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Full text of "La chanson d'Antioche"

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1 




IL\R\:\RD UNIMiIÎSIT^' IJIÎRARY 




FliOMTHBLIUJtynOF 
COnNT PAUL RIANT 



HEMBliUOl^ Tllli 

INSÎITITKOF FR,V\CH 

lUSTORLVNOF TIIK 

I.;\TIN UASÏ 

OIFT OF Ȕ. RANDOU'II t'OOLIDGE^* 
♦^ ,\Nh .IRC IIIHALD CARY COOLllK.!: 




Harvard Collège 
Library 




CHRONIQUES DES CROISADES 



LA 



CHANSON D'ANTIOGHE 



PARIS. - IMPRIMERIE DE P.-A. BOURDIER ET C'^. 

RDS MAZARlilE, 30. 



J 



€i)roniqne9 de^ Croi^aïie^ 



LA 



(■tiANS()^ IVANTIOCHK 

COMPOSÉE AU Xll* SIÈCLE PAR gICHARD LE-JîÈLEBIiL. 

REN(MJVELÉE PAR GRAINDOR DE DOUAI 

AU XIIIC SIÈCLE 



PUBLIEE PAR M. PAULn PARIS 



TRADUITE 

PAR LA MAKQUISE UE SAINTE-AULAIKE 




PARIS 

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE 

DIDIER ET C% LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35, QUAI DES AUGL'STINS 

1862 

Ton* droits réservés. 



C^us^^j.sr 



Harvard CoHe^e Library 

filant Collection 

<ïtft of J. Bandolph CooUdge 

"^ ^clUbald Cary CooUdge 

^'ày 7, 1900. 



PREFACE DU TRADUCTEUR 



C'est en 1848, à la veille des graves événements 
qui devaient concentrer l'attention publique bien 
loin des Croisades et de Jérusalem, que la Chanson 
d'Antioche a été pour la première fois publiée par 
M. Paulin Paris ^ Beau privilège des savants, qui se 
réfugient dans le passé pour échapper aux agitations 
et aux tristesses du présent!... Heureux les ignorants 
qui, dans ces temps malheureux, conservent la li- 
berté d'esprit nécessaire pour suivre les savants dans 
cette voie qu'ils nous ouvrent, pour se soustraire 
avec eux aux souffrances de la société militante, et 
vivre par l'imagination au milieu des sociétés qui ne 
sont plus!... On oublie volontiers que ces généra- 
lions-là, comme la nôtre, ont eu leurs mauvais jours, 
qu'elles ont passé , elles aussi , par de cruelles 

> Pari8, Techewer, 2 vol. în-12. 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 



épreuves avant d'obtenir ce complet repos dont il 
n'est donné ni aux sociétés ni aux individus de jouir 
sur la terre!... 

Malgré le moment peu favorable de leur publica- 
tion, les deux volumes de M. Paulin Paris ont trouvé 
de nombreux lecteurs, et l'édition est aujourd'hui à 
peu près épuisée. Ce n'est cependant pas sans quelque 
difficulté qu'on arrive à se rendre la langue du vieux 
trouvère assez familière pour lire couramment ses 
récits. Nous avons pensé qu'une traduction, ou plutôt 
une copie exacte, laissant à l'original sa forme pre- 
mière et naïve, sans aucun ornement ni prétention de 
style, aurait l'avantage de faire disparaître cette diffi- 
culté, de mettre à la portée de tout le monde un 
poëme intéressant à plus d'un titre, et aujourd'hui 
réservé aux plaisirs exclusifs de quelques érudits. 
Tel est le but que nous nous sommes proposé. 

C'est en effet une des époques les plus intéres- 
santes de l'histoire que celle des Croisades, et plus 
que jamais, dan§ un temps où la passion du bien-être, 
le culte des intérêts matériels, l'égoïsme enfin, 
tiennent tant de place, on se sent disposé à une sym- 
pathique admiration pour ceux qui, saisis d'un noble 
enthousiasme au récit des souffrances qui accablaient 



PRÉFACE DU TRADUCTBUR. VU 



les chrétiens d'Orient , engagent ou vendent leurs 
biens, quittent leur pays, leur famille, et font à leur 
foi religieuse le sacrifice de ce qui nous apparaît, à 
nous leurs descendants dégénérés, comme le souve- 
rain bien, une vie facile et paresseuse, la tran- 
quillité, la paix!... — Yoilà ce qu'au dix-huitième 
siècle on était devenu incapable même de com- 
prendre : «... Cette croisade, dit le président 
c< Hénault, fut l'ouvrage d'un pauvre hermi te nommé 
« Pierre qui, de retour de l'Asie, et touché du mal- 
« heur des chrétiens d'Orient, échauffa tous les es- 
c( prits et les porta à cette entreprise incroyable /. • . » 
Partis en général sans espoir de retour, les hommes 
riches avaient eu soin, comme l'a remarqué dans son 
Introduction M. Paulin Paris, « de pourvoir aux di- 
vertissements des jours de paix ; ils avaient emmené 
des chiens, des oiseaux , des échiquiers, des dés ; les 
chapelains et les jongleurs n'avaient pas non plus fait 
défaut. Les premiers disaient les heures du chevalier, 
le confessaient, lui faisaient la lecture, écrivaient ses 
lettres... » Il est probable qu'après chaque affaire 
un peu importante, des espèces de bulletins étaient 
rédigés par le chapelain du seigneur auquel il était 
attaché, envoyés au pays et lus dans les églises, d'où 



PREFACE DU TRADUCTEUR. 



le nom de légende^ qui leur a été conservé. — Ces 
légendes recueillies, et malheureusement arrangées, 
augmentées, mises en latin prétentieux par .quelques 
beaux esprits du temps ou par des compilateurs plus 
modernes, rappellent un peu trop aujourd'hui ces 
vénérables monuments du moyen âge déshonorés 
par le badigeon d'un restaurateur de mauvais goût ! . . . 
Au mérite d'une égale authenticité , les chansons 
de geste, œuvres des ménestrels om jongleurs partis 
avec les barons pour la Terre sainte, joignent celui 
d'avoir conservé presque entière leur forme et leur 
originalité premières. Il est probable que ces petits 
poèmes n'étaient d'abord que des improvisations dé- 
clamées ou chantées à la suite d'un festin avec accom- 
pagnement d'instruments, et inspirés par la victoire 
de la veille ou par l'espoir de celle du lendemain. Les 
morceaux écoutés avec le plus de plaisir étaient re- 
tenus, répétés, devenaient populaires, et finissaient 
par être écrits, rassemblés, coordonnés de manière à 
former une composition plus ou moins régulière. 
C'est ainsi que Richard le Pèlerin, premier auteur de 
la Chanson d'Antioche^ acheva son travail avant 
l'arrivée des Croisés devant Jérusalem. On suppose 
qu'il était attaché au comte de Flandre , et qu'il 



PREFACE DU TRADUCTEUR. IX 

mourat avant la délivrance de la Ville sainte, peu 
après la prise d'Arches ou Archas, à laquelle se rap- 
portent ses derniers couplets péniblement recueillis. 
C'est à un autre trouvère qu'il était réservé de 
chanter la prise de Jérusalem. 

L'œuvre de Richard le Pèlerin fut arrangée par 
Graindor de Douai , dans les premières années du 
règne de Philippe-Auguste (1 i 80), comme une com- 
position destinée non plus seulement à être écoutée, 
mais à être lue ; et ce nouveau poëme devint bientôt 
populaire, classique en quelque sorte, puisque, peu 
d'années après , un troubadour voulant convaincre 
d'ignorance un de ses confrères, l'accusait de ne pas 
savoir un seul couplet de la Geste d'Antioche!... 
Aussi était-elle considérée conmie le chef-d'œuvre 
du genre, et sa vogue inspira beaucoup d'imitateurs. 
Les uns chantèrent la jeunesse de Godefroy de 
Bouillon, d'autres celle de son père, puis celle de 
son grand-père, le chevalier au cygne, que les deux 
maisons de Glèves et de Bouillon vénéraient comme 
leur commun ancêtre ; un autre, la prise de Jéru- 
salem et l'élection de Godefroy de Bouillon. Quoique 
cette chanson de Jérusalem, entremêlée de fictions, 
ne paraisse pas, dit M. Paulin Paris, devoir être re- 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 



gardée comme Tœuvre d'un témoin oculaire, le tra- 
vail n'en est pas moins digne d'un grand intérêt, (c et 
« il est à espérer que les judicieux éditeurs des his- 
« toriens des Croisades ne dédaigneront pas de l'in- 
c( sérer dans leur précieuse collection. » 

Quoi qu'il en soit, l'auteur de la Chanson dAn- 
tioche^ Richard le Pèlerin , a incontestablement 
assisté aux événements qu'il raconte. On le sent à 
chaque page de son récit, et à propos des circons- 
tances les plus indifférentes : « Je sais bien qui ils 
furent, mais je ne les nommerai pas!... » dit-il en 
parlant de ces trois chevaliers de mauvais service * 
qui refusent de suivre Hugues le Moine, le vaillant 
baron, sortant le premier des remparts pour engager 
la bataille. Graindor n'a fait que rajeunir, moins 
d'un siècle plus tard, le style dès lors un peu vieilli 
du compositeur primitif. Cette considération suffirait 
seule pour faire lire avec un intérêt plein d'émotion 
cette histoire partielle de la première croisade, la 
plus authentique, assurément, qui existe. D'un autre 



> \\ ot tey trois de mesnie escarie. 



Je sais bien qui ils furent, mais nés nomerai mie (Chant liui- 
tième, X). 



PREFACE DU TRADUCTEUR. 



côté , depuis Graindor, notre langue s'est assez mo- 
difiée pour qu'il soit convenable de rajeunir à son 
tour celle du trouvère du treizième siècle, si on 
veut la rendre communément intelligible au dix- 
neuvième. 

Digne d'intérêt comme document historique, le 
poëme dont on donne la traduction n'en présente pas 
moins sous le rapport littéraire et au point de vue 
de l'art. La composition , dans son ensemble , est 
simple et bien ordonnée. Souvent les récits du trou- 
vère sont d'une originalité pleine de grâce. Rien de 
plus naïvement exprimé, par exemple, que la joie de 
Dacien, ce riche homme qui gardait une des portes 
d'Antioche, en embrassant son fils fait prisonnier 
dans une sortie, que les chrétiens lui renvoient cou- 
vert de beaux habits et d'une riche armure. 

« A la guise française *, 

Et des plus petites armes qu'on ait pu trouver... » 

Le père vient à sa rencontre, il Ta désarmé, 

^ Chant sixième. 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 



Il le baise et Tétreint; il Ta tant désiré!... 
Dieu l'a ainsi permis, le Roi du Paradis... 

Par cet enfant fut la ville et le pays conquis. » 

Touché de reconnaissance, « le Turc béni croit au 
Fils de sainte Marie, » livre aux chrétiens son palais, 
et les introduit dans la cité. 

Rien de naturel et de vivant comme ces barons 
si braves, si durs, au cœur si bien trempé , qui par- 
fois se lamentent et pleurent, parfois se troublent et 
se montrent, sans respect humain, abattus, intimidés 
devant le péril ; parfois se querellent, en viennent 
aux mains pour quelque sujet futile !... Souvent, la 
naïveté du trouvère peut ne pas paraître sans quelque 
analogie avec le comique des poètes burlesques d'un 
autre âge, et en y pensant, on trouve qu'elle lui res- 
semble, en effet, comme l'enfance ressemble à la dé- 
crépitude!... 

Mais un autre sentiment encore que celui d'une 
vague curiosité historique ou littéraire a inspiré notre 
travail. Il n'est guère de familles en France qui n'eus- 
sent quelqu'un de leurs membres à la croisade. Plu- 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR. XIII 

sieurs de ces héros y ont à jamais illustré leur nom, 
et le souvenir de leurs exploits , de leur noble dé- 
vouement, est aujourd'hui le plus beau titre de leur 
maison au respect de la postérité. Pour la plupart, il 
est vrai, ces vieilles familles sont malheureusement 
éteintes ; leur histoire, leur illustration privée fait 
partie de l'histoire générale, de l'honneur du pays ! . . . 
Plusieurs cependant subsistent encore, et c'est pour 
leurs représentants un acte de piété filiale de re- 
cueillir ces traditions, de les entourer d'hommages, 
en un mot, de les sauver de l'oubli qui, dans notre 
temps où tout va si vite, laisse à peine aux gloires 
contemporaines elles-mêmes l'espérance de survivre 
à la génération qui les a vues naître !... 

Historien consciencieux, Richard le Pèlerin ra- 
conte les événements, et peint le caractère. des per- 
sonnages avec assez d'impartialité. Bohémond tremble 
plus d'une fois, et plus d'une fois a besoin d'être 
rappelé à son devoir. Le duc de Normandie est repré- 
senté tel que nous le font connaître les historiens 
particuliers de la province, brave, mais léger, irasci- 
ble, impétueux et facile à se laisser prévenir ^ 

1 M. Paulin Paris. Introduction. 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 



Mais, en sa qualité de compatriote, c'est pour les 
guerriers d'Artois, de Flandre et de Picardie que le 
trouvère laisse percer une certaine prédilection. Il 
raconte, avec une sorte d'émotion patriotique, les 
adieux de la comtesse de Flandre à son époux *, les 
exploits de Baudoin Gauderon, de Gontier d'Aire, 
d'Enguerraud de Saint-Pol, et l'héroïque fait d'armes 
de Raimbaud Greton^. G'est en l'honneur de ce der- 
nier qu'a été entrepris le présent travail. 

Gilles, ditRaimbaud Greton, est nommé, dans une 
charte de 1096, parmi les bienfaiteurs de l'Abbaye 
d'Anchin, à laquelle Anselme de Ribemont vendit ou 
engagea ses biens pour suivre Godefroy de Bouillon. 
Beaucoup de seigneurs d'Artois et de Picardie, se 
trouvant à cette occasion réunis à Anchin, joutèrent 
dans un grand tournoi, à la suite duquel tous prirent 
la croix et partirent. Raimbaud Greton fut du nombre. 
Graindor nous donne le portrait de ce preux et in- 
trépide chevalier. Il consacre plusieurs couplets au 
récit d'un acte d'héroïsme qui, au retour du port 



1 Chant premier, couplet xxxvii. 
* Chant quatrième, couplet il. 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 



Saint-Siméon, peu de jours avant la prise de la ville, 
fit Tadmiralion de toute l'armée : 

« Il ne fut pas grand, ni long, ni étendu, 
« Mais petit, bien formé et membre 



<( Jamais de plus grande prouesse on ne parlera 



« Il n'était pas mort! que Dieu en soit adoré ! 

« Sur la rive, il fut bien embrassé et accolé! 

« Par le sang qu'il avait perdu, pâle et décoloré, 

« A la tente du duc de Bouillon il fut porté 

« Et couché sur le tapis brodé. 

« Le duc fit venir un médecin courtois et savant, 

a Jusqu'à ce que le chevalier fût guéri de ses plaies. 

a C'était un bon chevalier, aimé de tous; 

« Plus tard il fut à Jérusalem quand die fut conquise, 

« Il baisa le sépulcre où Dieu a reposé. 

« Et les saintes reliques, comme vous l'entendrez, 

il Si je vous dis la chanson, et si je suis écouté. » 

Quelques jours plus tard, à l'assaut d'Antioche , 
Raimbaud Greton monte le quatrième à l'échelle. 
Oderic Vital le cite comme ayant le premier paru sur 



PRÉFACE DU TRADUCTEUR. 



le rempart de Jérasalem, et la devise jointe aux 
armes de la famille * consacre cette tradition. Mais la 
prise de Jérusalem a été, nous Tavons dit, chantée 
par un autre trouvère , dont le poëme n'a pas encore 
été publié. Nous avons, en attendant, extrait du ma- 
nuscrit, et nous donnons, à la suite de la Chanson 
(TAntioche, les passages relatifs à Raimbaud Greton. 
« Témoin de la valeur avec laquelle il s'était porté 
«à l'assaut, Godefroy de Bouillon lui fit présent 
« d'une croix d'argent dentelée, ou plutôt crêtelée, 
« par allusion au nom de Greton, et dans laquelle 
(( était enchâssé un éclat de la sainte et vraie croix. 
« Ses descendants estimèrent ne se pouvoir blasonner 
« de plus dignes armes que de la figure de cette 
« croix, tant pour le mérite du don que du Roi qui la 
« donnait, et de la cause pourquoi elle fut donnée*. . . » 
Cette précieuse relique est aujourd'hui possédée par 
le marquis d'Estourmel, chef de la famille. 
Revenu de la Terre sainte, Raimbaud Greton suivit 

1 Vaillant su la creste. 

> LaMorUère. Antiquités d'Amiens (1642}. — Depuis l'aD 1300 
jusqu'au seizième siècle les seigneurs de cette maison ont indiffé- 
remment porté le nom de Greton ou celui d'Estourmel. A partir 
de 1600, ce dernier nom a prévalu. 



PREFACE DU TRADUCTEUR. 



le roi Louis le Gros dans une expédition contre Bou- 
chard IV de Montmorency, pour obliger celui-ci à 
faire un accommodement avec Tabbé de Saint-Denis 
touchant les limites de leurs terres. Il fut tué au siège 
de Montmorency en 1101. 



E. DE S^=-A. 



LA 



CHANSON D'ANTIOGHE 



LA 

CHANSON D'ANTIOGHE 



TRADUCTION COMMENCÉS LK JOUR DE LA FÊTE DE l'iNVENTION DE LA 
SAINTE CROIX L'AWNiE M.DCCC.LVI. 



CHANT PREMIER 



ARGUMENT. — Préambule du jongleur. — Exhortation à la croisade.— Pierre 
l'Hcnnite. — Son voyage au saint sépulcre. — Sa vision. — Son retour à 
Rome. — Le Pape lui donne une armée à commander. — Noms des barons 
qui se joignent à lui. — Leur arrivée au puy de Civetot. — Corbaran d*Hol:- 
ferne arrive à Nicée. — Préparatifs des Turcs. — Premiers succès des chré- 
tiens. — Seconde bataille. — Soliman lue un préire officiant à l'autel. — 
Défaite des chrétiens, qui se rendent à Corbaran. — Partage des prison- 
niers. — Retour de Pierre Tilermite à Rome. — Préparatifs d'une seconde 
croisade. — Concile de Clérmont. — Noms des principaux chefs. 



I 

Seigneurs, faites silence; et que tout bruit cesse, 
Si vous voulez entendre une glorieuse chanson. 
Aucun jongleur ne vous en dira une meilleure : 
Il s'agit de la ville sainte et digne de louanges 
Où Dieu laissa son corps navrer et déchirer, 
Et percer de la lance et élever sur la croix : 
Oui la veut nommer l'appelle Jérusalem. 
Les nouveaux jongleurs qui chantent maintenant 
En ont négligé le vrai commencement; 

1 



LÀ CHANSON D'ANTIOCHE. 



Mais Graindor de Douai ne veut pas Toublier; 

Il vous en a renouvelé tous les vers. 

Aujourd'hui vous pourrez entendre parler de Jérusalem 

Et de ceux qui allèrent adorer le sépulcre du Christ. 

Comment ils firent assembler les armées de tous côtés; 

De France, de Berri et d'Auvergne, 

De Fouille, de Galabre, jusqu'à Baiiet-sur-Mer, 

Jusqu'au pays de Galles, ils demandèrent des renforts 

En maintes terres que je ne sais nommer. 

Nul homme n'entendit jamais parler d'un tel voyage. 

Pour Dieu il leur fallut endurer maintes peines, 

Soif, chaud et froidure; et veiller et jeûner. 

Bien les dut le Seigneur tous récompenser 

Et recevoir leurs âmes dans sa gloire. 



II 



Barons , écoutez-moi , et cessez vos querelles ! 
Je vous dirai une très-belle chanson. 
Qui de Jérusalem veut entendre parler 
Se rapproche de moi ; pour Dieu je l'en conjure. 
Je ne lui demande ni son palefroi , ni son destrier, 
Ni pelisse de vair ou de gris, ni un denier vaillant, 
A moins qu'il ne me le donne pour Dieu qui l'en ré- 
compensera. 
Je veux vous parler de la cité sainte. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Vous dire comment les gentils barons que Dieu voulut 
bénir 

S'en allèrent outre-mer pour venger son injure. 

Pierre les emmena, dont Dieu fit son messager. 

La première armée supporta de grands désastres ; 

Tous moururent ou furent pris, sans trouver de re- 
fuge. 

Pierre seul échappa , et revint en arrière. 

Alors se trouvèrent réunis maints princes et mainte 
noBles guerriers : 

Là fut Hugues le Grand et tous ses chevaliers , 

Tancrède et Bohémond le Sage, 

Et le duc Godefroy, si aimé de Dieu; 

Le duc de Normandie , les Normands, les Picards ; 

Là fut Robert de Flandre et ses braves Flamands. 

Quand ils furent assemblés par delà Montpellier, 

L'histoire dit qu'on en compta bien cent mille. 

Ils prirent par force la ville de Nicée et son palais, 

Rohaix^ et Antioche aux nombreuses églises. 

Puis Jérusalem, dont ils brisèrent les murs; 

Mais avant il leur fallut beaucoup jeûner et veiller. 

Supporter les pluies, les orages, la neige et la grêle. 

Ici commence la chanson où il y a tant à apprendre. 



1 Édesse. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



III 



Que le Dieu qui à Béthanie ressuscita Lazare, 
Et qui livra pour nous son corps aux tourments, 
Octroie à tous ceux qui Taimentet croient en lui 
Une véritable pénitence ! et qu'il couvre de confusion 
Ceux qui croient et adorent Timposteur Mahomet. 
Seigneurs, dans notre chanson il n'y a pas de fables , 
Mais la pure vérité et un saint enseignement. 
Ici commence Thistoire de l'expédition de Pierre , 
Comment il vint au sépulcre et y fit son oraison. 
Dieu lui apparut en songe et lui donna avis 
De retourner au royaume de France ; 
Muni de son divin scel pour être cru plus sûrement, 
De dire à son peuple de venir délivrer 
Ses très-saintes reliques que retiennent les mécréants; 
Et d'aller le venger à cette condition , 
Que tous ceux qui y trouveraient la mort 
Obtiendraient la rémission de leurs péchés 
El auraient leur habitation dans le Paradis céleste. 
Vous l'avez entendu conter en une autre chanson ; 
Mais elle n'était pas rimée comme celle-ci. 
Nous l'avons rimée de nouveau et mise en rimes so- 
nores. 
A celui qui volontiers en entendra le chant , 



LÀ CHANSON D'ANTIOCHE. 



Dieu veuille octroyer la guérison de son âme 

Et la préserver de Tenfer, cette mauvaise demeure. 



IV 



Maintenant, seigneurs, écoutez ce que dit TÉcriture : 
Vous devez vous souvenir du Dieu qui vous a faits. 
Quand il vous eut créés, il vous mit dans un doux 

repos, 
Jamais vous n'eussiez eu de travail , si Adam n*eût 

péché. 
Dieu envoya son Fils sur la terre pour vous tirer de 

l'enfer; 
Puis il livra son corps qu'on attacha à la croix; 
Nul de'Pilate ni des Juifs qui ne lui fit injure ! 
Puis il nous aima tant qu'il nous donna son nom : 
Chrétien vient du nom de Christ. 
Puisque nous croyons qu'il a souffert la mort pour nous, 
Il serait juste que nous nous le rappelions ici. 
Que les chrétiens prissent la croix pour lui. 
Et qu'ils l'aillent venger du peuple de l'Antéchrist, 
Qui ne croit pas en lui, ne le sert ni ne lui obéit; 
Oui, autant qu'il le peut, méprise ses commandements, 
Pour ce, il serait bien juste de le confondre 
Et de les chasser de la terre, sans en laisser un seul; 
El Jésus rendrait à nos âmes une abondance de grâces. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Barons, écoutez un excellent couplet : 
Le siècle est très-félon, il veut nous tromper; 
Il n'y a plus de justice; nul ne voit la vérité; 
Il faut nous tenir en garde pour sauver nos âmes. 
Le diable est près de nous qui veut nous ensorceler. 
Nous devrions nous mieux méfier de ses ruses. 
Notre-Seigneur nous demande d'aller à Jérusalem 
Pour occire les païens et détruire ce peuple sans foi 
Qui ne veut pas croire en Dieu ni honorer ses ac^ 

tions. 
Ni suivre ses commandements. Mahomet, Tervagan 
Doivent être écrasés par nous. Nous devons fondre leurs 

images 
Et en offrir à Dieu la matière; 
Bâtir et réparer églises et moutiers; 
Et si bien les affranchir du tribut 
Qu'il n'y ait plus un païen qui ose le demander. 
Les bons barons de France ne voulurent tarder, 
Ils allèrent dans des pays inconnus , 
Et là ils devinrent sauvages pour sauver leurs âmes. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



VI 



Seigneurs, pour Tamour de Dieu, faites silence, écoutez- 
moi, 

Pour qu'en partant de ce monde vous entriez dans un 
meilleur. * 

Sitôt que Dieu fut pris par les Juifs, 

Tourmenté , navré et blessé par les clous et la lance , 

A sa droite un larron fut dressé. 

Dimas était le nom sous lequel il fut haptisé. 

Il crut bien en Dieu : qu'il en ait la récompense ! 

Quand il vit Jésus expirant , il commença à parler 

Comme un homme jugé à mort : 

« Roi , Fils de la Vierge , très-grande est ta clé- 
mence ; 

(( Sauve-moi avec toi , quand tu iras aux cieux. 

({ Tu devrais bien faire en sorte d'être vengé de ces 
méchants Juifs , 

({ Dont tu as reçu tant d'outrages 1 » 

VII 

Quand Notre Sire l'entendit , il se tourna vers lui : 

« Ami, dit-il, le peuple qui doit me venger 

« Avec des épieux acérés n'est pas encore né. Il viendra 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



« Détruire les païens incrédules qui ont toujours re- 
poussé ma loi. 

« La sainte chrétienté sera exaucée; ma terre conquise, 

« Mon pays délivré. D'aujourd'hui en mille ans 

« Ce peuple sera baptisé, enrôlé, et le saint sépulcre 
repris 

(( Et adoré. Ils me serviront comme si je les avais en- 
gendrés. 

« Ils seront tous mes fils. Je serai leur avocat ; 

« Au paradis céleste ils auront leur héritage. 

(( Et loi , sois aujourd'hui couronné avec moi. » 

VIII 

De l'autre côté, à gauche, était pendu un larron 
(Son nom de baptême était Gestas), 
Compagnon de celui qui croyait en Jésus, 
Il le voyait souffrir la passion , 
Les douleurs des clous et de la lance et de l'amer breuvage 
Que les traîtres Juifs lui avaient donné. 
Alors il dit une parole mécréante et malicieuse : 
« Compagnon, dit-il à Dimas, tu as une folle idée 
« De croire que celui-ci te doive aider dans ton besoin. 
« Il n'a pu sauver son corps; comment sauverait- il le tien? 
« D'aujourd'hui en mille ans, dit-il, nous aurons du 
secours. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 



« Quand le jour dont il a parlé sera venu , 
. (( Toi et tous ceux qui attendent ce don 
« Vous serez tous détruits. Vous n'aurez plus besoin de 

rançon. 
« Bien fol est celui qui attendra ce qu'il nous promet là.» 



IX 



Mais le larron qui croyait vraiment, parla ensuite : 

« Malheureux, qu'as-tu dit du Dieu tout-puissant? 

« Nous devons, moi et toi, souffrir ce douloureux tour- 
ment; 

(( Toujours nous avons volé et erré dans la mauvaise 
voie; 

(( Mais non pas le Seigneur du monde qui voit et gou- 
verne tout. 

« Celui qui croira bien en lui ne doit nullement craindre 

« De sentir jamais le poison de Tenfer empesté. 

({ — Ami, dit Notre-Seigneur, apprends en vérité, 

« Que d'outre-mer viendra un nouveau peuple 

« Pour venger la mort de son Père. 

« Il ne restera pas de païens, d'ici en Orient. 

« Les Francs délivreront toute cette terre. 

« Pour ceux qui seront pris ou tués dans cette entreprise, 

« Leur âme, au sortir du corps, ira dans notre royaume. 

« Et la tienne y entrera aujourd'hui par mon ordre 

1. 



10 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

(( Avec moi, et les âmes de tous ceux qui out cru en 
moi. )> 



Or, entendez Thistoire que nous tous avons promise : 
Le commencement sera celle de Tarmée de Pierre ; 
Il naquit au pays d'Amiens ; il y demeurait; 
Il fut aimé et inspira confiance dans le pays alentour ; 
Depuis que les saints Apôtres prêchèrent le monde, 
Il n'y eut un tel homme pour bien dire un sermon. 
Il monta sur un âne , prit Técharpe et le bourdon ; 
Il s'en fut droit à l'église de Saint-Pierre , 
Y pria dévotement , puis passa la mer à Barlette, 
Et arrivaà Jérusalem pour l'AnnonciationduFilsdeDieu. 
Quand il fut au sépulcre, prosterné en oraison, 
Il vit une chose dont il eut frisson au cœur : 
Ce lieu saint changé en écurie et autres lieux mépri- 
sables. 
Il vint trouver le Patriarche , et lui fit ces reproches : 
({ Ami, quel homme es-tu? Dis-moi quel est ton nom?* 
({ Toi qui laisses le sépulcre de Dieu dans un tel aban- 
don. » 
Le Patriarche lui répondit : «Mon frère, qu'y puis-je? 
« Nous sommes en ce pays sous le poids d'un tribut; 
« Nous y souffrons de grands maux pour sauver nos 
âmes; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 11 

(( Dis aux chrétiens que si nous n'avons leur secours 
« Bientôt le sépulcre sera entièrement perdu. » 
L'Hermite répondit : « Volpntiers, je leur dirai, n 

XI 

« Seigneur, dit THermite, si vous voulez me croire, 

({ Je vous dirai quel est mon projet : 

(( Les bons combattants de France , les chevaliers fa- 
meux, 

« Les ducs , les comtes , les princes , les possesseurs de 
fiefs, 

« Je les ferai venir ici avec les autres barons, 

« Si je croyais que ce fût selon la volonté de Dieu. » 

Le Patriarche répondit : «Ami, vous avez bien parlé. 

« Mais , s'il vous plaît , donnez-moi du répit pour au- 
jourd'hui. 

« Demain malin je vous dirai ce que j'en pense. » 

L'Hermite reprit : « Ce sera comme vous le commandez. » 

Dom Pierre s'en retourna au sépulcre. 

Quand il eut prié il s'endormit. 

Alors lui apparut la majesté de Dieu, 

Oui doucement l'appela : « Doux fils en charité , 

« Je vous sais gré de vos bons services. 

V Allez trouver le Patriarche. Demandez-lui mon sceau. 

« Retournez en France, d'où vous venez , bel ami. 



lî LA CHAKSO!! D'ANTIOCHE. 



« Vous direi à mon peuple que le temps est arrivé 

« Que la sainte chrétienté me vienne secourir. 

« Je les verrai volontiers : je les ai beaucoup désirés. 

ix Je veux. qu'Us soient sauvés des mains de Tennemi , 

<* Oui pour les enlacer a jeté ses filets. 

« Le Paradis est ouvert où tous seront couronnés. » 

Alors Pierre s'éveilla , et Dieu disparut. 

Il fut trouver le Patriarche, quand il eut réfléchi , 

Et lui dit ce qu'il a'vait songé : 

« Sire, dit le Patriarche, expliquez-moi votre songe. 

« — Volontiers, lui répond Pierre, vous allez le savoir. » 

Son entreprise obtint bientôt confiance. 

Il demanda et obtint sans peine le sceau du Seigneur. 

Puis le Patriarche l'a salué, lui et tous ses compagnons, 

XII 

Sire Pierre s'en retourna au sépulcre. 

Quand il a fait son oraison, il prend congé, 

El ce fut avec peine qu'il sortit du pays. 

Il passe la mer, arrive à Brindes, àRome, 

Il revient triste et irrité. Là il trouve le Pape 

Qui lui demande ce qu'il a pu faire. 

Pierre lui dit ce qu'il a entrepris ; 

Qu'il a vu le sépulcre , où Dieu fut enseveli , 

Changé en une étable pour chevaux, mulets et roussius. 



LA. CHANSON D'ANTIOCHE. 13 

Le Pape, à ces mots, fut très-dolent. 

« Pour Dieu, Seigneur, dit Pierre, secourez les infor- 
tunés 

« Que les Sarrasins ont chassés de Jérusalem. 

« Délivrez le sépulcre qu'ils ont brisé et bouleversé. » 

Le Pape répond : « Beau frère, doux ami, 

« Je suis très-désireux de votre projet. 

« Mon appui ne vous manquera pas tant que je vivrai. 

« Dites ce que vous voulez faire. Qu'ils soient honnis 

« Ceux qui ont tant outragé Dieu et ses saints ! » 

Pierre THermite reprend : « Envoyez à Paris , 

« Et mandez de France les princes , les marquis, 

« Qu'ils viennent venger Dieu ; car il leur a promis 

« Que qui mourra dans cette guerre 

« Prendra place près de lui. Donnez-moi la conduite 
de vos braves chevaliers , 

(( De tous ceux que vous pourrez avoir portant les 
casques bronzés , 

« Et de grand cœur j'irai venger Dieu. » 

Le Pape l'accorde, et de joie il sourit. 

Lors il assemble des hommes de tous les pays. 

Au nombre de soixante mille, disent les écrits du 
temps. 

Pierre les commande. Il en reçut la puissance , 

Et fut leur seigneur et maître, leur avoué et leur juge. 

En celte troupe de seigneurs fut Harpin le Hardi, 



14 LÀ CHANSON D'ANTIOCHE. 



Il était comte de Bourges et seigneur très-puissant, 
Mais au roi il vendit sa terre et son pays , 
N'ayant pas d'enfants de sa femme, ni fille ni fils ; 
Puis Richard de Gaumont et sire Jehan d*Alis , 
Baudoin de Beauvais, au fier visage; puis Eraoul, 
Son frère , qui fut si maltraité , 
Que le serpent mangea sur le mont Tigris. 
Baudoin le vengea avec son épée bien fourbie. 
Il y eut des prêtres, des clercs, des moines bénis; 
Il y eut peu de barons, mais des gens recueillis en masse. 
Le Pape les a marqués du signe de la croix et bénis ; 
« Seigneurs, je vous commande que chacun obéisse 
« A sire Pierre THermite , qui est votre chef et votre 

guide ; 
« Il vous mènera au peuple de TAntechrist. 
« Et j'enverrai en France un écrit où , de par Dieu , 
« Je manderai au roi de Saint-Denis 
(( Qu'il envoie au plus vite venger Dieu de ses ennemis.» 
Les braves acceptent , et prennent congé du Pape. 
Quand ils sont prêts, ils se mettent en route , 
Et Pierre le conduit, qui connaît le pays. 
Eh ! malheureux Pierre l'Hermite , pourquoi le fis-tu 

ainsi?... 
Ce fut grande folie que de ne pas attendre les Français, 
Car tes gens furent massacrés et ton armée détruite, 
Humiliée et emmenée au royaume des lutins I... 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 15 



XIII 

Pierre se met en route avec ses compagnies; 

Il a grande confiance dans le Fils de sainte Marie; 

Ils passent la Fouille, la Galabre, la terre de Romanie, 

Jusqu'à Gonstantinople ils ne tournèrent les rênes ni h 
droite ni à gauche; 

Ils passent le bras Saint-Georges dans des navires lé- 
gers, 

Le mont de Civetot qui s'élève jusqu'au ciel , 

Situé à plus d'une lieue et demie de Nicée; 

Et à force de cheminer ils ont aperçu cette ville. 

Ils crurent la prendre très-vite, mais n'y entrèrent 
pas; 

Au contraire, il leur fallut souffrir une douloureuse 
angoisse. 

Les Francs sont campés dans une prairie. 

Hélas! pourquoi notre armée s'y est-elle arrêtée? 

Elle n'en reviendra pas. Elle sera détruite. 

Car Corbaran ^ vient du royaume de Syrie 

Avec cent mille Turcs, de cette race païenne. 

Le Soudan de Perse l'avait envoyé à Soliman de Nicée, 

Qui lui devait par an quinze mulets de Syrie, 

1 SulUnd'AIep. 



16 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Tous chargés de besans et d*or d'Esclavonie ; 

Et vingt bêtes de somme chargées d'étoffes d'Almerie; 

Parce que cette année il n'avait pas payé le tribut à sa 

joyeuse Cour ^ 
Gorbaran descendit à Nicée la forte. 
La cité fourmille des gens qu'il amène. 
Dans les maisons, dans les palais, il héberge sa suite; 
Et lui descend à l'Ostel de Murgali. 

XIV 

Gorbaran descendit à TOstel de Murgali. 

Soliman lui fit cette nuit même de riches présens, 

Et le lendemain, à l'aube, quand le jour parut, 

Gorbaran d'Ohferne dit à ses émirs 

Qu'ils montent à cheval et sortent de la ville. 

Voici les Sarrasins montant tous à la fois en selle; 

On entend les trompettes, les cors d'airain sonnant ; 

Gorbaran sort par la porte des Sept-Dormans. 

Tous se sont arrêtés dans la vallée de Givetot. 

Des armes des païens la vallée est reluisante. 

Et Soliman de Nicée avec ses Turcs malfaisants 

Sort après eux, leur force est grande. 

Gent cinquante mille mécréants sont rassemblés. 

Nos gens courent un grand danger. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 17 



XV 



Le jour est beau et clair, la chaleur se fait sentir. 

Gorbaran d'Oliferne est dans la vallée, 

Là arrive Soliman sur sa mule bien caparaçonnée; 

Il salue Gorbaran et lui dit : 

« Sire, roi d'Olifeme, dites-moi vos pensées; 

« Vous êtes venu de loin me chercher dans mon pays, 

« Dites-moi pourquoi, ne me cachez rien. » 

Gorbaran lui répond sans hésiter : 

€ Le Soudan m'envoie te dire sa volonté. 

({ Il est courroucé contre toi, parce que tu as manqué 

« De te rendre à sa fête quand on Ta célébrée. 

« Présentement il te demande une ânesse chargée d'or 

fin. 
« Si tu ne la lui envoies, il a juré par sa tête 
« Qu'il te fera pendre par la bouche ouverte. 
« Mais la chose finira plus raisonnablement, 
{( Gar tu as une grande renommée, 
« Tu m'as bien servi sans difficulté, 
« Et tu en seras récompensé. » 
Quand Soliman l'entend, il s'incline profondément. 



18 LA CHANSON D'ANTiOCHE. 



XVI 

Près du mont de Civetot, dans une vallée unie, 

A portée de flèche de Nicée, 

Corbaran était descendu pour tenir sa cour de justice 

Contre Soliman qu'il devait juger. 

Il avait tout pouvoir après le Soudan, 

Il commandait cent mille Turcs. 

Et Soliman de Nicée, en rassemblant tous les siens. 

En comptait cinquante mille, parmi eux aucun homme 

à pied. 
Tous ont de bonnes armes et de bons destriers. 
Il avait fait droit à la demande de Corbaran pour Ta- 

paiser. 
Et pour le tribut de l'an lui faisait amener un sommier 
Tout chargé de besans, de lingots, de pierres fines. 
Et d'une boîte pleine de baume de baumier. 
Cependant voici un Turc qui crie : 
« Ah ! Soliman, sire, quel mortel embarras ! 
« Laissez là vos débats, vous pourriez trop tarder, 
n Les chrétiens ont mis votre terre en grande confusion. 
« De quelque part qu'ils se tournent, ils emportent les 

châteaux. » 
« Ils seront devant Nicée avant le coucher du soleil. »> 
Corbaran s'écria : « Armez-vous, chevaliers ! 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 19 

«Par Mahomet, mou Dieu, ils ne s*eu iront pas eu- 
tiers, 
« Vous les verrez ici même tués et taillés en pièces. » 

XVII 

Gorbaran d'Oliferae a fait sonner les cors, 

Il fait promptement armer ses Turcs. 

Et Soliman de Nicée prépare aussi ses gens; 

Contre la troupe de Pierre il en part vingt mille. 

Quand Harpin de Bourges les voit piquer des épe- 
rons. 

Il pique son coursier, le fait courir grand train, ^ 

Et Richard de Caumont lance le sien après lui, 

Baudoin de Beauvais pique pour mieux jouter, 

Et sire Jean d'Alis, et le baron Foulques 

Et Emoul de Beauvais qui fit de belles actions. 

Et les autres barons que Jésus daigne sauver! 

Aussi vite que leurs chevaux peuvent courir, ils se jet- 
tent sur les Turcs. 

Les païens tournent bride, ils se gardent de demeurer; 

Jusqu'au mont de Givetot ils ne voulurent s'arrêter. 

Les Français les poursuivent avec fureur. 

Eh ! Dieu ! quel mauvais jour il leur fallut endurer I 

Jamais de telle défaite aucun homme n'entendit parler. 



20 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XVIII 

Les Turcs fuient, les Francs les poursuivent; 
Au delà de Nicée dans un vallon où ils s^engagent 
Dans les gorges du mont Givetot aux cimes escarpées. 
Là leur vint par derrière la troupe de Soliman. 
Corbaran d'Oliferne les prend par devant, 
Il y avait tant de Turcs que sans mensonge je dis 
Que les versants de la montagne en étaient couverts. 
Là commence le combat douloureux et violent 
Qui fit pleurer tant de mères sur la perte de leurs en- 
fants. 
Baudoin de Beauvais laisse courir son cheval gris-de- 
fer. 
Il va frapper Clarion sur son écu, par devant, 
Au milieu du cœur il lui plante son épieu 
Et l'abat mort de son cheval ; il roule au bas de la pente 

du rocher. 
Richard de Gaumont donne la mort à Roboam 
Et sire Jean d'Alis va tuer Estorgant, 
Ernoul de Beauvais et Foulques de Meulan 
Tuent beaucoup de Turcs et le roi Escorfant. 
Ghacun de nos barons va mettre à mort un ennemi. 
Les Turcs, de leur côté, les détruisent avec leurs arcs de 
corne. 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 21 

La pluie qui descend des nuages n'est pas plus épaisse 
Que les flèches lancées sur nos chrétiens. 
Voici Pierre THermite et sa troupe accourant, 
Ils se jettent sur les Turcs à coups de haches et de cou- 
teaux. 
Les Français les voient et se réjouissent; 
Les païens ont plié, ils commencent à fuir, 
Jusqu'au sommet du Givetot ils ne s'arrêtent pas; 
Lorsqu'ils l'ont atteint, ils sont garantis. 
Ceci fut une ruse des scélérats mécréants. 
Le jour est passé, la nuit vient approchant, 
Les chrétiens campent dans la vallée. 

XIX 

La nuit fut belle et claire, et la lune sereine, 

Nos guerriers sont campés dans la vallée. 

Jusqu'au lendema,in, au clair de l'aube. 

Que Corbaran reprend ses armes et ses chevaliers 
aussi. 

Soliman de Nicée avec sa grande compagnie en fait au- 
tant; 

Notre armée sera assaillie de grand matin. 

Elle s'était trop rassurée, c'était une folie. 

Butors et Glarifaux, que Dieu les maudisse! 

Appellent Soliman à grands cris : 



22 LA CHANSON D*ANTIOCHB. 

t( Regardez dans ce Talion ce camp immendêé 

(( S'ils le peuvent, ils détruiront notre terre et hotte 
ville. » 

Soliman répond : « Jamais elle ne sera envahie. 

« — Vrai ! dit Gorbaran, par ma barbe fleurie, 

« Je les emmènerai prisonniers au royaume de Perse^ 

(( Notre terre déserte en sera repeuplée* » 

Les Turcs attendent que la messe soit commencée dans 
le camp. 

Car c'était un dimanche qu'eut lieu cette surprise. 

On entendit à la fois sonner mille trompettes; 

Les chrétiens et les païens acclament leur bannière; 

Les Sarrasins sont les plus forts; ils ont plus de cheva- 
liers. 

Ils tombent sur nos chrétiens qu'ils détestent. 

Le prêtre était déjà à la moitié de la messe, 

Il entendit les Turcs qui ne croient pas en Dieu, 

Par derrière son dos il vit nos gens s'éloigner. 

Il ne restait à l'autel que lui et Dieu qu'il sacrifie. 

Dans ses mains il tient le caHce, il a saisi l'hostie^ 

Il offre Jésus, le Fils de sainte Marie : 

« Seigneur Dieu, dit-il. Sire qui gouvernez le monde, 

« Vrai Roi de gloire, Trinité bénie, 

«Achevez aujourd'hui pour moi votre saint gacri- 
fice; 

« Je ne puis l'achever, je vois la mort approcher, ti 



LA CHANSON D'aNTIOCHE. 33 

Au même instant Soliman de Nubie 

Lui coupe la tête du tranchant de son épée ^* 



XX 



En chantant la messô le prêtre fut occis. 

Or écoutez la merveille que fit là Jésus-Christ : 

Le corps ne tomba par terre que lorsque le service fut fini. 

Saladin le voit : peu s'en faut qu'il n'enrage. 

« Sire, dit-il j par Mahomet ^ mon Dieu 1 ce coup te portera 

malheur; 
(c Car c'était un prêtre de Dieu dans ses habits sacrés. 
« Quand on apprendra ce coup dans la terre de France, 
« Les gens en seront émus, les hardis barons 
« Se lèveront, et par eux vous perdrez vos terres, vos 

châteaux et vos cités. 
« Par Mahomet ! vous-mêmes en serez occis. » 
A ces mots Soliman se mit à rire ; 
Mais depuis vint un jour où il en fut puni. 

. XXI 

Au mont de Civetot le combat fut terrible^ 
Le prêtre à la messe fut tué par l'épée. 

« Le Père Dupuy, dans son livre intitulé î VEstat de VEsglise 



34 Là chanson D'ANTIOCHE. 

Soliman de Nicée lui trancha la tête, 

Jésus le Rédempteur en fut irrité. 

Quand nos barons le surent, ils en furent dolents, 

Ils s'évertuent à tuer les Turcs; 

Chacun de nos barons crie à haute voix : 

« Saint Sépulcre, aide ! Chevaliers, en avant I » 

Au milieu des païens ils se jettent , en tuent un si 

grand nombre. 
Qu'un ruisseau de sang et de cervelle s'en va courant, 
Mais la force de la gent mécréante est telle 
Qu'avec leurs arcs turcs ils accablent nos Français. 

XXII 

Au mont de Givetot il y eut un grand carnage, 

La bataille dura jusqu'au coucher du soleil. 

Soliman sonna un timbre de cuivre; 

Les Persans et les Esclavons se retirent. 

Corbaran d'Oliferne leur parle ainsi : 

« Barons, francs Sarrasins, nous devons aimer Mahomet, 

(» Qui nous a fait trouver ici les serviteurs de Jésus. 

« Demain ils seront tous pris et menés en prison, 

« A chacun de vous j'en livrerai cinq ou six. » 

du Périgordy page 25, nomme ce prêtre Reynald de Thîvîera, 
évoque de Périgueux, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 25 

Ils répondent : « Cela nous semble juste. » 

Les Français sont réunis dans la vallée au-dessus du 
mont. 

Richard de Caumont les appelle ; et leur dit : 

« Seigneurs, mes compagnons, je ne vous le cache pas, 

« Nous avons affaire ici à trop de païens. 

(« Je le sais bien, j'en suis sûr, nous ne pouvons échap- 
per. 

« Mais avant de mourir vendons-nous chèrement. » 

L'évêque de Forais leur fait ce sermon : 

(c Seigneur, francs chrétiens soyons bien unis. 

« Celui qui mourra ici pour Dieu aura le pardon pour 
son âme, 

(( Le Seigneur lui donnera dans le ciel entière guérison. 

« Que chacun se prosterae, et se mette en prières. » 

Ils le font aussitôt, ils se mettent à genoux. 

Ils invoquent le Seigneur avec une grande ferveur. 

L'évêque de Forais leur donne sa bénédiction. 

Ils se relèvent alors plus fiers que des lions 

Et méprisant parfaitement la mort. 

La nuit, ces nobles barons la passèrent dans la vallée. 

Et le lendemain, quand ils aperçurent Tétendard du 
jour. 

Les païens les attaquent de nouveau en hâte; 

Ils les percent de flèches en jetant des huées. 

Les Français se défendent comme de nobles barons : 

2 



26 LA CHANSOIC D'ANTIOCHE. 

Pour ceux qu'ils atteignent, il n'y a pas de rançoû, 
Ils leur tranchent la tête au-dessous du menton 
Et couvrent le sable de sang et de cervelle. 

XXIII 

La bataille fut longue. Elle dura jusqu'à none, 

De morts et de blessés la terre fut ensanglantée. 

Soliman prit un cor et sonna la retraite, 

Sur le sommet du Civetot il assembla les païens; 

Puis il appela Corbaran, et lui dit : 

« Voyez tous ceschétifs, nul d'eux n'échappera! 

« Il y a deux jours qu'aucun d'eux n'a mangé, 

« Mangeons devant eux, Amédelis nous gardera; 

« Quand ils nous verront manger, ils seront affamés. 

« Seigneur , dit Soliman , ce sera comme il vous 

plaira. » 
A la cime de Civetot Corbaran dîna 
Avec Soliman de Nicée et sa suite, 
Amédelis fit la garde avec trente mille Turcs. 
Les Francs le voient manger, chacun lui porte envie. 
D'angoisse et de faim plusieurs se pâmèrent, 
L'évêque de Forais en pleura de pitié. 
Quand ils eurent bien mangé, chacun remonta à chô- 

val, 
Et Corbaran descendit du mont Civetot 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 27 

Avec soixante mille Turcs ; au premier assaut il crut 

vaincre nos chrétiens, 
Mais avant qu'ils se rendent Corbaran le payera cher. 
Sire Richard de Caumont s'avance un peu, 
Il lance son cheval vers Corbaran, lui donne un grand 

coup; 
Il lui a tranché le heaume et démaillé la coiffe, 
Et durement blessé la tête du côté gauche. 
Il l'aurait pourfendu, mais son épée tourna; 
Corbaran chancelle; il s'en fallut peu qu'il ne tom- 
bât. 
Sire Richard de Caumont retourna vers nos gens. 
Chacun de nos barons s'approche de la montagne, 
Ils se défendent fièrement, mais cela ne leur servira de 

rien. 
Corbaran fut blessé, Soliman l'emporta 
Sur le Civetot, où il le confia à un médecin 
Qui prit un baume et le fit revenir à la vie. 
Corbaran, s'écria à haute voix: 
(( Par Mahomet I mon Dieu, celui qui se ménagera 
« Sera déshérité et perdra mon amitié. » 
Quand les Sarrasins l'entendent, chacun se ranime, 
Ds sonnèrent de la trompette avec un tel bruit, que la 

vallée en trembla. 
Ce ne fut pas merveille si notre armée s'épouvanta. 
L'évoque de Forais les reconforta pas ces mots : 



28 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



«Barons, voici Theure de bien faire! car celui qui 

mourra ici 
« Le Seigneur dans sa gloire couronnera sa tête. » 
Alors nos barons se retrouvent pleins de hardiesse, 
Ils commencent le carnage, ils jonchent la vallée de 

morts et de blessés. 
La bataille fut longue, elle dura jusqu'à l'heure de 

vêpres. 
Mais sur nos chrétiens le malheur tomba rudement, 
De soixante mille il n'en échappa point la moitié . 

XXIV 

La nuit est venue, le jour est passé. 

Nos guerriers meurent de faim; Dieu I quel malheur les 
accable ! 

La nuit est revenue, et le jour est passé. 

Dessous le Civetot la vallée est grande et large; 

Là il y eut trente mille de nos chrétiens décollés. 

Car il n'y en eut pas un seul qui n'eut le chef coupé, 

Baudoin a rassemblé le reste prés de la montagne, 

L'évéque de Forais leur a parlé ainsi: 

« Barons, pour l'amour de Dieu, écoutez-moi un ins- 
tant. 

c( Si vous êtes de cet avis, rendez-vous ce matin. 

« (Si vous ne le faites, vous serez tous tués). 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 29 



« Chacun de vous peut-être emmené prisonnier dans 

des lieux, 
« D'où, si Dieu y veut aider, vous serez délivrés, 
ce Que Pierre se sauve, car il connaît le pays, 
« Qu'il retourne en France et conte cette nouvelle 
« Aux rois, aux princes, et aux seigneurs. » 
Les barons répondirent: « Nous y consentons. » 
Or, écoutez ce que THermite leur a dit: 
« Barons, pour Tamour de Dieu, écoutez-moi : 
« Je ne peux plus vous conduire ; j'en suis déses- 
péré. 
« Je vous recommande au roi de gloire I 
« Ah! Pierre, doux ami, ne nous oubliez pas î » 
Après minuit Pierre est parti ! 
Sur le penchant du Civetot Pierre a passé. 
Il a traversé Tarmée des païens, 
Il paraissait un Sarrasin par le visage , 
Car il l'avait noirci et teint avec le suc d'une herbe. 
Et il était savant dans la langue sarrasine. 
Ici nous le laisserons, il est en bon chemin. 
Je raconterai les malheurs de notre armée, 
Jamais il n'y eut d'homme né de la femme 
Qui n'en prît pitié en entendant leurs douleurs. 
La nuit a fini son cours, le jour est levé, 
Les Sarrasins ont sonné leurs cors, 
Corbaran est descendu de la montagne 

2. 



30 LA CHANSON D'ANTIOCUE. 

Avec cent mille Turcs sur leurs chevaux armés, 
Au val du Civetot les voici arrêtés. 

XXV 

Au val de Civetot les païens sont assemblés, 

Corbaran leur a à tous commandé 

Qu'aucun ne bouge avant qu'il ait parlé aux Fran- 
çais. 

Il pique son cheval, il Téperonne, et emmène Soliman 
avec lui. 

Baudoin et Richard vont à leur rencontre; 

Et le fier Harpin de Bourges les accompagne. 

Quand Corbaran les voit il appelle Amédelis : 

« Ya, demande à ces malheureux quel est leur projet, 

(( Ils peuvent venir me parler en toute sûreté. » 

Amédelis s'avance, il appelle Richard : 
« Français, puis-je te parler avec sécurité? 
« Oui, dit Richard, ce serait mal d'en douter. * 
« Seigneur, dit Amédelis, je ne vous cacherai rien , ^ 
« Corbaran d'Olifeme vous fait dire par moi, 
« Que si vous voulez vous rendre à discrétion, 
c( Il vous emmènera au royaume de Perse, 
« Si vous voulez croire en Mahomet, bien vous en ad- 
viendra ; 
« Chacun aura un royaume, et de grandes terres; 



Là chanson D'ANTIOCHE. 31 

« Et si vous refusez, vous êtes tous perdus. » 
Richard de Caumont dit ; « Ceci ne peut être accepté 

par nous. 
« Chacun de nous voudrait avoir le chef coupé, 
(( Plutôt que de renier la sainte chrétienté, 
« Mais nous nous rendons à sa merci, 
« Pourvu que nous ne soyons ni tués ni maltraités. » 
Amédelis s'en retourne et rend compte de son mes- 
sage. 
Quand Corbaran Tentend, il éclate de rire 
Et dit à Soliman : « La lutte est terminée, 
« Les Francs sont déconfits, la faim les a réduits. » 
Corbaran a crié cet ordre : « Malheur à qui touchera 
« Un Français ! » Donc nos gens furent désarmés, 
Après quoi ils eurent en abondance à manger et à 

boire. 
Puis ils furent enchaînés deux à deux. 
Les poings liés étroitement derrière le dos. 
Us invoquent Dieu et sa sainte majesté : 
« Seigneur Père, disent-ils, ayez pitié de nous! » 

XXVI 

Au mont de Civetot, notre armée fut défaite. 
Plus de trente mille hommes y perdirent la vie. 
Corbaran fit lier le reste^ et Tenvoya en terre païenne; 



32 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Cinquante furent conduits au Soudan de Perse, 

Trois cents au roi AJiraham; le roi Corbadas ne fut pas 

oublié, 
Cent captifs lui furent envoyés, chacun d'eux pleure et 

crie. 
Corbaran en retient trois cents à sa suite, 
Parmi ceux-ci, furent Richard au fier visage, 
Baudoin de Beauvais, aimé de Jésus; 
Harpin de Bourges, Jehan d*Alis, chevalier sans peur. 
Et Foucher de Meulan, et Richard de Pavie; 
L'évêque de Forais qui est de grande naissance, 
Et Tabbé de Fécamp et les autres prêtres. 
Ah! Dieu I là vous auriez vu dolente compagnie ! 

XXVII 

Nos gens ont quitté la montagne de Civetot , 

Celui qui voit emmener son frère, son oncle, ou son 

ami, 
Sans qu'on Femmène aussi, a le cœur désolé. 
Quinze mille voix s'écrient à la fois : 
« Ah ! seigneur Corbaran, ayez de nous merci ! 
« Laissez-nous aller avec eux, et gardez-en d'autres. 
« Changez nous contre eux, pour Dieu faites ainsi! » 
Corbaran le leur accorde; chacun fut emmené avec 

celui qu'il a choisi. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 33 



Dieu! que de peines chacun y a souffertes! 
Oue de misères pendant plus d'un an accompli ! 

XXVIII 

Gorbaran prit congé, s'en alla dans son pays, 
Emmena avec lui nos gens enchaînés, 
Ils passèrent les collines, les montagnes, les vallées. 
Le roi chevauche tant, soir et matin. 
Qu'il arrive à Oliferne après mainte journée. 
La vieille Calabre, sa mère, vint à sa rencontre; 
Elle était très-savante dans la loi païenne, 
Elle vint au-devant du roi, joyeuse et les bras ten- 
dus. 
« Beau fils, dit la vieille, écoute ma pensée : 
« Tu m'amènes des gens qui te donneront du souci, 
« Avant que ma fin soit arrivée. 
« Mais je ne sais quand ce sera. » 
Gorbaran entend sa mère, il incline la tète. 
Et descend promptement de sa mule caparaçonnée. 

XXIX 

Il commande qu'on mette les captifs dans sa prison, 
Excepté Richard de Gaumont, sire Jehan d'Alis, 
Harpin de Bourges, le preux et hardi chevalier. 



34 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Baudoin de Beauvais et Foucher de Meulan, chçvalier 

de prix. 
Ceux-là sont retenus dans le palais de Corbaran , 
Chacun d'eux porte des chaînes, et doit porter chaque 

jour 
Des pierres aux murailles enduites de bitume, 
D'autres traînent tous les jours la charrue comme des 

chevaux de peine. 
Ainsi se pa"?a un an et quinze jours, 
Jusqu'à ce qu'il plût à Dieu, seigneur du paradis, 
Que Richard de Caumont tua les deux Turcs, 
Et que ses compagnons furent par là délivrés. 
Nous les laisserons là , Dieu leur soit en aide I 
Nous parlerons de Pierre qui s'est enfui. 
Il a tant traversé de collines, de montagnes et de terres 

incultes. 
Qu'il est arrivé au bras Saint-Georges, où il s'est em- 
barqué. 

XXX 

Pierre s'en va, fuyant tout seul, sans compagnons. 

Jusqu'à Rome il n'épargna pas les éperons. 

Et raconta au Pape le désastre de son armée : 

« Ses hommes sont déconfits, nous avons tout perdu, 

« Nous avons trouvé des Persans, des Sarrasins félons, 

« Qui ont tué nos hommes, les ont jetés en prison, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 35 

(( Et menés en Syrie en grande misère. 

« Seigneur, pour Tamour de Dieu , ayeî5-*en compaô-^ 

sion. » 
Le Pape dit: « Je ne vous manquerai pas, 
(( S'il plaît à Dieu et à ses Saints, nous retrouverons nos 

hommes. 
« Vous irez en France, tandis que nous demeurerons 

ici, 
« Vous porterez mes lettres afin que tous soient avertis, 
« Rois, ducs, comtes, chacun par leur nom, 
« Français et Poitevins, Flamands et Bourguignons 
« Et tous ceux qui croient en Dieu et invoquent son 

saint nom. 
(( Assemhlez un concile et nous vous y suivrons. 
« Que tous viennent venger Jésus des Sarrasins, 
« Oui Font insulté et qui retiennent les nôtres prison- 
niers. » 
Il a écrit ses lettres, et scellées d'une huile de plomb 
Il les envoie par Pierre en maint pays; 
Il lui a hien recommandé de prêcher , 
De donner les croix et de distribuer les pardons. 

XXXI 

Sire Pierre THermite est parti de Rome ; 
n monte un grand âne bien caparaçonné, 



36 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

II a avec lui cinquante compagnons, 

II a traversé la Lombardie et porte avec lui le sceau du 

Pape. 
Partout où il passe, il prêche le peuple. 
Quand on entend raconter les faits des païens. 
Qu'à la sainte messe le prêtre a été tué, 
Chacun a mené grand deuil, chacun s*est courroucé; 
Et les gens qui Tentendent en pleurent de pitié. 
En huit jours Pierre a bien donné cent mille croix. 
Puis il les a quittés, a traversé la Lombardie, 
A passé les montagnes, en Berry, en Auvergne a un 

peu séjourné. 
Là il a fait croiser les habitants de ces contrées 
Et les a tous recommandés au Dieu de gloire. 
Pierre a tant cheminé par les routes ferrées, 
Qu'il est arrivé à Paris, la riche cité; 
Là se trouvait la fleur des barons de France. 
Sire Pierre s'est écrié à haute voix : 
« Ahl riche roi de France, ayez compassion 
(i Du vrai sépulcre où Dieu fut déposé, 
« Qui est si vilainement traité par les païens. 
« Ils en font des étables, c'est une grande vilenie. » 
Le comte Hugues l'entend, il en est révolté. 
Le bon roi Philippe s'est levé en pied, 
Et dit à Pierre : «Est-il donc vrai 
« Que les païens ont défait et massacré nos chrétiens? 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 37 

(( Il y avçiit là tant de fiers clievaliers I 

« — Sire, répond Pierre, par le Dieu de majesté, 

(( Il n*y a baron ni prince à ma connaissance 

« Qui n*ait été tué ou blessé par les païens. 

« Trente mille au moins ont été pris et emmenés. 

(( Maintenant le Pape vous mande de les secourir, 

« Et de délivrer le vrai saint sépulcre. 

« Celui qui mourra pour Dieu sera couronné ; 

« Au ciel, avec les anges, son trône est préparé. 

(( — Ah ! Dieu ! dit le roi, sois-en adoré ! » 

Puis il dit au comte Hugues : « Beau-frère, vous irez. » 

XXXII 

(( Sire, dit Pierre l'Hermite, bon roi de France, écoutez-r 

moi; 
(( Je suis Pierre THermite qui a fait ce voyage 
« Pour venger le Seigneur de la honte douloureuse 
(( Qu'ils lui ont faite dans cette terre sauvage. 
« Ils ont pris Jérusalem, j'ai voulu la réclamer, 
« Il eu est résulté un grand dommage; 
« J'ai vu mourir les uns devant moi sur l'herbe, 
« Et les autres emmener de force, en captivité. 
(( Tout seul, j'ai fui par les champs et les bois, 
« Tant que je vins à Rome, plein de deuil et de rage, 
« Je coûtai mes pertes et mes chagrins au Pape, 

3 



38 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Il envoie des lettres à vous et à vos vassaux, 
« Il vous prie et commande , par votre nom de chré- 
tiens, 
(( Que vous envoyiez tous ceux qui vous ont fait hom- 
mage, 
« Et tous ceux qui sont vos vassaux ; 
« Comtes, ducs et princes, et ceux de votre noblesse. 
« Quand ils seront assemblés avec leur suite, 
« Le Pape lui-même viendra vous présider, 
(( Il parlera le premier, et dira son dessein , 
« Et pardonnera à tous ceux qui feront le voyage 
« Les péchés qu'ils ont faits depuis leur enfance. » 
Le roi de France répond : « Je tiens ce conseil pour 

sage; 
« Je le loue, et je veux qu'on le suive. » 

XXXIII 

Le roi mande à ses hommes par lettres scellées. 
Princes, ducs et comtes, et prévôts de château. 
Ses amis, ses parents et ses conseillers , 
Qu'ils se gardent d'être retenus par excuses ou mala- 
dies. 
Et qu'ils viennent accompagnés de tous leurs vassaux, 
Le jour fut fixé prochain, à un de ses châteaux; 
C'est Clermont en Auvergne, qui est plantureux et riant. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 39 

Le Pape de Rome se prépara rapidement, 

Et sortit de la cité avec douze cardinaux ; 

H prit ses gîtes deville en ville, 

Mais il ne s'arrêta guère et passa monts et villages. 

Il traversa la Lombardie, parcourut les chemins royaux, 

Tant qu'il entra en France, dont il fut joyeux et fier. 

Il se dirige alors vers Glermont, par monts et par vaux 

Tant qu'il aperçoit le château. Il dit à son sénéchal 

Qu'il aille en la cité voir les principales maisons 

Et veille à ce que son train soit riche et brillant. 

La ville vint à sa rencontre, ainsi que tous ceux des 

villages. 
Aux degrés du château ils descendent de cheval. 
Ils montent aux plus belles salles. 
Le roi de France y vint le recevoir avec sa suite. 
Les évéques, archevêques, les moines de communau- 
tés; 
H n'est resté en France ni vieillards ni jouvenceaux. 
Hugues le Grand, le preux et loyal chevalier, 
Robert, comte de Flandre, Robert du Mans, 
Raymond de Saint-Gilles, Etienne de Blois, 
Godefroy de Bouillon, Eustache le damoiseau. 
Et Baudoin, son frère, qui est encore imberbe , 
Guillaume le Charpentier y fut aussi, et Tévéque du 

Puy , l'un des plus puissants ; 
Les autres ne se peuvent nombrer. 



40 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Ils avaient fait venir en abondance la nourriture pour 

leurs chevaux. 
Toute cette nuit se passa en joie. 
Le Pape se lève et tous ses cardinaux, 
Le roi, les comtes, chacun sort de son ostellerie, 
Et se rend au moustier; le service y fut solennel ; 
Le Pape lui-même chanta la messe. 
Et quand il eut ôté ses ornements on sortit de la ville; 
Car il y avait tant de gens, des grands et des petits, 
Qu'ils n'auraient pu entendre la prédication. 
Les preux et les gens alertes sont sortis de la cité, 
Le Pape sort le premier devant eux; 
Et tous le suivent, jeunes et vieux. 

XXXIV 

Seigneur, faites silence ! que Dieu vous bénisse ! 
Ce fut un jour de mai, alors que chaque oiseau crie, 
Que le rossignol chante, et le merle, et la pie. 
Et que Talouette s'envole, remplissant Tair de son chant 

agréable, 
Que le bois est feuille, et la prairie verdoyante. 
A Clermont en Auvergne les chevaliers sont rassemblés. 
De France, d'Angleterre, de Normandie, 
Les princes, les ducs, les comtes, chacun avec sa suite. 
Quand le Pape de Rome eut fini la messe, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 41 

Il sortit de la ville, vint dans la prairie; 

Tous se sont assis sur l'herbe nouvelle. 

