à  la  Providence.  »  Les  colères  des 
premiers  jours  s'étaient  réveillées. 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  comment  les  élec- 
tions de  1830  amenèrent  la  défaite  la  plus  com- 
plète du  ministère  Polignac;  comment  l'opinion 
publique,  puissamment  guidée  par  la  bourgeoisie 
influente,  et  servie  par  une  presse  éloquente, 
donna  à  l'opinion  libérale  274  députés  ;  comment 
et  par  quelles  ordonnances  Charles  X  proclama  sa 
prérogative  souveraine,  au  mépris  des  droits  et 
des  vœux  de  la  France;  comment  les  journalistes, 
contre  qui  le  coup  d'État  était  surtout  dirigé, 
organisèrent  les  premières  résistances;  comment 
les  classes  moyennes,  suivant  le  mouvement,  firent 


•   RESTAURATION   ET   RÉVOLUTION  DE  1830.    299 

appel  aux  députés,  aux  magistrats,  aux  contribua- 
bles, contre  les  violateurs  des  lois;  comment  enfin, 
la  lutte  changeant  de  caractère,  Casimir  Perier 
lui-même,  la  tête  la  mieux  équilibrée,  fut  conduit 
à  dire  à  M.  Guizot  :  «  Après  ce  que  le  peuple 
vient  de  commencer,  dussions-nous  y  jouer  dix 
fois  notre  tête,  nous  sommes  déshonorés,  si  nous 
ne  restons  pas  avec  lui.  »  Refaire,  après  tant 
d'autres,  l'histoire  des  journées  de  Juillet,  sans 
documents  nouveaux,  n'est  pas  notre  but.  C'est  le 
caractère  donné  à  cette  révolution  par  la  bour- 
geoisie que  nous  voulons  déterminer. 


VII 


Le  progrès  des  idées  politiques  avait  été  crois- 
sant depuis  quelques  années,  et  ce  progrès  avait 
amené  le  respect  de  la  légalité.  Aussi,  dès  le  10  juil- 
let 4830  ,  lorsque  prévoyant  un  attentat  aux 
libertés  nationales,  une  cinquantaine  de  bourgeois, 
députés,  avocats,  journalistes,  hommes  de  lettres, 
se  réunirent  chez  le  duc  Victor  de  Broglie  pour  aviser 
aux  résolutions  à  prendre,  la  décision  commune  fut 
un  appel  énergique  aux  moyens  légaux  et  d'abord 
au  refus  de  Timpôt. 

Lorsque,  après  la  publication  des  ordonnances, 
le  27  juillet,  le  préfet  de  police,  par  une  circulaire, 
défendit  d'imprimer  tout  journal  sans  autorisation 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  301 

préalable,  la  première  pensée  des  rédacteurs  du 
Constitulionnelj  du  Temps  et  des  Débats,  fut  de 
demander  à  des  avocats,  à  MM.  Dupin,  Mérilhou, 
Barlhe,  Odilon  Barrot,  une  consultation  écri.e;  et, 
couverts  par  l'opinion  des  légistes,  les  journalistes 
résolurent  de  résister  par  les  moyens  de  procédure 
à  une  saisie  illégale.  C'est  ainsi  qu'au  milieu  des 
cliarges  de  cavalerie,  pendant  que  le  peuple  se 
mêlait  en  armes  à  la  tempête,  la  bourgeoisie  in- 
troduisait une  instance  de  référé  ;  et  le  président 
du  tribunal  civil  de  la  Seine,  M.  Debelleyme,  ren- 
dait le  27  juillet  une  ordonnance  qui  enjoignait  à 
'imprimeur  du  journal  le  Commerce  d'en  con- 
tinuer l'impression,  attendu  que  l'ordonnance  du 
24  juillet  n'avait  pas  été  promulguée  dans  les 
formes  légales. 

Enfin,  le  lendemain,  au  moment  où  le  bruit  de 
canon  et  de  la  fusillade  retentissait,  le  président 
du  tribunal  du  commerce,  M.  Ganneron,  prononçait 
dans  Faffaire  du  Courrier  français  un  jugement 
plus  significatif  encore.  «:  Considérant,  disait-il, 
que  l'ordonnance  du  25  de  ce  mois,  contraire  à  la 
Charte,  ne  saurait  être  obligatoire,  ni  pour  la  per- 
sonne sacrée  et  inviolable  du  roi,  ni  pour  les 
citoyens  aux  droits  liesquels  elle  porte  atteinte; 


302  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

ordonne  que  les  conventions  d'entre  les  parties 
recevront  leur  effet  et  condamne  Gauthier  à  im- 
primer le  journal  le  Courrier  français,  et  ce,  dans 
les  vingt-quatre  heures  pour  tout  délai.  » 

Grâce  à  son  éducation  politique,  la  bourgeoisie 
fut  donc  surtout  affectée  par  la  violation  des  lois, 
et  elle  ne  songea  d'abord  qu'à  un  seul  remède,  la 
lutte  légale.  Mais  le  peuple  se  battait  contre  les 
Suisses.  La  garde  nationale,  dans  sa  généralité,  ne 
prenait  pas  une  part  active  à  la  bataille.  Elle  lais- 
sait faire.  Dès  les  premiers  coups  de  feu,  il  fut 
visible  que  tout  l'établissement  de  la  Restauration, 
institutions  et  personnes,  étaient  en  pressant  péril. 
Tout  ce  qui  s'amassait  de  colères  dans  les  âmes  de- 
puis seize  ans  était  en  ébuUition.  Les  chefs  virent 
que,  dans  l'état  de  l'opinion  publique,  on  ne  pouvait 
songer  à  sauver  la  royauté  de  Charles  X.  Les  fusil- 
lades des  Suisses  avaient  fait  cesser  toute  hésita- 
tion, même  chez  ceux  qui  n'auraient  voulu  pousser 
la  résistance  que  jusqu'à  la  dernière  limite  de 
l'ordre  légal.  En  quelques  heures,  le  flot  révolu- 
tionnaire avait  monté  rapidement.  Les  esprits 
sensés  et  fermes  étaient  convaincus  qu'il  en  fallai( 
finir.  Il  n'y  avait  que  deux  alternatives,  ou  la  Ré- 
publique ou  une  monarchie  nouvelle. 


RESTAURATION  ET   RÉVOLUTION   DE   1830.    303 

L'étude  de  l'histoire  d'Angleterre,  le  spectacle 
de  ses  gigantesques  efforts  contre  Napoléon  et  de 
son  étonnante  prospérité,  la  lecture  des  discussions 
du  parlement  britannique  avaient  fait  naître  chez  les 
doctrinaires  l'ambition  de  réaliser  une  œuvre  en 
tous  points  semblable  à  celle  de  la  révolution  de 
'{G88.  La  majorité  de  la  bourgeoisie  éclairée  se 
préoccupait  plus  des  faits  acquis  et  des  conquêtes 
de  la  Révolution  française;  sans  être  républicaine, 
elle  bornait  son  rêve  à  un  prince  qui  fut  solidement 
attaché  aux  principes  de  89. 

Il  n'y  avait  qu'un  groupe  de  publicistes  et  de 
jeunes  gens  qui  pensât  à  établir  la  Répubhque. 
Chimère  ou  péril,  aux  yeux  des  bourgeois,  l'idée 
républicaine  avait  plus  développé  de  caractères 
que  créé  d'hommes  de  gouvernement.  Celui  que 
les  classes  moyennes  devaient  appeler  au  trône 
était  au  Palais-Royal.  Tous  les  chefs  du  parti  libé- 
ral le  connaissaient.  Paul-Louis  Courier  l'avait  de- 
puis longtemps  cité  comme  le  modèle  des  princes. 
Les  événements  et  son  attitude  avaient  conspiré 
pour  lui,  sans  qu'il  eût  à  se  mettre  en  avant.  Per- 
sonne ne  prononçait  encore  tout  haut  son  nom.  Il 
fallait  cependant  prendre  un  parti. 

C'est  alors  que  l'initiative  hardie  de  M.  Thiers 


304  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

changea  en  quelques  heures  la  face  des  choses. 
Pendant  la  nuit  du  30  juillet,  ce  placard  avait  été 
affiché  : 

«  Charles  X  ne  peut  plus  rentrer  dans  Paris  ;  il 
a  fait  couler  le  sang  du  peuple  français.  La  Répu- 
blique nous  exposerait  à  d'affreuses  divisions  ;  elle 
nous  brouillerait  avec  l'Europe.  Le  duc  d'Orléans 
est  un  prince  voué  à  la  cause  de  la  Révolution.  Le 
duc  d'Orléans  ne  s'est  jamais  battu  contre  nous. 
Le  duc  d'Orléans  était  à  Jemmapes.  Le  duc  d'Or- 
a  porté  au  feu  les  couleurs  tricolores.  C'est  du 
peuple  français  qu'il  tiendra  la  couronne.  » 

M.  Thiers,  le  rédacteur  de  ces  lignes  courtes, 
hachées,  et  qui  disaient  tout,  avait  merveilleu- 
sement résumé  les  instincts  et  les  aspirations  des 
masses  bourgeoises.  Politique  clairvoyant  et  vrai 
fils  de  89,  il  n'avait  rien  dit  de  trop,  ni  rien  oublié. 
Celte  proclamation,  dont  l'effet  fut  extraordinaire, 
décida  du  sort  de  la  révolution  de  Juillet.  Le  duc 
d'Orléans,  dont  le  nom  était  désormais  dans  toutes 
les  bouches,  était  par  ses  opinions  un  des  221.  On 
savait  du  reste  que,  quelle  que  fût  l'issue  de  la 
bataille  engagée  avec  les  troupes  royales,  il  était 
résolu  à  ne  pas  quitter  la  France;  il  avait  trop 
souffert  de  l'exil.  On  avait  aussi  recueilli  les  paroles 


RESTAURATION  ET  RÉVOLUTION  DE  1830.    305 

qu'il  avait  dites  à  M.  de  Salvandy,  le  jour  de  la  fêle 
donnée  au  roi  de  Naples,  le  30  mai  :  «  Je  n'aurai 
pas  à  me  reprocher  de  n'avoir  pas  essayé  d'ouvrir 
les  yeux  au  roi;  mais  que  voulez-vous!  rien  n'est 
écouté.  Dieu  sait  où  ils  seront  dans  six  mois.  Dans 
tous  les  cas,  ma  famille  et  moi  resterons  dans  ce 
palais.  Quelque  danger  qu'il  puisse  y  avoir,  je  ne 
bougerai  pas  d'ici;  je  ne  séparerai  pas  mon  sort  de 
celui  de  mes  enfants,  du  sort  de  mon  pays.  C'est 
mon  invariable  résolution.  » 

Dans  les  départements,  la  nouvelle  de  la  victoire 
remportée  sur  les  troupes  de  Charles  X  et  le  nom 
du  duc  d'Orléans  avaient  été  accueillis  avec  enthou- 
siasme. L'arrivée  des  diligences  qui  avaient  arboré 
le  drapeau  tricolore  était  saluée  des  cris  de  :  «  Vive 
la  liberté  !  »  Il  suffit  de  lire  un  journal  libéral  de 
province,  à  cette  date,  pour  apprendre  ce  qui  se 
passait  au  chef-lieu  de  chaque  préfecture.  Les  fa- 
meuses ordonnances  avaient  produit  d'abord  un 
sentiment  de  stupeur.  Bientôt  après,  les  principaux 
chefs  delà  bourgeoisie,  avocats,  banquiers,  méde- 
cins, accourus  de  tous  les  points  du  département, 
s'assemblaient  et  arrêtaient  des  résolutions  éner- 
giques. Un  acte  d'association  dans  lequel  on  pre- 
nait l'engagement  de  résister  par  tous  les  moyens  à 


•m  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

l'arbitraire  était  couvert  de  signatures.  Le  lende- 
main et  le  jour  suivant,  on  ne  reçut  de  Paris  que 
des  lettres  particulières  ou  des  fragments  de  jour- 
naux envoyés  sous  enveloppe.  Le  Moniteur  et  les 
journaux  royalistes  n'arrivaient  pas. 

Puis  les  récits  les  plus  alarmants  circulent.  Une 
commission  composée  des  bourgeois  ayant  le  plus 
de  notoriété  arrête  la  formation  d'une  garde  natio- 
nale. Les  cadres  se  remplissent  avec  une  rapidité 
étonnante.  Les  compagnies  nommaient  sur-le- 
champ  leurs  officiers.  Ce  sont  des  notaires  ou  des 
négociants,  surtout  des  avocats.  Pour  calmer  la 
fermentation,  il  a  suffi  d'abattre  les  fleurs  de  lis 
qui  s'élèvent  sur  le  portail  de  la  préfecture.  Les 
troupes,  de  plus  en  plus  indécises,  à  la  vue  des 
couleurs  tricolores,  ne  se  prêtent  pas  à  des  col- 
lisions. Bientôt  la  commission  provisoire  prend  la 
place  du  préfet  et  fait  afficher  une  proclamation 
dans  toutes  les  communes.  Ces  phrases  s'y  trouvent 
presque  uniformes.  «  Suivonsl'exemple  des  braves 
Parisiens,  si  courageux  dans  le  combat,  si  modérés 
après  la  victoire!  La  prospérité  de  notre  patrie  est 
maintenant  assurée;  nous  en  avons  pour  garants 
la  ferme  loyauté  de  nos  représentants,  le  patrio- 
tisme éprouvé  du  prince  qui  a  arboré  le  drapeau 


[ 

RESTAURATION    ET   RÉVOLUTION    DE  1830.  337 

qu'il  portait  dans  les  rangs  des  volontaires  de  Jem- 
mapes  et  l'inébranlable  volonté  de  tous  les  Fran- 
çais de  défendre  jusqu'au  dernier  soupir  tous  les 
droits  de  la  nation.  » 

Au  théâtre  on  faisait  chanter  le  Vieux  Drapeau 
et  les  Enfants  de  la  France  deBéranger,  au  milieu 
des  trépignements;  on  fraternisait  avec  la  gar- 
nison. Banquets  patriotiques,  inauguration  du  dra- 
peau national  :  tout  était  dans  les  premiers  jours 
occasion  pour  la  bourgeoisie  de  témoigner  sa  joie. 
Sur  aucun  point  il  ne  se  produisit  de  résistance. 
Les  gardes  nationaux  avaient  pris  pour  devise  : 
Liberté.  Égalité.  Droit  public!  Hans  tous  les  dé- 
partements, ils  continrent  la  démagogie,  c  Dans  la 
nuit  du  30  juillet,  écrit  de  Bordeaux  M.  Dufaure, 
plus  effrayés  de  l'ardeur  du  peuple  que  du  pouvoir 
méprisé  dont  nous  nous  sentions  débarrassés,  nous 
demandons  à  la  mairie  d'autoriser  la  formation  de 
la  garde  nationale;  deux  fois  on  nous  refuse.  Ce 
ne  fui  que  le  31,  à  dix  heures,  qu'on  y  consentit. 
Nous  nous  étions  bien  passés  de  ce  consentement. 
Les  compagnies  étaient  déjà  organisées;  à  une 
heure  notre  garde  nationale  occupait  tous  les  points 
importants.  Elle  a  dissipé  peu  à  peu  tous  les  ras- 
semblements populaires.  » 


308  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

La  bourgeoisie  armée  était  sûre  de  l'ordre  en 
province.  A  Paris,  au  contraire,  l'effervescence 
gagnait.  Le  peuple,  qui  avait  pris  les  armes,  per- 
dait l'habitude  du  travail.  Les  esprits  étaient  lenis 
à  se  rasseoir.  Il  fallait  se  hâter  de  faire  un  gouver- 
nement. Les  chefs  des  classes  moyennes  appelaient 
au  trône  le  duc  d'Orléans.  Il  fut  choisi,  non  comme 
Bourbon,  mais  quoique  Bourbon.  11  ne  prit  pas 
les  armes  dites  de  France,  il  ne  s'est  pas  intitulé 
Philippe  VII  ,  comme  s'il  eût  été  le  continuateur 
d'une  autre  dynastie.  En  lui  tout  commençait  à 
titre  nouveau;  et,  pour  employer  les  termes  du 
rapporteur,  M.  Dupin  (séance  du  7  août  i88U). 
«  le  préambule  de  la  charte  est  supprimé,  parce 
qu'il  blesse  la  souveraineté  nationale,  en  parais- 
sant octroyer  aux  Français  les  droits  qui  lui  appar- 
tiennent essentiellement  ».  C'est  un  pajs  en  pleine 
possession  de  ses  droits,  qui  dicte  ses  conditions 
et  fait  reposer  la  monarchie  nouvelle  sur  un  pacte 
librement  débattu. 

Les  partisans  du  parlementarisme  anglais  eussent 
peut-être  désiré  que  la  fixité  complète  de  la  Charte 
fût  proclamée  le  lendemain  de  la  révolution?  Mais 
qui  eût  osé  la  proposer? 

La  bourgeoisie  savait  ce  qu'elle  voulait.  Elle 


RESTAURATION   ET  RÉVOLUTION  DE    1830.    309 

écarta  toule  lenteur,  tout  vain  dcbat  dans  la  revi- 
sion de  la  constitution.  Le  premier  point,  le  plus 
important,  celui  qui  lui  tenait  le  plus  à  cœur, 
après  les  luttes  ardentes  contre  le  parti  sacerdotal, 
fut  la  suppression  de  l'article  qui  donnait  à  la 
religion  catholique  la  qualification  de  religion 
d'État.  La  bourgeoisie  voulait  assurer  définitive- 
ment la  sécularisation  de  la  société,  telle  que  la 
révolution  française  l'avait  conçue.  Pour  assurer 
l'application  large  et  sincère  du  Concordat,  elle 
accorda  des  traitements  aux  ministres  du  culte 
israélite,  comme  aux  prêtres  des  cultes  chrétiens. 
Jalouse  de  la  liberté  de  la  presse,  à  laquelle  elle 
devait  son  succès,  elle  confirma  le  droit  de  pu- 
blier et  de  faire  imprimer  son  opinion,  elle  sup- 
prima les  restrictions  relatives  aux  abus  de  cette 
liberté  et  déclara  que  la  censure  ne  pourrait  jamais 
être  rétablie. 

Vis-à-vis  du  roi,  elle  fit  disparaître  toute  ambi- 
guïté, en  stipulant  qu'il  ne  pourrait  jamais  ni  sus- 
pendre les  lois,  ni  dispenser  de  leur  exécution. 
Sans  craindre  le  retour  des  cours  prévôtales,  elle 
voulut  qu'il  ne  pût  être  créé  de  commissions  ou  de 
tribunaux  extraordinaires.  Reconnaissante  envers 
la  Chambre  des  pairs,  elle  établit  la  publicité  Ce 


310  LA   BUUUGEOIblE   lUAiNÇAlSE 

ses  séances;  ce  n'élail  cependant  pas  au  Luxem- 
bourg que  se  trouvaille  vérilaLleintérêtpolitique,  il 
était  tout  entier  dans  la  loi  électorale  de  la  Chambre 
des  députés.  La  question  fut  réservée  pour  une  loi 
spéciale,  en  dehors  de  la  Charte.  Mais  l'opinion  de 
la  majorité  de  la  bourgeoisie  était  faite  :  elle  gui- 
dait la  nation  ;  et  elle  avait  été  pendant  seize  ans  la 
représentation  fidèle  de  ses  antipathies  et  de  ses 
instincts.  Elle  croyait  que  la  base  électorale  sevait 
suffisamment  élargie,  en  supprimant  ainsi  le 
double  vole,  en  abaissant  à  200  francs  le  cens 
de  l'électorat  et  à  500  francs  le  cens  de  l'éligi- 
bilité, en  fixant  à  vingt-cinq  ans  l'Age  de  l'électeur, 
à  trente  ans  l'âge  de  l'éligible.  Elle  restitua  à  la 
Chambre  le  droit  de  nommer  chaque  année  son 
président  et  son  bureau. 

Toutes  ces  conditions  du  contrat  furent  votées 
presque  sans  contradictions.  Un  débat  sérieux  ne 
s'éleva  que  sur  l'inamovibilité  des  magistrats  et 
sur  la  constitution  de  la  pairie.  M.  Villemain, 
M.  Dupin  défendirent  avec  vivacité  la  magistrature. 
«  Plus  qu'en  1815,  dit  M.  Dupin,  l'indépendance 
des  juges  doit  être  maintenue.  La  Chambre  veutr 
elle  proclamer  qu'en  un  seul  jour,  en  une  seul< 
heure,  elle  a  détruit  le  grand  principe  qui  assur^ 


RESTAURATION   ET   RÉVOLUTION   DE  1830.    3lt 

l'indépendance  des  tribunaux  ?  »  La  bourgeoisie 
se  souvint  du  rôle  joué  par  les  cours  roya.es  dans 
les  derniers  temps  de  la  Restauration,  et  l'inamo- 
vibilité fut  sauvée. 

La  question  de  la  pairie  élait  plus  grave.  Elle 
devait  donner  lieu  quelques  mois  plus  tard  à  la 
plus  éloquente  discussion  où,  pour  la  dernière  fois, 
Royer-Gollard  jeta  dans  l'arène,  sans  réussir,  l'au- 
torité de  son  nom,  de  son  éloquence  et  de  sa  haute 
raison.  La  bourgeoisie  en  masse,  avec  ses  instincts 
égaiitaires,  n'était  pas  favorable  à  l'hérédité.  Elle 
était  peu  différente  de  ses  aïeux  de  89,  et  la  forme 
de  gouvernement  qu'elle  préférait  était  ce  qu'ils 
avaient  appelé  la  royauté  démocratique. 

Un  article  additionnel  proposé  par  M.  Dupin  fut 
du  moins  adopté  par  acclamation  ;  c'était  celui  qui 
[disait:  «  La  France  reprend  ses  couleurs  à  l'avenir, 
jil  ne  sera  plus  porté  d'autre  cocarde  que  la  cocarde 
tricolore.  » 

Telles  furent  les  bases  du  pacte  constitutionnel 
que  la  bourgeoisie  imposa  au  duc  d'Orléans;  et 
comme  si  ce  n'était  pas  assez  pour  montrer  à 
tous  les  yeux  que  l'axe  politique  était  déplacé,  le 
aouveau  roi  vint  prêter  serment  devant  la  nation 
iu  Palais-Bourbon.  Cet  acte  politique  que  les  repré- 


312  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

sentants  des  classes  moyennes  accomplissaient 
d'une  manière  si  éclatante,  la  France  le  ratifia 
avec  enthousiasme. 

L'importance  politique  prise  par  le  barreau 
donnait  à  son  adhésion  un  poids  considérable;  il 
ne  la  marchanda  pas.  Du  reste,  la  révolution  de 
Juillet  à  laquelle  il  avait  tant  contribué  ne  fut  pas 
ingrate  vis-à-vis  de  lui.  Les  griefs  qu'il  formulait 
contre  l'ordonnance  disciplinaire  de  1822,  rendue 
sous  le  ministère  de  M.  de  Peyronnet,  furent 
écoutés.  L'ordre  des  avocats  recouvra  son  indépen- 
dance et  sa  dignité.  L'ordonnance  royale  du 
27  août  1830  rétablit  l'élection  directe  des  bâton- 
niers et  du  conseil  de  discipline  par  l'assembla 
générale;  et  elle  restitua  aux  avocats  le  droit  d'aller 
plaider  dans  tous  les  ressorts  sans  permission  de  h 
chancellerie,  ce  n'était  que  justice. 

Maintenant  qu'elle  possédait  le  gouvernemen 
de  son  choix,  la  Bourgeoisie  avait  à  prouver  qu'ell' 
était  capable  d'occuper  le  pouvoir  et  de  mainteni 
l'ordre  en  développant  les  libertés.  En  face  é 
l'émeute  qui  troublait  les  rues  de  Paris,  assié, 
geait  la  Chambre  des  députés,  le  Palais-Royâ 
et  prolongeait  l'état  révolutionnaire,  les  bourgeoi 
étaient  résolus  à  combattre  énergiquement  les  faç 


RESTAURATION   ET  RÉVOLUTION   DE  1830.    313 

'    lieux.  Leur  courage  ne  devait  pas  faillir  dans  celte 
seconde  partie  de  leur  tâche.  Non  seulement  à 
Paris,  mais  à  Lyon,  ils  devaient  montrer  qu'ils 
n'hésilaient  pas  à  verser  leur  sang.  Est-ce  que  les 
fabricants  ne  montèrent  pas  vaillamment  à  l'assaut 
de  la  Croix-Rousse?  Atteints  par  les  coups  de  feu 
tirés  des  soupiraux  des  caves,  blessés  par  les  pro- 
jectiles lancés  du  haut  des  toits,  ils  serraient  les 
'    rangs,  et,  sans  plus  se  hâter,  continuaient  de  mar- 
cher en  avant.  Ne  devaient-ils  pas  aussi  résolument 
'     faire  leur  devoir  dans  les  batailles  du  faubourg 
'    Saint-Denis  et  du  faubourg  Saint-Martin?  Éclairés, 
intelligents,  courageux,  possédant  à  leur  tête  un 
prince  mûri  par  l'exil,  nourri  comme  eux  des  doc- 
trines du  xviir  siècle,  et  ayant  pour  ministres  des 
orateurs  et  des   hommes  d'affaires   de   premier 
ordre,  pourquoi  n'auraient-ils  pas  espéré  fixer  le 
'    gouvernement  dans  cette  région  d'ordre,  de  paix, 
i    de  liberté  légale,  de  développement  de  la  richesse 
'    qu'on   a  malignement  appelée  le  juste  milieu? 
'    Pourquoi  n'auraient-ils  pas  eu  l'illusion  de  mettre 
un   frein  aux  progrès   de  la  démocratie?  Est-ce 
(jne  leurs  rangs  n'étaient  pas  ouverts  à  tous  les 
hommes  qui  par  leurs  talents,  leur  esprit  de  con- 
',    duile,  leur  savoir  se  plaçaient  à  la  tête  de  lanation  ? 

18 


314  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE. 

Est-ce  qu'ils  cherchaient  à  faire  un  livre  d'or,  à  le 
fermer  ensuite  et  à  élever  une  barrière  entre  eux 
et  les  ouvriers?  Il  n'y  avait  pas  d'autre  sociéié  pos- 
sible que  celle  de  8J  ;  pas  d'autres  principes  à  sou- 
tenir que  ceux  de  la  Révolution.  Il  n'y  avait  plus  de 
classes  distinctes  dans  ce  pays  où  les  voies  étaient 
ouvertes  à  tous. 

Ainsi  la  bourgeoisie  crut  avoir  doté  la  France  du 
gouvernement  qui  lui  convenait  le  mieux;  elle 
crut  que  ce  gouvernement  serait  durable.  En  jetant 
ses  regards  en  arrière,  elle  revoyait  ses  longs 
efforts,  ses  luttes  persévérantes,  sa  lente  ascension, 
la  confiance  qu'elle  avait  donnée  au  pays,  la  popu- 
larité que  lui  avaient  value  ses  luttes  pendant  la 
Restauration.  Ses  historiens  lui  disaient  que  tout 
le  passé  n'avait  été  qu'un  acheminement  vers  le 
gouvernement  des  classes  moyennes  et  que,  depuis 
Louis  XI,  c'était  une  loi  presque  fatale  dans  la  suc 
cession  des  événements.  Les  fondateurs  de  la  mo- 
narchie de  Juillet  pensèrent  donc  qu'il  ne  s'agissait 
plus  que  de  terminer  la  Révolution  par  la  liberté 
politique,  et,  comptant  sur  leur  union,  ils  se  mirent 
à  l'œuvre  au  milieu  d'obstacles  inattendus  et  gran- 
dissants. 


I 

LA    BOURGEOISIE    FRANÇAISE 
SOUS    LE    RÈGNE    DE    LOUIS-PHILIPPE 


Tandis  que  la  Restauration  avait  tenté  d'allier  îe 
principe  de  la  liberté  moderne  avec  celui  de  l'héré- 
dité traditionnelle,  la  bourgeoisie  entreprit,  pen- 
dant le  règne  de  Louis-Philippe,  de  concilier  la 
monarchie  et  la  démocratie. 

Seuls,  un  petit  nombre  de  bourgeois  éminents,  le 
groupe  des  doctrinaires,  s'ingénia  à  représenter 
la  révolution  de  1688  en  Angleterre,  et  celle  de 


316  LA   BOURGEOISIE  FllANÇAISE 

1830,  comme  deux  événements  parallèles,  ayant 
passé  par  les  mêmes  phases  et  abouti  au  même 
dénouement.  Mais  l'analogie  était  trompeuse. 
Après  une  halte  heureuse,  la  nation  française  devait 
reprendre  la  série  de  ses  longues  épreuves  et  sa 
course  haletante  à  travers  le  monde. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  intéressant  à  étudier,  main- 
tenant que  le  jour  de  l'équité  a  lui  pour  tous,  que 
l'essai  de  gouvernement  fondé  par  l'élite  des 
classes  moyennes.  On  ne  trouve  pas  un  exemple 
semblable  dans  l'histoire.  Tout  est  marqué  de  la 
même  empreinte  durant  cette  période  :  goûts, 
mœurs,  langage,  modes,  habitudes.  La  société 
bourgeoise  est  l'image  frappante  de  son  régime 
politique.  Pour  conserver  leur  oligarchie,  les 
hautes  familles  des  classes  moyennes  n'ont  pas  les 
substitutions,  le  droit  d'aînesse;  elles  pratiquent 
le  mariage  de  raison  qu'elles  ont  inventé  et  dé 
nommé.  Très  attachées  à  la  dynastie,  dans  le 
premières  années  du  moins,  elles  lui  savent  gr 
d'avoir  leurs  vertus  et  leurs  défauts.  Elles  aiment 
les  simples  réceptions  au  château,  après  le  repas, 
tandis  qu'autour  de  la  table,  au  milieu  du  salon,  la 
reine,  les  princesses  et  les  dames  d'honneur,  cau- 
sent en  travaillant  à  l'aiguille.  Les  femmes  des 


1 


sous   LE  RÈGNE   DE   LOUIS-PHILIPPE.         317 

riches  bourgeois  se  rangeaient  autour  d'elles 
avec  une  sorte  de  familiarité  respectueuse  et 
égoïste. 

