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Full text of "La chaire française au XIIe siècle d'après les manuscrits"

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CHAIRE  FRANÇAISE 

■ 

AU  XIIe  SIÈCLE 


P  A  II  I  S.  —  1  M  i'  H  I  >l  £  II  II.   ji  M  1  L  B   HA  RTINfiT  (  RUE  II  1  G  .NON,  2. 


LA 


CHAIRE  FRANÇAISE 


AU  XIIe  SIÈCLE 


D'APRÈS  LES  MANUSCRITS  J  ^ 

[*  OCT201910 
THESE  N%^IuWV^ 

Présentée  à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris. 


PAR 

y 

L'abbé  L.  BOURGAIN 

ÉLÈVE    DE   L' ÉCOLE   ECCLÉSIASTIQUE    DES  CARMES 


PARIS 

SOCIÉTÉ  GÉNÉRALE  DE  LIRRAIRIE  CATHOLIQUE 

PARIS  BRUXELLES 
VICTOR  PALMÉ  JOSEPH  ALBANEL 

ÉDITEUR  DES   BOLLANDISTES,   DIRECT.  OÉNÉR.     DIR.  SUCCURSALE  DE  BELGIQUE  ET  DE  HOLLANDE 

25,  rue  de  Grenelle-Saint-Germain,  25  G,  place  tic  Louvain,  G. 

M  DCCC  LXXIX 


Tous  droits  rtseriés. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 
in  2014 


https://archive.org/details/lachairefrancaisOObour 


A 

MON  CHER  MAITRE 

M.  LÉON  GAUTIER 


PRÉFACE 


L'histoire  de  la  chaire  française  avance.  Bientôt,  espé- 
rons-le, nous  l'aurons  complète.  C'est  afin  de  combler 
une  grande  lacune  que  nous  avons  entrepris  ce  travail. 

Pour  les  sermons  imprimés,  nous  avons  eu  généra- 
lement recours  à  la  Patrologie  latine  de  l'abbé  Migne, 
précieuse  collection  à  laquelle  il  faut  rendre  de  profonds 
hommages! 

Oudin,  Martène,  l'Histoire  littéraire  de  la  France,  le 
Catalogue  des  manuscrits  des  départements,  et  surtout 
les  inestimables  Catalogues  des  manuscrits  de  la  Biblio- 
thèque Nationale  par  M.  Léopold  Delisle,  nous  ont 
indiqué  presque  tous  les  inédits.  Nous  avons  dépouillé 
plus  de  cent  manuscrits1,  dont  la  plupart  appartiennent  à 
la  Bibliothèque  Nationale.  —  C'est  à  la  Bibliothèque 
Nationale  qu'appartient  tout  manuscrit  cité  sans  indica- 
tion de  bibliothèque.  —  La  description  de  ces  manuscrits 
étant  faite  dans  les  catalogues,  nous  avons  cru  qu'il  serait 
inutile  de  la  reproduire. 

Nous  avons  négligé  les  sermonnaires  anonymes,  sauf  de 

1.  Nous  renvoyons  le  lecteur  à  l'Appendice  pour  les  sermons  d'Hilduin,  chancelier 
de  Notre-Dame.  Nous  n'avons  eu  connaissance  de  ce  manuscrit,  qui  se  trouve  à  la 
Bibliothèque  d'Orléans,  que  dans  le  cours  de  l'impression.  —  Nous  renvoyons  aussi 
le  lecteur  à  Y  Errata  pour  les  fautes  d'impression  qui  nous  ont  échappé  dans  les 
textes. 


vm  PRÉFACE. 

très-rares  exceptions.  Méritent-ils  d'être  connus  aujour 
d'hui  les  prédicateurs  que  les  contemporains  eux-mêmes 
ne  connaissaient  pas?  Du  reste,  comment  déterminer 
leur  véritable  époque?  Par  exemple,  la  plupart  des  ser- 
mons prêchés  au  douzième  siècle,  que  nous  avons  en 
manuscrits,  ont  été  copiés  au  treizième,  beaucoup  au 
quatorzième,  quelques-uns  même  au  quinzième.  Sans  nom 
d'auteur,  il  est  difficile  d'assigner  à  ces  homélies  leur 
date  exacte. 

Un  plan  tout  fait  se  présentait  à  nous.  En  1867,  l'Aca- 
démie des  Inscriptions  et  Belles-Lettres  avait  mis  au  con- 
cours la  question  suivante  :  «  Étudier  les  sermons  com- 
posés ou  prêchés  en  France  pendant  le  treizième  siècle. 
Rechercher  les  noms  des  auteurs  et  les  circonstances  les 
plus  importantes  de  leur  vie.  Signaler  les  renseignements 
qu'on  pourra  découvrir  dans  leurs  ouvrages  sur  les  mœurs 
du  temps,  sur  l'état  des  esprits,  sur  l'emploi  de  la  langue 
vulgaire,  et  en  général  sur  l'histoire  religieuse  et  civile  du 
treizième  siècle.  »  Ce  plan,  si  bien  exécuté  par  M.  Lecoy 
de  la  Marche1,  nous  l'avons  pris  nous-mème  :  car  nous 
croyons  qu'il  est  le  seul  bon. 

Gomme  M.  Lecoy  de  la  Marche,  nous  avons  donc  trois 
parties  :  1°  les  Prédicateurs;  2°  les  Sermons;  3°  la  Société 
d'après  les  sermons. 

Dans  la  première  partie,  la  plus  aride,  il  est  vrai,  mais 
la  plus  importante,  nous  avons  classé  les  prédicateurs 


i.  La  Chaire  française  au  moyen  âge,  spécialement  au  treizième  siècle,  d'après 
les  manuscrits  contemporains.  Ouvrage  couronne  par  l'Académie  tics  Inscriptions 
et  Belles-Lettres:  Paris,  18G8,  in-8". 


PRÉFACE.  ix 

d'après  leurs  caractères  extérieurs,  les  séculiers  par 
dignités,  les  moines  par  monastères,  tous  par  ordre  de 
dates.  Il  nous  a  été  impossible  de  les  grouper  autour 
d'un  grand  nom,  faute  d'un  génie  qui  les  ait  tous  for- 
més. Saint  Bernard  fut  sans  doute  le  plus  grand  orateur 
de  cette  époque;  mais,  en  dehors  des  monastères  de  son 
ordre,  il  n'eut  pas  d'influence  sur  la  prédication.  Nous 
avons  resserré  les  biographies  en  quelques  mots  :  ne 
valait-il  pas  mieux  en  effet,  quand  les  auteurs  sont  connus, 
renvoyer  à  YHistoire  littéraire  ou  à  d'autres  sources, 
que  d'accumuler  des  notices  (travail  d'ailleurs  aisé  et  peu 
utile  en  pareil  cas),  qui  auraient  donné  à  ce  volume  des 
proportions  trop  considérables?  Enfin,  lorsque  les  sermons 
sont  imprimés,  nous  en  faisons  une  analyse,  tantôt 
longue,  tantôt  courte,  selon  leur  importance  ;  lorsqu'ils 
sont  inédits,  nous  en  citons,  s'ils  le  méritent,  quelque  pas- 
sage choisi  avec  soin,  pour  donner  une  juste  idée  du 
genre  de  l'auteur.  Dans  ces  extraits,  nous  reproduisons 
l'orthographe  des  manuscrits. 

Deux  tables,  jointes  à  l'Appendice,  permettent  au  lec- 
teur de  recueillir  tous  les  renseignements  à  la  fois  sur 
chaque  prédicateur  et  sur  chaque  manuscrit. 

Dans  plusieurs  questions  particulières  et  générales,  il 
nous  arrive  d'être  en  désaccord  avec  de  grands  noms. 
Est-il  besoin  de  dire  que  la  critique  n'exclut  ni  l'admira- 
tion ni  la  reconnaissance,  et  que  nous  devons  beaucoup  en 
particulier  aux  savants  auteurs  de  YHistoire  littéraire  de 
la  France,  Bénédictins  et  Membres  de  l'Institut?  Lorsque 
nous  prenons  la  liberté  de  les  contredire  les  uns  ou  les 


x  PRÉFACE. 

autres,  c'est  uniquement  par  amour  de  la  vérité,  à 
laquelle  nous  avons  essayé  de  travailler  comme  eux. 

Si  des  hommes  d'un  mérite  supérieur  laissent  échapper 
des  inexactitudes,  combien  ne  devons-nous  pas  craindre 
de  l'inexpérience!...  Peut-être  nous  tiendra-t-on  compte 
des  recherches  que  nous  avons  faites  et  des  documents  que 
nous  avons  trouvés.  Nous  serions  heureux  d'obtenir  une 
place,  quelque  modeste  qu'elle  fût,  parmi  les  historiens  de 
la  chaire.  Hélas!  Presque  tous  sont  morts,  et  morts  avant 
la  maturité 1  ! 

Fètc  de  la  Purification,  -  février  187'J. 


1.  Charles  Labille,  professeur  suppléant  au  Collège  de  France,  t  1 845,  à  l'âge 
de  vingt-neuf  ans.  L'abbé  Victor  Vaillant,  élève  de  l'École  des  Carmes,  1 1853,  à 
l'âge  de  vingt-neuf  ans.  Eugène  Gandar,  professeur  a  la  Faculté  des  lettres  de  Paris, 
t  I8C>8,  à  l'âge  de  quarante-trois  ans.  Anatole  Fcugère,  professeur  de  Rhétorique  au 
collège  Stanislas,  t  1877,  à  l'âge  de  trente-trois  ans. 


LIVRE  PREMIER 


LLS  PRÉDICATEURS 


1 


CHAPITRE  PREMIER 


l'éloquence  sacrée  renaît  au  douzième  siècle 


La  Chaire  française  est  restée  pendant  une  suite  de 
siècles  triste  et  silencieuse.  Il  fallut  la  piété  éclairée  de 
Charlemagne  '  et  la  vigilance  des  conciles2  pour  faire 
composer  et  traduire  quelques  recueils  d'homélies  :  le 
clergé  ignorant  n'avait  aucun  souci  de  l'instruction  des 
fidèles.  En  1031,  le  concile  de  Limoges  s'en  affligeait  : 
«  Gémissons,  disait-il,  parce  que  les  ouvriers  du  Seigneur 
sont  fort  rares;  s'il  y  a  beaucoup  de  fidèles  qui  veulent 
entendre,  il  n'y  a  presque  point  de  ministres  qui  prê- 
chent3. »  Dans  le  même  temps,  Agnès,  première  femme 
de  Geoffroy,  comte  d'Anjou4,  ne  put  se  procurer  un  ser- 
monnairequ'à  des  conditions  très-onéreuses  :  elle  donnait 
deux  cents  brebis,  un  muid  de  froment,  un  autre  de 
seigle ,  un  troisième  de  millet  et  un  certain  nombre  de 

[.  llisi.  htt.,  IV,  8.  —  2.  Labbc,  VU,  1249,  1263.  —  3.  Labbc,  IX,  905.— 
4.  Geoffroy  vécut  de  1006  à  1060  (Aride  vérifier  les  dates,  II,  842). 


i  CHAPITRE  PREMIER. 

peaux  de  martre'.  Du  reste,  l'histoire  ne  signale  presque 
aucun  nom  de  prédicateur  à  cette  époque.  Çà  et  là,  de 
loin  en  loin,  deux  ou  trois  voix  isolées  osent  à  peine 
se  faire  entendre;  elles  sont  faibles,  monotones;  leurs 
eiforts  demeurent  stériles.  Encore  quelques  années,  et  le 
sacerdoce  catholique  va,  semble-t-il,  s'éteindre  dans  le 
mutisme  des  cultes  païens  qu'il  avait  naguère  vaincus 
par  la  parole. 

Mais  soudain,  grâce  à  la  multiplication  prodigieuse 
des  ordres  monastiques,  grâce  aux  règnes  protecteurs  de 
trois  rois,  amis  des  lettres  et  des  savants2,  grâce  surtout  à 
la  fécondité  de  la  nature  qui  produit  toujours  de  grands 
esprits,  le  douzième  siècle  naît,  et  la  France  mérite  alors 
d'être  appelée  pour  la  première  fois  «  la  patrie  des  écri- 
vains 3  » .  Or,  au  milieu  des  philosophes,  des  théologiens  et 
des  poètes,  on  voit  tout  à  coup  se  dresser  des  légions  de 
prédicateurs.  Rien  ne  les  arrête;  ils  sont  intrépides  à 
dénoncer  le  vice,  à  proclamer  les  droits  de  la  vertu;  ils 
s'excitent  les  uns  les  autres;  ils  s'accusent  même  de  fai- 
blesse et  de  nonchalance.  Le  même  cri  s'élève  sans  cesse, 
de  toutes  parts,  dans  le  cloître,  à  l'église,  au  milieu  des 
écoles  :  Prêchons. 

«  Le  monde  est  une  Babylone,  s'écrie  Geoffroy  Babion4  ; 
c'est  à  vous  de  le  ramener  dans  la  bonne  voie  en  lui  faisant 
la  guerre...  Oui,  vous  devez  être  à  la  tête  de  cette  lutte... 
Prêchez,  prêchez...  Préparez-vous  à  la  prédication  par 
la  pratique  des  vertus.  Retirez  le  pécheur  du  mauvais 
chemin  par  l'énergie  de  vos  paroles:  c'est  votre  devoir... 

1.  Ch.  Jourdain,  Mémoires  de  l'Académie  des  inscript.,  XXVIII,  00. 

2.  Ilist.  Utl.,  IX,  2. 

3.  Raoul  deCaen  (Martine,  Thes.nov.  anecd.,U\,  1 18),  «  Gallia  scnplonbusdives.  • 
4  Ms.  lat.,  14034.,  f"  173. 


•    LES  PRÉDICATEURS.  5 

Combattez  cette  Babylone  par  la  prédication...  Vous  ne 
devez  pas  user  votre  temps  sur  les  placés  publiques  dans  de 
vaines  conversations;  mais  dirigez  l'armée  du  Seigneur 
contre  Babylone...  Souvenez-vous  donc,  mes  très-chers 
frères,  de  votre  cité  :  défendez  Jérusalem.  Les  ennemis 
sont  innombrables,  et  les  bons  citoyens,  à  quel  petit 
nombre  ils  sont  réduits!  » 

Hugues  de  Saint-Victor  insiste  avec  autant  de  force,  et 
ses  conseils  descendent  jusqu'aux  détails.  «  Que  personne 
ne  dise:  J'ai  assez  de  m'occuper  de  moi  ;  je  ne  dois  rendre 
compte  que  de  ma  conduite;  je  ne  veux  pas,  en  m'occu- 
pant  du  salut  des  autres,  exposer  le  mien.  Du  reste,  je  ne 
suis  point  instruit  dans  les  Écritures,  je  ne  suis  point  élo- 
quent; et  je  le  sais  bien,  si  je  ne  prêche  pas,  Dieu  ne  me 
condamnera  pas  pour  si  peu  de  chose.  —  Mais  autant 
d'hommes  à  qui  votre  parole  pouvait  être  utile,  autant  de 
dommages  causés  à  Dieu,  autant  de  comptes  à  lui  rendre. 
Que  celui  qui  sait  beaucoup,  parle  beaucoup;  que  celui  qu  i 
sait  peu,  parle  peu,  et  que  chacun  parle  selon  sa  science.. . 
Qu'il  ne  considère  ni  le  sexe,  ni  l'âge,  ni  la  personne,  ni  le 
temps,  ni  le  lieu,  mais  qu'il  prêche  à  tous  et  toujours  et 
partout:  aux  hommes,  aux  femmes,  aux  vieux,  aux  jeunes, 
aux  riches  et  aux  pauvres,  dans  le  bonheur  et  dans  le 
malheur,  le  jour,  la  nuit;  au  matin,  au  midi  et.  au  soir;  îi 
l'église,  sur  la  place  publique  et  dans  les  rues  ;  dans  les 
champs,  sur  terre  et  sur  mer;  que  ce  qu'il  sait  de  bien,  il  le 
dise,  s'il  a  des  auditeurs.  Car  il  y  a  des  prêtres  qui  visent 
toujours  à  développer  des  idées  supérieures,  et  qui,  pour 
cette  raison,  refusent  de  prêcher,  comme  si  Dieu  remar- 
quait seulement  ce  qui  est  relevé  et  ne  s'occupait  pas  de  ce 
qui  est  commun  :  souvent  ce  qui  paraît  bas  aux  hommes  est 


/ 


6  CHAPITRE  PREMIER. 

grand  devant  le  Seigneur.  Il  y  en  a  d'autres  qui  prêchent 
encore  quelquefois  à  une  foule  nombreuse  et  qui  refusent 
de  parlera  un  petit  nombre.  Ils  sont  bien  coupables  devant 
Dieu,  ceux-là,  car  c'est  la  fausse  retenue,  ou  l'orgueil,  ou 
l'amour  des  richesses  qui  les  empêche  déparier...  Il  y  en  a 
d'autres  qui  font  profession  de  prêcher,  qui  vivent  somp- 
tueusement de  ce  ministère,  qui  mènent  grand  train,  et  qui 
ignorent  les  divines  Écritures  :  ce  sont  des  lâches  et  des 
paresseux;  car  toutes  les  églises  sont  remplies  de  biblio- 
thèques, de  recueils  d'homélies,  d'expositions  et  de  trai- 
tés... Qu'ils  rougissent  donc  les  ministres  de  certaines 
églises,  ces  ministres  lâches  et  ignorants  ;  qu'ils  secouent 
leur  torpeur,  qu'ils  rachètent  le  temps  perdu,  car  les  jours 
sont  mauvais'.  » 

A  la  fin  du  siècle,  les  prédicateurs  s'animent  encore  les 
uns  les  autres  dans  les  mêmes  termes.  «  0  douleur! 
Aujourd'hui  la  langue  des  chiens  est  muette!  Oui,  c'est 
bien  la  langue  et  ce  sont  bien  les  chiens  qu'a  décrits  le 
prophète  :  les  chiens  sont  muets,  ils  n'ont  pas  la  force 
d'aboyer;  ils  dorment  et  chérissent  les  songes.  Dans  les 
premiers  siècles  de  l'Église,  ces  chiens,  d'ennemis  qu'ils 
étaient,  devenaient  amis;  ils  s'attachaient  à  Dieu  pour 
toujours  et  d'une  manière  inébranlable;  ni  la  mort,  ni 
la  vie  ne  pouvait  les  séparer  de  la  charité  du  Christ,  ils 
veillaient  à  la  garde  de  la  sainte  Église,  ils  ne  cessaient 
d'aboyer  avec  force  contre  les  voleurs  et  contre  les  loups; 
ils  portaient,  ils  annonçaient  l'Évangile  partout  ;  ils  cou- 
raient de  tous  côtés,  ils  prêchaient  de  nation  en  nation, 
ils  souffraient  le  martyre  pour  la  défense  de  la  vérité,  ils 
supportaient  la  persécution  et  combattaient,  sans  faillir, 

1.  Hugues  de  Saint-Victor,  ms.  Int..  14934.  P  7.r>. 


LES  PRÉDICATEURS.  7 

jusqu'il  la  mort.  Au  contraire,  les  chiens  modernes,  ces 
très-mauvais  chiens,  an  lieu  d'être  vigilants,  pleins  de 
/.rie  et  de  sollicitude,  ne  l'ont  que  dormir  aujourd'hui, 
tout  entiers  à  la  paresse  et  chérissant  la  rêverie...  Les 
premiers  défenseurs  de  l'Église  coin  aient  an  martyre  et 
aux  tourments  :  ceux-ci  ont  les  pieds  trempés,  non  pas 
dans  le  sang  d'une  pénitence  fructueuse,  des  gémisse- 
ments, des  larmes  et  des  mortifications  corporelles,  mais 
dans  le  sang  des  charnels  désirs.  Ils  courent,  non  pas  h 
la  défense  et  à  la  prédication  des  vérités  évangéliques, 
mais  au  dépouillement  des  pauvres,  au  gain  du  siècle, 
à  l'opprobre  de  la  religion  chrétienne,  au  blasphème  du 
nom  de  Dieu  !  C'est  pourquoi  Dieu  se  plaint  de  voir  son 
nom  blasphémé  au  milieu  des  peuples1.  » 

Maurice  de  Sully  veut  que  le  prêtre  sache  une  série  de 
sermons  pour  tous  les  dimanches  et  pour  toutes  les  fêtes 
de  l'année.  Il  fait  de  la  prédication  le  devoir  le  plus  strict  . 
«  La  tierce  cose  qui  est  besoignable  al  provoire,  si  est  li 
prédications  par  coi  il  doit  estre  garde  des  oeilles  dame- 
deu.  Geste  cose  vuelt  notre  sire  que  li  prestres  face  tos 
jors2.  » 

Guibert  de  Nogent3  insiste  sur  l'obligation  de  prêcher: 
«  Ceux  qui  ne  prêchent  pas,  dit-il,  commettent  une  faute 
irréparable,  puisqu'ils  ne  veulent  pas  contribuer  à  la  con- 
version des  pécheurs.  »  Il  soutient  que  tous  les  chrétiens 
qui  ont  quelque  connaissance  de  l'Ecriture  sainte  doivent 
l'enseigner;  il  passe  en  revue,  avec  un  soin  minutieux, 
tous  les  motifs  qui  font  négliger  la  prédication. 

1.  Guarin  de  Saint-Victor,  ms.  lat. ,  14588,  f°  195. 

i.  Maurice  de  Sully,  ms.  fr.,  13314,  p.  3. 

3.  «  Liber  quo  ordine  sermo  fieri  debeat.  »  Patrol.  lat.,  CLVI. 


H  CHAPITRE  PREMIER. 

Pendant  que  les  Cisterciens  et  les  Prémonirés  expli- 
quaient l'Évangile,  les  Chartreux,  voués  au  silence  de  la 
cellule,  copiaient  des  manuels  de  sermons  avec  une 
ardeur  infatigable.  «  Puisque  nous  ne  pouvons  annoncer 
la  parole  de  Dieu  de  vive  voix,  dit  le  vénérable  Guigues, 
nous  le  faisons  de  la  main  :  car  autant  on  écrit  de  livres, 
autant  on  est  censé  former  de  prédicateurs  de  la  vérité'.  » 

La  réponse  à  des  instances  si  vives  ne  se  fait  point  atten- 
dre; on  prêche  et  on  pratique  la  pénitence.  «Nos  saints 
prédicateurs  qui  nous  arrachent  de  la  prison  du  péché, 
entrent  avec  nous  par  la  porte  de  fer  ;  car  pour  nous  don- 
ner l'exemple  de  la  pénitence,  ils  châtient  et  la  chair  et 
les  vices;  les  peines,  la  mortification,  la  mort  môme,  ils 
endurent  tout  pour  le  salut  des  pécheurs2.  » 

Mais  ce  n'est  pas  sans  difficulté  qu'ils  publient  la  parole 
de  Dieu  :  un  double  péril  menace  les  orateurs.  «  Mes 
frères,  s'écrie  .Gautier  de  Saint-Victor,  vous  pouvez 
entendre  la  vérité  sans  péril  pour  vous  :  mais  nous,  nous 
ne  la  prêchons  pas  sans  danger.  Il  y  a  des  personnes  pour 
qui  la  parole  de  vie  est  pénible  et  sent  la  mort.  Il  y  en  a 
d'autres  qui  la  reçoivent  volontiers  et  qui  trouvent  en  elle 
odeur  de  vie.  Or,  ceux  qui  entendent  avec  peine  la  parole 
<le  Dieu  et  que  ce  parfum  délectable  fait  mourir,  ceux-là 
foulent  aux  pieds  les  marguerites  brillantes  des  célestes 
entretiens,  et  dévorent  d'une  dent  pleine  de  méchanceté 
le  prédicateur  de  l'Evangile.  Mais  ceux  que  cette  bonne 
odeur  fait  revivre  comblent  de  louanges  continuelles 
non-seulement  la  vérité,  mais  encore  celui  qui  la  publie. 
Voilà  donc  un  double  péril.  A  gauche,  c'est  la  craint»' 
du  blâme  qui  nous  menace;  à  droite,  c'est  la  crainte  de 

I.  Ilist.  lit!..  I\,  119.  -  ï.  Richard  de  Saint-Victor,  nu.  lat.,  16061,  I*  7-2, 


.    LES  PRÉDICATEURS  9 

l'orgueil.  Contre  ces  deux  dangers  nous  avons  besoin 
d'une  double  verlu  :  au  blâme,  il  faut  que  nous  opposions 
le  bouclier  de  la  patience,  el  à  l'orgueil,  une  humilité 
solide.  Pour  moi,  qui  ai  certainement  peu  d'humilité  et 
de  patience,  ou,  pour  mieux  dire,  qui  n'en  ai  point  du 
tout,  je  crains  de  mettre  ta  main  au  feu,  je  tremble  d'en- 
trer dans  la  fournaise,  de  peur  d'être  bridé  à  droite  ou  à 
gauche.  Peut-être  n'ont-ils  pas  égard  à  ces  dangers,  les 
supérieurs  qui  nous  ordonnent  de  prêcher;  ou  s'ils  en  ont 
conscience,  ils  se  montrent  trop  durs  envers  nous,  alors 
que  nos  auditeurs  ne  recueillent  pas  grand  fruit  de  nos 
sermons.  Les  mœurs  du  temps  ne  changent  guère  ;  nous 
craignons  de  flétrir  les  fautes  les  plus  manifestes.  Per- 
sonne ne  souffre  qu'on  l'accuse,  qu'on  le  blâme,  qu'on  le 
censure.  Les  simples  fidèles  aiment  bien  qu'on  reprenne 
les  vices  des  prélats,  et  les  prélats  voient  avec  plaisir 
reprendre  les  simples  fidèles.  Mais  qu'un  prédicateur, 
emporté  par  le  zèle  de  la  maison  de  Dieu,  accuse  sans 
ménagement  les  fautes  des  supérieurs  et  les  péchés  des 
sujets,  qui  pourra  le  souffrir?  qui  pourra  le  supporter?  Ne 
diront-ils  pas  tous  unanimement  :  Ce  prédicateur  est  fou; 
il  aie  délire,  liez-le,  attachez-le;  qu'on  le  chasse,  qu'on 
le  réduise  au  silence  pour  toujours  '  !  » 

Presque  tous  les  prédicateurs  se  plaignent,  comme  ce 
Victorin,  de  la  persécution.  Ce  sont  d'abord  les  seigneurs 
«  qui  lapident  les  lèvres  du  ministre  sacré,  quand  ils  lan- 
cent contre  lui  dans  leurs  jugements  amers  les  traits  perni- 
cieux de  la  calomnie,  quand  ils  murmurent  contre  lui, 
quand  ils  le  sifflent  et  couvrent  sa  voix  par  des  cris  et  des 
ricanements,  dans  les  carrefours,  sur  les  places,  dans  les 

1.  Gautier,  ms.  lat.,  U589,  P  18. 


■10  CHAPITRE  PREMIER. 

réunions  publiques.1  »  «  Ce  que  Piinl  souffrait  de  ln  part  des 
Juifs,  nous,  quoique  indignes  prédicateurs,  nous  le  souffrons 
aujourd'hui.  Ces  chrétiens  pervers,  parce  que  nous  leur 
disons  non  pas  ce  qui  les  flatte,  mais  ce  qui  est  vrai,  non 
pas  ce  qui  leur  plaît,  mais  ce  qui  est  dur,  ces  chrétiens 
nous  dressent  des  embûches,  nous  accablent  d'outrages  et 
d'injures.  Lorsque  nous  reprochons  à  l'un  sa  luxure,  à 
l'autre  son  avarice,  à  celui-ci  sa  colère,  à  celui-là  sa 
cruauté  et  ses  mœurs  dissolues,  ils  nous  haïssent,  alors 
qu'ils  devraient  nous  aimer'2...  0  douleur!  dans  la  sainte 
Eglise,  il  y  a  beaucoup  de  personnes  qui  tuent  leurs  pré- 
dicateurs par  leurs  détractions.  Ils  détestent  leurs  pré- 
dicateurs, ils  les  calomnient,  ils  les  accablent  d'insultes, 
ils  leur  causent  mille  dommages3.  » 

Les  évêques  coupables  ne  pardonnaient  pas  aux  pré- 
dicateurs qui  osaient  reprendre  leurs  désordres  :  «  Qui 
donnera  de  l'eau  a.  ma  tête,  à  mes  yeux  une  source,  de 
larmes,  s'écrie  Adam  le  Prémontré,  afin  que  jour  et  nuit  je 
lasse  entendre  mes  plaintes  et  mes  sanglots  dans  l'amer- 
tume de  mon  à  me?  A  quels  gardiens  l'épouse  du  Christ  est 
confiée!...  Mais  taisons-nous...  taisons-nous,  si  nous  vou- 
lons garder  le  repos  et  la  paix;  car,  premièrement,  ils  ne 
se  corrigent  pas;  puis  ils  s'excusent,  ils  s'emportent  contre 
nous;  ils  nous  raillent  par  des  ricanements  impies  et  par 
des  paroles  amères  :  ils  deviennent  pires4.  » 

L'histoire  confirme  ces  plaintes  unanimes.  «  Un  jour 
que  Vital  de  Mortain  s'était  rendu  en  Angleterre  pour 
assister  à  un  concile5,  les  simoniaques  conçurent  le  projet 

1.  Geoffroy  de  Troycs,  ms.  lat.,  13586,  f»8i. 

-1.  Raoul  Ardent,  18"  h.  de  Tcmpore,  Patrol.  lat.,  CLV.  —  3.  M.,  ¥  h.,  ibid. 
i.  Adam  le  Prémontré,  3*  h.,  Patrol.  lat.,  CXCVIII.—  5.  Concile  de  Londres,  en  1 102. 


•     LES  PRÉDICATEURS.  Il 

de  l'égorger.  L'homme  de  Dieu  fui  informé  du  complot  ;  el 
comme  on  le  priait  de  se  soustraire  par  la  fuite  à  ces  haines 
homicides,  il  répondit  qu'il  était  sans  crainte,  confiant 
dans  la  protection  du  Seigneur.  Mais  à  peine  eut-il  paru  à 
l'ambon,  à  peine  eut-il  fait  entendre  sa  voix  apostolique, 
qu'un  de  ses  ennemis  se  lève  et  l'accuse  en  plein  concile  de 
mensonge  et  de  calomnie.  Vital  continue  son  discours. 
L'insulteur  renouvelle  son  interruption,  lorsque  tout  à 
coup,  reconnaissant  l'esprit  de  Dieu  dans  les  paroles  du 
solitaire,  il  confesse  son  crime  devant  toute  l'assemblée  et 
demande  avec  ses  complices  le  pardon  du  bienheureux'.  » 

A  Liège,  le  prêtre  Lambert  ne  fut  pas  aussi  heureux  que 
Vital  :  il  ne  put  échapper  à  la  persécution.  Ce  saint  prêtre 
tonnait  en  chaire  contre  la  simonie  et  le  concubinage.  Les 
laïques  et  les  femmes  furent  touchés  de  ses  prédications, 
mais  les  clercs  entrèrent  en  fureur;  ils  frémirent  de 
colère.  «Arrêtez,  dirent-ils  àl'évêque,  arrêtez  ce  fougueux 
apôtre  !  »  Un  jour  que  Lambert  prêchait  dans  l'église 
de  Saint-Martin,  on  vint  le  saisir.  «  Hélas  !  s'écria-t-il,  le 
temps  n'est  pas  éloigné  où  les  pourceaux  fouilleront  sous 
cet  autel,  aujourd'hui  consacré  aux  choses  saintes!  »  Il  fut 
accablé  d'injures  et  de  mauvais  traitements,  puis  l'évêque 
l'envoya  prisonnier  dans  le  château  de  Rivogne'2».  Saint 
Norbert  prêchant  un  jour  au  chapitre  contre  les  vices  des 
chanoines,  un  clerc  de  basse  naissance  lui  cracha  au 
visage3. 

Cependant  d'autres  prédicateurs  réunissaient  de  nom- 
breux auditoires.  Couverts  d'applaudissements,  comblés 
d'aumônes,  ils  faisaient  de  rapides  fortunes,  comme  ce 

1.  Biblioth.  de  Fougères,  ms.  lat.,  Vita  S.  Vitalis,  lib.  II,  cap.  iv. 

•2.  Hist.  litt.,X\\, i03.  3.  —Vita  S.  Norberti,  cap.  II,  Patrol.  /o<.,CLXX,  c.  1265. 


1-2 


CHAPITRE  PREMIER. 


Pierre  de  Roussi1,  disciple  de  Foulques,  qui  se  gorgea  de 
richesses  et  de  revenus  à  force  de  prêcher  la  pénitence. 
«  Mangeons  donc  pour  évangéliser,  s'écrie  un  prédicateur, 
mais  gardons-nous  d'évangéliser  pour  manger,  comme  ces 
mercenaires  qui  s'élèvent  jusqu'au  ciel  par  leurs  beaux 
discours;  mais  leurs  paroles  passent  avec  la  terre,  puis- 
qu'ils ne  cherchent  que  la  gloire  et  le  profit...  Pourvu 
qu'ils  reçoiventdes  présents,  ilsjustifientl'impie...  ils  prê- 
chent pour  extorquer  aux  gens  simples  ou  de  l'argent  ou 
des  boisseaux  de  blé2.  »  Alain  de  Lille  s'exprime  de  la 
même  façon  dans  un  synode:  «  Ce  n'est  ni  l'avarice  ni  la 
vaine  gloire  qui  doivent  pousser  à  la  prédicat  ion  ;  que  le 
prédicateur  ne  soupire  point  après  des  gains  honteux; 
qu'il  ne  se  dise  point  que  la  science  est  inutile,  si  elle  n'est 
étalée  au  grand  jour;  qu'il  ne  songe  point  qu'il  est  beau 
d'être  montré  au  doigt  et  d'entendre  dire  :  Le  voilà3!  » 

Les  orateurs  ne  s'enrichissaient  pas  seulement  :  ils 
aimaient  à  faire  parade  de  leurs  richesses,  en  exposant, 
paraît-il,  des  singes  à  leurs  fenêtres4.  Aussi,  pour  amas- 
ser plus  facilement  des  revenus,  les  clercs  voulaient 
exclure  les  moines  de  la  prédication5. 

1.  Jacques  de  Vitry,  Hist.  des  croisades,  ch.  VII. 

2.  Anonyme,  ms.  lat. ,  1650G,  f°  804:  «ut  pocuniam  vol  bladum  n  simplicibus 
extorqueant.  » 

3.  Alain  de  Lille,  5*  h.,  Patrol.[lat.,  CCX.Voy.  aussi  Raoul  Ardent,  40*  h.  deTem- 
porc,  Patrol.  lat. ,CLV.  27*  h.  de  Temporc  :  «  prœdieat  sacerdos  ut  nummos  extor- 
queat;  n  G2*  h.  in  Epist.  et  Evangel.,  1*  pars;  89*  h.  in  Epist.  et  Evang.,  2"  pars. 
De  môme,  Geoffroy  Babion,  ms.  lat.,  8133,  P  55  :  «  sermo  contra  sacrilegos  qui  pre- 
dicant  propter  lucra  temporalia  ;  »  Adam  le  Prémontré,  15*  h.,  Patrol.  lat.,  CXGVIII  ; 
Gislebert  de  Hoy,  27*  h.,  Opp.  S.  Bernard.,  V,  118. 

4.  «  (Simiam)  que  licct  vilissimum  et  turpissinium  et  horrendum  sit  animal,  ta- 
men  heu  !  maxime  clerici  in  suis  domibus  banc  habere  et  in  suis  fenestris  ponerc 
soient,  ut,  apud  stultos  qui  pertranseunt,  per  ejus  aspectum  gloriam  suarmii  divi- 
tiarum  jactitent.  »  Hugues  de  Saint-Victor,  ms.  lat.,  14934,  f  82. 

5.  C'est  ce  que  prouve  un  dialogue  de  Bupert,  abbé  de  Tuy;  il  a  pour  litre  : 


•     LES  PRÉDICATEURS.  13 

Les  avantages  mondains  avaient  fait  naître  un  nombre 
considérable  de  prédicateurs  sans  vocation,  sans  mission. 
«  Nous  voyons  beaucoup  de  prédicateurs,  dit  Richard  de 
Saint-Victor,  qui  commettent  des  actions  honteuses,  abo- 
minables, et  qui  ont  cependant  l'audace  de  prêcher1.  » 
Les  conciles  ne  cessent  de  les  frapper  d'anathème2  ; 
les  synodes  leur  interdisent  l'entrée  des  diocèses3;  les 
évêques  essayent  en  vain  de  les  soumettre  à  leur  juridic- 
tion4. Saint  Bernard  supplie  les  Toulousains,  tant  de 
l'ois  surpris,  de  se  mettre  en  garde  contre  les  déclamations 
de  ces  faux  prédicateurs5.  En  Normandie  surtout,  les 
abus  étaient  devenus  incroyables.  Des  laïques  mêmes  fai- 
saient un  métier  de  la  prédication.  Ils  se  présentaient  dans 
les  villes  et  dans  les  campagnes  pour  prêcher,  moyennant 
salaire,  à  la  place  des  ecclésiastiques.  On  voyait  ainsi 
s'établir  des  compagnies  de  prédicateurs  laïques  qui  affer- 
maient à  l'année  tous  les  sermons  d'une  paroisse,  d'un 
diocèse,  d'une  province;  ils  s'engageaient  à  prêcher  eux- 
mêmes  ou  à  fournir  des  prédicateurs.  Un  concile  se  réunit 
à  Rouen ,  en  1214,  pour  corriger  cette  licence  inouïe 6. 

Raoul  Ardent,  avec  sa  rudesse  expressive  et  ses  mouve- 
ments passionnés,  les  enveloppe  tous  dans  la  même  con- 
damnation :  «  Anathème  à  ceux  qui,  la  conscience  toute 
souillée,  usurpent  un  tel  ministère!  Anathème  à  ceux  qui, 
se  croyant  forts  de  l'exemple  de  Jérémie,  prophète  dès 

Altercatio  monachi  et  clerici  quod  liceat  monacho  prœdicare.  Le  clerc  prétend  que 
le  moine  ne  doit  pas  prêcher,  car  il  est  mort  au  monde;  l'entrée  du  siècle  lui  est 
interdite.  Le  moine  réplique  avec  un  appareil  formidable  de  textes  et  met  le  clerc 
hors  de  combat,  Patrol.  lat.,  CLXX,  c.  537.  Voy.  sur  Rupert,  écrivain  du  douzième 
siècle,  l'Hist.  litt.,  XI,  422. 

1.  Biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat.,  259,  f  74.  —  2.  Labbe,  X,  1737. 

3.  Labbe.X,  1809.  —  4.  Yves  de  Chartres,  epist.  169,  Patrol.  lat.,  CLXIL 

5.  Epist.,  242;  Opp.  t.  —  6.  Hist.  litt.,  XVI,  165. 


M  CHAPITRE  PREMIER. 

l'enfonce,  osent  prêcher,  lorsqu'ils  sont  encore  imberbes! 
Anathème  à  ceux  qui,  dépourvus  de  facilité,  se  livrent  à 
la  prédication!  Car  comment  prêcheront-ils,  ceux  qui  ne 
savent  pas  parler?  Anathème  à  ceux  qui,  ne  sachant  rien 
de  la  doctrine  évangélique,  osent  prêcher!  Car  comment 
enseigneront-ils  aux  autres,  ceux  qui  ne  sont  pas  capables 
de  s'instruire  eux-mêmes?  Anathème  encore  à  ceux  qui, 
n'ayant  point  la  force  de  l'âme,  osent  prendre  sur  eux  un 
tel  ministère!  Car  comment  prêcheront-ils  les  princes  et 
les  puissants,  ceux-là  qui  n'ont  pas  le  courage  de  le> 
reprendre  '?  » 

Outre  cet  amour  de  la  prédication  extérieure,  il  y  avait 
les  jouissances  intimes  des  esprits  fins  et  délicats,  qui  se 
piquaient  de  bon  goût.  A  lire  toutes  les  épitres,  toutes  les 
dédicaces  qui  précèdent  les  sermons  de  cette  époque,  on 
se  croirait  au  milieu  de  la  société  polie  du  dix-septième 
siècle,  qui  se  passait  de  main  en  main  les  chefs-d'œuvre 
de  nos  grands  maîtres.  Un  jour,  Guibert  de  Nogent  venait  , 
de  prêcher  dans  un  monastère  voisin  du  sien.  Le  prieur  fut 
si  ravi  de  son  éloquence  qu'il  le  pria  de  lui  tracer  immé- 
diatement quelques  plans  de  sermons'2.  Pierre  de  Celle  ne 
savait  comment  satisfaire  toutes  les  personnes  qui  lui  de- 
mandaient ses  homélies.  Les  moines8,  les  abbesses1,  les 
évêques5,  tepriaienl  instamment  de  leur  faire  part  des  ser- 
mons qu'il  avait  composés  ;  cl ,  comme  il  le  dit  lui-même,  il 
voyait  ses  pauvres  productions  dispersées  aux  quatre  vents 
du  ciel.  Hugues  de  Saint-Victor  prêtait  ses  homélies  sur 
l'Ecclésiaste  au  monastère  de  Glairvaux6;  saint  Bernard 

I  Raoul  Ardent,  30^ h.  (le  Tempore,  l'ulrol.  lat.,  CLV. 

-1.  Guibert  de  ISngonl,  sa  \ie,  liv.  I,  cil.  tftl.  Cnllect.  mem.  Guiiot,  IX,  129. 

3.  Pierre  de  Celle,  eplst.  1R7.  —  1.  Ëpist,  :Ji  — 5.  Bpist.  13,  Patrol.  to«.,Cf.ll 

A.  S.  Betti.,  0|>|>.  111,8665. 


•    LKS  PRÉDICATEURS.  16 

envoyait  lui-même  ses  homélies  sur  la  Vierge  ;'i  Oger1, 
ses  premiers  sermons  sur  le  Cantique  des  Cantiques  à  Ber- 
nard le  Chartreux.  Nicolas,  son  secrétaire,  était  assailli 
de  demandes,  comme  un  ministre  :  on  lui  demandai! 
de  toutes  parts  les  sermons  du  saint.  «  Enfui,  j'ai  fait 
effort  sur  moi-même.  Je  vous  env  oie  deux  vol  unies  des 
sermons  de  l'homme  de  Dieu...  Mais  sachez  bien  que  j'ai 
laissé  décote,  pour  vous  être  agréable,  un  nombre  infini 
d'amis;  je  n'ai  pas  voulu  leur  accorder  des  privilèges  que 
mon  cœur  vous  réservait  à  vous  seul.  Hâtez-vous  donc, 
répondez-moi  sans  délai...  renvoyez-moi  ces  exemplaires, 
comme  nous  en  sommes  convenus,  et  veillez  bien  à  ce  que 
je  ne  perde  pas  un  iota3.  » 

Souvent  même  les  serinons  n'étaient  composés  qu'à  la 
prière  des  amis.  «  Recevez,  très-cher  frère,  ce  petit  pré- 
sent que  je  vous  ai  promis.  Toutes  les  imperfections  que 
vous  y  trouverez  sont  à  votre  charge,  puisque  c'est  vous 
qui  m'avez  imposé  ce  fardeau.  Vous  m'avez  prié,  supplié 
de  vous  exposer  en  peu  de  mots  ces  paroles  que  l'Église 
chante  dans  les  cantiques  sur  la  Vierge-Mère  :  Vous  êtes 
loulc  belle, ô mon  amie! Et  vous  avez  insisté  principalement, 
dites-vous,  parce  que  votre  monastère  est  placé  sous  le 
patronage  de  la  Vierge.  Je  vous  ai  donc  obéi  :  je  vous 
envoie  une  exposition.  Je  ne  la  crois  pas  trop  mal  faite; 
quoiqu'elle  s'écarte,  dans  le  développement,  de  l'ordre 
habituellement  suivi  en  pareil  sujet,  elle  ne  s'éloigne  pas 
des  interprétations  règnes.  Du  reste,  l'amour  de  la  Vierge, 
que  nous  louons  ainsi,  nous  commande  de  trouver  bien 
toul  ce  qui  lui  est  agréable.  J'ai  déjà  traité  de  la  même 


I.  S.  liera.,  epist. 89.  —  i.  ld.,  epist.  loi. 
X  Nicolas,  epist.  -21,  Patrol.  îaf.,CXCVI. 


16  CHAPITRE  PREMIER. 

façon  un  autre  passage  des  Cantiques,  et  j'y  avais  été  égale- 
ment engagé  par  un  de  nos  frères.  Dans  les  expositions  de 
cette  sorte,  je  suis  volontiers  les  mouvements  de  la  charité 
fraternelle;  si  ces  petits  opuscules  n'ont  pas  grande  valeur, 
je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  m'en  faire  des  reproches;  je 
suis  convaincu  qu'il  faut,  en  toute  occasion,  sans  blesser  la 
vérité  toutefois,  veiller  à  l'édification  de  ses  frères'.  » 

Richard  de  Saint-Victor  avait  également  paraphrasé  un 
long  passage  de  l'Écriture  h  la  prière  de  ses  amis,  et  il 
leur  demande  en  retour  des  commentaires  sur  le  même 
texte,  parce  qu'il  espère  que  leur  développement  vaudra 
mieux  que  le  sien'2. 

D'autres  fois,  le  prédicateur  soumet  ses  œuvres  à  un 
critique  judicieux;  il  réclame  une  sévérité  sans  indul- 
gence, car  l'envie  profiterait  cruellement  des  plus  légères 
fautes  oubliées  par  mégarde  :  «  J'offre  à  votre  bienveillance 
les  produits  de  mon  talent  ;  revisez  chaque  point  soigneu- 
sement, et  les  négligences  que  vous  rencontrerez,  indiquez- 
les-moi,  afin  que  je  les  corrige.  Je  ne  voudrais  pas  publier 
mon  ouvrage  sans  qu'il  ait  été  soumis  à  un  examen;  je 
craindrais  de  laisser  échapper  quelque  erreur  fatale.  Ce 
serait  là  une  trop  belle  occasion  pour  les  jaloux  de  m'in- 
sulter;  car  il  y  a  des  gens  qui  semblent  n'avoir  de  langue 
que  pour  se  consoler  par  leurs  paroles  amères  de  la  dureté 
et  du  vide  de  leur  cerveau3.  » 

Enfin,  lorsqu'un  sermon  avait  obtenu  du  succès,  on 
récrivait  à  la  hâte,  de  mémoire;  on  l'envoyait  aux  amis. 
«  Notre  seigneur  abbé,  écrit  Odon,  a  l'ail  au  chapitre,  le 

1.  Victorin  anonyme,  Patrol.  tut.,  GLXXVII,  ç.  1:210. 

2.  Biblioth.  de  Troycs,  ms.  lui. ,  259,  f6i. 

3.  Chrétien  de  Saint-Pierre  de  Chartres,  ms.  lut.,  12413,  Prologus  initio. 


.    LES  PRÉDICATEURS.  17 

jour  de  l'Epiphanie,  un  magnifique  sermon;  je  l'ai  recueilli 
rapidement,  comme  j'ai  pu,  d'après  ma  mémoire,  etjevous 
l'envoie,  cher  frère.  Car  n'est-il  pas  juste  que  ne  pouvant 
vous  offrir  de  mon  bien,  je  vous  fasse  part  fidèlement  de 
celui  des  autres1?  » 

Par  ce  rapide  coup  d'œil  on  voit  quelle  place  la  prédi- 
cation tenait  dans  la  vie  publique  et  dans  la  vie  privée 
au  douzième  siècle.  Raoul  Ardent  et  Geoffroy  Babion, 
Hugues  de  Saint- Victor  et  tant  d'autres  insistaient  forte 
ment  sur  la  nécessité  pressante  de  l'apostolat;  ils  recom- 
mandaient avec  le  zèle  de  missionnaires  infatigables  l'ins- 
truction des  fidèles,  la  réforme  des  mœurs  et  la  défense 
de  l'Eglise.  Les  sermons  étaient  couverts  de  chaleureux 
applaudissements  ou  poursuivis  par  la  haine  et  la  ven- 
geance au  dehors,  pendant  qu'à  l'intérieur  et  dans  les 
délices  de  la  retraite  ils  faisaient  l'occupation  préférée 
des  savants  et  des  saints. 


I.  Ms.  lat.,  U193,  f>  78. 


CHAPITRE  11 


POURQUOI    L'ÉLOQUENCE   SACRÉE  RENAIT 
A.U  DOUZIÈME  SIÈCLE. 


Le  zèle  des  prédicateurs  ne  peut  rien  si  les  esprits  sont 
occupés  ailleurs.  Saint  Jean  Ghrysostome,  malgré  son  aine 
évangélique,  sa  vive  imagination,  son  beau  langage,  n'au- 
rait jamais  attendri  la  foule,  si  les  peuples  orientaux,  de 
tout  temps  passionnés  pour  la  parole,  n'avaient  recherché 
les  enseignements  de  la  nouvelle  religion.  Ce  fut  à  l'assiduité 
mémorable  d'un  auditoire  poli  et  savant  que  Bossuet  dut 
de  composer  tant  de  sermons  qui  sont  des  chefs-d'œuvre. 
Au  douzième  siècle,  les  fidèles  n'ont  ni  la  civilisation  chré- 
tienne des  habitants  d'Antioche,  ni  la  science  théologique 
familière  à  la  cour  de  Louis  XIV  :  mais  ils  sont  enthou- 
siastes de  la  foi.  Ils  sont  sensibles  jusqu'à  l'excès  aux 
moindres  sentiments  religieux  ;  ils  répondent  aux  paroles 
du  prédicateur  par  des  applaudissements  et  par  des  larmes. 
Quelle  impétuosité,  quelle  passion  dans  ce  peuple  !  Aux  noms 


-     LES  PRÉDICATEURS.  10 

de  Dieu  cl  de  Notre-Dame,  son  imagination  s'enflamme,  son 
zèle  déborde  aveuglément.  Trop  souvent  il  suit  avec  une 
égale  ardeur  les  saints  et  les  hérétiques;  il  s'élance  à  la 
croisade  avec  transport,  il  se  jette  sur  le  bien  d'autrui  avec 
fanatisme;  il  se  précipite  parfois  dans  la  débauche  aussi 
rapidement  qu'il  court  à  la  pénitence  :  il  est  à  la  merci  des 
orateurs. 

Urbain  II  n'a  pas  terminé  son  discours  au  concile  de 
Clermont,  que  les  montagnes  de  l'Auvergne  frémissent  du 
cri  des  croisés.  A  Vézelay,  la  foule,  avide  de  croix,  ren- 
verse l'échafaud  du  prédicateur1.  Robert  d'Arbrissel,  au 
milieu  de  ses  courses  apostoliques,  rencontre  une  bande  de 
brigands  ;  il  la  prêche  :  le  chef,  altéré  de  dépouilles  et  de 
sang,  se  fait  l'humble  disciple  de  l'anachorète  et  tous  ses 
complices  imitent  son  exemple'2. 

Tanchelmc  est  sur  la  place  publique,  il  se  fait  apporter 
l'image  de  Notre-Dame.  Touchant  de  sa  main  sacrilège  la 
main  représentée  en  peinture,  il  ose  prendre  la  Mère  de 
Dieu  pour  épouse.  «  Mes  bien-aimés  frères,  s'écrie-t-il, 
voilà  que  j'épouse  la  sainte  Vierge  :  à  vous  de  m'offrir  les 
cadeaux  de  noces  et  les  dépenses  du  festin.  »  Puis,  exposant 
deux  bourses,  l'une  à  droite,  l'autre  à  gauche  de  l'image  : 
«:  Celle-ci,  dit-il,  sera  pour  les> hommes;  celle-là  pour  les 
femmes.  Je  vais  constater  quel  est  celui  des  deux  sexes  qui 
nous  aime  le  plus.  »  A  ces  paroles,  le  peuple  se  précipite  à 
l'envi.  Les  femmes  jettent  dans  la  bourse  pendants 
d'oreilles  et  bracelets.  Par  ce  grossier  stratagème,  l'héré- 
tique recueille  une  somme  fabuleuse3. 
Au  Mans,  dans  les  assemblées  de  Saint-Vincent  et  de 

1.  Martènc,  Thés.  nov.  Anecd.,  III,  1452.  —  -2.  Acla  SS.  i'ebr.,  III,  503. 
3.  Epist.  Traject.eccl.  ad  I'ïed.  Patrol.,  lut.,  €LXX,  c.  1314. 


20  CHAPITRE  11. 

Saint-Germain,  l'hérétique  Henri  proclame  un  dogme  hon- 
teux :  toutes  les  femmes  qui  ont  manqué  à  leur  devoir  sont 
condamnées  à  brûler  publiquement  leurs  habits;  dé- 
sormais, or,  argent,  biens,  vêtements,  rien  ne  doit  leur 
appartenir...  On  lui  obéit;  la  foule  ne  pense  et  n'agit  que 
sur  ses  ordres1. 

Aujourd'hui  le  peuple  est  pour  les  hérétiques,  demain  il 
sera  pour  les  missionnaires.  A  Verseil2,  petite  ville  voi- 
sine de  Toulouse,  saint  Bernard  subit  un  échec  :  les  fidèles 
l'abandonnèrent  dès  le  commencement  de  son  sermon. 
Mais  quelques  jours  après,  à  Alby,  il  se  trouva  tant  de  monde 
pour  l'entendre,  que  la  cathédrale  put  à  peine  contenir 
la  foule.  L'orateur  parla  ainsi  :  «  J'étais  venu  pour  semer, 
et  j'ai  trouvé  le  champ  rempli  d'une  mauvaise  semence. 
Cependant,  comme  vous  êtes  raisonnables,  je  vais  vous 
montrer  l'une  et  l'autre  semence,  afin  que  vous  sachiez  à 
quoi  vous  en  tenir.  »  Il  parcourt  tous  les  sacrements  et  les 
points  contestés.  Puis,  il  demande  à  ses  auditeurs  laquelle 
des  deux  doctrines  ils  veulent  choisir.  Ils  répondent  unani- 
mement qu'ils  détestent  l'erreur,  qu'ils  reconnaissent  avec 
joie  la  parole  de  Dieu  et  la  vérité  catholique.  «  Faites  donc 
pénitence,  vous  tous  qui  avez  été  infectés  de  l'hérésie; 
soumettez-vous  à  l'Église.  Levez  au  ciel  la  main  droite 
pour  marque  de  votre  retour.  »  Tous  les  assistants  lèvent 
la  main. 

Les  foules,  en  agissant  ainsi,  ne  cédaient  pas  à  un  entraî- 
nement factice  ou  passager  :  chaque  fidèle  portait  en  lui- 
même  l'enthousiasme  de  sa  religion.  Combien  de  pécheurs, 


1.  «  Ex  jussu  tamen  illius  plcbis  actio  pendebat  universa  et  affectus.  »  Mabillon, 
lïialect.  e  gestis  episc.  cenom.,  III,  303. 

2.  Vaissctte.  Ilht.  de  Languedoc,  11,  445,  M6 


•     LES  PRÉDICATEURS.  -21 

touchés  subitement  de  repentir,  faisaient  leur  confession 
publique!  Les  retours  à  la  vertu,  les  professions  de  foi  so- 
lennelles, les  scènes  attendrissantes,  venaient  interrompre 
la  parole  divine,  parce  que  personne  ne  résistait  à  l'élo 
quence  du  prédicateur.  On  regrette  que  les  légendes  em- 
bellissent d'un  miracle  ces  conversions  soudaines.  «  Un 
jour  que  Vital  prêchait  sur  la  place  publique1,  un  che- 
valier vient  se  jeter  à  ses  pieds,  tremblant  de  frayeur.  Il  lui 
raconte  que,  coupable  d'un  meurtre,  il  est  poursuivi  par 
les  frères  de  sa  victime.  L'homme  de  Dieu  interrompt  son 
sermon,  fait  venir  les  ennemis  du  chevalier,  et,  s'adressant 
à  l'un  d'eux  :  «  Vous  le  haïssez  donc  bien?  lui  demande- 
t-il.  —  Je  ne  saurais  dire  combien  je  le  hais.  Tout  ce  que 
je  sais,  c'est  qu'il  ne  survivra  pas  à  mon  frère.  »  En  vain 
Vital  essaye  d'apaiser  sa  fureur.  «  Si  j'avais,  reprend-il,  un 
pied  dans  le  paradis  et  l'autre  dans  l'enfer,  je  lâcherais  le 
paradis  à  l'instant  même,  afin  d'assouvir,  à  mon  gré,  ma 
vengeance  en  enfer.  —  Il  est  possédé  du  malin  esprit, 
s'écrie  le  saint.  Éloignez-le.  »  Cependant  Vital  le  rappelle. 
Il  fait  le  chevalier  se  prosterner  à  terre,  les  bras  étendus  en 
forme  de  croix.  A  son  implacable  ennemi,  il  présente  une 
épée  nue.  «  Essayez  donc,  s'écrie-t-il  ;  éprouvez  la  justice 
de  Dieu;  vengez  le  sang  de  votre  frère.  »  Le  forcené  élève 
son  épée  ;  mais  l'épée  lui  échappe  des  mains  ;  tout  son  corps 
frissonne,  il  tombe  inanimé.  C'est  évidemment  la  puissance 
divine  qui  le  frappe  :  il  pardonne  au  chevalier.  L'homme 
de  Dieu  se  retire,  laissant  en  paix  ceux  qu'il  avait  trouvés 
dans  la  discorde  et  la  haine.  » 

Le  peuple  demande  des  prédications  qui  le  remuent  : 
les  moines,  sortis  de  la  même  race  inculte  et  bouillante, 

i.  Biblioth.  de  Fougères,  ms.  lat.,  Vita  S.  Vitalis,  lib.  I,  cap.  x. 


2-2  CIIAPITKE  II 

sentent  autant  le  besoin  de  la  parole  sacrée  qui  nourrit  la 
vertu  que  celui  du  travail  qui  préserve  le  cœur.  Aussi  leur 
plus  grand  bonheur  est-il  d'entendre  un  sermon.  Lorsque 
l'abbé  du  monastère  accompagne  ses  religieux  aux  champs, 
il  s'arrête  avec  eux  dans  les  guérets  pour  leur  parler  du 
ciel.  «  Voilà  que  nous  montrons,  mes  bien-aimés  frères,  dit 
Isaac  dans  l'île  de  Ré,  comment  l'homme  mange  son  pain 
à  la  sueur  de  son  front.  Le  labour  de  ces  jachères  nous  fait 
dégoutter  de  sueur;  nous  sommes  brûlés  par  ce  soleil  qui 
tombe  sur  nos  têtes.  Puisque  nous  n'en  pouvons  plus  de 
fatigue,  allons  nous  reposer  un  instant  sous  ce  feuillage 
touffu,  à  l'abri  de  ce  chêne  que  voilà  là-bas.  Apprenons 
qu'il  y  a  une  autre  semence  et  un  autre  pain  que  la  se- 
mence et  le  pain  de  la  terre...  Mes  frères,  avant  que  ce 
monde  sensible  existât  au  dehors,  il  était  tout  aussi  bien 
que  maintenant;  il  était  alors  infiniment  plus  qu'il  n'est 
aujourd'hui  avec  toutes  ces  apparences  extérieures.  Car 
tout  ce  qui  est  représenté  dans  la  copie  est  nécessairement 
contenu  dans  l'original;  mais  tout  ce  qui  est  contenu  dans 
l'original  ne  passe  pas  nécessairement  dans  la  copie...  Ce 
chêne,  qui  nous  offre  un  ombrage  si  bienfaisant,  était  plus 
beau  et  plus  merveilleux  à  l'état  de  petit  gland  qu'à  l'état 
de  grand  chêne.  Tout  son  développement  remonte  à  un 
gland;  c'est  d'un  gland  que  racines,  tronc,  branches, 
feuilles  et  fleurs,  c'est  d'un  gland  que  tout  est  sorti1.  » 
11  continue  ses  théories  scolastiques  avec  ce  charme  d'ima- 
gination et  d'à-propos.  Une  autre  fois,  il  s'écrie  tout  à 
coup  :  «  0  curiosité  humaine!  Fragilité,  audace,  présomp- 
tion! A  quoi  donc  ont  songé  les  premiers  mortels?  Ils  ont 
trouvé  les  limites  de  la  terre  trop  étroites  pour  eux,  ils  ont 

I.  Isaac  do  l'Étoile,  24"  h. 


LES  PRÉDICATEURS  33 

affronté  les  mors!  Ils  ont  confié  leur  vie  à  une  barque  fra- 
gile! Sur  cet  Océan,  qui  s'étend  devant  nous,  voyez  donc, 
mee  frères,  cel  esquif  ballotté  par  les  (lots!  Qu'y  a-t-il,  je  le 
demande,  à  les  séparer  de  la  vie  et  de  la  mort,  ces  malheu- 
reux navigateurs?  Une  planche,  et  si  mince  et  si  courte! 
Asseyons-nous  un  peu,  mes  frères.  Tirons,  selon  notre  cou- 
tume, de  la  vue  de  ces  objets  extérieurs  une  instruction 
profitable  à  notre  Ame.  Nous  sommes  déjà  fatigués  et  nous 
avons  encore  presque  une  heure  de  travail.  Croyez-moi, 
mes  bien-aimés,  comparons  le  monde  à  cette  mer;  ce  sont 
les  mêmes  dangers1.  » 

Au  chapitre,  les  moines  suivent  le  prédicateur  avec  un 
intérêt  si  vif,  si  soutenu,  qu'ils  manifestent  leur  dissenti- 
ment par  des  interruptions  et  par  des  murmures.  «  Je  vous 
offre  aujourd'hui,  dit  un  Victorin,  un  passage  de  l'Évan- 
gile; recevez-le,  je  vous  prie,  avec  bienveillance;  n'allez 
pas  par  votre  raillerie  me  couvrir  de  confusion,  comme  je 
le  mériterais'2.  »  Saint  Bernard,  lui-même,  n'est  pas  à 
l'abri  de  ces  contradictions.  Un  jour,  expliquant  les  opi- 
nions d'Origène  sur  le  dixième  chapitre  du  Lévitique,  il 
s'interrompt  tout  à  coup  :  «  Que  signifient  donc,  dit-il,  ces 
grognements  inaccoutumés?  Qui  murmure  ainsi  parmi 
vous3?  »  Et  ailleurs  :  «  Vous  avez  bien  fait  de  me  mani- 
fester par  vos  grognements  que  vous  n'étiez  pas  de  cet 
avis4.  »  «  Je  le  vois  bien,  les  profonds  soupirs  que  vous 
poussez  témoignent  de  la  tristesse  de  vos  cœurs  et  de 
l'abattement  de  vos  âmes5.  » 

Ces  interruptions  subites  deviennent  parfois  un  sujet 
de  querelle  et  de  scandale  intérieur.  Gislebert,  faisant 

I.  15*  h.  —  "2.  Victorins,  ms.  lat.,  14804,  P  126.—  3.  34»  h.  t\c  Divfirsis. 
4.  Serm.  36  in  Cantir.  —  5.  Serin.  49  in  Cantic. 


M 


CHAPITRE  II. 


l'oraison  funèbre  d'Aelrède,  loue  surtout  cet  abbé  de  s'être 
montré  doux  et  charitable  en  pareilles  circonstances.  «  Je 
m'en  souviens,  dit-il;  souvent),  lorsqu'un  des  assistants 
interrompait  son  discours  mal  à  propos,  il  s'arrêtait  tout 
court,  il  laissait  l'autre  aller  jusqu'à  la  fin  de  ses  transports  ; 
puis,  lorsque  ce  torrent  impétueux  de  paroles  était  passé, 
il  reprenait  son  entretien  avec  une  tranquillité  inalté- 
rable, sachant  également  et  parler  et  se  taire,  quand  il 
le  fallait1.  » 

Les  moines  eux-mêmes  prennent  part  au  sermon.  Ils 
proposent  à  l'abbé  l'éclaircissement  de  certains  passages 
pris  dans  les  saints  livres  ;  ils  lui  demandent  une  solution 
pour  le  lendemain.  On  ne  peut  se  figurer  l'intérêt  de  ces 
débats  mystiques.  Chacun  des  moines  a  médité  le  pro- 
blème :  au  chapitre,  il  rapproche  en  lui-même,  et  quel- 
quefois tout  haut,  son  développement  de  celui  qu'il  entend 
faire;  c'est  une  espèce  de  joute  sacrée.  Les  abbés  se  plai- 
gnent de  ces  tâches  qu'on  leur  impose.  «  Vous  vous 
trompez  sur  mon  compte,  mes  frères  ;  mais  c'est  plutôt  par 
amour,  je  pense,  que  par  témérité.  Vous  croyez  que  je  tiens 
en  main  la  science  des  Écritures,  moi  qui  en  sais  à  peine 
les  premiers  mots.  Vous  n'êtes  pas  contents,  paraît-il, 
parce  que  je  ne  suis  pas  allé  hier  jusqu'à  la  fin  du  cha- 
pitre que  j'avais  commencé  :  comme  si  j'étais  assez  habile 
pour  expliquer  les  Écritures,  ou  même  pour  rapporter 
dignement  les  explications  des  autres!...  Vous  m'y  con- 
traignez donc;  vous  vous  impatientez  de  mes  délais,  je  le 
vois  bien.  Les  promesses  que  je  vous  fais  ne  suffisent  pas 
à  vos  désirs.  Allons,  je  vais  vous  obéir;  je  reprends  la  fin 
du  verset  que  j'ai  commencé  hier,  mais  je  l'expliquerai 

I.  Gislebert,  Scrm.  41  in  Cantic,  Opp.  S.  Bernard.,  V. 


LES  PRÉDICATEURS.  25 

comme  je  pourrai1.  »  «  Vous  êtes  inexorables,  dit  Gisle- 
bert...;  je  vous  pardonne  cependant,  pourvu  que  vos  exi- 
gences soient  justes.  Mais  vous  me  demandez  payement 
d'une  dette  à  laquelle  je  ne  me  suis  point  obligé.  Je  devais 
traiter  le  passage  de  l'Épouse;  cela,  je  le  reconnais,  je 
l'avais  promis  ;  mais  vous  m'imposez  ce  verset  en  plus  : 
Avez-vonsvu  celui  que  mon  cœur  aime*?Et  vous  me  pressez  ; 
il  faut  que  je  vous  explique  comment  elle  a  contemplé  le 
bien-aimé,  comment  elle  l'a  trouvé,  comment  elle  l'a 
vu3?  »  Isaac  de  l'Étoile  commence  souvent  ses  homélies 
par  de  semblables  débuts.  «  Allons,  mes  frères,  nous 
sommes  fatigués  du  travail  manuel  ;  reposons-nous  un  peu, 
tandis  que  je  vais  répondre  à  la  question  de  ce  frère.  Il  me 
demande  avec  étonnement  pourquoi  le  Seigneur  n'a  pas 
répondu  à  la  Chananéenne  ;  pourquoi  les  disciples  émus  de 
pitié  ont  intercédé  pour  elle  :  les  disciples  sont-ils  donc 
plus  miséricordieux  que  le  Maître,  source  de  toute  piété? 
Mais  connais-tu  bien,  mon  frère,  le  motif  qui  les  faisait 
agir  ainsi4?  » 

Grâce  au  zèle  des  prédicateurs  et  à  la  passion  religieuse 
du  peuple  et  des  moines,  l'éloquence  sacrée  vient  de  re- 
naître. Étudions-la.  Malgré  les  injures  du  temps,  les  do- 
cuments ne  nous  feront  pas  défaut. 

1.  Guerric  d'Igni,  3a  h.  in  Natali  Apostol.,  Opp.  S.  Bernard,  V. 

•2.  Cantiq.,  III,  3.-3.  Gislebert,  serm.  7  in  Cantic,  0pp.  S.  Bernard,  V. 

i.  Isaac  de  l'Étoile,  34a  h. 


CHAPITRE  III 


LE    CLERGÉ  SÉCULIER 


Au  douzième  siècle,  l'évêque  ne  se  renfermait  pas  dans 
son  palais.  Il  était  un  homme  de  lutte  et  d'action.  Seigneur 
et  pontife,  il  avait  à  s'occuper  de  l'administration  tempo- 
relle des  biens  ecclésiastiques  et  de  la  direction  spirituelle 
des  Ames.  Il  devait  en  même  temps  grossir  les  revenus, 
bâtir  de  nouveaux  édifices,  réprimer,  souvent  à  main 
armée,  le  brigandage  des  envahisseurs  et  réformer,  par 
l'enseignement  de  la  morale,  les  désordres  des  fidèles  et  les 
vices  des  clercs.  Ce  double  caractère  d'homme  de  la  terre 
et  de  ministre  du  ciel  ne  souffrait  point  de  division.  Les 
censeurs  les  plus  rigoureux,  tout  en  déplorant  chez  cer- 
tains évêques  l'absence  de  zèle,  accordent  à  leur  habileté 
dans  le  maniement  des  affaires  de  pompeux  éloges  qui 
nous  étonnent  aujourd'hui.  «Nous  voyons,  dil  Etienne, 
abbé  de  Sainte-Geneviève1,  plusieurs  de  ces  ambitieux, 

1.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  lat.,Dl  27,  P  54. 


LES  PRÉDICATEURS.  -27 

une  fois  qu'ils  soflt  plac  és  ;ï  la  tôle  dos  églises,  rendre  de 
grands  services;  ils  pourvoient  sagement  à  leurs  églises, 
ils  construisent  des  édifices  remarquables,  ils  augmen- 
tent leurs  revenus:  de  si  grands  bienfaits  resteront-ils 
sans  récompense? Non  assurément.  » 

Au-dessous  de  l'évêque  venait  l'archidiacre.  Dans  les 
premiers  siècles  de  l'Église,  il  n'avait  eu  que  le  gouver- 
nement des  clercs  inférieurs;  mais  peu  à  peu  sa  puissance 
avait  grandi;  de  degré  en  degré,  il  était  devenu  le  premier 
ministre  du  diocèse,  le  juge  souverain  en  matière  ecclé- 
siastique :  au  douzième  siècle,  il  marchait  l'égal  de  son 
maître  ;  il  instituait,  il  faisait  des  pièces  en  son  propre  nom, 
il  exerçait  le  droit  de  gîte  et  de  procuration  (pastûs)  ;  il 
présidait  même  les  synodes.  Les  prédicateurs  ne  trouvaient 
rien  de  plus  saisissant,  pour  dépeindre  le  néant  de 
l'homme,  que  de  montrer  que  les  pontifes  et  «  les  grands 
archidiacres  »  mouraient  eux-mêmes,  réduits  comme  les 
autres  mortels,  à  rentrer  en  poussière1. 

Le  chancelier  de  Notre-Dame  exerçait  aussi  une  grande 
influence  dans  la  direction  générale  du  diocèse,  et  spécia- 
lement au  chapitre,  dont  il  était  chargé  de  rédiger,  de 
sceller,  d'expédier  les  actes  ;  mais  son  pouvoir  n'était 
absolu  qu'en  matière  d'enseignement.  Dans  la  seconde 
partie  du  douzième  siècle,  il  conférait  seul  le  droit  d'en- 
seigner; et  l'on  sent  plus  d'une  fois  à  son  langage  qu'il  se 
regarde  comme  responsable  et  que  son  pouvoir  s'étend 
sur  les  maîtres  comme  sur  les  élèves2. 

1.  Pierre  de  Poitiers,  ms.  lat.,  12293,  f  101. 

2.  Id.,  ms.  lat.,  14593,  f°  123.  Il  regarde  les  désordres  des  écoliers  comme  une 
cause  d'ignominie  pour  lui-même  :  «  Et  mihi  reportare  confusionem  et  ignomi- 
niam...  »  Les  maîtres  ne  viennent  qu'à  la  phrase  suivante,  mêlés  aux  bons  écoliers  : 
«  Hoc  est  magistris  et  scolaribus  pudorem  injicere.  « 


'28 


CHAPITRE  111. 


Il  n'y  a  aucune  remarque  particulière  à  faire  sur  les 
curés  et  sur  les  diacres.  Comme  à  toutes  les  époques  de 
l'Église,  les  uns  étaient  chargés  du  soin  des  âmes;  les 
autres,  successeurs  d'Etienne  et  de  Philippe,  pouvaient 
annoncer  l'Évangile. 

Or,  évêques,  archidiacres,  chanceliers,  curés,  diacres, 
tous  ont  prêché,  tous  nous  ont  légué  beaucoup  de  sermons. 

Radbode  II,  évêque  de  Noyon  (f  1098),  «  une  des  perles 
de  la  crosse  épiscopale  de  Noïon  consacra  sa  vie  à  faire 
des  dédicaces  d'églises,  à  relever  des  reliques  de  saints,  à 
restaurer  des  monastères.  Dans  toutes  ces  grande  fêtes,  il 
faisait  un  sermon.  Mais  il  ne  nous  reste  de  lui  que  trois 
discours.  Deux  d'entre  eux  sont  des  homélies  populaires 
et  pleines  d'intérêt  sur  la  Nativité  et  sur  l'Annonciation2; 
le  troisième  est  le  panégyrique  de  sainte  Godberte3.  San- 
der*  indique  un  autre  sermon  sur  la  Conception  de  la  Vierge. 
Mais  la  perte  la  plus  regrettable  est  celle  du  discours  que 
Radbode  fit  à  son  peuple  affligé  sur  la  cause  de  la  maladie 
des  Ardents.  «L'an  4092,  ce  feu  sacré  s'estendit  par  toute 
la  Flandre,  la  désolant  d'une  façon  estrange,  sans  que  les 
médecins  y  trouvassent  remède:  ceux  qui  en  estoient 
atteints,  estoient  consommez  jusques  aux  os,  et  soufTroient 

1.  Jacques  Le  Vasseur,  Annales  de  l'église  catliédrale  de  Noion,  778. 

2.  Ils  sont  en  latin,  Patrol.  lat.,  CL,  c.  1495.  Ils  ont  été  traduits  par  Jacques  Le 
Vasseur,  Cry  de  l'Aigle.  Paris,  1531,  p.  155  et  273.  Nous  les  citerons  d'après  cette 
traduction. 

3.  Acta  SS.,  aprilis,  M.  31.  Les  Bollandistes  l'ont  divisé  en  chapitres  comme 
un  traité.  C'est  que  Radbode  y  raconte  par  ordre  de  dates  les  miracles  opérés  par 
sainte  Godberte  pendant  sa  vie  et  après  sa  mort;  mais  le  commencement  et  la  fin 
sont  bien  un  exorde  et  une  péroraison  ;  du  reste,  les  mots  fratres  dilectissimi,  qui 
reviennent  souvent,  prouvent  suffisamment  que  cet  éloge  a  été  prononcé.  —  Il  a  été 
traduit,  en  1G30,  par  Louis  de  Montigny,  archidiacre  de  l'église  Sainte-Godberte. 

4.  Sandcrus,  Bibl.  lielgic,  ms.  124. 


.  LES  PRÉDICATEURS.  29 

des  douleurs  intolérables.  Les  uns  par  tout  le  corps  noir- 
cissoient  comme  charbons  (spectacle  horrible  !),  les  autres 
rongez  jusques  aux  intestins,  flestrissoient  et  devenoient 
estiques;  d'autres  pour  arrester  le  mal  qu'il  ne  gagnast 
plus  avant,  se  tronçonnoient  les  membres.  Ce  mal  empor- 
toit  son  homme  en  moins  d'une  nuict...  L'évesque  Rad- 
bode,  en  ce  commun  desastre  pleurant  des  larmes  de  sang, 
et  recognoissant  ce  fléau  de  l'ire  de  Dieu  procéder  des 
abus  et  péchez  de  la  terre,  fit  une  prédication  admirable 
a  son  peuple  convoqué  et  assemblé  en  l'église  de  Nostre 
Dame  de  Tournay,  exhortant  un  chacun  à  un  sage  repentir 
de  sa  vie  desbordée...  Que  pleut  à  Dieu  que  la  docte  pré- 
dication par  laquelle  il  convertit  les  jeunes  frisez  et  les 
pimpans  de  la  ville  fut  parvenue  jusques  à  nous!...  La 
perte  est  inestimable  que  de  tant  de  sermons  doctes  et 
pieux  qui  furent  conceus  en  son  cœur,  formez  en  sa  mé- 
moire, enfantez  par  sa  langue,  deux  seulement  nous 
soient  restez1  !  » 

Saint  Anselme,  archevêque  de  Cantorbéry  (f  1109),  le 
saint  abbé,  le  grand  pontife,  le  profond  théologien,  fut  un 
prédicateur  illustre.  «Ce  qu'il  mit  de  zèle  à  prêcher  sans 
relâche,  il  est  inutile  de  le  dire  :  on  peut  lui  appliquer  sans 
exagération  ce  qui  est  rapporté  de  saint  Martin,  c'est-à- 
dire  que  le  Christ  parlait  par  sa  bouche"2.»  Les  abbés  des 
monastères  voisins  ne  cessaient  de  l'inviter  à  faire  des 
exhortations  au  chapitre3;  ils  regardaient  sa  parole 
comme  divine.  Pendant  sa  dernière  maladie,  il  ne  cher- 
chait d'allégement  à  son  mal  que  dans  la  prédication*. 

1.  Jacques  Le  Vasseur,  Annales  de  l'église  cathédrale  de  Noion,  781,  783. 

2.  Eadmero.V'rta,  Patrol.  M.,  CLV1II,  c.  54.-3.  Ibid.,  c.  70.  —  i.Ibid.,  cl  14. 


CHAPITUE  [11. 


Ses  instructions 1  sont  toutes  également  simples  et  fami- 
lières. «  Il  savait  si  bien  accommoder  ses  conseils  au  besoin 
de  ceux  qui  l'écoutaient,  que  tous  ses  auditeurs  conve- 
naient d'un  commun  avis  qu'on  ne  pouvait  leur  enseigner 
rien  de  plus  pratique.  Il  s'adressait  aux  moines,  aux  clercs 
et  aux  laïques.  Il  engageait  les  moines  à  ne  jamais  enfreindre 
la  clôture,  et  il  prenait  un  exemple  dans  les  étangs  du 
monastère:  «  Si  vous  faites  toujours  écouler  l'eau  de 
vos  étangs,  disait-il,  la  sécheresse  tue  vos  poissons,  ils 
ne  tardent  pas  à  mourir;  de  même  la  tiédeur  finit  par 
perdre  le  moine  qui  sort  fréquemment  de  son  cloître.  » 
Il  insistait  sur  les  devoirs  des  clercs;  il  apprenait  aux  époux 
à  vivre  saintement  sous  le  joug  du  mariage.  Il  nourrissait  sa 
doctrine  d'exemples  communs,  faciles  à  saisir,  se  gardant 
bien  de  prendre,  comme  les  autres,  un  ton  de  docteur-. 

Son  homélie  sur  l'Assomption,  qu'il  prononça  plusieurs 
fois  à  la  prière  de  Guillaume,  abbé  de  Fécamp  et  d'Arnoul 

1.  Nous  avons  encore  de  saint  Anselme  seize  homélies,  plus  un  fragment  sur 
la  Passion  et  une  exhortation  sur  le  mépris  du  monde:  Palrol.  lat.,  CLV1I1. 
Il  faut  ajouter  une  homélie  inédite  qui  est  fort  curieuse;  ms.  lat.,  2G22,  P12: 
«  lncipit  omelia  Beati  Anselmi  super  Johannem  de  planctu  Magdalene.  »  Et  f°  18: 
c  Explicit  omelia  Beati  Anselmi  super  Johannem  de  planctu  Magdalene.  »  Il  est 
vrai  que  le  manuscrit  ne  le  désigne  pas  comme  archevêque  de  Cantorbéry;  mais  le 
catalogue  de  1744,  t.  III,  31)5,  lui  donne  positivement  ce  titre:  «  homelia  beati 
Anselmi  Cantuariensis.  »  Du  reste,  cette  homélie  est  terminée  par  la  même  formule 
que  toutes  les  autres  homélies  de  saint  Anselme  :  c'est  un  signe  presque  infaillible 
dans  les  sermons  du  douzième  siècle.  —  Parmi  les  œuvres  supposées  de  saint  An- 
selme, on  trouve  une  pièce  à  peu  près  du  même  genre  :  Dialogus  llealœ  Mariœ  et 
Anselmi  de  Passione  Dmnini,  et  qui  porte  le  titre  de  Planrtus  dans  certains  manus- 
crits, Palrol.  lat.,  CUX,  c.  272.  Ce  dialogue,  qui  contient  aussi  quelques  assonances, 
n'appartient  qu'à  un  auteur  de  la  seconde  moitié  du  treizième  siècle,  puisque  l'auteur, 
parlant  de  la  sainte  couronne  d'épines,  dit  :  a  hanc  coronam  habet  rex  Francien.  » 
Mais  n'est-ce  pas  parce  que  saint  Anselme  avait  composé  des  planctUS  comme  celui  que 
nous  avons  trouvé,  qu'on  lui  attribuait  des  œuvres  de  ce  genre  qui  ne  lui  apparte- 
naient pas'.'  —  L'Ilist.lilt.  ne  fait  mention  de  cette  homélie,  ni  parmi  les  écrits  avérés 
du  saint,  IX,  4  i<>,  ni  parmi  ses  écrits  supposés,  fbid.,  142.  Sou  savant  biographe, 
Ch.  de  Bcmusat,  ne  l'a  pas  connue  davantage.  Nous  la  publions  dans  l'Appendice. 

2.  Ladmcro,  Vila,  c.  76. 


LES  PRÉDICATEURS.  .11 

de  Troara1,  obtint  un  succès  prodigieux:  elle  n'offre  cepen- 
dant rien  de  remarquable;  elle  n'est,  comme  toutes  les 
autres  exhortations  de  saint  Anselme,  qu'un  pieux  com- 
mentaire de  l'Écriture. 

Odon  de  Cambrai  (f  1  1  13),  après  avoir  été  à  Tournay, 
pendant  cinq  ans,  un  professeur  distingué,  jaloux  de  la 
fortune,  de  la  science  et  de  la  gloire,  fut  converti  par  le 
traité  du  Libre  Arbitre  de  saint  Augustin;  il  embrassa  l'é- 
tat monastique  avec  quelques-uns  de  ses  disciples,  devint 
abbéde  Saint-Martin,  puis  évèque  de  Cambrai.  Sa  prédica- 
tion rappelait  les  temps  apostoliques  par  les  heureux  effets 
qu'elle  produisait:  «  On  eût  dit2  une  nouvelle  lumière  qui 
venait  de  se  lever  dans  notre  contrée  :  le  peuple  se  conver- 
tissait à  ses  sermons  ;  de  saints  divorces  se  faisaient  de 
concert  entre  le  mari  et  la  femme  ;  le  glaive  de  la  parole  de 
Dieu  séparait  les  enfants  des  pères  et  les  pères  des  enfants. 
Comme  au  temps  des  apôtres,  tous  apportaient  en  commun 
ce  qu'ils  possédaient.  Les  jeunes  gens,  les  vierges,  les  vieil- 
lards, dépouillaient  à  l'envilefardeau  du  siècle;  ils  étaientde 
ce  monde  comme  n'en  étant  plus;  ils  brûlaient  de  s'envoler 
vers  les  cieux:leurcité  paraissait  uneprison,etlemonastère 
un  paradis.  »  Mais  l'homélie  sur  le  bon  fermier3,  la  seule 
qui  nous  reste  d'Odon,  n'est  qu'une  froide  et  stérile  exégèse . 

1.  9a  lu,  Patrol.  lat.,  CL VIII.  Cette  homélie  est  la  seule  que  nous  ayons  de  saint 
Anselme,  avec  le  planctus  sur  sainte  Madeleine,  à  la  Biblioth.  nation.,  mss.  lat., 
576,  1851,  1 787A.  Mais  le  prologue  ne  se  trouve  dans  aucun  de  nos  manuscrits. 

2.  Acta  SS.,  jun.,  III,  912. 

■i.  Patrol.  lat.,  CLX,  c.  1117. —  Martène,  Tlies.nov.  aneccl.,  V,  859-878,  a  publié 
sous  sou  nom  une  seconde  homélie  qui  porte  le  même  litre.  Mais  ces  deux  homé- 
lies sont  de  deux  auteurs.  Celle  qui  est  imprimée  dans  la  l'alrologie  est  courte  et 
côtoie  le  texte  ;  celle  qui  est  imprimée  dans  Martène  est  longue  cl  prolixe.  Du  reste, 
le  panégyriste  d'Odon,  Arnaud  de  Gaslell,  prieur  d'Anchin,  affirme  qu'Odon  n'a 
laissé  qu'une  seule  homélie,  .Ida  SS.,  jun.,  111,  913 


32 


CHAP1TKE  III. 


Yves  de  Chartres  (-{-'H  16),  qui  prit  tant  de  fois  la  parole, 
et  dans  son  école  de  Saint-Quentin  et  dans  sa  cathédrale 
de  Chartres,  "devant  son  clergé  et  dans  les  conciles,  ne 
nous  a  laissé  que  vingt-quatre  sermons  fort  courts1,  mais 
trés-estimés.  A  Port-Royal,  on  avait  introduit  une  de  ces 
homélies  dans  l'office  du  Saint-Sacrement2  ;  aujourd'hui 
encore,  le  Bréviaire  Romain  leur  emprunte  les  leçons  du 
second  nocturne  du  commun  des  Martyrs.  Ces  honneurs 
n'ont  rien  qui  nous  étonne  :  Yves,  sans  être  éloquent, 
unit  à  la  science  une  imagination  ornée;  sa  méthode  est 
nette;  il  ne  s'embarrasse  point  dans  rénumération  des 
textes  ;  il  fuit  les  divisions  subtiles,  la  lenteur  et  la  dialec- 
tique inanimée.  Les  Pères  fortifient  de  leurs  témoignages 
les  vérités  qu'il  annonce  :  mais  les  auteurs  profanes  sont 
sévèrement  bannis.  Cette  pureté  de  goût  est  surtout 
sensible  dans  les  comparaisons.  S'il  veut  rendre  sa  pensée 
plus  saisissante  et  sa  parole  plus  énergique,  il  ne  s'en  va 
point  analyser  les  phénomènes  de  la  nature;  il  prend 
simplement  ce  qu'il  a  sous  les  yeux.  Ainsi  au  jour  des 
Rameaux3  :  «Ce  vert,  dit-il,  que  vous  tenez  à  la  main, 
ayez-le  toujours  dans  vos  mœurs;  que  l'hiver  ne  le  fasse 
point  tomber,  que  l'été  ne  le  dessèche  point!  »  Veut-il 
montrer  la  nécessité  du  symbole,  il  rappelle  le  serment 
de  la  chevalerie1.  Veut-il  insister  sur  la  nécessité  de  la 
lutte  ici-bas,  il  expose  la  différence  qui  existe  entre  la 

1.  On  trouve  à  la  suite  des  sermons  d'Yves  de  Chartres,  Patrol.  lat.,  CLXU  ; 
«  Dubia,  sex  sermoncs  ad  populum.  »  Ces  mêmes  sermons  sont  aussi  publiés  à  la 
suite  des  œuvres  de  Jean,  archevêque  de  Reims,  Patrol.  lat.,  CXLVII.  De  ces  six 
sermons,  le  1er  et  le  3°  appartiennent  sans  doute  à  Geoffroy  Babion,  puisqu'ils 
sont  le  44"  et  le  47e  de  son  recueil,  ms.  lat.,  14934,  fs  166,  169.  Nous  ne  voyons 
pas  à  qui  pourraient  appartenir  les  quatre  autres.  — Ullist.  litt.,  X,  137,  indique 
trois  autres  sermons  inédits  qui  sont  dans  les  bibliothèques  étrangères. 

2.  Uist.  litt.,  X,  136.  —  3.  16" h.  —  4.  23*  h. 


•    LES  PRÉDICATEURS.  33 

milice  du  inonde  ci  celle  du  Christ.  Il  rappelle  ainsi  les 
faitsquise  passenl  chaque  jour,  qui  sont  présents  à  la 
vue  des  auditeurs:  le  critique  saisit  avec  plaisir  un 
homme  et  une  époque. 

Léger,  archevêque  de  Bourges  (f  1120),  fut  lié  d'une 
étroite  amitié  avec  Robert  d'Arbrissel.  L'an  1117,  il  fit 
l'oraison  funèbre  du  saint  dans  le  chapitre  des  religieuses 
à  Fontevrault.  Baluze  croit  que  ce  discours  n'est  pas 
authentique,  car  on  y  lit  cette  phrase  qui  ne  peut  s'en- 
tendre que  des  hérétiques  du  treizième  siècle  :  «  Ces  sus- 
dicts  hérétiques  s'appelloient  Albigeois  et  du  temps  de 
Monseigneur  Sainct  Dominique  par  le  commandement  de 
pape  Innocent  troisiesme  de  ce  nom  et  du  Roy  Philippe 
Auguste  second  de  ce  nom1.  »  Il  est  possible  de  tout  con- 
cilie)' en  établissant,  ^vec  Y  Histoire  littéraire2,  qu'il  est 
authentique  pour  le  fond,  mais  que  le  traducteur  l'a 
interpolé.  Cette  oraison  funèbre  est  d'une  éloquence 
touchante  et  familière.  «  Seroit-il  bien  possible  que  nous 
eussions  doresnavant  le  cœur  de  crucifier  de  rechef  le  vray 
et  unique  Fils  de  Dieu  Rédempteur  de  nos  âmes,  et  non 
une  fois,  ains  autant  de  fois  que  nous  commettons  péché 
mortel?  Las!  Si  ainsi  advenoit  où  seroit  notre  humanité 
et  l'amour  réciproque  que  nous  lui  devons  monstrer  ? 
0  ingratz  et  très  cruels  hommes!  Dictes  moy  un  peu, 
que  vous  demande  Jésus  Nostre  Seigneur  en  récompense 
de  tant  de  bienfaits?  Certainement,  disait  jadis  maistre 

1.  Boston  de  De/fence  de  l'ordre  de  Fontevrault.  Angers,  1586,  174.  Nous  ne 
connaissons  cette  oraison  funèbre  que  par  cette  traduction  d'Yves  de  Magistri,  sauf 
quelques  passages  cités  en  latin  par  Jean  de  la  Mainfernie,  Clypeus  Fontebrald., 
I,  II,  pasuim. 

2.  Ihst.  li«,,X,2M. 

3 


3i  CHAPITRE  III. 

Robert,  a  vous  autres  siennes  brebiettes,  rien  autre  sinon 
que  pour  son  amour  nous  nous  efforçons  d'embrasser  les 
choses  concernantes  le  salut  de  nos  ames,  et  que  nous 
esloingnons  des  choses  qui  les  navrent  de  playes  mortelles 
et  damnables  !  Au  nom  de  Dieu  et  pour  la  bonne  amytié 
que  vous  a  tousiours  portée  et  monstrée  vostre  bon  Pere 
maistrc  Robert,  de  naguères  decedé  :  je  vous  prie,  ô  mes 
confrères  et  dames  en  Jésus  Christ  bien  aymées,  que  soyez 
diligentes  personnes  au  service  de  Dieu;  cela  sera  aysement 
laict  par  vous  autres,  au  moyen  que  vueillez  vous  évertuer 
a  diligemment  conculquer  le  vice,  et,  au  lieu,  imiter  la 
vertu  de  votre  législateur  et  patriache  qui  par  le  dict  moyen 
vivra  tousiours  en  vous1  ». 

Seulon  de  Sées  (-{-1122)  gouverna  cette  église  pendant 
trente-deux  ans.  La  violence  de  Robert,  comte  de  Belême, 
le  força  de  s'exiler  en  Angleterre.  De  retour  dans  son  dio- 
cèse, il  mourut  comme  mouraient  les  Pères  du  désert, 
faisant  lui-même  creuser  sa  tombe.  Le  récit  de  sa  mort  est 
une  page  à  méditer.  Citons  Orderic  Vital.  «  Il  se  rendit 
avec  le  clergé  à  l'autel  de  Sainte-Marie,  mèrede  Dieu;  c'esl 
là  que,  devant  cet  autel  même,  il  désigna,  avec  sa  crosse 
pastorale,  l'espace  du  tombeau;  puis,  ayant  adressé  an 
Seigneur  ses  prières,  il  sanctifia  le  sépulcre,  en  l'asper- 
geant d'eau  bénite.  Aussitôt  les  ouvriers  ouvrirent  une 
fosse  avec  des  piocheset  jetèrentla  terre  avec  des  pelles.... 
Le  lendemain,  vendredi,  Serlon  se  rendit  à  la  basilique;  il 
voulut  célébrer  la  inesse  comme  à  son  ordinaire;  et,  plus 
fort  de  courage  que  de  corps,  il  passa  l'amiet  au-dessus  de 
sa  tôle  ;  mais,  comme  ses  membres  tremblaient,  il  crai- 

1.  llaslon  de  Deflence,  169. 


'  LE  S  PRÉDICATEURS.  35 

gnit  de  ne  pouvoir  commencer  un  si  saint  office.  Il  ordonna 
au  chapelain  Guillaume  de  célébrer  la  messe.  Quand  il 
eut  fini,  il  manda  tous  les  chanoines  et  leur  dit  :  «  Réunis- 
sez-vous auprès  de  moi  après  le  dîner,  parce  que  je  veux 
légalement  employer,  pour  l'avantage  de  l'Église,  le  tré- 
sor que  j'ai  amassé  de  ses  revenus...  »  A  neuf  heures,  le 
prélat  se  mit  à  table  ;  mais,  aspirant  déjà  aux  choses 
célestes,  il  ne  mangea  rien  de  ce  qui  était  devant  lui. 
Comme  les  convives  mangeaient  sans  avidité,  parce  qu'ils 
riaient  remplis  d'une  profonde  tristesse,  il  les  instruisit 
abondamment, en  les  nourrissant  du  pain  de  la  doctrine; 
et,  comme  il  était  éloquent  et  fécond,  il  leur  distribua 
largement  la  semence  de  la  parole  divine.  La  Normandie, 
à  ce  que  je  crois,  n'eut  jamais  d'enfant  plus  élégant  et  plus 
éloquent  que  Scrlon. 

Gomme  on  était  prêt  à  quitter  la  table  après  le  repas, 
il  se  présenta  un  domestique  qui  annonça  la  venue  des 
cardinaux  romains  Pierre  et  Grégoire.  Aussitôt  Serlondit 
aux  clercs  etàses  principaux  domestiques  :  «Allez  promp- 
tement,  servez  avec  soin  les  Romains,  parce  qu'ils  m'ap- 
portent un  message  de  Monseigneur  le  Pape,  qui,  après 
Dieu,  est  le  Père  universel.  Quels  qu'ils  soient,  ils  sont 
nos  maîtres.  »  C'est  ainsi  que  le  vieillard  attentif  envoya 
ses  gens  à  leur  rencontre,  et,  comme  il  en  avait  l'usage, 
resta  seul  assis  dans  sa  chaise,  sans  douleur  et  sans  appa- 
rence de  maladie.  D'après  ses  ordres,  tout  le  monde  alla 
au-devant  des  cardinaux;  on  leur  offrit  honorablement 
l'hospitalité.  Cependant,  comme  on  s'acquittait  des  devoirs 
que  la  circonstance  exigeait,  l'évêque,  assis ,  mourut 
comme  s'il  se  fût  endormi.  Les  gens  de  Serlon,  leur  ser- 
vice terminé,  retournèrent  vers  leur  maître,  mais  l'ayant 


36 


CHAPITRE  III. 


trouve  mort  sur  son  siège,  ils  le  plaignirent  en  pleurant 
amèrement  '.  » 

Orderic  Vital  nous  a  conservé  un  sermon  de  ce  grand 
saint  :  rien  ne  saurait  remplacer  l'originalité  de  ce  dis- 
cours, monument  admirable  du  patriotisme  des  évèques. 
Nous  le  citerons  plus  loin  2. 

Marbooede  Rennes  (f  11*23)  naquit  à  Angers,  devint 
écolàtre,  puis  archidiacre  de  ce  diocèse  ;  il  monta  plus 
tard  sur  le  trône  épiscopal  de  Rennes;  de  là,  il  rentra  dans 
la  vie  privée  et  passa  ses  derniers  jours  au  monastère  de 
Saint-Aubin  d'Angers.  Son  éloquence  était  si  reconnue 
que  ses  contemporains  l'appelaient  «le  roi  des  orateurs3». 
Marbode  ne  nous  a  laissé  qu'un  sermon:  c'est  le  long 
panégyrique  de  saint  Florent*.  Il  a  de  la  chaleur  dans  son 
style  :  mais  il  affecte  les  assonances.  Citons  la  péro- 
raison :  «  Et  nos  ergo,  fratres,  si  claritatis  illius  volumus 
fore  participes,  quis  autem  insanus  hoc  nolit?  abjiciamus 
opéra  tenebrarum,  si  pacem  et  quietem  aeternum  cl i  1  i— 
gimus,  anaunnosis  et  tnrbulentis  sajeuli  curis  renuntie- 
nius.  Multi  enim,  quod  deterius  est,  qnanto  a  negotiis 
vacant  in  corpore,  tanto  moleslius  negotiantur  in  mente, 
et  quod  bonis  studiis  insumerc  debebant  otium,  frustra 
consuraunt  in  desideriis  negotiorum.  Projiciamus  qiur- 
cumque  tumultum  movent  animo,  quae  tranquillitatem 
menti  excutiunt,  quae  distractum  cor  in  multa  laniant, 
quae  si  aliter  expelli  nequirent,  ut  ait  Seneca,  cor  ipsum 
revellendum  erat  cum  cis.  Quod  exleriori  habitu  pollice- 

I.  Orderic  Vital,  Uid.  (h-  lu  Normandie,  liv.  XII,  Coliect.  Uém.  Guùot,  XXVIII. 
383.  —  "2.  Liv.  III,  ch.  m.  —  3.  Rfarlène,  Tlws.  Nov.  Anccd.,  I,  3ôo.—  I.  Patrol. 
/«<.,  CLXXI,  c.  1579. 


•  LES  PRÉDICATEURS.  S7 

mur,  m  interiori  horaine  teneamus.  Nam  religioso  vultu 
vcl  habitu  animum  irreligiosum  velare,  hoc  eslovem  exte- 
rius,  intrinsecus  lupum  gestare;  quod  quidem  mullo  est 
deterius,  quamsi  lupum  pra&tenderes,  ovem  interius  occul- 
tares.  Muudemus  conscientiam  ah  operibus  mortuis,  qua- 
dremus  nos  virtutibus  supra  dictis...  Consolidemus  itaque 
el  conquadremus  huic  beatissimo  Patri  nostro,  cujus 
annuam  solemnitatem  recolimus,  ut  et  ipsi  tanquam  Lipi- 
des vivi,  lapides  quadrati, coœdificari  mereamurin  eœleste 
habitaculum  Deiin  Spiritu  sancto.  Amen.  » 

Hildebert  (f  1134),  évêque  du  Mans,  archevêque  de 
Tours,  était  poëte,  écrivain,  philosophe.il  rêva  un  instant 
les  douceurs  de  la  solitude  et  le  silence  de  la  contempla- 
lion.  Évêque,  il  fut  le  champion  inébranlable  de  l'Église 
el  le  défenseur  de  son  pouvoir  temporel.  Il  sut  résister  aux 
envahissements  de  Guillaume  le  Roux;  il  refusa  de  plier 
sous  le  roi  Louis  le  Gros  ;  et  dans  la  persécution,  l'exil  et 
les  chaînes,  il  répétait  avec  bonheur  qu'il  vaut  mieux  obéir 
à  Dieu  qu'aux  hommes.  Il  fut  chaste  et  pieux,  quoi  qu'on 
ait  pu  dire  ;  dévoué  à  Rome  et  au  Saint-Siège,  malgré  une 
surprise  solennellement  rétractée.  Enfin,  «  en  parcourant 
sa  longue  et  glorieuse  carrière,  on  rencontre  presque 
toutes  les  grandes  figures  de  la  fin  du  onzième  siècle  et  du 
douzième.  C'est  saint  Hugues,  abbé  de  Cluny;  c'est  Phi- 
lippe de  Ghampeaux,  saint  Anselme,  saint  Yves  de  Char- 
tres, Geoffroy  de  Vendôme,  Marbode  de  Rennes;  ce  sont 
les  souverains  de  France  et  d'Angleterre,  le  comte  Hélie  du 
Maine,  Foulques  d'Anjou  ;  les  papes  Urbain,  Pascal, 
Gélase,  Calixte,  Honorius  et  Innocent  II,  qui  tous  lui 
donnentdes témoignages  de  respect  et  de  confiance.  Ce  sont 


38 


CHAPITRE  III. 


toutes  ces  souveraines  qu'il  dirige  dans  la  voie  de  La  plus 
austère  vertu  avec  tant  de  tact  et  de  grâce'.  » 

Mais  nous  sommes  loin  de  retrouver  dans  ses  sermons 
le  grand  homme  qui  dominait  son  temps,  et  d'entendre 
les  échos  même  lointains,  même  affaiblis  «  de  cette 
trompette  éclatante  du  Christ2  ».  A  part  quelques  mou- 
vements d'âme  bien  sentis  et  bien  exprimés,  à  part  les 
discours  synodaux  qui  sont  admirables,  ces  homélies 
sont  sèches,  arides,  monotones.  Elles  présentent  un 
amas  de  textes  sans  traits,  sans  vie,  avec  des  interpré- 
tations subtiles  qui  ne  sont  pas  toujours  exemptes  de 
mauvais  goût3.  C'est  inutilement  que  les  Bénédictins 
s'efforcent,  dans  une  très-longue  analyse  *,de  leur  trouver 
des  beautés.  Nous  ne  discutons  pas  les  citations  qu'ils 

1.  Unevéque  au  douzième  siècle,  llildebert  et  son  temps,  parle  comte  de  Déser- 
villers,  353.  Une  autre  étude  a  été  faite  sur  Hildebert  :  «  De  venerabilis  Hildeberti 
vita  etscriptis,  »  Hébert  Duperron.  D.  Beaugendre  d'abord,  l'abbé  Bourassé  ensuite 
ont  édité  ses  œuvres  avec  de  savants  commentaires,  Palrol.  loi.,  CLXXI.  Mais 
aucun  de  ces  auteurs  n'a  discuté  l'authenticité  des  sermons  d'Hildebert.  Il  y  a 
pourtant  lieu  à  controverse.  Brial,  Hist.  litt.,  XIV,  14,  fait  remarquer  que  les  ser- 
mons 7,  15,  21,  22,  23,  20,  28,  34,  35,  40,  51,  de  Pierre  le  Mangeur,  ou  Pierre 
Comestor,  se  trouvent  parmi  ceux  d'Hildebert.  Il  croit  qu'ils  appartiennent  à  Pierre 
le  Mangeur,  parce  qu'ils  portent  son  nom  dans  tous  les  manuscrits,  et  qu'ils  finis- 
sent par  la  formule  de  conclusion  qui  termine  les  autres  sermons  de  Pierre  le  Man- 
geur. Nous  sommes  de  l'avis  de  Brial.  C'est  qu'en  effet  il  n'y  a  dans  tous  les  ser- 
mons d'Hildebert  que  ceux-là  qui  se  terminent  par  la  conclusion  du  jugement  :  juile.r 
noster  cum  veneril  judicare.  L'argument  serait  sans  réplique  si  l'on  ne  trouvait 
quatre  exceptions,  lesquelles  sont  dans  les  70",  88e,  11!)",  121". — Brial  commet  cepen- 
dant deux  inexactitudes:  il  ne  cite  pas  tous  les  sermons  de  Pierre  Comestor,  qui 
sont  semblables  à  ceux  d'Hildebert;  il  omet  les  10',  19",  25%  Patrot.  lat.,  CXCVIII. 
Puis  il  semble  qu'il  n'a  pas  considéré  les  autres  de  bien  près;  autrement,  il  ne 
dirait  pas  qu'ils  ont  entre  eux  «  des  différences  considérables  ».  Plusieurs,  en  effet, 
sont  identiques  mot  pour  mot:  tels  sont  le  20e  de  Pierre  et  le  08e  d'Hildebert,  le 
34*  de  P.  et  le  73»  d'H.,  le  35e  de  P.  et  le  85"  d'H.,  le  7"  de  P.  et  le  14e  d'il.  D'autres, 
semblables  pour  tout  le  reste,  diffèrent  seulement  pour  la  conclusion:  tels  sont  le 
15'  de  P.  et  le  29»  d'il.,  le  19'  de  P.  et  le  5"  d'H.,  le  25"  de  P.  et  le  03'  d'H.  D'autres 
enfin  ont  des  différences  assez  considérables  :  tels  sont  le  10"  de  P.  et  le 20e  d'il., 
I.'  6«  de  P.  et  le  15'  d'il.,  le  11'  de  P.  et  le 39*  d"H. 

2.  «  Sonora Christi  tuba,  »  Patrol.  lai.,  CLXXI,  c.  132. 

3.  Voyez,  parex.,  20ab.  03a.  72",  77",  81»,  1I9\  —  4.  ffitt.  litt.,  XI,  315-955. 


LES  PRÉDICATEURS. 


39 


enlassent  sur  le  dogme  el  les  remarques  qu'ils  font  sur  la 
discipline:  Ilildeberl  a  toujours  été  très-orthodoxe.  11 
n'expose  que  la  tradition  constante  de  l'Église,  et  les 
détails  qu'il  donne  sur  la  discipline  particulière  à  cette 
époque  sont  confirmés  par  les  autres  prédicateurs;  mais 
nous  rejetons  les  éloges  qu'on  prodigue  à  toutes  ces 
homélies  ;  les  sermons  d'Hildebert  ne  nous  paraissent 
ni  «  très-beaux  ni  très-instructifs1  ». 

Comment  concilier  les  témoignages  pompeux  des 
contemporains  avec  cette  médiocrité  réelle?  C'est  que  le 
recueil  d'Hidelbert  est  incomplet:!0  Il  renferme  beaucoup 
de  sermons  inachevés  ;  2°  il  ne  renferme  aucun  des  ser- 
mons qui  nous  offriraient  le  plus  d'intérêt. 

En  effet,  la  plupart  de  ces  homélies  n'ont  jamais  été 
terminées2;  d'autres  ne  sont  qu'un  amas  de  textes,  des 
idées  jetées  pèle-mêle  et  sans  ordre  sur  un  sujet3;  d'autres 
ne  sont  qu'un  canevas  avec  des  parenthèses  qui  marquent 
la  place  d'un  développement4;  enfin  il  y  en  a  qui  sont 
si  hérissées  de  distinctions  subtiles  et  bizarres5,  ou  qui 
sont  si  diffuses  et  si  prolixes0,  qu'il  est  impossible  qu'elles 
aient  été  jamais  prononcées.  De  plus,  presque  toutes 
manquent  de  péroraison;  elles  finissent  brusquement  par 

t.  Du  reste,  la  conclusion  des  Bénédictins  nous  paraît  singulière  :  elle  ne  contient 
pas  un  éloge  qui  ne  soit  corrigé:  «  Le  style  des  sermons  est  clair,  familier...  11  y 
en  a  néanmoins  quelques-uns  qui  sont  obscurs,  d'autres  sans  suite  et  sans  liaison. 
Tous  généralement  sont  tellement  remplis  de  textes...  Mais  il  est  rare  que  le  prédi- 
cateur, en  citant  les  textes  sacrés,  les  prenne  dans  le  sens  naturel.  On  peut  même 
dire  qu'il  le  fait  quelquefois  avec  excès.  Peut-être  que  les  sermons...  L'éditeur  a 
néanmoins  cru...  Mais  on  sait  que...  » 

2.  Ce  sont  les  10»,  (9e,  21e,  104e,  109e,  115e,  129e,  136e,  143e. 

3.  Par  ex.,  les  3e,  28e,  40e. 

4.  «  Da  nunc  exemplum  de  aliquo  peccatore  ad  fidem  canverso  atque  salvato  et 
dato  exemplum  [exemplo]  ad  hoc  et  aliorum  multorum  qui,  desperantes,  ad  salutis 
tamen  viam  regressi  sunt  et  conversi  ad  Dominum.  »  106"  h. 

5.  Par  ex.,  les 29e,  32e,  70e,  72°,  124e,  125e.  —  G.  Par  ex.,  les  4°,  9e,  12e,  13',  23',  25',  35'. 


40  CHAPITRE  [II. 

une  phrase  consacrée1,  avec  de  légères  variantes.  Cepen- 
dant Ilidelbert,  quand  il  le  veut,  sait  terminer  son 
discours  avec  art,  frapper  de  grands  coups  et  toucher 
profondément  ses  auditeurs.  Voici  une  manière  rapide  et 
saisissante  ;  il  s'adresse  aux  moines  :  «  Le  monde  nous  dit 
souvent:  Ah!  tu  es  renfermé  à  longue  journée  dans  le 
cloître,  là  où  l'on!  étouffe?  Il  te  serait  si  bon  de  sortir, 
d'aller  librement  respirer  un  air  doux  et  serein!  —  Ré- 
ponds-lui, mon  frère:  Arrière,  Satan;  je  ne  sortirai  pas; 
j'aime  mieux  lire  dans  le  cloître  que  de  me  promener 
dehors.  Combats  le  diable  par  de  bonnes  raisons.  Car 
il  ne  cesse  de  nous  attaquer  ;  il  observe  de  préférence 
l'abbé  et  ceux  qui  sont  chargés  du  soin  de  leurs  frères. 
Lorsqu'il  les  voit  en  prière,  il  s'en  va  les  trouver  et 
il  leur  dit  :  Que  fais-tu  donc  ici?  Pourquoi  pries-tu? 
El  que  mangeront  donc  tes  frères  aujourd'hui?  Allons, 
debout!  Et  toi  qui  es  l'abbé,  et  toi  qui  es  le  cellérier, 
prépare  à  tes  moines  de  quoi  manger.  —  Non,  arrière, 
Satan.  11  y  a  un  temps  pour  la  prière,  il  y  a  un  temps 
pour  les  préoccupations  extérieures.  Il  va  aussi  trouver 
le  simple  religieux,  et  lorsqu'il  le  voit  plongé  dans  l'orai- 
son, il  lui  dit  tout  bas  h  l'oreille  :  A  quoi  bon  tous  ces 
psaumes  que  tu  rumines;  à  quoi  bon  marmotter  des 
patenôtres  toute  la  journée?  C'est  l'oraison  jaculatoire  qui 
pénètre  les  cieux.  Fais  ta  prière  selon  cette  méthode  : 
c'est  Dieu  lui-même  qui  l'a  enseignée.  —  Jene  sortirai  pas 
d'ici,  lui  répondras-tu;  tu  ne  cesses  de  me  dresser  des 
embûches  et  de  me  tenter;  parce  que  tu  m'attaques 
toujours,  je  prierai  toujours'2. 

I.  «  Quoil  nobia  prrestaro  ilignotur  qui  vivit  et  rognai  Dcus ,  per  omnia  HBCUla 
sœculoriim.  »  —  2.  64"  h. 


-  LES  PRÉDICATEURS.  41 

Knlin  Hildebert  éfail  versificateur;  sans  mériter  les 
éloges  que  lui  prodiguaient  ses  contemporains',  il  a  dans 
ses  poésies  une  certaine  sévc  et,  par  endroits,  un  accent 
pathétique.  Or,  ses  homélies  sont  dépourvues  de  figures 
et  d'images2;  il  est  difficile  d'y  rencontrer  la  vivacité 
d'une  imagination  poétique. 

Les  sermons  d'IIildebert  n'onl  donc  pas  été  prononcés 
tels  qu'ils  sont  écrits. 

De  plus,  nous  ne  possédons  aucun  de  ces  nombreux 
discours  qu'il  fit  dans  des  circonstances  remarquables. 

Ilildebert  était  supérieur  de  l'abbaye  de  Fontevrault:  il 
ne  cessait  d'adresser  aux  religieuses  de  touchantes  exhor- 
lalions:!.  Or,  nous  n'avons  que  deux  sermons4  adressés  à 
des  religieuses  ;  ils  sont  pleins  d'exégèseé;  on  y  retrouve 
les  disputes  les  plus  subtiles  de  l'École  ;  il  est  impossible 
que  ces  homélies  aient  été  dites  ainsi.  D'ailleurs,  rien  ne 
fait  croire  qu'elles  aient  été  composées  plutôt  pour  Fon- 
tevrault  que  pour  un  autre  monastère. 

Hildebert  soutint  par  la  parole  des  luttes  vives,  opi- 
niâtres contre  l'hérétique  Henri5.  Or,  non-seulement  nous 
ne  possédons  aucun  de  ces  discours  brûlants,  emportés; 
mais  l'hérétique  Henri  n'est  mentionné  que  deux  fois'1 
dans  les  sermons  d'Hildebert. 

Hildebert  prêcha  les  rois,  il  s'accuse  lui-même  d'avoir 
été  timide  en  présence  de  leur  majesté7.  Or,  ces  carêmes 
prêchés  à  la  cour  d'Angleterre  ne  sont  pas  parvenus 
jusqu'à  nous. 

Puis,  nous  savons  qu'Hildebert  parlait  en  public 

1.  Orderic  Vital,  Hist.  ecci,  lib.  X,  Patrol.  M.,  CLXXXVIII,  c.  732. 

2.  Excepté  la  55e  h.  —  3.  Vita  Hildeb.,  Patrol.  M.,  CLXXI,  c.  82. 

4.  124*  et  12.Vh.  —5.  Vita  fflld.,  Patrol.  Int.,  CLXXI,  c  71.  — G.  7.T>  et  115' h. 
7.  Patrol.  lat.,  ibid.,  c.  1443. 


42  CHAPITRE  [II. 

au  retour  de  sa  captivité.  Le  peuple  et  le  clergé  avaient 
fait  de  vains  efforts  pour  le  racheter  au  prix  de  la  croix  et 
des  vases  sacrés.  Le  pasteur,  aussi  généreux  que  les  fidèles, 
avait  refusé  cette  rançon.  Quelle  dut  être  la  joie  de  l'évê- 
que  et  de  son  peuple,  au  jour  de  la  délivrance  et  de  la 
liberté  !  Avec  quelle  effusion  le  père  dut  remercier  ses 
enfants  de  cet  amour  filial  !  Il  ne  nous  reste  pas  un  frag- 
ment, pas  la  moindre  allocution. 

A  la  suite  des  troubles  si  répétés  dans  l'Église  du  Mans 
et  des  absences  si  fréquentes  du  pontife,  la  discipline 
s'était  relâchée  ;  les  mauvaises  mœurs,  conséquence  de  la 
discorde,  avaient  prévalu  :  Ilildebert  s'applique  à  ramener 
la  régularité,  l'ordre  et  la  paix  domestique '.  Nulle  part 
les  homélies  ne  font  allusion  à  ces  circonstances. 

Nous  ne  possédons  plus  aucun  des  discours  intéressant^ 
qu'Hildebert  prononça. 

Enfin  nous  avons  quelques  sermons  qui  ne  sont  pas 
au-dessous  de  la  renommée  d'IIildebert:  ce  sont  les  dis- 
cours synodaux.  Ils  sont  dignes,  élevés,  paternels,  tem- 
pérés par  la  douce  autorité  du  pontife'2. 

Comment  se  fait-il  que  le  même  homme  parle,  tantôt 
d'une  façon  simple  et  louchante,  tantôt  avec  des 
phrases  subtiles,  maigres  et  sèches,  et  qu'il  présente  à 
la  fois  deux  manières  incompatibles?  C'est  que  les 
discours  synodaux  n'ont  pas  été  abandonnés,  a  cause  de 
leur  importance,  au  hasard  de  l'improvisation;  ils  ont  été 
écrits  tels  qu'ils  ont  été  prononcés;  les  autres,  au 
contraire,  ne  sont  qu'une  matière,  qu'un  canevas,  une 
sorte  de  préparation  ;  ils  sont  dépouillés  des  allusions,  du 


I.  Patrol.  lat.,  ibid.,  c.  73. 

■J.  Voyez,  par  exemple,  la  89"  h.,  péroraison. 


LES  PRÉDICATEURS.  43 

mouvement,  de  l'Ame  enfin  qui  faisait  d'Hildebert  un 
grand  orateur,  admiré  même  de  saint  Bernard1. 

Les  sermons  qu'Hildebert  nous  a  laissés  ne  peuvent 
pas  nous  donner  une  juste  idée  de  son  éloquence. 

Drogon,  évêque  d'Ostie  (fi  188),  était  un  théologien 
français,  né  en  Champagne2;  nous  avons  de  lui  un  sermon 
fort  médiocre  sur  la  Passion 3.  Le  récit  si  beau,  si  simple 
dans  l'Évangile,  est  noyé  dans  un  amas  prodigieux  de 
textes;  la  suite  des  idées  est  confuse;  le  prédicateur  se 
perd  dans  de  longues  digressions  sur  l'Ancien  Testament 
et  dans  des  rapprochements  forcés.  Il  n'a  pas  un  trait  qui 
frappe,  pas  un  accent  qui  touche,  pas  un  seul  mot  qui 
réveille  l'attention. 

Geoffroy  du  Loroux,  archevêque  de  Bordeaux  (f  H  58), 
était  né  au  Loroux,  bourg  de  la  Touraine,  et  paraît  avoir 
enseigné  publiquement  la  théologie*.  Il  mourut  avec  la 
réputation  d'avoir  été  le  prélat  le  plus  éloquent  de  son 
époque.  Mais  il  ne  nous  reste  plus  de  lui  que  vingt-neuf 
sermons  inédits;  encore  ne  portent-ils  pas  le  nom  de  leur 
auteur5.  Us  sont  tous  intéressants  par  la  doctrine,  par  la 

1.  «  Magno  sacerdoti  et  excclso  in  verbo  gloria;  Hildeberto.  »  S.  Bern.,  epist.  124. 

2.  Hist.  litt.,  XI,  699.  —  3.  Patrol.  lot.,  CLXVI,  c.  1513.  —4.  Hist.  lit  t.,  XU,  541. 
5.  Ms.  lat.  13374,  f  1.  C'est  d'après  des  renseignements  donnés  par  Oudin  que 

nous  avons  pu  les  retrouver.  Commentai',  de  Script.,  II,  1193:  «  Ejusdem  Gaufridi 
exstant  sermones  in  nonnullis  anni  festivitalibus  et  Dominicis  aurei  et  élégantes  qui 
plerumque  in  Bibliothecis  anonymi  incipiunt  :  Aspiciebam  in  visu  noctis...  Ms. 
Bibl.  S.  Oerm.,  Paris.  Codic.  242,  381.  »  Et  ibid  ,  p.  1194:  «  Item  ejusdem  ser- 
mones alii  in  Bibl.  S.  Germ.  Paris.  Codic.  559,  incipientes  :  Deum  time,  Bex  Salo- 
mon... »  Or,  le  ms.  lat.  559  égale,  d'après  les  tables  de  concordance,  1549=  13580 
actuellement.  Les  sermons  contenus  dans  ce  ms.  1358G,  et  commençant  par  les 
mots  indiqués,  appartiennent  à  Geoffroy  de  Troyes,  comme  le  porte  le  manuscrit 
lui-même,  f°  1  :  «  Sermo  magistri  Gaufridi  Trcccnsis.  »  Le  ms.  lat.  381  =  873 
=  12415.  Or,  les  sermons  du  ms.  12415  appartiennent  à  Pierre  Comestor,  comme 


44  CHAPITRE  III. 

morale  et  même  par  les  comparaisons.  Mais  l'Écriture 
sainte  y  est  si  abondante  qu'il  est  impossible  de  détacher 
quelques  lignes  de  ces  homélies,  sans  avoir  à  rapporter  de 
longs  passages  des  Évangiles  ou  des  Prophètes. 

«  Convertimini  et  agite  penitenciam  ab  omnibus  iniquitatibus  vestris  et 
non  erit  vobis  in  ruinam  iniquitas  ;  projicite  a  vobis  omnes  prevaricationes 
veslras  et  facite  vobis  cor  novum  et  spiritum  novum;  et  quare  moriemini, 
domus  Israël?  Nolo  mortem  morientis,  clieit  Dominus  :  Revertimini  et 
vivite.  Attendite,  fratres,  quam  dulci  voce,  quam  paterno  affectu  revocat 
nos  pater  mitissimus,  pater  misericordiarum  et  Deus  tocius  consolationis, 
qui  alibi  per  propbetam  ait  :  Venite,  filii,  audile  me;  timorem  Domini 
docebo  vos.  Fidelis  ac  divinus  sermo  et  alicui  devocione  suscipiendus  !  Non 
vos  aliénât,  non  vos  exlerritat;  sed  paternali  voce  ad  emendationem 
invitât.  Dat  locum  penitencie  dum  promittit  spem  venie.  Hosles  pro  pec- 
cato  fnistis,  et  tamen  vos  filios  vocat  dicens  :  Venite  fdii.  Dum  filios  vocal, 
vult  ut  patrem  recognoscatis.  Domus  fuistis  Reliai,  Sathane  babitaculum, 
et  vos  tamen  domus  Israël  vocat  dicens  :  Quare  moriemini,  domus  Israël'.' 
Oui  scilicet  debetis  esse  fdii  Habrabam,  Ysaac  et  Jacob,  de  quibus  dici- 
tur  :  Non  est  Deus  mortuorum  sed  vivorum,  inveteraslis  in  lerra  aliéna 
cum  mortuis  deputati,  et  clementissimus  pater  ad  novitatem  movet 
inquiens  :  facite  vobis  cor  novum  et  spiritum  novum.  Ecce  quantis  titulis 
sue  in  nos  dilectionis  nos  consolatur  et  erigit1!...  » 

Amédée  deLausanne  (f  1 159)  naquit  dans  le  Dauphiné, 
au  château  de  Chaste.  Son  père,  seigneur  du  pays  et 
parent  des  empereurs  d'Allemagne,  entra  au  couvent  de 
Bonnevaux  avec  seize  chevaliers  et  son  jeune  fils.  Ce  fui  là 
qu'Amédée  cultiva  les  lettres.  Parvenu  à  l'âge  requis  pour 
entrer  eu  religion,  il  fit  ses  vœux  à  Clairvaux,  il  devint 
abbé  de  Haute-Combe  ;  et  plus  tard  Eugène  III  le  nomma 

le  porte  également  le  manuscrit.  Du  reste,  nous  avons  dépouillé,  pour  plus  de  sm  eté, 
tous  les  manuscrits  de  l'ancien  fonds  de  Saint-Germain,  qui  contiennent  des 
sermons  anonymes  :  12020-14193.  Le  seul  numéro  bon  est  donc  le  premier, 
242  =  1325  =  1 337t.  Eu  effet,  les  sermons  de  ce  manuscrit  commencent  par  les 
mois  qu'indique  Oudin.  Mais  ils  sont  au  nombre  de  211  cl  non  de  24. 
1.  Ms.  lut.,  13374,  P  28,  i»  reccptione  penitenàum. 


-  LES  PRÉDICATEURS.  15 

à  l'évêché  de  Lausanne.  Ce  prélat  avait,  le  don  de  la 
parole,  el  dans  ses  discours  il  aimait  à  célébrer  les  vertus 
de  la  Vierge.  Huit  homélies  suffisent  pour  lui  donner  un 
des  premiers  rangs  parmi  les  prédicateurs  de  son  époque  '. 
Le  P.  Gibbon,  dans  une  préface,  exalte  son  admiration 
par  des  transports  :  «  Il  n'a  écrit  que  huit  homélies ,  mais 
bon  Dieu  !  quelles  homélies  !  Quelle  âme  !  Quel  soufllc  !  Je 
les  ai  lues,  je  les  ai  relues2!..  »  Du  reste,  le  nombre  des 
éditions  et  des  traductions :i  prouve  combien  elles  ont  été 
estimées  dans  tous  les  siècles. 

Ces  huit  homélies  méritent-elles  de  si  pompeux  éloges? 

Elles  se  ressentent  trop  des  défauts  du  siècle  par  la 
profusion  des  textes4,  par  des  répétitions  exagérées5  et 
par  de  légères  subtilités i;.  Elles  manquent  de  transitions: 
Amédée  ne  sait  point  passer  d'une  idée  à  une  autre  sans 
nous  avertir  comment  il  va  s'y  prendre7.  Mais  l'exposé  est 
si  plein  de  grandeur  et  de  sentiment,  que  les  fidèles 
couraient  à  cette  doctrine  nourrissante  comme  à  un 
festin8.  L'homélie  sur  l'Enfantement  de  la  Vierge9  peut 
être  comparée  aux  plus  beaux  passages  des  Pères  de 
l'Église  sur  le  même  sujet.  Amédée  s'élève  de  terre;  il 
pénètre  les  vues  du  ciel  et  montre  la  toute-puissance  de 
Dieu,  qui  impose  un  frein  aux  lois  de  la  nature.  Il  a  pour 
les  incrédules  et  l'humaine  sagesse  des  accents  véhé- 
ments, irrésistibles.  Il  invite  les  Gentils  à  se  soumettre  k 
la  parole  révélée,  en  venant  se  réfugier  au  sein  de  l'Eglise 
catholique ,  l'arche  du  salut  au  milieu  du  déluge  uni- 
versel. Il  attaque  les  Juifs  qui,  au  lieu  d'abaisser  l'orgueil 

p 

de  leur  raison,  ont  tué  les  Prophètes  et  mis  à  mort  le  Fils 

!.  l'otiol.  lot.,  CLXXXVIll,  c.  (303.  —  ±  tbid.  —  3.  Mal.  M.,  XII,  580. 
i.  6"  et  7»  h.  —  5.  51  h.  —  6.  l«  h.  —  7.  2'  cl  3?  h.  —  8.  8J  h.  —  9.  4»  h. 


16  CHAPITRE  III. 

de  l'Homme;  il  tonne  contre  eux,  il  les  accuse,  il  les 
condamne.  «  Mais  venez  plutôt,  leur  dit-il,  boire  le  s;nig 
du  Rédempteur,  que  vos  pères  ont  versé  pour  leur  perte 
éternelle.  »  Puis,  après  ces  éclairs,  peu  à  peu  le  calme  se 
l'ait,  la  raison  du  mystère  paraît  évidente;  on  adore. 
L'orateur  nous  introduit  dans  la  maison  de  Nazareth  et 
nous  fait  contempler  avec  de  suaves  paroles,  prises  «dans 
la  moelle  de  son  cœur»,  selon  son  expression,  la  douce  et 
naïve  ficure  de  l'Enfant  Jésus. 

L'abbaye  d'Haute-Combe,  confiée  au  moine  Amédée, 
était  située  dans  un  désert,  au  milieu  de  populations  bar- 
bares. Amédée,  le  père,  moine  aussi,  conçut  des  inquié- 
tudes pour  la  santé  et  pour  la  vie  de  son  fils;  il  vint  le 
trouver.  «  Quittez,  mon  fils,  lui  dit-il,  cette  localité 
désavantageuse;  le  sol  est  stérile;  et  si,  à  force  de  tra- 
vaux,  vous  parvenez  à  lui  faire  produire  quelques  fruits, 
bientôt  des  voisins  rapaces  vous  les  raviront.  »  Le  fils 
répondit  au  père  :  «  S'ils  nous  enlèvent  nos  biens  tem- 
porels, ils  ne  peuvent  pas  de  même  nous  priver  des  biens 
éternels  que  ces  durs  travaux  nous  méritent.  Or,  nous  ne 
trouverons  jamais  aucun  lieu,  jamais  aucun  peuple  plus 
favorables,  puisque  ce  sont  ces  biens  éternels  que  nous 
cherchons1.  » 

La  sainteté  du  moine  explique  l'éloquence  du  pontife. 

Pierre  Lombard  (f  1 160),  célèbre  théologien,  lui  un 
prédicateur  médiocre.  Ses  homélies-  sont  des  disser- 
tations régulières,  nourries  de  l'Ecriture  sainte  et  parli- 

1.  L'abbé  Gremaud,  Patrol.  lat.,  CLXXXVIII,  c.  1280. 

2.  Elles  sont  au  nombre  de  20,  nu.  lat.,  3537  ;  le  nu.  lat.  18170  ne  contient  pas 
les  trois  dernières  :  In  litaniis,  de  Trinitate,  in  Ascensione. 


LES  PRÉDICATEURS. 


47 


culièrcment  des  Prophètes,  mais  froides  et  compassées. 
La  critique  n'y  peut  relever  un  seul  passage  digne  d'in- 
térêt, si  ce  n'est  peut-être  dans  le  quatorzième  sermon, 
où  le  texte:  «  Usqucquo,  peccator,  dormis,  »  semble 
donner  à  Pierre  Lombard  quelques  élans. 

«  Surge  igitur,  piger,  do  sompno  lorporis;  vigila,  négligeas;  et  oniiii 
custodia  serva  cor  luum  quia  ex  ipso  vila  procedit  et  mors.  Sunt  enim 
nonnulli  qui  opéra  faciunt  que  videntur  bona,  sed  non  omtii  diligentia  ser- 
vant corda,  negligentia  vel  intentione  prava  viciantes  ea.  Maie  dormiunt 
isti  in  mundo,  sed  deterius  vigilant  mundo,  sicut  horum  soinpnum  redar- 
guit  Sapientia  :  ne  delecleris  semitis  impiorum,  nec  tibi  placeat  inaloruin 
via.  Non  enim  dormiunt  nisi  maie  fecerint,  nec  sompnus  rapilur  ab  eis 
nisi  supplantaverint.  0  quam  detestabilis  vigilia!  Ad  hoc  enim  vigilant  ut 
alios  ledant!  Nolile  igitur  sic  vigilare,  fratres;  pocius  vigilate  Deo  et  orate 
ipsum  ne  intretis  in  temptalionem.  Excutite  quoque  sompnum  ab  oculis 
vestris,  frontes  cordium  fricantes  manibus  bonorum  operum.  Surgite  qui 
tacetis,  sicut  Aposlolus  ait  :  Surge  qui  dormis  et  exurge  a  mortuis  et  illu- 
minabit  tibi  Chrislus.  Haclenus,  fratres,  satis  obdormistis;  bucusque  pigri- 
tali  estis;  hucusque  in  voluptatibus  viciorum  versati  estis.  Unde  Apostolus 
quemque  vestrum  vocal  dicens  :  0  tu  qui  dormis  torpore  viciorum  et  negli- 
gentia obvolutus,  et  Dei  oblivione  confusus,  surge  per  penitentiam  ul  in 
anteriora  le  extendas,  terrena  contempnas,  vicia  odias,  et  exurge  per  oris 
confessionem  et  operis  exhibitionem  ut  veterem  bominem  in  te  ipso 
magies  et  novum  induas,  sicut  Apostolus  hortatur  dicens  :  Deponite  vele- 
rem  bominem  cum  actibus  suis'...  » 

Arnoult  de  Lisieux  (f  il 84),  grand  seigneur  qui  prê- 
tait de  l'argent  au  roi  et  passait  devant  ses  chanoines  pour 
dilapider  les  biens  de  sa  cathédrale'2;  a  laissé  trois  discours 
remarquables  sur  l'unité  de  l'Église3,  et  un  quatrième  sur 
l'Annonciation4.  Les  sermons  d'Arnoul  montrent  qu'il 
avait  une  intelligence  cultivée,  un  caractère  ferme  et  qu'il 
aimait  Rome  passionnément, 

I.  Ms.  lat.,  3537,  f  34.  -  2.  Hist.  litt.,  XIV,  304.  —  3.  Patrol.  lat.,  CCI,  c.  152. 

4.  Le  même  sermon  se  trouve  sous  forme  de  traité,  ms.  lat.,  2594,  f°  4.  «  Expo- 
sitis  domni  Arnulphi  Lex.  episcopi  et  doctoris  clarissimi  directa  ad  A.  Cantorern 
Mortui-Maris.  » 


CIIAIMTKE  III. 


Maurice  de  Sully  (f  ]  196)  est  l'évêque  de  vocation.  Un 
jour  qu'enfant  pauvre,  disent  les  légendes,  il  mendiait 
sur  les  bords  de  la  Loire,  un  passant  lui  offrit  une  aumône 
à  condition  qu'il  renoncerait  à  devenir  évèque  :  Maurice 
refusa  l'aumône. 

Le  mendiant,  devenu  évêque  de  Paris,  laissa,  entre 
autres  souvenirs  de  son  passage,  l'église  Notre-Dame, 
et  bon  nombre  de  sermons  qui  occupent  beaucoup  les 
critiques  et  les  pbilologues 

I  Les  manuscrits  sont  presque  innombrables.  Ceux  que  nous  avons  consultes 
sont  :  mss.  lat.,  2949,  13574,  13659,  13774,  14934,  14937,  14948,  16463;  13586  et 
14589;  bibl.  Mazariue,  ma  lat.,  958.—  Mss.  fr.,  187,  13314,  13315,  13317,  24838; 
biblioth.  Arsenal,  2111;  bibliotb.  Sainte-Geneviève,  1)1  21.  Nous  ne  donnons  point  la 
description  de  ces  manuscrits:  elle  est  faite  dans  les  catalogues.  Nous  n'essayerons 
pas  non  plus  d'indiquer  les  divers  dialectes  pour  les  manuscrits  français. 
M.  IV  Meyer,  Homania,  année  1876,  466,  a  comparé  très-savamment  les  textes  de 
quatorze  manuscrits  français  d'après  un  même  passage. 

Deux  éditions  ont  été  faites  anciennement  (Brunei.  11,237),  la  première  à  Chain- 
bery,  en  1484,  la  seconde  à  Lyon,  en  1511.  La  première  esta  la  Bibliotb.  nation. 
Invent.  A  1973,  Réserve.  Une  édition  vient  d'être  faite  d'après  un  manuscrit  de 
Poitiers  :  Le  Dialecte  poitevin  au  treizième  siècle,  par  A.  Boucherie,  Paris  et  Mont- 
pellier, 1873.  Quelques  fragments  des  manuscrits  français  ont  été  publiés,  en  outre 
par  Lebœuf,  Mém.  de  l'Académie  des  Inscript.,  1,  III;  llist.  litt.,  XV,  156;  Paulin 
Paris,  les  Manuscrits  français,  II,  98;  L.  Moland,  Origines  littéraires  de  la  France. 
Appendices;  M.  Lecoy  delà  Marche,  la  Cliaire  au  moyen  <ige,  227-231. 