Le prélat se lève en pied, et les sermonne ainsi : 

« Seigneurs, pour Dieu, souffrez que je vous dise 

(( Ce que je suis venu chercher ici, et ce que je vous 

demande. 
« Mille et nonante-c inq ans sont passés depuis que 

Marie 
(( Engendra Jésus-Christ, en restant toujours vierge. 
(( Puis la Dame enfanta, sans peine et sans douleurs. 
(( Après cela Jésus passa plus de trente-deux ans dans 

ce monde 
« Avec ses disciples, jusqu'à ce qu'il vint à Jérusalem, 

à Pâques fleuries. 
« Le soir Judas le livra par félonie 
« Aux Juifs cruels, que Dieu les maudisse ! 
« Ceux-ci le battirent à coups de poings et de fouets, 
« Puis ils le crucifièrent au mont Calvaire; 
« Son corps fut couché dans un sépulcre, 
« Là il reposa mort, puis il reprit vie; 
« Puis il monta au ciel à la vue de ses apôtres. 
« Il nous avait laissé sa croix et son sépulcre; 
« Mais la détestable engeance a pris Jérusalem. 
« Dans le couvent il n'y a ni autel, ni grotte bénie, 
« Que leurs chevaux n'aient salie et remplie d'ordures. 
« Cette race maudite en a fait des étables. 



42 LA. CHA.NSON D'ANTIOCHE. 

« Elle tient le sépulcre et la croix en sa puissance. 

« Ces reliques ne sont ni honorées, ni louées, ni ser- 
vies. 

« Seigneurs, je vous prie, pour Dieu et pour sainte 
Marie, 

« Que vous ayez pitié de cette terre abandonnée. 

« Prenez tous la Croix! que la Vierge Marie 

« Vous soit secourable en l'autre monde, 

(( Et vous donne en celui-ci honneurs et beaux ma- 
noirs! » 

XXXV 

u Seigneurs, dit le Pape, entendez mon sermon : 

« Je suis votre père en Dieu , comme nous le croyons , 

(i Et je ne dois vous dire que de bonnes paroles. 

« Nous avons perdu la terre de promission 

(( Que Dieu donna à tous ceux (pii étaient captifs 

« En la terre d'Egypte, sous le roi Pharaon. 

« Il les délivra de la captivité 

(( Par la main de Moïse et de sou frère Aaron. 

u II leur livra Jérusalem et la terre environnante; 

(• Depuis, ils l'ont toujours eue en leur puissance. 

« Dieu y subit pour nous une sentence de mort, 

« Quand Judas, son disciple, le trahit, 

« Sur la croix ces félons criminels l'attachèrent ; 

« Notre Père souffrit tout cela pour notre salut, 



LA. CHANSON D'ÀNTIOCHE. 43 

« Et pour délivrer nos âmes de la maison infernale, 

.(( Où nous étions tous condamnés à habiter sans ran- 
çon. 

(( Cette terre est perdue ; les fils de Mahomet l'ont prise ; 

« Elle est habitée par les Persans et les Esclàvons. 

« Jamais elle ne sera nôtre , *si nous n'allons la re- 
prendre. 

(( Seigneurs, souvenez-vous à cette heure, des maux 

(( Que souffrit notre Dieu pour nous racheter. 

(( Que chacun prenne la croix, la ceinture et le bour- 
don, 

«* Qu'il aille venger Jésus de ces mépris; 

(( Levez-vous un peu, tombez à genoux, 

(1 Frappez votre poitrine, par grande affliction 

<i Des péchés que vous avez faits, au mépris de la loi, 

« Et je vous donnerai le pardon au nom dç Jésus- 
Christ. )) , 

Tous s'agenouillèrent, sans hésiter, ni contester, ni 
disputer, 

Tous ils s'avouèrent coupables, puis ils attendirent 
l'absolution. 

Le Pape debout, lui seul, commença àparler et dit cette 
prière ; 

« Beau Sire, Dieu de gloire, qui souffrit passion, 

« Et qui ress.uscita saint Lazare de la mort, 

(( Si c'est vrai comme nous le croyons. 



44 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Dieu, vrai Père ! gardez de mauvaise volonté, 

(( Ceux qui sont prosternés pour vous demander par- 
don! 

(( Détournez les péchés dont ils sont coupables envers 
vous; 

« Pardonnez-leur, beau Sire ! Je les absous en votre 
nom, 

« Qu'ils soient quittes de leurs maux, les mauvais et les 
bons ! » 

XXXVI 

Le roi de France s'est levé en pied le premier, 

Il dit au Pape : « Sire, pour Dieu, écoutez ; 

« Je suis un homme ancien, vieux, fatigué et souffrant, 

«Je ne pourrais être croisé, 

({ Mon frère ira; Hugues, qui est un chevalier estimé, 

« Je lui donne et octroie tous mes pouvoirs ; 

(( Qu'il fasse joyeusement ce voyage pour mes péchés. » 

Quand Hugues l'entend, il est joyeux et fier; 

Pour remercier son frère, il lui baisse les genoux et les 

pieds. 
Il prend la croix, et cent autres après lui. 
Les princes, ducs et comtes, ceux qui reçoivent 
La croix les premiers sont grandement joyeux. 
La presse fut grande, la foule est épaisse; 
Il y en a près de deux cent^mille jurant par leur tête 



LÀ CHANSON D'ÀNTIOCHE. 45 



Que si Jésus les laisse naviguer outre-mer, 
Chacun s'efforcera de détruire le règne de Mahomet. 

XXXVII 

Le comte Hugues appelle le roi, et le remercie 

Du don et de l'honneur et de la courtoisie 

Qu'il lui a faits en ce jour ; il dit que sans faute 

Il ira au sépulcre où Dieu fut mort et vivant : 

« Si l'on voulait m'en empêcher, j'irais malgré tout. 

(( Puisque vous me chargez de vos chevaliers, ayez soin 

« Que par eux l'armée du Seigneur soit renforcée. » 

Le roi lui en fit la promesse avec joie. 

Ah ! Dieu ! qu'il y eut alors de croix données ! 

Sur les capes et les manteaux qu'il y en eut d'attachées! 

La plus grande partie des guerriers français veut partir, 

Ceux qui ne furent pas au concile en ont appris la 

nouvelle. 
Et ils ne tardent guère à se croiser avec les premiers. 
Le comte Robert de Flandre se sépare de l'assemblée, 
Il est venu à Arras, vers Clémence sa mie. 
Tout doucement il lui dit à l'oreille : 
« Dame, j'ai pris la croix, qu'il ne vous en déplaise, 
« Je viens pour prendre congé de vous ; j'irai en Syrie 
(( Délivrer le sépulcre des mains des païens. » 
Quand la comtesse l'entend, elle a rougi: 

3. 



4a LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

(( Sire, dit la dame, pour moi u'y alleis pas; 

« Vous ave» deux beaux garçou», que Dieu les bénisse I 

€ Ils ont grand besoin de vous et de vos conseils. » 

Quand le comte Tentend, il la baise tendrement : 

« Dame, lui dit-il, tenez , je vous promets que sitôt 

(( Que j'aurai déposé mon offrande au sépulcre, 

c( Que je Taurai baisé et fait mon oraison, 

« Dans les quinze jours suivants je vous affirme sans 

tromperie 
« Que je me mettrai en route pour revenir, si Dieu me 

donne vie. » 
La dame tend sa main, le comte lui en donne sa foi ; 
Tous deux ont la face mouillée de larmes, 
Godefroy de Bouillon a attaché la croix, 
Baudoin, Eustacbe et les autres barons flamands 
Se croisent à force. Que Dieu leur soit en aide! 

XXXVIII 

A Clermonten Auvergne, le rassemblement fut grand ; 

Eh ! Dieu ! là il y eut maints ducs, princes et barons, 

Le Pape Urbain leur conte ses sermons. 

Il dit : « Francs chrétiens, pour Dieu et pour son nom 

« Secourez le sépulcre qui est en captivité. 

« A ceux qui y mourront le pardon sera grand, 

« Car devant le Dieu de gloire sera leur récompense.» 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 47 

Le comte Hugues se lève, et Raymond de Saint-Gilles ; 

Godefroy de Bouillon et Robert le Frison, 

Et Tévêque du Puy qui parla ainsi : 

« Seigneur, il est bien juste que nous réglions cette 

armée, 
« Que Tun ne fasse à l'autre ni tort ni trahison, 
« Et que si quelqu'un le faisait, que ses compagnons l'en 

reprennent, 
« Sans mauvaise dispute; et pour nulle offense 
« Nous ne nous battrons entre nous. » 
Le peuple s'écria : « Nous ferons comme vous le dites : 
ft L'un doit aider l'autre, c'est juste et raisonnable. » 
Maintenant ils vont aller venger Dieu avec grand zèle. 

XXXIX 

A Clermont en Auvergne, dehors dans la campagne 

Fut le bon roi Philippe et toute sa compagnie. 

Anglais, Flamands, Normands , et ceux d'Allemagne, 

Qui tous se sont croisés. Dieu les maintienne et ra- 
mène; 

Le Pape de Rome les bénit et les signe. 

Il leur dit et commande qu'ils s'attendent les uns les 
autres. 

Et qu'ils aillent ensemble, amis et étrangers; 

Il commande à l'évêque du Puy de les conduire, 



48 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Qu'il soit leur seigneur, qu'il porte renseigne, 
Qu'il fasse droit à ceux qui auront à se plaindre, 
Qu'il veille à ce que personne ne se dispense du voyage. 
Qu'il fasse de grandes journées par les monts et les 

plaines, 
Qu'il passe prompteraent la France et l'Allemagne, 
La Lombardie et Rome et toute sa campagne. 
Que Jésus lui donne de vaincre ces peuples du démon, 
Adhémarlui répond sans aigreur et sans grimace : 
« Puisque vous le commandez, sire, quoi qu'il arrive, 
« Je les guiderai bien et je porterai l'enseigne. » 



CHANT II 



ARGUMENT. — Départ des Croisés. — Constantinople. — Querelles avec Tem- 
pereur. — Visite des barons et discours de Godefroy. — Départ de Cons- 
tantinople. — Nicée. — Dénombrement des che£s. — Flan de bataille de 
Soliman. — Etienne de Blois manque de courage. — Uarmée est secourue. 
— Fuite des Sarrasins. — Victoire des chrétiens. — Entrée des Francs dans 
Nicée. 



^ I 

A Clermout en Auvergne l'assemblée fut nombreuse; 
Là fut arrêtée Tarmée de Jésus-Christ. 
Formée de Français et de gens de divers pays, 
Pour les dames et damoiselles ce fut une grande nou- 
velle ; 
Chacune se proclame peinée et malheureuse, 
Elles se disent Tune à l'autre : « Quelle triste destinée ! 
« L'assemblée des barons fut mal faite à notre gré, 
« Demain il n'y aura pas une chambre qui ne soit dé- 

courtinée, 
« Plus de chanson récitée ni de joie en nos demeures , 
« La plus riche de nous restera délaissée. » 
Toutes disent : « Hélas ! que nous sommes nées sous un 
mauvais sort! » 

II 

Les dames et damoiselles sont fortement agitées, 
Elles appellent les seigneurs auxquels elles sont mariées : 



50 LA ( HANSON D'ANTIOCHE. 

ce Seigneurs, devant Dieu nous sommes épousées, 
(( Nous vous avons engagé notre foi loyalement; 
c( Pour Dieu ! quand vous aurez conquis la terre 
« Et vu la ville où Dieu souffrit et reçut des soufflets, 
« Qu'il vous souvienne de nous, ne nous y oubliez pas!» 
Ah ! Seigneur ! c*est alors qu*il y eut des larmes répan- 
dues ! 
Beaucoup de dames prirent la croix; 
Et les nobles pucelles que Dieu a bien aimées, 
S'en furent avec les pères qui les ont engendrées. 
Les barons et les princes ont assemblé leurs armées; 
Ils ont chargé les mulets de vivres; 
Les soldats ont apprêté leurs armes, 
Les compagnies s'ébranlent, les voilà en route. 
L'armée est commandée par le bon duc de Bouillon, 
Et il les conduit bien par monts et par vaux. 
Jusqu'à Gonstantinople on n'a pas arrêté, 
Et on y est entré par une belle matinée. 



III 



Devant Gonstantinople nos gens sont arrêtés; 
Ils ont laissé en Pouille Bohémond et Tancrède; 
Ceux-ci sont occupés dans leur pays à vaincre un riche 

prince : 
Ils le tiennent dans un castel assiégé et enfermé, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 5X 

Quand ils apprennent par leur riche parent, 

Le puissant roi de France, Philippe le Sage, 

Que tous sont croisés et allés outre-mer. 

Et que cinq cent mille hommes sont réunis sous sa 

bannière. 
Puis ils apprennent les nouvelles comment 
Les païens infâmes tiennent la chrétienté en grand mé- 
pris, 
Comment ils ont pris la ville de Jérusalem; 
Leur cœur en est rempli de douleur et de pitié. 
« Seigneur, dit Bohémond, allons sauver nos âmes et 

la chrétienté. 
« Celui qui manquera à Dieu, que jamais il n'ait de santé ! 
« Prenons tous la croix, allons-nous-en outre-mer ; 
« Nous avons ici déjà des armes, du vin et du blé. » 
Tous répondent : « Nous vous suivrons 1 » 
Sur-le-champ ils prennent la croix, ils lèvent le siégea 
Quand ils furent tous croisés, ils se sont comptés 
Et se sont trouvés plus de cinquante mille. 
Le lendemain, au jour, ils se mettent en chemin; 
Ils marchent sans cesse, jusqu'à ce qu'ils soient en mer. 
Ils ont levé les voiles, et Dieu leur envoie 
Un vent qui les mène tout droit, jusqu'à ce qu'ils 
Jettent l'ancre sous Constantinople, cette bonne ville. 

» D'AmalÛ. 



52 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Nos Français, en les voyant, sont très-effrayés. 

Ils les prennent pour des Sarrasins ou des Esclavons; 

Chacun est sorti hors de sa tente ; 

Mais ils reconnaissent Fétendard de la Croix. 

Ils courent droit au rivage et demandent : 

(( Qui sont ceux-là qui viennent? » Et on leur raconte 

Que Bohémond est là avec Tancrède, 

Maints ducs, comtes, et autres châtelains. 

Les barons l'entendent et remercient Dieu ; 

Ils courent au port, s'embrassent les uns les autres 

Et pleurent de joie et de pitié. 

Les arrivants apportent l'abondance dans le camp, 

Où il y avait fort peu de pain, de vin et de blé. 

Tous en commun ont adoré et remercié Dieu. 



IV 



Devant Constantinople les barons sont nombreux, 
De France, de Bourgogne et des autres royaumes. 
Cette nuit même Tatice l'Énasé en prend soin; 
Il est le favori de l'empereur, et le fils de sa sœur. 
Il y a tant de barons réunis et assemblés. 
Qu'ils ne peuvent s'héberger dans l'enceinte delà ville. 
Mais ils ont tendu dehors leurs pavillons et leurs tentes. 
Tatice leur envoie de la viande, du vin, du froment. 
Du fourrage, de l'avoine, des pains de fine farine. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 53 

Son oncle rappelle au palais; il y court. 
Ouand il parut devant lui, l'empereur parla ainsi : 
« Beau neveu, pour l'amour de Dieu, écoutez-moi ; 
(( Cette grande armée que vous voyez hors des murs, 
« Je la détruirai toute, si vous me laissez faire. » 
Tatice fut attristé de ces paroles; 
Il en ressentit un tel chagrin et une telle colère. 
Qu'il cria à ses hommes : « Seigneurs, vous qui m'ai- 
mez, 
« Venez tous avec moi, venez tous de mon côté. » 
Ils répondirent : « Nous voici tous prêts. » 
Ils étaient cinquante mille. Quand il les a rangés en 

ordre, 
Tatice l'Énasé a crié à haute voix à l'empereur : 
« Sire, que pensez-vous des bons barons de France que 

vous voulez détruire ? 
« Je vous les ai conduits, je me suis fait auprès d'eux 

votre garant ; 
« Si vous leur faisiez du mal, ce semblerait félonie, 
« Quand vous ne les avez pas défiés ni avertis. 
« Si vous leur faites mal, je le partagerai. 
« Mais gardez-vous, empereur, de penser une chose 
«De laquelle vous auriez honte, et dont j'aurais le 

blâme, 
.« Car je ne le souffrirais pas, quand même 
« Vous me donneriez tout ce que vous possédez. 



54 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 

« — Barons , dit Temperèur, arrôtez-le à Tinstant 1 n 

Tatice s'écria : « Apportez mon épée. » 

Aussitôt elle lui fut mise au poing, Tatice la tire comme 

un furieux , 
Et le combat commence dans le palais. 
Il y en avait déjà de morts, de tués et de blessés , 
Ouand Guy le sénéchal monte les degrés 
Et dit à l'empereur : « Vous suivez un mauvais conseil, 
« Vous voici par votre faute au milieu d'une émeute.» 
Tatice dit : « Beau sire , vous savez que 
« L'empereur a fait venir ces barons valeureux, 
« Leur promettant pleine sûreté , 
« Et maintenant il les veut tuer, tant il est ensorcelé.» 
Le sénéchal dit alors : « Vous avez un très-mauvais 

« dessein ! 
« Si vous faites ce qu'il dit, votre honneur est perdu.» 
Ces mots ont rassuré Tatice et les siens. 
Quand l'empereur les entend , il devient tout pensif. 
Il dit qu'il fera ce que veut Tatice , 
Mais il ne les apaise que par une adroite traîtrise. 
Or écoutez ce que ce méchant a pensé : 
Il appela Guiélin, qui était son confident : 
« Ami, lui dit l'empereur; aujourd'hui, cette nuit, allez 

par toute la ville , 
« Dites à mes bourgeois qu'on cache le pain , 
« Qu'on refuse de vendre l'avoine et le blé. 



LA. CHANSON D'ANTIOCHE. 55 

<( Si Ton en vend pour deux dealers, il n'y aura pas de 

rançon, 
« Celui qui Taura fait sera écartelé. » 
Que Dieu soit en aide à nos gens, par sa bonté I 
Car si Jésus ne le fait ils seront tous livrés à la mort. 
Au matin, quand Taube paraît, tous se lèvent , 
Ils demandent des vivres, mais il ne s'en trouve point. 
Quand ils n'en trouvent pas à acheter, chacun est 

effrayé. 
Tatice en prend pitié et tâche de les rassurer. 



Autour de Constantinople , nos guerriers sont irrités. 

Tatice l'Énasé a appris cette nouvelle. 

Il est venu trouver son oncle, et Ta prié doucement : 

(c Quand vous avez ordonné à vos vassaux 

« De cacher les vivres aux Français, 

« Vous avez mal agi, sire empereur; 

(« Car Dieu ne créa sur terre aucun chevalier 

(i Qui puisse se mesurer avec eux au combat de Tépée. 

« Il y a là de riches barons de France 

« Qui désirent plus la guerre qu'un damoiseau sa mie. 

(t Si vous les voyiez dans leur camp 

<( Comme ils s'apprêtent pour un assaut ! 

« Ils jurent le Seigneur, le Fils de Marie, 



56 LA CHANSON D'aNTIOCHE. 

« Que s'ils n'ont pas de vivres la cité sera détruite. 
« S'ils vous prennent par force et par un siège , 
« Ils feront justice de vous, je vous le dis sans mentir. » 
L'empereur lui répond : « Mon cœur t'ôte sa confiance.» 
Quand Tatice entend ces mots, peu s'en faut qu'il n'en- 
rage. 
De ce grand déshonneur il a rougi de colère , 
Il crie à haute voix, afin de se faire entendre : 
« Par ma foi, empereur, je ne vous mentirai pas ; 
« Malheur à la trahison et aux traîtres ! 
« Vous fîtes venir les Français comme amis et alliés ; 
« Vous leur dites de venir dans votre ville forte , 
« Vous leur promîtes de leur faire passer le bras Saint- 
Georges 
{( Sur vos vaisseaux. Ils y sont venus; et à présent 

vous leur ôtez la vie ! 
« Robert de Normandie en est fort en colère ; 
« Bohémond et Tancrède au fier visage , 
« Godefroy de Bouillon, qui jamais ne fut envieux, 
« Et Robert le Frison, avec ses nombreux vassaux , 
« Tous jurent le Seigneur qu'ils adorent , 
« Qu'ils brûleront vos forts avec le feu grégeois ; 
« Vous perdrez votre ville et votre palais de porphyre. 
« Si vos hommes y meurent, ce sera votre faute. » 
Tatice alors quitta la salle voûtée. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 57 



VI 



Tatice a vu qu*il ne peut faire finir la querelle. 

Il quitte son oncle, qu'il n'aime guère, 

Sort de la ville et va trouver les Francs. 

Il les trouve dans Tangoisse et la tristesse. 

Aussitôt qu'il le peut, Bohémond l'appelle : 

€ Comment avez-vous réussi? qu'avez-vous obtenu? 

«Très-mal, sire; même mon oncle m'a trahi. 

« — Le perfide empereur qui dément sa parole , 

c( Que le Dieu créateur du monde le maudisse ! 

« Qu'il soit honni celui qui n'ira pas assaillir le traître ! 

« Pour lui faire le plus de mal qu'il pourra ! 

(( Dieu bénisse celui qui partira le premier ! » 

Ce fut Tatice qui s'arma le premier. 

Puis ceux que Dieu n'a pas oubliés. 

Partout le cor sonne l'appel. 

Tellement que l'empereur l'a entendu de sa tour. 

VII 

Ouand l'empereur entend le tumulte , 

Il appelle ses Grecs mécréants : 

« Vous pouvez entendre d'ici le tumulte des Francs. » 

Le sénéchal répond : « Leur allure est très-fière ; 



58 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Regardez , empereur, dehors, dans ces champs , 

« Voyez quelles armures étincelantes d*or ! » 

L'empereur les voit , il en est triste et chagrin ; 

Il voit les pavillons de diverses formes ; 

Il voit en dehors les chevaliers revêtir leurs armures 

Et s'élancer sur leurs chevaux. 

Ils sont bien cent mille couverts de casques éclatants. 

Ne vous étonnez pas s'il en fut ébranlé ; 

Il appelle un de ses drogmans : 

« Allez-moi vite dehors , au quartier des Français , 

« Et dites au duc Godefroy qu'il soit bien assuré 

« Que d'aujourd'hui en cinq ans il ne manquera pas de 

pain. » 
Le sénéchal se réjouit de ce changement. 

VIII 

Quand le sénéchal entend /jue son seigneur est apaisé 
Et qu'il envoie un drogman aux tentes des Francs , 
Il dit à l'empereur : « Beau sire , ne faites pas cela ; 
« Prenez dix hommes, de vos meilleurs chevaliers , 
« Envoyez-les à l'armée des Francs, 
« Pour qu'ils disent aux barons Bohémond et Tancréde 
« Qu'ils viennent vous parler ; que vous leur donnez 

une trêve ; 
« S'ils font à votre gré ce que vous leur demanderer, 



LÀ CHJLNSON D'ANTIOCHE. 59 

« Vous leur donnerez deô vivres et de tout en abon- 
dance. 
« — Allez , dit l'empereur, et promettez-leur cela. » 
A ces mots , le sénéchal répond : « Qu'il soit comme 

vous le commandez. » 
Puis il descend promptement les degrés , 
Mais il rencontre plus de vingt mille Français armés. 
A leur tôte, le sage Grodefroy chevauche le premier. 
Le sénéchal l'appelle : n Seigneur duc, venez ici ! » 
Le baron lui répond : « Dites ce que vous me voulez. 
« — L'empereur vous fait dire d'aller vers lui 
« Avec le duc Bohémond et les autres barons; 
« Je serai en otage jusqu'à votre retour au camp. » 



IX 



Bohémond de Sicile, le vaillant chevalier, 

S'est réuni à part avec Tancrède et les barons de l'ar- 
mée 

Pour tenir conseil. Le cas est grave. 

« Seigneurs, prenons garde ! dit Guelfe de Bavière, 

« L'empereur est félon et astucieux. 

« Si le Seigneur ne nous secourt et n'intervient, 

«Nous mourrons tous; nous n'aurons aucune ga- 
rantie. » 

Ënguerrand de Saint-Pol répondit vivement : 



60 LA. CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Nous pons revêtu nos hauberts d'acier, 
« Nous tenons nos épées cachées sous nos capes : 
« Si ce méchant empereur nous cherche querelle , 
« Avant qu'il nous fasse le moindre affront , 
« Dix mille de ces Grecs mécréants mourront. 
({ — Je désapprouve ceci, dit Robert de Normandie; 
« L'empereur est trop habile et trop artificieux , 
« Personne ne doit croire ses paroles , ni ses dehors. 
« Puisse Jésus , le Roi de gloire , ne jamais lui être en 
aide I » 



Avec le sénéchal il y avait un drogman , 

Familier de l'empereur, qui l'aimait beaucoup; 

Il appela les barons et leur parla ainsi : 

({ Ne vous troublez pas, nobles chevaliers ; 

({ Voici le sénéchal , je ne veux pas vous le caclier, 

x( Qu'il a envoyé pour vous servir d'otage. 

({ Allez lui parler dans son palais , 

(( Vous n'y perdrez pas la valeur d'un denier, w 

Les barons répondent : « Nous octroyons cela. » 

XI 

Par le conseil de Guyon , les Français sont désarmés; 
Eh ! Dieu ! comme ils parurent gentillement parés ! 



LÀ CHANSON D*ÀNT10CHE. 61 

Nos barons s'en vont par la ville avec ordre , 

Us mènent avec eux Geldin le drogman. 

Il va vers Tempereur, le salue en disant : 

(( Dieu te sauve ! empereur, lui qui nous a créés ! 

(( Regardez, beau sire, dans votre ville, 

tt Voici les barons de France, les nobles chevaliers 

a Qui viennent à votre commandement. » 

L'empereur content remercie Dieu, 

Puis fait apporter les étoffes de soie, le sandal, 

Le riche brocart, le samit rayé d*or; 

Ce qu'il fit pour accueillir avec plus d'égards. 

Et pour honorer nos Français. 

Cependant les chefs entrent dans le palais. 

L'empereur s'assied sur un fauteuil d'or à boutons 

émaillés; 
La salle est couverte de peintures. 
Quand il voit les barons, il a levé la tête. 
Il salue chacun avec joie. 

XII 

Godefroy le preux et le savant parla le premier: 

« Le Dieu de gloire, le Tout-Puissant 

« Sauve l'empereur et ses États, 

a De par les chevaliers de la terre de France ! » 

L'empereur répond : « Dieu vous soit en aide ! » 

4 



LA CHANSON D'àNTIOCHK. 



Le duc de Bouillon dit : « Je me vante 

« Que jamais il n*entra ici de plus vaillants chevaliers. 

« Céans nous sommes venus, sire, par votre ordre. 

c( Nous voulons savoir vos projets. 

(( Si vous voulez nous faire du mal, soyez assuré 

Que nous aimons mieux mourir par Tépée 

(( Que de ne point obtenir les vivres que vous avez 

promis ; 
« Mais si vous nous faites du bien, sachez aussi 
« Que nous vous ferons hommage* Aidez-nous seule- 
ment, 
(( Et nous le ferons payer cher aux païens infidèles, n 
L'empereur répond : «Je ne demande pas mieux. 
« Jamais je ne vous manquerai tant que je vivrai. » 

XIII 

L'empereur dit : « Écoutez-moi : 

« Je veux qu'en la terre païenne où vous allez, 

« Vous emmeniez avec vous mon neveu Tatice. 

« Les Sarrasins font un bruit comme des chiens à la 

chaîne; 
« Vous serez épouvantés seulement par ce tumulte. » 
Le duc Godefroy répondit : « Gela vous plaît à dire ; 
« Nous supporterons mal les coups des bonnes lames 

d'acier, 



LÀ CHANSON D'ANTIOCUE. 63 

(( Si nous ae pouvons supporter les cris de ces me* 
créants.» ' 

L'empereur, en Tentendant, a appelé son drogman, 

« Ami, dis-moi quel est celui qui parle, si beau et si 
bien fait? 

(( Jamais je ne vis un homme si fier depuis que je 
suis né.» 

L'interprète répond : « Tout à Theure vous le saurez ; 

u C'est le duc de Bouillon, si renommé; 

« Il conquerra les terres, les villes et les forteresses. » 

L'empereur, à ces mots, est tout ranimé, ragaillardi; 

Puis il a appelé les barons un à un. 

Ils lui ont fait hommage tout comme il le voulait. 

Et il les assure de son aide et de sa protection. 

(Mieux eût valu pour eux qu'il eût été tué, 

Gonstantinople pris et ses trésors pillés !) 

Bohémond et Tancrède se retirent 

Sans vouloir être ses amis ni ses alliés. 

L'empereur en est fortement irrité : 

« Dites-moi qui sont ceux-ci, Tatice l'Énasé? » 

Tatice répond : « C'est la fleur des Francs ; 

« L'un est Bohémond, fils de Robert Guiscard le Nor- 
mand, 

a Oui a vaincu votre père et le couvrit de grande honte; 

« L'autre est Tancrède de Fouille. 

« S'ils vous veulent du mal, vous êtes mal logé. » 



64 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Quand Tempereur Tentend, il fronce le sourcil. 

Et nos barons retournent à leurs tentes et à leurs pa- 
villons. 

Ils y demeurèrent huit jours. Ils eurent en abondance 
le pain, le vin et la viande, 

Et au neuvième jour ils vidèrent la cité. 

Tatice les mène au bras Saint-Georges^, 

Us trouvent les vaisseaux garnis et appareillés, 

Leurs bagages, leurs harnais de guerre y furent placés. 

Maintenant que le Dieu qui souffrit sur la croix les 
conduise ! 

XIV 

Nos barons chevauchèrent ensemble. 

Ils portent leurs écus en écharpe, leurs lances en guise 

de bourdons. 
Ils ne cessent de marcher, et ne s'abritent sous un toit 
Jusqu'à ce qu'ils aperçoivent les tours et le donjon de 

Nicée, 
Et les mosquées où prient les infidèles. 
Et le Givelot dont le sommet est aigu. 
Voyez-vous sur son âne le sire Pierre l'Hermite? 
Il appelle les barons et leur prêche ainsi : 
« Seigneurs, en cette grande vallée que vous voyez ici, 

* L'Hellespont. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 65 



(( Nous fûmes déconfits (ainsi m'aide saint Simon!); 

« Là fut occis le prêtre au-dessous de ce rocher; 

« Je crois que trente mille chrétiens y furent tués, 

« Et qu'autant furent emmenés captifs par les Turcs. 

« Or, pensez à les venger, francs chevaliers, nobles 
barons. » 

Les Français répondent : « Nous n'y manquerons pas ! » 

Ouand les Turcs entendent le bruit, 

Ils vont l'apprendre à Soliman : 

« Sire, une armée arrive ici, jamais on n'en vit de si 
grande; 

a Bientôt elle sera devant Nicée sans qu'on puisse l'ar- 
rêter. » 

Soliman frémit à cette nouvelle. 

Il fait assembler ses gens devant son donjon. 

Cependant les chrétiens chevauchent hardiment. 

Ouand ils sont devant la ville, ils commencent l'attaque. 

Ils coupent les palissades tout à l'entour, et rien ne les 
arrête. 

Us commencent jusqu'au maître-fossé l'assaut à la hûte; 

Mais ils ne prennent ni tours ni maisons ; 

Ils se campent autour de Nicée. 

Je vais vous dire le nom des meilleurs : 

D'abord Godefroy dresse sa tente. 

Ensuite Tancrède auprès de Bohémond, 

Tatice l'Énasé, au cœur de lion. 

4. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Au premier raog se campe Guillauçie le Gbarpeutier\ 

Rogonès Lempereur fixe son gonfauon; 

Clarembault de VeudeuU, Anselme deRibaumont, 

Thomas de la Fère, Droon de Mouci, 

Le comte Garnier de Griès, Oliyler de Mouson, 

Sire Guy de Porcesse, Baudoin Cauderon, 

Et le noble Baudoin de Gand, Étiennç d'Aubemarle, fila 

du comte Odon, 
Baudoin et Eus tache, frères du duc de Bouillon^ 
Le duc de Normandie et Robert le Frison; 
N'oublions pas le comte Hugues de Saint-Pol ni En- 

guerrand, son fils, 
Le comte Hugues le Grand, frère du roi Philippe, 
Et Raynaud de Beauvais, et Gale de Gaumont, 
Gérard de Gournay, Nivelon de Greil, Gautier de Don- 

meart, 
Bernard et son frère Eudes, le comte Rotrou du Perche, 
André de Valbeton, sire Alain de Nantes, Conon Iç 

Breton, 
Etienne, comte de Blois, Aimeri Garaton, sire Pierre 

Postier, 
Aymar de Toulon, et l'évêque du Puy, qui leur fait le 

sermon. 
Et Robert du Rosay, qui cloche du talon, 

. * Comie de Melun. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 67 

Hubert, comte de Bascle, Godescal et Simon, Hugues, 
comte de Vendôme, 

Le comte de Nevers, Gautier, comte de Forez, et Gau- 
tier, comte de Blandras, 

Avec Hélion; le comte de Limoges, OUion, comte de 
Bourgogne, 

Galeran de Bavière, Cherfons l'Allemand 

Et son frère Guigiers, et sire Rainbaus Creton. 

Mais le comte Raymond n'y est pas encore : 

Us lui ont gardé sa place et la lui ont marquée avec des 
pieux. 



XV 



Cette nuit Solimau est sorti de Nicée. 
Il a confié la ville à d'autres Sarrasins, 
Et il est allé chercher du secours. 
Avant huit jours passés il rassemble cent mille hommes 
Qui amènent du vin et du blé 
Sur des chars, des charrettes et des bêtes de somme, 
Poui défendre Nicée et ses tours crénelées. 
Mais tout cela ne leur vaut pas deux deniers. 
A la porte Raymond, par où Soliman était sorti, 
n trouve le duc Robert et ses barons. 
Et Raymond de Saint-Gilles, le vaillant et sage che- 
valier, 



68 LA CHANSON D'ANTIOCHB. 

Avec ses nombreux vassaux : il y en a plus de trente 

mille 
Armés de fer. Quand Soliman les, voit, il en devient 

presque fou, 
Et il fait en secret mander ses deux fils 
Au delà du Civetot, à un gué près d'une petite baie. 
Et leur dit : « Mes deux fils, venez. 
« Que ferai-je des Francs? Quel conseil me donnez- 
vous? 
(( S'ils prennent la ville forte de Nicée, 
<{ Jusqu'à AntiQche ils ne pourront être arrêtés*. » 
Saladin lui répond : « Je vous l'avais bien dit, 
« Soliman, vous avez eu tort de tuer le prêtre 
« Quand il était à l'autel revêtu des armes de Dieu. » 
Alors un chrétien se lève : il était drogman et natif de 

Bourgogne. 
Il dit : « Écoutez-moi. Les barons de France sont venus 

contre vous ; 
« Ils conquerront tout votre héritage 
« îlt ne vous laisseront pas quatre pieds de terre. » 
Saladin ajoute : a Cela est sûr. » 
{( Père, dit Turnican, ne vous tourmentez pas : 
« Je les attaquerai demain dès que le jour sera levé. 
<( Par Mahomet I je vous prie de ne pas m'ou- 

blier. » 
Soliman répond : « Vous serez bien soutenu. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 69 

Quand Soliman voit que rentrée de Nicée lui est dé- 
fendue, 

Il est très-effrayé. Il appelle son drogman. 

Celui-ci s*habille en pèlerin portant des palmes. 

« Ami, lui dit Soliman, à Nicée allez de ma part; 

« Mes hommes sont là, encouragez-les bien, w 

Ils se séparent, et le faux pèlerin s*en va vers Nicée. 

Il traverse Tarmée des Francs, il descend dans le fossé, 

Et appelle doucement ceux qui sont dans la ville : 

« Seigneurs, que faites-vous? Ne vous épouvantez pas. 

« Qu'Apollon vous garde, vous qui le priez souvent. 

{( Le roi Soliman vous mande de vous défendre vail- 
lamment. 

« Ne vous troublez pas ; vous aurez un bon secours. 

« Avant demain, à l'heure de vêpres, vous verrez cent 
mille hommes 

« Qui vous secourront avec leurs flèches acérées. 

« Comme vous fîtes à Pierre faites à ceux-ci; 

« Vous les verrez enchaînés deux à deux ; 

(i II n'en restera pas un seul qui ne soit mal équipé. » 

La nuit fut belle et claire, la lune luisait au ciel. 

Cette nuit-là, Bohémond et Tancrède faisaient le guet. 

Ils suivent autour de la ville, ce dont on doit les louer. 

Ils entendirent l'avis que l'envoyé donnait aux Sarra- 
sins 

(Pour son malheur il donna cet avis, car il fut tué). 



70 LK CHANSON D'ANTIOCHB. 

Il fut pris, lié, amené dans Tarmée; Ih on lui demanda 

compte de son message, 
Et devant tous, il a tout raconté, 
Onljii lie les pieds et les mains, on le lève sur l'engin 

à lancer les pierres, 
Et devant la tour de Nicée il est lancé parmi les assiégés^ 
Pour leur témoigner le mépris des Français. 

XVI 

Quand la nouvelle fut répandue dans la ville, . 

Il n'y a pas un Sarrasin qui ne crie à haute voix ; 

« Ah I sire Mahomet, viens en aide à celui-ci, # 

« Si son corps est mort, que son âme ne soit pas perdue, 

« Que le Dieu des Français ne remporte pas sur toi I » 

La nuit est passée; l'aube éclaire. 

Dans les tentes, partout, l'armée est réveillée. 

Le duc de Normandie s'équipe le premier, 

Puis le comte de Flandre avec sa grande compagnie ; 

Baudoin Cauderon revêt sa cuirasse, 

11 lace son casque brillant, il ceint sa bonne épée, 

Et pend à son col l'écu parsemé d'or, 

II prend au poing une lance bien solide. 

Un filet d'argent flamboie sur son gonfanon; 

Il monte en selle sans s'aider des arçons. 

Il vint au comte de Flandre et lui dit avec humilité : 



LA CHANSON D'ANTlOCttE. 71 

« SiTe, au nom du Dieu tout-puissaût, 

(( Quand j'étais à Arras, votre ville forte, 

« Je me vantai devant touô avec indiscrétion 

« Que si Dieu m'amenait au royaume de Syrie, 

« Je porterais le premier coup à cette race détestée, m 

Quand le comte Tentendit, il fit une mine joyeuse 

Et dit à haute voix devant tous ses barons : 

« Amis, aidez-le, au nom de sainte Marie! 

Cl Que rhonneur soit pour vous et la honte pour eux*! 

Baudoin, à ces mots, remercie le comte. 

Il pique son cheval, il brandit sa lance, 

Et s'écrie à haute voix : « Aide au saint sépulcre I « 

Les Turcs ont gravi la montagne et occupé le sommet. 

Cinquante mille formant un seul corps. 

Ils ont tous des chevaux de Syrie bien harnachés. 

De grandes haches tranchantes, des rondaches bardées 

de fer. 
Il» jurent par Mahomet et se promettent entre eux 
Que les chrétiens seront livrés au martyre. 

XVII 

Cependant quand les Français voient, 
La vallée et les bruyères couvertes de Turcs, 
Ils sont émus. Ne vous étonnez pas si le cœur manque 
à quelques-uns; 



72 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 

Mais le courage monte aux preux et aux vaillants. 

Us s'élancent à Tenvi sur leurs chevaux; 

Le bon évêque du Puy les a harangués : 

« Seigneurs, écoutez ce que Dieu nous a promis. 

« Le Sauveur, qui a été mis en croix, a dit 

« Que ses fils le vengeraient avec leurs épées. 

« Sur le mont Thabor, quatre cors sonneront 

« Au grand jour du jugement (rÉcriture le dit) ; 

«*Les morts seront ressuscites, tous les siècles seront 

vivants, 
(( Alors notre Père q-ui nous a envoyés ici, dira : 
« Venez les premiers, mes serviteurs, qui avez observé 

mes commandements. 
« Quand vous me vîtes mort, vous m'avez enseveli, 
« Quand vous m'avez vu nu, vous m'avez chaussé et 

vêtu; 
« Vous m'avez hébergé quand j'étais sans abri, 
(i Puis vous vîntes me venger de mes cruels ennemis. 
« Vous serez à ma droite dans mon paradis. 
« Là vous trouverez saint Georges avec saint Démé- 

trius, 
« Et cent mille cœurs semblables que Dieu aura choisis. 
« Voyez ces Sarrasins, ces coquins maudits ! 
« Ecoutez comme ils se démènent et poussent de grands 

cris l 
« Ayez soin qu'à frapper chacun ait la main alerte. 



LA CHA.NSON D'ANTIOCHE. 73 

V Au nom de notre Seigneur saisissez yos écus, 
a Je prends sur moi les péchés grands et petits; 
« Pour pénitence vous fondrez sur les Arabes. 
« Celui des nôtres qui mourra, soyez-en bien sûrs, 
« Aura son lit préparé avec les innocents. » 

XVIII 

Ouand les chrétiens entendent le vaillant Aymar, 

Il n*y a si peureux qui ne demande la bataille. 

Baudoin Cauderon prend l'avant-garde, 

Et va férir Hisdent sur son écu. 

Il était fils de Soliman, il ne l'épargna pas; 

Il lui a tranché la poitrine et fendu le cœur. 

Et Tabat mort et sanglant avec sa lance. 

Puis il tire son épée et coupe le chef d'un autre païen; 

« Saint sépulcre! crie Baudoin, Père tout-puissant! » 

Ceci est le beau commencement de la bataille. 

XIX ' 

Voyez- vous dans le combat Guy on de Porcesse? 
11 -est bien armé, il frappe sans s'arrêter. 
Avec sa lance au poing il tombe sur les païens, 
U va férir un Turc, Pisant de Valeresce; 
11 pourfend son écu, il le jette par terre, 

5 



74 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Il lui met le fer dans le corps, il le presse, 

Puis le frappe du bois de sa lance et Tabat mort sans 

confession. 
« Saint sépulcre I » crie-t-il ; puis il se jette dans la 

mêlée. 
Frappez, francs chevaliers, au nom de la sainte messe, 
La méprisable race de nos ennemis ne se moquera pas 

de nous ! 

XX 

Voilà par la bataille Eschignant et PineP, 

L*un va frapper Gautier, Tautre Daniel ; 

Ils les ont abattus morts à l'entrée d'un vallon ; 

Quand Enguerrand le voit il en est affligé. 

Il brandit sa lance, pique son cheval noir, 

Et va frapper sur l'écu d'un païen. 

Et lui perce le cœur du fer de sa lance. 

Ce coup l'a abattu de son cheval fringant. 

Hugues, père d'Enguerrand, voit ce coup, son cœur en 

est réjoui. 
Il donne de l'éperon à son jeune cheval bai; 
Il rencontre Corbadin au passage d'un petit pont. 
Et tire son épée belle et brillante; 
Il le pourfendit jusqu'à la nuque 

> Deux Turcs. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 75 

Et l'abattit sanglant dans le pré; 

Puis il donne de Téperon, traverse un petit bois, 

Coupe la tête à Forban, fils de Pharel. 

n fait voler la tête d'un autre Sarrasin comme si ce fût 

un navet. 
Il rencontra le comte de Saint-Gilles dans un vallon, 
Avec Enguerrand, son fils, qui tient Técu sur le bras; 
Son père lui crie : a La vache vaut mieux que le veau. 
« Je vous ai tout à l'heure fait une grande boucherie 

des Turcs. » 
Enguerrand l'entend et s'en émerveille. 
Voici dans la bataille Anselme de Ribaumont. 
Les damoiseaux piquent ensemble leurs chevaux. 
Du sang des Sarrasins ils font courir un ruisseau ; 
Les prés sont couverts de leurs entrailles. 
Puis ils s'écrient ensemble : « Frappez, francs damoi- 

sels, 
a Demain matin à l'aube, nous attaquerons le châ- 
teau. )) 

XXI 

Tancrède, le fils du marquis, frappe Salahedin. 
Il lui a brisé l'écu et coupé l'hermine moelleuse, 
Il lui a planté son épieu de frêne au milieu du cœur, 
ÀTec sa lance il l'a abattu la tête la première ; 
Puis il a frappé un autre Turc avec son épée 



76 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Et a fait voler sa tête dans le chemin. 
Là on vit plusieurs corps plier et tomber sous ses coups. 
« Saint sépulcre! » est son cri. a Frappez, francs pèle- 
rins I » 

XXII 

Voici Lambert, fils de Ouenon. 

Il frappe un Sarrasin au milieu de la poitrine. 

Et lui plantant sa lance dans le cœur, il Tabat mort sur 

le sable. 
« Saint sépulcre! crie-t-il. Frappez; en avant, barons! 
« Les Sarrasins ne riront pas de nous. » 

XXIII 

Roger Lempereur est venu en combattant; 

Il frappe un Turc de sa lance acérée, 

Il lui tranche le cœur et la poitrine et le ventre, 

Il Tabat dans le pré avec sa lance; 

Puis il fait voler la tête d*un autre d*un coup d'épée. 

(( Saint sépulcre ! » il crie : « Nobles chevaliers de 

France, 
({ Frappez ferme sur les infidèles ! » 
Mon Dieu ! que bienheureuse fut la conception 
De ceux qui purent faire Tœuvre que Dieu avait re- 
commandée ! 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 77 



XXIV 

Voici dans la bataille Gautier de Donmeart, 

De son épée il frappe un païen, 

Il lui fait voler la tête, le corps tombe d'autre part. 

Sire Bernard, son fils, tue le roi Floart, 

Il lui coupe le cœur en deux; 

En enfer son ûme est allée où le diable la gardera. 

« Saint sépulcre ! frappez, en avant, Bernard ! » 

XXV 

Voici venir Godefroy de Bouillon ; 

Il a appelé le comte Etienne : 

({ Sire, prenez avec vous Baudoin Cauderoii, 

« Et Baudoin de Gand qui semble très-vaillant, 

« Et son frère Droon de Noyelle^, 

« Avec quatre mille hommes tous vaillants. 

ce Allez dans la montagne par delà ce sommet arrondi, 

« Afin que lés Turs ne nous surprennent pas, ces félons 

criminels. » 
Quand Etienne entend le commandement du bon duc. 
Il eût bien mieux aimé être à Blois dans sa maison; 

1 Ou de Nesle. 



78 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Il trembla fortement quand il prit son étendard, 
Tout son sang frémit du chef aux talons. 
Godefroy Tavait fait dans une bonne in-tention. 
Ahl Dieu! pourquoi le fit-il I Quelle mauvaise récom- 
pense 
Lui en rendit Etienne dans la grande mêlée I 
Maint nobles barons furent perdus à cause de lui. 

XXVI 

Les gentils chevaliers français se mettent en marche, 

Ils montent vers la droite par un ancien sentier 

El se sont arrêtés sur un plateau, 

Ils ont laissé les gonfanons voltiger au vent; 

Le comte Etienne de Blois étant au premier rang, 

Turnican sonne du cor pour rassembler ses hommes; 

Soliman l'entendit (que Dieu n'aime guère), 

Et dit à ses hommes : a Ne tardons pas ! 

(( Vite, secourons Hisdent et le fier Turnican. » 

A ces mots quinze mille Turcs s'élancent, 

Soliman les conduit (que Dieu le détruise)-! 

Nos généreux guerriers les aperçoivent du plateau où 

ils sont. 
Quand le comte Etienne voit les pennons voltiger, 
Il n'aurait pas voulu y être pour tout l'or de Mont- 
pellier. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 79 

Sire Baudoin de Gand a parlé le premier ; 
« Seigneurs barons, dit-il, voici le moment de marcher, 
« Allons frapper ceux qui n^aimèrent jamais Dieu. » 
Les Français répondent : Nous le voulons aussi ! 

XXVII 

Quand les Turcs aperçoivent nos chevaliers françaJF, 

Ils montent promptement sur leurs chevaux arabes 

Et s'élancent en courant par la bruyère, 

Et nos barons vont vers eux à travers champs. 

Deux mille Français sont restés avec Etienne de Blois, 

Et les autres deux mille joutent avec les Turcs, 

Ils rompent les cottes de mailles, et les robes brodées 

d'or; 
Ils laissèrent deux mille Sarrasins morts et glacés. 
Baudoin Cauderon le preux et vaillant, 
Et Tagile Baudoin dé Gand 

Vont parcourir les rangs avec leurs lames de Vienne; 
Puisse Jésus les aider, lui qui fut mis en croix I 

XXVIII 

« 

Orchenais pique des deux à travers la prairie. 
Et de sa voix claire il crie à toute force : 
« Ah! Soliman, la troupe est assaillie, 



80 LA r.nANSON D'ANTIOCHE. 

({ Hisdeut, ton fils est mort, lui qui avait tant de cou- 
rage. » 
Quand Soliman rentend;peu s'en faut qu'il ne perde la 

vie; 
Il arrache ses cheveux, il pleure, il crie : 
« Eh! Hisdent, sire mon fils, brave chevalier, 
(( Celui qui vous a tué fut toujours.mon ennemi, 
(( Sire, dit Orchenais, faisons un bon coup; 
« Ce Sire-là devant nous à Tépée brillante, 
(( Qui a pendu au col un écu fleuri d*or, 
« A tué votre fils : que Mahomet le maudisse! » 
Quand Soliman l'entend, il a changé de couleur. 
Il appelle cinquante archers de sa garde. 
« Seigneurs, dit Soliman, je vous jure et promets 
(( Que si vous pouvez occire et mettre hors de vie 
(( Ce chevalier à l'enseigne rayée, 
(( Vous aurez assez d'argent et de terres. » 
Quand les archers l'entendent, ils jurent l'un et l'autre 
D'occire le baron (Dieu lui soit en aide !) ; 
xYlors les archers tirent (que le Seigneur les maudisse!). 
Au premier coup qu'ils tirent, ils nous ont tué Élie^ 
Quand Baudoin ^ le voit, il se désole et s'irrite. 
Et coupe la tête de quatre barons de Perse, 

* De Blandras. 

* Cauderon. 



LA. CHANSON D'ANTIOCHE. 81 

Puis il crie : « Soliman de Syrie, 
« Vite, secourez vos hommes qui meurent dans les tour- 
ments!.. )) 

XXIX 

Voici Soliman qui éperonne son cheval 

En criant : « En la terre de France il y a une grande 

puissance, 
c( Quand je vois devant moi tant de chevaliers vaillants ! 
« Qui ne reculent ni devant les Turcs ni devant les 

Persans! 
ce Sire, dit Orchenais, ils ne seront pas garantis ; 
« Allons les attaquer en Thonneur de Tervagant. » 
Alors ils sonnent du cor avec un bruit merveilleux ; 
Les païens s'ébranlent contre les Français. 
La bataille fut grande, le combat pesant ; 
Il y eut force lances brisées, force païens couchés à 

terre, 
Force hauberts d'acier rompus et démaillés. 
Force Français et Turcs abattus, morts et sanglants. 
Droon de Neele dit au jeune Baudoin : 
« Faites sonner le cor, allons nous en maintenant, 
« Sur ce mont deux mille combattants nous attendent. 
« Si ceux-ci nous suivent, les infâmes païens, 
€ Nous pourrons faire une bonne prise. » 

5. 



8^ LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XXX 

Baudoin de Gand dit : « Francs chevaliers, 
« Ne vous fiez pas au comte Etienne, 
(( Car il n'y a si couard d'ici à Besançon, 
(( Quand il verra venir les gens de Mahomet, 
« Il aura oublié sa prouesse à la maison. » 
A ces mots ils rebroussent à travers le sable, 
Et ne s'arrêtent que sur la montagne. 
Les deux mille s'écrient : « Seigneur, que ferons-nous? 
« Au nom du Créateur allons vers ces infidèles mé- 
créants. » 
Le comte Etienne répond : « Par mon chef nous n'en 

ferons rien, 
(( Ils sont bien trente mille tant Turcs qu'Esclavons, 
« Nous aurons plutôt du secours, si nous retournons au 
camp de Dieu. » 

XXXI 

Olivier de Jusy parla devant tous : 

(( Seigneurs, écoutez-moi; francs et vaillants chevaliers, 

« Nos écus sont encore tout entiers; 

(( Nous ne sommes blessés ni devant ni derrière, 

(( Nos hauberts ne sont pas démaillés; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 83 

« Si nous allons fuyant vers le camp du Seigneur, 
(( Même Allemands et Bavarois se moqueront de nous. 
« Allons battre les Turcs au nom du Dieu tout-puis- 
sant. )) 
A ces mots nos barons se sont élancés, 
Là vous eussiez vu un combat merveilleux. 
Baudoin Cauderon tire son épée luisante, 
Droon de Neele et Baudoin de Gand, 
Le vaillant sire Guy de Porcesse, 
Hugues de Saint-Pol et son fils Enguerrand 
Rompent la presse avec leurs épées d'acier. 
Le comte Etienne deBlois les guide et marche en avant. 
Quand il voit la bataille et la mêlée si affreuse. 
D'angoisse et de peur ses membres tremblent : 
« Ah ! Dieu ! dit-il, beau Père, Rédempteur, 
« Que ne suis-je à cette heure à Blois dans ma grande 

salle I 
« Godefroy de Bouillon me tient pour un enfant 
« Oui m'envoya vers les Turcs sur cette montagne; 
« Si j'y demeure plus longtemps, que Dieu me délaisse I n 
Il jette bas renseigne, et s'en va en fuyant. 



81 I.\ CHANSON D'ANTIOCHK. 



XXXII 

Orehenais regarde et voit renseigne à. terre; 

Il dit à ses Turcs : « Gens d'honneur, 

« Allons venger Hisdent, à la fiôre contenance ; » 

Ils se hâtent de lui obéir, vile race enragée ! 

On eût pu voir donner tant de coups d*épée, 

Tant de Francs et de païens tomber sur le pré 

Que l'herbe verte en devint tout ensanglantée. 

Etienne s'enfuit en lâchant les rênes à son cheval ; 

Et les Français reviennent et combattent dans la vallée. 

Quand ils virent l'enseigne à terre, 

Baudoin de Gand dit : « Nobles seigneurs de France, 

{( Sire Etienne de Blois a résolu notre mort. » 

XXXIII 

Droon de Neele dit : « Ne vous troublez pas, 

(( Que cliacun frappe bien pour Dieu fils de Marie ; 

« Disputons bien aux Turcs nos membres et nos vies, 

({ J'aime mieux que ma tête soit tranchée en combattant 

(( Que de mourir en fuyant ; et je ne veux pas 

(( Qu'après ma mort nul puisse dire de moi telle vilenie; 

« Mais néanmoins, pour vrai, nos gens sont trahis. 



LA nnANSON D'ANTIOCHE. 85 

« Sire Etienne de Blois a mis l'armée en danger. » 

Lors ils vont serrés par la prairie, 

Les Turcs les poursuivent et leur tranchent la tête. 

Les barons, le voyant, versent des larmes. 

Ils ne peuvent les aider ni leur donner du secours; 

Car il y avait trop de mécréants à leur suite, 

Quatre-vingts chevaliers y perdirent la vie, 

Droon de Neele et Guy rallient leurs hommes. 

Et voyant qu'ils n'auront pas de secours. 

Ils s'écrient : « Montjoie, saint sépulcre, aide ! 

« Dieu, secourez-nous aujourd'hui, dame sainte Marie, 

« Reine couronnée, vous êtes aimée de Dieu, 

« Dame, vous l'avez porté sans douleurs, 

« Comme nous le croyons, venez à notre aide ! » 

Puis ils se reforment dans la lande déserte. 

XXXIV 

Les Français se sont ralliés 

Et ne craignent pas les Sarrasins pour la valeur d'un 

pois; 
Mais ils courent sur eux comme ils peuvent. 
Et leur coupent la tête avec leurs lames de Vienne ; 
Ils tranchent leurs manteaux et leurs robes brodées ; 
Ou entend hurler les Sarrasins et les Persans. 
Contre un des nôtres il y en a quarante-trois. 



86 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Le bruit des épées fut si grand 
Que le bon duc Godefroy l'entendit par delà la mon- 
tagne; 
Il cria : (( Saint sépulcre! Frappez, en avant ! » 

XXXV 

Tancrôde de Fouille dit : « Là-bas, par delà ce mont, 

j'ai entendu un grand bruit. » 
Le duc de Bouillon dit : « Je Tentends aussi. » 
Le comte de Flandres : « Barons, allons-y! » 
Hugues le Grand : a Je pars, suivez-moi. 
« Anselme de Ribaumont, Raoul de Beaugency, 
« Gérard de Gournay et Gérard de Cérisy 
« Resteront au camp et ne bougeront pas, » 
Le comte répond : « Nous sommes bien garantis. » 
Puis ils piquent leurs chevaux, et à Tinstant ils par- 
tent; 
Ils rencontrent Etienne fort décontenancé. 
Le comte Robert lui dit : « Qu'avez-vous vu? » 
Etienne répond : « Nous sommes tous défaits. » 
A ces mots, les chevaliers hardis regardent. 
Et voient la bonne enseigne tombée à terre. 
Le comte Robert de Flandres et Thomas de Coucy 
Demandent à Etienne doucement, avec calme : 
(( Sire Droon de Neele, de quel côté a-t-il fui? 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 87 

« Où sont Baudoin de Gand, Olivier de Jusy? a 
Le comte Etienne répond : «Je ne vous mentirai pas, 
« Ils sont en la bataille , vêtus de leurs hauberts. » 
Le comte Robert Tentend; il détourne son cheval, 
Relève la bonne enseigne qu'Etienne a abandonnée ; 
Quand il Ta levée en haut, il la serre et la brandit ; 
Seigneur, qui avez pardonné à Longin, aidez-le I 
Aujourd'hui les Persans et les Arabes auront un mau- 
vais jour. 

XXXVI 

Nos barons combattent. Eh Dieu I voyez Droon de Neele, 
Guyon de Porcesse, Baudoin Cauderon, 
Enguerrand de Saint-Pol, et son père Hugues! 
Avec leurs épées tranchantes ilsiont un grand carnage; 
Les païens les entourent et les chassent en criant et 

lançant des flèches. 
Guy de Porcesse regarde vers la montagne , 
Il reconnaît Godefroy de Bouillon à ses armes. 
Et sire Hugues le Grand, et Robert de Frise, 
Et Thomas de Couci, et Nevelon de Créel, 
Il crie à haute voix : « Montjoie le Charlon ! 
« Malheur aux Persans et aux Sarrasins ! » 
Quand les païens voient arriver une telle multitude de 

Français, 
Ils ont pris la fuite sans s'arrêter; 



88 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Et ils ne cessent de courir, ces félons criminels, 
Qu'en voyant Tannée de Bohémond. 
Alors nos barons se jettent sur eux , 
Semblables au faucon qui vole après la colombe. 
Les Sarrasins , voyant qu'ils ne peuvent échapper, 
Appellent Soliman et disent : « Que ferons-nous? 
« Les Français viennent sur nous , irrités comme des 

lions , 
«S'ils peuvent nous atteindre, il n'y aura pas pour 

nous de rançon. » 
Soliman répond : « Retournez sur eux ! » 
Et déjà les félons retournaient sur les Francs , 
Quand le Duc survient là, portant le dragon , 
Avec Eustache son frère et sire Raimbaut Creton, 
Et Raymond de Saint-Gilles, et Baudoin de Bouillon. 

XXXVII 

Bohémond voit les Turcs qui vont toujours fuyant; 

Il pique son cheval , met son écu en avant , 

Et va frapper Torgis , un infâme mécréant. 

L'écu et le haubert n'ont pu le garantir : 

Il lui perce le cœur avec son épieu, 

Et le fait tomber mort de son cheval de bataille, 

Puis il a tiré Tépéc à la poignée reluisante d'or. 

Celui qui en est atteint n'a pas de garant contre la mort. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 89 

« Saint sépulcre ! crie Bohémond. Chevaliers , en 

avant!» 
A ces mots, voici Baudoin de Gand, 
Robert le Frison, Robert le Nonnand, 
Thomas de la Fère, le bardi combattant, 
Eustache de Boulogne, le jeune Baudoin ', 
Baudoin Gauderon, le vaillant Godefroy, 
Sire Hugues le Grand sur son cheval roux, 
Et Hugues de Saint-Pol, et son fils Enguerrand, 
Et Tévêque du Puy, le vaillant Aymar, 
Et le roi des Tafurs et Pierre qui accourt 
Avec les Ribauts qui viennent en poussant des cris, 
Et les riches barons de la terre de France. 
Il y a bien soixante mille guerriers vaillants. 
Les Ribauts les frappent sans les épargner, 
Avec pelles, pioches ils en tuent un grand nombre. 
Les païens déconfits se sauvent en arrière. 
Et Orchenais s'enfuit dans la vallée en criant à haute 

voix : 
(( Sauve-toi, Tornicant; car si tu ne fuis, 
« Ami, nous serons perdus, la chrétienté approche, 
Tuant nos Sarrasins, et les mettant en pièces. » 
Le comte de Saint-Gilles entendit le Persan, 
Il dit aux chrétiens : « Soyez gais et joyeux, 

* Du Bourg. 



90 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« L'armée des Sarrasins est déconfite. » 

A cette parole ils se réjouissent; 

Ils accueillent les païens, ayec Tépée nue 

Et jusque par delà la montagne ils les mènent en les 
frappant. 

Quand le Duc le voit, il adore Dieu, 

Et crie : « Saint sépulcre! Barons, frappez, en avant!» 

Alors ils se jettent parmi les Turcs avec un grand cour- 
roux. 

Ceux qu'ils atteignent, il les pourfendent, 

Et Soliman s'enfuit avec son armée. 

Les Turcs et les Arabes sont déconfits. 

Les nôtres s'en reviennent fiers et joyeux ; 

Puis ils prennent les têtes des Turcs, 

Ils les placent sur les mangonneaux 

Et les lancent dans la ville de Nicée. 

Ils font cela pour affliger les Turcs. 

Les Français ont pris trois mille Turcs vivants ; 

Us les envoient, par la haute mer, 

Droit à Constantinople au puissant empereur. 

Quand l'empereur les voit, il en a le cœur joyeux. 

Il prend des écus, des lances, du pain, du vin en abon- 
dance. 

Et envoie le tout à l'armée en la remerciant. 

Les mariniers s'en retournent, en dressant leurs voiles, 

Droit ils arrivent au port devant Nicée, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 91 

Et remettent les vivres à Tannée des Francs. 

Quand les Francs ont à manger, ils rendent grâces à 

Dieu, 
Et jurent par le Dieu du ciel, le Père rédempteur, 
Qu'ils ne partiront que quand ils auront Nicée-la-Grande. 

XXXVIII 

Je dois vous dire la fin de Guyon de Porcesse. 

Le baron se fit saigner : ce fut une grande folie. 

Car, par la volonté de Dieu, il mourut de la saignée. 

Le baron était très-malade, il ne pouvait guérir; 

Il était couché dans sa tente, qui était toute de soie. 

Les Turcs jetèrent des pierres qui détruisirent la tente, 

Et le baron Guyon en eut la tête écrasée. 

Il fit venir Bohémond, le comte de Flandres, 

Robert de Normandie et Tancrède de Pouille au fier 
visage : 

a Barons, dit Baudoin^, gentils seigneurs de France, 

« Maintenant il faut nous quitter, 

« Et dire adieu à notre amitié qui fut toujours si loyale. 

ce Sire Robert de Flandres , et vous , Robert de Nor- 
mandie, 

1 De Gand. (Voir la noie de M. Paulin Paris, tome I, page 139.) 



92 L\ CHANSON D*ANTIOCHE. 

({ Dieu VOUS rende l'honneur et les biens 

« Que j'ai eus avec vous et avec nos compagnons. » 

A cette parole, Târae est partie. 

XXXIX 

Vous plaît-il écouter ce que firent nos barons? 

Près de là, hors la ville, bâtie en marbre, 

Il y a une église dédiée à saint Siméon; 

Ils portèrent là le corps avec grande dévotion. 

Les Flamands y ont veillé la nuit avec les Bourguignons, 

Trente cierges ardents furent placés autour. 

Jusqu'au lendemain qu'on le dut enterrer. 

Puis ils ont porté le corps dans un sillon; 

Ils y ont fait une fosse et y ont enfoui Guyon. 

L'évêque du Puy fit là son pardon^. 

Ils ont encensé le lieu et sont revenus à leurs tentes. 

Et les Turcs les ont regardés du haut des murs. 

Les Persans et les Esclavons disent entre eux : 

« Ce peuple est plus fier que les loups et les lions. 

« Contre de semblables gens nous ne pourrons résister, 

(( Si nous n'avons un secours prompt du Soudan de 

Perse. » 
Salahedin dit : « On nous a maltraités 

1 L'absoute, 



ht,... 



LA CHANSON D'ANtlOClIE. 93 

a Par tout Tor d'Apollon et par mon dieu Mahomet, 
« S'ils nous prennent par force nous n'aurons pas de 

rançon. » 
Le fils de Soliman dit : « Inutilement nous nous escri- 
merons. 
J'irai demander du secouYs au sultan Garsion^. » 
La nuit, il est sorti doucement comme un larron; 
Lui et son père n'oublièrent pas les éperons. 



XL 



Or écoutez des Turcs, comment ils ont opéré : 
Salahedin a dit : « Francs chevaliers vaillants, 
(( Nos seigneurs tous deux nous ont joués, 
(( Céans ils nous ont laissés et sont partis! 
« Ainsi nous n'attendons d'eux ni force ni aide. 
(( Car nos hommes sont morts et allés à leur fin, 
« Et les Français sont des diables d'enfer déchaînés, 
« S'ils nous prennent par force nous serons mis en 

pièces^ 
« Si nous n'adorons leur Dieu, que les Juifs forcenés 
« Mirent à mort injustement (disent les savants), 
(c Poumons, cherchons un moyen de nous sauver. 
ce Nous rendrions la ville, si nous avions des sûretés 

> D*Antioche. 



94 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

a De n'être pas tués, ni maltraités, 

« Alors nous la rendrons slls y consentent. )) 

Les autres répondent : « Vous avez bien parlé. » 

Voici Tatice TÉnasé qui s'élance, 

Et crie à haute voix : « Rendez-moi la ville, 

« A moi, de bon gré, je jure par ma foi 

« Que vous ne mourrez pas, et que vous ne serez pas 

opprimés. » 
Les Turcs en l'entendant ont une grande joie. 
Les portes sont ouvertes, et les Francs y sont entrés. 

XLI 

Les Francs entrent dans Nicée en grand appareil. 
Et les païens en sortent (que Dieu les maudisse I), 
La vilaine race mène un grand deuil. 
Les Turcs, guidés par le diable, ont tant marché, 
Qu'ils rencontrent Soliman dans le vallon de Gur- 

rhénie. 
Quand le roi voit venir ses gens si consternés. 
Il dit : « Où allez-vous, mes nobles amis? 
« Comment est ma cité? ne me cachez rien. » 
Sa troupe lui répond en pleurant : 
« Vous n'y entrerez plus, nul jour de votre vie; 
« Car les barons de France l'ont en leur puissance, 
« Ils nous en ont laissé partir, la vie sauve. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 95 

Quand Soliman l'entend, peu s'en faut qu'il n'en- 
rage, 
Il se pâma quatre fois sur l'herbe verdoyante, 
Et quand il se releva il s'écria à haute voix : 
« Ahi ! bonne cité, que vous étiez bien garnie 
« De biens, de deniers et de grandes richesses ? 
« Jamais je ne vous aurais perdue si vous n'aviez été 

trahie. » 
A ces mots il s'éloigne avec sa suite ; 
Mais il n'avait guère marché sur la lande déserte 
Quand il rencontra son fils monté sur une jument, 
Et celui-ci lui demande quelle nouvelle il a apprise : 
€ Beau fils, lui dit son père, que Mahomet vous bé- 
nisse, 
« Ils ont pris ma cité, la troupe maudite. 
(c D'ici jusqu'à Antioche nous n'aurons plus de seigneu- 
ries, 
a Si le Soudan d'Icône ne vient à notre aide. » 
A présent nous dirons de nos chrétiens (que Jésus les 
béniséb!]. 