Leurs  maris,  encore  surexcitéspar  une  opposition 
de  quinze  ans,  cherchaient  à  constituer  un  parti 
de  gouvernement.  Pendant  les  premiers  mois  qui 
suivirent  la  révolution  de  Juillet,  les  vaincus  au- 
raient pu  croire  que  les  vainqueurs  n'y  réussiraient 
pas.  Les  émeutes,  les  caprices  de  la  foule  désœu- 
vrée, amenaient  les  représailles  et  provoquaient 
les  ambitions  sans  frein.  Pas  une  heure  de  repos, 
pas  un  instant  de  silence.  De  toutes  parts  surgis- 
saient des  clameurs  menaçantes  et  des  méconten- 
tements. Le  prolétariat  demandait  à  main  armée 
sa  part  de  droits  dans  le  gouvernement  et  dans  la 
société;  les  cœurs  étaient  lents  à  se  calmer,  les 
esprits  à  s'apaiser,  les  intérêts  à  se  rassurer.  Le 
sans  gêne,  le  débraillé  s'introduisaient  dans  les 
mœurs,  dans  le  costume,  jusque  dans  le  langage. 

En  présence  de  la  situation  troublée  de  la  capitale, 
la  garde  nationale  parisienne,  nous  le  rappelons, 
s'élevait  par  son  altitude  presque  au  rang  d'un  pou- 
voir dans  l'État.  Composée  principalement  de  mar- 
chands, de  rentiers,  de  fonctionnaires,  de  chefs 
d'atelier,  elle  répondit  complètement  durant  les 


318  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

premières  années  du  règne  à  la  mission  que  les 
événements  lui  avaient  donnée.  Son  zèle  ne  se  dé- 
mentit pas  un  seul  jour.  Placée  fréquemment  entre 
son  devoir  et  le  danger,  elle  n'hésita  jamais  à  prê- 
ter main-forte  à  la  loi.  Plus  de  deux  miile  gardes 
nationaux,  à  Paris  ou  à  Lyon,  payèrent  de  leur  vie 
leur  dévouement  à  la  dynastie  d'Orléans.  On  peut 
dire  que,  si  la  Chambre  des  députés  fonda  la  royauté 
de  1830,  ce  fut  la  garde  nationale  qui  la  protégea. 

L'ascendant  de  la  bourgeoisie  victorieuse  était 
tel,  dans  le  parlement  et  dans  le  corps  électoral, 
que  les  partis  hostiles  ne  voyaient  pas  même  l'occa- 
sion de  soulever  dans  les  départements  un  conflit 
qui  pût  tourner  à  leur  avantage.  Aussi  fut-ce  dan 
les  rues  de  Paris  que  la  bataille  se  livra.  Lesinsur 
rections  de  Lyon  et  celle  de  l'ouest  n'eurent  qu'ui 
caractère  particulier. 

Cette  solidarité  qui  unit  si  fortement  Louis-Phi 
lippe  et  les  gardes  nationaux  avait  amené  entre  eu: 
et  lui ,  dans  les  premier  mois,  des  rapports  vraimen 
familiers.  Henri  Heine  s'est  assez  moqué  du  para 
pluie  légendaire,  des  poignées  de  mains  démocra 
tiques,  des  promenades  en  chapeau  rond,  à  pied 
dans  les  rues  ouvrières  du  vieux  Paris,  sans  qu'oi 
ait  à  les  rappeler.  Mais  remarquons  à  ce  sujet  qu 


sous   LE   RÈGNE  DE   LOUIS-PHILIPPE.         319 

c'était  un  état  social  grave  que  celui  où  à  chaque 
instant  les  dévouements  et  les  sacrifices  devenaient 
nécessaires.  Il  fallait  que  le  bourgeois  de  Paris 
donnât  l'exemple  à  l'armée.  Il  fallait  qu'il  fût  tou- 
jours prêt  à  se  faire  tuer.  C'est  presque  un  miracle 
qu'il  ne  se  soit  alors  ni  lassé,  ni  rebuté.  Mais  on 
s'attache  à  une  cause  à  proportion  qu'on  souffre 
pour  elle.  La  nation  du  reste  n'avait  pas  perdu  en- 
core ses  habitudes  militaires.  Ce  qui  était  plus  dif- 
ficile, c'était  de  bien  discerner  la  cause  pour  la- 
quelle on  versait  son  sang.  Il  semble  qu'au  début 
de  la  monarchie  de  Juillet,  la  bourgeoisie  ait  eu  ce 
discernement.  Autant  elle  se  rattachait  par  le  sen- 
timent au  mouvement  de  89,  autant  dans  les  mou- 
vements insurrectionnels,  elle  craignait  un  retour 
aux  passions  terroristes  de  93,  et,  comme  elle  n'en 
avait  jamais  compris  la  légitimité,  elle  fut  sévère 
dans  la  répression. 

Les  résultats  de  la  transformation  des  moyens 
de  travail,  les  conséquences  de  la  révolution  indus- 
trielle, les  souffrances  inévitables  qu'elle  entraînait 
ne  frappaient  pas  suffisamment  son  attention.  Elle 
voyait  toujours  plus  le  côté  politique  que  le  côté 
social,  landis  qu'au  contraire  les  classes  ouvrières 
et  la  petite  bourgeoisie  avaient  un  penchant  à  se 


320  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

détacher  des  formes  constitulionnellcset  parlemen- 
taires. 

Qui  du  reste,  en  ces  premiers  jours  d'orage, 
même  dans  les  rangs  des  adversaires  irréconci- 
liables du  régime,  apercevait  nettement  les  destinées 
delà  démocratie?  En  condamnant  toute  transaction 
avec  le  pouvoir  établi,  le  jeune  parti  républicain 
rendait  impossible  l'avènement  pacifique  et  régulier 
des  idées  progressives;  et  c'est  ainsi  que,  dès  sep- 
tembre 1830,  un  abîme  invisible  se  creusait. 

Tout  entière  à  son  triomphe,  et  pensant  de 
bonne  foi  qu'en  ouvrant  la  porte  à  l'économie,  au 
talent,  à  la  fortune  acquise,  elle  affirmait  suffisam- 
ment ses  traditions  libérales,  la  bourgeoisie  faisait 
en  ce  moment-là  son  idole  du  général  La  Fayette. 

Il  était  en  effet  par  son  allure,  par  ses  discours,  par 
sa  physionomie,  la  représentation  vivante  de  la  ré- 
volution française.  Il  n'y  avait  presque  plus  que  lui 
etTalleyrand  qui  eussent  été  membres  de  l'Assemblée.^ 
nationale  et  eussent  entendu  parler  Mirabeau.  Pai 
ses  qualités  et  ses  défauts,  le  général  était  resté  ui 
homme  de 90.  A  lasimplicité  du  grand  seigneur,  à  ui 
absolu  désintéressement,  il  joignait  celte  prud'homic 
philanthropique  de  la  fin  du  xviii"  siècle, cette  con^ 
fiance  inaltérable  dans  l'humanité,  signes  distinctifa 


sous   LE  RÈGNE  DE   LOUIS-PHILIPPE.        321 

de  cette  race  de  la  Constituante.  Les  années  et  les 
mésaventures  de  la  Restauration  ne  l'avaient  pas 
changé.  Jamais  popularité  ne  fut  égale  à  la  sienne. 
Placé  à  la  tête  des  gardes  nationales  de  France,  il 
aurait  pu  être  un  obstacle  à  l'établissement  de  la 
dynastie,  il  ne  le  voulut  pas. 

Toute  la  bourgeoisie  de  Paris,  toute  celle  qui 
accourait  de  la  province  défila  dans  son  salon. 
Entouré  de  Lainarque,  de  Mathieu  Dumas,  d'Audry 
de  Puyraveau,  de  Dupont  (de  l'Eure),  de  Charles 
Comte,  ses  vieux  amis,  il  recevait  les  députations 
comme  s'il  eût  été  à  la  Maison  Blanche.  Il  disait  : 
«  La  garde  nationale  naquit  avec  moi  en  89  ;  nous 
sommes  ressuscites  ensemble  en  1830.  »  Il  repre- 
nait la  Révolution  où  il  l'avait  laissée. 

Le  roi,  dans  ces  premières  semaines,  sentait  aussi 
se  réveiller  en  lui  les  souvenirs  de  sa  jeunesse.  Pour 
.juger  du  pas  en  avant  fait  dans  les  journées  de 
Juillet  et  du  changement  subit  qui  s'était  opéré  dans 
l'état  social  de  la  France,  il  faut  lire  dans  les  Mé- 
moires de  La  Fayette  la  lettre  que  lui  écrivait  Louis- 
Philippe  après  la  revue  du  i29  août  :  «  Témoin  de  a 
fédération  de  1790,  dans  ce  même  Champ-de-Mars, 
témoin  aussi  de  ce  grand  élan  de  1792,  lorsque 
je  vis  arriver  à  notre  armée  de  Champagne  qua- 


322  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

rante-trois  bataillons  que  la  ville  de  Paris  avait  mis 
sur  pied  en  trois  jours  et  qui  contribuèrent  si  émi- 
nemment à  repousser  l'invasion,  quenous  eûmes  le 
bonheur  d'arrêter  à  Valmy,  je  puis  faire  la  com- 
paraison; et  c'est  avec  transports  que  je  vous  dis 
que  ce  que  je  viens  de  voir  est  bien  supérieur  à  ce 
qu'alors  j'ai  trouvé  si  beau,  et  que  nos  ennemis 
trouvèrent  si  redoutable.  » 

Ces  sentiments,  que  la  bourgeoisie  partageait, 
marquent  une  séparation  profonde  entre  deux  ré- 
gimes. Évidemment  le  mot  de  royauté  n'avait  plus 
le  même  sens,  depuis  les  trois  glorieuses  journées. 
La  Révolution  avait,  en  effet,  repris  son  cours.  Pour 
l'endiguer,  la  bourgeoisie  fut  soumise  à  de  rudes 
épreuves.  Toutes  les  armes  étaient  bonnes  pour 
renverser  le  gouvernement  qu'elle  s'était  donné, 
depuis  la  caricature  grossière  jusqu'à  l'assassinat. 
«  Vous  devriez  au  moins  avoir  pitié  du  roi,  »  écri- 
vait le  Journal  des  Débats.  Mais  ce  fut  précisément 
dans  cette  période  de  guerre  civile  qu'il  y  eut  le 
plus  d'union  et  de  volonté.  Les  plus  perspicaces 
redoutaient  déjà  qu'une  sécurité  exagérée  ne  mît  au 
jour  les  nuances,  les  prétentions,  ne  fît  éclater  les 
vanités,  les  jalousies.  La  bourgeoisie  avait-elle  donc 
biisoin  de  courir  des  dangers  pour  être  raisonnable? 


sous  LE  RÈGNE   DE   LOI!  IS- PIII  L  I  PPE.        3t: 

Les  dangers  ne  lui  manquèrent  pas.  Le  proléta- 
riat, jusqu'alors  silencieu  i  à  Paris  et  dans  les  centres 
industriels,  prêtait  l'oreille  aux  prédications  socia- 
liste. L'ouvrier,  jadis  plein  de  confiance  dans  les 
chefs  d'industrie,  se  détachait  d'eux.  Plus  ardent 
que  nombreux,  le  parti  républicain  n'avait  pas 
déposé  les  armes  depuis  le  renversement  de 
Charles  X. 

Les  carlistes,  comme  on  les  appelait,  revenaient 
de  leur  stupeur  et  agitaient  l'Ouest  et  le  Midi.  Les 
cris  montaient  autour  de  la  Chambre  des  députés, 
les  sociétés  secrètes  s'étaient  transformées  en 
clubs. 

a  Le  bon  sens  de  la  bourgeoisie  de  province, 
écrivait  Augustin  Thierry,  fera  justice  au  besoin  de 
lia  turbulence  de  Paris.  »  Il  ne  fut  pas  nécessaire 
ji'y  faire  appel.  Dans  chaque  quartier  les  garde 
aalionaux  prirent  l'initiative,  ils  allèrent  fermer 
'.es  locaux  et  disperser  es  affiliés,  pendant  qu'un 
iéputé  de  Dunkerque,  M.  Benjamin  Morel,  atta- 
ii}uait  les  clubs  à  la  tribune.  La  politique  du  lais- 
iier  faire  n'inspirait  plus  aucune  conûance. 


u 

^-^ 


II 


La  diversité  des  caractères  et  des  tendances,  qui 
avait  passé  inaperçue  dans  le  trouble  d'une  révo- 
lution, se  manifestait  déjà  dans  le  sein  du  premiei 
cabinet  qui  avait  groupé  les  défenseurs  les  plu. 
connus  du  régime  nouveau.  Tous  étaient  célèbre 
par  leurs  luttes  contre  la  Restauration;  tous  n 
s'étaient  pas  préparés  de  la  même  manière  à  la  vi 
publique. 

Le  plus  éloquent  d'entre  eux,  M.  Guizot,  par  se 
études  historiques,  originales  et  profondes,  par  se  i 
convictions  religieuses,  par  la  nature  de  son  édi  i 
cation  austère  et  peu  parisienne,  par  ses  originel 
en  un  mot,  pensait  qu'il  fallait  resserrer  le  chang^ 


LA  BOURr.EOISlR   FRANÇAISE.  3"25 

raeit  de  dynastie  dans  les  plusélroileslimiles  pos- 
sibles. Il  eût  voulu  que  le  nouvel  état  de  choses  fût 
une  continuation  plus  libérale  de  la  monarchie 
légitime.  11  s'imposait  à  la  bourgeoisie  par  la  hau- 
teur de  son  esprit  plus  spéculatif  que  pratique, 
par  son  goût  des  généralisations,  par  sa  connais- 
sance sérieuse  du  gouvernement  parlementaire, 
par  l'autorité  de  sa  personne,  de  sa  parole,  en 
môme  temps  qu'il  charmait  par  un  son  de  voix 
incomparable  qui  entrait  dans  l'oreille  comme  le 
timbre  d'une  cloche.  Ceux  qui  l'ont  entendu  une 
fois,  môme  dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
quand  il  n'était  plus  animé  par  les  fièvres  de  la 
I  tribune,  n'ont  jamais  pu  l'oublier.  Ce  n'était  pas 
un  orateur,  c'était  l'orateur  tout  entier. 

A  côté  de  lui  siégeait  dans  le  conseil  l'avocat  le 
plus  renommé  de  la  France  libérale,  le  bourgeois 
le  plus  complet  de  sa  génération,  légiste  consommé, 
rompu  à  toutes  les  affaires,  sachant  le  droit  canon 
comme  un  ancien  conseiller  de  la  grand'chambre, 
l'ami  du  comte  de  Monllosier,  M.  Dupin  aîné.  Per- 
sonne n'excellait  comme  lui  à  la  réplique;  per- 
sonne n'avait  autant  de  verve  gauloise  et  moins  de 
fierté  d'âme.  D'un  bon  sms  vigoureux,  mais  sans' 

élé\alion  d'idées  ni  de  langage,  il  était  plus  fait, 

19  " 


326  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

par  ses  dons  d'à-propos  et  d'ironique  familiarité, 
pour  présider  une  assemblée  que  pour  gouvernei 
le  pays.  Une  certaine  vulgarité  unie  à  une  rare 
finesse  lui  rendait  antipathiques  ces  intelligences 
hautaines,  ces  théoriciens  du  parlement  qui  s'ap- 
pelaient les  doctrinaires. 

Les  facultés  d'homme  de  gouvernement,  la  vo- 
lonté jointe  à  la  conception  nette  et  claire  des 
desseins  à  accomplir,  qui  les  possédait  dans  le 
dreraier  ministère  de  la  monarchie  de  Juillet?  Le 
cabinet  ne  représentait  aux  yeux  des  classes 
moyennes  que  l'opposition  à  la  branche  aînée  des 
Bourbons.  Il  ne  pouvait  manquer  de  se  dissoudre, 
au  moment  où  il  faudrait  agir.  Il  n'était  au  fond 
qu'une  longue  affiche  sur  laquelle  figuraient  sans 
attributions  spéciales,  des  noms  divers  et  nom- 
breux, comme  pour  donner  à  tous  des  garanties  et 
des  espérances. 

.La  situation  devenait  de  plus  en  plus  critique. 
La  jeunesse  française,  élevée  dans  la  haine  des 
traités  de  1815,  l'imagination  enflammée,  pleine 
de  foi  dans  la  magie  du  drapeau  tricolore,  ne  com- 
prenait pas  que  Louis-Philippe  ne  prît  pas,  à  ses 
risques  et  périls,  vis-à-vis  de  l'Europe,  la  défense 
de  toutes  les  revendications  de  la  justice  et  du 


sous   LE   r.ÈGNE   DE  LOUIS-PHILIPPE.         327 

droit.  La  Chambre  des  députés  délibérait  pendant 
que  les  cris  de  :  Vive  la  Pologne  !  retcnlhimni  k  ses 
portes.  Les  lêtes  se  montaient  à  proporlion  qu'aug- 
mentait la  misère.  Le  procès  des  ministres  de 
Charles  X  s'instruisait  au  milieu  des  vociférations 
de  la  populace  ameutée  autour  du  palais  du  Luxem- 
bourg. «  Au  moins,  général,  disait  un  jeune  étu- 
diant à  Lafayette,  donnez-nous  la  tête  de  Polignac! 
—  Mon  enfant,  répondait  avec  sang-froid  l'ancien 
prisonnier  d'Olmiitz,  rappelez-vous  que  j'ai  été 
guillotiné  quatre  fois  !  »  On  apprenait  enfin  le 
sac  de  Saint-Germain  l'Auxerrois  et  de  I'Aîc!  e- 
vêché. 

Le  président  du  conseil,  M.  Laffitte,  avait  été 
sous  la  Restauration  le  plus  populaire  des  députés 
de  la  gauche.  Toujours  la  main  ouverte  jusqu'à  la 
prodigalité,  ami  particulier  du  roi,  il  avait  le  désir 
sincère  de  maintenir  la  liberté  et  l'ordre;  mais 
ses  intentions  raisonnables  ne  suppléaient  pas  à 
l'autorité  qui  lui  manquait.  Son  ouverture  d'esprit 
ne  remplaçait  pas  la  science  du  gouvernement  ;  sa 
facilité  d'humeur  n'était  pas  accompagnée  d'une 
indépendance  complète  vis-à-vis  des  adversaires 
résolus  du  régime.  Il  y  avait  une  trop  grande  dis- 
proportion entre  la  situation  et  M.  Laffitte  pour 


828  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

que  la  bourgeoisie  lui  laissât  entre  les  mains  le 
dépôt  de  sa  fortune. 

L'homme  nécessaire  ne  pouvait  être  encore,  cet 
enfant  gâté  de  la  destinée  doué  des  facultés  les  plus 
variées,  remplaçant  les  dons  extérieurs  de  l'élo- 
quence par  toutes  les  séductions  de  l'esprit  le  plus 
français,  ayant  au  besoin  toutes  les  audaces  et  tous 
les  courages,  d'une  ambition  égale  à  son  intelli- 
gence, représentant  plus  que  qui  ce  fût  les  classes 
moyennes  arrivées  au  pouvoir  grâce  à  la  supério- 
rité du  travail  et  aux  aptitudes  les  plus  variées. 
M.  Tliiers  n'était  alors  que  sous-secrétaire  d'État 
aux  finances;  mais  il  se  mêlait  à  tout,  entraînant 
par  sa  verve  les  indécis  et  les  timides,  à  la  fois 
lucide  et  profond,  sachant  garder  la  mesure  dans 
la  clarté  de  son  exposition,  prêchant  alors  la  résis- 
tance et  désignant  à  l'opinion  le  seul  homme  qui 
pût  donner  à  la  révolution  bourgeoise  son  caractère 
rationnel  et  fonder  enfin  son  gouvernement. 

Le  ministre  appelé  par  les  circonstances  et  s'im- 
posant  à  tous  était  Casimir  Perler.  Il  présidait  la 
Chambre  des  députés,  et  assistait,  en  silencieux  ob- 
servateur, à  l'impuissance  de  la  classe  dont  il  était 
un  des  chefs  à  sortir  de  la  période  révolutionnaire. 

Ce  n'était  plus  l'athlète  d'autrefois,  si  brillant, 


sous   LE   RÈGNE  DE   LOUIS-PHILIPPE.         329 

ayant  été  à  lui  seul,  durant  une  session,  toute  l'op- 
position libérale.  Ses  cheveux  étaient  gris,  presque 
blancs;  son  long  corps  s'était  amaigri  et  courbé 
avant  l'âge,  tant  la  fatigue  et  les  soucis  s'étaient 
abattus  sur  lui  !  Mais  sous  ses  épais  sourcils  s'abri- 
taient des  yeux  d'où  jaillissaient  des  éclairs,  et 
sous  une  dignité  imposante  était  Tâme  la  plus  forte 
et  la  plus  virilement  trempée. 

S'il  est  vrai  que  les  partis  ne  donnent  sérieuse- 
ment leur  adhésion  qu'à  deux  conditions,  des 
principes  certains  et  des  dons  éclatants,  Casimir 
Perier  réunissait  les  conditions  voulues  pour  avoir 
la  confiance  entière  de  la  bourgeoisie.  Cœur  chaud 
et  tête  froide,  aussi  déci.  é  dans  l'aclicn  que  mo- 
déré dans  les  desseins,  il  ne  fit  jamais  appel  aux 
mesures  exceptionnelles,  comme  l'état  de  siège,  la 
suspension  du  jury.  Il  gouverna  énergiquement 
avec  la  légalité;  et  cependant  la  monarchie  était  en 
périletjChaque  jour,  les  gens  sages  se  demandaient 
si,  au  milieu  de  cette  tourmente,  le  gouvernement 
pourrait  subsister. 

Casimir  Perier  avait  fait  ses  preuves  de  sang- 
froid  en  août  et  septembre  1830;  il  avait  eu  plus 
d'une  fois  à  répondre  aux  exigences  populaires. 
Un  jour,  rentrant  chez  lui,  il  est  serré  de  près  par 


330  LA  r.OUROEOISIE   FRANÇAISE 

la  foule  qui  lui  crie,  après  l'avoir  re-onnu  :  «  Les 
droits  de  l'homme  !  Nous  voulons  les  droits  de 
l'homme  !  »  Casimir  Perier,  craignant  que  iarelraile 
ne  lui  lut  coupée,  s'adresse  aux  plus  turbulents  : 
«  Vous  demandez  les  droits  de  1  homme? — Oui,  oui. 
—  Eh  bien,  je  vous  les  accorde!  »  Et,  raconle 
M.  d'Estourmel,  il  s'esquiva  à  la  fiweur  de  la 
surprise  causée  par  cette  munificence  aussi  laii  ■ 
qu'imprévue. 

C'était  bien  autre  chose  en  mars  1831.  Les  quar- 
tiers les  plus  fréquentés  de  Paris  étaient  quoti- 
diennement le  théâtre  des  manifestations  les  plus 
violentes  ;  des  bandes  se  promenaient  jour  et  nuit 
en  poussant  des  cris  séditieux.  Bonapartistes, 
légitimistes,  républicains,  donnaient  l'assaut  au 
gouvernement.  Le  service  du  trésor  public  n'était 
pas  assuré  pour  quinze  jours,  quand  le  baron 
Louis  avait  repris  la  haute  direction  de  la  fortune 
publique.  Les  faillites  se  multipliaient,  le  com- 
merce était  dans  la  détresse,  les  ouvriers  sans  tra- 
vail. «  11  y  a  un  gouvernement,  écrivait  Armand 
Carrel,  et  l'on  entend  à  peine  parler  de  lui,  on  ne  le 
voit  plus,  on  ignore  presque  où  il  est.  La  garde 
nationale  mesure  toute  l'importance  des  services 
qu'elle  a  rendus.  Nous  croyons  qu'elle  n'attendra 


socs   LE   RÈGNE  DE  LOUIS-PHILIPPE.        331 

^  qu'on  s'endorme  encore  pour  faire  connaître  à 
;  quelles  conditions  on  peut  compter  sur  ses  services 
à  l'avenir,  » 

L'Europe  inquiète  songeait  à  se  prémunir  contre 
'Pincendie. 

La  bourgeoisie  serait- elle  assez  éclairée;  cora- 
\  prendi  ait-elle  assez  ses  intérêts  pour  fixer  enfin  le 
;  pouvoir  dans  les  régions  d'ordre,  de  savoir  et  d'in- 
;  telligence  pratique?  Elle  avait  traversé  heureuse- 
nl  deux  crises  :  la  plus  grave,  le  procès  des 
:  ministres  de  Charles  X,  avait  été  terminée  sans 
t  crime;  la  seconde,  la  loi  sur  la  garde  nationale, 
avait  amené  la  démission  de  Lafayette  ;la  troisième, 
provoquée  par  le  sac  de  l'archevêché  et  de  Saint- 
Germain  l'Auxerrois,  serait-elle  la  dernière  qui  mît 
en  péril  la  dynastie  de  Juillet? 

Toute  cette  élite  d'hommes  d'État,  qui  plus  tard 
se  divisa,  se  réunit  résolument  alors  autour  de 
Casimir  Perier.  Ce  fut  lui  qui  précisa  le  système 
politique  de  la  bourgeoisie.  Il  lui  imprima  ce  mou- 
vement de  vigoureuse  concentration  dont  elle  avait 
besoin.  La  scission  avec  l'élément  républicain  fut 
complète  et  définitive. 

Le  cabinet,  composé  d'hommes  pénétrés  des 
m'^mes  idées,  avait  d'abord  pour  mission  de  rallier 


332  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

une  majorité  dévouée  et  d'établir  entre  elle  et  le 
roi  un  accord  permanent  et  vrai.  La  bourgeoisie 
aida  le  grand  ministre  à  résoudre  ce  problème. 
Aussi  quelle  hardiesse  à  l'action!  Quelle  verve  dans 
les  premiers  discours  de  M.  Guizot  et  de  M.  Tliiers  ! 
Quelle  confiance  dans  la  loi  et  quel  orgueil  du 
succès,  et  comme  tous  ces  talents  étaient  généreux 
et  optimistes!  Quelles  figures  origin;  les  dans  le 
parlement!  Quels  esprits  nourris  et  solides!  Quel 
sentiment  de  la  décence  politique,  dans  ces  pre- 
mières années  ! 

Un  contemporain,  un  des  esfrits  les  plus  aiguisés 
du  vrai  monde  bourgeois  et  parisien,  a  raconté  ua 
incident  de  cette  vie  de  lutte  à  laquelle  Casimir 
Perier  se  donna  tout  entier. 

11  venait  d'encourager,  dans  la  rue,  la  garde  na- 
tionale et  l'armée  qui  réprimaient  les  émeuliers  et 
il  rentrait  au  Palais-Bourbon  pour  répondre  à  une 
interpellation  de  M.  iMauguin,  qui  avait  accusé  là 
police  d'avoir  excité  l'émeute.  L'indignation  avait 
si  fortement  saisi  Casimir  Perier,  qu'il  eut  peine  à 
parler  d'abord  et  qu'il  resta  quelques  instants  à 
la  tribune,  silencieux,  l'œil  élincelant,  les  narines 
ouvertes.  Il  rejeta  les  causes  de  l'émeute  sur 
M.  Mauguinlui-ir.ême,  et,  commel'opposilicnm.  r 


sous  LE  TxÈGNE   DE   LOU  i  S-PHI  L  II»  PE.         333 

murait,  ii  se  tourna  vers  ses  amis  :  «  On  a  parlé 
de  danger  pour  vos  délibérations,  s'écria-t-il,  n'y 
croyez  pas  !  Nous  sommes  chargés  de  vous  dé- 
fendre. Vous  êtes  sous  la  protection  de  l'armée,  de 
la  garde  nationale  qui,  en  criant  «  Vive  la  Pologne  !  » 
criait  aussi  «  Vive  le  roi!  »  A  ces  mots,  il  se  mit  à 
crier  de  toutes  ses  forces  :  «  Vive  le  roi  !  vive  la 
France!  »  et  il  descendit  de  la  tribune. 

Rien  n'était  plus  imposant,  ajoute  le  témoin  de 
cette  scène;  l'émotion  de  Casimir  Perier,  la  cha- 
leur de  son  apostrophe,  l'impossibilité  où  il  était 
de  parler  d'une  manière  suivie,  le  poing  qu'il  levait 
avec  fureur  contre  les  bancs  de  l'opposition,  le 
bruit  des  tambours  et  les  rumeurs  qu'on  entendait 
au  dehors,  tout,  jusqu'à  l'obscurité  qui  régnait 
dans  la  salle,  contribuait  à  faire  de  ce  moment 
l'une  des  scènes  les  plus  solennelles  de  l'histoire 
contemporaine. 