Le  recueil  de  Maurice  de  Sully  est  un  manuel  composé  pour  l'usage  des  pi  ètres 
de  son  diocèse  :  «  Si  quis  autem  vestrum  illa  scientia  indiget  que  ad  laicum  popu- 
lum  erudiendum  pertinet,  légat  ca  que  secuntur  et  inveniet.  Scripsimus  enim  vobis 
brevissimos  sermones  in  diebus  Dominicis  et  in  festivitatibus  sanctorum  per  auni  cir- 
Ctlluui  dicendos,  quossi  légère  volucritis,  milita  que  ad  hoc  officium  necessaria  suul, 
invenietis.  »  Ms.  lat  ,  2949,  f"  15.  Ce  recueil  comprend  ordinairement  71  sermons, 
divisés  en  trois  parties;  chaque  partie  est  précédée  d'un  prologue.  Cependant  le 
ms.  lat.  14934,  f"  178-200,  ne  contient  qui-  66  serinons;  tous  les  prologues  y  man- 
quent, excepté  un  seul,  f'  187.  Le  nu  lat.  13586,  f°  288,  ne  contient  que  10  sermons  ; 
ils  ne  se  retrouvent  pas  dans  tous  les  autres  recueils.  Le  ms.  lat.  13774  n'en  contient 
que  2,  f"  28  :  «  Sermo  magislri  Hauritii  de  S°  Victorc  »,  et  f°  30  :  «  Sermo  Maurilii 
communie.  »  Le  ms.  lat.  11918  n'en  contient  que  1,passim;  chacun  d'eux  porte  ce 
titre  :  «  Sermo  magislri  Hauritii.  »  Les  manuscrits  français  reproduisent  diverse- 
ment toujours  les  mêmes  idées,  souvent  les  mêmes  détails,  mais  dans  un  ordre 
variable.  Nous  reviendrons,  livre  11,  ch.  1,  sur  les  rapports  de  ces  manuscrits  latins 
et  français. 


LES  PRÉDICATEURS.  19 

Ces  homélies  sont  une  explication  simple,  claire  et  juste 
du  Symbole  des  Apôtres,  de  l'Oraison  dominicale,  des 
Évangiles  et  des  principales  l'êtes  de  l'année.  Maurice 
instruit  toujours,  et  touche  parfois,  sans  viser  à  l'effet 
oratoire.  «  Bone  gent,  plorons  la  mort  des  ames  plus 
que  la  mort  des  cors.  Plorons,  o  sainte  église,  por  les 
peceors  cui  diable  enportentpar  malvaise  voie  et  mainent 
vers  le  fu  d'infer.  Prions  Deu  qu'il  les  resuscit  des  peciés 
en  coi  il  gisent  mort  et  sont  désevré  de  Deu  qui  est  la  vie 
a  l'aine  :  l'ame  est  la  vie  au  cors  et  Deus  est  la  vie  a 
l'ame.  Quant  l'ame  s'en  va,  li  cors  ciet,  et  quant  Dex 
degerpist  l'ame  por  son  pecié  qui  est  sa  vie  et  sa  buene 
eurtés,  si  muert  l'ame.  Nos  trovons  que  Deus  resuscita 
trois  mors  en  cel  tens  qu'il  ala  corporelment  par  terre. 
Quar  il  resuscita  une  mescine  fille  a  un  mestre  d'une 
synagoge,  si  le  resuscita  si  que  li  cors  estoit  encore  dedens 
la  maison  son  père.  Si  resuscita  cest  baceler  de  cui  l'evan- 
[gile]  d'ui  parole,  cui  l'on  enportoit  dehors  les  portes  de  la 
cité  pourenterer.  Si  resuscita  mon  segnor  saint  Lazere  qui 
avoit  ja  mi  jors  geù  el  sepulchre.  Icist  troi  mort  que  N.  S.  D. 
resuscita  senefient  trois  manières  de  peceors,  cui  Deus 
apele  a  santé  par  sa  gracie.  La  mescine  senefie  ceu  qui 
sunt  par  maie  volenté  repost  et  enoscurci  dedens  lor 
corages  et  desevréde  Deu,  et  ne  se  vuelent  ne  ne  pueent 
mostrer  par  parole  qu'il  soient  dehors  et  qu'il  soient  par 
maie  volenté.  Qunr  ausi  est  de  la  maie  volenté  qui  est 
dedens  l'orne  comme  de  la  mescine  qui  estoit  morte  dedens 
la  maison  son  père.  Li  bacelers  qui  fu  resuscités  dedens  la 
porte  de  la  cité,  senefie  cels  qui  maie  volenté  ont  dehors 
et  uevrent  apertement.  Sains  Lazeres  qui  avoit  quatre  jors 
geù  el  sépulcre,  senefient  cels  qui  longement  ont  esté  en 

•  4 


50 


CHAPITRE  111. 


pechié  et  qui  sunt  autresi  en  pecié  comme  s'il  puiscent  : 
Por  ço  que  tos  siècles  s'espoente  de  lor  malvaise  vie  qu'il 
ont  longement  démenée.  Et  N.  S.  resuscite  la  mescine 
dedens  la  maison  son  père,  le  baceler  dehors  la  porte  de  la 
cité,  saint  Lazere  el  sépulcre,  quant  il  oste  l'om  de  sa  maie 
uevre,  l'autre  de  sa  maie  volenté,  l'autre  de  sa  maie  cos- 
tume en  coi  il  est  tos  porris,  et  en  coi  il  a  longement 
geû.  Bones  gens,  esgardés  vers  vos  meïsmes,  se  vos  estes 
u  vif  u  mort  par  pechié;  se  vos  estes  mort,  soffrés  que 
Deus  vos  doinst  vie,  et  li  priés  qu'il  vos  doint  faire  tels 
uevres  en  cestc  mortel  vie,  que  vos  puisiés  avoir  la  vie 
perdurable'.  » 

Pierre  le  Chantre  (f  1197)  fut  un  prédicateur  <r  plein 
de  poids  dans  ses  discours;  il  enseignait  comme  un  flam- 
beau ardent  et  brillant2.  »  C'est  au  pied  de  sa  chaire  que 
Foulques,  curé  de  Neuilly,  venait  avec  des  tablettes  et  un 
burin  ;  il  recueillait  les  paroles  du  maître  pour  les  redire 
le  dimanche  à  son  troupeau3.  De  tant  de  discours  popu- 
laires, il  ne  nous  reste  plus  que  trois  sermons  sans  valeur1. 

Garnier  de  Langres  (f  1202).  Garnier  de  Rochcfort, 
évêque  de  Langres,  se  démit  de  ses  fonctions  épiscopales 
et  retourna  mourir  au  monastère  de  Clairvaux,  dont  il  avait 
été  abbé.  Il  est  probable  qu'il  ne  vécut  pas  après  1202 5. 

î.  Ms.  fr.,  133U,  sermon  pour  le  10e  dimanche  après  la  Pentecôte,  p.  66. 
2.  Jacques  de  Yitry,  lltsl.  des  Crois.,  ch.  vu.  —  3.  Ibid. 
i.  Ms.  lat.,  U859,  f»  205,  207,  208. 

5.  Hisl.  lilt.,  XVI,  425.  Il  nous  a  laissé  10  sermons,  qui  ont  été  prononcés,  soit 
au  monastère  d'Auberive,  soit  à  celui  de  Clairvaux.  Mais  il  en  avait  composé  sans 
doute  un  nombre  plus  considérable,  puisqu'il  prêchait  tous  les  jours:  «  Quntidie 
fere  vobis  loqiiimur;  quotidie  vos  admonemus;  sed  ex  ipsa  quotidiana  consuctudine 
verbutn  Doi  in  fastidium  conversuni  est.  u  H*  h.,  Patrol.  lot.,  CCV. 


LES  PREDICATEURS.  51 

Garnier  de  Rochcfort  était  un  savant  théologien.  Mais  il 
anéantit  sa  science  par  le  mauvais  usage  qu'il  en  fait.  Il 
lasse,  rebute,  dégoûte  :  il  ne  parle  pas  pour  être  entendu. 
Le  jour  de  l'Epiphanie,  toute  son  éloquence  consiste  à 
établir  des  distinctions  insaisissables  entre  l'Epiphanie, 
la  Théophanie,  la  Bethphanie,  la  Phagiphanie.  Les  auto- 
rités qu'il  invoque  ordinairement  sont  Sabellius  et  Manès, 
Hermès,  Astérius  et  le  poëte  Albumazar.  Il  se  perd  dans 
l'astronomie,  la  philologie,  l'anatomie.  En  un  mot,  ses 
homélies,  dépourvues  de  suite  et  d'idées,  ne  sont  qu'une 
divagation  puérile.  C'est  le  cas  de  dire  ici  avec  La 
Bruyère  :  «  Il  fallait  savoir  prodigieusement  pour  prêcher 
si  mal.  » 

Etienne,  évêque  de  Tournay  (-J-1^03),  d'abord  abbé  de 
Sainte-Geneviève,  l'ut  l'un  des  prédicateurs  les  plus  re- 
nommés de  son  temps.  Barthélémy  de  Vendôme,  arche- 
vêque de  Tours,  l'employait  pour  la  composition  de  ses 
sermons'.  Il  nous  a  laissé  lui-même  un  grand  nombre 
d'homélies"2.  Les  unes  tombent  dans  le  ridicule  et  le  gro- 

1.  Etienne  s'excuse  de  ne  pouvoir  travailler,  parce  qu'il  est  indisposé,  aux  ser- 
mons de  Barthélémy,  epist.  41,  Patrol.  lat.,  CCXI. 

2.  Les  sermons  d'Étienne  sont  contenus  dans  plusieurs  manuscrits  :  ms.  lat.,  14592, 
f  1  :  «  Collectiones  ex  magistro  Stephano  Tornacensi,  »  et  f°  2  :  «  Incipiunt  ser- 
mones magistri  Stephani  abbatis  Béate  Virginis  Parisiensis  Genovefe,  »  2G  sermons; 
ms.  lat.,  14935:  «  Incipiunt  sermones  magistri  Stephani  abbatis,  etc.,  »  mêmes 
sermons  que  les  précédents,  moins  le  dernier,  qui  est  resté  inachevé.  On  trouve 
encore,  biblioth.  de  l'Arsenal,  ms. lat.,  400  :  «  Sermones  Stephani;  abbatis  S'  Ge- 
novefe incipiunt  ;  «  biblioth.  Sainte-Geneviève,  Dl  27  et  CCL  30:  «  Sermones  Ste- 
phani episcopi  Tornacensis,  antea  abbatis  Sancte  Genovefe.  »  Ces  trois  derniers 
manuscrits  sont  semblables  entre  eux  et  différents  des  deux  premiers  ;  ils  contiennent 
44  sermons. 

Il  faut  encore  donner  à  Étienne  un  sermon  curieux,  qui|est_ imprimé  Dibl.  Maxim. 
Patr.,  XXIV,  c.  1144,  sous  le  nom  de  Pierre  de  Blois,  puisque  ce  sermon  perte  le 
nom  d'Étienne,  ms.  lat.,  15010,  P335,  et  biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat.,  1 307 ,  n'  7  : 
«  Domni  Stephani  Tornacensis  episcopi  sermo  de  conflietu  dyaboli  accusantis  et 


52 


CHAPITRE  III. 


lesque;  les  autres  sont  remplies  de  subtilités  et  d'anti- 
thèses. 

«  Sacros  el  sollempnes  in  ecclesia  conventus  et  amicus  ampleclilur  et 
inimicus  abhorrel.  Nam  et  celestium  castrorum  acies  ordinata  sic  est 
amabilis  suis,  ut  sil  terribilis  alienis.  Nichil  in  ea  sibi  vendical  scena 
Ibeatralis,  aut  circense  certanien,  aut  ferarum  lacriinosa  spectacula,  sed 
lotuni  convertilur  iu  laudes  ejus  cujus  laus  in  ecclesia  sanctorum.  In  boc 
Ibeatro  sacramentali  tibi  luditur,  non  illuditur,  o  sacerdos.  Tuum  est 
S|tectaculum  diei  bujus,  tua  interest  interesse;  leva  in  circuitu  oculostuos 
et  vide.  Onines  isli  congregati  sunt,  venerunt  tibi.  Tibi  dico  sic  alloquens 
singulos  ul  in  singulis  universos.  Negocium  tibi  cum  virgine  quadam;  et 
in  négocie-  sacramentum,  mira  res!  Qui  celibatum  provaseras,  matrinio- 
nium  contraxisti!  Placuit  in  celibatu  Jobannes,  in  conjugio  Abraham  : 
tu  frucluni  colligis  in  utroque.  Singularis  et  precipua  virgo  tibi  desponsala 
est  et  in  domum  usque  traducta.  Si  de  nomine  queras,  ipsa  est  dignitas 
sacerdocii  cum  qua  individuam  vite  consuetudinem  pepigisti...  In  eter- 
num  tibi  a  summo  patrefamilias  hec  virgo  tibi  fradita  est  et  conjuncta. 
Fuge  causas  divortii:  noli  querere  solutionem  ;  currant  et  permaneant 
nuptialia  fédéra  inler  sacerdotem  et  sacerdocii  dignitatem.  Nec  est  plebeia 
virgo  ista  que  non  solum  clarissimas  ac  spectnbiles  personas  attingit,  sed 
et  usque  ad  gradum  illustrium  pervenit  feminarum.  Hec  est  illustris  nata- 
libus,  insignis  operibus,  fecunda  moribus,  facunda  sermonibus '.  » 

Gibbuiin,  archidiacre  de  Troyes  (f  1 150),  n'est  connu  que 
par  son  appel  en  cour  de  Rome  contre  Atlon,  évèque  de 
Troyes,  qui  tardait  à  gratifier  son  frère  d'une  prébende2. 
Hildebert  du  Mans3,  Pierre  le  Vénérable  *,  Nicolas  de 

hominis  lapsi.  »  C'est  encore  à  Étiennc  qu'appartient  probablement  un  sermon  cou-1 
tenu  ms.  Int. ,  1 4652,  f  262  :  «  Sermo  de  mutatiotie  canonicorum  secularium  m 
regulares  et  de  liabitu  regularium.  »  On  lit  à  la  marne  :  «  Est  hic  sermo  Stephani 
COgnomento  Tornaccnsis,  primo  canon  ici  regularis  Evurtii,  congre^ationis  S.  Vic- 
toria Parisien  sis,  posteai|ue  abbas  Genovefe.  »  Ces  indications  se  rapportent  bien  à 
Etienne,  évèque  de  Tournay  ;  \oyczGullia  christ. 720.  Cependant,  ce  sermon  porte 
la  date  de  1147:  n  Auno  ab  iiicarnationc  Domini  U.C. XL. VII.  "Or,  Etienne,  né  en 
I  135,  n'avait  que  douze  ans  eu  1147.  Il  est  probable  que,  toutes  les  autres  indica- 
tions convenant  à  Etienne,  il  y  a  erreur  sur  la  date  du  sermon. 

Ec  1*.  Du  Moliuet  a  édité  un  sermon  d'Etienne  cl  publié  les  titres  de  31  autres  ! 
Patrol.  lot.,  CCXI,  c.  568. 

I.  Ms.  lat..  11035.  f  I.  —2.  Uùt.UU.,  XII,  227.  —  3.  Lib.  III,  epist,  18. 

i  Lib  a,  epist.  3i  et  2b 


LES  PRÉDICATEURS. 


5â 


Glairvaux1,  louent  son  éloquence.  Il  fut  un  des  plus  fer- 
vents admirateurs  de  saint  Bernard;  il  recueillait,  comme 
tanl  d'autres,  les  sermons  que  le  saint  prononçait-. 
Gibbuin3  a  de  la  force,  de  la  verve  et  du  souffle,  il  est  vrai  ; 
mais  ou  bien  les  subtilités  et  les  jeux  de  mots4,  ou  bien  la 
pauvreté  de  la  doctrine5,  gâtent  les  plus  beaux  mouve- 
ments de  son  éloquence. 

Geoffroy  de  Troyes  (f  vers  J  200),  doyen  du  chapitre6, 
prêche  avec  ardeur7.  Le  sentiment  du  mal  en  ce  monde  le 
porte  à  faire  des  peintures  trop  vives  de  la  passion8,  ou  à 
s'élever  au  ciel  par  des  élans  trop  répétés.  Mais,  alors 
même,  on  le  suit  sans  peine  :  car  son  discours,  plein  de 
sens,  est  animé  par  les  images  les  plus  variées9. 

«  Corpus  vero  nostrum  in  resurrectione  duo  habebit  :  incorruptio- 
oem  scilicet  que  facit  delectationem  et  immortalitatem,  id  est  perfeo- 

1.  Epist.  5.  —  2.  S.  Bern.,  epist.  17. 

3.  Ms.  lat. ,  14937,  f  104  :  «  Incipiunt  sermones  magistri  Gelbuini  Trecensis.  » 
Ils  sont  au  nombre  de  -18  ou  49,  selon  qu'on  ne  lui  donne  pas  ou  qu'on  lui  donne  le 
sermon  anonyme  qui  se  trouve  mêlé  aux  siens,  f°  150. 

4.  «  Malum  maie  intentionis  scrupulum,  nialum  maie  operationis  offendiculum. 
malum  maie  consuetudinis  ergastulum,  malum  maie  exspectationis  periculum,  per 
deliherationem,  per  exhibitionem,  per  obstinationem,  per  desperationem.  Singula 
singulis.  Malum  maie  operationis  offendiculum  per  exliibitionem ;  malum  maie 
ronsuetudinis  ergastulum  per  obstinationem;  malum  maie  exspectationis  pericu- 
lum per  desperationem  :  Ecce  Panthéon,  id  est  omnium  vitiorum  simulacrum.  » 
Ms.  lat..  14937,  f»  108. 

5.  Voici  quelques-uns  de  ses  transports  sur  le  ciel  :  «  Nulla  indigentia,  nullus 
timor,  nulla  inquictudo, nulla  pena,  nulla  dubietas,  nulla  violentia,  nulla  discordia. 
Sed  pax  summa,  pax  nunquam  conturbanda,  gaudia  eterna,  lux  continua,  dileetio 
intégra,  infinita  letitia,  ubi  post  peracta  prelia  premia  restituentur  celestia,  pro 
modicis  magna,  pro  terrenis  celestia  et  eterna!  Dies  i lia ,  dies  letitie!  Dies  resur- 
rectionis  et  glorie,  dies  jucunditatis  et  lucis  perpétue,  dies  rctributionis  et  vite, 
dies  eternitatis. ..  dies...  0  solemnitates  preclare!...  O  ardens!...  O!.  .  »  Ibul. 

G.  Nous  ne  connaissons  de  Geoffroy  de  Troyes  que  son  nom  et  son  titre,  contenus 
dans  une  charte  datée  de  l'an  1111,  Gallia  christ.,  XII,  257  :  «  Ooffridus  deeanu*.  n 
7.  37  sermons  contenus  dans  le  ms.  lat.,  13580,  f"  1-93.  —  8.  Ibid.,  ("  26. 
9.  Ibid!,  f  32. 


CHAPITRE  III 


tam  ejusdem  divinitatis  cognitionem.  In  diei  hujus  expectatione  rel  desi- 
derio  dum  ibi  vivitur  multum  sudalur.  Utinam  vel  sic  per  Dei  gratian»  in 
novissimis  acquiratur!  Non  est  enim  stabuli  hujus  et  slercoris,  non  est 
lutei  corporis  et  lubrici  temporis.  Locum  querit  digniorem,  id  est  celum, 
corpus  alleratum,  id  est  corruptioni  nequaquain  obnoxium,  tempus  melio- 
ratum,  quo  scilicet  iniquitas  defecerit  et  peccatum.  111a  dies  tota  est 
meridies,  non  habens  vesperam,  nesciens  occasum.  0  vere  meridies!  Ple- 
nitudo  fervoris  et  lucis,  solis  statio!  Umbrarum  exterminalio  !  Desaccatio 
paludum  !  Fetorum  depulsio!  0  perenne  solsticium,  quando  jam  non  incli- 
nabitur  dies!  0  vernalis  temperies!  0  autnmnalis  ubertas  !  Quando  adim- 
plebis  nos,  Domine?  Lauda  ergo  Dominum  tuum,  Sion,  quoniam  confortavit 
seras  portarum  tuarum  et  adipe  frumenti  satiat  te.  Quis  non  illuc  illo  in 
die  vehementer  cupiat  admitli  et  pasci  propter  pacem,  propter  adipera, 
propter  satietatem"?  INiliil  ibi  formidatur,  nil  fastiditur,  nil  delîcitur.  Tota 
habitatio  celum,  dulce  pabulum,  Dei  verbum,  opulenlia  multa  nimis,  eter- 
nitas.  E  converso  omnia  tibi  ibi  cedunt  citra  perfectum,  plena  prêter 
votum,  et  tutum  nihil.  Festinemus  igitur,  fratres  ad  locum  tutiorem,  ad 
pastum  suaviorem,  ad  uberiorem  et  ferliliorem  agrum.  Festinemus  igitur, 
fratres,  ubi  habitemus  sine  metu,  habundemus  sine  defectu.  epulemur  sine 
fastidio1.  » 

Pierre  de  Poitiers,  chancelier  (f  vers  1205),  aurait, 
selon  Albéric  des  Trois-Fontaines2,  succédé  à  Pierre 
Comestor  dans  la  chaire  de  théologie,  et  l'aurait  occupée 
jusqu'à  sa  mort.  Les  sermons  qu'il  a  composés3  ont  une 
expression  saisissante.  Pour  inspirer  un  effroi  salutaire 
au  pécheur,  il  lui  montre  comment,  par  ses  crimes,  il  a 
tourné  contre  lui-même  tous  les  éléments  de  la  nature. 

«  Vide  quomodo  te  accusabunt  elementa,  si  eis  abuteris.  Si  loqui  posset 
ignis,  in  hune  modum  contra  reprobos  loqueretur  :  non  vobis,  sed  contra 

1.  Ms.  lat.,  13586,  f  32.  —  2.  Ilist.  titt.,  XVI,  485. 

3.  Ms.  lat.,  14593,  à  la  rubrique  :  •  Sermones  per  anni  circulum  cum  exceptio- 
nibus  magistri  Petri,  »  et  f°  113  :  «  lu  hac  prima  medietate  libri  continentur  ser- 
mones  quidam  per  anni  circulum  et  notule  excerpte  de  sermonibus  magistri  Petri 
Pirtaviensis  canccllarii  Parisiensis.  »  Il  faut  ajouter  2  sermons,  ms.lat.,  12293,  f°  99: 
<>  Sermones  magistri  Petri  Pictavini  :  sermo  primus  in  octavia  [octava]  Pasche  ad 
sacerdotes  in  synodo;  »  et  f"  107  :  «  sermo  secundus  ejusdem  ad  sacerdotes  in 
synodo.  ■  Ces  deux  sermons,  en  effet,  appartiennent  bien  à  Pierre  de  Poitiers,  le 
chancelier  de  Paris,  quoiqu'ils  ne  portent  pas  son  titre;  il  suffit  de  les  comparer 
avec  les  deux  sermons  semblables  du  ms.  lat.,  14593,  f  144  et  f  148 


LES  IMt  INDICATEUR  S. 


55 


vos  lucebo,  ut  vesiri  corporis  lurpiludines  patefaciam;  nec  vobis,  sed  vos, 
vestra,  sed  vos  coquam.  Aer  quoqucsi  loqui  possel,  in  hune  modumalle- 
garet  :  qui  vos  maie  recreavi  fedo  odore  corrumpam,  irremediabili  frigore 
destruam;  qui  flalu  meo  res  procreabam.omniatorpescere  faciam.  Legun- 
tur  enim  ibi  palpabiles  ténèbre  sicut  in  Egypto.  Qui  vos  ad  tractus  vivere 
feci,  vos  suffocabo,  vos  extinguam:  erit  enim  ibi  fumus  intolerabilis, mors 
i I la.  pessima  erit,  et  cum  se  separare  anima  velit  a  corpore,  nunquam 
tamen  poterit...  Similitcr  aqua,  si  loqui  possel,  diceret  :  ego  que  vos  pota- 
bam,hibere  volentes  ftigiam;que  vos  lavabam, super  vos  sordes  inducam; 
que  vobis  res  duras  emolliebam,  molles  congelabo et  duras  efficiam  ;  que  res 
calidas  temperabam,  accendi  faeiam  sicul  guttatn  in  eamino  ignis,  dentés 
stridere  faciam  '.  » 

Il  s'élève  aussi,  avec  une  véhémence  que  rien  n'arrête, 
contre  les  vices  du  clergé  et  les  désordres  des  laïques, 
qui  font  de  son  temps  «  une  époque  misérable,  capable 
de  faire  rougir''  ». 

Raoul  Ardent  (f  1101)  naquit  au  diocèse  de  Poitiers3, 
peut-être  au  village  de  Beaulieu,  dans  les  environs  de  Bres- 
suire;  il  fut  sans  doute  curé  d'une  paroisse;  puis,  comme 
il  avait  suivi  Guillaume  IX,  comte  de  Poitiers  et  duc  d'Aqui- 
taine, à  la  croisade,  il  est  probable  qu'il  périt  en  1101  dans 
les  montagnes  de  la  Palestine  :  ce  que  nous  savons  de 
certain,  c'est  qu'il  a  prêché  *. 

Raoul  Ardent  représente  la  mâle  nudité,  la  force  rude 

1.  Ms.  la  t.,  14593,  f"  133.  Ce  passage  rappelle  les  vers  d'Agrippa  d'Aubigné  : 

L'air  encore  une  fois  contre  eux  se  troublera, 
Justice  au  juge  sainct,  trouble  demandera. 
Disant  :  pourquoy,  tyrans  et  furieuses  bestoj, 
M'empoisonnastcs-vous  de  charongnes,  de  peste»? 
Des  corps  de  vos  meurtris,  pourquoy,  diront  les  eaux, 
Cliangcastes-vous  en  sang  l'argent  de  nos  ruisseaux?.. . 
Nature  blanche,  vive  et  belle  de  soy-mesme 
Présentera  son  front  ridé,  fasclieux  et  blrsnie. 

(Les  Tragiques,  liv.  VII,  Jugement,  p.  378.) 

2.  Ms.  lat.,  12293,  P  104.  —  3.  Ilist.  litt.,  IX,  254. 

4.  Ses  homélies  furent  si  populaires  qu'elles  eurent  bientôt  l'honneur  d'être édi- 


56 


CHAPITRE  III. 


et  l'impétuosité  du  missionnaire.  Il  possède  toutes  les  qua- 
lités qu'il  demandait  avec  instance  pour  les  prédicateurs 
et  pour  lui-même:  la  fougue  de  l'enthousiasme,  les  géné- 
reux élans  et  l'exaltation  passionnée.  «  Oh!  si  l'Esprit 
Saint  pouvait  descendre  en  nous,  mes  frères!  s'il  nous 
donnait  l'audace  et  le  courage  de  prêcher!  afin  que,  reje- 
tant loin  de  nous  des  cupidités  passagères,  nous  prêchions 
sans  crainte  la  parole  de  Dieu  en  présence  des  rois,  des 
tyrans  et  des  impies1!  »  «  Oh!  si  ce  saint,  cet  admirable 
Esprit  daignait  descendre  en  nous,  pauvres  prédicateurs 
que  nous  sommes;  s'il  nous  inspirait  la  bonté  et  la  sagesse 
pour  bien  vivre  et  pour  bien  penser,  et  l'éloquence  d'à- 
propos  et  la  généreuse  audace!  Si  nous  pouvions  prêcher 
hardiment,  confirmer  notre  prédication  par  nos  actes, 
avoir  enfin  le  courage  de  résister  aux  persécuteurs  du 
monde'2!  » 

On  dirait  presque  un  apôtre,  qui  vient  tout  à  coup  rap- 
peler;! l'homme  le  souvenir  de  ses  dest  inées.  Il  lui  échappe 
d'en  prendre  le  ton  et  l'accent  :  «  Voilà  que  moi,  qui  que 
je  -ois,  mes  frères,  je  suis  un  serviteur  qui  vous  annonce 
l'heure  du  festin.  L'heure  de  ce  festin  sera  la  fin  du  monde, 
ou  plutôt  la  fin  de  chacun  de  nous.  Car,  quand  nous 
quittons  cette  vie,  nous  prenons  place,  si  nous  en  sommes 
dignes,  au  festin  éternel.  Je  vous  crie  donc,  mes  frères, 
oui,  je  vous  cric  :  Vite,  préparez-vous  au  festin,  tant  que 

i-es  et  traduites.  Parmi  les  nombreuses  éditions  que  rite  Vllist.  litt.,  IX,  263,  nous 
n'en  connaissons  qu'une  seule  complète  :  Radulphi  Ardentis,  Piclavi,  homeliœ. 
2  vol.  in-12,  Biblioth.  nation.  Invent.  C3285.  On  trouve  plusieurs  fois  le  volume 
qui  contient  les  serinons  sur  les  fipîtres  et  les  Évangiles;  Bibl.  nation  ,  Inventa 
C4294;  biblioth.  Sainte-Geneviève,  D5328,  et  D5327.  Ces  éditions  n'ont  pas 
grande  importance  maintenant,  puisqu'elles  sont  reproduites  :  l'nlrol.  lot.  CLV, 
c.  1299  et  c.  Ifi67.  —  Quant  aux  traductions,  elles  sont  devenues  introuvables. 
1.  G81  h.  in  Epist.  et  Evang.  —  2.  73"  h.  in  Epist.  et  Evangelia. 


LES  PRÉDICATEURS.  57 

vous  le  pouvez,  ne  Lardez  pas;  vous  voudrez  peut-être  vous 
y  préparer  un  jour  et  vous  ne  le  pourrez  plus1  !  » 

La  prédication  pour  Lui  est  donc  une  guerre.  L'homme 
i  Test  pas  le  seul  ennemi,  car  «  on  ne  s'attaque  pas  au  che- 
val, mais  au  coursier  qui  le  conduit'2  »  :  c'est  le  démon 
qui  maîtrise  les  âmes  et  les  rend  stériles3.  Aussi  la  parole 
de  Raoul  est  comme  un  glaive;  rien  ne  saurait  arrêter  ses 
coups.  Il  attaque  les  grands,  les  riches,  les  oppresseurs  de 
la  justice  et  de  la  religion4.  Il  a  de  vives  sorties  contre  le 
luxe  des  prélats,  les  divertissements,  lâchasse,  la  simonie 
et  l'ignorance.  Il  n'y  a  pas  de  vices  qu'il  ne  foudroie,  pas 
de  vertus  qu'il  n'élève;  et  il  veut,  ce  Bourdaloue  des  vieux 
Ages,  qu'on  l'écoute,  qu'on  entende  ses  paroles  et  qu'on 
les  médite  :  «  Réfléchissez,  mes  frères,  réfléchissez  bien... 
Écoutez...  Écoutez-moi...  Notez  ce  que  je  vous  dis... 
Comprenez-le  bien5.  » 

Ce  feu  qui  dévore  Raoul  n'a  rien  de  desséchant  :  c'est 
le  feu  de  la  charité.  Selon  sa  comparaison,  «  elle  surnage 
au-dessus  de  ses  emportements,  comme  l'huile  au-dessus 
de  tous  les  autres  liquides0  »;  elle  lui  fournit  des  paroles 
pleine  d'onction.  Que  de  fois  il  laisse  échapper  des  plaintes  ! 
Il  ne  réussit  pas  à  dominer  sa  douleur.  Une  âme  moins 
fortement  trempée  aurait  été  plus  verbeuse  et  plus  subtile; 
lui,  il  n'a  qu'un  mot  en  présence  des  vices  qui  le  désolent, 
ou  plutôt  c'est  un  gémissement  qui  échappe  à  son  cœur  : 
«  Unde  dolendum  est!...  Quod  absit,  absit!...  »  Et  nous 
voyons  des  larmes  sillonner  ce  mâle  visage.  D'autres  fois, 
sa  voix  baisse,  pour  ainsi  dire;  son  exaltation  diminue; 

1.  7a  h. in  Epist.  et  Evang.,  2a  pars.  —  2.  3a  h.  de  Tempore.  —  3.  15"  h.  inEpist. 

4.  ia  et  18a  h.  de  Tempore. 

5.  Pensate,  fratres,pensale;  notate,  notate  quœdico...  —  6.  70"  h.  in  Epist. 


5S 


CHAPITRE  III. 


Raoul  croise  les  bras,  il  incline  la  lêle  sur  sa  poitrine  et 
sonde  devant  son  auditoire  ému,  dans  le  recueillement  de 
la  méditation,  le  problème  effrayant  de  nos  destinées. 
«  Homme  misérable,  chaque  jour  tu  passes  de  l'enfance  à 
la  jeunesse,  de  la  jeunesse  à  la  vieillesse,  de  la  vieillesse  à 
la  mort,  et  tu  te  crois  citoyen  de  ce  monde!  Quoi!  Les 
hommes  qui  meurent  chaque  jour,  les  tombeaux,  les  osse- 
ments des  morts  qui  passent  chaque  jour  sous  tes  regards, 
rien  ne  te  touche,  rien  ne  t'avertit!  Tu  ne  comprends  pas 
que  tu  n'es  dans  ce  monde  qu'un  étranger  et  un  pèlerin! 
Crois-en  donc  tes  yeux...  Le  pèlerin  ne  se  laisse  séduire  ni 
par  les  prés  fleuris,  ni  par  les  fleuves  limpides,  ni  parles 
bocages  enchanteurs;  ne  nous  laissons  pas  séduire  par  les 
charmes  de  ce  monde,  par  le  luxe  des  richesses,  les  volup- 
tés et  par  tous  ces  honneurs  qui  passent1...»  Il  se  dénonce 
lui-même;  il  fait  partie  de  ces  coupables  et  de  ces  abusés 
qu'il  condamne  si  haut2. 

L'onction  de  Raoul  est  surtout  dans  la  morale  douce  et 
compatissante  qu'il  enseigne.  A  côté  de  la  rigueur,  des 
menaces  et  de  la  désolation,  il  prodigue  la  bonté  et  la  misé- 
ricorde. Il  condamne  les  fautes  des  supérieurs,  mais  il 
reconnaît  leurs  droits.  Il  prêche  l'obéissance  fidèle  aux 
princes3,  le  profond  respect  aux  évêques*  et  aux  prêtres5. 
Lorsqu'il  a  fait  le  portrait  du  mauvais  pasteur,  il  s'attarde 
sur  celui  du  bon  ;  il  s'y  complaît,  et  l'on  sent,  dans  ce  pas- 
sage, quelque  chose  de  l'effusion  de  son  àme.  Il  tonne 
contre  les  pécheurs  :  mais  il  demande  pour  eux  grâce  et 

1.  8*  h.  in  Epist. 

2.  «  Quosdam  plango  de  quorum  numéro  ipse  sum,  a  25*  h.  «le  Tempore;  «  indè 
meus  et  mai  si  mi  1  iu  m  teporconfunditur,  »  2.1"  h.  de  Tempore,  etc. 

3.  56*  h.  in  Epist.  —  4.  57*  h.  in  Epist. 
5.  24*  h.  de  S.mctis. 


•     LES  PRÉDICATEURS.  59 

compassion  '.  Il  désire  mémo  qu'on  les  reprenne  rarement, 
et  que  ce  soit  toujours  par  amour  de  Dieu  et  de  la  vérité2. 

Il  voudrait  que  le  cœur  se  répandît  en  affection  sur  tous 
les  objets  qui  l'environnent,  en  mansuétude  sur  tout  ce 
qu'il  approche.  Il  voudrait  voir  l'hospitalité  pratiquée  avec 
amour3,  la  pauvreté  non-seulement  secourue,  mais  res- 
pectée par  l'opulence4,  l'aumône  largement  dispensée5,  les 
domestiques  traités  avec  douceur0,  les  veuves  et  les  pupilles 
défendus7.  Il  met  les  fidèles  en  garde  contre  tout  danger 
de  superstition8,  il  descend  jusqu'à  leur  donner  des  con- 
seils sur  les  invitations  à  dîner9  et  sur  les  bénédictions  de 
la  table  10.  Enfin  la  tendresse  perce  sous  la  rude  écorce. 

L'âme  de  Raoul  ne  fait  pas  toute  son  éloquence.  Il  y  a 
dans  ses  homélies  «  de  l'agréable  et  du  réel  ».  Il  connaît 
l'art  de  manier  les  divines  Écritures,  sans  se  piquer  toute- 
fois de  tout  savoir".  Il  ne  se  perd  point  dans  les  commen- 
taires scolastiques;  il  s'attache  aux  textes  qui  lui  semblent 
propres  à  instruire  et  à  toucher  le  peuple;  il  les  suit  pas  à 
pas,  il  les  explique  mot  à  mot,  il  semble  les  rapprocher 
sans  effort.  Il  recommande  l'étude  des  saints  Livres  à  tous 
les  fidèles1'2,  il  enseigne  la  façon  de  les  comprendre  et  le  but 
que  l'on  doit  se  proposer  d'atteindre  en  les  lisant.  Avec 
quelle  véhémence  il  s'élève  contre  les  prédicateurs  qui 
cherchent  à  tirer  de  cette  science  sacrée  des  avantages 
temporels13!  Ils  devraient  bien  plutôt  veiller  à  ne  pas 
commettre  d'erreurs,  et  s'examiner  après  chaque  sermon 
sur  les  textes  qu'ils  ont  cités  et  développés  u. 

1.  23a  h.;  55a  h.  inEpist.  —  2. 13a  h.;  71 a  h.  in  Epist.,  21  pars.  —  3.  70a  in  Epist. 
4.  47a  h.  in  Epist.  —  5.  29a  de  Tempore. 

6.  23a  h.  in  Epist.  —  7.  71a  h.  in  Epist.  —  8. 17a  h.  et  68a  h.  in  Epist. 
9.  25*  h.  de  Tempore.  —  10.  47a  in  Epist.  —  11.  41a  de  Tempore. 
12.  63*  h.  in  Epist.  —  13.  62»  h.  in  Epist.  —  14.  20ade  Sanctis. 


60  CHAPITRE  III. 

C'est  à  l'aide  de  comparaisons  surtout  qu'il  fait  sentir  la 
force  ou  la  délicatesse  de  ses  paraphrases.  Tantôt  s'élevant 
contre  la  renommée  et  la  vaine  gloire  du  siècle,  il  la  com- 
pare au  vent  de  Borée1.  La  sagesse  divine  est  une  eau  pro- 
fonde; la  sagesse  du  siècle  est  une  eau  courante  et  bavarde'2. 
Le  contemplatif  est  quelquefois  contraint  de  s'abaisser  aux 
détails  de  la  vie,  comme  l'aigle  qui,  volant  jusqu'aux  astres, 
s'abat  sur  des  cadavres3.  Il  nous  montre  tout  à  la  fois  la 
vie  de  l'homme  semblable  à  la  fleur  des  champs  qui  se  flé- 
trit, au  cèdre  du  Liban  qui  tombe  sous  la  cognée,  au  vin 
qui  doit  passer  au  pressoir  avant  d'entrer  dans  le  cellier4. 
Est-il  étonnant,  dit-il,  que  l'univers  soit  bouleversé  à  la 
fin  du  monde,  puisque  l'homme,  devenu  vieux,  est.  attaqué 
par  la  maladie  et  disloqué  dans  ses  membres5?  Aucun 
langage  n'est  plus  imagé  que  celui  de  Raoul  Ardent  : 
on  pourrait  composer  un  recueil  des  figures  qu'il  em- 
ploie. 

De  plus,  il  a  la  bonne  fortune  de  se  rencontrer  avec  nos 
plus  grands  écrivains.  Il  a  dit0  avant  La  Bruyère  que  «  la 
modestie  donnait  de  la  force  et  du  relief  au  mérite  »;  et, 
comme  Pascal7,  il  «  croit  volontiers  des  témoins  qui  se  font 
égorger  » . 

Tel  est  Baoul.  Ses  contemporains  oui  eu  raison  de  le 
nommer  Ardent  :  car  ses  discours  son l  tout  brûlants  des 
llammes  de  la  charité.  Le  manque  d'art  dans  la  compo- 
sition, les  incorrections  du  style,  le  mélange  indiscret  du 
sacré  et  du  profane,  ne  lui  enlèvent  point  un  mérite  vrai, 
qui  est  dans  une  parole  puissante,  originale,  soutenue  par 

!.  28»  h.  de  Tempore.  —  2.  30"  de  Tempore.  —  3.  31"  de  Tcmpore. 
1.  9"  h.  de  Sanctis.  —  5.  161  h.  de  Sanctis. 

C.  «  Modestia  corterarum  virtutum  condimentum  est.  »  7'  h.  in  Epist. 

7.     Béni  attestatur  rei  qui  propter  eam  non  rofngit  mori.  »  71"  h.  in  Kpist. 


LES  PIIEDICATEUIIS. 


fil 


une  dialectique  nerveuse,  embellie  par  les  images,  pleine 
d'onction,  de  seienee  et  d'humilité. 
Que  d'âmes  il  a  dù  toucher  ! 

Geoffroy  Babion  (f  vers  1112).  Au  temps  même  de 
Raoul,  vivait  un  prédicateur  qui  avait  avec  lui  plus  d'un 
trait  commun:  c'est  Geoffroy  Babion1.  Leurs  deux  âmes  ont 
une  nature  également  âpre,  sévère  et  sombre;  leur  parole 
retentit  avec  la  même  véhémence  tempérée  parla  même 
charité;  ils  ne  craignent,  ni  l'un  ni  l'autre,  de  pousser  des 
cris  d'une  indignation  douloureuse  contre  les  vices  du  clergé 
et  contre  la  rapacité  des  seigneurs  :  lorsqu'il  s'agit  de  l'unité 
de  l'Église,  tous  deux  sont  prêts  au  martyre  2. 

Mais  Geoffroy  Babion  l'emporte  peut-être  par  le  goût;  il 
bannit  les  auteurs  profanes;  et  son  discours,  ennemi  des 
formules  et  des  subtilités,  se  distingue  par  la  suite  et  la 
régularité  de  la  composition.  A  l'énergie  de  la  pensée  et 
du  sentiment,  il  joint  la  concision  rigoureuse. 

Voici,  par  exemple,  comment  il  parle  de  la  mort,  sujet 
qui  plaisait  tant  sans  doute  à  son  imagination  forte  et 

1.  On  ne  sait  presque  rien  sur  sa  vie,  sinon  qu'il  succéda  à  Marbode,  à  l'École 
d'Angers,  en  1095,  et  que,  d'après  une  charte,  il  vivait  encore  en  1110;  Hist.  lilt., 
IX,  520.  Pitseus  (ibid.)  a  prétendu  qu'il  était  Anglais,  parce  que  ses  ouvrages  se 
trouvent,  paraît-il,  dans  certaines  bibliothèques  d'Angleterre  :  cette  raison  n'a  pas 
de  valeur.  Le  ms.  lat. ,  17251 ,  f°47,  porte  bien  aussi:  «  Serniones  Gatfredi  Babionis 
Angli;  a  mais  ce  titre  a  été  écrit  par  une  main  récente.  —  Geoffroy  Babion  a 
laissé  58  sermons  environ.  Nous  disons  environ,  car  tous  les  sermons  qui  portent 
son  nom  lui  appartiennent-ils?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Ils  contiennent,  au  moin? 
une  fois,  des  paroles  qui  n'ont  pu  être  prononcées  que  parmi  évèque,  par  exemple 
dans  ce  passage  :  «  Sciatis  quod  heretici  sunt  omnes  illi,  et  omnes  illos  anathe- 
mate  ferimus,  etab  ordine  eos,  si  convinci  poterunt,  deponemus;  »  ms.  lat.,  1-1934, 
C  172.  — Ces  sermons  sont  contenus  dans  les  mss.  lat.,  8133,  I"  G;  11934,  t'°  140; 
14933,  f°  97;  17251,  1°  47.  Ce  dernier  ms.  contient  un  sermon,  f°  51,  qui  ne  se 
trouve  pas  dans  les  autres  recueils.  Les  recueils  les  plus  complets  sont  les  mss. 
8433  et  14934. 

2.  Ms.  lat.,  14934, 1»  166. 


62 


CHAPITRE  III. 


lugubre.  Suivons-le  sur  le  bord  de  la  tombe,  où  il  sait  dire, 
lui  aussi,  tout  en  empruntant  le  langage  de  saint  Jérôme, 
de  saint  Grégoire  et  de  saint  Isidore  :  «  Venez  et  voyez!  » 

«  Audite,  omnes  in  populo,  et  négligentes,  aliquando  sapite.  lté  ad 
sepulcrum  mortuorum  et  videte  exempla  viventium.  Jacent  ossa  ;  périt 
homo  et  nunc  reservatur  causa  ejus  in  judicium.  Fuit  et  ipse  similis 
nobis,  aliquando  homo  in  vanitate  vivens,  in  seculo  studens  divitiis; 
multiplicavit  agros,  plantavit  vineas,  implens  horrea  sua,  in  apotheeis 
multis  habuit  et  letatus  est  in  habundantia  sua  et  ecce  sublata  sunt 
omnia  ab  oculis  ejus!  Jacet  in  sepulcro,  in  pulvere  redactus;  defluxe- 
runt  carnes  quas  deliciis  nutrivit,  abcesserunt  nervi  a  compagibus 
suis;  sola  sua  ossa,  que  remanserunt  in  exemplum  viventium.  Cognos- 
cant  reliquias  vivent  es  mortuorum.  Putant  enim  requiescere  corpus, 
et  anima  ejus  habitat  in  inferno,  et  nonvidebit  ulterius  lumen.  leronimus. 
Brevis  est  hujus  vite  félicitas,  hujus  seculi  modica  gloria,  caduca  est  et 
fragilis  potentia  temporalis.  Die,  ubi  sunt  reges,  principes,  imperatores, 
locupleles  rerum,  duces,  comités?  Ubi  omnis  eorum  exercitus?  Ubi 
potenles  hujus  seculi,  qui  horum  civitates  prodiderunt,  ille  quamvis  mu- 
nitissime  et  fortissime  '?  Ubi  sunt  regine?  Ubi  sunt  virgines  ?  Ubi  mulieres 
speciosissime  ?  Ubi  aurum  et  argentum  et  multitudo  ornamenti  earum? 
Ipse  certe  veluti  unibra  transierunt  et  tanquam  sonus  evanuerunl.  Divitie 
usque  ad  mortis  periculum  hominem  ducunt  ;  multi  propter  opes  pericli- 
tanlur,  multis  propter  opes  mors  occurrit.  Sic  toto  animo  dampna  quidem 
diligit  mundus.  Esto  mortuus  in  mundo  et  mundus  tibi  :  contemne  vivens 
quod  post  mortem  babere  non  pôles.  Gregorius.  Istud  regnumfinem  habet, 
illud  nullum.  Ista  vita  in  qua  vivitis  horrenda  est  :  vita  autem  eterna  desi- 
deranda.  Ista  laboriosa,  illa  non.  Ista  tenebrosa,  illa  lucida;  isla  brevis, 
illa  longa.  Ista  fragilis,  caduca,  insatiabilis,  luxuriosa,  fastidiosa,  dolosa, 
unquam  falsa,  amara,  superba,  plena  scandalis,  insidiosa.  Viventes  in 
labore  vivunt,  in  dolore  moriunlur,  et  postea,  quod  pejus  est,  in  inferno 
tormenta  patiunlur,  nisi  qui  bene  et  juste  vivendo  gratiam  Dei  consequi 
meruerint,  ubi  vermis  eorum  non  moritur,  id  est  mala  conscienlia,  nec 
ignis  exlinguitur,  eternalis  pena.  lbi  nec  adjuvat  paler  filium,  nec  lilius 
patrem,  id  est  ainicus  non  invenietur  qui  redimat,  nec  frater  qui  succurrerc 
valeat  ;  ibi  nec  servus  domino,  nec  dominus  servo;  ibi  nulle  divilie  prode- 
runt,  nulla  virtus,  nulla  potentia,  nullus  honor  prodesse  potest  ;  seduniub- 
cujusque  meritum,  sed  justitia  Uei  pervalet,  et  qui  hucusque  Deus  est  mi- 
sericors,  ibi  habebilur  juslus  judex.  Ibi  querunt  multi  finein  morliset  mori 
non  possunt  ;  ibi  amara  penitentia  queritor  larde,  sed  non  adjuvamr. 
[sidorus.  Tantum  in  bac  vita  liciluni  est  operari  bonum,  ibi  nullum  expec- 
tatur,  aec  bona  opéra,  sed  meritorum  retribut io,  qui  vite  presentis  longi- 


LES  PRÉDICATEURS. 


63 


Ludinem  non  de  suo,  sed  de  line  ejus  considérant1.  Quam  sil  misera  et 
brevis  presens  vila  ex  verbis  islis  satis  utiliter  poiesl  pensari.  Qui  vitam 
longam  queritis,  ad  eam  vitam  tendere  propter  quam  Christiani  estis, 
debetis*.  » 

l 'îiîmii::  de  Blois  (f  1 198).  «  Les  sermons  de  Pierre  de 
Blois,  dit  Brial3,  n'ont  rien  de  remarquable,  comme  tant 
d'autres  de  la  même  époque...  On  y  voit  quantité  d'expli- 
cations mystiques  de  l'Écriture  sainte  et  d'allégories  for- 
cées... Nous  ne  disons  qu'un  mot  du  dernier,  le  plus  long 
de  tous...  L'objet  de  ce  sermon  est  de  recommander  ;i 
tout  le  inonde  la  lecture  de  l'Écriture  sainte,  comme  un 
moyen  d'accomplir  exactement  la  loi  de  Dieu.  »  Il  est  pro- 
bable que  Brial,  nous  le  disons  à  regret,  n'a  pas  lu  atten- 
tivement les  sermons  qu'il  juge  en  termes  si  vagues.  Il  est 
certain  qu'il  ne  connaît  pas  le  dernier  sermon,  sur  lequel 
il  s'étend;  car,  dans  cette  homélie,  Pierre  de  Blois  ne 
traite  pas  de  la  nécessité  de  l'Écriture  sainte  :  il  y  décrit 
un  petit  drame  sur  le  Jugement  du  pécheur4.  Puis,  ce  qui 
frappe,  au  contraire,  dans  Pierre  de  Blois,  c'est  qu'il  ne 
tombe  point  dans  les  défauts  communs  à  son  siècle.  Il  ne 
cherche  point  à  faire  des  jeux  de  mots  :  ses  expressions 
sont  à  la  fois  énergiques  et  faciles5.  Il  ne  se  laisse  aller  au 
mauvais  goût6  et  aux  allégories  forcées7  que  très-rare- 
ment; il  ne  cite  que  deux  fois  les  poètes8.  Les  philosophes, 
comme  il  les  juge  de  haut!  Il  aime  surtout  à  montrer  leur 
impuissance9. 

Ces  défauts  existeraient-ils,  qu'on  les  sentirait  à  peine, 
tant  Pierre  de  Blois  parle  avec  attendrissement  !  Il  dédaigne 

1.  Phrase  inintelligible  —  2.  Us.  lat.,  14934,  P  160.  —  3.  Ilist.  Iitt.,  XV,  401. 

4.  Voyez  plus  haut,  sur  l'authenticité  de  ce  sermon,  Étienne  de  Tournay. 

5.  4*.  5*,  26*,  30*  h.,  Patrol.  lat.,  CCVH.—  6.  40',  21*  h.  —  7.  51*  h. 
8.  21*,  40"  h.  —  1).  26*.  37',  38*,  42%  53*  h. 


64  CHAPITRE  III. 

la  rhétorique  et  cherche  l'inspiration  vraie  dans  son  âme. 
Il  s'accuse  lui-même 1  comme  un  pécheur,  il  a  des  retours 
pleins  de  componction  sur  sa  vie2;  ou  bien  encore  il  se 
fait  l'interlocuteur  familier  des  saints,  dont  il  célèbre  les 
vertus3;  on  pourrait  même  blâmer  l'abus  de  ses  exclama- 
tions touchantes.  Ses  deux  thèmes  favoris  par  excellence 
sont  l'humilité  et  la  Croix,  les  vertus  d'abnégation  et  de 
pauvreté,  qui  lui  enseignèrent  à  refuser  toute  sa  vie  les  di- 
gnités ecclésiastiques.  «  Jadis,  dit-il,  la  Croix  était  le  gibet 
des  malfaiteurs  :  la  crainte,  l'horreur,  l'ignominie  et  la 
mort,  voilà  ce  qu'elle  offrait.  Mais  depuis  que  le  Christ  est 
monté  sur  son  arbre,  depuis  que  l'Agneau  sans  tache  est 
monté  victorieusement  sur  la  Croix,  ses  effets  sont  bien 
changés.  Là  où  jadis  étaient  la  crainte,  l'horreur,  la  dou- 
leur, l'ignominie  et  la  mort,  là  même  sont  aujourd'hui  la 
paix,  l'honneur,  la  douceur,  la  vie  et  la  gloire.  Elle  ne  sert 
plus  d'instrument  de  supplice  aux  brigands  :  elle  orne  la 
couronne  des  empereurs  et  des  rois,  la  tiare  des  pontifes. 
Venez  donc  à  la  Croix,  vous  tous  qui  souffrez,  vous  tous  qui 
portez  un  fardeau,  et  vous  qui  êtes  tombés,  cl  vous  qui  êtes 
brisés.  Ya-t-il  quelque  chose  qui  répare  si  bien  la  chute,  qui 
tue  si  bien  le  péché  et  délivre  de  la  puissance  de  l'ennemi? 
Qu'ils  sont  doux,  qu'ils  sont  agréables,  qu'ils  sont  aima- 
bles ceux  qui  t'aiment,  ô  Christ,  et  qui,  pour  ton  amour, 
portent  dans  leur  chair  la  mortification  de  la  Croix  !  0  pro- 
fondeur de  la  sagesse  et  de  la  science  divines!  Avec  quel 
art,  avec  quelle  charité  ineffable,  incompréhensible,  le 
Christ  a  éteint  sur  la  Croix  nos  supplices  éternels!  Il  a  fait 
de  la  mort  et  de  la  misère  de  l'homme  un  gage  de  vie  cl  de 
salut!  La  misère  n'est  plus  la  misère,  la  morl  n'est  plus  la 

1 .  10»,  16\  35"  h.  —  2.  U-  h.  —  3.  1-2»,  1 1 ■  h. 


LES  PRÉDICATEURS.  66 
mort,  puisque  l'homme  toui  entier,  grâce  à  la  Passion  du 
Christ,  ressuscitera  pour  l'impassibilité  glorieuse'.  » 

Jean,  diacre  de  Saint-Ouen  (f  vers  1125).  On  ne 
sait  rien  de  précis  sur  la  vie  de  Jean  '2,  diacre  de  Sainl- 
Ouen,  sinon  qu'il  assista  au  concile  tenu  à  Reims  par 
Calixte  II,  en  1449.  Nous  avons  de  lui  quatre  homélies 
sur  les  saints3,  qui  sont  toutes  également  dépourvues 
d'intérêt. 

Que  de  nobles  figures  nous  venons  de  saluer  familière- 
ment, à  la  hâte  !  Tant  d'évèques  qui  furent  parleur  parole 
puissante  les  défenseurs  de  la  morale,  les  protecteurs 
de  la  science  et  les  véritables  instituteurs  de  leur  nation  ! 
Tant  de  clercs  dont  quelques-uns  parvinrent,  comme 
Pierre  de  Blois,  aux  plus  hautes  dignités  du  monde! 
Peut-être  nous  pardonnera-t-on.  Nous  avons  mis  tout 
notre  soin  à  retrouver  et  à  classer  leurs  œuvres  :  n'est-ce 
pas  déjà  bien  mériter  de  quelqu'un  que  de  le  faire  ren- 
trer dans  ses  droits? 


1.  17"  h.—  -2.  Uist.  litt.,  \,  26-2.  -  3.  Patrol.  lat.,  CLXil. 


CHAPITRE  IV 


LE  CLEIIGÉ  UÈGULIER. 


La  foi  saisil  le  douzième  siècle  avec  un  surcroît  de  puis- 
sance el  le  porte  tout  entier  vers  La  vie  monastique.  Que 
de  loyers  étincelants  d'amour  s'allument  de  toutes  parts  ! 
Après  Cluny,  seconde  réforme  des  fils  de  saint  Benoit, 
c'est  la  Chartreuse,  Gîteaux  et  Clair  vaux ,  Saint- Victor, 
Sainte-Geneviève,  Prémontré,  l'ordre  de  Grandmont  et 
l'ordre  de  Fontevrault,  pendant  que  les  Hospitaliers  et 
les  Templiers  défendent  les  pèlerins  de  Terre  Sainte. 
Jamais  les  vocations  religieuses  ne  furent  ni  plus  fécondes 
ni  plus  honorées  :  les  rois  mêmes  veulent  prendre  le  froc 
avant  de  mourir  '. 

Or,  ces  asiles  de  la  prière  et  de  la  vertu  sont  aussi  les 
sanctuaires  de  la  prédication.  Tous  les  jours,  au  chapitre, 
l'abbé,  après  avoir  lu  un  passage  de  la  Règle  de  saint 

I  Louis  le  Gros,  à  ses  derniers  moments,  *c  fail  apportet  l'habit  île  samt  Kcnoit. 
Baron.,  Afin.  Ecd..  XVIII,  350,  Pagius. 


LES  PRÉDICATEURS.  67 

Benoît,  fait  une  instruction  religieuse1.  Les  chanoines 
réguliers,  suivant  la  Règle  de  saint  Augustin,  sortent  de 
leur  cloître,  afin  d'évangéliser  les  paroisses.  Tous  cultivent 
l'éloquence  sacrée. 

Passons  en  revue,  dans  une  rapide  nomenclature-, 
monastères  et  prédicateurs,  par  ordre  de  dates. 

Ordre  de  Saint-Benoît. 

Guibert  de  Nogent  (f  1124)  attachait  la  plus  grande 
importance  à  la  prédication.  Ses  nombreux  commentaires 
sur  les  Écritures  n'ont  pour  but,  dit-il,  que  de  faciliter  la 
lâche  au  prédicateur.  Il  composa  môme  un  petit  traité  sur 
l'étude  de  la  Chaire'2.  Il  y  enseigne  la  nécessité  du  minis- 
l ère  évangélique  et  les  conditions  requises  pour  l'exercer 
avec  fruit;  il  ajoute  quelques  sujets  de  développement. 
Pour  lui,  il  ne  nous  a  laissé  qu'un  sermon  entier,  qui  est 
diffus  ',  et  deux  fragments  de  discours,  dont  l'un  fut  pro- 
noncé au  chapitre ,  lorsque  Guibert  prit  possession  du 
monastère  de  Nogent4 ,  l'autre  dans  l'église  de  Laon, 
à  l'occasion  du  meurtre  de  Gérard,  commis  par  les  gens  de 

1 .  Mais  le  sermon  solennel  n'avait  lieu  qu'à  certaines  fêtes.  D'après  les  anciens 
usages  de  Citeaux,' ces  jours  étaient  le  premier  dimanche  de  l'Avent,  Noël,  l'Epi- 
phanie, le  dimanche  des  Rameaux,  Pâques,  l'Ascension,  la  Pentecôte,  le  jour  de 
la  Trinité,  toutes  les  fêtes  de  la  Vierge,  le  jour  de  la  fête  de  saint  Pierre  et  de  saint 
Paul,  de  celle  de  saint  Benoit,  de  la  Toussaint,  de  la  dédicace  de  l'Église,  et  plus 
tard  de  la  Saint -Bernard.  Voyey  M.  d'Arbois  de  Jubaiuville,  Abbayes  cister- 
ciennes, 25. 

2.  «  Liber  quo  online  sernio  tieri  debeat,  »  Patrol.  lat.,  CLVI,  c.  22. 

3.  S.  Bernard.,  Opp.  V,  1383.  Ce  sermon  anonyme  appartient  sa  is  doute  à  Gui- 
bert de  Nogent,  puisqu'il  dit  lui-même  qu'il  a  fait  une  improvisation  sur  le  même 
texte.  Voyez  sa  Vie,  liv.  I,  ch.  17;  Collecl.  mém.  Guizot,  IX,  439. 

4.  Sa  Vie,  liv.  II,  ch.  3;  ibid.,  4D2 


68 


CHAPITRE  IV. 


l'évêque  Gaudri1.  Dans  ce  dernier  discours,  l'indignation 
de  Guibert  de  Nogcnt  égale  l'atrocité  du  crime. 

Un  moine  de  Marmoutiers.Nous  possédons  un  sermon- 
naire  complet  en  deux  énormes  volumes'2,  rédigé  sans 
doute  par  un  moine  de  Marmoutiers3,  qui  vivait  dans  la 
seconde  moitié  du  douzième  siècle4.  La  première  partie 
de  ce  recueil  est  terne  et  plate  ;  la  seconde  ne  manque  pas 
d'élan.  Cette  différence  si  sensible  entre  les  sermons  de 
Ton  pore  elles  sermons  de  Sanctis  nous  porterait  à  croire 
qu'ils  ont  été  composés  par  deux  auteurs  différents  et 
qu'on  les  a  réunis  ensemble  pour  faire  un  manuel  à 
l'usage  du  monastère. 

Théoffroy,  abbéd'Epternac  (f  1110),  ne  nous  esteonnu 
que  par  deux  sermons  sur  les  reliques  des  saints5.  Il  aime 
les  images  fortes  et  saisissantes0  ;  mais  il  les  gâte  par  trop 
de  consonnances  et  d'antithèses. 

Pierre  de  Celle  (fil  83).  Les  homélies  de  Pierre  de 
Celle  ont  été  presque  toutes  adressées  aux  moines,  quel- 
ques-unes aux  clercs,  deux  au  peuple,  deux  aux  écoliers, 
probablement  à  l'École  des  Bons-Enfants  de  Reims.  Mais 
ce  n'est  là  qu'une  supposition.  Pierre  de  Celle  aime 

1.  Sa  Vie,  liv.  III,  ch.  vi  ;  ibid.,  X,  25. 

2.  Ms.  lat.,  12111,  Sermones  de  Tetnpore;  ms.  lat. .  12412,  Sermones  in  solemni- 
tatibus  sanetofum  per  circulum  toliun  anni. 

It.  «  Majoris  inonasterii  inonachuiu  fuisse  credas  eo  quod  istc  codex  e  Bibliotli. 
ejusdem  coenobii  prodicrit,  »  ms.  lat.,  12412;  «  Hic.  continentur  anonymi  monachi, 
qui  quideiu  videtur  majoris  monasterii,  sermones,  »  ms.  lat,  12111. 

A.  Il  ne  vivait  pas  après  le  douzième  siècle,  puisque  le  manuscrit  est  du  dou- 
zième siècle;  il  vivait  dans  la  seconde  moitié  du  douzième,  après  saint  Bernard, 
puisqu'il  cite  le  Salve  Ilegina  tout  entier,  ms.  lat.,  12112,  f"  131. 

5.  Patrol.  lat.,  CLVII.  —  6.  Voyez  i1  h.,  exorde;  et  2"  h.,  péroraison. 


LES  PRÉD1GATEURS.  60 

mieux  l'aire  de  longs  développements  sur  une  mouche 1  ou 
sur  une  fourmi2,  que  de  nous  donner  quelques  détails  sur 
ceux  qui  l'entourent. 

Cependant  sa  parole  obtenait  un  succès  remarquable  ; 
il  dit  lui-môme  que  les  auditeurs  l'attendaient  avec  impa- 
tience8. Il  paraît  aussi  que  ses  discours  étaient  dispersés 
aux  quatre  coins  du  ciel.  Ce  que  son  humilité,  d'ailleurs, 
explique  ingénieusement 4  :  il  les  compare  à  la  paille  qui 
s'envole  au  gré  des  venls. 

Cette  explication  ne  doit  pas  nous  satisfaire.  Nous 
trouvons  même  clans  ces  homélies  mutilées,  inachevées, 
écrites  à  la  hâte,  au  milieu  des  préoccupations  les  plus 
diverses,  les  raisons  de  la  popularité  de  Pierre.  L'une  tient 
à  ce  qu'il  flatte  le  goût  de  son  époque.  Il  énumère  toutes 
les  significations  possibles  d'un  texte  et  d'un  mot;  il 
donne  toutes  les  applications  imaginables  d'un  sens  allé- 
gorique ou  tropologique 5  :  les  moines  devaient  être  ravis 
de  ces  distinctions  insaisissables.  L'autre  tient  à  la  force 
el  à  la  tendresse  de  son  âme.  Il  enfonce  son  idée  à  l'aide 
d'apostrophes,  de  répétitions  et  d'exclamations0.  Il  a 
même  un  sermon  tout  entier  sans  pause  ni  trêve  et  qui 
ne  laisse  pas  respirer  l'auditoire7.  Dans  le  tableau  du 
combat  que  le  chrétien  livre  aux  vices ,  tout  est  mouve- 
ment, tout  est  tactique  militaire.  La  prosopopée  de  l'or- 
gueil mériterait  d'être  citée8.  La  dixième  homélie  n'est 
qu'un  transport  extatique.  Quelquefois  aussi,  Pierre  sent 
qu'il  demeure  au-dessous  de  sa  tâche,  et  il  trouve,  pour 
le  dire,  des  accents  qui  trahissent  une  véritable  émotion9. 
Il  voudrait  édifier  et  convertir:  c'est  ce  qui  lui  arrache  ce 

I.  Patrol.  lat.,  CCH,  31a  h.  -  2.  Cl3  h.  —  3.  2ia  h.  -  i.  Epist.,  167. 

5.  13*  h.,  3-21  h.  —  6.  52*  h.,  1 1«  h.,  V  h.  —  7.  62"  h.  —  8.  IC»  h.  —  9.  36a  h. 


70 


CHAPITItE  IV 


beau  cri,  qui  fait  d'un  fragment  tout  un  mouvement  ara- 
toire: «  Jusqu'à  quand,  pécheur,  dormiras-tu 1  ?  »  Les 
sermons  synodaux  qu'il  prononça,  sans  doute  après  sa 
nomination  à  l'évêêhé  de  Chartres,  ne  s'élèvent  pas  à  la 
hauteur  des  circonstances.  Ils  sont  plutôt  des  conférences 
simples  et  familières,  comme  le  prouvent  certaines 
expressions  trop  communes2. 

En  résumé,  ces  quatre-vingt-deux  homélies  nous 
retracent  peu  le  caractère  de  Pierre  de  Celle.  Elles  nous 
montrent  bien  son  côté  mystique  et  subtil  :  mais  le  direc- 
teur éclairé  des  études  à  Moutier-la-Celle,  le  tendre  pro- 
tecteur de  Jean  de  Salisbury,  le.  réformateur  habile  de 
Saint-Rémy,  le  grand  évêque  de  Chartres,  c'est  dans  ses 
lettres  qu'il  faut  apprendre  à  le  connaître  et  à  l'aimer. 

Odon,  abbé  de  Saint-Maur-les-Fossés,  vivait  au  neu- 
vième siècle.  Mais  le  sermon  qu'il  avait  composé  sur  la 
translation  des  reliques  de  saint  Maur  recul  an  dou- 
zième siècle  des  additions  considérables3.  Les  miracles 

1.  80*  h. 

2.  «  Fia,  fralres,  occo  lepusculus  quem  sequebamur  ab  initio  hujus  sermonis,  ■ 
8.V  h. 

3.  Biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat.,  2273,  n°9  :  «  Item  scrmo  doniini  Odonis  abbatis 
do  eadem  translatione  legcndus  in  dedicatione  Fossatensis  ecclesie.  »  Une  main 
récente  a  ajouté  au  manuscrit:"  Odon,  abbé  de  Glanfeuil.  ■  D'après  la  copie  elle 
texte  du  manuscrit,  on  croirait  d'abord  qu'Odon  ne  pouvait  vivre  ni  après  ni  avant 
le  douzième  siècle,  puisque  le  manuscrit  est  du  dou/.ième  siècle,  d'une  part,  et 
que,  d'autre  part,  il  y  a  dans  le  sermon  des  miracles  rapportés  aux  années  1100  et 
1137.  Mais,  au  douzième  siècle,  aucun  abbé  ne  porta  le  nom  d'Odon,  ni  au  monas- 
tère de  Glanfeuil  (V.  Gallia  christ.,  XIV,  081),  ni  à  celui  de  Saint-Maur-les-Fossés 
(V.  Gallia  christ,, Vil,  285-292).  —  Nous  croyons  que  ce  sermon  a  été  l'ait  par 
Odon,  l'auteur  de  la  Vie  de  saint  Maur,  contenue  dans  le  même  manuscrit,  et  qui 
vivait  vers  l'an  808  (V.  Gallia  christ.,  XIV,  088);  et  que,  plus  lard,  comme  cette 
pièce  était  lue  tous  les  ans  à  la  dédicace  de  l'église  de  Saint-Maur-les-Fosses,  M 
a  ajouté  ces  miracles  du  douzième  siècle  à  ceux  qu'elle  contenait  déjà  —  Du 
Breul,  Suppiem.  Antiquitatis  PQjrisiacœ  urbis,  130,  a  lait  deux  extraits  de  ce  ser- 
mon. 


LES  PRÉDICATEURS. 


71 


contenus  dans  cet  opuscule  intéressent  plus  les  chro- 
niques que  l'éloquence.  Nous  les  citerons  plus  loin  ', 

Chrétien  ,  abbé  de  Saint-Pierre  de  Chartres  (f  vers 
•M  90),  dont  la  viereste  encore  embrouillée2,  a  dû  tenir  un 
rang  élevé  parmi  les  prédicateurs3.  Il  prêchait  partout, 
dans  les  synodes,  aux  moines,  aux  religieuses,  et,  le  plus 
souvent  sans  doute,  dans  son  cloître.  Il  se  plaint  amère- 
ment dans  sa  préface  d'être  poursuivi  par  la  jalousie4. 
Il  devait  avoir  la  vogue,  à  cause  des  interprétations 
recherchées  qui  forment  le  fond  de  ses  discours,  et  des 
rimes  symétriques  qui  accompagnent  les  élans  de  son  âme 
vers  Dieu. 

Voici  une  de  ses  péroraisons  : 

«  0  bone  Jhesu,  quante,  qunles,  que  delicie,  quando  nox  vertitur  in 
diem,  lenebre  in  lucem,  amariludo  in  jocunditatem,  meror  in  jubilationem 
ignorantia  in  scientiam,  imprudentia  in  sapientiam,  dolor  in  letitiam. 
Fugit  ergo  Joseph  in  Egiptnm,  et  erat  ibi  usque  ad  obitum  Herodis. 
Obitus  Herodis  defectus  est  elationis.  Quando  Jhesus  in  Egiptum  ducitur, 
Herodes  protinus  infirmatur.  Si  vero  Jhesus  aliquantulum  in  Egipto  more- 
tur,  tune  iinpius  Herodes  moritur.  Quanto  enim  in  infirmitatis  sue  cogni- 
tione  qnis  profieit,  tanto  nimirum  menlis  elatio  decrescit.  Nam  cum  suas 
lenebras  quis  perfecte  cognoverit,  omnis  absque  dubio  in  eo  arrogantia 
déficit.  Defuncto  autera  Herode,  tempus  erit  revertendiin  terram  Israhel. 
Israhel  vir  videns  interpretatur,  et  ille  quasi  in  terra  Israhel  est,  cujus 
mens  in  Dei  contemplatione  sublevatur.  Ego  vir  videns  paupertatem  meara 
quamdiù  adhuc  aliud  cogilare  non  possum,  usque  hodie,  quia  ni!  nisi 
lenebras  intueor,  in  Egipto  sum.  Qui  nutem  per  contemplationis  gratiam 

1.  Liv.  III,  ch.  iv. 

2.  Gallia  christ.,  VIII,  1244.  Martène  se  proposait  do  l'aire  des  recherches  sur 
cet  auteur  et  sur  ses  œuvres,  comme  l'indique,  à  la  fin  du  ms.  lat. ,  12413,  une 
lettre  du  Fr.  Gabr.  Teillard,  adressée  à  Martène  en  février  1 655. 

:!.  Il  a  composé  132  sermons,  dont70</e  Dominic.  Evangeliiv,  et  3%deSolemnitat. 
Sanctorum.  «  Expliciunt  sermones  de  Dominicalibus  Evangeliis  editi  a  pie  memorie 
Christiano  quondam  abbate  ecclesie  sancti  Pétri  Oarnotensis  ;  »  —  «  tncipiunl  ser- 
mones in  quibusdam  sanctorum  solemnitatibus,  o  ms.  lat.,  12413. 

4.  Ms.  lat..  12413,  prol. 


78 


CHAPITRE  IV 


sublevatus  gloriam  Dei  intuetur,  is  profecto  in  terrain  Israhel  moratur. 
Si  quis  vero  sapienliam  loquitur  inter  perfectos,  et  quod  corde  contempla- 
tur,  ore  conritctiii",  talis  procul  dubio  in  Judea  conversatur.  In  Egiplo 
igitur  quisque  per  considerationem  sui,  in  terram  Israhel  per  contem- 
plationem  Dei,  in  Judea  per  edificalionem  proximi1.  » 

Cluny. 

Thierry,  abbé  de  Saint-Tron  (f  1107),  rendit  à  son 
monastère,  à  force  de  patience  et  de  vertu,  la  paix,  les 
bonnes  mœurs  et  les  ressources  temporelles2.  Malgré  tant 
de  préoccupations,  il  trouva  assez  de  loisir  pour  compo- 
ser des  vies  de  saints  et  prononcer  des  panégyriques.  Deux 
de  ses  discours  nous  sont  parvenus.  L'un  est  sur  la  vie  de 
saint  Rumold3,  et  l'autre  sur  la  translation  des  reliques  de 
saint Tron  etde  saint  Eucher*.  Thierry  donne  peu  de  détails 
sur  la  vie  de  ses  héros;  il  s'étend  sur  les  considérations 
morales,  et  dans  son  style,  il  recherche  les  antithèses. 

Hugues,  abbé  de  Cluny  (-J-1 109),  conseiller  des  rois  et 
des  papes,  réformateur  de  tant  d'abbayes,  père  de  tant  de 
moines5,  doit  avoir  une  place  parmi  nos  prédicateurs.  Car, 
outre  ses  lettres  et  ses  statuts,  il  a  laissé  un  sermon  inédit 
sur  saint  Marcel''.  Ce  discours  est  remarquable  par  les 
rimes  :  nous  le  publions  plus  loin7. 

I.  Ibti.,  C  163.  -  2.  Ilist.  litt.,  IX,  336.—  3.  Acta  S5.,jul.,  I,  572. 
4.  Surius,  VI,  110.  —  5.  Ilist  litt.,  IX.  465. 

(i.  Ms.  lat. ,  130'JO,  f  177.  M.  Dclislc  (nouv.  fonds  lat.,  ealalog.  E-L)  donne  M 
sermon  à  S.  Hugues,  cvèquc  de  Grenoble.  Nous  croyons  que  c'est  nue  erreur;  car 
le  sermon  est  joint  à  la  vie  de  Hugues  de  Cluny  :  ■  Explicit  vila  bcatissimi  Hugouifl 
abbalis.  Scrmo  beati  patris  Uugonis  de  sancto  Marcello,  martyre  Cabillonensi.  » 
Ms.  lat.,  13090,  f"  177. 

7,        II,  '-h.  ii. 


LES  PRÉDICATEURS.  73 

Pierre  Ap.élard  (f  1142)  a  trente-quatre  sermons1, 
avec  trois  conférences  sur  l'oraison  dominicale,  le  Symbole, 
des  Apôtres  et  le  Symbole  de  saint  Athanase,  qui  onl  été 
certainement  prononcées2.  Des  trente-quatre  sermons,  le 
dernier,  qui  est  sur  la  fête  des  saints  Innocents,  ne  porte 
aucune  indication;  le  vingt-septième  a  été  adressé  aux 
moines  de  Reims;  le  trente-troisième,  à  ceux  de  Saint- 
Gildas;  le  trentième,  sur  l'aumône,  a  été  prêché  pour  une 
quête  en  faveur  des  religieuses  du  Paraclet  :  tous  les 
autres  ont  été  écrits  à  la  prière  d'Héloïse3. 

Pour  comprendre  les  sermons  de  Saint-Gildas  et  du 
Paraclet,  il  est  nécessaire  de  détacher  une  page  de  la  vie 
de  notre  auteur. 

Abélard,  touché  de  repentir  après  ses  tristes  aventures, 
avait  cru  trouver  dans  la  solitude  du  cloître  un  asile  contre 
la  compassion  humiliante  du  monde  et  l'agitation  de  son 
âme.  Mais  son  génie  inquiet  ne  le  laissa  pas  jouir  d'un 
long  repos.  Il  quitta  Saint-Denis  pour  redevenir  fugitif  ; 
enfin  libre,  grâce  à  l'abbé  Suger,  d'aller  où  il  voudrait,  il 
fonda  dans  un  lieu  désert,  voisin  de  Nogent-sur-Seine, 
avec  le  secours  de  ses  disciples,  un  petit  oratoire  sous  le 
vocable  du  Paraclet .  Il  songeait  à  quitter  ses  chères  cabanes 
de  roseaux,  par  crainte  de  saint  Bernard  et  de  saint  Nor- 
bert, lorsque  les  moines  de  Saint-Gildas  de  Ruis  lui  firent 

1.  Patrol.  lat.,  CLXXVIII,  c.  379.  Pierre  le  Vénérable,  epist.  4,  Patrol. 
lat.,  CLXXXIX,  le  chargeait  souvent,  à  Cluny,  d'adresser  la  parole  à  la  communauté. 
VHist.  litt.,  XII,  130  indique  plusieurs  sermons  inédits;  ils  sont  introuvables. 
Voyez  Cousin,  Petr.  Abselard,  Opp.  I. 

2.  Les  expressions  le  prouvent:  «  Ecee,  carissimi. . .  quicumque  igitur  fratres. ..  » 
Nous  savons  même  que  l'exposition  du  Symbole  des  Apôtres  a  été  faite  le  dimanche 
qui  précède  Pâques  :  «  Hac  itaque  auctoritate  Patrum  eruditi,  prœsenti  die,  ante 
resurreetionem  octava,  decrevimus.  « 

3.  Epist.  ad  Heloissam. 


U  CHAPITRE  IV. 

savoir  qu'ils  1'avaienl  élu  abbé  de  leur  monastère.  Abélard 
pari  volontiers.  Mais  à  peine  est-il  arrivé  qu'Héloïse  est 
chassée  d'Àrgenteuil.  Il  revient  sur  ses  pas;  il  établit 
les  religieuses  au  désert  du  Paraclet;  il  retourne  à  son 
monastère  qu'il  quitte  de  nouveau,  à  la  suite  de  mau- 
vais traitements;  il  reprend  ses  leçons  sur  la  montagne 
Sainte-Geneviève,  en  1136. 

Ce  fut  en  arrivant  à  Saint-Gildas  pour  la  première  fois 
qu'il  fit  son  grand  sermon  sur  saint  Jean-Baptiste.  Tout 
le  confirme.  D'abord,  la  vengeance  mal  contenue  qu'il 
tire  de  saint  Norbert  et  de  saint  Bernard.  «  Je  laisse  de 
côté,  dit-il,  tous  leurs  prétendus  miracles,  l'eau  bénite 
qu'ils  faisaient  boire  aux  malades  afin  de  les  guérir,  les 
attouchements  des  membres  pour  chasser  les  douleurs, 
et  les  prières  faites  sur  le  pain  destiné  aux  infirmes.  J'en 
viens  au  grand  miracle  de  la  résurrection  que  Norbert  el 
Farsit,  le  compagnon  de  son  apostolat,  ont  essayé  par 
d'inutiles  efforts  d'opérer  dernièrement.  Je  l'ai  .vu  avec  un 
étonnement  mêlé  d'indignation  et  de  mépris  :  après  s'être 
prosternés  et  avoir  prié  longtemps,  ils  se  sont  relevés  : 
ils  étaient  aussi  peu  avancés  qu'auparavant.  Alors,  plei n> 
d'effronterie,  loin  de  rougir  de  leurs  déceptions,  ils  onl 
osé  s'en  prendre  auxassistants,  dont  l'incrédulité,  disaient- 
ils,  avait  empêché  l'effet  de  leur  foi  vive  et  inébranlable. 
Artifice  usé  des  gens  téméraires!...  Il  est  vrai  que  par  là 
quelquefois  ils  réussissent  à  tromper  les  simples1  ». 

N'est-ce  pas  l'amertume  qui  se  décharge,  alors  qu'A  br- 
iard, isolé  sur  cette  pointe  avancée  de  la  Bretagne, 
regrettait  bien,  sans  doute,  le  Paraclet  et  ses  nombreux 
disciples?  Puis,  cette  peinture  si  peu  édifiante  de  l'inté- 

I.  33'  h.  in  fine. 


LES  PRÉDICATEURS.  7S 

rieur  d'un  cloître,  ces  considérations  sur  le  renoncement 
au  monde  et  sur  les  délices  de  la  vie  religieuse,  mêlées 
aux  violentes  tirades  contre  la  rapacité  des  seigneurs  voi- 
sins, ces  justes  réprimandes  et  ces  conseils  légitimes,  ces 
calomnies  contre  ses  adversaires  et  ces  traits  satiriques 
contre  ses  moines,  tout  cela  n'est-il  pas  le  résultat  de  la 
première  impression,  le  fruit  d'une  imagination  exaltée  et 
d'un  cœur  aigri  par  la  souffrance? 

Ce  fut  lors  de  son  second  séjour  à  Saint-Gildas  qu'il 
composa  les  trente  et  une  homélies  pour  le  Paraclet.  C'est, 
en  effet,  de  ce  moment,  que  date  sa  correspondance  avec 
Héloïse,  qui  le  pria  de  lui  envoyer  des  sermons.  Ce  recueil 
commence  à  l'Annonciation  et,  suit  par  ordre  les  princi- 
pales fêles  de  l'année.  Abélard  ne  perd  jamais  de  vue  que 
c'est  à  des  femmes  qu'il  s'adresse.  Il  s'applique  à  montrer 
le  rôle  que  les  saintes  femmes  ont  joué  dans  l'Évangile'  et 
dans  les  premiers  siècles  de  l'Église2.  Il  se  plaît  à  faire 
l'éloge  de  la  virginité3;  mais  on  est  étonné  de  le  voir  énu- 
mérer  des  détails  qui  rappellent  trop  la  punition  de  son 
crime4.  Le  jour  de  la  Pentecôte,  fête  de  la  communauté, 
il  recommande,  après  quelques  mots  sur  la  fondation  du 
Paraclet,  les  principales  vertus  de  la  vie  religieuse  et 
surtout  l'étude  des  livres  saints. 

Abélard  a  jugé  lui-même  ses  homélies.  Il  n'oublie  pas 
qu'il  ne  parle  point,  mais  qu'il  écrit.  «  Au  lieu  de  répandre 
les  fleurs  de  la  rhétorique  sur  les  sujets  qu'il  a  traités,  il 
n'a  pensé  qu'à  présenter  une  explication  simple  et  claire 
du  texte,  Cette  méthode  lui  a  paru  plus  assortie  à  l'idée 
de  la  véritable  éloquence,  qui  veut  que  l'orateur  propor- 
tionne son  discours  à  la  capacité  de  ceux  quil'écoutent5.  » 

L13*h.— 2.S1MÎ.— 3.1»,  2\  3»,ie«,26»,29*h.—  A.M'h.  —  5.Epist  ad Heloissam. 


76 


CHAPITRE  IV 


Néanmoins,  nous  croyons  que  le  grand  dialecticien  ne 
fut  pas  un  grand  orateur. 

Pierre  le  Vénérable  (f  1 156)  joue  un  rôle  plus  impor- 
tant dans  l'histoire  de  son  siècle  1  que  dans  celle  de  la 
Chaire.  Ses  quatre  sermons2,  auxquels  il  faut  ajouter  deux 
fragments  inédits3,  contiennent  des  sentiments  nobles, 
des  expressions  fortes,  une  chaleur  vraie,  des  idées  pleines 
de  magnificence4  !  Mais  Pierre  le  Vénérable  gâte  ses  plus 
grands  mouvements  par  un  esprit  subtil  qui,  n'embrassant 
point  le  plan  de  son  discours,  se  perd  dans  des  digressions 
et  dans  des  paraphrases  recherchées,  et  qui  préfère  le  vain 
choc  des  antithèses  à  la  simplicité  qui  remue  les  cœurs. 
Cependant  les  qualités  l'emportent  sur  les  défauts  :  les 
moines  de  Cluny  avaient  introduit  les  homélies  de  Pierre 
dans  l'office  divin. 

1.  Voyez  la  fine  biographie  de  Pierre  le  Vénérable,  par  M.  l'abbé  Dcmimuid. 

2.  Pat  roi.  lut,  CLXXXIX,  e.  954. 

'A.  Ms.  lat.,  12410,  f°s  42,  43.  Quoique  ces  fragments  ne  portent  pas  le  nom  de 
Pierre  le  Vénérable,  il  est  très-probable  qu'ils  lui  appartiennent,  rar  ils  sont  con- 
tenus dans  une  partie  d'un  manuscrit  exclusivement  attribuée  à  Pierre  le  Vénérable. 
De  plus,  le  sermon  qui  les  précède,  etqui  appartient  certainement  à  Pierre  le  Véné- 
rable, ne  porte  pas  davantage  le  nom  de  son  auteur.  On  lit,  f°  !!()  :  «  Sermo  cujus 
supra  in  honore  sancti...,  »  et  f  42  :  «  Item  alius  sermo  de  Assumptione  Virginia 
Marie.  »  Cet  item  ne  peut  se  rapporter  qu'au  nom  de  l'auteur,  puisque  le  sujet  du 
sermon  diffère  du  précédent.  Enfin,  c'est  la  manière  de  Pierre  le  Vénérable.  «  Ad 
interrogata  de  Virginia  et  Matris  Doniini  resolutione  temporali  et  assumptione 
perhenni,  quid  intelligam  responsurus?  Te,  Dcus,  omnipotens  pater,  voto  supplici 
exoro  ut,  qui  mandas  nubibus  et  pluunt  indues,  qui  tangis  montes  et  fumigant,  qui 
aperis  terrain  et  germinat,  quid  dicam  quid  jubcas,  proférant  preheas,  quid  sermonem 
dirigam  aperias.  Venerabile  enim  mihi  est,  Domine,  et  precordiis  meis  reverentis- 
Bimum,  de  matre  Filii  lui  loqui  et  de  sanctissimo  corporc  ejus  linguam  sermonibus 
occupare  <|ue  sola  meruit  Deum  hominemque  paritura  suscipere,  facta  thronus  Dei 
et  aula  régis  eterni  :  quod  tu  nos  docuisti  per  sanctos  patriarchas  et  apostolos 
(uguria  [figuris]  et  sermonibus,  quibus  nos  credimus  et  eerti  sumus,  quia  nunquam 
fefellisti,  nec  fallcre  novisti,  oslendens  Qlium  tuum  coeternum  libi  et  consubstanlia- 
lem  inearnandum  et  iucarnatum  per  Virginia  uterum  de  quo  corpus  assumpsit. . .  ■ 

i.  Par  ex.,  1*  h.  in  traiisfiguratione  Domini, 


L [•: S  PRÉDICATEURS.  77 

Bernard  de  Cluny^  vers  4156),  moine  forl  inconnu1, 
nous  a  laissé  un  sermon  cousu  de  textes  sacrés-. 

CUeaux. 

En  l'année  101)8,  saint  Robert  quitta  son  abbaye  de 
Molesmes  et  vint  à  CUeaux,  solitude  inaccessible,  située 
près  de  Dijon.  Il  amenait  avec  lui  vingt  moines,  décidés  à 
se  retremper  et  à  se  rajeunir,  en  vivant  désormais  de  la 
vraie  pauvreté  du  Christ.  Ils  se  mirent  à  défricher  le  désert; 
ils  se  logèrent  dans  des  cellules  de  bois.  Ils  souffrirent 
d'abord  de  la  faim  et  de  la  maladie;  mais  quelques  années 
plus  tard,  Citeaux  comptait  des  milliers  de  disciples,  puis- 
sants par  leurs  vertus,  vaillants  athlètes  de  l'Église,  unis 
tous  entre  eux  par  la  Charte  de  Charité. 

Or,  ces  humbles  religieux  qui,  la  cognée  à  la  main, 
surent  rendre  les  déserts  si  fertiles,  cultivèrent  aussi  les 
lettres  divines  et  humaines  :  ils  s'appliquèrent  surtout  à 
l'éloquence  sacrée.  Leurs  statuts  réglaient  tout  dans  l'exer- 
cice de  ce  saint  ministère.  L'esprit  d'intérêt  était  sévère- 
ment banni  de  la  prédication;  les  moines  ne  pouvaient 
recevoir  aucune  aumône,  môme  pour  construire  des 
églises3.  Celui  qui  avait  commis  une  erreur  en  prêchant 
était  condamné  h  renoncer  à  la  Chaire,  à  ses  livres,  à  ses 
tablettes4.  Aussi  leurs  nombreux  sermons  ont-ils  tous  le 
même  caractère  :  l'austérité.  Ils  laissent  percer  l'ascétisme 
et  les  macérations. 

1.  Martène,  Thes.  Nov.  Anecd.,  V,  1585,  note,  et  Elies  Dupin,  Bibl.eccl.,  IX,  8:1, 
le  mentionnent  comme  auteur  de  sermons. 

2.  In  parabolam  de  Villico  miquilatis.  Opp.  S.  Bernard.,  V,  1371. 

3.  Martène,  Thes.  Noi>.  Anecd.,  IV,  1291.  —  i.  Ibid.,  1290. 


78  CHAPITRE  IV. 

Saint  Etienne  (-J-  1134),  surnommé  Harding,  troisième 
abbé  de  Cilcaux,  demeure  une  des  plus  grandes  ligures 
de  l'ordre.  Il  reçut  saint  Bernard  et  ses  compagnons,  éta- 
blit les  premières  colonies  de  la  maison  mère,  convoqua 
un  chapitre  général  en  1116,  et  un  second  en  1119.  Sen- 
tant ses  forces  faiblir,  il  se  démit  de  sa  dignité  d'abbé 
pour  méditer  plus  à  loisir  le  mystère  de  la  mort.  Il  fit  beau- 
coup d'instructions  à  ses  moines',  mais  il  ne  nous  reste 
plus  qu'un  fragment  de  l'oraison  funèbre  d'Albéric,  son 
prédécesseur.  Nous  le  citerons  plus  loin. 

Isaac  de  l'Étoile  (f  vers  1 155),  d'abord  abbé  dans  l'île 
de  Ré3,  ensuite  de  l'Étoile  au  diocèse  de  Poitiers,  nous  a 
laissé  cinquante-quatre  sermons4,  nombre  relativement 
peu  considérable,  puisque  Isaac  prêchait  chaque  jour  '. 
Toutes  ses  homélies  n'ont  pas  été  prononcées  dans  les 
mêmes  circonstances.  Les  neuf  dernières  ont  dû  l'être  à 
l'abbaye  de  l'Étoile,  devant  un  auditoire  nombreux,  mêlé 
de  moines,  de  conversctde  laïques1'.  De  plus,  Isaac  y  parle 
de  livres  que  les  religieux  transcrivaient7;  or, dans  l'île, 
séparés  du  reste  des  hommes8,  ils  étaient  complètement 
dépourvus  de  livres'-1  . 

I.  «  Librum  exhortationum  pAvàtarum  ad  monachos.  »  PHseusj  De  illustr.  Angl. 
scrijit.,  202.  —  2.  Manriq.,  Aimai,  cisterc,  I,  anno  1109,  cap.  i,  a*9. 

3.  On  a  beaucoup  discuté  sur  l'ile  dont  Isaac  parle  si  souvent  dans  ses  homélies. 
V.  Hitt.  lilt.,  XII,  678;  Gallia  christ..  II,  I35S;  lissier,  Dibl.  cislerc,  VI,  l.Cctlc 
île,  c'est  l'ile  de  Ré.  Un  texte  précieux  en  fait  loi  .  «  Epistola  Kldouis  de  Halo 
Leone  ad  Girardum  abbatem  Pontiniacensem...de  fundatione  abbaliœ  Reœ,  anno  I  IN'.'. 
Conccdiinus  itaque  vobis...  quœcumquf  dederamus  dbbati  huac  cl  ahbati  Johanm. 
...in  insula  qitœ  dicitur  lie...  t  Mai  Une,  Thts.  Nov.  Anecd.,  111,  1212. 

1.  \.'IItst.  Utt., XII, 678, dit  «  cent  cinquante-deux  sermons  ».  C'est  évidemment 
une  erreur  typographique  pour  ciuipiantc-dciix. 

5.  20% 35",  34*,  «•'  h.,  etc.  Palrol.  hit.,  CXCIV.  —  6.  LV,  48%  50*  h.  -  7.  18-  h 

«   If  h.  —0.22'  li. 


LES  PRÉDICATEURS.  79 

Toutes  les  autres  homélies  ont  été  faites  dans  l'Ile;  ce 
sont  celles-là  qui  nous  plaisent,  qui  nous  charment  par 
une  familiarité  inattendue  et  par  un  côté  tout  champêtre. 
Klles  nous  font  suivre  les  travailleurs  dans  les  sillons  ;  nous 
reprenons  haleine  avec  eux  :  «  Reposons-nous  un  peu  ici, 
mes  frères,  pour  déguster  les  mets  sacrés  que  je  vous  ai 
réservés  d'hier'.  »  «  Nous  avons  encore  plus  d'une  heure 
devant  nous,  et  voilà  que  notre  tâche  est  finie  :  alors  reve- 
nons à  notre  entretien  d'hier.  »  «  Mais  c'est  assez  parler 
aujourd'hui,  car  notre  tache  n'est  pas  encore  tout  à  fait 
achevée  :  reprenons  notre  travail3.  »  Tout  est  d'improvi- 
sation :  temps,  lieu,  sujet,  personnes1.  Isaac  se  met  en 
scène  lui-même,  et  pour  montrer  la  liaison  des  membres 
avec  l'âme,  il  avance  que  si  son  pied  pouvait  parler  il 
s'écrierait  :  Je  suis  Isaac"'!  Il  fait  intervenir  les  moines 
dans  ses  discours;  il  rappelle  leurs  entretiens,  leurs  con- 
versations °. 

Quelle  douce  et  touchante  beauté  dans  cette  vie  qui  se 
partage  entre  le  travail  du  corps  et  la  contemplation  de 
l'âme7!  Ces  moines  ne  veulent  point  de  la  terre;  ils  s'en 
défendent  bien  haut,  ils  jurent  avec  serment  qu'ils  sont  les 
citoyens  du  ciel  :  «  Je  proclame  que  je  suis  un  étranger  et 
un  pèlerin  ici-bas;  je  suis  dans  ce  monde  comme  si  je  n'y 
étais  pas.  Non,  je  ne  suis  point  fils  de  l'homme,  je  suis  fils 
de  Dieu;  je  n'ai  de  l'homme  que  la  forme  et  l'apparence. 
Je  ne  suis  fils  ni  de  mon  père  ni  de  ma  mère,  je  ne  suis 
point  le  frère  de  mes  frères  :  ils  ont  beau  dire,  affirmer  et 
protester  que  je  leur  appartiens.  Qu'ils  produisent  des 
témoins,  qu'ils  montrent  pour  me  revendiquer  les  mar- 

I.  8»  h.—  %  37* h.  —3.7"  h.  —  I,  18*  h.  —  5.  Ifc  h.  —  6.  84»j  il»  h. 
7.  -20»  h. 


80  CHAPITRE  IV. 

(|iies  de  ma  chair  et  de  mon  sang;  moi,  je  sais  bien  d'on  je 
suis.  Je  nie,  je  récuse,  je  proteste;  je  ne  suis  point  celui 
qu'ils  pensent,  l'extérieur  les  trompe.  Étendant  les  mains 
sur  vous,  je  dis  :  voici  mes  frères!  Oui,  nous  sommes  tous 
pupilles,  orphelins;  nous  n'avons  point  de  père  en  ce 
inonde  :  notre  Père  est  au  ciel  ;  notre  Mère,  c'est  la  Vierge  ; 
nous  sommes  du  ciel  !  Ici,  nous  ne  taisons  que  passer  comme 
l'ont  fait  nos  pères1.  » 

La  connaissance  de  Dieu  et  celle  de  l'âme  est  la  seule 
chose  qui  préoccupe  ces  moines.  Aussi,  ce  sont  des  cours 
de  psychologie  et  de  théodicée  qu'Isaac  leur  fait,  pendant 
qu'il  s'essuient  le  front  sous  l'ombrage  des  chênes.  Il 
cherche  à  pénétrer  les  rapports  intimes  du  Créateur  et  de 
la  créature,  la  liaison  du  cœur  et  de  l'esprit,  l'empire  de 
la  raison  sur  les  appétits  grossiers.  L'ardeur  qu'il  y  porte 
ressemble  à  de  la  passion.  Mais  bientôt  les  mystères  l'ar- 
rêtent ;  il  essaye  de  voler  vers  les  hauteurs,  les  ailes  de 
son  intelligence  refusent  de  l'élever  plus  haut  ;  il  finit  par 
retomber  à  terre,  «  comme  les  petits  oiseaux  qui,  trop 
pressés  de  quitter  le  nid,  essayent  de  voler  avant  d'avoir 
toutes  leurs  plumes2.  »  Plus  il  fait  d'efforts  pour  sonder 
ces  problèmes,  plus  la  solution  lui  échappe  :  il  regrette  de 
n'être  pas  ignorant3;  l'amour  de  la  vérité,  du  moins, ne 
le  tourmenterai!  pas.  Il  serait  du  nombre  de  ces  tidèles  à 
qui  la  pureté  du  cœur  révèle  à  elle  seule  tant  de  choses  sur 
la  foi'.  Connaître  l'Aine,  n'est  rien;  la  nourrir  de  saintes 
pensées,  la  mettre  en  garde  contre  les  périls  qui  l'envi- 
ronnent, fuir  les  dangers  de  La  tristesse5,  veiller  sur  son 
mauvais  ange0,  et,  par-dessus  tout,  s'aimer  les  uns  les 

I.  29"  h.  —  2.  33"  h.  —  3.  22*  h.  -  4.  4«  b.  —  5.  13",  11",  17',  20"  h. 
6  38*  li. 


LEiS  PRÉDICATEURS.  g\ 

autres1  :  voilà  les  secrets  do  la  vit;  chrétienne  et  de  la  vin 
religieuse. 

Isaac  est  l'un  de  nos  prédicateurs  les  plus  intéressants. 
Quelques  Taules  de  goût,  de  fréquents  jeux  de  mots  ne  lui 
retirent  rien  de  notre  sympathie;  et  telle  est  la  puissance 
de  sa  parole  qu'il  nous  arrive,  en  le  lisant  ,  de  le  suivre  à 
notre  insu  dans  son  île  lointaine  et  de  nous  asseoir  à  ses 
côtés,  sur  le  bord  de  la  mer,  au  milieu  des  sillons. 

Baudoin,  abbé  des  Fordes  (-j-  vers  1150),  nous  est  pres- 
que inconnu.  Quoiqu'il  fût  Anglais  de  nation,  on  croit" 
qu'il  enseigna  publiquement  à  Paris.  Il  devint  sucessi- 
vement  abbé  des  Fordes,  de  l'ordre  de  Citeaux,  évèquc  de 
Vorchester  et  archevêque  de  Gantorbéry.  Les  sermons  qui 
nous  restent  de  lui 3  contiennent  des  passages  éloquents 
sur  la  misère  de  l'homme.  Ils  sont  clairs  et  profonds.  Bau- 
doin ne  cite  jamais  les  Pères,  rarement  les  Écritures,  et 
toutes  les  considérations  morales  qu'il  développe  s'ap- 
puient sur  des  comparaisons  prises  dans  la  nature 
humaine. 

«  Candidiores  nive,  nitidiores  lacté,  rubicundiores  ebore  antique-,  pul- 
chriores  saphiro.  Pulchritudiuem  Nazareorum  describit  sermo  propheticus 
quam  miris  laudibus  effert,  miris  preconiorumtitulisextollit  et  superextollil. 
Laudat  enim  in  Nazareis  candorem,  laudat  et  nitorem,  laudat  et  ruborem. 
Cumque  hec  tria  ad  pulchritudinem  pertineant  et  gratiam  pulchritudinis 
augeant,  postremo  tamen  ipsam  pulchritudinem  quasi  nominatim  laudat... 
Laudalur  in  Nazareis  pulchritudo  non  corporum,  sed  morum;  non  gloria 

1.  «  0  unumunum!  0  unum  unice  unum  !  0  unum  prorsus  necessarium  !  »5"li. 

2.  Hist.  lilt.,  IX,  166. 

3.  Ms.  lat.,  14932,  f°  185  :  «  Sermo  magistri  Balduini,  abbatis  Fordensis  »  La 
rubrique  du  manuscrit  porte  «  ad  claustrales  ».  Biblioth.  de  Troycs,  ms.  lal.,  433, 
*"  il  :  «  Expliciunt  sermones  magistri  Baldwini  Cantuariensis  arcliiepiscopi,  pridem 
abbatis  de  Fordes,  Cisteriensis  ordiuis.  »  Ce  manuscrit  a  perdu  ses  premiers  feuil- 
lets :  il  contient  environ  20  serinons. 

G 


8£ 


CHAPITRE  JV 


carnis,  sed  mentis,  sed  virtutis,  sed  honestatis.  Habet  quidem  gloria  carnis 
nonnullam  gratiam  in  oculis  carnis,  sed  vanam,  sed  fallacem,  sicut  scriptum 
est  :  fallax  gratia  vana  est  pulchritudo.  Quid  eniin  est  vana  pulchritudo 
nisi  pulclira  vanitas?  Aut  quid  est  fallax  gratia,  nisi  grata  fallacia?  Grata 
est,  sed  fallacia  ;  fallacia  est,  sed  grata.  Cernentibus  gratiose  placet,  sed 
spectantes  fallit  et  intuentium  oculos  quasi  quibusdam  prestigiis  illudit. 
Nam  si  interioris  oculi  acumine  intima  humani  corporis  pénètrent ur,  quid 
est  pulchritudo  carnis  nisi  velamentum  turpitudùus,  nisi  prétextas  quidam 
latentis  ignominie  et  confusionis?  Sub  gloria  enim  carnis  latent  occulta 
dedecoris  que  pudor  est  nominare,  sed  et  ipsi  homini  horror  est  etiam 
cogitare.  Homo  siquidem  putredo  est,  et  finis  hominis  venuis.  Quid  si  ita 
est,  immo  quia  ita  est,  quid  est  pulchritudo  filii  hominis  nisi  pulchritudo 
vermis?  Quid  est  pulcher  homo,  nisi  pulchra  putredo  ?  Quid  deniquc 
superbus  homo,  nisi  superba  putredo  '.'  Aut  quid  nobilis  homo,  nisi  vilis- 
sime  corruptionis  generosa  propago'?...  » 

GuiiRftic  d'Igm  (f  1156)  n'a  point  d'autre  but  que  le 
salut  éternel  de  ses  frères'.  Toute  sa  préoccupation  est 
de  semer  le  bon  grain  dans  leurs  âmes.  Aussi  parle-t-il 
rarement  du  monde  ;  s'il  lui  arrive  d'y  jeter  un  coup  d'oeil 
en  passant,  il  se  le  reproche  comme  un  crime3.  Toute  son 
attention  est  pour  la  vie  spirituelle  de  ses  religieux.  Il  les 
met  en  garde  contre  les  regrets  du  siècle*,  les  infractions 
à  la  règle5,  la  présomption  et  les  jugements  téméraires6, 
le  relâchement  et  l'orgueil7,  l'oubli  des  saintes  Ecritures8 
et  la  tentai  ion  des  richesses11.  Mais  son  monastère  est  si 
régulier  qu'il  s'accuse  lui-même  de  contrister  ses  frères 
en  leur  donnant  de  pareils  avis10,  au  lieu  de  leur  décrire 
le  bonheur  de  la  vie  monastique  ". 

I.  M  s.  lat.,  14932,  f  18."».  — -J.  55  serinons,  Opp.  S.  Beiu.,  VI,  17%. 
3.  Serm.  f,  in  Epiph.  Domini;  serm.  3,  in  festo  Benedicti. 

•i.  Serm.  -,  de  Nativitatc  Domini;  serm.  I.  in  Epiph.  Domini. 
.">.  Serm.  f»,  in  festo  Purilicat.  —  G.  Serin.  I,  in  fcslo  Pcntecosles. 
7.  Serm.  I,  in  Natali  apost.  —  S.  Serm.  :  Qui  habitas  in  liortis. 
'J.  Serin,  in  solcmuit.  SS. 

10.  Serm.  iu  festo  IVntecosl .  :  serin.  3,  iu  festo  S.  Benedicti. 

II.  Scan,  i,  de  Adveulu  Domini;  ierm.  I.  in  fcslo  Pcntecosles;  serm.  5,  d« 
Adventu  Domini. 


LES  PRÉDICATEURS.  83 

Il  ©si  facile  de  voir  par  là  que  Guerric  ne  s'attache  pas 
aux  règles  de  la  composition  :  ses  homélies  ne  sont  qu'une 
suite  de  considérations  pieuses  sur  un  sujet  annoncé, 
qu'il  resserre  en  quelques  lignes  ou  qu'il  développe  en 
plusieurs  pages ,  selon  l'inspiration  du  moment 1 .  Il  y 
ajoute  les  élans  de  son  cœur  et  l'onction  touchante  de  sa 
vertu.  On  pourrait  citer  des  discours  entiers  où,  entraîne 
par  La  verve  impétueuse  qui  déborde,  il  laisse  de  côté  ses 
auditeurs  pour  rentrer  en  lui-même,  parler  à  son  âme  et 
s'entretenir  avec  le  ciel  du  bonheur  des  élus'2.  Mais 
Guerric  ne  se  doute  pas  qu'il  puisse  avoirdesiuoiivements 
d'éloquence.  Au  contraire,  il  accuse  sans  cesse  son'inipuis- 
sance  et  son  incapacité.  Il  voudrait  être  simple  religieux, 
pour  recueillir  au  lieu  de  semer3.  Il  faut  qu'il  prêche  la  sa- 
gesse, et  il  n'enpossède  pas  même  le  commencement4;  on 
l'a  nommé  père,  et  il  n'a  pas  de  pain  à  donnera  ses  fils  !  Lui 
qui  est  indigne  de  la  vie  même  et  contre  qui  tout  s'élève  à 
l'intérieur  et  à  l'extérieur6,  il  doit  juger  les  autres7!  Il 
eut  beau  se  plaindre  :  il  fut  contraint  de  garder  sa  dignité. 
Il  affirma  en  tfain  que  ses  discours  étaient  méprisables8, 
qu'ils  n'étaient  que  de  vils  langes  destinés  à  envelopper  la 
vérité9,  il  essaya  en  vain,  sur  son  lit  de  mort,  de  les 
détruire  :  ses  disciples  en  avaient  transcrit  plusieurs 
copies.  A  côté  de  beautés  éparses,  de  quelques  saillies 
pleines  de  grandeur,  ces  homélies  représentent  surtout 
la  simplicité  et  la  charité  chrétiennes.  Elles  nous  mon- 
trent dans  Guerric  d'Igni  une  âme  pieuse ,  doucement 

1.  Serai,  in  ditbus  Rogalion.  ;  sermo  :  Qui  habitat. 

2.  Serm.  2,  in  Epiphania  Domini.  —  3.  Serm.  2,  in  festo  l'entecostes. 
4.  Serm.  5,  in  Adventu  Domini.  —  5.  Serm.  in  diebus  Rogalion. 

6.  Serm.  3,  in  festo  S.  Bencd.  —  7.  Serm.  i,  in  Epiph. 
8.  Serin  3,  in  Epiphan.  —  9.  Serin.  5,  de  Nativitate. 


M  CHAI' (THE  IV. 

ardente  et  forte,  enfin  un  reflet  de  saint  Bernard ,  son 
maître  '. 

Ernauld  lie  Bonineval  (f  vers  1156) 2  est  l'ascète  et  le 
mystique  par  excellence.  Son  exaltation,  son  ardeur  ins- 
pirée, les  inquiétudes  qui  tourmentent  sa  foi,  nous  trans- 
portent loin  du  diocèse  de  Chartres  qu'il  habite,  et  nous 
rappellent  le  ciel  brûlant  de  la  Syrie,  les  solitudes  de  la 
Thébaïde,  le  temps  de  saint  Antoine  et  de  saint  Ephrem. 
Il  cherche  avec  anxiété  la  science  de  la  vie  spirituelle;  il 
approfondit  les  secrets  de  la  liaison  intime  de  l'àme  et  du 
corps;  il  se  demande  pourquoi  l'esprit  «  use  de  la  chair, 
comme  le  forgeron  use  du  marteau  et  de  l'enclume,  afin 
de  façonner  les  idoles  des  turpitudes  et  les  fantômes  de 
toutes  les  voluptés'.  »  11  ne  cesse  de  poursuivre  tous  ces 
problèmes  par  des  soupirs,  par  des  aspirations  véhémentes 
qui  révèlent  une  âme  consumée  des  feux  de  la  divine 
charité. 

Ernauld  aurait  voulu  effacer  jusqu'à  la  trace  de  son  pas- 
sage en  ce  inonde.  Lorsqu'il  envoie  au  pape  Adrien  IV 
son  livre  sur  les  œuvres  du  Christ,  il  a  des  expressions  de 
pitié  sur  la  gloire,  et  l'on  sent  bien  que  lui,  du  moins,  «  en 
écrivant  contre  elle,  il  ne  veut  pas  avoir  la  gloire  d'avoir 
bien  écrit.  »  Mais  il  demande  humblement  qu'on  le  délivre 
enfin  de  sa  charge  d'abbé,  «  cette  flamme  torturante  »,  et 
qu'on  ne  laisse  pas  son  nom  sur  l'opuscule  qu'il  vient  de 
faire1.  Cette  dernière  précaution  a  été  gênante  pour  la 
critique,  sans  nuire  toutefois  à  sa  réputation  ;  car  une 

t.  «  Magislcr  noster  »,  serin.  !),  in  Natali  Apost.  —  t.  But.  lit!.,  XII,  535< 
^.  Proloyux,  de  Cardinal,  nperibus  Christi,  Patrol.  loi.,  CI.XXXIX,  c.  1609. 
i.  Ibid. 


LES  PRÉDICATEURS.  s."» 

partie  de  ses  œuvres  ;i  été  longtemps  confondue  avec  les 
ouvrages  de  saint  Gyprien, 

Son  Hexaméron,  ses  Méditations,  ses  Commentaires  sur 
la  Vierge  et  sur  le  Saint-Esprit  ne  sont,  sans  aucun  doute, 
que  des  conférences  prononcées  d'abord, réunies  ensuite 
sons  forme  de  traités.  Comme  ces  recueils  ne  conservent 
plus  rien  de  la  forme  oratoire,  nous  n'avons  pas  à  les 
juger  ici. 

Dans  ses  homélies  sur  les  psaumes,  Ernauld  éclate 
librement  en  pieux  soliloques.  Mais  la  pensée  du  jugement 
dernier  le  poursuit  jusque  dans  les  rigueurs  de  la  péni- 
tence. Il  éprouve  toutes  les  transes  de  la  foi  scrupuleuse; 
sa  tristesse  craintive  lui  fait  monter  la  rougeur  au  iront, 
et  il  ne  goûte  de  repos  que  dans  cette  inquiétude  même.  Il 
a  noté,  il  a  caché  dans  son  cœur,  pour  ne  pas  succomber 
au  désespoir,  la  parole  alarmante  des  Proverbes  :  «  Heu- 
reux l'homme  qui  craint  toujours!  »  Il  en  fait  sa  maxime  '. 

Serlon  de  Savigny  (f  11 58).  Les  homélies  de  Serlon  -, 
composées  avec  une  piété  tendre,  une  morale  exacte, 
n'offrent  ni  beautés  à  signaler,  ni  défauts  à  reprendre. 
L'abbé  de  Savigny  manque  d'énergie  et  de  fermeté  dans 
sa  parole  comme  dans  son  administration .  Ne  pouvant 
maintenir  la  concorde  entre  toutes  ses  maisons,  il  les  réu- 
nit secrètement  à  Clairvaux,  où  il  finit  lui-même  ses  jours 
dans  une  sainte  obscurité3. 

Odon  de  MoRiMOXD(f  vers  1 170) 4.  Presque  toutes  les 
homélies  d'Odon,  abbé  de  Morimond,  sont  encore  iné- 

1.  3»  h. 

2.  22  homélies,  ms.  lat..  2681\  f  109;  plus  un  fragment  d'homélie  «  in  Assump 
tione  »,  ms.  lat.,  2594, P 12.  On  les  trouve  imprimées  :  Tissier,  Bibl.  Pair.  Cisleir.,  VI, 

3  ffist,  Htt-,  XII,  521.  —  4.  Hist,  Ml.,  XII,  610, 


CHAPITRE  IV. 


dites'.  Elles  sonl  dépourvues  de  mouvement  et  de  vie. 
Mais  les  copistes  nous  avertissent  religieusement  de  ne  pas 
les  juger  avec  sévérité,  si  elles  nous  paraissent  inanimées. 
«  Odon,  disent-ils,  était  fort  éloquent;  jamais  orateur  ne 
le  surpassa.  Mais,  en  écrivant  ses  discours,  nous  avons 
négligé  la  forme  pour  ne  relever  que  le  fond  de  la  doc- 
trine.... »  Leurs  prologues  sont  des  éloges  pompeux'2. 

Geoffroy  de  Mailros  (f  vers  1150).  Geoffroy3,  abbé 
de  Mailros4,  en  Angleterre5,  vivait  au  temps  de  Pierre  de 

1.  5  ont  été  publiées,  d'après  Combéfis,  Palrol.  lot.,  CLXXXVIII,  c.  1645.  — 
53  inédites  sont,  mss.  lat.,  3010,  18178;  56,  ms.  lat  ,  15381  :  ce  sont  les  mêmes  que 
dans  les  deux  manuscrits  précédents,  mais  la  division  en  est  différente;  87,  ms. 
lat., 4-50,  de  la  biblioth.  de  Troyes,  divisées  en  deux  parties;  chaque  partie  est 
précédée  d'un  prologue,  f°  1,  f°  76.  Les  homélies  contenues  dans  la  première  partie 
de  ce  manuscrit  manquent  dans  les  manuscrits  de  la  Biblioth.  nation.  —  Les 
homélies  d'Odon  n'ont  de  la  forme  oratoire  que  le  texte  de  l'exorde  et  la  formule 
de  la  conclusion  :  encore  prennent-elles  souvent,  surtout  dans  le  manuscrit  de 
Troyes,  le  titre  de  chapitre. 

2.  Les  prologues  s'expriment  ainsi,  ms.  lat.,  18178,  f°  100,  le  haut  du  feuillet 
est  déchiré  :  i  Hec  dicta  sunt  ut  sequenlis  operis  labor  non  judicetur  inanis,  vel 
superfluus  ne  putetur,  dum  defluentis  sapientio  exiguas  nititor  haurire  stillas  et 
festinat  edere  de  micis  que  caduntdc  mensa  dominorum.  Vir  per  omnia  laudabilis, 
arutus  ingenio,  faoundus  eloquio,  fuie  rectus,  vita  conspicuus,  merito  venerandus 
et  cum  digno  nominandus  honore,  dominus  Odo  abbas  Morimundi.  Sepe  coram 
positis  fratribus, verbum  vite  predicabat,  illo  suo  suhlimi  et  subtili  sensu  scriptura- 
rum  mysteria  disserens.  Cujus  ne  oblivione  delerentur  verba,  visum  est  quibusdam 
quibus  bine  alignants  facultas  extitit,  ipso  volonté,  imo  jubente,  ex  stilo  mandare 
legenda...  »  Le  copiste  du  ms.  lat.,  15381,  f°  79,  est  encore  plus  soucieux  de  la 
gloire  d'Odon  :  «  Hoc  tamen  pre  ecteris  commonitam  esse  volo  prudentiam  lectoris 
et  pietatem,  ne  ex  imperitia  excipientis  doctissimi  viri  sensus  estimet  et  eloquium. 
Alioquin  tacuisse  melius  erat  quam  laudem  doctrina  ejus,  qtiam  alii  tractatus 
illius  magnince  cesserunt,  nostris  exceptiunculis  vel  ad  modicum  minuere.  » 

3.  Le  ms.  lat.,  18178, F  1,  ne  porte  que  ce  titre  :  Galfridus  abbas. 

4.  «  In  monasterio  nostro  quod  Mailros  appellatur.  ■  Ibid.,  f°  66. 

5.  Ce  monastère  de  Mailros  était  situé  sur  les  confins  de  l'Angleterre  et  de  l'Écossc. 
V.  Mabillon,  Annal.  Bened.,  I,  416.  Nous  avons  étudié  ce  prédicateur,  malgré  son 
origine  étrangère,  afin  de  comparer  ses  homélies  à  des  homélies  faussement  attri- 
buées à  Geoffroy  d'Auxerre;  voy.  plus  loin,  Geoffroy  d'Auxerre.  De  plus,  il  a  pro- 
noncé quelques-uns  de  ses  discours  en  France,  par  ex.,ms.  lat.,  18178,  f°  18  :  ■  In 
natali  sancti  Gregorii  de  verbis  Isaie,  clama  ne  cesses,  in  capitulo  beati  Medardi 
Suessionensis.  " 


LES  PRÉDICATEURS.  S7 

Léon1.  On  reconnaît  dans  tontes  ses  homélies-  une  figure 
suave  et  mélancolique.  Raoul  Ardent,  et  Geoffroy  Babion 
sont  touchés  des  maux  de  leur  époque;  ils  ont  la  verve, 
l'élan  et  l'audace  pour  les  dénoncer.  Geoffroy  de  Mailros 
est,  lui  aussi,  vivement  ému,  mais  il  gémit  surtout.  Il  se 
plaint  douloureusement,  il  ne  s'emporte  jamais.  S'il 
regarde  les  autres  siècles,  il  n'y  trouve  pas  de  consola- 
tion; il  revient  plus  désolé  encore  à  son  époque.  Il  n'en- 
seigne qu'un  remède,  celui  de  lever  les  bras  vers  leseieux, 
de  jouir  d'avance  de  l'éternité,  et  le  mot  de  prière  revient 
à  chaque  instant  sur  ses  lèvres. 

«  Quiddicemusdepaupertate'virtutum  ?  Ubi  hodie  jàm  antiquaillamarty- 
rum  palientia?  Ubi  confessorum  justitia?  Ubi  anachoretarum  abstinentia 
tàniinsignis?Non  causamur  extrême  huicnostre  generationi  magnifica  illa 
déesse  miracula  :  cecos  non  illuminari,  paraliticos  non  curari,  non  mini- 
(tari  teprosos,  non  suscitari  mortuos.  Ubi  hodie  prelatorum  indefessa 
custodia  lucris  inhians  animarum?  Ubi  subditorum  simplex  obedientia 
sine  nlla  discnssione,  non  tarde,  non  trépide,  solis  obtemperans  nutibus 
prelatornm?  Sic  se  prelati  suspectos,  sic  se  suspiciosos  exibent  subditi  ut 
facile  sit  inveniendus  jam  qui  renuat,  qui  redargual,  qui  résistât...  Sola 
abundat  bodie  in  hac  paupere  vita  iniquitas,  nam  caritas  refrigescit. 
Verum  iniquitatis  abundantia  summa  inopia  est.  Plangebatur  non  longe 
ante  bos  annos  etas  nostra  inops  virorum:  sed  quam  nobis  in  hac  parte 
locuples  videretur,  si  sicut  tune  erat  bodie  inveniretur!  Nec  modernis 
detrabimus,  sed  cuna  gémit u  recordamur  quam  honestas,  quàmautenticas. 
quam  probabiles  et  probatas,  tam  in  dignitatibus  secularibus  vel  ecclesias- 
ticis  quam  etiam  in  sacra  religione  personas  aliquando  vidimus,  viros  in 
negotiis  streuuos,  in  consiliis  providos,  in  beneficiis  libérales,  in  divitiis 
bumiles,  quorum  hodie  memoria  in  benediclione  est  !...3  »  «  Ut  4  quid 
non  eruhescimus,  ut  quid  non  respiramus,  ut  quid  non  dicimus  singuli: 
Surgam  et  ibo  ad  patrem  meum?  0  terrigene  et  filii  hominum  !  Si  nobis  est 
pater  celestis,  cur  exulamus  in  terris  ?  0  si  redeuntes  nos  intueatur  et  ipse 
quoque  misericordia  moveatur  !  0  si  quis  nostrum  sentiat  cadentem  patrem 

t.  «  Ante  hos  quinque  annos  circà  hujus  gravissima  initia  schismatis.  «  f  49;  et 
f°ô5  «  Virgo  que  ejusdem  schismatis  caput,  Petrum  Leonis,  in  gutture  jacnlo  feriens.  n 

2.  56  sermons,  de  Tempore  et  de  Sanctis,  ms.  lat.,  18178. 

3.  Ms.  lat.,  18178,  f°  61.  —  4.  Ibid.,  C  68. 


88 


CHAPITRE  IV. 


super  collum,  omis  lave,  onus  amabile,  onus  duleissimum,  omis  divinum  ! 
0  si  illud  quis  meratur  osculum  !  0  si  audire  dignissimum  illum  et  digna- 
tissimum  patrem  dicentem  :  epulari  et  gaudere  oportet!...  » 

Dans  cette  douce  contemplation  des  choses  célestes, 
Geoffroy  montre  à  découvert  une  âme  légèrement  sou- 
riante au  milieu  de  la  tristesse,  et  qui  semblait  créée  pour 
vivre  dans  des  temps  plus  heureux. 

Allalx  de  Lille  (+1202),  surnommé  le  docteur  univer- 
sel, était  né  à  Lille  en  Flandre,  peu  d'années  avant  1128  '. 
Alain  était  un  des  maîtres  de  la  prédication.  lia  composé 
des  manuels  à  l'usage  des  prédicateurs/  et  des  recueils  de 
textes  sacrés3.  Il  prêcha  lui-même  et  fit  beaucoup  de  ser- 
mons4: il  essaya  de  confirmerses  préceptes  par  l'exemple. 
Ses  homélies,  composées  sur  divers  sujets,  ne  manquent  ni 
de  véhémence  ni  de  vivacité.  Par  exemple,  ce  passage  sur 
la  vanité  des  biens  de  ce  monde  est  fortement  accentué  : 

«  Fenum  et  stipule  sunl  terreni  honores,  niundane  proprietates, 
seculares  dignitates.  Hec  cleganter  feno  et  stipule  sunt  compara- 
biles,  quia  sicut  fenum  vel  stipula  mine  vigent,  nunc  vero  in  cliha- 
num  mittuntur,  nunc  florent,  nunc  conteruntur,  sic  mundana  gloria 
nunc  viget,  nunc  emoritur,  nunc  splendet,  nunc  teritur.  Quid  enim  sunt 
terreni  honores,  nisi  honorum  imagines?  Quid  mundane  proprietates,  nisi 
potestatum  histriones?  Quid  seculares  divites,  nisi  dignitatum  larve  et 
simie  ?  Quid  terrena  bona  nisi  bonorum  fantasia  ?  Cetera  bona  terrena  non 
sunt  bona  :  si  bona  essent,  ntinquam  deessent,  non  abessent  justis,  non 

1.  C'est  la  conclusion  de  Brial,  Hist.  litt.,  XVI,  399. 

2.  Summa  de  arte  prsdicatoria,  Patrol.  lat.,  CCX,  r.  109.  Ce  traité  contient 
quelques  principes  de  rhétorique  et  17  canevas  d'homélies,  Nous  en  avons  de  nom- 
breux manuscrits,  à  la  Hihlioth.  nation. 

:t.  Ibid. 

i.  Il  sermons  et  un  fragment  sont  imprimés,  ibitl.  Les  inédits  sont  contenus: 
1,  ms.  lat.',  14799,  f«  106,  nouvelle  pagination;  S.  ms.  lat..  14869,  f°  2V23;  60,  ms. 
lat.,  1817:2.  Trithème,  De  script,  eccl.,  r»27 ,  lui  attribue  en  outre  «  Smuma  quoi 
moilis,  »  répertoire  pour  les  prédicateurs. 


I,ES  P  INDICATEURS. 


SU 


adessenlinjustis.  Si  hona  essent,animumimplerent,  nonmentem  exbaurirent, 
per  «i ti o  mens  fit  quadam  vacuitate  plena  et  quadam  plenitudine  vacua.  Si 
hona  essent,  tellus  eis  non  gauderet,  paradisus  non  careret'.  » 

Ailleurs2,  il  s'élève  contre  la  vaine  science  qui  enfle 
d'orgueil. 

«Quenam  miseristamdira  cupidout  in  monasteriis  suis  aliis  velint  prefici 
per  fas  et nefas  quandoque  simoniaca heresi  ad  prioratus  vel  ad  alias  dignitates 
promoveri  ?  Ascendant  in  altum  montem,  scilicet  appetitum  scientie  inflan- 
tis.  Vides  hune  alium  mundi,  alium  cure,  alium  forensium  negotiorum  Deo 
displicentium  scientiam  vehementer  affectare,  ut  doclior  fratribus  suis 
reputetur,  ut  sic  processu  temporis  ad  prioratum  vel  subprioratum  vel 
aliani  dignitatem  promoveatur,  scilicet  ne  taceam  de  scolarihus  qui  ascen- 
dunt  montem  inflantis  scientie  querentes  subtilia,  non  utilia.  Unde  non 
velint  montem  elevare  scientie;  sic  edilicant  Rahel,  putantes  se  usque  ad 
celum  posse  pertingere  et  se  hoc  modo  ad  similitudinem  Dei  posse  perve- 
nire.  » 

Eue  de  Goxida  (-H203),  abbé  des  Dunes,  fit  beaucoup 
de  sermons,  mais  tous  sont  perdus,  excepté  deux  qui 
furent  prononcés  dans  un  chapitre  général  de  Cîteaux3. 
Élie  aime  les  jeux  de  mots,  les  singularités  et  les  citations 
profanes.  Amaury  Duval 4  donne  sur  ces  deux  sermons 
beaucoup  de  détails. 

Adam  de  Perseigne5  (f  1204)  prêcha  la  quatrième  croi- 
sade6; il  aimaitsurtoutàpublier  les  louanges  de  la  Vierge7. 
Ses  homélies  étaient  fort  estimées  des  femmes  du  monde. 

1.  Ms.  lat..  14859,  f"  238.  —  2.  Ms.  lat.,  18172,  P  24. 

3.  Patrol.lat.,  CC1X,  c.  992.  —  4.  Hist.  litt.,  XVI,  433.  —  5.\.ffist  litt.,  XVI,  437. 

6.  Jacques  de  Vitry,  Ilisl.  occid.,  lib.  II,  cap.  9,  loue  ses  prédications. 

7.  Mariale,  Patrol.  lat. ,CCXI.  Ce  recueil  comprend  5  sermons,  suivis  de  7  frag- 
menta Mariana.  Adam  de  Perseigne  a  encore  8  sermons  inédits,  Biblioth.  de 
Troyes,  ms.  lat.,  757,  P  93;  de  ces  8  sermons,  h,  sont  à  la  Biblioth.  nat.,  ms.  lat., 
17282,  P99.  C'est  par  erreur  que  le  scribe  a  écrit  f°  102  do  ce  dernier  mmanuscrit  : 
«  Sermo  Ado  abbatis  Persenie  ».  Cette  pièce  est  une  lettre,  comme  le  prouvent  les 

premiers  et  les  derniers  mots  :  «  Diloolo  fratri  suo  A        epistolam  ad  me  dirigere 

ne  moreris,  « 


90  CHAPITRE  IV. 

Blanche  de  Navarre,  comtesse  de  Champagne,  lui  en 
demandait  dos  copies'.  Ses  lettres  à  la  comtesse  de  Char- 
tres, à  la  vierge  Agnès,  sont  encore  de  petits  sermons'2. 
C'est  qu'Adam  de  Perseigne  a  l'âme  souriante.  Il  nous 
apparaît  avec  une  corbeille  de  fleurs,  et  tout  est  pour 
Marie.  Il  compare  la  douceur  de  ses  vertus  à  l'harmonie 
de  la  cithare3,  et  leur  beauté  aux  roses  des  jardins 4.  Il  aime 
par-dessus  tout  la  petite  famille  de  Nazareth  ;  c'est  bien  là, 
dans  la  maison  du  Dieu  enfant,  qu'il  voudrait  se  fixer. 
Que  n'est-il  un  des  bergers  qui  se  rendirent  au  berceau 
du  Christ5!  Enfin,  tout  est  grâce,  figure,  image,  dans  ses 
homélies.  «  Mêlons,  dit-il,  aux  vagissements  de  ce  petit 
enfant  et  la  plainte  de  la  tourterelle  et  les  gémissements 
de  la  colombe.  Car  le  chant  de  ces  deux  oiseaux  ne  con- 
siste qu'à  gémir.  Offrons  dans  notre  chair  la  tourterelle  de 
la  chasteté  ;  offrons  dans  notre  esprit  la  colombe  de  la  sim- 
plicité. Puisqu'il  n'y  a  point  de  tourterelle  qui  ne  gémisse, 
qu'il  n'y  ait  point  de  chasteté  qui  ne  pleure;  et  puissions- 
nous  dire:  «  La  voix  de  la  tourterelle  se  fait  entendre  sur 
notre  terre!  »  Qu'est-ce  donc  que  la  voix  de  la  tourterelle 
sur  notre  terre,  si  ce  n'est  le  deuil  des  chrétiens  qui 
gardent  la  chasteté  dans  un  corps  fragile,  dans  une  chair 
terrestre,  si  éloignée  parses  misères  des  biens  de  la  pairie? 
Oui,  la  terre  étrangère,  c'est  bien  notre  corps  :  avec  lui, 
des  réjouissances,  jamais;  des  gémissements,  toujours; 
avec  lui,  point  de  chant  d'allégresse,  mais  un  chant  de 
deuil, selon  la  parole  du  prophète:  «  Comment  chanterons- 
nous  le  cantique  du  Seigneur  sur  une  terre  étrangère  .'  » 
Cependant  la  tourterelle  n'a  coutume  de  venir  qu'à  la  sai- 

1.  Marten.,  Amplm.  coltect.,  I.  1025.  —  2.  Martcn.,  Thes.  HOV.  meorf.,  I.  753. 
3.  3"  h.  —i.  5"  h.  —  5.  7*  h. 


LES  PREDICATEURS.  9i 

son  des  fleurs  et  au  renouvellement  de  la  vigne.  C'est  pour- 
quoi l'Écriture,  après  avoir  dit  :  «  La  voix  de  la  tourte- 
relle se  tait  entendre,  »  ajoute  :  «  Voici  que  les  fleurs 
paraissent  et  que  les  vignes  répandent  leur  parfum.  » 
En  effet,  dans  un  corps  chaste,  aux  gémissements  du 
cœur  et  à  la  dilection  du  repos,  viennent  se  mêler  les 
fleurs  des  bonnes  œuvres,  qui  porteront  aussi  leurs  fruits 
dans  la  récompense.  Le  laboureur  augure  bien  du  fruit, 
lorsqu'il  voit  des  bourgeons  :  de  même,  la  conscience 
intime  savoure  d'avance  le  fruit  de  l'éternité  dans  les 
jouissances  de  la  grâce.  Les  vignes  fleuries  sont  les  ver- 
tus ornées  de  beauté,  de  couleurs  et  de  parfums.  Qu'elle 
est  donc  heureuse,  qu'elle  est  pure,  l'âme  qui  se  donne 
ainsi  au  Seigneur  comme  une  tourterelle  dans  le  nid  de 
sa  chair,  comme  une  colombe  dans  la  solitude  et  la  paix 
de  son  esprit!  Quelle  pudeur  là  où  la  passion  n'inquiète 
point  le  corps,  où  la  malice  n'a  point  de  prise  sur  l'es- 
prit' !  » 

Haute  philosophie  et  sagesse  profonde,  enseignées  avec 
le  charme  de  la  plus  riante  imagination  ! 

Il  échappe  bien  à  Adam  de  Perseigne  de  pousser  des 
cris  contre  la  corruption  du  monde  et  du  clergé'2:  mais  ce 
n'est  là  qu'un  orage  qui  passe.  Adam  de  Perseigne  revient 
à  la  parure  et  aux  préceptes  fleuris. 


1.  4'  h.  Mariale.  —  -2.  Bibliotli.  de  Troyes,  ms.  lat.,  757,  f>  122. 


CHAPITRE  IV. 


Clairvaux. 

Saint  Bernard.  Nous  voici  en  présence  du  plus  grand 
nom  qui  s'offre  à  nous  dans  l'histoire  de  cette  mémorable 
époque:  c'est  Bernard. 

«  J'ai  vu,  dit  Isaac  de  l'Étoile1,  j'ai  vu  un  homme  qui 
avait  certainement  quelque  chose  de  supérieur  à  l'homme. 
Ses  actions,  ses  réprimandes  excitaient  bien  quelques 
murmures  parmi  ceux  qui  ne  le  connaissaient  pas;  mais 
il  avait  un  si  grand  désir  d'être  agréable,  même  dans  sa 
sévérité;  son  visage  reflétait  une  majesté  si  douce  et  une 
charité  si  aimable;  ses  lèvres  parlaient  avec  tant  de  grâce, 
qu'à  sa  vue  les  détracteurs  revenaient  vite  à  d'autres  sen- 
timents, et  se  faisaient  un  crime  de  l'avoir  blâmé  ;  ils 
aimaient,  ils  louaient,  ils  vantaient  tout  ce  qui  venait  de 
lui.  Son  âme  nageait  dans  les  saintes  délices,  comme  il 
est  facile  de  le  voir  dans  toutes  ses  œuvres  et  surtout  dans 
ses  commentaires  sur  le  Cantique  des  cantiques.  Je  parle 
de  saint  Bernard,  abbé  de  Clairvaux.  » 

Ainsi  parlaient  Guerric  d'Igni2,  Gislebert  de  Hoy3, 
Pierre  de  Celle4,  Hugues  de  Saint- Victor5,  Absalon0, 
Léger  de  Bourges7,  et  surtout  Geoffroy  d'Auxerre8. 

Cet  enthousiasme  des  contemporains  semble  nous 
demander  justice  (rime  esquisse  aussi  incomplète.  Il  nous 
reproche  hautement  de  renfermer  dans  un  humble  médail- 
lon une  si  grande  ligure,  et  de  donner,  dans  un  cadre 
général,  une  place  vulgaire  à  l'orateur  le  plus  puissantde 

1.  «  Vidimus  liominem  haboiitem  utiquè  aliquid  super  hominem,  »  52*  h. 