XLII 

Les Français ont pris Nicée, Dieu en soit loué! 

L'armée y entre rangée et serrée. 

Us ont pris pitié de ceux qu'ils y ont trouvés, 



96 LA CHANSON D'ANTIOCUE. 

Ceux qui veulent croire en Jésus ne sont pas touchés 

par les armes. 
Sept cents tant hommes que femmes furent\ baptisés. 
Ils y séjournèrent un mois, y reposèrent leurs corps, 
Ils ont bruni leurs casques, remaillé leurs hauberts, 
Et ont fait referrer leurs chevaux de bataille. 



i'à. 



CHANT III 



ARGUMENT. — Départ de Nicée. — Rencontre avec les Turcs. — Les Croisés 
lâchent pied. — Godefroi accourt. — Les Turcs sont défaits. — L*évèque du 
Puy enterre les morts. — Passage du val de Botentrot. — Prise de Tarse. — 
Baudoin reste maître de la ville ^rès un démêlé avec Tancrède. — 11 arrive 
à Rohais, épouse la fille du Vieux de la Montagne, — Prise d*Artais. ~ 
Discours de Tévêque du Puy. — Arrivée de l'armée devant le pont de fer. 



I 

Or entendez, seigneurs (que Jésus vous aide ! ), 

Une chanson bonne à écouter et tissue de bons vers. 

Que la France soit bénie, et que Dieu Tabsolve, 

Pour ayoir enfanté tant de braves gens. 

Ils vont conquérir la Terre sainte sur les mécréants ; 

Ils ne songent pas au plaisir de la chasse au vol ; 

Chaque chevalier n'y amène pas sa mie; 

La vraie Croix y est souvent remise en la mémoire, 

Et le digne sépulcre pour lequel Tarmée est en marche. 

Dans Jérusalem, les gens étaient si vexés. 

Que la parole de Dieu n'y était plus entendue. 

MaisàprésentlesPrançaisFont, et lespaïens Tout perdue. 

Que bénis soient ceux qui la leur ont ôtée. 

Les Français ont pris Nicée et Tout enlevée par force; 

A Tatice TEnasé on Ta donnée et rendue. 

Us ont chargé les mules de vivres. 

Et sont sortis de la cité sans plus attendre. 



m LA CHANSON D'ANTIOCBE. 

Vers Antioche ils ont dirigé leurs gens. 

Ah! Dieu, quelle peine le jour leur doit apporter, 

Par les misérables qui viendront tomber sur eux! 

En trayersant la yallée de Gùrrhénie, 

Ils ont vu Soliman de loin * 

Avec cent mille Turcs [que Dieu les confonde!]. 



II 



Nos francs damoiseaux chevauchent avec grande joie; 

Us ont des chevaux et des mulets pour porter les vivres, 

Des tentes et des pavillons pour éviter le chaud; 

Mais ils ne savent pas ce qu'ils doivent rencontrer. 

Boémond de Sicile voulut se séparer de Tarmée : 

Il croit conquérir le pays avec ses troupes ; 

En son cœur le baron se mit à penser 

Qu'il ira chercher des vivres, dont on trouve peu. 

Mais avant le soir il sera effrayé, 

Et pour tout l'or du monde il n'aurait voulu y être. 

Sans Godefroy, le noble et glorieux, 

Jamais il n'aurait eu un jour sans pleurs. 



III 



La troupe qui va chercher Dieu chevauche avec joie, 
Et côtoie un vallon jusqu'à la plaine, 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 99 

Jusqu'à un pont à arches voûtées où le fleuve se divise 

en deux; 
Là Bohémond se sépare avec ses vassaux, 
Le comte de Nonnandie, le comte Rotrou du Perche, 
Et ils chevauchent vers la vallée de Gurrhénie. 



IV 



Le duc Godefroy va après; 

Il suit les barons avec ordre ; 

Mais ils n*ont guère avancé et se sont hébergés 

Au bas d'une grande montagne à l'entrée d'une route 

escarpée. 
Même ils pourront entendre la grande douleur 
Que les Sarrasins feront à Bohémond le vaillant. 
Ils viennent sur le sommet de la montagne; ils ne s'y 

arrêtent pas ; 
Ils sont cinquante mille Persans et Sarrasins. 
« Seigneurs, dit Richenès, francs et vaillants chevaliers. 
Cl Voici l'armée des Francs qui nous porte dommage. 
€ Nos pays et nos terres vont être pris par eux, 
« Tournons-nous par deçà vers ce mont escarpé. » 
Et ceux-ci répondent : « A votre commandement I » 
A ces mots les traîtres entourent l'armée ' ; 

* L'arrière-garde. 



100 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Premièrement ils dirigent leur marche du côté des 

dames, 
Celles qui leur plaisent; ils leur font violence 
Et ils arrachent les mamelles aux vieillettes. 
Quand les mères sont mortes, les enfants crient, 
Ils montent sur leurs -poitrines cherchant leurs ma- 
melles, 
Et tettent les mères mortes; ce fut une grande pitié. 
Au royaume des Innocents ils doivent avoir leur de* 
meure. 



« Seigneurs, dit Richenès, que Tervagan soit loué, 

« Nous avons bien attaqué Tarmée des Francs, 

(( Frappez-y bien et fort avec vos bonnes épées, 

« Là sont Bohémond et Tancrède de Fouille, 

« Si nous pouvons les prendre, le Soudan les aura. » 

Ceci a réjoui les Sarrasins. 

Tous ils courent contre eux en bas d'une descente, 

(( Barons, dit Bohémond, vaillants chevaliers, 

(( Cette troupe de mécréants court sur nous, 

« Laissons aller sur eux nos bons chevaux de bataille. » 

Ainsi ils firent tous, aucun n*est resté. 

Déjà ils rendent les Turcs dolents, 

Quand du vallon sort le païen Soliman. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 101 



VI 



« Seigneurs, dit Soliman, nobles chevaliers, 
(( Il me paraît qu'en ce vallon les Francs nous maltrai- 
tent, 
« Secourons nos gens; ils ont besoin de nous. » 
Et ils courent à eux les mauvais garnements. 
Alors le massacre devient terrible. 
Là, neuf de nos chevaliers perdirent la tête. 
Et quand Tancrède le voit il est hors de sens. 
Bohémond est dolent; voyant ses chevaliers tués^ 
Il va frapper un Turc avec son épée 
Contre laquelle le blanc haubert ne valut pas un denier, 
Dans le milieu du cœur il fit baigner son fer 
Et rabattit mort de son cheval, le visage contre terre. 
Les diables et les démons emportent son âme, 
Les païens hurlent et pleurent, les mauvais traîtres. 

VII 

Voici dans la bataille le frère de Tancrède, 
On rappelait Guillaume, un chevalier de haute taille; 
C'était un très-bel homme et depuis peu armé chevalier. 
Il ne pouvait se retenir depuis qu'on l'avait armé, 
Il a poussé son cheval dans la plus grande presse, 

6. 



10-2 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Et va frapper^Orgaie de sa lance damasquinée, 

Il lui a fendu le cœur au milieu du ventre , 

Il Ta abattu mort dans le pré ; 

Puis il a atteint Daheri dans la poitrine près des côtes; 

Tant que sa hampe dure il l'a frappé à mort, 

Et quand la lance se brise, il tire son épée acérée 

Et fait tomber morts Wiltré et Barofle. 

VIII 

Qui fut en la bataille put entendre un grand bruit. 

Guillaume tire l'épée pour garantir son corps ; 

Il invoque le Seigneur qui se laissa mourir 

Pour nous en sa passion et souffrit le martyre : 

({ Glorieux Sire Père qui as tout en ta puissance, 

(' Je recommande à ton plaisir mon âme et mon corps. » 

Il va frapper Gorsolt de Tabarie sur son casque, 

Et lui fait sentir le fer jusque dans la cervelle. 

Quand Soliman le voit il frémit de douleur : 

« Beau neveu, dit le Soudan, avec vous je vais mourir; 

« Si je ne peux vous venger, je ne dois plus garder de 

terre. » 
Il pique son destrier comme s'il voulait le tuer. 
Quand en regardant par-devers une terre inculte 
Il vit Robert de Normandie sortir d'une embuscade. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 103 



IX 



Lors que les Normands viennent sur cette race maudite, 

Vous pouvez voir des combats merveilleux et étranges. 

Là vous voyez Guillaume, qui tombe sur eux, 

Il va frapper Richenès de son épée sanglante, 

Il tue Salahedin, lui enlève la tête ; 

Les Turcs s*effrayent en voyant une telle mêlée ; 

Du dépit qu*ils ont, ils poussent de nouveau leur cri de 

guerre. 
Quand Soliman le voit il n'a garde de rester inactif, 
Il a placé cinq cents arbalétriers sur la montagne. 
Il les fait tirer sur Tenfant* qui maltraite les gens. 
L'enfant s'émeut quand il les voit; 
Il crie à haute voix : « Tancrède où est ton enseigne? 
« Regarde tout ce peuple qui s'élance vers moi. » 
Quand Bohémond le voit il appelle son enseigne. 
Plus de deux mille Turcs sont tués sans larder; 
Là nous perdîmes Guillaume, il n'en échappa pas. 
Et quand Tancrède le vit, peut s'en fallut qu'il ne perdit 

le sens ; 
Il tire son épée et la baigne dans le sang avec fureur, 

* Guillaume » le nouyeau chevalier. 



104 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Celui qu'il combat corps à corps n'a pas de recours 
contre la mort. 



Écoutez ce qu'ont fait les Persans et les Esclavons : 

Cinquante chevaliers de la troupe de Bohémond 

Leur tranchèrent la tête au-dessous du menton. 

Un messager s'en va piquant des éperons 

Et ne s'arrête pas jusqu'à ce qu'il arrive à la lente, 

Où était Godefroy, le duc de Bouillon. 

Il demande des nouvelles en voyant le Bourguignon : 

« Sire, )) ce dit le messager, « noble fils de baron, 

« Pour l'amour de celui qui souffrit la Passion, 

({ Et pour le saint sépulcre que nous allons recouvrer, 

« Secourez Bohémond et Tancrède ! » 

Quand lé duc l'entendit il fronça la moustache, 

L'évêque du Puy pleura de ses yeux, 

Au camp du Seigneur trois cents cors sonnèrent à la 

fois. 
Alors s'armèrent les Français, les Frisons et les Fla- 
mands, 
Ils montèrent sur leurs chevaux d'Espagne et d'Aragon, 
Ils ne s'arrêtèrent pas jusqu'au lieu de la bataille. 
Où combattent Tancrède et le preux Bohémond. 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 105 



XI 



Le jour est beau et clair et le soleil levé, 

Tout droit à midi le jour est échauffé. 

Les barons ont soif, ils sout très-oppressés ; 

Les chevaliers de Tancrède désirent fortement de l'eau. 

Celles de leur pays leur ont été utiles, 

Les dames et les pucelles dont il y avait en quantité, 

Car elles relèvent leurs manches et mettent bas leurs 

robes traînantes, 
Et elles portent de Teau aux chevaliers fatigués. 
Dans des pots, des écuelles et des hanaps dorés. 
Quand les barons ont- bu ils sont tout ranimés. 
Ce secours tant désiré leur vint à temps. 
Maintenant le dommage sera sur les Persans : 
Les chrétiens s'élancent parmi les prés. 
Aujourd'hui Soliman sera livré à une grande honte. 

XII 

Quand Soliman commença la poursuite et l'attaque, 
Il n'était point en garde contre l'armée du Seigneur; 
La méchante race n'en sut mot. 
Jusqu'à ce que Godefroy, le bon duc, pousse son cri de 
guerre. 



106 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Alors ils croient se sauver par une vieille route; 

Mais au détour vint Raymond au fier visage, 

L'évoque du Puy, le duc de Normandie, 

Tatice l'Énasé, vêtu de sa grande cotte de mailles. 

Ils ont atteint les païens à la hâte, 

Et en ont jeté hors de vie quatre mille sept cents. 

« Hélas ! dit Soliman, mon Dieu m'abandonne, 

« Puisque la chrétienté a pris mes terres, 

« Ma femme, mes enfants et ma ville fortifiée. » 

La bataille fut fièrement entamée. 

Les païens ont hurlé et pleuré. Le bruit fut très-grand, 

Les pertes qu'ils ont faites ne seront jamais réparées : 

Si la nuit ne fût arrivée, tout aurait péri. 

Les Turcs croient pouvoir se camper dans une prairie; 

Mais saint Georges et saint Démétrius viennent les 

attaquer. 
Dieu leur envoie une si grande peur, 
Qu'ils se tuent les uns les autres : 
Ils se donnent de grands coups d'épée. 
Ils se confient à qui mieux mieux à leurs bons chevaux, 
L'un poursuit l'autre comme il eût fait un ennemi; 
La poursuite dura sept lieues et demie; 
Eh Dieu! combien de richesses les Turcs ont laissées! 
Tentes et pavillons, et dressoirs garnis, 
Houge or, blanc argent, étoffes de Syrie ! 
Des vivres des Turcs l'armée de Dieu est remplie. 



LA CHANSON 1)*ANT1 OCIIE. 107 

Aussitôt qu'elle peut elle est retournée à son camp. 
Maintenant vous entendrez une chanson dont les yers 
sont prisés. 

XIII 

Ce jour-là les évoques se revêtirent de leurs ornements, 
Ils prirent Teau bénite, ils enfouirent les corps : 
« Barons, dit Tévêque, écoutez mes paroles : 
« Je vous dis que celui qui meurt ici est guéri. 
« Les âmes de ces corps sonj déjà en paradis ; 
a En bonheur et en joie ils seront pour toujours. » 
Cette nuit ils s'arrêtèrent là volontairement et non par 
force. 

XIV 

Le lendemain, à Taube naissante, les Bourguignons, 
Les Flamands, les Français, Normands et Bretons se 

levèrent. 
Ce fut un samedi, on le sait d'une manière sûre, 
Que s'éleva la poussière et que le sable vola, 
Par une si grande chaleur et si malfaisante. 
Que mille sont morts de soif sans aucun autre mal, 
Tant dames que pucelles, ou sergents ou goujats. 
Les bons chevaux gascons sont rendus et excédés; 



108 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Puis ils arrivent à un cours d'eau qui roule avec force; 
Là les chevaux burent et ensuite les barons. 
Cette nuit ils se logèrent près de la fontaine de Ray- 
mond, 
Les compagnons de Jésus se séparèrent là. 
Bohémond s'en alla, lui et ses guerriers, 
Et jusques à Tarse il ne s'arrêta plus. 



XV 



Soliman ressent une grande douleur ; 
Il est courroucé, plein de fiel, accablé et dolent. 
« Ah! que vous fûtes malheureux, mon fils Turnican, 
« Hisdent et Richenès, combien je pense à vous ! 
« Quand j'arriverai à Tarse, ma ville fortifiée, 
« Les Sarrasins et les Persans viendront à ma rencontre, 
« Ils me demanderont où j'ai laissé mes enfants, 
« Qui furent si courtois , qu'on tenait pour si vail- 
lants; 
(( Je répondrai : Les Francs les ont mis à mort* 

« Dans le vallon de Gurrhénie gît Orgais le savant » 

Ici il serait tombé pâmé de dessus sa mule, 
Si un des païens ne l'eût retenu par le bras. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 109 



XVI 

Soliman s'en va, furieux et sombre. 

(c Ah ! que vous fûtes malheureux, Turnican, sire fils, 

(c Richenès et Hisdent, pour moi vous fûtes perclus ! » 

Alors il a tiré Tépée à la lame bien fourbie. 

Et il Teût plongée tout entière dans son cœur. 

Si Butor le Hardi ne la lui eût ôtée. 

Cependant il arrive à Tarse en marchant lentement. 

De vin, de pain et de chair le château était garni ; 

Mais il n'ose attendre les Français et il a fui. 

XVII 

Soliman a fait ravitailler sa forteresse. 

En partant de là il s'en va à Malmistre^ 

Il emmène ses enfants avec lui; 

Il a laissé ses hommes dans le fort. 

Nous dirons comment les Français ont marché : 

Ils ont dépassé le val de Botentrot, 

Et ne se sont pas arrêtés jusqu'à Tarse. 

Voici une autre compagnie qui s'est séparée de l'armée, 

Pierre d'Estraenor et Renaud le Vaillant, 

1 Mopsuesle. 



110 LA CHANSON D'ANTIOCHB. 

Baudoin de Boulogne combattent avec elle. 

Il leur vint en idée de rejoindre Tancrède. 

Ils vont chercher des vivres dont ils ont fort peu, 

Mais ils ne trouvent ni herbe ni blé. 

Les chevaux sont fatigués et lassés de courir; 

Ils sont harassés, ils ne peuvent plus avancer. 

Car la faim les a rendus immobiles : ils ont trop jeûné. 

Les écuyers portent les hauberts. 

Les seigneurs vont à pied, dolents et courroucés; 

Leurs chausses sont déchirées, leurs souliers sont 

crevés; 
Leurs pieds saignent. Ils pleurent et se lamentent. 
Pendant quatre jours ils ont voyagé de cette manière^; 
Ils n'ont point trouvé de vivres; plusieurs sont égarés; 
Il s'en faut peu qu'ils ne perdent l'esprit, tant ils ont 

jeûné. 
Tout droit à Tarse ils se sont acheminés, 
Et devant cette ville ils virent des chrétiens. 
Seigneur! c'était l'armée de Bohémond et de Tancrède. 
Ils pensent que ce sont des Turcs révoltés; 
Ils courent aux armes, se revêtent de fer. 
Et ceignent les épées au côté gauche. 
Ils ont fait une lieue à pied. 
Jusqu'à ce qu'ils voient ce qu'ils ont tant désiré. 

* Ce passage est celui du Taurus. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 111 

Baudoin a une grande joie quand il trouve nos guerriers. 

Ils s'entre-baisent doucement, avec humilité; 

Ils montent avec le comte et vont voir les murailles, 

Pour savoir de quel côté Baudoin pourra camper. 

Quand les Turcs les voient, ils sont épouvantés ; 

Ils disent Tun à Tautre : « Nous sommes malheureuse- 
ment trompés: 

« Soliman a mal agi, lui et sa famille, 

« Quand il nous a laissés ici, en emmenant les siens. 

« Si les Francs peuvent nous prendre, nous serons mal- 
traités, n 

XVIII 

Nous dirons ce qui arrive à Baudoin. 

Les vivres manquent ; ils ne trouvent rien à acheter. 

Ni pain, ni vin, ni viande, ni chapons, ni perdrix. 

Il ne sait que faire ; il a appelé son messager 

Et renvoie tout droit à Tancrède de Fouille, 

Lui demandant, pour Tamour du Seigneur qui fut mis 

en croix. 
Qu'il lui envoie l'aumône, car il souffre de la faim. 
Et Tancrède a répondu : « Volontiers, bel ami; 
« Tout ce que nous avons, nous le partagerons avec 

vous. )| 
Quand Baudoin l'apprend, il en est joyeux. 



112 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Il en rend grâces au Seigneur. 

Baudoin était rempli de sagesse. 

Il se souvient de sa mère , la belle au gracieux visage, 

Qui lui dit et lui demanda, quand il prit congé d'elle, 

De donner largement ce qu'il posséderait, 

Et de partager également avec les chevaliers vaillants. 

Jamais il ne retint pour lui la valeur de deux parisis^ 

Et il ne mange jamais qu'avec les autres. 

Voici un messager qui arrive en courant de la cité, 

Il vient à Baudoin, se jette à ses genoux : 

(( Eh ! Baudoin, dit-il, noble et franc chevalier, 

« Gardez- vous et vos gens, et soyez assuré de ceci : 

« Que vous aurez aisément le pays ; 

« Car les Turcs s'apprêtent à fuir (que Dieu les mau- 
disse!). 

« Ils n'osent pas attendre les épées dégainées ; 

(( Ils quitteront la ville quand viendra la nuit. » 

Quand Baudoin l'entend, il est fort surpris. 

Ses hommes furent aussitôt couverts de leurs armes. 

XIX 

A l'instant les Turcs sortent de la ville 
Et chargent les sommiers de pain, de vin et de blé. 
Ils en ont chargé beaucoup, mais ils en ont peu em- 
mené. 



LÀ CHANSON D'ANTIOQHE. 113 

Car les Français le leur ont pris, qui en avaient grand 

besoin, 
Et les Turcs s'en vont dolents et désolés; 
Néanmoins ils sont ravis de s*étre échappés. 
Tancrède est venu en combattant à la forteresse; 
Il a planté sur le mur son gonfanon de soie. 
Les hommes qui sont nés dans le pays en sont affligés, 
Quand ils aperçoivent le gonfanon élevé sur le mur. 
Baudoin Ta vu; il en a le cœur irrité. 
Ce jour-là il a fait une chose dont on Ta beaucoup 

blâmé ; 
Il a fait ôter le pennon de son ami, 
Et a fait dresser le sien qui était rayé d*or. 
Quand Tancrède Ta vu, son sang bouillonne; 
Il a fait sonner le cor; tous se sont armés; 
Il eût couru sur Baudoin s'il avait été approuvé; 
Mais on le blâma, partant il est resté. 
Alors ils garnissent leurs sommiers, et sans tarder 
Ils sortirent de la ville, rangés et bien serrés, 
En y laissant Baudoin avec sa troupe et ses barons. 
Jusqu'à Malmistre ils ne s'arrêtèrent pas. 

XX 

Tancrède s'éloigne (que Jésus le bénisse !). 
Jusqu'à Malmistre il n'arrêta pas son cheval; 



114 LA CHANSON D'ANTIOCHB. 

Il trouve Bohémond et avec lui sa Compagnie. 

Le seigneur de la ville a appris cette nouvelle; 

Il est monté sur le mur [que Jésus le maudisse 1]. 

Bohémond le voit, et crie à haute voix : 

(( Yassal, ouvrez la porte, au nom de sainte Marie, 

« J'entrerai dedans avec toute ma troupe; 

(( Si vous ne le faites volontiers, bientôt vous perdrez 

la vie. » 
Et le Turc lui a dit : « Par ma barbe fleurie, 
« Jusqu'à ce que vous l'ayez gagnée, vous n'y entrerez 

pas. )) 
Quand Bohémond l'entend, il s'en attriste un peu, 
Il dit à ses hommes : « Bonne chevalerie, 
(( Allons, endossons les hauberts, faisons un assaut. » 
Ils ont répondu : a Nous ne refusons pas. » 
Alors il fait sonner le cor, et l'armée est en émoi. 

XXI 

Bohémond de Sicile a revêtu son corps, 

Et tous ses chevaliers sont armés en courant. 

Or écoutez des païens qui sont en la cité; 

Les portes sont ouvertes, le pont est baissé. 

Avant qu'ils puissent sortir des remparts, 

Les Français les rencontrent avec tant de vigueur, 

Qu'ils les forcent à rentrer dans la forteresse. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 115 

Voici les Français et les Turcs mêlés ensemble, 

Des épées d*acier ils se frappent Tun Tautre. 

Les Turcs croient se défendre en tendant leurs arcs de 
corne; 

Ils en ont blessé beaucoup avec leurs flèches d'acier. 

L'assaut a duré un jour tout entier. 

Nos Français seraient retournés dehors dans les champs 

Quand Tancrède de Fouille a rencontré celui 

Oui est seigneur de la ville; il lui a coupé la tête, 

Et la tête a volé loin une toise et demie. 

Quand les païens Tout vue, ils en sont très-épouvantes, 

Ils se sont retirés en arrière; ils ont laissé le champ 
libre ; 

Ils ont fui par une vieille porte. 

Et les Français sont restés dedans en sûreté. 

Pour cela, on dit souvent ; « La faux tond le pré. » 

Eh I Dieu ! comme ils y furent richement hébergés I 

Pain, vin, chair, ils ont trouvé de tout-, 

Us se sont bien rassasiés de boire et de manger; 

La ville était bien fournie. Il y avait de tout en abon- 
dance. 

Nos barons y ont longuement demeuré. 

Baudoin s'est assez reposé à Tarse. 

Il pensa qu'il devait rejoindre Tancrède; 

Ils chargent les sommiers, sortent de la ville, 

Et se mettent en marche en rangs serrés. 



116 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Nous VOUS dirons comment Tancrède a opéré : 

Il est sorti de la Malmistre; il n'y a plus séjourné; 

Il marche avec sa troupe son droit chemin. 

De là jusqu'à Sucre ^ il n'a pas lâché les rênes; 

Les Turcs, en le voyant, se sont épouvantés. 

Ils disent l'un à l'autre : « Nous sommes mal engagés. » 

Et Tancrède les assaille avec ses riches barons. 

Un jour tout entier l'assaut a duré. 

Le roi Soliman était dans cette ville; 

Il s'enfuit quand vint le soir, 

Et il fut seul jusqu'à Artaise^. 

Baudoin chevauche jusqu'à la forteresse 

Que Tancrède assaillait avec sa troupe bien armée. 

Tout doucement il se campe près d'un petit bois taillis, 

Richard le prince le vit, il appela Tancrède ; 

(( Voyez là Baudoin qui à tort vous hait. 

(( Il vous a tant poursuivi qu'il vous a trouvé. 

(( Haranguez les barons, ceux qui sont vos amis, 

« Et combattons contre lui comme des vassaux éprou- 
vés. )) 

« — Très-volontiers, cher sire, puisque vous l'approu- 
vez. » 

Donc il fit sonner un cor, ses hommes sont armés ; 



* Choros.- 

* Erlesi. 



LA CHANSON D'ANTIOCHB. 117 

Il a pris un messager courtois et bien disert, 

Il renvoie à Beaudoin, et lui mande 

Qu'il combattra contre lui; il y est décidé. 

Quand Baudoin entend cela, il est fortement affligé. 

Il lui a mandé par quatre chevaliers 

Que pour Dieu il le laisse en paix, et qu'il lui en saura 

gré, 
Il n'a pas envie de se battre contre des chrétiens. 
Et s'il l'a offensé, il lui fera réparation. 
Tancrède leur répond: « Cela ne lui sera pas accordé. » 
Le messager retourne à sa tente. 
Quand Baudoin voit cela, il sonne son cor. 
Alors les barons dignes de louanges courent aux armes; 
Baudoin est le premier, il a endossé son haubert. 
Il a brandi sa lance, abandonné le frein, 
Et frappé un chevalier, tellement qu'il l'a renversé. 
Celui-ci avait nom Girart, natif de Saint-Gilles, 
Il l'a abattu de son cheval et lui a donné la mort. 
Quand les Turcs qui sont dans la ville voient 
Que les chrétiens combattent entre eux, 
Ils ouvrent les portes, montent sur leurs chevaux. 
Et se jettent sur les Français en donnant de grands 

coups. 
Nos gens auraient été tous morts et décollés !... 
Quand Bohémond les voit, le fier guerrier. 
Il a mandé au comte Baudoin 



118 LA CHANSON D'ANTIOGHE. 

Qu'on lui donnera entière satisfaction, 

Mais qu'il se retire et s'en aille à sa tente, 

Car ils vont être fortement assaillis par les Turcs. 

Baudoin lui répond : « Volontiers et de bon gré, 

<( Pour Tamour de Dieu et de la sainte Trinité. » 

Car il ne veut pas que les chrétiens soient détruits. 

Il a fait sonner du cor, a rassemblé sa troupe, 

Puis lui a défendu de combattre 

Contre les gens de Tancrède, ou contre les gens de Bo* 

hémond ; 
Puis il a donné de l'éperon contre les Turcs, 
Et la troupe de Bohémond a été aussi au-devant d'eux, 
Afin qu'ils ne puissent pas rentrer dans la cité. 
La plupart sont occis, les autres blessés. 
Et nos barons sont entrés dans le fort 
Et y ont trouvé abondance de pain, vin et blé. 
Bohémond de Sicile a appelé Baudoin 
Par trois cents chevaliers qui sont allés vers lui. 
Tous ensemble le prient tant qu'il fait leur volonté, 
Ils l'emmènent avec eux jusque dans la ville. 
Tancrède vient à sa rencontre par grande amitié. 
Pieds nus et en chemise, il lui a crié merci. 
Et Baudoin lui a pardonné à l'instant ; 
Ils se sont baisés devant tous et se sont accordés. 
Cependant voici un messager qui vient en hâte; 
Dès qu'il aperçoit Baudoin, il l'appelle : 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 119 

« Seigneur, écoutez-nous, par le Dieu de vérité : 
« Le Vieux de la Montagne vous fait dire par nous 
« Qu'il vous donnera sa fille si cela vous agrée, 
« Il aidera à soutenir la sainte chrétienté. » 
Baudoin, en Tentendant, montre une grande joie. 
Il fait sonner ses cors, ses hommes montent à che- 
val, 
Et il va droit à Rohais * où Dieu Ta marié. 

XXII 

Je laisserai Baudoin au beau visage. 

Oui s'en va à Rohais, à Dieu je le recommande; 

Et je parlerai de Godefroy, duc de Bouillon. 

Le duc chevauche à force avec tous ses compagnons. 

Avec lui sont le comte Hugues et Robert le Frison 

Et tous les pèlerins du royaume de Charlemagne. 

Ils trouvent Tarse conquise et le principal donjon ; 

Lépreux Guillaume y était établi. 

Il avait pour femme la sœur du vaillant Bohémond, 

Il va au-devant de Tarmée en piquant de Téperon 

Quand Godefroy le voit, il lui demande : 

« Comment avez-vous opéré, noble fils de baron? 

« — Grâce à Dieu, très-bien, lui répond Guillaume. 

* Édesse. 



120 LA CHANSON D'ANTIOCUE. 

(( Tarse et la Malmistre sont toutes deux conquises. 
« Bohômond est à Sucre dans la forteresse, n 
Godefroy en remercie Dieu et loue son nom. 

XXIII 

Cependant ils ont chevauché jusque dans la cité; 
Eli ceci Godefroy agit en homme sensé, 
En amenant avec lui sire Guillaume. 
Il laissa cent chevaliers dans la forteresse. 
Désormais le duc s'en va; il a voyagé durement, 
Il a quitté Tarse, il a passé outre. 
Jusqu'à la cité que tient le baron Tancrède ; 
Celui-ci l'a reçu volontiers et de plein gré. 
Il fut baisé et accolé par Bohémond : 
Ils y séjournèrent cette nuit-là et y sont restés 
Jusqu'au lendemain qu'ils se sont acheminés, 
Chevauchant ensemble par les montagnes et les ruis- 
seaux ; 
A Sucre ils ont laissé des gardes et des chevaliers ar- 
més. 
Le duc réfléchit et regardant il dit : 
« Dieu ! où est Baudoin, montrez-le-moi donc. 
« — Sire, dit Tancrède, il est allé à Rohais. 
« Le Vieux de la Montagne lui a mandé par lettre 
« Qu'il prenne sa fille et qu'il aura son héritage. » 



LÀ CHANSON D'ANTIOCHE. 121 

Et le duc répond : a Cela me convient beaucoup; 
« Par lui la chrétienté sera rehaussée !» 

XXIV 

Baudoin s'en va avec sa troupe nombreuse, 

Et il ne s'arrête pas jusqu'à Ravenel. 

Il y a trouvé sept mille païens de Syrie, 

Tous ont été tués et la cité prise , 

Puis il a posé des gardes dans l'antique cité. 

Baudoin passe outre, il ne s'arrête guère, 

Jusqu'à Rohais il n'a pas pris de repos ; 

Il est entré dans la ville avec sa chevalerie; 

Le clergé de la ville a fait une procession 

Et a reçu Baudoin avec de grands honneurs. 

Le maître de la ville lui a remis les clefs, 

Et lui a donné sa fille avec de grands biens. 

Voulez-vous entendre la coutume que je vais vous dire? 

Quand vient le jour où un homme marie sa fille. 

Le jeune homme revêt la chemise de sa femme 

Pour qu'elle ait mieux son cœur en sa puissance. 

Le maître de la ville était de race antique, 

Et Baudoin issu de grande et noble chevalerie. 

Les biens qu'il y reçut lui furent plus tard une grande 

aide : 
Au siège d'Antioche ils lui rachetèrent la vie. 



123 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Ensuite les cheyaliers ont pris ceux de la Roménie'; 
Ils les ont emmenés à Artois, une ville forte ; 
Elle était remplie de Grecs et d'Arméniens. 
Quand les Turcs voient qu'ils ^ ont saisi la ville, 
Ils courent aux tours pour se défendre. 
Les autres y sont venus; chacun frappe et pousse 
Tant que par force ils ont brisé la porte; 
Et les Turcs en dedans la leur ont bien disputée : 
Sur eux ils ont fait choir mainte pierre massive; 
Mais ils ont conquis la tour et tué la garnison. 
Aux deux fils de Soliman ils font faire un saut : 
Ils étaient dans la tour; ils l'avaient en garde; 
Avant qu'ils soient à terre ils ont perdu la vie. 
Leurs cols sont brisés , leurs armes percées : 
Tout droit en enfer le diable les conduit I 
Dieu guide nos gens , les fils de sainte Marie ! 

XXV 

Nos Français sont entrés à Artais • ; 

Sur la principale tour ils ont placé les gonfanons. 

On a conté à Soliman de Nicée 



* Des Grecs. 

* Les Croisés. 

* Ertesi, à une petite journée d'Antioche. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 123 

Ou'Artais est détruite et la forteresse prise, 
Que chacun de ses fils a eu la tête brisée : 
Car on les a fait sauter de la tour dans le fossé. 
Quand Soliman Tentend , il est prêt à perdre le sens ; 
<( Ah ! sire Mahomet , comme vous m'avez pris en 

haine I 
« Il y a longtemps que je me suis aperçu que vous 

m'avez oublié. » 
Il a appelé ses Turcs ; quand ils sont assemblés , 
Ils sont bien trente mille montés sur des chevaux ; 
Ils ont tant chevauché, tant piqué de Téperon, 
Qu'ils viennent à Artais vers le point du jour. 
Quand les Francs les ont vus , ils sont montés à la tour, 
Us les raillent fortement, et les couvrent de huées. 
Les Français se défendent comme des vassaux éprouvés; 
Ils tuent beaucoup de Turcs, les jettent dans les fossés. 
Cent des nôtres sortent de la ville 
Avant que les mécréants sans foi en sachent mot, 
Jusqu'à ce que nos Français aient crié : Montjoie! 
Quand Soliman les voit, il a lancé son cheval, 
Et il va frapper Gosson^ sur son écu bordé, 
n lui met dans le côté le fer de sa lance , 
Et du coup le renverse de cheval , 
Puis il lui coupe la tête avec son épée acérée. 

* Fils du comte de Montaigu. 



124 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Quand les Français le voient, ils sont très-affligés , 

Avec grande colère ils se jettent sur les païens, 

Ils les malmènent en tous sens , 

Et en tuent quatre mille sept cents. 

Quand Soliman voit la défaite , 

Il jette son écu à terre pensant à fuir, 

Et les scélérats païens l'ont suivi ; 

Jusqu'au pont de fer ils ne se sont pas arrêtés; 

Et les Français retournent en menant un grand deuil 

Pour Gosson, le jeune homme qu'on a rapporté mort. 

XXVI 

Les barons vaillants sont rentrés dans la ville. 
Le père de sire Gosson n'a pas tardé ; 
Il a demandé son fils : on le lui a montré. 
On eût vu là le père agenouillé, 
Baiser son enfant mort devant et derrière avec ardeur, 
Le prendre dans ses bras , puis se coucher sur lui : 
« Eh ! beau fils, sire Gosson, que vous me laissez affligé! 
(( J'irai moi, au sépulcre, vous n'y mettrez pas le pied! 
« Maintenant le nombre de mes enfants est diminué. 
« — Seigneur, lui dit Lambert, pour Dieu , taisez-vous! 
« Si mon frère est mort, ce n'est ni deuil ni pitié, 
« Son âme est en paradis, sachez-le, en vérité !» 
Et le père se pâme, tant il est désespéré. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 125 

Le deuil qu'il mène est si fort et si pénible , 
Que mille chevaliers en pleurent de pitié. 

XXVII 

L'évêque du Puy dit : « Pourquoi vous lamentez-vous ? 

« Cessez ce deuil et soyez en joie ; 

« Priez le Seigneur, le Roi de majesté , 

« Pour nous qui sommes vivants , qu'il ait pitié de 
nous; 

« Car si Gosson est mort , son âme est sauvée. 

« Pour Dieu , je vous prie d'agir sagement ; 

(( Demain nous serons au pont, ou vous aurez de grandes 
peines. » 

Par le conseil de Tévôque, le deuil est arrêté. 

Cette nuit, les Français restèrent dans la ville; 

Ils ont bruni les casques, ils ont poli les hauberts. 

Ouand l'aube paraît, les barons se sont levés; 

Ils ont entendu les matines et la messe, 

Puis chargé les sommiers de pain et de blé, 

Et sont sortis de la ville. Les voilà en chemin. 

Ils ont laissé les Grecs et les Arméniens dans la forte- 
resse, 

Et droit vers le pont de fer^ les voilà acheminés. 

1 Â quatre heures d' Antiochc. (Voir la note de M. Paulin Paris. 



126 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 

Le long de la rive ils ont fait tendre leurs tentes. 
Quand ils ne voient ni plancher, ni bateau, ni gué, 
Ils prient le Seigneur qui souffrit sur la croix, 
Qu*il leur enseigne la voie par sa sainte bonté. 

XXVIII 

Avec grande joie l'armée chevauche, que Dieu la bé- 
nisse ! 

Jusqu'au pont de fer ils ne s'arrêtèrent pas. 

Là court une rivière rapide qui porte de grands vais- 
seaux; 

Le pont est à arcs voûtés et fait avec talent ; 

Aux deux têtes il a deux tours, chacune bien garnie. 

Là Soliman de Syrie a mis ses gardes ; 

Il y avait laissé beaucoup de ceux de Romônie 

Qu'il avait pris à Pierre (que Dieu le maudisse 1). 

Il les tenait en prison : ils y mènent une malheureuse 
vie, 

Captifs et captives, il n'y en a pas un qui ne crie : 

« Seigneur Dieu, saint sépulcre, venez à notre aide! » 

Le bon évêque du Puy a entendu leurs voix. 

Il a appelé les Français et ne tarde pas à leur parler. 



LA CHANSON D'ANTiaCHE. 127 



XXIX 

L'évêque du Puy a dit : «Francs chevaliers, barons, 
« Dieu, notre Père, a dit quand il racheta le monde, 
« Que ses fils le vengeraient qui viendraient après lui. 
a A Glermont en Auvergne on vous Ta prêché. 
« Là les Angevins et les Bretons jurèrent le pèlerinage ; 
« Trente mille hommes de notre pays s'engagèrent. 
« Nous jurâmes sur les corps saints. Ce pèlerinage sera 

accompli 
« Pour venger le Seigneur, ou nous mourrons tous. 
« Ainsi prions-le par sa rédemption, 
« ûull nous enseigne la voie par où nous devons 

passer. » 
Alors tous nos Français se sont prosternés à genoux. 
Or écoutez comment Jésus, en qui nous devons croire, 
A fait de grandes choses pour confondre Mahomet. 

XXX 

Or entendez, barons qui croyez en Dieu, 
Écoutez les miracles de Jésus rédempteur. 
Un jour Enguerrand de Saint-Pol était levé, 
Et avait endossé son haubert de mailles, 
Et lacé sur son chef un casque vert et luisant; 



J28 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 

Au côté gauche il avait pendu sa bonne épée, 

Et pendu à son col un écu fort et pesant, 

Et pris au poing un brillant et tranchant épieu. 

Il monta sur la selle de son bon cheval courant, 

Et sortit du camp tout doucement à Tamble, 

Le long de la rivière qui était très-bruyante, 

Et regarda en suivant le courant, du haut d'une émi- 

nence. 
Il vit aller dans l'eau un chevalier persan 
Qui était venu épier les vaillants barons. 
Quand Enguerrand le voit, son cœur en est réjoui : 
Promptement il le suit en piquant de l'éperon; 
Il ne perdit rien de sa trace. 
Et quand il vint à la rive, il descendit de son bon 

cheval, 
Tournant ses mains vers l'Orient, 
Il pria le Seigneur, le Père rédempteur. 
Qu'il lui laissât passer cette eau en sûreté, 
Et il remonta à cheval en défiant le païen. 
Puis il entra dans l'eau et passa outre en nageant. 
A la rive il a trouvé beaucoup de mécréants. 
Écoutez ce qu'il a fait en voyant cette assemblée : 
Il a tiré l'épée, il n'agit pas en lâche. 
Puis il est venu au pont au galop de son cheval. 
Il va brisant les chaînes du pont; 
Le pont est descendu, il va chevauchant dessus; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 129 

De sa voix bien claire il va criant : 

« Armez-vous, chevaliers, par le Dieu tout-puissant! » 

Puis il a gardé la porte derrière et devant, 

Afin que les mécréants ne le surprennent pas. 

Sire Hugues de Saint-Pol l'entend le premier; 

Il crie à haute voix : « Chevaliers, venez en avant! 

(( Là-bas est mon fils, je le reconnais. » 

Quand nos barons Tentendent, ils se réjouissent ; 

Vous auriez vu pleurer maints vaillants chevaliers, 

Et prier le Seigneur qu'il les laisse vivre 

Jusqu'à ce qu'ils aient le pont en leur pouvoir. 

Or écoutez ce que fit Dieu, à qui ils se confient : 

Sire Hugues de Saint-Pol passe en avant, 

Et les autres Français le suivent. 

Tous passent le pont, qui en pleure ou qui en chante ! 

Les mauvais publicains n'en surent pas un mot. 

Jusqu'à ce qu'ils virent les Français approchant en 

masse. 
Aujourd'hui les Turcs auront une tâche bien pesante! 

XXXI 

Dès que nos Français eurent passé le pont. 

Es virent les Turcs en face d'eux dans la plaine. 

Enguerrand de Saint-Pol a parlé le premier : 

« Seigneurs, écoutez un peu, francs et forts chevaliers. 



130 LA CHANSON D'AHTIOCHE. 

(( Nous sommes près d'Antioche ; noua avons tant 

marché, 
a Nous avons enduré maintes fois la faim et la soif; 
« Nous n'aurons plus jamais ni pain, ni vin, ni blé, 
« Si nous ne les conquérons avec nos épées, 
« Pour Dieu, seigneurs, considérez bien toutes choses, 
« Car si nous mourons ici, nous serons vite sauvés, 
«Nous irons devant Dieu; chacun aura le chef cou- 
ronné. 
« Voyez les Turcs devant nous, ils sont très-nombreux; 
(( Ils ne nous craindront pas jusqu'à ce qu'ils soient 

chassés ; 
« Mais si nous nous mettions entre eux et la ville, 
« Et l'autre moitié vers la forteresse, 
« Du gain que nous ferions nous serions tous à l'aise, 
(c Voyez combien d'avoir ils nous ont amené ! 
« Si nous prenions la viande qu'ils ont apportée, 
({ Nous en aurions à foison au siège d'Antioche, 
« Jamais en notre vie nous n'aurions de disette. » 
Les Français firent tout ceci comme il Ta dit. 
Le comte Robert de Flandre, avec tous ses barons. 
S'en va armé pour la bataille vers les combattants. 
Enguerrand de Saint-Pol se dirige vers la cité 
Pour devancer les Turcs avant qu'ils n'y soient entrés. 
Entre les Turcs félons les Flamands se sont mêlés; 
Là il y eut tant de rudes coups d'épée donnés. 



LA CHANSON D*ANT10CHE. 131 

Nos chevaliers ont tant combattu avec les Sarrasins, 

Que jusqu'aux coudes ils en sont ensanglantés. 

Quand les Turcs voient qu'ils sont si maltraités, 

Ils se sont acheminés tout droit vers Ântioche. 

Enguerrand de Saint-Pol s'est trouvé devant eux. 

Avec Bernard de Donméart et Gautier le Fort, 

Ils les ont frappés si dru de leurs épées d'acier, 

Qu'ils ont repoussé lesTurcs jusqu'à l'autre compagnie. 

Et quand nos gens les voient ils mènent grande joie. 

Enguerrand de Saint-Pol va frapper Acéré, 

Jusqu'à l'oreille il lui a fendu la tête; 

n leur a tué un fils de Garsion. 

Là les Sarrasins sont chancelants et renversés; 

Du sang qui a coulé le pré est vermeil. 

Les païens égarés se sont jetés dans l'eau. 

Quatre mille se noyèrent et allèrent au fond, 

Les restants s'en vont en fuyant vers la cité, 

Et trouvent Garsion dans le palais princier. 

Aussitôt qu'ils l'aperçoivent ils s'écrient : 

« A travers le pont de Ferne les Français sont déjà 



a Us ont tué tant des nôtres qu'on ne peut les nom- 

brer. » 
Garsion leur demande : a Dites, qu'avez-vous? 
« Je vous vois égarés; avez-vous reconquis le pays de 

Soliman? d 



132 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Quand Soliman l'entend, il a le cœur blessé. 
(( Sire roi Garsion, vous nous avez blâmés ; 
« Mais quand aurez-vous vengé votre fils puîné, 
« Que les barons de France ont ici mis à mort?» 
A ces mots il regarde en bas des degrés, 
Il a vu le corps apporté au palais. 
Ce ne fut pas une grande merveille s'il en a mené 
deuil. 

XXXII 

Garsion d'Antioche est dolent pour son fils, 

Ni prince, ni émir ne le peut réconforter, 

Ni Turmans, ni Tornicle, ni son frère Carcans : 

« Je vous le disais, sire, dit Soliman, 

« Que vous payerez vous aussi l'armée des Francs. 

« A présent Nicée est perdue, ma forte cité, 

(( Et Tarse, et Mamistre, et la grande Artaise; 

« Si à cette heure tous les Persans étaient assemblés 

contre eux, 
« Ils seraient tous morts avant le soleil couchant, 
<( Mahomet ni Tervagan ne pourraient les garantir; 
({ Et s'ils mettent le siège ici, soyez certain 
u Qu'ils n'en partiront pas tant qu'ils vivront, 
« Ils prendront la ville et occiront tous ceux qui sont 

dedans, 



LA CHANSON D'ANTIOCHB. 133 

(( Si Tamiral Soudan ne vient à notre secours 
« Avec toute sa suite et le roi Corbaran ^ » 
Ouand Garsion Tentend, il est devenu si pensif 
Qu'il n'eût pas dit un mot pour cent mille besants. 

r 

XXXIII 

Garsion d'Antioche est marri à cause de son fils : 

Selon la loi païenne, il fut enterré ce jour-là. 

Et les Français ont partagé entre eux les prises, 

Et ils n'ont pas mis en oubli les Turcs des deux tours. 

Ceux-ci croient qu'ils vont être occis et hachés. 

Ils en sont sortis la nuit, quand le jour fut passé. 

Mais leur chef a été étourdi en une chose. 

Il n'a laissé dans les tours ni Persans ni Arabes. 

Ils ne furent que deux cents quand ils sortirent des 

portes. 
Ils arrivent sans bruit vers l'armée des Français. 
Or écoutez comme Dieu fut ami des Français. 
Enguerrand de Saint-Pol et le hardi Thomas 
Veillaient la nuit avec trois cents hommes bardés de 

fer; 
Et les Turcs n'entendirent hennir ni chevaux ni rous- 

sins, 

> Sultan d'Âlep. 



184 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Jusqu'à ce qu'ils furent tombés dans Tembuscade des 

Français. 
Glarès dit h Butor : « Je suis malheureusement tombé: 
« J'ai aperçu les écus de Thomas et d'Eng;uerrand. 
« Il convient de les assaillir en tête vers la droite; » 
Et Butor court;. il a mie son écu en avant, 
Et va frapper Odon jusque dans le cerveau, 
Il l'a abattu mort parmi la bruyère, 
Et son frère Glarès nous a tué Alaris. 
Il était né en Flandre au pays de Furnes. 

XXXIV 

Thomas de la Fère dit : « Francs chevaliers vaillant», 
« Les Sarrasins et les Persans nous ont suivis de près; 
« Certes, il vaut mieux mourir que s'ils s'en allaient 

nous moquant. 
« Or allons les frapper, par devant, à la tête. » 
Et ils font ainsi, tous nos vaillants chrétiens : 
Sur le pont de fer ils les mènent battant ; 
Il y en a sept vingts de tués de la gent mécréante. 
En revenant sur leurs pas, les hardis combattants 
Ont saisi les tours que les t jrans ont quittées, 
Ils y ont trouvé pleurant les Allemands captifs 
De l'armée de Pierre, qui furent pris à Nicée; 
Ils les ont déliés et délivrés à l'instant. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 135 

Ils regagnent Tannée gais, joyeux et contents. 
Quand Godefroy les vit, il en loua le Dieu tout-puissant. 
Et les soixante Turcs s'en retournèrent en fuyant; 
Ils l'annoncent en la cité à Garsion le dolent. 

XXXV 

Nos Français sont logés par devers le pont, 

Et révoque du Puy raisonne avec eux : 

« Seigneurs, écoutez; barons, francs chevaliers, 

« Voici Antioche. Je crains beaucoup Garsion, 

o Car nous sommes épars dans ces prés environnants. 

« Qui fera le guet? Beaux seigBieurs, faites-le, 

a Pour que les Sarrasins félons ne viennent pas au 

camp. 
a — Je le ferai, beau sire, dit le duc de Bouillon ; 
a Je ne demande avec moi que mon cheval. 
« Le matin, à Taube, quand nous aurons le jour, 
a Les Persans et les Esclavons seront repoussés. » 
Les Français répondent : o Bénissons Dieu 1 » 
Godefroy de Bouillon fit le guet cette nuit, 
Et Soliman monta à cheval avec tous ses compagnons. 
Cette même nuit ils sont entrés au camp de Dieu comme 

des larrons ; 
Bien vite le bon duc en a entendu le frémissement; 
Il demande son écuyer, il l'appelle par son nom : 



136 L4 CHANSON DUNTIOCHE. 

« Apportez-moi mon haubert et mon casque rond, 

ft Puis restez ici, sans remuer, devant ce pavillon, n 

Le duc au cœur de lion revêt son haubert. 

Il ceint son épée au côté gauche. 

Met Técu à son col, déploie son gonfanon. 

Par son étrier gattiche monte sur son cheval gascon, 

Puis le dut; chevauche ; Dieu Taide à cette besogne! 

Voici vers le camp saint Georges et saint Démètre 

Qui viennent à toute vitesse piquant des éperons. 

Le duc ne les reconnaît pas, il ne leur dit rien; 

Mais ils marchent ensemble tous trois de compagnie. 

Les Sarrasins ont reconnu la sainte légion : 

Ils s'enfuient en courant, les félons criminels. 

Et le duc les suit de près, il les abat de file. 

Il en a pris quatorze, ils n'auront pas de rançon; 

Il leur coupe la tête au-dessous du menton ; 

Les autres s'en furent mornes et déconfits. 

Les Français et les Bretons n'en surent pas un mol, 

Jusqu'au lendemain , qu'on se leva dans le camp. 

Ils ont trouvé les têtes des païens sur le sable. 

Et ils ont loué le Dieu qui a souffert la passion. 

XXXVI 

Le lendemain matin, quand il fit jour. 
Tous nos Français furent armés et assemblés. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 137 

Ils ont OUÏ le service, ils l'ont écouté de cœur. 
A présent nous dirons comment les Turcs ont agi; 
Ils sont venus vers Garsion, et lui ont dit: 
« Sire, par Mahomet, on a trop mal fait !... 
(c Butor et Clarès ne furent pas sensés : 
« Ils ont ôté tous les Turcs de vos deux tours, 
« Et les Français y sont entrés, les forts chevaliers, 
c( Ils en ont fait sortir tous vos captifs. » 
Quand Garsion Tentend, il en perd presque le sens, 
Il a appelé sire Soliman de Nicée : 
« Garnissez bien nos tours ; par mon dieu Mahomet, 
« Que dans huit jours il y ait du pain et du blé. » 
Soliman répond : « Ce sera selon votre volonté. » 
Il va par Autioche, il a acheté des vivres. 
Il y a mis du pain, du vin et de la viande en abon- 
dance. 
Les Français se campent et se logent dans le pré, 
Rotoul, comte du Perche, a parlé le premier : 
« Seigneurs, dit Rotoul, je ne vous cèlerai rien. 
« Nous souffrons trop ces païens (que leurs corps soient 

maudits!], 
« Nous demandons qu'ils soient attaqués. » 
Le duc de Bouillon dit : « Ils ne seront plus soufferts, 

pour Dieu ! 
« Avant les vêpres sonnant nous attaquerons la ville. » 



138 LÀ CHANSON D*ANT10CHE. 



XXXVII 

Les barons sortent de leurs pavillons^ 
Godefroy de Bouillon parle le premier, 
Et Robert le Normand, et Robert le Frison. 
Et Tancrède de Fouille, et le duc Bohémond: 
« Seigneurs, convenons ensemble comment nous fe- 
rons, 
« De quelle manière nouâ assaillerons Antioche. 
« Nous partirons devant, nous qui conduisons Tarmée; 
(( Nous emmènerons sire Hugues de Saint-Pol et £n- 

guerrand, 
(( Et Thomas de la Fère, et Haton, son compagnon; 
« Le duc de Normandie est déjà invité, 
« Et le duc de Bretagne, Alain, 
« Thierry de Blandras, cousin du roi Philippe, 
« Et Gislebert de Reims, et avec luiBegon 
(( Feront Tarrière-garde, les nobles barons. 
« Herbert, le duc de Bascle^, Godescal et Simon, 
(i Et Rainier qui est d'Arsie, portant le gonfanon, 
(( Et Roger Lempereur^, Anselme de Ribaumont, 
c( Iront de l'autre côté pour garder le camp. 

* Basques. 

* Chevalier champenois. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 139 

« Et sire Hugues le Grand, frère du roi Philippe, 
ft Et Payen de Garlande, qui est très-nobJe homme, 
« Gautier de Doméart et le comte de Clermont 
tt Iront en compagnie du bon duc de Bouillon. » 
Et ceux-ci ont répondu : « Nous ferons selon votre com- 
mandement. » 
Ils chargent les mules et les sommiers de pain, de 

vivres. 
Et chevauchent en ordre, sans bruit ni querelles. 
Ils assailleront Antioche quoi qu'on fasse, malgré tout. 
Au faite de la tour voyez-vous Garsion, 
Et Soliman de Nicée, et son neveu Rubion? 
Soliman regarde au loin, dans la plaine de sable, 
Et reconnaît l'enseigne et le pennon royal. 
Il se pâme quatre fois, et ne dit ni oui ni non. 
Quand les Sarrasins Tont relevé, 
Garsion leur demande : « Qu'avez-vous, par Mahomet? 
« — Vous êtes morts et honnis, répond Soliman, 
a Tu as perdu ta cité et le pays environnant. » 
Quand Garsion Tentend, il fronce le sourcil; 
Il fait sonner ses cors tout autour de son donjon. 
Et Antioche s'émeut en entendant ce grand bruit : 
On le pouvait entendre d'une lieue et demie. 
Les Esclavons redressent les pierrières. 
Et jurent par Mahomet que les autres n'y entreront pas. 
Et ne prendront pas par force la cité d'Antioche. 



CHANT IV 



ARGUMENT. — Campements des chefs croisés devant Antioche. — Gankm 
tient conseil. — Gontier d*Aire conquiert le cheTal de Fabur. — Le pont 
d' Antioche. — Yains efforts des Croisés pour le renverser. — Ils se retirent. 
— Construisent un fort. » Repoussent les Turcs. — Disette dans Tannée. - 
Discours de Godefroy. — Excursion au port Saint-SIroéon. — Combat sur 
le pont d'Anlioche. — Les portes fermées sur Rainaud Porquet. — Épisode 
de Kaimbaud Creton. — Rainaud Porquet fait prisonnier, et d'abord ga- 
ranti de la mort par Garsion. 



Seigneurs, écoutez, francs chevaliers, 

Vous entendrez une bonne chanson dont les vers vous 

plairont; 
Les barons de France que Dieu aima tant. 
Qui allèrent outre-mer, cherchant le saint sépulcre, 
Pour prendre vengeance du peuple mécréant. 
— Tout droit vers Antioche ils se vont acheminant, 
A la première porte, dont les murs tombent en ruine, 
Se loge Tancrède qui est plein de science. 
Il a dans sa compagnie Hungier l'Allemand, 
Et Rogier du Rosoy, qui est un peu boiteux. 
Par là, il ne leur viendra ni peu ni beaucoup devivres. 
Car celui-ci leur en défendra l'entrée avec son épée 

tranchante : 
Vers la tente de Tancrède qui est haute et grande. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 141 

II y avait une grande tour qu'ils ont fortifiée; 

Là reste un païen qui est un mauvais homme, 

Il a élevé devant deux piemères^turques, 

Et jure, par Mahomet qu'il adore. 

Qu'il ôtera la vie à Tancrède : mais 

Pour son mal il a tendu si près de lui sa tente ! 



II 



A l'autre porte après, en suivant le mur, 
S'héberge Bohémond de Sicile ; 
Il dresse son pavillon devant la tour antique. 
II a droit devant lui quatre mille Achopars, 
Chacun jure Mahomet que de tout son pouvoir. 
Tant qu'il sera en vie aucun Franc n'y entrera, 
Et Bohémond se promet de ne pas s'en retourner. 
Mais d'affamer tous ces mécréants maudits. 

III 

A une autre poterne, vers Capharnattm 

Sous la tour Josian^ devant au pied du mont. 

Se logea sire Robert de Frise, 

Enguerrand de Saint-Pol, avec son père Huon. 

Là-dessus était Josian avec Clarion, 

Ils ont en leur compagnie trois mille païens; 



112 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Et ils disent l'un à l'autre : « Seigneurs, gardons-nous 

bien; 
« Le comte Robert de Flandre tend ici son pavilloni 
« Nous sommes tous morts et pris, si nous sortons vers 

lui. 
(( Si Mabomet ne Tempôche, nous perdrons Antioche. » 



IV 



Au pied de la montagne, vers la tour Fauseré, 
Le bon duc de Bretagne a tendu sa tente; 
Herbert, le duc de Bascle, qui a le cœur sensé, 
Et Godescal son frère, et Simon le fort- 
Par là il ne leur viendra ni pain, ni vin, ni blé, 
Ils n'en sortiront pas sans être écrasés. 
Et ceux de dedans, qui sont montés là-haut, se promettent 
Que les Français n'y entreront pas sans l'avoir bien 
acheté. 



Vers la principale tour, au pied de la montagne, 
Sont tous les Normands et tous ceux de Bretagne; 
Le duc de Normandie dresse sa tente dans la plaine 
Et le baron d'Anjou et le baron du Maine; 
Par là il ne leur viendra ni perte ni gain , 
Les Turcs n'y entreront pas sans rude dispute. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 143 



VI 



Du côté du pont de Ferne, vers la Roménie, 

Le bon évêque du Puy prit son logement ; 

Prèg de lui s'hébergea sire Raymond de Saint-ftilles ; 

Les Provençaux et les Gageons sont en leur compagnie. 

Et en la tour au-dessus est Carcans de Syrie, 

Qui jure Mahomet et sa loi païenne 

Que les Francs n'y entreront pas, que mille y perdront 

la vie. 
Le comte Raymond se promet de.faire un assaut. 
A cette heure, que Dieu, Fils de Marie, leur soit en aide I 

VII 

Là-dessous , en un champ qui est une plaine de sable , 

S'héberge, Tatice, au cœur de baroQ, 

Et le comte de Nevers est hébergé à la suite , 

Et ils se promettent bien que tant qu'ils seront en vie, 

Si la cité n'est pas prise ils ne partiront pas de là. 

Par là il ne leur viendra ni pain ni vivres, 

Aucun Turc n'y entrera sans grand frisson. 



144 LA CHANSON D'aNTIOCHE. 



VIII 

A une autre poterae, devers le Midi, 

S'hébergea Olivier de Jusy , 

Le comte Rotoul du Perche, Raoul de Beaugency, 

Et Richard de Dijon, Raimbaud de Commercy; 

Acard de Monmarle, ayant renom de hardiesse; 

Ils jurent le Seigneur , qui jamais ne mentit , 

Qu'ils rendront Garsion courroucé et marri. 

Sorgalans les regarde, et ses Turcs avec lui, 

Il les excommunie , par Mahomet son ami : 

« Aïe ! chétifs Français , vous êtes malheureusement 

venus ici, 
« Car vous y serez tous morts , vaincus et maltraités. » 



IX 



Du côté opposé à Jérusalem, à la porte d'Hervaux, 
Vers l'eau du Ferne, qui court à grands flots, 
Un noble vassal fit tendre son pavillon, 
C'est le duc de Bouillon , savant pour les assauts. 
Depuis il fut roi et empereur de Jérusalem ; 
Jamais il ne porta couronne d'or fin ni de métal ; 
Du jardin de saint Abraham il lui fut fait un cercle : 
Le bon roi des ribauds le lui mit sur le chef; 



L.V CHANSON P'ANTIOCHE. 145 

Car en Jérusalem il fit la première brèche 

Et y monta le premier par-dessus les murs. 

La tente du duc était d*une étoffe grande et large; 

Là il y avait maints pavillons bleus, rouges et jaunes. 

Bemaus émir les regarde de sa tour, 

Il les maudit par Mahomet, qui fait le froid et le chaud ; 

« Aïe ! dit-il , Français , gens mauvais et faux , 

c( Comme vous allez cherchant votre honte et vos maux, 

« Je vous verrai tous occire et livrer à mes archers ; 

(t II n*en échappera ni chauve ni chevelu. » 



X 



A la porte de Fabur, du côté de la Roménie, 
En descendant le rivage, dans une prairie , 
Le comte Robert de Flandre a placé son camp ; 
Il a quinze mille hommes avec lui. 
Là vous eussiez pu voir mainte tente dressée, 
Maint pavillon qui reluit et flamboie. 
Le comte Robert jure , par le Fils de sainte Marie , 
Que si les païens sortent vers l'armée avec fureur, 
n frappera tant de son épée bien fourbie. 
Que ses poings seront noircis de leur sang. 
Fabur les regarde de sa grande tour antique. 
Par Mahomet son Dieu, il les excommunie tous. 
Aïe I dit-il , chétifs , Mahomet vous maudisse ! 

9 



146 LA CHANSON D'ANTIOCHK. 

« Vous avez bien à tort assiégé Antioche ; 

(( Vous l'aurez fait pour rien ; cela ne vous vaudra pas 

une pie , 
(( Car la ville est très-forte , et vous ne la prendrez 

pas. )) 



XI 



A une autre poterne est Brunamont le tyran , 

Plus loin que la tour défendue par Dormant. 

Là va se loger le comte Hugues et les Français. 

Ils furent bien dix mille bardis combattants. 

Là vous eussiez pu voir maint pavillon tendu , 

Mainte tente bleue et vermeille, resplendissante d'or. 

Brunamont les regarde du haut de sa grande tour ; 

Il les excommunie par son dieu Tervagant : 

(( Aïe ! dit-il , chétifs , malheureux , affligés , 

({ Gomme vous allez cherchant votre deuil et votre 

honte ! 
« Vous serez tous envoyés à l'amiral soudan , 
(c Qui peuplera par vous les déserts d'Abilant^ » * 

^ Babylone. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 147 



XII 

A la porte au-dessus, qui était en remontant, 

Dessous la tour de Priuciple, frère de Gôndremont , 

Est le roi Tafur avec ses ribauds ; 

Ils jurent le Seigneur, qui forma le monde , 

Que s'ils tiennent les païens, ils les mangeront avec les 

dents. 
Les Tafurs crient et huent et font gratid bruit. 
Principle les regarde , il fronce le sourcil de colèfe : 
« Apollon! d*où viennent ces malheureux? où vont-ils? 
« lis ne valent pas un pois , ils pilleront les vivres ; • 
« Là je les vois tous nus , ils n'ont pas d'armes ; 
« Ils sont bien hardis de venir près du pont : 
« Je crois que ce sont des diables qui prendront la 

cité.» 

XIII 

Le long de l'eau du Peme , au milieu d'une montée , 
A la porte où est Mahon , le frère de l'amiral , 
Thomas, au cœur loyal, se loge; 
Celui-ci fut sire de Maries : il a avec lui beaucoup de 

vassaux ; 
Et le comte de Saint-Gilles se loge eu bas ; 
Et à l'autre poterne, qui est sur le roc , 



148 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Etienne d'Aubemarie établit son campement. 

Ils furent bien quinze mille chevaliers semblables. 

Mahon les regarde de sa tour royale. 

« Ah ! dit-il, misérables chrétiens déloyaux, 

« Comme vous allez cherchant votre deuil et votre 
mal, 

(( Car vous serez tous occis et tués à coups de flèches. 

(( Vous ne prendrez pas la ville, les murailles sont trop 
fortes; 

« Nos portes sont de fer, il y en a même de bronze, 

(( Et nous avons maintes fortes tours dans là ville. 

(( Là dehors vous mourrez de faim, de peine et de tra- 
vail, 

(( Par détresse le chevalier mangera son cheval. » 

XIV 

Nos gens ont très-bien entouré Antioche, 

Chacun de nos barons a gardé une entrée. 

Leurs repas sont faits, aux tentes on voit une grande 

fumée. 
Le jour est beau et clair, la chaleur commence, 
Les Sarrasins et les païens se rassemblent, 
A la porte d'Escivant sur la tour carrée; 
Gardon les appelle, il donne son avis : 
a Barons, francs Sarrasins, écoutez ma pensée. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 149 

(( Les chrétiens ont dévasté un grand morceau de ma 

terre, 
« Plus qu'on n'en peut parcourir dans une grande jour- 
née, 
« Ils ont mis le siège devant une grande et vaste cité ; 
<c Nous pouvons les troubler le soir et le matin, 
« Et si on prend des Français, qu'ils aient la tête cou- 
pée. » 
Les Sarrasins s'écrient : « Cette raison nous plait, 
« Amiral, Antioche sera bien gardée; 
« Les Français passèrent pour leur mal la mer salée. » 
Les païens se séparent, convoquent leurs gens ; 
Il n'y en a pas un d'eux qui n'ait la tête bien armée. 
Ah delà du Ferne est une large prairie, 
Le bon cheval de Fabut* à la croupe rebondie 
Paît dans la rosée, gardé par dix Sarrasins ; 
Chacun tient à la main une bâche tranchante. 
Pour garder le cheval qui est fort renommé. 
Nos Français les regardent de la terre humide. 
Ils voudraient bien passer, mais l'eau est dangereuse. 



XV 



Au delà du Ferne les prés fleuris sont beaux. 

Là paissait le cheval de l'arabe Fabur; 

Et dix païens le gardent, chacun est rouvert de fer. 