La  monarchie  bourgeoise,  pror'a  née  le  7  août 
représenta  alors  aux  yeux  de  l'Eui  op  )  et  de  la  France 
quelque  chose  de  distinct  et  de  parfaitement  appré- 
ciable. La  bourgeoisie  était  affamée  d'ordre  presque 
autant  qu'au  18  Brumaire;  Gasimier  Perier  devait 
son  triomphe  à  sa  foi  profonde  dans  ce  vœu  intime 
de  calme  et  de  paix. 


334  LA  «OllUGEOISlE    FRANÇAISE. 

Les  auteurs  de  la  rcvolulion  de  Juillet  avaient 
doncmis  fin  àl'anarchie  et  fondé  leurgouvernemenl. 
Ni  au  dedans,  ni  au  dehors,  la  violence  ne  devait 
être  son  caractère.  C'était  bien  l'idée  bourgeoise 
qui  au  13  mars  1831  s'était  produite,  confiante  et 
souveraine  ;  seule  elle  avait  agi.  Elle  s'épanouit 
alors  dans  toute  sa  force.  Si  nous  avions  à  la  mon- 
trer à  celle  heure,  rayonnant  dans  sa  puissam  o, 
nous  la  trouverions  dans  une  œuvre  immortelle 
d'Ingres,  dans  le  portrait  de  M.  Berlin  aîné.  Il  est 
assis,  la  main  solidement  appuyée  sur  les  genoux; 
le  regard,  sous  une  profonde  arcade  sourcilièrc,  est 
superbe  d'assurance  et  de  placidité.  La  vigueur  du 
bon  sens,  la  vivacité  de  l'intelligence,  la  résolution 
que  donne  la  certitude  du  succès,  sont  empreintes 
sur  ce  vaste  front,  et  éclairent  ce  noble  visage. 
C'est  ridéal  du  grand  bourgeois,  arrivé  par  sa  vo- 
lonté à  gouverner  son  pays. 


III 


Les  deux  forces  opposées,  l'une  révolutionnaire 
et  belliqueuse,  l'autre  bourgeoise  el  pacifique, 
s'étaient  fait  équilibre  dans  le  cabinet  Laffilte.  Au 
13  mars  1832,  l'équilibre  est  rompu  ;  l'idée  bour- 
geoise, définitivement  maîtresse,  entre  dans  sa 
période   héroïque. 

On  aurait  pu  craindre  qu'aux  yeux  de  ceux  qui 
s'étaient  récemment  élevés  à  la  fortune  par  le  tra- 
vail, la  politique  militante  n'eût  qu'un  intérêt 
secondaire,  ou  qu'ils  fussent  gauches  et  empruntés 
dans  le  maniement  de  cet  instrument  si  délicat,  le 
régime  parlementaire.  On  aurait  pu  re  'o  iter  les 
ressentiments  personnels,  les  conflits  d'ambitions. 


336  LA    lîOURGEÛISlE   FRANÇAISE 

Craintes  vaines  !  le  danger  commun  rallia  même  les 
indécis. 

N'étant  pas  déchirée  par  les  divisions  qui  plus 
lard  l'ont  perdue,  la  bourgeoisie  ne  fui  ni  timide 
ni  incertaine.  Le  difficile  n'était  pas  de  faire  son 
devoir,  c'était  de  le  connaître.  C'est  ce  que  lui  apprit 
Casimir  Perler  ;  et,  comme  les  formules  ont  toujours 
joué  un  rôle  dans  notre  pays,  on  donna  à  ce  sys- 
tème le  nom  de  politique  de  résistance.  «  Je  suis 
toujours  et  plus  que  jamais  convaincu,  écrivait 
M.  Guizol  à  M.  de  Barante,  le  8  avril  1831,  qu'une 
administration  sensée,  agissante,  résolue,  mar- 
chant droit  sur  ses  adversaires,  ralliera  une  majo- 
rité capable,  très  capable  de  lutter  avec  avantage 
contre  l'anarchie.  CasimirPerier  est  le  noyau  d'une 
administration  pareille.  Amis  ou  ennemis,  tous  le 
prennent  au  sérieux.  Voilà  la  révolution  de  Juillet 
coupée  en  deux,  en  parti  de  gouvernement  et  en 
parti  d'opposition.  C'est  là  le  grand  caractère  de 
ce  qui  vient  de  se  passer,  i» 

La  bourgeoisie  gouvernementale,  après  avoir 
ainsi  consolidé  le  pouvoir  dans  ses  mains,  crut  que 
désormais  pour  elle  les  dangers  viendraient  beau- 
coup plus  du  dehors  que  du  dedans.  Tandis  qu'aux 
yeux  de  la  jeunesse  et  des  survivants  de  nos  gran- 


sous   LE   RÈGNE  DE  LOUIS-PHILIPPE.         337 

des  guerres,  1830  apparaissait,  comme  une  revan- 
che des  traités  de  1815,  les  hommes  politiques  des 
classes  moyennes  fondaient  sur  la  paix  tout  l'édi- 
fice de  leurs  destinées.  Eviter  une  collision  avec 
TEurope,  mériter  même  sa  reconnaissance,  telle  lut 
leur  pensée  fixe.  Ils  prirent  le  droit  public  européen 
pour  règle  de  conduite  à  l'extérieur. 

Cn  se  trouvait  alors  en  présence  des  questions 
de  nationalité  les  plus  graves,  en  Pologne  comme 
on  Italie,  en  Espagne  comme  en  Belgique.  Louis- 
Philippe  était  lui  aussi  pénétré  très  avant  de  la 
nécessité  de  la  paix.  Mais,  à  la  différence  des  sen- 
timents intéressés  qui  inspiraient  la  haute  bour- 
geoisie, et  par  une  supériorité  philosophique  qui 
n'était  pas  iacilement  acceptée  d'une  nation  mili- 
taire, il  avait  puisé  dans  son  éducation,  dans  les 
rêveries  sociales  dont  le  xviir  siècle  avait  bercé  sa 
jeunesse,  cette  conviction  que  la  guerre  était  un 
fléau  et  un  recul  pour  la  civilisation.  Théorie  diffi- 
cile à  faire  accepter  à  des  générations  audacieuses 
dont  l'imagination  avait  repris  tout  son  essor,  et 
pour  qui  un  gouvernement  doit  être  sacré  par  la 
victoire,  s'il  veut  être  respecté. 

Casimir  Perier  fut  mis  à  cette  épreuve,  par  les 
questions  belge,  polonaise,    italienne,   d'avoir  à 


338  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

c'ioisir  entre  une  guerre  générale,  ayant  pour  but 
la  conquête  des  bords  du  Rhin,  ou  des  précautions 
à  prendre,  des  expéditions  limitées,  compatibles 
avec  la  paix  européenne.  Son  esprit  résolu,  dédai- 
gneux de  l'impopulai  ilé,  n'hésita  pas.  Ses  interven- 
lions  vigoureuses  et  rapides  furent  conduites  avec 
la  volonté  arrêtée  de  ne  pas  s'écarter  de  cette 
ligne  :  proléger  la  dignité  et  la  sûrelé  de  la  France, 
sans  ambition  et  sans  goût  d'aventures.  Il  rompit 
nettement  avec  l'exaltation  patriotique  répandue 
dans  les  masses  populaires.  L'opinion  de  la  bour- 
geoisie le  suivit  et  adopta  avec  lui  ce  programme  : 
à  l'intérieur,  la  Charte!  à  l'extérieur,  la  paix! 

Au  fond,  elle  ne  variait  guère  depuis  89  ;  et,  dans 
une  occasion  solennelle,  ses  vieux  instincts  prirent 
le  pas  sur  les  théories  constitutionnelles  les  plus 
consacrées  par  l'expérience. 

Il  s'agissait  de  l'hérédité  de  la  pairie.  Partisans 
fanatiques  de  l'égalité,  les  représentants  de  la  bour- 
geoisie restaient  hantés  par  la  chimère  d'une  royauté 
démocratique.  Au  lieu  d'une  seconde  Chambre 
héréditaire  ou  élective,  ils  adoptèrent  une  combi- 
naison bâtarde,  la  nomination  par  le  roi  de  pairs 
viagers,  choisis  dans  des  catégories.  Ce  fut  au  nom 
de  la  souveraineté  du  peuple  qu'ils  enlevèrent  à  la 


sous  LE   RÈGNE   DE  LOUIS-PHILIPPE.         339 

pairie  sa  raison  d'être,  son  principe  de  stahilité,  de 
dignité,  de  durée.  Vainement  trois  bourgeois  émi- 
nents,  Royer-Gollard,  Guizot,  Thiers,  allèrent  jus- 
qu'à déclarer  qu'une  République  avec  un  sénat 
héréditaire  était  moins  insensée,  moins  impossible 
que  la  démocratie  royale;  vainement  la  voix  si 
longtemps  silencieuse  du  plus  ancien  des  doctri- 
naires en  appela-t-elle  à  la  souveraineté  de  la  raison 
vainement  Royer-CoUard  fit  ressortir  cette  incon- 
séquence, que  la  révolution  de  Juillet  ayant  voté 
l'hérédité  de  la  nouvelle  monarchie,  on  ne  pouvait 
plus  soutenir  que  l'hérédité  politique  fût  inconci- 
li.iblc  avec  la  souveraineté  du  peuple;  la  bourgeoi- 
sie ne  céda  pas.  Casimir  Perier  lui-même  reconnut 
qu'on  n'aurait  aucun  moyen  de  la  faire  revenir 
de  ses  préventions  :  Et  il  résista  même  à  l'opinion 
qui  voulait  transformer  la  Chambre  des  pairs  en  un 
corps  électif. 

C'est  ainsi  qu'aux  jours  d'épreuve  la  seconde 
Chambre  devait  se  trouver  sans  forces  comme  sans 
autorité.  Certes,  le  talent,  l'éloquence,  le  patrio- 
tisme n'y  faisaient  pas  défaut.  Mais  toutes  ces  qua- 
lités furent  stérilisée^  par  le  vice  même  de  l'insti- 
tution. 

La  conception  que  la  bourgeoisie  avait  de  la 


340  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

royauté  moderne  se  manifestait  dans  des  circon- 
stances décisives. 

L'esprit  démocratique  envahissait  le  monde  sans 
mot  dire.  La  transformation  sociale  et  morale  qui 
mine  la  société  française  gagnait  peu  à  peu  tous 
les  rangs.  On  le  vit  bien,  en  1832,  lors  de  la  dis- 
cussion du  projet  de  loi  sur  la  liste  civile.  Le  gou- 
vernement à  bon  marché,  tel  fut  le  cri  qui  courut 
sur  les  bancs  ;  et  le  roi  fut  rente  avec  la  parcimonie 
qu'apportent  dans  leur  budget  ceux  qui  ont  eu  à 
faire  leur  fortune.  Leur  caractère  ombrageux  se 
manifesta  même  avec  violence  lorsque  Montalivet 
parla  des  sujets  du  roi.  Un  orage  éclata.  «  C'est 
nous  qui  avons  fait  le  roi!  Il  n'y  a  plus  de  sujets!  » 
Bien  que  la  Chambre  mît  fin  aux  débats  par  un  or- 
dre du  jour,  le  coup  était  porté.  On  traitait  le 
roi,  a  dit  M.  Guizot,  presque  comme  le  premier 
magistrat  d'une  République,  sorti  hier  de  la  vie 
commune,  et  destiné  à  y  rentrer  demain  ;  les  apa- 
nages étaient  abolis.  Les  dotations  n'étaient  pro- 
mises aux  princes  de  la  famille  royale  qu'éventuel- 
lement, et  dans  le  cas  où  il  serait  prouvé  que  le 
domaine  privé  ne  pouvait  suffire  à  leur  sort.  Ce  fut 
un  affaiblissement  pour  la  royauté  elle-même  que 
l'inquiétude    constante    de   Louis-Philippe  pour 


sous  LE   RÈGNE   DE   LOUI  S-PIIIL  IPTE.       34i 

l'avenir  de  ses  enfants,  et  cette  répugnance  invin- 
cible de  la  bouri:^eoisie  aux  dotations  princières, 
répugnance  qui  aboutissait  un  jour  au  refus  silen- 
cieux et  significalii  d'une  dot  demandée  pour  le  duc 
de  Nemours. 

L'affection  pour  la  personne  du  roi  ne  reçut  pas 
encore  d'atteinte.  Lorsque  les  attentats  contre  sa 
vie  se  multipliaient,  lorsque,  pour  lui  emprunter 
un  de  ses  mots  spirituels  et  mélancoliques,  il  n'y 
avait  que  contre  lui  que  la  chasse  restât  toujours 
ouverte,  la  Chambre  manifestait  spontanément  son 
affection  dynastique. 

C'était  le  27  décembre  1836,  jour  de  l'ouverture 
du  parlement.  La  reine  était  entrée  avec  ses  filles, 
et  toute  l'Assemblée  s'était  levée  avec  respect,  quand 
le  bruit  d'un  attentat  se  répandit  tout  à  coup. 
Dans  le  premier  moment,  on  savait  à  peine  si  le 
roi  était  sauvé.  On  s'informait,  et,  comme  le  raconte 
un  témoin  de  cette  scène,  on  réprimait  ses  propres 
alarmes  pour  ne  pas  alarmer  la  reine  et  ses  enfants. 
Bientôt  on  les  voit  toutes  pâles,  tout  en  larmes. 
Elles  savaient  tout.  Elles  savaient  que  la  mort  avait 
encore  passé  à  un  pouce  de  la  tôle  du  roi;  elles 
savaient  que  le  duc  d'Orléans  et  le  duc  de  Nemours 
avaient  été  légèrement  blessés  par  les  éclats  de  la 


3i5  LA   BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

glace  delà  voiture.  Dans  ce  mo'^nent, les  tribunes, 
les  pairs,  les  députés,  tous  étaienf  confondus  dnns 
les  mêmes  anxiétés  Enfin  Louis-Philippe  parut  avec 
ses  trois  fils,  et  toute  l'Assemblée  respira  dans  un 
long  cri  de  «  Vive  le  roi  !  »  qui  dura  plus  de  cinq 
miniites,  se  reprenant  sans  cesse,  «  comme  si,  à 
chaque  coup  d'œil  qui  s'aî^surait  du  salut  du  roi  et 
des  princes,  l'émotion  de  l'Assemblée  s'exhalait 
dans  une  nouvelle  effusion  de  joie  et  de  recon- 
naissance. »  A'nsi  s'exprimait  M.  Saint-Marc  Girar- 
din. 

Pourtant  à  mesure  que  les  générations  nouvelles 
grandissaient,  qu'elles  respiraient  l'air  enfiévré 
d'opposition  injurieuse,  ce  sentiment  d'affe^lueux 
respect  devait  s'aiïaiblir.  Louis-Philippe  avait  beau- 
coup d'esprit;  mais,  au  dire  de  ses  meilleurs  amis, 
il  s'abandonnait  dans  la  conversation.  Il  s'efforçait 
d'amener,  par  ses  discussions,  des  députés  à  son 
opinion  sur  les  divers  points  à  l'ordre  du  jour.  Ses 
intempérances  de  langage,  unies  à  la  soudaineté 
de  ses  saillies,  créaient  souvent  des  difficultés.  Avec 
les  année;  ses  défauts  augmentèrent,  et  l'action 
personnelle  du  roi  dans  le  gouvernement  arriva 
à  détacher  de  sa  personne  les  dévouements  dont  la 
dynastie  aurait  toujours  eu  besoin. 


sous  LE  RÈGNE  DE   LOU  IS-PIII  LIPPE.         343 

Ces  fâcheuses  prévisions  élaient  encore  loin  des 
esprits  ;  et,  quand,  après  quelques  mois  d'héroïques 
Torts,  Casimir  Perier  succombait  debout  et  ser- 
1  inl  dans  ses  mains  le  drapeau  de  la  légalité,  son 
ùHivre  était  complète.  «  C'est  une  étrange  erreur, 
(lisait,  le  15  mai  183:2,  l'organe  de  la  haute  bour- 
i;euisie,  le  Journal  des  Débals,  que  de  s'obstiner  à 
confondre  le  système  et  le  ministère  du  13  mars, 
comme  si  le  système  était  né  et  devait  s'éteindre 
avec  tel  ou  tel  homme.  » 

Dès  le  lendemain  de  la  mort  du  grand  ministre, 
il  avait  fallu  recoinmencer  la  bataille.  Les  partis 
avaient  repris  les  armes.  La  bourgeoisie,  toute  ani- 
mée du  souffle  qui  lui  avait  été  inspiré,  montra  sa 
vaillance  des  premiers  jours. 

Les  légitimistes  et  les  républicains  s'étaient  levés 
en  même  temps.  A  Paris,  la  formidable  insurrec- 
tion des  5  et  6  juin  1832  éclatait.  Les  généraux, 
formés  par  les  guerres  de  l'Empire,  étaient  étonnés 
de  trouver  dans  les  bourgeois  combattant  sous  leurs 
ordres  autant  d'intrépidité  et  de  fermeté. 

La  fille  d'un  des  négociants  importants  de  la  rue 
Saint-Martin  écrivait  à  son  frère  habitant  Rouen,  le 
8  juin  :  «  Dès  que  le  rappel  a  battu,  nous  avons 
fermé  le  magasin.  Papa  s'est  habillé  pour  aller  re- 


'SU  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

joindre  le  bataillon  place  des  Petits-Pères.  Il  a  em- 
brassé maman  et  moi  en  disant  :  «  il  faut  en  finir 
»  avec  ces  misérables!  »  Jamais  je  ne  l'ai  vu  si  en  co- 
lère. Dans  la  journée  d'avanl-hier,  notre  inquiétude 
a  été  mortelle,  nous  n'osions  pas  sortir.  Nous  en- 
tendions le  canon  qui  ébranlait  les  vitres.  Des  voi- 
sins nous  apportaient  les  nouvelles.  Nous  ne  man- 
gions plus...  Enfin,  papa  est  arrivé  loulpâle,  couvert 
de  poussière.  Nous  avons  sauté  à  son  cou.  Il  ne 
pouvait  pas  parler.  »  Le  drame  poignant  du  cloître 
Saint-Méry  venait  de  s'accomplir.  La  bourgeoisie  et 
la  banlieue  fraternisaient  à  tous  les  coins  de  rue, 
aux  cris  de  «  Vive  le  roi  !  vive  la  Charte  !  » 

A  Lyon,  la  sédiction  avait  revêtu  un  tout  autre 
caractère.  Elle  révélait  à  la  classe  moyenne  ce  grave 
secret,  qu'il  y  avait  au-dessous  d'elle  une  population 
de  prolétaires  qui  s'agitait  sans  savoir  ce  qu'elle 
voulait,  mais  qui  disait  clairement  qu'elle  souffrait 
et  qu'il  fallait  s'occuper  de  son  sort.  La  classe 
commerciale  et  industrielle  se  préparait  à  se  sub- 
stituer peu  à  peu  à  la  classe  agricole  comme  action 
politique  et  comme  influence  sociale.  La  bour- 
geoisie n'était  pas  encore  convaincue  de  ce  fait  éco- 
nomique;  elle  croyait  en  se  battant  vaill.  rament 
avoir  étouffé  dans  son  germe  toute  insurrection. 


sous   LE  RÈGNE    DE   L  OUIS-PH  [  L  I  PPE.        345 

C'était  encore  la  politique  de  Casimir  Perler  qu'elle 
faisait  triompher  dans  les  six  mois  qui  suivirent  sa 
mon  et  qui  nous  conduisent  au  ministère  du  11 
octobre  1832. 


lY 


Ce  cabinet,  pendant  plus  de  trois  ans,  représenta 
le  régime  de  1830  dans  son  mouvementascendanl. 
A  quoi  bon  s'arrêter  aux  modifications  qu'il  eut  à 
subir?  C'est  le  même  esprit  qui,  jusqu'en  février 
1836,  se  maintint  dans  ce  faisceau  de  forces  et 
d'intelligences  groupées  sous  les  mêmes  enseignes' 
pour  soutenir  les  mêmes  batailles. 

Le  duc  Victor  de  Broglievint  apporter  à  l'élite  de 
la  bourgeoisie  l'autorité  de  sa  probité  politique, 
l'élévation  de  son  caractère  indépendant,  l'éclat  de 
son  nom  et  la  sincérité  de  ses  idées  libérales. 
M.Guizot  etM.Thiers,associés  alors  dans  une  même 
tâche,  se  complétaient  par  leurs  dons  si  opposés. 


LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE.  347 

En  1res  peu  de  mois,  M.  Tliiers  avait  conquis  le 
premier  rang.  L'art  qu'il  avait  de  s'instruire  par 
la  fréquentation  des  hommes  supérieurs  lui  avait 
largement  profité. M.  de  Talleyrand,le  baron  Louis 
lui  avaient  plus  appris  que  les  livres.  Nul  ne  savait 
mieux  que  M.  Thiers  tirer  parti,  aux  affaires,  des 
chefs  de  division  modestes  et  connaissant  à 
fond  leur  métier.  Sa  patience  à  les  écouter  éga- 
lait sa  merveilleuse  intelligence  à  les  compren- 
dre. Tous  les  détails  l'intéressaient  et  il  traitait 
avec  la  même  facilité  tous  les  sujets.  La  mesure  en 
tout,  tel  était  le  caractère  que  la  bourgeoisie  voulait 
pour  son  gouvernement,  et  M.  Thiers  son  favori  s'é- 
criait un  jour:  «  Savez-vous  pourquoi  la  France 
est  du  juste  milieu?  Parce  que  la  France,  depuis 
quarante  ans,  a  vu  les  excès  de  tous  les  partis.  » 

Celte  politique  à  l'extérieur,  tout  en  restant  fidèle 
à  la  pensée  pacifique  du  règne,  tranchait  définiti- 
vement la  question  belge  sous  les  murs  d'Anvers, 
et  protégeait,  par  le  traité  de  la  quadruple  alliance, 
la  monarchie  constitutionnelle  naissante  enEspagne. 
Mais,  à  l'intérieur,  les  troubles  suscités  dans  l'Ouest 
par  la  duchesse  de  Berry,  la  double  insurrection 
d'avril  4834,  les  attentats  à  la  vie  du  roi,  enfin  le 
retentissement  du  procès  d'avril  devant  la  Chambre 


348  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

des  pairs,  réveillaient  les  sentiments  de  représailles 
et  rejetaient  la  majorité  hors  de  la  situation  légale. 
Chaque  émeute  excitait  l'esprit  de  répression  et  dis- 
posait les  électeurs  à  dépasser  le  but. 

Cependant  la  magistrature,  en  décidant  l'incom- 
pétence des  conseils  de  guerre  et  en  proclamant 
l'illégalité  de  l'état  de  siège  après  le  6  juin,  avait 
rendu  à  la  bourgeoisie  le  service  de  maintenir  les 
idées  de  légalité.  Les  nombreux  acquittements  du 
jury  témoignèrent  aussi  qu'il  ne  fallait  pas  abuser 
des  procès  de  presse.  L'esprit  bourgeois  eut  peur. 
Il  repoussa  les  adoucissements  apportés  aux  lois 
d'exception  présentées  sur  les  crieurs  publics,  sur 
les  associations.  L'irritation  de  la  bourgeoisie  pro- 
vinciale surtout  allait  croissant  et  poussait  à  la 
résistance. 

Royer-CoUard  toujours  fidèle  à  ses  idées  libé- 
rales écrivait  alors  à  ses  électeurs  :  «  Nous  avons  à 
nous  défier  du  ressentiment  aveuglequi  nous  ferait 
déserter  la  liberté,  prix  de  tant  d'efforts  et  de  sa- 
crifices, parce  que  l'anarchie  abuse  de  son  nom. 
N'oublions  jamais  que  les  plus  sévères  garanties 
de  l'ordre  doivent  laisser  la  liberté  intacte  et  que  le 
droit  résiste  à  l'arbitraire.  » 

Les  traditions  libérales  de  la  bourgeoisie  étaient 


sous   LE   RÈGNE   DE   LOUIS-PHILIPPE.         349 

soumises  à  une  plu?  rude  épreuve  par  la  fermen- 
tation qu'occasionnaient  les  scènes  dramatiques  du 
procès  d'avril.  Mais  le  point  culminant  de  la  poli- 
tique intérieure  du  cabinet  fut  l'heure  tragique  du 
28  juillet  1835.  L'effroyable  crime  de  Fieschi 
amena  les  lois  de  septembre.  Le  garde  des  sceaux 
(Icposa  trois  projets  qui  modifiaient  la  législation 
de  la  presse,  du  jury  et  des  cours  d'assises.  La 
bourgeoisie,  dans  son  effarement  songea,  même  à 
interdire  la  discussion  théorique  du  principe  de 
gouvernement,  et  jusqu'à  la  controverse,  vieille 
comme  le  monde,  sur  les  bases  de  la  souveraineté, 
de  la  propriété,  de  la  famille.  Les  difficultés  parle- 
mentaires créées  par  celte  législation  furent  plus 
graves  que  celles  qu'elle  fit  disparaître.  Mais,  aux 
yeux  des  politiques,  le  seul  fait  de  son  établisse- 
ments sans  obstacle  constatait  devant  les  monar- 
chies de  l'Europe  et  la  force  du  pouvoir  et  la  fai- 
blesse des  partis. 

Il  semblait  que  la  bourgeoisie  se  fût  enrichie 
d'une  qualité  nouvelle  et  qu'elle  fût  devenue  au 
gouvernement  ce  qu'elle  était  en  affaires,  persévé- 
rante et  obstinée. 

Quand  la  subordination  hiérarchique  eut  été 
rétablie,  que  la  bataille  eut  cessé  dans  la  rue  et  que 

20 


350  LA   BOUKGEOISIE    ^IlA^'ÇAISE 

la  France  eut  repris  confiance  en  se  sentant  gou- 
vernée, une  pensée  d'une  autre  nature  commença 
à  se  substituer  dans  le  cabinet  à  celle  qui  avait  fait 
la  puissance  de  Casimir  Perier.  Les  doclrinaires 
songèrent  à  donner  à  leurs  idées  un  ascendant  que 
leur  mérite  expliquait,  sans  que  la  bourgeoisie 
pourtant  s'en  rendît  bien  compte.  Ils  étaient  peu 
nombreux;  on  en  comptait  jusqu'à  treize,  mais 
chacun  d'eux  était  quelqu'un  :  Duchâtel,Duvergier 
de  Hauranne,Dumon,  d'Haubersaërt,Guizard,Jan- 
vier,Joubert,  Piscatory,  Rémusat,  Renouard,  Saint- 
Marc  Girardin,  Vitet,  et  leur  chef  M.  Guizot. 

Fondus  jusqu'à  cette  heure  au  sein  du  parti 
gouvernemental,  ils  y  avaient  conquis  l'autorité  qui 
appartient  à  des  hommes  supérieurs.  Tandis  que  la 
masse  s'arrêtait  aux  intérêts,  eux  faisaient  passer 
au  premier  rang  les  principes.  La  bourgeoisie  en 
était  fière  et  subissait  la  prépondérance  de  leurs 
talents.  Mais  ses  instincts  étaient  plus  révolution- 
naires et  M.  Thiers  lui  plaisait  davantage.  Elle  l'a- 
vait entendu  avec  satisfaction  répondi-e  à  Royer- 
CoUard. 

Le  plus  ancien  des  doctrinaires  dans  son  discours 
testamentaire  avait  protesté  contre  les  lois  de  sep- 
tembre :  «  Le  mal  est  grand,  il  est  infini  ;  mais  est 


il  sous   LE   RKGNE   DE   LOUIS-PHILIPPE.        351 

il  d'hier?  esl-il  tout  entier  dans  la  licence  de  la 
j)resse?  Il  y  a  une  grande  école  d'immoralité  ou- 
verte, depuis  cinquante  ans,  dont  les  enseigne- 
ments, bien  plus  puissants  que  les  journaux, 
retenlissent  aujourd'hui  dans  le  monde  entier  : 
celle  école,  ce  sont  les  événements  qui  se  sont 
accomplis  presque  sans  relâche  sous  nos  yeux.  » 

M.  Thiers  n'hésitait  pas  à  se  mesurer  avec  un 
pareil  adversaire.  Il  répliquait  aux  applaudisse- 
ments de  la  majorité  :  «  Comparez-nous  au  passé  ! 
Nous  avons  été  attaqués  violemment,  comme  aucun 
gouvernement  ne  l'a  été,  comme  celui  de  Napoléon 
et  de  la  Restauration  ne  l'ont  pas  été.  Avons-nous 
laissé  troubler  nos  esprits?  Avons-nous  cherché 
des  ressources  hors  de  la  constitution?  Avons-nous 
fait  tomber  des  têtes?  »  Quel  est  le  collègue  de 
M.  Thiers  qui  eût  mieux  répondu? C'est  qu'en  eftet 
il  n'y  avait  rien  en  lui  du  doctrinaire.  Mais  le  péril 
écartait  les  dissidences.  Déjà  un  tiers  parti  s'était 
formé  dans  la  Chambre  et  celte  union  de  la  bour- 
geoisie était  menacée.  L'esprit  le  plus  détaché  et 
le  plus  délicat,  M.  de  Rémusat,  ne  redoutait  rien 
tant  qu'une  sécurité  exagérée. 

Les  différences  d'origine,  de  position,  de  carac- 
tère, quand  il  n'y  a  pas  de  traditions  politiques 


352  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

anciennes,  n'amèneraient-elles  pas  lot  ou  tard, 
dans  cette  élite  d'hommes  d'État,  des  scissions  irré- 
parables ? 