2.  Berm.  Il,  in  Natali  Apost.  —  S',  22'  h.  —  1.  77*  h.  —  5.  40*  h.,  ms.  lat.,  14934. 
G.  20*  h.,ms.  lat.,  14525.  —  7.Bastonde  Defîence,  de  l'ordre  de  Fontevrault,  151, 
y.  Ms.  lat.,  176,  et bibliotti.  deTroyes,  ms.  lat.,  50:},  passim, 


LES  PRÉDICATEURS.  93 

colle  époque  par  la  vertu,  la  passion  el  la  prodigieuse 
activité  du  génie. 

Saint  Bernard',  comme  tous  les  hommes  d'une  nature 
supérieure,  oui  un  miracle  à  son  berceau  :  il  naquit  ora- 
teur. «  Avant  de  le  mettre  au  monde,  sa  mère  rêva  qu'elle 
portait  dans  son  sein  un  petit  chien  qui  aboyait;  il  avait 
le  corps  tout  blanc,  à  l'exception  du  dos  qui  était  roux. 
Saisie  d'une  vive  frayeur  à  ce  songe,  elle  s'en  alla  consul- 
ter un  religieux  qui,  animé  de  l'esprit  divin,  répondit  à 
cette  femme  :  «  N'ayez  pas  peur;  tout  est  pour  le  mieux; 
vous  serez  mère  d'un  excellent  petit  chien  qui  sera  le  gar- 
dien de  la  maison  de  Dieu,  et  qui  fera  entendre  à  sa  porte 
de  grands  aboiements  contre  les  ennemis  de  la  foi.  Ce 
sera,  en  effet,  un  prédicateur  remarquable,  et,  comme 
un  bon  chien,  de  sa  langue  salutaire,  il  guérira  les  plaies 
d'un  grand  nombre  d'âmes2.  » 

Les  séductions  de  la  jeunesse  n'eurent  pas  de  prise  sur 
l'àme  de  Bernard;  il  n'hésita  pas  longtemps  entre  le  siècle 
et  la  pénitence.  A  l'âge  de  vingt-deux  ans,  il  frappait  à  la 
porte  de  Citeaux;mais  il  n'entrait  pas  seul.  Son  éloquence, 
«  comme  la  flamme  qui  brûle  les  forêts  sur  la  montagne3  », 
avait  déjà  gagné  à  la  même  cause  ceux  qui  touchaient  de 
près  à  sa  personne  par  les  liens  du  sang  ou  de  l'amitié. 
Trente  compagnons  s'enrôlèrent  avec  lui  sous  la  loi  du 
Christ;  le  monastère deCiteaux,jusque-là|stérile, languis- 
sant, désespéré,  avait  enfin  trouvé  la  vie.  Après  deux  ans 
de  séjour  à  Citeaux,  Bernard  reçoit  l'ordre  de  fonder,  à  son 
tour,  une 'nouvelle  colonie.  Il  part.  Soudain  sa  voix  remplit 


1.  Nous  nous  servirons  ici,  et  dans  la  suite  de  ce  livre,  de  la  4e  édition  de  Ma" 
billou,  1839;  et  de  la  traduction  faite  par  Dion  et  Charpentier. 

2.  Guilielm.,  Vita,  lib.  1.  cap.  1  — 3.  Ibid. 


94  CHAPITRE  IV. 

les  cam pagnes,  les  villes  et  les  châteaux  ;  les  mères  cachent 
leurs  fils  et  les  femmes  leurs  maris,  afin  de  les  abriter 
contre  la  sainte  contagion.  Clairvaux  a  remplacé  le  val 
d'Absinthe;  les  néophytes  chantent  dans  la  vallée,  et  le 
saint  nourrit  par  la  prédication  quotidienne  l'enthousiasme 
de  sa  famille. 

Mais,  au  milieu  de  son  apostolat,  des  troubles  sur- 
girent dans  le  secret  de  son  âme  :  mille  pensées  sombres 
lui  traversèrent  l'esprit.  Ses  religieux  ne  méditeraient-ils 
pas  avec  plus  de  profit,  si,  au  lieu  de  tant  leur  parler,  il 
les  abandonnait  au  silence  et  au  recueillement  de  la 
prière?  Sa  parole  produisait-elle  des  fruits  sensibles  '!  Fati- 
gante pour  lui-même,  elle  était  peut-être  inutile  à  ses 
auditeurs...  Ces  combats  duraient  toujours,  lorsqu'une 
nuit,  uu  enfant,  se  tenant  debout  auprès  du  saint,  lui 
ordonna,  avec  une  autorité  souveraine,  de  prêcher  tout  ce 
qui  lui  viendrait  à  la  bouche  :  «  Ce  ne  sera  plus  vous  qui 
parlerez,  dit  l'enfant;  ce  sera  l'Esprit  saint  qui  parlera  en 
vous1.  »  A  partir  de  ce  moment,  l'abbé  de  Clairvaux  prêche 
dans  un  langage  qui  semble  inspiré  du  ciel  ;  rien  ne  lui 
résiste  :  sa  parole  est  un  feu  qui  dévore  tout.  «  Combien 
de  savants,  combien  d'orateurs,  combien  de  nobles  et  de 
princes,  que  de  philosophes  passèrent  alors  des  écoles  et 
des  académies  à  Clairvaux,  pour  se  livrer  à  la  méditation 
des  choses  célestes  et  pratiquer  la  morale  divine'2!  » 

Saint  Bernard  va  paraître  en  tous  lieux  et  veiller  par- 
tout aux  intérêts  de  l'Eglise  :  il  est  l'oracle  des  conciles. 
Au  concile  de  Troyes, qui  vit  naître  l'ordre  des  Templiers, 
le  légat  du  pape,  Matthieu  d'Albano,  réclame  sa  prê- 


ta i'  (juotiiam  non  ipèe  c^>ci  nui  loqueretur,  sol  Spiriltty  •  i u t  loqueretur  in  ce, 
Guillelm.,  Vila,  lib  I.  cap.  6.  —  S.  Kraald.,  Vite,  lib,  II,  |>i;cfat. 


LES  PRÉDICATEURS.  96 

sence.  La  chrétienté  es!  divisée  par  un  schisme  :  lequel 
faut-il  suivre  d'Innoeenl  II  ou  d'Ànaclet?  Au  concile 
d'Ëtampes,  il  proclame  Innocent  II  pape  légitime  :  dans 
une  grande  partie  de  l'Europe,  la  tiare  pontificale  se  pro- 
mène abritée  sous  le  capuchon  de  ce  moine.  Abélard com- 
promet le  dogme  de  la  sainte  Trinité  :  Bernard  va  se  mesu- 
rer avec  lui  au  concile  de  Sens;  le  saint  paraît,  et  le  héros 
de  la  dialectique  demande  à  se  retirer.  Gilbert  de  laPor- 
rée  cause  par  ses  doctrines  des  inquiétudes  légitimes  à 
l'Église  :  saint  Bernard,  au  concile  de  Reims,  le  ramène  à 
la  vérité.  De  nouveaux  hérétiques  surgissent  à  Cologne, 
les  Manichéens  redressent  la  tète  dans  le  Languedoc, 
Arnauld  de  Bresce  devient  le  plus  redoutable  des  nova- 
teurs: alors  saint  Bernard  se  multiplie,  il  se  trouve  pres- 
que en  môme  temps  sur  tous  les  points  de  la  lutte,  infa- 
tigable athlète,  toujours  armé  du  glaive  de  la  parole. 
Pour  lui,  le  combat  est  sans  fatigue  et  le  triomphe  sans 
danger. 

Sa  voix  précipite  des  multitudes  en  Orient,  tandis  qu'elle 
maintient  les  peuples  dans  l'obéissance  à  l'intérieur  des 
Etats.  En  Italie,  il  réconcilie  les  républiques  rivales.  Gènes, 
Pise,  Milan,  Rome  lui  doivent  leur  salut.  En  France,  il 
défend  les  évèques  contre  les  prétentions  de  Louis  VI  et  de 
Louis  VII,  et  ces  deux  rois  contre  l'esprit  indépendant  de 
leurs  comtes.  En  Allemagne,  il  calme  par  l'onction  tou- 
chante de  ses  conseils  le  ressentiment  implacable  des 
princes  :  il  réconcilie  avec  l'empire  les  intraitables  et 
farouches  Hohenstaulfen.  Partout,  sur  sou  passage,  il 
apaise  les  ennemis,  délivre  les  possédés  et  guérit  les  ma- 
lades qui  ont  le  bonheur  d'approcher  de  lui1. 

1.  «  Slubal  enini  vir  sanctus  m  fcnestra,  cl  per  scalain  olterebantur  itifirmi  : 


96  CHAPITRE  IV. 

Aussi  est-il  reçu  avec  des  transports  de  joie  universels. 
«  A  la  nouvelle  que  l'abbé,  tant  désiré,  s'approche  de  leur 
ville,  les  Milanais  se  portent  en  masse  au-devant  de  lui, 
jusqu'à  sept  milles  de  distance.  Nobles  et  roturiers,  lesuns 
à  cheval,  les  autres  à  pied,  les  petits,  les  pauvres  quittent 
leurs  maisons,  comme  s'ils  émigraient  dans  un  autre  pays; 
et,  se  formant  par  troupes  distinctes,  ils  reçoivent  l'homme 
de  Dieu  avec  des  témoignages  de  vénération  qu'on  a  peine 
à  croire.  Tous  se  font  un  bonheur  de  le  contempler;  on  esl 
heureux,  lorsqu'on  a  pu  entendre  sa  voix.  On  lui  baise  les 
pieds...  On  arrache  les  poils  de  ses  vêtements,  on  déchire 
sa  robe  en  morceaux,  pour  emporter  un  remède  contre  les 
maladies...  Tous  ceux  qui  marchent  devant  lui,  tous  ceux 
qui  marchent  derrière,  font  retentir  les  airs  de  leurs 
joyeuses  acclamations'.  »  Aux  portes  des  villes,  l'évêque 
et  le  clergé  l'attendent  avec  la  croix.  C'est  l'envoyé  du  ciel, 
le  bon  ange  des  lieux  qu'il  traverse. 

0  puissance  de  la  parole!  L'orateur  romain  l'avait 
décrite  avec  magnificence'2;  mais  en  traçant  ce  pompeux 
tableau,  en  chantant  cet  hymne  du  génie  qui  s'exalte, 
Cicéron  n'avait  pas  l'idée  d'une  parole  supérieure  à  toutes 
les  forces  de  la  terre  :  la  parole  du  génie  fortifié  et  embelli 
par  la  sainteté. 

«  Quelle  éloquence  d'apaisement  et  de  persuasion,  quel 
langage  érudit  il  avait  reçus  de  Dieu!  Comme  il  savait  tou- 
jours le  temps  et  la  manière  de  parler!  Comme  il  savait 
à  qui  adresser  des  consolations,  des  prières  ou  des  avis! 
Ceux  qui  le  liront  pourront  peut-être  en  faire  la  remarque; 

siquidem  osthun  doratte  aperire  nulhu  audébftt;  tantuseral  impelus  ot  lumullusi  » 
Vita,  auctor.  variis,  pars  II,  cap.  S. 
1.  Ernald.,  Vita,  lib.  II,  cap.  i,  —  2.  De  Oratore,  cap.  1 


LES  PRÉDICATEURS.  97 

mais  nul  ne  le  sait  mieux  que  ceux  qui  l'ont  souvent 
entendu.  Celui  qui  avait  prédestiné  Bernard,  dès  le  sein 
de  sa  mère,  à  l'œuvre  de  la  prédication,  lui  avait  donné 
une  voix  forte  dans  un  corps  débile.  Ses  discours  étaient 
toujours  à  la  portée  de  ses  auditeurs...  Ainsi,  aux  habi- 
tants de  la  campagne,  il  parlait  comme  s'il  n'eût  jamais 
habité  que  les  champs;  et,  quand  il  s'adressait  aux  autres 
classes  d'hommes,  quelles  qu'elles  fussent,  on  aurait  pu 
croire  qu'il  ne  s'était  jamais  livré  à  d'autres  occupations 
que  les  leurs.  Lettré  avec  les  érudits,  simple  avec  les 
simples,  sage  et  parfait  avec  les  âmes  spirituelles,  il  se  fai- 
sait tout  à  tous,  dans  son  désir  de  gagner  tout  le  monde  à 
Jésus-Christ.  Voilà  pourquoi,  lorsqu'il  prêchaitaux  peuples 
de  la  Germanie,  il  était  écouté  d'eux  avec  une  attention 
surprenante.  Les  Germains  semblaient  entendre  sa  parole, 
qu'ils  ne  pouvaient  comprendre,  puisqu'elle  était  dans 
un  idiome  étranger,  plus  pieusement  que  la  traduction 
du  plus  habile  interprète.  On  aurait  dit  qu'ils  sentaient  la 
force  de  toutes  ses  expressions  :  car  ils  se  frappaient  la 
poitrine,  et  les  larmes  coulaient  abondamment  de  leurs 
yeux'.  » 

Ni  ces  régions  lointaines,  ni  ces  triomphes  ne  pouvaient 
éloigner  de  l'esprit  de  Bernard  un  souvenir  qu'il  portait 
au  cœur  :  c'était  celui  de  Clairvaux,  séjour  bien-aimé, 
paix  de  l'âme,  doux  remède  aux  fatigues  et  à  l'épuisement 
des  forces.  «  Mon  âme,  écrivait-il  à  ses  moines,  est  triste 
jusqu'à  mon  retour  parmi  vous;  elle  ne  veut  être  consolée 
qu'auprès  de  vous.  N'êtes-vous  pas  mon  unique  consola- 
tion ici-bas,  au  milieu  de  tant  d'épreuves  qui  s'ajoutent  à 
mon  exil?  En  quelque  lieu  que  j'aille,  votre  souvenir  ne 

i.  Alan.,  Vita,  cap.  xiv. 

1 


os 


CHAPITRE  IV. 


me  quitte  pas;  mais  plus  j'ai  de  plaisir  de  penser  à  vous, 
plus  je  souffre  d'être  éloigné  de  vous.  Malheureux  que  je 
suis  de  vivre  si  longtemps  en  exil 1  !  » 

Rentré  dans  ce  sanctuaire,  objet  de  tant  de  soupirs,  il 
veut  en  faire  le  séjour  de  toutes  les  vertus  :  il  prétend  bien 
que  le  démon  n'y  aura  pas  accès.  Il  faut  l'entendre,  lors- 
qu'il aperçoit  quelque  négligence  se  glisser  parmi  ses 
frères  :  c'est  un  capitaine  vigilant  qui  tremble  pour  sa 
citadelle  :  «  Eh!  Quoi?  Mon  frère!  Tu  vas  te  donner  à  la 
vanité,  à  la  tiédeur  et  aux  autres  vices?  Tu  vas  mentir  aux 
promesses  faites  à  Dieu?  En  vérité,  c'est  un  bon  château 
fort  que  tu  enlèves  au  Christ,  si  tu  livres  à  ses  ennemis 
Clairvaux2...  »  Au  milieu  des  soins  qu'il  prodiguait  à  ses 
Irères,  Bernard  travaillait  sans  relâche  à  conquérir  des 
vertus  :  l'apôtre  était  un  saint  religieux. 

La  plupart  des  grands  saints  ont  lutté  clans  l'arène;  ils 
ont  veillé  longtemps;  ils  ont  fait  de  pénibles  efforts  pour 
arriver  enfin  à  ne  trouver  de  vie  et  d'aliment  que  dans  la 
contemplation  des  choses  célestes.  Saint  Bernard,  au  con- 
traire, semble  voler  dans  les  régions  spirituelles  par  entraî- 
nement d'amour.  Il  n'est  point  chargé  du  poids  de  l'infir- 
mité humaine3,  tant  il  est  avide  de  se  fondre  tout  entier 
dans  l'esprit  divin  !  C'est  vers  Dieu  qu'il  tourne  inces- 
samment ses  regards  et  sa  pensée.  Ses  plus  chères  délices 
sont  de  passer  ses  jours  cl  ses  nuits  au  creux  du  vallon, 
sous  l'azur  des  cieux,  dans  la  cellule  couverte  de  feuillage, 
seul  à  seul  avec  le  Cantique  des  Cantiques,  virginal  el 
mystique  hymen.  Puis,  quand  il  reparaît  au  milieu  des 
siens,  quand  il  prend  la  parole,  son  âme  est  encore  toute 


I.  Epist.,  ltl;  serin.  37,  in  Divorsis.  —  2.  Serai.  •'!,  in  Dedicat. 
3.  «  Posità  inolis  corporcic  sarcinà,  •  serin.  33,  in  Caution. 


LES  PRÉDICATEURS.  99 

brûlante  du  travail  solitaire  de  l'imagination  et  de  la  loi1. 
Ses  allocutions  à  Jésus,  on  sent  bien  qu'elles  ne  sont  pas 
composées  par  des  mouvements  médités,  mais  qu'elles  lui 
échappent  dans  l'épanehement  libre  et  spontané  du  cœur2. 
Tous  ces  soupirs,  tous  ces  transports  si  pleins  d'onction, 
il  venait  de  les  avoir  avec  le  Verbe  visitant  son  âme3. 

Relisons  une  de  ces  pages  touclianlcs. 

«.  D'abord  nous  nous  jetons  aux  pieds  du  Seigneur,  et 
nous  pleurons  devant  Celui  qui  nous  a  laits  les  péchés  que 
nous  avons  commis.  Ensuite  nous  cherchons  cette  main 
favorable  qui  nous  relève  et  fortifie  nos  genoux  défaillants. 
Puis,  ces  deux  premières  grâces  obtenues  avec  beaucoup 
de  prières  et  de  larmes,  nous  nous  hasardons  à  nous  éle- 
ver jusqu'à  cette  bouche  pleine  de  gloire  et  de  majesté, 
je  ne  le  dis  qu'avec  frayeur  et  tremblement,  pour  la  regar- 
der, bien  plus,  pour  la  baiser,  parce  que  le  Christ  notre 
Seigneur  est  l'esprit  qui  précède  notre  face.  Et,  par  ce 
saint  baiser,  nous  nous  unissons  étroitement  à  lui  et 
nous  devenons,  grâce  à  sa  bonté  infinie,  un  même  esprit 
avec  lui. 

»  C'est  avec  raison,  Seigneur  Jésus,  oui,  c'est  avec  rai- 
son que  tous  les  battements  de  mon  cœur  tendent  vers  vous. 
Ma  face  vous  a  cherché;  je  chercherai,  Seigneur,  votre 
visage  adorable.  Car  vous  m'avez  fait  sentir  votre  miséri- 
corde dès  le  matin,  lorsqu  étant  couché  dans  la  poussière 
et  baisant  les  traces  sacrées  de  vos  pas,  vous  m'avez  par- 
donné les  désordres  de  ma  vie  passée.  Puis,  quand  le  jour 
a  grandi,  vous  avez  réjoui  l'âme  de  votre  serviteur,  lorsque, 
par  le  baiser  de  votre  main,  vous  lui  avez  aussi  accordé  la 


1.  Scrni.  1,  in  fcsto  omn.  SS.  —  2.  n  Quaiidoquc  sentimUB,  »  Serin.  19,  in  Diversis 
o.  Serin.  7i,  in  Cantica:  serm.  I,  in  festo  omn.  SS 


100  CHAPITRE  IV. 

grâce  de  bien  vivre.  Et  maintenant,  quereste-t-il,  Seigneur, 
sinon  que,  daignant  m' admettre  aussi  au  baiser  de  votre 
bouche  divine,  dans  la  plénitude  de  la  lumière  et  dans  la 
ferveur  de  l'esprit,  vous  me  combliez  de  joie  par  la  jouis- 
sance de  votre  visage?  Approchez-moi,  ô  Seigneur  très- 
doux  et  très-aimable,  apprenez-moi  «  où  vous  paissez,  où 
vous  reposez  en  plein  midi  !  » 

»  Mes  frères,  il  fait  bon  ici  pour  nous  :  mais  voici  que  la 
malice  du  jour  nous  en  retire.  Car  les  gens  dont  on  vient 
de  m'annoncer  l'arrivée  m'obligent  d'interrompre,  plutôt 
que  de  finir,  un  discours  si  agréable.  Je  vais  donc  aller 
moi-même  au-devant  de  mes  hôtes,  afin  de  ne  manquera 
aucun  des  devoirs  de  la  charité  dont  nous  parlons,  de  peur 
qu'il  ne  nous  arrive  d'entendre  de  nous  ces  paroles  :  ils 
disent  et  ne  font  point.  Cependant,  mes  frères,  priez  Dieu 
qu'il  ait  pour  agréable  le  sacrifice  volontaire  que  ma 
bouche  lui  offre,  afin  qu'il  serve  pour  votre  édification  et 
que  son  saint  nom  en  soit  loué  et  glorifié'.  » 

A  ce  ton  si  suave,  ne  dirait-on  pas  les  notes  d'un  can- 
tique? Quelle  progression  dans  l'amour!  On  le  sent  qui 
monte.  Il  baise  d'abord  les  pieds,  puis  les  mains  et  la 
bouche  :  trois  degrés  dans  cette  union  de  Jésus  et  du  chré- 
tien. Puis,  cette  rêveuse  homélie,  cette  effusion  de  prière, 
ces  couplets  harmonieux  où  l'âme  iidèle  se  berce  si  dou- 
cement dans  les  ondulations  mystiques,  toute  cette  mélo- 
die religieuse  n'est  interrompue  que  par  les  devoirs.de 
l'hospitalité  ! 

I.  Scrm.  3,  in  Cantica.  ("est  ce  passage  même  que  Geoffroy  d'Auxcrre  recom- 
mandait dans  l'un  de  ses  sermons  :  «  Quanta  nobis  sanclus  Bernardus  ex  occasionc 
nsculi  oris,  osculi  etiani  pedum  et  uiauuum  in  scinionibus  tradidit  Cantici  Canti- 
(orum!  Ad  manuni  habetis  ca  et  ad  nianum  liabetis;  in  eis  dulcius  ruminctis.  » 
Ms.  lat.,  476, f»  159. 


LES  PRÉDICATEURS.  101 

Parfois  cet  espril  séraphique  descend  de  son  ciel  el 
revient  se  poser  à  terre.  Alors  il  sonde  avec  une  profonde 
mélancolie  les  mystères  de  la  nature  humaine:  car,  pour 
avoir  la  mesure  de  l'homme,  il  suffit  de  connaître  la  Divi- 
nité. Saint  Bernard,  malgré  ses  doux  ravissements,  a  du 
Pascal  en  lui  par  plus  d'un  endroit. 

Saint  Bernard  et  Pascal  sont  tous  les  deux  en  pleurs  aux 
pieds  du  crucifix.  «  J'ai  reconnu,  dit  saint  Bernard,  que  la 
sagesse  consiste  à  méditer  ces  choses,  et  j'ai  reconnu  que 
là  seulement  était  la  perfection  de  la  justice,  la  plénitude 
de  la  science,  les  richesses  du  salut  et  l'abondance  des 
mérites...  C'est  ce  qui  fait  que  j'ai  toujours  ces  choses  à 
la  bouche,  comme  vous  le  savez,  et  que  je  les  ai  toujours 
dans  le  cœur,  comme  Dieu  le  sait;  elles  sont  partout  dans 
mes  écrits,  comme  chacun  peut  le  voir  ;  ma  philosophie 
la  plus  sublime  en  ce  monde,  c'est  de  savoir  Jésus  et  Jésus 
crucifié'.))  Et  Pascal:  «  Sans  Jésus-Christ,  il  faut  que 
l'homme  soit  dans  le  vice  et  dans  la  misère;  avec  Jésus- 
Christ,  l'homme  est  exempt  de  vice  et  de  misère.  En  lui 
est  toute  notre  vertu  et  toute  notre  félicité  :  hors  de 
lui,  il  n'y  a  que  vice,  misère,  erreurs,  ténèbres,  mort, 
désespoir.  » 

«  Le  voilà,  s'écrie  encore  le  saint,  le  voilà  comme  le 
dernier  des  hommes,  homme  de  douleur  que  Dieu  frappe 
et  humilie  !  Il  est  le  plus  abaissé  et  le  plus  sublime  !  0 
humilité!  0  grandeur!  Opprobre  de  l'humanité  et  gloire 
des  anges  !  Il  n'y  a  rien  de  plus  grand  et  rien  de  plus  petit  ! 
Une  telle  humiliation  restera-t-elle  sans  vertu  2?  »  Et  Pas- 
cal :  «  Jamais  homme  n'a  eu  tant  d'éclat;  jamais  homme 
n'a  eu  plus  d'ignominie  !  Tout  cet  éclat  n'a  servi  qu'à 

1.  Serin.  13,  in  Gantica,  —  2.  Serm.  in  Passions  Domini. 


102 


CHAPITRE  IV 


nous,  pour  nous  le  rendre  reconnaissable  ;  et  il  n'en  a  rien 
eu  pour  lui.  » 

Sur  l'homme,  ce  sont  les  mêmes  plaintes  secrètes  et  la 
môme  tristesse  amère.  Saint  Bernard  s'arrête  soudain  au 
milieu  de  ses  discours,  il  s'écrie  avec  pitié  :  0  cendre 
superbe!  0  homme!'...  Il  accuse  la  volonté'2,  l'ambition 
et  la  puissance3,  la  gloire4,  la  science5  et  la  disparité  des 
éléments0.  Il  apostrophe  le  corps;  il  lui  demande  en 
grâce  de  veiller  à  la  garde  de  l'âme  dont  il  est  la  demeure7. 
Il  a  des  accents  fiévreux  sur  «  le  sort  abject  de  l'homme 
enlacé  dans  les  deux  bras  du  travail  et  de  la  douleur8  ». 
Écoutons  comment  il  fait,  dans  la  nature  humaine,  la  part 
de  l'ange  et  de  la  bête .  «  0  homme,  lorsque  tu  fus  en 
honneur,  tu  ne  le  compris  pas. Voilà  pourquoi  tu  fus  assi- 
milé aux  animaux  sans  raison  et  que  tu  leur  es  devenu 
semblable....  Rappelle-toi  ta  mollesse  et  rougis  de  ton 
excessif  abaissement....  Veux-tu  savoir,  ô  homme,  où  tu 
te  trouves  maintenant?  Tu  te  trouves  dans  un  lieu  d'afflic- 
tion, car  ta  vie  s'est  approchée  de  l'enfer.  Que  voyons- 
nous  ici-bas,  si  ce  n'est  le  travail,  la  douleur  et  l'affliction 
de  l'esprit?  Mais  pour  toi  les  choses  en  sont  venues  à  ce 
point  (pie  tu  es  comme  un  (Mitant  qui,  ayant  reçu  la  vie  cl 
s'étant  trouvé  nourri  dans  un  cachot,  n'aurait  jamais  vu 
la  lumière  du  jour  ;  il  ne  comprendrait  rien  à  la  tristesse 
et  aux  angoisses  de  sa  mère.  Celle-ci  sait  bien  pourquoi 
elle  est  triste;  les  maux  qu'elle  souffre  sont  pesants,  parce 
qu'elle  a  connu  le  bonheur;  le  souvenir  de  la  paix  des 

I.  Nous  ne  notons  pas  ces  passages;  ils  reviennent  trop  souvent. 

Serm  3,  in  Resurrcctione.  —  3.  Serm.  4,  in  Ascensione. 
4.  Serm.  42,  de  Diversis.  —  5.  Serm.  3,  de  operatione  Spiritus  S. 
C.  Serm.  5,  in  Dedicatione.  —  7.  Serm.  C,  in  Adventu. 
8.  Serm.  in  Passione  Domini. 


les  PRÊnir.ATErns.  103 

jours  passés  esl  rempli,  pour  elle,  d'une  amertume 
extrême.  Pour  toi,  au  contraire,  le  comble  de  la  misère  ne 
le  semble  qu'un  petit  mal  ;  tu  es  accoutumé  à  porter  des 
chaînes  si  lourdes  que  tu  trouves  du  repos  si  les  anneaux 
sont  un  peu  moins  resserres.  Tu  as  envie  de  manger  parce 
que  la  faim  te  presse  :  manger  et  souffrir  de  la  faim  sont  un 
travail,  une  peine;  mais,  parce  que  la  faim  est  plus  pénible 
que  l'action  de  manger,  tu  ne  trouves  pas  que  manger  soit 
une  peine  ;  mais  une  fois  la  faim  apaisée,  ne  te  semble-t-il 
pas  beaucoup  plus  pénible  de  continuer  de  manger  que  de 
souffrirde  la  faim? Il  en  est  ainsi  de  toutes  choses  sous  le 
soleil  :  il  n'y  a  rien  en  elles  de  vraiment  agréable,  on  veut 
constamment  passer  d'une  chose  à  l'autre,  et  il  n'y  a  que  le 
passage  d'une  chose  à  l'autre  qui  les  relève  un  peu;  c'est 
comme  si  l'on  passait  du  feu  dans  l'eau  et  de  l'eau  dans  le 
feu, impuissants  que  nous sommesàsupporter  constamment 
l'un  et  l'autre.  Il  n'y  a  que  le  commencement  d'une  fatigue 
qui  nous  repose  d'une  autre  fatigue .  Personne,  dans  ce 
siècle  malheureux,  ne  sauraitavoir  ce  qu'il  désire  :  le  juste 
ne  peut  être  rassasié  de  justice,  ni  le  voluptueux  de  volup- 
tés, ni  le  curieux  de  curiosités,  ni  l'ambitieux  de  vaine 
gloire.  Voilà  précisément  la  source  de  vos  chagrins,  si  vous 
n'êtes  pas  encore  devenus  insensibles  ;  voilà  la  source  de 
vos  douleurs.  Vous  êtes  en  exil,  vous  êtes  arrêtés  dans  un 
désert,  vous  marchez  dans  les  ténèbres  et  par  des  sentiers 
glissants,  vous  ne  mangez  qu'un  pain  arrosé  de  vos  sueurs. 
Est-ce  que  l'œil  n'est  pas  inondé  de  larmes  amères  toutes 
les  fois  qu'il  fait  ces  considérations?  Ne  pleure-t-il  pas  avec 
le  prophète  qui  s'écriait:  «  Que  je  suis  malheureux,  mon 
exil  est  si  long'  !  » 

1.  Serm.  12,  do  Diversis. 


104  CHAPITRE  IV 

Ne  croit-on  pas  entendre  Pascal  avec  ses  expressions 
passionnées  sur  la  grandeur  et  le  néant  de  l'homme,  sa 
monstrueuse  composition,  son  ennui,  sa  curiositéinquiète, 
son  premier  état  et  son  état  présent,  son  abandon  au  milieu 
de  l'univers  avec  toutes  ses  concupiscences? 

Pour  écrire  des  pages  si  éloquentes,  saint  Bernard  et 
Pascal  n'ont  eu  qu'à  reproduire  ce  qu'ils  souffraient,  pres- 
que chaque  jour,  l'un  et  l'autre,  de  cette  étrange  compo- 
sition. Ils  ont  ressenti,  dans  tout  ce  qu'elle  a  de  plus  aigu, 
l'incompréhensible  douleur  de  l'homme  qui,  voulant  vivre 
des  pures  conceptions  de  la  pensée,  se  trouve  invincible- 
ment attaché  aux  réalités  de  la  terre  par  les  tortures  du 
corps. 

Pascal  vivait  dans  la  souffrance,  «  l'état  naturel  des  chré- 
tiens ».  Il  endormait  ses  douleurs  par  la  sévère  méditation 
des  Pensées  et  gravait  les  traits  de  son  génie  dans  une 
ébauche  impérissable.  Car  cette  œuvre,  Dieu  ne  lui  laissa 
pas  le  temps  d'y  mettre  la  dernière  main  ;  il  eut  hâte  de  lui 
montrer  à  nu  l'objet  sublime  de  ses  tourments  et  de  ses 
veilles  :  l'éternelle  Vérité. 

Saint  Bernard,  malgré  son  tempérament  délicat,  avait 
conservé  dans  ses  premières  années  une  santé  florissante  : 
sa  verte  jeunesse  devint  plus  d'une  fois  objet  de  tentation. 
Mais  à  peine  fut-il  entré  à  Cileaux  que  les  pratiques  aus- 
tères, l'exaltation  de  l'ascétisme  le  réduisirent  îi  l'état 
d'épuisement.  Ses  défaillances  étaient  perpétuelles;  son 
estomac,  affaibli  par  des  jeûnes  prolongés,  refusait  toute 
nourriture1.  Cependant  rien  ne  pouvait  ralentir  l'ardeur  de 
son  zèle;  il  voulait,  lui  aussi, bêcher  la  terre,  couper  le 
bois,  le  porter  sur  ses  épaules  et  suivre  ses  frères  dans  les 

I,  Ouillolm.,  Vita,  lib.  I,  cap.  vin. 


LES  PRÉDICATEURS.  105 

travaux  des  champs'.  Lors  de  la  fondation  de  Clairvaux, 
lorsqu'il  se  présenta  à  Pévêque  de  Châlons  pour  recevoir  la 
bénédiction  abbatiale,  il  fit  pitié  à  tous  les  assistants: 
c'était  un  jeune  homme  exténué  et  presque  moribond2.  Que 
de  l'ois  on  craignit  pour  sa  vie  dans  ses  voyages  aposto- 
liques !  Que  de  fois  il  fut  réduit  au  repos  par  des  maladies 
alarmantes  !  Dans  ses  moments  les  moins  pénibles ,  il  ne 
cessa  de  souffrir.  La  faiblesse  le  força  de  renoncer  définiti- 
vement aux  travaux  manuels  :  ils  furent  remplacés  par  la 
prédication3.  Ce  ministère  même  triompha  souvent  de  ses 
forces.  Tout  confus  et  tout  désolé ,  il  fait,  plus  d'une  fois , 
l'aveu  de  ses  infirmités  :  la  respiration  lui  manque,  il  est 
incapable  d'achever  son  discours.  «  Mais  en  voilà  assez  : 
car  ma  mauvaise  santé  me  force  à  m'arrêter,  comme  cela 
m'arrive  assez  souvent.  La  plupart  du  temps,  comme  vous 
le  savez,  je  suis  obligé  de  laisser  mes  discours  inachevés 
et  de  renvoyer  à  un  autre  jour  ce  qui  me  reste  à  dire  sur 
les  versets  que  j'avais  le  dessein  d'expliquer.  Mais  quoi  !  je 
m'attends  à  être  châtié;  car, je  le  sais, je  suis  encore  traité 
plus  favorablement  que  je  ne  le  mérite.  Frappez-moi,  mon 
Dieu,  frappez-moi  comme  un  serviteur  qui  travaille  mal. 
Peut-être  les  coups  que  je  recevrai  de  votre  main  me  tien- 
dront-ils lieu  de  mérite;  peut-être  Jésus-Christ,  l'Époux 
de  l'Église,  ne  trouvant  point  en  moi  des  biens  qu'il  puisse 
récompenser,  verra  dans  mes  plaies  et  dans  mes  douleurs 
un  motif  d'exercer  sa  miséricorde  et  d'avoir  pitié  de  moi, 
Lui  qui  est  Dieu  par-dessus  toutes  choses  et  béni  dans 
tous  les  siècles *  !  » 

1  Ibid.,  lib.  I,  cap.  IV. 

2.  «  Juvenis  exesi  corporis  et  moribundi.  »  Alan.,  Vita,  cap.  vm. 
3  Serm.  10,  in  Psalmum  qui  habitat.  —  i.  Serni.  44,  in  Cantica. 


1  or,  CHAPITRE  IV. 

Ce  fut  dans  les  moments  de  calme  accordés  parla  don- 
leur  que  saint  Bernard  composa  ses  homélies  sur  le  Can- 
tique des  Cantiques.  Il  les  commença  dès  l'Avent  de 
l'année  1135;  et  tels  furent  ses  tracas,  telles  furent  sur- 
tout ses  souffrances,  qu'il  ne  put  achever  cette  méditation 
poétique  sur  les  noces  spirituelles.  Il  n'a  laissé  que  les 
premières  notes  de  son  chant  :  il  a  dit  les  dernières  dans 
le  jardin  de  l'Épouse. 

Pendant  que  le  saint  triomphait  ainsi,  de  toutes  parts 
les  larmes  coulaient  ici-bas.  Les  chrétiens  désolés  accou- 
raient aux  portes  de  Clairvaux,  et  ils  se  disaient  triste- 
ment les  uns  aux  autres  :  «  Bernard  est  mort1!  »  Le  ciel 
lui-même  se  chargea  d'apprendre  la  fatale  nouvelle  aux 
plus  éloignés.  «  Quelques-uns  d'entre  vous,  dit  Geoffroy 
d'Auxerre  dans  un  sermon'2,  ont  connu  et  se  rappellent 
bien  sans  doute  cet  homme  si  parfait,  ce  Jean  que  nous 
surnommions  le  Lombard,  et  qui  était  abbé  d'un  monas- 
tère voisin  du  mont  Cassin,  lorsque  saint  Bernard3  nous 
fut  enlevé.  Jean  ignorait  encore  le  départ  de  notre  père, 
à  cause  de  la  distance  des  lieux,  quand,  une  nuit,  il  vit 
apparaître  un  de  ses  moines  qu'il  avait  enseveli  peu  de 
jours  auparavant.  L'abbé  pressait  le  moine  de  lui  donner 
certains  avis.  «  Je  ne  suis  pas  digne,  répondit  le  moine, 
de  vous  révéler  les  conseils  d'en  haut.  Sachez  seulement 
une  chose:  il  vient  d'être  reçu  dans  le  collège  des  saints 
celui  que  tout  le  monde  connaît ,  celui  qui,  plein  de 
sollicitude  pour  vous,  était  si  puissant  à  la  cour  céleste! 
Celui  qui  priait  toujours  et  qui  obtenait  tout  ce  qu'il 


I.  Gaufri.l.,  Vita,  lib.  V,  cap.  il.  —  8.  Biblioth.  de  Troyes,  ras.  lat.,  503,  P  Ml). 
3.  «  Quando  sanctus  Bernardus  est  assnmptus  a  nobis.  »  Ibiil.  Ce  sermon  a  donr 
été  prononcé  depuis  l'année  1174. 


LES  PRÉDICATEURS. 


107 


demandait!  »  —  «  Qui  donc  voulez-vous  dire?  »  — Je 
veux  dire  Bernard,  premier  abbé  du  monastère  de  Clair- 
vaux1!  D 

Un  peintre  du  moyen  âge2  a  su  représenter  ce  deuil  et 
ces  funérailles.  Le  saint,  étendu  sur  un  brancard,  semble 
reposer  paisiblement.  Son  large  front  en  saillie,  sa  bouche 
expressive,  ses  joues  creusées  par  la  souffrance,  toute  sa 
figure  laisse  percer  comme  un  reflet  de  sa  grande  âme  en 
méditation.  Puis,  les  moines,  accablés  de  tristesse,  vien- 
nent tour  à  tour  lui  baiser  les  mains  et  récitent  d'une  voix 
entrecoupée  de  sanglots  les  prières  de  l'Absoute,  qui  sont 
les  dernières  prières  et  les  derniers  adieux. 

Pour  nous,  nous  ne  saurions  quitter  sitôt  ce  beau  génie 
du  sacerdoce.  Le  nom  de  saint  Bernard  reviendra  sou- 
vent animer  les  pages  de  ce  livre.  Mais  il  est  temps  de 
résumer  ici  les  principaux  traits  de  son  éloquence,  en  lui 
faisant  une  prière  avec  un  poëte  anonyme  3. 

1.  «  Interrogatus  ille  quis  cssetqui  diceretur  :  Bernardus,  ait,  Clarevallensis  mo- 
naslerii  primus  abbas.  »  Ibid. 

2.  Giotto,  Musée  du  Louvre,  ri"  193. 

:!.  Voici  ces  vers,  ms.  lat.  15157,  f  43.  «[de  S0  Bernardo;  »  anonyme:  com- 
mencement du  treizième  siècle  : 

Keligionis  apex  et  nostri  gloria  sectili, 
Et  decus  ecclesie,  totius  purpura  muiiili, 
Unice  dulcor,  ave  !  Te  rémige,  noslra  pliaselus 
Silleosque  canes  vitet  baratrumquc  caribtlis; 
Sol  sine  nube  micans,  per  te  cistercius  ordo 
Fulget  ut  nurnrn,  totoque  relucet  in  orbe.  1 
Gemma  sarerdotum,  lu  conipluis  et  colis  et  nos 
Fecundas  rore  qui  sarro  fluxit  ab  ore. 
Par  es  Gregorio  mellilo  gutture,  sensu 
Dives  ut  Aurelius,  huicsoli  cedis;  es  inde 
Aureus  eloquio  sicut  Crisoslomus,  immo 
Scemate  verborum  magnas  Ieronimus;  instar 
Ambrosii  splendes,  vernas  ut  Beda,  Leoni 
Pape  consimilis,  sed  es  alter  Hylarius;  unde 
Nempe  figurali  mysteria  clausa  sigillo 
Sensibus  bystoricis  prius  elicis,  inde  recenses 
Prorsus  enigmatica  Salomonis  cantica;  certe 
Hic  tibi  debetur  et  laus  et  laurea  soli. 
0  felix  anima  superis  sociata  choreis; 
Solanien  misent  estn,  medela  reis  ! 


108  MA  PI  THE  IV. 

«  0  vous,  l'honneur  de  la  religion,  la  gloire  de  notre 
siècle,  la  parure  de  l'Église,  l'ornement  du  monde  entier, 
nom  plein  de  saveur,  je  vous  salue!  Conduite  par  votre 
aviron,  que  notre  barque  évite  les  monstres  de  Scylla  et 
le  gouffre  de  Charybde.  0  soleil  brillant,  soleil  sans 
nuage!  Grâce k  vous,  l'ordre  de  Citeaux  resplendit  comme 
l'aurore  et  jette  son  éclat  dans  tout  l'univers.  Perle  du 
sacerdoce!  Vous  nous  arrosez,  vous  nous  cultivez,  vous 
nous  fécondez  par  la  rosée  qui  tombe  de  vos  lèvres 
saintes.  Vous  égalez  Grégoire  par  le  miel  de  vos  paroles, 
et  par  le  sentiment  vous  égalez  Augustin,  le  seul  à  qui 
vous  le  cédez.  Vous  êtes,  pour  l'éclat  du  langage,  Chry- 
sostome;  vous  êtes  même  le  grand  Jérôme  pour  les  secrets 
de  l'éloquence.  Vous  brillez  comme  Ambroise,  vous  fleu- 
rissez comme  Bède,  vous  êtes  semblable  au  pape  Léon, 
vous  êtes  un  autre  Hilaire.  Vous  rendez  au  sens  histo- 
rique les  mystères  renfermés  sous  le  sceau  de  l'énigme, 
vous  dévoilez  les  cantiques  si  mystérieux  de  Salomon  :  à 
vous  seul  cette  gloire,  à  vous  seul  cette  palme!  Ame  bien- 
heureuse, aujourd'hui  mêléeaux  chœurs  des  anges,  soyez  la 
consolation  des  malheureux,  soyez  le  salut  des  coupables!  » 

Gislebert  de  Hoy  (f  4172),  en  Angleterre,  mourut  au 
monastère  de  Rivour,  en  Champagne.  11  continua  l'œuvre 
de  saint  Bernard  et  prit  l'explication  du  Cantique  des 
Cantiques  au  chapitre  troisième.  Il  prêcha  ses  homélies  à 
ses  religieux  de  Hoy,  puis  aux  religieuses  qui  habitaient 
une  partie  du  monastère';  enfin,  les  dernières  d'entre 
elles  furent  adressées  aux  moines  de  Rivour'2.  Ces  dis- 

1.  17»  li.,  !«■  h.,  19*  h.  Opp.  S.  Bernard.,  Y,  1. 

2.  La  mort,  en  effet,  no  lui  a  pal  permis  d'achever  son  recueil  :  ■  Finis  sermo- 


LES  PRÉDICATEURS. 


cours,  au  nombre  do  quarante-huit,  se  rapprochent  de 
ceux  de  saint  Bernard  pur  l'abondance  intarissable  et  par 
l'onction  ;  mais  nous  y  chercherions  en  vain  ce  parfum  de 
pudeur  angélique  et  ces  grâces  d  un  style  printanier  dont 
le  maître  avait  le  secret;  les  images  rappellent  trop  la 
chose  :  elles  n'élèvent  pas  au-dessus  de  terre. 

Nicolas  (f  vers  1178),  le  secrétaire  qui  trompa  saint 
Bernard  par  ses  fourberies  et  qui  fut  toujours  assez  habile 
pour  se  faire  de  puissants  protecteurs',  ne  devrait  pas 
figurer  dans  cette  famille  de  saints.  A  Glairvaux,  ce  triste 
personnage  avait  écrit  dix-neuf  sermons'2.  Il  s'y  préoccupe 
plus  du  jeu  de  la  phrase  que  de  la  doctrine.  Il  enfle  la 
voix  clans  les  exordes,  qui  sont  tous  également  ampoulés, 
il  emprunte  les  expressions  de  saint  Bernard,  il  fait  des 
efforts  pour  imiter  ses  élans  :  mais  ce  n'est  que  la  factice 
exaltation  d'une  âme  vide  de  piété,  et  toutes  les  convul- 
sions qu'il  se  donne  ne  produisent  qu'une  fausse  chaleur. 

Aelrède  de  Ridal  (f  1166).  11  faut  rattacher  à  l'école 
de  saint  Bernard  un  étranger  qui  réussit  à  imiter  la  ma- 

iiuin  Gilleberti  abbatis  in  Cantica  quos  morte  similiter  praeventus  absolvere  ndil 
potuil.  »  Or,  ce  fut  à  Rivour  qu'il  mourut.  Ibid.  —  1.  S.  Bern.,  epist.  298. 

Dans  sa  dédicace  au  comte  de  Cbumpagne,  il  compte  lui-même  10  sermons 
«  aliosque  sermones  ».  Ceux-là  sont  inconnus;  v.  Tissier,  Bibl.  Patr.  cisterc,  III. 
Sur  les  sermons  qui  appartiennent  à  Nicolas,,  v.  Mabillon,  Opp.  S.  Bernard.,  III, 
prtefat.  Brial,  Hist.  litt.,  Mil,  553,  a  tort  de  dire,  après  avoir  rapporté  la  discus- 
sion de  Tissier  et  de  Mabillon,  que  les  sermons  14,  15,  16,  17,  18  de  Nicolas  sont 
imprimés  parmi  les  œuvres  faussement  attribuées  à  S.  Bernard  :  car  Mabillon,  Opp, 
S.  Bernard.,  V,  les  donne  tous  positivement  à  Nicolas,  excepté  le  premier,  in  Nati- 
vitate  Joannis  Bapt.,  qu'il  attribuerait  plus  volontiers  à  Pierre  Damien.  Pour  nous, 
nous  n'avons  trouvé  qu'un  seul  manuscrit  des  sermons  de  Nicolas,  ms.  lat.  13419, 
1°  61.  Il  est  incomplet,  et  les  sermons  qui  sont  douteux  dans  l'imprimé  le  sont 
également  dans  le  manuscrit,  à  cause  des  indications  contradictoires  écrites  à  la 
marge,  f 5  68,  89. 


110  CHAPITRE  IV. 

nicre  du  saint  au  point  qu'on  l'appela  le  Bernard  de  l'An- 
gleterre1 :  C'est  Aelrède,  abbé  de  Ridai.  Ses  homélies2  sont 
claires,  -simples,  parfois  vives  et  touchantes.  Aelrède,  si 
nous  l'en  croyions,  serait  illettré  et  sans  talent3  ;  il  ne  prê- 
cherait que  d'improvisation4.  Il  possédait,  au  contraire, 
tous  les  détails  de  l'histoire  ecclésiastique  ;  il  connais- 
sait l'art  d'interpréter  les  Ecritures  sans  tomber  dans  les 
lieux  communs.  Mais  la  force  et  le  charme  de  sa  parole, 
il  les  tire  de  son  âme  ;  il  sait  trouver  des  mouvements 
tendres,  affectueux,  familiers,  qui  ne  seraient  pas  dé- 
placés sur  les  lèvres  de  saint  Bernard.  «  C'est  à  vous  que 
je  parle,  mes  frères,  mes  enfants;  à  vous  qui  n'adorez  pas 
seulement  la  croix  du  Christ,  mais  qui  avez  fait  profes- 
sion de  l'aimer  et  de  vous  y  attacher.  Oui,  c'est  à  vous 
que  je  parle.  Que  chacun  de  vous  pense  comme  il  voudra, 
qu'il  juge  comme  il  voudra,  qu'il  se  flatte  tant  qu'il  vou- 
dra :  dans  la  croix  du  Christ  il  n'y  a  rien  de  tendre,  rien 
de  doux,  rien  de  délicat,  rien  qui  caresse  la  chair  et  le 
sang.  La  croix  du  Christ  est  vraiment  le  miroir  du  chré- 
tien. Si,  regardant  la  croix  du  Christ,  il  trouve  que  les 
mœurs  de  sa  vie  sont  en  rapport  avec  elle,  qu'il  prenne 
courage  :  car  autant  il  aura  participé  à  la  croix,  autant 
il  aura  de  gloire  dans  le  ciel.  Mais  celui  qui  aura  dédaigné 
la  dureté  de  la  croix,  sera  chassé  loin  des  regards  du 

1.  Éloge  d'Aelrède,  Palrol.  lut.  fACV,  c.  -Ju7. 

2.  Scrmones  de  Tempore  et  de  Sanctis;  Sertuonesile  vttenbus,  in  cap.  XU  etseqq. 
Isaiic  prophet.,  Patrol.  lat.,  CXCV.  Il  faut  leur  ajouter  un  sermon  sur  l'Avcnt,  mèlc 
aux  œuvres  de  S.  Bernard,  Palrol.  lat.,  CLXXX1V,  c.  817. 

.}.  «  Ncc  scliolastitis  quidam  disciplinis,  tum  pene,  ut  scitis.  illitteratus  sim, 
ï  li.,  de  Oneribus;  <  tenuitasingenii  mei  requin!  ut  nuditorea  mei  ad  parvitatem 
inci  serinonis  siiuin  polius  inclinent  auditum,  »  l-l*  II.,  de  Tempore. 

4.  11  finit  presque  toujours  brusquement,  un  s'accusant  d'avoir  dépassé  L'heure. 
Voyez,  par  ex..  HV  h.,  de  Oneribus. 


LES  PRÉDICATEURS.  Ml 

Crucifié.  Vous,  mes  frères ,  combien  ne  devez-vous  pas 
vous  réjouir,  vous  qui  vous  crucifiez  avec  le  Christ.  Je 
vous  dis  la  vérité,  nies  frères,  et  ne  vous  trompe  pas  : 
notre  ordre  est  celui  de  la  croix  du  Christ.  Je  vous  en 
prie,  mes  frères,  veillez  à  ne  pas  vous  éloigner  de  la 
croix  du  Christ,  et,  puisque  vous  êtes  placés  sur  la  croix, 
ne  faites  rien  contre  elle...  J'éprouve  de  la  jouissance, 
mes  frères,  à  vous  parler  avec  abondance  de  coeur  de 
la  croix  du  Christ,  parce  qu'elle  est  notre  gloire  et  noire 
voie.  Mais  il  faut  finir,  car  aujourd'hui  nous  devons  rester 
plus  longtemps  à  l'office  divin  '.  » 

Geoffroy  d'Auxerre  (f  vers  1°20U),  moine  de  Clair- 
vaux,  secrétaire  de  saint  Bernard  et  successivement  abbé 
d'Igni,  de  Clairvaux,  de  Fosse-Neuve  et  de  Haute- 
Combe  2,  ne  nous  était  connu  jusqu'ici,  comme  prédica- 
teur, que  par  un  très-court  fragment  sur  la  Résurrection3, 
et  par  le  panégyrique  de  saint  Bernard''.  Dans  cet  éloge, 
l'orateur,  embarrassé  par  la  grandeur  du  sujet,  ne  rap- 
pelle pas  l'origine  illustre  de  Bernard.  Il  ne  décrit  ni  ses 
voyages,  ni  ses  fréquentes  missions  à  travers  l'Europe; 
niais  il  s'arrête  avec  complaisance  aux  vertus  du  saint,  à 

1.  Serm.  9,  in  Ramis  Palmaruin.  —  2.  Hist.  lilt.,  XIV,  130. 

3.  Tissier,  Bibl.  Patr.  Cisterc,  IV,  261.  Nous  n'avons  pu  savoir  si  ces  quelques 
lignes  insignifiantes  appartiennent  réellement  à  Geoffroy.  Mais  les  trois  sermons 
que  lui  donne  le  P.  Coiubéfis,  sous  le  nom  de  «  Galfridi  abbatis  »,  sont  évidem- 
ment des  sermons  de  Geoffroy  de  Mailros.  11  suffit  de  comparer  :  Bibl.  Patr.  Con- 
cionat., VU,  117,  sermon  sur  S.  Jean-Baptiste,  avec  le  ms.  lat.  18178,  f°  72  ; — 
Bibl.  Patr.  Concionat.,  VU,  150,  autre  sermon  sur  S.  Jean-Baptiste,  avec  le  ms. 
lat.  18178,  f°89;  —  Bibl.  Patr.  Concionat.,  VIII,  180,  sermon  sur  S.  Martin,  avec 
le  ms.  lat.  18178,  f"  78.  Les  textes  ne  diffèrent  pas  d'un  seul  mot,  si  ce  n'est  dans 
les  titres,  que  Gombéfig  semble  avoir  faits  à  sou  gré. 

4.  Upji.  S.  Bernar(li,\\,-loôi.  Ce  panégyrique  fui  prononcé  en  1163;  voyez  ibid-, 
n°  5.  • 


112 


CHAPITRE  IV. 


sa  charité  vigilante,  qui  n'oubliait  ni  les  pauvres,  ni  les 
petits;  à  la  beauté  de  cette  vie,  exempte  d'imperfections, 
qui  cherchait  toujours  à  se  cacher  en  Dieu.  Il  parle  avec 
une  chaleur  soutenue  et  une  émotion  sincère.  On  sent,  à 
la  lecture,  que  le  panégyriste  a  connu  son  héros,  qu'il  a 
été  témoin  lui-même  des  traits  qu'il  raconte,  et  qu'il  a 
reçu  de  celui  qu'il  loue  plus  qu'un  bienfait  ordinaire. 
Quelques  larmes  échappèrent  sans  doute,  dans  ce  dis- 
cours à  Geoffroy  le  converti,  à  l'écolier  ambitieux  trans- 
formé tout  à  coup,  par  l'éloquence  de  saint  Bernard,  en 
un  moine  fervent  qui  devint  lui-même  abbé  de  Clairvaux. 

Geoffroy  d'Auxerre  a  laissé  plusieurs  autres  panégy- 
riques aussi  émus,  parmi  de  nombreux  sermons'2  qui 
n'ont  pas  vu  le  jour 3.  On  regrette  que  tous  ces  manuscrits 
ne  soient  pas  imprimés  :  car  aucun  prédicateur  n'est  plus 
simple,  plus  familier,  plus  naturel.  Malheureusement,  à 
cause  de  cette  facilité  même,  le  latin  a  perdu  la  richesse 
de  ses  formes.  Voici,  par  exemple,  l'exorde  d'un  pané- 
gyrique de  saint  Benoit  : 

«  Sepe,  fratres.celebramus  feslivitates  sanctormn  et  non  débet  esse  hoc 
sine  fructu.  Débet  enini  ipsa  celebratio  provenire  ad  utilitatem  nostram  : 
nam  ideo  iustitute  sunt  iste  festivitates.  Quid  enim  putamus?  111  is  aliquid 
prodest  quod  eos  laudauius  et  facimus  memoriam  eorum?  Certe,  fratres, 
nichil.  Videaraus  ergo  qua  utilitate  statutuni  estistas  festivitates  celebrarr. 
Oninis  bomo  aut  maie  mit,  aut  bene.  Ideo  ad  utrumque  boc  genus  bomi- 

1.  N°  16,  ibid. 

2.  Ms.  lat  .  476,  f°  1 10,  16  sermons  sur  divers  sujets,  mêlés  à  des  commentaire» 
sur  le  Canti(|iie  des  Cantiques;  ML,  f°  144,  20  sermons  sur  l'Apocalypse.  Ms.  lat., 
2594,  f°  12,  I  sermon  BUT  l'Assomption,  mêlé  aux  sermons  de  plusieurs  religieux 
de  Clairvaux  sur  la  Vierge.  Bibliotli.  de  Troyes,  ms.  lat.,  868,  f  51,  18  sermons: 
ms.  lat..  503,  f  1,  105  sermons;  ms.  lat.,  763,  f°  69,  table  générale  des  semions 
de  Geoffroy. 

3.  Au  rapport  d'Oudin,  Comment,  de  Script.,  Il,  1497,  Tissicr  se  préparait  à 
publier  les  2  mss.  lat.,  868  et  503,  aujourd'hui  à  la  Bibliotli.  de  Troyes,  lorsqu'il 
fut  surpris  par  la  mort. 


LES  PRÉDICATEURS. 


113 


mis  debent  prolicere  ille  cclebritatcs.  Oui  onim  malovivil  duo  quedam  débet 
concipere,  (|uaado  celebramus  islas  festivitates  :  sciliccl  pudorem  et 
timorcm.  Omnis  qui  maie  facit,  aut  idco  facit  quia  infirmus  est  et  non  po- 
test  resistere  delcctalionibus  suis,  aut  uialieiosus  estet  diligit  maluniet  odit 
bonum.  Qui  per  infîrmitatem  peccat,  quam  excusationem  habel?  Quid 
dicere  :  infirmus  sum,  desideria  carnis  cogunt  me,  non  possum  istas 
delectalionos,  quando  nascuntur  in  carne  mea,  superare?  Ecce  hodie  cele- 
bramus festivitatem  sancti  patris  nostri  Benedicti.  Quid  fuit  sanctus  Bene- 
dictus?  Sine  dubio,  homo  sicut  tu  ;  sicut  ille,  sicut  ego;  caro  ille,  caro  tu; 
de  eadem  massa  ille  et  tu  :  quare  ergo  ille  potuit  et  tu  non  potes  ?  Ille 
adbuc  puer  tener  et  delicatus  reliquit  seculum,  fugit  a  parentibus  suis:  tu 
autem  magnus  et  sapiens  et  prudens  adhuc  somnias  seculum,  adhuc  suspi- 
ras  ad  parentes  tuos.  Si  causaris  quia  sustines  graves  temptationes,  et  ille, 
sicut  scitis,  graviter  temptatus  est.  Ille  tam  viriliter  restitit  :  tuitamolliter 
succumbis  2  !  » 

A  côté  de  ce  langage  clair  et  de  cette  logique  pressante, 
on  admire  la  paternelle  sollicitude  du  pasteur.  Avec  quelle 
véhémence  affectueuse  Geoffroy  prêche  la  fuite  du  monde  ! 

«  Fugc,  fuge,  fuge  voluptatem  et  vanitatem,  luxuriam  et  avariciam, 
insatiabiles  filias  duas  sanguisuge  proprie  voluntatis.  Quanta  disputât  de 
fuga  seculi  magnus  Ambrosius,  cujusflores  redolent  inEcclesia  Dei  !  Fugite 
fornicationem,  ait,  vas[a]  electionis.  Et  discipulus  quem  amabat  Jhesus  : 
karissimi,  ait,  fugite  ab  ydolorum  cultura....  Vixfugiunt  aliqui  vel  experti 
vulnera,  vel  semineces  et  letalibus  jaculis  bine  inde  confossi.  Vix  fugiuntet 
tacti  aliqui,  velcompulsi;  et  qui  semel  acquiescunt  ut  fugiant,  repetitam 
aliquando  fugiendi  suggestionem  durius  audiunt  quam  priorem.  Sunt  qui 
fugiunt  a  fugiendis  ad  alia  nichilominus  fugienda,  et,  relictis  prohibitis, 
prohibenda  similiter  noxia  tergiversatione  sectantur.  Ego  tibi  vociferans 
et  sepius  iterans  non  cessabo  :  fuge,  dilecte  mi,  fuge,  donec  fugias  super 
montes  Aronis,  ubi  Christus  est  in  dextera  Dei  sedens.  Non  bene  fugiunt 
apud  quos  residuum  eruce  locusta  comedunt  et  residuum  brucci  erugo 
Non  bona  fuga  a  voluptate  carnis  ad  seculi  vanitatem,  ad  desperationem 
a  presumptione,  ab  inepta  leticia  ad  tristiciam  secularem.  Fuge,  fuge,  non 
hyeme,  neque  sabbato,  sed  hyememmagis  et  sabbatum,  ut  non  sit  fuga  tua 
anxia,  tristis,  amara,  non  sit  pigra,  dissoluta,  remissa.  Fuge  ut  sursum 
cor  ad  Deum  babeas,  queras  et  sapias  que  sursum  sunt,  non  que  super  ter- 
rain. Queras  studio  et  desiderio,  sapias  devotione  et  studio  spirituali.  Fuge, 
fuge  ad  suave  jugum  et  onus  levé,  ut  non  sis  gravi  corde,  querens  menda- 
tium,  diligens  vanitatem2  ». 


I.  Biblioth.  cleTroyes,  ms.  lat.,  868,  f°  66.-2.  Ms.  lat.,  476,  P  142. 

8 


'Al 


G  H. MM  MIE  IV. 


Abbaye  de  Saint-Victor. 

Les  Victorins  luisaient  de  réloquenec  sacrée  un  exer- 
cice journalier.  Chacun  des  chanoines  prêchait  à  son  tour; 
et  ce  tour,  combien  le  voyaient  arriver  trop  tôt!  Le  mot  de 
«  tâche  »  revient  avec  amertume  dans  tous  les  exordcs; 
le  prédicateur  commence  par  envier  la  place  des  heureux 
qui  n'ont  qu'à  l'entendre.  «  Je  vous  l'atteste,  mes  frères, 
ce  serait  beaucoup  plus  sûr  pour  moi  de  vous  écouter  que 
de  vous  adresser  la  parole.  Avec  quelle  avidité  je  prêterais 
l'oreille  aux  avis  de  mes  frères  doués  de  toutes  les  grâces 
du  langage!  Ce  qui  me  décourage  encore,  c'est  que,  je  le 
sais  bien,  ma  peine  est  inutile.  Si  je  voyais  mon  travail 
produire  quelque  fruit,  je  me  courberais  volontiers  sous 
ce  fardeau.  Accomplissons  cependant  la  tâche  qui  nous 
est  imposée  malgré  nous1.  » 

Cette  tâche  devient  si  pénible,  que  plusieurs  finissent 
par  réclamer  contre  elle.  Gautier  demande  qu'elle  soit 
définitivement  abolie  pour  les  vieillards.  «  Mes  frères, 
chaque  fois  que  je  suis  obligé  de  vous  adresser  la  parole 
en  pareille  circonstance,  j'ignore  ce  qui  se  passe  en  vous  : 
pour  moi,  je  sais  bien  ceci,  c'est  que  je  suis  confus  d'éta- 
ler aux  yeux  des  autres  toute  ma  détresse.  Les  vieillards 
qui  sont  parmi  nous,  d'une  vie  sans  reproche,  d'une 
science  à  toute  épreuve,  d'un  sens  exquis,  d'une  sagacité 
merveilleuse  à  disccrnerlc  bien  du  mal,  ont  suffisamment 
édifié  et  prêché.  Il  faut  donc  que  cette  coutume  de  parler 
au  Chapitre  soil  mise  de  côté;  qu'on  y  renonce  :  ou  bien, 

I.  Victorins,  ms.  lat.,  14589,  C  3. 


LES  PRÉDICATEURS.  H5 

qu'on  fasse  parler  les  jeunes  gens  qui  ont  du  souffle  et  de 
la  facilité.  A  ceux-là  qui  oui  de  la  verve  et  de  l'abon- 
dance, de  se  montrer  et  de  paraître...  Donc  qu'à  l'avenir 
les  jeunes  gens,  comme  des  (ils  dévoues,  succèdent  à 
leurs  pères;  qu'ils  prennent  leur  place.  Car  nous  sommes 
vieux,  nous  sommes  fatigués,  nous  voulons  garder  le 
silence  '.  » 

Grâce  à  cette  culture,  la  congrégation  de  Saint-Victor 
jeta  un  vif  éclat  dans  la  chaire  :  ses  prédicateurs  jouirent 
d'une  brillante  renommée.  Le  plus  illustre  d'entre 
eux  fut  Hugues  de  Saint-Victor. 

Hugues  de  Saint- Victor  (f  4141)  «  fut  la  harpe  du 
Seigneur,  l'organe  du  Saint-Esprit;  il  unissait  les  gre- 
nades, symbole  des  vertus,  aux  clochettes,  symbole  de  la 
prédication.  Il  porta  un  grand  nombre  de  chrétiens  à  la 
pratique  du  bien  par  son  exemple  et  par  sa  pieuse  con- 
versation ;  il  leur  donna  la  science  par  sa  doctrine  aussi 
douce  que  le  miel.  Il  creusa  un  grand  nombre  de  puits 
d'eau  vive  par  les  livres  qu'il  composa  avec  autant  de 
finesse  que  de  suavité,  sur  la  foi  et  sur  les  mœurs.  Il 
découvrit  les  secrets  de  la  divine  science.  Sa  mémoire  est 
demeurée  parmi  nous  comme  un  parfum  délicieux, 
comme  un  miel  odoriférant,  comme  un  concert  dans  un 
festin,  comme  un  navire  qui  porte  à  la  postérité  des 
fruits  abondants 2.  » 

Ses  homélies  sur  l'Ecclésiaste  sont  des  leçons  écrites 

I.  Ms.  lat.,  11948,  f°  69  :  «  Undc  necesse  est  ut  hec  consuetudo  loquendi  in  capi- 
lulo  postponatur  et  relinquatur,  vel  ut  juniores  ad  hoc  accingantur,  maxime  illi 
qui  spiritu  fervent  et  verbis  profluunt,  ut  excludantur  qui  probati...  et  illi  qui  parati 
sunl  et  prompti  ad  loquendum  éminçant  et  appareant  et  manifestenlur...  » 

"2.  Jacques  de  Vitry,  Hist.  occident.,  ch.  xxvui.  Patrol.  lut.,  CLXXV,  c.  L. 


116  CHAPITRE  IV. 

à  la  prière  des  chanoines*.  11  commence  avec  Salomon 
par  renverser  toutes  les  idoles  de  la  terre.  «  Où  était 
donc,  se  demande-t-il,  cet  esprit  supérieur  qui  regardait 
le  monde  de  si  haut,  et  traitait  de  mensonge  tout  ce  qui 
passe?  Il  planait  dans  les  cieux2.  »  Hugues  va  s'élever 
lui-même  avec  Salomon.  La  vie,  la  chaleur,  le  mouve- 
ment débordent  dans  ses  discours.  Il  interroge  Adam, 
figure  du  cœur  humain;  il  le  presse,  il  le  poursuit  de 
ses  demandes  et  de  ses  réponses  :  il  le  supplie  de  lui 
apprendre  si,  loin  de  son  Dieu,  il  a  trouvé  autre  chose 
que  tourment  inattendu,  amère  déception3.  Ailleurs*,  il 
étale  la  caducité  des  ouvrages  des  hommes.  Il  montre 
comment  les  mortels  se  succèdent  dans  la  vie,  comment 
les  générations  font  place  aux  générations,  et  se  poussent, 
emportées  les  unes  après  les  autres  dans  la  nuit  sans 
retour. 

Il  s'applique  surtout  à  montrer  la  faiblesse  de  l'esprit 
humain  réduit  à  ses  propres  forces  :  ce  sujet  plaisait  à  un 
siècle  théologique.  Chaque  fois  que  le  texte  s'y  prête, 
Hugues  est  infatigable  à  le  développer.  Il  convainc  la 
philosophie  antique  d'impuissance.  Elle  a  bien  pu  quel- 
que chose,  sans  doute;  elle  s'est  élevée  jusqu'aux  astres 
et  jusqu'au  firmament,  mais  Dieu,  elle  n'a  pas  su  l'at- 
teindre :  ses  grands  génies  ont  erré  dans  la  profondeur 
des  ténèbres5.  Pauvres  philosophes,  dit-il  encore,  ils 
auraient  pourtant  bien  voulu  posséder  la  sagesse!  Ils 
tenaient  leurs  bras  ouverts,  ils  avaient  les  mains  éten- 
dues, ils  étaient  tout  prêts  à  l'embrasser  :  mais  elle  s'en- 
fuit loin  d'eux,  car  ils  étaient  des  étrangers  °. 

I.  Patrol.  lut.,  CLXXV,  c.  113.  —  2.  1*  h.  —  3.  8'  h.  —  i.  l.V  h.  —  5.  10*  II. 
fi.  16*  h.  «  procul  quasi  cxtcnlis  brachiis,  et  nia  ni  bu  s  expausis,  amplexum  facerc 


LES  PRÉDICATEURS.  117 

(le  n'est  |  »  ;  i  s  l;i  seule  lois  que  le  style  revêl  des  couleurs 
si  vives.  Dans  le  même  discours,  Hugues  décrit  d'une 
façon  dramatique  et  saisissante  la  lutte  de  l'âme  ehré- 
tienne  contre  la  chair,  le  monde  et  le  démon.  C'est  une 
guerre  à  outrance,  une  lutte  de  longue  durée  '.  Trois 
tyrans  réunissent,  leurs  bataillons  :  le  démon  qui  com- 
mande les  cohortes  des  insinuations  perfides,  le  monde  à 
la  tête  de  l'adversité  et  du  bonheur,  la  chair  qui  conduit 
la  foule  tumultueuse  des  mauvais  désirs.  L'Ame  est  seule, 
elle  n'a  pour  auxiliaire  que  la  protection  de  Dieu;  elle  n'a 
pour  javelots  que  les  vertus.  Il  y  a  des  escarmouches,  des 
embûches,  des  assauts  dans  l'ombre,  des  surprises  et  des 
attaques,  tous  les  jours,  sur  tous  les  points,  jusqu'au 
triomphe  définitif  de  la  constance  et  de  la  foi. 

Plus  loin,  il  revient  encore  aux  philosophes;  il  aime 
à  les  mettre  en  contradiction.  Il  les  fait  voir  raisonnant, 
argumentant,  subtilisant  pour  expliquer  le  monde,  et  Dieu 
caché,  qui  sourit  de  pitié  devant  leurs  prétentieuses  ten- 
tatives. «  Voyez,  dit-il,  combien  d'opinions  ces  prétendus 
sages  ont  formées  sur  les  œuvres  de  Dieu  :  aucun  n'a  pu 
trouvera  solution  de  ce  grand  problème.  Ils  se  disputent 
chaque  jour,  ils  se  contredisent,  ils  se  combattent.  L'un 
dit:  c'est  ceci;  l'autre  dit:  non,  ce  n'est  pas  cela,  mais 
bien  cette  autre  chose.  Et  ils  parlent,  et  ils  inventent,  et 
ils  fabriquent  des  mensonges.  Les  uns  affirment  qu'il  n'y 
a  de  réel  que  ce  que  l'on  voit.  D'autres  arrivent  qui 

voluerunt... ,  et  ideo  cito  et  velociter  fugit  ab  eis,  nec  potuit  charitate  extranea 
retineri.  » 

1.  «  Bellum  magnum,  diuturna  concertatio...  »  11  ne  s'agit  pas  évidemment  ici 
des  Moralités  scéniques,  qui  n'ont  eu  lieu  que  beaucoup  plus  tard.  V.  Dictionnaire 
det  Mystères,  édit.  Migne,  Nouvelle  encyclop.  tltéol.,  XLIII.  «  Moralité  nouvelle  de 
Mundus,  Caro,  Demonia.  »  Ce  drame  est  probablement  du  xv«  siècle. 


118 


CHAPITRE  tV. 


rejettent  cette  opinion  :  et  tous  d'amasser  des  arguments, 
d'entrelacer  des  raisons,  ou  des  semblants  de  raisons. 
Chacun  demeure  invinciblement  attaché  à  son  propre 
jugement...  Les  uns  disent  que  la  nature  seule  existe, 
qu'il  n'y  a  rien  au  delà,  que  Dieu  n'est  qu'une  chimère, 
inventée  par  la  vaine  terreur. . .  Les  autres  prennent  bien 
haut  la  défense  du  Créateur,  qu'ils  combattent  par  leurs 
mensonges...  D'autres  surviennent:  ceux-là  promettent 
de  détruire  l'erreur  et  de  proclamer  la  vérité...  Ils  ima- 
ginent des  essences,  des  formes,  des  atomes,  des  idées, 
des  mouvements  infinis,  invisibles,  efficaces.  Les  disputes 
ne  cessent  pas,  et  la  vérité  est  loin  des  uns  et  des  autres. 
Celui  qui  affirme  se  trompe,  celui  qui  nie  se  trompe,  parce 
que  tous  par  leurs  mensonges  s'éloignent  de  la  vérité... 
Dieu  a  livré  le  monde  à  leurs  disputes;  et  lui,  il  reste 
caché  jusqu'à  la  disparition  de  ces  disputeurs  et  de  ces 
chercheurs  de  vanités...  Car  celui  qui  veut  disputer  sur 
leschoses  de  ce  monde,  celui  qui  veut  y  chercher  la  sa  lis- 
faction  de  ses  désirs,  celui-là  ne  peut  trouver  ce  que  Dieu 
a  voulu  faire  dans  ses  œuvres  depuis  le  commencement 
jusqu'à  la  fin'.  » 

Si  Hugues  de  Saint-Victor  était  moins  diffus,  s'il  fai- 
sait des  digressions  moins  fréquentes,  ses  dix-neuf  homé- 
lies mériteraient  de  servir  de  commentaires  à  l'Ere lé- 
siasle,  ce  livre  implacable  qui  réduit,  avec  un  plaisir 
secret,  toutes  les  choses  humaines  en  poussière. 

I.  17*  li.  Cette  page  ne  rappelle-t-elle'pas  VEspoiren  Dieu,  par  Alfred  de  Musset'' 
C'est  la  même  pensée,  développée  dans  le  même  ordre,  aboutissant  à  la  même  con- 
clusion : 

Ali  !  pniivres  insensés,  misérables  cervelles, 
Qui  >le  tant  île  façons  avez  tout  expliqué. 
Pour  aller  jusqu'aux  cicux  il  vous  fallait  de*  ailes  : 
Vous  aviez  le  désir,  la  foi  vous  a  manqué. 


LES  PRÉDICATEURS.  119 

Hugues  a  hussé  beaucoup  d'autres  .serinons.  Les  uns 
ont  été  regardés  à  tort  comme  ne  lui  appartenant  pas1, 
les  autres  sont  inconnus  el  inédits'2.  Toutes  ces  homélies, 

1.  Il  s'agit  ici  des  100  sermons  imprimés,  Patrol.  lat.,  CLXXV11,  comme  Appen- 
dice aux  œuvres  de  Hugues.  M.  l'abbé  Hugonin,  dans  un  remarquable  travail  :  Essai 
sur  la  fondation  de  l'Ecole  de  Saint-Victor  de  Paris,  Patrol.  /a<./CLXXV,  c.  cxvn, 
s'exprime  ainsi:  «  La  troisième  partie  comprend  100  sermons;  dans  le  quatrième 
de  ces  sermons  on  cite  le  traité  de  saint  Bernard,  De  la  Considération,  qui  n'a  été 
composé  qu'après  l'exaltation  du  pape  Eugène  III,  et  par  conséquent  depuis  la  mort 
de  notre  auteur  :  nouvelle  preuve  de  supposer  que  cet  extrait  n'est  pas  de  Hugues. 
Mais  à  qui  attribuer  cette  compilation  estimable  à  certains  égards?  Les  manuscrits 
varient  sur  ce  point.  Outre  un  assez  grand  nombre  qui  l'adjugent  à  Hugues  de 
Saint-Victor,  il  en  est  qui  en  font  honneur  à  Richard,  d'autres  à  Hugues  de  Foulois; 
plusieurs  enfin  n'ont  pas  de  nom  d'auteur.  Une  des  raisons  qui  prouvent  contre 
Hugues  prouve  contre  Richard,  mort  en  1173  :  il  n'a  pas  vu  le  règne  de  Philippe- 
Auguste.  A  l'égard  de  Hugues  de  Foulois,  quoique  la  date  de  sa  mort  soit  incertaine, 
il  est  néanmoins  hors  de  doute  qu'il  ne  survécut  pas  à  Richard.  Selon  toute  appa- 
rence, c'est  un  recueil  fait  par  un  des  disciples  de  Hugues  et  de  Richard,  qui  a 
ramassé,  çà  et  là,  mais  surtout  parmi  les  écrits  des  Victorins,  ce  qui  lui  a  paru  plus 
convenable  à  son  dessein.  » 

Pourquoi  M.  l'abbé  Hugonin  ne  cite-t-il  pas  :  1"  le  passage  du  traité  de  la  Consi- 
dération inséré  dans  le  quatrième  sermon?  Pour  nous,  nous  l'avons  cherché  en 
vain  dans  ce  quatrième  sermon,  soit  imprimé,  soit  manuscrit;  2°  Les  mss.  qui  attri- 
buent ces  sermons  à  Richard  ou  à  Hugues  de  Foulois?  Nous  n'avons  pu  rencontrer 
aucun  de  ces  mss;  3°  Et,  en  tout  cas,  il  nous  semble  que  ce  qui  prouverait  contre 
Hugues  ne  prouverait  pas  contre  Richard.  En  effet,  Hugues  est  mort  en  1141, 
Richard  en  1173;  le  traité  de  la  Considération  a  été  composé  de  1148  à  1152  : 
Richard  pouvait  donc  le  citer  sans  vivre  jusqu'au  règne  de  Philippe-Auguste.  Cette 
erreur  sur  les  dates  nous  porte  à  croire  qu'il  y  a  erreur  également  sur  la  prétendue 
citation,  introuvable  du  reste.  —  Nous  croyons  donc  que  ces  cent  sermons  appar- 
tiennent, pour  la  plupart,  à  Hugues  de  Saint-Victor,  puisqu'il  n'y  a  pas  de  raisons 
contre,  et  que  le  ms.  lat.  14934,  f°  61  :  «  Sermones  magistri  Hugonis  a  S°-Victore  » 
lui  en  donne  90;  et  que  le  ms.  lat.,  14932,  les  lui  donne  dans  la  rubrique  :  «  Ser- 
mones quidam  magistri  Hugonis  de  S°-Victore,  »  même  avec  le  prologue.  Cependant 
ce  «  quidam  »  veut-il  dire  que  ces  100  sermons  ne  sont  pas  tous  ceux  qu'a  composés 
Hugues;  ou  bien,  que  de  ces  100  sermons  il  n'en  a  fait  que  quelques-uns?  C'est  ce 
qu'il  est  impossible  de  décider.  Mais  il  est  évident  que  ces  sermons,  prononcés 
d'abord  par  Hugues,  ont  été  recueillis  ensuite  par  un  Victorin,  pour  en  faire  un  ma- 
nuel. Les  titres  des  sermons  suffisent  à  le  prouver  :  In  festo  cujuslibct  sancti,  etc. 

2.  Ms.  lat.,  2531 1  :  «  Sermones  varii  »  mentionnés  par  les  catalogues  comme  appar- 
tenant à  Hugues.  Ce  sont  des  gloses  et  des  commentaires  sans  intérêt.  —  Ms.  lat., 
15959,  f°523:  «  Hugo  de  S°-Victore  de  filio  prodigo,  sabbato  2e  hebdomade  qua- 
dragesime. .»  Ce  sermon  est  un  petit  drame  allégorique  très-curieux.  V.  liv.  II,  ch.  2. 

C'est  à  tort  que  VHist.  litt.  des  Bénédictins,  XII,  1,  indique,  parmi  les  ouvrages 
non  imprimés  de  Hugues,  des  sermons  qui  seraient  contenus  dans  le  ms.  816,  an- 


CHAPITRE 


IV. 


tantôt  longues,  tantôt  courtes,  sont  écrites  facilement, 
nourries  d'Écriture  sainte,  mais  quelquefois  diffuses. 
Leur  caractère  principal,  c'est  l'allégorie.  On  pourrait 
même  désigner  chacune  d'elles  par  l'image  dont  elle 
s'inspire  :  la  maison,  le  navire,  l'arbre,  les  nuages,  le 
lis,  la  mariée...  Elles  se  terminent  quelquefois  par  des 
vers  de  poètes  contemporains  ou  par  des  hymnes  à  la 
Vierge1.  Enfin,  on  y  rencontre  des  mouvements  d'élo- 
quence contre  les  vices  de  l'époque  et  des  détails  pré- 
cieux sur  les  mœurs. 

Hugues,  doué  d'une  parole  élégante,  mystique  et  pro- 
fonde, va  servir  de  modèle  aux  chanoines  de  Saint-Victor. 
Son  nom  sera  prononcé  plus  d'une  fois  dans  la  chaire  avec 
amour'2,  et  ses  pensées  auront  l'honneur  d'avoir  leurs 
commentaires  comme  les  sentences  des  Pères  de  l'Église. 

cien  fonds  de  Saint-Victor:  «  f°83  et  f°  87.  »  Le  ms.  lat.  816  de  St-Victor  =  14818, 
ms.  qui  est  un  recueil  de  prières.  —  C'est  aussi  par  erreur  que  le  Dictionnaire  des 
Manuscrits,  édit.  Migne,  I,  c.  1313,  Biblioth.  de  Reims,  donne  un  sermon  inédit  à 
Hugues,  sous  le  n°  353  :  i  Sermo  de  iniraculis  quai  fecit  imago  Domini.  »  D'abord, 
c'est  le  ms.  lat.  E  3.r>5/365;  et  le  sermon  a  pour  titre  :  «  Incipit  sermo  S.  Atlianasii 
Alexandri  ni  episcopi  de  mirabilibus  quœ  fecit  imago  Domini  Jliesu  Cbristi  modéras 
tempore  in  Biritfao  civitate.  i  Ce  sermon  n'est  pas  reproduit  parmi  les  sermons  de 
S.  Athanase,  Patrol.  grecq.,  XXVI,  c.  1202-1293.  Mais  le  1'.  de  Montfaucon  l'a  im- 
primé parmi  les  œuvres  supposées  de  S.  Athanase  :  S.  P.  .V.  Atlianasii  archiepisc. 
Alexandrini  Opéra  omnia,  Paris,  Anisson,  1098,  II,  354.  Il  dit  l'avoir  imprimé  d'après 
le  ms.  108  de  St-Germain-des-Prés.  Malheureusement,  ce  ms.  n'est  jamais  entré  à  la 
Biblioth.  nation.  Nous  l'aurions  comparé  avec  celui  de  la  biblioth.  de  Reims.  — C'est 
encore  par  erreur  que  le  Catalogue  des  mss.  des  départements,  III,  biblioth.  St- 
Omcr,  lui  donne  un  sermon  inédit,  sous  le  n"  216,  a  Sermo  magistri  Hugonis  de 
S°-Victore,  de  duobus  discipulis  currentibus  ad  nioniiineiitum.  »  Ce  titre  ,i  trompé 
les  auteurs  du  Catalogue;  l'opuscule  est  une  lettre.  Pour  le  montrer,  il  suffit  de  citer 
la  première  et  la  dernière  ligne  :  «  Qucris  a  me  ,quid  significet  illud...  Hoc 
pasehale  ferculum,  frater  ebarissime,  missum  tibi  bénigne  suscipe  et  ora  pro  me 
misericordiam  Domini...  i  Nous  devons  cette  copie  à  l'obligeance  de  M.  l'abbé  Blin, 
professeur  au  collège  St-Bertin. 

1.  Ms.  lat.,  14934,  f«  63. 

2.  a  Sicutenim  magnus  ille  Hugo  Sancti  Victoris  dixit....Necobviatauctoritasilla 
Hierooymi  que  dirit. ..  »  Ahsalon,  ms,  lat.,  14525,  f°  105.  —  Le  Marialedes  religieux 
de  Clairvaux  cite  Hugues  avec  enthousiasme,  ms.  lat.,  2594,1^  27,  29,  35,  etc.  —  Nous 


LES  PRÉDICATEURS. 


121 


Richard  de  Saint-Victor  (f  1173)  nous  ;i  laissé  de 
nombreux  sermons  Ils  se  distinguent  par  des  élans  de 
haute  spiritualité,  exprimés  avec  des  phrases  courtes, 
symétriques,  exclamatives.  Dans  ses  moments  de  calme, 
Richard  aime  à  faire  des  rapprochements  du  genre  sui- 
vant : 

«  Distinguamus  ergo  quatuor  lias  leges,  Dei,  diaboli,  mentis  et  carnis. 
Lex  Dei  est  reddere  bonum  pro  malo,  lex  diaboli  reddere  malum  pro  bono; 
mentis  lex  est  rétribuera  bonum  pro  malo  [bono],  carnis  lex  est  rétribuera 
malum  pro  bono.  Lex  Dei  gratuito  velle  prodesse,  lex  diaboli  gratis  velle 
obesse;  mentis  lex  est  facere  quod  lex  est,  carnis  lex  est  facere  quod 
liberi  [libet].  Lex  Dei  caritas,  lex  diaboli  iniquitas  ;  mentis  lex  equitas, 
carnis  lex  voluptas.  Lex  Dei  dicit:  diligite  inimicos  vestros,  orate  pro  per- 
sequentibus  et  calumpniantibus  nos  [vos].  Lex  diaboli  dicit:  opprimamus 
virum  justum  injuste,  quoniam  contrarias  est  operibus  nostris.  Lex  mentis 

faisons  remarquer  ici  qu'Adam  de  St-Victor  n'a  laissé  aucun  sermon,  quoiqu'on 
répète  partout  :  les  sermons  de  Hugues  et  d'Adam  de  St-Victor. 

I.  5  sont  imprimés,  Patrol.  lat.,  CXCVI.  Les  inédits  sont  :  2,  ms.  lat.,  15951, 
f»  71  :  «  De  S"  Jacobo  Richardus  de  S0  Victore,  »  et  f  72  :  «  De  S0  Petro  Richardus 
de  S°  Victore;  G  autres,  très-longs,  ms.  lat.  14-948,  f°  65.  Un  prologue,  f8  128,  im- 
primé, du  reste,  Pulrol.  lat.,  CXCVI,  c.  1011,  avec  le  premier  de  ces  six  sermons, 
indique  qu'ils  étaient  plus  nombreux;  mais  le  ms.  a  perdu  beaucoup  de  ses  pages, 
f°  95-128;  il  se  termine  après  la  première  phrase  d'un  sermon  sur  la  Vierge.  — 
Biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat.  259,  f°  39,  10  sermons,  dont  4-  ne  sont,  ni  parmi  les 
imprimés,  ni  parmi  les  inédits  des  mss.  de  la  Biblioth.  Nat.  Ils  commencent  par  ces 
mots:  a  Scuto  circumdabit  te...  —  Vulnerata  caritate  ego  sum...  —  In  pace  in 
idipsum  doriniam...  —  Benedictus  Dominus  Deus...  —  Biblioth.  de  Laon,  ms.  lat., 
304,  n°3 ;  6  serm.  semblables  aux  précédents.  —  Biblioth.  d'Avranches,  ms.  lat.,  118, 
4  sermons  :  1er,  sur  le  ps.  Afferte;  2e,  In  illud  Job  :  causam  quam  nesciebam;  3e,  In 
illa  die  nutriet  liomo;  4e,  In  illud  Salomonis  :  mémento  Creatoris  tui.  — ■  Biblioth. 
de  St-Omer,  ms.  lat.,  1 18,  n°  3,  1  sermon  :  Incipit  sermo  in  solemnitate  S.  Gregorii, 
exalta  uxorem  tuam.  —  Ces  3  mss.  des  biblioth.  de  Laon,  d'Avranches  et  de  St- 
Omer  ne  nous  sont  connus  que  par  le  Catalogue  des  manuscrits  des  départements, 
I,  IV,  III.  Enfin,  il  faut  ajouter  les  sermons  indiqués  par  Sander.  Bibl.  mss.  belg., 
part.  I,  254,  325. 

Les  sermons  de  Richard,  très-populaires,  si  l'on  en  juge  par  le  nombre  des  mss., 
ont  subi  des  variantes  dans  les  copies;  il  suffit  de  comparer  le  sermon:  Illumina 
faciem  tuam,  Patrol.  lat.,  CXCVI;  ms.  lat.,  14948,  f°  128;  biblioth.  de  Troyes,  ms. 
lat.,  259,  f°  G7.  L'imprimé  et  le  ms  de  la  biblioth.  de  Troyes  contiennent  des  passages 
qui  diffèrent  entre  eux,  et  qui  ne  se  retrouvent  pas  dans  h'  ms.  de  la  Biblioth. 
Nation.  —V.  sur  Richard,  Hisl.  litt.,  XIII,  472. 


122 


CHAPITRE  IV. 


dicit:  dentern  pro  dente,  oculuni  pro  oculo,  animam  pro  anima.  Lex  carnis 
Jicit  :  cpmedamus  el  bibamus,  cras  enim  moriemur.  Lex  dialjoli  abbomina- 
bilis,  lex  carnis  contemplibilis,  lex  mentis  laudabilis,  lex  Dei  desiderabilis 
Lexdiaboli  ignominiosa,  lex  carnis  periculosa,  lex  mentis  offitiosa,  lex  Dei 
gloriosa1  ». 

Pierre  Comestor  ou  Le  Mangeur2  (f  1179),  ainsi 
nommé  à  cause  de  son  avidité  insatiable  de  tout  lire  et 
de  tout  voir,  est  le  type  du  savant  docteur  au  moyen  âge. 
Il  a  la  tête  bouffie  d'une  érudition  universelle  et  l'imagi- 
nation enluminée  :  il  ne  parle  qu'avec  un  appareil  formi- 
dable de  textes.  Les  contemporains  ouvraient  de  grands 
yeux  sur  lui;  ils  enviaient  sans  doute  de  si  vastes  connais- 
sances. 

Pour  bien  juger  Pierre  Comestor,  il  faut  faire  deux 
parts  dans  sa  vie,  et  partager  ses  homélies  en  deux 
classes. 

Tant  que  Pierre  demeure  dans  la  vie  séculière,  soit 
comme  scolastique  et  doyen  de  l'église  de  Troyes,  sa 
patrie,  soit  comme  chancelier  de  l'église  de  Paris,  il  ar- 
gumente, il  divise,  il  mêle  les  gloses  et  les  décrétâtes  aux 
poètes  et  aux  philosophes,  il  emprunte  à  toutes  les  auto- 
rités, il  fait  des  efforts  prodigieux  de  mémoire;  il  est  sec, 
aride,  savant,  étourdissant  :  les  auditeurs  l'admirent  et 
croient  comprendre3.  Tel  est  Pierre  d'après  les  sermons 
imprimés. 

Mais  il  entre  à  Saint- Victor,  et,  là  encore,  il  prêche  tant, 

1.  Ms.  lat.,  U948,  f  135.  —  2.  Hist.  Ult.,  XIV,  L8. 

3.  Othon  de  St-blaise  (Du  Itonlay,  De  Patronis  quatuor  rationum  unwersitatts, 
p.  8)  dit  :  «  Librum  sermonum  mirâ  subtilitate  comparait  in  ipw  prêter  alia  utilia 
uioralitatem  montibus  mortalium  miro  modo  imndcavit.  »  Ces  sermons  sont  au 
nombre  de  51,  imprimés  d'abord  par  le  P.  Busée,  sons  le  nom  de  Pierre  de  Blois, 
par  erreur,  et  reproduits,  Putrol.  lat.,  CXCVII1.  Il  faut  leur  ajouter  ceux  qui  sont 
mêlés  aux  sermons  d'Hildebert :  V.  plus  liant,  Rildebert. 


LES  PRÉDICATEURS. 


123 


qu'il  est  presque  impossible  de  compter  ses  discours  ma- 
nuscrits'.  En  présence  desVictorins  sévères  el  délicats2, 
il  dépose  son  jargon  scientifique;  il  obéit  au  goût  de  son 
auditoire;  il  est  clair,  simple,  instructif;  et  sans  devenir 
éloquent,  il  devient  naturel. 

Gautier,  prieur  de  Saint-Victor3  (f  4185),  qui  était 
fougueux  et  violent  contre  les  philosophes,  ne  nous  a 
laissé  environ  que  treize  sermons  d'une  égale  médiocrité'1. 
Aussi  commence-t-il  toujours  par  implorer  l'indulgence 
de  son  auditoire  : 

«  Fratres  mei  et  domini  mei,  non  enim  tarïquam  parvuli  in  Christo,  tan- 
t[uam  tenelli  in  fide,  tanquam  imperfecti  in  sancta  conversationc,  indigetis 

1.  Du  Boulay,  De  Patronis  quatuor  nationum  universitatis,  p.  8,  avait  déjà  fait 
cette  distinction  :  «  Sunt  numéro  80,  quorum  50  presbyter  odidit,  et  30  reliquos 
foetus  canonicus  S.  Victoris.  »  Mais  au  lieu  de  30,  il  faut  dire  des  centaines.  Dis- 
tinguons les  mss.  en  deux  classes.  Voici  d'abord  la  liste  de  ceux  qui  contiennent 
les  imprimés,  dans  un  ordre  variable  :  mss.  lat.,  2602,  2603,  2951,  2952,  13582, 
14873,  14937,  18181;  biblioth.  Mazarine,  ms.  lat.,  962,  qui  a  pour  titre  :  Sermones 
Pétri  de  Lupi-Monte;  biblioth.  Sainte-Geneviève,  D128. —  Voici  la  liste  des  sermons 
qui  sont  inédits  :  ms.  lat.,  2950,  19  sermons  inédits  mêlés  à  ceux  qui  sont  impri- 
més, r  19,  22,  55,  63,  80,  82,  93,  111,  117,  128,  134,  136,  138,  140,  141,  148, 
150,  152,  100;  ms.  lat.,  5505,  2  fragments,  f°s  3,  4,  5;  ms.  lat.,  12415,  presque  tous 
inédits;  ms.  lat.,  13774,  2  sermons,  P»  26  et  27;  mss.  lat.,  14932,  14934,  14948, 
passim;  ms.  lat.,  14937,  2  sermons  mêlés  à  ceux  de  Gibbuin  de  Troyes,  f°  152;  ms. 
lat.,  16331,  f°  135-157,  sans  nom  d'auteur,  il  est  vrai,  mais  plusieurs  sermons  entiè- 
rement semblables  à  ceux  de  Pierre  Coinestor  font  croire  que  les  autres  lui  appar- 
tiennent aussi;  ms.  lat.,  16505,  f°  14,  1  sermon;  ms.  lat.  16699,  P  136,  10  ser- 
mons, dont  7  ad  sacerdotes,  2  sans  titre,  1  ad  populum  ;  ms.  lat.,  16709,  f°  106, 
I  sermon  :  «  Sermo  Pétri  Comestoris  de  quovis  sancto,  tamen  applicatus  ad  Beattim 
Augustinum  in  cujus  solemnitate  fiebat  ».  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  lat.,  Dl 
28,  15  inédits  sur  67  contenus  dans  le  ms.;  biblioth.  Arsenal,  ms.  lat.,  373,  plusieurs 
sermons  mêlés  à  la  Somme  du  frère  Raymond.  Biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat.,  425, 
73  sermons,  dont  quelques-uns  sont  imprimés;  ms.  lat.,  1515,  48  sermons  tous 
inédits. 

2.  On  ne  peut  pas  nier  que  ces  discours  aient  été  prêchés  à  Saint-Victor.  On 
lit,  par  exemple,  ms.  lat.  14932,  f°  237,  à  la  marge  :  «  Ad  Sanctum  Victorem,  in 
capella  S'  Dyonisii.  »  —  3.  Hist.  ML,  XIV,  549. 

4.  Ms.  lat.,  14948,  passim;  ms.  lat.,  14932,  f  156;  ms.  lat.,  16461,  f  47. 


CHAI'ITKE  IV. 


lacté  simplicis  doctrine.  Ideoque  non  estis  expertes  sermonis  justitie,  imo 
participes.  Vobis  convenit  sermo  faciendus  justis  et  perfectis.  Unde  itaque 
mihi  sermo  justitie,  esca  altioris  intelligentie,  solidus  cibusqui  est  perfec- 
torumqui,  pro  consuetudine,sensus  habent  exercitatos  ad  discretionem  boni' 
et  mali.  Unde  mihi  spiritualis  alinionia  eum  sim  carnalis,  venumdatus  sub 
peccato.  Nolite  itaque,  fratres  mei,  expectare  a  me  imperito  et  in  omni  bono 
imperfecto  sermonem  justitie,  sermonem  vestre  capacitati  convenientem  » 

AcHARD'2(f  ll71)  a  vingt-cinq  sermons3.  Achard  n'aime 
point  à  prêcher.  Son  esprit,  au  lieu  de  se  recueillir,  s'en 
va  de  côtés  et  d'autres,  à  travers  les  provinces,  suivre  les 
guerres  et  les  combats  : 

Non  quidem  ut  oportuil  me  preparavi  ;  non,  ut  decuit,  sermonem  exhor- 
tationis  mihi  providi  vestre  fraternitati  convenientem  atque  solemnilati 
tanti  pat  ris  nostri  Augustini  congruentem.  Cujus  improvidentie  causa  est 
precipua  curiositas  et  inquietudo  spiritus  mei.  Qui  cum  deberet  intus 
quiescere  domique  residere  et  his  que  Dei  sunt  vacare,  foris  vagatur  mo- 
bilis  et  instabilis,  hue  ac  illuc  discurrens,  et  in  momento  et  in  ictu  oculi 
super  equos  nativitatis  [vanitatis |  ascensus,  per  diversas  regiones  varias- 
que  provincias  nunc  ad  bella  hec,  nunc  ad  illa, ducitur  nec  reducitur4.  » 

Guarin  (f  versll90)5,  cinquième  abbé  de  Saint- Victor, 
a  composé0  plusieurs  panégyriques  de  saint  Augustin. 
Quelquefois  il  commence  par  un  hymne  à  la  gloire  de  son 
héros7.  Ordinairement  il  suit  une  marche  plus  régulière. 
Voici  l'exorde  d'un  de  ses  panégyriques  : 

1.  Ms.  lat.,  14948,  P  88. 

2.  Abbr  de  Saint-Victor,  puis  évoque  d'Avranches,  Hitt.lUt.,  XIII,  -153. 

3.  Mss.lat.,U590,  1494-8,  ICiOI  passim;  1728-2,  P  1 19,  13  sermons; ms.  lat.,  15033, 
f  101  :  o  Tractatus  magistri  Acliardi  abbatis  S1  Victoris  Parisiensis,  poslea  Abrin- 
censis  episcopi,  «puis,  f»  198  :  «  Continuatio  sermonis  venerabilis  Acliardi;  »  c'est 
un  long  sermon  sur  ces  paroles  :  Ductus  est  Jbesus  in  desertum.  Hibliotb.  deTroyes, 
ms.  lat.,  259,  f°  89,  8  sermons,  dont  7  diffèrent  des  précédents.  Bibliolh.  Saint- 
Omer  (Catalog. des  manuscrits  des  départem.,  III),  ms.  lat.,  195,11°  3, 3  sermons.  —  Ces 
sermons  sont  secs  comme  des  traités.  Malgré  cela,  ils  étaient  si  estimés  qu'on  les 
lisait  à  table  et  que  le  I>.  Gourdan  en  avait  entrepris  la  traduction,  llist.  lit!.,  XIII,  455. 

4.  Ms.  lat.,  11918,  f  713.  —  5.  Gallia  christ.,  VII,  071. 

0.  13  sermons,  ms.  lat.,  H588,  f"  104.  —7.  Ibitl.,  f  191. 


LES  PRÉDICATEURS. 


125 


«  Fili,  ne  des  alienis  honorent  tuum...  In  sollempnitate  gloriosi  patris  et 
patroni  nostri  beati  Augustini,  divinanos[et]  mirabilia  multipliciter  et  excel- 
lente!' erudiunt,  si  sit  qui  diligentius  animadverterc  velit  et  sciât.  Mcrito 
quidem  in  feslo  tanti  patris  ad  memoriam  revocare  studemus  bénéficia  ipsi, 
el  in  ipso  ceteris  sancte  matris  ecclesie  liliis,  divinitus  olini  collata,  ad 
eruditionetn  pariter  et  consolationem,  ut  amplius  dominum  timere  disca- 
nius  atque  diligere,  et  inter  inlirmitates  nostras  multipliées  humiliati,  de 
niisericordia  ejus  sperare,  testante  Scriptura  :  mirabilis  est  Deus  in  sanctis 
suis.  Sed  cum  in  ceteris  omnibus  sit  vere  mirabilis,  in  beato  pâtre  Augus- 
tino  mirabilior  apparet  quam  in  pluribus  aliis.  Probat  hoc  mirabilis  ejus 
vocatio,  probat  admiranda  de  priori  statu  ad  secundum  facta  post  vocatio- 
nem  translatio,  probat  continua  et  perseverans  per  totam  vitam  ejus  de 
bonis  ad  meliora  provectio.  De  pluribus  quidem  legimur  sanctis  quod  post 
gratiam  divine  familiaritatis  adeptam,  in  hujus  vite  lubrico  communis  inlir- 
mitatis  aliquatenus  titubante  vestigio,  interdum  cadenles  humanum  quod- 
dam  sunt  passi,  ut  cautiores  deinde  et  fortiores  resurgerent.  Beatus  vero 
pater  Augustinus,  quesita  diu  veritate  et  ardentissimo  desiderio  tandem  in- 
venta, castis  ejus  amplexibus  ardenter  inhesit,  ut  ipsum  prospéra  vcl  ad- 
versa,  seu  mors  aut  vita,  ah  ejusdem  veritatis  inconcussa  soliditale  nulla- 
tenus  avellere  possent,  paratum  utique  pro  ea  mori  ne  moreretur  in 
eternum,  opponentem  se  frequentibus  periculis  et  exponentem,  ut  innume- 
ris  rationibus,  scriptis  et  disputationibus  oblatrantium  ora  herelicorum 
obstrueret.  Sed  quis  indulta  ei  celitus  munera  cogitare  sufficiat  !  Pauca 
tamen  tangamus  de  pluribus,  scilicet  sapientiam  Dei,  potentiam  virtulis 
ejus,  benignitatem  misericordie  ejus'.  » 

Godefroy  '2  (-{- 1194)  a  fait  quatorze  ou  quinze  pâles 
sermons 3.  L'éloquence  pouvait-elle  s'accommoder  d'un 
homme  qui  rimait  la  philosophie  4? 

Henri  est  un  chanoine  inconnu  qui  nous  a  laissé  un 
sermon,  profession  d'humilité  5.  Il  s'applique  le  texte  : 
«  Hic  homo  cœpit  sedificare  et  non  potuit  consummare.  » 

1.  Ibid.,  f°  196.  —  2.  Hist.  litt.,  XV,  69. 

o.  Ms.  lat.,  14515,  f  110.  Ils  sont  aussi,  ms.  lat.,  14881.  Peut-être  faut-il  lui 
donner  1  sermon,  ms.  lat.,  14948,  f°  20  :  «  Sermo  communismagistriGalfridi,  »  qui 
est  également  ms.  lat.,  16461,  f°  56,  «  Sermo  Gaufridi  ». 

4.  Nous  avons  de  lui  unpoëme  rimé;Fojis/>/»/o.so/)/t(fe,Pa</-o/.  iai.,CXCVI,c.  1149- 

5.  Ms.  lat.,  14948,  f°  10  :  «  Sermo  magistri  Henrici  de  Apostolis.  »  Le  même  ser- 
mon se  trouve  également  mss.  14590,  16461,  16502. 


1-26 


Cil  A  PI  TUE  IV 


«  Estotc  prudentes  sicut  serpentes  et  simplices  sicut  columbe.  Precipitur 
in  Evangelio  ut  edificaturus  turrim  prius  sedeat  et  sumptus  computet,  ne 
deficiens  audiat:  hic  homo  cepit  edificare  et  non  potuit  consummare.  Juxta 
jstud  evangelicum  ego  sermonem  facturus,  deberem  prius  sedisse  et  sump- 
tus computasse,  no  consimilem  insultationem  audiani  :  «  Hic  homo  cepit 
sermonem  facere  et  non  potuit  consummare.  »  Sumptus  necessarii  ad  ser- 
monem faciendum  sunt  vita  et  scientia,  quas  mihi  déesse  non  dubito.  Unde 
consequens  est,  ut  ab  irrisoribus  insultationem  patiar,  que  fortassis  nonerit 
ad  caritatis  diminutionem  sed  ad  profectum.  Hujus  insultationis  timorem 
lial)eant  seculares  arlium  disputatorcs,  quorum  est  velle  magis  videri  sa- 
pientes  quam  esse,  humano  favori  studere  quam  communi  utilitali.  Nos 
autem  quorum  est  et  esse  débet  in  contumeliis  gaudereet  secundum  modum 
et  mensuram  celestis  gratie,  nobis  divinitus  infuse,  omnium  ulilitati  deser- 
vire,  hune  timorem  non  formidemus  maxime  quia  perfecta  caritas  foras 
mittit  hune  timorem  » 

Odon.  On  peut  en  dire  autant  d'Odon,  chanoine  dont  il 
nous  reste  deux  homélies;  il  prêche  l'humilité  et  les  ver- 
tus monastiques 2. 

Absalon3  (f  d203),  huitième  abbé  de  Saint-Victor, 
ferme  glorieusement  cette  liste  de  chanoines.  Ses  homé- 
lies, toujours  saines  de  goût,  sont  à  la  fois  tendres  et  pro- 
fondes, figurées  et  véhémentes. 

«  Expergiscere,  anima  mea,  cl  que  non  potes  ad  alla  Dei  assurgere,  in- 
firma ejus;  incarnationem  loquor  et  passionein,  virtute,  (|ua  valus,  am- 

I.  Us.  lat. ,  1 1948, MO.  —  2.  Ms.lat.,1 4918,0' 28:  «  Scrmo  magislri  Odonis  de  Puri- 
Scatione;  »  et  ms.  lat.,  13774,  P3I[:  «  Scrmo  magislri  Odonis  in  Epipbania  Domini.  » 

3.  On  a  beaucoup  discuté  pour  savoir  s'il  y  avait  eu  deux  Absalon,  l'un  abbé  de 
Saint-Victor,  l'autre  abbé  de  Spriurkirsbach,  dans  le  diocèse  de  Trêves.  Nous 
croyons  qu'il  n'y  a  eu  qu'un  seul  Absalon,  qui  fut  successivement  abbé  de  ces 
deux  monastères.  Aux  preuves  que  donne  Brial,  Hitt.  litt.,  XVI,  452,  on  peut  en 
ajouter  une  qui  ne  manque  pas  de  valeur.  C'est  une  édition  de  1534  (bibliotb.  Sainte- 
Geneviève,  CC 586,  in-f")  des  sermons  d'Absalon,  dans  la  préface  de  laquelle  il  est 
dit  :  i  Dum  Luletia;  Parisiorum  S.  Victoria  canonicum  agit...  in  abbateni  Spren- 
ihi  rsbacensem  electaa  est.  >>  Les  sermons  d'Absalon  se  trouvent  aussi,  mss.  lat., 
I493G,  f  I;  11525,  f°  117.  Nous  citons  Absalon  d'après  le  ms.  14525,  plus  complet 
que  le  ms.  1 193lî,  mais  qui  ne  différa  des  sermons  imprimés,  l'titrnl.  laf.,CCXI, 1  1 1, 
que  par  quelques  expressions  sans  importance. 


LES  PRÉDICATEURS. 


127 


plexare...  Vade,  et  lu,  peccator,  quem  accusât  testimouiura  conscientic, 
prépara  cor  tuum  ad  imhrem  matutinum,  ut  reddat  tibi  annos  quos  coincdit 
locusta,  et  brucus,  rubigo  et  eruea...  Surgit  cnim  primo  superbia  et  dicit 
intra  se  :  cum  eras  in  seculo,  cingebas  te  et  ambulabas  ubi  voIe!)as  ;  libère 
currebas  ad  exitus  viarum,  ad  conventicula  chorearum  ;  et  postremo,  ubi 
erat  impetus  spiritus,  illuc  gradiebaris,  nec  revertebaris  cum  ambulares. 
Sic  caro  machinalur  caslitati,  in  illicitis desideriis  ;  gula  sobrietati,  in  cibis 
et  potibus  superflue  appetendis  ;  impatientia  mansuetudini,  in  detractio- 
nibus  cl  contumeliis.  Sed  tu,  vir  bonc,  qui  vovisli  votum  Deo  Jacob,  ne 
adquicscas  eis.  Attende  miseriam  bujus  carceris,  brevitatem  temporuni, 
quam  sit  mors  repentina,  quam  sit  pena  peccati  diutina  '.  » 

Ailleurs"2,  il  compare  le  monde  et  tous  ses  spectacles 
changeants  aux  scènes  du  théâtre  : 

«  Certe  quidquid  in  mundoisto  utile,  formosum,  vel  delectabile  apparet, 
possumus  histrioni  comparare,  qui  gestus  modo  letantis,  modo  dolentis  in 
se  suscipit,  ita  utvideatur  aliquando  summa  lelicia,  aliquando  summa  tris- 
ticia  affectus.  Sed  qui  perfecte  eum  cognoverit,  in  utroque  geslu  stultum 
et  quasi  dementem  reputabit.  Eodemmodo  et  bonaista  temporalia  speciem 
nobis  ostendunt  histrionis,  dum  sua  pulchritudine  pariter  et  utilitate  ad 
ineptam  nos  trahunt  leticiam,  et  in  defectu  suo  mentes  nostras  ad  mesti- 
ciam  inducunt.  Qui  ergo  sanum  mentis  habet  oculum,  sic  ad  ista  tempo- 
ralia visum  dirigat,  ut  contemnere  ea  potius  velit  quam  amare.  » 

Absalon  est  encore  plus  éloquent  sur  l'abnégation  et  sur 
la  folie  de  la  croix.  Il  mêle  le  mysticisme  imagé  à  la  pro- 
fondeur de  la  pensée  :  il  réunit  sans  affectation  les  deux 
caractères  particuliers  aux  Victorins. 

Geoffroy  de  Vendôme  (f  vers  M  60).  Odon  (f  vers  11 60) . 
C'est  aux  Victorins  qu'il  faut  rattacher  Geoffroy  de  Ven- 
dôme3, et  Odon4,  de  l'ordre  de  Saint-Augustin.  Le  pre- 

1.  Ms.  lat.,  14525,  f°  129.  —2.  Ibid.,  t°  135.—  3.  Hist.  K«.,XI,  180. 

4.  Nous  ne  connaissons  presque  rien  sur  Odon.  Ms.  lat.,  11193,  f°  31  :  «  De  verbis 
Domini.  Auctor  erat  procul  dubio  eanonicus  regularis,  et  infra  in  epislolis  ejus 
nominis  scriptura  ponitur.  »  Or,  la  première  de  ces  lettres,  f°  59,  porte  ce  titre  : 
«  Fratri  R.  frater  Odo  canonicc  professionis  votum  persolvere  »  L'auteur  de  ces 


128  CHAPITRE  IV. 

mier  a  fait  onze  considérations  pieuses  et  familières  sur  la 
Vierge1;  le  second  a  composé  huit  sermons,  qui  se  dis- 
tinguent par  la  vivacité  et  par  les  rimes  '2. 

Prémontré. 

Saint  Norbert  (f  H 54),  fondateur  des  Prémontrés, 
est  peut-être  le  plus  grand  prêcheur  du  xnc  siècle.  L'apos- 
tolat l'entraîne,  son  zèle  déborde  et  se  précipite.  Il  ne 
connaît  ni  la  prudence,  ni  les  ménagements;  il  dénonce 
sans  crainte  et  les  vices  et  les  personnes  :  il  est  de  la 
famille  ardente  des  convertis. 

Norbert 3,  jeuneseigneur  allemand  du  pays  de  Clèves, 
était  entré  dans  le  clergé,  après  avoir  fait  de  brillantes 
études.  Il  vivait  mollement,  tantôt  à  la  cour  de  l'arche- 
vêque de  Cologne,  tantôt  à  celle  de  l'empereur  Henri, 
aimé,  flatté  de  tous  ceux  qui  l'approchaient,  à  cause  de 
sa  noblesse,  de  sa  fortune  et  de  ses  qualités  personnelles. 
Le  jeune  clerc,  quoique  sous-diacre,  se  laissa  séduire  :  il 
aima  le  monde.  Mais  un  jour  qu'il  se  prélassait  à  cheval, 
vêtu  de  soie,  suivi  d'un  valet,  dans  une  riante  prairie, 
soudain,  un  orage  violent,  mêlé  d'éclairs  et  de  tonnerre, 
ouvrit  un  abîme  à  ses  pieds,  le  renversa,  lui  d'un  côté, 
et  son  cheval  de  l'autre.  Au  bout  d'une  heure,  Norbert 
revint  à  lui  :  la  vérité  était  descendue  dans  son  Ame. 

sermons  s'appelait  donc  Odon;  il  était  chanoine  de  l'ordre  de  Saint-Augustin.  A  quelle 
époque  vivait-il'.' D'Achery.  Spiciley.,  111,589,  reporte  quelques-unes  de  ses  lettres, 
qu'il  a  éditées,  à  l'année  1160. 

1.  Ms.  lat.,5343,  ou  Patrol.  lat.,  CLVI1,  c.  237. 

2.  Nous  en  publions  un  fragment,  liv.  11,  ch.  il. 

3.  Vita  S.  Norberti,  auctore  canonico  Pro-'inonstr.  cotevo,  l'atrol.  lat.,  CLXV 
c.  1254. 


LES  PRÉDICATEURS.  129 

«  Seigneur,  s'écria-t-il,  que  voulez-vous  que  je  fasse?» 
—  «  Quitte  le  mal,  lui  répondit  une  voix;  lais  le  bien, 
cherche  la  paix  et  poursuis-la.  » 

Norbert  passa  les  jours  suivants  dans  la  méditation,  à 
l'abbaye  de  Sigebert,  près  de  Cologne.  Une  ordination 
s'étant  présentée,  il  demanda  en  grâce  d'être  ordonné  à 
la  fois  diacre  et  prêtre;  puis,  il  rentra  chez  lui  à  Santen, 
où  le  doyen  le  pria,  comme  il  était  nouveau  prêtre,  de 
célébrer  la  messe.  Norbert  accepta.  Après  l'Evangile 
c(  l'homme  de  Dieu,  enflammé  d'une  ardeur  divine, 
dévoré  des  feux  du  Saint-Esprit,  se  tourna  vers  les  lidèles; 
il  prêcha  avec  une  force  étonnante  sur  l'éternité  de  la  vie 
future  et  sur  la  fragilité  de  la  vie  présente.  11  montra  la 
vanité  du  monde,  la  courte  durée  de  ses  plaisirs,  et  les 
remords  qui  s'attachent  au  cœur  du  coupable.  Il  insista 
sur  les  défauts  des  chanoines,  sans  désigner  personne 
cette  fois,  mais  en  tournant  et  en  retournant  les  accusa- 
tions qui  s'élevaient  contre  leurs  mœurs.  Le  lendemain, 
Lorsque  les  chanoines  se  furent  rendus  au  chapitre,  Nor- 
bert prit  le  livre  de  la  règle  et  prouva  au  doyen  qu'il  devait 
rappeler  ses  confrères  à  une  observance  plus  exacte.  Nor- 
bert recommença  ses  avertissements  le  lendemain,  les  jours 
suivants;  et,  comme  il  descendait  aux  personnalités,  un 
clerc  de  basse  naissance,  excité  par  les  mécontents,  l'ac- 
cabla d'injures  grossières  et  lui  cracha  au  visage1. 

Cependant  les  prédications  de  Norbert  deviennent 
publiques.  Les  évêques  et  les  abbés  l'accusent  d'extrava- 
gances; ils  lui  font  un  crime  de  son  dénûment  :  car  le 
nouvel  apôtre  avait  vendu  ses  maisons,  ses  meubles  et  ses 
équipages.  Il  s'en  allait  nu-pieds,  vêtu  seulement  d'une 

1 .  Cap.  n. 

a 


130  CHAPITRE  IV. 

tunique  de  laine  el  d'un  long  manteau,  et  accompagné  de 
deux  laïques.  Ce  lut  ainsi  qu'ayant  traverse  la  France  il 
arriva  à  Saint-Gilles,  aux  pieds  du  pape  Gélase.  Le  pape 
écouta  sa  confession,  l'encouragea  dans  son  dessein  ;  et, 
afin  (jue  personne  ne  l'inquiétât  à  l'avenir,  il  lui  donna, 
par  une  bulle,  le  pouvoir  de  prêcher  partout  où  il  vou- 
drait. 

Le  sainthomme  reprit  ses  courses  évangéliques.  Il  allait 
partout,  malgré  les  rigueurs  de  l'hiver  :  ni  la  faim,  ni  le 
froid,  ni  la  fatigue  ne  pouvaient  l'arrêter  dans  sa  géné- 
reuse résolution  '. 

À  Orléans,  un  sous-diacre  se  joignit  à  lui.  A  Valen- 
ciennes,  Norbert  fit  un  sermon  au  peuple,  le  dimanche 
des  Rameaux-.  Mais,  cette  semaine  même,  il  enterra  ses 
trois  compagnons  morts  de  fatigue. 

A  la  nouvelle  de  son  arrivée,  Bouchard,  évêque  de 
Cambrai,  jadis  étroitement  lié  avec  Norbert,  se  rendit  à 
Valenciennes  avec  Hugues,  un  de  ses  prêtres.  L'évêque 
ne  put  retenir  ses  larmes  :  «  Norbert,  qui  eût  jamais  pensé 
cela  de  vous'...  Gel  homme  que  vous  voyez,  dit-il  ensuite 
à  son  clerc,  a  été  élevé  avec  moi;  il  était  noble,  il  était 
si  riche  qu'il  refusa  Pévêché  que  j'occupe  main  tenant3.  y> 
Hugues  nourrit  dès  lors  un  dessein  dans  son  cœur.  Dès 
que  Norbert,  qui  était  tombé  malade  après  la  mort  de  ses 
compagnons,  fut  revenu  à  la  santé,  le  jeune  clerc  lui 
déclara  que  désormais  il  s'attacherait  à  ses  pas.  «  Sei- 
gneur, s'écria  Norbert  en  levant  les  bras  au  ciel,  je  vous 
avais  supplié  de  me  donner  aujourd'hui  même  un  compa- 
gnon! » 

Ils  parcoururent  ensemble  les  châteaux,  les  villes,  les 

1.  Cap.  iv.  —  i.  22  mai  s  Uid.  —  J.  CUp,  V 


LES  PRÉDICATEURS.  13) 

villages,  prêchant  el  apaisant  les  haines  les  plus  invété- 
rées. Ils  ne  demandaient  rien;  ils  n'acceptaient  rien  de 
personne,  ni  pour  leur  nourriture,  ni  pour  leur  vêtement, 
si  ce  n'est  ce  que  les  fidèles  leur  offraient  à  La  messe.  Aussi 
ions  admiraient  leurs  vertus.  Lorsqu'ils  approchaient  d'un 
bourg  ou  d'un  village,  les  bergers  quittaient  leurs  trou- 
peaux et  couraient  les  annoncer  :  «  Voiei,  criaient-ils, 
voici  les  serviteurs  de  Dieu!  »  On  sonnait  les  cloches.  Le 
peuple  de  tout  âge,  de  toutsexe,  de  toute  condition,  se  ren- 
dait à  l'église,  entendait  la  inesse  et  le  sermon,  puis  une 
conférence  ;issez  longue  sur  la  confession,  la  pénitence, 
le  mariage,  sur  la  propriété,  «  laquelle  pouvait  bien  à  la 
l  igueur,  moyennant  certaines  conditions,  n'être  pas  un 
obstacle  au  salut.  »  Sur  le  soir,  on  les  conduisait  à  leur 
logis.  Heureux  celui  qui  avait  été  jugé  digne  de  les  rece- 
voir! Undeslidèles  emmenait  l'âne,  un  second  prenait  son 
harnais,  un  troisième  se  chargeait  du  garçon  qui  servait 
à  garder  la  bète.  Cet  âne  ne  portait  jamais  que  les  vases 
sacrés  nécessaires  à  la  célébration  de  la  messe,  un  psau- 
tier et  quelques  autres  livres.  Les  apôtres  ne  permettaient 
pas  qu'on  leur  dressât  une  table  pour  les  repas;  mais  ils 
s'asseyaient  à  terre  et  mangeaient  sur  leurs  genoux.  Ils 
ne  prenaient  d'autre  assaisonnement  que  du  sel;  ils  ne 
buvaient  que  de  l'eau.  Cependant  lorsque  les  abbés,  les 
évèques,  les  archevêques  les  invitaient  à  dîner  avec  eux, 
ils  se  conformaient  à  l'usage  reçu1. 

La  vertu  que  Norbert  excellait  surtout  à  prêcher,  c'était 
l;i  paix.  Il  avait  un  don  si  rare  pour  ramener  les  adver- 
saires les  plus  intraitables  à  la  charité  chrétienne,  que 
les  lidèles  se  rassemblaient  sur  sou  passage  el  le  sup- 

1.  Cap.  v. 


132  CHAPITRE  IV. 

pliaient  de  venir  dans  leur  ville  apaiser  des  ennemis.  Un 
jour  qu'il  était  entré  à  Moustier,  village  déchiré  par  des 
guerres  intestines,  tous  les  habitants  accoururent  au- 
devant  de  lui,  les  uns  uniquement  pour  voir  l'homme  de 
Dieu,  les  autres  pour  l'aider  à  réconcilier  des  frères.  Nor- 
bert se  renferma  seul  dans  une  chambre  et  pria  fort  long- 
temps. Le  peuple,  impatienté  de  l'attendre,  se  mit  à  mur* 
murer  :  «  Pourquoi  sommes-nous  accourus  ici? se  disaient 
les  fidèles  les  uns  aux  autres.  Nous  pensions  qu'il  allait 
sortir,  qu'il  allait  jeter  la  semence  de  Dieu,  fléchir  les 
cœurs.  Mais  voilà  qu'il  se  cache;  sans  doute  qu'il  se 
repose,  sans  doute  qu'il  dort.  »  Ils  forcèrent  Hugues,  le 
compagnon  du  saint,  de  frapper  à  sa  porte  et  de  lui  dire 
que  s'il  ne  sortait  pas  de  sa  retraite,  ils  s'en  iraient  tous. 
Lui,  timide,  et  sachant  bien  que  le  saint  était  en  oraison, 
n'osait  pas  le  troubler.  Enfin,  ne  pouvant  plus  résister  aux 
clameurs  de  la  foule,  il  entra  :  «  Père,  dit-il  avec  crainte, 
le  peuple  vous  attend,  et  parce  que  vous  ne  vous  montrez 
pas,  il  va  s'en  aller.  »  —  «  Taisez-vous,  mon  fils;  ce  n'est 
pas  au  bon  vouloir  des  hommes,  mais  à  la  volonté  de  Dieu 
que  nous  devons  obéir.  »  Cependant  il  ne  tarda  pas  à  se 
montrer;  il  entra  dans  l'église,  revêtit  les  ornements  sacrés 
et  célébra  d'abord  la  messe  de  Sainte-Marie,  puis  celle 
des  morts,  pour  la  réconciliation  des  fidèles.  Ces  deux 
messes  achevées,  il  sortit  afin  d'adresser  la  parole  au 
peuple.  Mais  l'heure  du  dîner  étant  survenue,  la  plupart 
des  auditeurs  s'étaient  retirés.  Néanmoins  il  lit  une  courte 
prière  et  commença.  Aussitôt,  comme  si  la  charité  de  son 
âme  se  lut  répandue  jusque  dans  le  cœur  de  ceux  qui 
s'éhti.'ii!  éloignés,  tous,  comme  au  son  d'une  trompette, 
quittèrent  brusquement  leur  repas,  sortirent  des  auberges 


LES  PRÉDICATEURS.  133 

el  volèrent  en  toute  hâte  à  l'église.  Lorsque  l'enceinte  fut 
remplie,  voici  en  résumé  ce  que  dit  l'homme  de  Dieu  : 
«  Mes  frères,  lorsque  N.-S  J.-C  envoyai!  ses  disciples  prê- 
cher, il  leur  donnait  comme  précepte  de  dire  en  arrivant  : 
Que  la  paix  soit  avec  votre  demeure  !  Nous  qui  sommes  les 
imitateurs  de  ses  disciples,  non  certes  par  nos  propres 
mérites,  mais  par  la  seule,  grâcedeDieu,  nous  vous  disons 
aussi  :  Que  la  paix  soit  avec  vous!  Ne  méprisez  pas  cette 
paix,  mes  frères,  par  l'endurcissement  de  votre  cœur,  car 
elle  est  le  gage  de  la  paix  éternelle.  N'ignorez  pas  le  motif 
qui  nous  a  conduits  au  milieu  de  vous.  Ce  n'est  pas  notre 
désir  à  nous,  qui  ne  sommes  que  desétrangers  et  des  pèle- 
rins sur  la  terre,  mais  c'est  la  volonté  et  la  puissance  de 
Dieu.  C'est  à  vous  de  vous  rendre  de  toute  votre  âme  et  de 
tout  votre  cœur  à  cette  volonté,  à  cette  puissance.  »  A 
ces  paroles,  tous  répondirent  d'un  seul  cri  :  «  Faites-nous 
connaître  la  volonté  de  Dieu!  Faites-la-nous  connaître! 
Nous  ne  voulons  plus  nous  disputer;  dites  ce  que  le  Sei- 
gneur demande  de  nous.  »  Les  deux  parfis  sortent,  ils  se 
réunissent  sous  le  portique  de  l'église  :  quelques  moments 
après,  ils  avaient  abjuré  leur  haine  et  s'étaient  réconciliés 
dans  une  sainte  fraternité'. 

Les  traits  de  ce  genre  remplissent  la  vie  du  saint. 

Cependant  il  voulut  faire  renouveler  à  Reims  par  le 
pape  Callixte  les  lettres  de  prédication  qu'il  avait  obte- 
nues de  Gélase  II.  Le  pontife  le  reçut  avec  bienveillance 
et  pria  Barthélémy,  évêque  de  Laon,  de  le  retenir  dans  son 
diocèse.  Celui-ci  offrit  à  Norbert  l'église  de  Saint-Martin. 
Mais  les  chanoines  rejetèrent  bientôt  ce  nouveau  supé- 
rieur, dont  l'austérité  condamnait  leurs  habitudes  molles 

1.  Cap.  vr. 


m  CHAPITRE  IV. 

el  délicates»  Norbert  lui-même  soupirail  après  la  solitude. 
Il  se  retira  dans  un  lieu  voisin,  nommé  Prémonlré.  «Je 
demeure  ici,  dit-il  à  l'évêque  qui  le  suppliait  de  reprendre 
son  église,  car  plusieurs  se  sauveront  ici  par  la  grâce  de 
Dieu.  Je  le  sais,  ils  n'y  demeureront  pas  très-longtemps  : 
ils  bâtiront  de  l'autre  côté  de  la  montagne,  où,  cette  nuit, 
j'ai  vu  une  procession  magnifique  d'hommes  vêtus  de 
blanc,  qui  portaient  des  croix,  des  encensoirs,  des  chan- 
deliers, et  parcouraient  ce  lieu  au  chant  des  hymnes  et 
des  cantiques.  » 

L'hiver  passé,  l'apôtre  n'eut  pas  le  courage  de  rester 
dans  sa  retraite  :  sa  charité  avait  besoin  de  se  répandre  au 
dehors.  Il  se  rendit  à  Laon;  il  fit  dans  l'école  du  docteur 
Raoul  un  sermon  si  pathétique  que  sept  écoliers  de  Lor- 
raine le  suivirent.  Ils  avaient  tous  beaucoup  d'argent; 
niais  le  compagnon  chargé  de  le  garder  s'échappa  de  nuit 
et  les  abandonna  tous  dans  une  extrême  pauvreté*  A  Cam- 
brai, il  convertit  un  jeune  homme,  nommé  Evermode;  à 
Nivelle,  il  en  convertitun  autre, nommé  Antoine.  D'autres 
fidèles  s'étant  attachés  à  lui,  il  réunit  tous  ses  disciples 
sous  la  règle  de  saint  Augustin,  le  jour  de  Noël,  l'an  1121  '. 
De  là  il  passa  à  Cologne,  où  il  évangélisa  le  peuple  et 
découvrit  miraculeusement  les  reliques  de  sainte  Ursule 
el  de  saint  Géréon.  Dans  toute  l'Allemagne  il  marqua  son 
passage  par  des  bienfaits.  Il  accepta  l'archevêché  de  Mag- 
debourg  ;  et  ce  fut  dans  celte  ville  que,  malgré  plusieurs 
tentatives  d'assassinat  dirigées  contre  lui,  il  mourut  de 
maladie2,  en  1 154. 

Pendant  son  épiscopat,  il  mit  en  ordre  les  sermons  qu'il 
avait  prêches  au  peuple'1.  Malheureusement  ce  recueil  est 
I.  Cap.  vu.  —  i.  Cap.  ma.  —  3.  P.  Le  Paijro.  Hihiiotii.  Prenions tr.,  3M, 


|,ES  PRÉDICATEURS,  189 

perdu.  Nous  ne  pouvons  guère  juger  l'éloquence  de  ce 
grand  sainl  par  los  trois  fragments1  qui  nous  restenl  seuls 
de  lanl  de  prédications  apostoliques. 

Adam  le  Pb émontré  (+1180)  fui  no  dos  plus  illustres 
disciples  de  sainl  Norbert2.  Ilentradans  l'ordre  des  Pré- 
montrés à  une  époque  incertaine3.  Saint  Norbert,  croit-on, 
l'envoya  en  Ecosse  pour  y  professer  la  théologie,  faculté 
dans  laquelle  il  avait  pris  ses  grades*.  Plus  lard,  il  devint 
successivement  abbé,  puis  évêque  de  Whithern.  Ses  nom- 
breuses homélies  ne  sont,  pas  dépourvues  de  mértie.  Adam 
ne  cessait  d'insister  sur  la  nécessitéde  la  parole  divine"'.  Il 
avait  l'âme  forte  et  pieuse,  se  nourrissant,  au  pied  delà 
croix,  de  soupirs el  de  larmes.  Il  déplorait  avec  amertume 
les  orages  de  sa  jeunesse0,  et  célébrait  avec  des  transports 
affectueux  le  bonheur  du  cloître7,  la  beauté  des* perfec- 
tions monastiques,  de  l'humilité8,  et  de  l'amour  du  Christ 
dans  la  sainte  Eucharistie9.  C'était,  à  l'école  de  la  Vierge 
qu'Adam  le  Prémontré  avait  appris  la  pratique  de  ces 
louchantes  vertus  :  car  jamais  prédicateur  ne  chérit  plus 
tendrement  la  sainte  Famille. 

On  est  surpris  de  voir  tant  de  moines  conserver  leur 
physionomie  personnelle,  tout  en  gardant  les  traits  com- 
muns à  leur  famille.  Les  Bénédictins  sont  surtout  véhé- 
mentsel  les  Cisterciens  ascètes;  les  religieux  de  Clairvaux 
redisent  le  Cantique  des  Cantiques;  les  chanoines  de 

1.  S.  Norberti  sermones  duo  ad  populum,  Patrol.  lat.,  CLXX,  c.  1358;  Sermo  de 
obilu  sanctoruin  ad  populum,  Biblioth.  Max.  Pair.,  XXI,  IIS. 

2.  Le  ms.  lat.,  17511,  f°  1,  lui  donne  le  titre  d'Anglais. 

3.  Sa  vie  est  écrite  en  tète  des  sermons, Pa(/o/./(ï/.,CXCVIlI,c.  19,  mais  avec  un  tel 
fracas  de  réflexions  sacrées  et  profanes,  qu'il  est  presque  impossible  d'v  rien  démêler. 

1.  «  Kxpliciunt  sermones  maqistri  Adie,  ms.  lat.,  17514. 

5.  Serm.  15,  37,  43.  —In.  Serm.  54.  —  7.  Serin. 37.  —  8.  Serm.  il.  —  9.  Serm.  40. 


136  CHAPITRE  IV. 

Saint- Victor  sourient  au  mysticisme,  ceux  de  Prémontré 
essayent  de  renouveler  les  prodiges  de  l'apostolat  :  au 
milieu  du  silence  du  cloître,  ils  éveillent  tous  dans  la 
chaire  de  puissants  échos. 


CHAPITRE  V. 


LES  PRÉDICATEURS   DES   CONCILES,  —  DE   LA  PÉNITENCE, 
—  DES  CROISADES. 


La  parole  sacrée  sort  de  l'église  et  du  chapitre.  Elle  se 
fait  entendre  dans  les  villes,  sur  les  places  publiques,  au 
milieu  des  forêts  et  des  champs.  Elle  éclaire  les  conciles; 
elle  publie  la  justice  de  Dieu;  elle  fait  les  croisades. 

Les  conciles  d'alors  ne  veillaient  pas  seulement  aux  inté- 
rêts de  l'Église  universelle  et  des  diocèses  :  ils  étaient  aussi 
les  gardiens  vigilants  des  bonnes  mœurs  et  des  constitu- 
tions sociales,  les  défenseurs  des  saintes  lois  de  l'humanité 
contre  l'emportement  brutal  de  la  violence  et  des  passions 
grossières.  Ils  formaient  un  tribunal  sans  appel  au  pied 
duquel  toutes  les  passions  se  donnaient  un  rendez-vous 
suprême  et  s'agitaient  pêle-mêle  avec  le  tumulte  orageux 
du  forum. 

C'est  là  qu'Hildebert  faisait  un  rapport  mêlé  de  larmes 
sur  les  désordres  des  fidèles,  qu'Arnoul,  évêque  de  Lisieux, 


138  CHAPITRE  V. 

protestai!  de  son  attachemeni  à  l'unité  de  l'Église  jusqu'à 
la  mort,  el  que  sainl  Bernard  lonnaii  avec  des  accents  £i 
profondément  émus  contre  la  corruption  du  clergé.  On 
sent  encore  dans  la  vivacité  du  récit  l'admiration  des  con- 
temporains pour  ces  discours  solennels.  Quelques  extraits 
du  concile  de  Reims'  nous  en  donneront  une  juste  idée. 