150 LÀ CHANSON D'ANT^OCHB. 

Le cheval est très-bon, prompt et vif, 
Il aurait pu courir vingt lieues sans se ralentir; 
Or écoutez du cheval comment il était beau - 
Il avait un côté noir, et Tautre blanc comme lys. 
Il avait la croupe grosse et carrée, les pieds cambrés, 
Les narines grandes et larges, les yeux bruas-clairs; 
Dans le royaume d'Antioche il n'y eut pas de tel cheyal. 
Un Turc lui mit la selle qui était d'or luisant, 
Le frein qu'il lui a mis à la bouche était très-riche. 
Il lui laça un poitrail de cuir bouilli, 
Il l'attacha par le jarret à un grand poteau. 
Le cheval gratte et hennit, et fait de grands piaffe- 
ments. 

XVI 

Le cheval fut très-fier quand il fut bridé, 

Il hennit, gratte et frappe, sa fierté est grande. 

Il est fortement désiré par les Français de l'autre rive. 

Mais il n'y en a pas qui soit assez hardi 

Que de passer outre, sans aide. 

Ecoutez de quoi s'est avisé Gontier d'Aire, 

Le baron est écuyer, il n'est pas encore armé chevalier, 

Tout doucement il s'est éloigné du camp. 

Il a pendu à sa ceinture deux éperons dorés. 

Puis il a ceint une épée au côté gauche, 



LA CHANSON D'ANTIOCIIE. 151 

Il a fait le signe de la croix sur son visage, il s'est re- 
commandé à Dieu, 

Il est venu au Ferne, il est entré dedans. 

Le baron était bon nageur; il a passé outre, 

Puis il est arrivé à Tautre rive; 

Aussitôt il a attaché les éperons à ses pieds, 

L'épée au poing droit il va à travers le pré. 

Quand les Turcs l'aperçoivent, ils s'écrient aussitôt : 

« Félon, vous avez eu une mauvaise idée, vous le 
payerez cher ! » 

Chacun va vers lui, la hache levée. 

Gontier les voit venir, il ne les redoute pas; 

Il a frappé le premier de sa lame damasquinée, 

La tête a volé loin une toise et demie ; 

Il a fendu un autre jusqu'à la mâchoire, 

Et sur le troisième l'épée est tombée jusqu'à la poitrine, 

Que vous dirai-je? il en a jeté cinq morts. 

Les autres Turcs se sont sauvés en hâte; 

Gontier vient au cheval, il est monté sur les arçons 

Et le pique des éperons des deux côtés, 

Et lance le cheval comme une flèche empennée. 

Il atteint les cinq païens, il les ^ décollés. 

Dans Antioche il est entré un moment, 

Il a tué trois païens, puis il s'en est retourné. 

Parmi la ville des cris se sont élevés. 

Oui ont fait apparaître plus de vingt mille Esclavons ; 



152 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Les Français voient Gontier des loges et des tentes ; 
Alors le saint sépulcre fut acclamé et imploré. 

XVII 

Gontier est poursuivi par les Persans et les Ëscla- 

vous, 
Le baron vient au Ferne où il se jette à la hâte. 
Le cheval remporte outre à toute force en courant, 
.Les voilà de Tautre côté sur la rive ! 
Nul homme n'entendra parler jamais de plus grande 

prouesse ; 
Les princes et les barons sont réunis autour de lui, 
Tous vont au-devant de lui, la réunion est grande. 
Voici venir sire Robert le Frison, 
Il baise les yeux, le visage et le menton de Gontier : 
(( Cousin, lui dit le duc, vous avez le cœur très-noble; 
« Jamais je ne regretterai de vous avoir nourri. 
(( Si jamais je retourne en Flandre en santé, 
« Je n'aurai point dans ma terre d'autre sénéchal que 

vous, 
« Ni en ma cour un conseiller qui l'emporte sur vous; 
« Il n'y a pas dans l'armée un cheval si bon que celui 

que vous avez conquis : 
(( Celui qui vous l'ôterait n'aurait pas le pardon de son 

àme, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 153 

« Car vous Tavez conquis selon les lois de la cheva- 
lerie. 

« — Vrai, beau cousin, dit le duc de Bouillon, 

« A rheure qu'il voudra, nous le ferons chevalier. 

« — Seigneur, dit Gontier, je bénis Dieu I 

« Avant que j'aille au saint sépulcre je ne serai pas 
armé. » 

Chacun de nos barons vint à sa tente; 

Ils firent de grandes aumônes aux pauvres de l'armée. 

Et les Turcs d'Antioche eurent grand'peur : 

Ils contèrent la nouvelle à la tour de Garsion; 

Et il leur commanda qu'en grande hâte 

Chacun s'en retourne en sa maison. 

Et qu'ils se gardent de sortir des portes , s'ils ne sont 
en grand nombre. 

XVIII ^ 

Les Turcs d'Antioche sont dolents pour le destrier ; 
Promptement ils sonnent un grand cor de montagnes; 
Ils font rassembler leurs gens à la porte de fer; 
Et dix mille archers turcs à cheval en sortirent. 
Avant que ceux de l'armée n'aient pu les apercevoir. 
Ils allèrent s'embusquer dans un vieux château. 
La nuit ils firent aux nôtres un grand mal. 
Du port Saint-Siméon venaient dix sommiers, 

0. 



154 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Tous chargés de vivres et de pain à maager. 
Raymond les conduisait avec ses chevaliers. 
Mais ils étaient restés en arrière de plug d'une lieue. 
Il n*y avait devant que des sergents à pi^d ; 
Et les Turcs les assaillirent (que Dieu les confonde !), 
Les Turcs avec leurs arcs leur font laisser leurs charges, 
Et les sergents se sauvent n'ayant nul secours ; 
A haute voix ils s'écrient et se mettent h appelé? : 
« Ahi! Raymond, où ètes-vous? yençz yite nous ai- 
der I 
(( Les païens sont venus sur nous, ils sont plus dç cent 

mille ! » 
Le duc entendit le bruit, il ne put que s'irriter ; 
Il dit à ses compagnons : « Songeons à agir, 
« Car les Turcs sont sortis dehors pour piller nos gens. » 
Il n'y a aucun'baron qui ne pique son destrier, 
Mais ils le font pour rien, car ils arriveront trop tard; 
Et les Turcs ont chassé nos sommiers sur le pont; 
Le premier est déjà sur les arches. 

XIX 

Les Turcs ont déjà mené nos sommiers sur le pont. 
Voici Raymond arrivé en hâte; 
Lui et ses compagnons se sont mêlés aux Turcs. 
Là il n'y eut ni combat ni joute à la lance, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 155 

Mais la lutte est menée avec les bonnes épées 'd*acier. 

Ceux de Tarmée ont entendu les cris et le combat ; 

Promptement ils se sont armés et vêtus de fer, 

Ils sont venus au pont de Ferne, ils ont crié Mont-joie; 

Ils ont repris les sommiers de vive force. 

Les Sarrasins s*en vont rentrant dans la cité, 

Puis ils ont fermé la porte et levé le fléau. 

Et nos barons se sont, retirés en arrière ; 

Chacun est descendu à la tente qu'il habite. 

La nuit fut belle et claire et le ciel étpilé. 

Bohémond fit le guet avec Tancrède, 

Jusqu'au surlendemain que le jour fut levé. 

Tous nos barons sont allés au conseil ; 

Ils ont parlé et devisé en commun 

Que le siège sera ïpis plus près de la ville, 

Car les Sarrasins en sortent doucement en cachette. 

Ils obéissent aussitôt, dès qu'on Ta commandé. 

Il n'y a pas un baron qui n'ait déplacé sa tente, 

Et ils sont logés et serrés si près d'Antioche, 

Qu'on y lancerait bien une flèche empennée. 

n n'y a pas un baron qui ne jure 

Que par aucun pouvoir on ne le fera partir 

Avant d'avoir pris Antioche, pour laquelle ils ont tant 

de peine. 
Ils ont très-bien assiégé la ville et le fossé. 
Leur arpaée a une lieue de long et de large. 



156 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Mais cela ne leur vaut pas uu denier monnoyé, 

Car les Turcs en sortiront bien quand ils le voudront. 



XX 



Les chrétiens ont bien assiégé Antioche. 

A la porte de fer de la Miûiomerie 

Il y avait un pont bâti de toute antiquité, 

Les Popelicans^ le firent avec unje grande habileté. 

Dès la première loi que Dieu eut établie, 

Les arches furent posées dans Teau qui bouillonne, 

Il y a dessous chacune des voûtes bien taillées, 

Si fièrement garnies de tours et de créneaux, 

Ou'Antioche ne craint pas d'armée de ce côté. 

Le pont était très-fort, n*en doutez pas. 

Là les Turcs passent (que Dieu les maudisse!). 

Ils font un grand carnage de nos chrétiens. 

Là où ils les rencontrent, il n'y a pas à compter sur 

leur vie : 
Ils leur coupent la tête, ils n'auront point de secours. 
Cela déplaît beaucoup à Jésus, fils de sainte Marie, 
Et à tous les barons qui conduisent l'armée. 
L'évêque rassemble tous les chefs. 
Il leur demande conseil contre la gent sauvage 

* Pauliciens ou Manichéens, confondus avec les anciens Perses. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 157 



Qui fait de telles sorties par le pont de fer, 

Et qui a fait des nôtres un tel carnage. 

Quand les barons l'entendent, chacun s*écrie : 

« Qu'on aille abattre le pont, au nom de sainte Marie ! » 

Et le pauvre et le riche ne s'attardent pas. 

Par toute l'armée la nouvelle fut répandue ; 

Quand les chrétiens l'entendent, ils remercient Dieu. 

Cette nuit ils guettèrent jusqu'à l'aube. 

XXI 

Le lendemain à l'aube, quand elle commence à éclairer. 

Les sergents et les chevaliers s'armèrent dans le camp. 

Ils prirent des masses de fer et de grands pieux d'acier. 

Ils sortirent de leurs logis; ils étaient serrés et rangés; 

Vous eussiez entendu plus de cent cors résonner. 

Ils vinrent droit à l'eau, qui est à craindre. 

Ils pensent abattre le pont et tout détruire. 

Couper les poteaux, briser les solives; 

Mais ils n'en pourraient enlever (en trente jours en- 
tiers) 

De quoi charger un seul roussin 

Quand ils retourneraient le soir s'héberger à leurs 
tentes. 

Ils avaient un engin très-utile, 

Ils le firent attacher à clous et à chevilles, 



158 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Et mener et charrier sous le pont; 
Là étaient les sergents, les arbalétriers^ 
Les valets armés, les tireurs d*arcs; 
Là il y eut grand effort de tirer et de lancer, 
Car les Turcs y accourent pour disputer le pont; 
Ils se défendent durement, ils n'épargnent rien. 
Il y avait devant la porte plus d'un millier de Turcs; 
Là vous auriez vu tai^t de têtes saigne? sous les mas- 
sues, 
Tant de casques -brisés, tant de hauberts mis en pièces, 
Tant de poings et tant de têtes coupés. 
Tant de mauvais Sarrasins choir et trébucher, 
Tomber de dessus le pont et se noyer dans Teau. 
La bataille fut grande, le combs^t fut fier, 
Les pierriers jettent des pierres dedans et dehors, . 
La bataille ne finit qu'à la nuit. 
Quand le soleil s'abaissa pour se coucher, 
Et que les ombres arrivèrent et se prirent à épaissir. 

XXII 

Dessus le pont de Ferne la bataille fut grande, 
Les barons frappèrent bien ainsi que les sergents, 
Chacun tant qu'il peut se travaille bravement. 
Voici venir Hungier au cœur de fer, 
11 descend sur le pont par une entaille. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 159 

Et quitte son cheval dont il ne se soucie guère; 
Puis il tire Tépée dont la lame coupe bien, 
n tient son écu serré devant sa poitrine, 
A la porte de fer, tpyt droit devant la brèche 
Entre cent Sarrasins il frappe le roi d'Escaille, 
Son écu ne lui sert pas plus qu'un morceau de toile. 
Le casque ni le haubert ne lui vaut un œuf de caille, 
Il Tabat si facilement mort qu'il n'y eut pas de combat. 
Puis il éparpille sur le pont langent du démon. 

XXIII 

Quand les païens ont vu les Français tant approcher, 
Qu'ils les vont taillant avec leurs épées d'acier, 
Us voient bien que le combat tourne à leur perte. 
Us entrent dans la porte, et la font verrouiller; 
Puis ils vont aux créneaux des murs pour s'appuyer. 
Là il y eut grand effort de tirer et lancer. 
Les mauvais démons se défendent fièrement, 
Ils ont des arcs turcs qui sont fort à priser. 
Ils ont fait très-bien apprêter les traits 
Et enduire de soufre les fers et les flèches, 
Ils en lancent et en fichent tant dans l'engin. 
Qu'elles eurent la longueur d'une hampe de bois, 
Et furent si serrées qu'on n'eût pu rien mettre entre 
elles. 



160 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Puis ils prirent du feu grégeois qui est fort à redouter, 
Tout ardent, ils Tout fait lancer dans Tengin; 
La flamme vole à la hauteur d*un trait d'arc de main. 
Les planches et les ais brûlent sans ressource; 
Jamais sergents ni chevaliers ne purent les sauver. 
Quand nos barons le virent, ils ne purent que se cour- 
roucer. 

XXIV 

L'engin brûle et craque, la fumée est très-grande; 
Le feu grégeois brt^e, dont la flamme est étendue, 
Il n'y reste aucune corde qui ne fût brûlée ou brisée, 
Et nos barons s'en vont, il n'y demeurent plus, 
Ils ont perdu tout l'engin; ils n'y a pas de remède. 
Et ils n'ont pas le pont, ce qui leur déplaît fort. 
Il n'y a aucun baron qui ne change de couleur. 
Après la mauvaise gent endiablée sort dehors, 
Ils tuent et blessent beaucoup des nôtres ; 
Puis ils retournent en arrière, ils ont fermé la porte. 
Très-souvent ils reviennent chaque matin. 
Et à none, aussi la nuit, et au point du jour; 
Souvent ils ont tué et blessé les nôtres. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 161 



XXV 

Quand nos barons voient qu'ils n'auront pas de repos, 
Ils se sont assemblés dans une prairie, 
Et disent Tun à Tautre : « Notre armée est mal menée, 
« Nous ne pouvons pas nous garder de cette nation 

détestée. 
(' Alors faisons un fort à la Mahomerie^ 
« Et que ce château soit fait au nom de sainte Marie. 
« Si le Seigneur nous accorde (lui qui conduit tout), 
« Que nous ayons la ville en notre pouvoir, 
« La douce mère de Dieu sera bien servie là; 
« Nous y ferons mettre des moines et faire une ab- 
baye; 
« Car les Turcs passent là (que Dieu les maudisse! ). » 
Tous disent : « Cette idée ne sera pas abandonnée, 
« Il n'y en a pas un seul qui ne consente à ce discours. 
« Chacun de nous le veut, et s'y rend humblement » 
Alors ils font sonner les cors, le bruit en fut grand. 
Puis nos Seigneurs s'arment ensemble. 
Ce dont vous auriez entendu un grand bruit et un grand 

travail. 
Sur une grande citerne la forteresse fut bâtie, 

1 Mosquée. 



Ifô LA CHAHSOll D'AHTIOCHE. 

Pour cela on dit encore à la Mahomerie : 
« Les Français font les créneaux et les forts en maî- 
tres. » 
Ils ne redoutent désormais rieii en cette partie. 
Mais qui voudra garder cette demeure 
Aura peur de perdre les membres et la vie. 
Dans le clos, devant la porte de la forteresse, 
Ils trouvèrent des cercueils de marbre de Perse, 
Ils en ôtèrent les corps de cette race haïe, 
Et les dards et les carquois, et les épées bien fourbies, 
Et les casques et les hauberts où Tor flamboie, 
Et toutes ces choses qu'un Turc porte pendant ^a vio. 
Ils y ont trouvé et tiré de terre telle armure, 

Qui valait maint besants d*or d'Esclavonie. 

Ils y ont trouvé beaucoup d'or et d'étoffes d'Almérie, 

Argent et étoffes et zibeline de Russie. 

Ils le donnent aux pauvres de l'armée de Dieu. 

Quand les Sarrasins le surent, ils ont assemblé les leurs. 

Par devant la forteresse ils font une attaque. 

Grand fut le combat et vive la charge. 

Les chrétiens les attaquent avec une grande valeur. 

Des païens le sort est mauvais : 

Les Turcs sont en fuite, ils ne peuvent soutenir le choc; 

Par la porte ils rentrent dans l'antique cité. 

Et nos barons se retirent à leur camp 

En retenant cent Turcs en leur puissance. 



LA CRANSDN D'ANTIOCHE. X63 

Ils leur tranchèrent la tête et n'en laissèrent aucun en 
vie; 

Puis ils déterrèrent les morts de la race persane, 

A chacun ils tranchèrent la tète au-dessous de Toreille. 

Il y en eut quinze cents, n*en doutez p^s, 

Par-dessus les ipurs d'Autjoche, dont la piew est polie. 

Avec les pierfières qu'ils y out établies. 

Ils ont jeté et lancé chaque tête. 

Quand les païens Tont vu, on eutendit (Je grands gémis- 
sements : 

Les pères, les mèyes, les sœurs et les amies 

Reconnurent les têtes : chacune hurle et crie; 

Elles disent Tune à l'autre : « Nous n'y échapperops pas. 

« ûuapd ils déterrent nos morts, c'est grande diablerie; 

« Lies vivants, ils les tuent par leur grande furie. 

« Puisse Mahomet nous veuger, luj que chacun dq nous 
priel 

« Nous ne pouvous plus sortir de ce côté-là, 

« Si uou» n'ftvous pas l'aide de l'émir» 

« Nous serons bientôt détruits et morts avec grande 
souffrance, n 

Et voici la cité remplie d'un grand deuil. 



164 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XXVI 

Par delà Antioche, en une descente, 
A la porte d'Hercule, frère de Tamiral, 
Il y avait un grand chemin descendant au port; 
Là s'abritent les Turcs, quand Tenvie leur en prend, 
En un vieux château que bâtirent les Syriens. 
Quand quelque chrétien passait par là. 
Us lui tranchaient la tête, rien ne le garantissait. 
Quand nos barons virent cela, ils en furent dolents. 
« Seigneurs, dit Bohémond, francs et vaillants cheva- 
liers, 
« Nous avons un grand dommage par ce vieux chàtelet, 
« Car les païens s'y reposent, les détestables mécréants. 
« Mettons nos gardes dedans, si cela vous agrée. 
« — Sire, disent les barons, vous parlez sagement. » 
Ce propos plaît à tous les hommes expérimentés et âgés, 
Mais il n'y eut aucun baron assez preux ni assez vail- 
lant. 
Qui osât se mettre en avant pour garder cet huis fortifié; 
De s'héberger dedans il n'y a aucun qui se vante. 
Quand le vaillant Tancrède s'est dressé debout. 
Il était très-bien velu d'une étoffe de bougran vermeil, 
Il dit à nos barons : « Or écoutez mon avis : 
« Seigneurs, je le garderai à cette condition, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 165 



(( Qu'avec moi j*aurai mille hommes et mille sergents; 

« Si vous m'aidez d^argent d'avance, 

(( J'achèterai des vivres si nous en avons besoin. » 

Et nos barons lui donnent quatre cents marcs d'argent. 

Tancrède, fils du marquis, ne s'arrête pas : 

Il a fait sonner les cors, il détend ses tentes. 

Tout droit au châtelet il est venu en hâte. 

A la première nuit qu'ils y passèrent. 

Il advint une belle aventure à Tancrède de Fouille : 

De la montagne il sortit quatre cents marchands. 

Tous sont Bulgares, Arméniens, Grecs et Syriens, 

Qui apportent des vivres du port Saint-Siméon, 

Et les vont présenter à l'amiral Garsion. 

Tancrède, fils du marquis, vient sur eux en donnant de 

l'éperon. 
Avec cinq cents chevaliers; chacun tient l'épée nue; 
Les Turcs ne se défendirent ni peu ni beaucoup. 
Ceux-ci les emmènent liés; ils conduisent leur butin; 
Ils reviennent au châtelet; ils se sont désarmés alors. 
Leur prise vaut mille marcs d'or fin d'Arabie. 

XXVII 

n arriva beaucoup de biens à Tancrède la première 

nuit: 
Le butin valut plus de trois mille marcs d'argent; 



166 LA CHANSON D'ANTIOGHE. 

Aux'barons qu'il aimait il en fit de riches présents, 
Pour cela sa réputation monta très-haut dans Tannée; 
Car il cherche des vivres beaucoup et souvent, 
Et il garde la vallée là où s'abaisse la montagne, 
De manière qu'il n'y entre ni païens ni étrangers. 
Celui qui se joint à Tancrède est assuré de gagner. 
A cette heure nos gens sont réjouis dans toute l'armée ; 
Mais avant quinze jours ils seront dans l'embarras, 
Et on sentira une telle faim et une telle soif au camp, 
Que la mère ne pourra aider son enfant. 
Si le Seigneur à qui le monde appartient n'y pense. 
Tous seront livrés au deuil et aux tourments. 
Les chrétiens assaillaient Antioche souvent, 
Mais elle était si forte, que cela ne leur servait à rien; 
Car ils auraient pu l'assaillir d'ici au jugement, 
Sans qu'ils la prissent, ni par force ni autrement. 
Autour de la cité ils demeurèrent longuement 
(Que Dieu les aide, lui à qui le monde appartient!). 
Car en l'armée les vivres manquent et le nécessaire, 
Ce dont la menue gent est consternée, 
Et les princes et les ducs en ont pénurie. 

XXVIII 

La douce et fière armée était dans cette terre 
Qui est si étrangère et où il n'y a aucun bien. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 167 



Ils vont à trente lieues alentour pour chercher de la 
viande; 

Dans Tangoisse de la faim, chacun ne sait que faire. 

Les barons, qui allaient conquérir le butin sur les 
païens, 

Et qui faisaient bonne guerre aux Turcs qu'ils rencon- 
traient, 

A présent sont sans vivres; ils en souffrent fortement. 

Uue le Seigneur daigne les sauver, lui qui peut le faire ! 

XXIX 

L'armée est très-affaiblie depuis que lesf vivres man- 
quent ; 

L'un ne peut aider l'autre ni en faits ni en paroles. 

La disette les avait si rudement surpris. 

Que par pauvreté ils mangeaient les roussinâ. 

Les bons chevaux d'Espagne sont si tourmentés par la 
faim. 

Qu'ils mangent leurs harnais et déchirent leurs poi- 
trines. 

Bacheliers et sergents, pucelles aux frais visages, 

Déchirent leurs habits et crient les hauts cris : 

Eh ! Dieu, secourez-nous, vous qui fûtes mis en croix ! » 

Par l'angoisse de la faim chacun a pâli. 

Puis tombent les orages, la neige et le grésil, 



168 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



La foudre et la tempête, dont plusieurs sont atteints. 
Il n'y eut pas un baron, si puissant qu'il fût, 
. Qui ne fût de cela merveilleusement épouvanté. 
Les chevaux et les mulets font de tels piétinements, 
Les vautours et les gerfauts font de tels battements 

d'ailes. 
Que d'une lieue pleine on les a entendus. 
Si le Seigneur n'y pense, le Roi du paradis. 
Cette sainte compagnie sera exterminée. 
Alors le hardi Godefroy de Bouillon parla ainsi : 
(( Seigneurs, francs chrétiens, pour le Dieu du paradis, 
« Ne vous effrayez pas si les temps sont durs; 
(( Pour l'amour de Dieu nous sommes en ce pays, 
(( Il ne souffrira pas que son peuple soit honni ; 
« Jamais, pour aucune détresse, le siège ne sera quitté, 
(( Que nous n'ayons pris Antioche et le palais voûté; 
(( Puis nous prendrons le sépulcre où Dieu fut mort et 

vivant ; 
« Nous le délivrerons de tous ses ennemis. 
« Nous briserons les murs et les clôtures de la Mecque, 
« Nous en tirerons Mahomet qui est assis en l'air, 
« Et les deux candélabres qui sont mis devant lui, 
« Qui furent autrefois conquis à Rome pour le tribut; 
(( Mais ils ne s'éteindront pas, ils brûleront toujours 
(( (Ils brûleraient dans la mer), jusqu'au jour du juge- 
ment. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 169 



« Ils seraient mieux au sépulcre, placés devant l'autel, 

« Que là où le diable en est honoré et servi. » 

Et les barons répondent : «Ils seront conquis aussi ! » 

Dieu préserve la terre où chacun d'eux fut nourri. 

Et tout le lignage qui les a engendrés ! 

Chacun d'eux est si animé par la valeur, 

Que le Seigneur de gloire les tiendra pour ses fils. 

Depuis le commencement jusqu'au jour du jugement, 

Seront toujours bénis les pèlerins de paix 

Oui prirent le sépulcre où Dieu reposa mort. 

Et toute la terre où son corps fut nourri. 

(Les Turcs en furent dolents, ils le seront toujours.) 

XXX 

La famine fut grande, on doit bien en parler; 

Les chrétiens la souffrirent pour sauver leurs âmes. 

Car celui qui aurait pu trouver un petit pain 

En eût volontiers donné deux besants d'or. 

Ils font payer cent sous une cuisse d'âne crue; 

On vend cinq sous la poire, quand on peut la trouver; 

Deux fèves pour un denier se font désirer; 

Il y reste peu de bottines à manger, ni de souliers, 

Et les semelles de dessous ils les mangent sans les 

saler, 
Tant vous eu eussiez vu se pâmer par famine. 

10 



170 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Quand nos barons le voient, ils ne peuvent que se dé- 
soler; 
Ils sont allés ensemble parler en conseil, 
Puis ils font crier et publier par toute Tarmée, 
Que celui qui est bien pourvu de vivres se garde de les 

cacher, 
Mais qu'il les fasse à tous livrer et remettre ; 
Qu'on s'aide l'un l'autre, qu'on n'affame pas le camp, 
Tant qu'on pourra trouver des vivres en quelque lieu 

que ce soit ; 
Et celui qui ne fera pas ainsi, on ira les lui enlever. 
Celui qui entend le ban ne cache ni ne garde rien, 
Volontiers il les partage, il n'ose les refuser. 
Car il a pitié de ceux qu'il voit enfler. 
Alors les chrétiens vont se vêtir et s'armer; 
Au port Saint-Siméon (ainsi on le nomme), 
Ils achèteront des vivres si l'on ne veut leur en donner. 
Les Turcs en avaient fait amener là par ruse. 
Les Français s'en vont, que Jésus daigne les sauver: 
Bohémond, le noble baron, les conduit. 
Et Evrard de Puisac, qui est digne de louanges, 
Et Hugues de Saint-Pol, au cœur de sanglier; 
Le comte Rotoul du Perche va avec pour les escorter, 
Et Raymond de Saint-Gilles, qui se fait aimer. 
Avec ceux-là il se joint beaucoup de pauvres. 
Ils ont acheté des vivres, puis ils veulent s'en retourner; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 171 

L'un n'attendit pas l'autre. Chacun pense à s'en aller. 
De cela les chrétiens sont fortement à blâmer, 
Car les Turcs et les Sarrasins vont les attaquer, 
Ils furent bien quinze mille (que Dieu les écrase I). 
Au port Saint-Siméou ils vont rencontrer les Français; 
Là ils en font un tel martyre que nul ne le peut conter. 
Vous eussiez vu nos gens fortement ébranlés ; 
Celui qui est atteint est sûr d'avoir la tête coupée. 
Bohémond s'en fut, il n'y peut plus durer, 
Et Evrard de Puisac, et Raymond au beau visage. 
Et les autres barons pensent à s'en aller. 
Les Turcs les poursuivent, ils les percent de leurs 

flèches. 
Il n'y en eut pas un seul qui se retourne pour jouter. 
Excepté Huon de Saint-Pol, qui ne le peut endurer. 
Mais il çpibrasse son écu, il lance son cheval. 
De la lance qu'il porte il fait branler le bois, 
Il frappe Matamor sur son écu bouclé 
D'un bout à l'autre il le fend et le brise, 
n rompt et décercle son casque. 
Parmi le milieu du cœur il fait passer le fer et le bois. 
Il l'abat mort, son âme va loger aux enfers. 
Qui a vu le baron mettre la main à son épée 
A pu se rappeler une grande prouesse. 
A quatorze païens il fait voler les têtes; 
Et les Sarrasins et les Esclavons poursuivent Bohémond. 



172 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XXXI 

Près d'une roche grise Bohémond s'en alla, 
Et Evrard de Puisac, et Raymond de Saint-Gilles ; 
Et les Turcs les poursuivent piquant des éperons, 
Ils les percent de leurs arcs de corne et font de grands 

cris. 
Voici Evrard de Puisac, devant ses compagnons, 
Qui crie à Bohémond : « Gentil duc, vite retournons!... 
« Voyez Hugues de Saint-Pol qui est entre ces félons, 
« Si le Seigneur n'y pense, jamais nous ne le reverrons. 
(( Gentil duc débonnaire, vite secourons-le, 
« Ce serait grande honte si nous le laissions ici. 
u — Par ma foi! dit le baron, nous y retournerons, 
« Nous serons peu estimés si nous ne le tirons de là, 
(( Les Turcs le payeront si nous ne pouvons le re- 
prendre. » 

XXXII 

(( Sire, duc débonnaire, dit Evrard : Retournez, 

(( Déjà vous êtes fortement renommé pour votre valeur; 

a Vous êtes fils de Robert Guiscard, qui fut si honoré, 

(' Qui vint de Normandie tout seul et voyageur, 

(( Il n'avait que son écu; nous le savons certainement. 

(( Il fut par sa prouesse si élevé et exhaussé 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 173 

(( Qu'il gouverna la Fouille et la Calabre entière. 

(( Votre père doit ici vous être rappelé; 

« Souvenez-vous de lui et de ses grandes qualités. 

(( Voyez Hugues de Saint-Pol, comme il est exposé ! 

« Il est environné de Turcs et de Persans, 

« Si nous ne le secourons, il est mort et achevé. 

« Déjà les Turcs ont durement traité les nôtres, 

« Ils ont occis nos dames et tué nos hommes; 

{( Maintenant baisons-nous dans la Foi, et puis vous 
frapperez. » 

Bohémond répond : « Ce sera comme vous le désirez : 

« Mais nous avons peu de gens ; des autres le nombre 
est grand, 

« Que Jésus nous aide, lui qui souffrit en croix, 

« Car je ne laisserai pas, au risque d'être démembré, 

(c De faire effort contre eux. » 

A cette parole, ils ont tourné leurs chevaux. 

lis ne furent que deux cents, à ce nombre on les a 
estimés. 

Us laissent courir leurs chevaux, ils abandonnent le 
frein, 

Les voyez- vous vers les Turcs venus et rassemblés? 

Ils vont leur donnant de grands coups de lames damas- 
quinées; 

Du premier coup ils en ont jeté morts quatre cents. 

Sire Hugues de Saint-Pol était déjà terrassé, 

10. 



174 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Et son cheval occis, ce dont il était irrité; 

Il aurait été vite tué, ou pris ou blessé. 

Quand Raymond de Saint-Gilles y arrive promptement, 

Et tenant Tépée nue dont la lame porte des caractères, 

Il frappe Alis d'Antioche, qui est roi couronné, 

Tellement que devant Hugues sa tête a volé. 

Le corps tombe à terre, le démon emporte Tâme. 

Sire Raymond de Saint-Gilles s'incline en avant 

Et saisit le cheval par les rênes dorées, 

Il le remet à Hugues de Saint-Pol ; 

Le baron eut une grande joie quand il fut remonté; 

Voyez nos barons tous les cinq rassemblés. 

Ils voudront se venger avec leurs épées acérées. 

En la ville d'Antioche le bruit s'en est répandu, 

Il en sort bien trente mille Turcs armés, 

Que Dieu et sa sainte Trinité aident nos hommes! 

Un messager envoyé par eux se met en marche 

Vers l'armée du Seigneur, il leur a tout conté. 

Il s'est d'abord arrêté près du bon évêque du Puy :' 

« Sire, dit-il, pour Dieu bàtez-vous, 

« Car les Turcs ont maltraité nos guerriers. » 

Quand l'évêquo l'entend, il en fut três-affligé, 

Mais par sa grande vertu il s'est vite ranimé. 

Alors : « Saint sépulcre ! » fut crié à haute voix, 

^*ar toute l'armée les cors ont sonné. 

Puis le messager fut de nouveau appelé par l'évêque 



LA CHANSON D'ANTïOCHE. 175 

« Dites-moi, bel ami, est-ce bien vrai? 
« Nos barons Français sont-ils aux mains avec les Sar- 
rasins ? 
c( — Oui, sire, par ma foi vous feriez mal d'en douter, w 

XXXIII 

Le messager se hâte de conter son affaire : 

<( Par Dieu, beau sire évêque, il n'y a pas besoin de 

sermon, 
« Car les Turcs ont détruit nos hommes. 
c( Ils les ont déconfits au port Saint-Siméon; 
« Ils ont occis en masse nos frères et nos amis, 
« J'ai laissé Bohémond en grand danger de mort, 
« Et Evrard de Puisac, et Raymond de Saint-Gilles, 
« Et Hugues de Saint-Pol, et le baron Rotoul. » 
Quand l'évoque l'entend il en a le frisson, 
Par colère il prend un cor, et le sonne à haiit ton : 
Alors les Français s'arment sans s'arrêter. 
Chacun sous sa tente et sous son toit. 
Oui eût été au camp eût vu maint baron 
S'armer et se couvrir de fer devant son pavillon. 
Maint casque reluire, maint écu portant un lion. 
Mainte enseigne, maint riche pennou. 
Et tous les chevaux courant, gascons et arabes, 
Couverts de riches étoffes jusqu'aux talons, 



176 J.A CHANSON D'ANTIOCHE. 

Plusieurs étaient de pourpre, et d'autres brodées d'or. 

Godefroy de Bouillon s'arma promptement: 

Antelme d'Avignon le chaussa, 

Le duc revêtit le haubert, laça son casque. 

Et ceignit son épée au côté gauche, 

Et monta en selle sur son bon cheval gascon. 

A son col pend l'écu qui est blasonné d'or, 

Puis il a saisi l'épieu et le gonfanon, 

Il s'en va avec ses compagnons. 

Le long de la rivière ils chevauchent sans retard; 

Le comte Robert de Flandre côtoie la montagne. 

Le duc de Normandie avec ses compagnons; 

Et Tévéque du Puy chevauche à l'envi. 

Au pont de bateaux ils passèrent pour se venger des 

ennemis. 
Godefroy pique en avant son destrier 
Et Hungier l'Allemand qui est très-noble homme, 
Enguerrand de Saint-Pol, lils du comte Hugues, 
Le comte Hugues frère du roi Philippe, 
Avec sept cents chevaliers où il n'y a pas un gascon; 
Hs ne vont pas à l'endroit où ils n'entendent pas le 

combat. 
Mais ils vont au-devant vers le mont de Garsion, 
Là sont les chrétiens et les Turcs mêlés, 
Qui cassent les lances, les tronçons en volent, 
Vous n'y entendriez que fer et acier. 



LA. CHANSON D'ANTIOCHE. 177 

Tellement que ceux qui entendent ce son s'en émer- 
veillent. 

Godefroy va combattre en hâte, 

Il va frapper un Turc jusque dans la poitrine 

Tant que dure sa lance; il Tabat mort de dessus la 
selle; 

Quand sa lance se brise, il la jette sur le sable, 

Puis il tire Tépée qui pend à son côté. 

Et en pourfend un Turc jusqu'au poumon; 

Si bien que la moitié du corps pend sur le sable. 

Les Persans s'étonnèrent de ce coup ; 

On entend un grand bruit et de grands hurlements. 

XXXIV 

Quand le duc eut cassé sa lance en pièces, 
^Vite et promptement il met Tépée à la main. 

Et frappe un Sarrasin sur son armure de tête; 

Il le pourfend de là jusqu'au cœur. 

Et la moitié en tombe des deux côtés dans le pré. 

La gent du Diable s'effraye de ce coup. 

Mais ils en verront un dont ils seront encore plus ef- 
frayés. 

Car une grande colère est montée au duc de Bouillon, 

Il est plein de désir de vengeance, sa force en est dou- 
blée. 



178 LA CHANSON D'ANTIOCHB. 

Celui qu'il atteint ne peut en échapper. 

Le duc regarde à gauche, par delà un champ, 

Et voit Claret de la Mecqije qui a tiré Tépée, 

Il a coupé la tète d'un Français. 

Quand le duc le voit, cela lui déplaît fort, 

Il a serré les dents, il a branlé la tête : 

(( Méchant, tu Tas touché pour ton malheiir, t^ vie est 

finie ! » 
Il laisse courir son cheval à toute course, 
Avec son épée il lui a donné un tel coup 
Qu'il l'a frappé en travers (écoutez sa destinée) : 
Le duc le coupa au milieu de l'échiné, 
Une moitié du Turc tomba parmi le pré 
Et l'autre resta sur la selle dorée ; 
La chair du Turc se roidit, car l'àme en est partie, 
Sa jambe est roide comme si elle était plantée. 
Quand les Français le voient, ils en mènent grande joie; 
Alors Mont-joie fut hautement crié. 
Et le cheval s'en va grand train, il a tourné 
Tout droit vers Antioche. 
Il y avait un grand rassemblement de Turcs et de 

païens ; 
Tandis qu'il court, il ensanglante la voie, 
En montant parmi les rues de la cité célèbre. 
La gent du démon en fut très-effrayée. 
Ils disent l'un à l'autre : « Cette nation est endiablée, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 179 

« Maudite soit la terre où elle est née ! 

(( Que celui qui a frappé ainsi ait une mauvaise des- 
tinée! ^ 

« S'il frappe dé môme les autres, notre nation est ex- 
terminée, 

a Et Antioche prise, et la terre ravagée. » 

Des Turcs qui combattent on entend un tel bruit, 

Que la terre en retentit d'une lieue loin. 

Mille hommes de la gent infidèle virent le coup, 

Qu'on ne vit plus depuis ni en combat ni en mêlée. 

XXXV 

Un messager s'en va au palais, 

Il conte les nouvelle» à Garsion d'Antioche : 

« Sire, fier amiral, pour Mahomet, écoutez : 

« Les chrétiens et les vôtres combattent en ce moment; 

« Si vous ne les secourez, cela ira mal. » 

Garsion prit un cor, le sonna quatre fois; 

Les païens courent aux armes, chacun s'avance; 

Mais nos chrétiens, que Dieu aime, 

S'évertuent sur les Turcs, ils n'en épargnent aucun; 

Plus il vient de païens, plus chacun en tue, 

Le combat fut terrible de côté et d'autre ; 

Garsion d'Antioche monta aux fenêtres. 

Et appela son fils Sansadoine près de lui. 



180 LA. CHANSON D'ANTïOCHE. 

« Beau fils, dit Garsion, je ne vous mentirai pas, 

« Voyez quelle grande bataille ! mais elle durera peu, 

« Car je sais que notre armée aura le pire sort; 

« Celui qui échappera devra être très-joyeux. » 

Quand Sansadoine Tentend, il soupire tendrement; 

Il allait s'armer, quand son père jure 

Par Mahomet et Apollon que grand tort il en aurait. 

Qu'il verra quelle puissance aura son Dieu, 

Et lequel de lui ou du Dieu des Français vaudra le 

mieux. 
S'il n'est pas le meilleur, que félon soit celui qui désor- 
mais l'honorera! 
« Sire, dit Sansadoine, qu'il soit comme il vous plaira.» 

XXXVI 

Or nous laisserons ceux-là, nous dirons des barons : 

Au pont de Fer^e le carnage fut grand. 

Ils frappèrent bien en la bataille, Tancrède et Bohé- 

mond, 
Robert de Normandie et Robert le Frison, 
Le comte Lambert de Liège, et le riche Gaidon, 
Et Thomas de La Fère et Conan le Breton, 
Enguerrand de Saint-Pol et sire Raimbaud Creton. 
Rogier de Barne ville, Beaudoin Cauderon, 
Et le duc Godefroy qui est plus fier qu'un lion, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. - 181 

Beaudoin et Eustache à la belle tournure, 
Guillaume le Charpentier, Anselme de Valbeton 
Et sire Alain de Nantes, et Foulques de Glermont, 
Et sire Hugues le Grand, frère du roi Philippe. 
Ne sais vous les nommer tous, pour ce nous les laisse- 
rons. 
Mais Teau est profonde, et le ppnt est étroit, 
Il tomba dans le Ferne tant de félons Sarrasins, 
Que Teau s'en arrêta comme le dit la chanson. 
Le roi Tafur y combat avec ses compagnons. 

XXXVII 

Sur le pont d'Antioche le combat fut grand ; 
Les chrétiens ont mis les Turcs en une si grande dé- 
tresse. 
Qu'ils en ont occis dix mille avec leurs épées, 
Et quinze cents d'entre eux sont lancés dans le Ferne ; 
Celui qui tombe dans Teau est sûr de périr. 
Quand les Turcs voient les Français qui les ont ainsi 

surpris. 
Qu'aucun d'eux ne peut être garanti contre eux. 
Ils entrent dans la ville à qui mieux mieux. 
Et les Français les poursuivent, ils ne les quittent pas. 
Le baron Rainaud Porquet, un chevalier de prix, 
S'est glissé dans Antioche avec les Turcs ; 

11 



183 LA CHANSON D'ANTIOCHB. 



A rentrée de la porte, il fit un tel abatis, 
Que quinze Sarrasins ont la tête séparée du buste. 
Dieu ! pensez au baron, vous qui fûtes mis en croix, 
Car les Turcs ferment la porte ; de cent côtés on l'at- 
taque, 
Et le baron se défend en chevalier hardi. 
Les Turcs ont tué son cheval avec leurs arcs de corne, 
Il est tombé mort sous lui; le baron est descendu 
Près d'une fortification sous une arche voûtée, 
Là Rainaud se défend, il a mis son écu devant lui, 
Celui qu'il atteint est bien sûr de la mort. 
A présent je laisserai le baron, que Dieu lui soit bon 

ami! 
D'ici à peu vous entendrez s'il fut mort ou sauf. 
A cette heure écoutez des Turcs que Dieu a maudits, 
Qui par delà le pont sont restés vivants dans les champs. 
Quand ils voient les portes et les poternes fermées, 
Us ont grand' peur de la mort, ils restent ébahis, 
Droit à l'eau du Ferne les voici revenus; 
De plein élan ils s'y jettent, ils se mettent à nager, 
Vous eussiez entendu crier les païens et les Arabes, 
Et invoquer Mahomet à grands cris. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 183 



XXXVIII 

Les Turcs Yont nageant au courant du Ferne, 

Aux poteaux du pont U s'en attache quelques-uns, 

Maiis à leur rencontre vont nos hardis sergents, 

Et avec leurs glaives de fer ils les repoussent dans 

Teau ; 
Ils en blessent beaucoup dans les jambes et dans la 

poitrine, 
Et les Turcs retombent dans le courant de Teau ; 
Les chrétiens les tuent, ils n'en épargnent aucun. 
Tellement que Teau et les arches eu sont sanglantes. 
Cependant Bohémond et Tancrède de Fouille, 
Et Evrard de Puisac et Robert le Normand, 
S'écrient à haute voix : « Chevaliers, en avant I 
« Prenez garde que ceux-ci ne sortent de l'eau en nous 

raillant. » 

XXXIX 

Il y avait dans le Ferne, sous les arches du pont. 
Des piquets ou les Turcs prennent des poissons avec 

Deux cents Turcs y nagèient et y furent arrêtés, 
Ik étaient sans «nnes, ils n'eu ont aucune. 



1^ LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Les chrétiens les regardent en aval et en amont, 

Et se disent Tun à Tautre : « Par tous les saints du 

monde, 
c( Ce sera une grande honte si ces païens s'en vont. » 
Bohémond s'écria : « Nos bons nageurs, que font-ils ? 
« Si nous n'avons leur aide, ceux-ci nous échappe- 
ront. » 
Seigneurs, or écoutez ce que fit Raimbaud Greton. 

XL 

Raimbaud Greton était preux et intrépide. 
Il n'était pas grand, ni long, ni étendu, 
Mais il était petit, bien formé et membre. 
Quand il a vu et regardé les mécréants. 
Il est descendu de son cheval de bataille. 
Et le plus tôt qu'il peut il se jette dans l'eau. 
Le baron a tant nagé qu'il est venu au pont. 
Il porte avec lui sa lance et son épée émoulue; 
Il fut loué ce jour-là par les princes et les ducs. 

XLI 

Les Turcs sont sous les arches, où ils ne peuvent que 

gémir. 
Ils ont grand' peur de la mort et d'avoir la tête coupée. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 1^5 



Mais ils ne pensent pas qu'on les atteigne là ; 
Je crois bien que la nuit ils auraient pu s'en aller. 
Quand nos barons voient que là ils pourront rester, 
Ds s'en vont forts dolents; nul n'ose entrer dans l'eau, 
Elle est rapide et profonde, elle est fort à redouter, 
Et ceux des murs tiraient, et lançaient des traits d'ar- 
balète. 
Plus que la pluie ne peut voler en l'air. 
Mais écoutez ce que fît Raimbaud Creton le baron ; 
Jamais de plus grande prouesse nul homme ne parlera. 
Il délaça son casque, mais il garda son haubert. 
Car il ne voulait pas désarmer tout son corps. 
Et il porta aussi avec lui sa lame d'acier luisant 
Et prit une grande lance ou fer d 'outre-mer. 
Le baron sait bien nager, il ne craint pas d'enfoncer; 
Il se met dans le Ferne, puis il se prend à nager 
Tout droit vers cette partie où il a vu aller les Turcs. 
Le baron nage tant (que Jésus le puisse sauver!) 
Qu'il se prit aux poteaux et commence à grimper. 
Les Français viennent à la rive pour le regarder. 
Très-pieusement ils invoquent Jésus, 
Et le saint sépulcre où ils vont reposer, afin 
Qu'il laisse Raimbaud Creton revenir sain et sauf. 
Chacun demande en sa prière que Dieu puisse le sauver. 



1S6 LÀ CH4NS0N D'AHTIOCHB. 



XLII 

Maintenant Raimbaud Cre(on est au poteau ou il s'atr 

tache; 
Il grimpe en remontant, comme u^ vaill^pt chevalier, 
Jusqu'à une claie où il se met à genoux, 
A gauche de l'arche où il vit les Turcs blottis 
Sur une estacacje qu'ils ayîiient établie Jà. 
Raimbaud Creton alloi)ge )a lance au fer brupi, 
Et frappe un Turc si droit au milieu de la poitriiip, 
Que la lance passe outre ; le cobuf ^h est partagé. 
Quand les païens l'ont vu, les voici ébahis. 
Us croient qu'il y a plus de barons, 
Ils ne peuvent se défpndre, même les plus hardis, 
Quand la lance est brisée, Raimbaud ne se ralentit pas, 
Il tire l'épée à )a lame bien fourbie, 
Il tombe sur les Turcs et frappe en chevalier choisi; 
Il leur tranche la tête, les bras et la poitrine, 
Les jambes et les pieds, les fronts et les cerveaux; 
Il en a sur deux cents occis la moitié. 
Et le reste s'est jeté dans l'eau; 
Ceux-là sont emportés par le Ferne. Tous ont péri- 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 187 



XLIII 

Quand Raimbaud eut tué et démembré les Turcs^ 

Il tira et jeta les corps dans Teau, 

Et le Ferne les emporte dans le courant. 

Il fut regardé par vingt mille Français; 

Fortement loué et honoré par les barons, 

Et l'évoque du Puy, qui est sage et preux, le bénk, 

Au nom de Dieu, qui souffrit en croix. 

Le céleste Roi de gloire, par qui le monde est sauvé. 

Raimbaud Crelon descend, il a glissé en bas. 

Les Turcs qui sont sur le mur lui crient fortement 

En langue sarrasine : « Méchant, tu n'échapperas pas ! d 

Ils tirent sur lui des flèches empennées ; 

Le haubert de son dos est rompu et faussé. 

Il est blessé dans son corps en quhize endroits ; 

Le sang vermeil coule par les plaies. 

Nos Français lui crient : « Sire, venea vite ! 

« Vous nous rendrez très-dolents si vous y restez, 

« Car jamais, dans aucun temps, vous ne serez rem- 
placé I » 

Raimbaud Greton les voit; il s'en retourne vers eux 

En nageant très-faiblement, car il était fort blessé ; 

Et les Turcs lançaient des dards et des carreaux à foi- 
son; 



188 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Dans le dos et dans la tête le baron fut atteint. 

Raimbaud Creton se pâme, il est allé au fond; 

Que Dieu l'ait en sa garde, par sa bonté ! 

Quand les chrétiens le voient, ils ont mené grand deuil. 

Le saint sépulcre fut invoqué et imploré. 

De légers valets s'avancent, ils ôtent leurs habits ; 

Ils sont quatre-vingt-quatorze, on les a comptés, 

Qui tous se jettent dans Teau, chacun est déshabillé. 

Et nos autres Français les préservent des Turcs. 

Or écoutez le grand miracle, jamais vous n'en entendrez 

de meilleur : 
Raimbaud Creton s'est désarmé dans l'eau, 
Par l'ordre de Dieu son haubert fut ôté, 
Et par l'ange saint Michel il fut relevé en haut. 
Quand les nageurs le voient, il fut saisi de vingt côtés, 
Ils l'amènent à la rive, chacun s'y donne peine; 
Par les jambes et les bras, ils l'ont tiré de l'eau; 
Il n'était pas mort. Dieu en soit adoré! 
Ce jour-là il fut baisé et accolé sur le rivage; 
Du sang qu'il a perdu il est tout décoloré; 
A la tente du duc de Bouillon il fut porté. 
Et là il fut couché sur le tapis brodé. 
Celui-ci fît venir un médecin courtois et savant, 
Jusqu'à ce qu'il fût guéri de ses plaies et rétabli. 
Il était bon chevalier et il fut aimé de tous. 
Puis il fut à Jérusalem quand elle fut conquise, 



LA CHANSOTf D'ANTIOCHE. 189 

Et il baisa le sépulcre où Dieu a reposé, 

Et les autres reliques, comme vous Tentendrez, 

Si je vous dis la chanson et si je suis écouté. 

Nos barons retournèrent aux tentes et au camp. 

Ce jour-là les nôtres prirent Tamiral des Esclavons ; 

Au pavillon d'Hugues le Grand il fut emprisonné. 

Il était neveu de Garsion, il était né de sa sœur. 

Quand il le saura, il en sera désolé. 

Je le laisserai un peu jusqu'à ce qu'il soit renvoyé. 

Je vous dirai avant, si vous voulez m'écouter, 

Gomment Reynaud Porquet fut tiré du cellier. 

Là, dedans Antioche quand il a regardé, 

Il vit la porte close et le fléau fermé, 

Ce dont il crut en vérité qu'il est assuré de mourir. 

Le Seigneur est invoqué doucement par lui : 

« Glorieux Sire Père, qui souffrites sur la croix, 

« Ayez compassion de mon âme , car mon corps est 

fini, 
« Je n'aurai ni prêtre ni clerc pour me confesser; 
(( Vous savez. Dieu, les péchés dont je suis chargé, 
a Seigneur, c'est ma faute ! pardonnez-les-moi. 
(( Ahl belle amie, jamais vous ne me reverrez, 
u Ni moi vous, ni vous moi, j'en suis d'autant plus 

triste. 
« Ce matin quand je partis, et que je m'éloignai, 
« Vous me baisâtes quatre fois, par grande amitié : 

11. 



190 Là CHANSON D^ÀNTIOCHB. 

« Que celui qui yows fera du bien sqit récompeasé de 

Dieu, 
((Et vous, Rpbert de Flandre, vaillant homme de moa 

pays, 

'{ Je vou^ enyoie u\oxk salut (Pieu vqus le fas^ en- 
tendre), 

(( Et à tous le3 barons qui sont rassemblas ici. » 

A ces mois, il s'est appuyé au mur; 

Il n'a point de danger derrière lui, devs^pt il egt fprl 
assailli. 

XLIV 

Or écoutez, seigneurs, (que Dieu yous cjonue gloire Oi 
Comment Reynaud Porquet fut douloureusement Irajté, 
Mais avant qu'il fût pris il occit maint des leurs. 
Les Turcs et les Sarrasins l'assaillent avec vigueur, 
Et le baron se défend comme un vaillant chevalier. 
Devant la porte d'un cçllier il tient son épée. 
Et les Turcs l'environnent et l'assaillent, 
Reynaud fait un élan et blesse un aumaçor '. 
Il le pourfend entièrement, plusieurs le virent; 
Et la moitié en tombe; on pousse de grands cris. 

' Mot tiré de l'arabe Omara-khor ; il peut répondre au mot con- 
nétable (Glossaire de la langue romane). 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 191 



Les mauvais déloyaux s'étonnent de ce coup, 
Et un Turc va l'annoncer à Garsion dans sa tour. 

XLV 

« Sire, dit le païen, je vous apporte une nouvelle ; 

« Là-bas il y a un Français qui fait grand mal aux 

nôtres, 
(( Par lances ni par flèches on ne peut le défaire. 
(c II a fendu d'un coup l'auraaçor de Montire. u 
Quand Garsion l'entend, il pense enrager : 
(( Ah ! dit-il, quelle geutl qu'ils soient maudits, 
« Entre eux tous ils ne peuvent défaire un Fran- 
çais ! » 
U s'arme promptement sur un tapis de Syrie 
Et monte à cheval, une grande force le suit ; 
De voir le Français chacun est avide. 
Que Dieu l'ait en sa garde, lui qui est médecin de tous 

les maux \ 
Car s'ils étaient mille, il n'en échapperait aucun. 

XLVI 

Garsion chevauche fort en colère, 
Avec son fils Sansadoinë ; beaucoup de seigneurs les 
suivent; 



192 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Car ils désirent fortement voir le Français. 

Par devant le cellier, dans un enfoncement, 

Garsion se retire pour être en sûreté. 

Autour de lui viennent plus de mille cinq cents Turcs, 

Il n'y en a pas qui ne crie douloureusement : 

(( Ahi! roi d'Antioche, quel deuil et quel tourment 

(( Nous a faits ce Français par ses exploits ! 

(( Sachez que c'est le seigneur sur lequel toute Farraée 

compte ; 
(( Qui pourrait le prendre vif ferait plaisir à bien du 

monde, 
(( Et par lui nous aurions la paix et un arrangement, » 
Quand Garsion l'entend, il va en avant. 
Il appelle promptementReynaudPorquet : 
(( Chevalier, qui es-tu ? ne me le cache pas. » 
Le baron répond : « Je le dirai véritablement; 
« On m'appelle communément Reynaud Porquet. 
« Je suis de haut parage, moi et toute ma famille. 
(( Je vois venir mon jugement, ma mort et mon tour- 
ment; 
(( Je souffrirai la mort pour Dieu et pour mon salut, 
(( Mais avant je prendrai vengeance de ces Turcs. » 
(' Vassal, dit Garsion, vous parlez follement. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 193 



XLVII 

« Reynaud, dit Garsion, vous avez une folle idée; 

<( Faites ce que je vous dis par cet accord : 

« Croyez à Mahomet et à notre Dieu Tervagant, 

« Et je vous enverrai à Tamiral Soudan, 

« Il vous fera aumaçor ou roi ou amiral. 

« — Païen, dit Reynaud, que vas-tu prêchant? 

« Ni toi ni tous tes Dieux, je ne les estime pas un 

basant. 
a Pour venger le Dieu rédempteur, 
<( Je vins en ce pays,- contre votre nation mécréante, 
« J*en ai tué trois cents à ma connaissance, 
<( Et, si je puis, j'en ferai encore autant ou plus 
« Si je prends cette ville, j'aurai le cœur joyeux, 
« Je donnerai ce palais à Bohémond le vaillant, 
« Fils de Robert Guiscard, le hardi combattant; 
« Puis nous irons, s'il plaît à Dieu, en Jérusalem, 
« Et nous prendrons le sépulcre où Jésus souffrit, 
« Et nous conquerrons la terre d'ici jusqu'en Orient. » 
Uuand Garsion l'entend, il se met en grande colère. 
Il crie à haute voix : « Que faites-vous. Persans? 
« S'il n'est pas mort ou pris, vous serez des lâches. » 
Garsion descendit de cheval à l'instant, 
Par la porte de la maison il vint au cellier en courant, 



194 LJL CHANSON D'AMTIOCHE. 

Et avec lui vinrent plus de trois cents païens. 
Ils frappèrent Reynaud Porquet de leurs dards, 
Et ceux de dehors lui jettent des traits nombreux. 
Et le baron se défend en homme vaillant. 
Du premier coup il tue le frère de l'amiral, 
De Tautre Principle, du troisième Malquidant, 
Du quatrième le roi desAsnes, du cinquième Roboant, 
Au sixième Clariel, au septième Morgant; 
Les païens lui courent dessus en criant tous ensemble : 
Les mécréants ont pris Reynaud Porquet. 
Ils le frappent tant de leurs massues qu'il est tout san- 
glant. 
Et que le sang lui jaillit par la bouche, 
Et lui demanda à Dieu le Père tout-puissant 
Qu'il ait pitié de son âme, dans sa bonté. 

XLVIII 

Les Sarrasins ont pris Reynaud Porquet, 
Avec de grandes massues de plomb ils l'ont fort blessé; 
Les Turcs l'auraient déjà tué en cet endroit. 
Quand Garsion s'écrie et a juré par Mahomet 
Que le Français ne sera plus frappé ni tourmenté, 
Et que si quelqu'un le touche, il le payera cher; 
Sansailoino, son [ils, l'a délivré des Turcs. 
Garsion vient près de lui, il lui a ôté son épée, 



LÀ CHANSON D'ANTIOCHB. 195 

Ils le hissent sanglant et tout pâle sur un cheval. 

Les Turcs Tout mené au palais de Garsion, 

Ils ont jeté un tapis au milieu de la salle, 

Là les païens ont désarmé Reynaud Porquet. 

Garsion l'appelle, il lui a demandé : 

« Dis, Reynaud Porquet, qu'as-tu pensé? 

(c Croiras-tu eu Mahomet et en sç^ sainte bonté? 

a — Non, dit Reynaud, pas plus qu'à un chien mprt. 

(( Pour Dieu, tuez^moi, je l'ai beaucoup désiré. » 

Garsion répond : « J'ai une tout autre pensée. )> 

Le roi l'a recommandé à un de ses bons médecins, 

Et ils l'ont guéri de ses plaies et rétabli. 

Il y avai^ ^yec lui v^ngt Tvrc^ qui çn tQut tçm.ps l'pnt 

gardé, 
Néanmoins ils l'avaient attaché à une chaîne. 
Il fut vêtu et chaussé à sa volonté, 
Il eut en abondance à boire et ^ manger, 
Il fut souvent promené en bas de la cité. 
Ahi ! on lui fit bieu payer tout cela, 
Comme vous l'entendrez avant le soir. 
Si vous faites tant pour moi que je vous le cQute. 



CHANT V 



ARGUMENT. — Le roi Tafur et ses ribauds déterrent les Sarrasins morts et 
les mangent. — Une trêve est conclue, mais violée par Tafur. — Garsion 
se venge »ur Reynaud Porquet, avant de le renvoyer au camp des Croisés. 
— Mêlée des chrétiens et des Turcs. — Victoire des chrétiens. — Garsiou 
fait demander aide au soudan de Perse, qui promet du secours. — Oracle 
de Tidole Mahomet. — La mère de Gorbarau s'efforce en vain de le retenir. 



I 



A celte heure, je veux vous parler de nos chrétiens 
Qui sont dehors au camp; ils eurent une grande di- 
sette ; 
Ils n'eurent pas de vivres, ils sont tout éperdus. 
Sire Pierre l'Hermite était assis devant sa tente, 
Le roi des Tafurs y vint avec une grande suite, 
Il y en avait plus de mille enflés parla faim; 
« Sire, conseillez-moi par sainte charité, 
« Pour vrai nous mourons de faim et de misère. » 
Pierre répondit : « C'est par votre lâcheté ; 
(( Allez, prenez ces Turcs qui sont là jetés morts,' 
(( Ils seront bons à manger s'ils sont cuits et salés. » 
Et le roi des Tafurs répondit : « Vous dites vrai. » 
Il sort delà tente de Pierre, il a appelé ses ribauds; 



106 LA CHANSON D'AUTIOCHR. 



Dans Teau et sur les charbons ils les ont fait cuire, 
Ils les mangent volontiers sans pain et sans sel ; 
Et se disent Tun à Tautre : « Carême prenant est com- 
mencé, 
(( Ceci vaut mieux que chair de porc ou jambon à 

l'huile, 
« Damné soit qui mourra, tant qu'il eu aura asseaj! » 
Le roi et ses baroi^s se traitent bien et richement. 
Des Turcs qu'ils rôtissent le fumet est monté. 
Le bruit est répandu dans la ville d'Antioche, 
Que les Français mangent les Turcs qu'ils ont tués. 
Les païens montent aux murs en foule. 
Les murs sont aussi couverts de païennes; 
Garsion est allé aux plus hautes fenêtres. 
Et son fils Sansadoine, et son neveu Isaac. 
Il y en avait mille tant jeunes que barbus ; 
Garsion leur a dit : « Voyez, par Mahomet, 
(( Ces diables mangent nos gens ; là regardez I 
Le roi Tafur regarde, il voit les païens assemblés, 
Et les dames et les pucelles dont il y avait beaucoup. 
Il assemble tous ses ribauds, il les a menés 
Tout droit au cimetière, ils ont déterré les corps, 
Ils les ont tous ensemble réunis en un las. 
Ils ont jeté les pourris dans le Ferne, 
Ils écorchent les autres, les font dessécher au vent. 
Le comte Robert y vint, Bohémond et Tancrède, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 199 



Et le duc de Bouillon qui inspire le l'espect, 

Le comte Hugues le Grand les accompagne, 

Et révoque du Puy, le page, 

Et tous les barons, pas un n'est resté. 

Mais chacun d'eux est bien couvert de fer et armé, 

Devant le roi Tafur ils se sont arrêtés, 

Ils lui demandei^t en y\m\t : « CommeQt vpus trpuy^^- 

vous? 
« — Par ma foi, dit le roi, je suis très-bien réconforté, 
(( Si j'avais à hoire, j'ai ftss^z ^ manger, n 
Le duc de Bouillon dit : a Sire roi, vous en aure^. )) 
De son bon yjn on lui présenta une outre, 
Le roi Tafur en but, puis e]le fut livrée aux autres. 
Garsion était appuyé aux fenêtres dij.palajs; 
11 appelle Bpbénîond, il fut entendu, 
Il a aussi nommé le comte Hugues : 
« Seigneurs, dit Grarsiqn^ vous aye? mal agi» 
« Vous écorchez nop gens^ vous avez déterré les morts; 
« Sachez, par Mabopet, que yons faites une grande vi- 
lenie. )) 
Bohémond répond : i\ Cp n*pst pas par notre consente- 
ment. 
« Jamais nous ne l'avons commandé, vous Ip croiriez à 

tort. 
« C'est par Tordre du rpi Tafur, qui est leur chef; 
« Une troupe diabolique, sacl^ez-le eu vérité ! 



200 LA. CHANSON D'ANTIOCHE. 

ails aiment mieux la chair des Turcs que paons 

épicôs, 
(( Le roi Tafur ne peut être dompté par nous tous. » 



III 



« Bohémond de Sicile, dit le roi Garsion, 

(( Si vous le voulez octroyer, nous ferons une trêve de 

quinze jours. 
(( Et si nous pouvons avoir une conférence, nous nous 

accorderons, 
((* Nous avons pris ici un de vos compagnons, 
(( Il dit môme que Reynaud est son nom, 
<( Et vous avez aussi mon neveu en prison. 
(( Si vous voulez le donner nous rendrons l'un pour 

l'autre, 
« Selon les conventions que nous ferons. 
(( — Sire, très-volontiers, a dit Bohémond, 
(( Mais avec les barons de France nous tiendrons con- 
seil, 
(( Après, nous vous le ferons savoir. » 
Et le roi répondit: « Nous vous l'octroyons. » 
Bohémond et sire Hugues assemblent les barons, 
Ils leur content la proposition; ceux-ci répondent: 
(( Sire, répétez-lui que nous le ferons volontiers, 
(( Ce sera une grande joie de ravoir Reynaud, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 201 

« Il n'y a pas de meilleur chevalier entre nos compa- 
gnons. 

« Donnez quatre jours de trêve, nous vous y autori- 
sons. » 

Bohémond s'éloigne, piquant des éperons, 

Avec lui est le comte Hugues, sur un cheval gascon ; 

Les deux barons viennent près du roi : 

(( Garsion, dit le duc, écoutez-nous; 

« Nous vous donnons quatre jours de trêve, et pas plus ; 

« Si vous voulez faire la paix, nous ne refuserons pas, 

« Et si vous ne voulez pas, nous en conviendrons. 

« Je ne vois pas d'accord à faire si nous n'avons la ville. 

« Si vous voulez la trêve, nous vous l'accordons. 

« — Et nous, dit le roi, nous en donnons notre parole; 

(( Mais que nous puissions enterrer nos morts païens. 

« Ici vous ne viendrez pas, et nous n'irons pas dehors. » 

iC duc répondit : « Nous le promettons, 
A moins que nous ne venions à parlementer et à dis- 
cuter. » 
nsi ils consentent à la trêve sans plus de débats. 

IV 

rêve est commencée, chacun y consent, 
mond s'en retourne, et Garsion s'en va. 
ar-là, à Antioche, un païen mourut; 



203 LA CHANSON D'ANTIOCQE. 

Il était fils d'tlD amiral aimé de Garsion : 

Il gardait une des principales portes vers le nord. 

Le père du païen mort envoya chercher le roi Garsion, 

Le roi reçut le message et y fut volontiers; 

Pour la mort du païen il mena un grand deuil. 

Le père arrangea bien son enfant ; 

Quand il l'eut fait bien vêtir, il l'arma 

De toutes les armes qu'il portait en la bataille : 

Bon haubert et bon casque qui jette une grande clâtté, 

L'épée qu'on lui ceignit fut forgée par un très-bon 

armurier, 
Puis Galand l'acheva et la trempa un an, 
On l'appela recuite^ parce que deux forgerons la firent. 
Quand il l'eut aiguisée, il l'essaya sur un tronc, 
Et jusqu'à terre il le fendit et le coupa. 
Alexandre, qui conquit le monde, la posséda d'abord. 
PuisPtoloméus, puis Judas Machabée. 
L'épée a été de çà et de là 
Jusqu'à Vespasien, qui vengea le Seigneur; 
Il l'offrit au sépulcre où Dieu ressuscita. 
Gornumaran, père de Gorbadas, l'eut ensuite. 
Il la donna à celui qui livra Jérusalem. 
Gelui-là ne resta plus un jour dans la ville, 
Il vint à Antioche, oix il s'établit, 
Il épousa la sœttr de Garsion selon la loi. 
Dont naquit le païen qui a l'épée à son côté. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 203 



Quand il fut bien armé, on le couronna comme un roi, 

L'émir Garsion demanda mille Turcs la nuit ; 

Ils emportent le païen mort, ils veulent l'enterrer, 

Garsion et le père chevauchent avec eux, 

Ils sorteot d'Antioche par une porte écartée. 

« Seigneur, dit Garsion, écoutez-moi. 

« Si les Français nous aperçoivent, ce sera mauvaise 
affaire f 

« Car le roi des Tafurs déterrera notre mort, 

« El quand il sera déterré, il le mangera. 