Dans  les  département?,  la  grande  majorité  des 
conseils  généraux,  représentants  paisibles  des 
intérêts  locaux,  n'était  pas  encore  entamée  dans 
sa  fidclité  à  la  politique  de  Casimir  Perier;  mais 
elle  était  sans  action.  Le  publiciste  distingué  que 
la  terre  fertile  de  la  Gironde  avait  donné  à  la 
bourgeoisie  comme  défenseur,  Henri  FonlVède, 
disait  que  le  mal  n'était  pas  seulement  dans  l'opi- 
nion démocratique  puissamment  excitée,  mais  sur- 
tout dans  l'absence  de  principes  clairs  et  fixes  au 
sein  du  parti  gouvernemental. 

C'était  le  propre  du  talent  de  M.  Guizol  d'excel- 
ler dans  les  exposés  de  principes  où  son  esprit 
éminent  se  jouait  à  l'aise.  Déjà  le  colonel  Biigeaud 
avec  sa  brusquerie  honnête  avait  fait  justice  des 
accusations  banales  lancées  contre  les  classes 
moyennes,  ft  Celui-là  est  bien  mal  inspiré,  s'écriait- 
il,  qui  voit  une  caste  à  part,  une  nouvelle  noblesse 
privilégiée  dans  cette  immense  rôle  des  contribu- 
tions directes.  Non,  ce  n'est  pas  un  sophisme  doc- 
trinaire, cette  assertion  que  la  propriété  n'est  pas 
un  privilège,  que  tout  le  monde  peut  y  parvenir  avec 


sous   LE   RÈGNE   DE   LOUIS-1'HI  Ll  PPE.         3^3 

de  l'ordre  et  du  travail.  Vous  assurez  que  le  tra- 
vail n'enrichit  guère  que  ceux  qui  ont  commencé 
avec  des  capitaux,  je  pourrais  citer  un  million  de 
preuves  du  contraire.  Je  me  contente  d'un  :  c'est 
moi  !  mon  grand-pèie  était  un  simple  forgeron.  » 

C'était  surtout  à  M.  Guizot  qu'il  appartenait  de 
porter  la  bannière  de  la  bourgeoisie,  et  M.  Odilon 
Barot  lui  en  fournit  l'occasion  en  l'accusant  de 
vouloir  fonder  un  système  exclusif  qui  tendait  à 
diviser  la  France  en  castes  ennemies  :  «  Vous  ou- 
bliez, lui  avait-il  dit,  que  toutes  les  victoires  de 
la  Révolution  ont  été  gagnées  par  tout  le  monde.  » 

«  Non,  je  ne  l'oublie  pas  »,  répondit  M.  Guizot; 
et  dans  son  magnifique  langage,  il  déclara  qu'il 
y  avait  dans  la  Charte  des  droits  qui  avaient  été 
conquis  pour  tous  et  qni  étaient  le  prix. du  sang  d" 
tous.  Ces  droits  étaient  l'égalité  des  charges  pu- 
bliques, l'égale  admissibilité  à  tous  les  emplois, 
la  liberté  du  travail,  la  liberté  des  cultes,  la  liberté 
de  la  presse,  la  hberté  individuelle.  Il  montra 
encore  un  autre  prix  de  ses  batailles  et  de  ses  vic- 
toires, la  royauté  constitutionnelle.  Le  système 
n'apparut  toutefois  que  dans  la  seconde  partie 
du  discours,  lorsque  le  grand  orateur  arriva  à 
démontrer  que  la  France,  pour  la  sûreté  de  tous 


354  LA   BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

ses  droits,  availcoinpté  sur  l'inlervenlion  directe  et 
aclive  de  celle  partie  de  la  nation  qui  était  vraiment 
capable  d'exercer  des  droits  politiques.  «  Ai-je 
assigné  les  limites  de  la  classe  moyenne  ?ajouta-t-il; 
m'avez-vous  entendu  dire  où  elle  commençait  et 
où  elle  finissait?  Lorsque,  par  le  cours  du  temps,  la 
limite  naturelle  de  la  capacité  se  sera  déplacée, 
lorsque  les  lumières,  les  progrès  de  la  richesse, 
toutes  les  causes  qui  changent  l'état  de  la  société, 
auront  rendu  un  plus  grand  nombre  d'hommes 
capables  d'exercer  avec  bon  sens  et  indépendance 
le  pouvoir  politique,  alors  la  limite  légale  changera. 
Comment  pouvez-vous  croire  qu'il  me  lût  entré 
dans  l'esprit  de  constituer  les  classes  moyennes 
d'une  façon  étroite,  privilégiée,  d'en  refaire  quel- 
que chose  qui  ressemblât  aux  anciennes  aristoci  a- 
ties?  Nous  recommençons  tous  les  jours  ce  tra- 
vail d'ascension  et  de  conquêtes.  Je  n'entends  pas 
qu'après  toutes  les  victoires  politiques  de  la  nation 
'française,  nous  ayons  conquis  pour  nous  seuls 
tous  les  droits  que  nous  possédons.  Quand  le  pays 
travaillait  à  renverser  le  pouvoir  absolu  et  le  pri- 
vilège, il  a  pu  appeler  à  son  aide  toutes  les  fjrces 
■du  pays  dangereuses  ou  utiles,  les  bonnes  et  les 
mauvaises  passions.  Mais,  aujourd'hui,  la  bataille 


sous   LE   REGNK  DE   LOUIS-PHILIPPE.         355 

esl  finie,  le  traité  conclu;  le  liailé,  c'est  la  Charte 
et  le  gouvernement  libre.  » 

La  bataille  n'était  pas  finie;  mais  la  bourgeoisie 
le  croyait.  Elle  se  sentait  fière  d'être  ainsi  défen- 
due ;  elle  ne  ménagea  pas  ses  applaudissements  à 
M.  Guizot;  elle  fit  tirer  à  part  son  discours  et  le 
répandit  dans  toute  la  province. 

Mais  déjà  le  jour  était  venu  où  un  incident  devait 
suffire  pour  désorganiser  l'union  qui  existait 
depuis  18oi2.  Les  forces  se  trouvaient  disjointes 
par  l'avènement  de  M.  Tliiers  à  la  présidence  du 
conseil  en  février  1836.  La  lutte  s'ouvrait  non  plus 
contre  le  parti  républicain,  mais  entre  les  systèmes 
et  surtout  entre  l'esprit  d'initiative  dans  les  affaires 
extérieures  et  le  passion  de  la  paix.  M.  Thiers  tom- 
b:\it  sur  une  question  d'intervention  en  Espagne, 
après  six  mois  de  ministère.  Il  devenait  le  chef 
d'un  groupe  important  qui  prit  le  nom  de  centre 
gauche.  Le  tiers  parti,  qui  avait  à  sa  tète  M.  Dupin, 
plus  redoutable  par  ses  sarcasmes  que  par  ses 
idées  politiques,  disparaissait.  Le  centre  gauche 
prit  faveur.  Il  venait  de  recruter  dans  ses  rangs 
un  député  qui  apportait  à  la  chambre  les  plus 
.  fortes  qualités  de  la  race  bourgeoise.  C*était 
M.  Du  Taure. 


356  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Ceux  qui  l'ont  vu  de  près  peuvent  seuls  bien  parler 
de  lui.  Il  représentait,  dans  leur  originalité  et  leur 
verdeur,  les  classas  moyennes  de  province,  avant 
la  facilité  des  communications,  avant  la  banalité 
des  relations  sociales.  Par  un  contraste  qui  ne  pa- 
raîtra singulier  qu'à  ceux  qui  ne  l'ont  point  ap- 
procbé,  nul  homme  ne  joignait  au  respect  des  tra- 
ditions et  des  vieilles  mœurs  une  plus  vive  ardeur 
d'esprit  et  une  plus  puissante  imagination.  Nul 
n'était  moins  routinier.  Son  esprit  était  ouvert  à 
toutes  les  nouveautés. 

Par  ses  croyances  religieuses,  il  appartenait  à  la 
vieille  France.  Comme  un  membre  des  anciens 
parlements,  il  était  du  côté  des  gens  du  roi  s'il 
s'agissait  de  défendre  les  droits  de  l'État  conire 
les  envahissements  du  clergé.  Et  cependant  il  était 
de  ceux  que  le  doute  n'avait  pas  atteint.  S'il  eiît 
vécu  un  siècle  ou  deux  plus  tôt,  on  l'eût  appelé  un 
de  ces  messieurs,  également  fermes  dans  leur  foi 
janséniste  et  dans  leur  résistance  à  l'ultramonta- 
nisme.  Dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  alors 
que,  entouré  de  l'estime  publique,  il  dirigeait  les 
affaires  de  son  pays,  son  caractère  original,  timide 
jusqu'à  la  sauvagerie,  s'était  de  plus  en  plus  ac- 
centué. 


sous   LE   RÈGNE   DE   LOU  I  S-TIH  1. 1  P  P  E.  337 

Un  jour,  excédé  de  travail,  brisé  par  ses  liabi- 
tndes  matinales,  il  s'était  alité;  un  de  ses  amis 
s'approcha  de  son  lit;  deux  livres  tenaient  com- 
pagnie au  malade  :  Tac  lie  et  un  Irai  lé  de  Vahhé 
Buguel.  Sous  une  écorce  robuste  et  noueuse 
comme  celle  d'un  vieux  chêne,  se  cachait  un  cœur 
généreux  et  désintéressé;  sous  des  dehors  bour- 
rus, une  réelle  bonté. 

Dès  ses  débuts  à  la  tribune,  il  fallut  compter 
avec  lui.  Son  éloquence  formée  d'arguments  déci- 
sifs, fortement  liés  ensemble,  constituait  une  sorte 
de  cotte  de  mailles  serrées,  impénétrables  à  toutes 
les  attaques.  11  n'y  avait  pas  jusqu'à  sa  voix  nasil- 
larde el  à  son  accent  ironique  qui  ne  fussent 
redoutables.  Quand  il  était  attaqué,  et  qu'il  avait 
pour  lui  le  bon  droit,  il  déchiquetait  son  adver.-aire, 
avec  sa  lèvre  amère.  Mais  ce  n'était  pas  un  tacti- 
cien parlementaire,  ni  un  chef  de  parti;  son  indé- 
pendance, sa  répugnance  aux  compromissions  et 
aux  intrigues  l'isolaient  ;  et,  bien  qu'il  se  fût  rangé 
dans  les  rangs  du  centre  gauche,  il  n'était  pas 
homme  à  suivre  toujours  et  partout  M.  Thiers. 

Ces  éminents  bourgeois  commençaient  à  être 
soumis  à  une  décisive  épreuve.  Tandis  qu'une 
prospérité  inouïe,  créée  par  eux,  allait  se  dévelop- 


358  Ll   BOURGEOISIE   FRANÇAISE. 

panl  dans  le  pays,  les  incompatibilités  de  caractère, 
les  rivalités  de  prééminence,  les  froissements  in- 
times, préparaient  des  divisions  successives.  La 
vérité  oblige  à  dire  que  la  période  héroïque  de  la 
monarchie  de  Juillet  était  finie,  quand  se  forma  le 
ministère  auquel  le  comte  Mole  donna  son  nom 
(6  septembre  1836). 

Un  autre  problème  se  pose  alors  :  Comment 
après  avoir  fondé,  défendu  la  royauté  constitu- 
tionnelle de  son  choix,  la  bourgeoisie  l'a-t-elle 
laissé  se  dépopulariser,  s'affaisser  et  périr?  Que 
lui  a-t-il  manqué?  Ou  bien  y  a-t-il  dans  la  société 
française  une  soite  de  vice  caché,  qui  arrête  la 
formation  de  l'esprit  politique  et  fait  obstacle  à 
toute  tradition  gouvernemeulale  durable  ? 


Qu'étaient  par-dessns  tout  les  bourgeois  au 
pouvoir?  D'incomparables  hommes  d'affaires.  Leur 
esprit  étendu  mais  positif,  ardent  mais  pratique, 
remplaçait  l'imagination  inventive  par  l'éiévalion 
des  facultés  usuelles,  portées  à  leur  plus  haute 
])uissance.  Les  faits  exerçaient  un  empire  prédomi- 

int  sur  leur  intelligence;  et  leur  bon  sens  supé- 
1  icur,  quand  il  s'agissait  des  réalités  tangibles,  maî- 
trisait tout  en  eux,  aussi  bien  les  théories  que  l'en- 
thousiasme. 

Ils  n'éiaienipas  comme  leurs  fils  :  ils  aimaient  la 
société  dans  laquelle  ils  étaient  nés,  et  ils  y  croyaient. 
Us  n'en  étaient  pas  encore  venus  à  rompre  leur  so- 


m 


360  LA  BOUr.GEOISIE  FRANÇAISE 

lidarilé  étroite;  contents  d'eux-mêmes,  el  ne  vou- 
lant qu'eux,  ni  plus  ni  moins,  ils  possédaient  au 
plus  haut  degré  l'instinct  des  intérêts. 

Quelle  nation  a  présenté  une  réunion  plus  com- 
plète de  législateurs  éclairés,  de  financiers  habiles, 
d'industriels  avisés?  Ils  n'étaient  pas  seulement  ju- 
dicieux, instruits  sur  toutes  les  questions  adminis- 
tratives; mais  ils  avaient  le  langage  précis,  clair,  et 
leur  éducation  classique  faisait  d'eux  de  remar- 
quables rédacteurs  de  projets  de  loi. 

Il  faudrait  citer  Vivien,  Macarel,  Renouard, 
F.  Real,  Calmon,  Dupin,  Baude,  Ducos,  Legraiid, 
Hippolyte  Passy,  Rivet,  Bérenger,  Vuitry,  llumann, 
Girod,  d'Argout,  Gouin,  Delessert,  Ganneron , 
Odier,  Boinvilliers,  Darblay,  Duvergier,  Schneider, 
Dumon,  Duchatel,  Dufaure,  Thiers.  En  dehors 
de  M.  Guizot  et  de  quelques-uns  de  ses  amis,  de- 
mandant à  la  raison  plus  qu'aux  faits  la  justifi- 
cation des  moyens  de  gouvernement,  les  classes 
moyennes  présentaient  les  aptitudes  les  plus 
variées  et  les  facultés  d'assimilation  les  plus  extra- 
ordinaires. 

Leurs  entreprises  portèrent  d'abord  sur  les  inté- 
rêts industriels  et  sur  les  intérêts  agricoles.  La  mo- 
narchie bourgeoise  succédait,  en  effet,  à  deux  gou- 


sous   LK   IIÈGNK    DE  LO  L  IS-i'H  1 1. 1  Pl'E.         361 

vernements  qui,  sous  ces  divers  rapports, n'avaient 
pas  accompli  leur  lâche.  L'Empire,  qui  avait  fait 
l)C!aucoup,  avait  encore  plus  détruit;  comme  res- 
sources matérielles,  il  nous  avait  laissés  fort  arriérés 
et  fort  dépourvus.  La  Restauration  était  un  gouver- 
nement indolent,  peu  disposé  à  s'engager  dans  de 
grands  travaux  qui  exigeaient  le  concours  actif  et 
confiant  des  chambres  et  du  pays.  La  bourgeoisie 
de  1830  était  résolue  au  contraire  à  donner  à  son 
gouvernement  un  caractère  d'ulililé.  Elle  satisfaisait 
ainsi  ses  goûts  et  en  même  temps  elle  obéissait  à 
une  pensée  politique.  Elle  voulait  diriger  vers  les 
œuvres  de  la  paix  l'ardeur  nationale  qui  s'était  pas- 
sionnément ranimée. 

Elle  apportait  du  recle,  dans  l'applicalion  des 
nouveautés  et  des  inventions  industrielles,  la  cir- 
conspection et  la  prudence  dont  elle  ne  pouvait  se 
départir  sans  mentir  à  son  origine.  En  douze  an- 
nées, son  gouvernement  avait  consacré  452  mil- 
lions au  développement  des  voies  de  communica- 
tion, lorsque  la  question  des  chemins  de  fer  s'im- 
posa. Les  hésitations  avaient  duré  cinq  ans.  Enfin 
en  1842  la  bataille  fut  gagnée  par  le  rapport  de 
M.  Dufaure.  Les  législateurs  avaient  trouvé  dans 
la  division  du  travail  entre  l'Élat  et  les  compa- 

21 


362  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

gnies  le  secret  d'une  transaction  qui  facilitait  le 
développement  progressifdes voies  ferrées;  on  était 
loin  du  désarroi  des  idées  et  des  erreurs  écono- 
nriiques  qui  avaient  signalé  les  premiers  débats. 

A  la  Cluse  commerciale  et  financière  des  pre- 
miers temps  succédait  une  période  d'épanouisse- 
ment de  prospérité.  Dans  les  questions  écono- 
miques, la  haute  bourgeoisie  apportait  un  système 
arrêté,  et  se  défiait  des  théories  qui  commençaient 
à  être  en  laveur.  Très  prolectionnisle,  elle  voyait  en 
M.  Thiers  l'apôtre  d'un  régime  prohibitif  qui  dé- 
passait, dans  son  application,  la  législation  doua- 
nière de  M.  de  Saint-Gricq.  Jamais  l'exclusion  de  la 
concurrence  étrangère  n'avait  été  érigée  en  dogme, 
avec  plus  d'assurance,  que  dans  l'exposé  des  motifs 
du  projet  de  loi  des  douanes  présenté  par  M.  Thiers, 
quand  il  était  ministre  du  commerce.  Il  obéissait  à 
cette  idée  générale  profundément  enracinée  dans  la 
bourgeoisie,  que  la  protection  du  gouvernement 
est  nécessaire  aux  divers  développements  intellec- 
tuels, moraux,  industriels,  de  la  nation. 

Un  esprit  plus  ouvert,  M.  Duchâtel,  avait  saisi 
l'opinion  de  la  question  de  la  réforme  commerciale 
en  ouvrant  une  enquête;  mais  il  n'avait  d'appui 
que  dans  les  ports  du  Havre  et  de  Bordeaux.  Les 


sous  LE   RÈGNE   DE   LO  UIS- Pli  ILIPPE.         363 

villes  de  fabriques  se  prononçaient  pour  le  main- 
lien  de  la  proliibilion. 

Parmi  les  puissances  commerciales,  la  France 
était  celle  qui  s'était  déployée  avec  le  plus  de  len- 
teur. La  législation  de  1817  avait  élevé  autour  de 
nos  frontières  une  sorte  de  muraille  de  Chine, 
toute  crénelée  de  droits  protecteurs.  Cependant, 
malgré  notre  armée  de  douaniers,  le  monopole  in- 
dustriel et  le  monopole  électoral  se  prêtant  un  mu- 
tuel appui,  une  révolution  se  produisait  dans  le 
travail.  Les  efTorls  des  fabricants  étaient  considé- 
rables. La  paix  développait  chaque  jour  des  besoins 
nouveaux,  enfants  du  caprice  de  la  mode  plutôt 
que  de  la  nécessité.  Aucune  nation  ne  pouvait  lut- 
ter contre  nous  pour  le  fini,  le  bon  goût  et  le  bas 
prix  de  la  main  d'œuvre  en  bijouterie  et  en  orfèvre- 
rie. Les  manufactures  de  draps  acquéraient  un 
supériorité  caractérisée  pour  l'éclat  et  la  cou- 
leur. Le  problème  d'application  de  la  mécanique 
au  traitement  du  lin  et  du  chanvre  avait  été 
résolu  avec  bonheur.  Des  machines  avaient  été 
inventées,  aussi  puissantes,  aussi  parfaites  que 
celles  qui  déterminèrent  le  développement  inouï 
de  la  fabrication  du  coton.  Le  lin  se  travaillait 
avec  une  économie  et  une  perfection  jusqu'alors 


364  LA   BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

inconnues;  peu  à  peu  l'oulillaiiC  anglais  s'intro- 
saitdansles  filatures  de  Normandie  et  desFlandres. 
Ce  fut  un  sujet  de  légitime  fierté  pour  les  classes 
moyennes  que  les  trois  expositions  qui  se  succédè- 
rent pendant  le  règne  de  Louis-Philippe.  Un  ave- 
nir de  richesse  s'ouvrait,  grâce  à  la  direction  im- 
primée à  la   production.  Toutes   les  professions 
utiles  étaient  respectées  et  honorées,  à  mesure  que 
l'oisiveté  perdait  de  son  crédit.   Par  suite  de  la 
règle  de  solidarité  dans  les  progrès  de  la  fortune, le 
prix  du  fermage  augmentait  partout.  La  terre  ac- 
quérait à  chaque  mutation  une  valeur  vénale  plus 
considérable.  Il  était  facile  de  juger  que,  sans  l'exis- 
tence des  causes  qui  avaient  retardé  chez  nous  le 
développement  de  l'industrie  du  fer,  nous  aurions 
fait  encore  de  tout  autres  progrès  dans  l'avance- 
ment des  arts  mécaniques.  Sauf  cette  lacune  qui 
atteignait  nos  filatures,  quel  éclat,  quelle  variété 
de  dessins  dans  les  tissus  de  nos  riches  vallées 
d'Alsace  et  de  Sainte-Marie  aux  Mines  I  Combien 
l'émulation  des  fabricants  dans  l'ameublement  et 
l'industrie  artistique  s'était  inspirée  du  renouvelle- 
ment de  l'art  !  S'agissait-il  de  soieries? On  ne  trou- 
vait rien  qui  pût  rivaliser  avec  les  produits  des 
manufactures  lyonnaises. 


l 


sous   LE   RÈGNE   DE  LOUIS-PHILIPPE.         3G5 

Celle  preuve  de  raccroissemenl  de  l'aisance  dans 
les  classes  moyennes,  l'examen  des  recettes  du 
budget  la  donnait  aussi.  En  1828,  le  revenu  ordi- 
naire ne  s'élevait  pas  à  900  millions;  dix  années 
après,  il  dépassait  1250  millions.  Malgré  les  entraves 
(lonl  notre  commerce  extérieur  était  chargé,  il  n'a- 
vait laissé  d'augmenter  d'année  en  année.  Du  chiffre 
de  1  211  millions,  où  elle  était  en  1830,  l'expor- 
tation s'était  élevée  en  1844-  à  2340  millions,  c'est- 
à-dire  qu'elle  avait  presque  doublé  en  quinze  ans. 

L'épargne  avait  suivi  du  même  pas  les  progrès 
de  la  fortune  publique.  L'économie, cette  qualité  si 
éminemment  bourgeoise,  ne  s'était  pas  perdue.  En 
1820,  treize  caisses  d'épargne  seulement  étaient 
établies  en  France.  L'institution  prit  un  tel  déve- 
loppement, qu'en  1835,  on  comptait  déjà  cent 
trenle  et  une  caisses  d'épargne  autorisées.  Les 
doctrines  sur  lesquelles  leur  propérilé  reposait 
étaient  partout  répandues;  les  lois  de  juin  1834  et 
mars  1837  facilitaient  encore  leur  extension.  Le 
bien-être  individuel  descendait  de  plus  en  plus  dans 
les  masses  populaires  et  les  transformait. 

De  plus  en  plus  les  contremaîtres  acquéraient 
celle  capacité  professionnelle  qui  imprime  l'impul- 
sion à  l'atelier.  L'esprit  mercantile  s'emparait  de  la 


366  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

société  bourgeoise  et  devenait  un  des  traits  de  la 
physionomie  générale  du  temps. 

Mais,  si  les  classes  moyennes,  en  dehors  de  la 
charité,  ne  se  préoccupaient  pas  suffisamment  du 
sort  des  classes  ouvrières  et  du  mouvement  social, 
elles  reprenaient  dans  les  lois  d'organisation  admi- 
nistrative leur  supériorité  et  leur  influence  libérale. 

Les  lois  municipales  des  21  mars  1831  et  18  juil- 
let 1837,  celles  sur  les  conseils  généraux  du  22  juil- 
let 1833  et  10  mai  1838,  la  loi  du  21  mai  1836  sur 
les  chemins  vicinaux,  celle  du  20  juin  1838  sur 
les  aliénés,  celle  du  3  mai  18'41  sur  l'expropriation 
pour  cause  d'utilité  publique,  la  loi  du  29  avril 
1835  sur  les  irrigations,  ont  posé  les  principes  à 
l'administration  française.  Toutes  ces  lois,  par  leur 
point  de  départ,  se  rattachent  aux  idées  chères  à 
la  bourgeoisie  et  sont  marquées  au  coin  de  l'esprit 
pratique  et  utilitaire. 

C'est  particulièrement  dans  les  discours  de 
M.  Thiers  sur  les  questions  municipales  qu'on 
retrouve  tout  vibrants  encore  les  sentiments  com- 
muns des  Chambres  sous  la  monarchie  de  Juillet. 

Depuis  la  loi  du  28  pluviôse  an  yiii,  nulle  modi- 

1.  Voy.  Discours  de  M.  Thiers,  la  janvier,  6  et   7  mii  1833, 
28  février  183  i. 


sous   L'ù  RÈGNE  DE   LOUIS-PHILIPPE.        367 

fjcatinn  n'avait  été  introduite  dans  le  régime  mu- 
nicipal et  départemental.  La  Charte  de  1830  promit 
que,  dorénavant,  il  serait  fondé  sur  l'éleclion.  La 
première  loi  municipale  appartient  à  l'époque  où 
la  tendance  révolutionnaire  de  Juillet  dominait  en- 
core le  gouvernement.  Le  nombre  des  électeurs 
municipaux  égalait  presque  celui  des  gardes  natio- 
naux en  activité.  Il  était,  suivant  le  rapport  au  roi, 
de  2,872,089  citoyens.  La  base  de  l'élection  com- 
munale, plus  étendue  que  l'électorat  politique,  en 
différait  essentiellement  par  l'assiette  même  du 
droit.  On  était  électeurpolitiqueà  l'âge  de  vingt-cinq 
ans,  électeur  communal  à  vingt  et  un  ans.  Le  cens  de 
deux  cents  francs  conférait  seul  le  droit  de  prendre 
part  à  la  nomination  des  députés.  En  malière 
d'élections  municipales,  la  capacité  formait  un  litre 
distinct,  concurremment  avec  la  richesse,  et  l'on 
avait  égard  au  nombre  des  habitants.  L'électorat 
municipal  admettait  ou  excluait,  selon  les  localités, 
les  classes  ouvrières  et  les  dernières  régions  des 
classes  moyennes.  L'ouvrier  des  campagnes  avait 
droit  de  cité  ;  mais  la  bourgeoisie  avait  redouté 
l'esprit  démocratique  des  grandes  villes  et  avait 
établi  des  conditions  qui  écartaient  l'ouvrier  ap- 
partenant aux  centres  industriels. 


368  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

Les  teiilalives  de  décentralisation,  avons-nous 
besoin  de  l'apprendre,  ne  trouvèrent  pas  bon  ac- 
cueil. M.  Thiers  en  fut  à  diverses  reprises  l'adver- 
saire opiniairc.  «  Nous  voulons,  disait-il,  faire  abou- 
tir la  vie  sociale  au  centre  de  l'Elat;  nous  voulons 
réaliser  ce  grand  phénomène  moderne  :  celui  de 
faire  vivre  le  corps  social  dans  une  grande  unité... 
Savez-vous  pourquoi  la  Restauration,  en  nous  fai- 
sant un  mal  moral  et  politique  immense,  n'a  pas 
cependant  froissé  les  intérêts  matériels  ?  c'est  qu'elle 
a  respecte  la  vieille  administration  de  l'Empire,  qui 
en  savait  plus  qu'elle  et  qu'elle  a  laissée  aller...  Ce 
n'est  pas  nous  qui  sommes  rétrogrades;  c'est  nous 
qui  défendons  la  Révolution  vivante.  En  affranchis- 
sant les  grandes  communes  vous  détruisez  l'unité, 
vous  portez  un  coup  de  hache  au  pied  de  l'arbre.  » 

De  semblables  paroles  étaient  l'expression  des 
traditions  administratives  et  de  la  notion  de  l'État 
qui  s'était  formée  chez  les  classes  moyennes.  Elles 
restaient  (idèles  à  leurs  principes,  en  applaudissant 
leur  orateur,  quand  il  s'écriait  :  «  C'est  nous  qui 
sommes  les  apôtres  de  la  véritable  unité,  de  cette 
unité  qui  fait  la  force  et  la  gloire  de  notre  gou- 
vernent; nous  avons  cherché  à  propager  l'œuvre  de 
89,  delà  Conventions  de  Napoléon  lui-même.  Nous 


sous   LE   RÈGiNK  DK  LOUIS-PHILIPPE  oG3 

sommes  les  défenseurs  de  cette  unité  que  vous  ap- 
pelez centralisation,  et  qui  n'est  autre  chose  qu'une 
règle,  qu'une  justice.  > 

La  loi  qui  organisa  les  conseils  généraux  n'était 
pas  l'effet  de  la  même  initiative.  La  Chambre  des 
pairs  s'était  réservée  de  régler,  à  son  image,  et 
dans  un  intérêt  conservateur,  l'organisation  des 
assemblées  départementales.  L'influence  de  l'esprit 
local  était  précisément  ce  que  les  pairs  avaient 
voulu  constituer.  Le  rapporteur  ne  laissait  aucun 
doute  à  cet  égard  ;  et  ce  rapporteur  était  l'une  des 
intelligences  les  plus  pondérées,  les  plus  péné- 
trantes de  son  temps,  un  des  personnages  les  plus 
mêlés  aux  événements  importants  depuis  trente 
années,  M.  de  Barante. 