«  Après  les  litanies2,  le  pape  expliqua  simplement  et 
saintement,  en  latin,  l'Évangile  de  saint  Marc,  dans  lequel 
Jésus  ordonne  à  ses  disciples  de  passer  sur  l'autre  rive... 
Dès  que  le  pape  eut  terminé  son  discours,  Conon,  évêque 
cardinal,  se  leva  et  prêcha  fort  éloquemment  sur  la  vigi- 
lance pastorale...  Alors  entra  le  roi  Louis  avec  les  princes 
français.  Il  monta  au  consistoire,  où  le  pape  était  assis 
au-dessus  de  toute  l'assemblée  ,  et  de  là  il  exposa  en 
termes  convenables  l'objet  de  ses  plaintes  contre  le  roi 
des  Anglais...  Lorsque  le  roi  eut  fini  de  parler,  Geoffroy, 
archevêque  de  Rouen,  se  leva  avec  ses  suffragants  et  les 
abbés;  il  prit  la  parole  en  faveur  du  roi  des  Anglais.  Mais 
ses  adversaires  ayant  fait  beaucoup  de  bruit,  il  ne  put  se 
faire  entendre...  A  ce  moment,  Hildegarde,  comtesse  de 
Poitou,  s'avança  avec  ses  suivantes.' D'une  voix  éloquente, 
claire,  élevée,  elle  se  plaignit  d'être  délaissée  par  son  mari, 
qui  avait  enlevé  la  femme  du  vicomte  de  Ghâtelleraut. . . 
.Mais  Ciuillaume,  évêque  de  Saintes,  jeune  prélat  très-élo- 
quenl ,  el  plusieurs  abbés  et  évèques  d'Aquitaine  se 
levèrent  ;  ils  excusèrent  leur  due,  assurant  qu'il  s'était  mis 
en  roule  pour  venir  au  concile  el  que  la  maladie  seule 
l'avait  retenu  en  chemin...  Ensuite,  Audin  le  Barbu, 
évêque  d'Evreux,  s'éleva  contre  Ainauri,  qui  l'avait  hon- 
teusement chassé  de  son  siège  el  avait,  abominablement 
I.  En  1119.     -2.  Labbe,  \.  86:,. 


LES  PRÉDICATEURS.  139 

incendié  son  évêché.  Le  chapelain  d'Amauri  eu!  l'audace 
de  se  présenter  pour  répondre,  et,  devant  toute  l'assem- 
blée, il  traita  positivement  l'évêque  de  menteur...  Enfin, 
lo  silence  s'étant  rétabli,  le  pape  parla  en  ces  termes  : 
k  Mes  très-chers  frères,  ne  disputez  pas  ainsi,  je  vous 
»  en  prie,  en  multipliant  les  discours;  mais,  en  vrais 
»  enfants  de  Dieu,  cherchez  la  paix  de  tous  vos  efforts.  Le 
»  Fils  de  Dieu  n'est-il  pas  descendu  du  ciel  pour  nous 
j>  donner  la  paix?...  Je  prescris  d'observer  la  trêve  de 
»  Dieu,  comme  le  pape  Urbain,  de  sainte  mémoire, 
»  l'établit  au  concile  de  Clermonl;  je  confirme,  en  vertu 
»  de  l'autorité  de.  Dieu,  de  l'apôtre  saint  Pierre  et  de  tous 
»  les  saints,  les  autres  décrets  qui  furent  à  ce  sujet 
j>  publiés  par  les  Pères.  L'empereur  des  Allemands  m'a 
»  mandé  de  me  rendre  à  Pont-à-Mousson,  pour  y  faire  la 
»  paix  avec  lui,  au  plus  grand  avantage  de  l'Eglise,  notre 
»  sainte  mère.  A  mon  retour,  j'examinerai  soigneuse- 
»  ment  et  le  plus  justement  que  je  pourrai  vos  réclam  a - 
»  lions  el  vos  raisons,  afin  qu'avec  l'aide  de  Dieu  les 
»  membres  de  cette  assemblée  puissent  retourner  chez 
»  eux  en  paix  et  en  joie.  Ensuite,  j'irai  trouver  le  roi  des 
»  Anglais,  mon  tils  spirituel  et  mon  cousin  par  les  liens 
»  <le  la  parenté;  je  le  prierai,  ainsi  que  le  comte  Thibaut, 
»  son  neveu,  et  les  autres  dissidents,  de  rendre  justice  à 
»  tout  le  monde  el  de  recevoir  justice  de  tous  pour 
»  l'amour  de  Dieu...  Quant  à  ceux  qui  ne  voudront  pas 
»  cédera  nos  invitations  el  qui  persévéreront  avec  inso- 
»  lence  dans  leurs  entreprises  contre  le  droit  et,  le  repos 
»  public,  je  les  frapperai  de  la  terrible  sentence  de  l'ana- 
»  thème,  s'ils  ne  viennent  à  résipiscence  et  s'ils  ne  font 
»  une  satisfaction  canonique  pour  leurs  crimes  passés.  » 


140  CHAPITRE  V. 

Quelle  source  d'éloquence  dans  tous  ees  débats  bruyants! 
Chacun  défend  ses  droits  ou  ses  prétentions  au  nom  de 
ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  les  convoitises  de  la  terre  s'au- 
torisent, aussi  bien  que  la  justice,  de  l'appui  solennel 
de  la  religion,  on  se  dispute  la  tribune  avec  un  mélange 
d'injures  et  de  textes  bibliques,  jusqu'à  ce  que  la  voix 
majestueuse  du  Pontife,  s'élevant  au-dessus  de  toutes  ces 
discordes,  rappelle  les  maximes  de  l'Évangile  et  ramène, 
par  l'autorité  sainte  de  sa  parole,  les  ennemis  les  plus 
implacables  à  des  sentiments  de  paix  et  de  fraternité. 

Ce  spectacle  se  renouvelait  chaque  jour  :  car,  au  dou- 
zième siècle,  il  y  eut  plus  de  trois  cents  conciles. 

A  côté  des  papes  et  des  évêques,  qui  s'élevaient  avec 
une  sagesse  si  vigoureuse  contre  tous  les  genres  de  corrup- 
tion, il  y  avait  d'autres  lutteurs,  obscurs,  ignorés,  mais 
encore  plus  puissants  peut-être. 

Dans  la  première  moitié  du  douzième  siècle,  les  ermites 
peuplaient  les  forêts,  qui  couvraient  alors  le  sol  de  la 
France.  Les  bêtes  fauves,  selon  le  témoignage  d'un  con- 
temporain1, n'avaient  jamais  été  si  nombreuses.  Vivre  en 
ermite,  c'était  une  condition  reconnue'2.  Saint  Anselme 
de  Cantorbéry,  songeant,  dans  sa  jeunesse,  à  se  faire  un 
état  de  vie,  se  demande  lequel  des  trois  choisir  :  ou  le 
monastère,  ou  la  solitude,  ou  l'héritage  de  son  père  3. 

Ces  anachorètes  vivaient  dans  un  absolu  dénùment. 
Ils  se  nourrissaient,  pour  la  plupart,  d'herbes  et  de  racines 
crues.  «  C'est  pourquoi,  dit  Geoffroy  de  Mailros,  il  est 

I.  Lettre  il'Arnoul  de  Lisieux  au  pape  Célcslin  ;  Baron.,  Annal,  eccl.,  XVIII,  625, 
Pagiiis. 

i.  «  Ut  niiUlM  Dmnino  presbyter,  nec  abbas,  nec  canonieus,  nec  monarbus  inclu- 
sifs, nec  eremila...  »  Coucil.  Jotrens.  en  1130;  l.abbe,  X,  974. 
3.  Vita,  auctore  Eadmero,  Pat  roi.  lat.,  CLVIII.  c.  54. 


LES  PRÉDICATEURS.  IH 

impossible  d'employer  maintenant  le  vieux  proverbe  :  il 
est  simple  à  manger  de  l'herbe'  !  »  Ils  marchaient,  presque 
tous  pieds  nus,  portant  une  longue  barbe,  vêtus  d'un 
habit  hérisse  de  poils  et  tout  rapiécé.  Us  couchaient,  sur 
des  planches,  dans  des  cavernes  creusées  sous  terre  ou 
dans  des  cellules  laites  d'écorces  d'arbre.  Ils  passaient 
leur  temps  à  chanter  des  psaumes  ou  à  méditer;  ils  tra- 
vaillaient aussi  aux  ouvrages  manuels. 

Un  des  plus  célèbres  fut  Schocelin,  l'ermite  de  Trêves. 
«  11  erra  seul  et  complètement  nu  pendant  quatorze  ans. 
Il  parcourait,  pour  l'amour  de  Dieu,  les  montagnes  et  les 
forêts  solitaires,  n'ayant  pour  toit  que  le  ciel,  pour  vête- 
ment que  l'air  et  pour  nourriture  que  celle  des  animaux... 
Il  pratiqua  avec  une  inflexible  rigueur  cette  dure  manière 
de  vivre  dix  ans  entiers.  Mais,  pendant  les  quatre  années 
qui  précédèrent  sa  mort,  lorsque,  au  cœur  de  l'hiver,  les 
plus  grands  froids  se  faisaient  sentir,  lorsque  la  neige 
couvrait  le  sol,  il  ne  pouvait  plus  trouver  d'herbes  dans  les 
champs.  Alors  l'excès  du  froid  et  de  la  faim  le  contrai- 
gnait à  quitter  son  désert  et  à  descendre,  bon  gré  mal 
gré,  vers  les  campagnes  voisines.  En  arrivant  aux  pre- 
mières habitations  d'un  petit  hameau,  s'il  savait  y  ren- 
contrer quelque  homme  pauvre  et  de  bonne  vie,  il  se  pré- 
sentait volontiers  à  lui.  Toutefois,  il  ne  consentait  jamais 
à  entrer  dans  la  maison;  il  se  contentait  du  grenier  ou 
bien  restait  au  milieu  de  la  cour...  On  lui  donnait  des 
morceaux  de  pain  d'orge  ou  de  son  :  on  savait  qu'il  n'au- 

1.  h  L'nde  et  vulgaris  consuetudo  sermonis,  ut  de  eo  quem  simplicem  omnino 
Viderimus,  sic  dicamus  :  tanta  simplicitale  ducitur,  ut  facile  quasi  bestia  ad  berba- 
rum  pabulum  inducatur!  Idem  tamen  et  aliter  intellcctum  id  uobis  videtur  innuere 
quod  viri  religiosi,  relictis  deliciis  urbium,  lierbis  et  radicibus  more  victitant  beslia- 
rum.  »  Ms.  lut.,  18178,  f°  24. 


142  CHAPITRE  V. 

rait  point  accepté  autre  chose.  11  en  rongeai!  une  bouchée 
et  emportait  le  reste  au  désert.  Cet  homme,  naguère  si 
riche,  portait  autour  des  reins  un  misérable  lambeau  de 
linge,  lorsqu'une  cause  imprévue  le  forçait  de  se  pré- 
senter au  milieu  des  hommes.  On  voyait  encore  suspendu 
à  son  cou  ou  à  son  côté  un  petit  sac  destiné  à  recueillir  les 
aliments  dont  je  viens  de  parler.  C'étaient  là  toutes  les 
propriétés  de  ce  riche,  tout  l'héritage  de  ce  serviteur  de 
Jésus-Christ,  le  noble  patrimoine  de  ce  fidèle  qui  avait 
tout  un  inonde  de  richesses  1  !  » 

Tels  étaient  les  ermites  Pierre  des  Étoiles,  saint  Guil- 
laume Firmat,  dans  les  forêts  du  Maine;  Vital  de  Mor- 
tain,  Raoul  de  la  Fulaye,  Robert  d'Arbrissel,  dans  les 
forèls  de  Craon,  de  Fougères,  de  Savigny;  Bernard  de 
Tiron,  dans  l'île  deChausey,  près  de  Saint-Malo ;  Etienne 
de  Tiers,  dans  la  solitude  de  Muret,  eu  Limousin; 
Viard,  dans  la  forêt  de  Lugny  ou  Louvigny,  au  diocèse 
de  Langres. 

Les  merveilles  remplissent  la  vie  de  ces  anachorètes. 
Les  sermonnaires  nous  les  montrent  luttant  corps  à  corps 
avec  le  diable  ou  s'entretenant  familièrement  avec  les 
anges.  «  Un  jour,  l'ange  du  Seigneur  vint  à  un  ermite  el 
lui  dit  :  Suis-moi ,  allons  ensevelir  un  voyageur  qui  est 
mort.  L'ermite  le  suivit  .  Mais  a  la  mauvaise  odeur  qu'ex- 
halait le  cadavre,  il  se  ferma  la  bouche  el  les  narines. 
L'ange,  le  remarquant,  lui  en  demanda  la  raison  :  Ne  sentez- 
vous  pas,  lui  répondit  l'ermite,  la  mauvaise  odeur  de  ce 
corps?  —  Je  ne  sens  rien,  dit  l'ange.  A  ce  moment  même 
passa  un  jeune  noble;  il  chevauchait,  revêtu  d'un  habit 
-  magnifique,  ayant  le  faucon  sur  le  poing.  L'auge  se  ferma 
!.  Ffatintotia  ta,  ttefbeilo,  lib.  VII  j  Opp(  S.  Bcnmnii.  \i.  14384 


LES  PREDICATEURS.  I4S 

la  bonclic  cl  les  narines.  L'ermite,  le  remarquant,  lui  en 
demanda  la  raison:  Ah!  dil  l'ange,  je  ne  puis  supporter 
la  mauvaise  odeur  qui  vient  de  ce  jeune  noble,  tant  son 
âme  seul  mauvais  devant  le  Seigneur1!  » 

Les  ermites,  quand  ils  sortaient  de  leurs  retraites, 
apparaissaient  eux-mêmes  comme  des  anges  envoyés  du 
ciel.  Au  milieu  des  champs,  dans  les  villes,  sur  les  routes, 
ils  arrêtaient  les  passants  au  nom  du  Crucifié.  A  leur  voix 
le  laboureur  laissait  là  sa  charrue,  le  baron  renonçait  au 
brigandage;  les  hommes  et  les  femmes,  les  grands  et  les 
petits,  tous  s'attachaient  à  leurs  pas  avec  un  pieux  délire. 
Ces  apôtres  traînaient  à  leur  suite  des  foules  ardentes,  qui 
renouvelaient  chaque  joui'  leurs  adieux  aux  vanités  du 
siècle . 

Robert  d' Arbrissel'2^'! 4 1 7) ,  «  presehan  t  le  saine  t  Eva  1 1  - 
gile3,  n'a  eu  esgardaPape,  Cardinaux,  Lcgatz,  Patriarches, 
Primatz,  Archcvesques,  Abbez  ,  Evesques,  Prieurs ,  Doe- 
teurs  et  Prostrés,  qu'il  n'ayt  déclamé  la  vérité  et  reprins 
les  vices  pour  autentiquer  la  vertu.  D'une  telle  façon,  il 
preschait  contre  les  vices  des  Roys,  Potentats,  Princes, 
Ducs,  Marquis,  Comtes,  Barons,Vicomtes,  Vidâmes,  Senes- 
chaux,  Chevalliers,  Commandeurs  et  Gentilshommes  du 
monde,  que  plusieurs  il  a  converty  a  la  voye  de  pénitence. 
Las  !  Qui  est  celuy  qui  pourrait  bien  et  deument  déclarer 
la  constance  qu'il  a  eue  es  persécutions  qui  luy  sont  adve- 
nues, pour  i  celuy  avoir  presché  la  vérité  sans  aucun  fard, 
h  tous  1rs  ministres  de  justice,  l'eussent  ils  Présidents,  Cou- 

p 

l.  Pierre  de  Pwlîers,  ms.  Ut,  14598,  f  W.  —  ±  V.  Ilist.  lui.  \,  153, 

Baston  do  Dcflcucc  de  l'ordre  de  Fontcvrault,  oraison  funèbre  de  Robert  d'Ar- 
brissel,  148. 


141  CHAPITRE  V. 

seillcrs,  Gens  du  Roy,  Advocatz,  Procureurs,  Prévôts, 
Archers,  Greffiers,  Huissiers,  Sergents  et  Recorz?Mesme  sa 
pieté  et  vertu  estoient  si  grande  qu'il  ne  redoutoit  en  pres- 
chant  aucuns  Gens  d'armes, ne lesheretiquesde  son  temps 
pour  meschans  qu'ils  feussent...  » 

Bernard  de  Tiron  (f  1117),  sorti  de  son  ile  de  Chau- 
sey  pour  évangeliser  les  provinces  de  Normandie,  jetait, 
lui  aussi,  de  rigoureux  anathèmes  sur  toutes  les  classes  de 
la  société.  «  Un  jour1  qu'il  prêchait  au  peuple  sur  la 
place  publique  de  Coutances,  l'archidiacre  de  cette  ville, 
qui  avait  femme  et  enfants,  se  présenta  devant  lui  avec 
une  foule  de  clercs  et  de  prêtres.  Pourquoi  donc,  lui  dit-il, 
vous  qui  êtes  moine,  vous  qui  êtes  mort  au  monde,  venez- 
vous  prêcher  les  vivants?  —  Mon  frère  bieïi-aimé ,  lui 
répondit  Bernard  en  présence  de  tout  le  peuple,  n'avez- 
vous  pas  lu  dans  l'Écriture  sainte  que  Samson  tua  ses 
ennemis  avec  la  mâchoire  d'unàne  mort?  Acette  occasion 
il  exposa  devant  le  peuple,  pour  se  défendre,  tout  ce 
passage  de  nos  saints  livres  :  Samson,  reprit-il,  était  la 
figure  du  Christ;  les  ennemis  qu'il  combattait  représen- 
tenl  les  démons  et  les  pécheurs  ligués  pour  renverser 
Jésus-Christ  et  sa  loi;  l'âne  mort  e'esl  le  peuple  simple, 
obéissant.  La  mâchoire  est  année  de  dents,  elle  est  plus 
dure  (iiie  la  chair,  son  office  est  de  rompre  et  de  broyer: 
c'est  l'image  du  prédicateur  de  l'Église,  auquel  il  faut  la 
force  pour  résister  énergiqueinent  aux  vices.  Le  prédica- 
teur doit  combattre  en  lui-même  la  mollesse  de  la  chair, 
rejeter  toutes  les  délectations  du  corps,  retrancher  toutes 
les  jouissances  qui  énervent  par  nue  vie  de  travail,  de  mor- 

1.  Vita  Bernardi  Tironensis,  Patrol.  lut.,  CLXXII,  c.  1398. 


LES  PRÉDICATEURS.  U5 

lifieation  et  de  sainteté.  lit'  prédicateur  est  un  instrument 
destiné  k  broyer,  s'il  comprend  bien  La  parole  de  Dicn  el 
s'il  pratique  lui-même  ce  qu'il  enseigne  aux  autres.... 
Vous  le  voyez,  mon  bien-aimé  frère,  continua-t-il  en 
s'adressantà  l'archidiacre,  si  le  peuple  chrétien  doit  être 
mort  au  monde,  puisqu'il  est  figuré  par  l'âne  mort,  com- 
bien plus  le  prédicateur,  qui  est  représenté  par  la 
mâchoire,  ne  doit-il  pas  être  cloué  avec  le  Christ  sur  la 
croix  de  la  mortification?...  Donc,  puisque  le  prédicateur 
doit  être  mort  au  monde,  puisque  les  peuples  ne  tiennent 
aucun  compte  d'une  parole  qui  ne  serait  point  confirmée 
par  la  sainteté,  de  quel  droit  voudriez-vous  m'interdire  la 
prédication,  à  moi  qui  suis  moine,  à  moi  qui  n'ai  d'autre 
but  que  de  sauver  les  âmes  par  l'exemple  de  ma  vie  mor- 
tifiée et  par  la  parole  de  mon  enseignement?  Le  bienheu- 
reux Grégoire,  le  bienheureux  Martin  et  tant  d'autres 
prédicateurs  n'ont-ils  pas  été  moines?...  Parce  que  je 
suis  moine  et  mort  au  monde,  j'acquiers  le  droit  de  prê- 
cher :  je  ne  le  perds  pas....  Lorsque  Bernard  eut  cessé  de 
parler,  le  peuple  acclama  l'homme  de  Dieu.  L'archi- 
diacre, touché  secrètement  par  la  grâce,  perdit  de  son 
arrogance  et  de  sa  fierté.  Il  empêcha  de  se  jeter  sur  le 
missionnaire  une  multitude  innombrable  de  prêtres  qui 
étaient  accourus  avec  leurs  femmes  pour  la  procession 
annuelle  de  la  Pentecôte.  Bernard,  le  soldat  du  Christ, 
continua  ses  prédications.  » 

Giraud  de  la  Sale  (f  1120),  «  comme  le  soleil  dans 
sa  course,  s'élançait  à  pas  de  géant.  Sa  prédication  entrait 
dans  les  détails  pratiques.  Il  énumérait  les  commande- 
ments de  Dieu  ;  il  repassait  fous  les  péchés,  faisait  con- 

10 


CIIAI'ITHE  V. 


naître  leurs  causes,  leurs  conséquences,  leurs  remèdes;  il 
disait  à  chacun  ce  qu'il  devait  faire  et  ce  qu'il  devait 
éviter.  Puis,  ses  missions  terminées,  il  revenait  humble- 
ment au  désert,  comme  l'aigle  qui  revient  à  son  nid  pour 
y  prendre  de  nouvelles  forces1  .  » 

Vital  (f  1122)  «  prêcha  sans  relâche  pendant  dix-sept 
ans2.  Il  apaisait  les  ennemis,  nourrissait  les  pauvres, 
logeait  les  mendiants,  réconciliait  les  époux,  abritait  les 
lépreux.  Il  bravait  la  faim,  la  soif,  les  intempéries  de  l'air 
et  les  injures  des  hommes.  Il  prêchait  toujours  debout.  Il 
vit  plus  d'une  fois  les  frères  qui  l'accompagnaient  tomber 
de  lassitude,  et  ses  auditeurs  céder  à  la  fatigue3....  »  Pour 
lui,  il  ne  prenait  aucun  soin  de  son  corps.  «  Une  fois4,  tra- 
versant une  forêt  afin  d'évangéliser  un  village  voisin,  il 
s'égara.  Il  erra  trois  jours  sans  prendre  de  nourriture. 
Enfin  le  quatrième,  il  arriva  au  village  qu'il  cherchait. 
Mais,  oubliant  sa  faim,  il  se  mit  à  prêcher  jusqu'à  l'heure 
demidi.  Alors,  soncompagnon  ne  put  s'empêcherde  mur- 
murer tout  haut  et  de  raconter  au  peuple  depuis  eombieu 
de  temps  ils  étaient  à  jeun  .» 

Vital  avait  le  don  particulier  de  ramener  à  Dieu  les 
femmes  de  mauvaise  vie5.  Il  recommandait  ensuite  leur 
mariage  à  la  charité  des  Qdèles  et  ne  les  quittait,  jamais 

!    \cta  SS.,  octob.  die  ïi,  X,  "256. 

"1.  Bihliotli.  île  Fougères,  ms.  lat.,  Yila  S.  Vitulis  priant  abbatis  Sarigniensix, 
suis  numéro,  sans  pagination,  texte  très-fautif.  Ce  manuscrit  a  été  signalé  pour  la 
première  fois  par  M.  Delislc.  Ilouleaux  des  morts, 281  :  «  La  vie  de  ce  digne  émule 
de  Robert  d'Arbrissel  et  de  Bernard  de  Tiron  a  été  composée,  au  douzième,  siècle, 
par  Etienne,  évèque  de  Benne".  »  Et  en  note  :  «  Une  copie  de  cet  opuscule  se 
trouve  dans  Y  Histoire  de  la  congrégation  de  Surigiig,  manuscrit  de  la  bibliothèque  de 
Fougères.  »  —  M.  l'abbé  barras  en  a  déjà  fait  des  extraits,  Histoire  de  l'Eglise.  XXIV , 
603  et  suiv. 

3.  îkid.,'\ib.  11,  cap.  xiv.  -  1.  Hnd.,  lib.  I.cap.  xiv.  —  5.  Ibid.,  lib.  1.  cap.  ix 


LES  PRÉDICATEURS.  1  -17 

siiiis  les  avoir  comblées  d'aumônes.  Les  récits  naïfs  rap- 
portenl  que  le  ciel  l'aidait  pour  ce  genre  de  conversion. 
■  Il  \  avait  un  chevalier 1  dont  la  femme,  disait-on,  ne 
gardai!  pas  la  foi  conjugale.  Le  saint  homme,  qui  avait  à 
cœur  de  faire  cesser  de  pareils  égarements,  résolut  de  lui 
demander  l'hospitalité.  Il  se  mit  donc  en  route.  Mais 
connue  la  distance  était  considérable,  la  nuit  survint  et  les 
hôtes  qu'il  avait  choisis  se  couchèrent  pour  prendre  leur 
sommeil.  Or,  la  femme  fut  réveillée  en  sursaut  par  une 
voix  qui  lui  criait  :  Voici  l'homme  de  Dieu;  préparez-lui 
de  la  nourriture.  —  Imagination,  dit  le  mari;  vous  rêve/.. 
La  femme  s'endort  de  nouveau.  Tout  à  coup  la  voix  reprend  : 
Levez-vous,  vous  dis-je,  l'homme  de  Dieu  n'a  pas  mangé 
du  jour.  Une  troisième  Ibis  la  femme  s'endort,  une  troi- 
sième fois  la  voix  mystérieuse  la  réveille.  Alors  arrive  un 
messager,  qui  lui  dit:  Voici  l'homme  de  Dieu.  L'apparition 
n'avait  donc  pas  été  vaine.  Ce  n'était  pas  sans  raison 
(pie  cette  femme  était  avertie  de  recevoir  le  saint  :  car 
Vital  venait  lui  apporter  de  salutaires  conseils  et  la  retirer 
de  l'abîme.  » 

Les  ermites  ne  convertissaient  pas  seulement,  ils  assu- 
raient les  conversions.  Ils  finissaient  par  fixer  la  multi- 
tude enthousiaste  qui  les  suivait,  dans  quelques  lieux 
incultes  et  sauvages,  favorables  au  travail  manuel,  éloignés 
des  agitations  de  la  ferre.  Bernard  s'arrêta  à  Tiron  ;  Vital, 
à  Savigny;  Robert  d'Arbrissel,  à  Fontevrault;  Giraud  de 
la  Sale  établit  ses  disciples  dans  sept  diocèses  à  la 
fois.  Ainsi  ces  pauvres  anachorètes  fondèrent,  parleurs 
prédications,  ces  fameux  monastères  où  tant  de  gran- 


ô.  Ibid.,  lib.  Il,  cap.  vni  :  i  Erat  miles  quidam,  cujus  uxor  (idem  thon  maritalia 
non  bene  servare  dicebatur... 


U8  CHAPITRE  V. 

deurs  vinrent  plus  tard  se  cacher  au  inonde  et  cultiver  la 
vertu. 

Ce  fut  encore  l'un  de  ces  ermites  qui  donna  le  premier 
signal  de  la  guerre  sainte  que  Grégoire  VII  avait  conçue, 
mais  qu'il  n'avait  pu  entreprendre. 

Pierre,  du  diocèse  d'Amiens,  était  à  Jérusalem.  Une 
nuit,  qu'épuisé  de  fatigues  et  de  veilles  il  s'était  en- 
dormi sur  le  pavé  de  l'église  de  la  Résurrection,  une  voix 
mystérieuse  lui  cria  :  «  Pierre,  debout  !  »  Pierre  l'Ermite 
reprend  le  chemin  de  l'Europe  avec  un  grand  projet  dans 
le  cœur.  Le  pape  l'écoute,  et  dans  le  concile  de  Cler- 
mont,  Urbain  II  proclame  ainsi  la  guerre  sainte  :  «  0 
frères  très-chéris,  s'il  est  vrai  que  vous  aspiriez  à  Celui 
qui  est  l'auteur  de  la  sainteté  et  de  la  gloire,  si  vous  dé- 
sirez ardemment  connaître  les  lieux  de  cette  terre  où  l'on 
retrouve  ses  traces,  c'est  à  vous  qu'il  appartient  de  faire 
les  plus  grands  efforts,  avec  le  secours  de  Dieu  qui  mar- 
chera devant  vous  et  combattra  pour  vous,  afin  de  pur- 
ger cette  cité  sainte  et  ce  glorieux  sépulcre  des  souillures 
qu'y  amassent  les  Gentils  par  leur  présence,  autant  du 
moins  qu'il  est  en  leur  pouvoir.  Si  la  piété  des  Machabées 
mérita  jadis  les  plus  grands  éloges,  parce  qu'ils  combat- 
tirent pour  les  cérémonies  et  pour  le  temple;  s'il  vous  est 
permis,  chevaliers  chrétiens,  de  prendre  les  armes  pour 
défendre  la  liberté  de  la  patrie,  si  vous  estimez  qu'on 
doive  faire  les  plus  grands  efforts  pour  visiter  les  temples 
des  apôtres  ou  de  tout  autre  saint,  que  tardez-vous  de 
relever  la  croix,  le  sang,  le  monument  du  Seigneur,  de 
le  visiter  et  de  vous  consacrer  à  ce  service  pour  le  salut 
de  vos  âmes?  Jusqu'à  présent,  vous  avez  fait  des  guerres 
injustes  ;  dans  vos  fureurs  insensées,  vous  avez  lancé  ré- 


LES  PRÉDICATEURS.  14!) 

ciproquemenl  sur  vos  maisons  les  traits  de  la  cupidité  ou 
de  l'orgueil,  el  par  là  vous  avez  attiré  sur  vous  les  peines 
de  la  mort  étemelle.  Maintenant  nous  vous  proposons 
des  guerres  qui  portent  en  elles-mêmes  la  récompense 
glorieuse  du  martyre  et  qui  seront  à  jamais  les  objets  des 
éloges  du  temps  présent  et  de  la  postérité'.  » 

Ces  paroles  furent  le  signal  d'un  mouvement  mer- 
veilleux que  l'antiquité  n'a  jamais  connu.  Le  zèle  s'en- 
flamme, l'enthousiasme  déborde  pendant  plus  d'un 
siècle  dans  toute  l'Europe  agitée  par  la  voix  des  prédica- 
teurs. «  J'ai  vu,  dit  Guibert  de  Nogent2,  Pierre  l'Ermite 
parcourir  les  villes  et  les  municipes,  environné  de  si 
grandes  foules,  accablé  de  tant  d'offrandes,  reçu  avec  des 
transports  si  unanimes,  à  cause  de  sa  sainteté,  que  ja- 
mais, je  crois,  aucun  mortel  ne  fut  l'objet  de  pareilles 
manifestations...  Dans  toutes  ses  actions,  dans  toutes  ses 
paroles,  la  foule  croyait  sentir  quelque  chose  de  divin. 
Elle  se  disputait  comme  des  reliques  les  poils  de  sa 
mule  :  excès  d'enthousiasme  que  je  ne  prétends  point  jus- 
tifier, mais  qui  prouve  l'admiration  de  la  multitude  tou- 
jours avide  de  nouveauté.  »  Saint  Bernard  était  appelé 
«  l'orateur  du  ciel3  »,  tant  il  opérait  de  prodiges  par  son 
éloquence!  A  Vezelay,  les  fidèles  renversaient  l'échafaud 
sur  lequel  il  était  monté  ;  ils  coupaient  et  déchiraient  ses 
vêtements  pour  emporter  à  la  fois  un  symbole  et  une 
relique.  A  Cologne,  il  allait  être  étouffé  par  la  multitude, 
sans  la  protection  miraculeuse  de  la  Vierge.  À  Spire,  il 
remporta  un  de  ses  plus  beaux  triomphes.  L'empereur 

1.  Guibert  de  Nogent,  Hisl,  des  Croisades,  liv.  II.  Collect.  mém.,  Guizot,  IX,  47. 

2.  Gesta  Dei  per  Francos,  lib.  Il,  cap.  iv.  Patrol.  Int.,  CLVI. 
?>.  Odnn  de  Deuil,  Croisade  de  Louis  VII,  liv.  I. 


150  CHAPITRE  V. 

refusait  de  se  croiser,  il  répondait  toujours  aux  pres- 
santes sollicitations  du  saint  qu'il  y  songerait,  qu'il  pren- 
drait conseil  des  siens.  «  Or,  au  milieu  même  du  sacrifice 
de  la  messe,  l'esprit  de  Dieu  pressa  l'esprit  de  Bernard 
d'adresser  la  parole  aux  assistants  et,  quoique  personne 
ne  l'en  priât,  de  ne  point  laisser  passer  la  journée  sans 
faire  un  sermon.  Bref,  il  parla  ;  et  quand  il  eut  fini,  il 
alla  trouver  le  roi  en  toute  liberté.  Il  lui  représenta  le 
jugement  dernier;  il  le  fit  paraître,  lui,  simple  mortel, 
debout  au  tribunal  de  Jésus-Christ  qui,  prenant  la  parole 
sur  le  ton  d'un  maître  absolu,  lui  disait  :  «  0  homme, 
qu'ai-je  dû  faire  pour  toi  que  je  n'aie  point  fait?  »  Puis, 
il  lui  montra  successivement  sa  royauté  souveraine,  ses 
richesses,  ses  conseils,  son  âme  virile  et  sa  force  corpo- 
relle. Ces  paroles  et  d'autres  semblables  louchèrent  le 
roi,  au  point  que  saint  Bernard  lui  parlait  encore,  lors- 
qu'il s'écria,  en  versant  des  larmes  :  «  Je  reconnais,  oui, 
je  reconnais  tous  les  dons  de  la  grâce  divine  ;  désor- 
mais, moyennant  son  secours,  je  ne  veux  plus  agir  en 
ingrat.  Me  voici  tout  disposé  à  le  servir,  puisque  je  suis 
engagé  vivement  de  sa  part  à  le  faire.  »  A  peine  avait-il 
ainsi  parlé,  que  le  peuple,  recueillant  la  parole  qui  venait 
de  sortir  de  la  bouche  du  roi,  éclata  en  actions  de 
grâces.  A  l'instant  même,  le  roi  prit  la  croix  et  reçut  du 
saint,  au  pied  de  l'autel,  l'étendard  qu'il  devait  porter  à 
l'armée  du  Seigneur'.  » 

Guillaume  de  Tyr  arrive  à  son  tour,  il  passe  les  Alpes  ; 
il  parcourt  l'Italie  et  convertit  à  la  croisade  les  princes 
de  l'Occident.  Foulques,  curé  de  Neuilly,  rappelle  les 
temps  apostoliques  par  la  simplicité  irrésistible  de  ses 

l.  Vita  S.  Bernard.,  auci,  Philippo,  lit*.  VI,  pars  i* 


LES  PRÉDICATEURS.  151 

prédications.  [1  peut  à  peine  se  défendre  avec  un  bâton 
de  la  foule  qui  se  presse  autour  de  lui.  Il  apprend  qu'un 
nombreux  tournoi  va  se  réunir  en  Champagne  :  il  y  eourt. 
Il  conjure  les  nobles  chevaliers,  au  nom  du  sang  de  Jésns- 
Christ,  de  tourner  contre  les  oppresseurs  de  Sion  leur 
bravoure  et  leur  courage.  Aussitôt  les  guerriers  les  pins 
valeureux  de  France  jurent  mort  aux  infidèles. 

Les  évêques,  les  abbés,  les  prêtres,  les  moines  se  ré- 
pandent dans  toutes  les  provinces,  tantôt  seuls,  tantôt 
par  groupes,  souvent  avec  des  interprètes.  «  Ils  sont  tout- 
puissants  par  leurs  œuvres  et  par  leurs  paroles*.  »  Après 
leurs  sermons,  les  échos  répètent  de  toutes  parts,  comme 
un  cri  de  guerre  universel  :  «  Dieu  le  veut!  des  croix!  des 
croix!  » 

Elles  savaient  cependant,  toutes  ces  foules  innom- 
brables, que  depuis  le  premier  départ  des  croisés  les  che- 
mins étaient  pavés  de  tombeaux.  Les  seigneurs  n'igno- 
raient pas  qu'il  fallait  renoncer  au  pillage  et  à  la  haine, 
aux  coups  de  lance  devant  les  dames,  à  leurs  chasses,  à 
leurs  meutes.  Mais  la  crainte  et  la  passion  ne  parlaient 
plus  :  on  oubliait  tout  au  nom  sacré  de  Jérusalem.  Le  bri- 
gand sanguinaire  et  scandaleux  célébrait  sa  conversion 
en  aspirant  au  martyre-. 

C'était  la  voix  des  prédicateurs  qui  opérait  ces  miracles. 

A  partquelques  allocutions  synodales,  tous  ces  discours 
d'un  Age  héroïque  sont  perdus.  Mais  si  les  œuvres  ont  péri, 
le  nom  des  auteurs  est  à  jamais  écrit  dans  le  Livre  de  Vie  : 
cette  immortalité  n'est-elle  pas  assez  belle? 


1 .  »  Vorho  et  opère  potentiores.  •  Manriq.  Annal.  Cisterc, IU,  annol  188,  cap.  i,  n°  5 . 

2.  V.  les  paroles  de  Guillaume,  comte  de  Poitiers,  Raynouard,  Choi  t  îles  Trouba- 
dours. IV,  94. 


CHAPITRE  VI. 


LES  HÉRÉTIQUES. 


Pendant  que  les  évêques,  les  moines  el  les  ermites 
employaient  la  parole,  les  uns  à  la  conversion  du  peuple, 
les  autres  à  l'édification  des  âmes  consacrées  à  Dieu,  des 
novateurs  hardis  la  mêlaient  aux  débats  des  sectes,  aux 
plissions  de  la  multitude.  Depuis  le  commencement  du 
siècle,  l'hérésie  gronde  comme  une  tempête,  «  impetus 
hœreticœ  tempes tatis1.  »  Les  prédicateurs  la  démasquent 
ei  la  combattent  :  «  Que  de  faux  frères,  dit  Pierre  Lom- 
bard', sons  un  habit  de  paix  el  de  religion!  Ils  veulent 
surprendre  noire  liberté,  la  liberté  que  nous  avons  en  Jé- 
sus-Christ. Sons  une  peau  de  brebis,  ils  cachenl  des  inten- 
tions rapaces  comme  celles  des  loups;  sur  les  lèvres  ils 
portent  le  miel,  nniis  leur  dos  est  hérissé  de  pointes. 
Soyons  toujours  en  garde;  observons,  veillons  de  tous  côtés  : 
car  de  tous  côtés  nous  sommes  entourés  d'embûches  et  de 

l,  Gislebcrl  de  Hoy,  :t8»  h.  Opp.  S.  Bernard.,  V.  —  -2.  Ms.  lat.,  3537,  f  69. 


LES  PRÉDICATEURS. 


153 


scandales.  »  «  Les  prêtres  sont  des  chiens  muets  :  voilà 
pourquoi  tant  de  nouveaux  Amorrhéens,  tant  de  nouveaux 
Philistins  nous  pressent  et  nous  environnent;  voilà  pour- 
quoi les  hérétiques  bouleversent  l'univers.  Leur  nombre 
esl  devenu  incalculable1.  »  «  Voici,  dit  Hildebert2,  le 
temps  des  taux  frères  :  il  est  venu!  La  domination  esl  li 
l'esprit  des  ténèbres  ;  les  races  de  vipères  sifflent  dans  les 
entrailles  de  notre  mère;  elles  ébranlent  ses  flancs.  Sons 
l'apparence  de  piété,  les  hérétiques  se  livrent  aux  œuvres 
impies.  Ils  confessent  qu'ils  s'appellent  chrétiens,  ils  le 
proclament  :  mais  ces  membres  pourris  de  la  sainte 
Église  travaillent  à  rompre  l'unité  de  la  foi.  Il  est  bien  à 
craindre  que  la  partie  corrompue  n'envahisse  celle  qui  est 
encore  intacte.  » 

Plusieurs  de  ces  hérétiques  n'étaient,  pour  les  nommer 
comme  ils  le  méritent,  que  des  charlatans  ou  des  fous, 
entraînés  par  les  rêves  bizarres  d'une  imagination  corrom- 
pue. Cependant,  telle  était  leur  puissance,  qu'ils  savaient 
mener  des  foules  enthousiastes  et  se  ménager  un  parti 
nombreux  parmi  les  grands;  tel  était  l'aveuglement  de  la 
multitude,  qu'ils  se  faisaient  défendre  par  des  sectateurs 
fidèles  jusqu'à  la  mort  et  qu'ils  envoyaient  au  bûcher  de 
joyeux  disciples3.  Il  ne  nous  reste  rien  de  leurs  discours4. 

1.  Pierre  de  Blois,  51a  h.  —2.  73»  h. 

3.  Epist.  Evervini  ad  S.  Bernard.,  Opp.  S.  Bernard.,  IV,  3056;  Perrin,  Hist.  des 
Albigeois,  ii;  Dupin,  Hist.  des  controv.  au  douzième  siècle,  358. 

4.  Perrin,  ouvrage  cité,  p.  56,  dit  bien  :  «  Nous  avons  de  vieux  livres  des  Vau- 
dois,  contenant  catéchismes  et  presches,  escrits  en  langue  vulgaire  a  la  main,  ou  il 
n'y  a  rien  qui  face  pour  le  Pape  et  papisme...,  »  et,  p.  253,  à  la  marge  du  traité  sur 
l'Antéchrist  :  «  Ce  livre  de  l'Antéchrist  se  trouve  en  un  livre  vieux  escrit  a  la  main, 
auquel  sont  contenus  plusieurs  sermons  dos  Barbes  en  date  de  l'an  1120,  et  partant 
escrit  avant  Valdo,  et  environ  le  temps  de  Pierre  Bruis,  qui  enseignoil  en  Langue- 
doc, ou  il  fut  brûlé  a  SaiiU-Giles,  avant  que  Valdo  sortist  de  Lion.  Lt  depuis,  ce 
traitté-a  esté  conservé  parmi  les  Vaudois  des  Alpes,  desquels  nous  l'avons  eu  avec 


154 


CHAPITRE  VI. 


Mais  l'histoire  doit  montrer  leurs  extravagances  et  leurs 
déclamations. 

Evrard  et  Clément  (+.4114)  sont  les  deux  premiers 
hérétiques,  par  ordre  de  dates.  Ils  étaient  de  Bussi,  près 
de  Soissons1.  Leurs  réunions,  qu'ils  tenaient  dans  des 
souterrains  cachés,  étaient  souillées  de  forfaits  si  abomi- 
nables que  la  pudeur  refuse  d'en  prendre  note.  Ils  condam- 
naient l'union  des  sexes  :  c'était  le  point  fondamental  de 
la  doctrine.  «  Si  une  femme  vient  à  mettre  un  enfant  au 
monde,  on  se  réunit,  on  allume  un  grand  feu;  tous  les 
assistants  se  rangent  en  cercle,  ils  se  passent  l'enfant  de 
main  en  main,  ils  le  jettent  dans  le  brasier  et  l'y  laissent 
jusqu'à  ce  qu'il  soit  entièrement  consumé.  Ensuite,  lors- 
qu'il est  réduit  en  cendres,  ils  font  de  ces  cendres  une 
espèce  de  pain,  dont  chacun  mange  un  morceau,  en  guise 
de  communion.  Une  fois  que  l'on  a  pris  de  cette  nourri- 
ture criminelle,  il  est  rare  qu'on  revienne  jamais  de 
l'hérésie.  » 

Lysiard,  évêque  de  Soissons,  fil  venir  les  deux  livres. 
Il  leur  demanda  pourquoi  ils  étaient  appelés  hérétiques 
par  leurs  voisins.  Clémenl  répondit  :  »  N'avez-vous  donc 
pas  lu,  seigneur,  dans  l'Evangile  l'endroit  où  il  est  dit  : 
Beati  eritisf  »  Cet  homme  illettré  pensait  que  le  mol  eritis 
(vous  serez)  signifiait  hérétiques,  et  que  ceux-ci  étaienl 
appelés  les  enfants,  les  héritiers  de  Dieu. 

plusieurs  autres.  »  Mais  où  sont  donc  ces  livres?dans  quelle  bibliothèque?  Et  les 
sermons  composés,  eu  1 120,  par  les  Barbes  vaudois,  qui  ne  sont  venus  que  plu- 
sieurs siècles  après?  Os  livres  ont  été,  sans  doute,  ou  inventés,  ou  altérés  par  les 
Vaudou  réformés.  V.  sur  celte  discussion  Bnssnet,  llisl.  des  variations,  éd.  Vivès. 
XIV,  r>-25 

l.  Guibert  de  Notent,  sa  vie.  liv.  III.  ch.  xvin.  CM,  mém..  Guifot,  X,  106. 


i,KS  PRÉDICATEURS.  ISS 

Les  deux  témoins  étaienl  un  diacre  el  une  certaine 
matrone,  que  Glémenl  avait  ensorcelée  une  année  en- 
tière.  L'évêque,  faute  de  preuves  suffisantes,  les  con- 
damna au  jugement  de  l'eau  exorcisée.  A  peint;  Clément 
fut-il  jeté  dans  le  bassin,  qu'il  surnagea,  comme  l'aurait 
fait  une  branche  légère.  Evrard  avait  confessé  ses  erreurs 
sans  y  renoncer.  Ils  furent  mis  en  prison.  Mais,  pendanl 
que  l'évêque  et  Guibert  de  Nogent  allèrent  à  Béarnais 
demander  conseil  au  synode  qui  s'y  tenait  alors,  le  peuple 
enleva  les  hérétiques  et  les  brûla  hors  de  la  ville. 

Tanchelme  (f  1123)  fut  sans  contredit  le  plus  habile 
de  tous  ces  prédicants 1  :  il  sut  prendre  à  merveille 
les  moyens  de  séduire  la  foule.  Il  insinua  ses  erreurs 
d'abord  au  peuple  grossier  et  ignorant,  puis  aux  femmes: 
à  l'aide  des  femmes,  il  ne  tarda  pas  à  gagner  les  hommes. 
Alors  quelles  extravagances  ne  voit-on  pas!  Tanchelme 
prêche  ouvertement,  en  plein  air,  sur  les  places  pu- 
bliques, au  milieu  de  la  multitude,  dans  un  appareil 
royal,  tout  couvert  d'or  et  de  bandelettes.  Des  gardes 
portent  devant  lui  un  étendard  et  une  épée;  une  armée  de 
trois  mille  hommes  l'entoure.  Le  peuple  émerveillé 
l'écoute  comme  un  ange  envoyé  du  ciel.  Tanchelme  en- 
seigne que  les  églises  de  Dieu  sont  des  repaires  infâmes  ; 
les  sacrements,  souillures;  l'Eucharistie,  mensonge  et  la 
dîme,  injustice.  Il  pousse  l'audace  jusqu'à  s'arroger  les 
attributs  divins  :  «  J'ai  reçu  l'Esprit-Saint,  dit-il,  dans 
toute  sa  plénitude;  donc,  je  suis  Dieu  comme  Jésus- 
Christ.  »  Plusieurs  croient  à  sa  divinité.  Ils  recueillent  et 

I .  Epislola  Trajectensis  Ecclesiœ  ad  Frideric.  episcop.  Colon,  de  Tanchelmo  sedue- 
tore,  Pntrol.  M.,  CLXX,  c.  1312;  note,  Baron.,  Annal,  ercl.,  XVIH,  395. 


I5fi 


CHAPITRE  VI. 


conservent  l'eau  de  son  bain  avec  un  profond  respect;  ils 
la  regardent  comme  un  sacrement  efficace  pour  le  salut 
de  l'âme  et  du  corps.  Toutes  les  femmes  de  la  secte  ap- 
partiennent de  droit  à  l'apôtre;  les  pères,  les  maris  ren- 
dentgràces  au  ciel  des  faveurs  que  l'homme  divin  accorde, 
en  public,  à  leurs  filles  et  k  leurs  épouses. 

Un  forgeron,  l'un  de  ses  disciples,  Manassès,  avait 
établi  une  confrérie  qui  devait  être  la  perfection  de  la 
secte.  Elle  se  composait  de  douze  hommes,  représentant 
les  douze  apôtres,  et  d'une  seule  femme,  représentant  la 
sainte  Vierge.  Les  douze  associés  se  passaient  cette  femme 
de  main  en  main,  et  se  servaient  d'elle  comme  du  sceau 
de  la  fraternité. 

Un  prêtre,  nommé  Everwacher,  s'attacha  à  cet  impos- 
teur et  l'égala  même  en  fanatisme  :  il  s'éleva  contre  la 
dîme,  envahit  les  églises  à  main  armée  et  chassa  les  clercs 
de  l'autel. 

Pendant  ce  temps-là,  Tanchelme  quittait  la  Flandre  el 
faisait  un  voyage  à  Rome  pour  y  surprendre  des  lettres 
de  communion.  Renfermé  d'abord,  puis  délivré,  après 
un  voyage  en  Allemagne,  il  reparut  en  Flandre.  Chargé 
d'anathèmes,  il  voulut  s'enfuir:  un  prêtre  l'assomma. 

Pierre  de  Bruys  (f  1 1 47)  prêchait  vers  le  même  temps 
à  peu  près  les  mêmes  erreurs',  en  Dauphiné,  en  Provence 
et  dans  la  province  de  Narbonne.  Pierre  le  Vénérable  nous 
retrace,  dans  des  lettres  célèbres2,  les  prédications  de  cet 
hérétique  :  «  Crime  inouï  chez  les  chrétiens!  On  a  vu  re- 
baptiser les  peuples,  souiller  les  églises,  briser  les  autels, 

I.  Baron.,  Annal,  eccl. ,  XVlll,  3%. 

■1  Kpist..  lib.  I,  I  et  i,  Patrol.  lot.,  CLXXJUX. 


LES  PRÉDICATEURS.  157 

brûler  le>  croix,  fouetter  les  prêtres,  emprisonner  les 
moines,  et  les  forcer,  par  des  tourments,  à  prendre  des 
tommes...  Vous  avez  fait  un  grand  bûcher  de  croix  le  ven- 
dredi saint;  vous  y  avez  mis  le  feu,  vous  avez  cuit  de  la 
viande  et  vous  en  avez  mangé,  après  avoir  invité  la  foule 
publiquement  à  suivre  votre  exemple.  » 

C'était  en  Périgord  surtout  que  le  peuple  tombait  dans 
ces  excès.  «  Cette  secte1  s'est  étrangement  accrue;  et  non- 
seulement  plusieurs  personnes  de  qualité  quittent  leurs 
biens  pour  s'y  associer,  mais  encore  des  ecclésiastiques 
et  des  religieuses  s'y  enrôlent.  Les  plus  grossiers  devien- 
nent en  moins  de  huit  jours  très-habiles  à  enseigner  par 
leurs  exemples  et  leurs  paroles;  en  sorte  qu'il  est  presque 
impossible  de  les  confondre.  Leur  chef  était  Pons,  disciple 
de  Pierre  de  Bruys  et  de  Henri.  » 

Pierre  de  Bruys  avait  prêché  près  de  vingt  ans,  lorsque 
les  catholiques  le  brûlèrent  à  Saint-Gilles. 

Henri  (f  vers  1148)  surpassa  Pierre  de  Bruys,  son 
maître.  «  C'était  un  apostat2  qui,  après  avoir  été  moine, 
avait  quitté  le  saint  habit  pour  retourner  aux  dérègle- 
ments de  la  chair  et  du  siècle,  semblable  au  chien  qui 
retourne  à  ce  qu'il  a  vomi.  Comme  il  n'osait  demeurer 
dans  sa  famille,  il  s'était  fait  vagabond  et  mendiant;  et 
comme  il  était  lettré,  il  prêcha  pour  vivre.  S'il  avait,  quel- 
que argent  de  reste,  il  l'employait  au  jeu  ou  à  des  usages 
plus  honteux  encore.  Car  souvent,  après  avoir  attiré  les 
applaudissements  du  peuple  le  jour,  on  le  trouvait,  la  nuit 
suivante,  avec  des  courtisanes  et  même,  avec  des  femmes 
mariées.  »  Ainsi  s'exprime  saint  Bernard  sur  le  point  d'en- 

I.  Hartène,  Thés.  nov.  auecd.,  I,  453.  — 2.  S.  Bernard.,  epist".  iU. 


158  CHAPITRE  VI. 

gager  la  lutte  avec  cet  hérésiarque.  Déplorable  aveugle- 
ment de  la  multitude!  Il  faut  que  les  saints  la  disputent 
aux  êtres  les  plus  avilis,  la  divine  charité  à  la  perfidie,  la 
vérité  à  l'erreur  ! 

Le  combat  ne  resta  pas  longtemps  douteux.  Saint  Ber- 
nard suivit  Henri  à  la  piste;  il  parcourut  tous  les  lieux 
infectés  de  l'hérésie  :  les  conversions  marquaient  sou 
passage.  Le  coupable  fut  abandonné  et  poursuivi  par 
ceux-là  mêmes  qui,  naguère,  se  faisaient  une  gloire  de 
s'attacher  à  ses  pas.  Traqué  comme  une  bête  fauve,  il  lui 
pris,  enchaîné  et  livré  à  l'archevêque  de  Toulouse. 

Le  Languedoc  fui  le  terme  des  prédications  de  Henri. 
Mais  avant  de  paraître  dans  cette  province,  il  avait  dog- 
matisé à  Lausanne,  à  Poitiers,  à  Bordeaux:  il  avait 
bouleversé  le  diocèse  du  Mans. 

[I  s'était  l'ait  précéder  dans  la  ville  du  Mans1  par  deux 
de  ses  disciples  qui,  revêtus  d'un  habit  de  pénitence 
comme  lui,  portaient  un  bâton  surmonté  d'une  croix  de 
1er.  Hildebert  leur  lit  lion  accueil,  et  comme  il  partait 
pour  Rome,  il  ordonna  à  ses  archidiacres  de  les  traiter 
favorablement.  Hélas!  le  pasteur  introduisait  le  loup  dans 
le  bercail!  Quel  homme  m1  s'y  fût  laissé  prendre'? 

Henri  portail  à  merveille  Ions  les  dehors  de  la  mortifi- 
cation. Il  avail  les  cheveux  courts  e(  la  hai  he  rase,  des 
habits  en  mauvais  état;  il  marchait  toujours  pieds  nus, 
même  dans  les  froids  les  plus  rigoureux.  Il  se  retirait  de 
préférence  dans  les  cabanes  des  paysans,  demeurait  le 
jour  sous  des  portiques,  couchait  et  mangeait  dans  des 
lieux  élevés  et  à  découvert.  Tout  le  monde  convenait  qu'il 
était  un  grand  saint.  Les  femmes  publiaient  ses  vertus; 

I.  Mabilloli,  tixotrptuui  c  pesiis  episcop,  Cciioinaii.,)  Atwlect.,  111,303. 


LES  PRÊUIGAfEUKS.  I.Vl 

elles  trouvaient  en  lui  du  prophète,  pour  connaître  l'inté- 
rieur dos  consciences  et  découvrir  tes  f)éohés  les  plus 
secrets.  Enfin  sou  mérite  surpassai!  encore  sa  rénommée. 

Les  clercs  ne  négligent  rien  pour  que  teé  fidèles  pro- 
fitent de  la  venue  d'un  si  dévot  personnage,  ils  dressent 
eux-mêmes  un  tribunal.  Le  prédicant  y  monte  :  la  l'on  le 
est  saisie  d'admiration,  le  clergé  est  louché  jusqu'aux 
larmes.  Henri  a  une  voix  de  tonnerre  :  une  légion  de  dé- 
mous  ne  ferait  pas  tant  de  bruit  qu'une  seule  de  ses 
paroles;  les  discours  tombés  de  sa  bouche  se  gravent  irré- 
vocablement dans  l'esprit  des  auditeurs.  Mais  on  s'aper- 
çoit que  ses  paroles  sont  un  poison  violenl  ;  ses  doctrines 
enflamment  la  multitude  contre  le  clergé.  Bientôt  les 
prêtres  ne  sont  plus  que  des  païens  et  des  publieains; 
leurs  maisons  sont  renversées,  leurs  biens  pillés,  leurs 
domestiques  menacés  du  dernier  supplice;  ils  sont  eux- 
mêmes  poursuivis  à  coups  de  pierre  :  sans  la  protection 
des  grands,  ils  seraient  tous  mis  au  pilori. 

Un  chanoine  écrit  une  lettre  pour  réfuter  Henri  :  Henri 
la  refuse.  Guillaume  Musca  ose  l'aborder  en  public  et  le 
provoquer  à  la  lutte.  Le  prédicant  secoue  la  tète  à  toutes 
les  objections  :  Vous  mentez,  répond-il.  Guillaume  faillit 
être  déchiré  par  les  assistants. 

Les  assemblées  sacrilèges  ne  cessaient  pas.  A  Saiul- 
Germain  et  à  Saint-Vincent,  Henri  prescrivait  aux  femmes 
la  pauvreté  et  la  nudité  pour  s'enrichir  lui-même  et  se 
livrer  à  d'infâmes  plaisirs. 

Cependant  Hildeberl  est  de  retour.  Il  entre  dans  les 
faubourgs  de  la  ville.  Les  clercs  se  pressent  autour  de  sa 
personne,  et  lui,  le  pontife  sacré,  étend  sa  main  pater- 
nelle sur  le  peuple  :  il  veut  le  bénir.  Mais  la  foule  lui 


160  CHAPITRE  \  I. 

répond  par  ces  paroles  ironiques  :  Nous  ne  voulons  plus 
de  ta  bénédiction;  nous  rejetons  tes  commandements. 
Bénis  la  fange,  sanctifie  la  boue.  Nous  avons  un  père,  un 
pontife,  un  avocat  :  il  est  plus  grand  que  toi  en  science  et 
en  vertu.  Cet  homme,  tes  clercs  impies  osent  le  com- 
battre. A  les  en  croire,  il  serait  un  sacrilège  :  sans  doute 
qu'ils  n'aiment  pas  à  voir  leurs  crimes  dévoilés  par  son 
esprit  prophétique. 

L'évèque  prend  pitié  de  cette  grossière  méprise  et 
supporte  sans  murmurer  tous  ces  reproches  amers.  Il 
demande  à  Dieu  la  conversion  de  son  peuple;  il  supplie  le 
ciel  de  mettre  fin  à  ce  déplorable  aveuglement. 

Au  bout  de  quelques  jours,  il  va  trouver  le  séducteur  el 
lui  propose  de  se  mesurer  avec  lui.  C'est  ainsi  que  le 
grand  évêque  d'Hippone  disputait  publiquement  avec  les 
Manichéens,  ancêtres  et  pères  de  tous  ces  hérétiques. 
«  As-tu  fait  profession?  »  lui  demande  Hildebert.  Henri, 
feignant  de  ne  pas  comprendre  ce  mot  de  profession,  ne 
répond  pas.  «  A  quel  ordre  appartiens-tu?  »  lui  demande 
de  nouveau  Hildebert.  —  «  Je  suis  diacre.  »  —  «  As-tu 
assisté  aujourd'hui  à  l'office  divin?  »  —  «  Non.  »  —  «  Alors 
récitons  matines.  »  Henri  avoue  qu'il  ne  connaît  pas  cette 
prière.  «  Prenons  donc,  dit  Hildebert,  les  psaumes  ordi- 
naires de  la  Vierge.  »  Psaumes,  versets,  texte,  Henri 
ignore  tout .  Couvert  de  confusion,  il  prend  honteusement 
la  fuite. 

A  force  de  zèle,  l'évèque  du  Mans  ramena  son  peuple  à 
l'obéissance  el  à  la  paix. 

Dans  le  Languedoc,  l'hérésie  des  Henriciens  jeta  des 
racines  plus  profondes.  Saint  Bernard  l'avait  réprimée 
sans  la  détruire.  Au  mois  de  septembre  de  l'année  1177, 


LES  PRÉDICATEURS.  161 

Raymond,  comte  de  Toulouse,  implora  contre  elle  la 
prédication  des  moines  de  Cîteaux.  «  Cette  hérésie 1  a 
tellement  prévalu  qu'elle  a  mis  la  division  entre  le  mari 
et  la  femme,  le  père  et  le  fils,  la  belle-mère  et  la  belle-fille. 
Ceux  qui  sont  revêtus  du  sacerdoce  se  sont  laissés  cor- 
rompre ;  les  églises  sont  abandonnées  et  tombent  en  mines, 
on  refuse  d'administrer  le  baptême,  la  pénitence  est  mé- 
prisée et  l'Eucharistie  est  en  exécration...  Pour  moi,  qui 
suis  armé  de  deux  glaives  et  qui  me  fais  gloire  d'être  établi 
en  cela  le  vengeur  et  le  ministre  de  La  colère  de  Dieu,  je 
cherche  en  vain  le  moyen  de  mettre  fin  à  de  si  grands 
maux...  J'implore  donc  avec  humilité  voire  secours,  vos 
conseils  et  vos  prières  pour  extirper  cetle  hérésie.  Son 
venin  est  si  violent  et  l'endurcissement  de  ceux  qui  sont 
tombés  est  si  considérable  qu'il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse 
les  vaincre  par  la  force  de  son  bras.  » 

Eon  (f  1148).  «11  y  eut,  dans  le  même  siècle'-,  un  vi- 
sionnaire qui  fut  présenté  au  pape  Eugène  III,  à  l'ouver- 
ture du  concile  de  Reims.  C'était  un  gentilhomme  breton 
nommé  Eon  de  l'Étoile.  Il  était  tellement  ignorant, 
qu'ayant  entendu  chanter  dans  l'Église  :  «  Per  eum  qui 
venturus  estjudicare  vivos  et  mortuos»,il  s'était  imaginé 
et  assurait  que  c'était  lui-même  qui  devait  juger  les  vi- 
vants et  les  morts.  Il  fut  suivi  comme  un  grand  prophète. 
Tantôt  il  marchait  avec  une  grande  foule  ;  quelquefois  il 
se  cachait;  puis,  il  apparaissait  plus  glorieux  qu'aupara- 
vant. On  disait  qu'il  était  magicien,  et  que,  pouraltirer  le 
monde,  il  faisait  de  grands  festins,  mais  qui  n'étaient  que 

I    Vaisselle,  Hfct.  de  tMiigiœdm,  III,  1<> 

..  Du|)iu,  H  Lit.  des  controverses  un  douzième  siècle,  u58, 

11 


16-2  CHAPITRE  VI. 

des  illusions  ;  que  les  viandes  que  Ton  mangeait  à  sa  table 
et  les  présents  qu'il  donnait,  aliénaient  l'esprit.  L'arche- 
vêque de  Reims  l'ayant  saisi,  le  présenta  au  saint  Père  et 
au  concile.  Ses  réponses,  pleines  de  rêveries  frénétiques, 
le  firent  traiter  de  fou.  On  l'enferma  dans  une  prison  très- 
étroite,  où  il  mourut  bientôt  après.  Plusieurs  de  ses  dis- 
ciples, encore  plus  insensés  que  lui,  aimèrent  mieux 
souffrir  les  flammes  que  de  renoncer  à  leurs  doctrines.  » 

A.RNAULD  de  Bresce  (f  1155)  vint  d'Italie  étudier  en 
France  sous  Abélard  '.  Rentré  dans  sa  patrie,  il  se  lit  moine. 
Il  ne  manquait  ni  d'esprit, ni  de  talent  pourla  prédication  : 
il  était  ambitieux  par-dessus  toutes  choses.  Il  attaqua  les 
moines,  les  évêques,  les  prêtres;  il  enseigna  que  le  clergé 
ne  pouvait  posséder  ni  fiefs,  ni  biens-fonds:  tout  appar- 
tenait aux  princes.  Chassé  d'Italie  par  Innocent  II,  il  se 
retira  à  Zurich.  Après  la  mort  de  ce  pape,  il  retourna  en 
Italie,  hâta  sa  marche  vers  Rome,  excita  mie  sédition 
contre  Eugène III,  laquelle  il  renouvela  contre  Adrien  IV. 
Le  peuple  séduit  insulta  les  seigneurs  et  les  cardinaux, 
pilla  tous  les  palais.  Le  pape  Adrien  IV  excommunia  Ar- 
nauld  de  Bresce  et  interdit  le  peuple,  jusqu'à  ce  qu'il  eû1 
chassé  ce  prédicant.  La  menace  a  son  effet  :  les  Romains 
s'emparent  des  maisons  fortes  qu'occupaient  les  héréti- 
ques; Arnanld  se  retire  en  Toscane  où  il  est  reçu  avec 
ovation.  Le  cardinal  Gérard  le  fait  arrêter;  mais  les  vi- 
comtes de  Gampanie  le  reprennent.  Malgré  leurs  efforts, 
il  est  conduit  à  Rome,  où  le  gouverneur  de  la  ville  le  fait 
attacher  à  un  poteau.  Amauld  j  est  brûlé  vif,  et  ses 

I.  Dupin,  ouvr.  ciu;,  349;  l!;iron..  Annal,  cal..  XVIII.  88:  S.  Bernard,  aplat. 
«95.  1%. 


LES  PRÉDICATEURS. 


cendres  sonl  jetées  d;ms  le  Tibre,  de  peur  que  les  sédi- 
tieux ne  les  honorent  comme  des  reliques. 

Valdo  étail  un  riche  marchand  de  Lyon.  Unjourque 
plusieurs  notables  de  cette  ville  étaient  assemblés,  l'un 
d'eux  mourut  subitement.  Cette  mort  imprévue  d'un  ami 
lit  rentrer  Valdo  en  lui-même.  Après  de  longues  réflexions 
sur  le  néant  des  choses  humaines,  il  distribua  aux  pauvres 
une  grande  somme  d'argent  et  se  fit  un  nombre  considé- 
rable de  diseiples.  11  prêchai!  que  l'Eglise  Romaine  «  avail 
laissé  la  fbj  de  J.-C,  qu'elle  estoit  la  Paillarde  Babylo- 
nienne.., que  la  moinerie  estoit  une  charongne  puante.., 
que 'le  Purgatoire,  messes,  etc.  n'estoyent  qu'inventions 
des  diables  et  attrappes  d'avarices...  Tous  ses  adhérents 
voulurent  devenir  des  apôtres.  Les  femmes  mêmes  prê- 
chaient. Leurs  prédications  étaient  si  fréquentes  qu'on 
était  obligé  de  prouver  par  l'Écriture  sainte,  par  les 
Pères  et  les  conciles,  que  la  parole  sacrée  leur  avait 
été  toujours  interdite'2. 

L'Eglise  excommunie  ces  hérétiques;  ils  répondent  par 
la  haine  et  rejettent  pour  toujours  l'autorité  qui  les  con- 
damne. Leur  origine  remonte  à  l'année  4160*. 

Terbic1  est  l'un  des  prétendus  apostoliques  qui  s'éle- 

1.  Perrin,  Histoire  des  Vaudois,  3. 

2.  «  Prœdicant  omnes  passim  et  sine  dilectu  conditionis,  eetatisvcl  sexus...  Di- 
cunt  ab  omui  qui  scit  verbum  Dei  in  populisseminare  prœdicandum  esse. . .  Praeter 
errores  jani  dictos,  graviter  errant  quia  fœminas  quas  suo  consortio  adniillunl 
docere  permitlunl . . .  «  Bernardus,  abbas  rontis  Calidi  ronlra  Valdenses,  [ng«l- 
stad.,  1612,  in-i",  cap.  4,  8. 

3.  C'est  par  erreur  que  le  Diction,  des  Hérésies  l:i  tixo  en  1130.  Y.  Baron.  Annal, 
eccl.,  XIX,  70;  Rudiger,  de  Eccl.  Fratr.  in  Bohem.,  Ul. 

4.  V.  Diction,  des  Hérésies. 


16-1  CHAI'ITIIE  VI. 

vèrent  en  France  dans  le  douzième  siècle.  II  se  tint  long- 
temps caché  dans  une  grotte,  à  Corbigny,  au  diocèse  de 
Nevers.  Il  fut  pris  et.  brûlé.  Deux  vieilles  femmes,  ses 
compagnes,  subirent  le  même  supplice.  Terric  avait  donné 
à  l'une  le  nom  de  l'Église  et  à  l'autre  celui  desaiute  Marie, 
afin  que,  lorsque  ses  sectateurs  seraient  interrogés,  ils 
pussent  jurer  par  sainte  Marie  qu'ils  n'avaient  point 
d'autre  loi  que  celle  de  l'Eglise.  Car  le  secret  était  le  fon- 
dement de  sa  doctrine.  Il  avait  pris  la  devise  des  anciens 
Priscillianistes  rapportée  par  saint  Augustin:  «  Jure/., 
parjurez-vous  tant  que  vous  voudrez  ;  gardez-vous  seule- 
ment de  trahir  le  secret'.  » 

A  l'époque  où  nous  sommes  arrivés,  le  nom  des  chefs 
se  perd,  comme  celui  des  fleuves  dans  l'inondation  :  il  n'y 
a  plus  d'hérésiarques,  mais  l'hérésie  est  partout,  en 
Flandre,  en  Provence,  en  Bourgogne.  Ce  sont  des  nuées 
de  pillards  qui  s'abattent  sur  des  provinces  entières  el  les 
livrentà  toutes  les  horreurs  de  la  destruction  fanatique. 
On  les  appelle  Poplicains,  Patarins,  Bons-hommes  2,  Co- 
larelles.  Ces  brigands  ravagent  les  terres,  s'emparent  des 
hommes,  outragent  les  femmes.  Ils  poussent  devant  eux 
les  religieux  et  les  prêt  res,  les  livrent  aux  tourments  et  leur 
disent  avec  ironie:  Allons,  beaux  chanteurs,  chante/.' 
Api'ès  ces  paroles,  ils  les  accablent  (le  soufflets  et  de  coups 

(le  verge.  Beaucoup  meurent  à  la  suite  de  ces  mauvais 
traitements;  d'autres,  à  demi  morts,  ne  peuvent  se  rache- 
ter qu'à  des  conditions  onéreuses.  Les  Cotarelles  parti- 
culièrement pillent  les  égli>es,  arrachent  l'Eucharistie 

I.  s.  Bernard,  serai.  65,  •»<>.  in  Çantica. 

"2.  V.,  mit  ions  cc>  hérétiques  bu  général,  Baron.,  Annal.  eecL,  XIX,  907,  174. 
539;  et  sur  le*  Bons-hommes  en  particulier,  Labbe,  X,  1 170. 


LES  PREDICATEURS.  lti". 

des  vases  d'or  el  d'argent,  s'emparent  des  calices  el  les 
brisent  à  coups  de  pierre.  Leurs  concubines  se  font  des 
voiles  avec  les  linges  sacrés  des  autels.  Ils  massacrent  el 
se  fonl  massacrer. 

Toutes  ces  hérésies  se.  réunissent  dans  une  seule:  l'hé- 
résie des  Albigeois.  Un  de  ses  historiens1  la  représente 
o  comme  une  fille,  qui  n'a  point  de  père  et  qui  est  née 
dans  le  inonde,  à  peu  près  comme  ces  monstres,  qui  sont 
formés  de  l'assemblage  de  différentes  espèces  ».  Elle  fut 
l'occasion  d'une  guerre  sans  pitié  entre  le  nord  et  le  midi 
de  la  France.  Ce  grand  drame,  plein  d'horreurs  et  de 
sang,  ne,  rentre  pas  dans  notre  cadre.  Mais  cet  aperçu 
rapide  ne  permet-il  pas  de  juger  les  hérésies  et  les  héré- 
siarques du  douzième  siècle? 

L'origine  des  hérésies  est  presque  toujours  la  même. 
Elle  remonte  àl'égarement  d'un  esprit  supérieur,  que 
l'audace  effrénée  de  sa  raison  a  précipité  dans  l'abîme. 
Quelquefois  ce  génie  ensevelit  son  nom,  sa  gloire  dans 
une  corruption  obscure  ;  quelquefois,  chargé  d'anathèmes, 
il  relève  la  tète  avec  (tins  de  témérité  :  sa  doctrine  met  feu 
aux  passions  populaires.  Mais  les  hérésiarques,  quels  qu'ils 
soient  ,  ont  ordinairement  souci  desapparences;  ils  s'appli- 
quent à  voiler  leurs  faiblesses  sous  des  dissertations  dog- 
matiques ;  ils  affectent  h1  rétablissement  du  vrai  christia- 
nisme, la  pratique  du  purEvangile  :  et  tels  sont  les  grands 
mots  dont  ils  couvrent  leur  chute,  qu'ils  se  fonl  parfois  des 
disciples  convaincus  et  qu'ils  rallient  à  leur  cause  des 
âmes  dignes  de  la  vérité. 

Au  douzième  siècle,  au  contraire,  le  renversement  de  la 
morale  est  le  principe  même  de  l'hérésie;  la  corruption 

I.  P.  Hennit.  Hist.  des  Albigeois  I,  !i. 


m  GHAP1TKE  VI. 

est  son  but  hautement  proclamé.  Le  libertinage  est  prêché 
avec  impudence  sur  les  places  publiques,  dans  les  sou- 
terrains, à  la  foule  comme  aux  initiés.  On  se  livre,  au  nom 
de  la  religion,  à  la  licence  des  mœurs  brutales  ;  les  caves 
récèlent  des  mystères  inouïs  de  débauche:  c'est  le  règne 
de  la  turpitude.  Enfin  ces  hardis  réformateurs  du  clergé 
sont  aussi  cruels  que  voluptueux  :  ils  évangélisent  les 
armes  à  la  main. 

Le  talent  de  ces  sectaires,  l'habileté  de  ces  charlatans 
ne  peuvent  pas  expliquer  tant  de  fureurs,  tanl  de  scan- 
dales. Il  faut  en  chercher  la  véritable  raison  dans  la  gros- 
sièreté du  siècle  et  dans  la  passion  des  esprits  pour  les 
controverses  religieuses. 

Nousavons  vu  la  parole  sainte  dans  l'église,  particulière- 
ment sur  les  lèvres  «les  évêques,  exposer  le  dogme  et  prê- 
cher la  morale.  Nous  l'avons  vue  dans  le  cloître,  enseigner 
le  divin  amour  aux  âmes  rangées  sous  la  loi  du  Seigneur. 
Nous  l'avons  vue  sur  les  places  publiques,  d'abord  avec 
les  solitaires  qui,  devenus  des  apôtres  au  cœur  de  flamme 
et  faisant  couler  les  larmes  saintes  do  la  pénitence,  entraî- 
naienten  Orient,  ou  dans  le  fond  des  forêts,  les  multitudes 
enthousiastes  qui  s'attachaient  à  leurs  pas;  ensuite,  avec 
les  hérétiques  qui,  leur  sermon  à  peine  fini,  sejetaienl 
avec  leurs  fougueux  disciples  dans  de  violents  plaisirs. 
Que  conclure,  sinon  que  la  chaire  esl  toute-puissante  au 
douzième  siècle?  Elle  se  mêle  à  tousles  grands  événements, 
elles  les  crée  :  elle  multiplie  les  ordres  monastiques,  elle 
répand  l'hérésie  on  la  combat,  elle  veille  aux  intérêts  de 
la  société  dans  les  conciles,  elle  fail  les  croisades.  Partout 
elle  remue  le  monde  chrétien. 


LIVRE  DEUXIÈME 


l,KS  SKBMONS 


CHAPITRE  PREMIER 


LANGUE  DES  SERMONS 


C'est  du  douzième  siècle,  el  ordinairement  de  la  fin1, 
que  datent,  saut  quelques  exceptions  connues,  les  plus 
anciens  monuments  de  notre  littérature.  Avons-nous  des 
sermons  français  qui  remontent  jusqu'à  cette  époque?  Ou 
du  moins  quelle  langue  employaient  les  prédicateurs? 
Lequel  parlaient-ils,  du  latin  ou  du  roman2?  Tel  est  le 
problème. 

Mabillon  avait  indiqué,  semble-t-il,  comment  le  ré- 

1.  «  C'est  du  douzième  siècle  seulement,  et  ordinairement  de  la  fin,  que  datent  no* 
plus  anciens  manuscrits  romans.  »  M.  Paul  Meyer,  Biblioth.  de  l'École  des  Chartes, 
1867,  p.  39.  —  «  Avant  le  douzième  siècle,  l'écriture  ne  descendait  pas  à  repro- 
duire les  chants  en  langue  vulgaire.  »  M.  Gaston  Paris,  Hist.  poétique  de  Charle- 
magne,  G9,  70.  —  Dès  l'an  1050,  il  est  vrai,  nous  avons  des  chartes  tout  entières 
en  provençal:  mais  nous  n'avons  pas  de  chartes  françaises  avant  la  fin  du  douzième 
siècle. 

■2  Nous  dirons  indifféremment  langue  vulgaire,  roman,  français,  idiome  local,  à 
l'exemple  des  prédicateurs  qui  disent  vulgaris  lingua,  romana  Hngua,  gallicum 
idioma,  materna  lingua,  >■!  même  Ungua  IHvii, 


170  CHAPITRE  PREMIER. 

soudre.  Il  établît,  au  sujet  do  saint  Bernard ',  que  le  sainl 
parlait  aux  moines  en  latin,  au  peuple  en  roman.  Il  n'j 
avait  qu'à  faire  de  cette  proposition  particulière  une  pro- 
position générale  et  à  démontrer  que  la  langue  usitée 
dans  la  chaire  variait  avec  la  (Masse  des  auditeurs.  C'est 
ce  que  M.  Lecoy  de  la  Marche  a  posé  en  principe-  :  «  Tous 
les  sermons  adressés  aux  fidèles,  même  ceux  qui  sont 
écrits  en  latin,  étaient  prêchés  entièrement  en  français. 
Seuls,  les  sermons  adressés  à  des  clercs  étaient  ordinai- 
rement prèchés  en  latin.  » 

Mais  un  des  savants  continuateurs  de  {'Histoire  lilté- 
rairede  In  France*  a  été  choqué  de  cette  opinion  :  il  la 
trouve  trop  absolue;  il  la  combat  et  la  rejette  en  ces 
termes 4  : 

«  Divers  critiques prétendenl  qu'au  moyeu  âge  tous  les 
»  discours.  Ions  les  sermons  récités  dans  les  cloîtres, 
»  dans  les  couvents,  dans  les  assemblées  synodales,  de- 
«  vanl  des  clercs,  étaient  prononcés  en  latin.,  niais  que 
i  toujours  les  orateurs  s'exprimaient  en  français,  lors- 
»  qu'ils  adressaient  la  parole,  même  du  liant  de  la  chaire, 
»  ;i  l'assemblée  des  fidèles.  Nous  ne  pensons  pas  qu'il  y 
»  ail  eu  des  règles  aussi  lixes,  des  usages  aussi  constants. 
"  Les  clercs  lettrés  n'aimaient  pas  assurément  à  parler 
»  en  français;  on  sail  pourtant  que  plus  d'une  lois  ils  se 
»  servirent  de  cette  langue  en  des  Chambres  closes,  peut- 
«  cire  pour  se  faire  comprendre  par  des  clercs  illettrés. 

t.  Opp.  S.  Bernard.,  III.  prœfat.,8  vm-xv. 
i.  La  Chaire  française  au  moyeu  liye,  221. 
:t.  M.  Hauréau,  But.  lilt..  XXVI,  388. 

X.  Nous  rapportons  tout  1<'  passage  :  On  as  doit  rien  omettre  en  présence  d'une  si 
grande  autorité  dans  un  sujet  si  débattu.  Du  reste,  la  citation  mettra  le  lecteur 
plus  au  courant  de  la  controverse  nue  toute  considération  préliminaire. 


LES   S  HUMONS.  171 

»  Il  esl  même  prouvé  qu'ils  parlèrent  souvent  en  latin, 
»  sans  doute  par  respecl  pour  eux-mêmes,  devant  dos 
»  Laïques  plus  ou  moins  dépourvus  de  culture  littéraire. 
i  Sos  recueils  de  semions  inédits  vont  le  prouver  de  nou- 
»  veau. 

»  On  trouve  dans  le  même  volume  des  sermons  Ira 1 1 - 
»  çais  qui  ont  été  certainement  récités  en  cette  langue. 
»  On  en  trouve  d'autres  qui  ont  été  traduits  en  latin, 
»  après  avoir  été  prononcés  en  français.  Les  auteurs  de 
»  ces  recueils  nous  en  avertissent;  en  effet,  en  tête  des 
s  sermons  écrits  en  latin,  on  lit  quelquefois  ces  mots  : 
»  -alliée,  vulgari,  in  gallico.  C'est  donc  par  simple  con- 
»  jecture  qu'on  suppose  également  traduits  en  latin  ceux 
»  que  cel  avertissement  ne  précède  pas.  Nous  ne  disons 
»  pas  que  cette  conjecture  soit  toujours  fausse,  mais  nous 
»  disons  qu'elle  est  souvent  contredite  de  la  manière  la 
»  plus  formelle  par  certaines  phrases  du  texte.  Ainsi  par 
»  exemple,  il  arrive  à  un  de  nos  sermonnairos,  parlant 
»  devant  des  laïques,  de  traduire  lui-même  en  français 
»  une  phrase  qu'il  a  d'abord  dite  en  latin  :  «  Dicitur  in 
»  gallico  :  talis  ridet  in  mane  qui  in  sero  plorat,  tel  rit  au 
»  niein  qui  au  soir  plure';  »  un  autre  s'exprime  ainsi  : 
«  Ego  sum  lilium  convallium,  je  sui  li  lis  de  la  valée,  quod 
»  fuit  collectum  in  pulchra  valle'2.  »  Ou  bien  encore,  il 
»  interprète  en  ces  ternies  un  passage  du  prophète  Jé- 
»  réinie  :  «  Recognoscit  ejus  (Domini)  bonitatem  et  cu- 
»  rialitatem  et  postea  replicat  quod  postea  fecit  pro  ipso; 
»  et  vult  tandem  dicere  gallice  :  sires,  vos  m'avés  con- 
»  verti  et  m'avés  monstrée  minorence,  et  unquespuisjé 
"  ne  line  démon  cors  tormenter  et  de  faire  pénitence,  ista 

I  Ms.  lat.,  16481,  n°  KIT.  —2.  Ms.  lau,  I6482,  f  20. 


\l->  CHAPITRE  PREMIER. 

»  quatuor  débet  dicere  Domino  omnis  peceator1.  »  Ou, 
»  dans  un  autre  sermon2,  parlant  de  sainte  Elisabeth  de 
j>  Hongrie,  il  dit  :  «  Isla  sancta  Domina  polesl  laudari  a 
j>  duobus,  primo  ab  évident ia  bonitatis...  secundo  ab  emi- 
»  nentia  dignitatis...,  «alliée  :  de  sa  très  grant  bonté, 
»  secundo  de  sa  très  grant  dignité.  »Nous  pourrions  mul- 
»  tiplier  ces  exemples,  car  ils  abondent;  mais  il  nous 
»  semble  qu'il  n'est  pas  besoin  d'insister. 

»  Nous  devons  toutefois  faire  observer  que  ces  exeni- 
j>  pies  ne  prouvent  pas  seuls  combien  a  peu  de  fondement 
»  la  conjecture  à  laquelle  nous  refusons  de  souscrire. 
»  Nous  avons  en  latin  la  plupart  des  sermons  qui  ont  été 
»  transmis,  comme  ayant  été  prononcés  dans  l'espace  de 
»  cinq  siècles,  du  onzième  au  seizième,  les  dimanches  el 
»  les  jours  fériés,  devant  le  peuple  mêlé  de  fidèles.  Esl-il 
»  doue  vraisemblable  qu'après  les  avoir  recueillis  eu  fran- 
»  çais,  on  les  ail  ainsi  constamment  traduits  en  latin 
»  pour  les  pendre  moins  intelligibles?  Certains  prédica- 
»  leurs  oui  eux-mêmesj  dès  le  treizième  siècle,  réuni  leurs 
»  sermons  eu  un  corps  d'ouvrage.  Peut-on  supposer  qu'ils 
»  les  ont  traduits  eux-mêmes,  el  qu'en  les  traduisant  ils 
»  y  ont  mêlé  le  latin  el  le  français,  comme  dans  les  exem- 
»  pies  cités*,  uniquement  pour  nous  tromper,  pour  nous 
»  faire  croire  qu'ils  étaient  capables  de  parler  cette  sorte 
»  de  langue,  celle  langue  incorrecte  et  barbare  qui  est  le 
»  latin  des  serinons  populaires?  En  outre,  il  y  a  des 
»  thèmes,  comme  ceux  de  Nicolas  de  Gorran,  composés 
»  au  treizième  et  au  quatorzième  siècle,  pour  aider  les 
»  prédicateurs  à  rédiger  promptement,  la  veille  des  di- 
»  manches,  des  fêtes,  les  serinons  qu'ils  devaient  réciter 
i.  nid.,  r  m.  —  -j.  ibiii.,  p  63. 


LES  SERMONS. 


»  le  lendemain.  Or  ces  thèmes  sonl  en  latin.  Enfin,  son> 
»  le  litre  do,  Sermonas  paruli.  Dormi  secure,  nous  avons 
»  des  sermons  achevés,  à  l'usage  des  curés  indolents,  on 
ajustement  défiants  d'eux-mêmes;  cl  ers  sermons  livrés 
»  tout  prêts  à  la  paresse,  à  l'insuffisance,  sont,  comme 
»  les  thèmes,  rédigés  en  latin.  Ainsi...  » 

(le  raisonnement,  nous  semble-t-il,  consiste  à  dire  : 
voire  conjecture  est  sans  fondement,  car  1°  elle  esl  con- 
tredite par  les  textes,  2°  elle  est  invraisemblable,  3"  les 
recueils  à  l'usage  des  curés  étant  tous  en  latin,  les  ser- 
mons ont  dû  être  prononcés  en  latin. 

Iles  raisons  ne  nous  paraissent  pas  solidement  établies. 

I"  Les  textes  apportés  n'ont  pas  de  valeur  pour  la  ques- 
tion débattue.  Ils  sont  puisés  dans  des  sermons  appelés 
macaroniques'.  Or,  cet  amalgame  hybride  de  français  el 
de  latin  n'a  jamais  exislé  dans  la  chaire  :  il  n'est  que  le 
l'ait  des  compilateurs'-'. 

I.  Nous  avons  bèaucoup  do  manuscrits  à  la  Bibliotli.  nation,  qui  contiennent  dos 
sonnons  do  ce  genre.  L'un  d'entre  eux  fort  intéressant,  surtout  à  cause'de  la  trivialité 
des  comparaisons  qu'on  y  rencontre  souvent,  n'a  jamais  encore  été,  croyons-nous, 
dépouillé  par  personne.  C'est  le  rns.  lat.  14961  (xiu"  siècle).  On  y  lit,  1*  114:  «  Ser- 
mones  de  communi  materia  a  fratre  .1.  de  Alueto  canonico  S.  Virtoris  Parisieusis 
compilât!.  »  A  quelle  époque  précise  vivait  ce  chanoine  /  Quel  est-il'.'  Il  est  impos- 
sible de  le  savoir.  Voici  un  échantillon  de  son  style  :  «  In  die  defunçtorum.  Misere- 
inîni  moi,  snltem  vos  amici  mei  quia  minus  Domini  tetigit  me.  Prothema.  Fréquen- 
ter contingere  videmus  quod  quando  omnis  nititur  ab  aliquo  magno  homine  aliquani 
gratiain  impetrare,  si  ne  sel  bien  former  sa  pétition  el  l'ère  sa  demande,  il  sait  ru 
loin  esconduiz,  nec  obtinet  quod  potebat.  Et  ideo  David  propbeta  illum  qui  habet 
proprio  annunciare  Verbum  Dei,  qui  in  principio  sermonis  sui  débet  a  Deo  suam 
gratiam  postularc  instruit  et  informat  in  verbis  propositis  quomodo  debeat  suam 
peticionem  formare  et  dicit:  Miseremini  mei,  etc..  Sire,  doit  dire  li  preschierres 
au  commencement  de  mon  sermon,  je  vos  rèquier  (pie  vos  aie&  de  moi  pitié  et  misé- 
ricorde, qui  estes  père  de  miséricorde  et  sires  de  tout  confort:  car  vraiement  jui 
toute  mesperance  mis  an  vos  et  toute,  ma  fiance.  Kl  quod  isto  modo  formata  peticiu 
art  sufliciens  et  digna exaudiri  liquido  patel...  » 

•J.  Cette  proposition  déjà  affirmée  par  Gérusez,  Histoire  de  l'éloquence  politique 
rl  religieuse,  !12  et  7!),  a  été  reprise  et  nettement  démontrée  par  M.  Lecoy  de  1^ 
Marche,  ouvr.  cité,  "l'il  otsuiv, 


174 


CHANTRE  PREMIER 


2°  Notre  opinion,  loin  d'être  invraisemblable ,  s'appuie 
sur  des  faits.  Il  y  a  eu  des  curés  qui,  sans  prendre  le  soin 
de  nous  en  avertir,  ont  réuni  leurs  sermons  en  un  corps 
d'ouvrage  et  les  ont  traduits  en  latin,  après  les  avoir  prê- 
ches en  langue  vulgaire.  Ainsi  en  est-il  de  Raoul  Ardent. 
C'est  l'opinion  des  Bénédictins ',  et  des  membres  de  l'In- 
stitut Ml  y  a  eu  des  abbés  qui,  sans  prendre  le  soin  de  nous 
en  avertir,  ont  traduit  en  latin  les  sermons  qu'ils  avaient 
prêchés  en  langue  vulgaire  aux  frères  lais  :  «  Je  me  sers 
d'une  prose  simple  et  tacite,  de  peur  qu'en  m'élevanl 
avec  un  français  pompeux,  je  ne  me  fasse  pas  comprendre 
des  frères  illettrés3.  »  Ce  recueil  a  donc  été  prêché  en 
langue  vulgaire,  ce  recueil  a  été  traduit. 

En  traduisant  ainsi  leurs  sermons,  les  prédicateurs 
ne  songeaient  pas  à  les  «  rendre  moins  intelligibles  »; 
encore  moins  songeaient-ils  «  uniquement  à  tromper  » 
une  érudition  patiente  qui  viendrait  chercher  là,  bien 
des  siècles  pins  tard,  les  origines  de  notre  langue  fran- 
çaise. Ils  tendaient  vers  un  but  plus  noble  et  plus  patrio- 
tique :  celui  d'assurer  à  leurs  œuvres  une  durée  que  le 
français  d'alors  ne  leur  promet  lait  pas.  En  effet,  les  ser- 
mons les  pins  applaudis,  s'ils  sonl  adressés  aux  laïques, 
s'ils  sont  prêchés  en  langue  vulgaire,  ne  donnent  pas  le 
moindre  sentiment  de  vanité  :  mais  que  le  prédicateur 
vienne  à  les  traduire  en  latin,  il  s'imagine  déjà  que  la  pos- 

[.  Ilist.  Un.,  l\,  259.  —  •>.  Victor  Le  Clerc,  Hist.  litt.,  XXIV,  374. 

3.  «  In  qui)  opère,  piano,  sirnplici  M  pedestri  sermonc  incedo,  ne  si  gallicane 
colhurno  attollerer,  procul  essem  a  lectione  fratrnm  simplicium.  Chrétien,  ma. 
lat.,  Ill  ll],  prsefat.  On  pourrait  l'aire  le  même  raisonnement  sur  les  sermons  d'Abboil 
de  St-Germain.  Ces  sermons  sonl  en  latin  :  or,  l'auteur  dit  qu'il  les  a  écrits  dans 
un  langage  simple,  afin  d'être  compris  par  les  rlerrs  ignorants  qui  ne  savent  pas 
le  latin.  «  Nnveris,  lector  sive  auditor,  quicmnqiio...  latinitatis  indiges...  ■  V.  d'Actierj  , 
SptrileQ..  I,  336,  annn  920. 


LES  SERMONS.  178 

térité  va  les  louer,  les  exalter,  les  porter  jusqu'aux  eieux. 
Aussi  les  saints  en  ont  des  scrupules;  ils  craignent  de 
chercher  un  titre  à  la  gloire;  ils  ne  livrent  leur  manuscril 
latin  <|irà  la  condition  expresse  qu'on  l'anéantira  après 
lecture.  «  Vous  me  demandez,  mon  très-cher  frère,  écrit 
Pierre  de  Blois1,  que  je  vous  communique  par  écrit  le 
sermon  que  je  viens  de  prêcher  au  peuple,  el  que  je 
m'applique  à  vous  traduire  en  latin  ce  que  j'ai  expose 
aux  laïques  sans  soin  et  sans  façon,  eu  égard  à  leur  sim- 
plicité... Mais  si  vous  croyez  la  matière  digne  d'intérêt, 
pourquoi  me  poursuivez- vous  comme  un  de  vos  clients? 
Que  n'excusez-vous  plutôt  tous  les  soucis  qui  ne  me  lais- 
sent aucun  loisir,  ou  ma  faiblesse,  quand  il  s'agit  de  ré- 
pondre à  vos  pressantes  sollicitations?  Vous  êtes  un  im- 
portun ;  je  me  rends  à  vos  désirs  par  force  plutôt  que  de 
plein  gré.  Mais  en  retour,  accordez-moi  bien  ceci  :  c'est 
que  cet  opuscule,  vous  ne  le  ferez  voir  à  personne;  et  dès 
que  vous  aurez  fini  de  le  lire,  ou  vous  le  brûlerez  ou  vous 
Je  déchirerez,  vous  le  réduirez  en  mille  petits  morceaux. 
Ne  vous  étonnez  point  que  je  dépasse  la  limite  ordinaire 
d'un  sermon;  le  génie  de  la  langue  latine  le  demande 
ainsi  :  elle  veut  donner  aux  pensées  qu'on  effleure  à  peine 
en  langue  vulgaire  une  certaine  grâce  abondante.  » 

Et  n'est-il  pas  naturel  que  les  prédicateurs  n'osent 
mettre  leur  confiance,  à  cette  époque  reculée,  dans 
l'idiome  vulgaire2,  quand,  sous  le  règne  de  Louis  XIII  el 

1.  «  Petis  a  me,  charissime  frater,  ut  habitum  sermonem  ad  populum  scribendi 
officio  tibi  Gommunicem ;  et  i|u;e  laicis  satis  crude  et  insipide  (sicut  eorum  capa- 
•  itatis  erat)  proposui,  in  latinmii  sermonem  studeam  transferre...  ><  Patrol.  lut., 
GCVH,  c.  750. 

2.  Les  liagiograplies  suivaient  le  même  principe  :  n  Quo  Iquae]  de  venerando  viro 
primo  abbatc  Savigniensi  vulgaribus  verbis  scripta  reperimus,  munifestiori  stiio  ad 
aures  perferre  decrevimns.  »  ><  Hec  enim  sicut  romani-  scripta  reperimus,  lativo 


17(1 


UIANTHE  PREMIER. 


sous  la  minorité  de  Louis  XIV,  Lingendes  lui-même  tra- 
duit en  latin  des  sermons  qu'il  avait  prêchés  dans  notre 
langue  avec  le  plus  grand  succès? 

3°  Nous  n'avons  plus  aucun  manuel  écrit  en  langue 
vulgaire,  il  est  vrai;  mais  ces  manuels  ont  existé,  ils  ont 
été  perdus.  Un  texte  précieux  en  fait  foi.  «  Vous  avez,  dit 
un  Victorin  à  des  curés,  pour  tous  les  dimanches  de 
l'année  et  pour  toutes  les  fêtes,  des  recueils  de  sermons 
écrits  en  latin  et  en  roman  '.  » 

Il  nous  semble  que  la  proposition  soutenue  par 
M.  Lecoy  de  La  Marche  demeure.  Mais  M.  Lecoy  de  La 
Marche  a  du  insister  spécialement  sur  le  treizième  siècle. 
Ne  serait-il  pas  utile,  intéressant,  de  montrer  que  notre 
langue  avait  évidemment  au  douzième  siècle'  les  hon- 
neurs de  la  parole  publique? 

Reprenons  donc  eette  thèse.  Confirmons-la  par  des 
témoignages  nouveaux  '  et  pris  uniquement  dans  le  dou- 
zième siècle  : 

Au  peuple  et  aux  frères  lais  OU  prêohail  en  langue  vul- 
gaire; —  aux  clercs,  aux  moines,  aux  religieuses,  aux 
écoliers,  on  prêchait  ordinairement  en  latin. 

Il  parait  naturel   de  parler  à  l'auditoire  la  langue 

eloquio  Qdeliter  transférantes,  litteriè  evidentiovibus  tradidimus.  »  Biblioth.  de 
Fougères,  ms.  lat. ,  Vita  S.  Yitalis,  lib.  I,  prologus;  Ibid.,  cap.  7. 

1.  «  Accipite  ergn  hoc  opusculum  et  munusculum  noslnim,  ut  sicut  per  manum 
nostram  sermones  singulis  diebua  dominicis  et  quibuslibel  festivitatibus  dicendos 
latina  et  romann  Hmjun  dirlalns  habetis,  ita  quoque  ex  hoc  operc  ad  prononcian- 
das  soUempnitales  forniam  commodiorem  maneriamque  meliorem  habetis.  »  Ms. 
lat.,  14859,  f  6. 

"2.  On  prêchait  en  français  longtemps  avant  le  xir  siècle.  Nous  avons  de  ce 
l'ail  peu  de  témoignages,  il  est  vrai,  niais  ils  sont  décisifs.  V.  .\cta  SS.  ordin. 
S.  Bened.,  sa'.-.  IV,  :'.;»•'.;  Labbe,  IX,  351  ;  llisl.  lUt.,  VU,  -211  ;  It.  Bou.|uet,  X.ôU. 

3.  Nous  exceptons  le  dis.  lat.,8518b,  «pic  M.  Lecoy  de  la  Marche  a  déjà  décrit. 
Puisque  ce  recueil  de  serinons  en  provençal  est  duxiic  siècle,  nous  ne  pouvons  pas 
nous  dispenser  de  l'étudier.  Vov.  plus  loin,  chap.  il.  cl  I i x  _  III.  cil,  M- 


LES  SERMONS.  177 

qu'il  entend.  Or,  le  peuple  ne  comprenait  que  le  français  : 
le  latin  n'était  pas  enseigné  dans  lus  écoles  élémentaires'. 
Au  contraire,  les  étrangers  mêmes  venaient  apprendre  le 
français.  «  Un  certain  moine,  dit  Guibert  de  Nogent2, 
qui  demeurait  à  Barisy  de  Saint-Amand,  avait  amené 
avec  lui,  pour  les  instruire  dans  la  langue  des  Francs, 
deux  jeunes  enfants  qui  ne  savaient  parler  que  la  langue 
teutonique.  » 

Le  peuple  entendait  si  peu  le  latin  qu'on  essaya  de  tra- 
duire pour  son  usage  les  Livres  Saints  en  langue  vulgaire. 
Le  conc  le  de  Toulouse,  en  1129,  s'éleva  contre  cette 
tentative  '.  On  sait  que  les  hérétiques  durent  surtout  leurs 
succès  aux  hymnes  et  aux  traductions  populaires  qu'ils 
répandirent4.  Enfin,  la  langue  romane  eut  tant  de  vogue, 
que  plusieurs  gens  de  lettres  se  piquèrent  de  la  parler 
plus  poliment  qu'on  ne  le  faisait  dans  le  vulgaire5.  C'est 
donc  à  tort  qu'un  éminent  critique0  a  dit  :  «  Au  dou- 
zième siècle,  la  langue  latine  était  encore  fort  répandue 
et  à  demi  vulgaire...  Quelques  savants  en  ont  douté; 
mais  on  peut  leur  opposer  une  très-forte  autorité.  Le 
secrétaire  même  de  saint  Bernard  a  écrit  ces  paroles  : 
Moi  qui  avais  quitté  la  plume,  ayant  pressenti  et  connu 
le  désir  que  vous  avez  de  posséder  les  paroles  de  ce  saint 
homme,  dont  l'éloquence  et  la  sagesse,  la  vie  et  la  gloire 
se  sont  répandues  dans  toute  la  latinité...  Il  y  avait  dans 
l'Europe  une  espèce  de  république  intellectuelle  et  invi- 
sible qui  tenait  à  l'antiquité  et  parlait  sa  langue;  et  l'on 
disait  d'elle  omnis  lalinitas,  comme  on  a  dit  toute  la 

1.  Diction».  d'Éducation,  art.  Écoles,  édit.  Migne. 

2.  Sa  vie,  liv.  I,  ch.  iv  ;  Collect.  Mèm.,  Guizot,  IX,  356. 

3.  Labbc,  X,  856.  —  X.  Manriq.,  Annal.  Cisterc,  III,  anno  1178,  cap.  Il,  n"  A. 
5  Hisf.  Ult..  IX,  147.  —  6.  Villemain,  Littérature  au  moyen  dge,  I,  85 

1-2 


178  CHAPITRE  PREMIER. 

chrétienté.  »  Cette  affirmation  ne  s'accorde  pas  avec  les 
témoignages  de  l'histoire.  En  outre,  le  mot  latinilas  n'a 
point  le  sens  que  lui  prête  le  grand  écrivain'.  Cette  ex- 
pression, si  fréquente  dans  les  auteurs  du  moyen  âge, 
signifie  «  l'Occident,  c'est-à-dire  le  lieu  où  la  langue 
latine  est  admise  dans  les  offices  divins,  et  le  lieu  où  les 
chrétiens  reconnaissent  l'Église  latine-  ». 

Les  frères  lais  n'entendaient  pas  mieux  le  latin  que  le 
peuple.  Geoffroy  de  Vendôme  écrit3:  «Comme  il  était  frère 
lai,  il  parlait,  non  pas  la  langue  latine  qu'il  n'avait  jamais 
apprise,  mais  sa  langue  maternelle.  »  «  A  Clairvaux,  par 
miracle,  un  frère  convers  sur  le  point  de  mourir  se  mit 
à  parler  latin,  alors  qu'il  n'avait  jamais  appris  la  langue 
latine  4.  »  «  Un  jour  que  le  cardinal  Henri  allait  prêcher  la 
croisade  en  Allemagne  avec  quelques  moines  de  Citeaux, 
il  se  tourna  vers  ses  compagnons  de  route  tout  en  chevau- 
chant: Qui  de  vous  pourrait  nous  dire  quelque  chose  de 
bon? —  Celui-ci,  répondit  un  des  compagnons  en  montrant 
un  frère  lai,  dont  le  nom  ne  s'est  pas  conservé.  Aussitôt 
le  cardinal  lui  demanda  de  les  entretenir  sur  un  sujet  de 
piété.  Mais  lui,  il  s'en  excusa  immédiatement;  il  objecta 
qu'il  était  frère  lai  et  qu'il  ne  devait  pas  s'entretenir  avec 
des  gens  lettrés5.  » 

Les  moines  savaient  le  latin  :  personne  ne  met  ce  lait  en 
doute.  Les  mots  laïques  et  illettrés*  d'une  part,  et  d'autre 

I    Dans  la  controverse  soulevée  par  le  manuscrit  français  des  sermons  de  S.  I5er- 
nard,  ce  même  texte  a  été  souvent  interprété  de  cetlc  façon. 
-2.  V.  Du  Cange. 

:î.  Geoffroy  de  Vendôme,  lib.  III,  epist.  8,  Palrol.  lut.,  CI. VII,  c.  110. 

1.  De  miraculis  Clarœ-Yallensium,  lib.  I,  cap.  XVI. 

,r>.  Manriq.,  Annal.  CisterC,  anno  1188,  t.  III,  cap.  1,  n°  (!. 

6.  «  Dicit  enim  aliquis  laicus  et  illitteratus,  »  Pierre  de  Poitiers,  ms.  lut.,  12883, 

r  107. 


LES  SERMONS.  179 

part  les  mots  religieux  et  lettrés*  sont  employés  comme 
synonymes. 

Les  novices  savaient  aussi  le  latin.  On  exigeait,  lois  de 
leur  entrée  au  monastère,  qu'ils  connussent  la  langue 
latine  :  «  Otton,  qui  devint  plus  tard  évêque  de  Fressingue, 
se  livra  dès  son  bas  âge  aux  études  religieuses,  et  dès  qu'il 
eut  appris  la  littérature  latine,  il  se  rendit  à  Citeaux-.  » 
Plus  tard  encore,  en  1234,  le  chapitre  général  de  Càteaux 
exigeait  que  les  novices  fussent  instruits  dans  la  littérature3. 

«  Il  est  certain,  dit  l'Histoire  littéraire'1',  que  les  reli- 
gieuses de  ce  siècle  en  général  savaient  le  latin.  C'est  de 
quoi  on  ne  peut  raisonnablement  douter,  en  voyant  cette 
multitude  de  lettres,  de  poésies,  de  traités  même  entiers 
en  cette  langue,  qui  leur  sont  adressés  par  les  plus  grands 
hommes  de  ce  temps-là...  Si  les  religieuses  n'avaient  pas 
su  le  latin,  ces  grands  hommes  en  auraient  un  peu  moins 
usé  à  leur  égard...  »  «  Les  religieuses5 étudiaient  le  latin, 
et  celles  qui  en  possédaient  le  mieux  les  éléments  l'ensei- 
gnaient aux  novices.  » 

Aussi,  tout  atteste  la  science  des  femmes  dans  les  cou- 
vents. La  nomenclature  des  religieuses  savantes  serait 
interminable0.  «  A  l'abbaye  de  Saint-Pierre-aux-Nonains, 
à  Metz,  les  religieuses  étudiaient,  sous  la  direction  de  Jean 
de  Vaudière,  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testament,  le  comput, 
les  canons,  les  homélies  des  Pères7.  A  l'abbaye  de  Ron- 
ceray,  à  Angers,  on  recevait  les  jeunes  filles  pour  leur  pro- 

1.  c  l'er  quod  litteialiet  religiosi...  quia  ctiam  litterati  et  qui  videntur  religiosi.. 
per  litteratorum  et  religiosorum...  »  Anonym.  sermo,  Opp.  S.  Bernard,  V,  1305. 

2.  Manriq.,  Annal.  Cisterc,  anno  1126,  t.  I,  cap.  v,  n°  7. 

:j.  Martène,  Tlies.  non.  Anecd.,  IV,  1353.  —  4.  ffist.  lift.,  IX,  129. 

5.  Ch.  Jourdain,  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscript.,  XXVIII,  96. 

6.  Acta  SS.  ord.  Bened.,  saîc.  III,  prasfat.  xxxn.  —  7.  Hist.  litt.,W,  129 


180 


CHAPITRE  PRE  M  I  EH. 


curer  une  instruction  plus  solide1.  »  Sainte  Mathilde 
d'Anjou,  abbesse  de  Fontevrault,  entretenait  correspon- 
dance avec  plusieurs  savants;  elle  engageait  Pierre  de 
Celle  à  écrire  des  ouvrages  pour  son  instruction2.  Cécile, 
fille  de  Guillaume  le  Conquérant,  abbesse  de  la  Trinité  de 
Caen,  avait  pris  des  leçons  de  grammaire  et  de  philosophie 
auprès  d'Arnulphe ,  patriarche  de  Jérusalem.  Abélard 
enseigne  aux  religieuses  du  Paraclet  la  méthode  qu'on 
doit  suivre,  d'après  saint  Jérôme,  pour  apprendre  l'Ecri- 
ture sainte.  Au  latin  il  veut  qu'on  joigne  la  connaissance 
du  grec  et  de  l'hébreu,  afin  d'entendre  le  texte  sacré  dans 
sa  pureté  originale3.  Dès  l'année  suivante,  ces  religieuses 
lui  envoyèrent  quarante-deux  problèmes  sur  les  Livres 
Saints4. 

Les  écoliers  parlaient  aussi  latin.  Par  exemple,  le  règle- 
ment de  Juhel  pour  l'École  des  Bons-Enfants,  à  Reims, 
porte  (jue  les  étudiants  s'appliqueront  «;  à  parler  toujours 
latin  dans  l'intérieur  de  la  maison5  ». 

Partout,  dans  les  grandes  écoles,  jusqu'à  la  Renaissance, 
«  remploi  du  français,  même  pour  la  conversation  el  hors 
des  écoles,  est  généralement  interdit0  ». 

Nous  avons  dit  dans  la  seconde  partie  de  notre  proposi- 
tion :  «  ordinairement  ».  Cette  exception  porte  particuliè- 
rement sur  les  clercs.  On  ne  dut  pas  toujours  leur  faire  des 
sermons  en  latin,  car  ils  ne  sa\aient  pas  toujours  la  langue 
latine.  Guibert  de  Nogent  le  constate  :  «  Le  pontife  nous 
demanda  pourquoi  nous  avions  choisi  un  homme  qui  nous 
était  inconnu  (Gaudri  de  Laon).  Gomme  aucun  des 

I.  Ibid.  —  ±  Ibid.  —  ::.  Pétri  Abœlardi  cpisi.  vu,  Patrol.  lat.,  CLXXVIII. 
i.  Kpist.  vin,  ibiil.  —  5.  Actes  de  la  province  de  Reims,  II,  ',iW. 
(i.  Dictionn,  if  Education,  art.  Ecoles,  éd.  Higne. 


LES  SERMONS.  18» 

prêtres,  dont  certains  ne  savaient  pas  même  les  premiers 
éléments  de  la  langue  latine,  ne  répondait,  il  se  tourna 
vers  les  abbés'.  »  De  même,  Raoul  Ardent  reprend  cer- 
tains curés  ignares  qui  ne  comprennent  pas  même  la 
lettre  de  l'Écriture  Sainte2. 

C'est  ainsi  que  la  société  se  trouve  partagée  en  deux 
classes  par  rapport  à  la  langue  :  le  peuple  et  les  frères  lais 
ne  connaissent  que  la  langue  vulgaire;  les  clercs,  les 
moines,  les  religieuses  et  les  écoliers  savent  le  latin. 
Presque  tous  les  témoignages  que  nous  venons  d'énumérer 
plus  haut  en  faveur  de  cette  proposition  sont  résumés 
dans  un  seul.  «  Saint  Thomas  de  Cantorbéry,  à  none, 
sortait  en  public  pour  se  mettre  à  table,  et  y  faisait  asseoir 
à  sa  droite  les  savants  et  à  sa  gauche  les  moines  :  les  che- 
valiers et  les  seigneurs  mangeaient  séparément,  de  peur 
qu'ils  ne  fussent  importunés  de  la  lecture  latine  qu'ils 
n'auraient  pas  entendue  et  qui  durait  pendant  tout  le 
repas  du  prélat3.  » 

Il  en  résulte  donc  que  les  prédicateurs  ont  dû  parler  à 
la  première  classe  en  langue  vulgaire,  à  la  seconde  en  latin. 

L'histoire  d'abord,  puis  les  sermons  eux-mêmes  vont 
nous  apprendre  qu'ils  l'ont  fait. 

Vital  de  Savigny  prêchait  en  roman.  Un  jour  Dieu 
permit  que  les  Anglais  entendissent  cette  langue  pour 
comprendre  le  saint  homme*.  «  Saint  Norbert  vint  à  Va- 

1.  Vie  de  Giubert  de  Nogent,  liv.  III,  ch.  iv.  Cnllect.  Mém.,  Guizot,  X,  13. 

2.  «  Plango  quosdam  nostri  onlinis  qui,  non  dicam  spiritualem  intelligentiani, 
sed  nec  ctiam  ipsam  lilterœ  crassam  légère  norunt.  »  26a  h.  in  Epist.  et  Evangel., 
"I*  pars. 

3.  Fleury,  Hist.  ceci,  liv.  LXX,  t.  XV,  13i. 

4.  «  Quum  enim  in  Anglia  quodain  tempore  moraretur,  contigit  eum,  sic li t  solitus 
erat,  in  ccclesia  positum,  in  quadam  populi  innumerosa  multitudine  sermonem  facere. 
Sed  cum  multi  ibidem  adessent  qui  romane  lingue  [romanam  linguam]  ignoiabant, 


182 


CHAPITRE  PREMIER. 


lenciennes  avec  ses  trois  compagnons  le  samedi  des  Ra- 
meaux. Le  lendemain  il  fit  un  sermon  au  peuple,  quoiqu'il 
sût  et  qu'il  comprit  fort  peu  de  chose  de  cette  langue, 
c'est-à-dire  la  langue  romane'.»  Saint  Bernard  prêcha  aux 
Allemands  en  roman'2.  De  même,  tous  les  prédicateurs  des 
croisades  prêchaient  en  langue  vulgaire.  Baudouin  ne 
sachant  pas  le  roman,  se  faisait  accompagner  d'un  inter- 
prète3. Arnoul,  prédicateur  flamand,  qui  s'associa  à  saint 
Bernard  pour  prêcher  la  croisade  dans  l'Allemagne  et 
dans  la  France  orientale,  ignorait  la  langue  romane  et  la 
langue  tudesque  :  il  se  faisait  suivre  d'un  interprète, 
appelé  Lambert,  qui  répétait,  dans  la  langue  du  pays,  les 
discours  que  l'orateur  avait  prononcés  en  latin  ou  en 
flamand1.  Les  Albigeois  prêchaient  journellement  ;  or,  ils 
ignoraient  la  langue  latine:  «  Interrogés  sur  leur  foi,  ils 
présentèrent  une  longue  profession  écrite.  Le  légat  y  re- 
marqua des  mots  suspects  et  demanda  à  ces  hérétiques  de 
s'expliquer  en  latin,  parce  qu'il  n'entendait  pas  bien  leur 
langue  et  que  les  Évangiles  et  les  Épitres  sont  écrits  en 
latin.  Mais  ils  ignoraient  complètement  le  latin  :  l'un  d'eux 
l'ayant  voulu  parler  put  à  peine  dire  deux  mots  de  suite  et 
demeura  court \  »  Ils  prêchaient  donc  en  dialecte  local; 
et  les  prêtres  catholiques  qui  les  combattaient,  devaient 
nécessairement  prêcher  dans  lu  même  langue. 

«  Gérard,  évêque  d'Àngoulême,  était  un  homme  savant 
et  éloquent  dans  les  deux  langues,  c'est-à-dire  en  latin  et 

tintam  largitulis  sue  gratiam  Dcus  audientium  mentibus  infunderc  dignalua  est, 
(|iiod,  quantlo  sermo  î  11c  duravit,  omnes  romanam  linguam  intelligerent.  »  Kbliotb, 
.le  Fougères,  ms.  lat. ,  Vita  S.  YUalis,  lib.  II,  cap.  xi. 

1 .  Vita  S.  Norberti,  auctore  canonico  Prœmonstratensi  coaivo,  Palrol.  lat.,  CI.XX, 
e.  1273.  —  2.  Altmo  auct.  Vita,  cap.  xiv,  Opp.  S.  Bernard,  VI,  "2135. 

3.  Manriq.,  Annal.  Cisterc.,  anno  1 188,  t.  III,  cap.  II,  n°  2. 

4.  //(«<.///<., XII, 21)2.—  5.  Manriq.,  Annal.  Cisterc,  anno  1178,1.  III.  cap.  il,  n°-i. 


LES  SERMONS.  183 

en  français' ».  Au  concile  de  Reims,  en  1119,  le  pape 
Gallixtell  ordonna  à  l'évêque  d'Ostie  d'exposer  l'affaire 
à  tout  le  concile  en  latin,  puis  à  l'évêque  de  Chàlons  de 
l'exposer  à  son  tour  aux  clercs  et  aux  laïques  en  français 
«  materna  linguâ*  ».  «  Le  peuple  accueillait  sans  doute 
avec  une  grande  dévotion  les  paroles  qu'Hildebert  lui 
adressait  dans  l'église  ;  mais  les  clercs  l'écoutaient  encore 
plus  assidûment,  parce  qu'il  maniait  la  langue  latine  avec 
plus  d'aisance  et  de  facilité3.  » 

L'histoire  est  aussi  explicite  sur  les  frères  lais.  «  Un 
moine  se  promenait  dans  le  bosquet  adjacent  au  monastère 
de  Clairvaux  avec  un  certain  frère  lai  qui  s'appelait 
Humbert.  Ce  moine  tenait  à  la  main  le  livre  des  miracles 
de  notre  bienheureux  père,  et  il  les  lui  exposait  en  langue 
romane4.  » 

Du  reste,  dans  l'ordre  de  Citeaux,  les  frères  lais  n'avaient 
Chapitre  et  sermon  que  le  dimanche,  à  l'issue  de  la  messe 
du  matin5. 

Les  religieuses  ne  devaient  entendre  les  sermons  qu'en 
latin.  En  1242,  le  Chapitre  général  de  l'ordre  de  Saint- 
Dominique  défend  aux  confesseurs  de  traduire  a  leurs  pé- 
nitentes aucun  sermon,  aucune  homélie0. 

Le  Chapitre  général  de  Cîteaux  défend  absolument  aux 
religieuses  de  recevoir,  soit  pour  la  lecture  du  réfectoire, 
soit  pour  la  lecture  spirituelle,  aucun  livre  écrit  en  idiome 
local  :  il  ordonne  qu'elles  lisent  seulement  des  livres  latins7 . 

1.  Fleury,  Hist.  eccl.,  liv.  LXVIII,  t.  XIV,  393.  —  i.  Labbe,  X,  874. 

3.  Excerptum  e  gestis  episcop.  Cenoman.,  cap.  xxxv,  Patrol.  lat.,  CLXXI,  c.  89. 

1.  Vita  S.  Bernardi  a  Joanne  Eremita,n°  2,  Opp.  S.  Bernardi,  VI,  2180. 

5.  Martène,  Tlies.nov.  Anecd.,  IV,  1 048. 

6.  Ch.  Jourdain,  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscript.,  XXVIII,  10f. 

7.  Martùne,  Tlies.  nov.  Anecd.,  IV,  1613. 


184  CHAPITRE  PREMIER. 

Enfin  les  légendes  racontent  que  le  démon  lui-même, 
lorsqu'il  parlait  par  la  bouche  des  possédés,  s'exprimait 
d'abord  en  latin  pour  les  savants,  et  qu'il  traduisait  ses 
paroles  en  roman  pour  se  faire  comprendre  du.peuple1. 

Les  prédicateurs  nous  ont  laissé  des  témoignages  irré- 
cusables. Lorsqu'ils  s'adressent  au  peuple,  ils  regrettent 
d'être  obligés  de  baisser  le  ton,  de  descendre  à  des  choses 
moins  relevées  et  plus  simples  :  «  ad  crassoria  quœihun 
propter  adstanlem  populum  sermonem  vertamus*;  »  «  cum 
simplicibus  sermocinatio  nostra,  maxime  in  fus  diebus  so- 
le liai  bus,  eum  laicorum  (indique  turba  cogitur*.  »  Or,  ces 
homélies  ne  diffèrent  de  celles  qui  ont  été  prononcées  par 
les  mêmes  prédicateurs  en  latin,  ni  pour  le  fond,  ni  pour 
la  forme  :  c'est  donc  qu'elles  étaient  prononcées  en  langue 
vulgaire.  Brial4  penche  vers  cette  opinion. 

Du  reste,  les  princesses  mêmes  ne  comprenaient  pas  les 
sermons  en  latin  :  «  Vous  me  demandez5,  ma  fille,  écrit 
Adam  de  Perscigne  à  Blanche,  comtesse  de  Champagne, 
vous  me  demandez  avec  beaucoup  d'instances  que  je  vous 
transcrive  mes  sermons  et  que  je  vous  les  envoie  :  vous  en 
avez  même,  je  le  vois,  un  vif  désir.  Votre  demande  serait 
juste  et  digne  de  tout  éloge,  si  vous  pouviez  comprendre 
par  vous-même  le  latin  de  ces  homélies,  en  supposant 
qu'elles  puissent  être  de  quelque  profit  pour  votre  âme. 
Car,  je  le  pense  bien,  vous  me  demandez  nies  sermons  pour 
vous  édifier  en  les  lisant,  si  toutefoisvous  trouvez  quelqu'un 
qui  vous  les  explique  dans  vos  loisirs.  Sachez-le,  ma  fille,  il 
est  difficile  que  la  pensée,  quelle  quesoit  sa  forme,  conserve 

1.  Vins.  Norbert,  Patrol.  lat.,  CLXX,  c.  1288. 

2.  Pierre  de  Celle,  l»hl  —  3  Isaac  de  l'Étoile,  48'  h.  —  i.  llist.  litt.,  XIV.-2G4. 
:)  Hartëne,  Amplinima  Cnllect..  1,  102,r>. 


LES  S  EH. M  ON  S.  185 

dans  une  traduction,  sous  un  idiome  étranger,  l'expression 
et  la  saveur  qui  lui  sont  propres.  La  liqueur  qu'on  trans- 
vase perd  toujours  quelque  chose  de  sa  couleur,  ou  de  sa 
saveur,  ou  de  son  parfum.  » 

La  comtesse  de  Champagne  avait  besoin  d'un  traducteur. 

De  même,  les  sermons  adressés  aux  frères  lais  étaient 
en  langue  vulgaire.  Pierre  le  Vénérable1  écrit  au  pape  Cé- 
lestin  qu'il  a  lu  au  Chapitre  la  lettre  de  son  élection  et 
«  qu'il  l'a  exposée  aux  lettrés  et  aux  illettrés  qu'on  appelle 
convers  ».  Ces  mots  signifient,  comme  le  fait  remarquer 
Mabillon2,  qu'il  l'a  expliquée  en  langue  vulgaire;  précau- 
tion inutile,  à  coup  sûr,  si  tous  avaient  su  la  langue  latine. 
Isaac  de  l'Étoile,  au  commencement  d'un  sermon,  s'ex- 
prime ainsi':  «  Parlons  simplement,  surtout  à  cause  des 
frères  simples  et  illettrés  qui  ne  comprennent  que  la  langue 
du  carrefour.  »  Puisqu'il  veut  se  mettre  à  la  portée  de  ses 
auditeurs,  il  a  dû  leur  parler  la  langue  du  carrefour. 

Enfin  nous  possédons  deux  monuments  de  la  prédica- 
tion populaire  au  douzième  siècle.  Le  premier  est  un  com- 
mentaire des  Evangiles  du  carême,  sous  le  titre  à' Exposi- 
tion d'Hai/non*,  évèque  de  Chàlofts-sur-Marne5.  Mais  nous 
n'avons  plus  que  quelques  fragments  de  ces  discours0.  Le 
second  est  un  recueil  anonyme  de  trente  sermons  écrits  en 
provençal  central  ou  limousin7.  Ces  homélies  sont  bien 

1.  Pierre  le  Vénérable,  Epist.,  lib.  IV,  18,  Patrol.  lut.,  CLXXXIX. 

2.  Opp.  S.  Bernardi,  III.  preefat.,  ix. 

3.  «  Dicamus  simpliciter,  maxime  propter  simplices  et  illitteratos  fratres  qui  supra 
sermonem  trivii  loquentes  non  intelligunt.  »  Isaac  de  l'Étoile,  -15*  h. 

4.  V.  Hist.  lilt.,  XIII,  127.  —  5.  f  1153;  il  ne  fut  évèque  qu'une  année. 

6.  «  Ci  at  une  leiecon  de  l'Apislle  saint  Paul,  kil  fist  as  Hebreus,  et  l'esposilion 
Baioion  cû  lcist  lo  Diemenge  d'avant  les  Palmes,  a  Lebeuf,  Mèm.  des  Inscript., 
XVII,  726. 

7.  Ms.  Int.,  3548h,  f*  16-35.  M.  Paul  Meyer  en  a  publié  quelques  fragments 


186  CHANTRE  PREMIER. 

adressées  à  des  laïques:  «  Ovosbaro,  meiamic,  trastornaz 
vos  a  mi,  que  eu  tornarei  a  vos 1  »  .  «  0  barons,  mes  amis, 
tournez-vous  vers  moi  et  je  me  tournerai  vers  vous.  »  Et 
encore  :  «  Osenor,aici  nosamonestala  sancta  Escriptura2» , 
«  Seigneurs,  ici  la  sainte  Écriture  nous  avertit...  »  Ces  ho- 
mélies sont  fort  courtes.  Leur  caractère,  c'est  la  simplicité. 
Elles  ne  portent  nulle  trace  d'éloquence  ;  elles  ne  sont  que 
le  commentaire  d'un  texte  d'Ecriture  Sainte,  ou  le  récit 
abrégé  d'un  fait  évangélique,  comme  la  naissance  de 
Notre-Dame,  l'Annonciation,  la  Présentation  au  Temple; 
ou  une  pieuse  exhortation  sur  les  Rameaux,  Pâques,  la 
Toussaint;  ou  enfin  l'explication  des  cérémonies  de  la 
messe  avec  les  détails  familiers  du  catéchisme  de  paroisse  : 
elles  ont  été  faites  pour  l'instruction  des  simples  fidèles. 

Après  de  si  nombreux  témoignages,  concluons:  Tous  les 
sermons  ad  populum ,  et  aux  frères  lais3,  ont  été  prononces 
en  langue  vulgaire;  —  les  sermons  ail  clericos,  ad  sacerdotes, 
in  synodo;  ad  monachos;  ad  moniales,  ad  sancti  moniales, 
ad  monachas;  ad  scholares,  ont  été  prononcés  presque  tous 
en  latin. 

Cette  proposition  nous  amène  au  célèbre  manuscrit  des 
Feuillants4,  recueil  de  quarante-cinq  sermons  français 
appartenant  à  saint  Bernard,  écrit  au  treizième  siècle,  mais 
avec  la  langue  du  douzième5.  Ces  homélies  n'ont  pas  été 

(Jahrbuch  fin-  romanitche tmd  englisohe Literatur,  VII,  1).  Do  ces  sermons,  les  uns 
appartiennent  au  commencement  du  siècle,  les  autres  à  la  lin. 
1.  Ms.  lat.,  3548b,  f  20.  —  2.  Ibid.,  f°  21. 

3.  Nous  n'avons  rencontré  aucun  titre  spécial  en  tête  des  sermons  adressés  aux 
frères  lais.  —  4.  Manuscrit  des  Feuillants,  n°  9,    ■  ms.  fr.  2i"f>H. 

5.  V.  Leroux  de  Lincy,  Les  quatre  livres  des  liois,  traduits  en  français  du  dou- 
zième siècle,  Introduction,  CXXIX.  —  Le  dialecte  de  ces  sermons  est  le  dialecte 
wallon  :  V.  M.  Paul  Meyer,  Revue  des  Sociétés  savantes  des  départements,  ami.  1873, 
2*  semestre,  p.  210. 


LES  SEItMONS.  187 

prêchces  en  langue  vulgaire,  comme  il  serait  naturel  de  le 
croire  après  ce  que  nous  venons  d'établir:  elles  ne  sont 
qu'une  traduction  faite  sur  un  choix  de  sermons  latins 
pour  l'usage  des  frères  lais. 

Nous  n'entreprendrons  point  de  faire  l'historique  de  la 
longue  et  ardente  controverse  soulevée  par  ce  manuscrit. 
Mais  il  nous  semble  qu'on  peut  résoudre  la  question  par 
des  preuves  incontestables,  en  comparant  les  deux  textes 
et  en  raisonnant  ainsi  :  Puisque  les  idées,  l'ordre  et  la 
liaison  des  idées  sont  les  mêmes  dans  les  deux  textes,  il 
faut  nécessairement  que  l'un  de  ces  textes  soitla  traduction 
de  l'autre.  Or,  le  latin  n'a  pas  été  traduit.  Il  est  impossible 
de  ne  pas  reconnaître,  à  première  vue,  dans  les  quarante- 
cinq  sermons  latins  correspondant  aux  sermons  français, 
la  manière  invariable  de  saint  Bernard:  ce  sont  les  mômes 
tours  préférés,  les  mêmes  chutes  de  phrases,  les  mêmes 
antithèses  et  le  même  mouvement  dans  la  pensée.  Prenons 
pour  exemple  le  sermon  cinquième  du  Carême'.  Nous  y 
rencontrons  ces  fins  de  vers:  a  esse  hcutunt2;  omnibus 
Mis3;  »  ces  antithèses  de  mots  :  «  accepta  gratta  ftduciam 
donet  orandi,  sed  non  constituât  quisquam  fîducîam  impe- 
trandi*;*  après  des  interrogations  répétées,  la  réponse  habi- 
tuelle sous  forme  de  maxime  :  «  fralres  mei,  sœculares  hoc 
dicere  possunt,  vos  non  potestis5  ;  »  «  affectas  enimille  beati- 
tadinisest,  exercitium  vero  virtutis6;  »  enfin  les  répétitions 
nombreuses  de  verbes  et  de  relatifs  sans  liaison7. 

i.Opp.S.  Bernardi,  III,  1826.  Ce  sermon  est  le  40e  du  manuscrit  français,  p.  12'J. 

2.  N°  i. 

3.  N°  G.  Ces  tins  de  vers  sont  si  habituelles  à  saint  Bernard,  que  dans  le  sermon  qui 
précède  celui  que  nous  citons,  on  lit  également:  pauca  loquamur,  ibid.,  1825;  et 
dans  le  suivant:  facta  beavit...,  velle  nocere,  ibid.,  1830.  Que  ces  rapprochements 
de  fins  de  vers  qui  terminent  les  phrases  nous  dispensent  des  autres  rapprochements. 

4.  K°  9.  —  5.  N*  B.  —  0.  N'°  9.  —  7.  N"  2. 


J 


188  CHAPITRE  PREMIER. 

Qu'on  applique  aux  quarante-quatre  autres  sermons  les 
mêmes  remarques,  et  l'on  sera  convaincu  que  le  latin  étant 
original,  le  français  en  est  seulement  la  traduction. 

Mabillon  ne  voulait  pas  d'autres  preuves'. 

En  effet,  rapprochons  le  texte  français  du  texte  latin  :  la 
traduction  est  évidente. 

'  1°  Le  traducteur  s'applique  à  suivre  pas  à  pas  les  tour- 
nures du  latin.  De  plus,  il  arrive  que,  la  phrase  étant  com- 
plète, le  copiste  ajoute  un  mot  au-dessus  de  la  ligne  :  or, 
ce  mot,  inutile  au  sens  général,  est  justement  ce  qui  man- 
quait à  la  phrase  française  pour  qu'elle  rendit  mot  pour 
mot  toute  la  phrase  latine. 

Leroux  de  Lincy2,  le  premier,  a  fait  ressortir  la  force  de 
cette  preuve  :  mais  elle  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  consé- 
quence nécessaire. 

Comparons  les  premières  et  les  dernières  phrases  du 
sermon  que  nous  venons  de  citer. 


Charitas,  quà  pro  vobis  sollicitas 
sum,  fratres  mei,  cogit  ut  lo<|uar 
vobis  :  et  urgente  eà,  mullô  sa'pius 
loquercr,  nisi  tàm  multis  occupa- 
tionibus  impedirer.  Nec  mirum  si 
sollicitus  suin  pro  vobis,  cum  inve- 
niani  in  meipso  nialeriam  niultani  et 
occasionem  so ! Jicitu Jinis.  Quoties 
enim  propriain  miseriam  et  niulti- 


Li  chariteiz,  dont  ju  por  vos  suys 
cusencenols,  me  destrent,  obier 
frère,  de  parleir  a  vos  :  et  ensi  me 
destrent  ke  ju  molt  plus  sovent  i 
parleroie,  si  eeu  nen  esloit  ke  ju  de 
maintes  cboses  suys  ensoniez.  Ne 
nen  est  mies  de  merveille  si  ju  por 
vos  suys  cusencenols,  cum  ceu  soit 
ke  ju  en  mi  mismes  atrove  grant  ma- 
tière et  grant  ockesou  de  eusenzon 
a  avoir.  Car  totes  celés  ûeies  ke  ju 
eswarz  ma  propre  misère  et  les  pe- 


I.  «  Seil  nibilominuB  Bernardi  scrmoncs  in  latina  Lingua  natos,  latine  prolalos, 
atque  eodem  prorsus  modo  ab  ejus  discipulis  cxceplos  fuisse  indubitantcr  exisli- 
mamus.  Primo  enim  id  arguit  perpetuus  nalivusquc  verborum  lusus  in  vocibus 
latillis.  Deinde  ejusdem  stili  in  sennonibus  et  in  aliis  ejus  libi  is  et  tractibus  eaqua- 
litas.  s  Opp.  S.  llernanli,  III,  1598. 

"1.  Ouvr.  cité,  Introduction. 


LES  SK lî MOINS. 


189 


naoda  pericula  cogito,  haud  dubium 
quin  ad  meipsum  conturbetur  anima 
mea...  Sit  ergo  oralio  qtiae  pro 
temporalibus  est,  circa  solas  neces- 
silates  restricla  :  sit  oratio  quac  pro 
virtutibus  est  animae,  eliaih  ah 
oimii  impuritate  libéra,  et  circa 
soluin  beneplacitum  Dei  intenta; 
sit  ea  quae  fit  pro  vita  aeterna,  in 
omni  humilitate,  praesumens  de  sola 
(ut  digiuiin  est)  miseratione  di- 
vina2.  » 


rilz  ou  je  suys,  non  est  mies  dette  k'a 
mi  inismes  ne  soit  torheie  mou 
ainrme...  Soit  doukes  restroite  en 
loz  les  soles  necessiteiz  li  oresons  ki 
est  por  les  biens  temporels  :  soit 
assi  délivré  de  tote  nonpurteit  li 
oresons  ki  est  por  les  vertuz  de 
l'ainrme, et  entendue  solement'  én  loz 
lo  plaisir  de  L)eu;  soitli  oresons  ki  est 
porla  vie  parmenant,  entote  bumili- 
teit,  ensi  k'ele  en  la  sole  miséricorde 
de  Peu  ait  fiance,  sicum  droiz  est 3.  » 


"2°  Il  est  vrai  qu'on  rencontre  quelquefois  des  différences 
entre  les  deux  textes.  Mais  ces  différences  ne  sont  que  des 
mots  ou  passés,  ou  ajoutés,  ou  répétés  par  le  traducteur. 
Citons  encore  le  môme  sermon.  Le  lecteur  verra  lui-même 
que  toutes  ces  variantes  réunies  ensemble,  et  que  chacune 
d'elles  en  particulier,  ne  s'expliquent  bien  que  par  la  tra- 
duction du  texte  français  sur  le  texte  latin. 

Lacunes  du  français  : 


«  Huic  accedil,  liane  adjuvat,  hac 
utitur  ad  impugnandos  nos  callidis- 
simus  serpens  ''.  » 

»  Magnum  quoque  discrimen,  ad- 
versus  diabolicae  fraudis  astutias 
lam  crebrôs,  imo  conlinuos  habere 
conflietus6.  » 


«  A  cestei  s'aprochet,  et  de  cesle 
s'aivet  por  nos  asormonteir  li  très 
voisols  serpenz 5.  » 

«  Granz  periz  est  assi,  avoir  si 
acostumeie  bataille  encontre  la 
voisouteit  et  la  boisiedel  diaule7.  » 


Lacunes  du  latin  : 


«  Si  tamen  diligo  vos  tanquam 
meipsum.  No  vit  ipse  qui  scrulatur 
corda.. . 8  » 


«  S'ensi  est  ke  ju  vos  ainœ  [aim] 
assi  cuin  mi  mismes.  Ke  diroie  je 
plus?  Cil  ki  encerchet  les  cuers  seit 
bien... 0  » 


I.  Ce  mot  a  été  ajouté  au-.lpssus  de  la  ligne.  —  2.  Opp.  S.  Bernardi  lit  1826 
3.  Ms.  fr.,  247(58,  p.  129.  -  4.  N°  ±  -  5.  I».  130,  r°.  -  G.  R*  3.  -  1  V  1311  V 
8.  N°  1.  —  9.  P.  129  V,  et  130  r°. 