« — Sire, dirent les païens, jamais nul ne le saura. » 

Dans un vieux cimetière, où Ton va rarement. 

Ils enfouissent le mort^ chacun y aida; 

Le pure posa uiie image à sa tête, 

En rhonneur de Mahomet qu'il servira toujours, 

•Et lui mit sous les pieds deux mille besants. 

La bière où on le déposa était très-bonne. 

Ils ont enterré le mort^ et chacun s'en est retourné. 

Depuis lors jusqu'à primes le père le pleure et le re- 
grette. 

Le lendemain au mâtin, quand le soleil se leva, 

Garsiou s'appuya aux fenêtres du palais, 

El vil l'armée des Français dont il s'émerveille, 

Il s'en tourmente forl et invoque Mahomet. 



204 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Garsioû est monté aux fenêtres de marbre, 
Il voit Tarmée des Francs qui est très-nombreuse ; . 
Il invoque Mahomet, il se tourmente fort : 
« Apollon ! quel grand peuple est ici rassemblé! 
« Ils ne s'en iront pas avant d'avoir pris ma ville, 
(( Mais il me vaut mieux être mort que déshérité. » 
Il a imaginé une grande félonie : 
Il fit venir Reynaud Porquet, on le lui amena. 
Il fut richement chaussé et habillé : 
« Reynaud, dit Garsion, vous viendrez avec moi; 
(( Si vous pouvez m'accorder avec vos Français, 
(( Vous serez à jamais riche et puissant. » 
Reynaud Porquet répond : « Qu'il soit comme vous com- 
mandez. » 
Garsion d'Antioche est monté sur son cheval, 
Et son fils Sansadoine est allé avec lui; 
Il mène quinze mille païens tout équipés. 
Bohémond fut appelé à la porte d'Hercule, 
Avec le duc de Bouillon et Tancrède de Pouille, 
Le vaillant comte Hugues le Grand ; 
Le duc de Normandie est allé avec eux. 
Et ils n'ont pas oublié Robert le Frison. 
Tous nos barons y vont, ils sont nombreux. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 205 

ue Dieu soit à leur conférence et la sainte Trinité I 
ir un grand bien leur sera proposé avant vêpres, 
t s'ils Tacceptent, ils rachèteront bien cher : 
aint chrétien en sera occis et déchiré, 
'assemblée des barons s'établit sur le pont. 



VI 



arsion les appelle, et il leur parle ainsi : 

Seigneurs, je vous donnerai une grande partie de 

mon trésor. 

Et vous aurez Antioche en votre pouvoir, 

Quand vous aurez pris Jérusalem. 

Vous me rendrez mon neveu l'émir de Perse, 

Et vous reprendrez Reynaud sain et sauf et en vie. 

Et avec tout cela je vous donnerai, pour vous venir 

en aide, 

Trois cents sommiers chargés de vivres. » 

i convention fut jurée et affirmée; 

ais le duc de Bouillon n'y veut pas consentir 

vant d'avoir Reynaud et le donjon. 

luand Garsion l'entend, il rougit de colère. 



12 



306 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 



VII 



Quand Garsion voit qu'ils ne feront rien, 

Il appelle nos barons, il leur dit doucement : 

« Seigneurs, ne croyez pas qu'il y ait trahison, 

<i Car je ne le ferais pas, dussé-je être brûlé. 

« Vous pourrez voir à Finstant si je vous hais en 

rien. » 
Alors il fait venir Reynaud Porqtifet en sa présence, 
Monté sur un mulet richement caparaçonné. 
Nos barons lui demandent Comtneût il est traité, 
Et il leur raconte toute sa position, 
Que Garsion le fait honorer grandement. 
Quand nos barons Tentendent, ils en sont fort joyeux, 
Et ils se disent l'un à l'atitre : « Il tiendra bien la con- 
vention. )) 
Tous auraient été trompés^ sachez-le vraiment, 
Mais le duc dit toutefois : a Je n'en ferai rien, 
« Si nous n'avons le palais fout à nous. » 

Vlll 

Quand Garsion voit (le mauvais mécréant!) 

Que par nulle manière il ne trompera nos Français, 

Il appelle Bohémond ; son visage est irrité : 



L4^ GHANSOÎf D'ÂNTfOCHE. 3Q7 

a Envoyez-moi mon neveu, Témir des Persans, 

< Que nos prisonniers soient échangés Tun pouf l'autre. 

(( — Par ma foi , tu l'auras , dit Robert de Nornian- 

die. » 
Ils amenèrent Tamiral, qui était fort dolent, 
Car il avait été blessé de trois coups d'épieu; 
On ne pouvait le guérir, car Jes plï^ies soi^t grai^tjps; 
Quand Garsiqa le yoit, son sang bouillonne, 
Il voit qu'il ne recouyrprî^ jamais la santé. 



IX 



Garsion d'Antioche ^ vu qije son neveu 

Ne guérira jamais, tant il a pprdu de sang. 

Il fut plein de fureur et il e^it le cqpur irrité; 

Il a juré à voix basse, par Mahomet et Cahu, 

Que jamais il ne rendra l'un pour l'j^utre, 

Mais que Reynaud Porquet sera chèrement yencju. 

(( Seigneur, dit Garsion, je suis yieijx, 

'i Vous savez bien quelle fut notre cpiiyention; 

« Je ne porterai contre vous ni lancp ni écu, 

(( Et, selon mon pouvoir, elle sera maintenue. 

(( Je vais éloigner ipes gens sortis dehors avec moi ; 

'i Je ne veux pas qu'ils connaissent notre a^^range- 

ment; 
« Vous aurez la grande tour, le palais Capalu ; 



208 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Je compte vous le rendre de telle sorte que cela ne 

sera pas su. » 
Quand nos barons Tentendent, chacun le salue. 



X 



Garsion a appelé son neveu, 

Il a raisonné avec lui doucement, à basse voix : 

(( Comment Tarmée se comporte- t-elle, sont-ils bien 

repus? 
« — Nenni, par Mahomet, oncle, mais ils sont affamés; 
« Car ils n*ont point de vivres, ils en sont éperdus. 
« D'ici à huit jours ils seront déconfits, 
« Car les deux tiers sont enflés par la faim. 
(( Gardez-vous de rendre la cité à cause de moi, 
(( Car c'est fini de moi ; ils m'ont blessé à mort. » 
Garsion, en l'entendant, a tendrement pleuré. 
Il appelle nos barons, il prend congé d'eux. 
Il le lui ont donné volontiers, de bon gré. 
Écoutez ce que fit le roi Tafur : 
Tandis que les Francs et les païens parlaient ensemble, 
Il a pris un aumaçor qui avait nom Josué. 
Voilà un Sarrasin qui le conte au roi, 
Quand Garsion l'entend il entre en colère; 
Il médite en son cœur une grande félonie. 
Il a mandé promptement à Bohémond 



LA CHANSON D'ANTIOCBE. 209 

Qu'il vienne devant la tour pour lui parler, 

Bohémond y vint. Le roi Ta appelé : 

« — Seigneur, dit Garsion, vous avez mal agi; 

« Vous avez enfreint la trêve que nous avions jurée, 

« Vous avez pris Faumaçor, là dehors, dans ce pré. » 

Et Bohémond répond : « Jamais nous n'en avons eu la 

pensée ; 
(( Et s'il y en a quelqu'un des vôtres emprisonné, 
(( On vous le rendra à votre commandement. 
« Vous feriez mal d'en douter, n'y pensez pas. 
« — Va donc, dit Garsion, tu m'as rassuré. » 
Bohémond revient, il descend à sa tente, 
La nuit ils eurent abondamment à manger. 
Le roi Tafur a amené son prisonnier; 
Il l'a donné à Bohémond de Sicile, 
Le baron le reçoit et l'en a remercié. 
Il le retient cette nuit, il a soupe avec lui, 
Et le roi Garsion a le cœur gonflé ; 
Le lendemain, il se leva quand il fut jour. 
Puis il manda tous ses conseillers dans son palais : 
« Seigneurs, dit Garsion, je vous dirai mon idée; 
« Les Français nous ont assaillis par cruauté, 
« Je n'aurai point la paix de toute ma vie 
« S'ils n'ont cette cité et le palais, 
ce Par Mahomet, j'aime mieux avoir la tête coupée! 
« Ils tuent nos gens avec une grande cruauté ; 

12. 



210 LA CHANSON D'ANTIOCHB. 

« Hier ils ont pris Taumaçor, à présent ils \'ont em- 
prisonné, 
«Et ils étaient en trôye; ils ont été faux envers 

moi. 
(( Mais par la foi que je dpis à Mahomet que j'^n^ej 
'( Je le ferai payer au Français qui e^t ici. 
« Avant que je le rende, je l'aurai tellement aîraagé 
(( Qu'il ne f^ra plus jamj^is ripn de sa vie, 
f( Et que par lui jamais |jin cheval ne sera éperonné. » 
Garsion, plein de colère, a dit à haute voix : 
f( Allez, amené? ici le Français infidèle, x^ 
Les païens y courent et \e lui ont amené. 



XI 



Garsion d'Anlioche est fort courroucé ; 

Il fait mettre une table sur deux marbres polis. 

Elle était grande et large, faite d'une pièce de bois apla- 
nie, 

Garsion appela huit païens maudits : 

« Il n'y a plus félon que vous en tout ce pays; 

((Prenez Reynaud Porquet qui a tué tant de Turcs, 

(( Qu'il soit étendu sur cette table; 

(( Qu'avec le soufre et les fers chauds il ait les jarrelî^ 
« brûlés, 

(( Et les neifs et les veines tout grillés et noircis; 



LA. CHANSON D'ANTIQCHE. 211 



<( Tant que j^ vivrai, les Français seront mes enne- 
mis. » 

Et ceux-là répondirent : i\ Il sera mal arrangé. )), 

Alors Reynaud fut saisi de toutes parts, 

De cordes nouées il fvit bat^u et blessé, 

Tellement qua le sang en a coulé dçi iY^^\Q enc(roits; 

Et il invoque Dieu, le Roi du paradis : 

u Glorieux Sire, Père, qui fûtes mis en croix; 

(( Vous qui avez ressuscité de mort le corps de Lazare, 

« Garanti des lions le prophète Daniel, 

( Soutenu et sauvé Jouas dans h baleine; 

'( Aussi vrai , b^au Slire , que vous naquîtes d'yne 
Vierge, 

( Vous fûtes sur la terre, ch^tçun le proi^ de foi; 

« Trente-deux ans tout pleins, l'Écritiïre 1^ raconte, 

« Vous fûtes en Jérusalem (que tiennent les Arabes). 

« Là vous fûtes mené à Is^ honte et à la mort. 

f( Les Juifs méchants vous pendirent à 1^ croix, 

(( Et Longin vous blessa (il était aveugle), 

(( D'une lance au côté dont le fer était massif! 

« Et le sang et Teau (comme on me Ta appris) 

« Lui coula jusqu'au poing le long du bois poli, 

a II ressuya à sa joue, il vit alors la lumière; 

(c Puis il vous cria merci, et vous lui donnâtes )e par- 
don. 

u Dans le sépulcre yous fûtes couphé et enseveli, 



212 LA CHAXSON D'AXTIOCHE. 

« Et au troisième jour vous ressuscitâtes de mort ; 
« Vous fûtes dans Tenfer obscur, 
« Et vous en fîtes sortir vos filles et vos fils : 
(( Comme il est vrai qu'ici je vous parle, 
« Ayez merci de mon âme, car mon corps est fini. » 
Alors il a frappé sa poitrine, et prie Dieu de lui par- 
donner. 



XII 



Les Sarrasins ont pris Reynaud Porquet; 

Ils Tont étendu en croix sur la table tout de son long, 

Ils lui ont lié les pieds et les bras, 

Il lui ont cuit les jarrets avec le feu et le charbon, 

Avec du soufre brûlant, puis après avec du plomb, 

Et les veines des bras, et aussi chaque talon. 

Reynaud pleure et crie à haute voix : 

(( Glorieux Sire Père, qui souffrîtes passion, 

« Ayez pitié de mon âme et donnez-lui le vrai pardon. 

(( Ahi! vous l'ignorez, beau sire Bohémond, 

a Et vous, Hugues le Grand, et vous, duc de Bouillon, 

(( Qu'ainsi m'aient traité ces félons Sarrasins ! 

(( Jamais il ne serait pris de rançon, 

<( Des Turcs que vous avez dans votre prison î 

« S'ils sont rendus pour moi, vous ferez une folie, 

(( Car jamais pour jouter je ne chausserai l'éperon. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 218 

« Ni ne pourrai monter en selle sur un cheval. 

« Si je pouvais vivre, par le corps de saint Siméon ! 

« Je fendrais encore des païens jusqu'au menton. » 

Par cette parole il irrite Garsion, 

Qui de fureur le frappe de quatre coups de bâton, 

De sorte que le sang lui coule sous le menton : 

« Méchant, lui dit Reynaud, tu fais une trahison ; 

« Tu m*as donné à manger, et tu m'occis à ton plaisir, 

« Tervagan et Mahomet ne te préserveront pas 

« Des chrétiens qui se vengeront sur ton corps. » 

XIII 

Garsion commanda qu'on délie Reynaud, 

Puis il le fit donner à ses médecins ; 

Ils guérissent ses plaies, ils font raccourcir ses nerfs. 

Heynaud ne peut marcher et ne peut se tenir droit. 

Garsion le fait bien vêtir et chausser, 

Il le fait oraer de riches habits de soie, 

Puis il le fait mettre sur un destrier courant. 

Il le fait bien lier aux arçons de la selle. 

Pour qu'il ne puisse trébucher d'aucun côté, 

11 le fait mener à la porte, et chevaucher, • 

Puis il appelle Bohémond qu'il vienne lui parler, 

Et qu'il ramène son prisonnier, en échange du sien. 

Bohémond y vint, avec maints chevaliers. 



314 LÀ CHÀK80N D'ÀHTIOCHB. 

Et les ducs et les comtes, et les nobles seigneurs ; 

Reynaud Porquet les voit, il commence à appeler : 

« Bohémond de Sicile, pour Dieu je yoi^s demande 

(( Et à tous nos barons, je le demande aussi, 

« Que vous ne rendiez pas pour moi la valeur d*un de- 
nier, 

(( Car j'ai les jarreta cuit^, jamais je pe pqurr^l ^gir. 

« Les Turcs m'ont fait attacher sur ce cheval, 

«Je n'îii plus besoin de vivre, D'iéfant p}|is bon à 

. rien. »> 

Quand nos barons l'entendent, ils sont tous cour- 
roucés; 

Ils laissent courir leurs chevaux, ils veulent le venger; 

Mais les païens g'en vont, les mauflits trompeurs, 

Et Garsion aussi, que Dieu lui envoie des malheurs ! 

Ils entrent dans la porte, ils )a font verrouiller, 

Reynaud reste dehors, que Jésus puisse l'aider! 

Les chrétiens font spnner leurs cors 

Pour réunir nos gens sur le pont, 

Ils se sont bien armés quarante mille ; 

Ils vont frapper à la porte, avec de grands pics d'acier; 

Mais ils le font pour rien, cela ne leur vaut pas un Re- 
nier, ^ 

Car la porte était toute de fer et d'acier. 

Les Turcs avec jeuys arcs de corne vont défendre les 
murs. 



LA CHANS019 D'ANTIOCHK. 215 

Il y eût un grand combat flè traits et de javelines; 
Ce jour-là les nôtres ont subi un grand échec, 
Les Turcs en ont bien tué soixante sur le sable. 

xiv 

Seigneurs, si vous aviez été là, je puis vous dire pour 
vrai, 

Vous auriez très-bien pu dire et affirmer 

Que jamais vous ne vîtes d'armée agir si vaillam- 
ment. 

Vous eussiez entendu Heynaud se plaindre et se la- 
menter, 

Et rappeler souvent son hardi courage et ses prouesses. 

Sa mie eu mène un tel deuil qu'on ne peut Tapaiser ; 

Elle arrache ses cheveux, elle déchire son beau visage, 

Les barons lui ont dit : a Dame^ calmez-vous. 

If Caf pour quelque deuil qu'on fasse, on ne peut le 
guérir. » 

Nos barons s'assemblèrent, ils font appeler le roi Taftit; 

Ds ont fait couper la tête au neveu de Garsion 

Et l'ont fait jeter dans la ville par un mangonneau. 

Quand les païens l'ont vu, ils entrent en fureur ; 

Ils font sonner l'appel dans la ville d'Antioché, 

Plus de soixante mille courent s'armer: 

Ils viennent à la porte, ils la font ouvrir. 



216 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Alors il y eut grand combat à coups de flèches et 
d'épées ; 

Les chrétiens s'avancent (qui n'aiment pas les Turcs)^ 

Et plus il en vient, plus ils en décollent ; 

Ils en mettent à mort quinze mille cinq cents. 

Les Sarrasins voient bien qu'ils ne pourront résister; 

Ils rentrent dans la cité, ils font fermer la porte; 

Dont vous eussiez vu les païens fort épouvantés, 

Garsion lui-même commença à crier, 

Et frapper ses poings l'un contre l'autre, 

Tellement que le sang lui sort par les ongles. 

Les Français sont au camp (que Jésus daigne les sau^ — 
ver!). 

Ils se désarment deux à deux, puis ils se mettent 
souper ; 

Les princes et les pairs sont assis à manger ; 

Quand ils eurent mangé, ils vont se reposer. 

Ils se font garder cette nuit par le comte de Saint- 
Gilles, 

Et par toute sa suite jusqu'au point du jour. 

XV 

Quand le jour parut et commença à éclairer. 

Nos gens se levèrent en hâte dans le camp, 

le préparent leurs repas, ils allument leurs feux; 



\ 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 217 

Ils mèDent une grande joie, Dieu veuille les bénir ! 

Garsion d*Antioche se leva lentement, 

Selon Tusage sarrasin il se. fait habiller. 

Il met un manteau de soie, une robe de pourpre de Tyr, 

Des chausses d'étoffe brodée blanche comme fleur de 

lis, 
n va s'asseoir aux fenêtres de marbre? 
n regarde l'armée des Français qu'il ne peut voir tout 

entière, 
Il entend les mulets braire, et les chevaux hennir. 
Et les vautours crier, et les braques aboyer ; il voit 
Les cuisines fumer, les chaudières bouillir. 
Aller et venir vers la mer les sommiers 
Qui apportent des vivres pour ceux de l'armée. 
Ce qui fit savoir à Garsion qu'ils ne partiront pas 
Avant d'avoir pris Antioche et de l'en avoir chassé, 
Et s'ils peuvent le prendre, ils le feront mourir dans 

les tourments. 
Alors il pleure et se lamente, il ne peut s'en abstenir. 

XVI 

Garsion d' Antioche s'est grandement désespéré; 
Il a tordu ses poings, il a arraché ses cheveux, 
Il a mandé ses hommes dans son palais. 
Il y a tant de païens assemblés, 

13 



218 LÀ CHANSON D*ÀNTIOCHE. 

Que le palais princier en fut tout rempli. 

Garsion se leva et se mit au milieu d'eux : 

c( Seigneurs, dit Garsion, écoutez-moi. 

« Quand j'étais jeune j'ai conquis cent royaumes, 

(( J'ai mis à mort maints chrétiens dans les tourmente; 

(( A présent les Francs me haïssent j'en suis très-peiné. 

« J'ai occis les pères, je les ai maltraités ; 

c( Je suis sûr d'être par les enfants tué et dépouillé, 

(( Et mon fils Sansadoine en sera appelé misérable. 

« N'y aurait-il nul de vous qui fût preux et sage, 

(( Pour m'aller chercher du secours près du Soudan? 

(( Car je tiens de lui ma terre et mes richesses, 

(t II est roi et seigneur de toute la Perse. 

(( Celui qui ira vers lui sera bien assuré par moi 

(( Que toujours il jouira en paix de ce qu'il aura en fief; 

(( Et j'augmenterai ma rente de mille marcs d'or bien 
pesés; 

« Il sera toute sa vie mon ami et mon conseiller. » 

Les païens se turent, aucun ne dit mot; 

Quand son fils Sansadoine s'est levé, 

Il s'est présenté aux pieds du roi son père : 

(( Sire, dit-il, j'irai si vous voulez; 

<( Vous ne devez être abandonné par moi dans aucun 
besoin. 

« — Beau fils, dit Garsion, sois-en cinq cents fois re- 
mercié. )) 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 219 

De douleur et de pitié il s'est incliné vers lui, 
Les larmes lui découlent une à une sur le nez, 
n embrasse Sansadoine et le baise mainte fois. 

XVII 

Vous devez bien le faire, beau fils, dit Garsion, 
Car de tout temps je vous ai bien nourri. 
« Dans ma jeunesse, j'ai conquis ce royaume ; 
c( S'ils ne me le prennent, il sera à vous. 
a Le port Saint-Siméon vous vaudra de belles rentes. 
« Pries tant Témir qu'il entende nos raisons : 
« Dites-lui que je lui demande, par son dieu Mahomet, 
« Qu'il vienne me secourir sans retard, 
« Car les Francs sont sur ma terre, les félons criminels I 
<( n y a cent mille tentes tendues tout autour; 
<c Godefroy de Bouillon^ious met en détresse, 
« Bohémond et Tancrède, et les autres barons, 
« Robert de Normandie, au cœur de lion, 
« Et Raymond de Saint-Gilles, et sire Raimbaut Creton, 
« Enguerrand de Saint- Pol, avec son père Hugues, 
« Robert, comte de Flandres, qui déteste la félonie, 
« Et sire Hugues le Grand, frère du roi Philippe, 
a Et l'évoque du Puy, qui leur fait le sermon. 
o S'ils prennent Antioche, par vérité nous te faisons 
savoir 



220 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Qu'ils iront te chercher en Perse, quoi que tu fasses. 

(( Aucune cité ne pourra se défendre contre eux ; 

(( Ils ôteront Mahomet de la cité de la Mecque. 

(( Hélas ! s'ils le font, malheureux, que deviendrons- 
nous! 

« — Cette considération est très-bonne, répondent les 
assistants ; 

(( Mais à présent, avez-vous pensé qui nous enverrons 
avec lui? 

« — Le conseil en est pris, dit le roi Garsion, 

« Cahus et Sordion iront avec Sansadoine, 

(( Et ils emmèneront ce qu'il y a de mieux dans ma 
maison. 
- (( Cette nuit ils partiront doucement, comme des vo- 
leurs ; 

(( Que les chrétiens détestés ne le sachent pas, 

« Et que Mahomet les garde par son très-saint nom!» 

XVIII 

Garsion a appelé son fils Sansadoine, 

Et a fait écrire une lettre, puis il l'a scellée. 

(( Beau fils, tu iras vers le Soudan ; 

« Tu lui diras de ma part salut et amitié, 

(( Tu lui diras qu'il vienne me secourir avec son armée. 

a Car il n'est pas resté de Français dans la chrétienté 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 221 

« Qui n'ait passé outre-mer sur des navires. 

« Ils ont assiégé Antioche, la belle cité; 

(c Ils seront assez puissants pour aller jusqu'à la 

Mecque; 
(c Et les deux candélabres qui y sojit allumés 
ce Seront placés au sépulcre, à Jérusalem. 
« Ils brûleront là devant leur Dieu Jésus. 
« S'il ne veut croire ce que je lui fais dire par toi, 
<( Ce côté de ma barbe lui sera présenté. » 
Alors il serre le rasoir affilé qu'il tenait, 
Et il coupe un côté de sa barbe ; 
Il ne l'aurait pas fait pour mille marcs d'or. 
Il aurait mieux aimé avoir renié Mahomet. 

XIX 

Or la nuit est venue, le jour est entièrement fini, 
Les messagers s'en vont, chacun est préparé. 
Sansadoine s'est bien couvert de fer et armé; 
n a mis une cotte de mailles ornée d'or, 
Il a lacé un casque vert très-bien travaillé, 
Le cercle en est d'or finement damasquiné ; 
Puis il a ceint une épée au côté gauche. 
Elle a une toise de long, la lame en était fort large. 
Elle avait bien une paume de deux pouces de large ; 
Le carquois et l'arc ne furent pas oubliés. 



222 LA CHANSON D»ANTIOCHE. 

Il en avait tué et blessé maint chrétien. 

Son cheval fut amené devant lui; 

Il est grand, fort et vif, il s'appelle Baiars, 

Jamais il ne peut être fatigué ni lassé. 

Sansadoine le monte, sa fierté est grande. 

Il est démesurément grand ; s'il eût été chrétieii, 

Il eût vaincu dix Turcs en champ clos. 

Écoutez comme les messagers sont mal inspirés : 

Ils redoutent nos Français, qui sont dans leurs tentes. 

Quand les cinquante Turcs sont montés & cheval. 

Ils ne veulent pas sortir ensemble côte à côte. 

Sansadoine, qui était prudent et fort. 

S'est dérobé aux Turcs par une vieille poterne. 

Il a trente hommes avec lui , il les a choisis. 

Et il a dit aux autres : « Allez par le pont. .» 

Et ceux-ci le firent sans hésiter ; les voilà passés. 

Ils côtoient l'armée de si près qu'ils voient très-bien les 

tentes; 
Ils chevauchent serrés, ils ne disent pas un mot. 
Les casques reluisaient et donnaient une grande clarté. 
Cette nuit, Bohémond et Tancrède faisaient le guet; 
Il y avait aussi bon nombre de chevaliers d'autres 

pays; 
Le comte Rotoul du Perche, qui est vaillant et sage; 
Il est très-bien avec Tancrède, il est son ami. 
Quand ils virent les Turcs sortant de la cité. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 223 

_ 

Ils vont à eux dans un endroit resserré, au poncelet 

d'un gué, 
Et ils ont placé cent chevaliers vers la porte. 
Ils laissent courir les Turcs, ils ont crié sur eux ; 
Ils les ont tous défaits, tués et blessés; 
Il n*en est pas revenu un dans la ville. 
Le massacre des Turcs est accompagné de grands cris, 
Enguerrand de Saint-Pol les a bien entendus ; 
Il se lève promptement, car il était armé, 
Il dit à ses compagnons : « Seigneurs, hàtez-vous, 
« L'armée est attaquée, gardez-vous d'attendre. » 
A ces mots, il monte à cheval. 
Son écu à son col, il s'élance; 
Ses compagnons, dont il est aimé, le suivent. 
Écoutez une aventure sans pareille : 
Enguerrand a tourné à droite d'xlntioche, 
Dehors du camp il a rencontré les Turcs sur un tertre. 
Alors il a parlé ainsi à ses compagnons : 
« Barons, voici les Turcs, pensez à bien frapper. » 
Quand les Turcs ont aperçu les nôtres, 
Le meilleur n'eût pas voulu y être pour mille marcs' 

d'or, 
Chacun tourne bride, et s'enfuit; 
Il ne regarde pas ce qu'il perd, pourvu qu'il soit sauvé 

de mort. 
Nos barons les poursuivent à toute bride. 



224 LA CHANÔON D'ANTIOCHE. 



XX 



Le jour a paru, il commence à éclaircir ; 

Les Francs atteignent les païens dans une plaine ; 

Enguerrand de Saint-Pol laisse courir son destrier, 

Et va frapper un Turc sur son écu armorié; 

Il lui plonge sa lance au milieu du cœur 

Il Tabat mort de son cheval, dans le sentier. 

Quand Sansadoine le voit, il est troublé, 

Il tend son arc, il veut le venger. 

Il prend une flèche dont le bois est de pommier, 

Le fer est acéré, il Ta fait empoisonner, 

Il la décoche au brave Enguerrand de Saint-Pol; 

Il lui perce son écu et son haubert doublé, 

Le fer a glissé sous les côtes ; 

Le Seigneur le préserva, car il ne put toucher la 

chair. 
Le baron a tiré l'épée dont le pommeau est d'or, 
Il court vers Sansadoine, mais il ne peut l'atteindre, 
Car son cheval va plus vite que ne vole l'épervier. 
« Va, méchant, dit le baron, que Dieu te maudisse!" 
Il atteint un autre Turc, il ne veut pas l'épargner, 
Il lui tranche la tête jusqu'à la poitrine, 
Et les autres barons ne veulent pas faire moins. 
Ils font vider les arçons à quatorze Turcs. 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 225 

Alors une pluie épaisse tomba, 

Et ainsi les mauvais brigands furent sauvés. 

XXI 

Sansadoine a fait retourner un païen 
Pour conter la nouvelle à Garsion son père, 
Qu'il 8*en va en Perse porter son message, 
Et qu'il est sain et sauf, il n'en doit pas douter. 
Et nos barons reviennent, que Jésus les aide ! 
Ils ont fait porter au camp les Turcs qu'ils ont occis, 
Dont vous auriez entendu faire grande fête; 
Ils leur tranchent la tête, les font mettre sur des pieux 
Et les font dresser dans les champs. 
Garsion d'Antioche se leva matin, 
Il alla s'appuyer aux fenêtres de marbre 
Et regarda dans le camp du seigneur; 
n vit les têtes des Turcs, il entre en colère, 
n crut que son fils était mort, lui qu'il aimait tant. 
Alors il mène un grand deuil. 
Il tord ses mains blanches, il arrache ses cheveux, 
Il frappe ses poings l'un contre l'autre. 
« Ah ! dit-il, malheureux, comment pourrai-je résister ! 
« Ah! sire Mahomet, comme vous m'oubliez ! 
a Je crois que vous êtes endormi, que vous ne pouvez 
vous lever ! 

13. 



926 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

(( J'irai vous tant donner d'un pieu par le col, 
(( Que je vous le casserai et je le brkerai. » 
Par ma foi il allait perdre le sens, 
Quand il vit le messager entrer dans le palais, 
Oui lui contera de bonnes nouvelles. 

XXII 

Le messager monta en haut du palais, 

Il fut mené devant le trône de Garsion; 

Il lui conta les nouvelles de son fils 

Qui s'en va sain et sauf avec son cheval, 

Tout droit en Goroscane ^ vers le soudau : 

(( Il vous fait dire par moi de bien garder 

(i Ce palais princier, et la ville et le pont de fer, 

" Occupez-vous d'Aïitioche, car il ne vous demande 

pas autre chose. 
(( Avant que vous voyiez un mois passé, 
(( Il amènera à votre secours une armée 
« Où seront trente rois couronnés d'émail ; 
(( Vous verrez la montagne et la vallée couverte de sol- 
dats, 
« Les perfides ne pourront échapper. » 
Quand Garsion l'entend, il saute sur son siège 

* Korassan. 



LA CHANSON D»ANTIOCHE. 227 

Et s'écrie à haute voix : « Mes princes suzerains, 
« Je veux que nous fassions grande assemblée et grand 
bai. )) 

XXIII 

« Seigneurs, dit Garsion, ne craignez pas maintenant, 
« Je ne redoute pçis plus les chrétiens qu'un chien 

mort. » 
— Or écoutez des ambassadeurs qui s'en vont chevau- 
chant : 
Le baron Sansadoine a le cœur dolent, 
Et aussi les Turcs qui sont restés avec lui; 
Ils ont passé les monts, les vallées, 
Il arrive droit à Halape\ en piquant son cheval. 
Sansadoine descend, il monte au palais. 
Plus de soixante Turcs sont venus au-devant de lui, 
Et le roi le premier lui parle et lui demande : 
« Beau neveu, comment vous trouvez-vous? 
« — Par ma foi, sire, bien et mal. 
(( Les Français nous assiègent, les mauvais mécréants, 
« Autour d'Autioche il y en a une grande quantité, 
(( Il n'y a pas de terrain vide l'espace d'une lance : 
« Bientôt de tout notre royaume ils ne nous laisseront 
pas plein un gant, 



Alep. 



228 LA CHANSON D'ANTIOCHE. ' 

« Et quand ils Tauront conquis, ils iront plus avant; 

« Ils ne s'arrêteront pas jusqu'en Orient : ♦ 

« A cette heure, je vais demander du secours au sou- 
dan. » 

Celui-ci lui dit : « Bel ami, restez ici, 

(( Car vos chevaux sont fatigués et lassés. 

(( Et demain quand Tauhe paraîtra, 

« Je vous donnerai le choix de maints chevaux courants, 

(( Vous prendrez les meilleurs, à votre goût. 

« Vous trouverez très-agiles ceux qui sont les plus 
lourds. )) 

Puis ils ont demandé Teau, ils se sont assis, 

Les conviés sont tous à leur gré. 

Le lendemain ils se levèrent quand ils virent le grand 
jour; 

On leur amène les destriers du lieu. 

Ils ont laissé les leurs et ont monté ceux-ci. 

Sansadoine garda Baiars à l'allure rapide. 

Il a laissé à droite la grande ville de Tornalcele, 

Et à gauche il laisse Aramargant; 

Ils passèrent le grand fleuve d'Euphrate. 

Celui-ci est un des fleuves aimes de Dieu, 

Il descend du paradis (comme nous le trouvons dans 
les livres) 

Où Notre-Seigneur baptisa saint Jean . 

Cette eau traversée ils viennent à Carcan, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 229 

Ils ne suivirent pas le droit chemin; 

Mais par le mont de Mogres ^ ils passèrent non sans 

crainte, 
Et ils traversèrent Barbais^ où il y a des précipices. 
Je ne sais pourquoi je vous parle si longuement. 
Les Turcs firent tant de diligence par Taide du diable, 
Depuis le jour qu'ils partirent d'Antioche, 
Qu'en, vingt-cinq journées ils vinrent au pont d'argent, 
Au-dessous de Sarmasane où était le Soudan, 
Qui était venu là du camp des hauteurs de Bocidant. 
— Sous Sarmasane il y avait un verger ondoyant 
De cyprès et de lauriers, qui répandent une douce odeur ; 
Les oiseaux y sont joyeux et y font entendre leurs 

chants. 
Il n'y avait sous le ciel plante rare qui ne s'y trouvât. 
Le Soudan y a fait tendre sa tente et son enseigne, 
Les Turcs y sont venus de tout l'Orient ; 
Car Mahomet doit y faire une grande œuvre. 
Là descendent les messagers qui sont las et en sueur, 
Ils diront des nouvelles dont les Turcs seront affligés. 

1 Moghar. 
* Diarbekr. 



830 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XXIV 

Au-dessous de Sarmasane il y avait un verger rare 

De cyprès et lauriers, avec des oliviers, 

On y trouvait beaucoup de baume de baumier; 

Le Soudan y fit dresser son pavillon ; 

Tous les pieux étaient d'argent et d*or pur, 

Et la*tente d'une étoffe de différents morceaux. 

Quelques-uns étaient verts ouvrés comme un échiquier, 

Plusieurs autres d'un jaune fort estimé 

Et les autres sont bleus pour varier, 

Les autres blancs comme fleurs de pommier; 

Ils étaient bordés de mille bordures éclatantes, 

Et dans chacune il y avait plus de mille pierreries. 

Césaire^, ni son frère Angobier ne les auraient pas mieux 

choisies. 
Cette tente pouvait ombrager mille Turcs ; 
Le Soudan a fait mettre sur le faîte une idole, 
Elle était toute d'or et d'argent massif. 
Vous seriez convenu sans mensonge 
Qu'on n'en pût jamais voir ni souhaiter de plus belle. 
'Elle était grande et bien formée, avec le visage fier. 
Le Soudan l'a fait descendre en bas ; 

' Fameux joaillier. 



LA CHANSON D*ANTIOCHB. 331 

Quatorze rois païens ont couru Tembifasser, 

Ils Font fait placef et dresser sur quatre aimants, 

Afin qu'elle ne puisse s'incliner ni plier. 

Mahomet fut en Tair, il se mit à tourner, 

Car un vent le pousse et le fait tournoyer. 

Alors les rois vont s'agenouiller par terre, 

Ils lui offrent de riches dons, ils lui baisent les pieds. 

De mille côtés on l'entend adorer et prier. 

XXV 

Mahomet fut en l'air par la vertu de l'aimant ; 

Les païens l'adorèrent et le vont saluer. 

Ds lui offrent de l'or, de l'argent et des soieries, 

Môme les bracelets de leurs bras et les trésors dont ils 

sont émaUlés. 
A ces mots voici les messagers arrivés. 
Sansadoine les voit, il est fort en colère. 
Dès les premiers mots, il leur fait ce salut : 
« Dites, folles gens, je vous vois éperdus; 
« Pourquoi adorez-vous cette pièce de bois? 
a Sachez que Mahomet ne vaut pas deux fétus : 
« J'ai perdu mes hommes par sa fausse croyance. 
« Si vous me croyez, vous le battrez tant avec un pieu, 
« Que jamais il ne sera reconnu pour notre Dieu. » 
Alors il lève le poing, qu'il avait gros et fort. 



232 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Il frappe au col Mahomet, qui tombe tout étendu, 
Il lui monte sur le ventre devant mille mécréants. 
Quand les païens le voient, ils jettent des huées. 
Et lui lancent des dards tranchants et aigus ; 
Le Soudan leur crie : « Pendez-le à Tinstant ! » 
Et il l'aurait été bien vite, lorsqu'il fut reconnu. 

XXVI 

Sansadoine est furieux et courroucé. 

Il a frappé Mahomet et Ta foulé aux pieds comme un 

chien. ^ 

Le Soudan lui demande : « Où es-tu né ? 
(( — Sire, je suis d'Antioche, Taîné des fils de Garsion. 
(( — Ami, je vous connais bien. Que demandez-vous? 
(( Avez-vous de grands besoins? Vous paraissez très- 

effrayé. 
(( — Oui, sire, par Mahomet ; jamais je ne le fus autant , 
« Car toute la chrétienté est dans notre pays. 
« Ils ont assiégé Antioche de tous côtés, 
(( Ils nous ont pris les ports, les ponts et les gués; 
(( Il ne nous viendra plus ni pain, ni vin, ni blé; 
« Nous avons tout perdu, les prés et les bois. 
« Il y a des Français qui ont des écus si larges 
(( Qu'ils en feraient aisément trois des nôtres, 
(( Et ils ont tous des épées dont la poignée est croisée. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 233 

« Parce que leur Dieu fut tourmenté sur la croix. 
« Les uns portent des arcs et des flèches empennées, 
« Les autres portent des lances au fer acéré. 
« Quand vous les verrez ensemble, rangés et serrés, 
« Malgré les efforts des nôtres, on ne pourra en faire 

bouger un seul; 
« Un d'eux déconfirait quatre des nôtres tout armés. 
« — Par mon chef, dit le Soudan, tu es très-épouvante, 
« Tu as grand'peur, tu es tout pâle. 
(( — Non, a dit Corbadas, mais il a bu trop de vin. 
« — Vrai, dit Tamiral, il lui est monté à la tête; 
« Je ne suis pas étonné s'il est ivre. » 
Quand Sansadoine l'entend, il enrage. 
Il dira de telles choses qu'il sera bien écouté. 
« Soudan de Perse, par mon chef, vous avez tort; 
« Je ne le dis pas par ivresse, mais c'est la vérité: 
« Le roi Garsion vous demande de le secourir, 
« Et si vous n'ajoutez pas foi à ce besoin, 
« Vous en verrez de telles marques que vous devrez 

croire. » 
Il met sa main à sa poche, sans s'arrêter. 
Il en a tiré la barbe dont le poil est mêlé. 
Il la donne au soudan devant tous ses vassaux. 
Le Soudan la déploie, il est convaincu 
Que Garsion l'a rasée de son menton. 
Le Soudan en fut triste et indigné. 



234 LA CHANSON D'ANTIOC^E. 

Il crie à ses hommes : « Occupez-vous du secours; 
(( Voici de vraies preuves. Il paraît très-pressé, 
« Puisqu'il a coupé sa barbe. G*est une grande pitié. » 
Tous les païens se turent. Ils ne dirent pas un mot. 

XXVII 

Quand Sansadoine vit les païens rendus si muets, 

Que nul mot et nul son ne sort de leur bouche. 

Il se leva, il avait le visage très-fier : 

« Soudan de Perse, il n'y a ici ni jeu ni plaisanterie; 

« Les chrétiens ont assiégé mon père dans Antioche; 

« S'ils le prennent par force, je vous jure par ma foi, 

« Ils viendront vous chercher en Bagdad la Belle, 

(( Ils n'y laisseront à abattre ni tour ni palais. 

(( Ils briseront les murs et les remparts de la Mecque; 

« Ils ôteront Mahomet du temple où il est mis, 

(( Et les deux candélabres qui y brûlent toujours, 

« Ils les mettront au sépulcre de leur Dieu ressuscité; 

(( Et s'ils font cela, vous serez maltraités : 

(( Il vous faudra fuir, exilés et misérables, 

« Notre loi sera détruite et honnie pour toujours. » 

Quand les Sarrasins l'entendent, ils sont si pensifs, 

Que vous auriez vu les plus vaillants consternés. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 235 



XXVIII 

Le Soudan changea de couleur, 

Mais dans peu de temps il pourra encore plus s'irriter. 

En bas, sous des oliviers, il regarda, 

Et vit quarante Turcs descendre et crier 

En invoquant à haute voix Mahomet ek Tervagant. 

« Ahi! chétifs malheureux, comment pourrons-nous ré- 
sister, 

« Quand les chrétiens nous veulent honnir et désho- 
norer! » 

On eût cru à voir leurs blessures qu'ils allaient tomber. 

Soliman de Nicée se mit à les réconforter ; 

Il a quitté son aheval, et Ta laissé aller. 

XXIX 

Le Soudan a regardé sous les oliviers, dans les prés, 
Et a vu les Turcs descendre de leurs chevaux. 
Il n'y en avait pas qui n'eût les poings coupés, 
Ou un œil perdu ou les deux crevés. 
Ou ne fût estropié du nez ou des lèvres ; 
Jamais vous ne vîtes de gens ainsi défigurés. 
Soliman les avait amenés avec lui 
De Nicée où il avait été vaincu et défait ; 



236 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 

Quand il fut descendu dans le pré, 

Et qu'il eut ôté le chaperon de dessus son chef, 

Il se tire la barbe, en arrache cent poils, 

Il ressemble en tout à un homme en fureur. 

Puis il est entré dans le pavillon accablé de douleur, 

Il a fendu la presse, il est allé en avant; 

Il voit le Soudan, il s*est prosterné à ses pieds ; 

Malingre, qui est roi, le redresse : 

C'était un Sarrasin âgé de plus de cent ans. 

Il le reconnut bien, à son visage et à sa tête grise, 

Et à une petite plaie qu'il avait sur le nez. 

Le Soudan demanda : « Soliman, qu'avez-vous? 

(( Vous êtes venu bien seul et dégarni ; 

« Vous aviez coutume de venir à ma cour sibien équipé, 

« Toujours armé et prêt pour mon service, 

« Mais à présent vous n'avez avec vous que trente 

écloppés, 
« Ils ressemblent à des gardiens de juments, 
« Et vous-même, vous êtes tout pâle. 
(( Dites-moi, qui vous a arrangé ainsi? ne me cachez 

rien; 
(( Sachez, par Mahomet, que vous serez vengé. )> 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 237 



XXX 

(( Sire, dit Soliman, je ne vous mentirai pas. 

« Les chrétiens ont pris mon fief et ma terre; 

« Ils ont passé en Remanie sans vaisseaux ni galères, 

« Jamais si grande armée ne fut vue ni entendue; 

(( On a pu voir devant Nicée ma ville forte, 

« Comment ils Tout assaillie et avec quelle ardeur. 

« Ils ne redoutaient pas plus les païens qu'une pomme 

pourrie. 
« Ils ont conquis ma ville et la mosquée, 
(( Ils ont pris mon palais, déshonoré ma femme, 
(( Je crois qu'ils ont coupé la tête à mon fils. 
(( Dans mon grand palais de pierre massive 
« Séjourne l'empereur et ses chevaliers. 
« Mais si je n'ai de vous aide et secours, 
« Par Mahomet que j'adore et prie, 
« Avant un mois je me tuerai avec mon épée. » 

XXXI 

Corbaran d'Oliferne a parlé le premier; 
n est sénéchal du Soudan et de toute l'armée. 
(( Par Mahomet, mon Dieu, qui fait croître le blé, 
« Je m'étonne qu'on parle de ces gens-là. 



à 



338 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Au mont de Givetot, à la descente, 

« J'en ai tué et haché trente mille. 

« Je ne croyais plus avoir à les combattre de ma 

vie. 
« — Sire, dit Soliman, as-tu perdu le sens? 
« C'étaient des pèlerins que nous avions rencontrés, 
« De mauvaises gens, las, ramassés et enflés, 
« Tous maigres et cbétifs et déchaînés par la faim; 
(( Ils étaient de Tarmée de Pierre le Barbu, 
(t Celui dont la barbe descendait jusqu'au nœud du 

baudrier. 
« Le temps est venu où nous devons le payer, 
(( Car ici est la fleur de la chrétienté, 
(( Jamais on ne trouvera de meilleurs chevaliers. 
(( Soudan de Perse, je vous ai dit la vérité, 
(( Les Français sont loués pour toutes leurs prouesses.» 

XXXII 

(( Soudan de Perse, dit le roi Soliman, 

« Je vous dirai la vérité, soyez-en assuré. 

« Si vous aviez été sous Nicée dans les champs et les 

bruyères, 
« Vous eussiez vu tant de chevaliers vaillants, 
(( Tant de hauberts et de casques flamboyants d'or, 
« Tant d'écus bouclés, larges et grands. 



LA CHANSON D'ANTIOCHB. 



(( Tant de chevaux caparaçonnés, roux, bruns et ta- 
chetés ; 
(( Et tant de riches enseignes d'étoffes voltigeantes, 
« Et tant de riches épées et d'épieux tranchants , 
(( Que vous ne me blâmeriez pas si je fuis mainte- 
nant, 
« Et si je vous demande que vous me secouriez. 
« Si vous ne le faites, soyez bien sûr, 
« Par Mahomet, mon Dieu que j'adore, que 
(( Le matin je me tuerai, vous ne me verrez pas vi- 
vant, 
(( Car j'aime mieux mourir que de vivre vaincu. 
(( — Ami, vous aurez du secours, dit l'amiral, 
(( Mais écoutez ma parole, et soyez silencieux ; 
(( Et si vous y consentez vous ferez sagement. 
« Nous secourrons premièrement Garsion le Vaillant. 
« Mais ne vous en chagrinez pas, et ne pensez pas 
ti Que ce délai soit à votre détriment ; 
(c Si vous venez avec moi chevauchant dans l'armée, 
« J'accroîtrai votre fief de cent de mes châteaux. 
« — Grand merci je vous en rends, sire, dit Soliman, 
« J'accepte votre volonté, vos ordres et vos désirs. » 



240 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XXXIII 

Quand Soliman de Nicée eut finit de parler, 

Brohadas se leva, il fendit la presse : 

Fils du Soudan de Perse, de sa première femme; 

Il appela son Père à haute voix : 

« Vous m'armâtes, sire, il ne faut pas le cacher, 

« A Coronde ^, dans votre grande salle; 

« Vous me ceignîtes une longue épée. 

« Il me déplaît de ne l'avoir encore tirée, 

(( Et du sang des Français teinte et ensanglantée ; 

(( Corbaran a en garde tout votre pays. 

(( Faites venir vos hommes jusqu'en la merBétée'; 

« Puis chevauchons à force, sans aucun repos, 

« Jusqu'à ce que nous arrivions dans la plaine d'An- 

tioche. 
« Si je puis trouver les Français, cette nation insensée, 
(( Chacun aura au col une chaîne bien fermée, 
(( Puis je vous les amènerai à Bandas ^ la fameuse ; 
« Votre terre déserte en sera repeuplée, 
« Il y a plus de cent ans qu'elle n'est labourée, 



ï Ville de Perse. 
« L'Océan. 
3 Bagdad. 



^A CHANSON D»ANTIOCHE, 241 

« Et Bohémond aura la tête coupée; 

« Mais s'il voulait recevoir notre loi sainte 

« J'en ferais mon frère, quand il aurait quitté sa loi, 

« La moitié de la Perse lui serait donnée, 

« Ou toute la Coroscane ^ si elle lui plaît mieux. » 

A ces mots il y eut de grandes risées, 

Qui plus tard se changèrent en douleurs et en honte. 

XXXIV 

Le roi Hango de Nuhie a répondu d'abord : 
(( Par Mahomet ! dit-il au Soudan, 
« Faites écrire vos lettres, ne tardez plus ; 
« Envoyez vos messagers jusques en Orient, 
« Et à Bagdad qui est sur un grand précipice, 
« Au calife qui est puissant par-dessus tous les au- 
tres; 
(( Il a la seigneurie qui est au soleil levant. 
« Faites venir les Turcs jusqu'au bout de la terre, 
« Qu'ils viennent tous s'assembler sous Coronde, 
« Et que là ils attendent pour savoir vers quel endroit 

ils devront tourner. » 
L'amiral répond : « Vous parlez très-bien. » 
Il a fait écrire ses lettres par un clerc nubien, 

* Le Korassan. 

14 



343 LA CHANSON D*ANTIOCHB. 

Les courriers furent bien quatre cents 
Qui portèrent les brefs et les sceaux de Tamiral. 
Avant que le mois passe, il est à ma connaissance 
Qu'ils iront mander les gens en cinquante langues. 

XXXV 

Le roi de Perse ne s'attarda pas, 
Il envoya ses lettres droit à Bagdad, 
Et demande en hâte le calife pontife, 
Et celui-ci est venu avec tous ses gens : 
. D se joint à Goronde au Soudan. 
Là de toutes parts se rassemblent les armées; 
Chacun, selon son pouvoir, y contribue, 
Car le calife leur dit et leur jure 
Que Mahomet leur Dieu leur donnera de grands par- 
dons. 

XXXVI 

Le Soudan a écrit toutes ses lettres, 
Premièrement il a demandé les Arabes : 
Ce sont des gens que Dieu a maudits ; 
Car ils ne croient pas qu'il fut mort et vivant, 
Ni qu'il est ressuscité de son sépulcre, 
Ni qu'il est né d'une vierge. 



LÀ CHANSON D'ANTIOCHB. 343 

Dieu ! quels chevaux ils amènent, quels destriers de 

prix! 
Ils sont prompts à la course, ils sont forts et hardis. 
Gomme ils auront à faire avec nos barons 
Qui combattent les troupes de T Antéchrist! 

XXXVII 

Puis le Soudan demanda le roi Sublicanas, 

Et le Rouge-Lion qu'on appelle Satan. 

Ils amènent quatre cent mille Turcs à la fois. 

Ils les joignent sous Coronde à Tarmèe du calife, 

Là, sans raillerie, Mahomet doit leur faire grand pardon. 

XXXVIII 

Le Soudan envoya chez son ami Sucaman, 

Qui tient sous sa domination le pays jusqu'à Jérusalem, 

Il ei) avait chassé l'émir africain ; 

Il était cousin germain du roi Cornumaran« 

Celui-ci a amené une armée syrienne. 

Ils sont bien cent mille combattants. 

Chacun est armé selon l'usage des mécréants ; 

Sous Coronde ils vinrent au lieu de réunion. 

L'amiral de Perse envoya des lettres plus avant, 

A l'extrémité du royaume, à droite vers l'Orient ; 



244 LA CHANSON D*ANT10CHE. 

De là est venu une race merveilleuse, 

Elle n*a de blanc rien que Foeil et les dents. 

Chacun porte une épée au col 

De fort acier trempé dont la lame est merveilleuse, 

Dieu ne fit aucun homme qui se garantit d'eux. 

La mère de Gorbaran est venue avec eux, 

Elle était vieille et chassieuse et savante dans Tart 

De lire dans le soleil, la lune et les planètes ; 

Elle connaissait mieux le ciel, Tair et le tonnerre. 

Que jamais ne les connut Morges ni son frère Morgan. 

La vieille avait sept-vingt ans passés. 

Elle avait appris par les sorts dans une île, près d'une 
montagne. 

Que les chrétiens vaincraient, elle Ta trouvé dans ses 
livres ; 

Et elle voulait le dire à son fils Gorbaran. 

Elle le pria de retourner, mais ce fut en vain. 

La vieille est descendue sous Goronde en bas de la mon- 
tagne; 

Les Sarrasins et les Persans en ont une grande joie, 

Les poils lui pendent au bas des oreilles, 

Elle a les sourcils longs et les cheveux tout gris , 

Son nom était Galabre, fille de Rubiant, 

Qui fut roi des deux parties du monde. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 245 



XXXIX 

L'amiral envoya à la Mecque un messager 
A trois rois qu'il y avait. Ils sont frères et très- 
braves ; 
L'amiral leur mande, sous peine d'avoir la tête coupée, 
Qu'ils viennent à lui avec tout ce qu'ils pourront ras- 
sembler; 
Et qu'ils fassent transporter Mahomet avec eux. 
Les rois ont répondu qu'ils iront volontiers. 
Ils mandèrent leurs sujets et leurs vaillantes armées; 
Et ils firent apprêter et charger leurs vivres, 
Et leurs bagages, bien arrangés et apprêtés. 



XL 



Le bruit fut grand dans l'armée païenne. 

Pour accompagner Mahomet il y eut plus de cent jeux. 

Les cors, les trompettes, les conques, sonnent conti- 
nuellement, 

Les harpes, les vielles, les cornemuses font un grand 
bruit : 

L'un sonne du chalumeau, l'autre d'un flageolet d'ar- 
gent. 

Les Sarrasins dansent et chantent tout haut; 

u. 



246 LA CHANSON D*ANT10CHB. 

Avec grande joie ils l'emmènent jusqu'au lieu du Con- 
seil, 
Là où le pontife calife les attend. 
Quand il voit Mahomet, il Tadore profondément. 

XLI 

Quand Mahomet parvint devant les barons, 
L'assemblée de ces païens détestés était fort nombreuse; 
Il était tout d'or et d'argent, il reluisait et flamboyait; 
Il était sur un éléphant, assis sur un siège en mosaïque; 
Il était creux en dedans et fait à jour. 
Mainte pierre y flamboie, y reluit et y brille. 
Il n'y avait rien dans l'intérieur 
Que de dehors on ne le vit, tant l'œuvre était bien faite. 
On y mit un démon par des enchantements, 
Qui bondit là dedans et fait grand tapage. 
Il parle aux Sarrasins, on entend bien sa voix : 
(( Holà ! entendez ça, écoutez mes ordres : 
« Les chr(Jtiens, qui croient en Dieu, ces gens imbéciles 
(( N'ont pas droit à ma terre; ils l'ont prise à tort; 
« Le Soigneur garde le ciel; la terre est en ma puis- 
sance. » 
Quand les païens l'entendent, chacun le remercie; 
Ils disent l'un à l'autre : « Celui-ci a un grand pouvoir, 
(( On doit croire en un tel Dieu, bien fol qui ne s'y flc. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 247 

« A présent nous voyons bien qu'il ne nous hait pas, 
' « Mais qu'il nous donnera secours et aide. 
« — Vrai, dit Satan, voua feriez mal d'en douter; 
« Allez tous à l'armée, ne vous arrêtez pas 
« Jusqu'à Antioche, la ville fortifiée. » 

XLII 

Quand les païens ont entendu parler Satan, 

Chacun d'eux le remercie et le loue fortement. 

Le calife de Bagdad a parlé le premier : 

« Écoutez, seigneurs, ce que mon maître dira, 

« Et le riche pardon que Mahomet vous^donnera, 

« Je vous dis de par lui, car il me l'a commandé, 

« Celui qui a cinq femmes peut bien en avoir dix, 

(( Ou quinze, ou vingt, ou trente, ou comme il lui plaira. 

« Les païens s'accroîtront ainsi, et notre peuple viendra 

« Contre la chrétienté qui chevauche vers nous. 

« Chacun peut engendrer au mieux qu'il pourra; 

« Écoutez tous quel profit il en aura : 

« Celui qui demandera le pardon de Mahomet, 

« Et qui pour son amour ira en la bataille, 

« Quand il adviendra qu'un de nous mourra, 

« Il portera dans le poing gauche deux besants, 

« Et dedans la main droite une pierre ; 

« Mahomet en posera une autre dans son sein; 



248 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 

(( Le païen ira tout droit en paradis 
« Que le Seigneur de gloire fit pour Adam. 
(( Il offrira les deux besants au portier pour y entrer, 
« Et s'il le défend, il montrera la pierre ; 
(( Il frappera saint Pierre au milieu du front, 
« Et de celle de sou sein il l'assommera, 
« Et bon gré mal gré il entrera, 
(( Car Mahomet le conduira dedans par force; 
« Et il donnera deux besants à Dieu pour le pardon, 
(( Et de cette manière il nous sauvera tous. 
« — Seigneur, dirent les païens, allons tous jusque-là 
« Où est l'armée des Français. Malheur à qui y man- 
quera ! 
« Honni soit qui n'y frappera pas de grands coups!» 
Le Soudan appela Gorbaran : 
(( Ami, je resterai, et vous vous irez, 
(( Et le bon roi Soibaus restera avec moi; 
(( Ainsi que Mariagaus et le roi Daria, 
« Le pontife calife, qui nous sermonnera, 
« Et Mahomet avec lui, qui nous fortifiera. 
(( — Sire, dit Gorbaran, ce sera selon votre volonU^ 
(( Mais Brahadas, votre fils, viendra avec moi, 
c( Et si vous me le donnez, il sera bien gardé! » 
Quand le Soudan l'entend, il branle la tête, 
Et regarda fièrement Gorbaran d'Oliferne. 



LA CHANSON D*ANTIOCHK. 249 



XLIII 

« Corbaran, dit le Soudan, tu veux emmener mon fils? 
« Je te le donnerai ; tu dois le bien garder. 
(( Ecoute cette convention que nous allons faire : 
« Si je ne le retrouve pas en vie, je te le ferai payer; 
« Ne compte plus sur ta tête ni sur tes membres ! 
« — Sire, dit Corbaran, j'en aurai bien soin. » 
A ces mots, ils font battre leurs tambours, 
Et sonner les trompettes, et corner les cors d'airain. 
Corbaran d'Oliferne va diviser ses troupes ; 
En trente-deux corps il les a fait ranger, 
Et en chacun il y a soixante mille Esclavons^. 
Corbaran d'Oliferne monte à cheval, 
Promptement il va parler à sa mère ; 
Quand la vieille le vit, elle se jette à son col : 
« Beau fils, lui dit la mère, veux-tu aller à l'armée ? 
(( — Oui, dit Corbaran, je ne puis vous le cacher, 
« Car les chrétiens veulent nous déshonorer. 
« Outre le bras Saint-Georges ils sont déjà campés, 
« Us sont déjà à Antioche pour détruire la ville ; 
« Mais ils sont tous morts et pris, si je puis les ren- 
contrer. 

> Total: 1,920,000 hommes!... 



250 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« — Beau fils, lui dit la vieille, veux-tu perdre le sens? 
« Si tu veux croire mon conseil, tu laisseras tout cela. 
« Reviens à Oliferne te reposer avec moi, 
(( Car je sais en vérité, et je veux te le montrer, 
« Que de toute cette armée tu en verras peu revenir, 
« Tous y seront occis, ils n'en pourront réchapper. » 
Quand Gorbaran Tentend, il pense perdre le sens, 
Il dit à sa mère : « Cessez de sermonner. 
« Vous êtes insensée, on devrait vous tuer. » 
Puis il piqua son cheval, fit mettre l'armée en route, 
Et sa mère va après, car elle Taime beaucoup. 
Mais de dix grandes lieues elle ne veut approcher de 
Tarmée. 



CHANT VI 



ARGUMENT.— Corbaran assiège Rohais.— Baudoin demande secours à Tem- 
pereur grec.— Corbaran s^approche d*Antioche. — Sortie des assiégés. — 
Les chrétiens font prisonnier un enfant. — Le père leur envoie des pré- 
sents. — L'enfant rendu à son père. — Reconnaissance de Dacien et de son 
fils. — Dacien Toit Bohémond en secret. — Etienne de Blois envoyé à la 
découverte. —Sa frayeur. — Sa maladie feinte. — Son départ du camp.- 
Songe de Bohémond. — Trêve. -Vision de Dacien. — Il promet à Bohé- 
mond de livrer la ville. — Hésitation des chefs. — Prise d'Antioche. 



L'année des infidèles est très-grande, 

Jamais on n'en vit une telle rassemblée de la terre 

païenne. 
Ils chevauchent tant par les monts et les vallées, 
Qu'ils sont venus à Fons; là s'est assemblée l'armée. 
Cette nuit elle y séjourne. Elle a campé. 
Le lendemain matin, quand l'aube eut paru, 
Ils ont fait dire à Baudoin de Hohais ^, 
Par un interprète qui le lui a expliqué, 
Qu'il devienne Turc, qu'il désavoue sa foi. 
Et qu'il se fasse faire trois queues selon l'usage du 

pays. 
Or écoutez du baron de notre noble terre 

> £d«88e. 



252 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Ce qu'il fit du messager qui apporte la lettre : 
Il Ta fait bien vêtir sans tarder, 
Puis lui a fait donner une mule bien harnachée, 
Un arc turc avec des flèches empennées. 
Il fait dire à Corbaran que son armée soit en sécurité, 
Ou*en tout son royaume elle n*a rien à craindre. 
Corbaran entend le messager, et jure par sa tête 
Qu'il ne s'en retournera, quelque parole qu'on lui ap- 
porte, 
Avant d'avoir pris Rohais et dévasté le pays; 
Il établit ses armées dans les prés d'alentour. 

II 

Or l'armée assiège Rohais de deux côtés. 

Baudoin prend un messager, la nuit après complies; 

Il envoie à l'armée du Seigneur pour avoir du secours, 

Car sa ville- est pauvrement garnie ; 

Il n'y avait qu'un cent de nos chevaliers. 

Et le messager a fait si grande diligence. 

Qu'il arriva vers l^empereur aux plaines de Roma- 

nie. 
Il demanda le secours, on ne le lui refusa pas. 
L'évêque du Puy et sa grande compagnie 
Alla pour le secourir, à la prière de l'empereur. 
Les barons chevauchèrent tant sur la terre de Syrie, 






LA CHANSON D'ANTIOCHE. 253 

Qu'ils vinrent à Rohais par une belle nuit. 

Ils apportent du pain, du vin et de la viande; ils ont 

ravitaillé Rohais. 
Quand Corbaran le sut, il a rougi. 
Il a fait sonner les trompettes; il a assailli Rohais. 
Ceux du dedans se défendent avec si grand courage, 
Que les païens n'y nuisent pas la valeur d'une alise ^. 
Sansadoine conseille Corbaran et lui parle à l'oreille. 



III 



« Sire, dit Sansadoine, laissez Rohais; 
« Il faudrait la garder si elle était à nous. 
(( Nous prendrons la cité et les Francs au retour; 
« Maliomet a dit qu'ils ne peuvent échapper, 
« Ni jamais retourner en leur pays. » 
Corbadas répond : u On doit le croire. » 
Alors il fait sonner ses clairons, battre ses tambours. 
Il commande aux Sarrasins de monter à cheval ; 
Alors l'armée déloge, ils font charger leurs bagages. 
Ils commencent à suivre les plaines vers Antioche. 
Mais le preux Baudoin ne veut pas les laisser en sécu- 
rité, 
Avec sept-vingts chevaliers il court après les Turcs, 

1 Fruit de l'aliMer. 

15 



254 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Et les prend en queue, par derrière, en criant. 
Mais Tavant-garde ne suspendit point sa marche, 
Les nôtres ont bien agi, que Jésus les sauve! 
Ils ont fait entrer à Rohais vingt sommiers de vivres. 
Ils n'ont plus après cela à craindre pour les vivres. 
Et la grande armée chevauche, que Dieu Tarrête I 
Ils passent le fleuve d'Euphrate dans la vallée de 

Dour; 
Là ils se logent jusqu'au jour, 
Le lendemain ils remontent pour hâter le voyage ; 
Ils marchèrent tant, comme je l'ai entendu conter, 
Qu'ils passèrent un bras d'eau qui descend à la 

mer^, 
Corbaran commanda à ses troupes de camper ; 
Amédelis se mit à l'appeler : 
« Corbaran d'Oliferne, laisse-moi te parler. 
(£ Demain, fais diviser tes gens par bandes, 
« Car nous commençons à entrer dans le royaume de 

Garsion, 
« Et les Francs sont un peuple si fort à redouter, 
« Qu'il pourrait promptement détruire notre armée. » 
Quand Corbaran l'entend, il pense perdre le sens : 
« Amédelis, dit-il, vous êtes à blâmer ; 
« Je vous vois épouvanté et craignant les Français. 

* Un golfe. 



LA CHANSON D'ÂNTIOCHE. 956 

a Par Mahomet, mon Dieu, qui peut nous sauver tous, 
« Bientôt à Tarmée d*Antioche je pense n'en plus trou- 
ver un. » 
Alors il demande Teau, ils s'assoient pour souper. 
Le lendemain quand Taube commença à paraître, 
Les païens, les Sarrasins et lesEsclavons s'acheminèrent. 
Que Dieu qui sauve tout protège les Français ! 



IV 



Les païens et leur grande armée continuent à chevau- 
cher, 

Ils sont à trois journées de l'armée du Seigneur. 

Là, les Turcs se logent le long des flancs d'une montagne ; 

Et les Français sont dans le camp sans défiance. 

Les païens d'Antioche font une sortie; 

Ils font éprouver une grande perte aux troupes de Bo- 
hémond , 

Car ils étaient désarmés et n'avaient point de gardes. 

Ds sont sortis doucement par le pont. 

Et ont attaqué l'armée en quatorze endroits différents; 

Quand les Français l'ont vu, ils ont une grande douleur. 



256 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Les Turcs ont vigoureusement attaqué notre armée. 
De la troupe de Bohémond il y en eut beaucoup de mal 

arrangés. 
Quand nos barons le surent, ils en furent fort irrités, 
Il n'y en a pas un qui n'ait saisi son armure, 
Ils ont fait rentrer par force les païens dans la ville ; 
A la principale porte, le carnage fut très-grand. 
Les Turcs se rallient, ils repoussent les Français, 
Et les ont remis outre le pont, en les perçant de flèches. 
Les nôtres ont pris un enfant dans la mêlée. 
Dieu Ta voulu, notre Sire, le Roi du Paradis, 
Par cet enfant la ville et le palais furent conquis. 
Il était fils de l'homme le plus riche de tout le pays, 
Qui gardait une des tours d'Antioche 
Et la principale porte sur le pont tournant. 
Quand il sut que son fils était pris par les Français, 
Il pleura tendrement, fut rudement affligé. 
Il prit un dromadaire tout chargé de samis, 
Et l'envoya à l'armée du Seigneur, à nos vaillants barons; 
Il leur demanda par une lettre , au nom du Dieu du paradis, 
Qu'ils lui gardent son enfant, qu'il ne soit pas tué; 
Il en donnera deux roussins bien chargés de besants, 
Et tant qu'il vivra, il sera l'ami des Français. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 257 



VI 



Le père fut très-doleut pour Tamour de son enfant. 

Promptement il a pris un drogman, 

Et a chargé un grand dromadaire de drap d'argent, 

Qui est appelé samis dans notre roman. 

Il Ta envoyé à nos gens qui sont preux et vaillants, 

Il leur donnera la rançon qu'ils demanderont, 

Et il aimera les Français, toujours, tant qu'il vivra. 

Il prit soixante chevaux, des meilleurs d'Orient, 

Et avec les sommiers, un grand cheval 

Tout chargé de besants d'or fin reluisant, 

Afin qu'ils lui gardent son enfant, pour l'amour du Dieu 

Qui de la sainte Vierge naquit en Bethléem. 