Sur  presque  tous  les  points  de  la  France,  la 
grande  propriété  dicta  les  choix. 

Le  caractère  des  conseils  généraux,  pendant  la 
monarchie  de  1830,  fut  la  prudence  administrative 
la  plus  complète  unie  à  une  sollicitude  fervente 
pour  l'amélioration  de  tous  les  intérêts  agricoles. 

Avec  des  institutions  provinciales  ainsi  réglées, 
la  bourgeoisie,  imbue  encore  des  idées  du  xviii' siè- 
cle, voulait  assurer  son  influence  prépondérante 
vis-à-vis  des  idées  fausses,  incohérentes  et  pourtant 


370  A  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

actives  dont  les  jeunes  générations  étaient  remplies. 
Ce  fut  son  honneur  de  comprendre  que,  pour  lut- 
ter contre  ce  péril,  une  bonne  instruction  primaire 
argement  répandue  éta  t  le  plus  utile  remède. 

L'État  doit  offrir  l'instruction  élémentaire  à 
toutes  les  familles  et  la  donner  graluitemenl  à 
celles  qui  ne  peuvent  pas  la  payer  :  tel  fut  le  prin- 
cipe libéral  qui  inspira  l'admirable  loi  de  1833,  loi 
qui  aurait  suffi  pour  immortaliser  M.  Guizot.  Les 
conseillers  de  l'Université,  qui  s'appelaient  alors 
Villemain,  Cousin,  Poisson,  Thénard,  Rendu,  Gue- 
neau  de  Mussy,  avaient  apporté  dans  l'examen  du 
projet  les  mêmes  préoccupations  morales  que  leur 
ministre.  Ces  esprits  émiaents  pensaient  que,  pour 
améliorer  la  condition  humaine,  il  fallait  épurer  et 
éclairer  les  âmes.  La  loi  revêtit  dès  lors  un  carac- 
tère hautement  spiritualiste. 

La  discussion  révéla  de  la  part  de  la  bourgeoisie 
la  volonté  de  donner  aux  autorités  municipales 
une  influence  décisive  sur  l'instruction  primaire. 
Ce  fut  le  premier  degré  de  cet  ensemble  d'ensei- 
gnements qui  s'appelle  l'Université  de  France. 

La  pensée  élevée  du  noble  esprit  qui  créa,  on 
peut  le  dire,  le  maîtie  d'école,  se  montrait  dans  la 
circulaire  rédigée  sous  son  inspiration  par  M.  Charles 


I 


sous   LE   RÈGNE   DE  LOUIS-PHILIPPE.         371 

de  Rémusat  et  qui  avait  été  envoyée  directement  à 
chaque  instiluteur.  On  y  lisait  des  mots  comme 
ceux-ci  :  «  En  vous  confiant  un  enfant,  chaque  fa- 
mille vous  demande  de  lui  rendre  un  honnête 
homme  et  un  citoyen...  La  foi  dans  la  Providence, 
la  sainteté  du  devoir,  la  soumission  à  l'autorité 
paternelle,  le  respect  dû  aux  lois,  au  prince,  aux 
droits  de  tous,  tels  sont  les  sentiments  que  l'insti- 
tuteur s'attachera  à  développer...  Jamais,  par  sa 
conversation  ou  son  exemple,  il  ne  risquera  d'é- 
hranlerchez  les  enfants  la  vénération  due  au  bien.  » 
La  bourgeoisie  s'honoraiten  s'associant  à  ces  leçons, 
en  toute  occasion,  dans  les  comices  agricoles, 
dans  les  concours  régionaux  qu'elle  présidait.  La 
loi  de  1833  avait  le  mérite  de  constituer  un  système 
sûr  et  complet,  dont  toutes  les  parties  se  soute- 
naient les  unes  les  autres;  elle  avait  de  plus  un 
caractère  essentiellement  pratique.  Aussi  fit-elle 
un  bien  immense;  elle  formait  des  maîtres,  d'une 
instruction  bornée  peut-être,  mais  solide,  des 
instituteurs  patients,  modestes,  pénétrés  de  l'idée 
de  sacrifice  et  de  devoir. 

Si  dans  l'instruction  primaire  le  gouvernement 
de  la  bourgeoisie  avait  eu  tout  à  fonder,  il  n'en 
était  pas  de  même  dans  l'instruction  secondaire. 


372  LA  BOUKGEOISIli  FRANÇAISE 

Là  régnait  en  souveraine  l'Université,  l'aiixiliairc 
et  l'éducatrice  des  classes  moyennes.  Bien  que  la 
liberté  de  l'enseignement  eût  été  promise  dans  la 
Charte,  elles  y  résistaient.  C'était  un  principe,  pour 
elles,  qu'en  matière  d'éducation,  hors  de  l'enceinte 
de  la  famille,  l'État  était  souverain.  Elles  avaient 
conservé  à  l'Université  leur  sympathie  et  leur  con- 
fiance. 

N'avait-elle  pas,  enefTet,  été  fondée,  celte  Univer- 
sité, pour  les  rendre  dignes  et  capables  de  gou- 
verner? Est-ce  qu'elle  n'était  pas  destinée  à  former 
les  professions  libérales,  à  préparer  les  générations 
nouvelles  à  rintelligencede  leur  époque? 

Renoncer  au  principe  de  la  souveraineté  de  l'Éiat 
en  matière  d'instruction  publique,  la  Reslauraiion 
elle-même  n'avaitpas  osé  le  tenter.  L'esprit  laïque, 
comme  disait  M.  Guizot,  restait  âprement  défiant 
et  ne  se  croyait  pas  en  sûreté  si  ses  rivaux  dé- 
ployaient les  libertés  qu'il  avait  conquises.  Aussi, 
malgré  les  efforts  renouvelés,  la  loi  créant  la  liberté 
de  l'enseignement  secondaire  ne  put-elle  jamais 
aboutir.  On  passait  pour  un  jésuite  déguisé,  pour 
un  clérical,  si  l'on  s'avisait  de  défendre  le  régime 
de  la  libre  concurrence  entre  les  établissements 
d'instruction  publique. 


sous  LK   KÈGNE  DE   LOUIS-PHILIPPE.         :J  3 

II  faut  le  reconnaître,  des  injures  et  des  calomnies 
odieuses  se  mêlaient  aux  revendications  de  la  liberté 
d'enseignement  et  les  dénaturaient.  La  bourgeoisie 
s'irritait  du  pamphlet  du  chanoine  Desgarets,  le 
Monopole  universitaire,  et  des  invectives  passion- 
nées de  VAmi  de  la  religion  et  de  la  Gazelle  de 
France.  Ces  emportements  ne  facilitaient  pas 
l'adoption  d'une  bonne  loi'.  Le  clergé  soutenait 
en  théorie  une  cause  jusie.  Le  terrain  sur  lequel  il 
luttait  élait  solide,  constitutionnel;  mais  que  fai- 
saient ceux  qui  parlaient  en  son  nom?  Ils  récla- 
maient aussitôt  la  direction  exclusive,  le  monopole 
de  l'enseignement,  comme  un  droit  inhérent  à 
l'Eglise;  ils  s'efforçaient  d'établir  que  l'Université 
était  indigne  d'enseigner.  C'était  vouloir  réveiller 
toutes  les  passions  philosophiques  assoupies. 

Il  s'était  pourtant  accompli  dans  le  milieu  de  la 
bourgeoisie  un  véritable  apaisement  vis-à-vis  du 
personnel  religieux  et  du  catholicisme  lui-même. 
Le  clergé  avait  si  bien  uni  son  sort  à  celui  de 
Chai'les  X,  que,  Charles  X  renversé,  les  prêtres 
s'étaient  crus  menacés  dans  leurs  personnes.  Un 
certain  nombre  le  furent  en  effet.  Dans  les  grandes 

i.  Voy.  Tocquôville,  Correspondance,  6  décembre  1843. 


374  LA   BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

villes,  ils  durent  quitter  leur  costume.  On  se  rap- 
pelle le  pillage  de  l'archevêché,  en  février  1831.  A 
Paris,  l'image  du  Christ  était  enlevée  de  la  cour 
d'assises.  La  législature  diminuait  le  budget  des 
cultes;  le  mot  religion  de  VElat  était  rayé  de  la 
Charte  ;  les  évêques  promus  à  la  pairie  par  Charles  X 
perdaient  leur  siège.  Les  autres  s'abstenaient  de 
prendre  part  aux  séances.  Le  ministère  des  affaires 
ecclésiastiques  était  supprimé.  Le  clergé,  désor- 
mais sans  influence  dans  l'administration  et  la  po- 
litique, était  renfermé  avec  vigilance  dans  les 
limites  de  sa  profession. 

Quelques  années  à  peine  s'étaient  écoulées,  que 
la  tolérance  et  la  neutralité  reparaissaient  dans  les 
rapports  de  la  bourgeoisie  et  du  clergé.  L'habit  du 
prêtre  n'était  plus  outragé  ;  le  Christ  en  1837  était 
replacé  dans  la  salle  de  la  cour  d'assises  ;  les  cardi- 
naux voyaientleur  subvention  rétablie;  des  sommes 
considérables  étaient  affectées  à  la  construction  et 
à  la  réparation  des  églises  et  des  presbytères,  les 
pensions  ecclésiastiques  étaient  plus  que  doublées. 

La  séparation  de  la  religion  et  de  la  politique, 
la  certitude  que  le  pouvoir  ne  spéculerait  plus  sur 
les  croyances,  donnèrent  même  au  mouvement 
religieuxun  développement  inattendu. 


sous   LE  KÈG.NE  DE   LCUIS-PHILIPPE.         375 

C'était  surtout  chez  les  jeunes  gens  qu'un  senti- 
ment catholique  puissant  se  découvrait;  les  nou- 
velles générations  bourgeoises  rompaient  complc- 
tement  avec  l'esprit  du  xviir  siècle;  les  églises 
commençaient  à  être  fréquentées;  la  foule  encom- 
brait Notre-Dame.  «  C'est  plaisir  de  voir  cette  jeu- 
nesse française  venir  d'elle-même,  indépendante  et 
généreuse,  chercher  des  enseignements,  apporter 
des  croyances,  au  pied  de  ces  mêmes  autels,  oîi 
jadis  on  ne  voyait  que  des  fonctionnaires  publics  en 
extase,  tremblant  devant  une  inquisition  invisible, 
que  des  pénitents  de  cour,  des  pharisiens  du  minis- 
tère'. » 

Les  pères  restaient  gallicans.  M.  Dupin  était  tou- 
jours sur  la  brèche  lorsqu'il  s'agissait  des  droits 
du  pouvoir  laïque.  La  publication  en  France,  sans 
autorisation  préalable,  d'une  bulle  relative  à  l'Es- 
pagne, et  prescrivant  des  prières  publiques  en  fa- 
veur de  la  cause  absolutiste  de  la  péninsule,  moti- 
vait les  protestations  de  l'ancien  amideMonllosier, 
protestations  qui  se  résumaient  en  ces  mots  :  «  Il 
y  a  deux  branches  de  la  môme  famille  en  Espagne 
et  en  France.  Voyez  ce  que  les  moines  ont  fait  de 

1.  YiconUc  de  Launay,  15  mers  1837. 


376  LA   ROURGEOISIK   FIIANÇAISE 

l'une,  et  ce  que  l'Université  a  fait  de  l'autre*.  » 
Tandis  que  les  débats  sur  la  liberté  de  l'ensei- 
gnennent  mettaient  aux  prises  la  vieille  bourgeoisie 
et  le  jeune  parti  catbolique,  la  réconciliation  se  fai- 
sait peu  à  peu  en  province avecle  clergé  paroissial. 
Mais  leurs  instincis  rendaient  nos  pères  toujours 
méfiants  ou  hostiles  vis-à-vis  des  congrégations 
d'hommes.  M.  Guizot  essayait  bien  de  leur  démon- 
trer qu'en  matière  d'instruction  publique  tous  les 
droits  n'appartiennent  pas  à  l'État;  que,  si  l'Élat  a 
le  devoir  de  distribuer  l'enseignement,  de  !e  diriger 
dans  ses  propres  établissements,  de  le  surveiller 
partout,  il  ne  peut  pas  l'imposer  arbitrairement 
aux  familles  contre  leurs  vœux;  les  bourgeois  sur- 
vivants de  la  Restauration  voyaient  les  jésuites  der- 
rière 1.1  liberté  d'enseignement  et  regrettaient  le 
régime  de  l'Université  impériale. 

La  lutte  entre  l'Église  et  l'État  changeait  donc 
de  caractère.  Elle  devenait  la  guerre  entre  l'épisco- 
pat  et  l'Université.  Les  résultats  n'en  furent  pas 
moins  considérables.  Ils  emportèrent  dans  ces  co- 
lères jusqu'aux  dernières  traces  du  gallicanisme. 
Malgré  la  sagesse  du  gouvernement  de  Juillet,  les 

1.  Voy.  Mémoires  de  Dupin,    18  mai  18i2. 


sous   LE   RÈGNE  DE   LOUIS   PHILIPPE.  377 

doctrines  ultramontaines  devenaient  maîtresses 
des  âmes  pieuses,  tandis  que  l'Université  demeu- 
rait le  représentant  fidèle  de  l'esprit,  des  idées, 
des  mœurs  laïques  et  honnêtement  libérales  de  la 
société  bourgeoise. 

Les  échos  de  celte  bataille  retentissaient  dans 
la  célèbre  interpellation  que  lit  M.  Thiers  en  18i5 
sur  les  jésuites.  M.  Rossi,  chargé  de  négocier  avec 
la  cour  de  Home,  atteignait  son  but,  et,  le  6  juillet 
de  cette  année-là,  le  Moniteur  annonçait  que  les 
maisons  des  jésuites  seraient  fermées  en  France  et 
leur  noviciats  dissous. 

La  bourgeoisie  se  contenta  de  ces  concessions. 
Comme  le  gouvernement  ne  s'était  pas  donné  au 
clergé  et  que  le  clergé  ne  s'était  pas  donné  au  gou- 
vernement, les  dernières  années  du  règne  de  Louis 
Philippe  s'écoulèrent  dans  une  cordiale  confiance 
qui  devait  rendre  les  prêtres  des  paroisses,  au 
lendemain  de  1848.  populaires  et  respectés. 


VI 


Maintenant  que  nous  connaissons  la  doctrine 
sociale  et  politique  des  générations  bourgeoises  de 
1830,  quelles  modifications  furent  apportées  dans 
leurs  goûts,  dans  leurs  usages,  par  la  possession 
du  pouvoir? 

La  manie  des  places  était  entrée  profondément 
dans  les  mœurs  provinciales.  Il  fallait  être  nommé 
à  quelque  emploi  sous  peine  d'être  discrédité. 
On  se  rappelle  les  vigoureux  vers  de  la  Curée  de 
Barbier.  Le  poète  ne  fit  que  flétrir  énergiquement 
l'insurrection  des  solliciteurs,  cette  levée  en  masse 
des  coureurs  de  fonctions  publiques,  se  précipi- 
tant d'une  antichambre  dans  une  autre.  Le  mou- 


LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE.  379 

vement  se  répandait  du  nord  au  midi  de  la  France. 
Chaque  département  envoyait  ses  recrues.  Comme 
La  Bruyère  connaissait  bien  le  tempérament  natio- 
nal, lorsqu'il  écrivait  :  «  Il  faut  en  France  beau- 
coup de  fermeté  et  une  grande  étendue  d'esprit 
jour  se  passer  des  charges  et  des  emplois  et  con- 
sentir ainsi  à  demeurer  chez  soi  !  »  Le  fonctionna- 
risme remplace  chez  les  démocrates  l'aristocratie. 
C'est  la  seule  inégalité  qu'ils  tolèrent,  parce  qu'ils 
espèrent  tous  l'atteindre. 

La  révolution  de  Juillet  avait  porté  le  dernier 
coup  à  l'influence  de  la  petite  noblesse,  la  seule  qui 
en  province  restât  mêlée  aux  affaires.  La  bour- 
geoisie ne  pouvait  pas  espérer  la  remplacer  du  soir 
au  lendemain  dans  son  influence  territoriale.  Le 
haut  fonctionnaire  pouvait  seul,  aux  yeux  des  élc- 
teurs  censitaires,  répondre  aux  besoins  d'amour- 
propre  à  satisfaire  et  dominer  des  populations 
habituées  encore  au  respect.  Ce  devait  être  le  péril 
d'un  gouvernement  si  péniblement  établi,  que  l'in- 
vasion de  la  Chambre  des  députés  par  les  fonction- 
naires. Tout  en  donnant  l'illusion  d'une  repré- 
sentation sincère  du  pays,  ils  faussaient,  par  leur 
trop  grand  nombre,  le  caractère  de  l'opinion  pu- 
blique. 


380  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISK 

Mais  ce  n'était  là  qu'un  des  accidents  de  la  crise 
sociale  et  morale  qui,  depuis  le  siècle  dernier,  tra- 
vaille la  nalion  française. 

Livrées  dans  les  premières  années  de  1830  à  tous 
les  excès  de  la  pensée,  une  science  superficielle  et 
une  philosophie  irréfléchie  avaient  affiché  la  pré- 
tention de  refaire  l'essence  même  de  la  société,  de 
créer  de  toutes  pièces  une  morale  et  une  religion, 
de  supprimer  la  liberté  de  l'individu.  L'apparition 
bruyante  du  foiirrién'sm'  et  surtout  du  sainl- 
simonisme  étonna  plus  qu'elle  ne  séduisit  les 
classes  moyennes.  Leur  fond  indestructible  de  bon 
sens  ne  fut  pas  entamé.  Une  fois  la  curiosité  satis- 
faite, les  esprits  sévères  rappelèrent  que  l'intention 
ne  justifie  pas  les  moyens.  Le  mercantilisme  appela 
à  lui  les  intelligences  les  plus  distinguées  que  le 
sensualisme  avait  fini  par  écarter  de  la  jeune  école. 

La  majorité  de  la  bourgeoisie  parisienne  ne  ré- 
sista pas  seulement  aux  utopies  et  aux  aventures; 
le  choléra  mit  à  Tépreuve  son  courage  moral  sans 
qu'il  faiblît. 

Tandis  que  d'effroyables  accusations  d'empoi- 
sonnement renouvelées  du  moyen  âge  excitaient 
la  population  à  d'horribles  désordres,  tandis  que 
ce  vieux  limon  de  barbarie,  qui,  dans  des  temps 


sous   LE   RÈGNE  DE   I.OU  IS-PHILI PPE.         381 

paisibles,  repose  au  fond  dus  âmes  aveugles,  re- 
monlait  à  la  surface,  la  fermeté  du  bourgeois  de 
Paris  ne  se  démentait  pas.  Il  était  inquiet  pour  les 
autres,  et  non  pour  lui-même;  et  cependant,  en  de 
certains  jours,  les  voitures  de  déménagement, 
devenues  le  corbillard  des  pauvres,  se  succédaient 
sans  interruption;  et  «  ce  qu'il  y  avait  de  plus  ef- 
frayant, ce  n'était  pas,  a  écrit  un  témoin,  ces  morts 
entassés  pêle-mêle,  c'eîail  l'absence  de  parents  et 
d'amis  derrière  le  char  funèbre;  c'était  le  passant 
s'éloignant  avec  effroi  du  triste  convoi  »*.  La  bour- 
geoisie n'interrompit  pas  ses  soirées.  Elle  imita  la 
famille  royale,  qui  visitait  les  hôpitaux,  et  donna 
l'exemple  du  dévouement  et  de  la  charité. 

Cette  possession  de  soi-même,  elle  était  bien  rare 
dans  ces  années-là  :  une  sève  de  vie  universelle 
circulait  impétueusement.  Tout  germait,  tout  bour- 
geonnait à  la  fois.  C'était  pour  l'imagination  et  pour 
l'art  un  temps  merveilleux.  Le  réveil  qui  s'était 
produit  pendant  la  Restauration  s'accentuait  dans 
la  poésie,  dans  le  roman,  dans  la  peinture.  Tous 
ceux  qui  savaient  gagner  leur  vie,  depuis  les  ban- 
quiers et  les  notaires  jusqu'aux  avocats  et  aux  né- 

1.  George  H&nd,  Histoire  de  ma  vie,  el  Correspondance  do 
Doudan* 


382  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

gociants,  étaient  l'objet  des  haines  les  plus  féroces 
en  paroles,  de  ce  monde  moustachu  et  chevelu,  de 
ces  adolescents  pâles,  qui  composaient  le  parterre, 
aux  représentations  d'Antony  et  de  Chatterton. 
Jamais  la  verve  du  crayon  et  de  la  satire  ne  s'est 
exercée  avec  plus  d'âpreté  et  de  puissance  que 
contre  ces  honnêtes  et  courageux  pères  de  famille, 
qui  n'avaient  commis  d'autres  crimes  que  de  n'a- 
voir pas  lu  Don  Juan,  M  anfied  ou  Lara.  La  carica- 
ture, sous  toutes  les  formes,  eut  toutes  les  audaces. 
Ne  se  contentant  pas  de  ridiculiser  sous  les  traits 
de  Mayeux  les  manies,  les  habitudes  de  la  vie 
domestique,  bourgeoise,  elle  remontait  jusqu'à 
Louis-Philippe,  qu'elle  déguisaitcomme  on  sait,  etau 
jeune  duc  d'Orléans  qu'elle  appelait  grand  Poulot. 

Le  ridicule  ne  tua  pas  la  bourgeoisie,  mais  la 
blessa  grièvement.  Elle  continua  d'être  souveraine, 
mais  elle  garda  de  ces  injures  toutes  littéraires  une 
méfiance  des  nouveautés  que  l'étude  des  littéra- 
tures étrangères  et  la  critique  furent  lentes  à 
modifier. 

Représentée  par  l'Académie,  elle  continuait  à 
défendre  au  théâtre,  comme  au  salon  de  peinture, 
les  mérites  de  l'école  française,  la  sagesse,  la  clarté, 
la  sobriété,  la  composition  philosophique,  le  dessin 


SODS   LE   RÈGNE   DE   LOUIS-PHILIPPE.        383 

spirituel  el  correcl.  Sans  doute  elle  aimait  plus  à 
satisfaire  sa  raison  que  ses  yeux;  miis  de  même 
qu'après  trois  années  de  distance,  !e  même  audi- 
toire des  premières  loges,  qui  avait  accueilli  par 
des  murmures,  des  rires  et  des  huées  Hernani  et 
M  avion  Delorme,  s'était  montré  silencieux  et  docile 
à  la  volonté  du  poète,  lors  de  la  représentation  de 
Lucrèce  Borgia;  de  même,  au  Salon  de  1834,  les 
Femmes  d'Alger  de  Delacroix  et  la  Bataille  des 
Cimbres  de  Decamps  entamaient  les  résistances  et 
forçaient  les  portes. 

Que  de  cris  !  que  d'injures  !  que  de  diatribes, 
dans  la  jeune  presse,  contre  le  jury  bourgeois  1 
on  ne  saurait  aujourd'hui  s'en  faire  une  idée. 
L'art  et  la  poésie  fraternisaient  en  ces  jours  de 
flamme.  Les  peintres  savaient  par  cœur  les  beaux 
vers.  Le  fond  de  leur  talent  était  fait  de  littérature. 
Aussi  ce  fut  parmi  les  artistes,  encore  plus  que 
parmi  les  écrivains,  que  domina  l'horreur  des  phi- 
listins, et  de  ce  qu'on  appelait  le  goût  bourgeois. 

Le  costume  même  n'échappait  pas  aux  raille- 
ries. 

Il  faut  l'avouer  :  les  modes  adoptées  alors  par 
les  femmes  de  la  bourgeoisie  étaient  peu  faites  pour 
plaire,  avec  la  coiffure  à  la  girafe,  le  haut  peigne 


384  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

d'écaillé,  les  manches  à  gigot,  les  jupes  couites 
laissant  voir  les  souliers  à  cothurne. 

C'était  aussi  un  spectacle  curieux  que  les  pre- 
mières soirées  données  par  Louis-Philippe  au 
Palais- Royal.  La  tolérance  du  préfet  de  police, 
M.  Girod  (de  l'Ain),  avait  permis  aux  omnibus  d'en- 
trer dans  la  cour,  et  les  officiers  de  la  garde  natio- 
nale des  quartiers  commerçants  et  de  la  banlieue, 
arrivaient  en  grande  tenue,  leurs  femmes  au  bras, 
pour  saluer  familièrement  le  roi  citoyen.  On  était 
loin  des  raouts  de  Charles  X  et  des  réceptions  au 
pavillon  de  Marsan. 

Un  souvenir  restait  dans  la  mémoire  des  Pari- 
siens :  c'était  le  bal  donné  à  l'Opéra  par  les  gardes 
nationaux,  quelques  années  après  la  révolution  de 
Juillet.  La  foule  était  telle,  que,  vers  trois  heures  de 
l'après-midi,  les  maris  en  uniforme,  les  femmes 
en  parure  de  bal  défilaient  sur  le  boulevard  en 
plein  soleil.  On  était  en  juin  ^  Ces  braves  gens  man- 
geaient résolument  dans  leur  iiacre  en  attendant 
la  fête,  sans  souci  du  ridicule.  Les  jeunes  élé- 
gants et  lesrapins,  échelonnés  sur  le  parcours,  s'en 
donnaient  à  cœur  joie.  C'était  à  qui  soulèverait 

1.  Voy.  vicomte  de  LaunsiY,  Lettres  parisiennes. 


sous  LE   RÈGNE  DE   LOUIS-PHILIPPE.         38r> 

les  Stores  des  voitures  ou  enverrait  des  bouffées  de 
tabac  sur  les  toilettes  :  aussi  la  fête  ne  se  renouvela 
plus. 

Une  sorte  de  frénésie  de  plaisirs  s'était  emparée 
de  la  bourgeoisie  parisienne.  Jamais  les  bals 
parés  ne  furent  plus  suivis  et  plus  animés  que 
de  1833  à  4838.  Le  faubourg  Saint-Honoré,  la 
Chaussée-d'Antin,  étaient  en  liesse,  pendant  que  le 
faubourg  Saint-Germain  boudait.  Ce  fut  du  reste 
la  fin  des  anciens  bals  masqués  de  l'Opéra,  de 
ces  réunions  à  peu  près  décentes,  brillantes  tou- 
jours, spirituelles  parfois.  Le  jour  où  le  galop  de 
Musard  s'y  rua,  l'élégance  et  aussi  le  bon  ton 
s'enfuirent  pour  ne  plus  revenir. 

Devant  l'invasion  des  mœurs  industrielles  et 
bruyantes,  le  terrain  sur  lequel  s'étaient  réfugiés 
les  délicats  appartenant  à  la  haute  bourgeoisie 
devenait  de  plus  en  plur.  étroit.  La  société  polie, 
bienveillante  et  lettrée,  se  recrutait  plus  difficile- 
ment. On  commençait  déjà  à  prendre  les  bourrus 
et  les  violents  pour  des  caractères,  et  l'indulgence 
que  donne  la  culture  de  l'esprit  pour  de  la  faiblesse. 
La  sympathie  sociale,  suivant  un  mot  de  M.  Guizot, 
la  tolérance  libérale  pour  la  diversité  des  ori- 
gines, des  situations  et   des  idées,  cédaient  à  la 

22 


386  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

tyrannie  des   iiilérèLs  et  des  passions  politiques. 

Elles  disparaissaient  donc,  cette  variété  et  cette 
aménité  de  rapports,  ces  conversations  aimables 
sans  but,  animées  sans  combats,  éternels  regrets 
de  ceux  qui  vivent  par  l'imagination  dans  les  sa- 
lons à  jamais  fermés  de  l'ancienne  bourgeoisie  fran- 
çaise !  où  pouvait  se  former  un  de  ces  brillants  cau- 
seurs, apte  à  tout  comprendre  et  à  tout  expliquer, 
avec  la  justesse  profonde  d'un  esprit  solitaire  et 
vigoureux,  et  avec  le  désintéressement  d'une  âme 
détachée;  un  Doudan,  par  exemple.  Pourtant  ces 
agréments  solides  se  retrouvaient  encore  dans  les 
soirées  de  madame  Delessert,  de  madame  Anisson 
et  surtout  de  madame  Duchâtel,  Quelques  étran- 
gères réussissaient  à  les  imiter,  et  les  matinées  de 
l'ambassadrice  d'Autriche,  madame  d'Appony, 
étaient  fort  courues. 

C'était  pour  le  foyer  domestique  et  pour  l'inti- 
mité que  les  plus  distinguées  des  bourgeoises 
allaient  se  réserver  désormais. 

De  toutes  les  fonctions  publiques  et  de  toutes  le 
professions  libérales,  celles  qui  avaient  le  mieux 
suivi  les  tendances  du  jour  étaient  la  magistra- 
ture et  le  barreau.  Recrutée  dans  la  bourgeoisie 
riche,  la  magistrature  avait  perdu  un  peu  de  la 


sous   LE   RÈGiNK   DK    LO  UIS-PUIUPPE.        387 

gravité  et  de  la  raideur  qu'elle  avait  sous  la  Res- 
tauration. Comme  le  principe  de  l'inamovibilité 
avait  été  maintenu,  grâce  aux  discours  de  MM.  Du- 
pin  et  Villemain,  il  y  avait  bien  quelques  dispa- 
rates. L'esprit  d'oligarchie  et  d'étiquette  s'était  at- 
ténué, en  même  temps  que  les  lumières  et  la  science 
des  affaires  s'étaient  accrues. 