190 


CHAPITRE  PREMIER. 


«  Quaedam  pîa  tranquillitas  de 
conscientia  bona  uascitur'.  » 

«  Nimirum  quia  tentationibus  in- 
térim exerceutur...  Non  pro  delee- 
talione  quam  experiantur3.  » 

Mots  répétés  : 


«  Aparnienmcs  naist  eu  nos  une 
pie  transquilleteiz  et  uns  deleitaules 
repos  de  la  bone  conscience2.  » 

«  Ceu  avient  par  ceu  c'um  les 
travaillet  et  chastiet  ancor  de  plui- 
sors  temptacions...  Ne  mies  por  lo 
deleil  k'il  espraevent  et  sentent1.  » 


«  Oralio  tamen  infructuosa  non 
erit5  » 


«  Totevoies  ne  serat  mies  nostre 
oresons  senz  fruit.  Nen  iert  mies 
voirement  senz  fruit  nostre  ore- 
sons1'. » 


Les  serinons  contenus  dans  ce  manuscrit  français 
n'embrassent  pas  l'année  liturgique  tout  entière.  Ils  com- 
mencent bien  à  l'Avent,  mais  ils  s'arrêtent  à  l'Annoncia- 
tion. Us  sont  choisis  parmi  les  plus  simples  des  trois 
séries  «  de  Tempore,  de  Sanctis,  de  Diversis  ».  Aucun 
d'eux  ne  renferme  de  subtilités,  et  la  plupart  retracent 
les  devoirs  du  religieux.  Tout  porte  donc  à  croire  qu'ils 
ont  été  traduits  pour  l'usage  des  frères  lais7.  En  effet,  après 
la  mort  de  saint  Bernard,  ses  sermons  étaient  transcrits 
et  commentés  dans  tous  les  monastères;  les  religieuses 
mêmes  les  apprenaient  par  cœur8  :  Comment  n'aurait-on 

I.  N«  i.  —  2.  P.  130,  r.  —  3.  iV  7. 
4.  P.  132,  r°.  —  5.  N°  5. 
fi.  P.131,V. 

7.  On  ne  discute  même  plus  aujourd'hui  sur  la  traduction  des  sermons  de  saint 
Bernard.  On  se  demande  seulement  en  quelle  année  elle  a  été  faite.  M.  Oscar 
Kutscliera  (Le  manusrril  des  sermons  français  de  saint  Hernard  traduitt  du  lalin 
dale-t-il  de  1207  ?  Halle,  1878)  croit  prouver  suffisamment  qu'elle  date  de  l'année  1208 

8.  Kanriq.,  Annalet  ÇiHertientes,  aano  1304,  t.  III,  cap,  m,  n'  l.  ■  Bemardi 
cliam  memoria  retinebat  priecipue  illos  altissimos  sennoncs  i|uos  scripsit  in 
Cantica.  ■ 


LES  S  EH  M  ON  S.  191 

pas  songé  à  mettre  un  recueil  de  ces  homélies  à  la  portée 
des  frères  lais? 

Nous  avons  également  sous  le  nom  de  Maurice  de  Sully 
de  nombreux  manuscrits  en  français  et  en  latin  ;  et  la  plu- 
part, aussi  anciens  les  uns  que  les  autres,  remontent  à 
la  vie  même  de  l'auteur.  En  quelle  langue  ces  sermons 
ont-ils  été  prêchés?  Question  moins  agitée,  mais  plus 
difficile  à  résoudre  d'une  façon  certaine  que  la  contro- 
verse précédente  :  car  ici  la  confrontation  des  textes  ne 
peut  amener  à  aucun  résultat. 

Les  textes  français  diffèrent  tous  beaucoup  des  textes 
latins.  Il  arrive  que,  pour  le  même  dimanche,  l'homélie 
latine  et  l'homélie  française  développent  deux  passages 
de  l'Écriture  différents  l'un  de  l'autre1.  Le  texte  français 
contient  souvent  des  anecdotes  qui  ne  sont  pas  dans  le 
latin2.  Le  texte  français  ajoute  continuellement  au  latin 
les  comparaisons  les  plus  familières  pour  rendre  l'idée 
plus  sensible.  Dans  le  sermon  du  septième  dimanche 
après  la  Pentecôte,  le  latin  s'exprime  ainsi  : 

«  Exemplo  turbe,  dilectissimi,  que  ad  Dominum  venit,  super  terrain 
discumbite,  id  est  carnalia  et  terrena  desideria  deprimite,  sustinete  ut 
vobis  specialem  cibum  ministremus,  id  est  ut  vobis  vite  et  sanetorum 
exempla  predicemus.  Nisi  etenim  reficiamini  in  via,  sicut  ait  Dominus,  defi- 
cietis,  quia  nisi  doctrina  speciali  erudiatnini,  in  bono  opère  perseverare 
non  valetis3.  » 

Le  français  dit  : 

«  Amés  a  oïr  la  parole  Deu  et  les  essamples  de  ses  buens  amis.  Aies 
faim  de  la  viande  esperitel  par  coi  vos  ames  doivent  estre  soele  et  sostenu, 
plus  que  de  la  viande  corporel,  par  coi  li  cors  sont  sostenu...  Maint  home 
sont  se  il  ont  a  manger  et  a  boivre  et  lor  ventre  plain  corne  porcel,  ne  lor 

1.  V:  ms.  lut.,  2949,  f  67;  ms.  fr.,  13314,  p.  53.  —  2.  V.  tns.  fï.,  13314,  p.  36. 
3.  Ms.  la  t.,  2949,  f  67. 


192  CHAPITRE  PREMIER. 

on  c.aut  de  plus,  ne  lor  caut  a  oïr  parler  de  Deu.  Quar  il  ont  mis  tôt  lor 
csgart  es  coses  terrienes  et  ilueques  quierent  lor  buencurtc,  si  corn  les 
besles  mues  font  '.  n 

Enfin  le  texte  latin  est  généralement  inanimé  ;  il  reste, 
même  quand  il  est  pressant,  dans  les  généralités  vagues 
et  rebattues  partout.  Le  texte  français  descend  aux  dé- 
tails, il  insiste  sur  la  pratique,  il  est  encore  vivant. 

On  pourrait  comparer  les  péroraisons  du  troisième 
dimanche  de  la  sepluagésime,  ou  quinquagésime5. 

Non-seulement  les  textes  français  diffèrent  du  texte 
latin,  mais  ils  diffèrent  presque  tous  entre  eux.  De 
savants  critiques  l'ont  déjà  constaté3. 

Comment  expliquer  toutes  ces  variantes? 

Le  texte  latin  est  un  manuel  composé  par  Maurice  de 
Sully  pour  l'usage  de  son  diocèse 1  :  le  texle  français  est  la 
reproduction  libre  et  variée  de  ce  manuel  par  divers  pré- 
dicateurs de  différentes  provinces5. 

Comme  les  textes,  les  divisions  et  l'ordre  même  des 
sermons  dans  les  recueils  français  sont  presque  toujours 
pris  dans  les  recueils  latins,  il  a  paru  naturel  de  mettre 
tous  les  manuscrits  sous  le  nom  de  Maurice  de  Sully0. 

I.  Us.  fr.,  13314,  p.  30.  —  2.  Ms.  lat.,  -2919,  f  33;  et  ms.  fr.,  133H,  p.  20. 

3.  V.  M.  Lecoy  de  la  Marche,  ouvr.  cité,  22G;  et  M.  Paul  Meyer,  Romania, 
année  187(1. 

4.  «  Si  quisautem  veslrmn  illa  BCicntia  indiget  que  ad  populum  laicuin  crudien- 
dum  pertinct,  légat  ca  que  sequuntur  et  inveniet.  Scripsimus  enim  vobis  brevissi- 
mos  sermones  in  diebus  dominicis  et  in  festivitatibus  sanctorum  peranni  circulum 
dicendos,  quoa  si  légère  volucritis,  multa  que  ad  hocofflcium  necessaria  suul,  iuve- 
niclis.  »  Ms.  lat.,  2949,  P  15. 

5.  C'est  aussi  l'opinion  de  M.  Lecoy  de  la  Marche,  ouvr.  cilc,  226. 

(i.  «  EzpUciunt  sermones  Maurilii  episcopi  I'arisiensis  de  singulis  dominicis  die- 
bus et  de  festivitatiljus  per  totum  anni  circulum  dicendi  in  gallico  idioinate.  »  Ms. 
fr.,  13314,  In  line.  A  la  première  page  du  ms.  fr.  21838,  on  lit  aussi,  mais  d'une 
main  récente:  «  Ces  sermons  sont  une  traduction  des  sermons  latins  de  Maurice 
de  Sully,  i 


LES  SERMONS.  193 

A  part  les  manuscrits  de  Maurice  de  Sully  et  celui  de 
saint  Bernard,  à  part  le  recueil  eu  provençal,  lous  les 
sermonnaires  du  douzième  siècle  sont  écrits  en  latin. 
Quelle  est  la  latinité  des  sermons? 

Au  moyen  âge,  la  langue  latine  était  une  langue  gâtée. 
Les  barbares  avaient  traité  les  grammaires  aussi  brutale- 
ment que  les  provinces;  l'Eglise,  pour  exprimer  sa  théo- 
logie et  sa  liturgie,  avait  dû  créer  et  composer  un  grand 
nombre  de  mots;  enfin,  comme  le  lalin  était  la  langue 
vivante  d'une  partie  de  la  société,  il  admettait  nécessaire- 
ment des  néologismes. 

Aussi  remarque-t-on  dans  les  sermons  : 

1°  La  négligence  de  la  syntaxe.  Les  gallicismes  abon- 
dent dans  la  construction  et  dans  le  tour  des  phrases.  Il 
est  inu  tile  d'ajouter  des  exemples  à  ceux  que  nous  avons 
cités  dans  le  premier  livre.  De  plus,  les  règles  de  la  gram- 
maire sont  si  peu  observées,  qu'on  trouve  quelquefois 
dans  la  même  phrase  la  même  expression  rendue  de  plu- 
sieurs façons,  indifféremment  correctes  ou  vicieuses. 
Exemples  : 

«  Videamus,  dilectissimi,  an  corda  nostra  sint  apta  veritati...;  videamus 
an  sacra  verba,  Spiritu  sancto  scriba,  in  nostris  cordibus  capïunt1...;  vi- 
deamus si  hec  verba  beati  viri  in  no-bis  convaluentnf2.  »  «  Recordabalur 
quippe  quam  iinmoderate  peccaveraf ,  et  ideo  non  curavit  quam  immoderate 
pœniterei3.  » 

2°  L'étendue  du  vocabulaire.  Outre  les  termes  si  fré- 
quemment empruntés  à  la  basse  latinité,  à  la  Vulgatc  et 

1.  «  Sermo  meus  non  capit  in  vobis.  »  S.  Jean,  VIII,  37.  Il  est  inutile  de  faire 
remarquer  combien  de  fois  les  prédicateurs  font  passer  dans  leurs  sermons  les 
constructions  de  la  Vulgate. 

2.  Hugues  de  Saint-Victor,  ms.  lat.,  14934,  f»  138. 

3.  Raoul  Ardent,  251  h.,  de  Tempore. 

13 


194 


CHAPITRE  PREMIER. 


à  la  scolastique,  on  rencontre  des  mots  qui  ne  se  trou- 
vent pas  dans  les  glossaires  du  moyen  âge.  Voici,  par 
exemple,  des  expressions  qu'emploie  Raoul  Ardent 1  : 

«  Guerra2;  mititudo  3;  apodiat4;  saltatria5;  désignante!" 6 ;  veterarum7 ; 
alturidus8;  irrosus9...  » 

En  général,  la  langue  latine  n'est  plus  soumise  aux 
préceptes  classiques  :  chaque  prédicateur  en  dispose  à 
son  gré. 

Cependant  il  y  eut  des  exceptions.  Nous  avons  vu  plus 
haut  de  quel  profond  respect  Pierre  de  Blois  et  Adam  de 
Perseigne  honoraient  la  langue  latine.  L'un  traduisait 
ses  homélies  en  latin,  afin  de  les  embellir;  l'autre  refusait 
de  les  traduire  en  langue  vulgaire,  de  crainte  de  les  dé- 
parer. Amédée  de  Lausanne  savait  combien  ses  périodes 
étaient  louées;  il  en  faisait  de  timides  reproches  à  ses 
auditeurs10.  Pierre  de  Celle,  soucieux  de  la  syntaxe  à 
l'excès,  enviait  naïvement  la  bonne  fortune  de  l'archange 
Gabriel,  qui,  lui,  ne  faisait  pas  de  solécismes".  Bernard 

1.  Nous  choisissons  Raoul  Ardent,  car  il  nous  semble  que  YHist.  lilt.  des  Béné- 
dictins, IX,  254,  a  tort  d'admirer  i  la  pureté  »  de  son  latin. 

2.  Passim.  —  3.  42*  h.,  de  Tempore;  pour  mansuétude 

4.  16"  h.,  in  Epist.,  1*  pars;  appuyer. 

5.  33"  h.,  de  Tempore;  pour  saltatrix;  ce  mot  ne  se  trouve  dans  aucun  lexique. 
G.  34"  \\.,ibid.;  pour  designate;  dans  aucun  lexique. 

7.  42*  h.,  in  Epist.,  1*  pars;  pour  veteruin;  dans  aucun  lexique. 

8.  12*  h.,  ibid.;  élevé;  dans  aucun  lexique. 

0.  55"  h.,  ibid.;  irascible;  dans  aucun  lexique. 

10.  8*  h. —  Voici  une  de  ses  périodes:  «  Dici  non  potest,  carissimi,  quoties  lii 
asperrimis  scopulis  naufragaturi  oflenderent,  illi  in  syrtes  pessimas  non  reversuri 
inciderent,  bos  Scylloea  vorago  biatu  horribili  mergeret,  illos  Sirenarum  cantus  in 
exitium  dulces  pertraberent,  nisi  Stella  maris,  perpétua  Yirgn  Maria  ope  validissi- 
ma  obstitisset,  suosque,  jam  fracto  gubernaculo  et  rate  conquassata,  oinni  bumano 
consilio  destitutos,  cœlesti  ducatu  ad  portum  œternte  pacis  applicandos  eveberet.  » 

11.  «  Verba  istaquœ  in  ore  tanti  nuutii  posi  ta ,  qui  prae  sapientia  sua  non  solœ- 
cixct.  »  24"  h. 


LES  SERMONS.  195 

de  Cluny  soumet  son  homélie  au  jugement  d'un  critique; 
il  supplie  humblement  son  Aristarque  d'effacer  les  in- 
corrections avec  un  petit  canif  qu'il  a  joint  lui-même  au 
manuscrit'.  Grâce  à  cette  ardeur  intéressée,  la  langue 
latine  rend  encore  chez  certains  prédicateurs  une  note 
digne  d'être  entendue. 

Ainsi,  la  chaire  emploie  tantôt  la  langue  vulgaire  et 
tantôt  la  langue  latine.  La  langue  vulgaire  est  regardée 
comme  basse,  incapable  de  supporter  le  poids  d'une 
pensée  noble,  de  rendre  une  image  hardie  et  de  tracer 
les  grands  tableaux  aimés  de  l'éloquence  :  elle  est  aban- 
donnée au  peuple.  Si  certains  laïques  raffinés  élèvent 
leurs  prétentions  jusqu'à  réclamer  des  sermons  en  latin, 
les  prédicateurs  leur  rappellent  sans  ménagement  qu'ils 
n'en  comprennent  pas  un  mot.  «  Ne  méritent-ils  pas 
qu'on  les  tourne  en  ridicule  et  en  dérision,  dit  Adam  le 
Prémontré  à  ses  moines,  ces  gens  qui,  n'entendant  rien 
ou  presque  rien  à  la  Sainte  Ecriture,  font  fi  du  sermon 
que  vous  leur  prêchez,  s'il  n'est  en  latin,  et,  ce  qu'il  y  a 
de  plus  risible,  si  ce  latin  n'est  tourné  avec  des  périodes 
pompeuses  et  recherchées2?  —  C'est  bien,  disent-ils,  voilà 
qui  est  bien  pensé,  voilà  qui  est  ingénieux.  —  Expliquez- 
vous  en  langue  vulgaire,  rien  n'a  plus  ni  mérite  ni  valeur 
à  leurs  yeux  :  et  cependant,  qu'on  cesse  de  leur  parler  en 
langue  vulgaire,  ils  ne  comprennent  pas  un  mot  à  ce 
qu'on  leur  dit3.  » 

1.  Sermo  de  villico  iniquitatis.  Opp.  S.  Bernardi,  V,  1371. 

2.  ii  Habitum  ad  eos  sernionem  penihis  respmint,  nisi  totus  in  verbis  latinis,  et, 
quod  magis  irridendum  est,  nisi  quibusdam  verbis  pomposis  et  insolitis  persol- 
vatur.  » 

3.  »  Cufn  ipsi  nihil  omnino  intelligant  ex  omnibus  quœ  dicuntur,  nisi  vulgariter 
eis  exponantur.  »  15*  h.,  Patrol.  lot.,  CXCV1II,  c.  184. 


196  CHAPITRE  PREMIER. 

Le  latin  est  la  langue  de  bon  goût  :  il  est  cultivé  quel- 
quefois avec  soin,  rarement  avec  succès.  Mais  enfin  les 
gens  de  religion  ne  veulent  que  du  latin  :  ils  croiraient 
se  manquer  à  eux-mêmes  s'ils  trouvaient  quelque  saveur 
au  roman. 

Pour  tout  résumer  en  un  mot,  il  y  eut  deux  chaires  au 
moyen  âge  :  la  chaire  cléricale  et  la  chaire  laïque. 


i 


CHAPITRE  II 


SUJETS  ET  GENRES  DE  SERMONS. 


Depuis  les  premiers  temps  du  christianisme  jusqu'à 
nos  jours,  la  parole  évangélique  est  à  la  fois  divine  et 
humaine.  Elle  ne  cesse  d'enseigner  les  dogmes  de  la 
doctrine  révélée;  mais  elle  varie  ses  formes  selon  le  goût 
et  le  besoin  des  auditeurs  :  immuable  dans  les  traditions 
théologiques  et  morales,  elle  modifie  sa  manière  d'après 
les  nécessités  du  moment.  Aussi  la  chaire  a-t-elle,  au 
douzième  siècle,  ce  double  caractère.  Laissons  le  pre- 
mier de  côté:  cherchons  le  second.  Nous  le  trouverons 
même  dans  les  sujets  qui  sont  de  tous  les  temps,  comme 
le  panégyrique  et  l'oraison  funèbre. 

Les  panégyriques  remplissent  les  recueils  d'homélies. 
Car  alors  tout  s'abritait  sous  le  nom  d'un  saint.  Le 
peuple  plein  de  foi  mettait  ses  villes,  ses  villages,  ses 
lois  sous  la  garde  de  puissants  protecteurs,  et  dans  les 
moments  d'angoisse  il  faisait  sortir  avec  pompe  leurs 


198 


CHAPITRE  II. 


restes  sacrés.  Celait  une  majestueuse  et  touchante  céré- 
monie que  ces  processions  de  reliques  au  moyen  âge.  On 
y  voyait  des  chanoines,  des  prêtres,  des  moines  en  rangs 
serrés,  des  pèlerins  accourus  en  foule  de  toutes  parts,  et 
la  châsse  étincelante  de  pierreries  portée  sur  les  épaules 
des  évêques.  Puis  tout  à  coup,  dans  une  halte,  au  milieu 
des  cantiques,  de  soudaines  acclamations  annonçaient 
un  miracle,  et  le  peuple  tressaillait  de  foi  sous  les  voûtes 
émues  des  cathédrales.  Tels  sont  les  récits  d'Odon  de 
Saint-Maur-les-Fossés1,  de  Radbode  II2,  d'un  Génové- 
fain  anonyme3. 

Tous  les  panégyriques  ne  sont  pas,  il  est  vrai,  de  ces 
pages  vivantes.  On  peut  les  diviser  en  deux  classes.  Ceux 
qui  sont  écrits  en  latin  s'étendent  sur  les  considérations 
générales  et  sur  la  pratique  des  vertus  ;  les  phrases  com- 
munes y  abondent;  certaines  comparaisons  paraissent 
consacrées  par  l'usage4,  et  beaucoup  de  ces  discours  ne 
se  distinguent  les  uns  des  autres  que  par  le  titre.  Au 
contraire,  ceux  qui  sont  écrits  en  langue  vulgaire  ne 
citent  que  des  faits;  ils  résument  avec  la  plus  minutieuse 
exactitude  la  vie  ou  la  légende  du  saint  ;  ils  n'ont  aucune 
prétention  à  l'éloquence  :  ce  sont  de  petits  récits  ter- 
minés par  une  exhortation  si  courte  qu'où  a  peine  à 
croire  qu'ils  aient  été  prêches.  En  un  mot,  les  uns  pren- 
nent la  forme  morale  et  les  autres  la  forme  historique; 
ceux-là  sont  pompeux  et  vagues;  ceux-ci  ne  manquent 
pas  d'intérêt  à  cause  de  leur  sécheresse  même. 

1.  Biblioth.  deTroycs,  ms.  lat.,  2273,  n°9.  La  translation  des  reliques  de  saint  Maur 
au  monastère  de  Saint-Maur-les-Fossés  fut  ordonnée  par  Charles  le  Chauve,  pour 
défendre  le  royaume  contre  les  Normands.  Elle  eut  lieu  le  3  nov.  8(18.  Ibid. 

2.  Jacques  Le  Vasseur,  Cnj  de  [Aigle,  282.  —  3.  Ms.  lat.,  14G52,  P229. 
4.  Par  ex.,  saint  Benoit  est  toujours  de  toute  nécessité  comparé  à  Moïse. 


LES  SERMONS.  499 

Prenons  pour  exemple  le  panégyrique  de  saint  Etienne, 
le  saint  le  plus  populaire  du  moyen  âge,  puisque  trente- 
huit  eathédrales  lui  étaient  dédiées. 

«  Ceste  feste  de  saint  Estiene 1  si  est  comme  ses  cors  fu 
trovez.  Liciens  i  prestres  de  bone  vie  gisoit  en  son  lit  en 
i  mostier  de  saint  Jehan  Batistre.  Si  aparust  a  lui  uns  hom 
anciens  qui  ot  blanc  vestement  et  tenoit  une  blanche  virge 
en  sa  main,  et  ot  mi  escrins  delez2  lui.  Il  toucha  Lucien  de 
sa  virge  et  l'apela  m  foiz  par  son  non  :  Lucien,  Lucien, 
Lucien.  Il  respondi  :  Sire  qui  es  tu?  —  Ge  sui,  fist  il,  Ga- 
maliel  qui  norri  saint  Pol  l'apostre  et  l'apris.  Por  quoi 
n'aores  tu  moi  et  cels  qui  avec  moi  sont?  »  Lors  mit  delez 
lui  les  un  cousins.  Li  dui  estoient  plain  de  blanches 
roses,  et  li  tierz  plains  de  roses  vermeilles,  et  li  quarz  de 
Hors  et  de  jemmes.  Dont  Luciens  dit  :  «  Sire,  qui  sont 
cil  qui  avec  toi  sont?  »  —  «  Cest,  dit  il,  li  viex  Abibasmez 
frères  qui  fu  baptisiéz  et  croit  en  Dieu  et  morust  virges  ;  et 
si  est  Nicodemus  qui  vint  a  nostre  Segnor  par  nuit;  et  si 
est  sainz  Estienes  li  premiers  martirs  :  Il  n'i  ot  nul  des 
martirs  que  lui.  Va  a  Jehan  l'evesque  de  Jherusalem  et  li 
di  que  il  nos  face  desfoïr.  On  nos  trouvera  en  tel  liu,  si 
li  mosterras .  »  Adonc  ses  venoides  genz  Luciens  li  bons 
hom  pria  que  por  ce  qu'on  le  creust  melz,  que  encore  le 
veist  seconde  foiz  et  tierce;  et  moult  le  blasmoit  de  ce 
qu'il  ne  l'avoitcreu.  Luciens  se  leva  au  matin  et  vint  a 
l'evesque  et  li  dit  tout  ainsi.  Li  evesques  plora  de  joie 
qant  il  oï  nomer  saint  Estiene;  et  fist  foïr  ou  liu  que  cil 

1.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  à  la  suite  des  sermons  de  Maurice  de  Sully,  ras. 
fr.,  Dl  21,  p.  87.  11  faudrait  comparer  ce  panégyrique  historique  avec  celui  qui  fut 
prononcé  en  latin  absolument  sur  le  même  sujet  par  un  moine  de  Marmoutiers,  ms. 
lat.,  12412,  î°  125.  Celui-ci  ne  tarit  pas  sur  les  réflexions  morales. 

2.  A  côté  de. 


•200  CHAPITRE  IL 

li  monstra  :  mais  riens  n'i  trovèrent.  Gamaliel  s'aparust 
de  rechief  au  moine  religios  et  li  monstra  certainement 
le  liu  ou  il  estoient.  Cil  dit  a  l'evesque,  et  il  plora  de  joie 
qant  il  oï  nomer  saint  Estiene,  et  fist  foïr  ou  liu  ou  cil  li 
monstra  :  mais  riens  n'i  trova.  Gamaliel  s'aparust  de  re- 
chief au  religieus  moine  et  li  mostra  certainement  le  liu 
ou  il  estoient.  Cil  le  dit  a  l'evesque,  et  li  evesques  fit  foïr  la 
endroit  :  si  trova  le  cors  saint  Estiene  et  ileques  près  les 
autres  trois.  Une  si  douce  odor  en  issi  que  li  malade  qui 
ilecques  estoient  en  garirent  de  lor  maladies  ;  et  senbloit 
a  chascun  qu'il  fust  en  paradis.  Mout  sont  bon  ami  Nostre 
Seignor'.  » 

Ces  discours  n'étaient  pas  composés  seulement  pour 
célébrer  l'invention  ou  la  translation  des  reliques  :  ils 
revenaient  aussi  chaque  année,  le  jour  anniversaire  de  la 
mort  du  saint,  laquelle  était  appelée  «  le  passage  de  la 
terre  au  ciel,  de  transita,  sermo  ».  Ici  encore  il  n'y  a  ni 
conception  oratoire,  ni  éclat,  ni  verve,  ni  abondance  : 
tout  le  sentiment  est  fondu  dans  le  récit  qui  est  simple.  Le 
prédicateur  laisse  tranquillement  aux  faits  le  soin  de  louer 
le  héros  et  d'exciter  les  fidèles  à  la  pratique  des  vertus. 

«  Beatus  1  Petrus  Apostolus  vidit  Christum  mœrentem  occurrentem  ad 
ou  m ,  et  dixit  :  Domine,  quo  vadis?2. 

ï  Zo  dizo  las  Escripturas  que  zai  en  areires  vole  l'emperaire  de  Roma 

«  Le  bienheureux  apôtre  Pierre  vit  le  Christ  tout  triste  se  présenter  à  lui,  et  il 
lui  dit:  Seigneur,  où  allez-vous?  Les  Écritures  disent  qu'autrefois  l'empereur  de 

1.  Cette  petite  homélie  suit  presque  mot  à  mot,  en  le  résumant,  le  texte  de  la 
lettre  de  Lucien.  V.  Baronius,  Annal,  eccl.,  VU,  anno  4-15.  Elle  prouve  donc  que 
l'authenticité  de  cette  lettre  n'était  pas  discutée  au  moyen  âge.  V.  sur  cette  question 
Tilieniont,  Hist.  eccl.,  II,  462,  Notes  et  éclaircissements. 

2.  Les  textes  latins  sont  inexacts.  V.  Acta  SS.,  jun.  V,  428;  et  S.  Ambros.  in 
Auxent.,  n°  13.  pnst  epist.,  21,  Patrol.  lat.,  XVI,  c.  1011. 


LES  SERMONS 


'201 


aucire  sans  Peire  l'apostol.  Evengro  li  cristiaelascristianasdeRotna[ves] 
sain  Peire,  e  preguero  lo  per  amor  de  Deu  qu'el  issis  de  Roma  e  fugit  eu 
autre  loc.  Ara  e]  dis  (|ue  plus  amava  morir  que  vivre  per  amor  de  Nostre 
Seinor.  Mas  per  amor  delz  cristias  et  de  las  crisliauas  e  non  jes  per  temor 
de  mort,  essia  toz  sols  de  la  eiptat  et  encontre!  Noslre  Seinor,  si  coin  diz 
es:  Pelrus  apostolns  vidil...  Sanz  Peire  l'apostols  vai  [via]  se  corre  Crist,  et 
adoranz  a  lui  dis  :  Seinneir,  on  vas?  Et  Nostre  Seiner  li  respondet :  Veni 
Domain  ut  crucifigerer.  Eu  vei  a  Roma  autra  vez  esser  crucilîaz.  Quar  li 
Judeu  crucifiera  lui,  et  aora  el  venia  que  fos  altra  vez  crucifiai  ab  san 
Peire  :  que  tota  la  pena  que  san  Peire  soslenc  e  la  croz,  tota  la  sostenc 
nostre  Seiner  tota  eisenient  cum  si  el  fos  altra  vez  mes  en  la  croz. 

»  E  retornet  sanz  Peire  e  la  eiptat,  e  diz  alz  cristias  que  ab  Nostre  Seinor 
avia  parlât  e  nostre  Seiner  ab  el .  El  ministre  de  l'emperador  prensero  san  Peire 
e  menero  loalacroz.E  cum  el  fo  laz  la  croz.preget  los  ministres  que  volio 
mètre  e  la  croz,  que  no  li  messesos  de  tal  mesura  que  Nostre  Seiner  i  fora 
mes;  mas  trastornesso  lo  pes  desus,  el  chap  dejos.  E  co  fo  e  la  croz,  fez 
orazo  a  Deu  Nostre  Seinor,  e  dis  :  Domine  Jesu  Ghriste,  committo  tibi 
omnes  animas  quas  tu  mihi  commisisti.  Senber  Deus  Jhesus  Cbristus,  red 
a  te  las  animas  las  qualz  livrest  a  me.  En  après  que  sanz  Peire  ac  sa  orazo 
liuida,  essi  lo  seus  esprit  de  lui,  et  li  sanz  angel  portero  l'en  davant  Deu 
el  cel  chantan  :  Gloria  in  excelsis  Deo  et  te  Deum  laudamus. 

Rome  voulut  tuer  saint  Pierre  l'apôtre.  Et  les  chrétiens  et  les  chrétiennes  de  Rome 
vinrent  vers  saint  Pierre  et  le  prièrent  par  l'amour  de  Dieu  qu'il  sortit  de  Rome 
et  s'enfuit  dans  un  autre  lieu.  Or,  il  dit  qu'il  aimait  mieux  mourir  que  de  vivre, 
pour  l'amour  de  Notre-Seigneur.  Mais  par  amour  des  chrétiens  et  des  chrétiennes, 
et  non  par  crainte  de  la  mort,  il  sortit  tout  seul  de  la  cité  et  rencontra  Notre-Sei- 
gneur, comme  il  est  dit:  Petrus  apostolus  vidit...  Saint  Pierre  l'apôtre  vit  le  Christ 
courir  à  lui  et  l'adorant,  lui  dit:  Seigneur,  où  allez-vous?  Et  Notre-Seigneur  lui 
répondit:  Je  suis  venu  à  Rome  pour  y  être  crucifié.  Je  viens  à  Rome  pour  y  être 
crucifié  une  autre  fois.  Car  les  Juifs  le  crucifièrent,  et  maintenant  il  venait  pour 
être  crucifié  une  autre  fois  avec  saint  Pierre,  de  sorte  que  toute  la  peine  que  saint 
Pierre  supporta  sur  la  croix,  Notre-Seigneur  la  supporta  tout  entière,  comme  s'il 
eût  été  mis  une  autre  fois  sur  la  croix. 

»  Et  saint  Pierre  retourna  dans  la  cité,  et  il  dit  aux  chrétiens  qu'il  avait  parlé  avec 
Notre-Seigneur  et  Notre-Seigneur  avec  lui. 

»  Les  ministres  de  l'empereur  prirent  saint  Pierre  et  le  conduisirent  à  la  croix. 
Et  lorsqu'il  fut  à  la  croix,  il  pria  les  ministres  qui  voulaient  le  mettre  sur  la  croix, 
qu'ils  ne  le  missent  pas  de  la  même  manière  que  Notre-Seigneur  y  avait  été  mis, 
mais  qu'ils  lui  tournassent  les  pieds  en  haut  et  la  tète  en  bas.  Et  lorsqu'il  fut  sur  la 
croix,  il  fit  une  prière  à  Dieu  Notre-Seigneur,  et  lui  dit  :  Seigneur  Jésus,  je  vous 
confie  toutes  les  âmes  que  vous  m'avez  confiées.  Seigneur  Dieu  Jésus-Christ,  je  vous 
rends  les  âmes  que  vous  m'avez  confiées.  Et  après  que  saint  Pierre  eut  fini  sa 
prière,  il  rendit  l'esprit,  et  les  saints  anges  le  portèrent  devant  Dieu  dans  le  ciel 
en  chantant  :  Gloire  à  Dieu  au  plus  haut  des  cieux,  et  nous  vous  louons,  Seigneur. 


202 


CHAPITRE  II. 


»  Levem  las  mas,  els  cors  ves  Nostre  Senior,  e  pregem  lo  per  la  soa 
merce  et  per  las  pregeiras  de  san  Peire  et  de  san  Paul  que  perdet  lo  chap 
per  amor  de  Deu.  Aitals  obras,  aitals  alinornas  nos  do  a  far  en  aquest 
segle  que  las  nostras  animas,  quant  issiran  dels  cors,  a  la  sua  gloriaposco 
pervenir  on  el  viu  e  régna  per  omnia  secula  seculorum.  Amen  *.  » 

»  Levons  les  mains,  levons  les  cœurs  vers  Notre-Seigneur,  et  prions-le  par  les 
mérites  et  par  les  prières  de  saint  Pierre  et  de  saint  Paul  qui  fut  décapité  pour 
l'amour  de  Dieu.  Qu'il  nous  concède  de  faire  telles  œuvres,  telles  aumônes  dans  cette 
vie,  que  nos  âmes,  lorsqu'elles  quitteront  le  corps,  puissent  parvenir  dans  sa  gloire, 
au  lieu  où  il  vit  et  règne  dans  tous  les  siècles  des  siècles.  Ainsi  soit-il.  » 

Les  prédicateurs  qui  proposaient  si  souvent  les  saints  à 
l'admiration  publique  ne  devaient  pas  rester  muets  devant 
la  tombe  de  leurs  frères,  de  leurs  amis,  des  grands  person- 
nages de  l'époque.  En  effet,  c'est  à  ce  moment  même,  au 
douzième  siècle,  ou  tout  au  plus  à  la  fin  du  onzième,  "que, 
depuis  saint  Hilaire  d'Arles,  revit,  pour  la  première  fois, 
l'usage  des  oraisons  funèbres.  Orderic  Vital  '2  rapporte  que 
Gislebert,  évêque  d'Évreux,  fit  l'éloge  du  roi  Guillaume. 
«  Quand  la  messe  fut  terminée,  comme  on  avait  déjà  des- 
cendu le  cercueil  dans  la  fosse  et  que  le  cadavre  était 
encore  sur  le  brancard,  le  grand  Gislebert,  évêque 
d'Évreux,  monta  en  chaire  et  prononça  éloquemment  un 
discours  étendu  sur  les  grandes  qualités  du  monarque 
défunt.  Il  le  loua  surtout  d'avoir  vaillamment  étendu  la 
puissance  normande,  d'avoir  élevé  sa  nation  plus  haut  que 
n'avait  fait  aucun  de  ses  prédécesseurs,  d'avoir  maintenu 
dans  tous  les  états  de  sa  dépendance  la  justice  et  la  paix, 
d'avoir  sagement  châtié  de  la  verge  de  l'équité  les  voleurs 
et  les  brigands,  d'avoir  protégé  avec  le  glaive  de  sa  vertu 
les  clercs,  les  moines  el  le  peuple  sans  défense.  Quand 
il  eut  terminé  sa  harangue,  il  s'adressa  à  l'assistance,  et 

1.  Ms.  lat.,  3548»,  f  17. 

2.  mst.  de  Norm.,  liv.  II,  Collect.  Mèm.,  XXVII,  Cuizot,  217. 


LES  SERMONS. 


203 


comme  tout  le  monde  pleurait  d'attendrissement  et  con- 
firmait ses  assertions,  il  ajouta  :  Puisque  dans  cette  vie 
nul  mortel  ne  peut  vivre  sans  péché,  prions  tous  dans  la 
charité  pour  le  prince  défunt;  appliquez-vous  à  intercéder 
pour  lui  auprès  du  Seigneur  tout-puissant  et  pardonnez- 
lui  de  bon  cœur,  s'il  vous  a  manqué  en  quelque  chose.  » 

Mais  aucun  de  ces  discours  ne  nous  est  parvenu  :  nous 
n'avons  plus  que  les  oraisons  funèbres  faites  dans  les 
monastères1.  C'était  ordinairement  au  chapitre,  après  les 
funérailles,  qu'elles  étaient  prononcées.  Les  abbés  ne  se 
réunissaient  même  jamais  sans  rappeler  dans  une  courte 
allocution  le  souvenir  des  Pères  qui  «  naguère  siégeaient  à 
la  même  place  et  qui  n'étaient  plus2  ».  Ce  fut  aussi  dans  la 
salle  du  chapitre  que  Pierre  le  Vénérable  fit  l'éloge  d'A- 
bélard,  lorsqu'il  eut  déposé  entre  les  mains  d'Héloïse  les 
restes  de  son  époux.  Les  textes  contiennent  eux-mêmes  des 
indications  précises  à  ce  sujet.  «  La  tombe  fermée,  les 
prières  finies,  les  moines,  au  milieu  des  larmes  et  des 
gémissements,  se  rendirent  au  chapitre  et  entendirent  le 
discours  suivant3.  »  «  Le  frère  convers  mort,  les  funé- 
railles achevées,  notre  vénérable  Père  Bernard  fit  au  cha- 
pitre un  discours  brillant  de  componctionet  d'éloquence4.» 
«  S'ensuyt  l'oraison  funèbre  que  feist  le  reverendissime 
Père  en  Dieu,  messire  Léger,  jadis  bien  mérité  archevesque 
de  Bourges  :  laquelle  sa  reverendissime  personne  déclama 

1.  Nous  en  possédons  encore  un  grand  nombre.  Mais  c'est  à  tort,  semble-t-il,  que 
Muratori,  Rer.  Italie,  script.,  III,  416,  et  Baronius,  Ann.  eccl.,  XVIII,  322,  affirment 
que  Pierre,  moine  de  Cluny,  prononça  l'éloge  du  pape  Urbain  II,  mort  dans  ce  mo- 
nastère, en  1119.  On  ne  trouve  nulle  part  mention  de  ce  discours. 

2.  Victorins,  ms.  lat.,  14953,  f°  50,  in  capitulo  abbatum.  Le  sermon  suivant  com- 
mence encore  par  ces  mots  :  «  Utinam  conventus  iste  fiât  ad  suffragia  defunctonim  !  » 

3.  Manriq.,  Annal.  Cisterc.  I,  anno  1109,  cap.  i,  n°  9. 

4.  Ex  Exordio  magno  Cisterc,  cap.  xxvi,  Opp.  S.  Bernard.,  VI,  2368. 


204  CHAPITRE  II. 

au  dedans  du  chapitre  de  l'abbaye  de  Fontevrault,  le  jour 
d'après  les  susdictes  obsèques,  et  en  la  présence  de  plusieurs 
personnes  notables  et  de  tous  les  enfants  spirituels  du  bon 
Pèremaistre  Robert  Abruissel,  vray  amy  de  Dieu'.  » 

Cependant  Geoffroy,  abbé  de  Mailros,  aurait  parlé, 
semble-t-il,  sur  la  tombe  même  de  son  prieur:  «  Notre 
prieur,  dit-il,  dont  nous  avons  déposé  les  restes  ici  :  cujus 
hic  ossa  amdidimus*.  » 

Du  reste,  peu  importe  que  ces  oraisons  funèbres  aient 
toujours  été  prononcées  au  chapitre,  ou  bien  quelquefois 
sur  la  tombe  même:  elles  sont  toutes  d'une  simplicité 
familière  et  touchante  ;  elles  racontent  sans  éclat  et  sans 
apprêt  les  humbles  vertus  monastiques. 

Qu'en  présence  du  pompeux  catafalque  élevé  à  la  nais- 
sance et  au  génie,  l'orateur  étale  les  richesses  du  dévelop- 
pement et  la  beauté  du  langage;  que  devant  des  généraux 
d'armée,  il  pénètre  les  secrets  de  la  stratégie  et  qu'il  retrace 
de  savants  plans  de  bataille  ;  que  devant  des  hommes 
d'État  ,  il  descende  aux  plus  subtils  ressorts  de  la  politique  ; 
qu'il  répande  des  larmes  sur  la  mort  des  guerriers  qu'il  a 
chéris  et  des  princesses  qu'il  a  consolées  à  l'heure  du 
trépas;  qu'inspiré  par  l'auguste  majesté  de  Louis  XIV,  il 
appelle  à  son  secours  la  magnificence  du  rhythme  oratoire 
pour  dire  le  néant  de  l'homme  et  son  immortalité:  ce  sont 
là  des  spectacles  ravissants  où  l'intelligence,  l'imagination, 
le  cœur  contemplent  à  loisir  les  plus  belles  gloires  de  La 
terre  rehaussées  par  toutes  les  splendeurs  de  la  religion. 

1.  Ilaston  de  Deffence  de  Fonlevraull,  148. 

"1.  Ms.  lat. ,  18178,  f°  b"2.  i  Sernio  novus  ex  vetcri  a  S°  Hilario  Arelatensi  de  beato 
Honorato  olim  editus  et,  detractjs  versibus  aliquantu,  ad  beati  Prions  nostri  rae- 
moriam,  cuo  offerre  ipse  se  videretur,  assumplus.  »  Mais  le  passage  du  texte  cité 
ne  se  retrouve  pas  dans  le  modèle.  V.  Patrol.  lat.,  L,  c.  124'J. 


LES  SERMONS.  205 

Mais  dans  le  cloître  il  n'y  ;i  place,  devant  la  mort,  que 
pour  les  regrets  attendris  d'une  sainte  amitié.  Les  portraits 
historiques,  les  hommages  grandioses,  les  périodes  fas- 
tueuses seraient  aussi  déplacés  pour  louer  ces  religieux, 
que  les  devises,  les  fleurs,  les  lampes  d'or  et  toutes  les 
vaines  figures  qu'une  main  frivole  viendrait  suspendre  aux 
murailles  nues  du  monastère.  Qu'importent  les  grandeurs 
de  la  terre  aux  citoyens  du  ciel?  «  On  le  sait,  dit  Geoffroy 
de  Mailros1  après  saint  Hilaire,  tous  les  orateurs  qui  ont 
entrepris  de  louer  quelqu'un  commencent  par  vanter  sa 
patrie  et  son  origine,  afin  de  compenser  par  la  gloire  de 
leurs  ancêtres  ce  qui  manque  à  leurs  propres  vertus.  Pour 
nous,  nous  ne  sommes  qu'un  dans  le  Christ  :  la  plus  haute 
noblesse  pour  nous,  c'est  d'être  mis  au  nombre  des  servi- 
teurs de  Dieu  ;  nous  ne  devons  nous  glorifier  de  notre  nais- 
sance d'ici-bas  qu'en  la  méprisant.  » 

La  chapelle,  le  travail  manuel,  la  récréation,  le  réfec- 
toire, tels  sont  les  champs  de  bataille,  ignorés  du  monde, 
où  jour  par  jour,  le  vieil  homme  lutte  contre  le  nouveau, 
au  sein  de  la  méditation  et  de  la  prière.  «  Avec  le  vivre  et 
le  vêtement"2  Humbert  était  content;  il  n'en  fit  usage  que 
dans  les  limites  de  la  nécessité,  et  non  point  jusqu'au 
superflu.  Il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  si  j'ai  bonne  mé- 
moire, dans  un  entretien  que  nous  avions  ensemble,  il  se 
représentait  comme  prébendier  de  ce  monastère,  comme 
un  homme  inutile  qu'on  nourrissait  dans  la  maison  de 
Dieu... Mais  parmi  ses  nombreuses  qualités, tout  le  monde 
connaît  à  quel  point  il  était  circonspect  ;  car  vous  avez  vu 
sa  conduite  et  entendu  sa  conversation  pendant  de  longues 
années...  Est-ce  qu'il  y  en  a  parmi  vous  qui  l'ont  vu  rire, 

1.  Ms.lat.,  18178,  f  86.— 2.  S.  Bernard. inobituDomniHumbertisermo,0/)/).,V, 287. 


206  CHAPITRE  II 

même  au  milieu  de  ceux  qui  riaient?  Il  prenait  sans  doute 
un  visage  serein  pour  complaire  à  ses  compagnons  et  ne 
leur  être  point  à  charge,  mais  un  vrai  rire  ,  si  vous  laites 
appel  à  vos  souvenirs,  vous  verrez  qu'il  n'en  eut  jamais. 
Et  puis,  quelle  ferveur  il  avait,  et  le  jour  et  la  nuit,  dans  les 
œuvres  de  Dieu!...  Parvenu  à  la  plus  extrême  vieillesse, 
il  fut  atteint  et  frappé  avec  les  incommodités  de  l'âge  par 
une  foule  d'autres  incommodités  graves  que  beaucoup 
d'entre  vous  ont  connues.  Or,  son  cœur,  comme  on  dit, 
triomphait  des  années  et  ne  savait  point  céder  au  mal. 
Enfin,  par  le  chaud  et  par  le  froid,  par  monts  et  par  vaux 
il  montait  et  descendait,  travaillant  comme  les  jeunes 
gens,  au  point  de  nous  frapper  tous  d'étonnement  et 
presque  de  stupeur.  S'il  m'arrivait  parfois  de  le  retenir 
pour  le  consulter,  à  cause  de  la  multitude  de  mes  affaires, 
il  était  triste  et  sombre,  jusqu'à  ce  qu'il  lui  fût  permis 
d'aller  vous  rejoindre.  Il  ne  manqua  que  bien  rarement, 
si  tant  est  qu'il  y  ait  manqué  jamais,  aux  veilles  solen- 
nelles... Dans  le  réfectoire,  c'est  à  peine  s'il  faisait  usage 
des  mets  communs.  Ce  n'est  jamais  que  vaincu  par  l'obéis- 
sance qu'il  mit  les  pieds  à  l'infirmerie,  et  c'est  avec  toutes 
les  peines  du  monde  qu'on  pouvait  l'y  retenir  une  fois 
qu'il  y  était...  Quel  homme  dans  les  conseils!  Quel  con- 
seiller droit  et  discret!  J'ai  pu  l'apprécier  d'autant  mieux 
que  j'ai  eu  plus  souvent  occasion  de  frapper  à  la  porte  de 
son  cœur.  Mais  vous  avez  pu  le  connaître  aussi  bien  que 
moi.  Quel  est  celui  qui  dans  les  tentations  n'a  point  appris 
de  >a  bouche  la  source  et  le  remède?  Il  savait  si  bien  pé- 
nétrer dans  tous  les  replis  d'une  conscience  malade  que 
celui  qui  allait  se  confesser  à  lui  pouvait  croire  qu'il  avait 
tout  vu,  assisté  à  tout.  » 


LES  SEUMONS.  207 

Quoi  intérêt  dans  tons  ces  détails  de  famille!  Humbert 
consume  pour  remplir  des  devoirs  si  simples,  en  appa- 
rence, toute  l'ardeur  de  son  âme!  Puis,  conseiller  sûr, 
directeur  infaillible,  il  avait  au  plus  haut  degré  le  don  si 
rare  de  lire  dans  les  consciences  et  les  cœurs:  Humbert 
était  un  grand  moine. 

Cependant  ces  oraisons  funèbres  ont,  il  faut  l'avouer, 
un  défaut  regrettable.  Elles  commencent  toutes  par  une 
explosion  d'invectives  contre  la  mort.  L'orateur  ne  consi- 
dère jamais  la  mort  comme  cet  angélique  messager  qui 
vient  apporter  au  chrétien  la  nouvelle  de  la  délivrance 
terrestre  et  d'une  jeunesse  immortelle  dans  lescieux.  Elle 
est  la  déesse  cruelle  du  paganisme,  l'insatiable  homicide. 
Parmi  tant  de  discours  composés  par  des  moines  et  par 
des  saints,  on  ne  rencontre  pas  une  seule  fois,  chose  in- 
croyable !  la  douce  sérénité  du  fabuliste1  : 

La  mort  ne  surprend  point  le  sage; 
Il  est  toujours  prêt  à  partir  : 
S'étant  su  lui-même  avertir 
Du  temps  où  l'on  se  doit  résoudre  à  ce  passage. 

Mais  ce  tribut  payé,  ordinairement  dans  l'exorde,  aux 
souvenirs  de  l'antiquité  profane,  la  déclamation  cesse 
avec  les  réminiscences;  le  prédicateur  descend  en  lui- 
même,  et  ses  paroles  ne  sont  plus  que  l'expression  de 
sa  pensée.  Il  montre  comment  la  mort  n'a  rien  de  lugubre 
pour  l'âme  fidèle.  La  tendresse  se  plaint  sans  doute:  mais 
la  foi  s'exalte  dans  une  pieuse  joie;  on  regrette  des  amis  et 
déjà  on  invoque  de  saints  protecteurs;  tout  est  vrai,  tout 
est  senti:  c'est  un  heureux  mélange  de  sourires  et  de 

1.  La  Fontaine,  VIII,  1. 


208  CHAPITRE  II. 

larmes.  «  Vous  avez  perdu1,  mes  frères,  un  père  vénéré, 
un  pasteur  de  vos  âmes  ;  et  moi,  j'ai  perdu  non-seulement 
un  père  et  un  pasteur,  mais  un  allié,  un  compagnon 
d'armes,  un  athlète  vaillant  dans  les  guerres  divines,  lui 
que  notre  vénéré  père  Robert  avait  nourri,  dès  l'enfance 
de  notre  congrégation,  dans  la  science  et  dans  la  piété. 
Oui,  il  nous  fait  bien  défaut  :  mais  il  ne  manque  point  à 
Dieu,  et  puisqu'il  ne  manque  point  à  Dieu,  il  ne  nous 
manquera  pas  à  nous-mêmes.  Car  c'est  là  le  propre 
des  saints;  lorsqu'ils  meurent,  ils  laissent  leurs  reliques 
à  leurs  amis,  mais  leurs  amis,  ils  les  emportent  dans 
leurs  cœurs...  Pourquoi  donc  nous  lamenter  davan- 
tage? Heureux  sort!  Heureuse  destinée!  Mille  fois  heureux 
nous-mêmes,  portés  que  nous  sommes  maintenant  devant 
la  présence  de  Dieu  !  Rien  ne  peut  arriver  de  plus  doux  aux 
athlètes  du  Christ  que  de  laisser  le  vêtement  de  la  chair  et 
de  s'envoler  vers  Celui  pour  l'amour  duquel  ils  ont  enduré 
tant  de  fatigues.  Le  soldat  a  reçu  le  prix  de  la  victoire,  le 
coureur  a  saisi  la  palme,  le  vainqueur  a  été  couronné! 
Pourquoi  donc  nous  lamenter  ?  Pourquoi  pleurer  celui  qui 
est  dans  la  joie?  Pourquoi  nous  agenouiller  devant  le 
Seigneur,  au  milieu  des  larmes  et  des  gémissements?  Ne 
pleuronsplus  sur  un  guerrier  qui  se  repose  de  ses  combats: 
niais  pleurons  sur  nous-mêmes,  sur  nous  qui  luttons 
encore  dans  la  mêlée;  changeons  nos  soupirs  en  prières: 
supplions  le  triomphateur  suprême  qu'il  ne  laisse  pas  le 
lion  rugissant,  notre  cruel  adversaire,  triompher  de  nos 
efforts'2.  » 

1.  S.  Élienne,  oraison  funèbre  d'Albéric,  son  prédécesseur;  Manrique,  Annal. 
Cisterc,  l,  anno  1109,  cap.  i,  n"  9. 

2.  Voy.  aussi  l'oraison  funèbre  de  saint  Malachie,  mort  à  Clairvaux  eu  1118, 

0/>i>.  S-  Bernardi,  ni,  2-2-21. 


LES  SERMONS.  209 

Ce  caractèrenese  trouve  nulle  part  ailleurs  mieux  accusé 
que  dans  l'oraison  justement  célèbre  du  moine  Gérard  pro- 
noncée par  saint  Bernard,  son  frère.  Bércnger  n'admet 
point  cette  association  de  la  tristesse  et  de  la  joie1  ;  il 
en  est  choqué  jusqu'à  la  reprocher  au  saint.'  C'est  là,  au 
contraire,  le  principal  mérite  de  cette  page  funèbre  si 
touchante2:  elle  est  l'expression  vraie  d'une  émotion  na- 
turelle. 

Saint  Bernard  avait  présidé  aux  obsèques  de  son  frère,  les 
yeux  secs;  et  au  retour  môme  de  la  cérémonie,  il  avait  repris 
ses  commentaires  sur  le  Cantique  des  Cantiques.  Mais  sou- 
dain les  paroles  lui  manquent;  emporté  par  la  violence 
de  sa  douleur  trop  longtemps  contenue,  il  donne  enfin 
libre  cours  à  ses  larmes  5.  Puis,  il  décrit  sa  tendresse  pour 
son  frère,  les  vertus  de  Gérard,  la  félicité  du  ciel,  l'abandon 
inattendu  et  La  solitude  effrayante  de  son  propre  cœur,  la 
mort  du  juste,  la  résignation  nécessaire  au  chrétien,  et 
une  foule  de  sentiments  qui  se  rapprochent,  se  croisent, 
s'en  vont,  reviennent  etse  succèdent  pêle-mêle,  commeles 
premiers  mouvements  de  l'âme  dans  le  désordre  de  la 
douleur.  Avec  quelle  satisfaction  il  apprendrait  ce  que 
Gérard  au  ciel  pense  de  son  frère  abandonné  maintenant 
sans  appui,  au  milieu  de  tant  de  peines  et  de  si  pressantes 
sollicitudes  !  Il  ne  cesse  de  l'appeler;  on  sent  qu'il  éprouve 
une  jouissance  intime  à  nommer  Gérard,  ce  frère  bien- 
aimé,  ce  tendre  ami,  ce  conseiller  si  fidèle!...  Mais,  dans 
tous  ces  longs  épanchements,  il  n'a  pas  encore  songé  à 
nous  dire  comment  Gérard  était  mort.  «  Lorsque,  l'an 

1.  «  Quod  tristia  laetis  confederet.  »  Opp.  S.  Bernardi,  IV,  3211,  notp. 

2.  Opp.  S.  Bernardi,  IV,  2816. 

3.  «  Exite,  exite,  lacrymae  jampridem  cupientes  :  exite,  quia  is  qui  vobis  meatum 
obstruxerat,  commeavit.  »  Ibid.,  n°  8. 

14 


210  CHAPITRE  11. 

passé1,  nous  étions  à  Viterbe  dans  l'intérêt  de  l'Église2, 
mon  frère  Gérard  tomba  malade.  Comme  le  mal  augmentait 
au  point  qu'il  semblait  que  Dieu  l' allât  bientôt  rappeler  à 
lui,  je  ne  pouvais  me  résoudre  à  laisser  dans  une  terre 
étrangère  le  compagnon  de  mon  voyage,  un  compagnon 
comme  celui-là,  et  à  ne  point  le  remettre  entre  les  mains 
de  ceux  qui  me  l'avaient  confié  :  car  il  était  aimé  de  tout 
le  monde,  tant  il  était  aimable!  Dans  cette  détresse,  je  me 
mis  à  prier  avec  larmes  et  gémissements  :  Seigneur, 
m'écriai-je,  attendez  jusqu'à  notre  retour.  Lorsque  vous 
l'aurez  rendu  à  ses  amis,ôtez-le  du  monde,  si  vous  voulez, 
je  ne  m'en  plaindrai  point.  Vous  m'avez  exaucé,  Seigneur, 
vous  lui  avez  rendu  la  santé.  Nous  avons  achevé  l'ouvrage 
que  vous  nous  aviez  enjoint  de  faire  et  nous  sommes  revenus 
joyeux,  rapportant  avec  nous  les  beaux  fruits  de  la  paix. 
J'avais  presque  oublié  notre  convention;  mais  vous, 
Seigneur,  vous  vous  en  êtes  souvenu.  Je  rougis  de  ces 
regrets  qui  semblent  m'accuser  de  prévarication.  Oui,  vous 
avez  redemandé  votre  dépôt,  vous  avez  repris  ce  qui  était 
à  vous.  Mes  larmes  mettent  fin  à  nies  paroles:  mettez  fin, 
s'il  vous  plait,  Seigneur,  à  mes  larmes  !  » 

Cette  péroraison  si  délicate  et  si  vive  de  sentiment, 
sainte  et  pourtant  humaine,  peut  être  rangée  parmi  les 
beaux  traits  du  pathétique.  Il  y  a  des  oraisons  funèbres 
plus  pompeuses  :  mais  aucune  ne  prend  au  cœur  comme 
ce  chant  de  deuil,  comme  ce  cri  de  détresse  qui  renonce 
aux  paroles  pour  éclater  en  sanglots. 

Les  panégyriques  et  les  oraisons  funèbres  sont  des  su- 
jets communs  à  tous  les  âges  du  christianisme.  Le  dou- 
zième siècle  a  cultivé,  en  outre,  certaines  formes  de  ser- 

1.  1137.  —  -2.  Pour  ramener  à  l'unité  les  partisans  de  Pierre  de  Léon. 


LES  SERMONS.  2li 

mous  spécialement  adaptées  à  l'esprit  naïf  d'un  peuple 
qui  aimait  à  chercher  la  vérité  sous  l'intérêt  dramatique. 

Dans  toutes  ces  variétés  le  dialogue  tient  la  première 
place.  Il  ne  consiste  pas  alors  à  jeter,  en  passant,  dans  la 
vivacité  de  l'émotion  quelques  paroles  d'une  familiarité 
expressive;  encore  moins  est-il  un  procédé  vulgaire,  un 
artifice  de  rhétorique  inventé  pour  rompre  la  monotonie 
du  discours  :  il  constitue  un  vrai  genre  de  prédication, 
autorisé  par  un  usage  fréquent  et  réservé  pour  les  grands 
effets.  Voici,  par  exemple,  comment  Guerric  d'Igni  com- 
mence un  sermon1.  «  Filles  de  Jérusalem,  annoncez  à  mon 
bien- aimé  que  je  languis  d'amour*.  Nous  voulons,  s'il 
vous  plaît,  examiner  avec  votre  charité  comment  ces  pa- 
roles que  nous  avons  chantées  cette  nuit  se  rapportent  à 
l'Assomption  de  la  bienheureuse  Vierge  Marie.  Il  faut 
traiter  ce  sujet  en  employant  le  genre  de  composition 
dont  se  sont  servis  non-seulement  les  auteurs  séculiers, 
mais  encore  les  écrivains  ecclésiastiques...  Dans  ce  genre, 
tout  en  respectant  la  vérité,  l'orateur  se  donne  plus  de 
liberté  que  dans  les  autres.  Il  prend  son  texte,  dit  saint 
Jérôme,  puis,  sans  s'attacher  à  redire  ce  qui  a  été  dit  ou 
ce  qui  a  été  fait,  il  s'applique  surtout  à  montrer  que  l'af- 
faire dont  il  s'agit,  quoiqu'elle  n'ait  point  été  ni  dite  ni 
faite  réellement,  peut  néanmoins  avoir  été  dite  ou  faite, 
en  un  mot,  qu'elle  est  vraisemblable.  »  Le  dialogue  an- 
noncé, le  prédicateur  présente  ses  interlocuteurs.  «  Mario 
était  donc  sur  sa  couche;  elle  allait  quitter  son  corps, 
selon  les  lois  de  l'infirmité  humaine.  Or,  les  filles  de  la 
Jérusalem  d'en  haut,  c'est-à-dire  les  Vertus  célestes,  sa- 
chant qu'il  faut  mériter  la  grâce  du  Fils  en  rendant  ser- 

1.  Serm.  2«  pour  l'Assomption.  Opp.  S.  Bernardi,  V,  2030.  —  2.  Cantic,  V,  8. 


212  CHAPITRE  II. 

vice  à  la  Mère,  visitaient  avec  beaucoup  de  dévotion  leur 
souveraine,  la  Mère  de  leur  Seigneur.  Et  il  se  peut  que 
les  anges,  après  l'avoir  saluée,  lui  aient  tenu  à  peu  près 
ce  langage,  en  conformant  leur  extérieur  à  son  regard 
humain,  et  leurs  paroles  aux  sentiments  et  aux  habitudes 
ordinaires  de  la  vie.  » 

Les  préambules  sont  terminés  :  la  scène  commence. 

«  Que  veut  dire,  ô  Souveraine,  cet  état  de  langueur  et 
de  maladie  qui  parait  en  vous?  Pourquoi,  plus  triste  et 
plus  lente  que  d'ordinaire,  ne  revoyez-vous  plus  depuis 
deux  jours  les  lieux  saints  dont  la  vue  nourrissait  votre 
amour?  Voilà  quelque  temps  que  nous  ne  vous  voyons 
plus  ni  gravir  le  rocher  du  Calvaire,  pour  y  remplir  de 
vos  larmes  la  place  où  fut  dressée  la  croix,  ni  vous  rendre 
au  tombeau  de  votre  Fils,  pour  adorer  sa  Résurrection, 
ni  sur  le  mont  des  Oliviers,  pour  baiser  les  derniers  ve  - 
tiges  de  ses  pas?...  »  —  «  Je  languis.  »  —  «  Pourquoi 
languissez-vous?»  —  «Je  vous  le  dirai  enfin,  je  languis 
d'amour...  »  —  «  Bon  Jésus,  comment  se  fait-il  que  votre 
Mère,  depuis  qu'elle  vous  a  enfanté,  ne  soit  jamais  restée 
sans  languir. . .  Mais  nous  vous  en  supplions,  ù  Souveraine, 
que  voulez-vous  que  nous  fassions?...  »  —  «  Vous  êtes  les 
compagnons  de  l'Époux;  Gabriel  est  mon  paranymphe; 
je  ne  vous  cacherai  pas  le  mystère  d'amour...  Que  de  fois, 
quand  je  tenais  dans  mes  bras  Jésus  alors  petit  enfant, 
je  prenais  le  plaisir  qui  m'était  permis,  el  j'embrassais 
le  plus  beau  des  enfants  des  hommes...  Maintenant  il  a 
crû  en  gloire  et  en  majesté,  mais  il  n'a  perdu  ni  sa  bonté 
ni  sa  douceur...  Non,  il  ne  rebutera  point  la  .Mère  qu'il 
a  choisie,  et  il  ne  rejettera  pas  celle  qu'il  a  élue  de  toute 
éternité!  »  —  «  Ne  craignez  rien,  Marie,  répond  Ga- 


LES  SERMONS.  213 

briel...  »  Et  se  tournant  vers  la  foule  des  anges  :  «  Par- 
tons, dit-il,  partons,  de  crainte  de  paraître  faire  injure  au 
Fils,  si  nous  retardons  la  gloire  de  la  Mère...  »  Et  Jésus 
leur  tint  ce  langage,  lorsqu'ils  furent  arrivés  au  ciel  : 
«  Je  veux  que  Reine,  portant  le  diadème,  elle  soit  assise 
à  la  droite  du  Roi  des  rois...  Venez  donc,  mon  élue;  j'éta- 
blirai mon  trône  en  vous...  Je  ne  serai  point  assez  glorifié 
à  mes  yeux  tant  que  vous  ne  partagerez  point  ma  gloire.  » 
—  «  Gloire  à  vous  !  Seigneur,  répond  le  chœur  des  anges.  » 
Que  le  chœur  des  fidèles  faisant  écho  redise  :  «  Gloire  à 
vous  !  Seigneur.  Que  le  triomphe  de  votre  Mère  tourne  à 
votre  gloire  dans  tous  les  siècles  des  siècles  !  Ainsi  soit-il.  » 

Ces  dialogues  revenaient  surtout  dans  les  sermons  so- 
lennels sur  l'Église,  ou  sur  l'amour  du  ciel.  L'Église 
parlait  aux  fidèles  avec  la  plus  vive  tendresse,  comme  une 
mère  qui  converse  avec  ses  petits  enfants'.  Elle  leur  ra- 
contait avec  enthousiasme  dans  quelles  circonstances  leur 
Père  les  avait  quittés,  et  elle  leur  enseignait  le  chemin 
qu'ils  devaient  prendre  pour  se  réunir  à  lui.  Les  enfants 
un  peu  déconcertés,  timides,  lui  faisaient  observer  que  la 
route  était  difficile,  que  le  voyage  était  long.  L'Église 
leur  montrait  alors  le  courage  des  saints,  leurs  frères,  de 
saint  Paul  en  particulier;  puis,  elle  leur  faisait  entrevoir 
au  delà  de  cette  vie  si  courte  une  récompense  éternelle. 
Les  enfants  finissaient  par  lui  promettre  amour  et  fidélité. 

A  l'abbaye  de  Saint-Victor,  la  fête  de  saint  Augustin 
amenait  toujours  avec  elle  une  savante  dissertation,  dans 
laquelle  saint  Augustin  traitait  avec  la  Science,  ou  avec 
la  Sagesse,  ou  bien  avec  l'Église,  les  plus  hautes  questions 


1.  «  Utatur  Ecclesia  mater  verbis  pretaxatis  et  quasi  sub  dialogo  quodam  interlo- 
quantur  mater  et  filioli.  »  Anonyme,  ms.  lat.,  14470,  f  219. 


2U  CHAPITRE  II. 

de  la  théologie1.  Souvent  encore  une  pieuse  conversation 
s'engageait  entre  saint  Augustin  et  sainte  Monique,  sa 
mère;  ou  bien,  le  saint  patron  s'adressait  lui-même  à  ses 
chanoines"2. 

Quelquefois  ces  discours  dépassent  de  beaucoup  les 
proportions  du  dialogue.  Les  personnages  sont  plus  nom- 
breux ;  on  dirait  qu'ils  vont  et  viennent,  entrent  et  sortent 
comme  sur  un  théâtre,  qu'il  y  a  une  mise  en  scène  consi- 
dérable, une  représentation  vivante  avec  des  péripéties 
et  un  dénouement. 

Un  des  plus  curieux  monuments  de  ce  genre  nous  a  été 
conservé,  sous  le  nom  de  Pierre  de  Blois  dans  les  im- 
primés, et  sous  le  nom  d'Etienne  de  Tournay  dans  les 
manuscrits3  :  c'est  un  sermon  sur  le  jugement  du  pé- 
cheur, terrible  sujet  qui  inspira  tant  de  fois  les  artistes 
du  moyen  âge!  Malgré  quelques  écarts  de  développe- 
ment, il  est  facile  de  retrouver  dans  cette  représentation 
tout  le  fracas  d'une  procédure  en  règle4.  Dieu  est  le  juge, 
le  Diable  l'accusateur  et  l'homme  l'accusé.  L'homme  est 
accusé  :  4°  de  mensonge  au  baptême,  au  sacrement  de  pé- 
nitence et  aux  saints  ordres;  2°  de  noire  trahison  causée 
par  l'orgueil,  l'avarice  et  la  gastrimargie;  3°  de  vol.  Ré- 
quisitoire effrayant!  Satan  prend  la  parole;  le  pécheur 
répond  ;  la  Conscience  proteste  contre  sa  réponse.  Mais 
le  témoignage  de  la  Conscience,  l'homme  le  récuse,  par 
la  raison  qu'elle  est  du  genre  féminin,  femme,  et  par 

1.  Pierre  Comestor,  31*  h.,  Patrol.  lat.,  CXCVIII. 

2.  f.uarin,  ms.  lat.,  14Ô88,  1*  191. 

3.  Voyez  Et.  I,  ch.  m,  Étienne  de  Tournay. 

1.  Statuainus  igitur  Dominum  sedentem  pro  judice,  Diabolum  pro  accusatore. 
homineni  quemvis  ex  nobis  pro  causa,  et  ad  constitutam  judicii  format!)  rediga- 
mus.  «  Sermo  ad  populum,  Patrol.  lat.,  CCVII,  c.  750. 


LES  SERMONS.  215 

conséquent  inhabile  à  tester1.  Comment!  s'écrie  la  Con- 
science indignée,  ne  suis-je  donc  pas  l'intéressée  dans  ce 
procès?  J'étais  pure  quand  Dieu  me  créa,  j'étais  pure 
quand  Dieu  me  livra  entre  tes  mains,  quand  il  me  confia 
à  ta  garde,  ô  malheureux!...  C'est  malgré  moi  que  tu 
m'as  entraînée  à  des  désirs  illicites;  c'est  malgré  moi 
que  tu  m'as  souillée,  malgré  moi  qu'en  présence  de  notre 
Créateur  et  de  tous  les  saints  tu  m'as  avilie  en  me  pré- 
cipitant dans  la  fange  et  dans  la  boue!...  Or,  dans  la 
salle  du  Palais,  toutes  brillantes  d'or  et  de  couronnes, 
se  tiennent  les  trois  filles  du  Roi,  la  Foi,  l'Espérance 
et  la  Charité.  Elles  se  lèvent  :  elles  vont  se  mêler  aux 
débats.  Satan,  le  cauteleux  Satan,  court  au-devant  d'elles. 
Avec  une  voix  douce  comme  celle  d'un  séraphin,  il  en- 
trelace nombre  de  syllogismes  bien  dévots,  il  démontre 
clairement,  avec  des  textes  et  des  gloses,  qu'un  vil  pé- 
cheur ne  mérite  pas  si  haute  attention...  La  Foi  le 
réfute  :  elle  démasque  victorieusement  son  impudence, 
ses  ruses  et  son  patelinage.  Puis,  se  tournant  vers  le  cou- 
pable, elle  lui  représente  avec  feu  l'abîme  tout  prêt  à 
l'engloutir,  s'il  persiste  dans  l'endurcissement,  ou  la 
miséricorde  qui  va  le  recevoir  dans  ses  bras,  s'il  confesse 
ses  crimes  :  le  pécheur  tombe  anéanti,  prosterné  contre 
terre  :  Credo!  Credo!  En  deux  mots,  la  Foi  l'instruit  sur 
la  nécessité  de  la  contrition,  de  la  confession  et  de  la 
satisfaction.  Cela  fait,  «  hâtons-nous,  disent  les  Sœurs; 
le  temps  presse;  vite,  au  tribunal;  plaidons  comme  nous 
pourrons2...  »  La  Foi  prend  la  parole  :  en  moins  de  rien, 

1.  «  Conscientiam  nomine  fœminino  censeri  manifestum  est  :  quare  ab  accusa- 
tionisjure,  figura  dictionis,  videtur  excludere.  » 

2.  «  Festinemus  igitur,  inquiunt  sorores,  causam  referamus  ad  judicem...  pro 
dilationis  commodo  breviter  peroremus.  » 


216 


CHAPITRE  II. 


l'appareil  logique  de  la  partie  adverse  est  mis  à  néant1. 
Le  coupable  confesse  de  nouveau  ses  fautes.  Toute  la 
cour  céleste  avec  Notre-Dame  demande  grâce  pour  le 
pénitent  :  Satan  a  perdu  le  procès.  Le  souverain  juge 
prononce  la  sentence  d'absolution  avec  les  exhortations 
finales2. 

Entre  le  dialogue  et  le  drame,  on  peut  placer  un  troi- 
sième genre,  qui  n'est  ni  tout  en  paroles  comme  le  pre- 
mier, ni  tout  en  actes  comme  le  second  :  il  participe  de 
l'un  et  de  l'autre,  sans  leur  ressembler  entièrement. 
Dans  cette  sorte  d'homélie,  tout  pense,  tout  a  du  senti- 
ment, tout  se  transforme  en  gracieuses  images,  pour  en- 
seigner d'une  manière  neuve  et  piquante,  sous  des  voiles 
faciles  à  percer,  une  vérité  de  l'ordre  moral.  C'est  le 
sermon  allégorique.  Il  est  particulièrement  cher  au  goût 
subtil  et  raffiné  des  Victorins.  Mais  le  plus  original  de 
tous  est  celui  dans  lequel  Hugues  de  Saint-Victor  décrit, 
sous  le  nom  de  l'Enfant  prodigue,  toutes  les  phases  de  la 
vie  spirituelle3. 

«  L'enfant  prodigue  abandonne  ses  maîtres;  il  fait  le 
vagabond  à  travers  les  montagnes  de  l'orgueil,  les  vallées 
de  la  curiosité,  les  plaines  de  la  licence,  les  bois  de  la 
luxure  et  les  marais  des  voluptés  charnelles.  Le  Démon  ne 
cesse  de  lui  donner  la  main  du  mauvais  conseil...  Bientôt 

1.  «  Accusationis  longissimam  sériera  liac  brevissima  oratione  retundit.  » 

2.  Voyez  un  sermon  du  même  genre  composé  par  saint  Bernard  :  i  in  festo  An- 
nuntiationis.  »  Opp.,  III,  2098. 

3.  Ms.  lat.,  1595'J,  f*  523.  L'auteur  donne  lui-même  la  clef  de  son  discours  : 
«  Nota  hic  quatuor  in  pravi  nostri  liberatione  :  1.  penitentiam,  sed  fatuam;  2.  fu- 
gam,  sed  tcinerariam  et  irrationabilem;  3.  pugnam,  sed  trepidam  et  meticulosam  ; 
4.  victoriam  validam  et  sapientem.  Quoniam  in  unoquoque  de  seculo  fugiente  inve- 
nies  :  primo  enim  est  liebes  et  insipiens,  postea  preceps  est  et  temerarius  in  pros- 
peris;  deinde  trepidus  et  pusillanimis  in  adversis;  postreino  providus  et  eruditus 
et  perfectus  in  regno  caritatis.  » 


LES  SERMONS.  217 

le  père  tombe  dans  l'abattement,  dans  la  tristesse  et  le 
désespoir  ;  il  convoque  ses  amis  et  ses  serviteurs  ;  il  ordonne 
qu'on  cherche  son  fils...  Un  de  ses  serviteurs  se  met  en 
route  :  c'est  la  Crainte.  Elle  finit  par  rencontrer  le  mal- 
heureux. Il  était,  hélas!  enfermé  dans  une  noire  prison, 
retenu  par  les  liens  de  la  mauvaise  habitude:  il  ricanait 
lui-même  de  sa  propre  misère.  La  Crainte  prend  un  fouet, 
elle  commande  sévèrement  au  coupable  de  retourner  vite 
à  la  maison  paternelle.  L'infortuné  refuse  d'obéir;  et 
comme  il  s'obstinait  dans  son  refus,  la  Crainte  part,  et  le 
laisse  à  l'état  de  mort...  Un  second  serviteur,  voyant  que 
la  Crainte  n'avait  pas  réussi,  se  met  en  route  à  son  tour  : 
c'est  l'Espérance.  Elle  se  baisse  doucement,  relève  le 
malheureux,  et,  lui  soutenant  la  tête,  elle  lui  lave  avec  soin 
les  yeux  et  tout  le  visage  :  Lève-toi,  je  t'en  prie,  lui  dit- 
elle  ;  retourne  vers  ton  père  ;  dis-lui  :  Mon  père,  j'ai  péché  ! 
Lui,  alors,  reprenant  ses  sens,  répond  :  Comment  es-tu 
donc  descendue  dans  l'horrible  profondeur  de  mon  déses- 
poir? Dis-moi,  qui  es-tu?  serais-tu  l'Espérance?  —  Oui,  je 
suis  L'Espérance  !  —  0  soulagement  des  souffrances,  douce 
consolation  des  malheureux,  ô  toi  qui  te  tiens  tout  auprès 
du  trône  du  Roi,  vois-tu  bien  la  profondeur  de  ma  prison? 
Vois-tu  toutes  mes  chaînes?  A  ton  entrée,  elles  m'ont  serré 
moins  fort.  Connais-tu  l'immense  multitude  de  mes 
tyrans?  —  Oh!  ne  crains  rien.  Celui  qui  nous  secourt  est 
plein  de  miséricorde;  celui  qui  combat  pour  nous  est 
tout-puissant;  nous  sommes  plus  nombreux  que  tous  les 
tyrans  :  puis,  j'ai  amené  avec  moi  le  Coursier  du  Désir1  ;  tu 
vas  le  monter,  et,  dans  quelques  instants,  sous  ma  conduite, 
il  t'emportera  loin  de  tes  ennemis.  Elle  dit.  Ensuite  elle  étend 

1.  Achard,  ms.  lat.,  14948,  P  76,  dit  aussi  :  «  le  blanc  Coursier  de  l'Innocence.  » 


218  CHAPITRE  II. 

le  moelleux  tapis  de  la  Dévotion,  elle  ajoute  les  éperons  des 
Bons  Exemples  et  elle  fait  monter  le  Fils  du  Roi  sur  le  beau 
Coursier  du  Désir.  Mais  il  n'a  point  de  frein,  tant  il  a  hàtc 
de  fuir!  Le  Coursier  part.  L'Espérance  le  pousse  en  avant, 
et,  derrière,  la  Crainte  lepressede  ses  menaces...  Un  galop 
si  désordonné  va  devenir  dangereux  :  la  Pru dence  apparaît  : 
Courez,  je  vous  en  prie,  dit-elle,  avec  plus  de  modération; 
vous  allez  le  faire  tomber,  et  s'il  tombe,  ils  vont  remettre 
la  main  sur  lui.  Elle  met  donc  les  freins  de  la  Discrétion 
et  les  rênes  de  la  Tempérance.  La  Crainte,  elle,  murmure 
par  derrière;  elle  accuse  la  Prudence  de  retarder  la  fuite  : 
Arrière,  répond  celle-ci  !  C'est  le  Seigneur  seul  qui  fait 
ma  force  et  mon  salut!  Et  voilà  que  le  Courage,  le  plus 
brave  des  guerriers  divins,  accourt  à  travers  les  plaines  de 
la  Confiance  avec  le  glaive  de  la  Joie  :  Point  de  trouble, 
dit-il,  nous  sommes  plus  nombreux  que  nos  ennemis  ! 

»  Cependant  le  Fils  du  Roi  s'approche  du  château  de  la 
Sagesse,  lequel  est  entouré  par  les  fossés  de  l'Humilité 
profonde  et  par  le  mur  de  l'Obéissance  qui  s'élève  jus- 
qu'au ciel,  magnifique  et  solide...  Il  est  reçu  par  la  Sagesse 
elle-même  ;  elle  le  prend  dans  ses  bras  ;  et  il  choisit  sa  de- 
meure dans  la  citadelle  au  milieu  des  réjouissances...  Mais 
voilà  que  le  feu  et  l'aquilon  ébranlent  la  maison...  Pha- 
raon sort  avec  ses  chars  pour  atteindre  Israël  dans  safuite: 
Satan  est  avec  lui.  Ils  entourent  le  château;  ils  dressent 
sur  tous  les  points  les  machines  des  Tentations. . .  A  l'inté- 
rieur, que  de  craintes,  que  d'angoisses  !  Les  habitants  pris 
h  l'improviste  sont  troublés...  Enfin,  la  Prudence  revient 
à  elle-même  et,  sur  l'ordre  de  la  Sagesse,  elle  va  s'adresser 
au  Roi.  Mais  qui  enverra-t-on  auprès  de  lui  ?  demande  la 
Prudence  ?  —  La  Prière,  répond  la  Sagesse.  Allons  vite, 


LES  SERMONS.  219 

pas  de  retard,  et  que  la  Foi  monte  son  coursier.  On  cherche 
longtemps  la  Prière:  malgré  le  bouleversement,  on  par- 
vient à  la  retrouver.  La  Foi  part  pour  le  ciel.  Elle  entre. 
La  Confiance  vient  au-devant  d'elle.  La  Foi  expose  le  péril 
de  la  situation.  Le  Roi  prête  une  oreille  favorable  à  sa  re- 
quête, ému  qu'il  est  par  le  danger  de  son  Fils.  Qui  enver- 
rai-je  donc  au  secours,  demande-t-il  à  la  Charité,  sa  com- 
pagne inséparable?  —  Moi!  Envoyez-moi!  —  Oui,  tu 
vas  l'emporter,  tu  vas  délivrer  mon  Fils!  La  Charité 
s'éloigne  du  ciel:  toute  la  milice  céleste  lui  fait  cortège. 
Elle  descend  au  château,  et  avec  elle  rentrent  la  Joie  et  la 
Confiance.  L'Espérance  reparaît  aussi  avec  tous  les  siens  : 
à  ce  moment  même,  elle  était  presque  terrassée.  Et  les 
ennemis,  les  assiégeants  se  disent  alors  :  Que  se  passe-t-il? 
D'où  vient  cette  joie,  d'où  vient  ce  triomphe  du  château? 
Hier,  il  n'en  était  pas  ainsi.  Malheur  à  nous  !  Dieu  est  des- 
cendu avec  eux.  Malheur  à  nous  !  Fuyons  Israël.  Tous 
les  ennemis  prennent  la  fuite.  Alors  la  Charité  recevant 
dans  ses  bras  l'enfant  du  Roi,  son  propre  enfant,  elle 
l'emporte  dans  les  cieux,  et  le  présente  au  Seigneur  qui 
l'accueille  avec  une  joie  paternelle'.  » 

L'allégorie  ne  gardait  pas  toujours  dans  la  chaire  ce 
charme  innocent  d'une  imagination  mystique.  Elle  se 
prêtait  à  la  satire;  elle  se  permettait  parfois  sur  les  choses 
les  plus  saintes  et  sur  les  personnages  les  plus  graves  non- 
seulement  les  apostrophes  inexorables,  les  colères  de  la 
foi  indignée,  qui  sont  communes  à  tous  les  prédicateurs 

1 .  Ce  sermon  fut  prêché  le  samedi  de  la  seconde  semaine  de  Carême  :  «  De  filio 
prodigo,  sabbato  secunde  hebdomade  quadragesime  »,  ms.  lat,  15959,  f  523.  Il 
paraît  que  c'était  l'usage  de  prêcher  ce  jour-là  sur  l'Enfant  prodigue;  Guerric 
d'igni  a  un  sermon  portant  le  même  titre  :  «  De  filio  prodigo  pro  sabbato  hebdo- 
madae  secundee  quadragesimpe.  »  Opp.  S.  Bernardi,  VI. 


2-20 


CHAPITRE  II. 


de  cette  époque,  mais  encore  elle  se  laissait  aller  à  la 
liberté  du  langage,  aux  indécentes  saillies  qui  divertissent 
les  auditeurs  sans  les  corriger  et  ravalent  jusqu'à  la 
licence  du  carrefour  le  génie  de  l'éloquence  chrétienne. 

Le  cadre  de  ces  tirades  grotesques  semble  avoir  été  tra- 
ditionnel. Le  héros,  c'est  le  Diable,  toujours  le  Diable', 
jaloux  de  sa  domination,  fourbe,  ricaneur,  voluptueux.  Il 
est  accompagné  de  ses  dignes  amantes,  la  Malice,  l'Hypo- 
crisie, et  d'autres  encore...  Il  s'agit  de  faire  la  cérémonie 
de  l'infernal  mariage;  puis,  au  bout  de  quelques  lignes, 
de  trouver  dans  le  monde  une  position  pour  toute  la  pro- 
géniture. 

Parmi  les  prédicateurs,  les  uns  y  vont  simplement;  ils 
abrègent  la  noce  et  trouvent  le  placement  de  la  postérité 
tout  fait'2.  De  cette  union,  il  eut  donc  neuf  fdles  qui  s'ap- 
pelaient la  Simonie,  l'Hypocrisie,  la  Rapine,  la  Fripon- 
nerie, l'Usure,  le  Sacrilège,  la  Fausse  Servitude,  la  Luxure, 
et  l'Orgueil.  De  ces  fdles,  il  en  maria  huit:  quant  à  la 
Luxure,  elle  ne  voulut  pas  se  marier3...  Il  donna  la  Simo- 
nie aux  archevêques  et  aux  évêques...,  l'Hypocrisie  aux 
religieux...,  la  Rapine  aux  princes...,  la  Friponnerie  aux 
marchands...,  l'Usure  aux  bourgeois... 

Etienne,  évêque  de  Tournay,  dans  un  sermon  sur  le 
Saint-Esprit  \  n'en  finit  pas  avec  les  descriptions,  les 
peintures  elles  dialogues. 

Il  raconte  tout,  et  d'un  ton  vif,  alerte,  de  bonne  humeur. 
D'abord,  c'est  le  Diable  qui  jette  les  yeux  sur  l'univers; 

1.  Voyez,  sur  le  rôle  du  Diable  au  moyen  âge,  C.  Lenient,  La  Satire  en  France 
au  moyen  âge,  ch.  xi. 
-2.  Anonyme,  ms.  lat.,  14470,  (°  280. 

3.  «  Luxuria  vero  uoluit  maritari,  sed  remuait  innupta,  ut  quoslibet  faceret 
foinicari.  «  Ibid.  —  4.  Ms.  lat.,  14935,  P  32. 


LES  SERMONS.  221 

et,  s'apercevant  que  son  pouvoir  est  menacé:  «  Mes 
ennemis,  s'écrie-t-il,  viennent  de  l'Orient  et  de  L'Occident; 
ils  bâtissent  des  églises,  ils  construisent  des  monastères: 
partout  retentissent  les  louanges  du  Créateur...  Voilà  que 
les  villes  et  les  campagnes,  les  bourgs  et  les  champs  ne 
leur  suffisent  plus:  ils  pénètrent  jusque  dans  les  forêts  et 
les  déserts...  Aucombat!  A  la  guerre!...  Multiplions  nos 
enfants  !  »  Le  Roi  des  ténèbres  interroge  ses  satellites  : 
tous  font  la  même  réponse:  «  Il  vous  faut  prendre,  [seigneur, 
la  Malice  pour  épouse.  »  Il  y  consent:  la  Malice  ne  de- 
mandait pas  mieux1.  Elle  lui  est  amenée  par  deux  para- 
nymphes,  le  Mépris  de  Dieu  et  la  Haine  du  prochain. 
Première  entrevue...  La  dot...  Puis,  le  festin  :  Venez, 
venez,  mes  amis  ;  enivrons-nous  de  vin;  tressons-nous  des 
couronnes  de  roses  tant  que  les  roses  sont  belles2.  La 
Gourmandise  prépare  la  table.  L'Ivresse  verse  le  vin...  Il 
y  a  des  cithares,  des  lyres  et  des  flûtes,  des  chansons,  des 
cantilènes,  et,  au  milieu  de  la  cohue,  des  rixes  et  des 
querelles...  Bientôt,  voilà  la  plus  féconde  postérité  qui 
germe,  naît,  pousse,  grandit  :  le  Diable  la  disperse  dans 
les  villes,  les  bourgs,  les  villages  et  les  châteaux. 

Cependant  l'univers  ne  lui  appartient  pas  encore  tout 
entier:  il  a  besoin  de  prendre  une  seconde  épouse,  il  de- 
mande l'Hypocrisie  en  mariage.  Deux  paranymphes,  la 
Vanité  et  l'Ambition,  l'amènent  sur  un  cheval  pâle,  sec, 
décharné,  qu'on  appelait  la  Mort...  L'Hypocrisie  apporte 
en  dot  une  Conscience  vide  ;  et  dans  sa  corbeille,  le  Diable 
jette  la  Vaine  Gloire.  Le  festin  est  servi  par  deux  domes- 
tiques au  long  visage  tendu  et  marmottant  des  patenôtres. 


1.  «  Prebet  consensum  Malitia,  nichil  libentius  auditura.  » 

2.  «  Coronemus  nos  rosis  antequam  marcescant.  » 


222 


CHAPITRE  II. 


La  Mortification  prépare  la  table,  la  Componction  verse 
le  vin;  le  Jeûne  sert  des  viandes  fades,  molles  et  sans 
graisse.  Dans  la  chambre  nuptiale,  on  ne  voit  que  bures, 
disciplines  et  cilices...  Les  enfants  venus  au  monde,  la 
tendre  mère  s'inquiète  :  Voyez,  dit-elle  à  son  mari,  les 
enfants  que  vous  avez  engendrés  de  ma  sœur  la  Malice  : 
comme  ils  vivent,  comme  ils  sont  honorés,  comme  ils  sont 
répandus  partout!  Et  les  miens,  hélas!...  —  Rassurez- 
vous1,  ma  chère;  j'y  songe,  je  m'en  occupe.  Je  vais 
les  placer  dans  les  églises  et  dans  les  monastères...  Il  y  a, 
par  exemple,  à  Cluny,  un  séjour  où  ils  pourront  simuler  et 
dissimuler  toutes  leurs  pensées...  Portrait  des  moines  hy- 
pocrites... Cependant2  la  Malice,  l'épouse  de  la  première 
alliance,  revient  tout  inquiète,  toute  désolée.  Ses  fils  se 
sont  multipliés  :  ils  pullulent;  c'est  maintenant  une  four- 
milière; ni  les  villes,  ni  les  villages,  ni  les  châteaux  ne 
peuvent  plus  les  contenir  :  qu'en  faire?  Satan  répond  :  Je 
viens  de  placer  les  enfants  de  l'Hypocrisie  dans  les  mo- 
nastères: ils  recevront  bien  avec  eux,  je  pense,  vos  enfants 
qui  sont  leurs  cousins...  Envoyons  donc  au  monastère 
les  vaniteux,  les  colères,  les  ivrognes,  les  calomniateurs... 
Je  sais  une  maison,  celle  de  Citeaux,  où  l'on  a  horreur  de 
tout  ce  qui  n'est  pas  pur.  Essayons  tout  d'abord  de  les 
prendre  par  l'avarice...  Et  voilà  que  la  Cupidité  et  la 
Ladrerie,  ces  deux  sangsues  insatiables,  s'abattent  sur  le 
sanctuaire  de  Dieti,  sanctuaire  qui  ravissait  les  anges!... 

1.  «  Ne  timeas,  inquit,mca  est  liée  sollicitudo  et  cura.  In  ecclcsiis  et  monasteriis 
ponani,  ubi  sub  relligionis  habita  Deum  labiis  lionorabunt,  cor  autem  corum  longe 
cril  ab  eo.  Cluniaci  loeus  est  in  quo  facile  pariter  simularc  et  dissimula re  potentat 
qnc  intendunt...  » 

2.  «  Duni  bec  agunlur,  recurrit  ad  Diabolum  Mali  lia  super  flliortini  excresccntiuin 
mnltitudincm  COnsUilind  et  auxilium  quesitans.  Non  sufliciunt,  inquit,  filiis  nostris 
secularium  babitacula...  » 


LES  SERMONS.  223 

0  Cisterciens!...  Possesseurs  fanatiques!...  Injustes  ravis- 
seurs deséglises  etdes  paysans. Mauvais  riches!...  Vous  ne 
voyez  donc  pas  comme  ces  biens  sont  contraires  aux 
dons  du  Saint  Esprit?  » 

C'est  toujours  l'éternel  refrain  du  clergé  séculier  contre 
le  clergé  régulier. 

Ce  qu'il  y  a  de  singulier,  c'est  que  dans  cette  mise  en 
scène  grotesque  on  seplaisait  à  l'aire  descendre  sans  pudeur 
Dieu,  le  Fils  de  Dieu,  la  Vierge  et  les  saints  :  l'auguste 
mystère  de  l'Incarnation  servait  de  prétexte  aussi  bien 
que  les  bouffonneries  du  Diable  à  la  satire  virulente  de  la 
société.  «  Le  Fils  du  Roi  de  Jérusalem1  sortit  pour  con- 
templer les  royaumes  inférieurs  de  son  père.  Il  les  examina 
tous;  puis,  retournant  à  son  Père,  il  lui  dit:  Il  est  bien 
vrai  que  les  cris  de  Sodome  montent  jusqu'à  nous  et  que 
cette  ville  mérite  d'être  châtiée.  Mais  il  faut  que  je  prenne 
désormais  des  précautions:  je  vais  me  marier.  L'épouse 
qui  attire  mes  regards  se  trouve  dans  la  maison  du  roi  de 
Babylone,  c'est  là  que  je  l'ai  vue.  Elle  est  captive  :  afin  de 
mieux  cacher  sa  condition,  le  roi  ne  lui  donne  pour  parure 
que  des  vêtements  vils  et  négligés.  Le  Père  lui  répondit  : 
Prenez  bien  garde,  mon  Fils,  de  poursuivre  ce  dessein  : 
vous  m'êtes  coéternel,  vous  m'êtes  consubstantiel,  vous 
êtes  mon  Fils  unique.  Cette  Éthiopienne  dont  vous  me 
parlez  n'est  digne  ni  de  votre  race,  ni  de  votre  immensité. 

—  Mon  Père,  répliqua  le  Fils,  c'est  une  chose  arrêtée  :  je 
veux  me  marier,  et  je  neprendrai  jamais  une  autre  épouse. 

—  S'il  en  est  ainsi,  puisque  vous  m'êtes  coéternel  et  con- 
substantiel, il  vous  est  facile  de  la  délivrer  de  la  captivité 


1.  Anonyme,  ms.  lat.,  576,  f°  128;  l'auteur  est  peut-être  saint  Anselme  de  Can- 
torbéry,  puisque  ce  sermon  se  trouve  à  la  suite  de  ses  homélies  sur  l'Assomption. 


221  CHAPITRE  11. 

de  Babyloneetde  la  prendre  pour  épouse...  Aussitôt  accou- 
rent en  nombre  infini  les  anges  et  les  bataillons  célestes: 
ils  vont  servir  à  sa  noce  le-  Fils  du  souverain  Roi.  Gabriel 
fut  le  paranymphe  choisi  entre  tous.  Gabriel  dit  donc 
au  Fils  du  souverain  Roi  :  C'est  moi  qui  suis  votre  force; 
commandez-le,  et  je  vais  ravir  par  la  violence  la  captive 
de  Babylone1,  celle  que  vous  cherchez  pour  épouse. — 
Non,  non,  répondit  le  Fils  du  Roi  éternel,  ne  faisons 
aucune  violence  au  roi  de  Babylone:  c'est  par  des  conseils 
secrets  et  par  des  moyens  pleins  de  sagesse  qu'il  faut  ravir 
ma  fiancée.  Porte  secrètement  à  Marie,  ô  Gabriel,  la  nou- 
velle de  mon  mystérieux  dessein  ;  porte  cette  nouvelle  à 
Marie,  la  vierge  de  la  race  de  David  :  c'est  avec  elle  que  je 
vais  célébrer  mes  noces.  Vers  Marie  descendit  donc  l'ar- 
change Gabriel,  et  son  message,  il  l'accomplit  fidèlement. 
Mais  celui  qui  l'avait  envoyé  le  devança  auprès  de  la  Vierge, 
et  cet  Époux  ne  vint  point  les  mains  vides  vers  son  Epouse  : 
comme  c'était  la  saison  d'hiver,  il  lui  donna  pour  cadeaux 
des  vêtements  d'hiver,  une  pelisse  d'agneau  et  une  chape 
de  laine'2...  » 

Ici  le  prédicateur  se  perd  dans  la  parure  de  la  mariée 
et  dans  les  allégories  subtiles,  à  la  suite  desquelles  il  nous 
met  en  compagnie  du  Diable,  des  hérétiques,  des  cha- 
noines réguliers  et  de  certains  moines  qui  se  disputent  à 
l'envi  les  vêlements  de  l'Epouse.  L'homélie,  inachevée 
sans  doute  dans  le  manuscrit,  se  termine  brusque- 
ment. 

A  côté  de  l'esprit  facétieux,  railleur  et  trivial,  les  sermons 

1.  «  Eu  foi  titudo  tua  ego  sum;  illamquam  tibi  queris  de  média  Babilonie  rapere, 
si  imperas,  vi  et  valeo  et  paratus  sum...  •  —  2  ■  Et  quia  hyemis  tempore  venit, 
hyemales  vestis  primum  sponse  dedit,  aguenain  videlicet  pelliciam  et  cappam.  » 


LES  SERMONS.  225 

nous  montrent  la  sainte  tristesse  de  l'âme  pénitente.  C'est 
la  Madeleine  qui  fait  le  sujet  de  ces  petits  drames  plaintifs 
et  larmoyants.  A  chaque  instant,  cette  pécheresse  convertie 
apparaît  dans  les  sermons  prosternée  aux  pieds  du  Christ 
avec  son  vase  de  parfums,  et  décrivant  dans  de  longs  mo- 
nologues l'amertume  du  vice  et  la  joie  du  repentir.  Saint 
Anselme  de  Cantorbéry  nous  a  laissé  sur  elle  une  homélie', 
qui  n'est  que  le  commentaire  dialogué  de  l'Evangile  selon 
saint  Jean  ou  le  mystère  de  la  Résurrection  en  récit.  La 
scène  se  passe  au  Sépulcre  avec  les  anges,  les  disciples  et 
Jésus.  Le  prédicateur  joue  tous  les  rôles,  comme  dans  les 
exemples  précédents;  ou,  s'il  intervient  en  son  nom,  c'est, 
comme  le  chœur  de  la  tragédie  antique,  pour  rappeler  les 
acteurs  aux  sentiments  de  la  compassion,  de  la  justice  et 
de  l'amour. 

Ce  discours  est  aussi  curieux  pour  la  forme  que  pour  le 
fond  :  les  assonances  y  sont  presque  continuelles,  quoi- 
qu'elles ne  rentrent  dans  aucune  des  combinaisons  rhyth- 
miques  si  variées  au  moyen  âge.  L'auteur  affecte  d'em- 
ployer les  mêmes  terminaisons,  sans  doute  afin  de  mieux 
peindre  par  la  répétition  de  chutes  semblables  l'unifor- 
mité éloquente  des  sanglots  et  de  la  prière.  Cette  petite 
pièce  est  comme  un  écho  anticipé  du  Stabat. 

Elle  commence  par  des  larmes2. 

Audivimus,  fratres,  Mariam 

Ad  mouunientum  foris  stantem, 

Audivimus  Mariam 

Foris  plorantem  : 

Videamus  si  possumus  cur  staret, 

Videamus  et  cur  ploraret. 

Prosit  nobis  illius  [illam]  stare, 

I .  Ms.  lat.,  2622,  P  12.  —  2.  Nous  la  publions  dans  l'Appendice. 

15 


-226 


CHAPITRE  II. 


Prosit  nobis  illius  [illam]  plorare. 

Amor  faciebat  eam  stare, 

Dolor  cogebat  eam  plorare. 

Stabat  et  circumspiciebat 

Si  forte  videret  quem  diligebat  : 

Plorabat  vero  quia  sublatum  estimabat 

Quem  querebat. 

Puis,  Madeleine  pleure  dans  une  pose  de  tendre  adora- 
tion, lorsque,  baissant  les  yeux,  elle  s'incline  et  regarde 
au  fond  du  Sépulcre. 

Omne  consilium  ab  ea  perierat, 
Spes  omnis  deflecerat, 
Solummodo  flere  supererat; 
Flebat  ergo  quia  flere  poterat  : 
Et  dum  fleret  inclinavit  se  et  prospexit  in  mouumeiitum. 

Elle  voit  deux  anges  vêtus  de  blanc  qui  lui  disent  : 
«  Femme,  pourquoi  pleurez-vous?  »  Mais  ce  n'est  pas  là  ce 
que  son  amour  demande  avec  tant  de  soupirs:  «  Jésus, 
s'écrie  le  prédicateur,  pourquoi  l'abandonnez-vous  ainsi  ? 
Elle  vous  aime  tant!  — Madeleine,  puisque  Jésus  vous 
délaisse,  séchez  vos  larmes  et  conversez  avec  les  anges, 
qui  veulent  vous  consoler...  »  Madeleine  répond: 

Ego  illis  non  obediam, 

Et  dum  vivo  [vivain],  plorare  non  desinam, 

Donec  Dominum  meum  inveniam. 

Sed  quid  faciam,  nisi  ipsum  inveniam? 

Quo  me  conversam? 

Ad  quem  ibo?  A  quo  consilium  petam? 

Au  milieu  de  ces  lransports,'elle  tourne  la  tète,  elle  voii 
Jésus  qui  lui  dit  :  «  Femme,  pourquoi  pleurez-vous?  »  El. 
elle  ne  le  reconnaît  pas,  elle  le  prend  pour  le  jardinier  ; 
«  Seigneur,  dit-elle,  si  vous  l'avez  enlevé,  dites-moi  où 


LES  SERMONS. 


221 


vous  l'avez  mis,  et  j'irai  le  prendre.  »  —  Jésus,  s'écrie  le 
prédicateur,  pourquoi  ménagez-vous  cette  épreuve  à  son 
amour?  —  Et  vous,  Madeleine,  pourquoi  prenez-vous  Jésus 
pour  un  jardinier? — Seigneur,  n'excuserez-vous  pas  la 
méprise  de  votre  servante?  De  douleur  clleaperdu  l'esprit, 
en  perdant  votre  corps: 

Kedde  ergo  ei  spiritum  sanctuni, 
Quem  habet  in  se  corpus  tuum, 
Moxque  recuperabit  cor  suuni, 
Et  relinquet  errorem  suum. 

Jésus  va  se  faire  connaître  enfin  et  Madeleine  l'annon- 
cera partout.  Le  prédicateur  donne  sa  bénédiction'. 

Ces  assonances  du  planclus  ne  sont  pas  une  exception 
dans  la  chaire.  Souvent  le  discours  n'est  qu'une  prose 
rimée.  Le  prédicateur  vise  en  même  temps  à  toucher  les 
cœurs  et  à  flatter  les  oreilles.  Les  saints  mêmes  ne  résis- 
tent pas  à  ce  goût  dépravé.  Ils  courent  après  les  rimes,  aux 
dépens  de  la  pensée  et  de  la  grammaire. 

Voici,  par  exemple,  le  panégyrique  de  saint  Marcel2 
prononcé  par  Hugues,  abbé  de  Cluny3.  Comme  il  est 
rempli  de  phrases  musicales,  nous  le  divisons  en  strophes. 

1.  Le  planctus  était,  sous  une  forme  variée  sans  doute,  d'un  fréquent  usage  au 
moyen  âge.  Nous  en  possédons  un  qui  remonte  au  Martyrologe  d'Adon,  évèque  de 
Vienne  (t  875),  et  dont  la  tradition  s'est  conservée  jusqu'à  nos  jours  :  Planchs  de 
sant  Esteve.  C'est  une  complainte  de  dix-sept  couplets  composée  sur  les  chapitres  vi 
et  vu  des  Actes  des  Apôtres,  chantée  par  un  prêtre  en  habit  de  chœur  dans  la 
chaire,  sur  le  ton  du  Veni  Creator,  tous  les  ans,  le  26  décembre,  jour  de  saint 
Etienne,  à  la  messe  dite  du  peuple,  dans  l'église  de  la  paroisse  Saint-Sauveur, 
à  Aix. 

Ce  jour-là,  le  peuple  se  rend  en  foule  à  l'église  dès  sept  heures  du  malin.  Si  les 
chants  sont  bien  exécutés,  il  augure  bien  de  la  prochaine  récolte.  —  Ce  planctus  a 
été  imprimé  plusieurs  fois;  il  a  été  étudié  par  Raynouard  {Choix  de  poésies  origi- 
nales des  Troubadours,  II,  146. 

2.  Voyez  sur  saint  Marcel  Tillemont,  Hist.  ecch.  III,  35,  601. 

3.  Ms.  lat.,  13090,  (°  177. 


228 


CHAPITRE  II. 


4  Sacratissimus  dies,  fratres  carissimi,  sanguine  marlyris  irroratus, 
illuxit  nobis,  qui  et  animale  gaudium  semper  nobis  rénovât,  et  elernum 
meritis  ejusdem  martyris  préparât. 

»  Hic  est  ille  deificus  martyr  Marcellus,  qui  inter  fortissimos  athletas  Lug- 
dunensi  carcere  clausus,  patefactis  ab  angelo  januis,  liber  exire,  est  in 
apertum  preliandi  campum  a  Domino  jussus. 

»  Suo  nomine  ille  insigniri  debuit,  qui  commovendoadversum  se' diabo- 
lum  ministrorumque  ejus  bellum,  disruptis,  ut  diximus,  carceralibus  claus- 
tris,  ad  publicum  duellum,  pro  multorum  salute  exivit. 

»  Aspicianms  crgo  quod  a  Deo  donatum  est  nobis,  et  erga  donatorem  et 
do  nu  m  non  simus  ingrati.  Deus  siquidem  nosler  qui  illum,post  nmlta  tor- 
mentorum  supplicia,  apud  nos,  deviclo  diabolo,  triumphare  fecit,  ipse 
quanta  gloria  apud  nos  habendus  sit  aperte  demonstravit. 

j>  Gaudeat  Cabilonensium  civitas  ;  letetur  circumjacentium  plebium  unitas  ; 
et,  quia  tanto  apostolo  illustrari  meruit,  signa  apostolatus  ejus  semper  reco- 
gnoscat  in  se.  Colat  toto  corde  quem  novit  ante  conspectum  Dei  sui  con- 
sistere  laureatum  sanguine.  Nec  desinat  in  dies  assiduis  exorare  precibus, 
cujus  magnificis  meritis  divinis  commendatur  obtutibus. 

»  Nemo  itaque,  dilectissimi,  nostrum  se  polerit  excusare  a  suis  vanitati- 
bus,  cum  ipse  nobis  talem  dederit  patronum,  qui  apud  ipsum  valeat  pluri- 
mom,  ipsis  etiam  conjunctus  angelicis  spirilibus. 

»  Que  enim  lingua  mortalium  poterit  explicare,  quantis  preconiis  iste  Dei 
testis  altolli  debeat  sine  fine?  (lui  concessum  est  ut  peccatum  primi  parentis 
in  se  purgaret  extensus  in  arbore,  et  cingulo  tenus  defossus  liumo  utpote 
discipulus  iilii  hominis,  qui  tantum  fuit  in  corde  terre,  ut  tribus  diebus  et 
tribus  noctibus  in  ejus  viveret  laude. 

y>  Cujus  spiritus  postquam  celos  petivit,  nobis,  auclore  Deo,  ad  tutelam  com- 
munis  patrocinii  corpus  proprium  dimisit,  ut  quotquot  malorum  multorum 
conscii,  scilicet  ire  stimulis  exagitati,  invidie  facibus  accensi,  luxurie  labe 
polluti,gule  illecebris  dediti,  sese  ejus  sacrosancto  commendaverinl  ciueri, 
horum  omnium  mereantur  nevo  purgari,  quia  quanto  quisque  ad  eum  cur- 
reus  redundat  cumulo  flagitioruin,  tanto  ipse  exulterai  plenitudiue  virlutum. 

»  Non  enim  potest  non  rutilare  plenitudiue  meriloruni,  qui  ab  omnipo- 
tente, ut  testis  ejus  vocarelur  obtinere  meruit  in  augmentum  temporum. 
Inter  multos  siquidem  qui  tune,  sicut  diximus,  micuerunt  testimonio  veri- 
tatis,  iste  solus  cum  socio'  ad  multorum  exbaurienda  peccata  processif  ad 
publicum  nostrum, accinctas fidei  armis.  Cujus  fidei,  constantie  et  doctrine 
ipse  testimonium  perhibuit,  qui,  céleris  dimissis,  istum  solum  cum  socio 
in  apostolatus  sorlem  clegit.  Etenim  nobis,  aliis  cxceplis,  iccirco  creditur 
missus  ni  viam  nobis  verilatis  ostenderel,  el  pie  colentibus  jusla  mérita  a 
Domino  redderentur,  neglegentes  autera  juslo  judicio  pena  damnationis 
sequeretur. 

1.  Saint  Valéfien. 


LES  SERMONS. 


229 


»  Unde,  fralres  carissimi,  nobis  summopere  laboranduin  est,  ut,  unde 
aliis  parata  est  gloria,  inde  nol)is  non  detur  ignominia  sempiterna.  [ste 
enim  gloriosus  Dei  sitnmista,  sicut  pie  Deum  suum  sequi  diligentibus  lar- 
gus  est  remunerator,  ita  Deum  suum  sequi  odio  habentibus  fortissimus  est 
destructor. 

»  Eia,  amantissimi,  imitamini  quem  amatis  ;  amate  quem  colitis,  ut,cum 
venerit  ad  judicandum  cum  Deo,  ejus  suffulti  orationibus,  eternis  merea- 
niini  coronari  laureis. 

s  Quicquid  enim  minus  in  vobis  babetis,  totum  in  isto  invenire  polestis. 
Quia  cui  tantum  bonum  datum  est  utcalicem  Domini  pro  illo  biberct,  cetera 
inferiora  illi  data  esse  nemo  qui  dubitet.  Summa  enim  félicitas  pro  Deo  mori 
est,  quia  quicquid  spiritali  exercitio  ab  bomine  in  vita  agitur,  totuni  in  hoc 
ut  ipse  Dei  hostia  fiât  complctur. 

ï  Promeruit  Marcellus  Dei  testis  invictus  qui  grece  martyr  dicitur,ut  ad 
hoc  fastigium  tam  excelsum  gratia  Dei  ascenderet,  que  si  gratia  dicitur, 
«  non  pro  meritis,  sed  gratis  datur,  ut  pro  nobis,  quibus  non  est  datum 

intercederet,  quatenus  (juod  nostris  meritis  adipisci  non  possemus,  ejus 
assequi  mereremur. 

»  Divina  siquidem  bonitas  que  ad  largiendum  bona  est  larga,  ad  infe- 
renda  mala  quodam  modo  estparca.  Hec  suum  inclilum  martyrem  strenuis- 
simumque  bellatorem  ad  hoc  ante  oculos  nostros  posuit,  ut  et  triumphi 
illius  gloria  nos  invitaret,  et  necessitatibus  nostris  corporalibus  seu  spiri- 
talibus  ipse  subveniret. 

»  Quod  qui  non  crédit  mente,  probet  opère.  Accédât  ad  illius  sacratissi- 
mum  corpus,  purgans  se  foris  et  intus.  Clamet  Marcellum  corde,  Marcellum 
clamet  voce.  Si  Marcellus  non  parcit,  stultus  si  alium  requirit.  Quem  Mar- 
cellus non  levât,  eternum  pondus  gravât.  Quem  Marcellus  non  commendat, 
non  dico  ne  diffidat,  quia  ubi  Marcelli  deest  oratio,  vacua  currit  deprecantis 
oratio. 

«Assistât  itaque  nobis;  Deum  assidue  oret  pro  nobis,  et  quanto  magis 
nos  cognoscit  fragiles,  eo  impensius  multiplicet  preces.  Nec  dubitandum 
posse  redire  ad  veniam  pro  quibus  Marcellus  divinam  exorat  clementiam. 

»  Sed  quia  indicibilis  est  de  quo  loquimur,  necesse  est  jam  ut  sermonem 
istum,  juncta  oratione,  succincte  fine,  claudamus. 

»  Per  Dominum  nostrum  Jhesum  Christum  qui  cum  Pâtre  et  Spiritu 
sanclo  vivit  et  régnât  Deus  per  omnia  secula  seculorum.  Amen.  » 

Ce  petit  discours,  qui  tient  à  la  fois  de  l'hymne  et  du 
sermon,  n'a  rien  qui  doive  nous  étonner  dans  un  temps  où 
les  vies  cle  saints  versifiées  étaient  à  la  mode.  Mais  ce  que 
l'on  comprend  moins,  c'est  que  parfois  le  prédicateur  s'ap- 


230 


CHAPITRE  II. 


plique  autant  àl'harmonierhythmique  qu'à  l'exposition  de 
la  morale  et  qu'il  démontre  le  dogme  avec  des  cadences. 
Odon,  chanoine  de  Saint- Augustin,  ne  prêchait  qu'en 
prose  rimée.  Dans  l'une  de  ses  homélies1,  il  commente 
les  paroles  de  Pilate  à  l'assemblée  des  Juifs  :  «  Lequel 
voulez-vous  que  je  vous  délivre,  Barabbas  ou  Jésus  qu'on 
appelle  Christ?  »  Puis  tout  à  coup,  laissant  de  côté  le 
récit  de  l'Évangile,  il  se  tourne  vers  les  pécheurs  :  «  Bar- 
rabas,  dit-il,  c'est  l'iniquité,  c'est  le  mal,  c'est  le  scandale. 
Lequel  voulez-vous  choisir,  du  Christ  ou  de  la  courtisane?  » 
Le  pécheur  se  débat  ;  le  prédicateur  le  gourmande  :  sur 
ce  sujet  délicat,  ils  argumentent  l'un  et  l'autre  avec  des 
rimes  qui  font  rougir. 

«  Quod  si  queritis  quomodo  vel  quando  Chrislum  contempnitis,  quomodo 
vel  quando  scortum  eligitis,  reducite  ad  memoriam  tempus  vestre  confes- 
sionis,  mementote  quid  dicatis  tempore  communionis.  Ecce  ponamus  ali- 
quem  vestrumad  prcsbiterum  venientem,  peccata  confitentem  et  dicenteni  : 
coiifîteor,  domine,  quia  peccavi;  patrem  et  matrem  offendi;  mentitus  sum, 
perjuravi;  aliéna  furto  et  violentia  rapui. 

»  Ad  quem  sacerdos  :  Penitet  ista  fecisse?  Et  si  vis  de  cetero  ista  dimit- 
tere? 

»  Et  ille  :  Ex  corde  peniteo  et  libenter  ista  dimitto. 
»  Et  sacerdos  :  Vide  si  aliquid  plus  fecisti?  Die  mihi  si  unquam  mulie- 
rem  tetigisti  ? 

»  Ille  :  Et  quis  est,  domine,  qui  hoc  non  faciat?  Quis  est  qui  a  peccato 
isto  abstineat? 

»  Sacerdos  :Noli  sic  loqui,  amice;  noli  sic  loqui.Nisi  hoc  peccatum  sicut 
et  alia  confessus  fueris,  et  nisi  de  isto  sicut  de  aliis  emendationem  promi- 
seris,  scias  procerto  quianec  communionemChristi  digne  percipies,necpost 
islam  temporalcm  vilain,  ad  eternam  vitam  pervenies.  Fac  igitur  de  isto 
peccatoconfessionem,  promitte  emendationem,  et  sic  accipe  rommunionem. 

»  Et  ille  : 0  domine,  val  d  e infirmas  sum;  a  mulieribus  nullo  modo  absti- 
nere  possum.Et  ideo  non  audeo  promittere  quod  scio  me  servare  non  posse. 
Vovete,  inquit,  et  redditc.  Et  melius  est  non  voveri>  quam  vovere  et  non 
reddere. 


1.  Ms.  lat.,114193,  f  40. 


LES  SERMONS.  231 


»  El  sacerdos  :  Non  exigo  ut  facias  votuni  quod  non  fecisti,  sed  redde 
quod  jam  promisisti.  Nonne  in  baptismo  diabolo  et  omnibus  operibus  ejus 
abrenuntiasti?  Nonne  fornicatio  est  diaboli  operatio?...  Quid  autem  dicis  : 
infirmus  sum,  a  mulieribus  abstinere  non  possum?  Discute  quod  dicis,  et 
vide  utrum  pro  certo  non  possis.  Credo  enim  quia  posses  si  velles.  Posses 
si  tantum  Deum  quantum  oculum  tuum  diligeres.  Ecce  tibi  facio  questio- 
nem  :  da  veram  responsionem.  Si  modo  temptatio  superveniens  te  ad  luxu- 
riam  provocaret,  si  dial)olus  instigaret,  si  caro  titillaret,  si  et  mulier  se  im- 
pudice  et  irreverenter  ingereret  et  totam  se  ad  peccandum  exponeret,  tune 
in  ipso  temptationis  ardore,  si  pro  certo  scires  quod  oculum  perderes  si 
cum  ea  peccares,  die  mihi,  pro  Deo,  quid  faceres?  Nonne  statim  horror 
quidam  per  totum  corpus  diffunderelur,  et  ardor  ï lie  libidinis,  qui  te  totum 
occupaverat,  sopiretur  ?  Nonne  ipsam  mulierem  abhorreres  ?  Nonne 
ipsam  repelleres?  Nonne  et  pugno  percuteres?  Modo  attende  quod  soles 
dieere  :  vellem  abstinere  si  possem!  Ecce  potes  quia  oculum  perdere 
times.  Quod  ergo  potes  propter  oculum,  cur  non  potes  et  propter  Domi- 
num,nisi  quia  plus  diligis  oculum  quam  Dominum?  Nonne  plus  valet  Domi- 
nus  quam  oculus?  Noli  itaque  dicere  quod  soles  dicere  :  vellem  abstinere 
si  possem.  Imo  die  :  possem  si  vellem.  Corrige  igitur  voluntatem  et  dilige 
castitatem,  et  sic  continendi  accipies  potestatem.  Si  autem  te  profiteris  infir- 
mum,  quare  non  curris  ad  medicum?...  Abnegate  igitur,  o  filii  hominum, 
judaicam  impietatem;  sequimini  christianam  pietatem.  Diligite  munditiam; 
mundate  eonscientiara.  Si  vultis  evadere  eternam  dampnationem,  fugite 
fornicationem.  At  vos,  miseri,  non  solum  presentem  non  fugitis,  insisten- 
tem  non  repellitis;  sed  et,  quod  pejus  est,  absentem  queritis,  fugientem 
retinetis  !  Sed  quid  est  fugere  fornicationem,  nisi  evitare  fornicationis  occa- 
sionem?  Hanc  igitur  fugite,  Christum  diligite,  ipsum  eligite,  quatinus  et  in 
presenti  vita  digne  percipiatis  ejus  communionem,  et  in  futura  vita  ad  ipsius 
pertingere  possitis  visionem.  » 

La  chaire  a-t-elle  jamais  tenu  un  langage  plus  varié 
qu'au  douzième  siècle?  Outre  le  panégyrique  des  saints 
et  l'oraison  funèbre  qu'elle  cultive  à  sa  façon  origi- 
nale, intéressante,  elle  admet  tous  les  genres,  toutes  les 
formes,  tous  les  tons.  Elle  aime  l'allégorie,  la  satire, 
l'élégie,  les  dialogues  et  les  rimes:  elle  est  instructive, 
joyeuse,  théâtrale,  puérile,  touchante.  L'esprit  simple  des 
auditeurs  le  demandait  ainsi.  Il  réclamait  tout  ce  qui 
parle  aux  sens;  il  cherchait  même  avec  bonne  foi  des 


232 


CHAPITRE  II. 


leçons  de  morale  sous  les  crudités.  La  cause  de  tant  de 
variétés  libres, dramatiques, familières,  n'est  pas  ailleurs'. 

1.  On  pourrait  se  demander  s'il  n'y  a  pas  eu  quelque  rapport  entre  ces  genres  de 
sermons  et  les  mystères.  Nous  ne  le  croyons  pas.  En  effet,  il  est  certain,  d'une  part, 
que  les  mystères  n'ont  pas  produit  ces  sermons  :  les  formes  dialoguées  de  ser- 
mons sont  antérieures  à  la  naissance  du  drame  liturgique.  Voyez  l'intéressante 
étude  de  M.  Marius  Sepet,  les  Prophètes  du  Christ,  biblioth.  de  l'École  des  Chartes, 
38e  année,  t.  III,  fie  série,  p.  1,  210.  —  Il  est  certain,  d'autre  part,  que  ces  ser- 
mons n'ont  pas  eu  d'influence  sur  les  mystères  au  douzième  siècle  :  dès  la  fin  du 
onzième,  les  mystères  étaient  fort  développés;  ils  avaient  déjà  subi  cinq  transfor- 
mations; ils  étaient  devenus  «  des  compositions  entièrement  originales,  entièrement 
en  vers  ».  Voyez  les  articles  si  savants  et  si  précis  de  M.  Léon  Gautier,  journal 
Le  Monde,  13"  année,  vendredi  30  août  1872. 


CHAPITRE  III 


COMPOSITION  DES  SERMONS 


C'est  une  chose  vulgaire  que  de  rappeler  les  règles  de 
l'éloquence  sacrée,  tant  elles  reposent  sur  la  nature  même 
de  la  parole  et  sur  l'auguste  dignité  du  ministère  évangé- 
lique!  Le  prédicateur  qui  veut  atteindre  à  la  perfection 
s'arme  d'abord  de  tous  les  moyens  ordinaires  de  persuader. 
Il  ne  néglige  pas  la  variété,  le  nombre  et  l'harmonie  du 
style;  il  recourt  aux  comparaisons  et  aux  figures  qui  ren- 
dent la  vérité  plus  saisissante;  il  cultive  l'action,  mais 
l'action  grave  et  douce  comme  le  Christ.  En  outre,  il 
cherche  dans  l'Écriture  sainte,  les  Pères,  les  conciles  et  les 
livres  liturgiques  la  sûreté  de  l'enseignement;  il  étudie 
dans  les  moralistes,  et  surtout  en  lui-même,  comment  il 
faut  peindre  les  passions,  leurs  origines  et  leurs  inconsé- 
quences. 

Qu'il  doit  se  sentir  grand  l'homme  qui  paraît  devant 
une  assemblée  recueillie,  en  présence  de  Dieu,  pour  dire 


234 


CHAPITRE  III. 


les  lois  de  la  morale  et  montrer  les  abîmes  de  l'Éternité! 
Mais  s'il  n'ajoute  à  la  composition  du  discours  et  au  débit 
oratoire,  à  la  culture  assidue  des  Livres  inspirés  et  à  la 
science  du  cœur  humain  le  détachement  vrai,  l'onction 
pénétrante,  l'enthousiasme  de  la  Croix  qui  produit  les  in- 
spirations soudaines,  son  discours  le  plus  pompeux  ne  sera 
qu'une  satisfaction  méprisable  de  vanité  pour  lui-même, 
et  pour  les  auditeurs  qu'un  spectacle  sans  profit. 

Les  prédicateurs  du  douzième  siècle  savent  tous  ces 
principes  :  ils  puisent  dans  l'Écriture  sainte  et  dans  les 
Pères  des  vérités  qu'ils  embellissent  par  des  similitudes, 
qu'ils  relèvent  par  des  exemples,  qu'ils  animent  par  l'ac- 
tion; enfin,  telle  est  la  vérité  de  leurs  théories  qu'ils 
paraissent  avoir  connu  Fénelon  d'avance. 

«  L'orateur  ne  doit  point  se  hâter  de  prêcher  :  il  pas- 
sera sa  jeunesse  à  méditer  les  Livres  saints,  recueilli  dans 
le  silence  de  la  contemplation  et  tout  entier  à  l'amour  de 
Dieu'...;  »  «  trop  de  jeunes  gens,  qui  ne  sont  que  fard  et 
parfum,  montent  dans  la  chaire;  ils  l'avilissent  par  leur 
parole  soignée,  musquée,  mouchetée  comme  leur  per- 
sonne'2. »  «  Il  descendra  aussi  dans  les  replis  de  son  propre 
cœur;  il  étudiera  ses  faiblesses  et  ses  contradictions,  il 
analysera  les  détours  les  plus  cachés  de  sa  conscience;  il 
lira  longtemps  dans  ce  livre  intérieur,  s'il  veut  devenir 

1.  «Quidam  vcro  pretermissis  quibusdam  hOTUDl  luminum  gradibus,  saltu  temo- 
rario,  sine  caritate,  sine  operibus  et  intelligentia,  ad  predicationis  officium  transi— 
liunt.  Lumen  vero  predicationis  sequi  débet  lux  contcmplationis,  ut  sic  scriptum 
est  :  Illi  convenit  predicare  quem  unctio  docet  de  omnibus,  qui  audit  intus  quod 
doceat  foris...  »  Étienne  de  Tournay,  biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  lat. ,  D127, 
P25. 

2.  «  Orationem  curatam,  conciunam.  politam  et  circumtonsam  et  similiter  caden- 
tem...  Video  hos  juvenes  capite  complutos,  barba  nitidos,  et  de  capsula  totos.  » 
Pierre  le  Chantre,  Vert-  abbrev.,  cap.  vin,  Patrol.  lat.,  CCV. 


I,ES  SERMONS. 


235 


capable  un  jour  de  peindre  le  vrai  caractère  des  passions 
et  les  luttes  du  vice  et  de  la  vertu  » 

Lorsqu'il  aura  acquis  ce  fonds  de  connaissances  divines 
et  morales,  il  consultera  le  goût  de  ses  auditeurs.  Il  sera 
tantôt  simple  et  tantôt  élevé,  selon  les  circonstances  '2.  Il  ne 
parlera  pas  de  la  môme  façon  aux  soldats  et  aux  prélats, 
aux  princes  de  la  terre  et  aux  moines,  aux  femmes  mariées 
et  aux  vierges3.  Le  prédicateur  qui  n'aurait  jamais  que  le 
même  genre  de  sermons  pour  tous  les  auditeurs  serait 
semblable  au  médecin  qui  n'aurait  que  la  même  pilule 
pour  toutes  les  maladies4.  Il  se  conformera  donc  au  génie, 
au  caractère  et  aux  dispositions  de  ceux  qui  l'écoutent  ;  il 
commencera  toujours  par  se  concilier  leur  bienveillance5. 
Il  écartera  avec  soin  toutes  ces  fleurs  recherchées  qui 
étouffent  la  parole  et  la  dénaturent.  Il  bannira  les  faux 
ornements,  les  pompes  vaines,  les  pointes,  les  jeux  de 
mots  et  tout  cet  art  futile  qui  vise  plutôt  à  charmer  l'oreille 
qu'à  convertir  les  âmes6. 

Puisque  c'est  surtout  pour  l'émouvoir,  pour  l'attendrir, 
qu'un  prédicateur  parle  aune  assemblée,  «  il  ne  doit  point 
prononcer  son  discours  d'une  manière  tiède  et  languis- 
sante. Cette  façon  n'étant  pas  même  agréable  à  celui  qui 

1.  Guibert  de  Nogent,  Liber  quo  ordine  sermo  fieri  debeat,  Patrol.  lat. ,CLVI, 
c.  22. 

2.  «  Cum  predicamus,  non  est  unus  predicationis  modus  habendus  :  aliis  enim 
simplicia,  aliis  mediocria,  aliis  alta  predicanda  sunt.  Similiter  acriter  aliusarguen- 
dus,  alius  blandimentis  alliciendus. . .  »  Geoffroy  Babion,  ms.  lat.,  14934,  f°  162. 

3.  Alain  de  Lille,  Summa  de  arte  prœdicatoria,  Patrol.  lat.,  CCX,  c.  111. 

4.  Pierre  le  Chantre,  Verbum  abbreviat.,  cap.  Vin. 

5.  Alain  de  Lille,  op.  citât. 

6.  «  Predicatione  non  débet  habere  in  se  aliqua  scurrilia  vel  puerilia,  vel  rimo- 
rum  melodias  vel  metrorum  consonantias  que  potius  fuerunt  ad  aures  audientium 
demulcendas  quam  ad  animum  informandum;  que  predicatio  theatralis  est  et  anime 
inimica  et  ideo  omnifarie  contemnenda . . .  Predicatio  enim  non  débet  splendere  pha- 
leris  verborum, purpuramentis  colorum  ..  »  Mss.  lat.,  15005,  f°  193;  14886,  f°  299. 


230 


CHAPITRE  III. 


le  prononce,  ne  peut  pas  plaire  à  ceux  qui  l'écoutent;  et 
ce  serait  merveille  si  un  discours  prononcé  par  une 
personne  qui  n'est  point  animée  était  capable  d'animer 
les  autres1.  »  Il  faut  du  nerf,  de  la  chaleur,  de  la  véhé- 
mence et  de  l'onction  :  tout  doit  tendre  à  toucher  les 
cœurs  et  à  faire  couler  les  larmes;  rien  ne  doit  être  né- 
gligé, ni  pathétique,  ni  menaces,  ni  promesses,  quand  il 
s'agit  du  salut  des  âmes'2.  «  Car  il  y  a  une  grande  diffé- 
rence entre  écrire  et  parler.  Celui  qui  écrit  vise  moins  à 
toucher  le  public  qu'à  se  concilier  sa  bienveillance...  Du 
reste,  le  lecteur  peut  revenir  sur  ses  pas,  soit  pour  s'atta- 
cher à  la  force  d'une  pensée,  soit  pour  admirer  la  beauté 
du  style  :  mais  celui  qui  parle  veut  entraîner  ses  audi- 
teurs; il  faut  qu'il  emploie  des  phrases  courtes,  rapides..., 
que  son  discours  se  hâte...,  que  sa  pensée  ne  s'embarrasse 
jamais  dans  de  longues  périodes,  afin  que  l'esprit  de  l'au- 
diteur saisi  l'accueille  avec  transport3.  » 

«  L'orateur  pourra  même  recourir  aux  monuments  de 
l'antique  sagesse  :  saint  Paul  les  a  cités  dans  ses  Epîtres. 
Qu'il  fasse  intervenir  l'autorité  des  philosophes;  il  est 
toujours  permis  d'apporter  une  citation  marquée  à  l'em- 
preinte de  l'originalité...  Mais  que  le  discours  soit  bref  : 
la  longueur  est  mère  de  l'ennui.  Lorsque  le  prédicateur 
verra  les  cœurs  touchés  et  les  yeux  pleins  de  larmes,  les 

1.  Guibert  de  Nogent,  op.  citât. 

2.  «  In  sententiis  débet  baberc  predicatio  pondus,  ut  virtute  sententiarum  ani- 
mos  auditorum  emolliat  et  ad  laciïmas  inoveat,  excitet  menlem,  pariât  contritio- 
nem,  compluat  doctrinis,  intonet  ininis,  blandiatur  promissis,  et  ita  tota  tendat  ad 
utilitatem  proximorum.  »  Mss.  lat.,  15005,  14886,  ibid. 

3.  Arnoul  de  Lisieux,  Sermo  babitus  in  concilio  Turonensi,  Prologus,  Patrol. 
lat.,  CCI.  On  pourrait  comparer  les  ternies  mûmes  de  ce  passage  avec  ceux  qu'em- 
ploie Quintilien,  Institut.  Orat.,  lib.  X  :  «  alia  audicntes,  alia  legentes  magis  adju- 
vant... » 


LES  SEHMONS.  237 

visages  humiliés  cl  contrits,  qu'il  n'enfonce  pas  le  trait 
plus  avant  :  rien  ne  sèche  plus  vite  que  les  larmes1.  » 

Descendons  de  la  théorie  à  la  pratique,  des  manuels 
aux  sermons. 

La  Bible,  le  livre  du  moyen  âge,  est  la  source  à 
laquelle  tous  les  prédicateurs  puisent  abondamment. 
«  Les  deux  Testaments  sont  deux  mamelles  :  que  le 
prédicateur  y  puise2.  »  «  Les  paroles  divines  sont  des 
grains  qu'il  faut  mâcher,  avaler,  s'incorporer3.  »  C'est  là 
seulement  qu'on  doit  chercher  les  preuves  du  dogme,  les 
leçons  de  la  morale  et  le  remède  à  tous  les  maux  de  l'âme. 
«  Vous  trouverez,  mes  frères,  dans  les  saintes  Ecritures 
des  fleurs  variées,  admirables,  capables  de  nourrir  les 
brebis  du  Seigneur  et  de  soutenir  l'âme  fidèle  par  une 
spiritualité  agréable;  là,  vous  aurez  suffisamment  de  quoi 
guérir  les  brebis  malades  et  rassasier  celles  qui  ont  faim; 
là,  vous  rencontrerez  des  récits  simples,  des  mystères 
cachés  sous  l'allégorie,  une  morale  douce,  des  préceptes 
de  vertu,  des  preuves  à  l'appui  de  la  vraie  religion,  des 
exemples  d'une  conversation  sainte  et  pieuse;  vous  verrez 
là  comment  on  peut  enseigner  la  foi  catholique,  réformer 
les  mœurs,  et  montrer  la  manière  de  bien  vivre.  Vous 
jugerez  de  ce  qui  convient  aux  personnes,  aux  lieux,  aux 
temps,  afin  que  selon  les  temps,  les  lieux  et  les  per- 
sonnes, vous  puissiez  être  utiles  à  tous  et  donner  à  chacun 
ce  qui  lui  est  nécessaire4.  » 

1.  «  Potcsl  etiam  ad  cognitionem  dicta  genlilium  interserere,  ac  eliam  Paulus  in 
epistolis  sui<.  Aliquando  philosophoruni  auctoritatem  interserat  plurimorum,  quia 
dégantent  locum  habebit,  si  callida  notum  reddiderit  junctura  novum...  Sit  autem 
sermo  compendiosus,  ne  prolixitas  fastidium  generet.  Postquam  autem  perpenderit 
predicator  animos  auditorum  esse  emollitos,  oculos  profluere  ad  lacrimas,  vultus 
liumiliari,  débet  aliquantulum  immorari...  »  Ms.  lat.,  14886,  f°  210. 

2.  Hildebert,  6a  h.  —  8.  Ibid.,  3*  h.  —  4.  Ibid.,  103»  h. 


"238  CHAPITRE  III. 