Us ont salué le messager, et l'ont appelé. 

Quand nos barons le surent, ils en furent joyeux; 

Il leur a livré la lettre à l'instant ; 

Le comte Hugues la lit et en rit de joie. 

Et Baudoin du Bourg fit le magnifique. 

Il ôta son hermine et la donna au mécréant; 

Et Hugues de Saint-Pol qui a le poil grisonnant, 

Fit bien vêtir le messager d'un bougran vermeil ; 

Puis il le fit monter sur un mulet qui va l'amble, 

Et le promène par l'armée tout en se jouant. 

Mais il l'éloigné du quartier des pauvres 



d56 LA CBANSON D'ANTIOCHE. 

Car ils sont nus et défaits, et ils vont mourant de faim. 
Nos barons tenaient conseil dans un pré verdoyant ; 
Le messager y fut, il les regarde beaucoup. 
Hugues de Saint-Pol, en chevauchant, 
Amène Tenfant devant eux et s^arréte ; 
Quand nos barons le voient, tous le baiseat. 

VII 

Nos barons ont richement paré Tenfant, 

Ils Font armé à la française, 

Avec les plus petites armes qu'on a pu trouver daacf 

l'armée. 
Il a un casque vert, un haubert et un écu bordé d-or, 
Il a une épée au côté gauche. 
Il tient une lance avec un pennon frangé; 
Puis, ils lui ont donné un destrier pommelé, 
Qui est beau et vif, et très-doux à l'amble. 
Ils livrèrent l'enfant au messager ainsi arrangé. 
Il prit congé des Français et l'emmena avec lui. 
Ils sont entrés dans la ville d'Antioche par le pont, 
Les Turcs se pressaient pour les regarder. 
Ils se disent les uns aux autres : « Où ce Turc a-t-il été? 
« Il a tué un Français dont il rapporte les armes. » 
Les autres répondent : « Vous dites la vérité. » 
Le messager et l'enfant ont passé outre. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 259 

Ils sont venus au palais et s'y sont arrêtés. 
Le père vint au-devant de son fils , il Ta désanné , 
Il le baise et le serre, il Ta tant désiré ! 
Il lui demande quels sont les sentiments des Francs ; 
« Par ma foi, sire, je ne vous cacherai rien; 
« Jamais on ne vit de tels gens ni de telles largesses. 
« Ils servent un Dieu qui fait leurs volontés ; 
« Sachez que seul il nous donne le vin et le blé, 
<( Qu'en Mahomet, notre Dieu, il n*y a nulle puissance; 
u Je ne prise sa vertu pas plus qu*un chien mort, 
u Mais je veux croire en Jésus qui donne la clarté. 
c( Si je ne suis chrétien, je ne veux plus vivre. 
« Dis-tu vrai, beau fils? — Oui, par charité. 
« — Beau fils, dit le père, parle donc plus bas, 
«Car si les Turcs nous entendent, tu auras la tête 
coupée. )) 

VIII 

« Beau fils, dit le père, ne me cache rien, 
« Si tu crois en Jésus, le Père tout-puissant, 
c — Oui, dit Tenfant, je vous le dis en vérité, 
« Si je ne suis baptisé, je ne vivrai pas longtemps. 
Il — Beau fils, dit le père, parle doucement, 
« Car si les païens t'entendent, ils te maltraiteront. 
« Je veux le faire aussi, si Dieu me Taccorde. 



260 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 

« A présent restons ainsi pour l'apparence. 

« — Sire, dit l'enfant, à votre volonté I » 

Cette nuit le Turc va doucement au camp 

Parler à Bohémond, il lui dit gentiment 

Que le secours vient du côté de l'orient, 

Et qu'ils pensent à se préserver ; 

Il ne lui dit rien de plus, mais il s'en va et prend congé. 

Bohémond resta et ne dormit pas ; 

Le lendemain il est monté sur un mulet de Syrie, 

Il convoque tous les barons à un conseil. 



IX 



Tous les barons du camp de Dieu discutent ensemble, 

Bohémond leur conte le récit 

Que le Turc lui a fait dans son pavillon. 

De la grande armée qui vient, et qui n'eut pas sa pareille; 

A trois journées du camp les Turcs félons sont déjà, 

Quand nos barons l'entendent ils ne disent ni oui ni non, 

Mais l'évêque du Puy leur parle ainsi : 

« Seigneurs, examinez qui nous enverrons 

(( Pour découvrir de loin l'armée de Mahomet. » 

Et les autres répondent : « Le comte Etienne. » 

Il monte promptement à cheval avec ses compagnons, 

Ce furent trente chevaliers, il n'y eut pas de varlets. 

Sire Etienne s'en va, piquant de l'éperon. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 261 



n vient dans les montagnes noires courant sans s'arrêter, 
n a vu la cuisine des gens de Mahomet, 
Et regardé à gauche dans la vallée de Gorbon. 
L'année et les tentes couvrent plus 
De quatorze lieues aux environs. 
Le comte s'est arrêté; il s'appuie à l'arçon, 
Et entend le bruit et la musique des Sarrasins, 
Les trompettes d'airain, les timbres de cuivre. 
Le comte a grand'peur, il baisse la tête. 
Il se retire au camp de Dieu, tout bouleversé, 
Il est morne, abattu, la tête cachée sous son chaperon. 
Les gens de grand renom sont venus autour de lui, 
Ils lui demandent si l'armée des Turcs est nombreuse. 
Mais on n'en peut tirer parole ni raison. 
Godefroy de Bouillon l'aperçoit le premier : 
« Seigneur, laissez-le, il ne faut pas lui parler. 
« Je pense qu'il est blessé- au foie ou au poumon ; 
« Qu'il s'en aille à Liserdete ^ par devers le mont 
d'Orson. » 



Le duc de Bouillon dit : « Seigneur, laissez-le ; 

« Car le comte est malade, je le vois changer de couleur, 

^ Alexandrette. 

15. 



LA CHANSON D'ANTIÛCHB, 



a A Liserdete qu'il se fasse porter, 

« C*est un château fort, il y peut séjourner; 

(( Puis quil revienne vers nous, s'il peut en réchapper. » 

Et le comte Etienne dit : « Je vous entends bien parler; 

« Sire, duc de Bouillon, je vous remercie pour cela. » 

On fait apprêter un brancard pour le comte Etienne, 

Par les douze plus pauvres de Tarmée il se fit porter, 

Il fit donner à chacun douze deniers de Lucques. 

Ils le portent à leur col jusqu^au déclin du soleil. 

Alors qu'ils ne peuvent plus apercevoir Antioche, 

Le comte saute du brancard, il n'y veut plus rester; 

Car il n'avait point de mal ; il était fort à blâmer. 

Il commença à aller au grand pas, et au trot, 

Et il fit venir avec lui les douze pauvres. 

Car il n'en voulut laisser aucun revenir, quoi qu'ils 

pussent lui dire. 
Nos barons sont au camp, que Dieu leur donne hon- 
neur! 
Cette nuit le comte Raymond fait le guet 
Avec le comte de Flandre qui est digne de louanges, 
Toute la nuit jusqu'au jour ils ont fait le guet 
Avec leur suite qu'ils ont fait bien armer. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 263 



XI 



Bohémond de Sicile était couché dans sa tente, 

Il était accablé de fatigue, et dormait volontiers; 

Le jour même il était revenu du port Saint-Siméon. 

Lors il a fait un songe dont il s'émerveillait fort : 

n vit le ciel s'ouvrir,, et la terre se retirer; 

Une échelle descendait au milieu de sa tente 

Qui atteignait aux murs d'Antioche. 

La cité d'Antioche brillait d*un grand éclat. 

Les Sarrasins disaient que Mahomet était mort; 

Le soleil et la lune attiraient tellement Bohémond, 

Que du^ pan de sa cotte d'armes il les cachait à la 
terre. 

Les plus hauts palais semblaient bas près de lui, 

Tant il était élevé au-dessus des murs. 

Un des barons de Tarmée rampait vers les remparts. 

Et tous les autres le suivaient. 

Ils allaient les atteindre, mais Téchelle se brisa; 

Et ceux qui restaient dessus furent en grand effroi. 

Bohémond qui avait beaucoup dormi s'éveilla, 

n conta à Dieu le songe qui lui fut envoyé; 

Puis il regarda Antioche aux murs escarpés : 

« Cité, dit-il, malheur à toi, les païens t'ont fait mau- 
dire 1 



264 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



« Le Seigneur daigne me donner la vie jusqu'à ce qu'on 

y serve 
« Le Dieu que Longin blessa dans le côté, 
« Que son corps y soit consacré et ses saints bénis ! » 



XII 



Antioche est très-forte, le mur élevé Bt bien uni. 

Il y a cinquante tours de marbre et de pierre de liais. 

Douze émirs redoutables la gardent, 

Chacun a quatre tours à défendre ; 

L'un d'eux en a six, il a plus de puissance. 

Et sous Garsion il a toute la domination. 

Un matin les douze princes se sont levés. 

Ils ont mené Garsion au temple du démon, 

Chacun des émirs se mit à le consulter : 

« Sire, que ferons-nous? nous avons besoin d'aide, 

(i Sansadoine tarde ainsi que notre messager, 

(( Je crois que le secours nous fera beaucoup attendre, 

c( Car le soudau est allé guerroyer en Nubie. 

(( Demandons aux Français une trêve d'un mois entier, 

(( Faites-la jurer de part et d'autre. 

(( Pendant ce temps l'armée viendra, et il leur en coû- 
tera cher. 

(( Nous devons nous donner de la peine pour tromper 
les Français. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 265 

Et Garsion répond : « J'y consens. » 
Il fit porter cette proposition par deux drogmans, 
L'un fut Grec, l'autre Arménien, ils savent bien parler. 
Il les envoie aux Français pour leur annoncer cette 

parole. 
Les messagers vont sans tarder à la tente de Bohémond, 
Ils le saluent gentiment, ils sont habitués à parler : 
« Bohémond, dit l'un, écoutez-nous sans vous irriter, 
« De par le roi Garsion je vous demande de jurer 
<c Une trêve de soixante jours et de la garantir. 
« Celui qui l'enfreindra, on lui fera trancher la tête. 
« Vous achèterez à boire et à manger dans la ville, 
<( Dans l'intervalle nous chercherons à nous arranger, 
(( Et nous vous rendrons la ville sans combat. 
« — Seigneur, dit Bohémond, laissez-moi prendre con- 
seil. » 
Bohémond s'éloigne sans tarder. 
Il appelle nos barons aimés et chéris de Dieu. 
Il leur conte la proposition de la trêve. 
Il n'y eut aucun des barons dignes de louanges 
Qui dît un mot pour l'empêcher. 
Et le pauvre et le riche se mettent à crier: 
« Sire, donnez la trêve, pour Dieu, sans tarder, 
« Jusqu'à soixante jours faites-la promettre. » 



966 LA CHANSON D'ANTIOGHE. 



XIII 

Quand Bohémond entend les nôtres parler ainsi, 

Et que pauvres et riches veulent bien s'engager, 

Il vient vers les messagers et leur fait jurer la trêve. 

Alors les messagers s'en vont sans perdre un instant, 

Ils allèrent raconter à Garsion d'Antioche 

Qu'ils ont fait accorder et jurer la trêve. 

Garsion en adore Mahomet. 

Les chrétiens sont au camp (que Jésus les sauve!). 

Ils commencent à mener grande joie pour la trêve. 

Mais si Jésus n'y pense qui a tout en sa garde, 

Ils la payeront chèrement ; 

Car les armées de Perse sont fort à redouter, 

Aucun homme au monde n'en vit tant assembler. 

Si les Turcs d'Antioche avaient su se garder, 

Notre armée eûl été livrée à une grande douleur. 

Dans Antioche il y a des Sarrasins et desEsclavons; 

Les douze émirs y sont fort redoutables ; 

Chacun a une tour sous sa garde. 

Un d'eux est le plus riche, il n'a pas son égal dans la 

cité, 
Il défend six tours à la porte principale. 
Il songeait toutes les nuits, pendant son sommeil, 
Que Dieu venait lui parler visiblement. 



LA CHANSON D'ANTIOGHE. 367 



Et qu'il lui commandait de se faire laver 

Et baptiser dans l'eau et régénérer dans les fonts ; 

Et de rendre Antioche aux Francs pour tout terminer. 

Il voulait cacher à sa famille ce qu'il avait dans le cœur, 

Même à sa femme qu'il aimait beaucoup. 

Que le Seigneur le préserve de mort et de blessure I 

XIV 

Le Turc vaillant était couché dans son lit, 
C'était celui-là même auquel on rendit l'enfant. 
Voici un messager qui vient de la part de Dieu : 
<: Ami, dors-tu ou veilles-tu ? écoute ce que je te com- 
mande. 
« Dieu te mande par moi, le roi de Bethléem, 
« Que les Juifs mécréants attachèrent sur la croix, 
« Que vous fassiez entrer l'armée chrétienne, 
« Oui est là dehors, à la pluie, au grésil et au vent. » 
Le messager s'en va, il est parti à l'instant. 
Et le Turc est resté, il est fort préoccupé. 
Et quand il eut bien pensé, il se rendormit. 
Voici le messager de Dieu qui lui apparaît de nouveau : 
c( Ami, dors-tu ou veilles-tu ? tu me peines beaucoup. 
« Notre-Seigneur te mande, ne tarde pas, 
« Que tu rendes à l'instant la ville à l'armée chré- 
tienne. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



« Fais une échelle de cuir forte et solide, 
« Par laquelle ils viendront au haut du mur. 
« Je m'en vais ; travaille sans aucun délai. » 
L'ange disparait, le Turc reste pleurant ; 
Et la nuit il ne dormit pas, jusqu'à ce que l'aube com- 
mença à paraître. 



XV 



A l'aube le Turc s'est levé. 
Il s'est vêtu et paré à la manière des paiei^s. 
Il est entré dans une grotte voûtée, en cachette; 
Il a trouvé là dedans plus de mille peaux de cerfs. 
Le païen s'est enfermé dedans tout seul, 
Il a apporté avec lui deux bons couteaux d'acier, 
Un poinçon, une alêne, il a pensé à tout. 
Il a découpé les peaux en grandes et larges cour- 
roies, 
Il a jeté tous les ventres derrière lui. 
Et il a cousu et serré ensemble tous les dos. 
Chaque dos fut cousu en vingt-huit courroies, 
Puis il a bien mesuré les échelons, 
Il les a espacés de deux pieds de l'un à l'autre ; 
Chacun est noué par un double nœud. 
'Chacun des échelons était si fort et si large. 
Qu'il pouvait soutenir trois chevaliers armés. 



LA CHANSON D'ANTIOCHB. ^9 

Mais à la jointure du milieu le Turc ne prit pas garde 
Que le cuir était un peu écorché et faussé. 
Dieu ! pour cela il y en eut bien des nôtres de perdus. 
Maints poings furent tordus, maints cheveux arrachés. 
Quand Téchelle fut faite et assez grande et longue, 
Elle avait cent quatorze pieds largement mesurés. 
Le Turc se lève et se signe, il est sorti de la grotte; 
Il est venu sur le mur, il a regardé les Français; 
Doucement il les a appelés dans son cœur : 
« Ahi ! Francs chrétiens, vous ne savez guère 
<( Que mes intentions soient si bonnes pour vous ! 
« Je pense à vous rendre la cité à discrétion. » 
Quand il fut nuit, le Turc est descendu. 
Doucement il est allé dans le camp vers nos barons ; 
Et il vint à Bohémond dont il est le plus aimé. 
Quand le baron Ta vu, il Ta embrassé: 
«Bohémond, dit le Turc, écoutez-moi : 
« Demain soir, vous^urez la cité; 
. « Faites attention demain à la nuit, et soyez prêts. 
« — Sire, dit Bohémond, il en sera ainsi ; 
«Si vous voulez croire en notre Dieu, vous serez 
sauvé. » 



270 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XVI 

<( Bohémond, dit le Turc, dites en vérité, 

« Qui vous rendrait la ville, quelle récompense au- 
rait-il? 

<( — Vous saurez la vérité, dit le duc : dorénavant 

(c II tiendrait sa terre et tous ses biens sans aucune re- 
devance, 

« Et mille besants de rente pour ses besoins; 

« Et tant que je vivrai nul ne lui en fera tort. » 



XVII 

Le Turc a juré à Bohémond sur sa loi. 

Que le lendemain au soir il lui rendra la cité. 

Et Bohémond a juré la convention. 

Il a livré son fils en otage la môme nuit. 

Alors le Turc s*en retourne doucement, en cachette. 

Nos barons qui le voient ne pensent pas 

Qu'il soit venu et retourné pour rendre la cité, 

Mais ils croient qu'il est venu pour assurer la trêve. 

Mais Bohémond, qui est plein d'astuce, 

A fait appeler ensemble tous les barons de l'armée. 

« Seigneurs, dit Bohémond, écoutez ma pensée: 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 271 

« Je VOUS prie au nom de Dieu, si cela vous convient, 

« Oue si Ton me rend Antioche, où nous avons tant 
souffert, 

c Oue chacun me Toctroie par charité. » 

La plupart répondirent : « Ce ne vous sera pas refusé. » 

Le comte de Saint-Gilles dit : <» Je n'y consentirai ja- 
mais, 

« J'y aurais enduré en vain tant de maux et de souf- 
frances, 

(( La famine, la soif et la fatigue, 

a Si je n'en ai pas ma part telle qu'on me la doit ! » 

Depuis cette parole ils sont restés deux jours 

Entièrement troublés et égarés. 

Jamais ils n'eussent pu la prendre, tant ils sont décou^ 
rages, 

Et ils ne savent pas les grands ravages 

De l'armée païenne qui arrive comme une tempête. 

Jamais aucun chrétien ne vit tant de païens réunis. 

Corbaran d'Olifeme appelle un messager, 

D l'envoie à Garsion, et lui mande 

Qu'il aura le secours avant que le troisième jour soit 
passé ; 

Qu'il lui amène tout l'empire de Perse, 

Le messager s'en va, il ne cherche pas les chemins 
ferrés ; 

Il a tant poussé et éperonné son dromadaire. 



272 I.A CHANSON D'ANTIOCHE. 



Qu'il vint à Antioche un soir ; 

Il descendit devant Tescalier du palais. . 

XVIII 

Le messager de Perse descendit au perron ; 

Dans le grand palais , il est monté à la hâte , 

Il conta les nouvelles au grand roi Garsion : 

Que Corbaran vient avec des Turcs et des Esclavons, 

Qu'il amène trente rois et le Rouge Lion. 

Quand l'amiral l'entend, il en adore Mahomet, 

Puis il fait rendre la trêve au hardi Bohémond; 

Quand nos Français le surent, ils eurent grand'peur. 

Les barons en blâment le comte de Saint-Gilles : 

« Sire, votre secours sera de peu de profit ; 

(( Sans votre orgueil, nous aurions la cité. 

(( Avant que nous l'ayons désormais, nous la payerons 

cher. » 
Garsion d'Antioche va au maître donjon. 
Il appelle les douze émirs de grande renommée, 
Et, quand ils sont réunis, il leur parle ainsi : 
(( Seigneurs, gardez la ville, tenez-vous dans l'attente 
« Du secours qui nous vient; jamais on n'en vit de si 

grand. 



LA. CHANSON D'ANTIOCHE. 91^ 



XIX 

« Seigneurs, dit Garsion, défendez-vous vaillamment, 

« J'ai rendu la trêve aux Français, 

« Ceux qu'ils pourront prendre seront livrés aux tour- 
ments. )) 

Les douze pairs s'en vont du conseil royal , 

Et chacun descend de son palefroi devant son palais. 

Le Turc béni, qui avait donné à sire Bohémond 

Sa parole, ne s'attarda guère. 

n a veillé toute la nuit, mais il a fait dormir sa troupe ; 

Il appelle en secret le fils de Robert Guiscard, 

Et le baron vient vers lui doucement et sans bruit : 

(c Bohémond, dit le Turc, tu tardes trop à agir; 

« Je tiendrai ma convention à présent loyalement; 

« Ou tu prendras la cité, ou tu me rendras mon otage. 

« Si vous attendez le jour de demain, 

« Vous êtes morts et détruits sans rançon, 

« Car demain nous verrons ici les grandes armées d'O- 
rient.» 

Bohémond répondit : « Gentil sire , pensez-y à cette 
heure, 

« Préparez-vous, je ne tarderai plus ; 

c( Je vais rejoindre nos barons en piquant des éperons.» 

Le Turc accepte, et le presse fortement. 



974 LA CHANSON D*ANTIOCHE. 



Tous deux se sont quittés, ils s'en vont à Tinstant. 
Bohémond vient au camp piquant de Téperon, 
Et le païen s'en va soucieux dans son palais ; 
Il a rencontré sa femme, qui le questionne. 

XX 

(( Sire, dit la païenne, dites-moi d'où vous venez? 
« Par Mahomet, j'aperçois assez de vos œuvres. 
(( Que cherchez-vous, que vous parlez tant aux Fran- 
çais? 
« Je pense que vous voulez devenir chrétien, 
« Ou que vous tramez avec eux une grande trahison. 
«Par notre Dieu Mahomet, auquel mon corps esl 

voué, 
({ Si je puis voir demain le soleil se lever, 
« Je le dirai à mon père ou à mes frères aînés, 
<{ Au palais de Garsion , vous aurez le chef coupé. 
« — Dame, ditDacien, vous avez grand tort, 
« Je ne le ferais pas, fussé-je haché en morceaux; 
« Vous viendrez avec moi sur ce mur, 
(( Je vous montrerai leur logis et leur tente , 
(( Et leur nombreuse chevalerie ; * 
« Vous y verrez notre fils, couvert d'une armure, 
<( Gomme il porte ses armes, comme il est aimé des 
Français I 



LA CHANSON D*ANT10CHE. 275 

(( — Sife^ dit la dame, qu'il soit comme vous le eom^ 

mandez ! » 
En haut, contre le mur, ils ont monté les degrés, 
Ils viennent au plus haut étage qui est adossé au mur, 
Et les voilà accoudés à une fenêtre. 
« Dame, dit Dacien, écoutez-moi un peu; 
« Vite, croyez en Jésus, qui mourut en croix, 
« Et en la sainte Vierge qui le porta dans ses flancs. » 
Quand la païenne Tentend, elle rougit de colère : 
« Ah! dit-elle, perfide, je le savais assez , 
« A présent, votre mauvais cœur ne peut être caché, 
(c Cette parole est sortie de votre bouche pour votre 

malheur, 
a Bientôt vous serez démembré. » 
Quand Dacien Tentend, il s'est tourné vers elle , 
Il l'a saisie par les bras, il est fortement en colère. 
Il la jette en bas, son corps en est brisé. 
Et en vingt endroits blessé et rompu. 
Le diable emporte l'âme, et le corps est fini. 
Le Turc est allé dans la grotte voûtée , 
n a pris l'échelle, il s'est attelé au bout. 
Lui d'un côté, et de l'autre deux chiens accouplés; 
il a tant tiré l'échelle avec ses deux chiens privés, 
Que le bout de devant est noué au mur. 
Attaché et bien tenu à un maître créneau , 
Et l'autre bout de derrière fut jeté à terre, 



276 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

De sorte qu'il pendait jusqu'à quatre pieds du sol. 

Bohémond de Sicile n'est pas rassuré, 

Il vient très-effrayé à la tente de Godefroy : 

« Sire, dit Bohémond, pour Dieu, vite, hâtez-vous, 

« La ville et le palais vont vous être livrés. 

« — Hé Dieu ! dit le duc, Dieu en soit adoré! » 

XXI 

Quand le duc de Bouillon a entendu ces mots, 

Il tend ses mains vers Dieu, et le remercie doucement. 

Il s'arme promptement, lui et sa compagnie, 

Puis va parmi les tentes et ne se repose pas. 

Il fait armer les barons et la chevalerie, 

Et les hardis sergents (que Dieu leur soit en aide); 

Ils furent mille sept cents, gens vaillants et éproiiV('?, 

Mais ils ne surent pas où le bon duc les guide, 

Ils croient qu'ils vont combattre contre ceux (que Dieu 

les maudisse!) 
Qui sont venus de l'armée de Perse. 
Bohémond et le duc se sont mis en marche, 
Les sergents vont à pied et souffrent de grandes peine?. 
Leurs souliers sont en pièces et leurs chausses percées. 
Ils s'en vont bien serrés au clair de lune. 
Les cavaliers se hûtent et ne les épargnent pas. 
Et ils pleurent très-fort, mais ils ne parlent pas. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 277 

« Seigneur, dit Godefroy, ne vous étonnez pas 
« Si les Turcs vous assaillent (que Dieu les -maudisse !), 
« Que chacun se défende bien avec son épée fourbie. » 
Et les chrétiens ont dit : « Vous feriez mal d'en douter, 
« Nous ne vous manquerons pas tant que nous vi- 
vrons. » 
Le bon duc de Bouillon les en remercie fortement. 
Dans un vallon qui descend dans une prairie, 
Ils ont envoyé en avant Robert de Normandie 
Et le comte de Flandre au fier visage, 
Tancrède et Bohémond, auquel on se confie, 
Et les autres barons qui commandent dans Tarmée. 

XXII 

Les barons chevauchèrent à grand effort. 

Ils viennent à la cité doucement, en cachette ; 

Quand ils arrivent aux murs ils ont trouvé Téchelle, 

Et la femme du païen, qui était jetée en bas. 

Le Turc tient sur le mur la lanterne allumée; 

Du côté de la cité il Tavait bien ombragée, 

Et du côté de Téchelle, il avait tourné la lumière; 

Quand il voit nos barons, il montre une grande joie. 

Il appelle Bohémond, il hâte sa parole : 

« Gentil duc de Sicile, tu attends trop; 

« n est près de minuit, l'aube est prête à paraître; 

16 



SnS LÀ CHANSON D'ANTIOCHB. 



Si les païens m'aperçoivent, ytrittà la tète eonpéé, 

(t Et votre armée sera éemaân livrée aa martyre. 

a Vite, prends cette ville quàùd je îè la présente, 

« On rends-moi mon fils et reprends ta parole* 

« Les Francs sont de pauvres gens^ effrayés de pen. » 

Robert de Flandre Tentend, il a rougi, 

Et dit à Bohémond : « Vois l'échelle apprêtée^ 

« Tu monteras le premier, la cité t'est donnée, n 

« — Sire, dit Bohémond, c'est une parole perdue; 

« Par ma foi, je n'y monterais pas pour la tour remphe 

d'or, 
« Car vous me verriez à l'instant retomber en bas. » 

XXIII 

Le Turc fut sur le mur tenant la lanterne ardente, 
Et dit à Bohémond : «Vite, tiens ta convention^ 
« Ou prends la cité, ou rends mon enfant. 
(( Par le Seigneur de gloire les Français se lassent vite, 
« Ils sont preux et hardis tant que leur jeu va bien, 
(. Mais quand il ne va pas bien, ils ne valent pas un 

gant. 
« Bohémond, dit le Turc, pourquoi tardes-tu tant? 
« Il est plus de minuit, l'aube est près de paraître. 
(( Si je suis aperçu, sache pour sûr 
« Que demain je perdrai la tête dans le palais de l'émir. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 379 

« Gardez-vous de douter de moi, 

c( Ni que j'aie pensé à aucune trahison; 

« Par ce Dieu, qui d'une Vierge est né en Orient, 

« Je ne le ferais pas quand je devrais perdre la tête. 

« Vous avez parmi vous mon enfant en otage, n 

Quand nos barons le voient, ils s'agitent fort. 

Mais il n'y eut si hardi, si preux^ ni si vaillant 

Qui veuille se hâter, ni qui ose monter le premier. 

XXIV 

Le comte Robert de Flandre yoit que les Français ont 

peur, 
D en eut un tel chagrin, qu'il commença à pleurer; 
Il retourna vers le bon duc de Bouillon, 
Qu'il avait laissé au vallon pour garder les autres, 
Le duc le voit venir, il se met à l'appeler : 
« Par ma foi, sire cousin, vous tardez trop, 
Cl II est plus de minuit, le jour va se montrer; 
Cl A qui avez-vous laissé la garde de la cité? 
« Est-ce à Bohémond qu'on Ja doit donner? 
c( Il nous conviendrait d'entrer dans la cité, 
c( Car si le^ Turcs nous aperçoivent, ils peuvent nous 

attaquer 
Cl Et tuer nos gens malades dans les tentes. 
a — Sire, dit le comte, pour Dieu, restez ici, 



280 LA CHANSON D'aNTIOCHK. 



« Car nos chevaliers sont fort à blâmer, 
« Ils sont devant Téchelle et ils n*y osent monter. » 
Quand le duc Fentendit, il entra en colère; 
Il dit au comte Robert : « Donc, laissez-moi y aller. 
« — Vous ne le ferez pas en vérité, cousin, il vous con- 
vient de rester ici, 
« Afin que les païens ne sortent pas pour détruire le 

camp. » 
Quand le bon duc Tentend , il se- met à invoquer 

Dieu : 
« Glorieux sire Père, qui te laissas tourmenter 
« En la très-sainte croix pour sauver ton peuple, 
« Gomme cela est vrai, et que je le crois sans douter, 
(( Donnez-nous cette nuit la ville en conquête. » 
Puis il a dit au comte : « Vous êtes digne de louanges, 
« Je n'en connais pas de plus vaillant pour porter les 

armes, 
({ Ou montez le premier, ou laissez-moi monter. » 
Le comte Robert l'entend, et se remet en chemin. 

XXV 

Le comte Robert de Flandre se hâte grandement, 
Jusqu'à la ville il pique son cheval ; 
Il vient au pied de l'échelle, où il trouve nos barons 
Dolents et consternés, car chacun est effrayé. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 281 



Le Turc est sur le mur, qui a très-grand'peur ; 

Il appelle BohémoDd, il secoue l'échelle : 

« Eh I gentil duc, viens vite , vois quel moyen tu as ; 

« Ou toi, ou un des autres qui y viendra le premier 

« Aura toute la seigneurie de la cité. » 

Les Français se turent tous, et chacun se regarda. 

Le comte Robert de Flandre appela nos barons : 

« Seigneurs, dit le comte, ne vous troublez pas; 

K J'ai quitté toute la Flandre et les honneurs que j'y ai, 

« Et ma femme Clémence qui m'aime fortement, 

a Et deux jeunes fils que Dieu me gardera. 

« En l'honneur du Seigneur qui créa le monde, 

({ Je serai le premier qui montera en haut. » 

Il fit la croix sur lui, se recommanda à Dieu , 

Puis il a saisi l'échelle, et l'empoigne à deux mains. 

Et il tourne son écu derrière lui par la courroie , 

Il s'apprête bien pour monter sur l'échelle. 

Quand Foucard l'Orphelin l'embrasse par les flancs : 

Il était né en Flandre où il y a de bons chevaliers ; 

Il dit au comte Robert : « Sire, entendez-moi, 

« Vous êtes le fils de saint Georges, on vous surnomme 

ainsi; 
« Si nous vous perdons, ce sera une grande perte, 
« Mais moi, si je mourais, nul ne me pleurera. 
« Je monterai, beau sire, et Jésus m'aidera. » 
Le comte Robert l'entend, il lève sa main en haut, 

16. 



LÀ CHANSON D'ÀNTIOGHB. 

Il fait descendre Foucard, et après se signe, 
Puis il monte les deux premiers échelons. 

XXVI 

Le comte Robert de Flandre a un grand courage, 
Il monte deux échelons de Téchelle lentement, 
Mais Foucard Torphelin le saisit par le flanc. 
Et lui dit : « Sire comte, pour Dieu, ne m'afflige pas! 
« Plus vaillant que toi ne peut terre tenir, 
(( Ce serait grand dommage si tu allais mourir ici, 
(( Car tu as de grands fiefs, beau sire, à garder, 
(( Tu as femme et enfants, Dieu t'en laisse jouir! 
a Si je dois périr ici, ce ne sera pas un malheur, 
(( Car je n'ai rien à donner, et ne veux rien prendre; 
« Laisse-moi monter le premier, au nom du Saint-Es- 
prit. 
(( Si je meurs, moi, qu'importe? c'est pour servir Dieu. 
(( L'armée en a beaucoup de meilleurs, plus précieux. 
« — Sire, disent les barons, veuillez souffrir 
« Que Foucard monte le premier, consentez-y. » 
Quand Robert les entend, il soupire. 



LA CHANSON D'ANTIOGHE. ftSS 



XXVIÏ 

(( Sire Robert de Flandre, disent les barons, 
« Vite , souffrez que Foucard monte le premier, 
« Nous vous le demandons pour Tamour de Jésus- 
Christ. 
« — Seigneurs , dit le comte , nous vous l'accor- 
dons. 
« Qu'il monte! et je le recommande à saint Siméon 
« Qui porta Jésus-Christ sur son bras droit. » 
Et le Turc Dacien les rappelle à voix basse : 
« Pour Dieu I hâtez-vous , voici la lumière du jour. » 
Et Foucard, à ces mots, prit Técu portant le lion; 
Il jette le blason derrière ses épaules. 
Et en montant à l'échelle il commence une oraison : 
« Seigneur, sire Père, par ton très-saint nom, 
«c Qui pris naissance de la Vierge 
« Et sauvas Jonas dans le ventre d'un poisson , 
Cl Qui ressuscitas le corps de Lazare, 
« Qui donnas le pardon à Marie Madeleine 
ce Quand elle pleura à tes pieds dans la maison de Si- 
mon, 
c( Les larmes de son cœur tombèrent en telle abon- 
dance, 
Q Qu'elle te les lava entièrement; 



284 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



« Après, elle les couvrit d'un parfum excellent^ 
« Elle agit très-sagement , elle en eut bonne récom- 
pense; 
« Dieu, vous soufErîtes la passion sur la sainte croix, 
« Et Longin vous blessa de la lance. 
« Il était aveugle-né, on le sait de foi sûrement; 
« Le sang lui vint par le bois de la lance jusqu'aux 

poings, en coulant. 
« Il ressuya à ses yeux, il vit la lumière ; 
« Sire, merci I cria-t-il avec une vraie foi : ; 

« Vous lui fîtes pardon, et lui remîtes ses fautes; ' 
« Vous fûtes mis au sépulcre et gardé contre les vo- 
leurs. 
« Au troisième jour après, vous ressuscitâtes, 
« Vous fûtes en enfer sans empêchement , 
« Vous en fîtes sortir vos amis, Noé et Aarou, 
« Puis vous montâtes au ciel le jour de l'Asceusiou. 
(( Vous dîtes aux apôtres d'aller prêcher par tout le 

monde 
<( Ce que le saint Évangile nous apprend ; 
« Devant eux vous allâtes en votre demeure, 
«Là-haut, dans votre saint ciel, où nul félon n'est 

reçu. 
« Dieu! comme nous croyons tout cela véritable, 
« Ainsi, laissez-moi monter sain et sauf, 
(( Et garantissez les Français de mort et de prison; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 285 



« Faites que nous puissions avoir cette ville en notre 

pouvoir I » 
Alors il a levé la main, il fait la bénédiction , 
Puis il prend Téchelle et commence à monter. 
Puis Tancrède monta, et après lui Bohéraond, 
Et après ces trois monta Raimbaut Creton, 
Le comte Rotoul du Perche, et après monta Ivon ; 
Et après Gontiers d'Aire, écuyer du Frison, 
Et Thomas de la Fère, et Droon de Monci, 
Et Evrard de Puysac; Hugues, neveu de Guyon, 
Enguerrand de Saint-Pol et Faucher d'Alençon, 
Robert de Normandie qui déteste la félonie, 
Le comte,Robert de Flandre, que Dieu lui fasse paix! 
Après monta Eustache, frère du duc de Bouillon. 
Or, les Français se hâtent de monter en haut du mur. 
Il y en a tant qu'ils sont trente-cinq. 
Eh I Dieu I quel grand malheur quand l'échelle se rompt I 
Deux chevaliers sont tués, dont on mène un grand deuil. 
Ceux qui sont sur les murs ont regardé en bas. 
Ils voient l'échelle rompue, ils sont désespérés. 

XXVIII 

Quand Téchelle rompit il y eut une grande douleur. 
Deux chevaliers de l'armée du Seigneur furent tués; 
Leurs âmes allèrent devant le Créateur. 



386 LÀ CHANSOK D'ANTIOGHE, 



Ceux qui sont suf le ipuF eureat une grande frayeur, 

Ils se regardèrent tout épouvantés, 

Mais Dieu leur envoya hariiiesse et vigueur. 

« Seigneurs, dit Dacien, rappelez votre valeur, 

« Ne vous trouble^ pas, soyez bons combattants, 

« Je vous donne mon palais et ma tour pour vous aider. 

c( Il y a longtemps que je crois en Dieu notre Sauveur; 

« J'éteindrai la lanterne, elle jette trop (le lumière, 

« Et Taube a paru, nous allons voir le jour. » 

XXIX 

« Seigneurs, dit Dacien, ne vous effrayez pas, 

(( Car je crois vraiment au Fils de sainte Marie, 

« Jamais je ne vous manquerai tant que je vivrai. » 

Le comte Robert de Flandre le remercie doucement : 

a Seigneurs, dit le baron, francs cbevaliers, 

« Combien sommes-nous en notre compagnie? 

(( — Trente-cinq, dit le comte Robert de Normandie. 

(( — Par ma foi, dit Tancrède, c'est une petite suite. 

(( — Seigneurs, dit Dacien, faites bonne contenance, 

(( Le Dieu en qui vous croyez vous sera en aide. 

<( Qu'une moitié aille dans la vieille tour, 

« Qu'une autremoitiés'enailleàla porte qui est dessous, 

« Elle sera bientôt défoncée avec des cognées d'acier; 

(( Si bien que vos chevaliers entreront. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. St$Ft 

(f Puis ils iront à la porte de la mosqilée; 
« Je sais bien que la cité sera tlte éteillée; 
« Que cbacun frappe ferme de son épée. 
(( Qui rencontrera un païen ne maùque pas de Toc- 
cire ! » 
Nos barons répondirent : « Félon qui y manquerait I H 
Alors ils se séparent. Ils ont établi leurs gardes^ 
Et le Turc leur a donné à chacun une cognée, 
Car il avait tout préparé d'ayance. 
Les chrétiens s'en vont en grande hâte, 
Et le Turc béni les guide vers le bas du ren)J)art. 

Nos chértiens sont partis et se sont séparés ; 

Vingt sont allés à la porte de dessous. 

Avec les cognées qu'ils portent ils ont coupé le fléaiij 

Da^ien leur avait donné des pieux de chêne, 

Avec cela ils déterrent le devant du portail, 

Et te-Turc béni a appelé les Français. 

Il les prie doucement et leur a dit : 

<c Barons, j'ai mon frère que j'aime fortement 

« En ce palais, là-haut, qui est fort antique, 

(c Venez-y avec moi, voua saut'ez ses projetâw 

c( S'il veut croire en Dieu, qu'il soit sâuvé^ 

a Et s'il n'y écMent pas, qu'il ait le chef coupé j 



2S8 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



(( Car s'il nous échappait, nous serions perdus, 

u Nous serions tué^et démembrés par lui. 

(( Il vaut mieux qu'il meure et que vpus ayez la cité. » 

Le comte Robert de Flandre a appelé le Turc; 

Vers le palais d'en haut il Ta mené avec lui, 

Et il a mené aussi Bohémond et Tancrède; 

Il n'a pas oublié Robert de Normandie. 

Ces quatre barons sont allés au palais, 

Chacun a ceint l'épée au côté gauche; 

Us montent et entrent par la porte dans la salle. 

Quand le Turc les aperçoit il a jeté un cri : 

« Celui qui vous a mis ici a fait une trahison, 

«Âhi! Garsion, sire, aujourd'hui vous perdez votre 

cité ! » 
Quand les barons l'entendent, ils sont irrités, 
Ils lui courent sus, ils l'ont jeté par terre, 
Ils lui ont lié les poings, bandé les yeux, 
Ils reviennent vers son frère qui les attend sur les degrés; 
Quand ils sont près de lui, ils ont ôté le bandeau, 
Et il appelle son frère et lui parle ainsi. 

XXXI 

Dacien voit son frère et le prie doucement : 
(( Ami, crois en Dieu, le Fils de sainte Marie, 
« Et quitte Mahomet et ses enchantements, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 289 

€ Car sa puissance ne vaut pas une pomme pourrie; 

c( Quand tu le sers et Tadores, tu fais une grande folie.» 

Le païen répond : « Qu'entends-je, quelle folie I 

(( Je ne le renierais pas, quand je devrais perdre la vie. 

« Perfides, traîtres, larrons, vous avez cette hardiesse! 

(( Ahi ! Garsion, votre ville est trahie! » 

Quand Dacien Tentend il crie à nos barons : 

(( Que faites-vous, seigneurs, ne le laissez pas vivre. » 

Le comte Robert de Flandre a tiré son épée bien fourbie, 

Il lui tranche la tête au-dessous des oreilles. 

Et par derrière lui il Ta lancé en bas. 

Maintenant ils sont plus en sûreté dans la ville forte. 

Le bon duc de Bouillon était dans la prairie. 

Dans le vallon où il veillait afin que Tarmée persane 

Ne vînt pas assaillir le camp des chrétiens. 

Quand il n'entend aucune nouvelle de nos chevaliers, 

Ni bruit, ni combat, ni enseigne déployée, 

Il monte à cheval promptement avec sa compagnie, 

Il craint que nos Français n'aient perdu la vie ; 

Il vient en piquant des deux aux murs de Tan tique cité, 

Il y trouve nos guerriers tristes et abattus. 

Devant eux gît Téchelle rompue; 

Une moitié pend attachée au mur. 

Quand le bon duc le voit, cela ne lui plaît pas; 

n leur a demandé d'un air désolé : 

« Pour Dieu, barons, où est Robert de Normandie, 

17 



290 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Et Robert, mon cousin, qui gouverne la Flandre, 

« Tancrède et Bohéraond et les autres barons? 

« — Gentil duc , ils sont montés dans la ville forte 

« Trente au plus, nous ne savons. Dieu leur soit en aide! 

« Il y en avait tant des nôtres rassemblés sur Téchelle, 

« Que par le poids des armes elle s'est rompue et brisée; 

« Là-baut un Turc d'Esclavonie les attendait, 

« Tenant une lanterne claire et ardente. 

« Il emmena nos gens, depuis on n'en a plus rien su. 

« — Eh ! Dieu ! dit le duc, ils sont morts dans les sup- 
plices , 

« Pourquoi ne suis-je pas, hélas, en leur compagnie! 

({ Je me fiais tant en Dieu I je croyais qu'ils n'y mour- 
raient pas, 

« Mais que nous aurions ôté la vie à mille païens. » 
Le duc pleure et gémit, il n'a pas envie de rire. 

XXXII 

Godefroy de Bouillon s'est livré à la tristesse. 
Il a promptement mandé à tous ceux du camp 
Que chacun d'eux s'arme et se revête de fer. 
Il a grand besoin d'aide, car il a beaucoup perdu. 
Au camp du Seigneur le messager est allé, 
Il leur conte les nouvelles, les voilà effrayés; 
Chacun s'est harnaché selon son pouvoir. 



LA CHANSON D'ANTIOCHl. 291 

Or, écoutez deis barons que Dieu a tant aimés, 
Qui sont en la cité âiix murs épais; 
Us déteiTèrent les portes arec de grands pieul poîntiis. 
Dacien, le baron turc, est monté sur le mur, 
Il appelle ceux de dehors : « Barons, hâtez-vous vite, 
(( Allez vite à la porte, vous entrerez à l'instant, 
« Vos compagnons sont tous allègres et en santé. 
« — Eh I Dieu ! dit le duc, soyez-en adoré ! )t 
n a mené tous ses compagnons à la porte, 
Et le Turc béni est descendu du mur- 
Enguerrand de Saint-Pol est allé au palais, 
Il fut le quatorzième des barons; 
Dacien les y a conduits et guidés. 
Ils trouvent cent Turcs dormant, ils les ont tous dé- 
collés. 
En haut d'un mal on leva un pennon 
Aux armes de Bohémond, c'était une croix d'or. 
Cela signifie que la ville est prise. 
Et chacun des autres barons s'est donné tant de peine, 
Qu'ils ont déterré les battants de la porte ; 
Toutes les poutres sont jetées à terre. 
Ottand Faube a paru et que le jour est levé, 
Le fléau fut coupé devant la principale porte. 
Et le portail ouvert et jeté par terre, 
Le bon duc de Bouillon est entré le premier; 
Lui, tous ses compagnons, et les autres barons, 



29Î LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Il y en eut dix mille dedans quand le soleil fut leyé; 

Les Turcs dormaient encore tous tranquilles, 

Ils ont mis des gardes dans les six tours de Dacien. 

XXXIII 

Ouand le soleil se leva et commença à éclairer, 

n y eut dedans plus de treize mille Français. 

Ils commencèrent par garnir les six tours des païens; 

Ds ont fait planter au sommet les bannières de soie. 

Les autres les virent des tentes voltiger au vent ; 

On entendit les trompettes sonner et retentir, 

Nos barons s'armèrent et se préparèrent à marcher ; 

Ils sortirent du camp bien serrés et en ordre. 

Sire Raymond de Saint-Gilles conduit Tarrière-garde, 

Il a fait coucher les malades dans des litières, 

Il les fait apporter, ils en avaient besoin. 

Jusqu'à la cité ils ne cessent de marcher, 

Ils entrèrent tous dedans, Dieu les garde d'embûches ! 

Vous auriez entendu crier Montjoie ! 

Ils attaquent les Sarrasins, ils les ont réveillés ; 

Ils crient: «Aride! aride M Mahomet, quelle surprise! 

« Ahi! Garsion, sire, vous avez trop lardé ! 

* Cri d'alarme en arabe. (Voir la note de M. Paulin Paris mr 
ce mot.) 



LÀ CHANSON D'ANTIOCHE. 293 

« Votre ville est conquise sans combat. » 

Le tumulte fut grand, et le bruit terrible. 

Vous auriez vu nos barons parcourir Antioche, 

Et occire les païens, et leur couper les membres, 

En les renversant les uns sur les autres ! 

Ils souillent leurs épées de cervelle et de sang. 

Vous eussiez vu trembler maintes belles païennes, 

En tordant leurs mains, et arrachant leurs cheveux. 

Invoquer et prier Mahomet et Apollon, 

Et maudire les Français qui détruisent leur nation : 

« C'est grande pitié que ces démons s'emparent de notre 
terre ! » 

Les Sarrasins et les païens se rallient ; 

Ils furent bien trente mille pour commencer le com- 
bat. 

Vous eussiez pu voir une grande mêlée, 

Force lances brisées, force écus percés. 

Et les cottes de mailles rompues, et les hauberts dé- 
maillés ; 

Et les Sarrasins tirant avec leurs arcs de corne , 

Et les flèches et les dards qui volent, 

Et les javelots qu'on lance. 

Et les massues plombées qui blessent et écrasent! 

De morts et de blessés les rues sont jonchées; 

La bataille dura tout le jour. 

Le soir, et encore le lendemain jusqu'à la nuit. 



294 LJL CHANSON D'ANTIOGHE. 

Vous pouvez bien dire et croire qu'il y eut là un grand 
carnage. 

XXXIV 

Grande fut la bataille; pendant deux jours 

Et deux nuits aussi, jamais elle ne cessa. 

Garsion descendit du fort principal, 

Et vint dans la mêlée avec dix mille Turcs qu'il con- 
duit. 

Chacun portait un arc turc et des flèches, 

Garsion s'arrêta dans la principale rue 

Là où il rencontra les Français et leur livra un grand 
combat. 

Chacun des Turcs s'efforce de bien faire ; 

Il repoussa nos Français jusqu'au bout d'une rue. 

Godefroy de Bouillon cria alors à haute voix: 

« Barons, Francs chrétiens, retirez-vous, 

« Car je crois la force des païens trop grande de ce 
côté. » 

Voici Robert de Flandre qui descend du haut des 
murs, 

Avec lui est Hugues qui jamais n'aima les païens, 

Et Enguerrand son fils qui a grande hardiesse, 

Tancrède et Bohémond; avec effort 

Ils ont conquis quatre des principales rues; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 295 

Ils y ont tué les Turcs, dont nul n'échappa. 

Quand les Francs voient la bataille, ils s'agitent 

Et crient : « Saint sépulcre I barons, montrez-vous, 

({ Jamais n'aura d'honneur celui qui ne le fera. 

« Accordons à chacun ce qu'il conquerra. 

« Le bien sera grand des barons qui tomberont sur les 

païens. » 
Enguerrand de Saint-Pol donne de l'éperon, 
Il dépasse tout le gros de notre armée, 
Et se jette sur la plus forte colonne des Turcs; 
L'épieu qu'il tenait y fut bien employé : 
Tout proche de Garsion il tua son neveu ; 
Avant que l'épieu se brise il a haché cinq Turcs, 
Puis il a tiré l'épée qui jette une grande clarté. 
Il poursuit le roi Bredalant, il lui tranche la tête. 
Garsion d'Antioche lui lance un javelot. 
Il atteint son cheval et lui transperce le flanc. 
Le destrier tombe mort. Enguerrand se relève ; 
Il a tiré l'épée et serré son écu. 
Il court sus aux païens, il n'en redoute aucun ; 
Avec son épée d'acier fourbie, il leur donne de grands 

coups. 
Mais si Jésus n'y pourvoit, qui forma le monde. 
Il est trop entouré de païens, il n'en reviendra pas. 
Quand nos barons le voient, ils eurent une grande an- 
goisse. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Ils crièrent : « Saint sépulcre ! » et chacun s'avança . 
S'ils ne défendent Enguerrand, il y aura grand doim- 
mage. 

XXXV 

Pour dégager Enguerrand il y eut une grande lutte : 
Maintes lances brisées, maints écus broyés, 
Maints hauberts rompus, maints clavins faussés; 
Mille et cent sont tués dans ce combat, 
Dont les âmes allèrent en enfer pour toujours. 
Hungier l'Allemand a tiré son épée. 
Il va frapper Corbarel qui est sire de Lutis, 
Il l'a pourfendu jusqu'à la nuque; 
Quand Garsion le voit, il en est éploré. 
Et aurait voulu être là-haut dans son palais voûté. 
Il retourne son cheval, il s'est enfui 
Et les païens avec lui; les voilà déconfits. 
Là, la païenne a quitté son mari 
Et l'ami son amie sans prendre congé. 
Les Français les ont repoussés de force dans le châ- 
teau. 
Ils renversent les païens et en font un grand carnage. 
Les Turcs tirent des tours avec leurs arcs de corne, 
Ce qui irrite et met en désordre nos Français. 
Voici le roi Tafur qui vient tout furieux 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 297 

Et sire Pierre l'Hermite qui a le poil blanchi, 
Ils ont bien avec eux dix mille hardis ribauds. 
Le roi Tafur s'écrie à haute voix : 
« Bohémond de Sicile, franc chevalier, 
« Et vous Bobert de Flandre, gentil comte, 
« Et les autres barons bénis de Dieu, 
« Gardez que les Turcs entourés par vous n'échappent; 
(( Car ceux qui de ce palais voûté tirent sur vous 
« Je vous les livrerai tous morts ou vivants. » 
Vous auriez vu alors les ribauds empressés d'assaillir. 
Et jeter avec les frondes de gros cailloux massifs. 
Et frapper les portes avec de grands maillets. 
Et monter aux échelles à couvert. 
Us ont surpris le palais en plus de trente endroits ; 
Pas un seul païen ne fut laissé en arrière. 
S'il n'est blessé ou déjà acquis à la mort. 
Les ribauds prennent les tours, les murs, les palis- 
sades, 
Ils ont occis là dedans mille et cinq cents païens. 
Ils ont fait leurs délices des belles Sarrasines; 
Cela déplut à Jésus, le Roi du paradis. 
Les Turcs qui échappèrent s'enfuirent par une poterne. 
Vers un fort qui est bâti sur le roc. 



17. 



398 LA CHANSON D'ÀNTIQCHE. 



XXXVI 

Les gens du roi Tafur se couduisent vaillamment , 

Car ils ont conquis les premiers huit des principales 
tours, 

£t nos autres barons eurent soin de ne pas tarder. 

Ils tombent sur les Turcs, ils n'ont garde de leur faire 
quartier. 

Le duc de Bouillon dit : « Nous devons peu nous es- 
timer 

(( Tant que ces mécréants sont encore près de nous. 

«J'aime mieux perdre la vie dans cette grande ba- 
taille , 

« Et leur faire vider entièrement cette forteresse. » 

Il crie : « Saint sépulcre I » il rallie les Français ; 

Il court sur les païens, et tire son épée d'acier; 

Il frappe le roi Briquemer sur son casque, 

Le cercle d'or ne lui sert pas plus qu'un rameau d'o- 
livier; 

Il l'a tout pourfendu jusqu'au destrier, 

Quand les païens l'ont vu, ils sont en fureur. 

Depuis, il n'y en eut plus qui osât s'opposer aux Fran- 
çais. 

Ils sont en fuite, il n'y a plus rien à espérer. 

Chacun a là sa mie, sa sœur ou sa femme. 



LA CUANSOiN D'ANTIOCUE. 299 



Que par peur de la mort il lui faut laisser. " 

Les chrétiens les poursuivent, Dieu les aime et les 

chérit; 
Ils jonchent la terre de morts et de hlessés : 
Jusqu'au principal fort ils ne se lassent pas de les 

poursuivre. 
Vous eussiez vu mainte belle païenne gémir, 
Tordre ses mains et arracher ses cheveux : 
« Ah! Mahomet, sire, vite venez nous aider! » 
Garsion s'enfuit, pour prolonger sa vie. 
En haut du château fort qui est sur un rocher, 
Il avait de hauteur le trait d'une arbalète ; 
Il se fie en la porte , ouvrage des démons ; 
Les diables la firent et travailler et poser 
Il y a bien plus de mille ans, sans mensonge, 
Et ils firent faire la tour à un de leurs ouvriers ; 
Ce fut Cerbère qui est portier de l'enfer. 
Il eut la porte de l'enfer pour sa récompense. 
Les Turcs tombent en bas du rocher par la trop grande 

foule; 
Celui qui tombe au bas de la falaise n'en peut ré- 
chapper. 
Il lui vaudrait autant trébucher en enfer. 



300 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XXXVII 

La roche du château de Garsiou est très-élevée, 

Elle avait bien la hauteur d'un trait lancé par un ar- 
cher; 

La roche était vive, et la pierre noire. 

A la porte Esquinart, faite par Noiron, diable d'enfer, 

La falaise et le précipice sont immenses ; 

On en a tiré la pierre pour bâtir le donjon. 

Là se pressent les Turcs à force et en hâte, 

Car la presse et la foule sont grandes ; 

Ils ont peur de la mort, ils cherchent sûreté; 

Celui qui tombe en bas ne peut payer rançon à la 
mort, 

Car jamais, eu ce monde, on n'eu entendra parler. 

Là-haut, Garsion se met dans sa forteresse, 

Et avec lui dix mille, tant Turcs qu'Esclavons. 

Le château est garni de toutes provisions; 

Il y a des armes en si grande abondance, 

Qu'ils ne craignent pas les Français plus qu'un petit 
enfant. 

Et ils ont de bonnes issues pour aller 

Aux champs et à la ville, quelque part qu'ils veuillent. 

Que Dieu pense aux Français ! Les Turcs sont en sû- 
reté. 



LÀ CHANSON D'ANTIOCHE. 301 

Les barons fouillèrent la ville d'Antioche, 

Mais ils trouvent peu de vivres, 

Car les Turcs les ont gâtées pendant le siège. 

«Seigneur, pour Tamour de Dieu, dit le duc de 

Bouillon, 
« Envoyons là dehors à notre camp ; 
« Il y a encore maint riche pavillon tendu, 
« Nous y avons aussi des malades, 
« Et nos bagages, seigneurs, pensons-y. 
a — Sire, vous dites bien, dit le duc Bohémond, 
« Nous conseillons d'envoyer Robert de Normandie ; 
« Le comte de Flandre ira avec ses compagnons, 
« Et l'évêque du Puy, qui nous fait le sermon, 
« Et Hugues de Saint-Pol, au cœur de lion, n 
Les barons répondirent : « Dieu soit béni! » 

XXXVIII 

Les barons 8*en vont, ils ne veulent pas s'arrêter 
Jusqu'aux pavillons, ils ont soin de ne pas s'at- 
tarder; 
Tous les malades qu'ils ont pu trouver, 
Ils les ont fait porter à Antioche très-doucement. 
Puis, ils y font porter tout leur avoir en charrettes. 
Et tous les vivres qu'ils purent trouver; 
Armes et pavillons, ils y font tout entrer. 



902 LA CHAXSOÏ D'ANTIOCHE. 



Et enterrer les chrétiens morts dans les cimetières. 
L'évéque reconmianda les âmes à Dieu. 
Quand les Turcs du château les virent ainsi tra- 
vailler, 
Ils seraient sortis volontiers, s'ils l'avaient osé; 
Mais ils les ont laissés en paix aller et venir. 
€ Seigneurs, dit Garsion, je suis désespéré 
« Du secours qui ne vient pas, il tardera trop, 
a — Sire, dit Crucados, ne craignez pas, 
a Par-devers la montagne je vois un nuage se lever , 
«Je vous dis que c'est l'armée, qui est fort redou- 
table ; 
(c Demain, avant midi, vous les verrez camper. » 
n disait vrai en tout (que Dieu l'écrase) ! 
Car les Turcs sont déjà au bas de l'escalier, 
Par dix fois cent mille on peut les estimer, 
Et nos Francs chrétiens (que Jésus daigne sauver!) 
Ont fait nettoyer Antioche des Turcs morts. 
Ils allèrent les jeter dans des charniers hors la ville, 
Ils les firent bien recouvrir, de peur de la puan- 
teur. 
Ils font baptiser dans les fonts maints belles païennes 
Qui veulent croire en Dieu et l'adorer de cœur; 
Et Dacien le Turc, on ne peut Toublier, 
Par l'évéque il se fit régénérer dans les saints fonts, 
Et son fils aussi, qu'il devait chérir. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 303 

Les Français font chanter le service dans les églises, 
Et bénir et consacrer le corps du Seigneur. 
Mais ils furent peu en paix, il leur fallut souffrir. 
Car les païens les attaquent et les font souvent armer. 



CHANT VII 



ARGUMENT. — Alarmes des chrétiens dans Antioehe. — Approche de Fin 
mée persane. — La mère de Gorbaran teut en yain le détonmer de cmi- 
battre contre les cbrétieita. -- Disette dans Aatloche. — Plosienrt croiiéB 
quittent la ville. — Etienne de Blois se sauTe dans l'Asie Mineure. — tft' 
sodé de la lance de la Passion. — Message à Gorbaran. — Sa réffinat, — 
Amédelis yient épier Tarmée chrétienne. — Épisode de TAne d'Évenrii de 
Creil. — Préparatife de la bataille. — - Allocution du jongleur. 



Antioehe fut prise un mercredi soir, 

Et le lendemain jeudi tout leur avoir fut dedans. 

Mais ils y trouvèrent peu de vivres et de provisions; 

Ceux du maître château les mettent souvent en alerte, 

Et font gémir et courroucer les chrétiens, 

Car la nuit ils les attaquent avec force et vivacité. 

Il y en eut beaucoup d'occis, cela ne peut cesser; 

Ils ne se soucient pas du deuil de leurs amis. 



II 



Un vendredi matin, au lever du jour, 

Les Turcs descendirent de la grande tQur carrée. 

Chacun avait la tète armée de son mieux; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 305 



Tls attaquent nos chrétiens doucement, à Timproviste. 
A rentrée d'une rue il y eut un grand carnage, 
Et ils eussent fait plus, mais le bruit s'en répand, 
Et nos barons y accourent à grands coups d'éperons, 
Us repoussent les Turcs dans la grande tour carrée. 
Devant le maître donjon il y avait une entrée fortifiée , 
Et de chaque côté une tour carrée. 
Là se sont arrêtés les païens endiablés. 
Nos hommes les rejoignent, le rassemblement est 

grand. 
Quand les Sarrasins voient qu'ils ne peuvent résister. 
Ils rentreDtau château, les nôtres s'en retournent. 
Ils y ont perdu trois barons de la terre chrétienne, 
L'armée de Dieu en est très-dolente. 



III 



Nos Français sont courroucés et dolents. 

Depuis qu'ils ont pris la grande ville d'Antioche. 

Un jour ils regardèrent vers le soleil levant. 

Et ils virent un nuage montant vers le ciel. 

Formé par la poussière que soulevaient les chevaux de 

bataille. 
Ils se dirent l'un à l'autre : « Ecoutez ce que je crois, 
« C'est l'empereur qui vient là chevauchant, 
« Ils nous amène le secours, je le crois bien. 



306 LÀ CHANSON D*ÀNTIOCHB. 

« — Ce n'est pas lui, disent les autres, vous Jugez fol- 
lement, 
({ Mais ce sont ceux de Perse de Tarmée du Soudan. » 
Ils disent la vérité, car les païens chevauchent fiers et 

joyeux. 
Corbaran les conduit dans lequel ils espèrent : 
Dans son armée sont les Arabes, les Persans, 
Et tous les Amorrhéens, et tous les publicains. 
Les Turcs et les Mèdes, une nation guerrière; 
Ceux de Samarie y furent et tous les Agolants \ 
Une nation qui était fortement orgueilleuse, 
Et ne portait d'autres armes qu'une épée tranchante. 
Écoutez une merveille de leurs chevaux : 
Ils ne souffriraient sur eux, pour rien au monde, 
Ni lance, ni 6cu, ni enseigne flottante; 
Et celui qui les porte court à côté du cavalier. 
Ceux qui vont en avant de l'armée en piquant de l'é- 
peron, 
Aperçurent la grande tour d'Antioche ; 
Ils se sont arrêtés en bas d'un rocher en pente. 
Quand les mécréants se sont rassemblés, 
Corbaran les appelle et leur dit : 
(( Nos coureurs vont aller dans la ville grand train, 
« Et nous irons après au petit pas, à l'amble. 

1 Habitants de Fez. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 307 

(f Si nous pouvons attirer dehors ces mécréants, 
«Nous les occiroas tous, ils n'en seront pas garantis. » 



IV 



Alors les troupes légères se séparent de Tarmée, 
Ils vont à Antioche pouj: commencer le combat ; 
Mais ils n'en purent faire sortir sergents ni écuyers. 
Dans le camp, ceux du dehors font un grand tu- 
multe : 
Là, vous auriez vu maint Turc brandissant sa lance, 
La lancer au ciel et la rempoigner par le fer. 
Seigneur, écoutez d'un noble guerrier : 
Il était né à Barneville, il s'appelait Roger : 
Le baron monte armé sur un coursier rapide. 
Il sort de la cité pour venger l'armée de Dieu ; 
Trois chevaliers qui le chérissaient le suivent. 
Quand les Turcs les aperçurent, ils n'osèrent les ar- 
rêter, 
Tant ils ont entendu louer et priser les Français. 
Ds n'osent pas jouter ni combattre en plein champ. 
Ils mirent leur guet dans un chemin creux en embus- 
cade; 
Les premiers se laissent blesser et poursuivre 
Jusqu'à une portée de trait par delà l'embuscade ; 
Ceux du chemin creux sortent et se mettent à crier : 



308 LÀ CHANSON D^ANTIOCHE. , 

« Vous n'en pouvez échapper, orgueilleux piétons \ » 

Quand nos gens Tentendent, ils sont courroucés. 

Roger tire les rênes de son cheval de bataille, 

Il a fait chevaucher devant lui ses trois compagnons, 

Il reste derrière pour soutenir la charge ; 

Il tient dans sa main son épée à la poignée d*or pur; 

Celui qu'il atteint n'a pas besoin de médecin. 

Là vous auriez vu les trois amis fièrement se dé- 
fendre ; 

Aussi y comme l'alouette fuit devant l'épervier, 

Les Turcs vont après eux et n'osent les approcher. 

Roger de Barneville, qui est digne de louanges,* 

Avait déjà si bien fait avec son épée, 

Qu'il va se débarrasser des Turcs; 

Mais il advient au baron un grand malheur: 

Son cheval tombe au milieu du chemin. 

Eli ! Dieu ! quel chagrin quand il le sent trébucher! 

Avant que le noble homme eût pu se relever, 

Il eut plus d'un millier de Turcs autour de lui : 

Avec leurs épées nues ils courent le dépecer. 

Les ducs et le prince les regardent d'Antioche, 

Et vous auriez vu tordre les poings et arracher les che- 
veux. 

Plus de mille sergents et écuyers en pleurèrent, 

* Injure pour des chevaliers. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 309 

Pour le baron qu'ils voient ainsi martyriser. 
Les Turcs qui veulent affliger nos gens 
Font ficher la tête sur un grand pieu aigu, 
Et remportent jusqu'à Tarmée au fier Corbaran. 



Les Turcs ont porté la tête jusqu'à l'armée. 
Quand Corbaran la vit, il l'a bien regardée, 
Le félon en a montré une grande joie. 
L'armée chevauche, rangée et serrée. 
Elle s'est campée la nuit autour d'Antioche ; 
Là vous auriez vu maint pavillon dressé. 
Près du pont de fer on éleva la tente 
D'un Turc orgueilleux, de grand renom. 
Cette nation infidèle l'appelle Sansadoine, 
Il est fils de Garsion d'Antioche la grande. 
Ce fut celui qui la nuit sortit de la ville. 
Et vint vers l'émir en un pays étranger. 
Sansadoine lui a si bien démontré son besoin. 
Que le Soudan de Perse a rassemblé son armée 
Et n'a laissé prud'homme jusqu'à la mer Bétée ^ 
Qui puisse porter la lance ni ceindre l'épée. 

« L'Océan. 



810 LA CRANSOir D'AHTIOCHI. 



VI 



Les Persans ont assiégé la cité d'Antiochê. 

Lorsqu'un Turc, qui était de leurs amis, 
Trouva une lance gisant dans une bruyère 
Et une vieille épée dont la lame est faussée; 
Elle était bosselée, rongée et noircie, 
Le fourreau en dehors était à demi pourri. 
Quand Corbaran le voit, il se met à rire: 
« Où as-tu pris ces armes, frère, dis-le-moi. 
« — Sire, c'est du train de ces chétifs orgueilleux, 
« Qui ont pris la Roméniie et conquis les forteresses, 
« Et pris les murs et les palais d'Antiocbe. 
(( — Ami, dit Corbaran, par ma foi, je vous le jure, 
(( Je tiens cette nation pour folle et insensée, 
(( Qui croit conquérir le pays avec de telles armes. 
« Par mon dieu Mahomet, par qui je suis sauvé, 
« Ils viennent pour leur mal en Syrie, si je vis long- 
temps. » 

VII 

Ils ont cessé ce discours. 