Quant  aux  avocats,  ils  étaient  les  héros  de  la 
révolution  de  Juillet;  ils  avaient  triomphé  avec 
elle  ;  ils  en  avaient  fait  leur  chose  propre.  Jamais 
il  n'y  eut  harmonie  plus  complète,  au  début  du 
règne,  entre  leurs  intérêts  et  ceux  de  la  dynastie. 
Les  plus  violents  d'entre  eux  sous  le  régime  tombé, 
Barthe,  Mérilhou,  Berville,  Dupin,  Persil,  se  ran- 
gèrent parmi  les  défenseurs  les  plus  énergiques  de 
la  royauté  nouvelle.  En  province  comme  à  Paris,  ils 
\  étaient  les  maîtres.  Les  lois  municipale  et  dépar- 
,  tementale  leur  avaient  ouvert  les  conseils  électifs. 
Mais  c'est  le  rôle  du  barreau  d'aimer  l'opposition  ; 
et  les  jeunes,  ceux  qui  n'avaient  pas  vu  les  luttes 
de  quinze  ans  où  les  anciens  avaient  acquis  de 
l'expérience,  étaient  prêts  à  reprendre  îa  tradi- 
tion professionnelle.  A  partir  du  ministère  du 
29  octobre,  cette  attitude  partout  se  dessina. 
Qui  veut,  du  reste,  bien  connaître  l'ensemble  des 


388  LA    lîOUllGEOISlE    l'HANÇAlSK 

opinions  et  des  idées  de  la  bourgeoisie  sous  le  règne 
qu'elle  avait  fondé  doit  lire  la  collection  du  Journal 
des  Débats  pendant  les  dix-sept  ans.  La  situation 
prépondérante  qu'à  force  d'activité  et  d'intelligence 
MM.  Bertin  avaient  conquise  sous  la  Restauration, 
ils  l'avaient  maintenue  et  agrandie.  Leur  feuille  ne 
représentait  pas  un  groupe  de  journalistes  venus 
de  tous  les  côtés  de  l'horizon;  mais,  derrière  l'ano- 
nynial,  l'unité  des  doctrines.  Rédigé  toujours  avec 
attention,  souvent  avec  le  plus  rare  talent,  bien 
renseigné  dans  les  chancelleries  étrangères,  le 
Journal  des  Débals  avait  pris  une  position 
très  nette  dès  le  ministère  Laffitte.  Il  blâmait 
alors  les  alliances  compromettantes  du  président 
du  conseil.  Il  avait  énergiquement  soutenu 
Casimir  Perler,  rendant  le  courage  à  tous  ceux 
qui  commençaient  à  désespérer  du  salut  de  la 
France. 

Cet  esprit  de  gouvernement,  le  Journal  des  Dé- 
bats avait  su  le  garder  vis-à-vis  de  ses  meilleurs 
amis,  quand  la  passion  les  aveuglait.  Lorsque 
M.  Guizot  s'efforça  de  raliier  M.  Berlin  de  Vaux  à 
la  coalition,  il  s'attira  de  lui  cette  réponse  :  «  J'ai 
pour  vous  à  coup  sûr  autant  d'amitié  que  j'en  ai 
jamais  eu  pour  Chateaubriand;  mais  je  ne  vous  sui- 


sous  LE   RÈGNE   DK   LOUIS-PHILIPPE.        389 

frai  pas  dans  l'opposilion.  Je  ne  recommencerai 
)as  à  saper  le  gouvernement  que  je  veux  fonder, 
ki'esl  assez  d'une  fois.  »  Jusqu'au  dernier  jour, 
alors  que  MM.  Guizotet  Duciiâtel  luttaient  presque 
seuls  contre  l'opinion  publique,  les  Débats  resii'- 
rent  léloqucnt  organe  des  doctrines  du  juste 
milieu  et  le  journal  attitré  de  la  bourgeoisie  par- 
lementaire. 

Le  succès  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  à  cette 
époque,  est  aussi  très  significatif.  La  bourgeoisie  y 
cliorciiait  l'expression  équilibrée  de  ses  idées  et  de 
ses  goûls,  sans  esprit  d'exclusion.  C'est  là  que  les 
deux  génies  les  plus  sincères,  les  plus  faciles,  les 
jilus  passionnés,  les  plus  émouvants,  les  plus  per- 
sonnels du  siècle,  G.  Sand  et  A.  de  Musset,  trouvè- 
rent un  asile  fidèle.  Ils  y  publièrent  l'un  ses  plus 
beaux  vers,  l'autre  ses  pages  les  plus  entraînantes, 
sous  les  auspices  de  ce  bourru  intelligent  et  fin,  de 
cet  ami  sûr  qui  s'appelait  M.  Buloz.  Personne,  avec 
plus  de  flair,  ne  comprit  mieux  le  tempérament 
bourgeois,  la  dose  d'imagination  et  de  nouveauté 
<[u'il  lui  fallait.  Personne  n'  xcclla  comme  lui  à 
attirer  et  à  discipliner  tout  ce  qui  a  conservé  un 
nom  dans  les  lettres,  poésie,  histoire,  roman  ou 
critique.  Comme  MM.  Bertin  au  Journal  des  Délais 


390  LA   BOUREOISIE  FRANÇAISE. 

M.  Buloz  parvenait,  après  bien  des  traverses,  à 
donner  à  sa  Revue  cette  unité  et  ce  caractère  qui  se 
sont  maintenus  intacts  à  travers  la  variation  des 
îiées  et  des  événements. 


VII 


Quand  dix  années  se  furent  écoulées,  une  im- 
mense fatigue  succéda  dans  le  monde  romantique 
au  trop  violent  effort  intellectuel,  à  ce  dévouement 
sans  bornes  à  l'art,  à  cette  puissance  d'admirer. 
Les  exagérations  et  les  écarts  des  fanatiques,  les 
entassements  d'images  bizarres,  les  cliquetis  de 
rimes  bruyantes,  les  métaphores  outrées  qui  rem- 
plaçaient l'harmonie  des  proportions,  la  vérité  des 
caractères,  l'entente  des  passions,  donnaient  rai- 
son aux  mordantes  ironies  de  la  bourgeoisie.  On 
en  revenait  à  croire  tout  simplement  que  le  bon 
écrivain  était  celui  qui  écrivait  bien  et  le  bon  poète 
celui  qui  faisait  de  beaux  vers. 


39-2  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

Celle  réacLion  se  mani."est.i  dans  deux  inciilents 
llléraires,  le  succès  de  la  Lucrcèce  de  Ponsard  el 
reulhousias:iie  excité  par  les  débuts  de  maJemoi- 
Eclle  Rachel 

Ce  n'était  pas  comme  tragédie  jetée  dans  l'an- 
cien moule  ({ue  Lucrèce  se  concilia  des  sympathies 
i^i  ardentes;  on  sut  gré  à  Ponsard  d'avoir  recherché 
uans  son  œuvre  «  un  juste  milieu  poétique  ».  Le  pu- 
blic bourgeois  crut  respirer  un  air  salubre  dans  ce 
drame  sans  complication,  sans  beaucoup  d'art,  au 
dialogue  calme  et  sensé.  On  était  tellement  las  de 
la  passion  débordante  et  du  lyrisme  que  Victor 
Hugo  était  lui-même  atteint. 

On  raconte  que  les  deux  plus  fidèles  amis  du 
grand  poète,  à  la  veille  de  la  représentation  des 
Burgraves,  allèrent  trouver  un  des  vétérans  des 
batailles  d'//er«aw?,CélestinNanteuil,  et  lui  deman- 
dèrent trois  cents  Spartiates  déterminés  à  vaincre 
ou  à  mourir,  plutôt  que  de  laisser  franchir  les 
Thermopyles  à  l'armée  barbare,  aux  bourgeois. 
«Jeunes  gens,  répondit  le  vieux  romantique,  allez 
dire  à  votre  maître  que  la  jeunesse  est  morte.  » 

Non,  elle  n'était  pas  morte  ;  et,  si  les  instincts  de 
la  bourgeoisie  la  ramenaient  à  ses  anciennes  admi- 
rations, la  source  immortelle  et  féconde  ne  taris- 


i^  sous   LE  RÈGNK  DE  LOUIS-PHILIPPE.        3J3 

sait  pas  !  A  celle  heure  d'apaisement,  entrait  à  la 
Comédie-Française  une  enfant  de  génie,  faite  pour 
porter  la  tunique  des  héroïnes  de  Racine  et  de 
Corneille  et  pour  parler  d'une  voix  d'or  la  langue 
des  dieux.  C'était  mademoiselle  Rachel.  L'enthou- 
siasm.e  qu'elle  excita  ne  peut  se  traduire.  Elle  ra- 
mena les  beaux  jours  de  la  tragédie  classique.  La 
bourgeoisie  fêla,  comme  elle  ne  l'avait  jamais  fait, 
celte  inspirée  que  le  rayon  divin  avait  touchée.  Elle 
lui  ouvrit  les  portes  de  ses  salons,  elle  en  fit  son 
idole.  L'ancien  répertoire  redevint  à  la  mode ,  et  aux 
accents  de  Phèdre,  de  Monime,  de  Roxane,  de  Ca- 
mille, les  vieux  abonnés  reprirent  leurs  habitudes. 
Le  goût,  sans  rien  répudier  des  gloires  contempo- 
raines, rétablit  dans  le  jugement  l'équilibre  détruit 
par  les  emportements  des  deux  partis. 

Malgré  les  résistances  de  la  bourgeoisie,  le  cri 
de  liberté  qui  avait  poussé  en  avant,  hors  des  sen- 
tiers de  laroutine,  toute  une  génération  résolument 
décidée  à  rompre  avec  l'ennui,  avait  renouvelé  en 
elle  la  faculté  de  juger  et  de  sentir.  Elle  n'admi- 
rait plus  seulement  lethéâlrede  Casimir  Delavigne, 
les  couplets  d'Auber,  les  tableaux  historiques  de 
Paul  Delaroche,  les  chansons  de  Déranger.  Dans 
les  expositions,  les  chefs  de  l'école  nouvelle,  Delà- 


394  LA  BOURGEOISIE    FRANÇAISE 

croix,  Théodore  Rousseau  avaient  enfin  pénétré  à 
force  d'énergie  surhumaine.  Victor  Hugo  devenait 
le  maître  des  âmes.  Les  Berlin  en  avaient  fait  le 
demi-dieu  du  Journal  des  Débats  et  le  duc  d'Or- 
léans avait  marqué  sa  place  à  la  pairie. 

La  musique  était  jusqu'ici  restée  confinée  dans 
le  répertoire  de  l'Opéra-Comique.  Mais  toute  une 
éducation  commençait  par  les  concerts  du  Con- 
servatoire; Habeneck  imposait  de  haute  lutte  à 
l'admiration  du  public  surpris  les  immortelles 
symphonies  de  Beethoven. 

A  l'Opéra,  où  les  banquiers,  les  riches  commer- 
çants occupaient  les  loges  laissées  vides  par  l'a- 
ristocratie de  la  Restauration,  Meyerbeer  élargis- 
sait le  cadre  du  drame  lyrique.  Le  vieux  moule 
musical  se  brisait.  La  puissance  de  l'orchestre,  la 
fidélité  de  la  couleur  locale,  étaient  mieux  com- 
prises. Le  succès  croissant  du  Théâtre-Italien  aidait 
à  l'éducation  musicale.  Jamais  une  réunion  de  plus 
merveilleux  artistes  ne  s'était  rencontrée,  depuis 
les  soirées  inoubliables  où  l'on  entendait  la  Mali- 
bran,  la  Sontag,  Rubini,  Lablache. 

Les  jeunes  femmes  appartenant  aux  premiers 
rangs  des  classes  moyennes  ne  ressemblent  plus 
déjà  à  leurs  mères.  Elles   ne  s'endorment  plus 


sous   LE  RÈGNE  DE   LOUlS-PHl  LIPPE        393 

comme  elles,  en  lisant  madame  de  Lafayette  ou 
madame  de  Genlis;  maintenant,  c'est  Valentine  ou 
Mauprat  de  G.  Sand,  le  Père  Goriot  ou  le  Lys  dans 
la  vallée  de  Balzac,  et  même  les  Mémoires  du  dia- 
ble de  Frédéric  Soulié,  qui  leur  donnent  le  goût  des 
situations  romanesques,  une  certaine  hardiesse  de 
pensée,  une  élégance  un  peu  plus  cavalière,  une 
apparence  de  sensibilité  plus  profonde.  Elles  lisent 
plus  peut-être,  mais  elles  ne  lisent  plus  autant  les 
livres  qui  fortifient  le  jugement. 

Leurtoilette,  leur  coiffure,  les  futilités  si  impor- 
tantes dans  leur  vie,  s'étaient  transformées  au  con- 
tact des  artistes  et  des  écrivains  à  la  mode.  Les 
formes  des  vêtements  avaient  perdu  de  leur  raideur 
pour  prendre  plus  de  légèreté  et  de  grâce.  Les 
horribles  manches  à  gigot  avaient  disparu.  La  fan- 
taisie donnait  plus  de  coquetterie  aux  parures.  Les 
boucles  de  cheveux  doublées  de  fer  ne  se  tenaient 
plus  toutes  droites  sur  la  tête  :  elles  étaient 
tombantes,  ou  bien  de  larges  bandeaux  à  la  vierge 
encadraient  le  visage.  Les  fleurs  naturelles  deve- 
naient la  fureur  du  jour.  On  en  portait  à  la  main, 
au  corsage. 

Cette  même  fantaisie  guidée  par  l'art  modifiait 
tout  le  système  d'ameublement.  La  mode,  qui  avait 


396  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

remplacé  le  dessin  pseudo-romain  par  celui  du 
moyen  Age  et  de  la  Renaissance,  appelait,  dans  la 
fabrication  des  meubles,  le  concours  de  la  sculp- 
ture sur  bois,  de  la  ciselure  des  métaux,  et  de  l'ap- 
plication des  étoffes.  La  riche  bourgeoisie  favo- 
risait ce  mouvement  progressif  de  la  main-d'œuvre 
et  achetait  à  grand  prix  des  œuvres  d'art.  On  dis- 
persait dans  l'appartement  lesjolieschoses enfouies 
jusqu'alors  dans  les  armoires.  Les  dressoirs  s'éle- 
vaient, tout  chargés  de  vieille  orfèvrerie  et  de 
faïences  anciennes.  La  somptueuse  lourdeur  de 
l'opulence  faisait  place  à  plus  de  raffinement. 

Mais  aussi  les  vanités  s'exaltaient.  Les  transac- 
tions entre  les  titres  de  noblesse  et  les  chiffres  de 
grosse  fortune  deviennent  plus  nombreuses  dans 
les  dernières  années  de  la  monarchie  de  Juillet.  La 
bourgeoisie  perd  de  sa  fierté.  Seuls  les  noms  les 
plus  distingués  du  monde  politique  se  maintien- 
nent pourtant  sans  alliage  et  demeurent  encore  à 
l'abri  de  ces  tentations  qui  font  dédaigner  la 
première  des  aristocraties,  l'hérédité  du  travail 
honnête  et  des  loyaux  services  publics. 

Les  classes  moyennes,  en  province,  incontesta- 
blement maîtresses  de  l'influence  et  en  possession 
de  toutes  les  fonctions,  conservaient  plus  ou  moins 


sous   LE   RÈGNE  DE  LOUIS-PHILIPPE.        397 

longtemps,  suivant  leur  proximité  ou  leur  éloigne- 
ment  de  Paris,  leur  saveur  de  terroir.  Les  cercles, 
les  cafés,  de  plus  en  plus  fréquentés,  avaient  tué  la 
conversation.  Mais  les  dîners  tenaient  encore  la 
grandeplace  dans  l'existence  bourgeoise.  L'électeur 
censitaire  était  un  personnage  choyé,  caressé;  et 
comme  l'appétit  des  places  allait  toujours  augmen- 
tant, l'influence  du  député  était  la  grosse  ques- 
tion de  l'arrondissement  :  toute  la  vie  politique  se 
concentrait  en  lui. 

Un  souffle  littéraire  plutôt  qu'artistique  pénètre 
cependant  la  jeunesse  qui  revient  des  écoles  de 
droit  et  de  médecine.  L'éducation  de  la  bourgeoisie 
aisée,  dans  les  départements,  continue  d'appartenir 
à  l'Université.  La  petite  bourgeoisie  de  campagne, 
attirée  surtout  par  la  modicité  du  prix  de  la  pen- 
sion, confie  habituellement  ses  fils  aux  petits  sé- 
minaires; mais  la  nécessité  du  certificat  d'études 
pour  les  deux  classes  supérieures  favorise  les 
lycées. 

Quelles  sincères  et  bonnes  âmes  que  «es  profes- 
seurs de  la  vieille  Université  française!  ils  ne 
voyageaient  pas  de  collège  en  collège.  Mariés  dans 
la  ville  où  ils  s'étaient  fixés,  acquéreurs  d'un  arpent 
de  jardin  ou  de  leur  petite  maison,  ils  donnaient 

23 


aJ8  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

l'exemple  des  vertus  qu'ils  enseignaient.  Après 
avoir  élevé  les  pères,  ils  élevaient  les  enfants;  ce 
qu'ils  savaient,  ils  le  savaient  très  bien.  Ils  versaient 
abondamment  dans  les  jeunes  cœurs  les  trésors  de 
l'antique  sagesse.  Ce  n'étaient  pas  des  savants  qui 
sortaient  de  leurs  classes,  mais  des  esprits  droits. 
Les  braves  gens  !  Ils  s'associaient  aux  peines  et 
aux  joies  de  leurs  élèves,  les  suivaient  dans  leur 
carrière,  s'applaudissaient  de  leurs  succès. 

C'est  grâce  à  celte  éducation  qui  tenait  de  la 
famille,  que  de  1830  à  1848,  les  générations  des 
classes  moyennes  en  province  se  maintinrent  dans 
les  traditions  du  bon  sens.  Ce  qui  leur  manquait, 
l'Université  ne  pouvait  le  donner.  Déjà  les  mœurs 
plus  grossières  modifiaient  les  centres  indus- 
triels! La  banalité  envahissait  les  petites  villes.  Le 
sans-lapon,  aidé  du  tabac,  faisait  disparaître  l'ur- 
banité et  les  goûts  de  sociabilité.  On  ne  se  plaisait 
plus  autant  chez  soi .  Bien  peu  de  ces  jeunes 
gens,  ayant  des  loisirs,  étaient  préparés  à  la  vie 
politique. 

Leurs  sœurs,  élevées  la  plupart  dans  les  pension- 
nats ou  dans  les  couvents  en  renom,  en  sortaient 
peu  instruites,  mais  sans  pédantisme  et  avec  des 
habitudes  de  simplicité  ;  le  ménage,  quand  elles 


sous  LE  REGNE   DE   LO  UIS-PUILIPPE         399 

élaienl  de  retour  sous  l'aile  de  la  mère,  conliiiHait 
à  tenir  l'importante  place  dans  leur  vie.  Ce  qui 
était  à  craindre  pour  elles,  c'est  que,  ne  vivant 
plus  comme  leurs  mères  dans  une  société  éclairée, 
elles  ne  perdissent  la  curiosité  d'esprit.  Elles  ne  se 
laissèrent  pas  en  général,  même  mariées,  séduire 
comme  les  Parisiennes,  par  les  héroïnes  de 
(jeorge  Sand  et  de  Balzac.  Le  péril  pour  elles  était 
ou  la  vulgarité  qui  vient  de  l'abaissement  des  goûts 
ou  l'exagération  des  petites  vanités  qui  rétrécissent 
le  jugement.  Elles  restaient  intelligentes  en  aliaires, 
gardiennes  de  l'honneur  du  foyer,  et  ambitieuses 
des  gloires  locales  pour  leurs  maris  et  leurs  fils. 

11  y  avait  cependant  quelques  exemples  de  cette 
lorte  race  de  fenunes  qui  avaient  compris  les  évé- 
nements, qui  s'y  étaient  associées  et  qui  gardaient 
dans  leur  costume,  dans  leur  allure,  dans  leur  lan- 
gage, la  sève  vigoureuse  des  caractères  faits  pour 
élever  une  race.  Leur  fond  était  une  sorte  de  me- 
sure en  toute  chose,  ce  bon  sens  un  peu  lerre- 
à-lerre  qui  préserve  des  sentiments  excessifs,  con- 
naissant  la  vie  et  ne  se  laissant  entraîner  que 
jusqu'au  point  qui  leur  convenait,  plus  aimantes 
qu'amoureuses,  avant  tout  dominées  par  leurs 
devoirs  de  maternité.  Nous  avons  pu  lire  la  corres- 


400  LA  BOURGEOISIK   FRANÇAISE 

pondance  d'une  de  ces  mères  énergiques  et  bonnes. 
Voici  ce  qu'elle  écrivaitàson  fils,  étudiant  en  droit: 
«  Je  passe  mes  jours  et  mes  nuits  à  penser  à  toi, 
cher  enfant.  Que  fais-tu  dans  cette  grande  ville,  si 
agitée,  si  tourmentée?  Au  moins  n'as-tu  pas  froid? 
Changes-tu  de  chaussures  quand  tu  rentres  avec 
les  pieds  humides  ?  Dis-moi  ce  que  lu  fais,  si  lu 
travailles  bien.  Rien  de  loi  ne  m'est  indifférent 
dans  la  solitude  où  je  vis.  Laneige  couvre  le  jardin. 
Je  ne  suis  sortie  depuis  un  mois  que  pour  aller  à 
l'église,  le  jour  de  Noël.  Je  voudrais  vivre  long- 
temps encore  pour  loi...  Va  au  musée  du  Louvre. 
11  en  reste  toujours  quelque  chose  de  noble  dans 
l'esprit...  Tout  ce  que  j'entends  dire  de  Paris  me 
fait  peur  pour  la  jeunesse;  songe  à  ta  vieille  mère, 
dont  tu  es  l'orgueil,  avant  de  le  laisser  aller  à 
quelque  sottise.  Vois-tu,  mon  cher  enfant,  il  ne 
faut  faire  que  les  folies  qui  en  valent  la  peine.  Crois- 
en  ta  maman.  Elle  a  une  divination  supérieure  à 
défaut  d'expérience...  Tu  me  demandes  comment 
se  passent  mes  soirées.  Nos  fidèles  C.  et  G.  m'ap- 
portent les  nouvelles  et  me  prêtent  le  Journal  des 
DébatSy  quand  il  est  intéressant.  Lorsque  les  visi- 
teurs me  font  défaut,  je  recommence  la  lecture  de 
madame  de  Sévigné  et  de  la  correspondance  de 


sous  LE   RÈGNE  DE  LOUIS-PHILIPPE.         401 

Voltaire.  Je  ne  me  lasse  jamais  du  bon  sens  et  de 
l'esprit.  J'ai  repris  l'autre  soir  mon  Corneille  et  j'ai 
lu  Don  Sanche.  Que  c'est  beau!  que  c'est  grand! 
quand  tu  viendras  en  vacances,  tu  m'en  liras  deux 
scènes  que  j'ai  marquées.  Travaille  bien!  Pense  à 
moi  qui  t'aime  tant!  Ecris-moi  souvent!  si  tu  savais 
quel  visage  je  montre  à  Madeleine  quand  le  fac- 
teur passe  devant  la  porte  sans  s'arrêter!  Ce  n'est 
que  lorsque  je  ne  serai  plus  que  tu  comprendras 
toute  ma  tendresse.  Adieu,  adieu,  mon  enfant 
chéri,  je  t'embrasse  comme  quand  tu  étais  petit. 

»  Notre  ami  X...  se  rend  à  Paris  pour  ses  affaires. 
Je  l'ai  prié  de  te  remettre  deux  louis,  pour  que  tu 
ailles  entendre  mademoiselle  Rachel  dans  Phèdie 
et  dans  Hermione.  Adieu  encore.  Ta  mère,  T. 

On  rencontrait  de  cesbourgeoises-là  en  province, 
il  y  a  quarante  ans. 


VIII 


Pendant  que  la  bourgeoisie  gngnaifen  richesses, 
en  honneur,  en  influence,  elle  perdait  de  ses  qua- 
lités politiques.  Le  règne  de  Louis-Philippe  se 
divise,  effectivement,  en  deux  périodes,  celle  où  la 
bourgeoisie  apprend  à  fonder  son  gouvernement  et 
celle  où  elle  le  laissa  s'écrouler. 

De  1836  à  1839,  la  monarchie  de  Juillet  voit  dis- 
paraître successivement  les  principaux  dangers 
qui  avaient  menacé  son  existence.  Charles  X  meurt 
à  Goritz,  la  tentative  faite  à  Strasbourg  par  le 
prince  Louis  aboutit  à  un  échec  ridicule.  Le  parti 
républicain  se  décourage  après  les  attentats  d'Ali- 
baud  et  de  Meunier,  et  renonce  à  l'assassinat.  Le 


mariage  du  duc  d'Orléans,  la  naissance  du  comte  de 
Paris,  semblent  donner  à  la  dynastie  une  force 
nouvelle  et  lui  assurer  l'avenir. 

Ce  ne  sont  que  des  apparences.  La  chute  du  mi- 
nistère de  M.  Thiers  (août  1836)  est  le  signe  de 
l'altération  croissante  de  toute  une  situation  poli- 
tique. Le  mouvement  de  la  société,  l'importance 
réelle  des  choses  apparaissent  de  plus  en  plus  en 
dehors  des  cadres  constitutionnels  qu'on  avait 
liacés  si  à  l'étroit.  Les  nombreuses  crises  ministé- 
rielles, à  côté  des  intrigues,  des  ambilions  person- 
nelles, des  agitations  sourdes,  atteignent  le  prin- 
cipe même  du  gouvernement.  Où  les  esprits 
superficiels  ne  voient  que  le  spectacle  fastidieux 
des  roueries  politiques,  une  lutte  entre  diverses  co- 
teries, ceux  qui  envisagent  la  situation  avec  désin- 

■  léressemenl  devinent  le  conflit  imminent  de  deux 
principes,  le  principe  royal  et  le  principe  parlemen- 
taire. 

Sous  le  régime  du  droit  divin,  sous  la  Restau- 
ration, le  corps  électoral  était  une  espèce  de  pou- 

'  voir  intermédiaire  entre  le  peuple  et  la  royauté. 
Depuis  les  journées  de  Juillet,  la  royauté  était  l'ex- 
piession  du  suffrage  populaire.  Il  n'y  avait  qu'une 
seule  force  dans  le  pays,  l'élection.  La  monarchie 


4J0i  LA  BOURGEOISIE  FRAN<;AISE 

devait  donc  ou  s'annuler,  ou  se  retremper  plus 
largement  à  la  source  commune  des  pouvoirs.  Au- 
trement, l'éducation  constitutionnelle  du  pays  ris- 
quait de  s'arrêter. 

La  composition  de  la  Chambre  de  1837  était  l'in- 
dice le  plus  frappant  de  ce  péril.  Ellerenfermaitun 
bataillon  de  fonctionnaires  publics,  plus  nombreux 
que  du  temps  de  M.  de  Villèle.  On  comptait 
quatre-vingt-seize  magistrats,  cinquante  membres 
de  l'administration,  quarante-sept  officiers  géné- 
raux, neuf  aides  de  camp  du  roi  ou  employés  de 
la  liste  civile,  quatre  membres  de  la  diplomatie. 
C'était  plus  du  tiers  des  députés.  Gomme  l'aristo- 
cratie n'avait  plus  de  racines  dans  le  sol,  ce  phéno- 
mène particulier  à  la  France  et  à  son  histoire  se 
produisait  :  l'influence  appartenait  de  plus  en  plus 
aux  agents  du  pouvoir.  La  bourgeoisie,  affamée  de 
fonctions  publiques,  resserrait  de  plus  en  plus  le 
cadre  de  ses  éligibles.  En  dehors  du  barreau,  tou- 
jours important  auparlement  comme  dans  le  pays, 
la  grande  industrie,  le  haut  commerce  fournissaient 
à  peine  quarante  membres  à  la  politique.  C'était 
trop  peu  pour  la  préparation  au  maniement  des 
affaires  générales. 

D'autre  part,  tandis  que  M.  Guizot  et  le  groii-  s 


sous  LE   RÈGNE  DE  LOUIS-PHILIPPE.        405 

infiniment  petit  des  doctrinaires  s'attachaient  à 
fonder  une  sorte  d'arislocratie  gouvernementale,  à 
créer  des  traditions,  à  constituer  le  torysme  bour- 
geois, un  symptôme  inquiétant  se  manifestait  dans 
les  vieilles  et  honnêtes  familles  de  la  bourgeoisie 
provinciale.  Ces  mères  si  anxieuses  des  destinées 
de  leurs  fils,  si  préoccupées  pour  eux  d'avancement 
et  de  sécurité,  les  détournaient  de  la  vie  politique 
militante.  «  Au  moins  ne  te  compromets  pas,  » 
disaient-elles.  Le  spectacle  des  révolutions,  la  fré- 
quence des  crises  ministérielles,  la  crainte  de  voir 
le  nom  de  leur  enfant  livré  aux  injures  d'une  presse 
ennemie  et  peut-être  aussi  la  lecture  des  nouvelles 
œuvres  d'imagination,  amollissait  leur  caractère. 
Ce  n'étaient  plus  ces  femmes  de  la  Restauration,  si 
désintéressées,  si  enthousiastes,  si  fermes  d'esprit. 
Il  résultait  de  ce  détachement  une  ignorance  de 
l'opinion  qui  devait  aller  grandissant. 