Du  reste,  toutes  les  autres  sciences  ne  sont  que  folie  : 
elles  ne  méritent  pas  qu'on  les  nomme.  «  Il  sont  quatre 
escriptures  diverses  :  la  première  escripture  si  est  l'escrip- 
ture  des  sainz  et  des  saintes,  qui  est  apelée  devine  escrip- 
ture. La  seconde  escripture  si  est  de  cels  qui  ben  ne 
croient  mie,  et  ceste  si  est  apelée  apocriphe.  La  tierce 
escripture  si  est  apelée  la  science  des  philosophes,  et 
ceste  science  si  est  apelée  sotie.  La  quarte  escripture  si 
est  de  cels  qui  s'entremetent  del  art  au  deable  :  et  ceste 
science  si  est  apelée  diablerie.  Car  qanque  cil  font  qui 
s'entremetent  de  ceste  science  font  il  de  par  le  diable,  et  li 
diables  oevre  por  els  et  parole  par  els.  Escripture  qui  est 
apelée  escripture  de  philosophie  ne  parole  rien  de  Dieu, 
ne  de  ses  angles,  ne  de  ses  sainz,  ne  de  ses  saintes,  ne  de 
la  gloire  dou  celestiel  raigne,  ne  des  tormenz  d'enfer,  fors 
tant  seulement  de  cest  siècle;  de  quoi  li  apostres  dit  que 
la  sapience  de  cest  siècle  si  n'est  autre  chose  que  sotie 
envers  JhesuCrist.  Et  en  la  science  qui  est  apelée  science 
de  cest  siècle  i  sont  vu  arz  :  c'est  a  savoir,  Gramaire, 
Logique,  Rectorique,  Aiïsnietique,  Géométrie,  Musique 
et  Astronomie.  La  science  de  cest  siècle  dit  aucune  foiee 
voir,  et  si  dit  aucune  foiee  faus,  si  comme  on  trueve  en 
escripture  :  la  science  dou  siècle  est  mout  bele,  mais  ee 
n'est  que  sotie  a  entendre.  Mais  la  divine  escripture  qui 
parole  dou  Pere  et  dou  Fil  et  dou  Saint  Esperit,  et  d'un 
tout  seul  Dieu  et  des  angles  de  paradis  et  des  sains  cl  des 
saintes  et  de  la  gloire  dou  ragne  eclestre  et  des  tormenz 
d'enfer1...  » 

Mais,  une  fois  le  goût  tourné  à  cette  pieuse  mysticité, 

1.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  iris.  fr.  Dl  21,  p.  121;  à  la  suite  des  scrutons  de 
Maurice  de  Sully. 


LES  SEIIMONS. 


les  prédicateurs  ne  commissent  plus  de  bornes;  ils  ne 
savenl  plus  être  sobres  clans  l'interprétation  :  ils  épuisent 
sur  un  texte  tous  les  sens  historiques  et  spirituels.  Cer- 
tains verront,  même  dans  les  moindres  mots  et  dans 
i  liaque  syllabe  du  mot,  des  intentions  cachées  et  des 
significations  mystérieuses:  de  là  naissent  des  arguties 
insaisissables  et  des  efforts  d'esprit  surprenants.  Garnier, 
évèque  de  Langres,  explique  pourquoi  l'âme  s'unit  au 
corps  quarante-six  jours  après  la  conception  :  «  Hujus 
formationis  numerum  nominis  illius  (Adam)  elementa  re- 
présentant. Fit  enim  ex  a,  S,  a,  [/..  AI,  Siv,  item  al,  uxl 
démons trat.  Qwe  si  simul  conjunxeris  et  nomen  Adam  et 
humanœ  formationis  plenitudinem  adimplebit1.  »  Pierre 
Comestor  trouve  naturel  que  l'enfant  pleure  en  naissant, 
«  quia  quotquot  nascuntur  ah  Eva,  clamant  vel  EvelA2.  » 
Selon  Pierre  de  Celle,  Y  Ave  de  l'Annonciation  signifie  : 
«  Vce  Adœ,  vce  Evœ  V  » 

De  tous  les  livres  de  l'Écriture  sainte,  celui  que  les 
prédicateurs  paraphrasent  le  plus  volontiers,  c'est  le 
Cantique  des  Cantiques4,  gracieux  et  naïf  épithalame  du 

t.  24»  h.  —  2.  12*  h.  —3.  W  h. 

i.  On  ne  saurait  dire  combien  nous  avons  de  commentaires  inédits  sur  le  Can- 
tique des  Cantiques.  Ces  commentaires  sont  ordinairement  en  prose,  quelquefois  en 
vers  hexamètres  rimes.  Le  plus  intéressant  de  tous  ceux  que  nous  avons  rencon- 
trés est,  biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat.,  1612  (xve  siècle),  f°  1-33,  sur  deux  colonnes. 
On  lit  à  la  rubrique  du  manuscrit  :  «  Incerti  auctoris  Cantica  Canticorum  brevibus 
nietris  latinis  exposita.  a  Cet  opuscule  est  divisé  en  strophes  de  douze  vers  octo- 
syllabiques,  entremêlés  avec  une  combinaison  rhjthmique  invariable.  Voici  la  pre- 
mière strophe;  l'auteur  affecte  les  diminutifs. 

«  Prefatio  in  opus  sequens  super  Cantica  Canticorum. 

Descen tiens  per  fencstulam  (sic) 
Semel  inventam  paUdam 
In  Salomonis  ortulum, 
De  floribus  coronulam 
Feci  ibi  et  zooulaui, 
Volens  Jarc  munusculum 


240 


CHAPITRE  III. 


mariage  mystique  de  Jésus-Christ  avec  son  Église.  Ils  le 
développent,  ils  l'interprètent  à  l'envi.  Saint  Bernard  est 
le  chef  reconnu  de  cette  pieuse  école.  Un  jour  que  Guerric 
d'Igni,  pressé  par  ses  moines,  ne  savait  comment  expli- 
quer un  verset  du  Cantique  :  «  Notre  maître,  dit-il,  in- 
terprète du  Saint-Esprit,  a  résolu  de  parler  sur  tout  ce 
chant  nuptial;  et  par  ce  qu'il  a  déjà  publié,  il  nous  donne 
l'espérance  que  s'il  arrive  à  l'endroit  dont  vous  désirez 
l'interprétation,  «  jusqu'à  ce  que  le  jour  commence  à 
poindre  et  que  les  ombres  s'inclinent  »,  il  changera  les 
ténèbres  mêmes  en  lumières  pour  notre  intelligence.  Ce 
qui  a  été  dit  ou  ce  qui  sera  dans  les  ténèbres,  il  nous  le 

Virgini  Matri  parvulum 
Naluquc  tu iijiie  singuliim  : 
Per  manum  nieam  gerulani 
Si  acceptet  pailperulum  (sic), 
Me  ditabil  ad  cunmlum 
Animanique  pauperulam  (sic). 

Après  la  préface,  l'auteur  se  retire  et  met  en  scène  divers  personnages  :  la  Vierge, 
le  Christ,  Dieu  le  Père,  les  anges,  les  fidèles,  etc.  Voici  les  principaux  titres  des 
divisions  :  Virgo  de  morte  filii.  Filius  ad  matrem.  Christus  ad  angelos.  Deus  Pater 
ad  populum.  Mater  de  filio.  Christus  ad  pastores.  Angeli  de  Virgine  eunte  ad  cru- 
rem.  Christus  ad  Ecclesiam.  Christus  ad  populum.  Virgo  ad  porulum.  Christus  ad 
matrem.  Vox  penitenlis.  Virgo  ad  pastores.  Pastores  ad  virginem.  Respondet  Virgo. 
Christus  ad  angelos.  Filii  Adam  de  ortu  Virginis.  Christus  ad  aniiuaiu.  Gabriel  ad 
Virginem.  Virgo  ad  angelum.  Christus  de  Ecclesia.  Ad  impedientes  spiritalcs.  Virgo 
de  Ecclesia...  Après  tous  ces  dialogues,  le  Christ  va  se  retirer  pour  travailler  au 
salut  des  pécheurs;  il  demande  une  dernière  parole  à  sa  mère.  La  mère  lui  répond 
(Mater  ad  filium)  : 

Suge,  tlilccte  mi,  cito. 
De  meu  bcneplacito 
Est  quod  tu  velis  salvarr 
Omiics  gentes,  supposito 
Quod  a  SUO  illicilo 
Huiniles  velint  cessarc. 
Capree  assimilare 
Scienti  se  foslinare, 
llinnuloque  Indomlto 
Cervorum  iioleuli  starc 
Super  montes  vcl  pausafe 
Aromatum.  lit  pergito. 

On  voit  que  l'auteur  s'applique  à  faire  parler  les  personnages  avec  les  termes 
mêmes  du  Cantique. 


LES  SEHMONS.  "241 

dira  dans  la  lumière.  Vous  dire/,  el  vous  aurez  raison  de 
le  dire,  que  vous  rejetez  mes  vieilleries,  ces  interpréta- 
tions nouvelles  vous  arrivant'.  » 

Une  paraphrase  faite  par  le  saint  devenait  aussi  sacrée 
que  le  texte  lui-même  :  personne  n'avait  la  pensée  d'es- 
sayer une  nouvelle  explication.  «  Ce  qu'il  y  aurait  à 
dire  sur  la  beauté  de  l'Epouse  a  été  développé  en  son 
lieu,  avec  soin,  avec  étendue.  Un  homme  aussi  savant 
qu'éloquent,  saint  Bernard  l'a  expliqué  dans  ses  homé- 
lies, de  telle  sorte  qu'il  ne  convient  pas  que  je  le  touche 
du  doigt'2.  »  Lorsqu'il  s'agit  de  fixer  les  dispositions  né- 
cessaires à  cette  interprétation  délicate,  ce  sont  les  règles 
données  par  le  saint  qu'on  répète  :  la  pureté  du  cœur,  le 
recueillement  5,  et  surtout  l'amour  divin.  «  Dans  cet  épi- 
thalame  l'amour  parle  partout,  et  si  quelqu'un  veut  en 
acquérir  l'intelligence,  il  faut  qu'il  aime.  En  vain  celui 
qui  n'aime  pas  écoutera  ou  lira  ce  cantique  d'amour  :  les 
discours  enflammés  ne  peuvent  être  compris  par  une  âme 
froide.  Car,  comme  la  langue  grecque  ou  latine  ne  peut 
être  entendue  de  ceux  qui  ne  savent  ni  le  grec  ni  le  latin, 
ainsi  en  est-il  de  ce  langage  d'amour  :  il  est  étrange  et 
barbare  à  ceux  qui  n'aiment  pas,  il  ne  frappe  leurs  oreilles 
que  de  sons  vains  et  stériles,  comme  celui  de  l'airain  et 
des  cymbales.  Mais,  parce  que  ces  sentinelles  ont  appris 
du  Saint-Esprit  à  aimer,  elles  entendent  le  langage  du 
Saint-Esprit  et  peuvent  répondre  sur-le-champ  aux  pa- 
roles d'amour  qui  leur  sont  dites  et  y  répondre  en  la 
même  langue,  c'est-à-dire  par  des  sentiments  d'amour  et 
par  des  devoirs  de  piété4.  » 

1.  3*  h.,  in  Natali  Apostolorum. 

2.  Gislcbert  de  Hoy,  22a  h.  —3.  Serra.  1,  in  Cantica.  —  4.  Serm.  79,  in  Cantica. 

16 


CHAPITRE  III. 


Quoique  fidèles  aux  mêmes  principes,  tous  les  prédica- 
teurs n'ont  pas  ce  parfum  de  pudeur  séraphique  avec  cet 
élan  de  l'âme  au-dessus  des  choses  créées.  Ils  laissent 
parfois  échapper  des  expressions  qui  rappellent  trop 
l'objet;  ils  bâtissent  des  sermons  sur  des  subtilités  ridi- 
cules, ou  ils  descendent  à  des  comparaisons  qui  blessent 
les  convenances  et  choquent  le  sens  commun1. 

Le  Cantique  des  Cantiques  était  expliqué  aux  moines  : 
les  évangiles  apocryphes  furent  trop  souvent  racontés  au 
peuple.  Certains  prédicateurs  tenaient  moins  compte  de 
l'authenticité  des  Écritures  que  du  goût  de  leurs  auditeurs 
passionnés,  comme  les  premiers  chrétiens,  pour  les  lé- 
gendes apostoliques. 

Vis-à-vis  tous  les  dieux  dont  les  cultes  païens  peuplaient 
l'univers,  l'imagination  des  premiers  fidèles  avait  besoin 
de  se  prendre  au  merveilleux.  Et  quel  temps  prêta  plus 
aux  prodiges?  Les  martyrs  mouraient  chaque  jour,  en 
mourant  ils  convertissaient  leurs  bourreaux;  les  apôtres 
parcouraient  en  vainqueurs  tous  les  pays  du  monde,  ils 
échappaient  à  la  rage  des  persécuteurs,  aux  fureurs  de 
l'Océan  :  grâce  à  la  protection  divine,  ils  semblaient  com- 
mander à  toutes  les  forces  humaines.  Une  piété  trop 
simple  a  jouta  au  récit  vrai  de  ces  miracles  mille  aventures 
bizarres,  auxquelles  l'émotion  religieuse  prête  un  charme 
naïf  et  quelquefois  touchant. 

Le  douzième  siècle  était  aussi  l'époque  de  la  crédulité 
populaire.  Le  surnaturel  était  partout,  dans  les  apparitions 
de  la  Vierge,  dans  les  sortilèges  et  les  évocations  de  Satan, 

1.  Voyez,  parex.,  Gislebert  de  Hoy,  serin.  31,  inCantica.  — Le  Cantique  des  Can- 
tiques devint  si  populaire  à  cette  époque  qu'on  le  traduisit  en  roman.  Les  statuts 
de  l'ordre  de  Citcaux  ordonnent,  en  1200,  de  brûler  tous  les  exemplaires  de  cette 
traduction.  Martèue,  Thés.  nov.  Anecd.,  IV,  1295. 


LES  SERMONS. 


-243 


comme  dans  les  moindres  événements  de  la  vie  pratique. 
Avec  quels  transports  on  accueillait  toutes  ces  histoires 
surchargées  de  faits  mystérieux!  Rien  de  plus  attrayant 
pour  les  fidèles  que  le  Diable  à  genoux  aux  pieds  des 
apôtres,  les  enchanteurs  confondus,  les  serpents  endor- 
mis, les  éléments  domptés,  les  lois  du  monde  physique  et 
du  monde  moral  suspendues,  au  seul  nom  de  la  foi  chré- 
tienne. Les  artistes  s'empressaient  d'inscrire  sur  les  portes 
ogivales  ces  petites  épopées  légendaires,  et  les  prédicateurs 
les  racontaient  dans  leurs  homélies.  Ils  glissent  volon- 
tiers sur  les  discours,  sur  les  tableaux,  sur  les  portraits  ; 
peu  leur  importe  les  noms  propres,  ils  diront  Acharot' 
pour  Astaroth,  Arozoes2  pourZaroës;  ils  brouillent  les 
pays  et  les  personnages,  saint  Siméon  et  saint  Jude  com- 
battront les  Mahométans3  :  ce  qu'ils  cherchent,  ce  qu'ils 
veulent,  ce  sont  des  prodiges,  et  les  plus  dramatiques  et 
les  plus  étranges.  En  deux  pages,  ils  résument  vingt  cha- 
pitres. Nous  savons  immédiatement  quel  était  saint  Ma- 
thieu, d'où  il  venait,  où  il  prêchait,  comment  il  triompha 
de  deux  «  anchanteors:  cil  se  muoient  en  diverses  formes 
et  enfantosmoient  les  genz  et  se  fesoient  croire  et  aorer 
comme  Dieu4.  »  «  Hébergiez chiés  le  seneschal  de  la  terre 
qui  crestiens  estoit,  »  il  délivre  pour  toujours  le  pays  des 
serpents  qui  l'infestaient,  «  li  serpent  s'en  tornèrent,  onques 
puis  ne  furent  veu  »,  ressuscite  le  fils  du  roi,  convertit 
toute  la  maison  et  donne  le  voile  à  la  princesse,  ce  Li  rois 
et  la  roine  crurent  en  Dieu  et  se  firent  baptisier,  et  une 
fille  qu'il  avoient  li  apostres  la  fit  nonnain  et  li  donna  voile 

1.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  fr.,  Dl  - 1 ,  p.  89,  «  de  S.  Bartremiu;  »  à  la  suite 
des  sermons  de  Maurice  de  Sully. 

2.  «  De  S.  Mahiu  »,  p.  93,  ibid.  —  3.  Ibid,,  p.  86.  —  4.  Ibid.,  p.  93, 


244 


CHAPITRE  111. 


et  en  firent  espouse  Jesucrist.  Li  rois  et  la  roinemorurent 
et  furent  sauf  par  vraie  créance.  Uns  autres  rois,  qui  avoit 
non  Yrtacus,  voloit  la  pucele  avoir  a  famé.  Li  apostres 
dist  qu'il  ne  la  pooit  avoir  a  famé,  qu'ele  estoit  espouse 
a  Dieu,  ne  autres  que  Dex  ne  l'auroit  ja.  Li  rois  qui  por  ce 
ha'oit  l'apostre  lefistgaiter;  ljor  comme  il  vint  en  aflicions, 
4  jor,  devant  1  autel,  1  bediax1  vint  que  li  rois  i  envoia, 
et  le  feri  d'un  glaive  par  mi  le  cors  :  par  tel  martire  si 
transi...  » 

D'autres  fois,  quand  la  matière  est  abondante,  les  pré- 
dicateurs s'arrêtent  au  premier  chapitre  de  l'apocryphe  et 
de  là  passent  au  dernier.  Tel  est  le  sermon  sur  la  fête  de 
saint  Thomas.  Rien  de  plus  féerique  :  on  dirait  d'un  conte 
oriental.  Il  y  a  un  palais  tout  d'or  et  de  pierreries,  un 
festin  de  noces  chez  le  roi,  une  jeune  fille  qui  chante  en 
hébreu,  des  incidents  imprévus,  subits,  tragiques,  des 
coups  de  baguette  qui  remuent  ciel  et  terre.  «  Sainz  Tho- 
mas preescha  en  Ynde.  Uns  seneschaus  le  roi  d'Inde  estoit 
venuz  en  Surie  querre  un  sage  maistre  qui  seust  faire 
1  riche  palais  au  roi  d'Inde.  Nostresire  parla  a  lui  et  dist: 
Je  vos  en  ai  1  bontrové.  Dont  apela  saint  Thomas  et  dist  : 
Thomas,  va ten  avec  cest  home.  —  Sire,  dit  sainz  Thomas, 
envoie  moi  la  ou  tu  veuz,  mais  qu'en  Inde.  —  En  Ynde 
iras,  dist  nostre  sires.  Va  t  en,  car  je  sui  avec  toi,  et  re- 
venras  a  moi  par  martire.  —  Sire,  dit  il,  tu  iés  messires  : 
ta  volenté  soit  faite.  Sainz  Thomas  s'en  ala  avec  le  senes- 
chalets'en  vindrent  en  Ynde. Le  jor  qu'il  vindrentsi  fesoil 
li  rois  noces  d'une  siue  fille.  Li  scneschax  et  sainz  Thomas 
entrèrent  cnz  et  s'asissent  au  mengier.  Li  apostres  ne 
menjoit  mie;  ainz  regardoit  vers  le  ciel  et  oroit.  Si  enten- 

1.  Soldat. 


LES  SERMONS.  245 

doit  a  la  foiee  a  une  pucele  en  bien  qui  chantoil  au 
mengier  e1  disoil  en  ebriu  et  disoit:  Uns  est  Dexdesebrius 
<|iii  créa  toutes  choses.  Li  apostres  entendi  ;i  la  chançon 
qui  mont  li  plesoit.  Cil  qui  servoit  de  la  coupe  devant  lui, 
regardoit  qu'il  ne  bevoit  ne  ne  menjoit  en  si  grant  leste;  si 
le  l  i  nt  a  grant  eschar1,  cil  destent  la  paume  et  fiert  l'apostre 
en  la  face.  Et  li  apostres  li  dit  en  ebriu:  Mclz  te  vient 
que  tu  le  compères  en  cest  siècle  que  en  l'autre  ;  je  ne  me 
lèverai  de  ci  devant  que  cestc  main  dont  tu  m'as  feru  me 
soit  ci  aportée  devant  moi  tote  scnglante.  Mais  nus  ne  l'en- 
tendi,  fors  que  la  pucele  qui  chantoit.  Cil  qui  l'avoit  feru 
s'en  ala  lues2  a  une  fontaine  refroidier  sa  coupe.  Estes  i 
jos3i  sarpent  qui  l'envaï  etli  derompi  toz  les  menbres  don 
cors,  et  puis  but  son  sanc  et  s'en  ala.  Uns  noirs  chiens  vint 
après  qui  aporta  la  main,  celi  du  quen 4,  mi  la  sale,  voiant 
touz.  Adonc  dist  la  pucele,  oianttouz,  que  a  l'eure  que  cil 
le  feri  dit  il  bien  que  ce  li  avenroit  :  Et  ben  sachiez,  dit  ele, 
qu'il  est  hom  de  par  Dieu.  Li  rois  qui  son  palais  avoit  a 
faire,  devoit  aler  en  i  autre  païs.  Mais  ainz  qu'il  meust,  il 
devisa  l'uevre  a  l'apostre  si  com  il  vout,  et  li  laissa  grant 
avoir  por  ovrer.  Il  s'en  ala,  et  li  apostres  prist  l'avoir  et  le 
départi  as  povres,  après  preescha  par  la  terre  et  fonda 
églises  et  ordenes  [ordena]  clercs  etprevoires.  Li  rois  de- 
moraii  ans,  et  qant  il  revint  et  il  ne  trova  son  palais  fait. 
Si  s'encoroça  et  fist  mètre  l'apostre  en  prison.  Et  avint 
que  li  frères  le  roi  fu  malades,  e  fu  ses  esperiz  raviz  el  ciel. 
La  vit  il  il  riches  palais  d'or  et  de  pierres  précieuses  que 
li  angle  avoient  fait  ou  ciel  par  la  mérite  saint  Thomas. 
Et  qant  li  esperiz  li  fu  rentrez  ou  cors,  si  manda  le  roi  son 
frère  et  li  dit:  Por  quoi  tenez  vos  l'ami  Dieu  en  prison? 

1.  Moquerie.  —  2.  Aussitôt.  —  3.  Là,  en  bas.  —  4.  Celle  du  comte. 


§46 


CHAPITRE  III. 


J'ai  veu  le  riche  palais  d'or  et  de  pierres  précieuses  qu'il 
vosafaitlassus1.  Lors  laissa  li  rois  aler  l'apostre  si  comme 
devant  :  Tant  que  en  la  fin  il  fn  menez  en  i  temple  por 
aorer  les  simulacres  dou  soleill  qui  la  estoient.  Et  li 
apostres  commanda  lues  au  diable  qui  enz  estoit  qu'il  en 
issist  fors  et  c'on  froast  son  habitacle,  et  il  si  fist  lues 
tout  en  pièces.  Li  maloiz  prestres  qant  il  vit  ce,  il  sot  ben 
que  gaainz  et  s'ofrande  apetiçoit,  si  prist  une  lance  et 
dit  :  Je  vengerai  les  torz  faiz  de  mon  dieu.  Si  en  feri 
l'apostre.  Par  tel  martire  transi  li  apostres  de  cest  siècle. 
La  feste  nos  vos  commandons  a  garder2.  » 

D'après  cet  évangile,  saint  Thomas  prêche  et  meurt 
dans  les  Indes  :  Abdias  donnerait  raison  aux  Portugais  qui 
prétendent  avoir  trouvé  le  corps  du  saint  à  Méliapour. 
Une  discussion  plus  grave  encore  s'est  élevée  au  sujet  de 
saint  Jacques  le  Majeur,  fils  de  Zébédée  et  frère  de  saint 
Jean.  A-t-il  été  le  premier  apôtre  de  l'Espagne?  Et,  puis- 
qu'il est  certain  qu'il  est  mort  à  Jérusalem,  pourquoi  son 
corps  se  trouve-t-il  à  la  cathédrale  de  Compostelle,  comme 
le  prétendent  les  Espagnols?  Que  d'ouvrages  cette  dispute 
a  fait  naître!  Voici  par  quels  événements  merveilleux  les 
prédicateurs  concilient  le  martyre  de  saint  Jacques  à 
Jérusalem  et  la  présence  de  son  corps  en  Galice. 

«  Geste  leste  si  est  de  saint  Jaque  que  on  requiert  en 
Galice,  frères  saint  Jehan  l'Evangelistre.  Herodes  Agripa 
li  niés  au  viel  Herode  li  fit  le  chief  coper.  Il  avoit  prees- 
chié  en  Espaignc  :  ains  n'i  converti  i  seul  home.  Qant  il 
ot  le  chief  copé,  si  desciple  Hermegenes  et  Philetes3  se 

1.  En  haut. 

2.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  fr.,D121,  p.  109.  Voyez  Histoire  de  saint  Tho- 
mas d'après  l'histoire  apostolique  d'Abdias,  ch.  II,  m. 

3.  Hcnnogènes  et  Philétas. 


LES  SERMONS.  Ul 

misent  en  mer  a  tout  le  cors  en  nef,  sanz  voile  et  sanz 
aviron,  et  se  commandèrent  a  Dieu  et  a  sa  volonté.  Il  alè- 
rent  en  Espaigne  el  mirent  le  cors  sor  1  char  et  l'enine- 
nèrent  duqau  palais  la  roine  d'Espaigne  et  de  Galice  qui 
mescreanzet  maie  famé  estoit.  Il  descendirent  le  cors  et 
le  misent  sor  1  dur  marbre  qui  ilec  devint  aussi  mox 
comme  paste  et  soufaucha  a  la  mesure  dou  cors  ausi 
comme  fesist  une  couste  de  plume.  La  roine  qui  vit  cest 
miracle  se  converti  et  fist  faire  lués  de  son  palais  1  mous- 
tier.  Elesefist  baptisier  et  toute  samaisnie,  puis  prees- 
chièrent  si  decisple  par  la  terre  et  convertirent  la  gent. 
Ore  est  sovent  requis  en  Composterne  ou  il  gist.  Il  fu 
cousins  germains  NostreSeignor  et  estdesxn  apostres  '.  » 

Les  Pères  étaient  sans  doute  moins  cultivés  que  l'Écri- 
ture sainte  ;  ils  l'étaient  cependant  beaucoup  plus  que  ne 
l'insinue  l'Histoire  littéraire2.  Tous  les  manuels  recom- 
mandent de  citer  leurs  témoignages ,  et  saint  Bernard 
avait  coutume  de  dire  qu'il  avait  puisé  tout  ce  qu'il  savait 
dans  leurs  écrits. 

Les  Pères  de  l'Église  grecque  paraissent  avoir  été  in- 
connus au  douzième  siècle.  Les  Pères  de  l'Église  latine 
les  plus  cités  sont,  avec  saint  Augustin,  que  les  Victorins 
aiment  avec  une  prédilection  toute  filiale  et  que  saint 
Bernard  suit  plus  que  tous  les  autres,  saint  Benoît,  Bède 
le  Vénérable  et  saint  Grégoire  le  Grand.  Ils  sont  entourés 
tous  les  trois  d'une  profonde  vénération;  leurs  paroles 
exercent  une  autorité  souveraine  :  on  rencontre  leurs 
noms  presque  à  chaque  page  des  sermonnaires. 

Ce  ne  fut  point  le  hasard  qui  donna  à  ces  trois  grands 
maîtres  un  crédit  si  considérable  alors:  leur  prééminence 

1.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  fr.,  D121,  p.  86.  —  2.  Hist.  litt.,  IX,  206. 


248 


CHAPITRE  111. 


était  fondée  sur  des  rapports  intimes  de  mœurs  etd'esprit. 
Saint  Benoît,  le  nouveau  Moïse,  quoique  enseveli  dans  la 
tombe  depuis  des  siècles,  dominait  le  moyen  âge  de  toute 
sa  hauteur  de  géant.  L'admiration  générale  le  plaçait  le 
premier  au  ciel,  avant  saint  Pierre,  avant  les  apôtres, 
avant  saint  Augustin1,  debout  à  la  tête  de  ses  vaillantes 
légions  monastiques.  Or,  ces  soldats  du  Christ,  dont 
Cîteaux  fut  la  plus  brillante  et  la  plus  féconde  génération, 
n'avaient  tous  qu'une  discipline,  une  loi,  un  mot  d'ordre  : 
la  Règle  de  Saint-Benoît2,  code  immortel  que  méditait 
Charlemagne  et  sous  lequel  se  sont  courbées,  à  toutes  les 
époques,  de  nobles  têtes  et  des  intelligences  d'élite.  Les 
moines,  les  curés3,  la  citaient  dans  la  chaire  à  côté  de 
l'Écriture  Sainte,  comme  une  parole  inspirée,  ou  tout  au 
moins  comme  l'œuvre  d'un  génie  incommensurable  et 
d'une  sainteté  sans  exemple.  Saint  Bernard  lui-même  se 
sentait  écrasé  sous  le  nom  seul  de  saint  Benoît.  «  Le  nom 
de  saint  Benoît  est  celui  de  notre  chef,  de  notre  maître, 
de  notre  législateur.  Moi-même  je  me  sens  rempli  de 
bonheur  à  son  souvenir,  bien  que  j'ose  à  peine  prononcer 
le  nom  de  ce  bienheureux  Père.  En  effet,  à  son  exemple, 
j'ai  avec  vous  renoncé  au  monde  et  embrassé  la  vie  mo- 
nastique, et  même  j'ai  de  plus  avec  lui  quelque  chose  que 
vous  n'avez  pas  :  comme  lui,  j'ai  le  titre  d'abbé.  Il  fut 
abbé,  et  moi  je  le  suis  aussi!  Quel  abbé  et  quel  abbé  ! 
Pour  les  deux  le  nom  est  le  même,  niais  dans  l'un  des 

1.  «  Tune  stabit  beatus  Benedictus  pro  suis  monacbis,  beatus  Augustinus. . . 
beatus  Petrus  et  omnes  apostoli...  »  Hugues  de  Saint-Victor,  ms.  lat.,  14834, 
83*  h. 

2.  «  Rectissimam  habemus  viam  qua  illuc  perveniamus  :  Regulam  videlicet  et 
doctrinam  ejus...  «  Alerède,  6a  h. 

3.  Raoul  Ardent. 


LES  SERMONS.  2i9 

deux  il  n'y  a  que  l'ombre  de  ce  grand  nom.  Le  minislnv 
est  le  même,  mais  hélasl  malheureux  homme  que  je  suis! 
combien  différents  sont  les  ministres,  combien  différente 
leur  administration!  Malheur  à  moi,  si  je  suis  aussi  loin 
de  vous  dans  l'autre  monde,  ô  bienheureux  Benoit,  que  je 
le  suis  en  celui-ci  '  !  » 

Bède  le  Vénérable  avait  possédé,  au  degré  le  plus  é  mi- 
nent, les  deux  qualités  que  le  moine  poursuit  toute  sa  vie: 
La  vertu  et  la  science.  Il  avait  connu  tout  ce  qu'on  pouvait 
connaître  alors  et  il  avait  vécu  dans  l'austérité  du  cloître  : 
il  avait  été  un  grand  savant  et  un  humble  religieux.  Il  fut 
le  plus  sagace  commentateur  de  l'Écriture  Sainte;  il  prit 
à  tâche  de  former  de  ses  livres  et  de  ses  homélies  un  tissu 
de  citations  tirées  des  Pères,  il  y  mêla  les  subtilités  et  le 
raffinement  d'un  scoliaste,  en  sorte  que  le  prédicateur, 
en  les  ouvrant,  trouvait  devant  lui  l'enseignement  de  la 
foi  et  la  tradition  de  l'Église  exposés  selon  le  goût  des 
scolastiques.  C'était  Bède  qu'Abélard  lisait  avec  tant  de 
passion  lors  de  son  second  séjour  à  Saint-Denis. 

Saint  Grégoire  le  Grand,  le  serviteur  des  serviteurs  de 
Dieu,  composa  des  homélies  remarquables  par  la  solidité 
de  la  doctrine.  Il  avait  fait  en  outre  un  recueil  des  miracles 
opérés  pendant  l'invasion  des  Lombards;  il  avait  môme 
réuni,  sous  le  titre  de  Dialogues,  une  série  de  faits  mer- 
veilleux, où  le  moyen  âge  ne  cessa  de  puiser  abondam- 
ment. Il  laissa  aussi  des  Morales  et  un  Pastoral,  traités 
qui  renferment,  l'un  des  leçons  instructives  sur  les 
mœurs,  et  l'autre  sur  le  gouvernement  des  âmes.  Guibert 
de  Nogent  ne  connaît  aucun  ouvrage  plus  propre  à  dévoi- 
ler tous  les  secrets  du  cœur  humain2. 


1.  Serm.  in  Natali  S.  Benedicti.  —  2.  Guibert  de  Nogent,  op.  citât. 


250  CHAPITRE  III. 

Les  prédicateurs  prenaient  à  ces  Pères  tantôt  quelques 
paraphrases  courtes  et  saisissantes,  tantôt  des  sentences 
morales.  Ils  leur  empruntaient  aussi  quelquefois  des  dé- 
veloppements entiers  sur  un  texte  et  récitaient  plusieurs 
pages  de  suite  sans  interruption1.  Enfin,  ils  choisissaient 
parmi  les  légendes  du  livre  des  Dialogues  celles  qui  rap- 
pelaient en  traits  les  plus  forts  la  lutte  interminable  de 
l'homme  et  du  Diable2.  Reproduction  peut-être  trop  ser- 
vile,  imitation  trop  fréquente,  qui  fait  perdre  aux  auteurs 
une  partie  de  leur  originalité. 

Outre  les  citations  des  Pères,  les  prédicateurs  reprodui- 
sent encore  les  témoignages  des  auteurs  profanes.  Mais 
au  lieu  d'en  user  toujours  avec  une  sage  réserve,  ils 
prennent  quelquefois  plaisir  à  étaler  une  érudition  con- 
fuse, banale,  insipide.  Pierre  Comestor  est  le  modèle  le 
plus  achevé  des  prédicateurs  qui  s'appliquent  à  faire  ces 
compilations  barbares.  Il  réunit  dans  un  bizarre  amal- 
game Ovide,  Horace,  Virgile,  Térence,  Prudence,  Varron, 
Platon,  Aristote,  Pline  l'Ancien,  Élien,  Lucain,  Cicéron, 
Festus,  Stace,  Quinte-Curce,  Sénèque  qu'on  appelle  par 
antonomase  le  philosophe  :  dans  quelques  lignes  il  trouve 
moyen  de  les  citer  presque  tous3.  Raoul  Ardent,  ce  pas- 
teur apostolique,  introduit  les  sentences  des  poètes  les 
plus  frivoles  à  côté  des  pures  maximes  de  la  foi,  il  ex- 
plique les  mystères  sacrés  par  des  vers  de  Juvénal  et 
d'Horace,  il  se  complaît  à  citer  les  Amours  d'Ovide4. 

1 .  Cette  méthode  est  surtout  pratiquée  par  Abélard. 

2.  Raoul  Ardent  raconte  quelquefois  deux  légendes  de  suite  tirées  de  la  même 
source;  les  Victorins  citent  également  beaucoup  de  ces  histoires. 

3.  42*  h.  in  fine. 

4.  Il  cite  Virgile,  30*  h.,  de  Tempore,  23*  et  31*,  in  Epist.;  —  Juvénal,  13*,  de 
Sanctis;  —Lucain,  13*,  in  Epist.,  2*  pars;  —  Horace,  19*,  de  Sanctis,  U*et8*,  in 
Epist. ,3*,  25*,  36',  40*,  in  Epist.,  2*  pars;  —  Ovide,  1*,  15*.  18*,  in  Epist.,  2*  pars. 


LES  SERMONS.  251 

En  général,  les  poètes  reviennent  beaucoup  plus  souvent 
que  les  prosateurs;  et  comme  c'est  presque  toujours  avee 
les  mômes  passages,  on  peut  supposer  qu'ils  étaient  tous 
classés  dans  des  lexiques.  Les  citations  indiquent  aussi 
que  les  éléments  de  l'hébreu  et  du  grec  n'étaient  pas 
inconnus1.  Mais  ce  ne  sont  là,  il  est  vrai,  que  des  mois 
isolés  qui  ne  dépassent  guère  les  premières  notions,  et 
qui,  d'ailleurs,  reproduisent  les  étymologies  de  saint 
Isidore  de  Séville. 

Cependant  ce  mélange  du  sacré  et  du  profane  n'est  pas 
un  fait  général  dans  nos  sermonnaires.  On  a  eu  tort2  d'ap- 
pliquer à  tous  les  prédicateurs  sans  distinction  le  défaut 
particulier  à  un  petit  nombre.  La  chaire  blâme  souvent 
cette  licence,  et  se  montre  môme  à  cet  égard  scrupuleuse 
à  l'excès.  Raoul  Ardent,  qui  aime  les  poètes,  condamne 
sans  retour  les  comédies  et  les  vers,  au  nom  de  la  reli- 
gion3, comme  Bossuet  qui  affecte  du  dédain  pour  la 
poésie4  et  que  les  réminiscences  d'Homère  réveillent  en 
sursaut.  «  Autrefois,  dit  Nicolas  de  Glairvaux,  Tullius  me 
plaisait,  Virgile  me  charmait  :  c'était  comme  deux  si- 
rènes qui  pour  ma  perte  m'avaient  enchanté  par  la 
douceur  de  leurs  voix;  mais  maintenant  tout  m'est  insi- 
pide dès  que  je  n'y  trouve  pas  le  nom  de  Jésus5.  »  «  Enfin 
j'ai  donc  laissé  là  les  fictions  des  poêles,  fictions  compa- 
rables aux  coassements  des  grenouilles.  Je  ne  navigue 
plus  sur  les  pâles  sophismes  des  rhéteurs,  sophismes  haïs 
du  Seigneur.  J'ai  dit  adieu  aux  conjectures  pompeuses  des 
philosophes  :  les  Académiciens,  qui  sont  les  plus  habiles 

1.  Voyez  Raoul  Ardent,  Garnier  de  Langres,  Pierre  de  Celle,  Pierre  Comestor. 
Ernauld  de  Bonneval,  passim. 

2.  Hist.  litt.,  IX,  182.—  .3.  27"  h.,  de  Tempore;  2a  h.,  in  Epist.  et  Evang. 

4.  Traité  de  la  Concupiscence,  ch.  XXVIII.  —  5.  Serm.  18,  de  Nativitate  Domini. 


252 


CHAPITRE  111. 


d'entre  eux,  ont  confessé  que  la  vérité  était  cachée  au 
fond  d'un  abîme.  J'ai  renoncé  à  la  langue  de  la  vanité 
pour  suivre  la  langue  de  la  vérité1.  »  C'est  Hildebert  qui 
s'accuse  d'avoir  consacré  quelque  temps  aux  belles-lettres 
et  à  la  philosophie.  «  Non,  ce  n'est  point  dans  les  fictions 
des  poêles,  s'écrie  Etienne  de  Tournay,  ce  n'est  point  dans 
les  opinions  des  philosophes,  ni  dans  les  règles  de  Pris- 
cicn,  ni  dans  les  lois  de  Justinien,  ni  clans  la  doctrine  de 
Gallien,  ni  dans  les  fleurs  de  la  rhétorique,  ni  dans  les 
labyrinthes  d'Aiïslote,  ni  dans  les  problèmes  d'Euclide, 
que  le  chrétien  doit  placer  ses  études  et  perdre  son  temps, 
encore  moins  le  religieux,  encore  moins  le  chanoine.  Sans 
doute,  j'en  conviens,  ces  arts  peuvent  aiguiser  l'esprit, 
aider  même  à  l'intelligence  des  Ecritures  :  mais  alors, 
selon  la  parole  du  philosophe,  saluons-les  du  seuil  de  la 
porte.  Quelle  utilité  pourrions-nous  en  retirer,  quand  les 
auteurs  eux-mêmes,  au  dire  du  philosophe,  s'adonnaient 
aux  vices  les  plus  honteux?  Enfin  la  lecture  des  païens 
n'éclaire  point  notre  intelligence;  elle  la  couvre  de  ténè- 
bres. Au  contraire,  la  loi  du  Seigneur  est  immaculée  : 
méditez-la,  ensuite  vous  prêcherez2.  » 

Des  religieux  résistaient  au  charme  delà  littérature  pro- 
fane, comme  autrefois  saint  Jérôme,  par  la  pénitence:  ils 
enseignaient  les  moyens  de  vaincre  cette  tentation  :  «  Si 
l'amour  des  lettres  vient  à  vous  tenter,  rappelez-vous 
qu'ordinairement  les  ignorants  vont  au  ciel  cl  que  les 
litlérateurs  sont  très-souvent  damnés3.  » 

1.  Hildebert,  fiO"  h.,  de  Sanctis. 

2.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  lat.,  Dl 27,  f  25. 

3.  «  Quod  si  anior  litterarum  te  tenlaverit,  illud  primum  recelé  quoniam  indocli 
plerumque  celnni  rapilMt  et  viri  periti  cnm  litterarum  notitia  niulloties  ad  profllD- 
dum  inferni  desecudunt.  •>  Absalon,  ms.  lat.,  14525,  5"  h. 


LES  SERMONS.  253 

Ces  réclamations  furent  presque  inutiles.  Les  textes 
profanes  finiront  par  envahir  la  chaire  :  an  treizième 
siècle,  ils  seront  de  mise  à  eôté  des  textes  sacrés. 

Les  images  et  les  comparaisons  reviennent  plus  sou- 
vent  que  les  citations.  Les  prédicateurs  tirent  du  spec- 
tacle de  la  nature  de  nombreuses  similitudes.  Et,  en  effet, 
la  création  ne  doit-elle  pas  servir  à  Caire  aimer  le  Créa- 
teur ?  «  Autant,  dit  Hugues  de  Saint-Victor,  il  y  a  de  pro- 
priétés dans  les  objets  visibles  et  corporels,  soit  dans 
leurs  qualités  internes,  soit  dans  leurs  qualités  externes, 
autant  on  peut  trouver  d'applications  pour  la  vie  inté- 
rieure de  l'âme1.  »  «  L'homme  terrestre,  dit-il  encore, 
qui,  plongé  dans  les  ténèbres  de  l'aveuglement,  ne  consi- 
dère dans  ce  monde  que  l'apparence,  qui  admire  la  hau- 
teur des  cieux,  l'immensité  de  la  terre,  l'éclat  des  sphères 
lumineuses,  la  verdure  des  plantes,  la  variété  infinie  des 
animaux,  la  masse  des  montagnes,  le  cours  des  fleuves, 
et  qui  ne  remarque  pas  ce  que  tous  ces  objets  renferment 
de  divin,  cet  homme  est  semblable  au  laïque  qui,  trou- 
vant une  bibliothèque  toute  neuve,  parfaitement  com- 
posée, enrichie  d'or,  de  couleurs,  de  peintures  et  d'enlu- 
minures, l'ouvre,  la  contemple,  vante  la  forme  des  lettres, 
loue  les  dessins,  les  pierreries,  et  ne  se  soucie  pas  de 
connaître  la  sagesse  qu'elle  renferme2.  » 

Partis  de  ce  principe,  les  prédicateurs  nous  offrent  une 
série  d'heureuses  comparaisons,  dont  le  charme  et  la 
grâce  rappellent  souvent  le  style  de  saint  François  de 
Sales.  L'intelligence,  par  exemple,  appliquée  à  des  études 
mauvaises,  sera  un  hameçon  d'or  plongé  dans  l'eau  fan- 

1,  Hugues  de  Saint-Victor,  ms.  lat.,  14934,  f  64. 

2.  Ibid,  f>  70. 


"254  CHAP1TKE  [II. 

geuse  l.  La  vie  spirituelle  est  un  arbre  verdoyant  :  sa 
racine,  source  de  vie,  signifie  l'espérance  du  ciel  ;  ses 
rameaux  qui  s'étendent  au  loin,  la  douce  charité  qui  se 
prodigue  ;  le  parfum  de  ses  fleurs,  la  bonne  renommée, 
récompense  de  la  vertu  '2.  L'âme  fidèle,  c'est  une  abeille 
qui  butine  et  fait  peu  à  peu  son  miel  pour  l'éternité3. 
«  Le  mauvais  moine  est  en  tout  semblable  aux  autres, 
lorsqu'il  est  sous  la  conduite  de  l'abbé,  sous  la  discipline 
et  sous  la  règle;  ses  habitudes,  ses  mœurs,  n'ont  rien  de 
blâmable  :  mais  que  l'occasion  vienne  à  se  présenter,  il 
montre  au  dehors  les  sentiments  qu'il  tenait  cachés  à 
l'intérieur.  Ainsi  la  poule  nourrit  longtemps  de  petits  ca- 
nards avec  ses  poussins  :  mais  que  tout  à  coup  elle  vienne 
à  rencontrer  un  ruisseau,  elle  reconnaît  sur-le-champ 
ceux  qui  sont  réellement  ses  poussins  et  ceux  qui  ne  le 
sont  pas*.  »  Les  pécheurs  ressemblent  à  l'araignée  : 
«  Bêles  gens,  e  quoi  dunt  se  jo  di  que  vos  estes  si  cum 
l'araingne  e  jo  cum  l'araingne  certes  ni  mentirai  guaires, 
car  en  nos  le  venin  d'envie,  d'orgoil,  d'altres  vices.  Laide 
beste  e  vile  e  hideose  est  araingnc  ;  nul  ne  le  volt  adescr 
de  sa  main,  ne  de  sun  pié  ne  le  volt  hom  adeser.  Teles 
gens  a  assez.  E  quels  cose  est  plus  laide  ne  plus  vilz  que 
li  plus  biais  hom  e  les  plu  bele  l'eme  del  siècle  puisque 
l'aime  en  est  alée5.  » 

Les  prédicateurs  font  aussi  des  rapprochements  avec 
les  institutions  qu'ils  ont  sous  les  yeux.  Ainsi  la  Vierge 
était  comme  le  château  féodal  ;  elle  avait  deux  tours  pour 
la  défendre,  l'humilité  et  la  chasteté6.  Quand  Notre-Sei- 

1.  Absalon,  ms.  lat.,  11525,  1*  131. 

2.  Hugues  de  Saint-Victor,  mis.  lat.,  14931,  f°  64.  —  3.  Ibid.,  F  69, 
4.  Victorins,  ms.  lat.,  1495:1,  f  51.  —5.  Ms.  fr.,  13316,  p.  167. 

6.  Scrlon  de  Savigny,  10*  h. 


LES  SERMONS.  "255 

gneur  est  venu  sur  la  terre,  le  monde  était  une  villa, 
c'est-à-dire  il  n'avait  aucune  fortification1.  Un  panégy- 
rique de  saint  Georges  n'est  tout  entier  qu'une  cou  liv- 
raison avec  l'armure  du  chevalier  et  l'équipement  de  son 
cheval 2.  La  puissance  du  grand  sénéchal  (dapifer)  sert  de 
développement  à  Alain  de  Lille  dans  un  sermon  sur  le 
Saint-Esprit3.  La  plupart  des  prédicateurs  citent  les  ven- 
danges1, la  chasse  au  faucon5,  les  foires6;  ils  introdui- 
sent presque  partout  la  femme  avec  ses  qualités  et  ses 
défauts7. 

„  Mais  à  force  de  peindre,  de  symboliser  et  de  décrire, 
ils  tombent  dans  la  singularité.  La  réponse  du  pécheur  à 
la  voix  de  la  grâce  qui  le  presse  de  se  convertir  est 
comparée,  par  un  jeu  de  mots  bizarre,  au  croassement 
du  corbeau  chassé  de  son  cadavre  et  de  sa  pâture  :  «  Tune 
clamât  et  dicit  :Non  hodie,  sed  cras!  Non  hodie,  sed  crasV  » 
Us  choquent  la  délicatesse  de  la  chaire  par  des  alliances 
d'idées  barbares,  équivoques  et  basses.  Pierre  de  Celle 
rapproche  les  effets  de  la  sainte  Eucharistie  des  effets 
d'un  vomitif9.  Hildebert  compare  la  crainte,  la  douleur, 
la  joie  et  l'espérance  à  un  portier,  un  servant  de  table,  un 
échanson  et  un  valet  de  chambre 10.  Ailleurs,  il  montre  que 
l'habit  des  moines  doit  ressembler  à  la  peau  du  bouc". 
D'autres  empruntent  au  vocabulaire  des  sciences  exactes 
ce  qu'elles  ont  de  plus  technique.  Garnier  de  Langres 
disserte  profondément  sur  les  points  cardinaux,  sur  les 

1.  Garnier  de  Langres,  4a  h.  —  2.  Victorins,  ms.  lat. ,  15696,  f°  188. 

3.  Ms. lat.,  18172,  f°  98.  —  4.  Chrétien  de  Chartres,  ms.  lat.,  12413,  17»  h. 

5.  Absalon,  ms.  lat.,  14525,  191  h.  —  6.  Anonyme,  ms.  lat.,  14470,  f°  232. 

7.  Voyez  par  ex.,  ms.  lat.,  16506,  F H,  cinq  qualités  de  la  femme  attribuées 
à  l'Église;  ms.  lat.,  14470,  f  315,  le  Démon  et  ses  nourrices. 

8.  Richard  de  Saint-Victor,  Senno  de  Baplismo  Christi,  Palrol.  lat.,  CXCVI. 

9.  301  h.  —  10.  20"  h.,  de  Tempore.  —  1 1.  32a  h.,  de  Diversis. 


256  CHAPITRE  III. 

zones  arctiques  et  antarctiques;  il  fait  de  longs  voyages 
clans  les  douze  signes  du  zodiaque'. 

En  parcourant  ce  dédale  de  bizarreries,  il  est  facile  de 
remarquer  qu'il  y  avait  alors  deux  allégories  consacrées 
par  l'usage.  On  pourrait  les  appeler  le  Char  spirituel  et  le 
Verbe  qui  se  conjugue.  Le  char  a  quatre  roues  '.  Les  deux 
roues  de  devant  sont  l'amour  de  Dieu  et  du  prochain,  les 
deux  roues  de  derrière  sont  l'incorruptibilité  du  corp^  et 
l'intégrité  de  l'âme.  La  forme  de  la  roue  figure  l'éternité 
de  Dieu  et  l'hostie  consacrée  à  l'autel.  Chaque  roue  com- 
prend des  bandes,  des  rais  et  des  moyeux.  La  première 
roue,  l'amour  de  Dieu,  a  pour  moyeu  la  connaissance  du 
Seigneur,  et  de  ce  moyeu  partent  à  l'infini  des  rais  de 
méditations  qui  aboulissent  à  des  bandes  de  dévotions... 
Les  deux  axes  qui  relient  les  quatre  roues,  sont,  pour  les 
roues  de  derrière,  la  paix  de  Dieu;  pour  celles  de  devant, 
la  droiture  d'intention.  L'espérance  est  l'axe  qui  les 
réunit  toutes  ensemble...  Le  char  porte  l'âme  du  juste  ; 
cette  Ame  porte  elle-même  une  urne  d'or,  la  grâce  du 
Christ,  les  tables  du  Testament,  la  science  de  la  loi,  la 
verge  d'Aaron  et  le  souvenir  de  la  Vierge.  Pour  que  le 
char  ne  se  heurte  pas  aux  pierres  du  chemin,  il  faut  qu'il 
ait  devant  lui  la  pensée  de  la  présence  de  Dieu  ;  derrière, 
le  mépris  du  inonde;  à  gauche,  ta  force  d'àme  dans  l'ad- 
versité; à  droite,  le  bon  usage  du  bonheur.  Les  bœufs 
qui  le  traînent  sont  les  anges  attelés  au  timon  par  les 

1.  24»  h. 

2.  Ernauld  «le  Bonneval,  Commenlarma  m  Psalm.,  132,  l"  II.  Voyez  aussi,  ms. 
la  t.,  14804-,  f°  19!)  :  i  prelatus  asrimîlatur  pl&ufllro  •;  Pierre  de  Blois,  51*  h.,  les 
quatre  Evangélistcs  sont  quatre  cochers  ;  saint  Bernard,  sernio  39,  in  Cantica,  cite 
trois  voitures  :  la  Malice,  la  Luxure,  i" Avarice  ;  chacune  de  ces  trois  voitures  a 
quatre  roues.. . 


LES  SERMONS.  257 

liens  de  l'amour  de  l'homme;  ils  conduisent  cette  arche 
à  la  Jérusalem  céleste. 

Le  Verbe  qui  se  conjugue  est  encore  plus  compliqué 
que  ces  roues  mystiques.  «Ce  Verbe  saint'  se  décline, 
selon  les  méthodes  des  maîtres  et  des  élèves,  en  plusieurs 
conjugaisons.  Il  est  de  la  première  conjugaison  dans  le 
sein  de  la  Vierge;  de  la  seconde,  aux  fonts  baptismaux; 
de  la  troisième,  sur  la  table  de  l'autel  ;  de  la  quatrième, 
dans  l'âme  du  juste.  Il  est  de  la  première  conjugaison 
dans  le  sein  de  la  Vierge;  en  effet,  il  ne  s'est  uni  à  la  na- 
ture humaine  que  par  amour  pour  nous;  ce  n'est  que  par 
amour  pour  nous  que  Dieu  nous  a  envoyé  son  Fils  qui  nous 
a  tant  aimés.  De  là  ces  chants  de  tendresse,  épithalames, 
paroles  d'amour,  qui  peuvent  se  rapporter  à  amo,  amas... 
Donc  la  première  conjugaison  s'est  faite  dans  le  sein  de  la 
Vierge  et  par  amo,  amas...  Des  conjugaisons  passons  aux 
voix.  Ce  Verbe  fut  de  la  voix  active  en  paroles  et  de  la 
voix  passive  en  actes...  Il  fut  passif  dans  le  prétoire, 
lorsque  ses  ennemis  le  tournaient  en  dérision...  il  fut 
passif  sur  le  gibet  où  il  étendit  ses  membres...  Il  fut 
neutre,  c'est-à-dire  ni  actif,  ni  passif,  quand,  après  avoir 
rendu  l'esprit,  il  fut  enveloppé  d'un  suaire  et  mis  dans  le 
tombeau...  Il  fut  déponent,  lorsque  descendu  aux  enfers, 
victorieux  et  triomphant,  il  déposa  les  puissants  de  leurs 
trônes,  c'est-à-dire  les  démons...  Il  fut  commun,  lors- 
qu'après  sa  résurrection,  il  apporta  une  joie  commune  à 
la  terre  et  aux  deux...  Nous  pouvons  aussi  adapter  à  ce 
Verbe  tous  les  modes  de  la  conjugaison.  Il  fut  du  mode 

l.  Étienne  de  Tournay,  ins.  lut. ,  14935,  fi  :  Sermo  in  Nativitate  Domini.  Voyez 
aussi  Pierre  de  Celle,  20'  h.;  il  rapporte  les  principales  vertus  aux  modes  et  aux 
temps  des  verbes. 

17 


258  CHAPITRE  111. 

indicatif  par  l'incarnation  et  la  prédication;  il  fut  du 
mode  impératif  par  la  passion  et  par  la  croix;  du  mode 
optatif  par  la  résurrection  et  l'ascension;  du  conjonctif 
par  l'envoi  du  Saint-Esprit  et  par  la  communion  catho- 
lique des  saints;  de  l'infinitif  par  sa  gloire  et  par  son 
éternité.  En  effet,  il  se  fit  de  l'indicatif  en  se  manifestant 
aux  hommes...  il  se  fit  de  l'impératif...  »  De  là,  le  prédi- 
cateur fait  passer  le  Verbe  à  la  comparaison  des  consonnes 
et  des  voyelles,  des  muettes  et  des  liquides. 

Singulière  aberration  de  l'esprit!  Tous  ces  amphigou- 
riques sermons,  qui  font  sourire  de  pitié,  ont  passé  pour 
éloquents! 

«  Quelques-uns  trouvent  bon  aussi,  dit  Guibert  de  No- 
gent1,  de  faire  entrer  dans  le  sermon  des  histoires  simples, 
certaines  actions  des  anciens,  et  de  composer  de  ces  di- 
verses couleurs  une  peinture  attrayante.  »  Les  noms  qui 
reviennent  le  plus  souvent  sont  Alexandre,  César,  Pom- 
pée, Marius2,  Oreste  et  Pylade,  Crésus,  le  philosophe 
Cratès,  dont  le  désintéressement  est  toujours  opposé  a 
l'avarice  des  fidèles.  On  puise  des  miracles  dans  les  actes 
des  martyrs,  dans  les  annales  ecclésiastiques,  clans  les 
livres  historiques  et  dans  la  vie  des  Pères  du  désert.  Les 
origines  des  pèlerinages,  des  processions,  sont  rappelées 
avec  détail;  et  l'on  raconte,  à  ce  sujet,  des  anecdotes 
comme  celle-ci  :  «  A  la  procession  des  Rameaux,  on 
chante  les  versets  Gloria,  laits  et  honor  :  voici  pourquoi. 
Au  temps  de  Louis  le  Pieux  vivait  un  certain  Théodulphe, 
abbé  de  Fleury  et  évèquc  d'Arles.  Accusé,  quoique  à  tort, 

1.  Oper.  citât. 

2.  «  Marius,  sire  de  Rome,  devint  si  povres,  qu'il  se  repust  apud  Micluriensis 
paludes  en  uns  paluz  grans.  »  Ms.  fr.,  13316,  p.  155. 


LES  SUIVIONS.  m 

de  beaucoup  de  crimes,  il  tut  exilé  à-Angers  par  l'empe- 
reur Louis.  Pendant  qu'il  était  retenu  en  prison,  il  arriva 
que  l'empereur  vint  a  Angers,  le  jour  des  Rameaux.  La 
procession  passa  auprès  de  la  maison  où  Théodulphe  était 
gardé.  Alors  Théodulphe,  profitant  d'un  moment  de  si- 
lence et  de  la  présence  de  l'empereur,  chanta  par  la  fe- 
nêtre ces  vers  :  Gloria,  laus  et  hotior.  A  ces  mots,  l'empe- 
reur, touché  de  compassion,  fit  délivrer  le  captif  et  lui 
rendit  ses  premières  faveurs.  C'est  depuis  lors  que  l'Église 
de  France  a  pris  la  coutume  de  chanter  chaque  année,  à 
la  procession  des  Rameaux,  les  portes  fermées,  en  sou- 
venir de  la  prison  de  Théodulphe,  ces  vers  qu'il  avait  lui- 
môme  composés  '.  » 

On  se  complaît  surtout  à  rapporter  des  histoires  mys- 
térieuses, des  crimes  énormes  suivis  d'une  pénitence 
exemplaire.  Le  prédicateur  a  toujours  été  témoin  de  ce 
qu'il  rapporte.  «  Il  y  avait  dans  la  province  de  Sens  un 
curé  qui  secrètement  menait  mauvaise  vie.  Or,  lorsque, 
après  avoir  commis  des  actions  coupables,  il  avait  l'au- 
dace de  monter  à  l'autel  et  de  célébrer  les  sacrements  du 
Seigneur,  une  vision  étrange  venait  lui  reprocher  ses 
crimes.  Au  fond  du  calice,  dans  le  Précieux  Sang,  il  voyait 
se  traîner  et  nager  un  infect  crapaud  :  ce  spectacle  hor- 
rible déchirait  la  conscience  du  malheureux.  C'était  la 
voix  de  l'apôtre  qui  lui  criait  :  Celui  qui  mange  et  boit 
mon  sang  indignement  boit  et  mange  son  jugement  pour 
l'éternité2!  Malgré  cela,  il  communiait  tout  tremblant  de 
frayeur,  et  il  achevait  le  sacrifice  au  milieu  de  mille  an- 

\.  Garnlcr  de  Langl'es,  15a  h.  «  Fabulosum  illud  in  aurcs  Ludovici  Augusti  ceci- 
ïiisse  Theodulfum  et  tali  cantilcna  liberlatem  in  die  Palmarum  récupérasse.  »  Gall. 
Christ.,  VIII,  1421. 

2.  I  Cor.,  Xi,  2Î. 


"260  CHAPITRE  III. 

goisses.  Cette  apparition,  il  la  vit  plus  de  cent  fois,  d'après 
l'aveu  qu'il  en  a  fait  à  l'archevêque.  Enfin,  touché  de 
componction,  ému  de  la  miséricorde  divine  qui  l'appelait 
à  l'expiation  de  ses  fautes,  il  alla  se  jeter  aux  pieds  de 
l'archevêque,  en  versant  des  larmes  de  repentance;  il  lui 
rapporta  tout  ce  qui  s'était  passé;  il  confessa  ses  forfaits; 
et,  renonçant  à  sa  paroisse,  il  se  fit  moine  de  Citeaux, 
pour  pleurer  le  reste  de  ses  jours.  J'étais  là  même,  quand, 
seul  à  seul  avec  l'archevêque,  il  lui  fit  sa  confession1.  » 

Quelquefois  on  cite  un  petit  apologue  ingénieux.  «  Il 
y  avait  une  fois  un  homme  qui  planta  un  arbre  sur  le  bord 
d'un  fleuve  profond  et  rapide.  Cet  arbre  devient  grand  ; 
il  se  couvre  de  rameaux;  bientôt  il  donne  les  fruits  les 
plus  suaves  au  palais.  Or,  un  voyageur  se  trouve  à  passer. 
Les  fruits  le  séduisent,  il  grimpe  sur  l'arbre.  Mais,  pen- 
dant qu'appuyé  sur  une  branche,  il  savoure  la  douceur  de 
ces  fruits,  des  oiseaux  importuns  viennent  s'attacher  à  la 
branche  même  et  la  rongent  opiniâtrément.  Le  voyageur, 
ne  se  doutant  de  rien,  reste  aux  fruits  délicieux,  lorsque 
tout  à  coup  voilà  la  branche  qui  se  détache  de  l'arbre, 
voilà  le  malheureux  au  fond  de  l'abîme.  Le  planteur,  c'est 
Dieu;  l'arbre,  c'est  le  monde;  les  fruits  sont  les  voluptés 
du  siècle;  le  voyageur,  c'est  l'homme;  le  fleuve,  c'est  la 
mort  ;  et  les  oiseaux  sont  les  années  qui  rongent  la  vie 
humaine  et  qui  sans  pitié  la  mènent  à  sa  fin  '2.  » 

La  légende  même  s'introduit  dans  les  sermons  popu- 
laires; elle  y  tient  une  place  considérable  :  elle  est 
presque  aussi  longue  qu'un  sermon.  Nous  avons  dans  ce 

1.  «  Adcram  ego  ubi  soli  arcliicpiscopo  solus  illc  <|uc  dicta  sunt  exposuit  ». 
Hugues  de  Saint-Victor,  ms.  lat.,  14931,  I*  94. 

2.  Absalon,  ms.  lat.,  14525,  f  140. 


LES  SERMONS. 


261 


genre. un  petit  récit  naïf  et  charmant  qui,  par  endroits, 
prend  le  caractère  dn  drame  :  c'est  l'histoire  du  moine  et 
de  l'oiseau,  inventée  pour  peindre  le  bonheur  ineffable  du 
ciel'. 

Les  règles  de  l'éloquence  veulent  que  tous  ces  éléments, 
l'Écriture  sainte,  les  Pères,  les  images  et  les  exemples,  ne 
fassent  qu'une  seule  composition  une  et  variée.  Or,  le 
plan  est,  sans  contredit,  ce  qu'il  y  a  de  plus  faible  chez 
nos  prédicateurs.  Ils  ignorent  cet  art  savant  et  si  simple 
en  apparence,  qui  consiste  à  faire  «  du  discours  la  pro- 
position développée,  et  de  la  proposition  le  discours  en 
abrégé  ».  Ils  n'ont  presque  jamais  d'exorde  qui  découvre 
nettement  l'objet  qui  sera  traité;  ils  manquent  surtout  de 
transitions  vraies,  naturelles,  fondées  sur  la  logique  et 
sur  le  sentiment  ;  ils  oublient  que  la  péroraison  doit  être 
entraînante  et  pathétique  :  des  plans  artificiels,  des  divi- 
sions2 qui  se  subdivisent  à  l'infini,  autant  d'exordes  nou- 
veaux que  de  nouveaux  points,  et  quelquefois,  pour  ter- 
miner, de  pâles  réflexions  resserrées  en  quelques  lignes, 
voilà,  il  faut  l'avouer,  leur  méthode  la  plus  ordinaire. 
Aussi  arrive-t-il  en  les  lisant  que  l'âme  est  émue  par  un 
mouvement  oratoire  isolé  et  qu'elle  se  trouve,  à  la  fin  du 
discours,  toute  refroidie;  elle  a  été  captivée  dans  un  en- 
droit; mais,  comme  le  développement  ne  s'avance  pas  en 

1.  Biblioth.  de  l'Arsenal,  Maurice  de  Sully,  ras.  fi\,  2111,  p.  16.  Cette  légende 
est  trop  connue  pour  que  nous  la  rapportions. 

2.  Voici  entre  mille  un  exemple  de  chiffres  :  a  In  haç  brevitatc  veiborum,  si  dili- 
genter  discutiantur,  fratres  mei,  multa  reperiuntur  mysteria.  Quatuor  nimirum  ad 
Christum  pertinentia,  duos  scilicet  ejus  adventus  et  utriust|ue  effectus.  Item  quatuor 
ad  hominem  spectantia,  scilicet  pressura  malorum,  defeclus  bonorum,  meritum  ho- 
minis  et  proemium;  quœ  duo  ultima  per  duos  adventus  Christi  et  eorum  effectus 
complentur,  et  alia  duo,  scilice  pressura  malorum  et  defectus  bonorum  removen- 
tur,  ut  quatuor  contra  quatuor  respondeant,  que  secundum  expositionis  seriem 
manifestius  patebunt.  »  Hildebert,  2*  h.,  de  Tempore. 


262  CHAPITRE  III. 

mesure,  elle  ne  prête  à  la  péroraison  qu'une  attention 
vague,  incertaine  et  distraite. 

Les  prédicateurs  qui  ont  le  plus  de  nerf,  d'essor  et 
d'impétuosité  ne  sont  pas  exempts  de  ces  défauts.  Raoul 
Ardent,  Amédée  de  Lausanne,  sont  vite  à  bout  d'haleine  : 
chacun  de  leurs  points  est  un  nouveau  sermon.  Saint 
Bernard  lui-même  ne  marche  que  par  reprises  et  par 
soubresauts. 

Ces  homélies  manquant,  pour  la  plupart,  d'enchaîne- 
ment régulier  et  de  force  progressive,  renferment  de  beaux 
passages,  des  endroits  éloquents;  mais  elles  n'offrent 
pas  un  seul  discours  achevé. 

N'oublions  pas,  pour  adoucir  notre  sévérité,  que  nous 
n'avons  plus  aujourd'hui  que  la  froide  lecture.  L'action 
qui  animait  ces  pages  n'est  plus  là;  mais  elle  a  existé,  elle 
a  produit  de  merveilleux  effets  qui  tiennent  de  la  magie. 
Saint  Bernard  entraînait  à  la  croisade  les  peuples  d'Alle- 
magne, en  prêchant  dans  un  idiome  qui  leur  était  in- 
connu. Vital  faisait  de  nombreuses  conversions  en  Angle- 
terre :  quoiqu'il  s'exprimât  en  roman,  ceux  mêmes  qui 
n'entendaient  pas  sa  langue  étaient  touchés  de  sa  parole. 
Saint  Norbert  et  Hugues,  son  premier  compagnon,  s'occu- 
pèrent non-seulement  h  prêcher,  mais  encore  à  former 
d'autres  prédicateurs1.  Il  arriva  même  qu'à  force  de 
soins ,  on  tomba  dans  l'emphase  et  dans  la  décla- 
mation dramatique.  Alain  de  Lille  s'élève  contre  cette 
prédication  ((théâtrale,  indécente,  dit-il,  et  digne  de 
mépris'2  ». 

Avec  moins  d'éclat  et  plus  de  sagesse,  le  cloître  culti- 
vait également  le  débit  oratoire.  A  l'abbaye  de  Marmou- 

I.  Ilist.  litt.,  IX,  180.  —2.  Oper.  citât 


LES  SERMONS.  263 

tiers,  les  moines  prononçaient  des  discours  à  huis  clos  et 
s'exerçaient  en  famille'.  Mais,  de  tous  les  monastères,  le 
plus  exigeant  pour  la  forme,  c'était  celui  de  Saint-Victor. 
Le  chanoine,  chargé  d'édifier  ses  frères,  commence  par 
prononcer  son  texte  en  tremblant;  il  demande  grâce  pour 
sa  froide  récitation  :  il  se  rabat  sur  le  respect  dù  quand 
môme  à  la  parole  évangélique.  «  Mes  trôs-chers  frères, 
vous  avez  déjà  vu  bien  souvent  combien  je  suis  arriéré  en 
fait  d'éloquence.  Je  suis  hors  de  moi,  lorsqu'on  m'impose 
de  parler.  Je  ne  sais  point  faire  les  discours,  j'ai  la  pro- 
nonciation embarrassée;  quelle  fatigue  j'éprouve!  De 
plus,  vous,  mes  frères,  vous  devez  être  rassasiés,  saturés 
de  sermons  ;  puis,  vous  avez  l'abondance  des  mots  à  votre 
service,  et  moi,  je  suis  dans  l'extrême  disette  !  Voilà  pour- 
quoi je  tremble  de  vous  parler.  Les  quelques  miettes  que 
j'ai  rassemblées  de  la  table  des  riches,  je  pourrais  encore 
les  offrir  à  ceux  qui  sont  pauvres  :  mais  je  n'ai  qu'un  seul 
recours  devant  vous,  qui  êtes  pleins  de  sagesse  et  de 
science  :  rappelez-vous  que  le  royaume  des  cieux  n'est 
point  promis  à  la  parole,  mais  à  la  vertu,  et  que  la  sain- 
teté est  plus  nécessaire  que  l'éloquence2.  » 

Les  prédicateurs  ont  donc  connu  toutes  les  règles  de 
l'éloquence  sacrée;  ils  ont  essayé  de  les  pratiquer.  Ils  ont 
cultivé  l'Écriture  sainte  et  les  Pères  de  l'Église;  ils  se 
sont  quelquefois  inspirés  aux  sources  profanes;  ils  se  sont 
appliqués  à  flatter  l'imagination  par  des  comparaisons,  à 
relever  l'attention  par  des  anecdotes  ;  ils  n'ont  pas  négligé 
l'action  oratoire. 

Mais  leurs  efforts  n'ont  pas  toujours  été  couronnés  de 

1.  Martènc,  Thes.  Nov.  Anecd.,  I,  616. 
1  Victorins,  ms.  lat.,  14589,  P  11. 


26i  CHAPITRE  III. 

succès.  Les  raisonnements  du  théologien  leur  ont  trop 
fait  oublier  les  peintures  du  moraliste,  ils  ont  visé  plus  à 
instruire  qu'à  émouvoir;  les  mêmes  Pères  reviennent  trop 
souvent  avec  les  mêmes  passages,  et  les  auteurs  profanes 
cités  sont  assez  mal  choisis.  On  voudrait  dans  les  com- 
paraisons plus  de  naturel,  dans  le  plan  plus  de  solidité. 
En  un  mot,  les  vraies  théories  ont  été  connues,  étudiées; 
mais,  malgré  des  mérites  réels,  la  pratique  est  générale- 
ment restée  médiocre,  faute  de  goût. 

Peut-on  porter  un  jugement  sur  la  chaire  sans  inter- 
roger Bossuet,  ce  grand  génie  que  l'on  doit  toujours  avoir 
présent  devant  soi,  pour  apprendre  de  lui  à  penser  et 
à  parler  juste?  Que  dirait  Bossuet  de  tous  ces  sermons? 
Il  peut  les  juger  :  il  a  connu  les  plus  célèbres  prédicateurs 
du  douzième  siècle.  Il  a  lu  Raoul  Ardent1;  il  a  cité  saint 
Bernard,  Hugues  de  Saint-Victor,  Amédée  de  Lausanne; 
il  doit  à  l'imitation  de  Geoffroy  d'Auxerre  un  de  ses  mou- 
vements oratoires  les  plus  vantés2  :  que  dirait-il?  ; 

1.  Histoire  des  Variations,  éd.  Vives,  1,  480,  530. 

2.  Il  s'agit  du  célèbre  monologue  contenu  dans  le  panégyrique  de  saint  Bernard. 
Comparons  les  deux  passages.  Geoffroy  d'Auxerre,  sermo  in  atuiiversario  obitns  S.  Iler- 
nardi,  Opp.  S.  Bernard.*,  VI,  2540,  s'exprime  ainsi  :  «  Mais  le  jeune  homme  dédai- 
gnait tous  ces  avantages  dont  ceux  qui  étaient  plus  âgés  que  lui  se  montraient 
charmés,  et  il  ne  cessait  de  se  répétera  lui-même  ces  paroles  pour  s'exciter  :  Cette 
vie  est  charmante,  mais  elle  est  décevante.  Les  recommandations  (pie  nous  enten- 
dons dans  les  églises  et  h's  doctrines  que  le  monde  fait  retentir  à  nos  oreilles  sont 
bien  différentes  les  unes  des  autres.  A  l'église,  c'est  la  modestie,  c'est  la  conti- 
nence, c'est  la  pudeur  qui  sont  recommandées;  dans  le  monde,  c'est  le  luxe  effréné 
qui  nous  est  prêcbé.  Là,  le  Christ  nous  invite  à  un  royaume  éternel;  ici,  le  diable 
nous  appelle  à  un  empire  qui  n'aura  qu'un  temps.  Tout  ce  qui  est  dans  le  monde 
est  concupiscence  de  la  chair,  concupiscence  des  yeux  et  vanité  :  or,  le  monde  passe 
et  sa  concupiscence  avec  lui,  mais  celui  qui  fait  la  volonté  de  Dieu  demeure  éter- 
nellcment,  comme  il  demeure  lui-même  éternellement  aussi.  Halons-nous  de  nous 
arracher  à  ses  filets  pendant  qu'ils  ne  nous  tiennent  pas  encore  étroitement  serrés. 
Ci1  qui  est  lié  depuis  longtemps  se  délie  difficilement;  il  est  plus  facile  d'arracher 


LES  SERMONS 


265 


Il  louerait  dans  leurs  homélies  l'amour  de  l'Écriture 
sainte  et  des  Pères,  le  zèle  évangélique  et  certains  accents 
qui,  sous  des  formes  variées,  ont  jailli  du  fond  de  leurs 
cœurs.  Il  remarquerait  qu'ils  ont  étudié  les  vrais  prin- 
cipes, et  qu'à  cette  époque  où,  dans  tous  les  genres  litté- 
raires, les  auteurs  couraient  après  une  stérile  abondance, 
ils  n'ont  pas  enseigné,  comme  on  le  fera  au  treizième 
siècle,  l'art  banal  de  dilater  les  sermons. 

Mais  il  trouverait  qu'ils  n'ont  pas  assez  souvent  joint 

la  plante  quand  elle  est  jeune  que  de  la  couper  quand  elle  s'est  accrue.  Sauvez  votre 
âme  sur  la  montagne,  si  vous  ne  voulez  pas  que  les  maux  de  cette  vie  fondent  sur 
vous.  Le  venin  de  la  volupté  s'insinue  vite.  11  faut  conserver  pour  Jésus -Christ  la 
liberté  qui  nous  a  été  acquise  au  prix  de  la  grâce  de  Jésus-Christ.  Que  d'autres 
admirent  l'or  et  l'argent,  car  je  vois  bien  que  la  richesse  possède  ceux  qui  la  pos- 
sèdent; que  d'autres  conservent,  au  péril  de  la  liberté  de  leur  âme,  leurs  propriétés 
et  leurs  esclaves  ;  qu'ils  soient  heureux  des  honneurs  et  qu'ils  les  préfèrent  à  l'image 
divine  gravée  en  eux.  Pour  moi,  c'est  assez  de  ne  pas  être  l'esclave  du  vice;  pour 
moi,  faire  mon  salut,  voilà  le  bonheur;  acquérir  des  vertus,  voilà  ma  volupté,  voilà 
mon  trésor,  voilà  ce  qui  compensera  la  tristesse  par  la  joie,  ce  qui  me  fera  goûter 
durant  cette  vie  du  bonheur  jusque  dans  l'amour  de  la  discipline,  m'y  fera  trouver 
de  la  gloire  et  me  rendra  digne  du  royaume  des  cicux.  De  pareilles  méditations  ne 
souffrent  point  de  retard,  et  l'étincelle  nourrie  de  la  sorte  éclate  en  une  flamme  de 
conversion.  » 

Bossuet  prend  le  même  cadre  et  développe  le  même  thème,  Panégyr.  de  S.  Ber- 
nard, éd.  Vivès,  XII,  290  :  «  Le  voyez-vous,  chrétiens,  comme  il  est  rêveur  et  pensif, 
de  quelle  sorte  il  fuit  le  grand  monde,  devenu  extraordinairement  amoureux  du 
secret  de  la  solitude?  Là,  il  s'entretient  doucement  de  telles  ou  semblables  pensées  : 
Bernard,  que  prétends-tu  dans  le  monde?  Y  vois-tu  quelque  chose  qui  te  satis- 
fasse?... Bernard,  Bernard,  cette  verte  jeunesse  ne  durera  pas  toujours...  Allons, 
concluait  Bernard,  puisque  notre  vie  est  toujours  emportée  parle  temps  qui  ne  cesse 
de  nous  échapper,  tâchons  d'y  attacher  quelque  chose  qui  nous  demeure.  Mon  cœur 
sera  de  glace  pour  les  vains  plaisirs;  et,  comme  je  ne  vois  sur  votre  corps  au- 
cune partie  entière,  je  veux  porter  sur  moi-même  les  marques  de  vos  souffrances, 
afin  d'être  un  jour  entièrement  revêtu  de  votre  glorieuse  résurrection...  Ainsi  le 
pieux  Bernard  s'enflamme  au  mépris  du  monde,  comme  il  est  aisé  de  le  recueil- 
lir de  ses  livres.  Il  ne  songe  plus  qu'à  chercher  un  lieu  de  retraite  et  de  péni- 
tence. » 

C'est  donc  par  erreur  qu'un  savant  et  bien  méritant  critique,  enlevé  trop  tôt  aux 
lettres  et  à  l'érudition,  s'exprime  ainsi  :  «  J'ai  tenu  à  reproduire  jusqu'à  la  fin  et  tout 
d'une  suite  celte  méditation  placée  dans  la  bouche  de  saint  Bernard.  Le  récit  des 
anciens  biographes  n'en  avait  pas  même  fourni  l'idée  à  Bossuet.  »  Gandar,  Etudes 
critiques  sur  les  sermons  delà  jeunesse  de  Bossuet,  130. 


266  CHAPITRE  III. 

leur  inspiration  personnelle,  l'inspiration  créatrice,  à 
celle  des  Livres  saints,  et  que,  trop  fidèles  aux  manuels, 
ils  n'ont  pas  mis  assez  de  l'homme.  Il  leur  reprocherait 
surtout  de  s'être  appliqués  à  recueillir  les  fables  des  évan- 
giles apocryphes,  lorsqu'ils  avaient  dans  les  récits  bibli- 
ques tout  le  merveilleux  capable  de  satisfaire  l'avidité  de 
leurs  auditeurs.  Il  verrait  avec  peine  qu'ils  ont  quelque- 
fois profané  par  le  trivial  et  le  burlesque  la  langue  de  la 
chaire,  cette  belle  langue  de  la  doctrine  théologique,  du 
zèle  et  de  l'onction. 

Cependant  Bossuet,  eroyons-nous,  ne  serait  pas  un 
juge  inexorable.  Lui,  le  génie  de  la  formation  patiente 
et  du  travail  assidu,  lui  qui,  dans  un  siècle  plein  de 
lumières,  n'a  conquis  la  perfection  que  peu  à  peu,  Bos- 
suet aurait  des  paroles  d'indulgence  pour  les  restaura- 
teurs de  l'éloquence  sacrée  dans  un  âge  encore  presque 
barbare. 

Méritent-ils  donc  qu'on  les  accuse  ainsi,  dirait-il,  et 
qu'on  ne  tienne  aucun  compte  de  toutes  les  difficultés 
qu'ils  avaient  à  vaincre?  Rien  ne  soutenait  leur  talent. 
La  langue  leur  faisait  défaut.  Le  français  était  informe; 
il  n'est  pas  facile  de  manier  dans  la  chaire  le  latin  savant, 
harmonieux  et  périodique;  du  reste,  le  latin  corrompu 
était  seul  en  usage.  Les  auditeurs  ne  leur  prêtaient 
presque  aucun  secours.  Souvent  les  moines  se  renfer- 
maient dans  les  formules  de  l'École  ou  raffinaient  sur  le 
mysticisme;  le  peuple  était  enthousiaste,  il  est  vrai,  mais 
ignorant,  naïf  et  railleur.  Or,  sans  une  langue  forte  cl 
délicate  qui  ajoute  de  l'étendue,  de  la  variété,  de  la 
finesse  à  la  pensée;  sans  un  auditoire  cultivé  qui  con- 
damne les  moindres  écarts  du  goût  et  qui  fixe  les  nuances 


LES  SERMONS.  2G7 

dans  le  lourde  la  phrase  et  jusque  dans  l'expression;  en 
un  mot,  sans  une  langue  harmonieuse  et  sans  un  audi- 
toire poli,  que  l'orateur  est  h  plaindre!  Avec  la  meilleure 
rhétorique  il  n'arrive  pas  à  la  perfection,  il  ne  remplit 
pas  sa  destinée. 


LIVRE  TROISIÈME 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS 


CHAPITRE  PREMIER 


LE  CLERGÉ  SÉCULIER 


Le  critique  étudie  la  forme  oratoire  des  sermons  ;  l'his- 
torien cherche  à  surprendre  sous  les  peintures  du  vice  le 
caractère  et  le  génie  des  peuples. 

La  chaire,  en  effet,  malgré  ses  tableaux  chargés  d'apos- 
trophes et  d'hyperboles,  représente  l'état  réel  des  esprits 
et  des  mœurs.  Mais,  pour  la  consulter  sûrement,  ne  doit-on 
pas,  au  lieu  de  s'arrêter  à  la  lettre  même  de  ses  discours, 
pénétrer  la  raison  du  langage  qu'elle  tient  et  la  noter?  Si 
la  chaire  dénonce  librement  les  vices  et  les  scandales,  la 
foi  des  auditeurs  auxquels  elle  s'adresse  est  vive,  capable 
d'enthousiasme  et  de  repentir.  Au  contraire,  si,  réduite  à 
répéter  de  vagues  allocutions  sur  les  devoirs  généraux  de 
l'homme  et  du  chrétien,  elle  ne  descend  jamais  aux  détails 
pratiques  de  la  vie  quotidienne,  elle  craint  de  choquer 
ceux  qui  écoutent,  parce  que  leur  croyance  est  morte  et 


272  CHAPITRE  PREMIER. 

leur  vertu  languissante.  Sa  contrainte  est  un  signe  d'abais- 
sement religieux  et  moral  '. 

Donc,  plus  la  chaire  accusera  l'énergie  du  mal  au 
douzième  siècle,  pins  il  nous  faudra  croire,  par  contre,  à 
l'énergie  du  bien. 

Ce  principe  posé,  ouvrons  les  sermonnaires  :  ils  vont 
faire  passer  sous  nos  yeux  tout  un  monde  qui  n'est  plus. 

Les  prédicateurs  se  plaisent  à  nous  représenter  l'Église 
sous  l'image  de  la  lune;  ils  disent  qu'elle  est  tantôt 
brillante  et  tantôt  sombre,  qu'elle  traverse  différentes 
phases2.  Or,  au  douzième  siècle,  les  ténèbres  semblaient 
envahir  l'Église  tout  entière.  La  papauté  paraissait  ébranlée 
dans  ses  fondements.  Entre  Grégoire  VII  et  Innocent  III, 
dix-huit  papes,  dans  l'espace  d'un  siècle,  occupent  le 
siège  de  Rome,  et  souvent  des  antipapes  leur  disputent  le 
pouvoir  à  main  armée.  Les  élections  sont  des  batailles; 
le  palais  pontifical  devient  une  prison  :  il  faut  prendre  la 
fuite  le  jour  du  couronnement.  Puis,  ce  sont  des  légats 
catholiques  et  schismatiques  qui  se  rencontrent  sur  toutes 
les  routes,  des  lettres  qui  vont  et  viennent  dans  tous  les 
sens,  des  assemblées  d'évèques  qui  se  lancent  récipro- 
quement les  foudres  et  l'excommunication.  L'antipape  se 
maintient  par  l'épée  de  l'Allemagne;  le  pape  légitime 
trouve  un  asile  en  France  :  le  deuil  est  partout. 

«  Le  deuil  a  remplacé  nos  chants  d'allégresse;  nous 

I.  Ce  principe  est  évident.  Ainsi,  de  nos  jours,  dans  quelques  diocèses  du  centre 
de  la  France,  où  la  foi  est  trop  généralement  éteinte,  le  curé  est  absolument  réduit  à 
faire  à  ses  rares  auditeurs  des  considérations  dogmatiques  ou  liturgiques,  très-souvent 
même  une  simple  lecture.  Au  contraire,  en  Bretagne,  province  dont  les  traditions 
religieuses  vivent  encore,  le  prône  est  ordinairement  le  relevé  des  scandales  de  la 
semaine;  aussi, à  chaque  grosse  faute,  dans  les  campagnes  surtout,  a-t-on  coutume 
de  s'écrier:  ■  Gare  au  prône  de  dimanche!  » 

3.  Geoffroy  Babion,  ms.  lat.,  14964,  t>  151;  llildcbcrt,  89*  h.,  etc. 


J,A  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  273 

sommes  tristement  condamnés  à  la  peine  et  aux  sanglots. 
Les  schismatiques  ont  rassemblé  un  concile;  les  Alle- 
mands frémissent  de  rage;  ils  veulent  enchaîner  par 
d'exécrables  serments  ceux  qu'ils  ont  arrachés  au  Christ, 
ils  veulent  les  empêcher  de  revenir  jamais  à  l'unité  de  la 
foi.  On  mande  les  évèques,  on  convoque  les  abbés,  les 
prieurs,  les  doyens,  et  môme  des  personnes  sans  titre, 
pour  former  des  assemblées  schismatiques...  Déjà  des 
évèques  sont  proscrits;  des  loups,  sous  le  nom  de  pas- 
teurs, envahissent  le  lieu  saint,  et  les  hérétiques  sont 
admis  au  sacerdoce!  Déjà  certains  monastères  sont  dé- 
peuplés, d'autres  sont  accablés  de  dommages,  condamnés 
à  la  rançon,  obligés  de  se  racheter!  Pleurons  sur  ces 
événements.  Mais  soyons  sans  crainte;  peut-être  môme 
devrions-nous  nous  réjouir.  Heureux  sont  les  évèques, 
heureux  sont  les  moines  qui  supportent  avec  joie  le  pillage 
de  leurs  biens!...  Allons,  mes  bien-aimés  frères,  ayons 
souci  de  ces  hommes  pervers,  prions;  adressons-nous  au 
souverain,  au  véritable  empereur,  à  Celui  qui  commande 
aux  vents  et  à  la  mer  :  car  notre  vaisseau  est  en  péril  '.  » 

De  leur  côté,  les  catholiques  tiennent  des  conciles.  Ils 
s'exhortent  les  uns  les  autres  à  combattre  avec  énergie  les 
tyrans  qui  oppriment  la  foi,  la  justice,  la  liberté,  et  à  sou- 
tenir les  évèques  persécutés  par  la  charité  de  l'aumône. 
Arnoul  de  Lisieux  célèbre,  au  concile  de  Tours2,  la  belle 
unité  de  l'Église,  l'union  presque  unanime  des  souve- 
rains. «  Nous  aussi,  seigneurs  et  maîtres,  nous  avons  des 
partisans  fidèles;  nous  avons  pour  nous  tous  les  habitants 
du  ciel,  nous  avons  presque  tous  les  chrétiens.  Nous 
avons  la  foi,  la  dévotion  des  rois  catholiques  qui,  de  con- 

1.  Geoffroy  de  Mailros,  ms.  lat.,  18178,  f°  55.  —  2.  En  1163. 

18 


274 


CHAPITRE  PREMIER. 


certavec  nous,  proclament  l'unité  de  l'Église.  Combien 
est  petite,  en  comparaison  d'une  si  grande  multitude, 
l'exception  d'un  seul  !  Il  n'y  a  qu'un  roi  à  faire  exception, 
il  est  le  seul  !  »  Arnoul  engage  les  évêques  à  faire  un  bon 
usage  de  leurs  richesses,  en  les  donnant  au  pape  et  aux 
cardinaux  qui  ont  tout  perdu  pour  la  cause  de  Jésus-Christ. 
«Quoi!  nous  osons  nous  prélasser  avec  des  chevaux  et 
des  chars,  donner  chaque  jour,  au  milieu  du  faste,  des 
festins  splendides,  porter  des  vêtements  précieux  et  vivre 
dans  l'opulence!  Nous  pouvons  posséder  des  richesses, 
mais  en  ministres  et  non  pas  en  maîtres.  Voici  l'occasion 
d'en  user  libéralement.  Distribuons-les  à  ceux  qui  suivent 
l'Église  exilée  et  qui  ont  tout  sacrifié  à  la  cause  du  Christ. 
La  cause  nous  est  commune  à  tous  :  ils  sont  les  seuls  à 
souffrir!...  Pendant  que  nous  siégeons  dans  nos  palais, 
ils  s'en  vont  de  contrée  en  contrée  poursuivis  d'injures; 
pendant  que  la  piété  des  fidèles  nous  fournit  des  ressources 
si  abondantes,  ils  attendent  patiemment  leur  nourriture, 
sous  le  toit  des  étrangers;  nous  traînons  à  notre  suite  un 
long  cortège  de  serviteurs,  tandis  qu'ils  sont  forcés  de 
vivre  solitairement  chez  des  inconnus!...  Ouvrons-leur 
donc  les  entrailles  de  notre  charité;  répandons  sur  eux 
tous  l'effusion  de  notre  piété  respectueuse...  Puissé-je, 
moi  aussi,  Seigneur  Jésus,  échanger  contre  les  biens  spi- 
rituels tout  ce  que  je  possède  ici-bas!  Puissé-je  pour  vous 
donner  mon  sang  '  !  » 

Ces  énergiques  protestations  ne  suffisaient  pas.  Les 
antipapes  gouvernaient  et,  à  leur  mort,  ils  avaient  des 
successeurs.  «  Tous  les  autres  ont  choisi  Alexandre,  dît 
Aelrède;  ils  se  sont  attachés  à  Alexandre,  ils  suivent 

1.  Senno  in  concilie»  Turoncnsi,  Patrol.lat.,  CCI. 


I/A  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  278 

Alexandre.  Voyez!  d'un  coté,  tantôt  Gui,  tantôt  Jean,  el 
entre  eux  deux  Octavien,  et  de  l'autre  côté  Alexandre  avec 
toute  la  cour  romaine.. .  Non,  certes,  l'Église  romaine 
n'est  pas  morte  :  or,  qu'elle  vive  dans  ces  trois  hommes, 
la  raison,  le  bon  sens  ne  peuvent  l'admettre...  Que  nos 
ennemis  disent  ce  qu'ils  veulent,  qu'ils  mentent  tant  qu'ils 
veulent,  nous  voyons  de  nos  yeux  où  est  l'Eglise  romaine, 
nous  le  prouvons  par  la  raison,  nous  le  confirmons  par 
l'autorité  :  Oui,  c'est  là  qu'est  mon  cœur,  mon  âme,  mon 
amour.  Cette  foi,  avec  la  grâce  du  Christ,  ne  me  man- 
quera pas;  cette  unité,  avec  la  grâce  du  Christ,  la  mé- 
chanceté des  hérétiques  ne  la  rompra  pas;  cette  fidélité, 
ni  la  mort,  ni  la  vie,  ni  aucune  créature,  avec  la  grâce  de 
Dieu,  ne  me  l'enlèvera  jamais  !  Toutes  ces  choses,  je  vous 
les  dis,  mes  frères,  pour  votre  sauvegarde  et  à  cause  des 
lèvres  injustes  et  des  langues  fourbes  qui  s'agitent  autour 
de  nous  '.  » 

Ces  luttes  de  la  papauté,  ces  schismes,  ces  divisions 
jetaient  le  relâchement  dans  l'épiscopat.  Les  prédicateurs 
nous  montrent  à  nu  ses  faiblesses  :  le  mal  était  réel.  Des 
cris  d'indignation  s'élèvent  de  toutes  parts  contre  les 
évêques;  et,  à  force  d'entendre  des  voix  si  nombreuses, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  croire  que  beaucoup  de  prélats 
méritaient  de  sévères  réprimandes. 

Tous,  il  est  vrai,  n'étaient  pas  coupables2.  Il  y  eut  de 
belles  exceptions.  A  côté  des  lâches,  on  admire  avec 

t.  241  h.,  de'Oneribus. 

2.  Ainsi  Geoffroy  de  Troyes  fait  bien  ses  réserves  :  «  Absit  vero  ut  de  bonis  qui 
multi  sunt  quidpiam  sinistium  suspicemur.  Reservavit  enini  sibi  Dominas  tnulta 
millia  bominum  qui  non  curvaverunt  genua  sua  ante  Baal.  »  Ms.  lat.,  13580,  f"  83. 
l)u  reste,  on  pourrait  savoir  quel  était  l'état  réel  de  l'épiscopat,  en  faisant,  d'après 
le  Gallia  cluïstiana,  la  liste  exacte  des  évèques  qui  fuient  bons,  médiocres  et  mau- 
vais. Mais  nous  exposons,  nous  ne  discutons  pas. 


276  CHAPITRE  PREMIER. 

bonheur  les  vaillants  et  les  saints  qui  furent  alors  les 
colonnes  de  l'Église  :  «  Car,  comme  les  colonnes  demeu- 
rent insensibles  à  la  violence  des  vents,  au  débordement 
dés  pluies,  à  l'impétuosité  de  la  tempête  :  ainsi  ni  la  tri- 
bulation,  ni  les  difficultés,  ni  le  péril,  ni  le  glaive,  ni  le 
malheur,  ne  purent  séparer  ces  hommes  de  la  charité  du 
Chrsit1.  »  Tels  furent  Yves  de  Chartres,  Léger  de  Bourges, 
Serlon  de  Sées,  Hugues  de  Grenoble  et  tant  d'autres  qui 
veillaient  avec  un  zèle  infatigable  aux  intérêts  de  leurs 
diocèses,  au  bien  de  toute  la  société.  Ces  généreux  athlètes 
du  devoir  étaient  loués,  admirés.  Mais  les  moines  les  plus 
saints  craignaient  de  ne  pouvoir  imiter  tant  de  vertu  ;  aussi 
refusaient-ils  obstinément  l'épiscopat. 

Geoffroy  de  Péronne,  prieur  de  Clairvaux,  avait  été 
choisi  pour  l'évêché  de  Tournay  par  le  pape  Eugène  III  et 
par  saint  Bernard.  Ses  supérieurs  lui  commandaient  d'ac- 
cepter cette  charge.  Pour  toute  réponse,  il  se  prosterna 
sur  le  sol,  en  forme  de  croix,  aux  pieds  de  son  abbé  et  de 
ses  électeurs.  «  Si  vous  me  chassez  d'ici,  leur  dit-il,  je 
serai  un  moine  fugitif,  mais  un  évôque,  jamais!  »  A  quelque 
temps  de  là,  il  tomba  malade.  Un  moine  de  ses  amis,  qui 
l'assistait  à  ses  derniers  moments,  lui  dit  :  «  Mon  cher 
frère,  voilà  que  vous  allez  vous  séparer  de  votre  corps  :  je 
vous  en  supplie,  si  cela  peut  se  faire  par  la  permission  de 
Dieu,  revenez  après  votre  mort  m'annoncer  ce  que  vous 
serez  devenu.  »  Or,  un  jour  que  le  moine  était  en  prière 
dans  un  oratoire  secret,  devant  l'autel,  l'âme  de  Geoffroy 

1.  «  Et  rente  columnis  talcs  comparai! tur,  Sicut  cnim  columne  non  violontia 
ventorum,  non  alluvione  imbrium,  non  procellarum  iinpetu,  a  stabilitate  sua  moveri 
possunt  :  sic  istos  non  tribulatio,  non  angustia,  nun  periculum,  non  gladius,  non 
demain  calamitas  aliqua  separare  poterit  a  caritate  Cbristi.  »  Absalon,  ms.  lai., 
145-25,  1"  174. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  277 

lui  apparut  et  lui  dit  :  «  Me  voici,  moi,  Geoffroy,  votre 
frère!  »  —  «  Mou  ami,  ètes-vous  heureux,  ôtcs-vous  mal- 
heureux? »  —  «  Je  suis  heureux!  mais  il  m'a  été  révélé 
par  la  sainte  Trinité  que  si  j'avais  été  promu  à  Pépiscopat, 
j'allais  passer  au  nombre  des  réprouvés'.  » 

C'est  qu'en  effet  l'évêque,  possesseur  alors  de  grands 
biens,  administrateur  de  revenus  considérables,  laissait 
facilement  entrer  dans  son  cœur  la  cupidité,  l'amour  du 
luxe  et  des  plaisirs.  Le  pontife  disparaissait  en  lui  :  il  ne 
restait  plus  que  le  seigneur  mondain,  affamé  de  richesses, 
insatiable,  insultant  par  son  faste  à  la  pauvreté  du  Christ. 
«  Comment  oses-tu  te  dire  le  ministre  du  Christ  qui  em- 
brassa la  pauvreté  et  la  recommanda  à  ses  disciples,  toi 
qui  t'acharnes  à  la  fuir  comme  une  peste,  toi  qui  la  mé- 
prises comme  une  ignominie?  Lui,  le  Christ,  s'écrie  :  Mal- 
heur à  vous,  riches!  Et  toi,  tu  dis  par  tes  actions,  sinon 
par  tes  paroles  :  Malheur  à'  vous,  pauvres!  Comment 
oses-tu  te  dire  son  ministre,  quand  il  se  réfugie  dans  une 
hôtellerie,  toi  qui  élèves  à  flots  d'argent  des  palais 
magnifiques?  Comment  oses- tu  te  dire  son  ministre, 
quand  il  est  enveloppé  de  langes  misérables,  toi  qui  te 
pares  d'habits  si  brillants?  Comment  oses-tu  te  dire  le 
ministre  du  Christ  qui  a  poussé  des  vagissements  dans 
une  crèche,  toi  qui  te  livres  au  sommeil  sur  un  lit  somp- 
tueux, tout  couvert  de  tapis2...  » 

Quelquctois  les  évêques  recouraient  à  tous  les  moyens 
pour  acquérir  ces  richesses.  Ils  dépouillaient  les  fidèles 
dont  ils  auraient  dû  être  les  protecteurs,  ou  ils  livraient 
les  choses  saintes  au  plus  honteux  trafic.  Écoutons  des 

1.  Pierre  le  Chantre,  Verbum  abbrev.,  cap.  54,  Patrol.  lut.,  CCV. 

2.  Victorins,  ms.  lat.,  14804,  f  161. 


278  CHAPITRE  PREMIER. 

plaintes  éloquentes  contre  la  violence  et  la  simonie.  «  Avec 
les  aumônes  des  pauvres,  ils  entretiennent  des  équipages 
de  rois,  des  vêtements  mondains,  des  selles  peintes,  des 
éperons  et  des  freins  dorés  »  «  Ces  évêques,  dit  Geoffroy 
de  Troyes,  sont  des  loups  et  des  renards  passés  maîtres. 
Ils  flattent,  ils  séduisent  pour  extorquer  ;  ils  sont  dévorés 
par  l'avarice,  ils  brûlent  de  l'amour  de  posséder.  Ils  ne 
sont  ni  des  amis,  ni  des  gardiens  des  églises  :  ils  en  sont 
les  ravisseurs,  ils  les  dépouillent;  ils  vendent  les  sacre- 
ments, ils  perdent  la  justice.  Pour  eux,  il  n'y  a  qu'une 
règle,  leur  propre  volonté;  tout  ce  qu'ils  font,  c'est  par 
empire  et  par  domination.  Quel  regard  et  quelle  démarche  ! 
Ils  portent  la  tête  haute,  ils  ont  un  air  cruel,  des  yeux 
farouches,  une  parole  dure  :  tout  dans  leur  personne  res- 
pire l'orgueil.  Leur  conversation  est  le  renversement  des 
bonnes  mœurs,  leur  vie  est  l'injustice  môme...  Ils  veulent 
être  un  sujet  de  terreur  pour  leurs  ouailles;  ils  oublient 
qu'ils  sont  des  médecins  et  non  pas  des  souverains;  qu'ils 
doivent  reprendre  les  fidèles  égarés,  non  par  la  vengeance, 
mais  avec  douceur,  avec  compassion  et  non  avec  fierté'2...» 
«  Ils  sont  élevés  aux  premières  dignités  de  l'Eglise,  s'écrie 
Adam  de  Perseigne,  mais  ils  la  président  pour  la  dé- 
pouiller... Oui,  toute  leur  iniquité  vient  de  leurs  richesses! 
La  pauvreté  du  Christ  les  a  enrichis,  son  ignominie  les  a 
rendus  glorieux,  son  opprobre  les  a  comblés  d'honneurs, 
son  esclavage  les  a  ennoblis  et  son  abaissement  lésa  élevés. 
Il  a  souffert  et  ils  sont  délicats;  il  a  porté  un  cilice  et  ils 
sont  vêtus  de  soie!  C'est  avec  le  patrimoine  du  Crucifié 

1.  Absalon,  ms.  lat.,  14525,  l»  143. 

2.  Geoffroy  de  Troyes,  ms.  lat.,  13586,  f  79.  V.  Gibbuin  de  Troyes,  ms.  lat., 
14937,  f  147. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  279 

qu'ils  entretiennent  leur  luxe  et  leur  orgueil.  Ils  ne  sont 
point  soucieux  des  Aines,  mais  de  leurs  oiseaux;  ils  ne 
soignent  point  les  pauvres,  mais  leurs  chiens;  ils  se  livrent 
à  tous  les  jeux  exécrables  du  hasard  et  n'administrent  pas 
les  sacrements.  Le  lieu  saint,  le  lieu  de  la  prière,  ils  en  font 
un  champ  de  foire,  et  la  terre  des  saints  est  devenue  un 
repaire  de  brigands.  Malheur  à  vous,  hommes  terrestres, 
qui  n'avez  point  l'esprit  de  Dieu1  !  » 

Il  faudrait  rapporter  ici  deux  éloquents  discours2  qu'Hil- 
debert  prononça  dans  un  synode  :  Ad  pastores  contra  si- 
moniacos.  «  Ceux  qui  sont  à  la  tête  des  églises,  dit-il, 
trompent  les  simples,  oppriment  les  pauvres,  ourdissent 
des  trames  secrètes,  inventent  des  mensonges  pour  ravir 
les  droits  des  autres  ;  ou  bien  encore,  ils  simulent  la  sain- 
teté pour  arriver  aux  dignités  ecclésiastiques.  Tous  ces 
maux,  mes  frères,  vous  les  voyez,  ô  désolation,  envahir 
l'Église!  Voilà  que  presque  tous,  semblables  à  des  guet- 
teurs et  à  des  chasseurs,  ils  se  tendent  des  lacets  pour  se 
prendre  les  uns  les  autres...  Cette  simonie,  c'est  un  crime 
horrible,  c'est  une  plaie  désastreuse,  un  fléau  détestable 
qui  corrompt  la  foi  et  fait  germer  les  hérésies.  » 

A  Liège,  l'évêque  Raoul3  mettait  publiquement  en 
vente  les  bénéfices  de  son  diocèse.  Un  boucher,  nommé 
Udelin,  qui  lui  servait  de  courtier,  livrait,  sur  le  même 
étal  où  il  exposait  sa  viande,  les  prébendes  au  plus  offrant4. 
Le  prêtre  Lambert  ne  cessa  de  prêcher  contre  ces  abus 
sacrilèges,  jusqu'à  ce  que  l'évêque  irrité  l'eût  mis  en 
prison. 

1.  Adam  de  Perseigne,  Biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat. ,  757,  f°  122:  «  Ve  vobis,  ani- 
males, spiritum  Dei  non  habentes!  »  — ■  2.  47a  et  48*  h.  de  Diversis. 
3.  Évêque  de  1168-1191.  —  4.  Hist.  litt.,  XIV,  402. 


-280  CHAPITRE  PREMIER. 

Cette  vie  dissipée  au  milieu  du  luxe  et  de  l'abondance, 
cet  amour  de  la  chasse1,  le  grand  plaisir  du  moyen  âge, 
entraînait  inévitablement  la  chute  des  mœurs.  Jamais 
l'Église  n'a  traversé  une  période  aussi  difficile  :  en  vain 
elle  réunissait  ses  conciles,  en  vain  elle  lançait  tous  ses 
anathèmes,  le  mal  paraissait  incurable.  L'exemple  venant 
des  évêques,  le  clergé  inférieur  négligeait  tous  ses  devoirs, 
et  dans  plusieurs  provinces,  en  Normandie  surtout2,  le 
sacerdoce  était  tombé  dans  le  plus  honteux  avilissement. 
Les  prédicateurs  poursuivent  avec  véhémence  ces  vo- 
luptueux; ils  empruntent  les  couleurs  de  Juvénal,  et  par 
endroits,  ils  dépassent  la  crudité  de  son  langage.  Ils  sen- 
tent eux-mêmes  le  besoin  de  s'excuser,  lorsqu'ils  em- 
ploient des  termes  violents;  ils  en  rejettent  la  responsa- 
bilité sur  les  coupables  :  ils  se  comparent  au  médecin  qui 
doit  porter  une  main  indiscrète,  mais  bienfaisante,  sur  les 
plaies  les  plus  délicates3. 

Quel  ministère  pouvaient  exercer  les  évêques  ainsi  con- 
vaincus de  mauvaise  vie?  La  prédication,  qui  est  leur  prin- 
cipal devoir,  retombait  sur  eux-mêmes.  «  Comment  vou- 
lez-vous qu'ils  prêchent?  Leur  parole  les  accusera  comme 
des  réprouvés.  Ils  n'osent  pas  prêcher,  de  peur  de  publier 
leurs  infamies4.  »  Saint  Bernard,  si  plein  de  respect  pour 
les  supérieurs  ecclésiastiques,  si  patient,  si  charitable  cn- 

1.  Mais  on  sait  que  la  chasse  était  formellement  défendue  aux  évôques  pendant 
les  visites  pastorales. 

2.  V.  Orderic  Vital,  Ilisl.  de  Norm.,  t.  III  particulièrement. 

3.  «  Videbitur  fortasse  alicui  vestrum  grave  quod  de  immunditia  corporis  loquendo, 
minus  honeste  scrmonibus  usi  sumus,  scd  de  tam  inhonesta  re  quis  loqui  potest 
honeste?  Officiiim  et  nostnim  exigit  non  ut  vitia  palpemus  scd  ut  arguamus...  Vul- 
nus  a  sanie  non  perfecte  mundatur  nisi  manibus  inedici  contractetur.  Cui  cons- 
cientiam  verba  ista  stimulant,  suam  arguât  vitam,  non  orationem  nostram.  »  Pierre 
de  Poitiers,  ms.  lat.,  12293,  f>  100. 

4.  Alain  de  Lille,  ms.  lat.,  18172,  f>  22. 


'  LA  SOCIÉTÉ  D'APHÈS  LES  SERMONS.  281 

vers  tous,  ne  peut  contenir  son  indignation  :  il  se  demande 
avec  anxiété  qui  sauvera  l'Église  du  péril  intérieur  qui  la 
menace.  «  Une  maladie  contagieuse  circule  aujourd'hui 
dans  tout  le  corps  de  l'Église  ;  elle  y  répand  un  mal  d'au- 
tant pins  désespéré  qu'il  est  plus  universel,  et  d'autant 
plus  dangereux  qu'il  est  plus  intérieur.  Si  un  hérétique 
s'élevait  contre  elle  et  lui  faisait  une  guerre  ouverte,  on  le 
mettrait  dehors  et  il  sécherait.  Si  un  ennemi  public  l'atta- 
quait par  une  violence  publique,  elle  se  cacherait  peut-être 
et  éviterait  sa  fureur.  Mais  que  cachera-t-elle,  ou  de  qui  se 
cachera-t-elle?  Ils  sont  tous  ses  amis  et  tous  ses  ennemis. 
Ils  sont  tous  ses  intimes  et  tous  ses  adversaires.  Ils  sont  tous 
ses  domestiques  et  il  n'y  en  a  pas  un  qui  vive  en  paix  avec 
elle.  Ils  sont  tous  ses  proches,  et  ils  cherchent  tous  leurs 
intérêts.  Ils  sont  ministres  de  Jésus-Christ  et  ils  servent 
l'Antéchrist.  Ceux  qui  ne  rendent  aucun  honneur  à  Dieu 
sont  chargés  des  biens  de  sa  maison.  C'est  de  là  que  vient 
cet  éclat  digne  des  courtisanes,  ces  habits  de  comédiens, 
cet  appareil  royal  que  vous  voyez  tous  les  jours.  De  là,  l'or 
qui  brille  aux  mors  de  leurs  chevaux,  à  leurs  selles,  à 
leurs  éperons,  à  leurs  éperons,  dis-je,  plus  magnifiques 
que  les  autels.  De  là,  ces  tables  chargées  de  services  splen- 
dides  et  démets  délicieux;  de  là,  ces  excès  de  bouche,  ces 
débauches,  ces  guitares,  ces  lyres  et  ces  flûtes;  de  là,  ces 
celliers  qui  regorgent  de  toutes  choses,  ces  vases  de  par- 
fums précieux  et  ces  coffres  remplis  de  trésors  immenses. 
C'est  pour  tout  cela  qu'on  veut  être,  et  qu'on  est  en  effet, 
prévôt  d'église,  doyen,  archidiacre,  évêque  et  archevêque. 
Car  ces  dignités  ne  se  donnent  pas  au  mérite,  mais  au 
trafic  infâme  qui  se  passe  dans  les  ténèbres.  Il  a  été  fait1 

1.  Isa.  38,  7. 


282  CHAPITRE  PREMIER. 

autrefois  de  l'Église  une  prophétie  dont  nous  voyons 
maintenant  l'accomplissement;  il  a  été  dit  que  ce  serait 
dans  la  paix  que  son  amertume  devait  être  plus  amère. 
Elle  a  été  amère  dans  les  supplices  des  martyrs  ;  elle  a 
été  plus  amère  dans  ses  combats  contre  les  hérétiques; 
mais  elle  est  maintenant  très-amère  dans  les  mœurs  de 
ses  membres.  Elle  ne  peut  ni  les  éloigner  d'elle,  ni  s'éloi- 
gner d'eux  :  tant  ils  se  sont  établis  puissamment  et  mul- 
tipliés à  l'infini!  Sa  plaie  est  intérieure;  elle  est  incu- 
rable M  » 

Les  archidiacres  et  les  archiprêtres,  si  puissants  à  cette 
époque,  mais  tout  voisins  de  leur  décadence,  ne  sont  pas 
à  l'abri  de  la  censure.  Selon  Geoffroy  de  Troyes,  les  archi- 
diacres et  les  archiprêtres  sont,  par  une  comparaison  bi- 
zarre, les  narines  et  les  oreilles  de  la  société  chrétienne. 
Les  narines  ont  perdu  l'odorat,  les  oreilles  ont  perdu 
l'ouïe.  «  Les  archidiacres  n'ont  plus  la  force  de  discerner 
ce  qui  sent  bon  de  ce  qui  sent  mauvais  ;  ils  confondent  le 
bien  et  le  mal.  L'autorité  catholique  est  exposée  entre 
leurs  mains,  car  ils  sont  emportés  par  leur  cupidité;  leur 
pudeur  est  morte;  la  crainte  de  Dieu  s'est  évanouie  dans 
leurs  cœurs;  ils  ne  récompensent  plus  le  bien,  ils  ne  pu- 
nissent plus  le  mal.  Bernard,  évêquede  Parme,  disait  que 
certains  archidiacres,  pour  ne  pas  dire  tous,  étaient  des 
taupes  et  des  chauves-souris.  Ils  sont  assis  dans  les  ténè- 
bres; ils  ne  voient  rien,  ils  ne  comprennent  rien  aux 
choses  de  Dieu;  et  parce  qu'ils  font  le  mal,  ils  détestent 
la  lumière.  Malheur!  Malheur!  Nous  voyons  des  choses 
abominables  se  passer  dans  la  maison  du  Seigneur!...  0 
archidiacre,  tu  cherches  les  richesses  et  les  délices  ;  tu 

I.  Serm.  33,  in  Cantic. 


'   LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  283 

['enfonces  jusqu'à  la  tcte  dans  la  fange  et  clans  le  bourbier 
des  vices  :  qu'a  s- tu  fait  de  la  crainte  de  Dieu,  du  souvenir 
de  la  mort,  de  la  terreur  de  l'enfer  et  de  l'attente  du  ju- 
gement? Ah!  si  tu  pouvais  comprendre  combien  de  tré- 
sors de  colère  accumulent  contre  toi  tes  trésors  d'ar- 
gent!... Les  oreilles  de  l'archiprêtre  sont  frappées  d'une 
honteuse  surdité.  Ce  sont,  si  j'ose  le  dire,,  des  hommes 
qui  n'ont  rien  d'humain  :  ils  sont  désordonnés,  sauvages, 
illettrés,  idiots,  sans  mœurs,  dépourvus  de  science  et 
d'éloquence'.  Ils  ont  banni  la  pudeur,  enseveli  la  justice; 
ils  vivent  dans  la  crasse  de  l'ignorance.  Quand  il  s'agit  de 
porter  des  jugements,  ils  ne  tiennent  compte  ni  de  la 
sainteté  ni  de  la  vérité  :  ils  agissent  de  fantaisie.  Infor- 
tunés! malheureux!  Ce  beau  nom  qu'ils  portent,  ce  nom 
de  gloire,  ce  nom  de  joie,  ils  le  méprisent,  ils  le  foulent  à 
terre!  On  les  appelle  juges;  mais,  en  réalité,  ils  agissent 
contrairement  à  leur  titre;  ils  se  condamnent  eux-mêmes 
aux  yeux  de  Dieu,  chefs  aveugles  de  sujets  aveugles,  juges 
sans  justice2.  » 

Les  clercs  sont  entraînés  par  le  torrent  des  mauvais 
exemples.  Ils  sont  plongés  dans  la  paresse.  «  Ils  se  lèvent 
tard,  et,  après  l'office,  ils  s'en  vont  sur  la  place  publique  : 
ils  perdent  leur  temps  à  voir  ce  qui  se  passe3...  »  «  Hélas! 
s'écrie  Raoul  Ardent,  que  dirai-je  de  la  paresse  de  nos 
pasteurs?  Ils  méprisent  le  salut  des  âmes;  ils  ne  sortent 
jamais  de  leur  repos,  à  moins  qu'ils  ne  soient  alléchés  par 

1.  «  Jumentini  et  monstruosi  homines,  nimis  incompositi  et  ex  toto  bestiales, 
illitterati,  idiote,  sine  moribus,  nec  scientiam  habentes,  nec  facundiam.  » 

2.  Geoffroy  de  Jïoyes,  ms.  lat.,  13586,  f°  82. 

3.  «  Quosdam  video  beneficiatos  qui  vix  possunt  ad  officium  matutinale  surgere 
alii,  expleto  officio,  ad  loca  publica,  ad  spectacula  se  transferunt...  «  Odon,  ms. 
lat.,  16506,  f>  273. 


284 


CHAPITRE  PREMIER. 


l'odeur  de  l'argent.  Si  un  pauvre  étendu  sur  un  grabat 
réclame  leur  ministère,  ils  s'indignent  :  pourquoi  se  rendre 
auprès  de  lui,  puisqu'il  n'y  a  aucun  profit  à  retirer?  Si, 
craignant  l'autorité  des  supérieurs,  ils  finissent  par  se 
mettre  en  route,  ils  pestent  contre  les  chemins,  ils  mau- 
dissent les  infirmes,  quand  ils  devraient  prier  pour  eux1!... 
Si  leur  porc  ou  leur  âne  était  tombé  dans  un  fossé,  ils 
voleraient  à  son  secours2.  »  Lorsque  les  supérieurs  veu- 
lent les  reprendre  d'une  faute,  ils  en  appellent  à  Rome,  le 
tribunal  suprême.  «  Ils  obéissent  bien  mal  ces  prêtres  qui 
mettent  toute  leur  joie  à  susciter  des  procès  à  leurs  supé- 
rieurs, et  qui  s'emportent  avec  orgueil  contre  leurs  évê- 
ques.  Que  l'évêque  ou  l'archidiacre  essaye  de  les  reprendre, 
les  voilà  de  crier  :  A  Rome,  à  Rome!  Ils  circonviennent  le 
seigneur  pape,  ils  lui  insinuent  mille  mensonges;  ils  in- 
ventent des  calomnies  contre  leurs  maîtres3.  » 

Les  prêtres  voulaient,  en  outre,  des  biens,  des  honneurs, 
des  dignités  :  ils  n'avaient  en  vue  que  des  bénéfices.  «  Le 
scandale4  particulièrement  advient  lorsque  les  ecclésias- 
tiques maquigiionnent  les  Bénéfices,  ou  bien  lorsqu'ils 
possèdent  deux,  ou  trois,  ou  plus  de  Bénéfices.  Lesquels, 
ô  Père,  en  vos  salutaires  prédications  tant  vous  avez  blas- 
mez,  en  disant  n'être  loysible  un  homme  d'Eglise  posséder 
deux  ou  plusieurs  Bénéfices  :  a  sçavoir  estre  curé  et  cha- 
noine, ou  bien  chanoine  en  diverses  églises...  Combien 
voyons-nous  d'abuz  parmi  ces  ministres  qui  d'eux  mésmes 
se  consument  tout  ainsi  qu'un  papillon  a  la  chandelle!... 
Pour  avoir  presché  et  enseigné  le  susdict  quand  j'étois  offi- 

1.  31"  h.,  in  Epist.  et  Evangel.,  2*  pars.  —  2.  Ibid.,  37*  11.,  de  Tempore,  et  passim. 

3.  Pierre  de  Poitiers,  ras.  lat.,  12293,  f  100. 

4.  Léger,  arch.  de  Bourges;  oraison  funèbre  de  Robert  d'Arbrissel,  Boston  de 
Dejfence  de  Fontevrault ,  160. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  285 

cial  de  Rennes,  j'encourus  la  maie  grâce  de  plusieurs 
prestres.  Certainement  ils  ne  feroicnt  pas  ce  qu'ils  font, 
car  eux  considcrans  que  leurs  ames  estant  séparées  de  leur 
bon  Dieu,  icclles  estre  beaucoup  plus  salles  et  puantes  que 
n'est  un  corps  rendu  charongne  puante,  orde  et  si  sale 
qu'on  a  horreur  de  le  contempler  et  sentir.  » 

La  plus  funeste  de  toutes  les  conséquences,  c'est  que 
les  laïques  se  croyaient  autorisés  par  là  môme  à  lâcher  la 
bride  à  toutes  les  passions.  Les  évêques  qui  ne  quittaient 
pas  l'arène,  comme  Hildebert,  insistent  avec  force  sur  ce 
point.  «  Comment  un  laïque  quel  qu'il  soit,  comment  un 
homme  illettré  peut-il  respecter  des  commandements 
qu'il  voit  méprisés  par  un  prêtre?  Comment  aura-t-il  hor- 
reur des  fautes  qu'il  sait  être  commises  avec  impudence 
par  des  clercs?  Comment  les  laïques  abhorreront-ils  les 
impuretés  de  la  chair,  lorsqu'ils  entendent  dire  qu'il  y  a 
des  prêtres  et  des  clercs  couverts  d'infamies?  Comment  les 
laïques  observeront-ils  l'humilité,  comment  en  porteront- 
ils  les  signes  à  l'extérieur,  quand,  à  leur  connaissance,  les 
prêtres  et  les  clercs  affichent  l'orgueil  et  la  prétention  dans 
les  vêtements  et  dans  les  chaussures,  dans  les  jeux,  les 
bouffonneries,  les  excès  de  toute  sorte,  dans  leurs  con- 
versations enjouées  et  licencieuses,  dans  leur  visage,  leurs 
gestes,  leur  démarche  et  tout  leur  air1?  » 

Raoul  Ardent  remarque,  sur  le  même  sujet,  qu'il  est 
naturel  que  les  gens  de  la  campagne,  lorsqu'ils  se  ren- 
contrent deux  ou  trois  au  marché,  ou  bien  au  village, 
déchirent  leurs  pasteurs  à  belles  dents2.  Mais  il  s'élève 
avec  force  contre  les  fidèles  qui  refusent  d'entendre  la 


1.  47*  h.,  de  Diversis. 

2.  37*  h.,  de  Tempore. 


286 


CHAPITRE  PREMIER. 


messe  des  coneubinaires  et  de  recevoir  les  sacrements  de 
leurs  mains  '. 

C'est  ainsi  que  beaucoup  de  clercs  se  laissent  aller  à 
l'indiscipline  et  au  relâchement.  Au  lieu  de  répandre  la 
bonne  odeur  de  Jésus-Christ,  ils  scandalisent  par  leurs 
vices.  «  Ils  ne  sont  plus,  dit  un  prédicateur,  les  étoiles 
brillantes  qui  doivent  éclairer  le  chemin  des  simples 
fidèles,  ils  sont  devenus  des  planètes  vagabondes  :  que 
le  chrétien  fixe  les  yeux  sur  eux  pour  diriger  sa  course 
ici-bas,  et  le  naufrage  est  certain2.  » 

1.  5a  h.,  in  Epist.  et  Evangel.,  1"  pars. 

2.  «  Clcrici  bcne  possunt  dici  sidera  errantia,  qui,  cum  alios  bono  cxeniplo  debout 
informare  et  radios  honeste  conversationis  cuiquam  dift'undere,  rabie  voluplatum  ad 
varia  flagitia  rapiuntur  et  tenebrosa  vitiorum  caliginc  obducuntur  ;  et  qui  debebant 
esse  stelle  in  firrnamento  fixe,  sidera  effieiuntur  errantia,  et  ideo,  si  ad  eoruni 
respcctum  in  hoc  mari  navis  dirigitur,  facile  naufragium  incurritur.  »  lîiblioth.  de 
l'Arsenal,  ms.  lat.,  400,  P  54. 


CHAPITRE  II 

LES  ÉCOLIERS 


Au  douzième  siècle,  l'enseignement  semble  renaître 
partout.  A  côte  des  petites  écoles  fondées  par  les  Béné- 
dictins, par  les  Prémontrés  et  les  Chartreux  dans  leurs 
cloîtres,  les  écoles  publiques  jettent  un  éclat  inconnu 
jusqu'alors,  et  Paris  devient  le  rendez-vous  des  peuples'. 
Cette  jeunesse  nombreuse,  rassemblée  de  toutes  les  par- 
ties de  l'Europe,  mêlée  dans  le  feu  de  l'âge  et  dans  l'en- 
thousiasme de  la  science,  devait  sans  doute  avoir  besoin 
de  sermons  :  mais,  loin  de  les  écouter,  elle  s'en  moquait2. 
Un  jour  cependant,  saint  Bernard  remporta  sur  cet  au- 
ditoire ingrat  un  triomphe  qui  doit  être  compté  parmi 

1.  Jacques  de  Vitry,  Ilist.  occid.,  279,  énunière  les  étudiants  des  diverses  nations 
en  qualifiant  chaque  contrée.  On  retrouve  à  peu  près  les  mêmes  épithètes  dans 
Raoul  Ardent,  la  h.,  in  Epist.  et  Evangel.,  2a  pars:  «  Si  Gallus  es,  stude  Gallis  in- 
natam  superbiam  superare;  si  Romanus  es,  stude  Romanis  innatam  avaritiam  su- 
perare;  si  Pictavinus  es,  stude  Pictavinis  innatam  ingluviem  et  garrulitatem 
superare.  » 

2.  Geoffroy  de  Troyes,  ms.  lat.,  13586,  P  85. 


288 


CHAPITRE  II. 


ses  plus  beaux.  Il  prêcha  deux  fois  de  suite  dans  les 
écoles  de  Paris  sur  le  retour  à  Dieu  :  son  premier  sermon 
ne  fut  couronné  d'aucun  succès.  Le  saint  en  devint  triste 
et  tout  consterné.  Il  se  retira  silencieusement  dans  la 
maison  de  l'archidiacre  qui  l'avait  reçu.  Là,  se  jetant  à 
genoux,  il  se  répandit  en  larmes  et  en  gémissements,  et 
dans  sa  douleur,  il  se  plaignit  au  ciel.  Aussitôt  il  sentit 
son  courage  renaître;  dès  le  matin,  il  retourna  aux  écoles, 
certain  d'avance  de  conquérir  des  âmes  à  Dieu  et  des 
moines  à  Clairvaux.  En  effet,  de  nombreux  compagnons 
le  suivirent1.  Pierre  de  Celle,  Hildebert,  Pierre  Comestor, 
les  Victorins  ont  également  adressé  la  parole  aux  écoliers  : 
leurs  sermons  nous  fournissent  quelques  renseignements 
sur  la  matière  des  études  et  sur  les  mœurs  des  étudiants. 

Dans  les  siècles  précédents,  les  connaissances  s'étaient 
bornées  aux  sept  arts  libéraux  compris  dans  le  trivium  et 
le  quadrivium2.  Ces  nomenclatures  composaient  tout  le 
cercle  des  études.  Au  douzième  siècle,  la  médecine  et  la 
jurisprudence  obtiennent  une  place  honorable  :  la  théo- 
logie absorbe  tout.  Les  abbés  ne  cessent  de  reprendre  les 
moines  qui  veulent  se  livrer  à  la  science  du  barreau;  les 
conciles  leur  défendent,  comme  aux  chanoines  réguliers, 

1.  Ex  Exord.  ma<jn.  Cinlerc,  lib.  VII,  cap.  xm.  C'est  probablement  ce  sermon 
qui  est  imprimé,  Opp.  S.  Bernard.,  Il,  1133-1163. 

2.  Le  trivium  et  le  quadrivium  étaient  si  populaires  qu'on  les  faisait  passer  dans 
la  morale:  «  Sic  autem  illa  mundana  sciculia,  sic  et  ista  divina  septenarium  conlinet 
artium  numerum,  et  instar  iUius  in  trivium  quoddam  quadriviumque  dividitur. 
Nam  i 1 1 1 us  trivium  est:  grammatica,  rhclorica  et  dialcctica;  quadrivium  :  arithme- 
tica,  musica,  geometria  et  astronomia.  Trivium  quoque  specialis  et  divine  scientic 
est,  id  est  verc  et  perfecte  bumilitatis  :  subjici  majori,  Bubjici  equali,  subjici  et 
minori.  Porro  quadrivium  ejus  quidam  duobus  versibus  breviter  comprehendit, 
dicens  : 

Sporncro  iminriiiin,  spprnrre  nidltuii,  spornoro  sesc, 
Speraere  su  sporni ; quatuor hec  bcnasuut. 

Moine  de  Marmouticrs,  ms.  lat. ,  12412,  f°  151. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS. 


289 


d'exercer  la  médecine1  :  tous  prêchent  unanimement  que 
les  études,  quelles  qu'elles  soient,  doivent  aboutir  à  la 
connaissance  de  Dieu.  Pierre  Gomestor  nous  a  laissé  sili- 
ce point  un  témoignage  curieux  et  original  :  c'est  un 
sermon  adressé  aux  écoliers  de  Saint-Victor,  dans  lequel, 
l'orateur  se  retirant,  l'Eglise  et  saint  Augustin  éta- 
blissent ex  cathedra  la  prééminence  de  la  théologie. 
«  Saint  Augustin  :  Pourquoi  donc,  ma  mère,  me  recom- 
mandez-vous l'usage  du  miel?  J'ai  lu  et  relu  dans  les 
saintes  Écritures  que  le  miel  était  plus  condamnable  que 
recommandable...  »  La  mère  lui  répond  {ad  quem  mater)  : 
«  Mon  fils,  tu  viens  de  parler  très-ingénieusement...  Afin 
({ne  tu  puisses  distinguer  miel  et  miel,  considère  les  diffé- 
rentes espèces  de  miel  qui  sont  dans  la  nature.  Outre  le 
miel  sauvage  qu'on  recueille  sur  les  roseaux  et  dont 
mangea  saint  Jean  le  Précurseur,  il  y  a  quatre  espèces  de 
miel.  On  en  trouve  dans  les  champs,  sur  les  feuilles  et  sur 
les  herbes;  on  en  trouve  sur  le  tronc  des  arbres,  et  c'est 
celui-là  que  mangeaient  les  premiers  hommes,  lorsqu'ils 
se  nourrissaient  de  glands  et  de  faines;  on  en  trouve  dans 
les  cellules  des  abeilles,  dans  les  ruches  qu'inventa  le 
pasteur  Aristée  pour  loger  ses  essaims;  enfin,  on  en  trouve 
dans  les  trous  de  la  pierre.  A  ces  quatre  espèces  de  miel 
correspondent  quatre  espèces  de  sciences.  La  première 
est  la  philologie  et  le  philosophe  l'appelle  théorique;  la 
seconde  est  la  pratique;  la  troisième  est  la  sophistique; 
et  la  quatrième,  le  philosophe  l'ignora  :  nous,  nous  l'ap- 
pelons l'Évangélique.  La  première  est  comme  le  miel 
répandu  à  la  surface  du  champ,  parce  qu'elle  s'occupe 
des  causes  naturelles;  la  pratique  est  comme  le  miel  du 

I.  L;ibbe,  X,  98-2. 

Il) 


290 


CHAPITRE  II. 


tronc  de  l'arbre,  parce  qu'elle  traite  des  nécessités  des 
hommes;  la  sophistique  est  comme  le  miel  renfermé  dans 
les  cellules,  car  elle  cherche  à  vivre  et  elle  n'existe  pas; 
l'Évangélique  est  comme  le  miel  de  la  pierre  :  elle  sort  de 
la  pierre  sur  laquelle  l'Église  est  établie.  La  première 
regarde  le  philosophe;  la  seconde,  le  politique;  la  troi- 
sième, l'hérétique;  la  quatrième,  le  catholique.  La  pre- 
mière traite  des  secrets  de  la  nature;  la  seconde,  de  la 
gestion  des  affaires;  la  troisième,  de  la  mort  de  l'àme;  la 
quatrième,  de  la  béatitude  éternelle.  La  première  enfle 
d'orgueil..,  la  seconde  torture..,  la  troisième  tue..,  et  la 
quatrième  vivifie,  comme  une  source  d'eau  vive  jaillissant 
pour  la  vie  éternelle...  Tu  vois  donc,  mon  fils,  que  ces 
trois  premières  sciences  n'ont  que  l'apparence  de  la 
science  et  qu'elles  n'en  contiennent  pas  le  suc;  qu'elles 
sont  l'image  de  la  science  et  qu'elles  n'en  sont  pas  la  réa- 
lité :  mais  que  la  quatrième  est  la  vraie  sagesse!...  Tu  t'es 
donc  trompé,  mon  fils.  Tu  te  croyais  un  demi-savant, 
lorsque  tu  divisais  la  théorique  en  théologie,  philologie 
et  physiologie,  c'est-à-dire  en  sciences  qui  traitent  de 
Dieu,  des  esprits  et  des  corps;  tu  te  croyais  habile,  lorsque 
tu  partageais  la  pratique  en  science  privée,  domestique 
et  politique.  Tu  as  admiré,  mon  fils,  l'éloquence  impé- 
tueuse de  Cicéron,  les  discours  polis  d'Isocrate,  les  pa- 
roles emportées  de  Démosthène,  tu  as  pâli  sur  Aristote... 
Dans  toutes  ces  choses,  il  y  a  sans  doute  beaucoup  de 
sagesse  :  mais  leur  abondance  est  stérile,  parce  qu'elles 
ne  sont  point  l'esprit  et  la  vie1!  » 

1.  Pierre  Comeslor,  31*  h.  —  Pierre  Comestor  s'autorise  du  nom  de  S.  Augustin; 
Garnicr  de  Langres  s'autorise  de  celui  de  Moïse.  «  H  inc.  est  quod  Moyses,  qui  oinui 
sapientia  yEgypliorum  sapienlissimus  perhibetur,  greges  septem  liliarum  sacerdotis 
Madian  ad  puteuni  legitur  adaquasse  :  ut  per  hoc  darctur  intclligi  quod  iste,  qui 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS. 


'291 


Absalon  de  Saint-Victor  prêche  la  même  doctrine  avec 
un  goût  pins  sain.  «  Les  écoliers,  dit-il,  s'enflent  d'une 
vaine  philosophie.  Qu'ils  sont  heureux  quand,  à  force  de 
subtilités,  ils  ont  abouti  à  quelques  découvertes!  Ils  se 
tournent  dans  les  problèmes,  dans  les  anguleux  syllo- 
gismes; ils  étudient  la  conformation  du  globe,  la  vertu 
des  éléments,  le  commencement  et  la  fin  des  saisons,  la 
place  des  étoiles,  la  nature  des  animaux,  la  fureur  des 
bêles,  la  violence  des  vents,  les  buissons,  les  racines,  et 
mille  autres  choses  semblables  :  c'est  là  le  but  de  leurs 
études,  c'est  là  qu'ils  croient  trouver  les  causes  des 
choses!  La  cause  des  causes  qui  est  la  fin  et  le  principe 
de  tout,  ils  la  regardent  en  chassieux,  sinon  en  aveugles!.. 
0  vous,  qui  voulez  savoir,  ce  n'est  point  par  le  ciel,  mais 
par  vous-mêmes  qu'il  faut  commencer!  Voyez  qui  vous 
êtes,  qui  vous  devez  être  et  qui  vous  serez.  Car  ce  n'est 
pas  une  petite  science  que  de  se  connaître  soi-même... 
A  quoi  sert  de  disputer  sur  les  idées  de  Platon,  de  lire  et 
de  relire  le  songe  de  Scipion?  A  quoi  servent  tous  ces 
sophismes  inextricables  qui  sont  de  mode,  cette  fureur 
des  subtilités  où  beaucoup  se  sont  perdus,  où  beaucoup 
ont  péri?  Au  palais  malade,  l'amertume  même  semble 
douceur.  C'est  au  prix  de  grands  revenus,  d'un  riclfe  ma- 
riage, du  péril  même  de  la  vie  qu'on  veut  acquérir  ces 

prœcipuus  Thcologiœ  fuit  prœdicator,  profundis  sanctarum  scripturarum  mysteriis 
septem  liberalium  artium  amatores  imbueret,  et  ex  ipsis  philosophiaj  artibus  Theo- 
logicam  sapientiam  comprobaret.  Nam  cum  illarum  septem  liberalium  artium  aliœ 
de  vocibus,  alias  de  rébus  nos  aidillcent,  quaî  autem  de  vocibus,  alia  de  pronuntia- 
tione  instruit  ut  grammatica,  alia  de  signilicatione  ut  dialectica,  alia  de  utraque 
ut  rhetorica;  qua;  vero  de  rébus,  alia  cirea  naluram  utphysica,  alia  circa  formant, 
et  quœ  cirea  formant,  alia  circa  mensuram  ut  geometria,  alia  circa  numerum  ut 
aritlimctica,  alia  circa  pondus  ut  musiea,  alia  versatur  circi  motus  ut  astrologia  : 
Theologia  in  hoc  omnes  pravcellit,  quod  iu  bis  omnibus  ei  omiics  famulantur.  « 
Garnier  de  Langres,  40a  h.,  in  capitulo  gênerait. 