Corbaran a fait appeler son chancelier, 

Qui devait sceller ses chartes et ses brefs : 



LA CHA.NSON D'ANTIOCHE. 311 

« Frère, dit Corbaran, pense à te hâter : 
<{ Prends encre et parchemin, garde-toi de tarder, 
« Au calife pontife, je veux mander par lettre 
(( (Il est chef de notre loi, nous devons Thonorer), 
« Et au bon roi Soudan, qui nous doit garder, 
« Que les chétifs d*outre-mer sont dans Antioche ; 
« Là nous les avons entourés , ils ne peuvent échap- 
per. 
« Quand je le quittai, le baron me pria 
« D'occire ces chétifs et de les détruire, 
« Et je veux agir selon son commandement. 
(( Si je peux emmener les plus riches enchaînés, 
u Mon seigneur en sera toujours plus à craindre; 
(c S'il peut jeter en sa prison le comte Hugues le Grand, 
« Frère du roi qui gouverne la France ; 
(( Quand il lui plaira, il pourra le railler, 
« L'insulter de paroles, s'en amuser et jouer, 
« Et s'il veut, il le fera occire et décoller. 
« Nous devons emmener en servage 
« Ceux qui veulent nous faire serfs et captifs ; 
u Que messire Soudan, que je dois tant aimer, 
« Se fasse dans sa chambre saigner et ventouser, 
« Qu'il aille en la rivière pour délasser son corps, 
« Et qu'il pense à engendrer des enfants en quantité, 
« Afin que quand mon seigneur devra trépasser de ce 
monde, 



312 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

« Si jamais les Français viennent conquérir son 

royaume, 
« Us puissent contre eux le garantir et le défendre. » 
Ainsi parle Gorbaran, et il pense à continuer. 
Il ne se passa pas beaucoup de temps, je Tai ouï conter, 
Avant que la mère de Gorbaran vînt lui parler ainsi : 
Ecoutez ce dont la dame veut l'entretenir. 

VIII 

« Beau fils, lui dit la dame, écoutez-moi un peu : 

« Vous êtes mon soutien, mon cœur et ma pensée; 

« En vous est toute ma joie et toute mon amitié. 

« J'étais en Oliferne, c'est ma principale ville; 

« Là me vint un messager, bien orné et armé , 

« Qui me dit que vos barons étaient avertis et con- 
voqués, 

(( Et que vous deviez combattre contre les Français. 

« Je suis venue en hâte pour savoir si c'est la vérité. 

(( — Dame, dit Gorbaran, c'est comme vous voyez; 

« Ainsi le veut le soudan, notre suzerain. 

« — Beau fils, dit la mère, mon cœur en est affligé. 

« Qui peut être cet homme sans foi 

« Par qui un si mauvais conseil vous fut donné? 

(( Vous avez fait une grande folie en ne m'en parlant 
pas. 



LA CHANSON D'ANTIOCIIE. 313 



({ Les Français ont un tel Dieu, que jamais vous n'en 

aurez de meilleur. 
({ L'Écriture l'atteste, et c'est la vérité. 
(( Fils, vous ne savez pas quelle est sa puissance, 
a Vous ferez une grande folie si vous combattez contre 

lui. 
« Pharaon fut par lui humilié et confondu, 
<( Le peuple d'Israël fut délivré par lui, 
({ Ils passèrent la mer Rouge sans pont ni gué, 
(( Puis il noya le roi avec toute son armée. 
« A celui qui, d'Amoraive ^ était roi couronné , 
« Il ôta le royaume dont il était possesseur; 
(( Éon ^ et Chanaan en furent déshérités, 
« Puis il donna leurs terres à ses amis particuliers. 
« Cette nation a été si bien garantie et protégée, 
Qu'aucun grand peuple n'ajouté contre elle 
« Qu'il n'ait été vaincu sur le champ de bataille. 
« C'est ce peuple venu de l'Occident 
« Qui conquerra nos terres et nos grands héritages. » 
Quand Corbaran l'entend, il est hors de lui. 
Il répond à sa mère, comme vous pourrez l'entendre : 

* Âmorrhéens. 
« Édora. 



18 



âl4 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



IX 



(( Dame, dit Corbaran, cesser de pârlet, 

il Je suis tout préparé pour la bataille. 

« — Beau fils, dit la mère, mon cœur en est affligé ; 

« Je sais bien que vous ne serez pas tué dans la ba- 
taille, 

« Mais avant la fin de l'année vos joies seront passées. 

« Vous êtes maintenant bien vu à la cour de notre 
roi; 

« Si vous êtes vâincil tout à Theure, vous éerez méprisé 
et honni. 

« Jamais vous ne fûtes aimé ni chéri 

« Autant que vous serez alors blâmé et maltraité. 

« Fils, vous avez avec vous les Turcs, les Amorrhéens, 

« Les Mèdes, les Perses, Syriens et Lutis, 

« Et de la gent française les rangs sont fort petits ; 

« Si vous êtes par eux occis et défait, 

« Tant que vous vivrez, vous n'aurez plus la hardiesse 

« De prendre à aucun homme ce qui vous couvrirait le 
poing. 

(( Comme le lièvre fuit parmi la bruyère , 

« Quand il est hué et poursuivi par les chiens, 

« Ainsi vous fuirez les Francs et leurs èpieux fourbis. » 

Quand Corbaran l'entend, peu s'en faut qu'il n'enrage. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 315 



« Beau fils, dit la mère, je crois que le jour est proche. 
(( 11 Y a cent ans passés que nos ancêtres ont dit 
« Ou*un peuple viendrait de la grande terre , 
<« Qui conquerrait ce royaume par force et valeur. 
« Si vous combattez contre eux , vous ferez grande 

folie; ^ 

« Depuis qu'on m*a conté, dans ma plus haute tour, 
« Que vous faisiez venir vos alliés païens, 
« J'ai appris avec certitude, plusieurs me l'ont dit, 
« Que vous ne mourrez pas, beau fils, dans le combat ; 
« Mais, avant que Tannée passe , j'aurai de la douleur 

à cause de vous. 
« Mon cœur est fort troublé pour Brohadas; 
« Les devins disent que son jour approche. 
« — Dame, dit Gorbaran, laissez votre discours, 
« Car je ne renoncerais pas, pour tous les fiefs 
« Que possède l'empereur de l'Inde supérieure, 
« A combattre contre eux si j'en ai la licence. » 
Quand la dame l'entend, elle a si grand'peur, 
Qu'elle demande congé et se prépare au départ. 



316 LÀ CHANSON D*ANTIOCHE. 



XI 



La dame a pris congé, elle va dans son royaume ; 
Tout ce qu'elle peut prendre avec elle , elle remporte, 
Elle n*a point de confiance en tout le reste. 
Et Corbaran reste avec ses troupes. 
Écoutez de nos Francs, qui sont dans la cité, 
Gomme ils ont agi heureusement pendant ce temps-là. 
Ils sont fortement gênés par la forteresse : 
Il n'y a pas de baron qui n'ait endossé le haubert 
Et lacé sur sa tête son casque émaillé d'or. 
Droit devant la porte de la forteresse, 
Chaque jour ils ont un combat rude et prolongé. 
Ils ont, dans le combat, tué beaucoup de Turcs, 
Et eux y ont occis et blessé beaucoup des nôtres, 
Jésus en ait les âmes par sa bonté I 
Chaque nuit ils font le guet tout armés et en selle; 
Ils sont travaillés et harassés d'une manière mer- 
veilleuse. 
Bientôt, en vérité, survint une telle cherté. 
Que dans l'armée chrétienne les plus riches se trou- 
vèrent pauvres. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 317 



XII 



L'armée du Seigneur eut une telle disette , 
Que les hommes les plus riches eurent peu à manger, 
Ce dont les princes commencèrent à souffrir beau- 
coup; 
Leurs corps s'affaiblissaient, et aussi leurs chevaux, 
Et les petites gens étaient en proie à de grandes souf- 
frances. 
Ils couraient arracher les herbes toutes crues , 
Ils n'y laissaient ni feuilles, ni racines ; 
La cuisse d'âne crue, celui qui peut l'obtenir 
L'achète soixante sols, on ne peut l'avoir à moins, 
Et qui peut l'avoir sait bien marchander. 
Celui qui peut trouver un petit pain entier 
L'achète volontiers un besant d'or fin ; 
Ils faisaient écorcher ânes, chevaux et mulets. 
Ils en mangeaient la chair bouillie et rôtie ; 
Ils mettent le cuir aveq tout le poil sur le brasier. 
Les sergents et les écuyers le mangent sans pain. 
La mère qui veut allaiter son enfant. 
Ne trouve dans son sein rien qu'il puisse sucer ; 
Il ferme les yeux, et meurt de besoin. 
Nos chrétiens souffrirent cela pour exalter notre loi 
sainte, 

18. 



318 LA CHANSON D'ANTIOCHB. 

Et pour conquérir et gagner le saint paradis. 
Écoutez de Torgueilleux et fier Gorbaran : 
Un jour, il commanda à son armée de marcher; 
Il s'en vint, pour attaquer les Français, 
A la porte d'un château qu'ils avaient fait élever; 
Les nôtres en sortirent pour venger leur honte, 
Mais le comte de Flandre ne pouvait agir, 
Car il n'avait point de bête pour aller au combat. 
Il commence à pleurer et à mener grand deuil ; 
On le fut annoncer aux bons barons de France : 
« Voilà où en est le comte, il n'y a pas de ressources.» 
Quand les barons le surent, qui l'aimaient chère- 
ment, 
Maint gentil chevalier en pleura pour l'amour de lui. 
Le bon duc de Bouillon et Tancrède tout le premier 
Prirent entre leurs mains un hanap d'or, • 
Et par l'armée de Dieu ils allèrent quêter pour un 

cheval. 
Leur ont fait l'aumône les Allemands et les Picards, 
Les Français, les Normands, les Flamands et ceux du 

Berry. 
Ils lui ont cherché un cheval de prix, 
Et il y est monté par l'étrier gauche. 
Maintenant qu'ils sortent, les chevaliers de Jésus ! 
Mais ils sont si faibles, nos dignes barons, 
Qu'ils ne peuvent supporter le combat meurtrier. 



LA CHANSON D'ANTIOGHE. 319 

A rentrée de la porte il y eut uue rude et brillante 
mêlée, 

Car les Turcs les repoussent, qui sont forts et légers. 

Néanmoins, Dieu en soit loué (qui conduit toutl), 

Ils n*y perdirent pas ]a valeur d'un sommier. 

Après eux ils font fermer et verrouiller la porte ; 

Ils descendent de cheval pour rafraîchir leur corps; 

Et les païens sont dehors, les détestables perfides. 

Qui souvent les attaquent de traits et de flèches. 

Dont vous auriez vu nos gens durement affligés. 

Plusieurs se sauvent la nuit pour chercher du pain, 

Aux créneaux des murs ils attachent des cordes, 

Et ils descendent jusqu'à terre; 

En fuyant ils vont à la mer où sont les nautoniers. 

Ceux-ci leur ont demandé ; « Que font nos chers ba- 
rons, ' 

« Ceux qui servent le Seigneur d'un cœur loyal ? » 

Et les fuyards répondent : « Ils ne peuvent que s'af- 
fliger, 

« Les vivres leur manquent, ils ont peu à manger ; 

« Il leur faut tous mourir sans nul remède. » 

Quand ceux des navires les entendent, ils n'osent pas 
s'arrêter. 

Us se poussent en haute mer pour s'éloigner de l'ar- 
mée. 

Seigneur, je voudrais vous raconter 



LA CHANSON D'ANTIOCHB. 



Du comte Etienne, un noble guerrier : 
Il était tenu dans Tarmée pour un lâche paresseux. 
Avant que nos gens pussent loger 
Dans Antioche aux épaises murailles, 
Il prit un si grand mal au comte qu'il ne put com- 
battre. 
Il resta dans un château pour guérir son corps. 

XIII 

Le mal qui prit au comte Taffaiblit beaucoup. 
Il vint à un château dont il était le seigneur ; 
Là il séjourne avec sa suite particulière. 
Quand il fut guéri, il oublia de bien faire. 
Il entendit bien dire aux fuyards : « L'armée est abîmée, 
« Car la faim et la soif les accablent durement. » 
Il monta à une plate-forme tout seul, sans suite ; 
Il aperçoit les murs et la grande tour d'Antioche ; 
Il voit en dehors Gorbaran avec les Persans. 
Promptement il vient à sa maison, 
Il rassemble son avoir, il se met en route. 
Droit vers Constantinople la ville forte ; 
Il ne s'occupe plus des chevaliers de Dieu. 
Eux croyaient n'en être pas oubliés. 
Et qu'il leur amènerait du secours contre le peuple dé- 
testé ; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 321 

Mais que Dieu, fils de sainte Marie, leur soit en 

aide! 
Car ils ne le reverront plus avant Pâques fletiries. 
Il arrive à Loseignor ^ à l'aube du jour. 
Il y trouve l'empereur avec sa grande armée, 
n l'appelle au conseil et lui dit de tristes nouvelles : 
«Sire, juste empereur, je ne laisserai pas de vous 

dire 
« Que nos gens ont vraiment pris Antioche, 
« Mais ceux de la forteresse font de fréquentes sor- 
ties, 
« Corbaran est dehors avec son armée, 
< En dedans ils ont la disette, n'en doutez pas, 
« Ou ils sont tous morts, ou peu restent en vie. » 
Quand l'empereur l'entend, il n'a garde de rire. 
La nouvelle fut bien vite sue par toute l'armée. 

XIV 

La nouvelle en fut bientôt répandue dans toute l'ar- 
mée. 
Un chevalier vaillant et redouté l'entend. 
Il aimait beaucoup BohémonJ, il était de sa maison. 
En notre langage on l'appelait Guy; 

* Séleucie. 



LA CHANSON P'ANTÏOGHE. 



Par ses exploits et sa bouté 
Il était aimé et chéri de Tempereur. 
Quand il apprit la nouvelle, il fut en colère et triste, 
De la doiileur qu'il en eut il tomba à terre pâmé, 
A haute voix il se proclame malheureux : 
(( Ahi! glorieux Père, Jésus de majesté, 
« Sont-ce bien vos barons qui sont là rassemblés ! 
« Ils ont quitté pour vous les châteaux, les cités, 
« Et vous souffrez qu'ils soient mis en déroute, 
« Ahil sire Bohémond, franc et fort chevalier, 
« Vous en étiez la fleur, et loué par-dessus tous 
« En savoir, en prouesse et en générosité ! 
« Par vous de bons conseils étaient donnés aux pau- 
vres. 
« Comment les Sarrasins peuvent-ils être si hardis 
« De blesser votre corps qui est si bien orné. 
« Si vous êtes mort, je ne pourrai vivre 
« Quand pourriraient en terre votre bouche , votre 

nez, 
« Les yeux et le visage, le front et les côtés. 
(( Ahi ! Dieu de gloire où est votre puissance ? 
« Combien mon cœur est dolent, triste et désolé, 
« Si ceux-ci disent vrai, j'en perdrai l'esprit. 
« Comment le sépulcre sera-t-il délivré des païens? 
« Ils garderont en paix leurs terres et leurs biens. 
« Seigneurs, francs chevaliers qui pleurez de pitié, 



LA CHANSON D'ANTIOCHÈ. 323 

« Et TOUS juste empereur, écoutez-moi î 
« Je ne croirai pas, qui que ce soit qui me le dise, 
« Que de si nobles barons soient si vilement traités. 
« Si dans un champ on avait jouté avec les Sarra- 
sins, 
c( Et si on avait combattu dans une bataille 
« Contre les peuples d'Orient d'une extrémité à Tautre, 
« Avant que les barons qui ont passé par ici 
« Fussent si vilement occis, vaincus et défaits, 
« Ils se seraient bien vengés avec les lames acérées. 
« Et nos gens seraient maîtres des murs et des fossés : 
« S'ils sont occis, il en reste peu des ennemis. 
« Sire, juste empereur, si vous croyez mon conseil, 
« Vous aurez Antioche, si vous voulez la prendre. 
« Combattez à outrance, vous déferez les Turcs. 
« Si l'armée du Seigneur (qui souffrit sur la croix) 
«Y est morte et occie, vous la vengerez sur les 

Turcs, 
(( Et vous enterrerez le corps des barons pour l'amour 

de Dieu. 
il Quoi que fasse ce comte, vaincu et épouvanté, 
(( Sachez que de peur il a pris la fuites » 
Par le discours de Guy il ne fut pas arrêté. 
L'empereur retourne avec ses riches barons. 
Guy même s'en est allé avec lui. 
Il part tout dolent, il ne s'arrête pas. 



324 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Il sent une telle douleur que jamais on n'en verra de 
plus grande. 

XV 

L'empereur retourne en arrière en Romanie, 

Mais avant de partir il prépare une ruse ; 

Il fit dévaster par son armée la terre d'Angorie\ 

Afin que si les Turcs y viennent, en tous cas 

Quand ils arriveront, les vivres leur manquent. 

Or je laisserai là les Turcs, que Dieu les maudisse! 

Je parlerai de nos chrétiens de la gaie terre, 

Qui sont dans Antioche dolents et affligés ; 

Car la faim et la soif les tourmentent fort. 

Le pain et l'avoine leur manquent entièrement, 

Cette triste vie dure vingt-cinq jours. 

Si le Seigneur n'y met ordre, lui qui gouverne tout, 

D'ici à peu de temps, tous auront péri. 

Il y avait à Antioche, de toute antiquité. 

Une église fondée au nom de sainte Marie; 

Le prêtre dormait par une helle nuit, 

Jésus vint vers lui, avec nohle compagnie, 

Et tout le lieu resplendit de sa beauté. 

* Hongrie, (Voir la noie de M. Paulin Piiris.) 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 325 



XVI 

Le prêtre donnait, il avait beaucoup réfléchi, 
Et beaucoup prié Dieu pour notre armée. • 
Jésus, le Roi de majesté vint devant lui, 
Saint Pierre et saint Paul étaient à ses côtés. 
Et la Vierge qui a porté Dieu. 
Leur beauté jette une si grande clarté. 
Que le soleil ne brille pas autant par un jour d*été. 
Notre-Seigneur a doucement appelé le prêtre ; 
Quand le prêtre Tentend, il s'est incliné profondé- 
ment, 
Il est tombé à ses pieds et lui a crié merci. 

« Seigneur, secours ton peuple par ta bonté ! 

u — Ami, dit Notre-Seigneur, n'as-tu pas vu 

« Que je les ai aidés volontiers et de bon gré? 

«Je leur ai fait rendre Nicée, cette bonne ville, 

« Et jamais si grand peuple n'a combattu contre eux 

« Qu'il n'ait été vaincu. 

tt Je les ai sauvés de la faim qu'ils ont endurée 

« Devant Antioche avant d'y être entrés. 

« Je leur fis rendre la cité à discrétion. 

« Les maux qu'ils ont soufferts, je les leur ai infligés, 

«Parce qu'ils -ont beaucoup violé mes commande- 
ments; 

19 



326 Li CHANSON D'ANTlOr.nE. 



« Ils ont dormi avec les Sarrasines, quand ils avaient 

perdu le sens, 
« Et avec les femmes païennes dont ils ont fait pis ; 
(( Dans la nuit et le soir ils ont agi en vrais fous. 
Quand Notre-Dame Tentend, elle en a grand'pitié. 
Entre lui et saint Pierre elle se jette à ses pieds, 
Et saint Paul de même, que Dieu a tant aimé. 

XVII 

La Mère du Seigneur tombe aux pieds de sou Pila, 

Elle prie doucement celui qu'elle a nourri 

Qu'il ait pitié et merci de son peuple. 

« Seigneur, dit saint Pierre, je vous en prie ; 

« Car cette gent m'a très-bien servi. 

« Ils m'ont rendu mon église, qui fut faite pour moi, 

« Les Turcs et les Amorrliéens l'ont gardée long- 
temps. 

« Les anges en ont grande joie et les apôtres aussi; 

(( Ils désirent que je Taie, ils en sont réjouis. » 

Notre-Seigneur a entendu leurs prières. 

Alors il rappelle le prêtre , doucement et avec séré- 
nité : 

«Va, dit-il, vers mon peuple, dis que je lui mande 
par toi 

« Qu'ils n'oublient pas les pécbés qu'ils ont faits, 



LA CJEANSON D'ANTIOCHE. 327 



« Mais qu'ils aillent se confesser à leurs prêtres; 

« Dans cinq jours ils seront secourus et guéris. » 
Quand il eut ainsi parlé,- il disparut; 
Il s'en va en paradis, d'où il est descendu. 
Le prêtre demeura après avoir entendu cela, 
Et il s'étonna fort de ce qu'il avait vu; 
n en loua Dieu qui jamais ne manqua à sa parole; 
Au matin, il se leva, quand le jour commença à 
éclairer. 

XVIII 

Le jour éclaire et le soleil luit. 

Les Turcs et les Amoravis^ courent s'armer, 

Ils courent à la porte pour tom])er sur nos gens, 

Là où ils avaient fait fortifier un château. 

On entendit les trompettes et les cors d'airain son- 
ner, 

Et braver les nôtres, les moquer et les railler. 

Ils disent : « Fils de ..., vous n'en pourrez échap- 
per ! » 

Quand nos barons l'entendent, ils vont s'armer. 

Ceux du maître donjon montent à cheval, 

Ils arrivent à la porte, ils la font ouvrir. 

* Les Marocains. 



328 L.V CHANSON D'ANTIOCHE. 

Il y eut là un grand combat de traits et de pierres. 
Le troisième jour, je Tai entendu conter, 
Le prêtre vient en pleurant, il commence à crier : 
({ Barons, francs chevaliers, faites cesser ce combat, 

(( Et venez écouter mes paroles. » 

Quand les barons Tentendent, ils font fermer la porte, 

Les princes s'assemblent autour de lui : 

« Seigneurs, dit le prêtre, vous plait-il d'écouter? 

« Je veux vous parler de par Jésus de gloire : 

« Cette nuit, vraiment. Dieu vint me parler, 

« Il me dit des paroles que je ne veux vous cacher. 

« Pensez à réparer les péchés que vous avez faits, 

(( Dites-les à vos prêtres et confessez-vous : 

« Avant que vous voyiez passer huit jours, 

« Il remplira vos cœurs de biens ; 

(( Si vous doutez de ce que je vous dis, 

« Il n'y a pas d'épreuve judiciaire sous le ciel que je ne 
sois prêt à soutenir. » 

L'évêque du Puy, qu'on appelait Aymar, 

A fait apporter la croix et les reliques, 

Il lui a fait jurer que ce qu'il dit est vrai. 

Pour mieux attester son récit, 

Pierre le bon Hermite les appelle ; 

Écoutez de quoi il veut leur parler. 



LÀ CHANSON D'ANTIOCUË. 329 



XIX 

(( Seigneur, leur dit Pierre, écoutez-moi : 

« Avant que cette ville fût prise par vous, 

« Je dormais dans mon lit, dehors dans ce pré, 

« Un homme d'une grande beauté vint devant moi, 

« Il fut au baptême appelé André. 

« 11 me dit : Bel ami, écoutez-moi, 

«Quand vous entrerez dans Antioche, 

« Droit au moutier de saint Pierre qui tient les clefs du 

ciel, 
« Bien près de l'autel, à droite, fouillez, 
« Là vous trouverez la lance dont Dieu fut blessé 
« Quand il mourut sur la croix. . 
« Quand il eut parlé ainsi, il disparut. 
« Le lendemain matin, quand je me suis levé, 
« Je crus que c'était un fantôme qui avait disparu; 
« Cette nuit, il est revenu vers moi, 
« Il m'a montré le lieu où vous la trouverez. 
«Venez-y, s'il vous plaît, à l'instant vous la verrez. 
« Mais saint André me dit (vous n'en douterez pas), 
« Que chacun de vous soit vraiment confessé ; 
« Si vous livrez un combat où vous la*porterez, 
« En l'honneur du Seigneur vous gagnerez la bataille ; 
« Si vous doutez d'un seul mot de ce que je vous dis. 



330 LA CHANSON D*ANTIOCHB. 



« Il n*y a pas sous le ciel de jugement que je ne supporte, 

(( Soit en Teau ou dans le feu, comme vous le choisirez. 

tt — Amis, dit Tévêque, Dieu en soit adoré ! » 

Pierre s*en va devant, et Tévêque à son côté; 

Après les autres chefs, en grand nombre, 

Aussi bien que si Pierre y eût été né. 

Il les mène au lieu dit, il le leur a montré : 

« Seigneurs, dit Pierre, fouillez en cet endroit, 

« Si elle n'est pas trouvée ici, brûlez-moi vif. » 

Ils y ont mis douze ouvriers avec des pics acérés. 

Vers rheure de vêpres, on trouva le coffre 

Où gisait la lance, dont vous avez entendu parler; 

Quand elle fut tirée de terre, on témoigna une grande 

joie, 
Le peuple en fit un riche service. 



XX' 



Quand ils eurent trouvé la lance, ils sont ravis; 

Ils jurent tous ensemble et d'un commun accord 

Qu'ils ne fuiront de la bataille en aucun cas, 

Qu'ils ne s'arrêteront qu'au saint sépulcre. 

Qu'ils prendront Jérusalem si Jésus le leur accorde. 

Les pauvres furent très-joyeux de ce serment; 

Ils se dirent l'un à l'autre : « Oui, c'est un bon serment; 

(( Grâce en soit à Dieu, à qui le monde appartient ! n 



LA CHANSON D'ANTJOCHE. 331 

La nuit d'après, si l'histoire ne ment pas, 
Un orage vint de Toccident; 

Il tomba avec un bruit effrayant sur l'armée des Sar- 
rasins ; 
Les nôtres en furent dans un grand effroi. 
Et les Sarrasins encore plus, sur qui la foudre descend. 
Depuis ils ne peuvent plus se camper en ce lieti-là. 
Les plus sages païens en furent attristés, 
Ils s'en seraient volontiers retournés en Orient, 
Mais les insensés en plus grand nombre s'y opposèrent ; 
Vers le pont ils vont tous chacun avec ses chefs. 
Et combattent les nôtres par petites attaques. 

XXI 

Ceux de l'armée de Corbaran, le perfide infidèle, 

Vont au fort donner des alarmes ; 

Ils font de petites troupes. 

Et combattent les nôtres; et quand ils sont lassés, 

Il en revient d'autres en bon ordre; 

Mais les nôtres ne sont pas changés ni abattus. 

Nos barons ont décidé en conseil 

Qu'il faudrait faire un mur entre eux et la ville; 

Ils pourront mieux se défendre s'ils sont attaqués. 

Il advint une alerte un jour où ils étaient assemblés. 

Les nôtres les chassèrent de force 



332 Là CHANSON D*ANTIOÇHE. 

Jusqu'à une tour où ils sont entrés, 

Et ont enfermé trois des nôtres par ruse. 

En entrant deux sont durement blessés, 

Quand ils voulurent sortir, ils furent décollés; 

Et le troisième a monté un étage par force, 

Il se défendit tant qu'il put, 

Néanmoins ils lui ont coupé la tête. 

Le bon duc Bohém'ond en a le cœur irrité. 

Il aurait voulu le secourir, car il en est très-affligé. 

Mais ses hommes ne peuvent agir, ils sont trop affamés. 

Lui-même de sa main a allumé un feu 

Dans un ancien palais proche de là; 

Le vent souffle dedans, et Ta bien embrasé, 

Depuis les méchants n'ont pu y demeurer. 

Ecoutez comment le diable a opéré : 

Juste à l'heure de tierce, voici le feu allumé, 

Jusqu'à minuit la bonne ville a brûlé; 

Tant églises que maisons, on dit en vérité, 

Que deux mille furent brûlées avant qu'il fût éteint. 

Les nôtres en furent durement effrayés. 

Et surtout des églises, ils sont tristes et désespérés. 

XXII 

Nos Français sont courroucés et dolents. 

Ils disent l'un à l'autre : « Gela va trop mal pour nous; 



LA. CHANSON D'ANTIOCHE. 333 

« Les pauvres gens meurent tous de faim céans, 
« Ils ne pourront plus longtemps souffrir de tels maux. 
« — Seigneurs, dit Tévêque, écoutez mon projet; 
« Mandez à Gorbaran (que Dieu l'écrase!) 
« Que ce royaume est à nous d'ancienne date, 
« Que leurs gens le prirent par force. 
«Maintenant, nous à qui cette seigneurie appar- 
tient, 
« Sommes prêts à montrer qu'il n'y a rien à récla- ^ 

mer, 
« Ou avec vingt chevaliers, ou avec dix seulement, 
« Ou par un seul corps à corps entre les plus hardis; 
« Et s'il ne le veut pas faire, nous ferons autrement. 
« Nous avons entendu le commandement de Dieu, 
« Nous'kvons la lance, nous le savons en vérité, 
« Dont il souffrit pour nous la mort et le tourment ; 
« Nous tous, ses fils, nous en prendrons vengeance. » 
Et les barons répondent : « Malheur à qui s'y oppose ! » 

XXIII 

Cette raison est admise par les guerriers. 
Ils disent l'un à l'autre : « Qui pourrons-nous en- 
voyer? » 
Mais il n'y en a pas un qui veuille s'en charger. 
Hors Pierre i'Hermite. Il a parlé le premier : 

19. 



334 LÀ CHANSOIf D*ANTIOCHK. 



« Seigneurs, dit-11 aux princes, si vous l'accordez, 

« En Thonneur de Dieu j'irai porter votre message; 

« Si j'y reçois la mort, je l'accepte volontiers. 

«Au jour du grand jugement, j'en aurai bonne ré- 
compense. )) 

Avec nos barons il y avait un chevalier ; 

Il avait nom Herluin, fit beaucoup de choses dignes de 
louanges : 

C( Seigneurs , dit-il aux princes , écoutez ce que je 
demande : 

(( J'irai avec lui, j'en ai un grand désir. , 

« — Sire , disent les barons , nous vous en devons des 
remercimenls, 

<( Si nous pouvons par vous traiter cette affaire, 

<( Tant que nous vivrons vous nous serez très-cher. 

(( Vous mènerez avec vous un de nos interprètes 

« Qui sache entendre et traduire leurs discours. 

« Allez promptement, fils de bon chevalier! » 

Les messagers s'en vont, ils n'ont garde de tarder. 

L'évêque du Puy commence à les bénir. 

Les trois messagers sortent de la cité. 

Ils vont vers Gorbaran pour lui réclamer le royaume. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 836 



XXIV 

Les messagers sortent de la bonne ville, 

Ils sont richement vêtus, chaussés et ornés, 

Pierre monte un âne bien sellé, 

Les autres des mules à Tamble ; 

Jusqu'à la tente de Gorbaran on ne tire pas les rênes. 

Corbaran était assis en un fauteuil doré, 

Une jambe sur l'autre, avec une grande fierté. 

Il était vêtu selon l'usage de son pays. 

Il ressemble bien à un baron possesseur de grands fiefs, 

Autour de lui il a une grande partie de ses barons. 

Nos messagers se sont arrêtés devant lui, 

Ils ne le saluèrent pas et ne s'inclinèrent pas; 

Les Turcs qui sont dans la tente en sont irrités. 

S'ils n'eussent été des envoyés, ils les auraient tués. 

Pierre l'Hermite a parlé le premier : 

« Écoute, Corbaran, ce que nos Français te mandent : 

« Ils sont fort affligés et très-humiliés 

« De vous voir oser venir contre eux en armes; 

« Les dieux que tu as tant chéris et aimés 

« T'ont maintenant cruellement manqué et raillé. 

« Nos barons te font savoir, ils te l'ont bien montré, 

« Que ce royaume est à eux de toute antiquité, 

« Mais votre nation le leur a ôté par une grande cruauté; 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 



« Maintenant ceux qui eu réclament Théritage sont ar- 
rivés, 
/ « Ils sont prêts à combattre corps à corps en champ clos, 
({ Ou à vingt ou à dix dehors, dans la prairie, 
« Ou bien en combat singulier, à outrance; 
« Celui qui sera vaincu s'en ira dans son royaume 
« Avec ceux de sa loi, à sa volonté. » 
Quand Gorbaran l'entend, il éclate de rire. 

XXV 

Quand Gorbaran l'entend, il ne peut s'empêcher de rire : 
« Ges gens ont un grand sens et une grande finesse, 
« Ecoutez comme ils me font dire une étrange folie : 
« Que ce royaume est leur de toute antiquité, 
^ (( Et qu'ils sont prêts à le prouver en combat judiciaire, 
<( Que ce soit à vingt ou à dix dans cette prairie, 
(( Ou par un corps à corps, si les nôtres l'acceptent !... 
« Pour un seul d'entre eux, ils voudraient tous racheter 

leurs vies. 
«Mais par cette loi que j'ai longtemps servie, 
(( Ils n'en pourront échapper; rien ne les sauvera!... 
« Il leur faut tous mourir, ou être en mon pouvoir. 
« Néanmoins, s'ils voulaient quitter leur loi détestée, 
(( Je donnerais de grandes terres aux plus riches barons, 
« Et les pauvres gens seraient rassasiés de vivres; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 337 

(( A celui qui est à pied, je donnerais une mule de 

Syrie, 
« Je les accompagnerais jusqu'à Jérusalem ; 
« Us auraient mon amour et ma grande confiance, 
« Etje leur donnerais la seigneurie de tout ce royaume.» 
Quand Heriuin Tentend, le sire au fier visage, 
Il répond à Gorbaran : « Maudit soit qui Taccepte! » 

XXVI 

Heriuin a un tel chagrin, qu'il s'en faut peu qu'il n'é- 
clate de colère. 
Il dit à Gorbaran : « Vous pariez follement, 
c( Vous êtes fou et voleur et de mauvais esprit, 
« Vous ne connaissez guère le cœur de nos gens. 
« Si vous saviez combien c'est criminel 
« De renier Jésus, à qui le monde appartient, 
« Lui, sa chère mère et ses saints, 
« De votre bouche puante, vous n'en auriez rien dit. 
« Avant que la semaine passe, à ma connaissance, 
« Vous verrez tant de jeunes chevaliers de prix, 
a Tant de casques, de hauberts, de riches armures, 
« Que vous aurez le cœur bien dur, si la peur ne vous 

prend. 
« Vous n'attendrez pas leurs coups, pour l'or de Bé- 
névent, 



338 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



« Ou bien Vous serez tous occis dans les tounnents. n 

Quand Corbaran Tentend parler si rudement, 

Il jure, par les dieux qu'il adore, 

Que s'il n'était pas envoyé, il le pendrait à l'instant. 

Quand Herluin l'entend, il ne s'arrête pas davantage. 

Il sort promptement de la lente. 

XXVII 

Quand Corbaran les voit sortir de sa tente. 

Il dit à ses gens : « Je suis hors de moi ; 

c( Écoutez ces misérables, comme ils savent parler! 

« Ils sont trompeurs et voleurs , ils savent bien dis- 
puter. 

<( Savez-vous ce que je vous veux commander, 

« Quand vous irez combattre les Francs en la bataille : 

(( Pensez à les entourer de manière 

(( Que jamais aucun ne puisse retourner en son pays. 

(( Si quelques-uns sont délivrés, je ne puis vous le ca- 
cher, 

<( Ils voudront se venger avec leurs épées d'acier. 

<{ Ils veulent tous mourir plutôt que de se rendre. » 

Corbaran est à blâmer de parler ainsi, 

Car plus il exalte et loue les nôtres, 

Plus il trouble et fait trembler les siens. 

A présent je quitterai les messagers un moment. 



LA CHANSON D'ANTÎOCHE. 339 



Mais promptement vous m'y entendrez revenir. 
Lannit, quand Corbatan eut quitté le souper, 
Un riche émir d'au delà de la mer Rouge, 
Et le Rouge Lion, qui est très-redoutable, 
Commencent à jouer aux échecs, aux dames et au tric- 
trac 
Les têtes des barons qu'ils pensent décoller. 
Ils mettent la tête de Godefroy à l'enjeu. 
Ils n'oublient pas Tancrède, ni Bohémond, 
Ni le comte Robert, qui gouverne la Flandre, 
Celui de Normandie doit être aussi tué. 
Mais que Dieu les aide, qui sauva le monde. 
Car, entre faire et penser il y a grande différence. 
Les barons d'outre-mer sont dans Antioche, 
Ils font demander à tous , par Robert le Prison , ^ 
Qui combattra, s'il faut le faire? 
Que Dieu les garde, qui conserve tout ! 

XXVIII 

Avant que les messagers reviennent au palais, 
Dans les murs d' Antioche les barons sont rassem- 
blés. 
Ils ont chargé Robert le Frison d'arranger le combat; 
Les cent, ou les soixante, ou les vingt au choix, 
Il y en a tant, que jamais homme n'en vit de tels; 



340 LA CHANSON D'ANTIOGUE. 

Ils préfèrent le combat à Tor fin et auxmangons^. 

Et, pour combattre seul, on a choisi Godefroy de 
Bouillon, 

Parce qu'il est preux et intrépide, et du lignage de Char- 
lemagne. 

Le duc de Normandie a entendu ce choix ; 

Tout plein de colère, il vient à son pavillon. 

Il a fait seller son cheval et ceux de ses compagnons. 

« Que voulez-vous faire , sire ? dit Foucher d'Alen- 
çon? 

(( — Par ma foi, sire, je m'en irai en mon pays. 

(( Ne suis-je-pas du lignage de Renajid, fils d*Aymon, 

« Qui jamais, pour aucun chevalier, ne vida les ar- 
çons? 

(( Ne devrais-je pas être élu? 

« Oui est-ce qui combattra, si ce n'est moi? 

(( Quand on eu élit un autre, on me tient donc pour un 
valet. 

(( Le duc n'a pas un parent qui vaille un bouton , 

« Il ne mérite pas cette élévation. 

(( — Sire, n'en parlez plus, disent les barons, 

(( Il est de grand parage, par Dieu le Créateur! 

« Vous avez entendu dire cq qu'il est et ce qu'il n'est 
pas; 

^ Pelite monnaie. 



LA CHANSON D'ANTIOCHB. 341 

« Son aïeul fut conduit par un cygne au rivage de Ni- 

mègue, 
c( Sur la grève du principal donjon, 
(( Tout seul en un bateau sans aviron , 
« Bien chaussé, et vêtu d*un vêtement blanc ; 
« Sa tête brillait plus que la plume d'un paon ; 
« L'empereur le retint, avec l'assurance 
« Qu'il pourrait s'en aller sans être contraint. 
« Puis il lui donna une femme en ce pays, 
« Une sienne parente, cousine du duc Begon. 
(( Il donna au baron une terre bonne et féconde, 
« Puis il le revêtit du fief de Bouillon ; 
« Depuis il conduisit l'armée, porta le gonfanon, 
« Et le servit volontiers en bon vassal, 
« Jusqu'à ce que le cygne revint, à la douce saison ; 
« Il emmena le vassal dans un petit navire , 
K Parmi la mer salée, sans voiles ni pilote. 
Cl Le roi ^ ne put le retenir par aucun don ; 
« Les gens de la maison en furent très-affligés, 
« Jamais, depuis, ils n'en entendirent parler. 
« Une fille en resta au château de Bouillon , 
(( Le duc Godefroy en est né. 
« Nous l'avons élu parce -qu'il a le cœur de baron, 
« Et qu'il combat bien à l'écu et à l'épée, 

* L'empereur. 



S4â LÀ CHANSON D'àNTIOCHE. 



t( Et qu'il est bien armé ôur son destiiei* gaôcon. 

« Qui lui voudrait contester serait bien hardi, 

« A pied et à cheval, c'est un bon chatnpion. 

« — Par mon chef, dit le duc, voiië remues bien la 

moustache ! 
« II n'y a pas, dans toute Tàrmôe, un olérc pour mieux 

dire un sermon ! » 

XXIX 

Quand le duc de Bouillon apprend la nouvelle 
Que Robert, duc de Normandie, veut s'en aller, 
Il vint à son quartier avec une noble compagnie ; 
Il descendit le premier de son mulet de Syrie, 
Là où il rencontra le duc, il s'inclina devant lui : 
(( H6! Robert, gentilhomme, franc comte, hardi guer- 
rier, 
(( Vous valez mieux que moi, je ne le nie pas ; 
« N'ayez ni courroux ni envie du combat, 
<( Car je vous le donne simplement, sans regret, 
(( Par corps de chevalier, et il ne peut être mieux sou- 
tenu, 
« Car il n'y en a pas de meilleur que vous jusqu'aux 

jîlaines de Hongrie. 
(( Je veux qu'il en soit selon votre bon plaisir, sans fé- 
lonie ; 



LA CHANSON D'ANTIOCItE. 343 

« Mais la chrétienté me l'avait adjugé. >) 
Quand le comte entend le duc qui s'humilie aindi de- 
vant lui, 
Il s*est avance, il le remercie doucement : 
« Sire, vous le ferez, au nom de sainte Marie ! 
« Je resterai avec vous, en votre compagnie. 
(( J'aiderai à confondre la nation maudite. » 
Cependant, voici THermite sur son âne de Hongrie, 
Oui ne tardera pas à leur porter des nouvelles. 

XXX 

« Seigneurs, dit THermite, écoutez-moi. 

« Corbaran vous tient céans pour affamés ; 

({ Il a dit devant tous, en homme peu mesuré, 

« Que sûrement vous passeriez mal la bataille, 

(( Que des siens nul ne serait ni blessé ni tué. 

« Il compte bien vous prendre tous avant que le jour 

finisse. 
« Quand il vous aura tous pris et brûlés et déchirés, 
« Il emmènera les plus riches bien enchaînés. 
« — Vite combattons, barons! dit Tancrède, 
« — Sire, dit Bohémond, pour Dieu ne vous hâtez 

pas, 
ft Avant que j6 sache des pauvres qui meurent de fa- 
tigue 



344 LA CHANSON D'ANTIOCHK. 

« S'ils voudront la bataille, et quelle est leur pen- 
ser. » 
On se rendit à ce projet et à ce conseil. 
Quand le jour fut fini, ils s*en vont à leurs logis. 
Jusqu'au lendemain quand le soleil fut levé. 
Alors Bohémond est monté sur un destrier. 
Pour parcourir les quartiers en long et en large, 
Voir les pauvres vilains, et les bourgeois barbus 
Qui lui crient : «Sire, vite, combattez! 
« Nous aimons mieux être occis dehors, parmi les 

prés, 
« Que de mourir de, faim ici comme vous le voyez. 
« — Seigneurs, dit Bohémond, je le ferai vendredi, 
a Au nom de ce Seigneur qui mourut sur la croix, n 
Ils répondent ensemble : « Dieu en soit loué ! » 
Puis il est retourné en la place vers les barons, 
lis lui demandèrent tous : « Quelle nouvelle direz- 

vous? 
« — Barons, dit Bohémond, écoutez-moi un instant: 
« J'ai rassemblé et éprouvé vos petits hommes, 
« Je les ai vus fortement en goût de livrer bataille, 
(( Je la leur ai promise pour vendredi : 
« Que chacun de vous soit armé et équipé, 
« Car je ne resterais pas pour l'or de vingt cités. » 
Ils répondent ensemble : « Vous ferez bien ! vous ferez 
bien! 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 345 

« Eh Dieu! que ce jour n*est-il déjà venu nous éclai- 
rer! 
« — Seigneurs, dit Tévôque, écoutez-moi un peu. 
« Pour Tamour de Dieu, je vous prie de jeûner ces 

trois jours ; 
« En chemise et déchaussés allez par les églises, 
(( Et gardez-vous d'oublier les larges aumônes; 
« Qui a des vivres en abondance, les rende aux pau- 
vres; 
({ Que le Seigneur de gloire, par sa pitié, 
(I Vous soit à ce jour aide et défenseur ! » 
Et ceux-ci répondent : « Sire, ce sera comme vous le 

commandez ! » 
Ces trois jours se passent dans l'abondance. 
Et les pauvres et les riches vécurent largement. 
Ils ont frotté et roulé leurs hauberts. 
Nettoyé leurs casques, préparé leurs écus, 
Fourbi leurs épées et garni les poignées ; 
Selon ce que chacun peut il est bjen préparé 
Pour défendre son corps garni et bien armé. 
Un espion sort et va au camp, 
Qui dit que nos guerriers sont tout affamés. 
Et qu'ils mangent leurs roussins par famine; 
Il a réconforté les païens du camp. 
Gorbaran l'a fait prendre et jeter en prison. 
Si ce qu'il dit n'est pas vrai, il sera décollé. 



346 L4 CHANSON D'ANTIOCHE. 



Et Corb^ran s'est mis à réfléchir et à se préparer, 
Il appelle Amédelis et lui dit : « Venez vers moi, 
« A Antioche vous irez vers les Français, 
a Et verrez leurs préparatifs, revenez le matin. » 
Et celui-ci répond : a Sire, je suis tout prêt. » 
Il sortit du pavillon, il va en tapinois 
Et vint à Antioche, il franchit la porte; 
Cette nuit il a couché au bas d'un vieux fossé, 
Il a vu les travaux des Français endurcis, 
Les hauberts, les casques et les écus bouclés^ 
Les palefrois charnus, les destriers reposés, 
Les atours des barons et des riches vassaux, 
Il a entendu comment on a divisé les masses de sol- 
■ dats, 

Et les fiers escadioiis de chevaliers armés, 
Lesquels iront devant et de côté et eu arrière. 
Le plus tôt qu'il peut il est retourné au camp. 
Il contera les nouvelles, comme vous pouvez les en- 
tendre. 

XXXI 

Seigneur, je veux laisser ce messager à présent; 
Car très-prochainement vous m'y verrez revenir. 
Dans Antioche il y avait deux chevaliers, 
Qui étaient compagnons et s'aimaient chèrement. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 347 



L'un né à Creil, du lignage de Reynier, 

n eut nom Évervin, fils d'Autiaume le fier, 

Qui jamais n'eut le désir de tromper son seigneur. 

L'autre, Pierre Postiau, né près de Montdidier ; 

Ils sont tous deux yavasseurs, mais dignes de louanges. - 

Le jeudi matin, Évervin de Creil est allé au moutier, 

Pour prier Dieu le Seigneur, 

Et Pierre s'est levé, s'est mis à s'habiller; 

Ses écuyers sont venus devant lui en pleurant: 

« Sire, lui disent-ils, nous n'avons rien ^ manger, 

« Le septième jour fut hier que n'avons goûté de pain, 

(c Surtout nous avons un autre chagrin, 

« Car vous n'avez pas de viande pour un denier. 

« — Beaux enfants, leur dit Pierre, il ne vous faut pas. 

tourmenter, 
(( Prenez l'àne d'EverVin, faites-le écorcher, 
(( Faites-en cuire assez en l'eau ou en rôti, 
« — Nous n'oserions, sire, disent les écuyers; 
«Car il voudrait nous battre, nous frapper, nous 

blesser. 
« — N'est-ce pas moi qui vous le commande, fils de 

p , poltrons? » 

Les écuyers saisissent leurs couteaux d'acier; 
Alors on vit tuer l'âne, lô découper, 
Le mettre dans la chaudière et sur le grand brasier ! 
Évervin est venu, il vit le cuisinier, 



348 LÀ CHANSON D'ANTIOCHK. 

Il loua le Seigneur et se signa. 

a Où fut prise la chair que je vois sur ce foyer? 

a — Sire, c'est votre âne dont vous faisiez une bête de 

somme. » 
Il crut que c'était une moquerie, il courut à Tétable, 
Quand il ne le trouva pas à Tétable, il s'irrita. 
Il court vers Pierre, il commence à crier. 
On eût vu Évervin se disputer, se fâcher. 
Combattre en paroles et gronder rudement ! 
« Par mon chef ! sire Pierre, ne deviez le donner, 
« Il portail mon haubert et mon casque verdoyant, 
« J'en sentirai la perte, souvent à la guerre. 
« Vraiment vous êtes du lignage de Garnier, 
« Qui apprend à accabler les malheureux, 
« Et qui n'aime que ceux qu'il peut tromper. )> 
Quand Pierre l'entend, il se prend à l'adoucir : 
« Beau compagnon, par le corps de saint Léger, 
« Vous ne devez pas vous émerveiller de cela, 
« Puisque nous en avions un si grand besoin. 
« Car trop jeûner nous rend faibles, 
« Et un homme affamé ne se peut guère aider. 
« Mais plutôt que de laisser nos corps empirer, 
« J'en ferai autant de mon destrier. 
« Demain sera la bataille; sans plus tarder, 
(( Nous irons au combat venger Notre-Seigneur, 
(( Que les perfides Juifs ont crucifié ; 



LA CHANSON D^ANTIOCHK. 349 



« Avant que nous voyions le soir ni le soleil couché, 
« Nous n'aurons plus besoin d'âne pour porter notre 

bagage, 
« Nous devons perdre nos têtes dehors, dans la plaine, 
« Ou nous serons si riches d'argent et d'or fin, 
« Que nous n'aurons rien à demander au voisin. 
« Mais prions le Seigneur, qui juge le monde, 
« Qu'il nous préserve de toute moçtelle rencontre. » 
Quand Evervin l'entendit ainsi parler. 
Il le prit par le col, le baisa doucement : 
« Beau compagnon, ce que vous dites est vrai, 
« Que le bon plaisir de Dieu soit notre conseiller I 
Les voilà reconciliés, ils s'assirent pour manger, 
El ils ont fait rassasier leurs sergents, 
Tout à l'heure vous entendrez conter du païen qui alla 

les épier. 

XXXII 

Corbaran se leva, appela Amédelis : 

c( Dis-moi la vérité sur ces chiens morts de faim ; 

« Se rendront-ils à moi quand je les aurai assaillis? » 

« — Par ma foi, sire, dit l'Arabe, 

(( Jamais je ne vis de si beaux hommes, ni si hardis, 

« De chevaux et d'armes si bien équipés. 

(c D'une bataille rangée vous pouvez être assuré, 

20 



8Q0 LA CHANSON D*ANTIOCHK. 



« Ayant que Tienne le soir et que le jour floitfiai| 
a Car je les ai vus pr(t» et impatienta de combattre, 
a — Ami, dit Gorbaran, tu es très-effirayé, 
a Quand je t'amenai ici du royaume de Perse, 
« Je croyais que tu étais un bon cheyalier, 
a N'en parle plus, par la loi que tu 8ui9« 
a — Par ma foi, sire, dit Âmédelia, 
a Vous yerrez assèi ce qui en est ayant que le jour soit 
fini. » 

xxxin 

Ce fut le ycndrodi, quand l'aube eut paru 

Et que le soleil fut levé sur toute la contrée. 

En la cité d'Antioche, pas une porte n'est ouverte, 

Par la ville, la bonne armée se lève, 

Les Français, les Lorrains, ceux de mainte contrée; 

L*évêque du Puy a chanté la messe, 

Et ils l'ont ouïe de bon cœur. 

Là vous auriez vu mainte gent se confesser, 

Devant Notre-Seigneur, mainte faute avouée, 

D*amour et de compassion maintes larmes versées, 

Car ils ne croient pas vivre jusqu'au soir. 

Quand ils se sont signés, ils ont crié : Sus! 

Ils vont s'armer à leurs demeures, saris s'arrêter. 

Là on eût vu endosser les cuirasses, 



LA. CHANSON D^ANTIOCHE. 351 



Lacer les casques et ceindre les épées, 

Et les chevaux de bataille à la croupe luisante. 

Au milieu d'Antioche ils se sont rassemblés, 

Et ils ont rangé et décidé Tordre de bataille; 

Et comment les colonnes sortiront dans la prairie. 

A cette heure, écoutez une chanson bien illustre, 

Je ne dis pas pour cela, bonne gent honorée, ' 

Que je demande du vôtre la valeur d'un denier; 

Si la fière chanson ne vous plaît pas beaucoup, 

Poursuivez votre chemin, ne l'écoutez plus ; 

Mais ce fait d'armes doit être rappelé. 

Car jamais on ne retrouvera une pareille chevalerie. 



CHANT VIII 



ARGUMENT. —L'évèque du Puy essaye vainement de déterminer un des diefi 
à porter la sainte lance. — Tous refusent, et préfèrent se battre. — Il m 
décide à la perler lui>mênie. — Hésitation des chefs. — Amédelis nomme 
à Corbaran les chefs croisés au moment uù chacun sort de la ville. — Les 
dames de Tarmée. — Discours de Tévèque. — Combat engagé. — Danger 
de Godefroy. — Sa suprême oraison. — Les barons le délivrent. — Vie> 
toire complète. —Sermon de Tévêque du Puy. — Retour au camp. — Repu« 
— Butin. 



L'évèque du Puy fut preux et éloquent, 
Et bien zélé pour le service de Dieu. 
Depuis que rarmée entra dans les royaumes étran- 
gers, 
Jamais , pour aucune grande bataille, il ne prit les 

armes ; 
Mais à présent, voici la bataille décisive; il ne s'y ivfu- 

sera pas : 
Quand il a fait le service, il est revenu du moustier 
Le plus tôt qu'il a pu, il est allé à son logement, 
Il a ôté les ornements dont il était enveloppé. 
Il s'est armé de merveilleuses armes, * 
Il a revêtu un haubert dont le bord est doré, 
Il a lacé son casque, qui est d'or mêlé de pierreries, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 353 

On lui a mis aux pieds des éperons d'or, 

Puis il a ceint Tépée au côté gauche ; 

Son coursier de bataille est amené devant lui, 

Qui vaut plus de cent livres de deniers monnayés ; 

Par rétrier gauche, il est monté aux arçons, 

Son écu au col, et son étole pendante ; 

A sa lance il y a deux dragons flottant ; 

Il pique son cheval des deux côtés à la fois, 

Qui en a sauté à la hauteur de trente pieds. 

Il est venu vers les Français, il les a salués. 

Le bon duc de Bouillon est venu à sa rencontre. 

Il lui crie à haute voix : « Chevalier, d'où venez- vous? 

« Je ne sais qui vous êtes, vous qui portez ces dragons; 

Je ne vous vis jamais dans l'armée, j'en suis étonné.» 

« — Sire, je suis l'évéque qui vous ai tant aimé, 

« Jamais mauvais conseil ne fut donné par moi; 

« Aujourd'hui vous aurez la bataille, vous le savez, en 

vérité; 
« Souvenez-vous de Dieu, qui souffrit sur la croix. 
« Aujourd'hui, vous aurez terres et richesses; 
V Si toutefois, par vos péchés, vous ne les perdez, 
« Gardez-vous d'être trop tourmenté du combat ; 
(( Vous verrez dans la lutte les anges ailés, 
(( Que Dieu vous enverra de ses splendeurs ; 
« Et qui mourra pour lui sera bien heureux, 
(( Car î^vec leg martyrs il sera assis et placé. » 

20. 



854 Là CHANSON D*ANTIOCHE. 



Quand nos gens l'entendent, ils en sont émus , 
Us ont tous levé les bras vers le ciel : 
« Sire, dit le duc, écoutez-moi. 
« Certes, je suis plus joyeux de votis voir armé, 
« Que pour mille chevaliers équipés et bien harnachés, 
(( Qui seraient venus se joindre à nous, là, dans ces 
champs. » 



II 



L*évéque du Puy, qui faisait les sermons , 
Appela doucement les barons par leurs noms; 
Quand il les vit rassemblés autour de lui : 
« Or, marchez en avant, sire Robert le Frison, 
« Vous porterez la lance que nous avons trouvée, 
(( Au nom de ce Seigneur que nous devons servir. » 
Celui-ci répondit : « Sire, vous parlez vainement, 
« Je ne la porterais pas pour le fief de Soissons, 
« J'aime mieux me battre contre les félons 
« Dont je vois ici les monts et les vallées couverts. 
« Avec moi j'aurai mes Flamands. 
« Nous serons plus de dix mille sur les destriers gas- 
cons; 
« J'y frapperai tant de l'épée, dont le pommeau est d'or, 
« Que ma pelisse d'hermine en sera tout ensan- 
glantée. )) 



LÀ CHANSON D*ANTIOCHE. 855 



III 



Quand l'évêque a entendu le comte jurer, 
Il a appelé Robert de Normandie : 
Sire, lui dit-il, je veux vous commander 
({ De porter la lance dont vous m'avez entendu parler, 
« Au nom de ce Seigneur que nous devons adorer, 
Qui pour nous se laissa attacher à la croix, 
« Et fut mis au sépulcre, où on le fit garder ; 
(c Au troisième jour il ressuscita, il n'y voulut plus de- 
meurer; 
(( En enfer il alla pour en ouvrir la porte, 
« Ce fut pour tirer ses amis de cette prison. » 
Et celui-ci répondit : « Sire, laissez cela, 
(( Car je ne la porterais pas pour Tor de cent cités ; 
« J'aime mieux la bataille, et donner de rudes coups 
(c Sur cette gent infâme (que Dieu l'écrase) I 
« Je veux y mener les gens de mon pays, 
« Je frapperai tant de mon épée d'acier brillant, 
(C Que de leur sang je la ferai souiller et tacher. 
« Le félon Corbaran qui les conduit, 
« Ni lé Rouge Lion ne pourront s'en vanter. » 



356 LÀ CHANSON D^ANTIOGHE. 



IV 



Quand Tévêque entend que Robert de Normandie 

Ne portera la lance pour aucune raison, il fait venir 

Le bon duc de Bouillon, à la mine hardie, 

Et il le prie doucement : 

« Sire, portez la lance, au nom de sainte Marie! 

<( — Sire, lui dit le duc, je ne la porterais pas 

« Quand vous me donneriez tout l'or qui est en Russie. 

« J'aurai avec moi les Lorrains et les Frisons, 

« J'y frapperai si bien de mon épée fourbie, 

« Que jusqu'à mes poings elle sera noircie de sang. » 



Le bon évêque du Puy connaît bien et voit 

Que le duc de Bouillon n'a ni envie ni bonne volonté 

De porter la lance qu'il leur présente. 

Il appelle promptement Tancrède, 

Il le prie doucement de porter la lance, 

Au nom du Seigneur à qui le monde appartient ! 

Et celui-ci répond : « Sire, vous parlez pour rien, 

(( Car je ne la porterais pas pour l'or de Bénévent. 

« Je préfère la bataille contre ces gens, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 357 

(( Qui nous assaillent souvent, et par petites attaques, 
« J'aurai avec moi maint jeune damoisel. 
« Nous serons plus de dix mille à ma connaissance. 
« Le félon Corbaran qui est campé dehors, 
« Ni le Rouge Lion n'auront assez de hardiesse 
a Pour m'attendre; ou bien à l'instant je les en ferai 
repentir, » 



VI 



L'éyéque ouït Tancrède refusant cette charge, 
Que nul homme vivant ne lui ferait porter. 
Il a appelé lé marquis Bohémond : 
« Çà venez, franc chevalier choisi, 
« Vous porterez la lance de Jésus, Roi du paradis, 
« Oui pour nous pécheurs mourut sur la croix. 
« — Sire, dit Bohémond, cessez de parler, 
a Car je ne la porterais pas pour le fief de Paris. 
(( J'aime mieux la bataille contre ces Arabes, 
« Dont je vois les monts et les bruyères couverts, 
« J'aurai avec moi les habitants du mont Cenis, 
« Les Lombards, les Toscans et nos nobles hommes; 
(c J'y frapperai tant de mon épée bien fourbie, 
« Que jusqu'à la poignée elle sera noircie de leur 
sang. )) 



868 LÀ CHANSON D'ANTIOCHE. 



VII 

Quand Tévêque entend Bohémond afiBrmer 

Qu'il ne veut prendre la lance pour aucune chose, 

Il appelle Hugues le Grand, un noble guerrier: 

ft Sire, venez en avant; je vous prie au nom de Dieu 

« De porter la lance au grand combat général, 

« Au nom du Seigneur qui juge tout. 

« — Sire, dit le comte Hugues, tout cela est inutile, 

(( Je ne la porterais pas pour Tor de Montpellier, 

«En l'honneur du Seigneur je porterai le premier 

coup. » 
Puis il dit à Tévêque: « Laissez ces remontrances, 
« Vous ne trouverez pas celui qui voudra la prendre. » 

VIII 

« Sire, dit le comte Hugues, vous avez grand tort 
« De demander à aucun de nous de porter la lance. 
« Cela ne nous convient pas, convenez-en; 
«Mais à vous qui êtes clerc et ordonné évêque. 
« Nous sommes chevaliers, et tous vaillants ; 
« Par nous tous le combat sera commencé et fini. 
« Vous irez devant sur votre destrier armé, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 359 



« Vous porterez la lance dont Dieu fut blessé, 
« Et en la sainte croix travaillé, frappé, 
« Et nous vous ferons le chemin avec nos épées affi- 
lées. 
« Ceux que nous rencontrerons seront mal arrangés, 
(( Le félon Gorba^ran qui les a amenés, 
ce Ni le Rouge Lion ne seront assez hardis, 
« S'ils viennent contre nous par grande fierté, 
« Pour n*étre pas abattus si nous les rencontrons. 
« — Seigneur, dit Tévêque, à votre volonté 1 » 



IX 



u Seigneur, dit l'évéque, écoutez mon idée : 
a Je porterai la lance, puisqu'elle m'est donnée, 
« Mais si nous sortons tous dehors dans la plaine, 
«Là-haut il y a une tour très-élevée, 
ft Un émir la garde, qui est de très-grand renom, 
« Garsion d'Antioche, avec sa nation infidèle; 
« Vite ils auraient détruit et ravagé la ville, 
« Tués ou dispersé nos malades ; 
« Jamais celte perte ne serait réparée. 
« Il me semblerait bon, si votre conseil l'approuve, 
« Qu'un de nous y restât avec une troupe nom- 
breuse. » 
Et les barons répondirent : « C'est très-vrai. » 



aaO Là CHANSON D'ANTIOCHE. 

Us ont arrêté leur choix sur Raymond ffe Saint-Gilles, 

Ils le prient tous ensemble avec force 

De rester dans la ville et d'en bien garder l'entrée. 

Quand le comte Tentend, il change de couleur, 

n le regarde fièrement il a dit sa pensée : 

« Sire évéque^ fait-il, ceci me déplaît ; • 

« Au- contraire, j'irai dehors soutenir la mêlée. » ' 

Mais Tévêque du Puy lui dit une forte raison : 

Que s'il reste son âme sera sauvée. 

En aucun lieu il ne pourrait faire meilleure journée. 

Quand Tévêque a démontré cette raison, 

De bon ou de mauvais gré l'autre Ta acceptée ; 

Puis il a partagé sa troupe en deux parts : 

Une moitié sera commandée par l'évéque. 

Et Tautre reste avec lui bien armée et préparée; 

Elle est résolue à bien défendre la ville. 



X 



La grande baronnie est au milieu d'Antioche, 
Et Tévéque du Puy les prêche doucement^: 
« Barons, francs chevaliers, ne vous attristez pas, 
« Car celui qui mourra ici aura son âme sauvée. 
« Et celui qui ira le premier dans la plaine, 
« S'il reçoit le martyre et qu'une arme le tue, 
« Son âme bienheureuse ira devant le Seigneur. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 361 

Ils se tiennent en silence, aucun ne répond rien, 
Car il n'y a chevalier qui ne craigne pour sa vie, 
Hors le seul Hugues le Grand, qui ne tarde pas à 

parler; 
H était frère du roi qui gouverne la France. 
H répondit à Tévêque : « Il n'y a pas besoin de prier, 
« Jamais, s'il plaît à Dieu, ma renommée ne sera avilie; 
« Oui plus craint mort que honte n'a droit à seigneu- 
rie, 
« Je sortirai le premier au nom de sainte Marie, 
« Je frapperai le premier de ma bonne épée. » 
Il y en avait trois avec lui, tous de mauvais service, 
Qui le tinrent pour orgueilleux et fou. 
Et qui de crainte de la mort quittèrent l'armée. 
Je sais bien qui ils furent, mais je ne les nommerai pas. 
Que le Seigneur leur pardonne cette grande félonie ! 
L'évêque du Puy les prie de bien faire, 
Il leur ouvre la porte au nom de sainte Marie, 
Et les asperge largement d'eau bénite. 
Le comte Hugues le Grand sort avec sa chevalerie. 
Là vous eussiez vu mainte enseigne brodée. 
Maint casque, maint écu où l'or flamboie, 
Et les grandes lances, et les boucliers ornés. 
Et les destriers de Gascogne et de Brie. 
Outre le pont, ils ont envahi la plaine 
Et rangé toute leur armée en bon ordre. 

21 



aos La CHANSOM D'AHTIOCHI. 

Quand Corbaran les Toit, il appelle son espion : 
« Dis-moi, Amédelis, esi-ce sens on folie, 
« Veulent-ils courir le butin, ou faire une attaque? 
« — Sire, ce sont les Français de la terre joyeuse, 
(( Celui-ci est frère du roi, qui conduit cette bande, 
« Il s'appelle Hugues le Grand, tiès-vaillant chevalier; 
<c U fait diligence, pour commencer la bataille, 
a — Ami, dit Corbaran, tu dis une grande sottise. 
(( Quand je t'amenai ici du royaume de Perse, 
Je comptais sur une qualité qui te manque. 
« Je ne te croirai jamais, quoi que tu me dises, » 
I^e Rouge liôn dit : a Je ne sais si c'est une félonie, 
« Mais celui-là que je Tois qui a tant de grandeur, 
« Je ne l'attendrais pas au combat pour tout l'or de 

Russie. » 
Corbaran répond : « Voilà une belle vanterie ! » 



XI 



Le comte Robert de Flandre est sorti ensuite. 

Il a une grande suite de vassaux illustres; 

Armés de hauberts, et de casques et d'écus bouclés, 

Ils ont de grandes lances, où pendent gonfanons ; 

Ils sortent avec colère sur des destriers fringants. 

Le baron s'est arrêté au delà du pont de fer. 

Il dit à ses compagnons : « Ayez confiance en Dieu, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 803 

« Nous ferons grand massacre des mécréants perfides, 
« Nous leur couperons la tôte de nos lames d'acier. 
a Et plût à Dieu qui donne la force, 
a Que les peuples d'Orient fussent tous venus ici I 
u Ils seraient tous de même déconfits et vaincus. « 
Gorbaran les a bien regardés et examinés, 
Il appelle Amédelis et dit : « Gonnais-tu celui'-ci? 
« — Sire, c'est Robert, le sage et le fort, 
« Il est comte de toute la Flandre, qui lui doit tri- 
but. » 
Gorbaran répond : « Je l'ai aperçu. 
« Est-ce pour chasser une proie qu'il est venu ici ? 
« — Sire, dit l'Arabe, vous êtes trop violent, 
a Tout ce que j'en pourrai dire doit être cru; 
« Et par vos paroles je ne me tiendrai pas pour battu. » 
Le Rouge Lion ajoute en entendant ces mots ; 
« Celui-là semble si preux qu'on ne peut le surpasser, 
«Je ne l'attendrais pas pour tout l'or que possède 
Gahus*. » 

XII 

Le comte de Normandie, orgueilleux et fier, ^ 
A ayeclui beaucoup de barons et cbevaliers ; 

* Idole des Samiliii, 



804 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Quand ils sont rassemblés on en coniipte près de dix 

mUte. 
Armés de hauberts, de casques et d'éais écartelés, 
Us ont de fortes lances avec des gonfanons reliés. 
L'or et .l'argent reluisent sur leurs écus, 
Et le fer et Tacier sur leurs hauberts et leurs casques. 
Ils sortent en frémissant ^r leurs destriers lurdents. 
Au bout du pont, près de deux lauriers, 
Les barons s'arrêtent, et le comte le premier; 
n les appelle doucement, et leur dit : 
« Barons, ayez le cœur ferme et solide, 
ce Et que chacun soit aujourd'hui le soldat du Seigneur. » 

XIII 

Après, on voit sortir Godefroy de Bouillon; 

Il a dans sa compagnie maints nobles chevaliers 

Armés de hauberts, de casques de diverses façons; 

Ils sortent de la porte, au pas et au petit trot, 

Ils s'arrêtent au bout du pont. 