Enfin,  cette  bourgeoisie,  vaillante  en  face  des 
émeutes,  depuis  que  la  paix  des  rues  était  assurée, 
n'avait  pas  d'organes  pour  défendre  ses  idées. 
En  dehors  du  Journal  des  Débats,  incarnation  de 
SCS  sentiments,  il  n'y  eut  guère  qu'un  publiciste 
distingué  qui  soutint  vaillamment  son  drapeau 
dans  les  départements,  M.  Henri  Fonfrède.  Tandis 


i06  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

que  le  parti  légitimiste  et  le  parti  républicain 
raulîipliaient  leurs  attaques,  recrutaient  dans  h 
démocratie  des  écrivains  éloquents,  passionnés, 
implacables  dans  leur  haine,  la  bourgeoisie  provin- 
ciale se  contentait  des  banalités  ou  des  fadaises  du 
petit  journal  de  la  préfecture.  Assidue  aux  soirées 
du  chef  de  l'administration,  très  respectueuse  de 
son  autori:é,  clic  attendait  tout  de  sa  direction  et 
de  son  initiative  et  prenait  l'habitude  de  ne  plus 
compter  sur  elle-même.  «  L'indifi'érence  de  la  pro- 
vince est  complète,  écrivait  d'Auvergne  M.  de  Ba- 
rante,  le  29  juin  1838;  chacun  s'isole  encore  plus 
qu'à  Paris.  11  n'existe  plus  aucun  lien  d'opinion; 
chacun  est  à  ses  affaires,  sans  songer  qu'il  y  a  un 
gouvernement.  » 

Certes  ces  symptômes  n'étaient  pas  encore  alar- 
mants, durant  la  période  qui  s'étend  du  22  fé- 
vrier 1836  au  42  mai  1839.  Mais  les  trois  années 
qui  comprennent  le  premier  cabinet  de  M.  Thiers, 
la  fragile  combinaison  formée  par  l'alliance  de 
M.  Mole  et  de  M.  Guizot,  enfm  le  long  ministère 
de  M.  Mole  faisaient  apparaître  un  mal  grave  qui 
compromettait  les  institutions  parlementaires  elles- 
mêmes.  Ces  grands  bourgeois  de  la  monarchie  de 
Juillet  devaient  succomber,  n.oins  sous  les  coups  de 


sous   LE  RÈGNE  DE   LOUIS-PHILIPPE.         407 

leurs  ennemis,  dix  ibis  vaincus,  que  parles  querel- 
les intestines.  Il  semble  qu'ils  aient  épuisé  leur  sève 
et  leur  force  d'impulsion  à  disputer  et  à  conquérir 
le  pouvoir  et  qu'ensuite  ils  ne  se  soient  pas  renou- 
velés. Réunis  à  la  tête  du  gouvernement,  ces 
hommes  doués  de  facultés  diverses  pouvaient 
faire  le  bonheur  de  leur  pays,  tandis  que  leurs 
<livisions  le  troublèrent  par  de  vaines  agitations  et 
linirent  par  perdre  la  cause  qu'ils  croyaient  servir. 

C'était  la  première  fois  en  1837  que  la  dissolution 
delà  Chambre  était  amenée  non  par  la  force  des 
t  irconstances  ou  par  des  entraînements  de  parti, 
mais  par  une  sorte  d'épuisement  d'opinions.  Il  ne 

agissait  ni  de  confirmer  la  majorité,  ni  de  la  dé- 
placer, ni  d'abattre  par  un  dernier  échec  les  pré- 
tentions de  la  minorité.  Les  opinions  qui  dataient 
du  13  mars  1831  paraissaient  avoir  fait  leur 
temps. 

M.  Royer-CoUard  adressait  encore  une  fois  à  ses 
électeurs  ces  paroles  prophétiques  :  «  La  politique 
est  maintenant  dépouillée  de  sa  grandeur.  Les  inté- 
rêts, qu'on  appelle  matériels,  la  dominent.  Je  ne 
dédaigne  point  les  intérêts.  Ils  ont  leur  prix  et  ils 
méritent  l'attention  favorable  des  gouvernements. 
Mais  ils  ne  viennent,  dans  mon   estime,  qu'après 


408  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

d'autres  intérêts  bien  supérieurs  où  les  nations 
doivent  chercher  leur  véritable  prospérité  et  leur 
solide  gloire.  » 

C'est  dans  ces  conditions  que  le  cabinet  du 
15  avril  s'étak  formé.  M.  Mole  devenait  le  chef  de 
la  politique  de  conciliation,  en  laissant  hors  du 
pouvoir  les  hommes  les  plus  considérables  du  par- 
lement. 

Il  ne  nous  appartient  pas  de  raconter  cette  lutte 
longue  et  acharnée  que  M.  Mole  soutint  avec  calme 
et  dignité  et  qui  est  connue  sous  le  nom  de  «  coali- 
tion j>.  Tous  les  hommes,  sauf  le  président  du  con- 
seil, tous  les  principes,  en  sortirent  diminués. 
Émiettement  des  partis,  conflits  d'ambition,  scan- 
daleuses alliances  entre  des  hommes  n'ayant  ni 
idées,  ni  espérances,  ni  traditions  communes, 
attaques  des  conservateurs  contre  la  personne  de 
Louis-Philippe,  intervention  du  gouvernement 
dans  les  luttes  électorales,  menaces  adressées  aux 
fonctionnaires  publics  par  ceux  mêmes  qui  allaient 
redevenir  ministres,  enfin,  impuissance  de  la  coali- 
tion à  former  un  cabinet  après  le  dénouement,  rien 
ne  manqua  à  ce  triste  spectacle  pour  fatiguer  le  pays 
et  discréditer  le  régime  représentatif. 
Il  f  ut  entendre  un  des  fins  observateurs  de  ce 


sous  LE   RÈGNE   DE  LOUIS-PHILIPPE.         409 

temps-là,  Déranger',  juger  ces  graves  événements  : 
«  La  coalition  vient  de  porter  un  terrible  coup  au 
trône  ;  et,  ce  qu'il  y  a  de  curieux,  ce  sont  les  monar- 
chistes qui  l'ont  réduit  à  ce  piteux  étal...  J'avais 
prédit  à  nos  jeunes  gens  que  la  bourgeoisie  finirait 
par  se  quereller  avec  la  royauté;  ma  prédiction 
commence  à  s'accomplir...  Je  vous  avoue  que  je 
n'aurais  rien  conçu  à  ces  attaques  dirigées  par  des 
hommes  qui  se  prélendaienl  monarchiques,  si  les 
ambitions  personnelles  n'expliquaient  bien  des 
choses.  » 

Cette  atteinte  portée  au  gouvernement  parle- 
mentaire, les  complices  de  la  coalition  ne  la  sen- 
tirent et  ne  la  jugèrent  que  plus  tard  après  leur 
défaite.  Ils  ne  voyaient,  au  premier  moment,  dans 
le  ministère  du  15  avril  qu'une  manilestation  du 
gouvernement  personnel,  qu'une  dérogation  à  cette 
règle  constitutionnelle  :  «  Le  roi  règne  et  ne  gou- 
verne pas.  » 

Pendant  les  années  de  recueillement  forcé  qu'elle 
dut  à  la  République  de  18i8  et  au  second  empire,  la 
haute  bourgeoisie  comprit  que,dans  cette  mêlée  par- 
lementaire de  1838  et  1839,  c'était  le  roi  qui  avait  été. 

l.  V.  Con'espondance  de  Déranger  (mars  1839). 


410  LA  BOURGEOISIE   FRANÇAISE 

en  cause,  que  les  traits  dirigés  contre  le  miristère 
avaient  porté  plus  haut,  et  M.  Guizot  *,  qui  n'avait 
pas  été  le  moins  ardent  durant  cette  bataille,  recon- 
naissait dans  ses  Mémoires  avoir  manqué  de 
sagesse  et  de  prévoyance,  avoir  troublé  les  spec- 
tateurs sensés  de  ces  luttes  publiques.  «  La  politi- 
que, ajouta-t-il,  même  pour  les  honnêtes  gens, 
n'est  pas  une  œuvre  de  saints.  »  On  était,  en  effet, 
entré  dans  une  ère  nouvelle.  Les  institutions,  tra- 
hies par  les  mœurs,  se  fatiguaient. 

Cependant  la  partie  n'était  pas  encore  perdue,  si 
l'on  eût  voulu. 

Les  événements  avaient  donné  à  la  Chambre  élec- 
tive une  influence  prépondérante.  L'avenir  dépen- 
dait de  son  esprit  politique.  Le  ministère  du  1 2  mai, 
dontM.Dufaure  faisait  partie,  n'avait  que  quelques 
mois  d'existence.  11  s'écroulait  silencieusement 
par  le  rejet  d'une  dotation  en  faveur  du  duc  de 
Nemours.  La  bourgeoisie  se  refusait  à  accorder 
des  apanages  et  prenait  soin  de  marquer  les  diffé- 
rences qui  séparaient  la  monarchie  de  Juillet  de  la 
monarchie  anglaise.  Le  démocrate  perçait  sous  le 
bourgeois. 

1.  Voy.  Mémoires  de  M.  Guiwt,  ch.  xxY. 


sous  LE  RÈGNE  DE  LOUIS-PHILIPPE.  ill 

Le  centre  gauche,  momentanément  uni  aux 
doctrinaires,  ne  donna  pas  la  mesure  de  sa  valeur. 
M.  Thiers,  par  sa  simplicité  savante  et  charmante, 
qui  était  une  séduction  et  aussi  un  danger,  devenait 
^  le  maître  de  la  situation.  11  plaisait  au  roi  par  sa 
verve  et  sa  belle  humeur;  il  plaisait  à  la  bourgeoi- 
sie par  la  facile  abondance  avec  laquelle  il  traitait 
les  sujets  les  plus  variés.  Il  lui  plaisait  parce  qu'il 
avait  les  qualités  elles  défauts  français,  l'entraîne- 
ment d'imagination  avec  l'instinct  des  affaires,  les 
préjugés  économiques  et  les  goûts  d'autorité. 

M.  Thiers  ne  se  doutait  pas,  au  moment  où  il 
prit  le  pouvoir,  qu'il  tourhail  à  la  crise  exiérieure 
la  plus  grave,  celle  qui  devait  le  plus  mettre  à 
l'épreuve  sa  personne  et  la  politique  pacifique  de  la 
bourgeoisie. 

Depuis  longtemps,  on  avait  lieu  de  craindre  que 
les  événements  d'Orient  et  les  avantages  récents  que 
le  pacha  d'Egypte,  Méhémet-Ali,  avait  remportés 
contre  les  troupes  du  sultan,  n'amenassent  l'in- 
iervention  des  puissances  européennes  intéressées 
à  maintenir  l'intégrité  de  l'empire  ottoman;  mais 
on  espérait  que  la  France,  qui  mettait  une  sorte  de 
loint  d'honneur  national  à  protéger  le  vieux  pacha 
victorieux,  pourrait  exercer  eflicatement  son  rôle 


412  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

de  médiation.  Tout  à  coup,  on  apprit  qu'une  conven- 
tion avait  été  conclue  à  Londres,  le  15  juillet  1840 
entre  les  quatre  grandes  puissances,  la  Russie,  la 
Prusse,  l'Autriche  et  l'Angleterre,  sans  notre  con- 
cours et  contrairement  à  nos  intérêts.  Notre  am- 
bassadeur à  Londres,  qui  n'était  autre  que  M.  Gui- 
zot,  n'avait  pas  été  informé. 

Louis-Philippe  avait  cru  assurer  inviolableraent 
la  paix  par  son  étroite  union  avec  l'Angleterre. 
Pour  y  arriver,  aucun  sacrifice  de  popularité  ne  lui 
avait  paru  trop  onéreux,  et  il  était  mis  hors  du 
concert  européen.  L'orgueil  national  fut  vivement 
irrité.  Il  crut  voir  se  rejoindre  les  tronçons  disper- 
sés de  la  quadruple  alliance  de  1815.  Tout  en 
négociant  pour  que  la  paix  du  continent  ne  fût  pas 
troublée,  le  cabinet  dut  songer  à  se  mettre  en 
garde  contre  toutes  les  éventualités.  Les  contin- 
gents de  l'armée  de  terre  furent  augmentés,  les 
places  fortes  mises  en  état  de  défense,  les  arme- 
ments maritimes  poussés  avec  activité  dans  les 
ports.  Enfin  on  décida  de  fortifier  Paris. 

Tandis  que  le  traité  du  15  juillet  réveillait  dans 
la  masse  de  la  nation  les  ressentiments  assoupis, 
les  intérêts  s'alarmaient,  le  crédit  s'ébranlait,  la 
bourgeoisie  commençait  à  s'effrayer.  Le  roi    ne 


I 

sous   LE  RÈGNE  DE  LOUIS-PHILIPPE.         413 

déguisait  pas  son  aversion  pour  la  guerre.  «  Il  me 
semble,  écrivait  un  grand  industriel,  M.  C.  G.,  que 
nous  nous  laissons  emporter  au  delà  de  toute 
mesure;  nous  agissons  comme  si  la  guerre  eût  été 
déjà  déclarée.  Cet  ordre  donné  à  la  flotte  de  sortir 
de  Toulon,  cet  autre  ordre  qui  Ta  fait  rentrer  en 
toute  hâte  dans  le  port,  marquent  une  précipitation 
hors  d'à-propos.  »  Et  Déranger  de  son  côté  :  «  Ce 
qu'on  peut  reprocher  avec  le  plus  de  raison  à 
M.  Thiers,  c'est  d'avoir  totalement  manqué  en 
cette  occasion  de  précision  et  de  mesure.  Disposant 
d'une  diplomatie  habile,  dont  les  agents  étaient 
répandus  dans  toutes  les  cours  de  l'Europe,  il  se 
laissa  jouer  comme  un  enfant.  Fallait-il,  disait-on, 
qu'il  attendît  que  la  coalition  fût  formée,  pour 
agir?  C'est  en  entrant  au  ministère  qu'il  devait 
parler  haut  et  ferme  aux  Anglais,  qui  alors  n'étaient 
pas  préparés  à  la  guerre,  et,  si  la  volonlé  person- 
nelle du  roi  eût  mis  obstacle  à  ses  projets,  il  se 
serait  retiré  avec  honneur  et  patriotisme.  Mais, 
quand  il  a  jeté  feu  et  flammes,  ce  n'était  plus 
temps  et,  peut-être  même,  il  y  avait  imprudence.  » 
Chaque  jour,  cette  opinion  prévalait  dans  les 
chambres  de  commerce  très  anxieuses,  que  l'on 
avait  regardé  les  intérêts  de  la  France  dans  la 


tlt  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE. 

Méditerranée  comme  bien  plus  engagés  qu'ils 
ne  l'étaient  réellement  dans  la  fortune  de  Méhémet- 
Ali.  L'esprit  de  résistance  se  ranimait.  On  était 
dans  une  de  ces  situations  inquiètes  et  difficiles 
où  le  moindre  incident  peut  amener  une  crise  inté- 
rieure. 

Cet  incident  ne  se  fit  pas  attendre.  Le  15  octobre 
•IS^O,  le  roi,  sortant  des  Tuileries  pour  retourner 
à  Saint-Clou d,  essuyait  encore  le  feu  d'un  assassin. 
Le  20,  le  cabinet,  à  la  veille  d'ouvrir  la  session, 
^yant  présenté  au  roi  un  projet  de  discours  conçu 
dans  la  perspective  de  la  guerre,  Louis-Philippe 
refusa  de  s'associer  à  cette  politique  ;  et,  le  29  oc- 
tobre, le  pouvoir  passait  des  mains  de  M.  Thiers 
aux  mains  de  M .  Guizot,  rappelé  de  Londres  en  toute 
hâte. 


IX 


La  bourgeoisie  serra  ses  rangs  devant  la  crainle 
d'une  guerre  générale.  Cet  ébranlement  tebrile 
de  l'opinion  belliqueuse  et  militaire,  qui  croyait 
toujours  à  la  possibilité  de  conquérir  les  bords 
(lu  Rhin  et  qui  n'avait  rien  perdu  de  la  foi  invin- 
cible au  drapeau,  elle  ne  le  partageait  plus.  Le 
ministère  du  29  octobre  avait  sa  confiance.  Elle 
avait  été  jusqu'alors  organisée  pour  la  lutte  et  la 
résistance;  mais  ses  ennemis  étaient  vaincus.  Il 
s'agissait  de  développer  les  féconds  aliments  d'au- 
loi'ilé  qu'elle  contenait  en  elle-même. 

Elle  crut  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  faire.  Elle 
devait,  au   contraire,  se   garder   de    reprendre. 


*16  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

sans  y  rien  changer,  la  politique  intérieure  de 
1831. 

Les  choses  s'étaient  bien  modifiées  depuis  Casi- 
mir Pcrier;  et  cependant  l'orateur  incomparable 
qui  était  en  réalité  le  chef  du  cabinet,  bien  que  le 
maréchal  Soult  fût  président  du  conseil,  pensait 
qu'on  retournait  vers  1831,  que  les  situations,  à 
dix  années  de  distance,  étaient  les  mêmes.  Pourvu 
que  le  cabinet  fût  homogène,  composé  d'hommes 
pénétrés  des  mêmes  idées,  capables  par  leur  union 
de  rallier  dans  les  Chambres  une  majorité  dévouée 
et  d'établir  entre  le  roi  et  cette  majorité  un  accord 
permanent,  il  n'y  avait,  aux  yeux  de  M.  Guizot,  pas 
d'autre  problème  à  résoudre. 

Les  questions  de  politique  extérieure  qui  occu- 
pèrent la  scène  parlementaire  de  1840  à  1848, 
comme  le  droit  de  visite,  l'occupation  de  Taïli,  la 
guerre  du  Maroc,  les  mariages  espagnols,  le  Son- 
derbund,  soulevèrent  à  coup  sûr  de  vifs  débals 
dans  le  parlement  et  dans  la  presse.  Le  sentiment 
national  était  très  susceptible;  mais  ses  froisse- 
ments n'auraient  pas  suffi  pour  ébranler  le  gou- 
vernement. Les  péripéties  de  la  conquête  de  l'Al- 
gérie n'eurent  pas  non  plus  pour  effet  de  modifier 
le  caractère  pacifique  de  la  bourgeoisie.  La  lutte 


sous   LE   RÈGNE   DE  LOUIS-PHILIPPE.         417 

était  trop  limitée  pour  l'effrayer;  non  pas  qu'elle 
eût  été,  au  début,  favorable  à  l'extension  de  notre 
puissance  en  Afrique;  elle  pensait  volontiers 
comme  M.  Hippolyte  Passy,  qui  disait  :  «  Je  don- 
nerais volontiers  Alger  pour  une  bicoque  du 
Khin.  »  Les  attaques  annuelles  de  M.  Desjobert 
contre  notre  occupation  ne  lui  paraissaient  pus 
ilriaisonnables.  On  criait  à  la  ruine  quand  on  ins- 
crivait au  budget  pour  les  dépenses  de  l'Algérie 
neuf  à  dix  millions. 

Cependant,  depuis  la  nomination  du  maréclial 
Bugeaud  comme  gouverneur,  la  période  de  tâton- 
nement avait  cessé  et  avec  elle  l'opposition  systé- 
nialique  à  notre  établissement  d'Afrique. 

C'est  sur  la  politique  intérieure  que  reposait  tout 
rédifice  élevé  par  les  chefs  des  classes  moyennes. 
Oiielles  que  fussent  les  accusations  de  complai- 
sance et  d'abaissement  vis-à-vis  de  l'étranger,  elles 
n'eussent  pas  amené  la  révolution.  Les  documents 
publiés  depuis  trente  ans  établissent  impartiale- 
ment qu'en  Europe  la  considération  et  l'influence 
du  gouvernement  étaient  en  progrès.  Dans  le  pays, 
::iu  contraire,  il  se  produisait  un  mouvement  d'opi- 
nion contre  les  pouvoirs  publics. 

Au  fur  et  à  mesure  que  le  ministère  du  29  oc- 


418  LA   BOURGEOISIE   Fi'.ANÇAISE 

tobre  s'enracinaildans  la  Chambre,  ses  forces  dimi- 
nuaient. Les  générations  nouvelles  ne  s'inspiraient 
plus  des  mêmes  traditions  que  leurs  pères.  Elles 
étaient  ou  très  croyantes  ou  très  sceptiques,  et 
moins  libérales  ou  plus  révolutionnaires.  Le  bour- 
geois voltairien,  attaché  à  89,  fier  de  rester  à  son 
rang,  possédant  sur  toute  chose  en  littérature,  en 
art  comme  en  politique  et  en  religion,  des  vues 
particulières,  ce  bourgeois  disparaissait.  L'ombre 
s'étendait  sur  les  dernières  grandes  figures,  qui 
emportaient  avec  elles  les  traces  vivantes  de  nos 
drames  héroïques. 

M.  Doudan  écrivait  :  «  11  n'y  a  plus  personne  qui 
ait  connu  Mirabeau,  ou  familièrement  Bonaparte 
revenant  d'itahe,  conseillé  l'empereur  et  discuté 
avec  lui  tous  ces  plans  gigantesques  dont  il  ne 
reste  plus  rien  qu'au  musée  de  Versailles.  Nous 
n'avons  pas  fait  grand'chose  nous-mêmes;  mais 
nous  avons  vu  tomber  des  générations  bien  autre- 
ment plus  fortes  que  nous.  Nous  avons  vu  mourir 
Napoléon  et  le  général  La  Fayette,  et  le  général  Foy 
et  M.  Cuvier,  et  M.  Perler  et  M.  de  Laplace.  Les 
acteurs  sont  partis  el  il  n'y  a  plus  guère  même  de 
spectateurs.  » 

Aucune  parole,  en  dehors  de  la  tribune,  ne 


sons   LE   RÈGNE   DE   LOUIS-PHILIPPE.        41» 

veoaiL  lalTeirair  les  bataillons  affaiblis  de  l'élite  de 
la  bourgeoisie.  La  vie  sociale  n'y  suppléait  pas. 
Le  temps  était  peu  civil;  il  n'y  avait  plus  qu'un 
petit  nombre  d'hommes  qui  rappelassent  l'élé- 
gance de  l'ancienne  société.  En  province,  les  lois^ 
municipales  de  1832  à  18S7,  lois  de  centralisation 
absolue,  ne  pouvaient  développer  l'esprit  d'ini- 
tiative. Tout  ce  puissant  système  du  Consulat  ne 
pouvait  guère  servir  d'assises  à  une  école  libérale. 
La  jeunesse  bourgeoise  qui  venait  s'instruire  à 
Paris  se  divisait  en  deux  camps.  Les  uns  suivaient 
avec  enthousiasme  les  cours  passionnés  de  Miche- 
let  et  de  Quinet;  les  autres  allaient  écouter  avec 
recueillement  les  sermons  ou  les  conférences  de 
Lacordaire  et  de  Ravignan.  D'autre  part\  dans 
la  conduite  des  affaires  publiques,  chacun  se 
tenait  pour  un  principe.  «  Nous  avons  découvert 
ce  beau  sophisme  que  l'attachement  aux  mêmes 
personnes  était  la  véritable  vie  des  partis.  En  con- 
séquence, chacun  a  fait  de  soi  son  propre  prin- 
cipe à  soi-même,  et  ainsi  nous  avons  gagné 
que  tout  homme  qui  se  fait  une  bonne  place 
croit  combattre  pour  la  bonne  cause.   C'est   la 

1.  Voy.  Lettres  de  Doudan. 


420  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

grande  conciliation  de  l'égoïsme  et  de  la  morale.  » 
L'observateur  sagace  et  profond  qui,  le  7  mars 
1840,  constatait  cet  état  d'esprit  dans  le  monde 
bourgeois,  ne  croyait  pas  si  bien  dire.  Certes 
M.  Guizot  n'avait  aucun  des  défauts  que  Doudan 
critiquait  au  courant  de  la  plume;  mais  il  connais- 
sait peu  les  hommes,  sa  pensée  ardente  et  absolue 
habitait  un  monde  plus  spéculatif  que  réel.  Nous 
sommes  dans  la  Charte,  la  Charte  est  notre  forte- 
resse; tel  était  son  programme.  Il  ne  sentait  pas 
assez,  et  la  majorité  de  la  bourgeoisie  ne  sentait 
pas  du  tout  la  nation  se  désintéresser,  à  mesure 
que  le  gouvernement  semblait  s'asseoir.  Elle  com- 
mençait à  vivre  comme  s'il  était  distinct  d'elle. 
Plus  son  bien-être  s'accroissait,  plus  elle  s'habi- 
tuait à  l'idée  que  ces  bienfaits  lui  venaient  en 
quelque  sorte  d'eux-mêmes  et  que  le  gouvernement 
n'y  était  pour  rien.  Ses  chefs  eux-mêmes  sem- 
blaient s'isoler,  à  mesure  que  la  nation  devenait,  à 
leur  égard,  défiante,  inquiète,  jalouse. 

Avec  la  base  étroite  qu'il  s'était  donnée,  le  gou- 
vernement était  condamné  à  tout  sacrifier  pour  gar- 
der sa  majorité,  et  cette  majorité  devenue  un  in- 
strument de  règne  allait  à  son  tour  fausser  tous  les 
ressorts  de  l'administration  et  abuser  des  influences. 


sous   LE   RÈGNE   DE  LOUIS-PHILIPPE.        421 

C'était  comme  une  machine  dont  toutes  les  soupapes 
de  sûreté  auraient  été  hermétiquement  fermées,  au 
moment  où  la  vapeur  estàson  maximum  delension. 
Les  députés  concentraient  leur  préoccupation  sur 
le  groupe  infiniment  restreint  de  leurs  électeurs. 
L'aspect  des  intérêts  généraux  échappait  à  leurs 
regards  bornés  par  la  limite  du  pays  légal.  Quel- 
ques esprits  d'une  portée  plus  haute  comme  M.  Du- 
faure,  M.  Vivien,  M.  H.  Passy,  M.  de  Tocqueville, 
voyaient  poindre  entre  les  220  000  électeurs  et  les 
forces  de  toute  nature  exclues  par  la  loi  électorale 
ce  terrible  malentendu  qui  devait  aboutir  à  une 
révolution. 

On  ne  s'explique  guère   aujourd'hui  comment 
l'adjonction  des  capacités  ait  pu  être  indéfiniment 
ajournée.  Ces  seize  mille  électeurs  (il  n'y  en  avait 
pas  davantage)  avaient  été  soumis  à  une  expé- 
rience décisive  dans  les  collèges  départementaux, 
où  déjà  ils  participaient  à  l'élection  du  conseil 
général.  On  les  admettait  aux  fonctions  de  juré, 
;  qui  exigent  plus  de  discernement.  Ne  pas  les  in- 
j  scrire  sur  la  liste  électorale,  c'était  pousser,  sans 
[  motifs,  à  l'irritation,  toute  une  catégorie  de  ci- 
;  toyens  instruits,  éclairés,  avocats,  médecins,  jour- 
nalistes, professeurs,  hommes  de  lettres.  «  Certes, 

24 


422  LA  BOURGEOISIli:  FRANÇAISE 

s'écriait  un  jour  M.  Dufaure,  je  respecte  autant 
que  personne  le  principe  sacré  et  puissant  de  la 
propriété...  Mais  ne  l'élevons  pas  au-dessus  de 
tout...  Pour  parvenir  aux  honneurs  dans  ce  pays, 
il  faut  donc  devenir  riche?  Votre  système  électo- 
ral pousse  donc  tout  le  monde  à  chercher  la  for- 
tune?... J'admire  votre  sécurité.  » 

11  semble  que  Louis-Philippe  ait  eu  de  tout 
temps,  même  en  ces  années  prospères,  le  senti- 
ment de  la  précarité  de  son  règne.  Plus  d'une  fois, 
il  réfutait  avec  tristesse  l'optimisme  imperturbable 
de  M.  Guizol.  «  Nous  aurons  beau,  lui  disait-il, 
épuiser  tous  deux,  vous  ce  que  vous  avez  de  cou- 
rage, d'éloquence  et  d'amour  du  bien  public;  moi, 
tout  ce  que  j'ai  de  persévérance,  d'expérience  des 
choses  et  des  hommes,  nous  ne  fonderons  jamais 
rien  en  France.  » 

M.  Guizot,  lui-même,  conservait-il  bien  sa  con- 
fiance dans  la  bourgeoisie?  Il  écrivait  à  madame 
A.  de  Gasparin  le  24  juillet  1842,  après  les  élec- 
tions :  «  Vous  m'avez  quelquefois  reproché  de 
n'avoir  pas  une  assez  bonne  opinion  du  pays.  J'en 
ai  eu  trop  bonne  opinion.  Les  élections  m'ont 
appris  ce  que  j'aurais  dû  prévoir,  que  les  lumières 
qui  ont  éclairé  les  Chambres  ne  pénètrent   que 


l 

sous  LE   RÈGNE  DE   LOI' IS-Pll  I  LIPPE.        123 

bien  longtemps  après  dans  le  pays...  Ce  n'est  pas 
l'opposilion  qui  a  gagné  les  élections,  c'est  le 
parti  conservateur  qui  les  a  perdues  par  son  défaut 
d'intelligence  et  de  courage.  Je  vous  parle  la 
comme  je  ne  parle  à  personne.  Je  ménage  fort, 
dans  mon  langage,  ce  parti  qui,  après  tout,  est  le 
mien.  » 

Cette  perception  juste  que  M.  Guizot  avait  des 

défauts  de  la  bourgeoisie  qu'il  servait  semblait 

Tabandonner  dans  la  vie  parlementaire.  Le  roi  et 

ses  ministres,  uniquement  occupés  de  ce  qui  se 

passait  dans  le  petit  cercle  du  pays  légal,  croyaient 

tout  sauvé;  et  cependant  la  mort  du  duc  d'Orléans, 

dont  on  avait  dit  comme  du  duc  de  Guise  :  «  Pour 

le  haïr,  il  fallait  ne  pas  le  voir  »,  avait  jeté  dansplus 

d'une  âme  le  sentiment  de  l'instabilité.  On  savait 

par  la  lecture  de  son  testament  qu'il  était  de  son 

temps;  les  classes  moyennes  comptaient  sur  lui; 

r  et  voilà  qu'il  emportait  avec  lui  les  espérances  les 

plus  nécessaires.   Un  des  esprits  éclairés  de  la 

I  bourgeoisie  l'écrivait  :  «  Plus  d'un  libéral  dont  l'at- 

[  lâchement  avait  reposé  sur  l'espoir  lointain  mais 

[  assuré  d'un  changement  de  système  sentit  alors 

\  se  relâcher  les  liens  envers  la  dynastie  qui  avait 

fondé  la  Charte.  » 


424  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

En  effet,  le  système  ne  se  détendait  pas.  Les  élec- 
tions de  18^*6  donnèrent  au  ministère  une  impo- 
sante majorité.  Mais  une  pareille  vicloire  n'était 
pas  décisive.  Il  semblait  que  la  bourgeoisie  elle- 
même  ne  prenait  plus  ses  institutions  au  sérieux. 
Un  mécontentement  dont  elle  se  faisait  la  première 
l'organe  se  répandait  dans  toutes  les  classes  de  la 
population.  La  garde  nationale,  qui,  jadis,  avait 
montré  tant  de  courage  et  de  zèle  patriotiques 
contre  les  émeutiers,  faisait  entendre  des  mur- 
mures malveillants.  On  devinait  une  agilation 
sourde  dans  le  sein  des  classes  populaires,  étran- 
gères d  après  les  lois  à  la  vie  publique,  taudis 
qu'une  sorte  de  langueur  mortelle  régnait  dans  la 
sphère  légale  de  la  politique. 