292  CHAPITRE  II. 

connaissances!  0  Grecs,  ô  Grecs,  vous  êtes  toujours  des 
enfants  :  nulle  science  en  vous  n'a  blanchi.  Ne  savez-vous 
donc  pas  que  la  sagesse  de  ce  monde  est  folie l?  » 

Ce  n'est  pas  seulement  provision  de  sophismes  sur  les 
études  profanes  que  veulent  amasser  ces  jeunes  enthou- 
siastes :  ils  ont  l'ambition  de  tout  comprendre,  de  tout 
saisir,  de  tout  pénétrer.  Us  s'attaquent  avec  une  téméraire 
audace  aux  mystères  de  la  religion  ;  ils  discutent  aussi 
librement  sur  les  vérités  révélées  que  sur  Platon  et  sur 
Socrate2;  ils  portent  dans  ces  recherches  une  animation 
si  vive,  si  continue,  que  le  bruit  de  leurs  disputes  est  com- 
paré au  coassement  des  grenouilles3.  Ils  font  pitié  à  Geof- 
froy de  Troyes  :  «  Les  grammairiens  et  les  écoliers  de 
notre  temps,  dit-il,  sont  des  bêtes  de  somme  et  des 
ânes4.  » 

Cependant  les  écoliers  ne  vivaient  pas  toujours  d'ab- 
stractions :  rien  n'est  moins  édifiant  que  leurs  mœurs.  Us 
se  pavanent  dans  le  luxe,  ils  font  bonne  chère.  «  Lorsqu'il 
faut  répondre  à  l'école,  dit  Pierre  Comestor,  ils  font  les 
sourds  :  mais,  quand  il  s'agit  de  se  disputer,  ils  ne  sont  pas 
muets.  Ils  se  lèvent  tard  le  matin.  Pour  boire  et  pour 
manger,  ils  n'ont  pas  de  pareils;  ce  sont  des  dévorants  à 
table,  mais  non  des  dévots  à  la  messe5.  Au  travail,  ils 
bâillent;  au  festin,  ils  ne  craignent  personne.  Chaque  jour, 
soir,  matin,  midi,  ils  veulent  avoir  la  meilleure  table.  Us 

1.  Absalon,  ms.  lat.,  14936,  f»«  35,  43. 

2.  Étiennc  de  Tournay,  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  lat.,  Dl  27,  f  13. 

3.  «  Per  ranas  vocales,  i lianes  scolarium  disputationcs,  ([lie  ex  mundana  sapientia 
procedunt,  intelliguntur...  Scolares  enim,  solo  agniinc  verborum...  »  Alain  de  Lille, 
ms.  lat.,  18172,  f  22. 

4.  «  Grammatici  et  scolares  nostri  temporis  jumcnla  sunt  vcl  asini.  »  Ms.  lat.. 
13580,  f  85. 

5.  «  Dcvorator  ad  mensam,  non  devotior  ad  niissam.  »  De  semblables  jeux  de 
mots  se  présentent  dans  les  phrases  qui  suivent;  ils  sont  intraduisibles. 


•LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS. 


293 


abhorrent  la  méditation  des  livres  divins  :  mais  ils  aiment 
à  voir  le  vin  pétiller  dans  leur  coupe,  et  ils  l'avalent  avec 
intrépidité'...  »  «  N'ayez  donc  point  deux  vêtements,  dit 
un  Victorin;  si  vous  possédez  plusieurs  vêtements,  soyez 
généreux  envers  les  pauvres.  Nous  nous  chargeons  de  tant 
de  paquets  d'habits,  qu'il  nous  faut  les  transporter,  les 
traîner  derrière  nous.  Sous  les  portiques,  ces  habits  en- 
tretiennent la  vermine;  au  lieu  de  les  céder,  lorsqu'ils  ne 
sont  plus  de  mise,  aux  gens  qui  en  sont  dépourvus,  nous 
les  donnons  comme  salaire  à  nos  domestiques  ou  nous  les 
vendons.  Saint  Jérôme  écrivait  à  Eustochius  :  N'imite  pas 
ces  hommes  qui  donnent  tout  leur  soin  à  la  parure  ;  ils 
exhalent  l'odeur  des  parfums  ;  ils  s'asseoient  sur  des  sièges 
commodes;  ils  portent  des  chaussures  fines;  de  crainte 
de  l'humidité,  à  peine  effleurent-ils  la  terre  du  pied  '2.  » 

Cette  vie  fastueuse  et  dissipée  allait  jusqu'à  la  dépra- 
vation des  mœurs.  «  Quelle  honte!  s'écrie  un  chancelier3, 
nos  écoliers  se  livrent  à  tous  les  désirs  de  la  chair.  Ils 
vivent  dans  des  turpitudes  qu'aucun  d'entre  eux,  dans  le 
lieu  de  sa  naissance,  parmi  ses  parents  et  ses  proches, 
n'oserait  même  nommer.  Ici,  au  milieu  d'étrangers,  en 
présence  de  tout  le  monde,  en  présence  de  gens  de  tous 
les  pays,  publiquement,  rien  ne  les  arrête!...  Ils  dilapi- 
dent, en  vivant  avec  des  courtisanes,  les  richesses  du 
Crucifié.  J'en  suis  couvert  de  honte  et  de  confusion.  Eux 
qui  devraient  remporter  dans  leur  patrie  la  bonté,  la  dis- 
cipline et  la  science!  Leur  conduite,  outre  qu'elle  rend 
l'Église  odieuse,  est  une  ignominie  pour  les  maîtres  et 
pour  les  écoliers,  un  scandale  pour  les  laïques,  un  dés- 

1.  Ms.  lat.,  14932,  f°  234.  —  2.  Victorins,  ms.  ht.,  14804,  P  131. 
3.  Pierre  de  Poitiers,  ms.  lat.,  14593,  f°  123. 


294 


CHAPITRE  II. 


honneur  pour  leur  nation  et  une  injure  envers  le  Créateur 
lui-même!  » 

A  côté  de  la  richesse,  la  pauvreté  souffrait.  Beaucoup 
d'écoliers  ne  pouvaient,  faute  de  ressources,  ni  s'habiller 
convenablement  ni  loger  en  ville;  ils  se  réfugiaient  dans 
la  campagne.  «  Il  y  a  des  gens  qui  se  glorifient  de  leurs 
habits,  comme  si  ces  habits  étaient  la  seule  chose  louable 
en  eux.  Ils  semblent  dire  :  Il  n'y  a  rien  de  bon  en  nous- 
mêmes,  rejetons-nous  donc  sur  les  objets  extérieurs, 
c'est-à-dire  sur  la  laine  des  troupeaux  et  sur  la  couleur 
des  étoffes,  habillons-nous  de  noir  et  de  rouge.  Et  quand 
les  écoliers  pauvres  meurent  de  froid  et  de  faim  dans  les 
villages,  il  n'y  a  personne  qui  compatisse  à  leur  sort! 
Chose  vraiment  triste!  Ceux  qui  devraient  montrer  le  bon 
exemple  ne  se  contentent  pas  de  deux  paires  de  vêtements, 
ils  laissent  encore  leurs  habits  sous  les  portiques  plutôt 
que  de  les  céder  à  ces  malheureux'  !  » 

Pour  alléger  leur  misère,  les  uns  donnaient  des  leçons, 
comme  Jean  de  Salisbury;  les  autres  se  réfugiaient  dans 
les  associations  des  écoliers  pauvres,  comme  celle  des 
Bons-Enfants  à  Reims. 

1.  Anonyme,  ms.  Lat.,  H470,  P  212.  —  Nous  n'avons  rencontré  aucun  détail  sur 
les  rapports  des  maîtres  avec  les  élèves.  Cependant,  si  nous  en  croyons  Richard  de 
Saint-Vietor,  les  maîtres  avaient  toujours  la  férule  en  main  :  «  Sed  ecce  adliuc  magis- 
tri  nostri  apponunt  iniquitalem  super  iniquitatem  connu,  addentes  verbera  super 
vulnera,  vendantes  pro  verberibus  verba.  Eant,  eant!  Recédant,  recédant doctores 
nostri,  imo  cxaclores  nostri,  vani  et  insani,  docentes  et  desipientes.  «  Hibliotli.  de 
Troycs,  ms.  lat.,  25'J,  f"  67. 


CHAPITRE  III 

LES  SEIGNEURS 


Los  seigneurs  sont  bardés  de  fer;  ils  ont  l'air  farouche 
et  les  mains  ensanglantées.  Leurs  mœurs  conservent 
quelque  chose  de  barbare;  on  retrouve  presque  l'odeur 
du  sang  dans  les  pages  qui  nous  les  décrivent.  Ils  détrui- 
sent par  rage  de  la  destruction;  ils  mettent  de  la  gloire, 
scmble-t-il,  à  détruire  ce  que  leurs  pères  ont  élevé*.  Mais 
le  plus  souvent,  ils  épient  une  proie  comme  des  loups;  ils 
la  saisissent,  et  l'emportent  dans  leurs  chàteauxgothiques 
transformés  en  nids  de  vautours.  «  Quel  sont  ces  loups? 
s'écrie  Geoffroy  Babion.  Ils  attaquent  les  hommes,  Dieu, 
les  biens  du  Seigneur.  Les  temples  consacrés  à  Dieu  par 
le  sacrifice  de  la  Messe,  ils  les  violent,  ils  y  mettent  le 
feu  !  Les  biens  ecclésiastiques,  offerts  à  Dieu  pour  la  ré- 


1.  «  Sunt  et  hodie  qui  ad  destruendos  labores  aliorum  intendant  ut,  cum  ipsi 
eeerint  nichil,  majorum  nomen  et  gloriam,  demoliendo  saltem  quid  illi  fecerant, 
assequantur.  »  Geoffroy  de  Mailros,  ms.  lat.,  18178,  f  30. 


296  CHAPITRE  III. 

mission  des  péchés,  ils  les  ravissent,  ils  mangent  les  pé- 
chés du  peuple.  Que  les  pasteurs  chassent  de  l'église  ces 
sacrilèges  et  ces  loups  :  les  loups  ne  doivent  point  avoir 
place  au  milieu  des  brebis1.  » 

En  effet,  ce  sont  les  églises  qui  les  attirent  surtout  par 
l'espoir  du  butin  :  les  évêques  les  repoussent  avec  une 
généreuse  audace.  Ces  gardiens  vigilants  n'ont  qu'un  cri: 
c'est  le  cri  d'alarme.  «  Nous  sommes  persécutés,  on  nous 
fait  la  guerre,  tout  est  bouleversé,  le  chien  entoure  le 
troupeau  du  Seigneur,  nous  ne  pouvons  plus  garder  nos 
brebis2!  »  «  Instruments  du  démon,  puisque  c'est  par  eux 
que  le  démon  opprime  l'Église,  écrase  les  innocents!  Ils 
sont  semblables  au  lion  qui  se  lève  de  bonne  heure,  dési- 
rant rassasier  sa  faim  ;  il  ne  trouvera  sa  pâture  que  par 
le  pillage3!  »  Ainsi  parle  Hildebert,  et  il  confirme  l'énergie 
de  ses  paroles  par  le  courage  de  sa  conduite.  Guil- 
laume le  Roux  lui  ordonne  de  démolir  les  tours  de  la 
cathédrale  du  Mans,  ou  d'aller  subir  un  jugement  ecclé- 
siastique devant  les  Anglais.  Hildebert  consent  à  passer 
la  mer.  Il  revient  absous;  mais  une  seconde  fois  la  dé- 
molition des  tours  est  exigée.  Hildebert  résiste  avec  une 
égale  fermeté.  Alors,  les  échevins  du  Mans  portent  la 
main  sur  le  sanctuaire,  se  jettent  sur  les  églises  de  la  ville, 
anéantissent  les  revenus  de  l'évêché*.  Hildebert  est  réduit 
à  l'indigence;  il  est  trop  pauvre  pour  se  rendre  au  concile 
de  Troyes;  il  fait  le  voyage  de  Rome  en  mendiant.  Yves  de 
Chartres  et  Amédée  de  Lausanne  luttent  également  toute 
leur  vie  contre  ces  rapaces  et  féroces  barons. 

Les  monastères  ne  sont  pas  épargnés.  Abélard,  en  arri- 


1.  Ms.  lot.,  14934,  f°  150.  —  2.  Yves  de  Chartres,  A"  1). 

:t.  Hildebert,  41"  I'..  da  Tcmpore.  —  4.  Hildebert,  Epist.,  lit».  I,  8. 


•  LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  l-ES  SERMONS.  297 

vaut  à  Saint-Gildas,  trouve  encore  trace  d'incendie'.  Sou- 
vent le  pillage  est  suivi  d'horribles  profanations2. 

Les  seigneurs  rencontraient  une  résistance  vigoureuse 
dans  les  églises  et  dans  les  monastères  :  ils  disposaient  à 
leur  gré  des  gens  de  la  campagne.  «  Les  paysans  qui  tra- 
vaillent pour  tous,  qui  se  fatiguent  dans  tous  les  temps, 
par  toutes  les  saisons,  qui  se  livrent  à  des  œuvres  serviles 
dédaignées  par  leurs  maîtres,  sont  incessamment  acca- 
blés,  et  cela,  pour  suffire  à  la  vie,  aux  vêtements,  aux 
frivolités  des  autres  ! ...  On  les  poursuit  par  l'incendie,  par 
la  rapine,  par  le  glaive;  on  les  jette  dans  les  prisons  et 
dans  les  fers,  puis  on  les  contraint  de  se  racheter,  ou  bien 
on  les  tue  violemment  par  la  faim,  on  les  livre  à  tous  les 
genres  de  supplices...  Les  pauvres  crient,  les  veuves  pleu- 
rent, les  orphelins  gémissent,  les  suppliciés  répandent 
leur  sang3!  » 

Les  seigneurs  prélèvent  la  taille  (exactio  extraordi- 
mria)  avec  une  exigence  barbare.  Nous  avons  comme  une 
plainte  de  ces  pauvres  serfs  courbés  sous  le  poids  de  la 
servitude  et  trop  longtemps  restés  à  la  merci  de  leurs 
maîtres  :  talliabiles  ad  miscricordiam  et  nutum!  «  Ces 
hommes  ont  des  griffes;  ils  s'étudient  à  tondre  leurs  sujets. 
Ils  habitent  avec  des  bêtes  féroces,  c'est-à-dire  qu'ils  s'as- 
socient des  complices  cruels  et  sauvages  comme  eux.  Ils 
dévorent  leurs  sujets,  gens  simples  comme  des  agneaux, 
par  la  taille  et  par  les  exactions  *.  » 

1-  33°  h.,  de  S0  Joanne  Baptista. 

2.  Par  ex.  à  l'abbaye  de  Redon,  en  1126;  Hildcberti  vita,  Patrol.  lai.,  CLXXI, 
c.  78. 

3.  Geoffroy  de  Troyes,  ms.  lat.,  1358G,  f»  86. 

4.  «  Hoc  faciunt  ut  subditos,  simplices,  pullos  et  agnos,  per  (allias  et  exactiones 
dévorent.  »  Anonyme,  ms.  lat.,  1050G,  f°  133. 


298  CHAPITRE  III. 

L'Eglise  reconnaît  leurs  droits;  elle  prêche  l'obéissance 
légitime  :  «  Bone  gens,  rendes  a  vostre  segnor  terrien  ço 
que  vos  li  devés  :  vos  devés  croire  et  entendre  que  a  vostre 
segnor  terrien  devés  vos  cens  et  tailles,  forfais,  servises, 
carrois,  os,  cevaucies.  Rendés  li  tôt  en  leu  et  en  tens 
salvement1.  »  Mais  sa  voix,  protectrice  des  opprimés, 
s'élève  et  demande  justice  de  pareilles  oppressions;  rien 
ne  peut  l'étouffer;  elle  déclare  qu'elle  vengera  toujours 
la  veuve  et  l'orphelin.  Elle  accuse  avec  sévérité  les  prêtres 
qui  demeurent  insensibles  à  la  vue  des  villages  dépeuplés 
et  de  la  dévastation  générale2,  qui  ménagent  le  tyran 
parce  qu'ils  tiennent  sans  doute  à  le  visiter  dans  ses  châ- 
teaux, à  se  promener  dans  ses  parcs,  à  labourer  ses  terres. 
«  Non,  je  ne  puis  pas  le  dire  sans  verser  des  larmes,  nous, 
les  chefs  de  l'Église,  nous  sommes  plus  timides  que  les 
disciples  grossiers  du  Christ,  à  l'époque  de  l'Église  nais- 
sante. Nous  nions  ou  nous  taisons  la  vérité  par  crainte 
des  séculiers;  nous  nions  le  Christ,  la  Vérité  même! 
Quand  le  ravisseur  s'abat  sur  le  pauvre,  nous  refusons  de 
porter  secours  à  ce  pauvre.  Quand  un  seigneur  tourmente 
le  pupille  ou  la  veuve,  nous  n'allons  pas  à  rencontre  : 
le  Christ  est  sur  la  croix,  et  nous  gardons  le  silence3!  » 
«  Quels  sont  ces  loups?  Des  tyrans,  des  ravisseurs  qui, 
entraînés  par  leurs  convoitises,  poussés  par  leurs  pas- 
sions, dévastent  les  bergeries  du  Seigneur,  dépouillent 
les  veuves  et  les  orphelins,  proscrivent  les  pauvres...  Et  le 
prêtre  fuit  comme  un  mercenaire,  par  amour  de  la  flat- 
terie, ou  par  crainte  de  la  persécution!  Qui  abandonne- 


1.  Maurice  de  Sully,  ms.  Or.,  13311,  Sermon  du  23'  dimanche  après  la  Pentecôte. 

2.  «  Ubique  exterminium,  •  Anonyme,  Opp.  S.  Bernard,  V,  1480. 

3.  Raoul  Ardent,  71*  h.,  in  Epist.  et  Evang.,  1"  pars 


.  LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  '299 

L-il  donc  ainsi?  La  droiture  de  la  justice,  la  défense  de 
l'Église,  la  liberté  de  la  patrie,  la  vengeance  du  pupille 
et  de  la  veuve1  !  » 

Hélas!  cette  voix  généreuse  fut  trop  souvent  impuis- 
sante à  prévenir  le  crime.  Elle  servit,  du  moins,  à  l'aire 
contre  tous  ces  forfaits  d'énergiques  protestations.  Après 
le  meurtre  de  Gérard,  seigneur  de  Crécy,  commis  par  les 
gens  de  l'évêque  Gaudri,  dans  l'église  de  Laon,  Guibert 
de  Nogent  reçut  ordre  du  doyen  et  des  chanoines  de  faire 
un  sermon  au  peuple.  L'orateur  parla  en  ces  termes  : 
«  La  colère  du  Seigneur  irrité  contre  vous  a  permis  que  la 
rage  la  plus  infernale,  conduite  par  les  calculs  les  plus 
impies,  ait  égorgé,  au  milieu  de  vous  et  devant  l'image 
même  de  Jésus-Christ  attaché  à  la  croix,  un  homme  qui 
se  livrait  à  la  prière.  Cela  s'est  fait  non  pas  dans  une 
église  inconnue,  mais  dans  la  plus  florissante  église  des 
Gaules,  dans  une  église  dont  la  renommée  s'étend  même 
au  delà  du  monde  latin.  Et  quel  homme  a-t-on  assassiné? 
N'est-ce  pas  un  homme  que  recommandait  une  naissance 
illustre,  qui  dans  un  petit  corps  portait  une  grande  âme 
et  que  l'éclat  de  ses  armes  a  rendu  célèbre  dans  toute  la 
France?  Le  forfait,  le  lieu  où  il  a  été  commis,  la  honte 
qui  en  rejaillit  sur  vous,  de  toutes  parts  on  les  redira.  Si 
donc  vous  n'êtes  pas  contristés  de  cœur  et  du  plus  pro- 
fond de  l'âme  de  ce  malheureux  événement,  si  vous  n'êtes 
pas  touchés  d'un  si  grand  déshonneur  fait  au  sanctuaire, 
sachez-le  bien,  Dieu  ouvrira  une  large  voie  au  passage  de  sa 
colère,  et  il  déploiera  au  grand  jour,  pour  votre  perte,  l'ani- 
mositô  qu'il  avait  tenue  jusqu'ici  cachée  dans  l'ombre  2.  » 

1.  Anonyme,  Opp.  S.  Bernardi,  V,  1479. 

2.  Guibert  de  Nogent,  sa  Vie,  liv.  III,  ch.  vi.  Collect.  Mém.,  Guizot,  X,  25. 


300  CHAPITRE  III. 

Le  seigneur  est  aussi  avide  de  voluptés  que  des  cruelles 
joies  de  la  vengeance  assouvie. 

«  Un  jour  que  Vital  prêchait  dans  une  église1,  un  che- 
valier se  précipita  les  armes  à  la  main  sur  un  des  audi- 
teurs, son  ennemi  juré.  Celui-ci  courut  embrasser  les 
genoux  de  l'apôtre.  Désarmez  cet  homme,  cria  Vital  ;  em- 
menez-le hors  de  l'église;  c'est  de  là  seulement  qu'il  peut 
entendre  la  parole  divine.  Mais  ce  fut  en  vain  que  Vital 
multiplia  les  exhortations,  les  prières  et  les  avertisse- 
ments :  le  chevalier  voulait  assouvir  sa  vengeance.  Alors 
le  saint,  touché  de  l'esprit  de  Dieu,  étendit  la  main  droite 
sur  l'autel  :  Au  nom  de  la  glorieuse  Vierge  Marie,  dit-il, 
cet  homme  va  périr  misérablement!  Quelques  jours  après, 
le  chevalier  fut  surpris  en  flagrant  délit  d'adultère  dans 
le  coin  écarté  d'une  forêt.  L'époux  outragé  le  tua  sur-le- 
champ,  et  jeta  son  cadavre  à  la  meute  des  chiens  qui  le 
dévorèrent2.  » 

Quelquefois  le  chevalier  tombe  de  la  fougue  des  pas- 
sions dans  la  mollesse  avilissante,  incurable.  Il  se  laisse 
battre  par  ses  maîtresses  et  voler  par  ses  bouffons.  S'il  a 
encore  quelques  soucis,  c'est  uniquement  pour  les  per- 
ruques, pour  les  longs  cheveux  et  les  longs  habits,  pour 
les  souliers  à  la  poulaine.  Écoutons  Scrlon,  évoque  de 
Sées,  dont  la  prédication  nous  a  été  conservée  par  Ordcric 
Vital. 

«  Comme  Serlon  entrait  dans  l'église,  revêtu  de  ses 
habits  pontificaux,  qu'il  se  trouvait  auprès  du  roi  Henri' 

1.  Riblioth.  de  Fougères,  ms.  lat.,  Vite  S-  Yitalis,  \ib.  I,  cap.  XII. 

2.  K  Non  multo  posttempore,  i  11c  in  m-fando  flagitio  cum  cujusdam  viri  uxoro,  ab 
cjus  niarito  in  qnodam  nemorc  interceptus,  liorrenda  morte  interemptus  vilain 
Hnivil,  corpusque  cjus  a  canibus  devoratum.  »  Ibid. 

3.  Henri,  fils  de  Guillaume  le  Conquérant,  roi  d'Angleterre,  de  1100  à  1135. 


LA  SOCIÉTÉ  b'AI'RËS  LES  SERMONS  301 

cl  voulait  commencer  l'office,  en  attendant  patiemment 
la  réunion  du  peuple  et  des  gens  du  prince,  le  prélat 
s'aperçut  que  l'église  était  encombrée  de  meubles  de 
paysans,  de  divers  ustensiles  et  de  toutes  sortes  d'effets. 
Alors  poussant  avec  douleur  de  profonds  soupirs,  il  dit  au 
roi  Henri  qui  était  assis  avec  quelques  grands  dans  un 
endroit  peu  convenable,  au  milieu  des  paniers  des  labou- 
reurs :  La  maison  de  la  prière  était  autrefois  appelée  la 
basilique  de  Dieu,  et  vous  pouvez  la  voir  aujourd'hui  hon- 
teusement remplie  de  cet  immonde  attirail;  les  édifices 
dans  lesquels  on  ne  doit  célébrer  que  les  divins  sacre- 
ments sont  devenus  les  magasins  du  peuple  privé  d'un 
juste  défenseur.  L'Église  est  devenue  la  sauvegarde  du 
peuple,  quoiqu'elle-même  ne  goûte  pas  une  sécurité  par- 
faite. Dans  cette  année  même',  Robert  de  Belème  a 
brûlé  dans  mon  diocèse  l'église  de  Tournay;  il  y  a  fait 
périr  quarante-cinq  personnes  des  deux  sexes.  C'est  en 
gémissant  que  je  rapporte  ces  détails  devant  Dieu.  Sei- 
gneur roi,  je  fais  parvenir  ces  choses  à  votre  oreille,  afin 
que  votre  esprit  s'enflamme  du  zèle  de  Dieu  et  s'efforce 
d'imiter  Phinée,  Mattathias  et  ses  fils...  Car  votre  frère 
ne  possède  plus  la  Normandie...  Il  est  engourdi  dans  la 
nonchalance.  Quelle  douleur!  Comme  il  dissipe  en  baga- 
telles et  en  frivolités  les  richesses  de  son  puissant  duché! 
Il  est  souvent,  faute  de  pain,  obligé  de  jeûner  jusqu'à 
noue.  La  plupart  du  temps,  il  n'ose  se  lever  de  son  lit; 
et,  faute  de  vêtements,  il  ne  peut  aller  à  l'église  :  il  man- 
que de  culottes,  de  bottines  et  de  souliers.  Les  bouffons 
et  les  courtisanes  qui  l'accompagnent  lui  dérobent  la 
nuit  ses  vêtements,  pendant  qu'il  dort  cuvant  son  vin,  et 

1.  1105. 


302  CHAPITRE  [II. 

se  font  gloire  en  riant  d'avoir  dépouillé  le  duc...  Tous, 
comme  des  femmes,  vous  portez  de  longs  cheveux  :  c'est 
ce  qui  ne  peut  vous  convenir  à  vous  qui  êtes  faits  à  la 
ressemblance  de  Dieu  et  devez  jouir  d'une  force  virile... 
Quelle  douleur!  Les  prévaricateurs  endurcis  persistent 
follement  et  opposent  opiniâtrement  le  bouclier  de  la  ma- 
lice aux  traits  de  la  sainte  prédication.  Ils  évitent  de  se 
raser  de  peur  que,  leur  barbe  coupée,  ils  ne  blessent  les 
maîtresses  auxquelles  ils  donnent  des  baisers  ;  el,  couverts 
de  soie,  ils  imitent  beaucoup  plus  les  Sarrasins  que  les 
chrétiens.  Ces  fds  obstinés  de  Bélial  se  couvrent  la  tête  de 
la  chevelure  des  femmes,  tandis  qu'ils  portent  au  bout  de 
leurs  pieds  des  queues  de  scorpion,  se  montrant  ainsi 
femmes  par  la  mollesse  et  serpents  par  l'aiguillon...  C'est 
pourquoi,  glorieux  monarque,  je  vous  prie  de  donner  à 
vos  sujets  un  louable  exemple;  que  surtout  ils  voient  par 
vous-même  comment  ils  doivent  se  coiffer...  A  ces  mots, 
le  roi  et  les  grands  obéirent  avec  joie  ;  et  l'expéditif  prélat 
tira  aussitôt  de  sa  manche  des  ciseaux  et  tondit  de  ses 
propres  mains  d'abord  le  roi,  puis  le  comte  de  Meulan 
et  plusieurs  autres  seigneurs.  La  suite  du  roi  et  les  assis- 
tants se  firent  de  tous  côtés  tondre  à  l'envi  '.  » 

Radbode,  évêque  de  Noyon,  use  également  de  ses  ci- 
seaux dans  l'église  de  Notre-Dame  de  Tournay.  «  Il  fisi 
une  prédication  admirable  à  son  peuple  convoqué  ru 
assemblée  en  l'église  de  Notre  Daine  de  Tournay,  exhor- 
tant un  chascun  a  corriger  les  excez  du  temps,  les  scan- 
dales des  habits,  les  prodigieuses  chevelures  et  un  tas  de 
telles  affectations  indignes  du  chrestien.  Prédication  qui 
csbranla  tellement  les  consciences  et  les  remplit  d'une, 

I .  Orderic  Vital,  tfist.de Normandie, liv<  XI .  Collcct. des  Mém., Guiaot, XX VIII,  1 7'J. 


,  LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  303 

telle  espouvante,  qu'au  sortir  d'icelle  plus  de  mille  jeunes 
hommes  portans  perruques  et  cheveux  gredillez  et  Irisez, 
se  vindrent  prosternera  ses  genoux,  immolans  a  sa  dis- 
crétion perruques,  gredillons  et  frisures  qui  leur  furent 
coupées  a  l'heure  mesme  par  ce  sainct  prélat,  comblé  de 
liesses  de  voir  une  telle  obéissance  et  conversion  parmy 
son  peuple.  A  sa  remonstrance  furent  aussi  retranchez  les 
.excez  des  habits  par  trop  longs  '.  » 

Ces  reproches  au  sujet  de  la  longueur  des  habits  s'adres- 
sent surtout  aux  femmes,  qui  donnent  alors  un  dévelop- 
pement sans  exemple  aux  queues  de  leurs  robes.  «  Neis  a 
femes  deffent  il  qu'elles  ne  se  fâchent  trop  bêles  por  leurs 
maris  par  leur  vesteures,  car  trop  i  a  de  luxure.  Par  ces 
paroles  se  devroient  castier  cil  et  celés  qui  ont  leur  orgeu- 
lcuses  vesteures  mi  parties  et  entaillies  et  lor  Ions  trains-.  » 
«  Non,  il  ne  convient  pas  aux  femmes  chrétiennes,  dit 
Mi  Ion,  éveque  de  Térouane3,  de  traîner  par  derrière  elles 
ces  longues  queues  qui  balayent  les  rues  et  les  pavés. 
Sachez,  mes  bonnes  dames1,  que  si  pour  remplir  votre 
vocation  sur  la  terre  vous  aviez  besoin  de  longues  queues, 
la  nature  y  aurait  pourvu  par  quelque  chose  d'appro- 
chant... Il  y  a  des  personnes,  ajoute  Pierre  le  Chantre, 
qui  n'ayant  pas  le  moyen  de  faire  à  leurs  robes  des  queues 
d'étoffes,  y  attachent  des  queues  d'animaux,  afin  qu'elles 
ne  soient  pas  tout  à  fait  sans  queue.  » 

1.  Jacques  le  Vasseur,  Annales  de  l'église  de  Noïon,  781. 

2.  Maurice  de  Sully,  Biblioth.  de  l'Arsenal,  ras.  fr.,  2111,  p.  35. 

3.  Pierre  le  Chantre,  Verb.  abbreviat.,  cap.  lxxxiii,  Patrol.  lat.,  CCV,  c.  252. 
Milon,  disciple  de  saint  Norbert,  fut  le  premier  abbé  de  Saint- Josse-au-Bois,  en  1 122, 
dans  le  diocèse  d'Amiens  ;  il  fut  évêque  de  Térouane  de  1 131  à  1 158.  Il  était  si  célèbre 
par  ses  vertus  et  par  son  talent  qu'on  le  nommait  à  côté  de  saint  Norbert  et  de 
saint  Bernard.  V.  Vie  de  S.  Norbert,  Patrol.  lat.,  CLXX,  c.  12G9. 

4.  «  Scitotc,  Domina;  dilecUfi...  » 


304 


CHAPITRE  III. 


C'est  ainsi  qu'à  cette  époque  les  anathèmes  fulminés 
contre  la  toilette  s'adressaient  aux  hommes  comme  aux 
femmes. 

Mais  soudain,  l'heure  du  remords  est  venue.  Le  baron 
farouche  qui  semait  autour  de  lui  la  ruine  et  l'épouvante, 
le  seigneur  efféminé  qui  s'endormait  voluptueusement 
dans  les  plaisirs,  se  prosterne  contre  terre;  il  demande 
humblement  le  cilice,  la  solitude  du  désert  ou  le  mysti- 
cisme du  cloître. 

Nous  avons  un  exemple  mémorable  de  cette  pénitence1. 
Pons  de  Laraze  occupait  un  château  imprenable  dans  le 
diocèse  de  Lodève.  Sa  grande  passion  était  de  forcer  ses 
voisins  par  les  armes,  de  dépouiller  de  leurs  biens  tous 
ceux  qu'il  pouvait;  enfin,  jour  et  nuit  il  n'était  occupé  que 
de  brigandages.  Mais  voilà  que,  touché  de  Dieu,  il  résolut 
subitement  de  renoncer  au  monde.  Il  fit  part  de  son  pro- 
jet à  sa  femme  qui  y  consentit  volontiers.  Elle  le  pria  seu- 
lement de  pourvoir  à  l'avenir  de  leur  fils  et  de  leur  fille. 
Pons  plaça  la  mère  et  la  fille  dans  le  couvent  de  Drinone, 
et  son  fils  à  Saint-Sauveur  de  Lodève.  Cependant  ses  voi- 
sins et  ses  amis  vinrent  lui  demander  le  motif  de  sa  con- 
duite; il  ne  dissimula  rien  de  son  intention,  cl  comme  il 
était  éloquent,  quoique  sans  lettres,  il  parla  si  fortementdu 
mépris  de  la  terre  qu'aussitôt  six  des  auditeurs  se  joignent 
à  lui  et  jurent  de  raccompagner  partout  à  la  vie  et  à  la 
mort.  Pons  vendit  tous  ses  biens;  il  rassembla  avec  leur 
prix  une  multitude  innombrable  de  chevaux  et  de  ju- 
ments, de  mules  et  de  mulets,  de  bœufs  et  de  vaches,  de 
brebis  et  de  chèvres  ;  puis,  il  fit  publier,  par  tous  les  mar- 
chés et  par  toutes  les  églises  de  la  province,  que  tous  ceux 

1.  Baluz.,  Miscellan.,  lib.  III,  205. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  u:s  SERMONS.  305 

à  qui  Pons  de  Laraze  devait  quelque  chose,  ou  avait  fait 
quelque  lorl,  se  trouvassent  au  village  de  Pegueroles  le 
lundi  de  la  semaine  sainte  ou  les  deux  jours  suivants. 

Le  dimanche  des  Rameaux,  à  Lodève,  après  la  proces- 
sion et  la  lecture  de  l'Evangile,  l'évêque  et  Le  clergé 
montent  sur  un  échafaud  dressé  au  milieu  de  la  place 
publique.  Pons  se  présente  suivi  de  ses  compagnons.  11  est 
en  chemise,  pieds  nus,  avec  une  liait  au  cou1,  par 
laquelle  un  homme  le  conduit,  en  le  fustigeant  à  eoups  de 
verges:  il  l'avait  ainsi  commandé.  Arrivé  devant  l'évêque, 
il  demande  pardon  à  genoux  et  lui  remet  un  papier  sur 
lequel  ses  crimes  sont  écrits;  il  supplie  qu'on  le  lise 
devant  le  peuple  et,  à  force  d'instances,  il  l'obtient. 
Pendant  que  l'évêque  lit  cette  confession,  Pons  se  fait 
frapper  de  verges  et  arrose  la  terre  de  ses  larmes  :  tous  les 
assistants  pleurent  avec  lui. 

Le  lendemain  et  les  deux  jours  suivants,  plusieurs  per- 
sonnes se  trouvèrent  à  Pegueroles  pour  réclamer  ce 
qu'elles  avaient  perdu.  Pons  restituait  tout  en  demandant 
miséricorde,  et  le  pénitent  recevait  autant  de  bénédic- 
tions que  le  brigand  avait  reçu  de  malédictions  autrefois. 
Enfin,  voyant  un  paysan  de  ses  voisins,  il  lui  dit  :  «  Et  toi, 
qu'attends-tu?  Fais-moi  tes  plaintes.  —  Seigneur,  dit  le 
paysan,  je  n'ai  rien  contre  vous  :  vous  m'avez  toujours 
protégé  contre  mes  ennemis,  vous  ne  m'avez  fait  aucun 
tort.  —  Je  t'ai  fait  tort,  reprit  Pons.  N'as-tu  pas  une  cer- 
taine nuit  perdu  ton  troupeau?  Ce  voleur  qui  le  l'enleva, 
ce  fut  moi.  Pardonne  et  prends  ees  bètes  qui  me 
restent.  »  Le  paysan  prit  les  bètes  et  s'en  alla  joyeux. 

Ces  restitutions  laites,  Pons  partit  avec  ses  compa- 

I.  i  Vinculo  liguco  quod  vulgo  rcdorla  dicilur.  u 

•20 


306 


CHAP1TI1E  III. 


gnons.  Ils  n'avaient  chacun  qu'un  habit,  un  bâton,  une 
gibecière  cl  ils  marchaient  pieds  nus.  Ils  firent  des  pèle- 
rinages à  Saint-Guillem-du-Désert,  à  Saint-Jacques  en 
Galice,  au  Mont-Saint-Michel,  à  Saint-Martin  de  Tours, 
à  Saint-Martial  de  Limoges  et  à  Saint-Léonard.  Ils  s'arrê- 
tèrent au  diocèse  de  Lavaur;  ils  bâtirent  des  cabanes  sur 
un  terrain  que  leur  donna  un  seigneur  du  lieu  et  fon- 
dèrent ainsi,  en  1136,  le  monastère  de  Salvanès,  sous  la 
règle  de  Citeaux. 


CHAPITRE  IV. 


LES  JUIFS.  —  LA  MAGIE.  —  L' ANTECHRIST. 


Clergé,  seigneurs  et  paysans,  tous,  poussés  par  un  zèle 
barbare,  poursuivaient  le  peuple  juif.  Les  juifs,  disait-on, 
abusaient  de  la  richesse,  ils  se  rendaient  complices  des 
voleurs  d'églises,  achetaient  les  vases  sacrés,  les  fon- 
daient ou  les  employaient  à  des  usages  profanes1;  ils 
avaient  crucifié  un  enfant  à  Pontoise2,  un  autre  à  Blois, 
puis  ils  l'avaient  mis  dans  un  sac  et  précipité  dans  la 
Loire3. 

Quoi  qu'il  en  soit,  quelques  forfaits  ne  peuvent  produire 
tant  de  persécutions  générales.  Ce  sont  les  croisades  qui, 
dirigées  contre  les  musulmans,  atteignent  aussi  lesjuifs. 
Les  chrétiens  confondent  dans  une  même  haine,  vive, 
implacable,  les  profanateurs  du  tombeau  du  Christ  et  ses 

1.  Pierre  le  Vénérable,  Epist.  IV,  36.  Patrol.  lat.,  CLXXXIX  c.  367. 

2.  En  1163,  Martène,  Nov.  Anecdot.,  III,  1424, 

3.  En  1171,  Ada  SS.,  Mart.,  III,  588. 


308  CHAPITlïE  IV. 

bourreaux.  En  effet,  les  fidèles  renoncent  subitement, 
dans  la  France  du  Nord,  aux  noms  de  l'Ancien  Testa- 
ment, qu'ils  ont  portés  jusque-là'.  Un  cistercien,  qui  a 
eu  le  malheur  de  prendre  des  leçons  avec  un  juif,  est 
condamné  par  le  chapitre  général  à  être  fustigé'2.  Le  mas- 
sacre est  proclamé  en  Angleterre  et  en  Allemagne,  la 
proscription  décrétée  en  France  :  l'Église  proteste3. 

Or,  malheureusement,  tous  les  prédicateurs  ne  suivirent 
pas  à  ce  sujet  les  ordres  de  l'Église  :  quelques-uns  ani- 
mèrent cette  haine  générale  au  lieu  de  l'apaiser.  Pendant 
que  Guibert  de  Nogent,  Pierre  de  Blois,  Pierre  le  Véné- 
rable et  tant  d'autres  s'attachaient  avec  raison  aux  réfu- 
tations savantes  de  la  doctrine,  certains  moines  et  cer- 
tains évêques  osaient  prêcher  la  persécution.  Le  moine 
Rodolphe  parcourait  les  villes  de  la  Gaule  et  de  la  Ger- 
manie, et  partout  il  enseignait  avec  la  fureur  du  fana- 
tisme qu'il  fallait  exterminer  les  juifs,  ennemis  de  la 
chrétienté.  Cet  ermite,  qui  cachait  sous  un  extérieur  aus- 
tère un  orgueil  révoltant,  fut  repris  par  l'archevêque  de 
Mayence  et  par  saint  Bernard.  Force  lui  fut  de  retourner 
dans  sa  solitude.  Mais  tel  était  l'enthousiasme  de  la 
foule,  qu'elle  s'indigna  de  la  condamnation  du  moine; 
peu  s'en  fallut  qu'elle  n'excitât  une  sédition  contre  le 
saint 4. 

A  Béziers,  la  violence  contre  les  juifs  était  prêchèe  offi- 
ciellement comme  un  acte  de  sanctification. 

«  Le  jour  des  Rameaux5,  L'évêque  montait  en  chaire  et 

1 .  Ce  fait  est  évident  par  les  chartes  de  l'époque. 

2.  Martène,  Thes.  tlOV.  Anecdot.,  IV,  1292. 

3.  «  Eis  protectionis  nostroc  clypeum  indulgemus,  »  Labbc,  X,  1640. 

4.  Mabillon,  Annal  benedhi..  VI,  408,  408. 

5.  Vaissette,  Ilist.  de  Languedoc,  II,  185. 


LA  SOCIÉTÉ  D'ÂPTtÈS  LES  SERMONS.  309 

faisait  un  discours  au  peuple.  Il  exhortait  les  chrétiens  à 
tirer  vengeance  des  juifs,  qui  avaient,  crucifié  Jésus- 
Christ.  Il  donnait  ensuite  la  bénédiction  à  ses  auditeurs 
avec  la  permission  d'attaquer  les  réprouvés  et  d'abattre 
leurs  maisons  à  coups  de  pierres  :  ce  que  les  habitants, 
animés  par  les  discours  du  prélat,  exécutaient  toujours 
avec  tant  d'animosité  et  de  fureur,  qu'il  ne  manquait 
jamais  d'y  avoir  du  sang  répandu.  L'attaque,  dans 
laquelle  il  n'était  permis  d'employer  que  les  pierres, 
commençait  à  ta  première  heure  du  samedi  avant  les 
Rameaux  et  continuait  jusqu'à  la  dernière  heure  du 
samedi  d'après  Pâques.  Guillaume,  évêque  de  Béziers, 
honteux  sans  doute  de  ce  que  ses  prédécesseurs  avaient 
autorisé  une  coutume  qui,  pour  être  ancienne,  n'en  était 
pas  moins  blâmable,  consentit  à  son  abolition  avec  son 
chapitre  et  en  donna  l'acte  authentique  entre  les  mains 
du  vicomte  Raymond  Trencavel,  le  2  mai  H  GO,  moyen- 
nant une  somme  déterminée  qui  devait  être  employée  à 
l'entretien  de  la  cathédrale1.  » 

La  plupart  des  prédicateurs  ne  s'emportent  pas  jusqu'à 
ces  excès:  mais  il  en  est  peu  qui  n'éclatent  pas,  une  fois  ou 
l'autre,  en  longues  invectives  contre  les  juifs.  Les  uns  pren- 
nent les  juifs  comme  exemple  de  l'aveuglement  le  plus  mé- 
morable. «  Ne  soez  mie  avoglé  si  cum  furent  li  maleurus 
Gui  qu'il  virent  des  oilz  del  cors,  mais  il  furent  avoglé,  qui 
unques  ne  volrent  veir  des  oilz  des  cuers  ne  unques  nel 
volrent  conostre.E  pur  çountil  eue  de  le  honte  assez,  car 

1.  A  Francfort-sur-Mein,  les  juifs  ont  été  sévèrement  relégués,  jusqu'au  règne  du 
prince  primat,  dans  leur  fameuse  rue  que,  malheureusemen  ipour  les  touristes,  on 
travaille  à  démolir  aujourd'hui.  Jusqu'en  1806,  cette  rue  étroite,  tortueuse,  était 
fermée  tous  les  soirs,  les  dimanches  et  jours  de  fête  :  aucun  juif  ne  pouvait  alors, 
sous  peine  d'amendes  considérables,  circuler  dans  la  ville 


310  CHAPITRE  IV. 

il  sunt  vil  es  siclc  c  dechacé1  plus  que  nule  gens2.»  Les 
autres  veulent  qu'ils  soient  à  jamais  réprouvés.  «0  syna- 
gogue, s'écrie  Chrétien  de  Chartres,  congrégation  d'en- 
durcis! Les  juifs  ne  reçoivent  ni  la  Vierge  Mère  ni  son 
Fils  !  0  jugements,  abîmes  insondables,  secrets  obscurs  et 
profonds  !  Les  fils  ne  sont  plus  que  des  étrangers!...  Mal- 
heur à  cette  nation  pécheresse,  à  ce  peuple  plongé  dans 
l'iniquité,  malheur,  j'ose  dire,  à  ces  scélérats!  Ils  ont 
abandonné  le  Seigneur,  ils  ont  blasphémé  ! ...  0  synagogue 
brutale  et  sauvage,  synagogue  insensée,  incorrigible, 
synagogue  misérable,  mais  indigne  de  pitié3!...  »  «Mal- 
heur donc  à  toi,  Judée  incrédule,  impie,  ingrate  Judée  !... 
Dans  ce  jour,  mes  frères,  l'Église  se  réjouit  du  Fils  qui 
lui  a  été  donné,  elle  remplit  les  cieux  du  cri  de  sa  recon- 
naissance et  la  synagogue  est  tristement  assise  dans  les 
ténèbres;  elle  fatigue  les  abîmes  de  ses  gémissements. 
Aveugle  et  infortunée!...  Tout  ce  qu'il  y  a  de  pur  et  de 
limpide  dans  le  calice  de  la  loi,  le  Christ  l'a  versé  sur 
nous  :  la  lie  seule  est  restée  chez  les  juifs;  ils  la  boivent, 
elle  est  la  part  de  leur  héritage4!...  »  «  Voyez,  juifs,  voyez, 
misérables,  aveugles  que  vous  êtes,  combien  de  milliers 
d'hommes  s'avancent  aujourd'hui  au-devant  du  Christ 
avec  des  rameaux!...  Voilà,  mes  frères,  ce  que  peuvent 
aujourd'hui  les  juifs.  Ils  peuvent  se  mettre  en  colère,  ils 
peuvent  grincer  des  dents,  se  dessécher  d'envie  :  ils  ne 
peuvent  rien :>.  » 

Ces  apostrophes  virulentes  n'épargnent  ni  les  injures 
ni  l'imprécation.  Il  est  très-rare  que  le  prédicateur 
descende  à  la  compassion  charitable,  qu'il  imite  les 

I.  Foulé  ma  pieds.  —  2.  Ms.  fr.,  13316,  p.  153.  —  3.  Ms.  lat.,  12113,  f  125. 
1.  C.uerrir  d'Igni,  serm.  2,  de  Nalivit.  Domini.  — .">.  Aelrède,  9*  h. 


LA  SOCIÉTÉ  D'AIMIÉS  LES  SERMONS.  311 

reproches  affectueux,  les  douces  invitations  d'Adam  le 
Prémontré.  «  Pendant  que  l'Église  triomphe  ainsi  d'allé- 
gresse, pourquoi  donc,  ô  synagogue,  es-tu  envieuse? 
Pourquoi  donc,  6  fille  aînée,  toi  qui  es  restée  si  longtemps 
fidèle,  tardes-tu  à  revenir,  quand  ton  jeune  frère  qui  avait 
dissipé  toute  sa  substance  est  enfin  de  retour?...  Pour- 
quoi, dis-je,  puisque  tu  as  entendu  l'harmonie  de  la  foi 
et  l'union  de  l'amour  qui  conduit  à  la  loi,  dédaignes-tu 
de  prendre  part  à  la  fête?...  Lève-toi,  ô  Sion,  reviens  au 
Seigneur  ton  Dieu;  lève-toi,  reviens  donner  ton  amour  à 
Celui  que  tu  as  délaissé,  reviens  donner  ta  foi  à  Celui  que 
lu  as  renié1.  » 

Enfin,  nous  avons  des  sermons  entiers  à  l'adresse  des 
juifs,  de  antique  judeorum  populo-,  et  d'autres  qui  portent 
ce  titre  plus  naïf  et  plus  vrai  :  contra  judœos3  ;  titre  qui  ne 
doit  point  nous  surprendre  au  douzième  siècle,  puisqu'au 
dix-septième  Bossuet  écrit  bien  deux  fois  en  tète  d'un 
sermon  sur  Jésus-Christ  :  «  Prêché  à  Metz,  contre  les 
juifs4  y. 

Déplorable  inconséquence  que  toutes  ces  invectives! 
Les  ministres  excitent  la  persécution  au  nom  du  divin 
Maître  qui  pleura  sur  Jérusalem  et  qui  n'eut  pour  les 
juifs,  en  mourant,  qu'indulgence  et  pardon  !  Les  prédica- 
teurs oublièrent  la  mansuétude  du  Christ  sur  la  croix  : 
ils  se  souvinrent  trop  des  malédictions  de  l'Évangile. 

Les  juifs  sont  accusés  de  sortilèges5.  Mais  ils  ne  sont 

1.  7*  h. 

2.  Hugues  de  Saint-Viclor,  ms.  lat.,  14934,  f°  72.  Le  scribe  a  écrit  en  tète  uV 
sermon:  «  Communis,  valde  bonus  et  utilis.  » 

3.  Hildebert,  14*  h.,  de  Diversis. 

4.  Gandar,  Etudes  critiq.  sur  les  serm.  de  Bossuet,  X,  70. 

5.  Edit  de  Louis  le  Jeune,  en  1154;  Martène,  Thés.  nov.  aneed.,  I,  139. 


312  CHAPITRE  IV. 

pas  les  seuls  coupables  :  la  magie  est  une  contagion  uni- 
verselle. Les  moines,  plus  éclairés  contre  les  supersti- 
tions grossières,  ne  laissent  pas  de  voir,  clans  le  silence 
de  la  nuit,  d'étranges  fantômes  errant  sous  les  voûtes  du 
cloître.  Des  religieux  se  réveillent  en  sursaut,  épouvantés 
par  la  vue  de  mystérieuses  apparitions;  ils  poussent  des 
cris  à  faire  trembler  tout  le  monastère1.  Saint  Bernard 
prévient  un  jour  Achard  et  deux  autres  novices  qu'un 
de  leurs  compagnons  va  s'enfuir  pendant  la  nuit;  il  les 
engage  à  prendre  garde  que  le  fugitif  n'emporte  rien 
avec  lui.  Les  deux  novices,  vaincus  par  la  fatigue,  re- 
noncent à  veiller  :  mais  Achard  triomphe  du  sommeil. 
«  Or,  comme  on  approchait  du  moment  où  l'on  donne 
le  signal  des  vigiles ,  il  voit  deux  géants  éthiopiens , 
revêtus  de  chapes  d'un  noir  intense,  entrer  par  la  porte 
de  la  maison.  Celui  qui  marchait  le  premier  portait  une 
poule  rôtie  à  laquelle  était  attachée,  par  la  tête  et  par  la 
queue, une  grande  couleuvre.  Ils  se  dirigent  avec  ce  rôti 
vers  la  place  du  novice  qui  devait  s'enfuir  et  lui  mettent 
sous  le  nez  la  poule  fumante.  Le  novice  se  réveille  à 
l'instant  même;  les  démons  s'en  retournent  par  le  même 
chemin  qu'ils  étaient  venus'2.  » 

Los  prédicateurs  tonnent  contre  ces  visions,  contre  la 
croyance  au  destin,  aux  augures  et  aux  enchantements. 
«  Mettez-vous  en  garde,  mes  frères,  dit  Raoul  Ardent, 
contre  ceux  qui  assurent  que  chacun,  en  venant  au  monde, 
naît  sous  une  étoile  qui  décide  de  sa  vie.  Il  n'y  ;i  pas  de 
destin,  mes  frères;  il  n'y  a  pas  d'heure  heureuse  ou  mal- 
heureuse, de  jour  bon  ou  mauvais  :  ceux  qui  vous  le 

I.  S.  I!(mii;iiiI,  serin .  7,  in  psalmiim  Qui  habitai. 
S.  Frngmcirt.  ex  Herbert.  Opp.  S.  Born.,  VI,  2381. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  318 

disent  l'ont  un  mensonge  évident.  Beaucoup  de  gens  sont 
conçus  à  la  môme  heure,  et  les  uns  sont  riches  et  les 
autres  sont  pauvres;  ceux-ei  sont  intelligents  et  eeux-là 
sont  idiots...  Mettez-vous  en  garde,  mes  frères,  contre 
Ions  ceux  qui  s'adonnent  à  la  divination  et  aux  augures  : 
ce  sont  des  pratiques  défendues  par  nos  saints  livres. 
Mettez-vous  en  garde  contre  les  enchantements  et  les  ma- 
léfices :  le  charme  n'existe  pas1.  » 

Tant  de  superstitions  grossières  enfantaient  des  dé- 
sordres qui  revenaient  régulièrement  à  certains  jours  de 
l'année.  Dans  ce  temps-là,  comme  dans  tous  les  temps,  le 
jour  des  étrennes  était  attendu,  chéri,  fêté  :  mais  les  sor- 
tilèges en  faisaient,  comme  dans  les  premiers  siècles  du 
christianisme,  un  jour  d'idolâtrie2.  Les  églises  mêmes 
n'étaient  pas  respectées.  «  Aujourd'hui,  entraînés  par 
les  fureurs  de  l'emportement,  échauffés  par  les  flammes 
d'une  instigation  diabolique,  ils  accourent  à  l'église,  ils 
profanent  la  maison  de  Dieu  par  leur  bavardage,  par  leurs 
sots  discours,  par  leurs  chansons  et  par  leurs  rires 
bruyants3.  » 

Au  premier  dimanche  de  Carême,  on  voyait  trop  sou- 
vent un  reste  des  bacchanales  païennes.  Que  de  fois  les 
pasteurs  s'élèvent  contre  l'immoralité  qui  souillait  ces 
jours  de  fête!  Hildebert  rappelle  aux  fidèles  qu'ils  ne  sont 
pas  disciples  de  Minerve  ou  de  Vénus,  mais  qu'ils  ont  été 
baptisés  enfants  du  Christ,  leur  Rédempteur4.  Le  mois  de 
Mai  est  encore  consacré  à  la  déesse  Maïa  :  plusieurs  chré- 
tiens honorent  d'un  culte  divin  la  mère  de  Mercure5.  La 

1.  Raoul  Ardent,  17*  h.  —  2.  Maurice  de  Sully,  ms.  fr.,13314.  p.  9. 
3.  Hugues  de  St-Victor,  ms.  lat.,  14934,  f°  90.  —  4.  49a  h.,  de  Diversis. 
5.  «  Propterea  quidam  Maiœ  (tanquam  deœ  humoris  in  capite  Mail,  cui  etiam 
mensein  illum  dedicantes  a  Maia  Maium  dixerunt,  qui  error  quibusdam  qui  etiam 


314  CHAPITRE  IV. 

nuit  de  Noël  est  profanée  par  les  festins,  les  copieuses 
libations  et  la  licence  des  mœurs1.  Ces  scandales  se  re- 
nouvellent à  la  Toussaint  '2.  Le  dimanche,  les  paysans  se 
rendent  en  des  lieux  «  ou  il  font  les  mauvestiez  qui  sont 
neis  laiz  a  nomer3.  » 

Des  prêtres  mêmes  se  livrent  au  métier  des  sciences 
occultes  :  ils  ne  craignent  pas  de  faire  servir  les  préroga- 
tives les  plus  saintes  du  sacerdoce  à  d'infâmes  sacrilèges. 
«  Il  y  a  des  prêtres,  nous  a-t-on  rapporté,  dit  Geoffroy 
Babion,  qui  font  certaines  conjurations  diaboliques  pour 
conquérir  l'amour  des  femmes,  ou  bien  pour  attirer 
l'amour  des  hommes  sur  certaines  femmes  qui  les  ont 
payés  à  cet  effet.  Non,  ceux-là  ne  sont  pas  les  prêtres  du 
Seigneur;  ils  sont  les  prêtres  de  Satan.  Ils  changent  les 
litanies  des  saints  en  invocations  des  mauvais  esprits,  et, 
au  lieu  du  Christ,  c'est  le  Diable,  ou  Jupiter,  ou  Apollon 
qu'ils  invoquent.  Qu'attendent-ils  donc?  Qu'ils  soient 
joviniens,  mages,  diseurs  de  bonne  aventure?  On  m'a  dit 
aussi  que  de  leurs  mains  indignes  ils  consacrent  l'ado- 
rable sacrement  de  l'autel!  On  m'a  rapporté  qu'ils  bap- 
tisent des  images  de  cire,  de  petites  pièces  d'argent,  des- 
tinées à  tourmenter  et  à  torturer  certains  hommes,  et 
que  quelquefois  ils  introduisent  un  enfant  dans  l'eau 
baptismale.  N'est-ce  pas  là  une  hérésie?  On  raconte 
même  qu'ils  livrent  le  corps  de  Notre-Seigneur  à  des 
courtisanes,  pour  qu'elles  le  fassent  servir  à  des  forfaits 
exécrables.  Il  est  étonnant  que  le  feu  d'en  haut  ne  con- 

christîansa  religionis  habent  characterem,  quod  dolentes  dicimus,  usque  hodiedis- 
suaderi  non  poiest),  divinum  impenderùnt  et  impenduat  eultum.  »  Garnier  de 
Langres,  7"  h. 

1.  Aelrède,  2"  h.  -  2.  Ibiil.,  Ï2"  h. 

3.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  fr.,  Dl  21,  p.  110. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS  :!I5 

sume  pas  leurs  lèvres.  Nous  avons  aussi  entendu  dire, 
niais  nous  n'avons  pu  nous  en  assurer,  qu'ils  prononcent 
des  mois  sacrilèges  pendant  le  saint  sacrifice.  Tous  ces 
prêtres,  sachez-le  bien,  sont  des  hérétiques.  S'ils  peuvent 
r  ire  convaincus  de  ces  crimes,  nous  les  frapperons  d'ana- 
thèmes,  nous  les  dégraderons1.  » 

Ces  abominations  étaient  fréquentes.  Pierre  le  Chantre 
le  constate  avec  la  même  douleur.  «  Oui,  je  le  dis  en 
pleurant,  on  voit  des  prêtres  qui  osent  convertir  en  art 
magique  nos  redoutables  mystères.  Ils  les  célèbrent  de- 
vant de  petites  images  de  cire  destinées  à  servir  dans  les 
imprécations;  ils  font  eux-mêmes  de  ces  imprécations. 
Ils  chantent  jusqu'à  dix  fois  et  plus  encore  la  fête  des 
Morts,  afin  que  celui  qu'ils  poursuivent  meure  dans  cet 
espace  de  temps  et  soit  enseveli  avec  ceux  qui  ne  sont 
plus 2.  » 

Telle  était  la  superstitieuse  bonne  foi  du  peuple  que, 
dans  les  manuels  à  l'usage  des  prédicateurs,  il  y  a  un 
sermon  spécial  contre  la  magie3.  Maurice  de  Sully  recom- 
mande à  ses  prêtres  de  prêcher  le  dimanche  contre  la 
sorcellerie  et  les  sciences  occultes.  «  Geste  parole  devés 
vos  dire  as  diemences  a  vos  parrociens  et  amonester 
qu'il  ne  destinaient  et  malmetent  le  bien  qui  est  en  els  par 
malvaise  créance,  ne  par  sorceries,  ne  par  charaies,  ne 
par  nule  autre  cose  qui  soit  contraire  a  la  créance  de 
sainte  église  \  » 

Aussi,  les  légendes  nous  montrent  comment  les  grands 
prédicateurs  provoquaient  le  Diable  en  chaire,  comment 
ils  défiaient  son  pouvoir,  afin  d'empêcher  les  fidèles  de 

1.  Ms.  lat.,  14934,  f>  172.—  2.  Verb.  abbrev.,  cap.  <29,Patrot.  lot.,  CCV,  c.  106. 
3.  Ms.  lat.,  14959,  f°40.  —  4.  Ms.  fr.,  13314,  p.  10. 


316 


CHAPITRE  IV. 


jamais  recourir  à  son  malfaisant  génie.  «  Un  jour,  une 
foule  nombreuse  écoulait  dévotement  la  prédication  de 
Vital  de  Mortain.  Prenez  garde,  dit  le  saint,  redoublez 
d'attention  :  car  l'ennemi  de  tout  bien  vous  voit  avec 
rage  recueillir  ainsi  la  parole  de  Dieu.  Il  n'est  sorte  de 
pièges  qu'il  ne  tende  pour  distraire  vos  esprits.  Ces  pa- 
roles n'étaient  pas  achevées,  que  des  cris  sinistres  se  font 
entendre  :  Au  feu  !  au  feu  !  tout  le  village  est  en  feu  !  A  ce 
bruit,  on  se  précipite  hors  de  l'église,  on  court,  on  se 
presse:  chose  étrange!  le  feu  n'a  éclaté  nulle  part.  Les 
fidèles  rentrent  stupéfaits.  Ne  vous  avais-je  pas  avertis, 
dit  alors  le  saint,  de  ne  pas  quitter  vos  places?  Voilà  un 
des  traits  du  Diable.  Il  aurait  voulu  vous  nuire:  mais  il 
n'a  pu  faire  davantage  » 

Le  Diable  n'est  pas  toujours  aussi  prudent;  parfois,  il 
se  laisse  enchaîner.  Alors  les  fidèles  applaudissent  ;  ils  en- 
tourent Satan,  ils  l'insultent  sans  pudeur,  comme  l'on  fait 
à  un  animal  féroce  renfermé  sous  la  grille.  «  Je  vais  vous 
raconter  une  anecdote,  dit  Geoffroy  d'Auxerre'2;  je  viens  de 
l'apprendre  de  l'abbé  qui  m'a  succédé  au  monastère  de 
Fosse-Neuve.  Il  l'apprit  lui-même,  pendant  qu'il  bâtissait 
un  nouveau  monastère  en  Apulie,  d'un  prêtre  voisin  forl 
recommandable,  qui  lui  attesta  par  serment  la  vérité  du 
fait.  Un  jour  que  notre  bienheureux  père  Bernard  parcou- 
rait cette  province  pour  veiller  aux  intérêts  de  l'Église  ro- 
maine, on  lui  amena  une  femme  tourmentée  depuis  long- 
temps déjà  par  un  démon  impur.  Le  saint  fit  suspendre  au 
cou  de  la  possédée  un  petit  papier  contenant  ces  mots  :  Par 
la  vertu  du  nom  de  Dieu,  je  défends  au  démon  de  s'appro- 

I.  Biblioth.  île  Fougères,  ma.  lat.,  Vita  S.  Yitalis,  lib.  I,  cap.  xui 
k2.  Biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat.,  503,  f  U5. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SEI1MONS.  317 

cher  de  cette  femme.  Or,  chaque  fois  qu'on  retirait  cet  écrit, 
cette  femme  était  tourmentée;  elle  était  délivrée  chaque  fois 
qu'on  le  lui  rendait.  Ce  prêtre  voulut  s'assurer  un  jour  du 
faitdevant  ses  paroissiens.  On  dépouille  donc  cette  femme 
deson  papier,  malgré  sa  résistance,  malgré  ses  cris.  Aussitôt 
l'esprit  malin  se  précipite  sur  la  pauvre  malheureuse;  il  la 
vexe,  la  maltraite,  la  torture.  On  fait  à  Satan  mille  ques- 
tions sur  des  choses  secrètes;  il  répond  à  tout  sans  jamais 
se  tromper.  On  cause  avec  lui,  on  l'interroge  familière- 
ment. Enfin,  pour  l'éprouver,  on  lui  apporte  en  secret  le 
ciboire  qui  contenait  la  sainte  Eucharistie;  et  l'ayant  ap- 
proché de  lui  avec  plus  de  secret  encore,  on  lui  demande 
ce  qu'on  tenait  à  la  main,  tout  près  de  lui.  Alors,  poussant 
un  profond  soupir:  S'il  n'y  avait  là,  dit-il,  ce  petit  écrit, 
aujourd'hui  môme  vous  seriez  tous  à  moi!  Parole  qui  fut 
un  grand  sujet  de  joie  et  d'édification  pour  tous  les  assis- 
tants. Aussitôt  le  papier  fut  rendu  à  cette  femme,  les  tour- 
ments cessèrent,  le  démon  ne  parla  plus.  » 

Mais  le  Diable  prend  sa  revanche.  Quels  cruels  tour- 
ments il  fit  subir  à  Landric,  le  pêcheur  de  la  Marne! 
Odon  de  saint  Maur  en  est  encore  tout  ému 1  : 

«  L'an  1100,  sous  le  règne  de  Philippe,  le  cinq  des  ides 
de  juillet  (11  juillet),  un  dimanche  qu'on  venait  de  célé- 
brer l'anniversaire  des  reliques  de  notre  saint  patron,  un 
homme  nommé  Landric,  qui  desservait  le  four  de  Saint- 
Maur,  s'en  alla  vers  midi,  non  loin  du  monastère,  dans  un 
endroit  qu'on  appelle  la  Vallée,  afin  de  pêcher  dans  la 
Marne'2.  Là,  il  prépare  sa  ligne,  amorce  son  hameçon, 

1.  BÏblioth.  de  Troyes,  ms.  Iat.,  2273,  n°  9. 

2.  Le  manuscrit  porte  «  Materne  fluvium,  »  pour  «  Matrone  fluvium  ».  Commence, 
quelques  lignes  plus  loin,  une  description  minutieuse  des  moindres  péripéties 
de  la  pèche,  en  vers  latins  mêlés  à  la  prose;  nous  la  résumons  en  linéiques  mots. 


318  CHAPITRE  IV. 

calcule  déjà  et  le  nombre  et  la  grosseur  des  poissons  qui 
vont  faire  son  souper.  Tout  est  calme,  tranquille;  point 
de  vent,  point  de  bruit;  jamais  occasion  ne  fut  si  belle. 
Landric  se  plante  donc  sur  le  rivage  et  s'y  lient  immo- 
bile, ligne  en  main,  l'œil  attentivement  fixé  sur  l'eau.  Des 
bandes  de  poissons  passent  et  repassent;  la  pêche  sera 
bonne.  Notre  homme  lève  sa  ligne,  la  change  de  place,  la 
relève  :  rien  ne  mord.  C'est  étrange!  Il  s'en  prend  à  l'ha- 
meçon, il  renouvelle  ses  amorces  :  aucun  succès.  Il  y  a 
pourtant  du  poisson  dans  la  rivière!  Il  essaie  de  nouveau. 
Pour  le  coup,  c'est  bien  lui  qui  ne  s'y  connaît  plus.  L'im- 
patience le  prend,  adieu  la  pêche. 

»  Il  en  était  là,  vouant  ligne  et  poissons  à  tous  les  diables, 
lorsqu'à  ce  mot,  derrière  lui,  se  dressent,  sous  la  figure 
de  jeunes  hommes,  six  grands  personnages  inconnus,  «  Et 
quelle  audace,  Landric?  Tu  oses,  sans  notre  permission, 
mettre  le  pied  sur  notre  terrain?  Ne  sais-tu  donc  pas  que 
nous  commandons  à  la  terre  et  aux  flots?  N'avons-nous 
pas  l'empire  des  poissons?  Pourquoi  violes-tu  ainsi  nos 
droits?  Apprends-le  :  c'est  la  mort  même  que  tu  viens  de 
mériter!  Cependant,  afin  de  te  bien  convaincre  à  la  fois 
de  notre  pouvoir  et  de  notre  bienveillance,  tends  ta  ligne 
et  tu  vas  prendre  tous  les  poissons  que  tu  voudras.  »  Lan- 
dric jette  sa  ligne;  et  lui,  qui  avait  péché  si  longtemps  en 
vain, prend,  sans  se  gêner,  immédiatement,  autant  de  pois- 
sons qu'il  en  veut.  «  Allons,  Landric,  tu  le  vois!  Nous  domi- 
nons bien  sur  les  eaux!  Crois  donc  en  nous.  Tu  obtien- 
dras tout  ce  que  tu  voudras.  Pèche  encore  une  fois.  »  Il 
pèche  de  nouveau;  le  poisson  semble  venir  à  lui  par 
obéissance.  «  Landric,  tu  ne  peux  douter  que  tout  ne 
nous  soit  soumis.  Vois  encore,  si  tu  le  veux,  combien 


LA  SOCIETE  D'APRÈS  LES  SERMONS.  319 

nous  sommes  puissants  :  tends  l;i  ligne  où  l  u  voudras.  » 
Le  malheureux  Landric  se  laisse  faire.  Hélas!  il  n'était 
plus  pêcheur,  il  était  pèche  lui-même1!  «  Maintenant, 
Landric,  tu  as  assez  de  poisson  pour  ce  soir.  Viens  donc, 
amusons-nous!  » 

»  Aces  mots  ils  le  prennent  (c'est  lui-même  qui  nous 
l'a  raconté  plus  tard,  lorsqu'il  lut  guéri  par  les  prières  de 
saint  Maur),  et  l'emportent  de  bas  en  haut  avec  une  telle 
rapidité  qu'eux,  lui,  tous,  semblent  avoir  des  ailes;  ils 
roulent  ensemble,  pêle-mêle,  des  sommets  les  plus  élevés 
des  montagnes  jusqu'au  creux  des  vallées  les  plus  pro- 
fondes. Le  pauvre  malheureux!  Que  de  tourments  ils  lui 
faisaient  éprouver  dans  ces  ascensions  et  dans  ces  des- 
centes successives  !  Cependant  il  priait  le  Seigneur  et  le 
Seigneurie  protégeait.  Les  fantômes,  s'apercevant  qu'ils 
ne  pouvaient  nuire  à  leur  victime  sur  terre,  l'entraînèrent 
sur  les  eaux  du  fleuve,  en  lui  disant  :  Viens,  amusons- 
nous!  Mais  Dieu  veillait  sur  lui.  Ils  le  saisissent  alors 
(c'est  lui-même  qui  nous  l'a  raconté),  jettent  de  grands 
cris,  poussent  d'horribles  hurlements,  le  tirent  à  gauche, 
à  droite,  en  amont,  en  aval,  d'une  rive  à  l'autre,  avec  au- 
tant de  facilité  que  s'ils  eussent  été  en  terre  ferme.  L'in- 
fortuné n'attendait  plus  que  la  mort.  Mais  ils  ne  pouvaient 
se  défaire  de  lui.  Désespérés,  ils  l'emmènent  au  milieu 
du  fleuve  pour  livrer  un  combat  suprême  :  Landric,  lui 
crient-ils,  résiste  donc  maintenant,  résiste!... 

»  Alors,  survint  l'heure  de  chanter  none  à  l'église  de 
Saint-Maur.  Au  coup  de  la  cloche,  les  démons  lâchent 
Landric  :  mais  ils  lui  font  promettre  que,  son  repas  fini, 
il  reviendra  au  môme  endroit  recommencer  les  mêmes 

1.  «  Misit  infelix  Landericus,  non  tam  dieu  piscator  (juam  piscatus.  » 


320  CIIAPITHE  IV. 

jeux.  La  vision  disparaît,  Landric  retourne  à  sa  maison. 
Il  dépose  sa  pèche,  prend  un  siège,  s'asseoit  un  instant  : 
car  il  n'en  peut  plus.  A  peine  s'est-il  assoupi  que  des 
mots  étranges,  abominables,  sortent  de  sa  bouche.  Il  voit 
devant  lui  des  personnages  qui  lui  promettent  une  partie; 
il  répond  :  j'y  vais  !  Ah  !  dit-il  encore,  jeunes  gens,  jeunes 
gens,  je  ne  puis  vous  oublier,  j'y  vais!  Puis  il  retombe  sur 
lui-môme  et  recommence  des  discours  incompréhensibles. 
A  ce  spectacle,  sa  femme, folle  de  douleur,  appelle  les  voi- 
sins :  Mon  mari  a  perdu  la  tête!  Les  voisins  accourent. 
Eveillé  par  leurs  clameurs,  Landric  s'enfuit  de  sa  maison  : 
il  semble  toujours  suivre  des  gens  qu'il  s'imagine  voir 
toujours  marcher  devant  lui.  On  le  prend,  on  le  lie,  on 
l'amène  au  bienheureux  Maur.  Il  n'y  a  pas  d'injures  qu'il 
ne  profère  :  il  repousse  l'eau  bénite  avec  mépris.  Enfin, 
par  la  miséricorde  de  Dieu,  par  les  mérites  de  saint  Maur, 
il  est  guéri  la  nuit  suivante  après  matines;  et  le  lende- 
main, il  va  moissonner  aux  champs  avec  ses  compa- 
gnons'. » 

Rêveries  bizarres,  dont  le  récit  peint  mieux  les  mœurs 
que  des  faits  historiques. 

De  tous  les  fantômes,  le  plus  cher  à  ces  imaginations  • 
avides  d'un  amour  à  la  fois  sensuel  et  rêveur,  idéal  et 
grossier,  c'était  celui  de  la  femme.  Le  Diable,  disait-on, 
prenait  la  forme  de  la  femme,  afin  de  mieux  réussir  à 
tromper.  On  croyait  môme  que  l'apparition  pouvait  durer 
plusieurs  années,  et  l'on  racontait  des  légendes  où  ces 
fantômes  féminins  contractaient  mariage.  Mais,  dans  ce 


I.  «  Tandon  miseratione  Dci  et  merilis  Beati  Hauri  sanalus  est  posl  aiatutmos 
sequcnli  uoclc,  i lu  ut  die  craslina  cuin  sociis  uiessoribus  ad  opua  nuuiuum  conve- 
niret.  « 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  321 

cas,  la  femme  pouvait-elle  concevoir  et  enfanter  réelle- 
ment, on  bien  n'était-elle  qu'une  illusion  fantastique 
destinée  à  faire  tomber  les  hommes  dans  le  mal'?  Ce  pro- 
blème était  discuté  dans  les  cloîtres.  Voici  une  des  inter- 
minables histoires  que  Geoffroy  d'Auxerre  apporte  pour 
résoudre  la  question2.  «  J'ai  connu,  dit-il,  un  prêtre, 
doyen  depuis  nombre  d'années,  Tort  estimé  de  ses  voisins, 
qui,  ayant  accompagné  en  Sicile  la  sœur  du  duc  de  Bour- 
gogne, devenue  l'épouse  du  roi  Roger3,  apprit  l'histoire 
suivante.  Il  la  tient  pour  certaine  et  ne  cesse  de  la  ra- 
conter lui-même  jusqu'aujourd'hui4.  Un  soir,  un  jeune 
homme  se  baignait  dans  la  mer  et  prenait  joyeusement 
sesébats,  lorsque  toutàcoup  il  entend,  non  loin  de  lui,  les 
flots  qui  doucement  se  soulèvent.  C'est,  croit-il,  un  de  ses 
compagnons  qui  veut  le  surprendre  et  le  plonger  dans 
l'eau.  Comme  il  est  vif,  alerte  et  robuste,  il  prévient  son 
camarade  en  se  jetant  sur  lui.  Mais,  chose  étrange!  c'est 
une  chevelure  de  femme  qu'il  a  saisie!  Néanmoins,  la 
femme  se  laissant  faire,  il  la  traîne  au  rivage,  la  regarde, 
lui  parle,  l'interroge  :  la  jeune  femme  est  muette. 
Alors,  il  la  couvre  de  son  propre  manteau,  la  conduit 
à  sa  maison  et  prie  sa  mère  de  lui  donner  des  vête- 
ments. La  jeune  femme  accepte  avec  reconnaissance.  On 
lui  adresse  plusieurs  questions  :  elle  se  hâte  d'y  répondre 

1.  «  Incertum  utrumnam  in  sola  corum  consentientium  sibi  hominum  perditionc 
eomplaceant,  an  carnalis  potius  possint  experientiam  capere  voluptatis.  »  Ms.  lat., 
476,  f  173. 

1  Ms.  lat.,  476,  ibid. 

3.  Roger  II,  comte  et  premier  roi  de  Sicile,  épousa,  en  1149,  Sibylle,  sœur 
d'Odon  II,  duc  de  Bourgogne,  laquelle  mourut  sans  enfant  au  bout  d'une  année. 
Art  de  vérifier  les  dates,  II,  501  ;  III,  812.  Cette  légende  se  rapporte  donc  nécessai- 
rement à  l'année  1149  ou  1150. 

4.  «  Certissime  inibi  comperit,  ut  affirmât,  quod  narrare  usque  hodie  consuevit.u 
Ms.  lat.,  476,  ibid. 

il 


( 


322  CHAPITRE  IV. 

par  signes.  Mais  en  vain  lui  demande-t-on  quelle  est  sa. 
patrie,  quels  sont  ses  parents  :  elle  garde  sur  ce  point  une 
réserve  invincible.  Cependant  elle  mange  et  boit,  elle  a 
d'excellentes  laçons,  elle  croit  en  Dieu,  elle  est  chrétienne, 
elle  est  aimable  :  le  jeune  homme  conçoit  pour  elle  un 
violent  amour.  «Voudriez-vous,  lui  demande-t-il,  m'acccp- 
ter  pour  époux?  »  La  jeune  femme  incline  gracieusement 
la  tête  et  lui  tend  la  main.  La  mère  donne  son  consente- 
ment, un  prêtre  est  mandé,  on  se  rend  à  l'église,  on  se 
marie.  Quelque  temps  après,  la  jeune  épouse  devient  mère. 
Elle  a  une  si  grande  tendresse  pour  son  enfant,  qu'elle  ne 
cesse  de  le  presser  sur  son  sein  et  de  le  couvrir  de  baisers. 
C'est  elle-même  qui  l'allaite,  qui  le  lave;  c'est  elle  qui  le 
couche  dans  son  berceau.  Le  temps  passe,  l'enfant  grandit: 
la  mère  et  l'enfant  s'aiment  de  plus  en  plus.  Mais  un  jour, 
le  mari,  se  rendant  à  ses  affaires,  rencontre  un  de  ses 
voisins.  Ils  causent  chemin  faisant  de  choses  et  d'autres; 
enfin,  la  conversation  tombe  sur  l'étrange  mariage.  «  Je 
tiens,  dit  le  compagnon  de  route,  que  votre  femme  n'est 
qu'un  fantôme.  »  Le  mari  se  récrie  d'abord;  mais  peu  à 
peu  il  ne  se  défend  plus  que  timidement;  puis,  il  finit  par 
laisser  les  doutes  pénétrer  dans  son  esprit.  Bref,  l'un  et 
l'autre  conviennent  qu'il  faut  s'assurer  du  fait  :  le  mari, 
de  retour  à  la  maison,  se  rendra  secrètement  dans  sa 
chambre  à  coucher;  et  là,  une  épée  nue  à  la  main,  il 
jurera  qu'il  va  tuer  reniant,  si  la  mère  ne  déclare  enfin 
qui  elle  est.  Argument  irrésistible,  la  mère  chérissait  tant 
son  fils!  Ce  projet,  le  mari  l'accomplit.  La  mère,  aperce- 
vant l'épée  suspendue  sur  la  tète  de  son  enfant,  pousse 
des  cris  d'effroi  :  «  Infortuné,  malheur  à  lui  !  Tu  me  forces 
à  parler  :  lu  perds  ton  épouse!  Si  lu  avais  supporté  le 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  323 

silence  qui  m'était  commandé,  je  restais  avec  toi,  tu  étais 
heureux!  Mais  tu  l'as  voulu,  je  parle,  j'ai  parlé,  adieu  :  lu 
ne  me  verras  plus!  »  A  ces  mots,  elle  disparut'.  Pour 
reniant,  il  vivait  comme  les  autres  enfants  de  son  âge. 
Cependant  on  remarqua  qu'il  ne  cessait  de  se  baigner 
dans  les  flots  où  jadis  l'on  avait  trouve  sa  mère.  Il  aimait 
ce  rivage;  rien  ne  pouvait  l'en  séparer.  Or,  un  jour,  le 
fantôme  de  sa  mère  vint  le  saisir  et,  en  présence  de  beau- 
coup de  personnes  qui  assurent  le  fait,  l'entraîna  pour 
toujours  dans  les  ondes.  » 

D'après  cette  histoire,  Geoffroy  d'Auxerre  conclut  que 
la  mère  et  l'enfant  n'étaient  que  des  personnages  fantas- 
tiques. Ce  qui  l'autorise  à  poser  en  thèse  générale  que  les 
fantômes  féminins  ne  peuvent  engendrer2. 

Cependant  ces  croyances  superstitieuses,  les  passions 
de  toutes  sortes  qui  en  étaient  la  conséquence,  tout  por- 
tait les  prédicateurs  au  découragement.  Que  de  sermons 
ils  nous  ont  laissés  :  contra  mimclmn!  Les  moines  surtout 
ne  trouvent  pas  d'expressions  assez  fortes  pour  rendre 
leur  dégoût.  Ils  ont  tous  la  même  exclamation  :  Sœculum 
nequam!  Les  uns  voudraient  une  nouvelle  Pentecôte,  des 
langues  de  feu  pour  tout  consumer  et  pour  tout  renouveler 
à  la  fois.  Les  autres  prétendent  que  la  terre  est  plus  cor- 
rompue qu'au  temps  du  déluge,  que  la  confusion  des 
langues  est  plus  grande  qu'à  la  tour  de  Babel.  «  Le  siècle 
présent  n'est  qu'amertume,  curiosité  vaine,  orgueil,  vo- 

1.  «  Ve  tjbi  mlsero!  Utilem  perdis  uxnrcm,  tlum  me  rngis  effari!  Tecuin  forent 
et  tibi  bene  foret,  dum  permitteres  injunctum  mibi  silenlium  observare.  En  tibi 
loquor  ut  exigis,  sed  locutam  deinceps  non  videbis!  »  Ad  hoc  verbum  evanuit 
mulier.  »  Ibid. 

2.  «  Nec  videtur  credibile  veram  procédera  sobolem  poase  ab  liujusmodi  t'anta- 
siis.  »  Ibid. 


324  CHAPITRE  IV. 

lûpté  fétide '.  Les  laïques  sont  immondes,  concubinaires, 
adultères,  avares,  fripons,  rapaces;  d'hommes  qu'ils 
étaient,  ils  sont  devenus  des  animaux!  Et  parmi  les  ecclé- 
siastiques, combien  qui  vivent  dans  les  festins,  dans  les 
désordres,  qui  disputent  et  qui  calomnient2!...  »  Tous  ré- 
pètent cette  nomenclature  désespérante.  Aussi,  les  ser- 
mons sont  pleins  de  larmes.  Saint  Bernard  pleure  malgré 
lui  :  Vix  eontineo  lacrymas.  Raoul  Ardent  s'arrête  court  et 
pousse  de  profonds  soupirs  :  Quod  sine  gemitu  dicere  non 
possum!  La  plupart  affirment  que  c'est  la  seule  chose  qui 
reste  à  faire3.  Absalon  ne  contient  pas  sa  douleur.  Il  éclate 
en  apostrophes  aux  anges  et  au  ciel,  qu'il  fait  confidents 
de  ses  plaintes.  «  Pleurez  donc,  anges  du  ciel,  pleurez 
tous.  Vous,  âmes  des  justes,  pleurez  la  perte  des  vos  con- 
citoyens. Comme  vous,  ils  avaient  droit  au  royaume  de 
Dieu,  ils  étaient  les  cohéritiers  du  Christ  :  ils  ont  renoncé 
à  la  terre  de  promesse,  ils  sont  effacés  du  Livre  des  vivants, 
ils  n'ont  plus  de  part  avec  les  justes...  Venez  donc,  âmes 
misérables,  convertissez-vous  à  votre  Dieu!...  0  cieux,  et 
vous  tous  qui  habitez  là-haut,  soyez  frappés  de  stupéfac- 
tion! Cette  chair  infirme  refuse  de  prendre  l'âme  pour  sa 
compagne  ;  l'âme  est  tombée  de  sa  dignité  dans  l'igno- 
minie4  !...  » 

La  plaie  paraît  incurable,  les  temps  annoncés  par  l'Apo- 
calypse sont  accomplis  ',  l'Antéchrist  est  venu.  Dès  l'an 
4106,  un  concile  se  î  assembla  à  Florence,  afin  de  com- 
battre le  sentiment  de  Fluentius  :  cet  évèquc  affirmait  que 
l'Antéchrist  était  né,  et  il  voulait  l'établir  par  des  preuves 

1.  YiCtorins,  ras.  lat.,  16461,  f"  68.  —  2.  Victorins,  ms.  lat.,  11590,  1*  53. 

3.  «  Aniplius  nobis  in  talibus  flemlum  quant  loqucnrluiu.  » 

4.  Ms.  lat.,  14525,  f  229.  —  5.  V.  Aclrcde,  scrm.  11  de  Oneribui. 


.    LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  325 

nombreuses'.  C'était  aussi  l'opinion  des  personnages  les 
plus  remarquables  de  l'époque.  Saint  Bernard  s'occupait 
de  ces  bruits,  jusqu'au  point  d'en  écrire  à  Pévêque  de 
Chartres.  «  J'ai  vu,  dit-il,  le  seigneur  Norbert.  Comme  je 
lui  demandais  ce  qu'il  pensait  de  l'Antéchrist,  il  me  parut 
bien  convaincu  que  l'Antéchrist  doit  apparaître  de  nos 
jours  et  que  la  génération  présente  le  verra.  Je  le  priai  de 
me  dire  sur  quoi  il  fondait  sa  conviction  :  mais  sa  réponse 
ne  me  convainquit  pas.  En  résumé,  il  m'assura  qu'il  } 
aurait  certainement,  avant  sa  mort,  une  persécution 
générale  dans  l'Église2.  » 

A  la  fin  du  siècle,  un  certain  abbé  Joachim,  de  l'ordre 
de  Cîteaux,  faisait  profession  de  prêcher  partout  qu'en 
4  199  commencerait  la  sixième  vision  de  l'Apocalypse,  et 
qu'elle  serait  immédiatement  suivie  de  la  persécution  de 
l'Antéchrist  et  de  sa  mort.  Adam  de  Perseigne  interrogea 
ce  prédicateur;  il  lui  demanda  si  c'était  sur  les  prophé- 
ties, sur  une  révélation,  ou  sur  de  simples  conjectures 
qu'il  établissait  une  telle  doctrine.  «  Le  Dieu,  répondit 
Joachim,  qui  donna  jadis  aux  prophètes  le  don  de  pro- 
phétie, m'a  donné  l'esprit  d'intelligence,  afin  que  je 
puisse  découvrir  par  son  aide  les  mystères  de  la  sainte 
Écriture.  »  Il  ajouta  que  l'Antéchrist  était  déjà  dans  l'âge 
adulte  :  Adam  réfuta  cette  assertion3. 

Cette  opinion  de  Joachim  ne  venait  point  d'une  imagi- 
nation exaltée  ;  des  prédicateurs  à  l'esprit  plus  mûr  et 
plus  sain,  Geoffroy  Babion4,  Hildebert5,  Aiain  de  Lille6, 
les  hérétiques  eux-mêmes7  annonçaient  hardiment  la  fin 

1.  D.  Ceillier,  Hist.  des  aut.  sacrés,  XIV,  1079. 

2.  Epist.,  56.  — 3.  Mani  iq.,  Annal.  Cisterc,  III,  anno  1 190,  cap.  II,  n°  5. 

4.  Ms.  la  t. ,  8433,  P  61  :  «  Sermo  de  Antichristo.  »—  5.  73*  h .—  6.  Ms  .  lat. ,  1 8 1 72,  P  40. 
7.  Un  de  ces  traités,  intitulé  Y  Antéchrist,  fait  par  les  Vaudois,  commence  ainsi  : 


326  CHAPITRE  IV. 

du  monde  et  l' Antéchrist.  Raoul  Ardent,  après  avoir  énu- 
méré  tous  les  signes  du  bouleversement  de  l'univers, 
entre  dans  son  sujet  en  disant  :  «  Mes  frères,  nous 
voyons  déjà  paraître  plusieurs  de  ces  signes.  Les  nations 
souffrent  de  plus  en  plus  ;  les  tremblements  de  terre 
détruisent  les  villes  dans  la  plupart  des  provinces,  les 
tempêtes  nous  glacent  chaque  jour  d'effroi,  et  la  peste 
contraint  les  hommes  à  fuir  loin  des  cités.  Ces  signes  que 
nous  voyons  réalisés  sont  une  preuve  que  tous  les  autres 
le  seront  également.  Des  ruines  innombrables  de  toutes 
parts  annoncent  que  la  fin  du  monde  est  venue1...  »  Puis, 
il  décrit  avec  des  images  grandioses  le  jour  du  jugement 
général. 

Telle  est,  d'après  nos  sermonnaires,  la  physionomie 
générale  de  la  société  séculière  et  laïque.  La  papauté,  la 
grande  suzeraineté  pontificale,  est  incertaine  et  fugitive; 
le  clergé  est  souvent  scandaleux,  les  écoliers  avides  de 
science  et  de  plaisirs,  les  seigneurs  tyranniques  et  sen- 
suels jusqu'au  jour  de  la  pénitence.  Les  juifs  sont  persé- 
cutés; presque  partout  règne  une  crédulité  grossière;  et, 
sur  ce  mélange  confus  de  désordres  et  de  violences,  se 
dresse,  comme  le  génie  de  la  mort  debout  sur  des  ruines, 
l'image  terrible  de  la  fin  du  monde  et  de  l'Antéchrist. 

Ce  tableau  est  chargé.  Les  prédicateurs  étaient  trop 
mêlés  à  leur  temps  pour  observer  d'un  œil  juste  les  mi- 
sères dont  ils  étaient  témoins.  En  outre,  ils  étaient  uni- 
quement préoccupés  de  décrire  le  mal  et  de  reprendre  le 

«  Quai  eosa  sia  l'Antéchrist,  en  datte  de  l'an  mille  cent  et  vingt.  ■  Perrin,  Hist.  des 
Vaudou  et  Albigeois,  253. 
1.  4*  h.  in  Epist.  et  Evang. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  327 

vice.  Hâtons-nous  de  rendre  à  cette  époque  sa  vraie  phy- 
sionomie. En  vertu  du  principe  posé  au  commencmnit  de 
ce  livre,  nous  devons  conclure  qu'il  y  avait,  a  côté  des 
scandales,  des  actes  héroïques  de  vertu.  Enfin,  dans 
toutes  ces  passions  qui  s'agitaient  pôle-mèlc,  ne  voyons 
pas  tous  les  signes  de  la  décrépitude  :  nous  savons  qu'il 
n'y  avait  là  qu'une  jeunesse  fougueuse  et  indomptée. 


CHAPITRE  V 


LES  MONASTÈRES 


((  Pendant  que  les  laïques  s'acharnaient  à  touiller  la 
terre  comme  des  taupes',»  «  les  moines  avaient  le  cou 
retourné  en  arrière,  à  force  de  regarder  le  ciel'2.  »  «  Au- 
jourd'hui, dit  Hugues  de  Saint- Victor,  dans  les  déserts, 
dans  les  forêts,  dans  les  solitudes,  vivent  des  milliers  de 
moines  ou  de  chanoines,  comme  les  Chartreux,  les  Pré- 
montrés, les  Cisterciens,  des  ermites  et  des  anachorètes, 
tantôt  seuls,  tantôt  en  communauté;  ils  décorent  les 
déserts  de  leurs  saintes  perfections.  Ils  ornent  les  soli- 
tudes de  leur  justice,  de  leurs  pieux  entretiens,  de  leurs 
bons  exemples,  de  leur  silence,  de  leurs  paroles,  de  leur 
mortification,  de  leur  travail,  de  leur  chasteté,  de  l'aus- 
térité de  leurs  vêtements,  de  la  fatigue  de  leur  corps,  de 

1.  i  Qui  in  laicattl  degunt  tanquam  talpe  scnipcr  fodiunt.  »  Ms.  lat.,  14470, 
f  163. 

•J  »  Capite  ad  collum  retorto  per  continuant  devotionem.  »  Pierre  de  Celle,  28*  h. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  329 

l;i  dureté  de  leurs  lits,  de  lu  continuité  de  leurs  vrilles, 
de  la  mélodie  de  leurs  cantiques,  de  la  ferveur  de  leurs 
prières,  de  l'abondance  de  leurs  aumônes,  de  la  bien- 
veillance de  leur  hospitalité,  enfin  de  l'exercice  de 
toutes  les  vertus  ei  de  la  pratique  de  toutes  les  bonnes 
œuvres"  .» 

Souvent,  c'était  assez  d'une  parole,  d'un  exemple,  de 
la  moindre  circonstance  pour  décider  sur-le-champ  ces 
vocations  irrévocables.  «  Un  jeune  noble  avait  pris  l'habit 
religieux  à  Clairvaux.  Son  père  en  fut  exaspéré.  Il  lit  dire 
à  l'abbé  du  monastère  :  Rendez-moi  mon  fds,  ou  je 
détruis  votre  abbaye.  Le  fds  ne  voulut  pas  rentrer  dans 
le  monde.  Alors  le  père  rassembla  ses  gens  d'armes  et 
prit  le  chemin  de  l'abbaye.  A  cette  nouvelle,  le  jeune 
religieux  supplia  l'abbé  de  lui  préparer  un  cheval  et  de 
lui  permettre  d'aller  au-devant  de  son  père.  L'abbé  le 
permit.  Le  père  eut  à  peine  aperçu  son  fils  avec  sa  gros- 
sière cuculle  et  sa  large  tonsure,  qu'il  tomba  de  douleur 
et  s'évanouit  :  «  Hélas!  mon  fils,  qu'avez-vous  fait? Pour- 
quoi nous  accabler  de  chagrin,  votre  mère  et  moi?  Reve- 
nez, enfant  chéri,  revenez  :  succédez  à  votre  père  dans  ses 
vastes  domaines.  —  Mon  père,  répondit  le  fils,  il  existe 
une  vieille  coutume  sur  vos  terres  :  si  vous  consentez  à 
l'abolir,  je  vous  obéirai.  —  Cher  enfant,  agissez  dans  tous 
mes  domaines  comme  il  vous  plaira.  —  Faites,  s'il  vous 
plaît,  que  le  fils  ne  meure  jamais  avant  le  père.  —  Mais 
cela  n'est  possible  qu'à  Dieu?  —  Alors,  mon  père,  puis- 
qu'il peut  arriver  que  je  meure  avant  vous,  pourquoi  donc 
attendez-vous  que  je  vous  succède  dans  vos  domaines?  » 
Le  père  fut  profondément  touché  de  ces  paroles.  Aussitôt 

1.  Ms.  lat.,  14934,  P  124. 


330  CHAPITRE  V. 

il  prit  l'habit  religieux  avec  son  fils  et  quitta  ses  vastes 
domaines'.  » 

Pénétrons  dans  ces  vieux  cloîtres. 

Au  douzième  siècle,  les  monastères  sont  dans  la  ferveur 
du  premier  âge.  Us  ont  été  réformés  ou  ils  sont  nés,  pour 
la  plupart,  au  commencement  du  siècle  :  ils  portent  le 
cachet  de  leur  état  primitif.  «  Le  cloître  est  un  paradis, 
s'écrie  saint  Bernard  au  milieu  d'un  sermon  :  c'est  une 
belle  chose  que  de  vivre  parfaitement  unis  dans  la  même 
demeure!  L'un  pleure  ses  péchés,  l'autre  chante  les 
louanges  du  Seigneur;  celui-ci  prodigue  de  bons  offices  à 
ses  frères,  celui-là  donne  les  enseignements  de  la  science; 
l'un  prie,  l'autre  lit;  l'un  est  tout  ému  de  compassion 
pour  le  pécheur,  et  cet  autre  est  tout  occupé  de  punir  le 
péché;  celui-ci  brûle  des  feux  de  la  charité,  celui-là  se 
distingue  par  son  humilité;  l'un  travaille  dans  la  vie 
active,  l'autre  se  repose  dans  la  vie  contemplative.  A  cette 
vue  on  ne  peut  que  s'écrier  :  C'est  le  camp  du  Seigneur 
que  fui  là  sous  les  yeux.  Combien  cet  endroit  est  terrible! 
Non,  il  n'y  a  point  nuire  chose  ici  que  la  maison  de  Dieu  et 
la  porte  du  ciel'1.  » 

Il  faut  entendre  ceux  qui  ont  sacrifié  à  la  vaine  gloire 
dans  le  siècle  nous  raconter  leur  conversion.  Leur  pre- 
mière vie  leur  apparaît  sombre  comme  un  crime  :  la 
seconde  est  toute  radieuse.  «  Je  méditais  la  nuit  en  moi- 
même,  je  consultais  ma  raison,  j'interrogeais  ma  con- 
science. Tandis  que  mon  cœur  était  ainsi  torturé,  l'Esprit 
de  conseil  vint  à  mon  secours;  il  murmura  à  mon  oreille 


1.  <«  Quo  verbo  conversus  pater,  seipsnm  jipsum]  religionis  habitum  assumpsit 
cuni  filio.  possessionibus  relictis.  »  Pierre  de  Poitiers,  ms.  la  t.,  11593,  f°  45. 

2.  Sermo  42  de  Diversis. 


,LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  331 

que  Dieu  seul  est  notre  Dieu  et  qu'il  veut  nous  sauver... 
Aussitôt,  voilà  mon  esprit  qui  revient  à  la  vie;  je  me 
réveille  enfin  comme  d'un  sommeil  pénible  et  lourd,  je 
commence  à  sortir  de  ce  lieu  de  nuages  et  de  ténèbres. 
Le  Seigneur  me  dit  :  Que  la  lumière  soit!  Et  la  lumière 
se  fit  sur  moi,  alors  que  j'habitais  les  ombres  mortelles... 
.Maintenant  qu'avec  la  grâce  du  Christ,  notre  Seigneur,  je 
suis  entré  dans  ce  lieu-ci,  je  veux  me  hâter,  j'ai  l'am- 
bition d'avancer  régulièrement  tous  les  jours  jusqu'au 
Sabbat,  où  il  me  sera  donné  de  voir,  de  goûter  et  de 
célébrer  combien  le  Seigneur  est  doux1!  » 

Ce  n'était  point  assez  de  cet  enthousiasme  personnel. 
Les  moines  cherchaient  à  lire  dans  les  cœurs  les  uns  des 
autres  :  une  émulation  sublime  régnait  dans  le  cloître. 
Admirable  spectacle!  on  voit  combien  de  prodiges  de 
vertu  et  d'abnégation  cette  noble  rivalité  produisait 
chaque  jour.  Ne  changeons  rien  aux  pieux  récits  des  ser- 
mons. «  Un  frère  lai,  que  l'esprit,  sinon  la  lettre,  avait 
instruit,  examinait  avec  soin  dans  les  autres  les  vertus  qui 
lui  manquaient  à  lui-même.  Or,  il  arriva  qu'un  jour,  se 
trouvant  dans  de  tels  sentiments,  il  assista  aux  vigiles 
solennelles  des  frères.  Alors  il  se  remet  devant  les  yeux 
les  fautes  qu'il  a  commises,  il  passe  sévèrement  en  revue 
toutes  ses  négligences,  il  se  proclame  un  misérable,  un 
pécheur  devant  la  majesté  suprême;  puis,  selon  sa  cou- 
tume, il  exalte  la  vie  de  ses  frères.  Il  considère  humble- 
ment dans  son  cœur  l'un  d'entre  eux,  dont  il  a  remarqué 
bien  souvent  déjà  les  éminentes  vertus  ;  il  examine  avec 
une  religieuse  attention  son  humilité,  sa  charité,  sa 
patience,  sa  continence  et  tous  les  autres  dons  excellents 

1.  Ernauld  de  Bonneval,  5ah. 


332 


CHAPITRE  V. 


de  la  grâce  spirituelle  qu'il  trouve  dans  ce  serviteur  de 
Dieu;  il  n'est,  lui,  croit-il  du  moins,  que  cendre  et  pous- 
sière. Enfin,  ne  pouvant  plus  supporter  les  ardeurs  de  la 
sainte  humilité,  il  fait  un  signe  au  très-révérend  père 
Bernard,  dès  le  point  du  jour,  à  l'heure  où  la  règle  lui 
permet  de  parler,  moment  qu'il  a  eu  hien  de  la  peine  à 
attendre,  le  tire  à  l'écart  et  lui  demande  pardon  avec  une 
tristesse  profonde.  Bernard  lui  demande  ce  qui  le  tour- 
mente :  ce  Je  suis  bien  malheureux,  dit-il,  car  j'ai  passé 
tout  le  temps  des  vigiles  à  considérer  un  religieux,  en  qui 
j'ai  compté  trente  vertus,  dont  je  ne  possède,  hélas!  ni  la 
première  ni  la  dernière.  Je  vous  prie  donc,  seigneur  abbé, 
de  vouloir  bien  intercéder  pour  moi  auprès  de  Dieu,  afin 
que,  par  vos  saints  mérites  et  par  vos  prières,  j'obtienne  la 
grâce  de  faire  des  œuvres  de  vertu,  grâce  que  je  n'ai  pu 
acquérir  jusqu'à  ce  jour,  à  cause  de  mes  péchés1.  » 

Il  en  était  de  même  chez  les  religieuses.  Elles  rivali- 
saient de  transports,  d'extases  et  de  visions  séraphiques. 
«  J'ai  connu,  dit  Aelrède'2,  un  monastère  de  religieuses, 
qui,  dirigé  par  le  vénérable  père  Gisleberl,  produisait 
chaque  jour  les  fruits  les  plus  abondants  de  vertus.  Il  y 
avait  là  une  pieuse  vierge,  peut-être  même  existe-t-elle 
encore,  qui,  ayant  banni  de  son  cœur  toutes  les  alfections 
du  monde,  brûlait  des  désirs  célestes.  Un  jour  elle  tomba 
pendant  son  oraison  dans  une  extase  ravissante...  Elle  y 
resta  plus  d'une  heure  :  c'est  à  peine  si  ses  compagnes 
purent  la  faire  revenir  à  elle  et  à  la  terre.  Ces  transports 
s'étant  renouvelés  plusieurs  fois,  les  religieuses  lui  deinan- 
dèrent  sa  méthode,  et  plusieurs  d'entre  elles  l'essayèrent. 


1.  S.  Bernard,  senno  I5G  de  Diversis;  Exord.  Cist.,  lib.  VI,  cap.  xmii. 

2.  Sermo  3  de  Oneribus. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  333 

Or,  il  y  avait  dans  ce  monastère  une  vierge  d'une  pru- 
dence consommée  qui,  jugeant  que  de  pareilles  extases 
étaient  l'effet  de  la  maladie  on  d'illusions  fantastiques, 
dissuada  les  sœurs,  aillant  qu'elle  put,  de  pratiquer  ces 
pieux  exercices.  Un  jour  qu'elle  demandait  à  la  sainte 
religieuse  pourquoi  il  ne  lui  arrivait,  à  elle,  rien  de  sem- 
blable :  «  Parce  que,  lui  fut-il  répondu,  vous  ne  croyez 
pas  en  nous  et  que  vous  n'aimez  pas  dans  les  antres  les 
vertus  qui  vous  manquent.  »  —  «  Priez  donc  Dieu  que  ces 
visions  m' arrivent,  si  elles  sont  vraiment  un  effet  divin.  » 
On  se  mit  en  prière:  l'effet  ne  suivit  point.  «  Il  vous  faut, 
dit  la  sainte  religieuse,  renoncer  à  toutes  les  affections  de 
ce  monde  et  ne  vous  occuper  que  de  la  pensée  de  Dieu.  » 
—  «  Comment!  je  ne  prierais  ni  pour  mes  amis  ni  pour 
nies  bienfaiteurs?  »  —  «  Lorsque  vous  voudrez  monter  au 
ciel  par  la  contemplation,  confiez  à  Dieu  tous  ceux  que 
vous  aimez,  dites  adieu  à  toutes  les  créatures  comme  si 
vous  deviez  quitter  la  terre.  »  La  trop  prudente  religieuse 
ne  crut  pas  encore  :  «  Je  ne  veux  pas,  dit-elle,  ravir  mon 
ame  à  mon  corps  pour  oublier  toutes  les  choses  d'ici-bas 
et  surtout  mes  amis.  Je  veux  seulement  savoir  si  vos 
extases  viennent  de  Dieu.  »  Or,  le  vendredi  saint,  pendant 
qu'elle  était  en  proie  à  mille  pensées  diverses,  tout  à 
coup,  elle  fut  inondée  de  lumières  et  transportée  vers  les 
cieux,  au  milieu  d'ineffables  délices.  Mais,  ne  pouvant 
supporter  une  clarté  si  vive,  elle  demanda  de  tourner  ses 
regards  vers  le  Christ  du  Calvaire.  Aussitôt,  elle  vit  Jésus 
suspendu  à  la  croix,  attaché  avec  les  clous,  percé  de  la 
lance,  les  cinq  plaies  ensanglantées,  et  fixant  sur  elle 
un  regard  plein  de  douceur.  A  cette  vue,  elle  éclata  en 
sanglots  ;  et,  revenue  à  elle-même,  elle  crut  aux  visions 


334  CHAPITRE  V. 

de  ses  compagnes,  se  jugeant  indigne  d'éprouver  de  si 
admirables  faveurs.  » 

Malgré  ces  ardeurs  brûlantes  de  la  loi,  les  religieux 
étaient  sensibles  à  toutes  les  mortifications;  ils  souffraient 
du  froid,  de  la  faim,  de  la  maladie,  comme  les  autres 
hommes.  Nous  voyons  quels  sacrifices  leur  coûtait  cette 
loi,  si  pénible  dans  l'observance  et  si  terrible  dans  les 
châtiments  ,  lorsqu'elle  avait  été  violée  :  «  Toute  pro- 
priété est  défendue  aux  moines!  »  Isaac  de  l'Étoile,  pré- 
chant  un  jour  sur  les  œuvres  de  miséricorde,  s'interrompt 
avec  tristesse;  il  dit  qu'il  est  bien  hors  de  propos  de  traiter 
un  pareil  sujet  :  «  Nous,  que  ferons-nous  jamais  à  celui 
qui  a  faim,  qui  a  soif,  qui  est  nu,  délaissé,  reclus,  infirme, 
nous  qui  avons  tout  abandonné,  nous  qui  ne  possédons 
rien,  nous  à  qui  toute  possession  est  interdite  sous  de 
terribles  peines1!  »  Geoffroy  Babion  supplie  avec  une 
onction  pénétrante  des  religieuses  de  ne  pas  se  laisser 
tomber  dans  le  découragement,  mais  de  supporter  avec 
patience  leur  pauvreté2.  Guerric  d'Igni,  dans  un  hiver 
rigoureux,  s'aperçoit  que  ses  moines  grelottent  de  froid 
en  l'écoutant,  faute  d'être  suffisamment  vêtus;  il  en  a 
compassion,  il  les  invite  à  songer  aux  babils  spirituels  de 
joie  et  d'allégresse  en  Notre-Seigneur  Jésus-Christ3. 

Des  moines  souffraient  de  cette  rigueur  inexorable;  ils 
tombaient  dans  un  état  de  langueur  et  de  maladie. 
«  Lorsque  je  vous  parle,  dit  saint  Bernard,  de  ces  per- 
missions demandées  el  refusées,  croyez-le  bien,  je  n'ai 
pas  grandement  à  me  plaindre  de  vous  à  ce  sujet.  Cepen- 
dant j'ai  cru  bon  de  vous  en  prévenir,  car  beaucoup 
parmi  vous  sont  faibles  ou  délieals,  beaucoup  ont  besoin, 

I.  3»  h.  —  2.  Ms.  lat,  14934,  l*  477.  —  3.  1*  ta.,  de  Epiphania. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  335 

à  cause  de  leur  âge  ou  de  leurs  infirmités,  de  quelque 
adoucissement  à  la  règle  commune1.  »  Gomme  cette  fai- 
blesse de  tempérament  venail  surtout  d'une  nourriture 
frugale  jusqu'à  l'excès,  les  moines  élevaient  des  plaintes 
contre  la  nature  des  aliments5.  Quelquefois  même  le  vin, 
dont  les  abbayes  cisterciennes  avaient  admis  l'usage, 
vient  à  manquer,  et  les  religieux  se  désolent.  Saint  Ber- 
nard rassure  ses  frères  :  «  Que  de  fois  je  suis  oblige,  de- 
vant vos  plaintes  larmoyantes,  de  prier  la  Mère  de  misé- 
ricorde, afin  qu'elle  fasse  entendre  à  son  divin  Fils  que 
vous  n'avez  plus  de  vin!  Je  vous  le  dis,  mes  frères  bien- 
aimés,  si  nous  la  prions  bien,  elle  viendra  à  noire  aide; 
elle  est  miséricordieuse;  puisqu'elle  a  épargné  une  mor- 
l  dirai  ion  aux  gens  qui  l'avaient  invitée,  elle  compatira,  si 
nous  l'invoquons,  à  notre  sort  :  car  nos  noces  lui  sont 
agréables3.  » 

On  saisit  même,  dans  cette  époque  de  ferveur,  les  fai- 
blesses et  les  imperfections  qui  suivent  partout  la  nature 
humaine  dans  la  vie  de  communauté.  Les  religieuses  soi- 
gnent leur  toilette  avec  coquetterie  ;  elles  ont,  dans  cer- 
tains monastères,  la  tentation  de  porter  des  fourrures  et 
de  substituer  des  robes  de  couleur  a  la  robe  noire  pres- 
crite par  la  règle *.  Des  moines  s'arrachent  la  barbe  pour 
paraître  plus  frais  et  donnent  un  soin  blâmable  à  la  ton- 
sure5. Ils  aiment  à  sortir  du  cloître,  sous  de  vains  pré- 
textes, niais  en  réalité  pour  voir  ce  qui  se  passe  à  la 
cour  des  princes;  ils  ne  dédaignent  pas  de  s'arrêter  en 
chemin  aux  petits  spectacles,  aux  représentations  fri- 

I .  Serai.  37  de  Diversis.  — 2.  Sermo  30  in  Cantica. 

3.  Serm.  2  pro  octav.  Epiphan.  —  4.  Alain  de  Lille,  ms.  lat. ,  18172,  f"  17. 
5.  Geoffroy  de  Mailros,  ms.  lat.,  18178,  P  37. 


336 


Cil  A  PITRE  V 


voles1.  Ils  oui  pour  les  plaisanteries  gauloises  un  pen- 
chant irrésistible2. 

Dans  l'hospitalité  qu'ils  donnent  aux  voyageurs  et  dans 
les  visites  qu'ils  font  aux  malades,  ils  ne  montrent  pas 
toujours  la  pureté  d'intention.  Ils  distinguent  trop  sou- 
vent l'abbé  du  moine  et  le  riche  du  pauvre.  «  Voilà  qu'un 
abbé  se  présente  à  la  porte  :  c'est  un  de  nos  voisins  les 
plus  riches;  lorsque  nous  allons  chez  lui,  il  nous  reçoit 
avec  un  luxe  de  courtoisie.  Aussitôt  nous  courons  ça  et  là, 
nous  mettons  tout  le  monde  sur  pied  :  Varions  les  mets, 
disons-nous,  servons-le  avec  honneur.  Certes,  nous  avons 
raison;  il  mérite  d'être  bien  reçu  et,  pareille  occasion  se 
présentant,  il  le  méritera  de  nouveau.  Mais  voici  que, 
par  hasard,  arrive  un  pauvre  moine  :  c'est  un  étranger,  il 
esl  à  jeun,  il  n'en  peut  plus  de  froid  ou  de  chaleur,  la  pluie 
et  le  vent  l'ont  tourmenté  pendant  tout  son  voyage.  L'hô- 
telier demande  ce  qu'il  va  manger  :  Des  œufs,  lui  répond- 
on.  Ah!  c'est  bien  assez,  des  œufs!  Cette  conduite  ne 
semble  pas  s'accorder  avec  les  maximes  de  l'Évangile.  — 
Une  autre  fois,  c'est  un  chrétien  qui  éprouve  une  légère 
indisposition,  il  esl  riche,  il  est  puissant,  il  a  des  aïeux  : 
aussitôt  tous  de  le  visiter,  de  le  consoler  et  de  l'accabler 
de  sollicitude.  Mais  voilà  qu'un  père  de  famille  tombe 
gravemenl  malade,  il  esl  pauvre,  il  n'a  de  crédit  nulle 
part  :  on  le  néglige,  on  le  méprise;  ou  bien,  si  l'on  con- 
senl  à  le  visiter,  on  le  fait  de  si  mauvaise  grâce  qu'il  peut 
s'appliquer  les  paroles  du  Psalmiste  :  Ils  ont  ajoute  à  la 
douleur  </>■  airs  blessures3.  Empresse  ni  d'un  côté,  et  de 

I.  Ilu-uos  di'  St-Victor,  ms.  lat.,  14934,  P  130. 

"2.  S.  Bernard,  sermo     in  Dominiea  vi  post  PenteCQBt...  Les  abbés  s'en  plaignent 
souvent. 
3.  l's.  68. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SEKMONS.  831 

l'autre  négligence.  Un  versificateur  l'a  bien  dit  :  «  Qu'un 
riche  soit  indisposé,  qu'il  éprouve  seulement  une  petite 
fièvre,  un  escadron  de  moines  se  précipite  dans  sa  cham- 
bre. Qu'un  pauvre  soit  frappé  de  maladie,  que  son  état 
soit  mortel  :  pas  d'espoir  de  butin,  il  passe  inaperçu1.  » 

Ici  s'arrête  la  chronique  scandaleuse  des  sermon- 
nai-res2.  Les  moines  vivent  donc  loin  du  monde  et  dé  ses 
passions.  Ils  ont  tous  la  même  devise  qui  revient  sans 
cesse  :  Nudi  nudam  cnicem  sequamur,  suivons  la  croix  aussi 
dépouillés  qu'elle;  et,  penchés  sur  le  crucifix,  ils  vivent  du 
divin  amour.  Beaucoup  ne  font  de  leurs  homélies  qu'un 
pieux  soliloque,  une  confession  à  haute  voix.  Les  uns  dé- 
crivent la  sérénité  dans  les  pleurs  et  le  repentir  ;  les  autres 
retracent  les  scrupules  inquiets  d'une  foi  exaltée.  On 
retrouve  dans  Ernauld  de  Bonneval,  par  exemple,  un 
souvenir  de  saint  Ephrem  et  de  l'ascétisme  en  Orient. 
«  0  montagne  de  Sion,  cité  de  David,  tours  élevées  pla- 
cées sur  les  hauteurs,  et  vous,  anges  gardiens  de  ces 
murs!  0  cité  sainte!  Ton  roi,  c'est  le  Christ;  ton  sénat, 
c'est  la  multitude  des  saints  ;  ton  armée,  ce  sont  les 
chœurs  des  anges  ;  tes  légions,  c'est  l'assemblée  des  mar- 
tyrs qui  ont  soutenu,  jusqu'à  l'effusion  du  sang,  les  com- 
bats victorieux.  0  belle  cité,  toute  radieuse  du  soleil  de  la 
justice,  toute  parfumée  de  la  rosée  d'Hermon!  Hélas! 
comme  un  lépreux,  je  suis  chassé  loin  de  ton  camp. 

{.  Si  dives  jaceat,  vel  febricula  maceratus, 

Irnimpens  tlialamos  nionachalis  adest  equitatus. 
Si  pauper  jaceat  morbo  vel  morte  gravatus, 
Quo  spes  nulla  vocat,  transit  nihil  appretiatus. 

Hugues  de  St-Victor,  ms.  lat.,  11934,  f°  125. 

2.  Il  faut  noter  une  exception.  Abélard  décrit  dans  un  sermon  sur  saint  Jean- 
Baptiste,  33*  li  ,  avec  une  humeur  satirique  qui  va  jusqu'à  l'«  Epicuri  degrege  por- 
cum  »,  l'intérieur  scandaleux  du  monastère  de  Saint-Gildas. 

22 


338  CHAPITRE  V. 

Puissé-je,  du  moins,  placer  ma  tente  sous  tes  portiques, 
ou  même  dans  tes  faubourgs,  éloigné  comme  je  suis  de  la 
perfection  !...  Je  ne  sais  quels  fantômes  reviennent  de  jour 
en  jour  troubler  mon  imagination;  comme  un  chien  im- 
pur, je  retourne  à  ce  que  j'ai  vomi...  Trois  choses  me 
restent  à  faire  :  pleurer,  veiller,  trembler.  Pleurer  sur 
le  passé,  veiller  sur  le  présent  et  trembler  sur  l'ave- 
nir... Je  rougis  de  demeurer  ainsi  sous  le  coup  de  la 
crainte;  je  me  cache  le  visage.  Mais  mon  âme,  acca- 
blée sous  le  poids  de  la  tristesse,  sait  trouver  de  la  con- 
solation dans  ces  paroles  :  Heureux  l'homme  qui  tremble 
toujours1!  Ce  mot  toujours,  je,  l'ai  noté  et  je  l'ai  caché 
dans  mon  cœur.  Je  tremble  quand  la  grâce  m'arrive, 
quand  elle  se  retire,  quand  elle  revient;  je  tremble  tou- 
jours. Lorsqu'elle  m'arrive,  je  tremble  de  la  mal  rece- 
voir; lorsqu'elle  se  retire,  je  tremble  de  tomber  aussitôt; 
lorsqu'elle  revient,  je  tremble  de  la  perdre...  Qu'il  en  soit 
ainsi,  ô  Seigneur,  que  la  crainte  demeure  toujours  en 
moi!  Plus  elle  reste  avec  moi,  plus  je  deviens  pur  poul- 
ies siècles  des  siècles.  Lorsqu'elle  sera  complètement 
épurée  et  toute  changée  en  respect  filial,  alors  il  me  sera 
facile  délire  dans  le  livre  de  l'expérience  que  votre  crainte 
humilie  et  justifie  le  pécheur.  Car  je  sais  que  les  sainte  cl 
les  humbles  de  cœur  bénissent  votre  nom,  obtiennent  une 
part  de  votre  héritage  dans  votre  royaume  des  cieux,  là 
où  descend  en  abondance  votre  onction  sainte  pour  les 
siècles  des  siècles2.  » 

Dans  la  plupart  des  monastères,  le  mysticisme  n'est 
soumis  à  aucune  règle  fixe.  Il  revêt  en  toute  liberté  les 
formes  les  pins  variées.  Tantôt  il  est  tendre,  doux  et  cou- 

1.  Prov.  28.-2.  3"  h. 


.    LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  339 

fiant;  tantôt  il  pousse  des  soupirs  et  des  gémissements 
inconsolables  :  il  suil  le  vague  épanchement  du  cœur. 
Mais  à  l'abbaye  de  Saint-Viclor,  il  csl  arrêté,  métho- 
dique; il  réduit  les  mouvements  les  plus  irréguliers  de 
l'amour  divin  à  l'analyse,  à  l'expérience,  à  la  disci- 
pline '. 

C'est  Hugues  de  Saint-Victor  qui  rédige  ce  code  psy- 
chologique. Il  explique  en  termes  précis  par  quels  degrés 
successifs  l'àme  doit  s'élever  vers  le  Seigneur.  «  Dans  la 
méditation,  dit-il,  il  y  a  une  lutte  :  l'ignorance  lutte 
contre  la  science,  la  lumière  contre  les  ténèbres,  la  vérité 
contre  l'erreur.  C'est  ainsi  que  le  feu  prend  d'abord  diffi- 
cilement au  bois  vert  :  mais,  qu'on  l'excite  par  un  souffle 
violent,  il  va  jeter  ses  flammes  ardentes  sur  la  matière 
qu'on  lui  livre.  Alors  s'élèvent  de  grands  tourbillons  de 
noire  fumée,  et  au  milieu  quelques  faibles  étincelles, 
jusqu'à  ce  que  l'incendie,  finissant  peu  à  peu  par  s'ac- 
croître, la  vapeur  par  se  dissiper,  la  fumée  par  s'éva- 
nouir, apparaisse  un  éclat  pur  et  brillant.  La  flamme 
victorieuse  parcourt  le  bûcher  en  pétillant;  elle  s'élève 
avec  liberté,  voltige  autour  du  bois,  l'effleure  de  son  léger 
contact,  le  brûle,  le  pénètre  et  ne  se  repose  qu'elle  n'ait, 
à  force  de  s'insinuer  .dans  les  parties  les  plus  intimes, 
changé  en  elle-même  tout  ce  qui  était  en  dehors  d'elle. 
Mais,  lorsque  tout  est  consumé  dans  cet  incendie,  que 
tout  a  pris  presque  naturellement  la  ressemblance  et  la 
propriété  du  feu,  tout  bruit  cesse,  le  pétillement  s'apaise, 
on  enlève  les  tisons  enflammés;  et  ce  feu  cruel  et  dévo- 
rant, après  avoir  tout  dompté  et  fait  en  quelque  sorte  tout 
passer  en  lui-même  par  une  ressemblance  amie,  se  tient 

1  Voyez  M.  Saint*René  Taillandier,  Scot  Erigène,  217,  '219. 


340  CHAPITRE  V. 

profondément  dans  la  paix  et  dans  le  silence,  parce  qu'L 
ne  trouve  plus  rien  qui  soit  différent  de  lui-même,  nul 
ennemi  qui  le  combatte.  Ainsi,  l'on  voit  d'abord  du  feu 
avec  de  la  flamme  et  de  la  fumée,  ensuite  du  feu  avec 
de  la  flamme  sans  fumée,  enfin  du  feu  sans  flamme  ni 
fumée.  De  même,  notre  cœur  charnel  est  comme  un  bois 
vert,  pénétré  qu'il  est  par  l'humeur  des  concupiscences 
terrestres.  S'il  reçoit  quelque  étincelle  de  l'amour  divin, 
les  passions  se  soulèvent,  la  fumée  tourbillonne.  Mais, 
l'amour  croissant,  la  fumée  des  passions  s'évanouit,  l'es- 
prit pur  déjà  se  répand  dans  la  contemplation  de  la  vérité. 
Enfin,  lorsque  le  cœur,  par  cette  contemplation  assidue, 
est  changé  dans  le  feu  de  l'amour,  tout  bruit  cesse,  toute 
agitation  s'apaise  :  il  est  en  repos1.  » 

Les  principes  sont  posés  par  le  maître ,  mais  les  dis- 
ciples le  dépassent.  Déjà  Richard  ne  parle  plus  de  degrés 
à  franchir;  la  méthode  paraît  trop  lente  à  ses  transports: 
il  veut  la  vision  face  à  face,  le  repos  ineffable  sur  l'objet 
sacré  de  ses  désirs.  Son  enseignement,  c'est  l'ivresse  spi- 
rituelle. «  0  cœur  heureux,  celui-là  qui  est  rempli  du  miel 
de  l'Esprit-Saint!  Tu  as  trouvé  le  miel  :  mange,  ne  cherche 
plus  autre  chose.  Goûtez  et  voyez,  je  vous  en  conjure, 
vous  qui  le  pouvez  par  état;  goûtez,  dis-je,  voyez  combien 
l'Esprit-Saint  est  plus  suave  et  plus  doux  que  le  miel  !  Je 
suis  étonné  que  vous  ne  le  confessiez  pas  par  vos  trans- 
ports. 0  Seigneur,  que  votre  Esprit-Saint  est  suave  en 
nous!  Bienheureux  ceux  qui  ont  faim  et  qui  ont  soif  de 
cette  douceur  intime,  parce  qu'ils  seront  rassasiés  dès 
qu'ils  l'auront  goûtée!...  Ce  cœur  humain,  vague,  errant 
sur  la  terre,  ce  cœur  qui  luit  comme  une  ombre  et  qui  ne 

1.  f  h. 


,     LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  341 

peut  demeurer  en  place,  trouve  un  point  d'arrêt  dans  le 
seul  désir  di!  cette  suavité  intérieure;  toute  cette  foule  de 
désirs  se  concentre  sur  un  seul  vœu,  toute  cette  famille 
de  pensées  innombrables  s'attache  et  se  fixe  à  un  seul  et 
môme  objet...  Oh!  quelle  douce  joie  vient  après  cette 
plénitude  du  rassasiement!...  Quelles  acclamations, 
n'est-il  pas  vrai,  quels  cris  montent  vers  les  cieux  et  se 
rendent  à  l'oreille  du  Dieu  tout-puissant,  lorsque  toute 
celte  famille  intérieure  chante  d'un  concert  unanime  et 
se  répond  avec  harmonie  dans  l'enthousiasme  de  la  recon- 
naissance, lorsque  toute  la  substance  de  l'homme  spirituel 
frémit  en  même  temps,  que  toute  son  Ame,  pénétrée  jus- 
qu'à la  moelle,  s'échappe  en  jubilation!  C'est  la  voix 
du  salut,  c'est  le  chant  des  élus  dans  les  sacrés  taber- 
nacles1 !» 

C'est  Richard  que  suivent  les  Victorins  :  ils  prêchent 
tous  l'assoupissement  spirituel  dans  la  possession.  «  Rap- 
pelez-vous, mes  frères,  les  effets  du  sommeil  corporel 
sur  le  corps  de  l'homme  :  les  effets  du  sommeil  spirituel 
sont  les  mêmes  sur  l'âme.  Le  sommeil  corporel  réduit 
tous  les  sens  à  l'inaction  :  il  prive  de  leurs  fonctions  les 
yeux,  les  oreilles  et  tous  les  autres  membres.  Or,  cet 
assoupissement  produit  sur  les  sens  par  le  sommeil  phy- 
sique est  une  image  fidèle  de  l'assoupissement  produit  sur 
les  facultés  de  l'âme  par  le  sommeil  intérieur.  Il  absorbe 
la  pensée,  l'imagination,  la  raison,  la  mémoire  et  l'intel- 
ligence. Ce  sommeil,  l'âme  le  goûte  au  milieu  des  embras- 
sements  du  véritable  Époux,  en  reposant  sur  son  sein... 
Il  avait  déjà  conçu  une  espérance  inébranlable  dans  ce 
repos,  sur  cet  oreiller,  celui  qui  chantait  avec  tant  de  con- 

1.  Sermo  de  missione  Spiritus  sancti. 


342 


CHAPITRE  Y. 


fiance  :  Je  m'endormirai,  je  me  reposerai  en  paix  sur  son- 
sein  l.  » 

Ce  mysticisme  n'est-il  pas  trop  avancé?  Cette  tranquil- 
lité passive  n'est-elle  pas  l'indolent  quiétisme  qui  s'abime 
dans  l'immensité  de  Dieu?  Cet  anéantissement  de  toutes 
les  facultés,  pour  se  maintenir  plus  à  l'aise  dans  les 
régions  spirituelles,  n'est-il  pas  la  dangereuse  illusion 
qui  va  jusqu'à  mépriser  les  désordres  de  la  concupis- 
cence? Il  n'y  a  rien  de  désordonné  dans  ces  homélies. 
L'Ame  n'est  insensible  ni  au  ciel  ni  à  la  terre,  ni  à  a  vie 
ni  à  la  mort.  Elle  est  unie  à  Dieu  par  l'amour  :  elle  ne  se 
confond  pas  dans  sa  grandeur.  Si  elle  veut  s'envoler  si 
haut,  c'est  afin  d'entendre  d'ici-bas  les  échos  du  ciel  ;  si 
elle  s'endort  sur  l'Époux,  c'est  du  sommeil  de  l'espérance. 

Mysticisme  aussi  populaire  que  vrai  ! 

Sans  doute,  le  mysticisme  a  toujours  vécu  :  il  ne  peut 
pas  mourir.  Il  vivra,  tant  qu'il  y  aura  une  âme  assez  grande 
pour  chérir  et  développer  en  elle  le  sentiment  inné  de  l'in- 
fini, qui  est  la  Divinité  même.  Il  la  cherchera,  cette  Divi- 
nité, par  toutes  les  forces  du  cœur;  il  l'appellera  par  les 
chants  et  les  cantiques;  il  entendra  sa  voix  toute-puis- 
sante dans  la  nature  inanimée,  et  alors,  il  tombera  dans 
un  pieux  délire,  comme  saint  Augustin  et  sainte  Monique 

1.  «  Cogita  quid  faciat  somnus  exterior  rirca  homincm  exteriorem  :  hoc  facit 
somnus  hujusmodi  rirca  hominem  interiorcm.  Somnus  corporcus  exsuperat  sensum 
corporeum  :  aufert  enim  officiimi  oculorum,  ofliciuin  auiium,  ceterorumque  sen- 
suum  atque  membrorum.  Sicut  autem  per  somnum  exteriorem  sopiuutur  omnes 
sensus  corporis,  sic  per  hune  de  quo  loquîmur  interioris  hominis  somnum  exsu- 
perantur  omnes  sensus  mentis.  Simul  enim  absorbet  cogitationem,  ima^inationem, 
rationem,  memoriam,  intelligentiam,  ut  constet  quod  Apostolus  scribit  :  Quia  exsu- 
perat omnem  sensum.  Hujusmodi  somnum  anima  intra  veri  sponsi  amplexus  capit, 
eu  m  in  ejus  sinu  requiescit...  Hujus  quietis  in  hujusmodi  reclinatorio  jam  spein 
firinam  conceperal  qui  eum  tanta  fiducia  psalleb.it  :  In  pace  in  idipsum  dormiam 
et  requiescim  (Pb.  iv,  9).  »  Victorins,  ms.  lat.,  14590,  (*  161. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS. 


343 


abîmés  l'un  et  l'autre,  sur  le  rivage  d'Ostie,  dans  une 
extase  sublime,  au  milieu  du  silence  de  la  nuit,  devant  le 
spectacle  ravissant  des  flots  et  des  cieux.  Il  la  saisira, 
cette  Divinité,  dans  tous  les  êtres  de  la  nature  vivante, 
pour  savourer,  comme  François  d'Assise,  dans  le  chant 
de  la  sœur  Cigale  un  hymne  à  l'Éternel.  Il  priera,  il  médi- 
tera; il  éprouvera  les  angoisses  et  les  ravissements  de 
sainte  Thérèse;  ou  bien,  il  empruntera  les  paroles  suaves, 
les  douces  images,  le  fin  sourire  de  François  de  Sales. 
Enfin,  il  cherchera  toujours  à  tromper  par  les  plaintes,  par 
les  vœux  et  les  soupirs,  la  longueur  des  jours  qui  nous 
séparent  du  paradis. 

Mais,  ordinairement,  le  mysticisme  ne  règne  que  dans 
quelques  âmes  d'élite,  semées  de  distance  en  distance 
pour  entretenir  le  culte  du  divin  amour  et  le  conserver 
pur.  Au  douzième  siècle,  il  peuple  des  monastères  in- 
nombrables; il  en  fait  seul  la  joie,  il  en  est  l'âme  et  la 
vie. 

Ces  aspirations  sublimes  ne  sauraient  être  un  état  fixe 
et  invariable  :  la  nature  humaine  n'est  point  faite  pour 
des  transports  continus.  Mais  il  arrive  que  l'âme,  au  lieu 
de  redescendre  par  degrés  à  la  sérénité  naturelle,  tombe 
tout  à  coup  des  hautes  cimes  où  elle  goûtait  de  si  chères 
délices,  sans  pouvoir  trouver  un  point  d'arrêt  nulle  part. 
Le  ciel  lui  semble  fermé,  la  terre  ne  doit  plus  lui  sourire  : 
alors  elle  demeure  dans  un  entre-deux  indéfinissable  que 
les  mystiques  ont  appelé  Yacedia. 

Vacedia  n'est  pas  la  poétique  mélancolie  des  rêveurs. 
La  mélancolie  vient  de  la  tristesse  du  passé  et  de  l'incer- 
titude de  l'avenir  :  elle  conduit  à  l'ennui  vague,  incurable, 
désespérant.  Uacedia  est  aussi  l'apathie,  le  dégoût  tout 


344 


CHAPITRE  V. 


voisin  du  désespoir1;  mais  elle  naît  d'un  sentiment  plus 
élevé  que  les  choses  de  la  terre  :  l'âme  est  triste,  parce 
que  le  ciel  se  dérobe  à  ses  veux. 

La  mélancolie  ne  demeure  pas  en  place  ;  elle  promène 
ses  tourments  de  climat  en  climat;  elle  interroge  les  mon- 
tagnes, les  forêts  et  les  lacs;  elle  dit  et  redit  partout  ses 
songes  insatiables  ;  et,  quoique  les  voyages  ne  guérissent 
pas  les  maux  de  l'âme2,  elle  trouve,  du  moins,  dans  la 
variété  de  ses  courses  lointaines  quelques  moyens  de 
charmer  sa  douleur  secrète. 

U  acedia  demeure  solitaire.  Ce  duel  entre  l'immobile 
Éternité  et  le  souvenir  du  monde,  ce  drame  intérieur  se 
passe  dans  le  silence  de  la  cellule,  devant  le  crucifix  de 
bois. 

Telle  estY  acedia,  que  les  prédicateurs  attaquent  comme 
la  plaie  des  monastères. 

Ils  la  définissent  «  un  certain  malaise  qui  envahit  l'âme, 
une  amertume  qui  chasse  la  sérénité.  La  joie  fuit;  les 
forces  spirituelles  sont  anéanties;  on  perd  l'ardeur,  le 
zèle,  le  goût  pour  les  choses  intérieures,  pour  les  choses 
éternelles3.  »  Ils  montrent  combien  elle  est  désastreuse 
pour  la  pratique  des  vertus.  «  Cette  acedia  fait  que  dans 
le  cloître  on  redoute  l'austérité  de  la  règle;  on  veut  man- 
ger plus  délicatement,  se  coucher  sur  des  lits  moins  durs, 
diminuer  les  veilles,  moins  observer  le  silence,  ou  même 
le  rompre  entièrement.  C'est  elle  qui  a  peur  des  grandes 

1.  «  Quae,  quia  est  proxima  proecipitio  desperationis,  acedia,  quasi  ad  casum,  id 
est  jnxta  casum,  nominatur.  »  Pierre  Contester,  11*  h. 