Toute  l'activité  s'était  retirée  dans  le  monde  des 
affaires.  Paris  était  devenu  la  première  ville  manu- 
facturière de  France.  L'impulsion  donnée  au  déve- 
loppement industriel  ne  se  ralentissait  pas  :  déco- 
rations, éloges  officiels,  places  honorifiques,  rien 
n'était  négligé  de  ce  qui  pouvait  stimuler  les  efforts. 
Spectacle  bien  fait  pour  étonner!  Les  mœurs  indus- 
trielles transformaient  la  société;  et  l'exercice  des 
droits  politiques  était  tellement  resserré  dans  le 
sein   d'une  seule   classe,  que  le  gros  de   la  na- 


sous   LE   RÈGNE  DE  LODIS-PHILIPPE.  425 

lion  lisait  à  peine  les  discussions  du  parlement. 
Paris  concentrait  toute  la  vie  politique.  Ailleurs, 
l'aristocratie  des  censitaires  prenait  le  caractère 
d'une  caste  avec  les  abus  incurables  des  sollicita- 
lions  et  des  intrigues.  Le  système,  en  province,  avait 
perverti  le  sens  politique  par  la  vulgarité  des  cupi- 
dités individuelles,  ce  qui  faisait  dire  plus  tard  à 
Tocqueville  :  «  La  révolution  de  1848  a  pris  en 
partie  naissance  dans  l'estomac.  »  Des  incidents 
déplorables,  des  procès  scandaleux,  des  morts  vio- 
lentes, se  succédaient  coup  sur  coup.  L'air,  sui- 
vant l'expression  de  M.  Guizot,  semblait  infecté 
de  désordres  moraux  et  de  malheurs  imprévus, 
qui  venaient  en  aide  aux  attaques  des  partis. 


o^ 


1^ 


CONCLUSION 


On  atteignit  ainsi  l'année  1848,  et  ce  fut  sur  la 
question  des  réformes  à  apporter  au  régime  élec- 
toral et  parlementaire  que  la  crise  suprême  éclata. 
Les  divisions  et  les  haines  dans  la  bourgeoisie 
étaient  plus  vivaces  qu'à  aucune  autre  époque  de 
notre  histoire.  Jamais  les  journaux  de  l'opposition 
constitutionnelle  n'avaient  tenu  un  langage  plus 
hostile  ;  la  presse  républicaine  avait  moins  d'àpreté. 

Jamais  ceux  qui  avaient  le  plus  aidé  à  élever 
Louis-Philippe  au  trône  n'avaient  ainsi  ruiné  la 
moralité  même  du  pouvoir  et  autant  amoindri  dans 
l'opinion  publique  le  gouvernement  représentatif. 


428  LA   BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Jamais  caricatures  plus  grotesques  n'avaient,  avec 
une  verve  plus  nourrie,  ridiculisé  la  royauté  et 
détruit  les  derniers  restes  de  son  prestige.  Toutes 
les  armes  étaient  bonnes  pour  en  finir  avec  un 
ministère  à  la  vie  si  dure,  qui  avait  résisté  à  l'indem- 
nité Pritchard  et  aux  mariages  espagnols. 

Les  personnalités  devenaient  partout  excessives 
et  intolérables.  Le  gouvernement  n'avait  pour  se 
défendre  que  le  respect  de  la  légalité  poussé  jusqu'à 
la  superstition,  le  génie  oratoire  toujours  grandis- 
sant de  M.  Guizot  et  la  fidélité  passionnée  et  élo- 
quente du  Journal  des  Débats. 

Ce  n'était  pas  assez,  et  le  système  faussé  par 
une  excessive  timidité  n'étiiit  plus  qu'une  sorte  de 
mécanisme  artificiel  superposé  à  la  nation  et  séparé 
d'elle.  Les  avertissements  prophétiques  des  esprits 
impartiaux  ne  manquèrent  pas,  lorsque  s'ouvrit  la 
discussion  violente  et  injurieuse  de  l'adresse. 

M.  Dufaure  se  croyait  tenu  d'expliquer  ses 
alarmes.  Ses  amis  et  lui  déclaraient  cependant  que 
la  faculté  de  concourir  au  gouvernement  de  son 
pays  ne  pouvait  appartenir  à  tous,  qu'il  devait  y 
avoir  une  limite  et  que  personne  ne  demandait 
sérieusement  le  suffrage  universel.  La  haute  bour- 
geoisie était,  en  effet,  unanime  sur  ce  point.  Elle 


CONCLUSION.  429 

ne  l'était  pas  malheureusement  pour  flétrir  les 
abus  qui  faisaient  dire  en  pleine  Chambre  à  l'hon- 
nête M.  Dufaure,  à  propos  de  la  réforme  électorale  : 
«  Législateurs,  rendez  le  député  respectable  au 
dépntél  »  Au  règne  des  opinions  avait  succédé  celui 
des  députés  fonctionnaires.  En  1846,  leur  nombre 
était  de  cent  quatre-vingt-quatre,  volant  leur  propre 
trailementen  votant  le  budget.  Un  des  plus  sincères 
amis  du  roi,  M.  de  Monlalivet,  en  présence  de  l'at- 
titude de  la  bourgeoisie,  ne  craignait  pas  de  con- 
seiller à  Louis-Philippe  de  se  montrer  plus  sage  et 
plus  avisé  :  «  Détendez  la  situation,  lui  disait-il; 
vous  vous  en  tirerez  après.  Vous  vous  êtes  tiré  de 
dangers  bien  plus  grands  encore  ;  vous  êtes  venu 
à  bout  des  émeutes  et  de  la  coalition.  Vos  dix-.-ept 
ans  de  règne  n'ont  été  qu'une  longue  suite  de  dif- 
ficultés, de  luttes  et  de  victoires.  > 

Le  roi  avait  vieilli  et  n'écoutait  pas.  Il  se  croyait 
invincible,  tant  que  son  ministère  aurait  pour  lui 
une  majorité  indiscutable.  Il  ne  voyait  pas  que,  si  le 
trouble  avait  cessé  dans  la  rue,  il  était  dans  les 
esprits  et  dans  les  idées,  et  qu'en  dehors  du  pays 
légal  devenu  artificiel,  il  s'était  formé  par  degrés 
un  autr:  monde  d'intérêts  où  tous  les  mécontente- 
ments s'étaient  donné  rendez-vous. 


430  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Ce  scnîimcnt  précurseur  d'une  révolution,  per- 
sonne ne  l'avait  exprimé  avec  plus  de  force  que 
M.  de  Tocqueville,  le  17  janvier  1848.  Pour  la 
première  fois  depuis  quinze  ans,  il  avait  peur  de 
l'avenir.  Son  regard  pénétrant  apercevait  l'alléra- 
tion  des  moeurs  publiques  dans  lesclasses  moyennes. 
Il  voyait  de  plus  en  plus  les  intérêts  particuliers 
remplacer  chez  elles  les  opinions  et  les  idées.  Il 
signalait  même  l'abaissement  des  mœurs  privées 
et  il  constatait  aussi  l'affaiblissement  de  la  puis- 
sance morale  de  la  France  dans  le  monde.  Il  fallait 
changer  l'esprit  de  gouvernement,  sinon  la  poli- 
tique de  résistance  allait,  par  l'exagéralion  de  son 
principe,  entraîner  à  la  ruine  les  hommes  et  les 
choses. 

Nul  ne  croyait  cependant  à  la  possibilité  d'une 
révolution,  ni  ceux  qui  excitaient  l'opinion,  ni  ceux 
qui  lui  résistaient.  «  Nous  sonimes  menacés,  dit- 
on,  d'une  émeute,  écrivait  Doudan,  le  jour  où 
M.  Duvergier  et  ses  amis  voudront  faire  leur  petit 
goûter!  Mais  je  ne  crois  pas  à  cette  émeute.  Il  fau- 
drait être  encore  plus  fous  que  ne  le  sont  les  nou- 
veaux membres  de  l'opposition  pour  laisser  faire 
de  telles  misères.  »  L'émeute  se  fit;  et  le  pays,  se  ju- 
geant désintéressé,  se  rangea  pour  la  laisser  passer. 


CONCLUSION.  431 

Depuis  neuf  ans,  le  canon  n'avait  plus  relenli 
dans  les  rues  de  Paris.  La  bourgeoisie  s'était  dés- 
habituée de  ces  émotions  terribles  qui  l'avaient  si 
fréquemment  agitée  dans  les  premières  années  de 
la  dynastie  de  Juillet.  La  prospérité  publique,  la 
douceur  des  mœurs,  l'imprévoyance  générale  née 
de  la  tranquillité,  contribuaient  encore  à  désarmer 
l'autorité. 

On  était  arrivé  à  ce  point  où,  suivant  le  mol  du 
cardinal  de  Retz,  quelque  parti  que  l'on  prenne, 
on  ne  peut  faire  que  des  fautes.  Un  fait  caractéris- 
tique et  qui  peint  bien  le  caractère  de  Louis-Phi- 
lippe, c'est  qu'il  fut  surtout  frappé  de  la  défection 
de  la  garde  nationale.  Il  s'était,  pour  ainsi  dire, 
identifié  avec  elle,  en  homme  de  89.  Elle  représen- 
tait à  ses  yeux  l'opinion  de  la  bourgeoisie  pari- 
sienne; et,  pour  se  la  rendre  favorable,  il  avait 
tout  sacrifié  dans  les  commencements  de  son  règne. 
Il  ne  craignit  pas  de  l'avouer  dans  les  libres  entre- 
tiens de  l'exil  :  «  Lorsque  j'appris  que  la  garde 
nationale,  cette  force  sur  laquelle  j'étais  si  heureux 
de  m'appuyer,  la  garde  nationale  de  Paris,  de  ma 
ville  natale,  pour  laquelle  j'ai  toujours  eu  tant  de 
bénévolence,  qui  m'avait  porté  au  trône,  qui  m'avait 
défendu  dans  l'émeute,  el  au  profit  de  laquelle  on 


432  LA    BOUKGEOISIE   FRANÇAISE 

m'avait  si  souvent  reproché  d'avoir  gouverne, 
abandonnait  ma  cause;  lorsque  j'appris  que  pas 
une  de  ces  mains  que  j'avais  si  souvent  pressées 
dans  les  miennes  ne  se  levait  en  ma  faveur,  alors 
j'ai  senti  que  mon  règne  était  terminé,  puisque 
l'opinion  s'était  retirée  de  moi  et  que  j'avais  cessé 
d'être  apprécié.  Je  n'ai  pas  voulu  verser  des  flots 
de  sang  pour  une  cause  qui  avait  cessé  d'être  celle 
de  la  nation.  » 

La  partie  était  perdue.  La  haute  bourgeoisie 
n'avait  pas  eu  un  esprit  politique  assez  sagace  pour 
discerner  les  prétentions  injustes  des  demandes 
raisonnables  de  l'opinion  publique;  elle  avait,  pen- 
dant dix-sepl  ans,  favorisé  les  progrès  matériels  de 
la  démocratie,  et  elle  n'avait  pas  su  s'entendre 
pour  mettre  le  gouvernement  de  son  choix  en  har- 
monie avec  la  marche  ascendante  des  idées  et  en 
contact  avec  le  cœur  de  la  nation. 


II 


Ceux  qui  avaient  pu  croire  un  instant  que  la 
révolution  de  1088  en  Angleterre  et  notre  révolu- 
tion de  1830  étaient  deux  événements  parallèles, 
étaient  cette  fois  à  jamais  déçus.  Mais  ils  ne  furent 
pas  seuls  à  sentir  l'importance  de  la  défaite  de  la 
royauté.  La  révolution  de  Février  n'était  pas  un 
accident,  et  espérer  que  le  cours  des  analogies 
historiques,  un  moment  interrompu,  reprendrait 
sa  force,  était  une  illusion.  La  démocratie,  avec 
son  besoin  d'idéal,  avait  atteint  d'un  seul  bond 
l'extrémité  de  la  carrière  qu'elle  s'attendait  à  par- 
courir plus  lentement.  Le  suffrage  universel  était 

établi. 

25 


434  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

Certes,  il  eût  été  possible  de  retarder  son  arrivée  ; 
et  les  fautes  de  la  bourgeoisie  n'avaient  rien  d'irré- 
parable. Malgré  l'échec  du  système  fondé  sur  son 
influence,  malgré  ses  vues  égoïstes,  elle  n'avait  pas 
perdu  le  bon  sens.  Elle  avait  péri,  parce  qu'elle 
s'était  cru  sauvée  pour  toujours.  «  La  dernière 
trêve  que  lui  avait  accordée  l'anarchie  avait  été  trop 
longue.  Elle  avait  pris  cette  trêve  pour  une  paix 
définitive.  Elle  ne  craignait  plus  assez ^  »  Si  le  roi 
Louis-Philippe  fût  tombé,  quelques  années  aupara- 
vant, sous  la  balle  d'un  assassin,  elle  l'eût  pleuré. 
Mais  elle  avait,  à  la  fois,  plus  d'esprit  de  parti  que 
d'esprit  politique.  Livrée  de  plus  en  plus  aux  soins 
de  sa  fortune,  elle  commençait  à  se  laisser  aller  à 
deux  dispositions  d'esprit  également  mauvaises, 
tantôt  considérant  comme  un  spectacle  les  agita- 
tions du  gouvernement  représentatif,  tantôt  s'em 
plaignant  avec  colère. 

Le  retard  qu'elle  eût  pu  au  moins  apporter  à  l'a- 
vènement du  gouvernement  démocratique  direct, 
en  opérant  des  réformes  raisonnables,  la  bourgeoi- 
sie ne  le  pressentit  pas.  C'est  donc  bien  à  elle-même 
qu'elle  doit  s'en  prendre  de  la  chute  des  institutions 

1.  Saint-Marc  Giraidin,  Souvenir*  d'un  journaliste. 


CONCLUSION.  435 

qu'elle  avait  créées*.  Pour  parler  comme  M.  Gui- 
zot,  elle  avait  dépensé  en  dix-sept  ans  tout  le  ca- 
pital de  courage  politique  qu'elle  avait  amassé  en 
89.  Elle  cessa,  en  1848,  de  faire  honneur  aux 
lettres  de  change  tirées  sur  elle.  C'est  ainsi  qu'elle 
n'a  pas  suffi  à  soutenir  et  à  consolider  le  trône 
qu'elle  avait  élevé. 

Les  choses  morales  n'étaient  plus,  comme  autre- 
fois, l'objet  de  son  activité.  Les  affaires,  l'industrie, 
les  places  l'occupaient  tout  entière.  Non  pas  que 
les  grands  principes  inaugurés  par  la  révolution 
française  lui  devinssent  indiff'érenls.  L'unité  natio- 
nale, l'égalité  civile,  la  liberté  politique  avaient 
reçu  pleine  satisfaction  par  la  charte  de  1830.  La 
bourgeoisie  les  laissait  se  développer  pacifique- 
ment par  la  seule  puissance  des  institutions, 
comme  ces  fleuves  qui  s'enrichissent  sans  le  savoir 
d'une  foule  d'affluents  et  ne  peuvent  plus  être 
contenus  par  leurs  rives,  m:iis  elle  ne  se  rendait 
pas  compte  qu'aux  yeux  des  masses,  on  ne  saurait 
assez  le  dire,  le  mouvement  de  89  était  moins  poli- 
tique que  social  et  humanitaire. 

La  révolution  de  Juillet  avait  été  une  entreprise 

1.  Lettre  de  M-  Guiiot  à  M.  Vitet,  1"  juillet  1818. 


436  LA  BOURGEOISIE  FRANÇAISE 

de  conciliation.  Si  elle  n'avait  pas  réussi,  ce  n'était 
pas  que  les  institutions  n'eussent  point  toute  l'élas- 
licité  suffisante  pour  s'élargir,  mais  parce  que  la 
bourgeoisie  n'avait  pas  assez  associé  la  nation  à  ses 
efforts  pour  enrayer  le  penchant  qui  nous  précipite 
toujours  vers  des  entreprises  nouvelles. 

Notre  dessein  n'est  pas  de  suivre  ici  les  destinées 
des  classes  moyennes,  de  continuer  à  les  peindre 
dans  leur  décadence,  de  1848  jusqu'à  nos  jours. 
Ce  serait  le  sujet  d'un  autre  livre.  Elles  avaient  un 
dernier  rôle  à  jouer,  celui  d'être  le  guide  de 
la  démocralie  en  lui  servant  de  contrepoids. 

Toute  démocratie  est  déjà  par  elle-même  envieuse 
et  mobile;  qu'est-ce  donc  quand  il  faut  ajouter  à 
ces  caractères  généraux  les  traits  distinclifsdu  génie 
français,  l'imagination,  la  légèreté,  la  témérité, 
le  goût  de  la  logique  poussée  à  outrance?  Qu'est- 
ce  donc,  lorsqu'on  se  trouve  en  présence  du  prin- 
cipe égalitaire  se  développant  d'une  façon  illi- 
mitée jusqu'au  mépris  de  la  liberté  individuelle  et 
en  face  d'une  révolution  économique?  Qu'esl-ce 
donc,  quand  le  sol  est  miné  et  que  le  trouble  et 
l'obscurité  s'étendent  de  toutes  parts? 

Si  jamais  la  bourgeoisie  eut  besoin  de  retrouver 
les   qualités  politiques  qui  avaient  honoré    ses 


CONCLOSION.  .137 

aieiix,  n'est-ce  pas  dans  ces  anoécs  d'expérience 
suprême  où  la  démocratie  française  essaye  de  se 
gouverner  elle-même,  sans  tradition,  et  ?ans 
d'autre  exemple  dans  le  passé  que  celui  d'un  ja- 
cobinisme usé?  Qui  ne  sent  que,  dans  ce  duel  re- 
doutable, la  liberté,  l'honneur  et  la  fortune  de  la 
France  sont  en  jeu  ?  Dans  ce  temps  où  le  cosmopo- 
litisme altère  ou  efface  les  types  originaux,  n'y  a- 
t-il  pas  lieu  de  se  préoocuper  du  moins  de  nos 
qualités  sociales  charmantes,  de  ces  dons  de  nature 
qu'une  solide  éducation,  un  puissant  esprit  de  fa- 
mille avaient  développés  si  brillamment? 

La  bourgeoisie  n'est  pas  assez  aveugle  pour  ne 
pas  voir  que  l'analyse  positive  l'emporte  dans 
toutes  les  branches  de  la  pensée  humaine,  que  les 
sciences  se  font  dans  l'éducation  la  plus  large  place, 
et  que  l'école  politique  démocratique  accomplit 
une  évolution  du  même  genre.  Les  généralités,  les 
abstractions,  les  théories  spiritualistes  sont  dédai- 
gnées. Les  symboles,  les  grands  mots,  les  prophé- 
ties sibyllines  s'évanouissent  devant  les  faits  et  les 
résultais.  La  bourgeoisie  n'ignore  pas  non  plus  que 
le  suffrage  universel,  loin  d'être  une  panacée,  est 
un  régime  plus  difficile  à  pratiquer  qu'aucun  autre 
et  qu'avec  lui  l'expiation  des  erreurs  arrive  plus 


438  LA  BOURGEOISIE  FRAÎNÇAISE 

sévère  et  plus  prompte  ;  et  cependant,  il  semble 
qu'à  mesure  que  la  politique  touche  de  plus  en 
plus  directement  aux  intérêts  de  la  bourgeoisie, 
elle  éveille  de  moins  en  moins  ses  passions.  11  sem- 
ble que  les  choses  n'excilenl  plus  en  elle  ni  curio- 
silé, ni  espérance,  pas  plus  que  de  haine  ou  d'admi- 
ration pour  les  hommes.  La  littérature  elle-même 
ne  se  fait-elle  pas  la  complice  de  ce  désintéresse- 
ment? Sans  doute  il  y  a  quelques  exceptions.  Mais, 
si  l'esprit  politique  est  resté  le  partage  de  quelques 
intelligences  élevées;  en  revanche,  jamais  la  désu- 
nion n'a  été  plus  complète  dans  les  rangs  des 
classes  moyennes,  jamais  les  rivalités  n'ont  été  plus 
ardentes  et  la  mêlée  plus  confuse. 

Serait-elle  vraie,  cette  autre  observation  de 
M.  Guizot^  qu'avec  la  bourgeoisie  française  on  peut 
faire  de  la  politique  de  résistance  et  non  de  la  po- 
litique d'action?  Est-elle  un  élément  trop  facile  à 
intimider  ou  à  duper  pour  qu'un  gouvernement 
puisse  trouver  en  elle  un  appui  durable?  Ce  qu'il  y 
a  de  sûr,  c'est  qu'on  ne  peut  pas  gouverner  long- 
temps contre  son  vœu  et  contre  son  appui,  même 
depuis  que  le  suffrage  universel  a  placé  en  défini- 

1.  V.  Lettre  de  M.  Guizot  à  lord  Aberdeen 


CONCLUSION  439 

tive  le  pouvoir  dans  les  masses  populaires.  Il  lui 
reste  en  effet  l'entente  supérieure  des  intérêts,  la 
prépondérance  que  donneront  toujoursTexpérience 
générale  des  affaires,  ces  instincts  de  bon  sens  et 
ces  ressources  d'élasticité  qui  l'ont  tant  de  fois  sau- 
vée dans  l'adversité. 

Quant  aux  qualités  sociales  qui  donnaient  à  la 
bourgeoisie  provinciale  une  saveur  particulière 
et  à  la  bourgeoisie  parisienne  un  charme  intime  et 
pénétrant,  elles  sont  menacées.  La  grande  place 
donnée  aux  habitudes  étrangères,  l'absence  de 
haute  culture  littéraire,  les  secousses  par  lesquelles 
marche  le  monde  politique,  l'instabilité  des  for- 
tunes contribuent  de  plus  en  plus  à  les  faire  dis- 
paraître. 

La  tolérance  et  l'urbanité,  conditions  de  la  con- 
versation et  delà  sûreté  des  relations  mondaines, 
sont  parties  avec  les  goûts  simples  d'autrefois. 
Les  rapports  se  sont  adultérés,  non  seulement 
entre  patrons  et  ouvriers,  entre  maîtres  et  servi- 
teurs, mais  entre  les  jeunes  gens  et  les  vieillards, 
et  presque  entre  pères  et  fils.  Jamais  on  n'a  tant 
parlé  de  solidarité  et  jamais  elle  n'a  moins  existé. 

L'égalité,  qui  est  le  fond  même  de  la  race  bour- 
geoise,  s'associe  à  un  besoin  étrange  de  privilèges^ 


440  LA  BOUKGEOISIE  FRANÇAISE 

à  la  passion  des  alliances  titrées,  à  l'acquisition  de 
l'anoblissemenl.  Si  ces  vanités  sont  encore  dédai- 
gnées,  c'est  dans  cette  j3artie  chaque  jour  moins 
nombreuse  de  la  bourgeoisie  parisienne  qui  con- 
serve les  traces  ailleurs  effacées  de  mœurs  graves 
sans  sécheresse,  de  traditions  d'esprit  et  de 
bonne  compagnie,  et  qui  ferme  sa  porte  à  l'inva- 
sion des  goûts  excentriques,  cercle  de  plus  en  plus 
restreint,  qui  suffit  pour  réveiller,  chez  les  (-liei- 
cheurs  et  les  curieux,  le  souvenir  de  ce  qu'étaient 
la  société  et  la  génération  de  1830. 

Cet  ancien  monde  est  bien  fini,  sans  que  pourtant 
la  période  révolutionnaire  soit  close.  Le  flot  con- 
tinue à  tout  envahir. 

Quel  sera  le  monde  nouveau?  au  prix  de  quelles 
convulsions  et  de  quelles  souffrances  nos  enfants 
acquerront-ils  le  respect  de  la  légalité  et  de  la  jus- 
tice pour  tous,  enfin  la  stabilité  sociale  et  politi- 
que? L'élite  libérale  des  classes  moyennes  pourra- 
t-elle  un  jour  donner  à  la  démocratie  les  digues 
qui  lui  manquent  et  poser  à  la  Révolution  les  li- 
mites que  le  bon  sens  de  nos  pères  avait  indiquées? 
Il  se  fait  tard,  déjà  l'ombre  gagne.  Hâtons-nous 
d'arriver  avant  la  nuit  I 

"Vieille  et  forte  bourgeoisie  française  !  comment 


CONCLUSION.  441 

ne  pas  l'aimer  et  comment  ses  découragements  ne 
s'expliqueraient-ils  pas  après  tant  de  désillusions  et 
de  stériles  efforts?  Elle  avait  résumé  il  y  a  cent  ans 
toute  l'ardeur,  tout  l'enthousiasme,  toute  la  bonlé 
decexviii*  siècle,  son  œuvre.  Elle  en  avait  formulé  le 
symbole,  et,  pour  l'avoir  formulé  devant  le  monde 
entier,  les  plus  purs  de  ses  eafanls,  depuis  Bailly  et 
Barnave  jusqu'à Vergniaud  et  madame  Roland,  ont 
porté  leur  tète  sur  l'érhafaud  ;  elle  avait  cru  au  Con- 
sulat et  à  l'homme  extraordinaire,  dont  l'ambilion 
démesurée  a  deux  fois  amené  en  France  les  hordes 
étrangères.  Toute  meurtrie  de  ses  déceptions, 
elle  avait  défendu  sous  la  branche  aînée  des  Bour- 
bons, au  nom  de  la  nation,  les  idées,  les  passions, 
les  revendications  de  89;  et  elle  pensait,  après  les 
journées  de  Juillet,  avoir  définitivement  fondé  le 
gouvernement  qui  convenait  le  mieux  au  pays  :  des 
hommes  du  plus  rare  talent  étaient  ses  chefs  élo- 
quents. Là  encore,  elle  a  échoué.  Comment  ne  se- 
rait-elle pas  pleine  de  défiance?  Et  cependant  n'est- 
elle  pas  encore  la  source  intarissable  où  la 
France  puise  ses  hommes  d'État,  ses  orateurs,  ses 
légistes,  comme  ses  savants,  ses  artistes  et  ses 
poêles?  Ses  fils  ont  encore  tous  les  dons  de  l'in- 
telligence; mais  qui  leur  rendra  les  qualités  qui 


442  LA   BOURGEOISIE   FRANÇAISE. 

avaient  permis  à  leurs  aïeux  d'abattre  la  sei- 
gneurie el  l'ancien  régime,  c'est-à-dire  l'esprit  de 
suite,  la  patience,  l'union,  le  caractère  et  la  vo- 
lonlé? 


ELN 


1^ 


TABLE 


INTRODUCTION I 

I.  —  La  bourgeoisie  française  pendant  la  Révolution....         1 
II.  —  La  bourgeoisie  française  sous   le  Directoire  et  le 

Consulat 69 

III.  —  La  bourgeoisie  française  sous  l'Empire  et  les  pre- 

mières années  de  la  Restauration 143 

IV.  —  La    bourgeoisie   française    pendant    les  dernières 

années  de  la  Restauration  et  la  Révolution  de  1833.  223 
V.  —  La  bourgeoisie  française  sous  le  règne  de  Louis- 
Philippe 315 

Conclusioa , 427 


EMILE  COLIN   —   lurKIUERIB   DE  Lkd^Y 


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