2.  ■  Crclum,  non  aniinum  mutant  qui  trans  mare  currunt.  »  Horace,  EpiM.  lib. 
1,  11,  v.  27. 

3.  Odou  de  Morimond,  DU.  lat. ,  18178,  P  21.  —  Les  manuels  de  prédication  ren- 
ferment toujours  un  sermon  contre  l'acedia.  "  Si  predicator  vult  hominem  contra 
acediam  munire,  his  auctorilatibus  uti  potest...  »  Ms.  lat.,  15005,  f°  196. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  348 

entreprises,  cpiî  enlève  le  clerc  à  l'étude,  le  moine  au 
cloître;  elle  nourrit  les  vices,  elle  est  la  mère  de  la  gour- 
mandise et  de  la  volupté;  elle  sème  les  médisances  et 
engendre  les  querelles'.  » 

Après  avoir  détourné  le  religieux  du  recueillement 
intérieur,  elle  le  pousse  à  se  répandre  au  dehors.  «  Quel- 
quefois, dit  Pierre  Comcstor,  le  moine,  sous  prétexté  de 
santé,  s'en  va  chez  ses  parents,  il  retourne  au  sol  natal 
pour  respirer  quelques  jours  un  air  plus  pur,  l'air  de  ses 
premier  ans.  Quelquefois,  sous  prétexte  d'utilité,  il  se 
rend  à  la  cour  des  princes,  quêteur  importun,  couvrant 
ses  demandes  du  beau  nom  de  zèle.  Lorsqu'il  revient,  il 
observe  bien  l'heure  de  son  retour;  il  ne  rentre  jamais  au 
moment  du  repas  ou  de  l'oraison.  Comme  il  a  de  la  répu- 
gnance pour  les  légumes  à  moitié  cuits,  pour  les  légumes 
apprêtés  sans  graisse  et  pour  le  vin  trop  mêlé  d'eau,  pour 
le  silence  et  le  séjour  du  cloître,  il  prend  ses  mesures  afin 
de  manger  plus  délicatement,  afin  de  boire  avec  plus  de 
saveur,  de  parler  avec  plus  de  liberté,  de  veiller  et  prier 
moins...  La  curiosité  l'entraîne  au  dehors;  elle  lui  enseigne 
à  inventer  des  détours,  a  trouver  des  occupations,  des 
relations,  des  travaux,  des  lectures,  et  tout  cela,  non  pas 
pour  édifier,  mais  pour  passer  les  heures  du  jour.  Il  sort 
plus  fréquemment,  il  va  au-devant  des  hôtes  ;  il  semble 
compatir  aux  misères  des  pauvres;  il  s'informe  de  la 
guerre  et  de  la  paix  entre  les  princes  ;  il  déplore  la  dureté 
des  chevaliers,  l'abondance  superflue  des  clercs;  et, 
comme  s'il  était  sincèrement  touché,  il  ne  laisse  aucune 
trêve  aux  soupirs.  Au  son  de  la  cloche,  il  parle  bien  à  son 
visiteur  de  se  retirer  :  cependant  il  lui  dit  à  l'oreille  que, 

1.  Alain  de  Lille,  ms.  lat.,  18172,  P  123. 


346  CHAPITRE  V. 

quand  l'abbé  ou  bien  le  prieur  va  venir,  il  n'oublie  pas  de 
glisser  un  mot  en  sa  faveur.  Oui,  ce  vice  est  bien  dange- 
reux et  bien  à  craindre1.  » 

D'autres  fois,  cette  mélancolie  prend  une  teinte  plus 
vive.  Elle  ne  poursuit  plus  le  moine  au  milieu  de  ses 
frères  :  elle  attaque  des  ascètes  solitaires,  transportés  loin 
des  hommes  sur  une  île  inculte  et  déserte.  Là,  il  n'y  a 
point  d'adoucissement  possible  à  la  règle  :  les  religieux 
manquent  de  tout;  ils  n'ont  pas  même  de  livres  pour  re- 
tenir leur  imagination  brûlante.  Aussi  la  paix  du  désert 
est  troublée;  le  souvenir  du  monde  et  de  ses  plaisirs 
chasse  quelquefois  la  pensée  de  Dieu  :  le  cœur  est  en  proie 
à  tous  les  tourments  de  la  lutte.  «  Mes  frères,  dit  Isaac 
dans  l'île  de  Ré,  croyez-moi,  sous  le  nom  de  tempête  le 
Seigneur  déteste  Yacedia  qui  n'est  que  le  trouble  des  pen- 
sées et  l'orage  de  l'âme...  Vous  devez  donc  veiller  beau- 
coup, mes  frères;  nous  devons  veiller  avec  d'autant  plus 
de  soin  que  nous  sommes  renfermés  dans  ce  désert,  si  loin 
des  hommes.  Le  Christ  ne  veillera  pas  sur  nous,  si  nous 
ne  le  prions  pas,  si  nous  ne  l'interrogeons  pas,  si  nous  ne 
l'écoutons  pas.  Si  tu  dors,  mon  frère,  lorsque  le  Christ 
parle,  il  dormira  lui  aussi  sur  tes  intérêts.  Malheur  s'il 
dort  sur  toi!  Le  vent  veille,  la  mer  veille,  et  la  tempête  et 
le  trouble  des  pensées  et  le  bouillonnement  des  tentations, 
tout  veille,  si  seulement  le  Christ  vient  à  dormir  sur  toi  !... 
Veillons  donc,  mes  frères,  veillons  surtout  sur  cette  peste 
de  Vaeedia*.  » 

1.  Pierre  Comestor,  bibliolh.  Sainte-Geneviève,  ms.  ht.,  Dlv28,  in-4°,  P  202: 
«  Ad  sonitum  campane  necessarium  abire  proponit,  née.  omitlit  tamen  auribus 
inslillare,  ut,  cum  venerit  abbasvel  prior,  meminerit  aputl  eos  ipsum  oommendare. 
Periculosum  valde  est  liujusmodi  viciuin  et  verendum.  » 

2.  Isaac  de  l'Étoile,  14*  h. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  317 

Tels  sont  les  moines.  Ils  sont  fervents;  la  ferveur  les 
porte  au  mysticisme,  et  le  mysticisme  à  Yacedia.  Ils  gra- 
vissent avec  ardeur  les  arides  sommets  de  la  pénitence, 
parce  qu'ils  sont  des  héros;  ils  retombent  jusqu'à  terre, 
parce  qu'ils  sont  des  hommes  :  mais  ils  se  relèvent  et  main- 
tiennent, à  force  de  vigilance,  l'heureux  équilibre  qui  fait 
les  saints. 


CHAPITRE 


VI 


LE  CULTE   DE  NOTRE-DAME 


Au  moyen  âge,  Notre-Dame  est  environnée  d'une  au- 
réole brillante  et  gracieuse.  On  la  sort,  on  la  loue,  quel- 
quefois sans  se  mettre  en  peine  ni  de  Dieu  ni  de  ses  com- 
mandements1. Elle  est  si  puissante  et  si  bonne,  sainte 
Marie,  qu'elle  sauvera  bien  ses  dévots!  Aussi,  tout  parle 
d'elle,  et  elle  parle  à  tous  ceux  qui  l'aiment.  Reine  '  douce 
et  complaisante,  elle  descend  volontiers  de  son  trône  pour 
visiter  l'intérieur  des  cellules;  elle  rassure  les  moines  in- 
quiets sur  le  schisme;  elle  encourage  ses  panégyristes  d'un 
sourire  attendri  :  enfin,  elle  garde  ce  mélange  heureux  de 
haute  familiarité,  de  tendresse  idéale  et  presque  divine. 

Un  jour  que  saint  Bernard  prêchait  à  Spire,  une  foule 
immense  se  pressait  autour  de  lui.  Rien  ne  pouvait  con- 

[.  Aelrède,20  h. 

2.  A  son  nom  les  fidèles  fléchissent  le  genou  :  •  Nec  frustra  consuevit  Ecclesia 
intercessioncm  B.  Virginis  aiïectuosius  cœteris  implorare,  ita  ijuod,  audito  ejus 
nomine,  genua  terra?  affigat.  «  Pierre  Comestor,  28*  h. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMOÎNS.  349 

tenir  les  flots  du  peuple.  Le  saint,  entouré  de  toutes  parts, 
allait  étouffer,  lorsque  l'empereur,  se  dépouillant  de  son 
manteau,  prend  Bernard  dans  ses  bras,  l'élève  en  l'air  et 
le  porte  jusqu'au  fond  d'une  chapelle,  aux  pieds  d'une 
vieille  statue  en  bois  représentant  la  Vierge.  La  statue 
su  lue  Bernard  par  ces  paroles  :  «  Ben  venia,  mi  fra  Bern- 
harde!  »  Le  saint  répond  :  «  Grant  merce,  mi  Dompna1.  » 

Geoffroy,  abbé  de  Mailros,  prêchant  sur  les  dangers  de 
l'Église,  «  Je  mens,  s'écrie-t-il,  si  un  évêque  remarquable 
par  ses  vertus  et  illustre  par  son  nom  ne  m'a  pas  certifié 
que  dans  les  commencements  de  ce  schisme  la  Vierge  lui 
était  apparue  et  qu'elle  avait  le  visage  baigné  de  larmes... 
Un  religieux  l'a  vue  enfoncer  un  javelot  dans  la  gorge  de 
Pierre  de  Léon.  Aussitôt  l'antipape  a  été  atteint  d'un  mal 
violent  à  la  gorge,  il  est  tombé  malade,  et  quelques  jours 
après  il  est  mort  misérablement'2.  » 

Les  sermonnaires  abondent  en  panégyriques  atten- 
dris. Amédée  de  Lausanne,  Adam  de  Perseigne,  Geof- 
froy de  Vendôme  font  profession  de  ne  prêcher  que  sur  la 
Vierge.  A  Clairvaux,  les  moines  composent  pour  être  lus  au 
chapitre  des  Mariale  pleins  de  transports3.  Aussi,  toutes 
les  fêtes  de  la  Vierge  sont  célébrées  avec  la  plus  tendre 
dévotion. 

Cependant  la  croyance  à  l'Immaculée  Conception,  si 
glorieusement  définie  par  Pie  IX,  ne  rallie  pas  alors  tous 

1.  Hermanni  Corneri  chronicon,  apud  Georg.  Eccard.,  II,  689. 

2.  Ms.  lat.,  18178,  P  55. 

3.  «  Ejus  qui  hoc  opusculum  defloravit  ad  virginis  malris  honorera  hec  fuit  in- 
tentio  ut,  traduce  pagina,  legentibus  claresceret  et  calesceret  dulcis  et  florida 
B.  Marie  recordatio...  continent  enim  decentissimos  sermones  trinos  ad  quatuor 
virginis  solemnitates  per  annum  pertinentes.  Qui  quidem  in  ecclesia  non  sunt 
legendi,  sed  in  capitulo  ad  edi  icationem  audientium  expouendi.  »  Geoffridi  et  alio- 
rum  Clarevallensium,  ms.  lat.,  2594,  f  12. 


350  CHAPITRE  VI. 

les  esprits.  Les  uns  admettent  la  pureté  originelle  de 
Marie,  les  autres  la  rejettent.  Hugues  de  Saint-Victor', 
Amédée  de  Lausanne'2  affirment  que  la  Vierge  a  toujours 
été  exempte  de  la  souillure  la  plus  légère.  Garnier  de 
Langres  prononce  qu'elle  a  été  conçue  dans  le  péché  et 
qu'elle  a  pu  commettre  des  fautes  vénielles  jusqu'à  l'ins- 
tant où,  concevant  Jésus-Christ,  elle  a  été  sanctifiée  par 
PEsprit-Saint.  Maurice  de  Sully  ne  permet  point  de  célé- 
brer dans  le  diocèse  de  Paris  la  fête  de  l'Immaculée  Con- 
ception3. Saint  Bernard  lui-même,  le  tendre  serviteur  de 
Marie,  n'ose  lui  donner  une  prérogative  que  Rome  n'a  pas 
encore  proclamée.  Le  saint,  toujours  en  garde,  s'effraye 
de  cette  innovation  :  il  montre  par  là  que  sa  vigilance  était 
au-dessus  de  ses  transports,  et  que  sa  prudence  dominait 
son  amour.  L'église  de  Lyon  vient  d'instituer  cette  nou- 
velle fête  ;  saint  Bernard  écrit  aux  chanoines  :  ce  La  Vierge 
royale  est  comblée  de  tant  de  prérogatives  qu'elle  n'a  pas 
besoin  de  ce  nouvel  hommage...  Louez-la  comme  la  Vierge 
révérée  des  anges,  désirée  des  nations,  connue  des  pa- 
triarches et  des  prophètes,  élue  de  Dieu,  choisie  entre 
toutes  les  autres;  louez-la  comme  le  canal  des  grâces  di- 
vines, comme  la  médiatrice  du  salut,  comme  la  répara- 
trice du  monde...  C'est  là  ce  que  chante  l'Eglise,  et  c'est 
là  ce  qu'elle  m'apprend  à  chanter...  Mais  j'ai  scrupule 
d'admettre  ce  qu'elle  n'enseigne  pas1.  » 

Les  légendes  crédules  donnent  tort  à  saint  Bernard.  La 
Vierge  apparaît  et  commande  qu'on  célèbre  sa  Conception 
Immaculée.  «  Un  chanoine  revenait  d'un  certain  village, 

l.  Ms.  hit.,  1193-1,  f»  63. 

-2.  «  Nulla peocati  lahe  depressa...  expers  totius  corruplionis.  »  7*  et  8'  li. 
;i.  flitt.  lilt..  XV.  1.13.  —  1.  Epht.,  174, 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  351 

où  il  avait  commis  une  grosse  faute1.  Pour  rentrer  dans 
sa  ville,  il  lui  fallait  traverser  la  Seine.  Il  monte  sur  sa 
barque,  et,  comme  il  avait  coutume  de  réciter  les  Heures 
de  la  Vierge,  il  se  met  à  chanter  tout  eu  ramant.  Il  disait 
l'Invitatoire  Ave  Maria,  il  était  déjà  arrivé  au  milieu  de  la 
traversée,  lorsque  tout  à  coup  des  démons  se  jettent  sur 
lui,  le  précipitent  avec  sa  barque  au  fond  de  l'eau,  et  en- 
traînent son  âme  aux  supplices  de  l'enfer.  Trois  jours 
après,  dans  ce  lieu  même  où  les  démons  tourmentaient  ce 
malheureux,  descend  avec  le  cortège  de  la  cour  céleste 
la  Mère  de  Jésus  :  Pourquoi,  leur  dit-elle,  accablez-vous 
injustement  l'àme  de  mon  serviteur?  —  Cette  àme  ne 
nous  appartient-elle  pas,  répondirent-ils,  puisque  nous 
l'avons  prise  sur  le  fait,  accomplissant  nos  œuvres?  —  Si 
vous  raisonnez  ainsi,  dit  la  Mère  de  Jésus,  cette  âme  est 
à  moi,  car  cet  homme  chantait  mes  matines,  lorsque  vous 
vous  êtes  jetés  sur  lui.  Vous  êtes  des  coupables;  vous  avez 
violé  mes  droits  !  A  ces  mots,  les  démons  se  dispersent  à  la 
hâte.  Notre-Dame  ramène  l'âme  au  corps,  et  saisissant  le 
pauvre  homme  par  le  bras,  elle  fait  au  milieu  des  ondes 
un  mur  à  droite  et  à  gauche,  retire  le  chanoine  du  fond 
des  abîmes  et  l'amène  à  bon  port.  Ma  souveraine,  s'écrie- 
t-il,  ô  Vierge  belle,  ô  Vierge,  les  délices  du  Christ  !  que  vous 
rendrai-je  pour  tant  de  bienfaits?  Vous  m'avez  arraché  à 
la  gueule  du  lion,  vous  avez  délivré  mon  âme  des  sup- 
plices de  l'enfer!  La  Mère  de  Jésus  lui  dit  :  Ne  retombez 
plus,  je  vous  en  supplie,  dans  votre  péché.  Voici  ce  que  je 
vous  demande  :  tous  les  ans,  le  6  des  ides  de  décembre, 
célébrez  avec  piété  ma  Conception,  prêchez  partout  la 
dévotion  à  ma  fête.  Ainsi  parla  Notre-Dame;  puis,  sous 

1.  Sermo  de  Couceptione,  ad  Opp.  S.  Anselmi  Append.  Patrol.  ht.,  CLIX,  c.  321. 


352  CHAPITRE  VI. 

les  yeux  de  son  serviteur,  elle  remonta  vers  les  cieux.  Le 
chanoine  se  fit  ermite  ;  il  raconta  à  tous  ceux  qui  voulaient 
l'entendre  ses  fautes,  son  supplice  et  sa  grâce  :  toute  sa 
vie  il  célébra  et  prêcha  partout  la  fête  de  la  Conception.  » 

L'Immaculée  Conception  de  la  Vierge  annonçait  une 
naissance  miraculeuse.  Les  prédicateurs  entourent  le 
berceau  de  Marie  de  merveilles  simples  et  naïves  qui  nous 
apprennent  par  quel  miracle  elle  fut  engendrée,  comment 
elle  naquit,  comment  elle  grandit.  Nous  traduisons  litté- 
ralement une  petite  homélie  en  provençal  '. 

«  C'est  aujourd'hui  la  Nativité  de  la  bienheureuse  Vierge 
Marie,  qui  par  sa  belle  vie  honore  toutes  les  églises.  Par 
une  grande  merveille  naquit  cette  Dame.  Car  nous  trou- 
vons que  Joachim  son  père  et  Anne  sa  mère  avaient 
demeuré  longtemps  ensemble  et  ne  pouvaient  avoir  d'en- 
fant. Si  bien  qu'Abiatar,  qui  était  prêtre  de  la  Loi,  repoussa 
l'offrande  de  Joachim,  tout  le  peuple  le  voyant.  Joachim 
en  fut  si  honteux  qu'il  s'enfuit  vers  ses  troupeaux  et  vers 
ses  bergers;  il  alla  très-loin  sur  une  montagne  et  laissa  sa 
femme,  parce  qu'Abiatar  le  prêtre  lui  avait  dit  que  Dieu 
l'avait  en  haine,  puisqu'il  ne  lui  donnait  pas  d'enfant.  Il 
se  passa  un  long  temps  sans  qu'il  reçût  des  nouvelles  de 
sa  femme.  Et  un  jour  que  la  Dame  était  seule  h  la  fenêtre 
de  sa  chambre,  elle  vit  un  oiseau  sur  un  laurier,  qui  se 
réjouissait  avec  ses  petits.  Elle  en  eut  une  grande  douleur 
et  elle  dit  :  «  Dieu  du  ciel  et  de  la  terre,  vous  donnez  du 
fruit  à  chaque  créature,  et  moi,  malheureuse  que  je  suis, 
vous  m'avez  privée  de  mon  époux!  »  Et  elle  se  jeta  sur  son 
lit.  Notrc-Seigneur  eut  pitié  de  la  Dame,  et  il  envoya  son 

1.  Ms.  lat.,  3548'',  f  18.  Le  texte  a  été  publié  par  M.  Paul  Meyer,  et  reproduit 
dans  la  Chrestomalhie  provençale  de  Bartech,  23. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  l-HS  SERMONS. 


:J53 


ange  dire  au  mari  qu'il  retournât  avec  sa  femme .  Et  ainsi 
il  (il,  et  Notre-Seigneur  leur  donna  un  enfant  :  ce  l'ut 
notre  Dame  sainte  Marie. 

»  Or,  au  bout  de  deux  ans  d'âge,  il  la  portèrent  au  temple 
du  Seigneur  pour  l'offrir  à  Dieu  ;  l'évèque  Abiatar  était  au 
grand  autel.  Du  premier  autel  à  l'autre  il  y  avait  quinze 
degrés,  et  lorsqu'un  enfant  montait  deux  ou  trois  degrés, 
on  le  regardait  comme  un  grand  prodige,  et  l'on  disait 
qu'il  ferait  de  grandes  merveilles.  Lorsqu'ils  passèrent  les 
degrés,  notre  Dame  sainte  Marie  les  monta  tous  les  quinze 
pour  arriver  à  l'autel  où  se  trouvait  l'évèque  Abiatar  ;  et 
tout  le  peuple  dit  que  cette  enfant  ferait  de  grandes  mer- 
veilles. Ensuite,  elle  fut  nourrie  avec  les  autres  vierges 
du  temple  ;  et  elle  eut  une  si  grande  science  qu'à  toute 
heure  l'évèque  Abiatar  lui  demandait  conseil.  Elle  disait 
des  paroles  si  belles  et  si  grandes  !  —  Elle  resta  au  service 
du  temple,  puis  elle  épousa  Joseph  sur  le  commandement 
de  l'ange,  et  Notre-Seigneur  prit  chair  en  elle.  Prions 
cette  glorieuse  Dame  de  nous  placer  avec  son  Fils  pour 
toujours  dans  les  siècles  des  siècles.  Ainsi  soit-il  » 

On  reconnaît,  à  la  première  lecture,  que  cette  petite 
homélie  sur  la  Nativité  de  la  Vierge  s'est  inspirée,  comme 
plusieurs  poèmes  du  moyen  âge2,  de  l'évangile  apocryphe 
de  saint  Jacques  le  Mineur.  Mais  elle  dépasse  son  modèle 
par  la  simplicité  du  sentiment.  Ainsi  l'apocryphe  raconte 
qu'Anne  alla  se  promener  dans  son  jardin,  «  qu'elle  s'assit 

1.  V.  aussi  sur  le  même  sujet  une  petite  homélie  d'une  naïveté  biblique,  Bibliotii. 
Arsenal,  ms.  ftv,  2111,  p.  57. 

2.  Saint-Marc-Giranlin  l'a  constaté  pour  les  poèmes  de  Roswitha  :  Tableau  de  lu 
Liitérat.  franç.  au  seizième  siècle,  212-217.  —  C'était  surtout  la  poésie  populaire 
qui  s'inspirait  de  ces  évangiles  apocryphes.  Voyez  absolument  sur  le  même  sujet 
les  vers  d'Herman  (V.  sur  Herman,  jffwf.  litt.,  XVIII,  831),  ms.  fr.,  20039,  p.  49  : 
«  Li  romans  de  Dieu  et  de  sa  Mere.  » 

23 


354  CHAPITRE  VI. 

sous  un  laurier,...  et  regardant  vers  le  ciel,  elle  aperçut 
sur  le  laurier  un  nid  d'oiseau;  et  elle  se  lamenta  profon- 
dément et  elle  dit  :  Hélas!  à  qui  puis-je  me  comparer? 
Quel  sein  m'a  donc  engendrée  et  m'a  faite  maudite  en 
présence  des  fds  d'Israël  ?  Ils  me  font  des  reproches  et  ils 
me  raillent,  et  ils  m'ont  chassée  hors  du  temple  du  Sei- 
gneur, mon  Dieu.  Hélas!  A  qui  suis-je  semblable?  Je  ne 
puis  me  comparer  aux  oiseaux  du  ciel,  parce  que  les 
'  oiseaux  sont  féconds  devant  le  Seigneur  !  Hélas  !  A  qui 
me  comparer?  Je  ne  puis  me  comparer  aux  animaux  de  la 
terre,  parce  que  les  animaux  delà  terre  sont  aussi  féconds 
devant  toi,  ô  Seigneur!  Hélas!  A  qui  suis-je  semblable? 
Je  ne  puis  me  comparer  aux  eaux,  parce  que  les  eaux, 
elles  aussi,  sont  fécondes  devant  toi  :  les  eaux  orageuses 
et  les  eaux  paisibles  te  louent  avec  les  poissons  de  la  mer. 
Mais  hélas!  A  qui  puis-je  me  comparer?  Je  ne  puis  pas 
me  comparer  à  la  terre,  parce  que  la  terre  porte  ses  fruits 
en  sa  saison  et  te  bénit,  ô  Seigneur!  » 

Cette  longue  apostrophe  à  tous  les  éléments  de  la  terre, 
avec  cette  répétition  sur  un  rhythme  régulier,  égale-l-elle 
ce  soupir  de  douloureuse  envie  sur  la  joie  d'un  oiseau  : 
«  O  Seiner  Drus,  rets  de  eel  e  de  terra,  ad  unaqwga  erea- 
twra  douas  fruit,  et  a  me  lassa  astolt  mo  senor!  »  Puis,  la 
plainte  se  traduit  par  des  sanglots  :  Anne  se  jette  sur  son 
lit  pour  donner  libre  cours  à  ses  larmes. 

La  Vierge  grandit  dans  le  temple  ;  elle  correspond  à  la 
giâce;  le  temps  marqué  dans  les  conseils  éternels  est 
accompli  :  voici  l'Annonciation.  «  Gabriel,  dit  Nicolas1 
de  Clairvaux,  remet  une  lettre  à  Marie.  Cette  lettre  con- 
tient la  salutation  à  la  Vierge,  l'Incarnation  <lu  Verbe,  la 

I.  1G«  h. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SEHMONS. 


355 


plénitude  de  la  grâce,  la  grandeur  de  la  gloire  et  l'abon- 
dance de  la  joie.»  La  réponse  de  la  Vierge  fut  admirable 
d'humilité  :  «  De  si  haltes  noveles  ne  de  si  riche  messa- 
gier,  ne  de  si  grant  haltece,  oiés  cum  humiles  respuns  : 
Ecce  ancilla  Domini!  Ne  dist  ore  mie  :  Ecce  Regina  celo- 
rum,  ecce  domina  angelorum;  niais  :  Ecce  ancilla  Domini! 
Li  angeles  l'apele  mère  Deu;  e  oie  s'apale  ancele  Dcu  : 
Ecce  ancilla  Domini!  0  bele  Marie,  bencoiz  soit  tes  cuers 
dunt  lu  le  pensas!  Benoite  soit  La  bele  boche  dunt  tu  le 
parlas,  cele  humilité  :  Ecce  ancilla  Domini1  !  » 

L'Annonciation  est  une  fête  chômée.  Mais  les  fidèles 
viennent  à  la  négliger;  une  jeune  fille  en  est  cruellement 
punie  :  c'est  la  fileuse  Eremburge.  «  La  solennité2  de  la 
Saincte  Annonciation  vint  a  se  refroidir  par  nonchalance. 
Advint  doneques  qu'en  l'an  mil  quatre  vingts  et  un,  ceste 
leste  estant  escheuë  en  la  cinquiesme  ferie  avant  le  Di- 
manche des  Rameaux,  le  peuple,  attendu  le  décret3  du 
concile,  n'en  fist  aucune  solennité,  et  les  Prestres  qui,  a 
raison  de  leur  charge,  en  dévoient  faire  la  publication,  se 
dispensèrent  de  l'annoncer.  Tellement  que  la  populace  se 
rangea  a  son  travail  ordinaire,  qui  au  labourage,  qui  aux 
vignes,  qui  a  forger,  qui  a  radouber:  chascun  diversement 
selon  son  art  s'employoit  a  l'acquit  de  sa  tasche,  les 
femmes  aussi  bien  que  les  hommes.  Mais  la  Pieuse  qui 

1.  Ma.  fr.,  13316,  p.  124. 

2.  Radbode  II,  témoin  oculaire,  raconte  ce  merveilleux  événement  dans  un  ser- 
mon sur  l'Annonciation.  Nous  nous  servons  de  la  traduction  de  Jacques  Le  Vasseur, 
Ci'ij  de  l'Aigle,  p.  282.  —  Ce  sermon  se  lisait  autrefois,  en  forme  de  leçons,  aux 
matines  de  l'Annonciation,  dans  plusieurs  églises  du  diocèse  de  Noyon,  Actes  de  la 
province  ecclés.  de  Reims,  II,  100;  Putrol.  lat.^  CL,  c.  1527. 

3.  11  s'agit  ici  du  concile  de  Tolède  qui  avait  décrété  que  si  l'Annonciation  ar- 
rivait les  jours  de  la  Passion  ou  de  la  Résurrection,  la  solennité  en  serait  remise  au 
18  décembre. 


356  CHAPITRE  VI. 

avoit  quelque  peu  lasché  la  bride  a  son  courroux,  rappella 
soudain  l'humanité  et  opposa  sa  qualité  de  Dame  contre 
une  pauvre  servante,  et  sa  qualité  de  Royne  contre  une 
personne  de  néant.  C'estoit  une  pauvre  fille  Gauloise  du 
fauxbourg  de  la  ville  de  Noïon.  Elle  se  nommoit  Erem- 
burge  et  n'avoit  autre  moyen  de  vivre  que  de  son  travail, 
lequel,  pour  ce  subjet,  elle  ne  discontinuent  nullement, 
travaillant  assiduement  en  linge  et  a  filer,  comme  en  usent 
celles  de  mesme  sexe.  Arrive  doneques  en  ce  jour  là  que 
cette  pauvrette  destrempant  son  fil  avec  la  salive,  a  la 
façon  de  toutes  les  fîleuses,  le  fil  luy  demeura  tellement 
attaché  a  la  langue,  que  les  voulant  séparer  avec  les  lèvres, 
elle  les  enveloppa  et  engagea  plus  estroitement  l'un  a 
l'autre,  si  que  la  lèvre  en  devint  toute  tumesiée  et  la  langue 
presque  du  tout  privée  de  sa  fonction.  Que  fera  elle?  Vous 
l'eussiez  veu  suer  d'ahan  a  force  de  l'agitation  qu'elle  se 
donnoit,  s'efforçant  en  vain  de  deprendre  un  fil  d'attache 
si  estroite.  De  rien  ne  lui  profitait  de  reclamer  d'autruy. 
La  douleur  qu'elle  enduroit  estoit  si  véhémente,  que  l'es- 
cume  qui  en  procedoit  et  lui  pendoit  a  la  bouche  la  îvn- 
doit  toute  vilaine;  et  les  lèvres  qui  tenoient  a  la  langue 
auraient  perdu  l'usage  naturel  de  cracher.  La  chetive  se 
lamentoit  en  ses  poignantes  douleurs  :  aussi  taisoient  bien 
les  assistants  qui  en  avoient  grande  compassion. 

»  La  mère  fortuitement  estoit  absente  lors  de  ce  mal- 
heureux spectacle.  Enfin  elle  retourne,  ayant  appris  la 
nouvelle  de  ses  voisins  qui  luy  accouroient  de  toûtes  parts. 
Aussi  tost  qu'elle  apperecut  sa  fille  ja  plus  qu'à  demy 
morte,  elle  tomba  aussi  toute  pasméc;  et  revenue  a  soy, 
alloit  publiant  que  c'estoit  un  eiïecl  de  la  Justice  di- 
vine, d'autant  que  le  jour  précèdent  son  pere  luy  avoit 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMO'NS.  357 

donné  advia  que  la  leste  de  la  Vierge  arrivoit  le  tende- 
main. 

»  Les  voisins  se  mettoient  en  devoir  de  Iny  apporter 
quelque  allégement  a  force  de  medirainens  naturels,  ne  se 
doutant  pas  que  la  gloire  d'une  telle  délivrance  et  cure  m 
miraculeuse  devoit  appartenir  a  la  très  sacrée  Vierge  jus- 
tement irritée  a  cause  d'un  si  notable  mespris...  Doncqucs 
en  une  telle  affluence  de  peuple,  le  Pere  des  miséricordes 
qui  descouvre  les  secrets  aux  petits,  tout  seul,  par  une  ins- 
piration secrette,  les  attire  a  la  mère  église  dédiée  sous  le 
nom  de  sa  mère,  afin  que  la,  dans  les  mérites  de  l'offensée, 
se  retrouvast  la  délivrance  de  la  délinquante...  On  court 
au  principal  monstier  de  Saincte  Marie.  Le  peuple  y  arrive 
a  la  foule  de  toutes  les  parts  de  la  ville,  les  uns  les  larmes 
aux  yeux  et  les  autres  la  prière  au  cœur.  Vous  eussiez  veu 
de  tous  costés  les  manœuvres  abandonner  l'attelier  et 
jetter  par  terre  leurs  outils,  renoncer  à  l'attelier,  les  arti- 
sans lascher  des  mains  leurs  ouvrages  imparfaicts  avec 
protestation  de  satisfaire  pour  la  faute  commise  et  de  n'y 
plus  retomber  a  l'advenir,  promettans  les  uns  et  les  autres 
et  s'obligeans  par  vœu  de  garder  inviolablement  de  là  en 
autant  la  feste  de  l'Annonciation  et  de  la  solenniser  avec 
une  dévotion  plus  particulière... 

»  Cependant  comme  ils  advancent  et  sont  jà  proches 
de  la  basilique  Saincte  Marie,  voicy  qu'ils  rencontrent 
un  prestre  assôs  léger  d'esprit,  lequel  s'estant  informé 
d'eux,  et  ayant  appris  ce  que  c'estoit,  s'imaginant  que  ce 
fust  une  ruse  pour  attraper  de  l'argent  :  Je  veux,  dit-il, 
seconder  vos  larmes  et  apporter  tout  présentement  la  gua- 
rison  au  mal  de  cette  pauvre  fille  qui  endure  tant.  Ce 
disant,  il  se  saisit  rudement  du  fil  qui  luy  pendoit  a  la 


358  CHAPITRE  VI. 

bouche  et  le  tire  de  toute  sa  force  ;  mais  recognoissant  que 
la  langue  obéissant  a  l'effort  se  destachoit,  estant  jà  presque 
toute  arrachée,  il  arresta  au  cry  de  la  fille,  et  prenant 
l'espouvante  recognut  sa  faute  en  la  présence  de  tout  le 
peuple,  se  désistant  avec  confusion  de  son  entreprise. 

»  Sur  ces  entrefaictes,  ils  arrivent  jusques  a  la  chaire 
de  l'evesque  de  la  saincte  église  de  Noïon.  On  la  présente 
devant  l'autel  de  la  très-Sacrée  et  perpétuellement  Vierge, 
la  mère  accompagnant  de  ses  larmes  les  pleurs  de  sa  fille, 
ensemble  les  prestres  secondant  la  dévotion  du  peuple 
touché  de  repentance...  Les  Prestres  d'une  contenance 
toute  contrite,  mortifiée,  abattue,  vaquoient  a  la  psalmo- 
die... Enfin  la  bienheureuse  Vierge  fléchie  par  la  violence 
des  prières  tourne  le  jugement  en  miséricorde...  Car  lors- 
qu'en  l'agonie  de  ses  tourmens  employant  de  tout  son 
possible  la  voix  de  ses  larmes  qui  seules  luy  restoient 
pour  obtenir  sa  grâce,  la  pauvre  agonizante  portoit  son 
baiser  a  l'autel  de  la  Saincte  Vierge,...  le  bon  Dieu  dessas- 
sembla  ses  lèvres,  faisant  tomber  a  la  face  des  assistans  le 
fil  de  la  langue  qui  enveloppoit  et  enchaisnoit  prodi- 
gieusement langue  et  lèvres  tout  ensemble.  Soudain 
l'usage  de  la  parole  lui  fut  rendu  tel  qu'auparavant. 

»  Jugés  si  de  tout  son  cœur  elle  employa  cet  organe  a 
rendre  actions  de  grâces  a  Dieu.  On  n'cntendoit  lors  autre 
chose  partout  que  des  voix  de  recognoissance.  Les  larmes 
font  place  a  l'allégresse,  les  gémissements  sont  changés 
en  chants  de  joye.  Toute  la  ville  est  en  liesse;  de  toutes 
parts  retentissent  les  louanges  de  Dieu,  et,  au  son  des 
cloches,  le  Te  Deum  est  dévotement  chanté  par  tous  les 
ordres  ecclésiastiques.  Les  hommes  et  les  femmes  magni- 
fiaient Dieu  selon  leur  capacité.  » 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  359 

Si  Marie  vient  au  mondo  d'une  façon  miraculeuse,  si 
les  anges  conversent  avec  elle,  c'est  qu'elle  va  devenir  la 
Mère  du  Rédempteur.  Les  homélies  nous  font  contempler 
m  loisir  la  maternité  de  la  Vierge  et  le  berceau  de  Jésus. 
Adam  de  Perseignc,  cette  âme  souriante  et  naïve,  ne 
cesse  de  soupirer  après  la  crèche  de  Nazareth.  Il  voudrail 
être  l'un  des  pasteurs  à  qui  le  mystère  fut  révélé.  <r  Oh! 
que  ne  suis-je  de  ces  humbles  à  qui  les  secrets  du  ciel 
furent  annoncés  et  qui  les  virent  se  réaliser!  Je  ne  m'occu- 
perais d'aucune  autre  chose  :  ce  serait  là  ma  seule  médi- 
tation !  Quoi  de  plus  doux?  Entourer  le  berceau  du  Verbe, 
se  reposer  à  loisir  dans  l'asile  du  Christ,  se  mêler  aux  jeux 
d'une  si  heureuse  enfance  !  Laissez,  je  vous  prie,  laissez 
cet  enfant  attaché  aux  mamelles  que  la  rosée  céleste  a 
remplies  ;  laissez-le  se  reposer  en  paix  sur  le  sanctuaire 
merveilleux  d'un  sein  virginal1...  Oh!  que  ne  suis-je  tout 
près  des  mamelles  de  cette  Vierge  !  Que  ne  suis-je  là  quand 
le  petit  Jésus  vagit'2!...  Que  je  serais  heureux  si  mon  Jésus 
me  comptait  parmi  ses  frères  de  lait,  si  sa  mère  me  pre- 
nait de  temps  en  temps  sur  son  sein,  s'il  me  faisait  part  de 
sa  douce  et  légère  nourriture3!  » 

«Réjouis-toi,  réjouis-toi,  ô  Vierge  bienheureuse,  s'écrie 
Adam  le  Prémontré.  Porte-le  dans  tes  mains,  serre-le 
dans  tes  bras  Celui  que  les  chœurs  innombrables  des 
anges  ne  peuvent  contenir,  parce  qu'il  se  cache  dans  le 
sein  de  son  Père.  Adore-le  comme  ton  Créateur  et  porte-le 

1.  Fragment.  Marian.  VU,  Patrol.  lat.,  CCXI,  c.  754. 

2.  «  Utinam  mini  detur  assistere  genitricis  ejus  uberibus,  parvuli  hujus  interesse 
vagitibus!...  »  Ms.  lat.,  17282,  f>  99. 

3.  «  Mecum  optime  agitur  si  inter  collactaneos  suos  me  Jésus  meus  commemoret, 
si  suscepto  interdum  ad  matris  ubera  suae  delinitionis  sorbitiunculas  partiatur.  » 
Fragment.  Marian.,  V,  ibid. 


360  CHAPITRE  VI. 

comme  ton  enfant.  Vénère-le  comme  ton  Sauveur  et 
embrasse-le  comme  ton  Fils.  Prosterne-toi  en  esprit 
devant  lui  parce  qu'il  est  ton  Dieu,  et  fais-lui  mille 
caresses  parce  qu'il  est  ton  enfant.  Réjouis-toi,  triomphe  : 
tu  as  enfanté!  0  Vierge  ineffable,  suave  et  douce'!  » 
«  J'en  suis  certain,  dit  Amédée  de  Lausanne,  souvent  elle 
oublia  de  boire  et  de  manger,  elle  méprisa  les  nécessités 
du  corps,  elle  passa  les  nuits  dans  les  veilles  pour  songer 
au  Christ,  pour  voir  le  Christ  avec  sa  chair...  Oui,  souvent 
elle  dut  faire  ce  qui  est  écrit  dans  les  Cantiques  :  Je  dors, 
mais  mon  cœur  veille.  Elle  aimait  ce  Dieu  qui  était  son 
Fils,  elle  l'aimait  de  tout  son  cœur,  de  tout  son  esprit,  de 
toutes  ses  forces.  Elle  voyait  de  ses  yeux,  elle  touchait  de 
ses  mains  le  Verbe  de  vie!  Qu'elle  était  heureuse  de  pou- 
voir réchauffer  Celui  qui  donne  la  chaleur,  de  porter 
Celui  qui  porte  tout,  d'allaiter  Celui  qui  donne  le  lait  aux 
mamelles,  de  nourrir  Celui  qui  nourrit  tout  et  qui  donne 
la  pâture  aux  oiseaux!  Le  petit  Jésus  se  tenait  sur  le  sein 
maternel,  et  lui,  repos  des  saintes  âmes,  il  se  reposait  sur 
une  poitrine  virginale!  Quelquefois,  la  tête  penchée,  il 
regardait  d'un  œil  ingénu  cette  Reine  que  les  anges 
désirent  contempler,  et,  avec  un  murmure  charmant,  il 
appelait  sa  Mère  celle  que  tous  invoquent  dans  les  néces- 
sités de  la  vie.  A  ce  nom,  remplie  de  l'Esprit-Saint,  elle 
serrait  la  poitrine  de  son  enfant  contre  sa  poitrine,  elle 
appliquait  son  visage  contre  son  visage.  Quelquefois  aussi 
elle  embrassait  ses  mains,  elle  embrassait  ses  bras  :  avec 
une  liberté  toute  maternelle,  elle  cueillait  sur  ses  lèvres 
sacrées  les  baisers  les  plus  doux2.  » 

Qui  ne  songe,  en  voyant  cette  douce  chaîne  d'Anne  à  la 

1.  25"  h.  —  2.  4*  h.,  de  Partu  Virginia. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SERMONS.  381 

Vierge  et  de  la  Vierge  à  Jésus,  au  tableau  de  Léonard  de 
Vinci  :  La  Vierge  et  sainte  Anne!  La  Vierge  esl  assise  sur 
les  genoux  de  sainte  Anne,  de  sainte  Anne  vieille  et  i  idée, 
niais  si  gracieuse  clans  ses  rides,  si  souriante  dans  sa  vieil- 
lesse, qu'elle  semble  encore  chauler  son  cantique  :  «  Qui 
annoncera  aux  fils  de  Ruben  qu'Anne  allaite?  Ecoule/., 
écoutez,  ô  douze  tribus  d'Israël,  Anne  allaite 1  !»  Puis, 
Marie,  avec  un  regard  maternel,  tend  les  bras  au  peti L 
Jésus,  qui  joue  avec  un  agneau. 

Cette  scène  délicate  et  familière  que  le  pinceau  merveil- 
leux de  l'artiste  nous  a  laissée,  nous  la  retrouvons  dans 
nos  sermonnaires. 

Marie  se  présente  au  temple,  comme  une  humble  femme, 
pour  accomplir  la  loi  de  Moïse.  Cette  fête  est  l'une  des 
plus  populaires  au  moyen  âge.  Chaque  fidèle  tient  un 
cierge  ou  une  chandelle  à  la  main  :  c'est  la  Chandeleur. 
«  Nos  apclons  ceste  festc  par  n  nons  :  car  nos  l'apelons 
la  Purification  et  la  Chandeleuse.  La  Purification  l'ape- 
lons nos,  porce  que  Nostre  Dame  sainte  Marie  aeompli 
sa  gesine  aujord'ui,  ansi  corne  une  autre  femme,  non  mie 
porce  qu'ele  eust  mestier  de  gesine... La  Ghandelose  l'ape- 
lons nos,  porce  que  li  crestién  et  les  crestienes  soient  tenir 
aujord'ui  cierges  ou  chandoiles  an  lor  mains  et  offrir  a  la 
gloriose  Virgc  m  ère  Deu...  Ansi  comme  li  home  ont  les 
gros  cierges  an  lor  mains,  et  li  autre  si  ont  lor  bêles  chan- 
doiles, lor  biaus  tortiz,  et  li  autre  qui  mains  sunt  riche  si 
ont  les  petites  chandoiles,  trestot  ansi  luissent  plus  cler  li 
un  que  li  autre  devant  Deu  et  plus  ont  de  lui...  Et  ansi 
comme  uns  chascuns  bons  crestiens  doit  hui  tenir  an  sainte 
iglise  luminaire  en  l'onor  de  Deu  et  de  la  gloriose  Vîrge 

1.  Protevangel.  D.  Jacobi,  II,  20. 


362  CHAPITRE  VI. 

pucele,  ne  il  s'il  ne  pnet  plus  avoir  qu'un  morçheron  de 
chandoile,  lot  ansi  doit  ehascuns  faire  tant  de  bien  comme 
il  puet1.  » 

Les  prédicateurs  ne  séparent  jamais  la  Virginité  de  la 
Maternité.  Ceux  qui  prêchent  au  peuple  rappellent  ce 
mystère  d'une  façon  un  peu  rude  et  originale.  «  Or  esgar- 
duns  confaitement  li  espeus  soient  issir  de  lor  canbres 
cum  il  finit  lor  noces,  bien  larje,bien  vestu,bien  achesmé. 
E  nostre  segnor  Jhesu  fu  bien  acesmez,  car  sens  tache 
de  pechié  entra  in  uterum  Virginis,  e  sens  tache  en  issi  : 
Virge  le  trova,  virge  le  laissa  2.  »  Ceux  qui  prêchent  aux 
moines  le  chantent  par  de  pieux  accords.  «  0  mère,  ô 
fille  du  Sauveur!  s'écrie  Gibbuin  de  Troyes3.  0  Vierge 
l'honneur  et  la  gloire  des  vierges!  J'ose  à  peine  dire  une 
seule  fois,  en  présence  d'un  si  petit  auditoire,  ce  que 
l'Évangéliste  a  écrit  pour  le  monde  entier.  Pourquoi  donc 
vous  purifiez-vous,  puisque  je  ne  trouve  aucune  tache  en 
vous?  Vous  êtes  un  sanctuaire  plein  d'arômes;  vous  êtes 
un  jardin  fécondé  parla  rosée  du  ciel.  Non,  les  vertus  qui 
sont  dans  Notre-Dame  sainte  Marie  ne  peuvent  souffrir 
avec  elles  aucune  souillure.  Ces  vertus  sont  l'humilité,  la 
fécondité,  la  virginité.  Humilité  vraie,  fécondité  merveil- 
leuse, virginité  sans  tache.  Celle  humilité  a  ravi  la  ten- 
dresse du  souverain  Roi,  cette  fécondité  a  donné  un  Ré- 
dempteur au  monde,  celle  virginité  est  demeurée  pure 
toute  la  vie.  Dieu  a  chéri  celte  humilité,  les  hommes  louent 
cette  fécondité,  les  anges  admirent  cette  virginité.  0 
Vierge  aimable  dans  son  humilité,  vierge  louable  dans  sa 
fécondité,  admirable  dans  sa  virginité!  Voilà  les  trois 
vertus  de  la  Vierge  Marie.  » 

1.  Ms.  fr.,  24838,  p.  108.  — 2.  Ms.  fr.,  1331G,  p.  134.— 3.  Ms.  hit.,  14837,  C  137. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRE S  LES  SERMONS.  368 

Tous  recourent  aux  comparaisons  les  plus  gracieuses 
pour  «lire  leur  admirai  ion.  «  Quelle  douce  toison  de  laine 
que  cette  poitrine  virginale,  si  étrangère  à  tous  les  désirs 
de  la  concupiscence,  si  éloignée  de  toutes  les  passions 
charnelles!  Quelle  douce  toison*de  laine  que  les  pensées 
chastes  d'un  cœur  virginal  !  Quelle  toison  dans  toutes  ces 
vertus!  Qui  ne  se  vêtirai!  avec  joie  de  celte  toison  de  la 
Bienheureuse  Vierge  Marie?  Ornement  de  l'Église  catho- 
lique! Quelle  grandeur,  quelle  gloire  dans  cette  toison  de 
laine  de  la  Bienheureuse  Vierge  Marie  '  !  » 

Ce  ne  sont  de  tous  côtés  que  fleurs  et  lilas.  Adam  de 
Perseigne  appelle  Marie  la  mère  de  la  Beauté,  le  véritable 
Êden,  le  jardin  embaumé  de  toutes  les  vertus,  la  rose  aux 
délicieuses  senteurs.  Hildebert  la  compare  au  cristal  qui 
est  impunément  pénétré  par  les  rayons  du  soleil.  Saint 
Bernard  a  sur  la  Vierge  des  homélies  qui  sont  des  can- 
tiques pleins  de  magnificence.  Tous  la  nomment  Tour 
d'ivoire,  Arche  d'alliance,  Porte  du  ciel  :  ils  épuisent 
les  perfections  que  lui  prêtent  les  litanies. 

Pendant  que  la  Vierge  demeure  sur  la  terre,  les  anges, 
l'archange  Gabriel,  saint  Jean,  les  apôtres  la  servent  à 
l'envi.  Elle  guérit  les  malades,  console  les  affligés  :  elle  a 
le  pouvoir  de  ressusciter  les  corps  et  les  âmes;  ses  bien- 
faits s'étendent  jusqu'aux  nations  étrangères.  «  L'his- 
toire, dit  Amédée  de  Lausanne,  rapporte  que,  depuis  la 
Nativité  de  Notre-Seigneur  jusqu'à  la  mort  de  Marie,  la 
fureur  des  armes  s'est  apaisée  et  que  tout  l'univers  a 
joui  d'une  paix  sans  mélange2.  » 

Mais  le  moment  de  régner  au  ciel  est  venu.  Les  Apôtres 
vont  se  réunir  de  toutes  les  parties  du  monde  pour  ense- 

1.  Victorins,  ms.  lat.,  14590,  f°  191.  —  2.  7J  h. 


364  CHAPITRE  VI. 

velir  la  Vierge  dans  la  vallée  de  Josaphat.  «  Ses  cors  lu 
mis  en  sépulcre  ou  val  de  Josaphas.  Li  apostre  i  furent 
tout,  et  si  citoient  [esloient]  il  en  diverses  parties  dou 
monde  a  l'eure  que  la  Dame  devoit  transir,  la  ou  il  prees- 
choient  la  loi  notre  Seianor,  chascuns  endroit  soi.  Mais 
une  nue  les  ravisa  et  les  mena  en  la  pièce  de  terre  ou  la 
Dame  estoit.  Et  mesires  sainz  Jehans  li  Evana;elistres  a  cui 
nostre  Sires  Tôt  commandée  a  garder,  li  apostre  l'enseve- 
lirent e  la  mirent  eu  terre.  Mais  après,  qant  on  regarda 
el  sépulcre,  on  n'i  trova  riens.  On  puet  ben  croire  que 
sesglorieus  lilz  l'énporta  lassus  en  ciel  comme  le  cors 
dont  il  daigna  naistre  et  ou  il  prist  char  et  sanc,  et 
qu'il  l'a  mise  et  posée  par  desus  ses  angles  et  les  vertuz 
del  ciel  '.  » 

La  Vierge  est-elle  réellement  montée  au  ciel  en  corps  et 
en  âme?  Telle  est  la  question  que  les  prédicateurs  se  posent 
dans  la  chaire.  «  On  ne  trouve  pas  aisément,  dit  Isaac  de 
l'Étoile,  ce  que  l'on  peut  dire  d'une  manière  précise  sur 
la  fête  d'aujourd'hui,  sur  l'Assomption  de  Marie.  Resserrés 
comme  nous  le  sommes  dans  les  limites  que  nos  pères  ont 
posées  et  qu'il  ne  nous  est  pas  permis  de  passer,  nous 
n'osons  décider  autre  chose  sinon  qu'aujourd'hui  Marie  a 
été  transportée  (soit  avec  son  corps,  soit  sans  son  corps,  je 
n'en  sais  rien,  Dieu  le  sait),  a  été,  dis-je,  transportée  non 
pour  un  temps,  ni  jusqu'au  troisième  ciel  seulement  (si 
cependant  il  y  a  réellement  plusieurs  cieux),  mais  dans  le 
domicile  éternel  de  la  souveraine  félicité  et  jusqu'au  plus 
haut  des  cieux2.  »  Telle  est  aussi  la  question  sur  laquelle 
on  dispute  avec  entêtement.  Un  frère  convers,  un  gran- 

1.  Biblioth.  Sainte-Geneviève,  ms.  fi\,  Dl  21.  p.  89. 

'2.  1'  li.,  in  Assumpt.  —  Aclrède,  18*  h.,  s'exprime  de  la  même  façon. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LES  SEltMONS.  365 

gier,  rapporte  le  moine  Césaire1,  ne  pouvant  supporter 
que  le  prédicateur  émît  des  doutes  sur  l'Assomption  cor- 
porelle de  ta  Vierge,  obtint,  sous  un  prétexte  imaginaire, 
de  s'absenter  du  sermon  le  jour  de  l'Assomption.  Il  fut 
transporté  par  son  bon  ange  dans  une  église;  et  là  Notre- 
Dame  apparaissant  lui  dit:  «  Bertrand,  Bertrand,  tu  as 
bien  raison  de  croire  que  je  suis  montée  au  ciel  en  corps 
et.  en  Ame.  » 

On  fêtait  la  Vierge  :  on  l'invoquait  dans  les  calamités 
publiques  ;  les  villes  se  réfugiaient  au  pied  de  ses  autels, 
et,  prosternées  dans  la  pénitence,  elles  suppliaient  la  Mère 
de  crier  miséricorde  auprès  du  Fils.  L'an  1137,  dans  une 
sécheresse  désolante,  Etienne  I'1,  évêque  de  Paris,  ordonna 
un  pèlerinage  à  l'église  Sainte-Marie.  Tout  le  peuple  y 
accourut.  Les  pèlerins  étaient  pieds  nus,  à  jeun,  et  si  fati- 
gués qu'ils  marquaient  par  le  sang  l'empreinte  de  leurs 
pas2.  L'an  1506,  tous  les  habitants  de  Paris  se  rendirent 
à  la  même  église  pour  se  mettre  à  l'abri  de  l'inondation. 
C'est  un  Génovéfain  qui  nous  raconte  ce  fait  dans  un  pané- 
gyrique de  sainte  Geneviève3.  «  J'ai  l'intention,  dit-il,  de 
vous  rapporter  ce  que  j'ai  vu  de  mes  propres  yeux  et  de 
rendre  témoignage  à  la  vérité.  L'an  1206,  au  mois  de 
décembre,  Dieu  frappa  le  royaume  de  France;  les  pluies 
tombèrent  avec  une  violence  extrême  ;  les  fleuves  débor- 

1.  Tissier,  Bibl.  Patr.  Cisterc,  11,505. 

2.  «  Nudipedes  jejunique  per  plaleas  urbis  usquo  ad  Béate  Marie  Basilicam  cum 
grandi  laborc  et  augustia  venientes,  videres  eorum  vestigia  sanguine  sanieque, 
lluxu  madida  et  cruenlata.  »  Odon,  biblioth.  de  Troyes,  ms.  lat.,  2273,  n°  9. 

3.  Anonyme,  ms.  lat.,  14-652  (XVe  siècle),  f°  228  «  Gloriosus  Deus  in  sanctis  suis  », 
et  f°  221)  «  Sermo  de  S*  Gcnovefa  pro  iiuindatione  aquarum,  anno  1206.  »  Ce  sermon, 
attribué  par  le  catalogue  de  Saint-Victor,  n°  86  de  l'ancien  fonds,  au  bienheureux 
«  Guillermus  »,  n'a  pu  être  prononcé  avant  1233,  puisqu'il  rapporte  un  second  pèle- 
rinage qui  n'eut  lieu  que  vingt-sept  ans  après  le  premier.  Quoiqu'il  soit  du  treizième 
siècle,  nous  croyons  bon  de  le  rapporter. 


366  CHAPITRE  VI. 

dèrent  en  torrents;  les  arbres  les  plus  hauts  furent  déra- 
cinés, et  dans  certaines  cités,  dans  certaines  bourgades, 
les  édifices  furent  détruits  de  fond  en  comble.  Mais  de 
toutes  les  villes,  la  plus  éprouvée,  ce  fut  celle  de  Paris, 
Paris  la  capitale  et  l'âme  de  la  France.  La  Seine  sortit  de 
son  lit,  la  ville  entièrement  inondée  fut  atteinte  jusque 
dans  ses  fondements.  On  ne  pouvait  traverser  les  places  et 
les  rues  qu'en  bateau.  La  plupart  des  maisons  furent  ren- 
versées; celles  qui  restaient  encore  debout  étaient  ébran- 
lées par  le  choc  continu  des  eaux,  elles  menaçaient  de 
tomber  en  ruines.  Le  pont  de  pierre  qu'on  nomme  le  Petit- 
Pont1,  par  rapport  au  Grand-Pont,  ne  pouvait  résister 
à  la  poussée  des  flots  ;  à  chaque  instant  on  croyait  qu'il 
allait  crouler.  On  y  apercevait  déjà  plusieurs  trous  énor- 
mes; la  ruine  paraissait  imminente.  Alors  la  cité  pleine  de 
richesses  était  dans  la  désolation;  la  reine  des  villes  était 
plongée  dans  la  tristesse.  Les  prêtres  gémissaient ,  les 
vierges  étaient  dans  le  deuil.  La  ville  succombait  sous  le 
poids  de  la  douleur,  et  personne  ne  pouvait  la  consoler. 
Ce  peuple  n'avait  plus  qu'une  espérance  :  c'était  le  secours 
de  la  bienheureuse  Geneviève,  dont  les  bienfaits  ont  tou- 
jours ému  les  Parisiens  d'une  si  vive  reconnaissance.  Que 
sainte  Geneviève  sorte  de  son  temple,  criait-on,  qu'elle 
vienne  défendre  ses  fidèles  serviteurs  qui  la  supplient,  qui 
tremblent,  qui  vont  périr  tous  indistinctement,  si  elle  ne 
secourt  pas  sa  ville  !  Qu'elle  serve  de  muraille  à  sa  nation! 

1.  Ce  Petit-Pont  était  situé  au  lieu  même  où  se  trouve  encore  le  Petit-Pont,  entre 
la  rue  Saint-Jacques  et  la  rue  de  la  Cité.  Quant  au  Graiul-Pont,  construit  par  Charles 
le  Chauve  pour  empêcher  les  Normands  de  remonter  la  Seine,  il  était  situé  au  lieu 
même  où  a  été  bâti  le  pont  Notre-Dame.  11  n'y  avait  alors  que  deux  ponts  et  deux 
portes  dans  toute  la  ville  de  Paris.  V.  Recherches  sur  l'origine  et  la  situation  du 
Grand-Pont  de  Paris,  Ilcrue  archévloijique ,  Xii"  année,  p.  908. 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  LKS  SERMONS.  307 

Qu'ellé'arrête  la  colère  de  Dieu  pur  son  humble  prière, 
qu'elle  obtienne  miséricorde  auprès  du  Tout-Puissant I 
Tel  était  le  cri  de  l'évêque  Eudes,  du  clergé  et  du  peuple. 
Du  apporte  à  notre  église  les  reliques  des  saints  et  l;i  bien- 
heureuse Geneviève  sort  de  son  temple:  elle  marche  à  la 
léte  de  son  peuple,  comme  une  colonne  de  feu  dans  la  nuit 
de  l'adversité.  Nous  arrivons  au  Petit-Pont  :  pour  le  pas- 
ser, il  ne  faut  pencher  ni  à  droite  ni  à  gauche,  mais  il  faut 
se  tenir  droit  au  milieu.  Autrefois,  le  peuple  d'Israël, 
précédé  de  l'Arche  d'alliance,  traversa  le  Jourdain  à  pied 
sec  :  le  peuple  de  Paris,  précédé  de  sainte  Geneviève 
et  des  reliques  des  saints,  passe  ce  pont  dangereux  qui 
menace  ruine,  sous  les  coups  redoublés  des  eaux.  Moïse 
divisa  les  flots  de  la  mer  pour  faire  une  route  au  peuple 
d'Israël  :  la  bienheureuse  Geneviève  traverse  avec  son 
peuple  les  eaux  grossies  de  la  Seine;  elle  est  moins  sou- 
tenue par  le  pont  qu'elle  ne  le  soutient  elle-même,  grâce 
à  la  protection  divine.  Enfin,  à  peine  sommes-nous  arrivés 
à  l'église  Notre-Dame,  que  la  paix  et  la  tranquillité 
(comme  je  l'ai  entendu  dire,  comme  je  l'ai  vu  moi-même) 
remplacent  partout  les  secousses1.  La  ville  ébranlée  jus- 
que dans  ses  fondements  devient  calme  et  tranquille.  Le 
peuple  déborde  de  reconnaissance  envers  Geneviève... 
Tous  les  habitants  de  Paris  en  ont  été  témoins  :  depuis  le 
samedi  où  sainte  Geneviève  traversa  les  flots  grossis  du 
lleuve,  les  eaux  diminuèrent  tant  que  la  Seine  ne  fut  pas 
rentrée  dans  son  lit;  à  partir  de  ce  jour  le  Seigneur  ne  fit 
plus  tomber  les  eaux  du  ciel.  Sainte  Geneviève  sortit  de 


I.  «  Ingrediente  tandem  lî.  virgine  Gencvofa  crclesiam  sanrte  Marie,  in  l'ari- 
siensi  urbe  sitam,  continuo,  sicut  audivimus  ita  et  vidimus. ..,  omnia  in  adventu 
eyus  prias  commuta  et  pacifica  et  sedata  fuerunt.  « 


368  CHAPITRE  VI. 

l'église;  tout  le  peuple  la  suivait.  Le  pont  chancelait  tou- 
jours sur  ses  bases  :  elle  le  passa.  Mais  dès  qu'elle  fut 
rentrée  dans  son  temple,  dès  que  les  fidèles  furent  ren- 
trés dans  leurs  maisons,  à  peine  une  demi-heure  après 
la  procession,  c'est-à-dire  au  commencement  de  la 
nuit,  le  Petit-Pont  s'écroula.  Lui,  qui  peu  auparavant 
avait  soutenu,  tout  fracassé  qu'il  était,  le  poids  d'un 
peuple  entier,  il  s'écroula  sans  renverser  ni  blesser  per- 
sonne... 

y>  Quelques  années  plus  tard,  le  miracle  fut  encore  plus 
remarquable.  A  peine  sainte  Geneviève  eut-elle  franchi  le 
seuil  de  son  temple  qu'à  la  vue  de  tous  les  fidèles  une 
colombe  sortit  de  l'église.  Elle  volait  au-dessus  de  la 
châsse;  lorsque  la  châsse  s'arrêtait,  la  colombe  s'arrêtait. 
La  procession  entrée  à  Notre-Dame,  la  colombe  alla  se 
poser  sur  un  ange  sculpté  à  la  voûte  de  l'église.  Tout  le 
peuple  fixait  les  yeux  sur  la  colombe,  tout  le  peuple  pleu- 
rait, tout  le  peuple  priait.  Geneviève  sortit  de  Notre-Dame, 
la  colombe  sortit  avec  elle  :  immédiatement  la  Seine  rentra 
dans  son  lit.  » 

Le  prédicateur  ne  loue  que  sainte  Geneviève,  sans 
doute  parce  qu'il  est  Génovéfain.  Mais,  en  réalité,  n'est-ce 
pas  la  patronne  de  Paris  qui  conduit  sa  ville  affligée  aux 
pieds  de  la  Vierge?  Si  la  paix  et  la  tranquillité  remplacent 
les  secousses,  n'est-ce  pas  dès  que  le  pèlerinage  a  franchi 
le  seuil  de  Notre-Dame?  Sainte  Geneviève  est  la  sup- 
pliante :  sainte  Marie  est  la  souveraine. 

Ainsi,  les  prédicateurs  nous  montrent,  au  douzième 
siècle,  deux  civilisations  opposées  l'une  à  l'autre  qui 
existent  de  front, sous  le  même  ciel, dans  la  même  patrie; 


LA  SOCIÉTÉ  D'APRÈS  MIS  SERMONS. 


3139 


deux  peuples  qui,  vivant  côte  à  cote,  ne  se  voientpas'  :  les 
laïques  et  les  moines.  Les  premiers  aiment  les  désordres 
et  le  brigandage;  les  seeonds,  pénitents  et  contemplatifs, 
se  nourrissent  d'amour  et  de  charité.  Le  monde  et  le 
cloître!  Dans  celui-là, c'est  le  plaisir  violent;  dans  celui-ci, 
le  ravissement  des  émotions  religieuses;  c'est  d'un  côté  le 
cilice,  et  de  l'autre  la  cotte  de  mailles. 

Quel  fut  le  lien  secret  de  ces  deux  sociétés?  La  foi  ;  la 
foi  ardente  jusqu'à  l'héroïsme,  passionnée  jusqu'à  l'into- 
lérance, crédule  jusqu'à  la  superstition;  la  foi  douce, 
tendre  et  naïve  avec  le  culte  de  la  Vierge. 

1.  Les  nouvelles,  même  les  plus  sacrées,  ne  pouvaient  franchir  la  grille  du  mo- 
nastère. «  Quoique  le  bienheureux  Benoit  nous  défende  de  rapporter  au  monastère 
ce  que  nous  aurons  pu  voir  ou  entendre  au  dehors,  cependant  je  vais  vous  raconter, 
mes  frères,  ce  que  j'ai  entendu  dire  :  ce  sera  pour  votre  plus  grande  édification.  Le 
roi  de  Jérusalem  a  vaincu  le  peuple  d'une  certaine  ville  ennemie;  les  chrétiens 
ont  crucifié,  au  milieu  de  mille  transports,  le  roi  de  la  ville  vaincue.  L'Église  du 
Christ  est  dans  l'allégresse,  elle  se  réjouit  :  car  le  roi  catholique  a  triomphé  des  bar- 
bares. Vous  aussi,  je  le  vois  bien,  vous  êtes  heureux  de  cette  nouvelle,  vos  visages 
et  vos  cœurs  s'épanouissent  à  la  fois...  Ces  bruits  que  j'ai  entendus  au  dehors,  je 
n'ai  pas  regret  de  vous  les  rapporter  et  d'enfreindre  pour  un  événement  si  grave 
la  Règle  de  notre  bienheureux  Père  Benoit.  »  Puis,  le  prédicateur  passe  à  son  ser- 
mon. Anonyme  parmi  les  sermons  de  Pierre  Comestor,  ins.  la  t.,  1 1934-,  f°  24.  — 
Quelles  précautions  pour  annoncer  une  nouvelle  qui  aurait  dû,  nous  semblc-t-il, 
transporter  les  moines  encore  plus  que  les  simples  fidèles  !  Le  prédicateur  a  des  scru- 
pules :  il  commence  et  finit  en  pesant  les  motifs  qui  lui  font  violer  la  Règle  de 
Saint-Benoit. 


CONCLUSION 


Il  y  a  deux  âges  dans  l'histoire  de  l'Esprit  français  :  le 
moyen  âge  et  les  temps  modernes.  Entre  eux,  sans  doute, 
l'inégalité  est  extrême.  Mais  il  serait  injuste  de  ne  pas 
tenir  compte,  à  cause  des  chefs-d'œuvre  de  l'un,  des  rudes 
et  courageux  efforts  de  l'autre. 

Or,  dans  les  temps  modernes,  la  chaire  ne  brilla  jamais 
plus  qu'au  dix-septième  siècle.  Elle  réfléchit  alors  tout 
l'éclat  qui  l'environnait  ;  elle  sut  joindre  au  zèle  évangé- 
lique  la  magnificence  des  idées  et  la  politesse  du  langage. 
Pendant  tout  le  moyen  âge,  elle  ne  fut  jamais  plus  grande 
qu'au  douzième  siècle.  Avant  le  douzième  siècle,  on  ren- 
contre peu  de  prédicateurs;  au  treizième,  ils  abondent,  il 
est  vrai,  mais  leurs  nombreux  sermons  sont  trop  souvenl 
des  œuvres  collectives,  impersonnelles,  ils  sont  tous  plus 
féconds  en  traits  de  mœurs  qu'en  mouvements  oratoires, 
parce  que  la  chaire,  en  se  prodiguant  sans  mesure,  a 
perdu,  dans  la  seconde  moitié  du  siècle  surtout,  l'inspi- 
ration, l'originalité,  la  grandeur  :  le  treizième  siècle  est  le 
commencement  d'une  longue  décadence. 

Au  douzième  siècle,  combien  de  talents  qui  mériteraient 
une  étude  particulière!  Outre  saint  Bernard  et  Hugues  de 
Saint-Victor,  c'est  Raoul  Ardent,  le  missionnaire  des 
campagnes;  Amédée  de  Lausanne,  le  panégyriste  de  la 
Vierge  ;  Adam  de  Perseigne,  le  moraliste  Henri  :  Isaac  de 
l'Étoile  et  Pierre  de  Poitiers,  Geoffroy  Babion,  Geoffroy 
de  Mailros,  Geoffroy  d'Auxerre        Quelle  foule  d'ora- 


CONCLUSION.  371 

leurs,  si  le  goût  n'avait  pas  fait  défaut  à  ecs  vieux  âges, 
en  dépit  des  meilleures  théories!  Mais  ce  n'est  pas  assez 
de  nommer  des  hommes.  Pour  comprendre  l'activité 
que  déploya  la  parole  sainte,  la  puissance  qu'elle  exerça, 
le  bien  qu'elle  répandit,  il  faut  la  suivre  dans  tous  ses 
mouvements,  lorsqu'elle  enseigne  le  peuple  et  sanctifie 
les  moines,  lorsqu'elle  prêche  la  pénitence,  éclaire  les 
conciles,  combat  l'hérésie  et  fait  les  croisades;  dans  tous 
ses  contrastes,  lorsque,  antique,  nerveuse,  sublime,  elle 
enflamme  par  ses  brûlants  appels  l'imagination  des  mul- 
titudes subitement  éprises  de  l'Éternité,  et  lorsque,  à 
force  de  complaire  à  l'esprit  des  auditeurs,  elle  se  perd 
dans  des  puérilités  laborieuses  et  décrit  des  scènes  sati- 
riques ou  touchantes  ;  dans  toutes  ses  peintures,  lorsque, 
par  des  sorties  inexorables  et  par  de  naïves  légendes,  elle 
nous  montre  de  près  les  passions  de  la  foule  et  le  mysti- 
cisme du  cloître.  Originale,  attachante  époque  !  Il  y  avait 
tant  de  vie  dans  ce  peuple  passionné  de  la  foi,  ces  pré- 
dicateurs étaient  inspirés  par  des  convictions  si  ardentes 
et  si  fermes,  que  la  parole  sacrée  était  l'âme  du  douzième 
siècle.  Ce  pouvoir  absolu,  sans  exemple  jusque-là,  la 
chaire  ne  devait  plus  l'exercer  jamais. 


APPENDICE 


I 

PLANCTUS  DE  SAINTE  MADELEINE  PAR  S.ANSELME  DE  CANTORBÉRY. 

(Voyez  pages  30  et  225.) 

Incipit  omelia  Beati  Anselmi  super  Johannem  de  planctu 
Magdalene  '. 

In  illo  tempore  Maria  stabat  ad  monumentum  foris,  plorans  i 2. 
Et  reliqua3. 

Audivimus4,  fralres,  Mariam  ad  monumentum  foris  stantem  , 
audivimus  Mariam  foris  plorantem  :  Videamus,  si  possumus, 
cur  staret,  videamus  et  cur  ploraret.  Prosit  nobis  illius  [illam] 
stare,  prosit  nobis  illius  [illam]  plorare|.  Amor  faciebat  eam 
stare,  dolor  cogebat  eam  plorare|. 

Stabat  et  circumspiciebat  si  forte  videret  quem  diligebat  [; 
plorabat  vero,  quia  sublatum  estimabat  quem  querebat  |.  Dolor 
renovatus  erat,  quia  quem  prius  doluerat  deffunctum,  nunc 
dolebat  ablatum  |;  et  iste  dolor  major  erat,  quia  nullam  conso- 
lalionem  habebat  |.  Primi  fuit  causa  doloris,  quia  vivum  perdi- 
derat  ;  sed  de  hoc  dolore  aliquantulam  consolationem  habebat, 
quia  mortuum  se  retinere  credebat.  Nunc  autem  de  isto  se 
consolari  non  polerat,  quia  vel  corpus  deffuncli  non  inveniebat  ; 
metuebatque  ne  amor  magistri  sui  in  pectore  suo  frigesceret, 
quo  viso  recalesceret. 

1.  Ms.  lat.,  2622,  f  12-18,  XIVe  siècle;  texte  souvent  fautif. 

2.  Ce  signe  représente  les  barres  rouges  qui  sont  dans  le  manuscrit. 

3.  S.  Joan.,  xx,  11. 

4.  Malgré  les  assonances,  nous  transcrivons  le  texte  comme  de  la  prose  ordinaires. 
Nous  irons  à  la  ligne  lorsque  le  sens  semblera  l'indiquer. 


374 


APPENDICE. 


Venerat  autem  Maria  ad  monumentum,  defferens  secum  aro- 
mata  et  unguenta  que  preparaverat,  ut,  sicutantea  pedes  viven- 
tis  unguento  precioso  unxerat,  sic  etiam  nunc  corpus  deffuncti 
totum  et  unguento  ungeret  et  aromatibus  condiret  ;  et,  sicut 
prius  ad  pedes  Domini  Jhesu  lacrimas  fuderat,  ita  nunc  ad 
monumentum  lacrimas  funderet  I.  Fleverat  prius  et  lacrimis 
suis  pedes  ejus  rigaverat  pro  morte  anime  sue,  veniebat  nunc 
cum  lacrimis  monumentum  rigare  pro  morte  magistri  sui. 
Cum  autem  non  inveniret  corpus  in  monumento,  labor  unguenti 
periit,  sed  dolor  lugendi  crevit  | .  Defuit  obsequio  qui  non  defuit 
dolori  |;  defuit  quem  condiret,  sed  non  defuit  quem  ploraret; 
eoque  magis  plorabat,  quo  ille  magis  deerat. 

Plorabat  itaque  vehementer  Maria,  quoniam  additus  erat 
dolor  super  dolorem];  duosque  dolores  ex  unios  [unico]  viro 
gestabat  in  corde,  quos  mitigare  volebat  lacrimis,  sed  non  vale- 
bat  I.  Et  ita  posita  in  dolore,  mente  et  corpore  defficiebat,  et 
quid  ageret  nescienbat  [nesciebat].  Quidenim  ista  mulier  pote- 
rat,  nisi  plorare,  que  intollerabilem  habebat  dolorem?  Et  nullum 
inveniebat  consolât orem.  Petrus  quidem  et  Johannes  vénérant 
cum  ea  ad  monumentum  :  sola  plorans,  et  quasi  desperando 
desperans!  Petrus  et  Johannes  timuerunt  et  ideo  non  stete- 
runt  ]  :  Maria  non  timebat,  quia  nicbil  suspicabatur  sibi  super- 
esse pro  quo  timere  deberet.Perdideratenim  magistrum  suum, 
quem  ita  singulariter  diligebat,  ut  prêter  eum  nil  posset  dili- 
gere  et  nil  posset  sperare|.  Perdiderat  vitam  anime  sue;  et 
jam  melius  arbitrabatur  fore  sibi  mori  quam  vivere,  quia  forsi- 
tan  moriens  inveniret  quem  vivens  invenire  non  poterat,  sine 
quo  tamen  vivere  non  valebat  |;  fortis  namque  est  ut  mors 
dilectio  ejus'.  Quid  namque  aliud  faceret?  Mors  in  Maria  facta 
erat  exanimis  |,  facta  erat  insensibilis  |;  sentiens,  non  senlie- 
bat  |;  videns,  non  videbat  |;  audiens,  nonaudiebat  :  sed  neque 


l.  Caut.,  vin,  ('.. 


APPENDICE. 


375 


ibi  erat,  quia  tota  ibi  crat,  ubi  magister  suus  erat,  de  quo  tamen 
ubi  esset  nesciebal  I.  Querebat  enim  eum  et  non  inveniebat  ;  et 
ideo  stabat  ad  monumentum  et  plorabat,  tota  lacrimabilis,  tota 
miserabilis  |. 

0  Maria,  quid  spei  |,  quid  consilii,  autquid  cordis  erat  tibi, 
ut  sola  stares  ad  monumentum,  discipulis  abeuntibus  \1  Tu  an  te 
illos  prevenisti  et  cum  ipsis  rediisti  et  post  illos  remansisti  : 
cur  hoc  fecisti?  Sapiebas  plus  illis  |,  aut  diligebas  plus  quam 
illi,  quia  non  metucbas  ubi  illi  |. 

Certe  nil  sapiebat  Maria,  nisi  diligere  et  pro  dilecto  dolere. 
Oblita  erat  timorem  |,  oblita  era  semetipsam,  oblita  erat  deni- 
que  omnia,  prêter  illum  quem  diligebat  super  omnia  |.  Et  quid 
mirabile  est,  si  sic  erat  oblita  etiam  ut  ipsumnon  agnosceretur 
[agnosceret],  in  momento  enim  illum  non  quereret,  scd  verba 
illius  in  mente  retineret,  sed  de  vivente  gauderet  |,  nec  de  sub- 
lato  ploraret,  sed  de  résurgente  exultaret  ?  Dixerat  Jhesus  quia 
sic  moreretur,  quod  tercia  die  resurgeret.  Sed  pro  [proh] 
dolor  !  Et  nimius  dolor  cor  illius  repleverat ,  et  memoriam 
borum  verborum  deleverat  :  sensus  nullus  in  ea  remanserat, 
omne  consilium  ab  ea  perierat,  spes  omnis  deffecerat,  solum- 
modo  flere  supererat;  fïebat  ergo,  quia  flere  poterat. 

Et  dum  fleret,  inclinavit  se  et  prospexit  in  monumentum,  et 
vidit  duos  angelos  in  albis  sedentes,  unum  ad  caput  et  alium 
[unum]  ad  pedes,  qui  dicunt  ei  |  :  Mulier,  quid  ploras 1  ? 

0  Maria,  multam  consolationem  invenisti,  et  forsitan  tibi 
melius  contingit  quam  sperasti  :  nam  tu  querebas  unum  et 
duos  invenisti  \.  Querebas  bominem,  et  angelos  invenisti,  et 
viventesque  [viventes]  vidisti  ].  Querebas  mortuum,  et  viventes 
reperisti  eos,  qui  videntur  curam  de  te  habere  et  qui  volunt 
dolorem  tuum  lenire.  Ille  vero  quem  queris  dolorem  t.uum 
videtur  negligere  ; ,  lacrimas  tuas  non  videtur  modo  respicere  |  : 


1.  S.  Joan.,  xx,  11,  12,  13. 


APPENDICE. 


vocas  enim  illum  et  non  audit  j,  oras  et  non  exaudit  j,  queris 
illum  et  non  invenis,  puisas  et  tibi  non  apperit,  sequeris  illum 
et  fugit.  Heu  !  quid  est  hoc?  Heu  !  quam  magna  mutacio  !  Heu  ! 
quomodo  mulata  est  res  in  contrarium  !  Iste  est  Jhesus  qui 
recessit  a  te?  Et  quomodo?  Forte  nescio  an  diligat  te  j.  Olim  te 
diligebat  i;  olim  a  Phariseo  defïendebat,  et  a  sorore  tua  dulciter 
excusabat.Olim  laudabat  te,quando  pedes  suos  unguento  unge- 
bas  |,  lacrimis  rigabas  et  capillis  tergebas.  Dolorem  tuum 
mulcebat,  peccata  tua  dimittebat  | ,  olim  querebat  te  cum  non 
adesses,  mandabat  per  sororem  tuam  ut  ad  se  venires  :  Magister, 
inquit,  adest  et  vocat  te  l. 

0  quam  cito  surrexit  Maria  ut  audivit!  Quam  eito  venit  !  solito 
more  ceeidit  ad  pedes  tuos,  o  bone  Jhesu  !  Tu  quoque  cum  vi- 
disti  eam  tristatam,  contristatus  es;  et  cum  vidisti  lacrimantem, 
lacrimatus  es!  O  quam  pie  consolando  eam  dixisti  :  Ubi  posuisti 
eum2?  Denique  pro  dilectione  ejus  que  multum  dilexit  te,  fra- 
trem  suum  Lazarum  suscitasti,  et  planctum  hujus  dilecte  tue  in 
gaudium  convertisti  !  Et,  o  dulcissime  magister,  quid  post  bec 
peccavit  in  te  hec  discipula  tua,  aut  in  quo  postea  offendit 
dulcedinem  cordishec  amatrixtua,  quia  sic  recedis  ab  ea?  Nos 
post  hec  de  ea  nullum  peccatum  audivimus,  nisi  quia  valde 
mane  ad  monumentum  venit  ante  omnes  ferens  unguenta  qui- 
bus  ungeret  corpus  tuum,  et  cum  non  invenisset  te,  cucurrit 
et  nunciavit  discipulis  tuis.  Illi  venerunt  |,  viderunt  et  abie- 
runt.  Hec  autem  stat  et  plorat.  Si  hoc  peccatum  est,  negare 
non  possumus  quin  ipsa  hoc  faciat;  si  autem  peccatum  non  est, 
nec  cesset  amor  et  desiderium  quod  de  te  habet  |.  Quare  sic 
recedis  ab  ea  et  abscondis  te?  Tu  diligis  omnes  diligentes  te, 
qui  inveniris  ab  omnibus  querentibus  te.  Tu  dicis  |  :  Ego  dili- 
gentes me  diligo,  et  qui  mane  vigilaverit  ad  me  inveniet  me3. 
Ergo  mulier  ista  que  valde  mane  vigilat  ad  te,  cur  non  invenit 

1.  S.  Joan..  xi,  -2*.  —  2.  Tbid.,  34.  —  3.  Prov.,  vm,  17. 


APPENDICE. 


377 


te?Quare  non  consolaris  lacrimas  quas  fudit  pro  fratre  suo? 
Si  lu  solito  more  diligas  eam,  cur  desiderium  ejus  tam  diu 
protrahis  1  ?  0  vcrax  magister  et  testis  fidelis,  recordat'c  testi- 
monii  quod  olim  de  Maria  reddidisti. Marthe, sorori  sue,  dixisti 
enim  :  Maria  optimam  partem  clegit  quia  clegit  te;  sed  quo 
modo  verum  est  :  Que  non  aufîeretur  ab  ea2,  si  tu  es  ablatus  ab 
ea?  Sed  quod  ab  ea  non  est  ablata  pars  quam  clegit,  quare 
plorat  el  quideonqueritur?  Certe  Maria  nichil  querit,nisi  quod 
elegit,  et  propter  hoc  plorare  non  desinit,  quia  quod  clegit  nunc 
perdidit.  Ergo,  o  custos  bominum  j,  aut  tu  partem,  quam  ele- 
git, custodi  in  ea  |,  aut  ego  nescio  quo  modo  verum  sit  |  :Que 
non  aufferetur  ab  ea,  nisi  etiam  hoc  intelligatur  qui  [quod],  licet 
tu  sis  ablatus  de  ore  ejus,  occulus  ejus[tuus]  non  est  ablatus  de 
corde  ejus. 

Sed,  o  Maria,  quid  jam  amplius  moraris  |?  Quid  turbaris  |? 
Quid  ploras  j  ?  Ecce  habes  angelos  :  sufficiat  tibi  angelorum 
visio,  quia'forsitan  ille  quem  queris  |,  quem  ploras,  sentit 
aliquid  in  te,  propter  quod  non  vult  videri  a  te.  Pone  jam 
fmem  dolori  tuo  f.  Sit  modus  lacrimis  tuis.  Recordare  quod 
dixit  tibi  et  aliis  mulieribus  :  Nolite,  ait,  flere  super  me3.  Ergo 
quid  est  hoc  quod  facis  ?  Ipse  flere  prohibuit,  et  tu  tantum 
flere  non  desinis  |!  Timeo  ne  plorando  ipsum  offendas,  eoque 
sic  incessanter  ploras  [plores].  Nam  si  ipse  amaret  lacrimas 
tuas,  non  posset  fortassis,  ut  olim,  continere  lacrimas  suas  |. 
Nunc  ergo  audi  consilium  meum.  Susurat  [susurrât]  tibi  ange- 
lorum consolacio;  mane  cum  illis  |,  interroga  illos,  si  forte 
sciant  quod  factum  est  de  illo  quem  queris  et  quem  ploras  j. 
Certe  ego  credo  quod  ipsi  ad  hoc  venerunt,  ut  testimonium 
perhibeant,  et  credo  quod  ipse  quem  ploras  misit  ipsos  pro  se 
et  pro  te,  ut  annuncient  resurreccionem  suam  el  consolarentur 
[consolentur]  deploracionem  tuam. 

1.  S.  Luc,  x,  42.  —  2.  Ibid.  —  3.  S.  Luc,  xxiii,  28. 


378 


APPENDICE. 


Dicunl  ei  :  Millier,  quid  ploras  |?  Quid  est  tanta  causa  dolo- 
ris  |?  Non  abseondas  a  nobis  lacrimas  tuas.  Aperi  nobis  ani- 
mum  tuum,  et  nos  indicabimus  tibi  desiderium  tuum  |. 

Maria  nimio  dolore  confecta,  tota  in  excessu  mentis  posita, 
nullam  reperit  consolacionem  et  ad  nullum  attendit  consola- 
torem.  Sed  infra  se  co°itavit,  dicens  :  Protb  dolor  !  Qualis  visi- 
tacio  est  ista  ?  Quero  si  sunt  in  omnes  consolatores  générât  modo 
et  non  consolentur  me  |'.  Ego  enim  quero  Creatorem  meum,  et 
gravis  est  michi  ad  videndum  omnis  creatura  j .  Nolo  angelos 
videre,  nolo  cum  angelis  manere,  quia  possunt  dolorem  meum 
augere,  non  possunt  penitus  delere.  Si  ceperint  michi  multa 
narrare,  et  si  ego  voluero  eis  ad  omnia  respondere,  timeo  ut 
amorcm  meum  magis  impediant  quam  expédiant.  Denique,  ego 
quero  non  angelos,  sed  eum  qui  fecit  et  me  et  angelos  ].  Non 
quero  angelos,  sed  mei  et  angelorum  Dominum  [.  Tulerunt 
Dominum  meum;  ipsum  solum  quero;  ipse  me  solus  potest 
consolari;  sed  nescio  ubi  posuerunt  eum.  Circumspicio  si 
videam  illum,  et  non  video.  Vellem  invenire  locum  ubi  positus 
est,  et  non  invenio.  Heu  !  me  miseram  !  Quid  agam  |  ?  Quo  ibo  j  ? 
Quo  abiit  dilectus  meus?  Quesivi  illum  in  monumento,  et  non 
inveni  ;  vocavi,  et  non  respondit  michi.  Heu  me!  Ubi  queram 
illum?  Ubi  eum  invcniam?  Surgam  certe  et  circuibo  omnia 
loca  que  potero.  Non  dabo  sompnum  oeculis  meis  |,  non  dabo 
requiem  pedibus  meis,  donec  invcniam  illum  quem  diligit 
anima  mca.  EfTundite  lacrimas,  occuli  mei,  plorate  et  nolitc 
defficere;  aiubulate,  pedes  mei,  currite  et  nolitc  quiescere. 
lieu,  heu!  Quo  abiit  gaudium  meum?  Ubi  latet  amor  meus? 
Ubi  est  dulcedo  mea?  Cur  dercliquisti  me,  salus  mea?  0  dolo- 
res!  0  angustie  intollerabiles  |!  Angustic  enim  sunt  michi 
undique,  et  quid  cligam  ignoro.  Si  a  monumento  recessero, 
infelix,  nescio  quo  vadam  |,  nescio  ubi  requiram.  Discedere  a 

1 .  Phrase  inintelligible.  Nous  proposerions  do  lire  :  in  nmni  comnlatnres  génère  et 
modo... 


APPENDICE. 


379 


monumento  mors  michi  est  I  ;  stare  ad  monumentum  irreme- 
di;il)ilis  dolor  est  |.  Melius  ost  michi  sepulcrum  Domini  mei 
custodirc,.  quam  ab  eo  longius  ire.  Si  enim  longius  abicro, 
forle  cum  rediero,  ipsum  sublatum  inveniam  aut  deffunctum. 
Stabo  igilur  et  liic  moriar,  ut  slatim  juxta  sepulcrum  Domini 
mei  sepeliarj.O  quam  beatum  erit  corpus  meum,  si  fuerit 
sepultum  juxta  magistrum  meum!  0  quam  felix  anima  mea 
que,  egrediens  de  fragili  vase  corporis  mei,  mox  potest  ingredi 
sepulcrum  Domini  mei  |  !  Corpus  meum  semper  fuit  anime 
mee  labor  et  dolor  :  sepulcrum  Domini  mei  erit  i  11 1  requies  et 
honor!  Hoc  ergo  sepulcrum  invita  mei  [mea]  erit  consolacio 
mea;  in  morte  mea  erit  requies  mea  |.  Vivens  juxta  illud 
manebo  |,  moriens  illi  adherebo.  Nec  viva,  nec  mortua  ab  illo 
separabor.  Heu,  me  infelicem  !  Quare  ergo  tune  non  prospexi  |? 
Quare  ergo  tune  non  steti?  Quare  monumentum  et  corpus  ejus 
tune  perseveranter  non  custodivi?  Nunc  certe  non  plorarem 
sublatum  quem  ante  vi  prohibuissem,  aut  sublatores  subsequta 
fuissem.  Sed  proth  dolor!  Ego  volui  observare  legem,  et  diinisi 
Dominum  legis  |.  Ego  legi  obedivi,  et  eum  cui  lex  obedit  non 
custodivi,  quamvis  cum  ipso  manere  non  fuisset  legem  trans- 
gredi,  sed  adimplere  :  Pascha  enim  ab  isto  deffuncto  non  con- 
taminatur,  sed  renovatur  |.  Mortuus  iste  non  polluit  mundos, 
sed  mundat  immundos;  sanat  omnes  tangentes,  sed  illuminât 
omnes  accedentes  ad  se.  Sed  quid  recuso  dolorem  meum?  Abii, 
redii,  monumentum  apertum  inveni  :  ipsum  autem  quem  que- 
rebam  non  inveni  |.  Stabo  itaque  et  expectabo,  si  forte  alicubi 
appareat.  Sed  quo  modo  stabo  sola?  Abierunt  discipuli  et  me 
solam  plorantem  relinquerunt  I  [reliquerunt].  Nusquam  appa- 
ret  qui  mecum  doleat,  nusquam  apparet  qui  mecum  Dominum 
meum  requirat.  Apparuerunt  angeli,  sed  nescio  pro  qua  causa 
apparuerunt.  Si  consolari  me  vellent,  causam  pro  qua  ploro 
non  ignorarent.  Si  enim  non  ignorarent  cur  ploro,  cur  dicunt 
michi  :  Quid  ploras?  An  interrogant,  ut  plorare  prohibeant? 


380 


APPENDICE. 


Queso,  non  hoc  michi  suadent  [suadeant],  ahoquin  me  inter- 
ficiant.  Quid  plura  |?  Ego  illis  non  obediam ,  et  dum  vivo 
[vivam]  plorare  non  desinam,  donec  Dominum  meum  inve- 
niam.  Sed  quid  faciam,  nisi  ipsum  inveniam?  Quo  me  eonver- 
tam?  Ad  quem  ibo  I  ?  A  quo  consilium  petam  ?  Quem  percunc- 
tabor  j?  Quis  michi  miserebitur?  Quis  consolabitur  |?  Quis 
indicabit  michi  quem  diligit  anima  mea,  ubi  positus  sit,  ubi 
cubât  [cubet],  ubi  quiescat?  Queso,  nunciate  illi  quia  amore 
langueo  et  dolore  defficio  |  ;  nec  est  dolor  sicut  dolor  meus. 
Revertere,  dilecte  vir,  revertere,  dilecte  volorum  meorum  !  0 
amabilis!  0  desiderabilis  !  Redde  michi  leticiam  salutaris  pre- 
sencie,  ostende  michi  faciem  tuam.  Sonet  vox  tua  in  aurions 
meis.  Vox  enim  tua  dulcis  et  faciès  tua  décora  !  0  spes  mca  ! 
Ne  confundas  me  ab  expectacione  mea  !  Demonstra  faciem  tuam 
michi  et  sufficit  anime. 

Cum  Maria  sic  doleret  et  sic  lleret,  et  cum  hec  dixisset,  con- 
versa est  retrorsum  etvidit  Jhesum  stantem  et  nesciebat  quia  Jhe- 
susest  |,  et  dicitei  Jhesus  [  :  Mulier,  quidploras?  Quid  queris  |'? 

Ipsa  paulo  ante  occulos  suos,  cum  magno  dolore  tum  cordis 
sui,  viderat  speciem  suam  [tuam]  suspendi  in  ligno,  et  tu  nunc 
dicis:  Quid  ploras?  Ipsa  in  die  tercia  ante  unxerat  manus  tuas, 
quibus  sepe  benedicta  fuerat,  et  [viderat]  pedes  luos,quos  deo- 
sculata  fuerat  etquos  lacrimis  irrigaverat,  clavis  affigi  |,  et  ta 
nunc  dicis  |  :  Quid  ploras  ?  Nunc  insuper  corpus  tuum  sublatum 
estimât,  ad  quod  ungendum,  ut  se  quoquo  modo  consolaretur, 
veniebat  |,  et  tu  dicis  |  :  Quid  ploras?  Quem  queris  \1  Dulcis 
magister,  ad  quid,  queso,  provocas  spiritum  hujus  mulieris  |? 
Ad  quid  provocas  animum  ejus?  Tu  scis  quia  te  solum  querit, 
te  solum  diligit,  pro  te  omnia  contempnit  |,  et  tu  dicis  |  :  Quid 
queris?  Tota  pendet  in  te,  et  tota  manet  in  te,  et  tota  desperat 
de  se,  ita  querat  [querit]  te,  ut  nichil  querat,  nichil  cogitât 


1.  S.  Joan.,  xx,  11,  15. 


APPENDICE. 


381 


[cogitctj  prêter  te.  Ideo  forsitan  non  cognoscit  te,  quia  non 
»'st  in  se,  sed  pro  te  est  extra  se.  Gur  ergo  dicis  ei  :  (Im- 
ploras? Quem  queris?  An  putas  quia  ipsa  dicat  :  Te  ploro,  le 
quero,  nisi  tu  prius  inspiraveris  et  dixeris  in  corde  suo  |  :  Ego 
mi  m  quem  queris  et  quem  ploras?  An  putas  quia  ipsa  rognoseat 
te,  quamdiu  volueris  celare  te  \1 

Ut  ipsa  exislimans  quia  ortolanus  [hortulanus]  esset,  dixit 
ad  eum  |  :  Domine,  si  tu  sustulisti  eum,  dicito  michi. ubi 
posuisti  eum  |,  et  ego  eum  tollam  |'.  0  dolor  innumcrabilis  |  ! 
0  amor  mirabilis  !  iMulier  ista,  quasi  densa  dolorum  nubc 
obtecta,  non  videbat  solem  qui  mane  surgens  radiabat  per  fenes- 
tras  ejus  |,  qui  per  aures  corporis  jam  intrabat  in  domum  cor- 
dis  sui  !  Sed  quoniam  languebat  amore,  isto  amore  sic  occuli 
cordis  caliginabanf,  ut  non  videret  quoniam  videbat  |  :[non]  vide- 
bat enim  Jbesum,  quia  nesciebat  quia  Jbesus  est  |.  0  Maria,  si 
queris,  cur  [non]  agnoscis  Jbesum  |  ?  Ecce  Jhesus  venit  ad  te,  et 
quid  queris)  querit a  te |,  et  lu  ortholanum  [bortulanum]  eum 
exislimas!  Verum  quidem  est  quod  existimas.  Sed  tamen  tu  in 
hoc  erras  dum  eum,  si  ortbolanum  [bortulanum]  eum  existi- 
mas, non  Jbesum  non  agnoscas  |.  Est  enim  Jhesus  |,  et  est 
ortolanus  [hortulanus],  quia  ipseseminatomne  semen  bonum  in 
orto  [horto]  anime  sue  [tue]etincordibus  fidelium  suorum.Ipse 
omne  semen  bonum  plantât  et  rigat  in  animabus  sanctorum  |, 
et  ipse  est  Jhesus  qui  tecum  loquitur  I .  Sed  forsitan  eumdem 
non  agnoscis,  quia  tecum  loquitur.  Mortuum  enim  queris  et 
viventem  non  cognoscis  | .  Nunc  in  veritatc  comperi  banc  esse 
causam  pro  qua  a  te  recedebat  et  pro  qua  tibi  non  apparebat. 
Gur  enim  tibi  appareret,  quoniam  non  querebas  eum  |  ?  Gerte 
querebas  quod  non  erat  |,  et  non  querebas  quod  erat.  Tu  que- 
rebas Jbesum  et  non  querebas  Jhesum,  ideoque  videndo  Jhe- 
sum,  nesciebas  Jhesum  [. 


1.  S.  Joan.,  xx,  15. 


38-2 


APPENDICE. 


0  dulcis  et  pie  magisler,  omnino  excusare  non  audeo  hanc 
discipulam  tuam,  non  possum  libère  deffendere  hune  errorem 
suum.  Sed  tamen  errabat,  quia  talem  te  requirebat  |  qualem  te 
viderat  |,  et  qualem  le  positum  in  monumento  relinquerat 
[reliquerat].  Yidebat  quippe  deffunctum  corpus  tuum  de  cruce 
et  deponi  et  in  monumento  reponi  |  ;  tantusque  dolor  eam 
invaserat  de  morte  tua  |,  ut  non  posset  sperare  de  vita  tua,  ut 
niebil  posset  cogitare  de  resurrectione  tua  |.  Denique  Josepb 
posuit  in  monumento  corpus  tuum  I  :  Maria  pariter  sepelivit 
ibi  spiritum  suum  et  ita  indissolubilité!'  sepelivit  ibi  spiritum 
suum,  et  ita  indissolubiliter  vixit  et  quodam  modo  univit  cum 
tuo,  ut  facilius  posset  separari  anima  m  se  vivificantem  a  mente 
eorpore  suo,  quam  spiritum  te  diligentem  a  deffuncto  eorpore 
tuo  ].  Spiritus  enim  Marie  Magdalene  erat  in  eorpore  tuo 
[magis]  quam  in  eorpore  suo,  cumque  ipsa  requirebat  corpus 
tuum,  requirebat  et  pariter  spiritum  tuum  [suum],  et  ubi  per- 
didit  corpus  tuum,  perdiditcum  eo  spiritum  suuiu  j.  Quid  ergo 
miruin  si  te  nesciebat,  que  non  habebat  spiritum  quo  scire  te 
debeat?  Reddc  ergo  ei  spiritum  sanctum  quem  habet  in  se 
corpus  tuum,  moxque  recuperabit  cor  suum  et  relinquet  erro- 
rem suum.  Sed  quo  modo  errabat,  que  sic  pro  te  dolebat  et  sic  te 
a  m  abat'?  Certe  si  errabat,  indubitanter  dico  quod  ipsa  errarc  se 
dubitabat,  et  hic  error  non  procedebat  ab  errore,  sed  ab  amore 
et  dolore  l.lgitur,  misericors  et  juste  judex,  amor,  quem  babel 
in  te  et  dolor  quem  babet  pro  le,  excuset  eamapud  te.  Si  forte 
errât  de  te,  ne  attendas  ad  mulieris  errorem,  sed  ad  discipulc 
amorem  que,  non  pro  errore,  sed  pro  dolore  et  amore,  plorat 
et  dicit  tibi  :  Domine,  si  tu  suslulisti  eum,  dicito  michi  ubi 
posuisti  eum  et  ego  eum  tollam'.  0  quam  scienler  nescit  !  0 
quam  docte  errât  |  !  Angelis  dixit  :  Tulerunt  et  posuerunt  eum. 
Et  non  dixit  :  Tulistis  et  posuistis  !  ;  quia  angeli  ueque  de 


I.  S.  Joan.,  xx.  15. 


APPENDICE.  383 

monumento  detulerunteum  [te]  neque  in  aliquo  loco  te  posue- 
runt|.Tihi  vero  dixit:  Si  tusustulisti  eumel  posuisti,quia rêvera 
te  ipsum  de  monumento  [sustulisti  | ,  et  ipsum  cognoscis  ut  non 
sit  necesse  querere  ab  aliis  ubi  estJhesus.  Sed  tu  magis  indicabis 
eum,  «  annuncians  aliis  [discipulis]  quia  vidiDominumethec 
dixit  miebi1;  »  oui  est  honor  et  gloria  cum  Pâtre  et  Spiritu 
Sancto  vivit  et  régnât  in  secula  seculorum.  Amen. 

Explicit  omelia  beati  Anselmi  super  Johannem  de  planctu 
Magdaiene. 

II 

UILDUIN,  CHANCELIER  DE  NOTRE-DAME. 

Nous  ne  connaissons  rien  de  précis  sur  la  vie  de  ce  prédica- 
teur. Hémeré  (De  Academia  Parisiensi,  p.  110  et  114)  fait 
mention  de  deux  chanceliers  de  ce  nom  qui  ont  vécu  à  peu 
d'années  de  distance  dans  la  seconde  moitié  du  douzième 
siècle.  «  Hilduinus  subscribit  literis  Mauritii  episcopi,  quibus 
antisles  il  le  confirmât  omnes  donationes  factas  ecclesiie  S.  Vic- 
toris...  anno  1160.  —  Hilduinus  alter  qui  subscripsit  literis 
Hervei  decani....  Eodem  Ilerveo  decano  Galone  succentore, 
anno  1 189,  per  manum  Ililduini  cancellarii.  »  Nous  ne  savons 
pas  auquel  des  deux  appartiennent  les  sermons  contenus,  Bi- 
bliothèque d'Orléans2,  ms.  lat. ,  M/176,  in--4°,  288  pages,  sur 
"2  colonnes,  xnT  siècle.  On  y  lit,  f"211  :  «  Sermo  magistri  Ilil- 
duini canonici ,  in  festivitate  sanctorum  Pétri  et  Pauli  ;  — 
f"  213,  sermo  magistri  Ililduini,  in  festo  beati  Augustini  ; — 
t°  215,  sermo  magistri  Ililduini,  in  annunciatione  béate  Virgi- 

1.  S.  Joan.,  xx,  18. 

2.  Nous  devons  ces  renseignements  et  la  copie  suivante  à  l'extrême  obligeance 
de  M.  Jules  Doinel,  archiviste  du  département  du  Loiret. 


384 


APPENDICE. 


nis  ;  —  f  217,  scrmo  magistri  Hilduini  canonici,  in  ccna 
Domini;  —  f°  219,  sermo  ejusdem  in  feslo  sancti  Dionisi;  — 
f°  220,  sermo  ejusdem  in  cena  Domini  ;  — ■  f°  222,  sermo  in 
festo  sancti  Maglorii;  — f°223,  sermo  ejusdem  in  festo  aposto- 
lorum  Pétri  et  Pauli  ;  —  f°  225,  sermo  ejusdem  in  festo  sancti 
Augustini  ;  — f°  220,  sermo  ejusdem  in  cena  Domini.  »  Nous 
publions  le  panégyrique  de  saint  Denis,  sermon  subtil  et  rimé 
qui  fut  prêché  à  l'école  cathédrale  de  Notre-Dame1. 

SERMO  EJUSDEM  IN  FESTO  SANCTI  DIONISl[l]. 

Statues  levitas  in  conspectu  Aaron  et  filiorum  ejus~.  Hin- 
nulus  cervorum  ad  lectum  suum  revertitur;  rivulus  sciciensad 
proprii  fontis  scaturiginem  refleclitur.  Bibite  ergo  et  inebria- 
mini,  karissimi,  aquam  sapientie  quam  mibi  propinastis.  Gus- 
tate  et  videte  lactis  dulcedinem  quam  ab  uberibus  consola- 
tionis  vestre  ori  meo  instillatis.  In  me  ergo  respicite  imaginis 
vestre  formulam  ;  in  me  audite  doctrine  vestre  veritatem  ;  in 
me  odorate  spiritus  vestri  jocunditatem;  in  me  gustatc  lactis 
vestri  dulcedinem,  in  me  plasmate  plasmalionis  vestre  forma- 
tionem.  Patris  enim  vestri,  patrui  et  patroni  mei,  in  Domino 
suin  filius,  cujus  cineres  mortuos  sed  nomen  vivum  complecti 
habetur  locus,  et  ideo  huic  ccclesie,  cui  prefuit  et  profuit, 
tencor  semper  esse  dévolus.  «  Utinam  ergo  suslincretis  modi- 
cum  quid  insipiencic  mee,  sed  et  supportate  me.  Emulor  enim 
vos  Dei  emulatione3.  »  Verumlamen,  si  in  hiis  verbis  que 
prelibavimus,  attingatur  tantum  lilteralis  intellcctHS,  percipitur 
a  Domino,  Moyse  vero  eligitur  ordo  leviticus.  Porro  bruttis 
animalibus  paleam  littere  relinquamus,  et  de  medulla  tritici 
pancm  vite  confestim  liliis  porrigamus. 

1.  V.  le  texte  :  «  Huic  ccclesie  cui  prefuit...,  docet  vos  commorari  libeulcr  in  tant 
spacioso  et  specioso  claustro...  » 

2.  Num.,  Vin,  13.  —  3.  II  Cor.,  XI,  I. 


A  N'EN  1)1  CE. 


385 


Lcvitarum  offieium  nobis  spiritualité!'  eonvcnirc  non  dubi- 
talur,  si  interprctalio  hujus  nominis  «  Levi  »  intelligalur.  Levi 
enim  cum  dicitur,  «  assumptus  »  interpretatur.  Inlelligimus 
yero  hic  «  assumptus  »  de  nialo  in  bonum,  de  bono  in  mclio- 
rem,  de  meliore  in  optimum  statum.  Primus  est  incipientium, 
vero  secundus  progrediencium,  terlius  perveniencium.  Primus 
certificat,  secundus  roborat,  tertius  consummat.  De  primo  gene- 
raliter  Ecclesia,  dicens  in  psalmo  :  «  Misit  de  summo,  et  acce- 
pil  me  :  et  assumpsit  me  de  aquis  multis1.  »  Vide  secundo  in 
Evangelio  :  «  Assumpsit  Jésus  Pelrum  et  Jacobum  et  Johan- 
nem  2.  »  De  tertio  iterum  in  psalmo  :  «  Bcatus  quem  elegisti  et 
assumpsisti  :  inbabitabit  in  atriis  tuis3.  »  Vos  ego,  viri  lévite, 
debetis  appellari  non  tantum  de  infidelitate  ad  fidem,  sed  de 
(ide  ad  religionis  ordinem  assumpti,  cum  talari  tunica  Joseph, 
de  lucta  ad  bravium  superne  vocationis  assumendi.  Levitas 
talcs  commendat  Spiritus  sanctus  dicens  Xristo  :  «  Statues 
levitas  in  conspectu  Aaron,  etc.  »  Verum  statuuntur  a  Xristo 
mali,  statuuntur  boni,  statuuntur  beati,  statuentur  reprobi. 
Mali  vero  statuuntur  posterius,  boni  interius,  beati  superius, 
reprobi  inferius.  Statuuntur  mali  posterius  in  memoria  pecca- 
torum  ex  conscientia  remordente,  boni  interius  ex  propositi 
firmitate,  beati  superius  in  eterna  beatitudine,  reprobi  inte- 
rius in  inferni  profunditate.  Qualiter  statuantur  mali  a  Domino 
in  conscientia  dicit  Psalmista  loquens  in  Domini  presentia  : 
«  Arguam  te,  et  statuam  contra  faciem  luam  4.  »  Quoniam  sta- 
tuât bonos  interius,  dicit  loquens  de  regno  David  in  figura  : 
«  Ego  stabiliam  regnum  ejuss.  »  Qualiter  statuentur  beati  et 
reprobi  dicit  Veritas  evangelica  :  «  Statuet  oves  quidem  a  dex- 
tris,  hedos  autem  a  sinislris".  »  Sicut  autem  ostendit  qui  sta- 
tuentur, ita  consequenter  demonslrat  ubi,  dicens  :  «  In  con- 
spectu Aaron.  »  Et  cum  Aaron  sic  fréquenter  legilur,  «  monlanus  » 

t.  Ps.  xvii,  17.  —  2.  S.  Marc,  xiv,  33.  —  3.  Ps.  lxiv,  5. 

4.  Ps.  xlix,  21.  —  5.  Par.,  xvii,  11.  —  G.  S.  Matth.,  xxv,  3*. 

25 


386 


APPENDICE. 


interpretatur.  «  Montanus  »  iste  de  quo  nunc  agimus  pater  et 
palronus  noster  Dionisius.  Montium  vero  alius  est  secularis 
sapientie,  alius  fidei  Xristiane,  alius  contemplationis  divine, 
alius  martirii  et  corone.  Ad  priraum  ascenderunt  philosophi, 
ad  secundum  omnes  Xristiani,  ad  tercium  prelati,  ad  quartum 
contemplativi,  ad  quintum  Thore  filii.  De  primo  habetis  in 
psalmo  :  «  Transferentur  montes  in  cor  maris1.  »  Ad  secundum 
invitât  nos  voxYsaye  dicentis  :  «  Venite,  ascendamus  ad  montem 
Domini'2.  »  De  tercio  iterum  in  psalmis  :  «  Incipiunt  montes 
pacem  populo 3.  »  Ad  montem  contemplationis  ascenderat  qui 
dicebat  s  s  raptum  fuisse  usque  ad  tercium  celum.  Ad  quintum 
ascendebat  Dominus  cum  dicebat  :  «  Ecce  ascendimus  Jeroso- 
limam  et  filius  hominis  tradetur  ut  crucifigatur4.  »  Qualiter 
per  hos  omnes  montes  ascenderit  noster  montanus  in  promtu 
est  ut  videamus. 

A  monte  philosophie  secularis  cui  prefuit  Ariopagi,  ascendit 
ad  montem  fidei.  A  fide  Xristiana  promotus  est  a  beato  Paulo 
in  dignitate  ecclesiastica.  A  dignitate  prelationis  sublatus  est 
ad  arcem  contemplationis.  Ita  disposuit  ordo  curie  celestis, 
et  quod  non  licuit  magistro  suo  loqui,  poluit  ab  eo  et  conscribi. 
Inde  descendons  ad  partes  occidcntis,  ascendit  ad  culmen  pas- 
sionis.  Verum  in  monte  coronam  victorie  de  manu  Domini 
meruit  accipere.  Porro  Aaron  noster  ne  videatur  maledictioûi 
subjacere  hostilitatis,  habundavit  inultiplicalionc  prolis.  Tan- 
quam  Aaron,  Nadab  et  Abiu  filios  habuit,  illos  scilicet  quos  in 
seculari  sapientia  genuit.  Qui  quare  elegerunt  seculari  sapienlic 
operam  darc,  tanquam  alienum  ignem  otïerentes,  divino  com- 
busti  sunt  igne.  Beati  vero  Rusticus  et  Eleutherius  fidèles  ejus 
socii ,  tauquam  Eleazar  et  Ythamar  in  ministerium  domus 
Domini  sunt  ci  reservati  ;  et  ii  sunt  nostri  Aaron  filii,  lilii  itaque 
per  invitationem  conversationis.  Quare  hii  sancti  vivi  a  beati 

1.  Ps.  XLV.—  2.  Isa.,  Ht.  —  3.  H.  lxxi,  3.  —  i.  S.  Marc,  x,  33. 


APPENDICE»  387 

Dionisii  nunquam  sustinuerunt  abos.se  presentia,  ûlii  per  imita- 
tionem  fidoi  et  confcssionis  ;  quare  eos  in  Unum  interrogatio 
percussoris  invenii.  Interrogati,  unum  et  verum  in  Trinitate 
Dominum  confitentur,  filii  per  imitationem  passionis.  Terrore 
subjunclo,  multis  sunt  alïlicti  injuriis  et  suppliciis  macerati, 
filii  et  ad  optionem  hereditàtis.  In  bac  ergo  iidei  conslantia 
permanentes,  reddentes  terre  corpora,  beatas  cclo  animas  intu- 
lerunt. 

In  conspectu  vero  hujus  Aaron  et  filiorum  ejus  avero  Moyse, 
id  est  Xristo,  statuti  estis,  non  tantum  ut  conspiciamini  ab  eis, 
sed  ut  eos  conspiciatis  non  in  loculis  aureis  vel  argenteis,  sed 
in  imita tione  passionis.  Quare  si  compatimur  et  conregnabi- 
mus1.  Si  ergo  pro  vobis  a  lictoribus  elegerunt  loris  durissi- 
mis  flagellari,  non  debetis  indignari  si  levi  virga  pro  vestris 
excessibus,  oportet  vos  aliquando  emendari.  Si  inclusi  sunt,  in 
carcere  glutinati  teterrimo,  decet  vos  commorari  libenter  in 
tam  spacioso  et  specioso  claustro.  Si  positi  sunt  in  fornace,  et 
vos  debetis  fornacem  temptacionum  sustinere.  Si  securi  occu- 
rerunt  leonibus,  et  vos,  prelati,  debetis  vos  murum  pro  domo 
Dei  opponere  malis  principibus.  Si  extensi  sunt  in  calasta,  et 
vos,  prelati,  extendite  manus  vestras  ad  caritatis  opéra.  Si  pro 
vobis  detruncali  sunt  eapite,  et  vos  caput  omnis  peccati  sine 
superbia  deponite.  Initium  enim  omnis  peccati  superbia  est, 
que  natione  celestis  sublimium  montes  inhabiLat,  sub  cinere 
latitans  et  cactis  ;  et  descendentes  de  monte  superbie  illud 
portelis  in  manibus,  ut  humilitatem,  quam  babetis  in  cordibus, 
ostendatis  in  operibus.  Alioquin  palrem  vestrum  senem  et 
decrepitum  iterum  trahetis  ad  marlirium,  qui,  etsi  nonpaciatur 
de  cetero  in  se,  paciatur  de  liliorum  compassione.  Si  enim  sub 
virga  discipline  murmura tis,  ipsum  cum  lictoribus  loris  et 
scorpionibus  eruenlatis.  Si  in  claustro  sedere  non  vultis,  in 


1.  IlTim.,  il,  li. 


388  APPENDICE. 

carcere  teternmo  eum  retruditis.  Si  ad  illicita  muneralia,  ad 
spoliandos  pauperes  colonos  vestros  manus  porrigatis ,  in  ca- 
tasla  eum  extenditis.  Si  tcmptalioni  carnalium  voluptatum  suc- 
cumbitis,  in  fornace  eum  comburitis.  Si  vos,  prelati,  majorum 
principum  infestationi  in  jure  vestre  ecclesie  ceditis,  beatum 
Dionisium  lconibus  ad  devorandum  exponitis.  Si  vos,  sub- 
diti,  prelatis  vestris  per  elationem  non  obeditis,  sanctis  marty- 
ribus  bebetatis  securibus  capita  amputatis.  Parcite  crgo  in 
vobis  patri  vestro,  tam  vobis  benigno.  Parcite  seni  fesso  cl 
decrepilo,  ne  forte,  quod  absit!  qui  victor  est  in  se  vincatur  in 
defectu  milicie  sue.  Sed  pocius  ad  hoc  laborate  ut,  eum  ab  hoc 
loco  occurret  Domino  in  judicio  cum  corona  gloriose  viclorie 
suc,  non  solus  ei  occurrat,  quod  tanto  principi  videtur  eru- 
bescibile  :  sed  et  cum  corona  milicie  sue,  que  vos  estis,  si 
digne  ei  militatis.  Quod  ipse  nobis  et  vobis  parare  dignetur, 
qui  cum  Paire  et  Spiritu  sancto  unus  est  Dominus,  cum  vene- 
rit  judicare  vivos  et  mortuos  et  seculum  per  ignem.  Amen. 


TABLE  DES  PBÉMCATEUUS. 


389 


III 


TABLE  DES  PRÉDICATEURS 


Abélard,  73,  249,  296,  337. 

Absalon  de  Saint- Victor,  92,  126,  252,  254,  255,  260,  276,  278,  290,  324. 
Achard  de  Saint- Victor,  124,  217. 

Adam  de  Perseigne,  89,  194,  278,  279,  325,  349,  359,  363. 
Adam  le  Prémontré,  10,  12,  135,  195,  311,  359. 
Aelrède,  109,  248,  274,  310,  314,  324,  332,  348,  364. 
Alain  de  Lille,  12,  88,  235,  255,  262,  280,  292,  325,  335,  345. 
Amédée  de  Lausanne,  44,  194,  262,  296,  349,  350,  300,  303. 
Anselme  de  Cantorbéry  (saint),  29,  140,  223,  225,  351,  373. 
Arnauld  de  Bresce,  162. 
Arnoul,  182. 

Arnoul  de  Lisieux,  47,  236,  273. 
Baudouin,  182. 
Baudouin  des  Fordes,  81. 

Bernard  (saint),  13,  14,  20,  23,  92, 149,  164, 182,  186,  205,  209,  241,  248, 

256,  262,  280,  287,  312,  324,  330,  332,  334,  336,  348,  350. 
Bernard  de  Cluny,  77,  194. 
Bernard  de  Tiron,  142,  144, 147. 
Clément,  154. 

Chrétien  de  Saint-Pierre  de  Chartres,  16,  71,  174,  255,  310. 

Drogon,  43. 

Élie  de  Coxida,  89. 

Éon,  161. 

Ernauld  de  Bonneval,  84,  251,  256,  331,  337. 
Etienne  Harding,  78,  208. 

Étienne  de  Tournay,  26,  51,  214,  220,  234,  252,  257,  292. 
Evrard,  154. 

Foulques  de  Neuilly,  150. 

Garnier  de  Langres,  50,  239,  251,  255,  259,  290,  314,  350. 
Gautier  de  Saint-Victor,  8,  123. 
Geoffroy  d'Auxerre,  92,  100,  106,  111,  264,  316,  321. 
Geoffroy  Babion,  4,  12,  61,  235,  272,  295,  314,  325,  334. 
Geoffroy  du  Loroux,  43. 

Geoffroy  de  Mailros,  86, 140,  204,  205,  272,  273,  295,  335,  349. 
Geoffroy  de  Troyes,  10,  53,  275,  278,  282,  287,  292,  297. 


390 


APPENDICE. 


Geoffroy  de  Vendôme,  137,  349. 
Gérard  d'Angoulême,  182. 
Gibbuin  de  Troyes,  52,  278,  287,  362. 
Giraud  de  la  Sale,  145,  147. 
Gislebert  d'Évreux,  202. 

Gislebert  de  Hoy,  12,  23,  25,  92,  108,  152,  241,  242,  288. 
Godefroy,  125. 
Guarin,  6,  124,  214. 

Guerric  d'Igni,  24,  82,  92,  211,  219,  240,  310,  334. 

Guibert  de  Nogent,  7,  14,  G7,  149,  235,  236,  249,  258,  299. 

Guillaume  de  Tyr,  150. 

Haimon  de  Châlons-sur-Marne,  185. 

Henri  de  Saint-Victor,  125. 

Henri  l'Hérétique,  20,  157. 

Hildebert,  37,  153, 159,  183,  237,  252,  255,  261,  279,  285,  296,  311,  31 3, 

325,  363. 
Hilduin,  383. 

Hugues  de  Cluny,  72,  227. 

Hugues  de  Saint-Victor,  5,  12,  14,  92, 115,  193,  216,  248,  253,  254,  260, 

311,  313,  328,  336,  337,  339,350. 
Isaac  de  l'Étoile,  22,  25,  78,92, 184,  185,  334,346,  364. 
Jean  de  Saint-Ouen,  65. 
Joachim,  325. 
Lambert,  11,  279. 

Léger  de  Bourges,  33,  92,  203,  284. 
Marbode,  36. 

Maurice  de  Sully,  7,  48,  191,  261,  298,  303,  313,  315,  350. 

Milonde  Térouane,  303. 

Moine  de  Marmoutiers,  68,  199,  288. 

Nicolas  de  Clairvaux,  15,  109,  251,  354. 

Norbert  (saint),  11,  128,  181,  262,  325. 

Odon,  chanoine  de  Saint-Auguslin,  127,  230,  283. 

Odon  de  Cambrai,  31. 

Odon  de  Morimond,  85,  344. 

Odon  de  Saint-Maur-les-Fossés,  70,  198,  317,  365. 

Odon  de  Saint-Victor.  17,  126. 

Pierre  de  Blois,  63,  153,  175, 194,  214,  256. 

Pierre  de  Bruys,  156. 

Pierre  de  Celle,  14,  68, 92,  184, 194,  239,  251,  255,  257,  328. 
Pierre  de  Cluny,  203. 
Pierre  le  Chantre,  50. 

Pierre  Comestor,  122,  214,  239,  250,  251,  289,  290,  292,  344,  345,  348, 
369. 


TABLE  DES  PRÉDICATEURS. 


391 


Pierre  l'Ermite,  148. 
Pierre  Lombard,  46,  152. 

Pierre  de  Poitiers,  27,  54,  143,  178,  280,  284,  293,  330. 
Pierre  de  Roussi,  12. 
Pierre  le  Vénérable,  76,  203. 
Radbode  II,  28, 198,  302,  355. 

Raoul  Ardent,  10,  12,  13,  55,  174,  193, 194,  248,  250,  251,  262,  283,  285, 

287,  298,  312,  324,  326. 
Raoul  de  Liège,  279.  N 

Richard  de  Saint-Victor,  8,  13,  16,  121,  255,  294,340. 

Robert  d'Arbrissel,  19,  142, 143,  147. 

Rodolphe,  308. 

Serlon  de  Savigny,  85,  254. 

Serlon  de  Sées,  34,  276,  300. 

Tanchelme,  19,  155. 

Terric,  163. 

ThéoftYoy  d'Epternac,  68. 
Thierry  de  Saint-Tron,  72. 
Valdo/l63. 

Vital  de  Mortain,  10,  21,  142,  146,  147, 181,  262,  300,  316. 
Yves  de  Chartres,  32,  276,  296. 


392 


APPENDICE. 


IV 


TABLE  DES  MANUSCRITS 


liothèque  de  l'Arsenal, 

mss.  lat. 

373 

123. 

400 

51,  286. 

ms.  fr. 

2111 

48,  261,  303,  353. 

Fougères, 

mss.  lat. 

VitaS.Vitalis 

10,  21,  146,  176,  182, 
300,  316. 

Sle-Geneviève, 



D127 

26,  51,  234,  252,  292. 



D128 

123,  346. 



CCL30 

51. 

_ 

ms.  fr. 

D121 

48,  199,  238,  213,  244, 
245,  246,  247,  314, 
364. 

Mazarine, 

mss.  lat. 

958 

48. 

962 

123. 

Nationale, 

476 

92,  100,  112,  113,  321. 

576 

31,  223. 

— 

— 

17871 

31. 

— 

1851 

31. 

253 1» 

119. 

2594 

47,  85,  112,  120,  349. 

2602 

123. 

2603 

123. 

2622 

30,  225. 



2681 1 

85. 

2949 

48,  191,  192. 

2950 

123. 

2951 

123. 

2952 

123. 

3010 

86. 

3537 

46,  47,  152. 

3548" 

176,185,  186,  200, 202, 
352. 

5343 

128. 

5505 

123. 

8433 

12,  61,  325. 

12020 

44. 

12293 

27,54,55, 178,280,284. 

TABLE  DES  MANUSCRITS. 


39:î 


Bibliothèque   Nationale,     mss.  lat.  1 2410 

—  —  —  12411 
—  —  12112 

—  —  —  12413 

—  —  —  12415 

—  —  —  13090 

—  —  —  13374 

—  —  -  13419 

—  —  —  13574 

—  —  —  13582 

—  -  —  13586 

—  —  —  13659 

—  —  —  13774 

—  —  —  14193 

—  —  —  14470 

—  —  —  14515 

—  —  —  14525 


14588 
14589 
14590 
14592 
14593 

14652 
14799 
14804 
14818 
14859 
14873 
14881 
14886 
14899 
14932 
14933 
14934 


76. 
68. 

68,  199,  288. 
16,71,72,174,285,310. 
43,  123. 

'72,  227,  228,  229. 
43,  44. 
109. 
48. 
123. 

9,  43,  48,  53,  275,  278, 

283,  287,  292,  297. 
48. 

48,  123,  126. 

17,  44,  127,  230,  231. 

213,  220,  255,  294, 328. 

123,  125. 

92,  120,  126,  127,  252, 
254,  255,  260,  276, 
278,  324. 

6,  124,  125,  214. 

9,  48,  114,  263. 

124,  125, 324,  342,  363. 
51. 

27,  54,  55,  143,  203, 

293,  330. 
52,  198,  365. 
88. 

23,  256,  277,  293. 
120." 

50,  88,  89. 

123. 

125. 

235,  236,  237. 
123. 

81,  82,  119,  123,  293. 
61. 

4,  6, 12,  32,  48,  61,  63, 
119,  120,  123,  193, 
235,  248,  253,  254, 
260,  296,  311,  315, 
329,  344,  336,  337, 
350,  359. 


394  APPENDICE. 

Bibliothèque  Nationale,  mss.  lat.  14935 

—  —  —  14936 

—  —  —  14937 

—  —  14948 


14953 

14959 

14961 

15005 

15010 

15033 

15157 

15381 

15696 

15951 

15959 

16331 

16461 

16163 

16502 

16505 

16506 

16699 

16709 

17251 

17282 

17514 

18170 

18171 

18172 


18178 


mss.  fr.  187 
_         1331 i 


13315 
13316 
13317 
20039 
24768 
24838 


51,  52,  220,  257. 
126,  292. 

48,  53,  123,  278,  362. 
48,  115,  121,  122,  123, 

124,  125,  126,  127. 
203,  254. 
176,  315. 
173. 

235,  236,  344. 

51. 

124. 

107. 

86. 

255. 

8,  121. 

119,  216,  219. 
123,  124. 

123,  124,  125,  323. 

48. 

125. 

123. 

12,  255,  283,  297. 

123. 

123. 

61. 

89,  124,  359. 
135. 
46,  47. 
123. 

88,  89,  255,  280,  292, 

325,  335,  345. 
86,  87,  111,  141,  204. 

205,  273,  295,  335, 

344,  349. 
48. 

7,48,  49, 191,  192,  298, 

313,  315. 
48. 

254,  258,  310,  355,362. 

48. 

353. 

186. 

48,  192,  362. 


TABLE  DES  M  A  NUSC  I!  I T  S.  395 


nil)lioll)èf|uc  de  Saint-OivifT, 

ms.'lat. 

2  Ifi 

120. 

d'Orléans, 

ms.  lat. 

M/176 

383. 

di!  Reims, 

ms.  lat. 

E 355/365 

120. 

—        de  Troyes, 

mss.  lat. 

259 

13,  16,  121,  124,  294 

425 

123. 

433 

81. 

450 

86. 

503 

92,  106,  112,  316. 

_  _ 

_ 

757 

89,  91 ,  279. 

763 

112. 

868 

112,  113. 

1397 

51. 

1515 

123. 

1612 

239,  240. 

2273 

70,  198,  317,  365. 

ERRATA 


Page  47,  ligne  26,  au  lieu  de  Arnoult,  lisez:  Arnoul. 

—  57,  ligue  5,  au  lieu  de  coursier,  lisez:  cavalier. 

—  70,  ligne  8,  nu  lieu  de  magnificence!  lisez:  magnificence. 

—  99,  ligne  11,  au  lieu  de  relève,  lisez  :  relève. 

—  107,  note  3,  au  lieu  de  seculi,  lisez:  secli. 

—  113,  ligne  1,  au  lieu  de  malo,  lisez:  maie. 

■ —  113,  ligne  15,  au  lieu  de  succumbis',  lisez  :  succumbis'. 

—  122,  note  3,  au  lieu  de  Du  Bonlay...  rationnai,  lisez:  Du  Boulay...  nalionum. 

—  125.  ligne  13,  au  lieu  de  legimur,  lises;  legimus. 

—  135,  ligne  10,  au  lieu  de  mértie,  lisez:  mérite. 

—  139,  ligne  27,  uu  lieu  de  persévéreront,  lisez:  persévéreront. 

—  173,  note  1,  au  lieu  de  san  va...  jai  mesperance,  lisez  :  s'an  va...  j'ai  m'espe- 

rance. 

—  176,  note  1,  ligne  4,  au  lieu  de  habetis,  lisez:  habeatis. 

—  191,  ligne  28,  au  lieu  de  soele,  lisez:  soelé. 

—  199,  ligne  10,  au  lieu  de  Cest,  lisez  :  C'est. 

—  199,  ligne  22,  après  venoides,  ajoutez:  (benuites). 

—  200,  ligne  22,  au  lieu  de  Beatus1,  lisez:  Beatus. 

—  221,  note  2,  au  lieu  de  vestis...  agnenam,  lisez:  vestes...  agninam. 

—  228,  ligne  5,  au  lieu  de  exire,  est  in,  lisez:  exire  est  in. 

—  229,  ligne  34,  au  lieu  de  succincte,  lisez:  succincto. 

—  235,  note  6,  au  lieu  de  predicatione,  lisez:  predicatio. 

—  240,  note,  ligne  18,  au  lieu  de  suge,  lisez:  surge. 

—  241,  lignes  0  et  7,  aulieude  1,  mettez:  i. 

—  247,  lignes  3,  6,  9,  ait  lieu  de  1,  mettez:  I. 

—  247,  ligne  4,  au  lieu  de  duqau,  lisez:  duq'au. 

—  339,  ligne  17,  au  lieu  de  jusqu'à  ce  que  l'incendie,  finissant,  Usez  :  jusqu'à 

ce  que,  l'incendie  finissant. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Préface   vu 

LIVRE  PREMIER. 

LES  PRÉDICATEURS 

CHAPITRE  PREMIER.  —  L'éloquence  sacrée  renaît  au  douzième  siècle. 

Renaissance  de  l'éloquence  sacrée   3 

Zèle  des  prédicateurs   i 

Persécutions   8 

Succès  mondains   11 

Prédicateurs  sans  mission   13 

Admiration  mutuelle   11 

CHAPITRE  II.  —  Pourquoi  l'éloquence  sacrée  ii.en.vi  t\u  douzième  siècle. 

Enthousiasme  religieux  du  peuple   18 

Sur  les  places  publiques   19 

A  l'église   20 

Enthousiasme  religieux  des  moines   21 

Dans  les  champs   22 

Au  chapitre   23 

CHAPITRE  III.  —  Le  Clergé  séculier. 

Les  évèques   26 

Les  archidiacres   52 

Les  chanceliers   54 

Les  prêtres   55 

Les  diacres   63 

CHAPITRE  IV.  —  Le  Clergé  régulier. 

Ordre  de  Saint-Benoît   67 

Cluny   72 

CIteaux   77 

Clairvaux   92 

Saint-Victor   1H 

Prémontré   128 

CHAPITRE  V. 

Les  prédicateurs  des  conciles   137 

Les  prédicateurs  de  la  pénitence   UO 

Les  prédicateurs  des  croisades   148 

CHAPITRE  VI.  —  Les  Hérétiques. 

Nombre  des  hérésies   152 

Déclamations  des  hérétiques   154 

Caractères  et  causes  des  hérésies   165 

Conclusion  du  livre  premier. 

La  chaire  est  toute-puissante  au  douzième  siècle   166 


308 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


LIVRE  DEUXIÈME. 

LES  SERMONS. 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Langue  des  sermons. 

Etat  de  la  question   I(î9 

Thèse  de  M.  Lecoy  de  la  Marche   170 

Opinion  de  M.  Hauréau   170 

Réponse  à  M.  Hauréau   173 

Confirmation  de  la  thèse  de  M.  Lecoy  de  la  Marche   176 

Sermons  français  de  saint  Bernard   180 

Sermons  français  de  Maurice  de  Sully   191 

Latinité  des  sermons   193 

CHAPITRE  II.  —  Sujets  et  genres  de  sermons. 

Panégyriques  des  saints   197 

Oraisons  funèbres   202 

Dialogues   210 

Récits  dramatiques  r   211 

Allégories  .*....  216 

Satires   219 

Planctus   224 

Sermons  rimés   227 

CHAPITRE  III.  —  Composition  des  sermons. 

Théories  de  l'éloquence  sacrée  au  douzième  siècle   231 

L'Écriture  sainte   237 

Le  Cantique  des  Cmtiqucs   23'J 

Les  évangiles  apocryphes   2-12 

Les  Pères  ,   247 

Les  auteurs  profanes   250 

Les  comparaisons   253 

Les  anecdotes   258 

Le  plan   261 

L'action   262 

Conclusion  du  livre  second. 

Que  dirait  Bossu -t  ?   261 

LIVRE  TROISIEME. 
LA  SOCIETE  D'APRES  LES  SERMONS. 

CHAPITRE  PREMIER.  —  Le  clergé  séculier. 

Avertissement   271 

Les  papes   272 

Les  évôques   275 

Les  archidiacres   282 

Les  archiprètres   283 

Les  prêtres   283 

CHAPITRE  II.  —  Les  Écoliers. 

Études   289 

Mœurs   292 


TABLE  DES  MATIÈRES.  399 

CHAPITRE  [IL  —  Les  Seigneurs. 

Brigandage   295 

Corruption   300 

Pénitence   301 

CHAPITRE  IV.  —  Les  Juifs.  — La  MaGIE.  —  L'Antéchrist. 

Prédications  contre  les  Juifs   307 

Popularité  de  la  magie   311 

Le  Diable  vaincu   315 

Ave ii turcs  du  pécheur  Landric   317 

Les  fantômes  féminins   320 

Découragement  des  prédicateurs   323 

Attente  de  l'Antéchrist   324 

CHAPITRE  V.  —  Les  Monastères. 

Nombreuses  vocations  monastiques   328 

Histoire  d'une  conversion   32'J 

Ferveur   330 

Faiblesses   335 

Mysticisme  à  l'abbaye  de  Saint-Victor   331) 

L'acedia   343 

Sa  définition   343 

Ses  effets   341 

CHAPITRE  VI.  —  Le  Culte  de  Notre-Dame. 

Les  apparitions  de  la  Vierge   318 

L'Immaculée  Conception   310 

La  Nativité   352 

L'Annonciation   354 

Punition  de  la  fileuse  Éremburgc   355 

La  Maternité   359 

La  Purification   361 

La  Virginité   362 

L  Assomption   363 

Pèlerinages  à  l'église  Notre-Dame   365 

CONCLUSION  DU  LIVRE  TROISIÈME. 

11  y  a  deux  civilisations  au  douzième  siècle   368 

Conclusion  générale   370 

Appendice   373 

Planctus  de  sainte  Madeleine  par  saint  Anselme  de  Cantorbcry   373 

Hilduin,  chancelier  de  Notre-Dame   383 

Table  alphabétique  des  prédicateurs   380 

Table  des  manuscrits   392 

Errata   396 

Vu 

Vu  et  lu  et  permis  d'imprimer, 

à  Paris,  en  Sorbonne,  le  3  juillet  1878,  Le  Vice-Recteur 

par  le  doyen  de  la  Faculté  des  lettres  de  Paris.        de  l'Académie  de  Paris, 


PARIS.  —  IMPRIMERIE   E.   MARTINET.     RUE   MIGNON,  2.