Il les appelle doucement, un à un et leur dit : 

« Barons, voyez là-bas, ce gonfanon royal, 

« C'est, je crois, Corbaran et le Rouge Lion ; 

« Autour de lui sont les Turcs d'au delà de Caphamaûm; 

« Ne vous troublez pas s'il y en a à foison, 

« Mais pensez à frapper à force et à rage. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 365 

Et ils répondent : « Sire, nous vous obéirons. » 
Corbaran les regarde ; quand il entend le bruit, 
Il appelle Amédelis et dit : « Gomment s'appelle 
« Celui qui conduit cette bande, portant un dragon ver- 
meil? 
« — Par ma foi, sire, je le dirai à l'instant; 
« Il a nom Godefroy, on l'appelle ainsi. 
« Jamais meilleur chevalier ne chaussa l'éperon ; 
« Il désire plus la bataille qu'or fin ni mangon \ 
« Ni amusement de jeunes filles, ni vol d'émerillon ; 
« C'est celui qui nous tailla en pièce, 
« Et qui trancha à l'émir le foie et le poumon, 
« Dont la moitié tomba gisante sur le sable, 
« Et l'autre moitié resta sur le cheval d'Espagne. » 
Quand Corbaran l'entend, il baisse la tête. 
On entendit grogner le Rouge Lion, 
Et dire en souriant : « Et nous attendrions ceux-ci ! 
« Je ne le ferai pas, par mon Dieu Mahomet. » 

XIV 

Après sortit Tancrôde, le noble paladin; 

Il a avec lui maint écuyer superbe. 

Armés de hauberts, de casques et d'écus de Beauvais, 

1 Monnaie d'or. 



LA CHAirSOir I>*AHTI0CH1. 



Us ont de fortes lances et des pennons de pompve ; 

Us s'arrêtent après le pont de fer. 

«Barons, dit Tancréde, je tous destitie une petite 

affaire : 
« Là-bas, à l'enseigne de ce pennon couleur de cendres 
« Est la plus grande force de la race de Cain; 
c( Ayez soin que chacun de tous y frappe de son épée. » 
Et ils répondent ; « Seigneur, que celui qui obragea 

Teau en vin 
« Nous donne de le faire payer cher 9xl% païene et mu 

Sarrasins. » 



XV 



Après on voit sortir le vaillant Bohémond; 
Il a près de lui les Lombards et les Toscans. 
Armés de hauberts et de casques, et d'écus flamboyants. 
Us ont de fortes lances, des gonfanons pendants; 
Us sortent promptement sur leurs destriers courants. 
Outre le pont, ils s'arrêtent dans la plaine. 
Il en a beaucoup avec lui, je ne sais dire combien 
Oui ont mangé leurs mules et leurs chevaux de ba- 
taille ; 
Néanmoins ils ont le cœur orgueilleux et fier. 
«Seigneurs, leur dit-il, écoutez mes commandements : 
<c Là-bas, vers cette enseigne qui flamboie 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 367 

« Est le Rouge Lion et le félon Corbaran ; 

« Ils sont entourés de félons soldats, 

« Vous en voyez les monts et les plaines couverts; 

« Ne vous étonnez pas, en les voyant si nombreux, 

« Mais pensez à frapper avec vos épées d'acier. » 

Et ils répondent : « Sire, nous vous obéirons, 

« Félon qui vous quitterait tant qu'il vivra ! » 

XVI 

Les hommes âgés sortent de la ville, 

Ils furent bien sept mille montés sur leurs chevaux; 

Ils ont les barbes plus blanches que la fleur des 

prés. 
Par-dessous la visière on voit paraître leur poil mêlé, 
Il semble à ceux qui les regardent qu'ils soient descendus 
Du paradis céleste et qu'ils soient enchantés. 
Ils sortent de la porte serrés en bon ordre. 
On eût vu là maint écu orné, 
Maint haubert et maint casque ém'aillé d'or fin, 
Et mainte grosse lance, et des fers acérés, 
Et les gonfanons de soie développés au vent. 
Près d'un olivier ils se sont arrêtés. 
Et disent l'un à l'autre : c- Dieu nous a bien aimés, 
« Car de bien des combats nos corps ont échappé ; 
« Et nous sommes venus ici conquérir son héritage. 



$68 Là nHANSOlf D'ANTIOCHE. 

« Qae celui qui fuira dçvant les pa!ens la mesure d'un 

demi pied 
« Soit tenu pour yil, mécréant, et qu'il soit maudit ! 
Voyez la tente de Corbaran avec ce dragon doré : 
« Si nos jouvenceaux nouvellement armés 
(( Y frappent mieux que nous, nous serons honnis. » 
Corbaran les regarde, il s'est mis à rire ; 
Il api^elle Âmédelis, il lui a demandé : 
(( Connais-tu cette troupe qui est là arrêtée? 
V Jamais je n'en vis aucun ; ils paraissent efiTrayant. 
« — Sire, dit l'Arabe, vous saurez la vérité : 
« Ils sont bons chevaliers, ils sont anciens; 
« Ils conquirent l'Espagne par leur grande valeur. 
« Ils ont tué plus de païens, depuis qu'ils sont nés, 
« Que vous n'avez amené de gens avec vous. 
« Quoi que les autres fassent, ils sont si endurcis, 
« Qu'ils ne fuiront du champ pour aucune adversité. » 
Quand Corbaran l'entend, il a branlé la tête. 
Et il dit à lui-même : « Nous sommes trompés. 
« Si Mahomet n'y pourvoit, que j'ai si bien servi, 
« Je ne re verrai pas ma riche parenté. » 
Le Rouge Lion dit : « Nous sommes mal arrangés. 
« Je n'attendrais pas ceux-ci pour mille marcs d'or. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



XVII 

Gautier de Donméart qui est connu par sa valeur, 
Bernard le bien-aimé, on le nommait ainsi, 
Et Hugues de Saint-Pol et le baron Enguerrand, 
Ces quatre chefs conduisent un détachement. 
Enguerrand de Saint-Pol était armé ce jour-là 
D*un haubert de mailles très-brillant et luisant, 
Il fit enfermer son chef dans un casque verdoyant; 
Dans Tarmée du Seigneur on n'aurait pu trouver son 

pareil. 
L'évoque du Puy, qu'on nommait Adhémar, 
Commença à leur jeter l'eau bénite. 
Ouand Enguerrand le vit, il lui cria : 
« Sire, laissez votre eau, ne prenez pas la peine d'en 

jeter, 
« Ne mouillez pas mon casque, j'y tiens beaucoup, 
« Et je voudrais le montrer beau aux Sarrasins. » 
L'évéque rit en l'entendant parler ainsi : 
« Ami, dit-il, que celui qui peut tout sauver 
« Te préserve de mort et de blessure ! 
« Tu penses bien réchapper du combat. î) 
Ils sortent de la porte pour tomber sur les païens. 
Ils vont se ranger dans la plaine au bout du pont. 
Enguerrand de Saint-Pol ne veut pas s'y arrêter, 

21. 



370 LA CHANSON D'ANTIOCHE. 

Mais il pique son cheval, et le fait vite aller 
La largeur d'un arpent de terre, et tourner trois fois. 
Corbaran d'Oliferne se met à le regarder. 
Il appelle Amédelis : « Sais-tu nommer celui-ci? 
« Il sait joliment porter son armure! 
« — Sire, la gent d*outre^mer l'appelle Enguerrand, 
(( Et ils ont l'habitude de le surnommer Taillefer; 
« Celui qu'il atteint, il est inutile de le médicamenter. n 
Le Rouge Lion dit : « Ceci est très-redoutable : 
« Si tous les autres sont comme lui, nous ne pourrons 
échapper. » 

XVIII 

Après lui est sorti un prince sans reproche, 

C'est l'évéque du Puy, qui fut preux et loyal ; 

Il a une grande suite de nobles vassaux, 

Armés de hauberts, et de casques etd'écus émaillés. 

Ils ont de fortes lances et des pennons de soie. 

Au delà du pont, dans la plaine ils ont établi leurs po- 
sitions. 

L'évéque appelle ses compagnons joyeusement : 

Et leur dit : « Ne craignez pas ces criminels pervers. 

(( Faites-leur payer cher les peines, les maux, et les 
rudes assauts 

« Que vous avez soufferts par eux. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 371 

Corbaran le regarde, parce qu'il est très-grand et beau, 

Il appelle Amédelis son sénéchal : 

« Dis-moi qui est ce prince, il a un aspect royal. 

« — Sire, c'est leur évêque, un vice-cardinal, 

(c Qui leur fait le service le matin au point du jour ; 

« Il désire plus la bataille que plaisir de chasse. 

« Il porte la lance, car il est très-élevé en dignité. » 

XIX 

Pierre d'Estaenor, un hardi chevalier. 

Et sire Rainars de Toul qui a un fier visage. 

Formèrent une colonne de chevaliers choisis, 

ï)e Lorrains et Frisons gens de leur pays. 

Us furent plus de dix mille, vêtus de blancs hauberts. 

Ils sortent hardiment sur leurs chevaux qui hennis 

sent. 
Là on eût pu voir maint épieu bruni, 
Maint écu d'azur peint et fleuri. 
Ils s'arrêtèrent dans une lande près de la mer; 
Dès le moment ils auraient attaqué les Sarrasins 
Et envahi jusqu'à la tente de Corbaran, 
Si l'évoque ne les avait retenus en arrière. 
Il les prie doucement par le Dieu du paradis, 
Qu'ils aillent avec mesure contre les Arabes. 



872 LA CHAlfSOH D'AIITIOCHE. 



XX 



La colonne du clergé sort de la cité. 
Revêtus de leurs aubes, ceints et portant des hau- 
berts, 
Et autant qu'ils le peuvent pourvus d'armes, 
Ils ont passé le pont et se sont rangés dans la plaine; 
Le plus sage d'entre eux a commencé un sermon : 
« Barons, dit-il, ne soyez pas troublés, 
a Vous fûtes, pour la plupart dans vos terres, 
« Aisés, bien vêtus, bien traités, servis et baisés, 
« Néanmoins, pour l'amour de Dieu, vous avez tout 

laissé; 
« Celui qui mourra pour lui aura bien calculé; 
« Il aura gagné un lit dans le saint paradis. » 
Tous répondent à la fois : « On n'y manquera pas, 
« Nous le ferons volontiers pour son amour. » 
Corbaran les regarde, il a levé la tête : 
« Amédelis, dit-il, qui sont ces tondus? » 
Il répond : « Sire, ils sont très joyeux et gais, 
« Vertueux et prompts, courtois et savants; 
« Par ceux-là tous les autres sont instruits et ensei- 
gnés, 
« Dans la loi qu'ils suivent, ils sont élevés et baptisés. 
{( Mais ils n'ont pas la permission de leur maître 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 373 

« De porter d*armes, ni de lance, ni d'épieux. » 

Quand Corbaran Tentend, il a dit ce qu'il croit : 

« Alors ils ne seront guère redoutés. » 

Amédelis répond : a C'est une autre affaire ; 

« On leur a bien conté et annoncé 

« Que s'ils ne se défendent , ils sont tous jugés à 

mort, 
« Et celui qui doit mourrir a le cœur irrité, 
u Avant qu'ils soient tous occis et défaits, 
(( Ils nous auront très-affaiblis en tuant les Turcs. » 
Le Rouge Lion dit : « Voilà ceux que je combattrai, 
(( Car je les vois désarmés, ils seront bientôt défaits; 
« Si je suis sur mon cheval, ils ne me prendront pas à 

pied. » 

XXI 

Le roi Tafur sort avec ses riches barons. 

Et Pierre l'Hermite le vieux pèlerin. 

Son bourdon en sa main qui est fort et épais; 

Ils ont une grande suite de ribauds endurcis, 

Ils sont près de dix mille, je puis vous le dire. 

Là on voit des vieux habits usés. 

De longues barbes, des têtes hérissées. 

Des visages maigres, secs et pâles; 

Des échines tordues, des ventres enflés; 



874 IiA CH4NS01f D'ANTIOGHE. 

Des jambes tomes, des pieds contottrnés. 
Des museaux bràiés, des chaussures crevées. 
Ils portent haches danoises et couteaux pointus, 
Pertuisanes, massues, et pieux brûlés par le bout; 
Le roi porte une faux d'un acier bien trempé, 
Celui qu'il atteindra s'en trouvera mal. 
Dans le pré, au bout du pont les voilà arrêtés. 
Il dit à ses compagnons : « Barons, écoutes^'moi : 
c( Vous avez assez souJEfert la fatigue et la disette ; 
i( Les vilains le disent bien, et c'est la vérité, 
« Qu'il vaut mieux avoir le chef coupé par les armes 
i( Que de souffrir longuement la misère ; 
« Yoyes Tor et l'argent flamboyer dans ces ptM 
n Qui pourrait le conquérir ne serait plus nommé pauvre. 
« A cette heure chacun de vous peut être régénéré. » 
Ils répondent : « Sire, qu'il en soit comme vous com- 
mandez, 
« Qui fuira du champ de bataille sera proclamé lâche, 
« Qu'il ne voie jamais Dieu dans sa majesté! » 
Corbaran les regarde, il s'est levé. 
Il appelle Amédelis et lui dit : « Regarde à présent, 
« Connais-tu ces gens que je vois là rassemblés. 
« Je les vois très-laids, nus et rabougris; 
« Ils ressemblent à des diables échappés de l'enfer. » 
Celui-ci répond : a A l'instant vous le saurez. 
« C'est une troupe diabolique dont vous me parlez, 



LA CHANSON D*ANT10CHE. 875 

« Ils aiment mieux chair de Turcs que cygnes poi»- 

vrés '; 
« Ils mangent les nôtres quand ils les ont fait cuire. » 
Quand Gorbaran Tentend il est très-effrayé : 
« Amédelis, dit-il, par la foi que vous me devez, 
« Gardez-vous de me mener en avant d'un pas. » 
Le Rouge Lion dit, quand il les a entendus : 
« Je n'attendrai pas ceux-ci, pas plus que les ton- 
surés. » 

XXII 

Seigneurs, cette troupe est bien bruyante à entendre. 

Les dames qui allèrent servir le Seigneur 

Tinrent conseil au milieu d'Antioche, 

Et se dirent l'une à l'autre : « Sans mentir, 

« Nos seigneurs vont dehors pour attaquer les Turcs ; 

(( Mais si Dieu veut qu'ils y meurent, 

« Ces gloutons nous prendront et nous déshonoreront. 

« Il vaut mieux qu'ensemble nous souffrions le mar- 
tyre. » 

Toutes crient à la fois : « Au bon plaisir de Dieu ! » 

Elles ont couru à leurs logements pour prendre les 
bourdons, 

1 Aux épices. 



876 LA CHAKSOK D'ANTIOCHK. 

Elles ont lié leurs yoil^ peur aller contre le vent, 
Plusieurs ont ramassé des pierres dans leurs manches, 
D'autres ont fait remplir des bouteilles d'eau douce; 
Ceux qui voudront boire n'en manqueront pas. 
Elles sortent par la porte pour voir leurs seigneurs. 
Corbaran les regarde; quand il les voit sortir, 
Il demande à Amédelis qu'il voit près de lui assis: 
« Sont-ce maintenant les femmes que je Tois là yemrl 
« — Oui, par ma foi, sire, je vous l'avoue, 
(( Vous aurez la bataille, pensez à bien frapper. » 
Quand Corbaran l'entend, il pousse un soupir. 
Puis il dit lui-même : « Je ne sais où me sauver. » 
Le Rouge Lion dit : a J'ai ce que je désire *, 
« J'ai une telle peur, que je ne puis m'en distraire. » 



XXIII 

Quand les dames furent rassemblées dans le pré , 
Leurs seigneurs, qui les ont tant aimées, les regardent; 
Par la grande pitié qu'ils ont d'elles, ils changent de 

couleur, 
Puis ils ont fermé les ventailles des blancs hauberts, 

* Probablement ironique. « Charmé de voir que lu as peur. 
Quant à moi, etc. u 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 377 

Puis ils ont regardé le tranchant de leurs épées, 
Puis ils les ont de leurs bras fortement brandies ; 
Avec courroux ils jurent par leur foi, 
Qu'avant de les perdre ils les feront payer cher ; 
Ils frapperont rudement sur les païens félons, 
Corbaran les a regardées de sa tente : 
« Amédelis, dit-il, celles-ci me seront présentées, 
« Je les emmènerai sur mes mules garnies, 
« Et elles seront richement mariées avec mes Turcs. » 
Amédelis répond : «Vous l'avez bien trouvé, 
u Vous connaissez mal ceux dont elles sont les épouses. 
(( Avant cela , vos Sarrasins souffriront de rudes acco- 
lades, 
« Et ils auront leurs barbes bien rasées ; 
«Si vous voulez les avoir, vous les achèterez cher. 
« — Par ma foi ! dit Corbaran, j'ai pensé merveille ! 
« Je ne puis oublier tes longues moqueries, 
« Tu as aujourd'hui loué leurs compagnies; 
« Je crois que tu es chrétien !... ils t'en donneront pour 

récompense 
« Les tours et les belles salles d'Antioche. 
« — Sire , dit l'Arabe, elles me seront données par 

vous, 
« Quand vous aurez vaincu leur nation ; 
« Après, vous irez par force dans leurs grandes con- 
trées, 



9tB l'A GBÀMmi D'AHTIOCHB* 

« Et là Yos femniM seront eooxoiméei rdnes. » 
Alors ils cessèrent de parler. 

XXIV 

Ils quittèrent ce discours, Us n'rat plus parlé. 

Car nos gens sont tous sortis de la cité. 

L'évèque du Puy a d'abord parié, 

n a dit un très-beau sermon : 

« Barons, leur a-t41 dit, beureuit que tous soyes nés! 

« Souvenes^TOUS des maux que tous avet endurés, 

« De la foim et de la soif, et de vos grandes fatigiNs, 

« Vous êtes tous fils et filles des mêmes parents, 

« D'Adam, le premier homme, vous fûtes engendrés; 

(( L'un pour l'autre doit avoir une grande amitié. 

« Voici vos ennemis qui aoni; arrêtés ici ; 

« Ne vous effrayez pas s'il y en a en quantité, 

c( Mais soyez prêts et armés pour frapper, 

« Et Dieu vous enverra de sa gloire 

« Une légion d'anges qui viendront tout armés. 

« Aujourd'hui ils seront vus et aperçus dans le combat, 

« Ils y sont venus déjà autrefois; 

« Celui qui mourra pour Dieu aura fait grand gain. 

« Au jour du jugement, il sera récompensé; 

« Avec les martyrs, il aura la tête couronnée. 

« Que tout le mal par vous fait vous soit pardonné ; 



^ 



LÀ CHANSON D'ÀNTIOCHE. 379 

« Pour pénitence , je vous donne aujourd'hui, pour 

Dieu, 
« De bien frapper et fort sur le peuple du démon. » 
Quand les nôtres l'entendent, ils ont repris vigueur, 
Chacun voudrait plutôt avoir le chef coupé 
Que de fuir les païens la longueur d'un demi-pied. 
Alors les colonnes sont rangées en ordre. 
Les légions s'étendent en bas dans la plaine ; 
Depuis le fleuve jusqu'aux montagnes, les rangs sont 

pressés. 
Ils couvrent (ainsi le dit celui qui fut là) deux lieues de 

large. 
Gorbaran les regarde, il dit son avis : 
« Ces gens que je vois là sont très-bien ordonnés ; 
« Ils sont bien pourvus d'armes et de chevaux, 
« Il m'est avis qu'ils auront soin de bien agir. » 
Le Provençal est appelé, celui qui lui a prédit 
Qu'ils mourraient de faim et de misère : 

« Fils de , dit-il, où as-tu trouvé cela? 

« Tu disais qu'ils étaient si affamés, 

« Qu'ils mangeaient leurs chevaux par pauvreté; 

ce Nous sommes trahis et moqués par toi. 

« Tu me le payeras cher, il ne te sera pas pardonné. » 

Il commande à un Turc, et celui-ci l'a décollé. 

A présent, le galant a payé cher son dire. 

Gorbaran a le cœur durement agité , 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 



^ 

Il appelle son chambellan, et lui dit à voix basse : 
« Quand tu verras le feu allumé dans notre camp, 
« Alors prends tout mon trésor que tu as tant gardé, 
« Pense à le mettre en sûreté, et sache, en vérité, 
« Que nous serons tous défaits et détruits.» 
Il le fit ainsi, comme il Tavait dit. 

XXV 

Corbaran d'Oliferne fut droit à sa demeure, 

Il se revêtit d'une riche étoffe faite à Garthage, 

Les bestes et les fleurs, même les oiseaux volages. 

Et les poissons de mer y étaient tissus; 

Il était grand et fort, il avait le visage fier. 

Il appelle Amédelis, et lui dit en sa langue : 

« Va, et dis aux Français, la mauvaise race 

« (Que Mahomet les confonde et leurs descendants), 

(' Qu'à cetlc heure nous combattrons s'ils y consentent, 

« Ou à vingt, ou à dix, là, dans le pré, 

« Ou corps à corps, un contre un des plus nobles. 

(( Si le leur est vaincu, ils en seront quittes 

(( Pour s'en aller chez eux et payer un tribut; 

« Si le nôtre est vaincu, nous souffrirons le dommage, 

« Et le royaume de Syrie deviendra leur héritage, 

« Et Jérusalem, pour laquelle ils rendront hommage. » 

Amédelis répond : a Vous parlez honteusement ; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 381 

« Quand ils vous le demandèrent par Tenvoyé Pierre, 
« Vous répondîtes avec orgueil et mépris. 
« — Vassal, dit Corbaran, je n*ai besoin de tes discours. » 
Amédelis fut preux et né de hautparage, 
Promptement il s*en va sur son destrier d*Aragon , 
Il vient vers les Français sans retard. 

XXVI 

Amédelis fut preux, courtois et bien disant, 

Il est venu vers les Français, il les a salués. 

Il s'est arrêté d'abord près de l'évoque du Puy ; 

« Sire, lui dit-il, écoutez ma pensée , 

« Corbaran d'Oliferne, notre suzerain, 

« Vous mande par moi (vous auriez tort de n'y pas 

croire) 
« Qu'il donnera la bataille comme vous le voudrez, 
« Ou à vingt, ou à dix, dans ces prairies, 
« Ou corps à corps, pourvu que ce soit entre bons com- 
battants. 
« Si le vôtre est vaincu, vous retournerez en vos pays 
« Sains et saufs et libres, vous n'y perdrez rien ; 
« Et si le nôtre est défait et vaincu, 
« Le royaume de Syrie vous sera abandonné. 
c( Jésusalem sera à vous, cette bonne ville. » 
Quand les nôtres l'entendent, il y en eut plusieurs 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



Qui auraient condenti à cette proposition de bon gré, 
Et ils dirent à l'évéque : « Sire, acceptez!... 
« Vous trouverez les meilleurs chevaliers 
« Qui se pourront trouver tant que durera la chré- 
tienté. » 
Le bruit en fut bientôt porté par toute Tannée ; 
Nos gens en furent grandement effrayés. 
> Le duc de Normandie, en rude guerrier, 
Fut en bas avec ses troupes, armé et à cheval; 
Quand il entend le tumulte, il les regarde, 
Puis il dit à ses hommes : « Attendez-moi là, 

« Aussitôt que je le pourrai, je vais vous rejoindre ; 

« Et vous, beau doux ami, qui portez mon enseigne, 
« Gardez-vous de bouger d'ici d'un seul pas. » 
Lui, quatrième de sa troupe, s'en va en courant, 
Il a crié à haute voix : « Folles gens, qu'âvez-vous ? 

« Je vous vois maintenant tous sottement égarés. 

« — Sire, dit l'évoque, tout à l'heure vous le saurez. 

« Corbaran d'Oliferne nous a à tous fait dire 

« Qu'aujourd'hui il donnera le combat dont on a parlé 
hier. 
;> « — Sire, dit le duc, vous en parlerez en vain, 

« Car nous ne le donnerons pas pour mille marcs d*or. 

« Nous avons quitté pour Dieu nos châteaux, iios forte- 
resses, 

« Nos femmes, nos enfants et nos grands biens ; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



tt Aujourd'hui est venu le jour (qu'il soit le bienvenu), 
((Où nous serons tous martyrs; nous aurons le chef 

coupé, 
« Ou bien nous vaincrons avec nos larges épées. 
<( Plût à Dieu qui souffrit en croix 
« Que les peuples d'Orient y fussent tous rassemblés ! 
<( De même ils seraient tous déconfits et vaincus. » 
Puis il dit au Sarrasin : (( Vassal, allez-vous-en ! 
« Dites à votre seigneur, vous auriez tort de le lui celer, 
(( Que Bohémond et Tancrède le défient à mort, 
« Et tous les autres barons que vous voyez ici. 
« Avant que vienne le soir, et que le jour baisse, 
« Ou des siens ou des nôtres la plaine sera débarrassée. » 

XXVII 

Quand l'Arabe entend le duc parler ainsi. 

Il s'en va promptement, il ne veut pas attendre; 

Il voit Corbàran debout, devant la tente royale; 

Il vient vers lui, et se met à lui conter 

Les projets des Francs, comment ils veulent agir : 

(( Sire, leur dit-il, vous plalt-il écouter 

« Ce que vous mandent par moi les barons d'outre-mer? 

« Vous ne les ferez pas rentrer dans la cité 

« Pour tous les objets qui pourraient frapper vos yeux. 

Kl J'ai entendu Robert de Normandie demander à Dieu ' 



3M LA. CHÀNSOU D'ANT10€HB.^ 

« Que tov» ceux de notre loi qu'cm poarr$Ât un^èr 
« Pussent id ; pttia je r« etttoidu joier 
« Que pas un seul n'en pourrait échapper. » 
Quand Gorbaran Tentend, il cemmœee à femm^ 
Et se redressant, il commande à sa troupe de„s*iiaier^ 
Alors vous auriez entendu les trompettes et le» &mf^ 
Et YU ces félons païens s'armer dans leurs tentes. 
Gorbaran d'Olifeme va monter sur son destrier, 
Vous auriez vu ce prince parcourir l'armée, 
Encourager ses baronis, réconforter ses guerrtars, 
Et ranger et diviser ses fiers escadrons; 
n en fit cinquante, je les entendis nommer; 
Il les met sous la conduite de cinquante rois pH^is; 
Il dit au Rouge Lion : a Je vous commande 
« D*aller d'abord combattre ceux qui sont vers la mer; 
« Moi je mènerai les miens par devers la montagne, 
« Je commande à mes archers d'environner les Francs, 
« De sorte qu'il n'en puisse retourner un dans son 

pays. » 
Celui-ci répond : « Beau sire, je ne vous le défends pas. » 

XXVIII 

La compagnie des Turcs s'est divisée en trois parts. 
L'une reste au camp, prête à combattre. 
Vers la mer l'autre est allée; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 385 



Le Rouge Lion Ta conduite et commandée, 

Là la colonne de Raynaud était arrêtée, 

Ds étaient près de dix mille bons soldats armés. 

Quand ils virent les Turcs arriver au galop. 

Sonner les tambours et les cymbales, et faire de tels cris 

Qu'ils en font retentir le mont et la vallée ; 

Ils chevauchèrent vers eux en ordre de bataille. 

Le choc amena une furieuse mêlée. 

Il y eut beaucoup de lances rompues, de boucliers troués, 

De hauberts percés, de cuirasses faussées; 

Mais des Turcs orgueilleux l'assemblée est très-grande, 

Ils ont rompu et occis les nôtres. 

Qui ne put fuir eut la tête coupée. 

Raynaud de Toul, à la haute stature. 

Eut son cheval à la croupe cuivrée tué sous lui. 

Son écu fut percé, sa cuirasse enfoncée; 

Il est resté dans la presse par un malheureux sort. 

XXIX 

Le baron Raynaud de Toul est descendu à pied. 
Blessé au milieu du corps de quatre dards tranchants. 
Quand le baron voit sa mort, il en est irrité; 
Il tire son épée, embrasse son écu; 
Celui qu'il atteint d'un coup est mort. 
Mais le sang de ses plaies a tellement coulé 

22 



LA CSAlIftdlf S'AlITIIICBt. 



Qu'il n^ peâli^b» Miotlle^, il«tltMè«à Intt; 
n myoque le SëfiHttf Mii^teieM^ 

a Gloriil»iil« ite«r^^^^&^ «Mftéi 

« Aie piUé4iiB0iiiffli«i 6»riM(liNl^ 

A nùê gens d# frràiÉi il fit da) émit iik|itti| 

De rheibe qill lil dtnâlM tt^à^ttmâiÉ M^l^^ 

£n l'hoflâeur dé Biiii illea maai^ tt i^étl toiifaiH» 

L'àme s'en est allées Iticorpsteil^éleii^l 

liei uigol liii ebÉïitèreat i T4 ArtM ImAmh* 

Us le portèrent dam le 6tel| le rd I4su» le twliiliiMi, 

yéT^que Je tit^lui qui eit i'aifil de Di^< 

Raynaud est occis, le courtois chevalier, 

Et le Rouge Lion s'en va par le chaume 

Avec trente mille Turcs sur des destriers noirs. 

Plusieurs de sa suite portent le feu grégeois 

Dans des pots d'airain qu'ils jettent sur les Français; 

Ils tuent leurs chevaux, brûlent leurs équipements, 

On eût vu nos gens dans l'angoisse et la détresse. 

Quand l'évêque du Puy qui est sage et instruit 

Parle à nos barons, et crie à haute voix : 

((Barons, francs chevaliers, ce serait un grand ei- 

ploit 
(( Si sur cette troupe nous nous élancions à rinstant; 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 387 

« Car s'ils vivent plus longtemps , nous en porterons 

Feffort, 
(( Et j'irai devant, au nom de la sainte Crois. » 
Les barons répondent : « Ce serait, bon et babile. » 
Robert de Normandie et le duc Godefroy 
Ont en leurs compagnies les Bretons et les Tyois^; 
Ils lancent leurs chevaux bruns, bais et noirs; 
Ils donnent de grands coups de leurs épieux viennois, 
Ils leur brisent les cottes de mailles et les robes brodées. 
Craignant pas plus leur feu que la coque d'une noix. 
Dieu ! qu'ils ont occis de Persans et d'Indiens ! 
Envers les nôtres leur défense est mauvaise. 



XXXI 



y 



Le comte de Normandie est un ferme guerrier. 

Et le duc de Bouillon, hardi et redouté. 

Ceux qu'ils atteignent, leurs jours sont finis. 

Là il y eut mainte lance rompue, maint haubert faussé, 

Tant de Sarrasins morts, blessés et hachés. 

Que de leur sang le pré est tout vermeil. 

Quand le Rouge Lion qui les commande 

A vu les comtes et leurs rudes coups, 

* Les Teutons. 



388 LA CHANSON D'ANTIOCUB. 

Il ne les aurait pas attendus pour Tor de Balesgué ^. 

Il a tourné les rênes, il a fui. 

Ceux qui en réchappèrent s'en furent avec lui, 

Ils ne s'arrêtèrent pas jusqu'à la tente de Gorbaran. 

Il lui dit promptement : « Émir, que ferez-vous? 

« Mes hommes sont occis, il m'en est peu resté. » 

Quand Gorbaran l'entend, peu s'en faut qu'il n'enrage, 

Il s'écrie à haute voix : « Mes hommes, qu'en direz-vous? 

« Vengez-moi de ces gloutons et prenez leurs chefs, 

« Je les mènerai en Perse bien enchaînés, 

« Quand je les aurai présentés à mon seigneur 

« Il en fera selon sa volonté. » 

Et ceux-ci répondent : « Sire , ce sera comme vous le 

commanderez ! » 
Vous auriez entendu les trompettes et les cors sonner, 
Si Jésus n'y met ordre , lui qui fut peiné sur la croix, 
Il y aura des nôtres tués et blessés. 
> Néanmoins le comte Robert a rejoint les nôtres. 
Les voilà ensemble, rangés et serrés. 

XXXII 

Gorbaran tourna vers la montagne, 

Il avait avec lui les Arabes et les Persans; 

* Ville de Catalogne. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 



De ce côté se tenait le vaillant Bohémond; 
Là commença un lourd et merveilleux combat. 
Hé Dieu ! combien de gentilshommes perdirent 
La vie du temps en ce jour, 
Qui jamais ne verront leur femme ni leurs enfants ! 
Les autres colonnes de l'armée des Francs 
Chevauchent serrées ensemble allant doucement au pas. 
Les princes les conduisent sur leurs destriers fringants, 
Il n'y a pas sur la terre le vide où peut tomber un gant, 
Mais les Turcs les poursuivent de leurs arcs de corne. 
La pluie qui descend des nuées n'est pas plus épaisse 
Que les flèches ne le sont tombant sur nos Français. 
Qui ne s'est pas couvert a eu de grandes souffrances. 
Ils ont tué je ne sais combien du menu peuple. 
Et les chevaux de bataille sous les barons. 
Celui qui est à pied reste triste et dolent. 
Son écu droit sur son dos, et souffrant beaucoup. 
Les maux qu'endure Olivier ou Roland, 
Et ceux que souffrit Jaumons ni Agolan, 
Ni le baron Vivien quand il fut à Alescans, 
Ne valent auprès de ceux-ci la valeur de trois besants. 
Quand ils sont venus si près des Turcs mécréants, 
Qu'ils pensent les blesser avec leurs lames d'acier, 
Ceux-ci se mettent à fuir dans les champs et la mon- 
tagne. 



22. 



LA CHAirSOV D'AVTlOeaB. 



xxxiii 

Quand nos bons combattants ont ebe^tiicliA j 
Pour pouvoir atteindre les Turci à Pinstaat, 
Ceux-ci n'osent attendre, ffiais ils prennent la feilii 
Alors ils disent Tun à loutre : k Grftee à' IXeii tcwil» 

puissant, 
<f La bataille nous fait, allons la ehereb^ ailleim« » 
Alors Toiei un messager piquant de Téperon, 
Il appelle le eçmte Hugues, et lui dit en pleurant : 
(( Sire, le bon duc Bobémond vous demande du s»« 

cours, 
(( Par le Dieu rédempteur, car il en a grand besoin. 
« Les mécréants ront fortement pressé. » 
Quand le baron Tentend, il a le cœur dolent, 
Il s'écrie : « Dieu le veut, chevaliers, en avant, 
« Vous aurez la bataille que vous désirez tant. » 
Quand le duc de Bouillon au visage affable 
Vit s'éloigner le comte piquant de l'éperon, 
(Il Taimait en son cœur plus que rien de vivant), 
Lui et ses compagnons le suivent de près. 
Le comte Hugues le Grand vient combattre en la mê- 
lée, 
Il porte la lance droite, l'enseigne déployée ; 
Tout d'abord il rencontre un Persan, 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 391 

Qui maltraitait fort les gens du Seigneur, 
Le comte Ta percé en fureur, tellement 
Que ni écuni clavain ne le purent garantir; 
Au milieu du cœur il lui mit son épée, 
Et de sa lance il Tahat mort sur la terre. 
Puis il a tiré son épée à la poignée d*or flamboyante, 
Il se jette dans la presse en combattant. 
A présent vous entendrez une belle cbanson s'il y en a 
qui le demandent*. 

XXXIV 

Pendant que le comte tue ce glouton, 

Il advient un grand deuil aux nôtres pour un noble 

baron 
Qui était né à Beauvais et avait nom Odon. 
Il portait Toriflamme du bon comte Hugues. 
Veici un Turc orgueilleux et félon 
Qui frappe d'un dard envenimé le preux Odon, 
Il lui fausse le haubert et la cotte de mailles, 
Il lui tranche le foie et le poumon. 
Le baron tombe à terre mort en tenant son enseigne. 
Français et Bourguignons en furent très-dolents. 
Angevins, Manceaux, Lorrains, Frisons. 

< Ici on faisait la collecte. 



aOi LA CBANSOU D'ÀNTIOCHE/ 



Vous eussiez entendu grand bruit et grandes huées, 
Et un grand cliquetis des épées tranchantes. 
Cependant voici Guillaume piquant des éperons. 
Il était natif de Beauvais, il était très*riche homme, 
Il a tiré Tépée qui lui pend au côté, 
n entre dans la presse comme un lion, 
Celui qu'il atteint d'un coup ne payera pas rançon, 
Mais il lui prend la tête ku-dessous du menton. 
Il relève renseigne, qu'on le veuille ou non. 
Cependant voici Godefroy de Bouillon, qui donne de 

bons coups 
Avec son vaillant compagnon, Hungier TAllemand. 

XXXV 

Le comte Hugues le Grand voit Odon étendu mort, 
Et de son beau corps le sang jaillir à plein jet, 
Son cœur ressent un tel deuil, qu'il pense perdre le sens. 
Il pleure doucement, comme vous allez l'entendre : 
« Ahil franc chevalier, combien je dois vous chérir, 
« De tout temps vous avez pris grande peine pour me 

servir ! 
(( Ce Seigneur qui daigna souffrir la mort pour nous, 
« Ait pitié de votre âme par son saint plaisir! 
« Si je ne puis vous venger, je ne dois rester sur la 

terre. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 393 



Alors il pique le destrier d'un air merveilleusement 

fier, 
De la lance qu'il porte il brandit le fer, 
Et va frapper un Turc qu'il n'a pas mal choisi, 
Par-dessous la boucle il lui a fait craquer l'écu. 
Il brise et enfonce le clavain d'or fin ; 
Il Tempoigne par force et le fait choir. 
Il lui partage en deux le cœur dans la poitrine ; 
Puis il lui dit une raillerie qui ne se peut taire : 
« Va-t'en, mauvais libertin, Dieu te puisse maudire! 
(( Je veux te récompenser du deuil que tu m'as causé. » 

XXXVI 

Le bon duc de Bouillon est venu au combat. 

Et Hungier l'Allemand, un vassal célèbre; 

Pour sa grande prouesse le duc l'aimait fortement. 

Le baron s'est battu dans la plus grande mêlée, 

Celui qu'il atteint d'un coup est mort et confondu, 

Il rencontre un Arabe qui est grand et redoutable ; 

Là où il voit le duc, il acourt sur lui; 

Le duc le voit venir, il en est irrité. 

Il va lui donner un tel coup de son épée émoulue. 

Qu'il le pourfend jusqu'à ce qu'il soit haché menu. 

Quand il donne un coup, l'autre tombe étendu mort; 

Ses compagnons l'imitent avec leurs épées émoulues, 



9H LA eUJLMUQW D'AITTIIICHB. 

— - ' -v ■ - ' . ' — ^1 — ; ■ ' ^ r ^.^- ..; -. ' ..L.u..^ .^,.v ' .Muj . I 

GhaeuB veut le Men, ^ èmx^ tt^l plus. 

Plus de mille Sarrasins 7 eat perdu leur tète ; 

Il y a maints boi|i dealrier^, bipip, rQ|i^ M m^ 

chetés, ^ — • * ^i / .A. J ^ é ..i ,ià- : 

Qui s'enfttient par les. l'allées et sur les pioi aigm ; 
Leurs selles sont toumies et lews rénei fdmpiiei« 
Mais il y avait tant de mauvais méei4ailti, 
Que si Dieu n*y met ordre par sa fwje. 
Beaucoup des nôlrf s a ereiil tuéi tl ^rablllM« 

xxxvn 

Le comte Robert de Flandff est preux et hardi, 
•Il vient au combat avec mille hommes bardés de fer, 

Le baron se tient armé sur un coursier de prix, 

Il s'est lancé dans la mêlée, 

Et rencontre un émir né en Perse, 

Qui frappe durement les troupes du Seigneur. 

Quand le comte l'aperçoit, il en est très-marri; 

Il va lui donner un tel coup de son épée bien fourbie 

Sur son casque d'or ciselé , 

Qu'il le pourfend jusqu'à la nuque. 

Le combat fut durement mené, 

Les compagnons du comte y frappent de leurs lame» 

brillantes ; 
Mais il y avait tant de Persans et d'Arabes, 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 



Que si Dieu, le Roi du paradis, n'y met ordre , 
Beaucoup des nôtres seront vaincus et détruits. 

XXXVIII 

Le comte de Normandie a la mine haute et fière; *^ 
Il est tout armé sur son destrier gris-pommelé; 
Il se jette dans la mêlée comme un léopard; 
Ses hommes le suivent, qui sont de hon lieu, 
Ils font une grande destruction des Sarrasins. 
Corbaran était placé devant son étendard, 
Richement armé; il ne craint ni les lances ni les dards; 
A son col il a pendu un riche et énorme bouclier. 
Son casque a été forgé dans la ville de Bagdad ;'^ 
Sur le nasal brille une escarboucle, 
Il porte une lance forte et roide, et un cimeterre; 
Sur l'écu qu'il a au col on a peint un perroquet. 
Corbaran s'avance avec une troupe serrée ; 
Quand le comte Taperçoit, il s'avance vers lui , 
Il lui a donné un tel coup sur son bouclier énorme. 
Qu'il le renverse les jambes en l'air au milieu de la 

foule; 
Là il lui aurait ôté la tête, mais il est trop tard, 
Car au secours les Persans et les Éthiopiens accourent. 
Et ils emportent leur seigneur jusqu'à son étendard. 



d06 LA CHANSON D'ANTIOGHE. 



XXXIX 

Ils emportent Corbaraa jusqu'à la tente royale, 
Près de la mosquée, les Africains la gardent. 
La tente était faite d'une étoffe de Madian , 
Bordée de bandes d'or au milieu et autour; 
Les cordes sont de soie, les pieux sont d'iYoire, 
Un Syrien l'a peinte avec un soin merveilleux; 
Toutes les vieilles lois de l'ancien temps d'Adam 
Y sont marquées dans le côté gauche. 
De l'autre côté est écrite la geste d'Abraham 
Et toute l'histoire jusqu'à Moïse, 
Et ce que la Bible dit d'Âaron et de Josué. 
Ils couchèrent Corbaran dans un lit d'or brillant, 
7 Mais avant qu'il fut guéri du mal et de la fatigue, 
Il fut tellement molesté parles Bavarois, les Allemands, 
Français, Bourguignons, Manceaux et Normands, 
Qu'il eût voulu être par-delà le Jourdain. 
Il entendit des Français le bruit et le tumulte. 
Et promptement il monta sur son destrier courant; 
Plus de quarante mille Arabes et Persans 
Sonnèrent des trompettes et des cors d'Olifant. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 397 



XL 



Par la bataille, Brohadas va combattant 

Avec trente mille Turcs du lignage de Judas ; 

Il porte un clavain d'or fin fait à Damas, 

Son casque fut forgé sur le fleuve d'Euphrate , 

Il a un écu fort et épais qui vient du roi Jonathas; 

Il a un chaperon et des manches de riche étoffe. 

L'un était de soie de Samos, l'autre de Gonstantinople ; 

Il crie à haute voix : « Je déferai ces gloutons, 

« J'emmènerai dans mes biens les plus riches barons, 

« Et je les donnerai à mon père dans la ville de 

Bagdad. » 
Il pique le destrier qui court plus que le pas, 
Il tient sa lance par le bas. 
Et il tue un Auvergnat de la bande de l'évêque. 
Puis il en témoigne une grande joie. 
Le bon duc de Bouillon a entendu les bravades, 
Et dit à lui-môme : « Méchant, tu as tort de te réjouir; 
« Si je peux t'approcher, tu le payeras. » 

XLI 

Le bon duc de Bouillon a entendu les bravades 
Du païen qui fait un tel bruit et de tels cris; 

23 



1(4 ««4lf«!»l r4llf I^ÇiPt 



Qae s'il ne le toe pas, il se tient pour migérable. 

n pique des éperons s(m €^tord arabe, 

n brandit sa lance, 

n Ta frapper le i^lQii, 8»lt 1^ lifi^ 

PaMessoua la bouekk 91 nMl citfiw l'^m, 

n a rompu et déçerdMe Qla¥«Ui, 

n lui a tr^iché le eçrar 4i^s le rei^trtt 

n l'empoigne par f(a<s^ et ]^ ]^19^ tqH|i|ie 

Puis il lui dit par raffl^rie ; « Yoii^ w afei iBmti^t 

« J^mm notre arm^ w fut hmm poor lomu « 

Quand les Sarrasins le Tlient, ils forent défeipiMii 

Plus de cinqi^ante miUf le {deuièfent teltoismli 

CKi'i plus d'une lieui la tene ^ a r^enti. 

XLII 

Quand Brohadas fut mort, il y eut une grande douleur, 

Plus de cinquante mille en pleurèrent ce jour-là. 

Corbaran le regrette, et lui dit avec amour : 

« Ah ! Brohadas, sire , pour votre malheur 

« Vous eûtes trop de force et de valeur; 

« Je vous tenais pour le meilleur de nos chevaliers, 

« Beaucoup feront une grande perte en vous perdant, 

« Les grands et les petits vous regretteront, 

« Votre père et votre mère au brillant visage;^ 

« Que pourrai-je dire à votre père, mon seigneur, 



LA CHANSON D'ANTIOGHE, 



« Qui me pria tant et avec tant de douceur 
De garder votre corps contre les chrétiens? 
« Comment retoumerai-je vers lui ? u 
Corbaran a bien raison d'avoir peur, 
Car, depuis, le Soudan le lint pour un traître. 

XLIII 

Corbaran a poussé à haute voix son cri de guerre. 

Plus de cinquante mille mécréants 

Viennent dans la mêlée pour venger Brohadas. 

On dit en proverbe, c'est vérité prouvée : 

« Tel veut venger sa honte qui Ta plus aggravée; » 

Car nos bons guerriers de la terre de Thonneur 

N'ont pas refusé de s'approcher des Turcs. 

Là on vit maintes têtes coupées. 

Des pieds, des poings, des jambes contournées. 

Des destriers de guerre à la croupe luisante 

Fuir par les montagnes avec les selles tournées. 

Tellement que par force leurs gens ont reculé. 

XLIY 

Corbaran a un tel chagrin, qu'il pense enrager. 

D appelle sgn enseigne pour rallier les siens ; 

Plus de cinquante mille, portant des arcs de cormier. 



Betoument à it e^firgé pâm "feia^ Èn^lâm^ 
Là, îlyeufimirï^ràÉdc^Èi^^trBi^ 
Qae no8 bons cherafiè^ tééulérent t& wMhé 
Jusqu'au delà de l^badà», qui eM^f éiUi lé ieirtier. 
Corimrau T8 embrais^ 8UÏ la lerté le ec»]^ 
Du riche damoisel qu'il a tant aimé. 
Promptement il l'enlève mmlecol de son destrier^ 
n l'emporte hors du combat, il ue veut pas l'y laisser; 
n commande à ses Turcs de le bien easereBr, 
Ils le dépouillèrent toutiiu de ses TètemMls, 
Puis ils ont lavé le cotps^, et Font très-bien nettOfé; 
Ils l'ont enveloppé d'un ridie drap de soie blai»^; 
En une grande bière ils l'ont fait coucher. 
Couverte d'un riche suaire de grand prk, 
Quatre chevaux forts et légers remportent, 
Corbaran s'en retourne pour rallier sa troupe. 

XLV 

La bataille fut grande, et le carnage énorme; 
Enguerrand de Saint-Pol, un noble chevalier, 
Et sire Hugues, son père, s'y sont bien distingués; 
lisent ce jour-là occis maint félon sarrasin. 
Vous voyez par la bataille Amédelis combattre, 
Quand il voit les Persans morts et les émirs choisis 
Qui lui avaient donné et le vair et le gris. 



LA CHANSON D'ANTIOGHE. 401 

Il a un tel chagrin, qu'il manque d*enrager. 
Il regarde Corbaran son seigneur; 
« Ahi! Corbaran , sire! comme vous êtes mal arrangé, 
c( Jamais vous ne voulûtes croire mon conseil, 
Cl De donner le combat à vingt ou à dix; 
a A présent vos troupes sont défaites, 
« Et vous de votre vivant avili et honni. 
«Mais je vous montrerai comme je suis votre ami. » 
Il pique son destrier, il brandit son épée, 
Il va frapper Guillaume sur son écu brun, 
Ce vaillant chevalier est né à Senlis. 
Par-dessus la boucle il l'a fait craquer. 
Il a fait rompre le haubert de mailles, 
Il lui partage le cœur en deux morceaux. 
Il Tabat mort de son cheval dans la lande, 
Puis il appelle son enseigne et s'en retourne en ar- 
rière, 

XLVI 

De toutes parts la bataille est bien engagée ; 

Les Turcs avec les arcs de corne ont rompu la presse. 

Voici le roi Tafur avec sa petite armée. 

Ils n'ont ni hauberts, ni casques, ni courroie suspendue 

au col ; 
Mais depuis que cette troupe est entrée dans la mêlée. 



I.JL «iâti^il É'àtf i^sm 



. aBTliiftiili.-liin'riini 



Ell6 fnq^pe fiôfl^éSM&iÙlifl!0@4hi8j^iltz^ M^4ë^ 1 

Des couteaux trandiiûttlii Aér iM^^ ttift hHyMtii 

Qi tM fépàiïàû la <»iftëAl (te lÉHllls SttMMtt. 

C'étaient d'hoMbléi géi»tté|4i^ et M 

Jamais il n'y eut âé blÉldè^ tùÊÛ îtAmM^ 

Elle s'est jetée dai^iîipAélfrtMili pMm èÉI ftkÊm 

Ceux qu'ils ne pe^i^rtÉiiilti^ Ha tetr JittÉrtA 

gros tailbux. 
Ds courent sur ^n:tllgprii^iÉLtâeidf»^ ^ 

Il semble qu'ils tofit les mnàfêf^ 
Sire Pierre l'Hemdtê à ta bitlïè ^mM 
S'évertue durem«ni& fira^i^atilr l^^^f^^ 
Celui qu'il atteint te^ jeté à t^M 
Par son bourdon ferré, tellement quil m bm; 
Et les dames leur jettent maintes pierres aigués, 
Elles abreuvent d'eau ceux que la soif tourmente, 
Mais le gros des Turcs arrive là en combattant; 
Nos gens vont être déconfits et vaincus 
Si le seigneur Dieu n'y pourvoit, la mort est venue 

pour eux. 
L'évêque du Puy a entendu le bruit du combat, 
Il crie à haute voix : Sainte Marie, à l'aide ! 
« Dieu, regardez les vôtres de votre claire vue, 
« Oui ont souffert pour vous tant de peines et tant de 

maux ! » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 403 



XL VII 

L*éYÔque duPuy va combattant dans la mêlée, 
Il a avec lui maint chevalier, vaillant, 
Et de ceux du comte Raymond le bon combattant; 
Ils étaient avec lui plusieurs, je ne sais combien; 
Lui gardait laxité avec le cœur triste. 
L'évêque était armé sur son destrier, 
H tient en sa main la lance dont le tyran félon 
Blessa Notre-Seigneur attaché à la croix. 
Il va réconfortant les nôtres dans le combat : 
« Barons, francs chevaliers, ne soyez pas en crainte, 
« Ne redoutez pas la mort, mais allez la cherchant, 
« Souvenez-vous de Dieu, de ses commandements. 
«Il souffrit la mort pour nous, volontairement hu- 
milié, 
c( Et qui mourra pour lui en défendant son corps 
(( En aura cette récompense à ma connaissance : 
« Il ira avec lui dans le royaume éternel. 
« Tout le mal que vous avez fait depuis votre enfance 
« Vous soit pardonné depuis lors jusqu'à ce jour. » 
Depuis que les petits et les grands ont entendu cela, 
Il n*y a si poltron qui ne demande la bataille. 
Les Sarrasins et les Persans le payeront cher. 



40é Lkcnkumn rAm^mGUfL: 

En peu de temps il y ^ eut taat d'occis, 

Que nul jongleur qui chante se pourrait tous led^ 

XLVIII 

n se fait dans la batiule 4e pands cKH^ts i If^éei 
Les princes frappent tous ^isendile à T^Ti, 
Le comte Hugues le Gnyad, t^ère du roiPkUij^pe^ 
Et Droon de Nesle, sur son cherrai gascooa, 
Rainaud y frappe; qui est tr^-noUe homuié, 
Glarembaud de Yendeuil et ânsdme de HftausniHldi 
Et Achard de Montmerle au imxi visage ; 
Le comte Raimbaut d'Onmge, Oliyièr de Marscm, 
Etienne d'Aubemarle, le fils dû comte Odoo, 
Et Gérard de Gournay, portant le gonfanon ; 
Et Rainaud deBeauvais, et Mahuis de Clermont, 
Gérard de Cérisy avec le vaillant Walon ^ 
Gautier de Donméart, lui et ses compagnons, 
Et Thomas de la Fère qui frappe avec rage, 
Sire Hugues de Saint-Pol au cœur de baron, 
Et Enguerrand son fils qui ne ménage pas les bri- 
gands, 
Robert comte de Flandre, qu'on appelle le Frison, 
Eustache de Boulogne, frère au duc de Bouillon, 

< Ou Gale de Gaumont. 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 405 

Et Baudoin de Mons, au pennon vermeil, 

Le Lorrain Hermann, et Hugues de Dijon, 

Le comte Lambert de Liège, qui n'aime pas les 

traîtres, 
Le comte Rotoul du Perche, qui est fort irrité 
Contre la gent mauvaise qui croit en Mahomet, 
Et Geoffroy de la Tour qui frappe par la même raison; 
Celui qu'il atteint ne se guérira pas ; 
Et Fouchier Torphelin, avec Raimbaud Creton, 
Payen de Cameli, et Gérard du Dognon, 
Et Roger du Rosoy, qui cloche du talon, 
Tancrède de Sicile, et le duc Bohémond, 
Et révoque du Puy qui les prêche; 
Et le duc Godefroy au cœur de lion, 
Et Hungier TAllemand, son vaillant compagnon, 
Le duc de Normandie, et Fouchier d'Alençon, 
Guillaume le damoisel qui prit vengeance 
Delà mort d'Adon de Beauvais; le sénéchal Hugues. 
Tous ceux de Danemark, Allemands et Frisons, 
Tant comme les chevaux peuvent courir à hâte d'é- 
peron. 
Ils se jettent ensemble sur les Turcs avec impétuosité. 
De son épieu tranchant chacun abat le sien. 
Le sang et la cervelle couvrent le sable. 



23. 



m là «tÂitsM ^'iihttéttfit 



iiiîji .; 



La bataille est grande et les coups sont forts; 
Clorbaianf l^tillè entié'teus tels i^^ 
n y a nùtùXÊXé tôis, «éïiiléÉ àttim» iMm 
Celni (pà ftt la i^MMc^ ëH strtèîeii tii« te» HMi, 
RiCHÂBD LE PiLXBiÀ ÎÉi QM llfimiàidrimk^; " 
n y eut Bttidalaûâ, Roftânitts et ÔtUillMli, 
Elyas et Glerenitô, Bt'èiftaiÉ élBi^ta^^^ 
L'amii^ Graman||i^;itaïgkhilB et FU^^ 
Et Judas Hacabèes, îittlâ>Tës étSamàbitt, 
Antiochus le rouge, ïi^Tîd et ISalomôtiâ, 
Erodes et Pilâtes, Ûafflers et Lucions, 
Claras de Sannayen, Corbas et Lirions, 
Dinemors et Malars, Nasons et Firmions, 
Arbulans, Lamusars, Aloris, Guénédons, 
Madoines d'Oliandre, et le roi Lorions, 
Ayec eux Sansadoine, Soliman et Noirons, 
Le baron Amêdelis et le Rouge Lion. 

* Interpolation de Graindor, le rénovateur de la chanioo. 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 407 



La bataille fut grande, forte et dure, 

Les gens de la terre illustre y frappèrent bien. 

Le duc de Normandie à la haute stature •^ 

Pique son bon destrier, à appelé son enseigne. 

Frappe le Rouge Lion sur son écu arrondi, i 

Tellement que sous la boucle il Ta rompu et percé, \ 

Le haubert coupé et la chair entamée, \ 

Il Tabatmort de son cheval, Tâme s'en est allée. 

Dans le hideux enfer elle est logée. 

Le bon duc de Bouillon, de sa tranchante épée. 

Frappe si fort Soliman qu'il lui a fait voler la tête. 

Et sire Hugues le Grand à grand train 

Poursuit Sansadoine au détour d'une vallée; 

De l'épée qu'il tient il lui donne un tel coup, 

Qu'il le pourfend jusqu'au cœur. 

Quand les Sarrasins le voient il y eût une telle huée, 

Que la terre en retentit à une lieue alentour. 

Là vous auriez vu maint Turc courir à la mêlée, 

Mainte flèche tirée empennée et dorée. 

Et tant de. riches dames foulées aux pieds ; 

Gisantes sur la terre, mortes et ensanglantés. 

Les Turcs ont tué beaucoup de nos bons guerriers, 



4» .1*4 cmhmm ^'AwiM^mê 

Si Dieu n'y met ordre en sa force paissante, 
Notre année sera tonte d^onfite et détruite. 

■ J 

LI 

La bataille est fort giw^vl^^'l^:^Pri^#8#| 
Les coups des gem du démom sont ^brus et; liiE#^«. i 
Il ne parait pas aux nôtres quîtispuiss^t les Juiuapiri 
Bien qu'ils ne cessât de frapper et de tnmdbfr } 
Ce dont YQUS les auriez ^u» du^emait centristes* \ 
Quand réyêque du Pu;, que Dieu aime et tmjt^bv^ 
Regarde wrs la montagne où il y a tant d'adv^imm, 
Il voit une compagnie chevaucher fièrement : . 
Elle parait si grande et si nombreuse qu'on ne peiil 

Testimer, 
Mais je pense qu'il y en avait plus de cinq cent mille, 
Plus blancs que la neige tombée en février ; 
Saint Georges marche devant, et les conduit. 
Et le baron saint Maurice, qu'on tient pour bon guer- 
rier, 
Domitres^ et Mercure sont porte-gonfanous; 
Si nos gens n'eussent été soutenus par Jésus, 
Ils auraient eu si grand'peur qu'on les eût pu lier, 
Et les mener enchaînés comme des lévriers. 

^ Démet ri us» 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 409 

Mais Févéque du Puy les ranime : 

ce Baron , n'en doutez pas , ceux-ci viennent nous 

aider, 
«Ce sont les anges de Dieu que je vous annonçai 

hier. » 
Ouand les Turcs les virent, ils furent effrayés. 
Ils n'auraient voulu y être pour cent livres d'or pur, 
Chacun tourne les rênes de son cheval de bataille, 
Et ne prend garde où il va pour sauver sa vie ; 
Les nôtres les poursuivent, sans les épargner. 
Les chevaux qui sont las, il faut les laisser. 
Ils en trouvent assez de forts parmi les étrangers. 
Dont les maîtres sont morts restés parmi Therbage. 
Seigneurs, écoutez du bon vassal Hungier : 
Quand il voit les païens fuir et les Français les pour- 
suivre. 
Et qu'il voit leur étendard flotter au vent, 
Il pria le Seigneur qui gouverne 4out 
De lui accorder en ce jour de le conquérir; 
Il entra dans la presse pour accomplir son dessein. 
Celui qu'il atteint n'a garde de vivre. 
Mais les Turcs orgueilleux (que Dieu les accable !) 
Tuent son bon cheval dessous lui. 
Le baron tire devant lui son écu écarlelé, 
Il tient en sa main son épée d'acier; 
Qui aurait vu le baron trancher les Sarrasins, 



410 LA CBAVSOS D'AVTIOCBB. 

Les faire tomber à t^re morts les uns snr les autres, 

Aorait tenu pour peu Roland on OlÎYier. 

Et d'aussi loin que peut atteindre la lance d'nn fan- 
tassin, 

Aucun Turc n'ose Tenir ni s'approcher de lui. 

Nulle atteinte de lance ou d'arc tendu ayec la main 

Ne le décide à cesser de se diriger Ter» l'étendard. 

Le baron coupe le bois, et le fait tomber; 

Les misérables scélérats l'eussent tué à l'instant. 

Quand vinrent le dégager les Allemands, les Bavarois, 

Français, Lorrains, Normands et Picards. 

Là vous eussiez vu frapper et tailler de l'épée. 

Les Turcs ne purent supporter ce combat meurtrier, 

Ils ont pris la fuite, mais il n'y a pas de retraite pour 
eux. 

Quand Corbaran le voit, il pense perdre le sens. 



LU 



Corbaran voit son armée en fuite 

Et les Francs qui les poursuivent à coups d*épée ; 

Quand il voit son étendard renversé par terre, 

Il commence à invoquer à haute voix Mahomet: 

<( Ahi ! Mahomet, sire, comme je vous aimais ! 

« Si jamais je puis me retrouver dans mon royaume, 

« Je vous ferai brûler et jeter en poussière au vent. » 



LA CHANSON D'ANTIOCHE. 411 

Il a fait mettre le feu dans les grandes herbes, 

Elles étaient sèches et épaisses, et elles commencèrent à 

flamber ; 
De toutes parts les nôtres eurent grand'peine à 

passer. 
Quand ceux qui sont vers les tentes virent le feu. 
Ils prirent le trésor qu'ils veulent emporter. 
Les Syriens et les Arméniens vont au-devant d'eux, 
Leur prennent leur avoir, puis leur coupent la tète. 
Désormais les païens sont livrés à la honte : 
La langue ne peut dire ni le cœur penser 
Ce que firent ce jour-là nos barons d'outre-mer; 
Je ne puis vous raconter les prouesses de chacun, 
Mais je ne veux pas oublier le duc de Bouillon, 
Ni Hungier l'Allemand si digne de louange, 
Ni le. comte Robert qui défend la Flandre, 
Le comte Hugues le Grand et le baron Bohémond, 
Robert de Normandie au clair visage ; 
Ils se jettent par la bataille comme des sangliers ; 
Entre l'eau et la montagne ils rencontrent les païens. 
Avec leurs épées ils les font reculer. 
Jamais ils ne pourront rester dans leur camp. 



4IS Ut Gfl^llSOM D'AHTIOem. 



Lin 

Iie« pilens «'eofiBnl eoiiirmieés et Ade^s 

Pftr im large Talion an bas des rodiers. 

Là les jnan?Bi8 méciéants Tenlfflit fomiier. 

Voici Géraid qoij^qne de l'éperon, 

n est né à Melnn, il a le poil grisonimnt, 

n a ^ conehé malade depnis famgt^ops. 

n se jette dans la presse, je le tiens ponr en&mt. 

Car les mécréants Fenrant bientôt ocds. 

Voyez-Tons Éyrard pîqoant son ekefal, 

n était né à Pnisae, il a nn fier eonrage, 

Droon de Qérembanlt, et Thomas Leraillant, 

Et Payen de Beauvais, sur un destrier gris ; 

Quand ils voient Gérard mort, ils en sont a£Eligés^ 

Ils sont désireux de venger leur ami, 

Chacun frappe si bien avec son épée, 

Que ceux qu'ils atteignent restent sur place. 

L'armée du Seigneur fait toujours des progrès. 

Et les Turcs orgueilleux s'affaiblissent beaucoup; 

Us ont tourné le dos, ils s'en vont en fuyant. 



LA CHANSON D'ANTTOCHE. 413 



LIV 

Corbaran s'enfuit, triste et indigné, 

Les hommes qu'il a amenés sont vaincus. 

Les coursiers font lever une telle poussière, 

Que la clarté du jour en est tout obscurcie ; 

Droit au pont de fer ils se retournent, 

Et nos gens les poursuivent animés par la haine. 

Jusqu'au château que défend le baron Tancrède. 

Là le jour leur manque, les voilà échappés. 

Nos barons se retirent aux tentes et aux abris. 

Mais le duc de Bouillon a passé outre. 

Il continue la poursuite sur son destrier armé. 

Et il a avec lui une grande partie de ses barons. 

Dans un vallon très-grand et étendu 

Il poursuit Corbaran qui s'enfuit désespéré; 

Il crie à haute voix : « Misérables, vous n'échapperez 

pas, 
(( Je demande une joute, tournez vos chevaux ! a 
Quand Corbaran l'entend, il les a regardés. 
Il s'écrie à haute voix : « Francs chevaliers, arrêtez, 
« Ceux qui nous suivent je les tiens pour des fous. » 
Déjà la nuit est venue et le jour est fini ; 
Là il y eut un combat violent et dur. 
Mais pour les nôtres il ne fut pas heureux. 



414 LA CHANSON D*ANTIOGHE. 

Des compagnons du duc pas un n'est resté. 
Hungier fut tué, un rude combattant. 
Claras de Somarzane avec deux dards 
Lui a faussé la cuirasse et percé le côté. 
Le baron tombe à terre blessé à mort. 
Il invoque le Dieu de majesté : 
« Glorieux Sire Père qui me fîtes naître, 
« Ayez pitié de mon âme, car le corps est fini, 
« Et secourez le duc, qu'il ne soit pas blessé à mort. » 
A cette parole le baron expire*. 
Le bon duc de Bouillon est entouré, 
Son destrier rapide est tué sous lui; 
Quand le baron fut à pied très-triste et irrité, 
' Il s*est adossé sous une grande roche. 
Son écu bordé d'or placé devant lui. 
Là il est fortement pressé par les païens. 

LV 

Si le duc fut dolent, il ne faut pas le demander! 
Quand il vit son destrier tomber mort sous lui, 
Et Hungier l'Allemand qu'il aimait tant 
Couché mort à terre, foulé aux pieds des chevaux. 
Il s'abrite avec son écu qu'il avait fait border d'or. 
Et dans sa main il tient une bonne épée d'acier. 
Il se défend là comme un sanglier ; 



LA CHAHSOH D'AHTIOCHB. 415 

Qui aurait tu le prince démembrer les Sarrasins, 

Et les jeter à terre, morts l'un sur l'autre, 

Aurait tenu pour rien Bertran et Aimer. 

Quand Gorbaran le vit si yaillamment agir. 

Il commença à crier de sa Toix claire : 

(( Cbevalier, quel est ton nom? Ne me le cacbe pas. 

« — Vassal, lui dit le duc, je saurai bien le dire, 

« On m'appelle 6t)defroy de Bouillon. 

« — Par ma foi! dit Gorbaran, je t'ai bien entendu 
louer ; 

« Laisse-toi prendre vivant, je te ferai emmener, 

« Je te présenterai au Soudan mon seigneur; 

« Je te donnerai des biens et des terres. 

« — Vassal, dit le duc, je n'ai pas besoin de tes pa- 
roles, 

Mais à l'instant viens vers moi, corps à corps, pair à 
pair; 

« Si tu peux me conquérir, tu pourras te vanter; 

« Gar si je reste sain, je voudrais aller 

« Jusqu'au royaume de Perse pour vous le prendre ; 

« Je ferai mettre votre Soudan en croix, 

« Ou je lui ferai percer les yeux avec une tarière. 

« Je m'en reviendrai, par Mahomet I de la Mecque, 

« Pour avoir les deux candélabres que je ferai ap- 
porter 

Droit devant le sépulcre, puis je les y ferai poser. » 



êU I.A CBAirSail S'AWTIOCHI» 

Qaaiid CkKibaian Fôiteiid, fl pense én^^ 

Poid il dit à ses hommes: « Ne le laisses pas aller, s 

Alors on mitendit les Tnrcs huer et glapir. 

Ils firent tomber le dnc par force ; 

Quand le dnc fat à teiie il ne pouvait se dtfendie. 

Il santa avec tant de violence ponr esqmv^ kuw^ 

One le sang Ini sortit par le nombril. 

Mais nos bons guerriers dn royaume d'outroHooiar, 

Quand ils vinrent aux tentes pour s'y reposer. 

Ne retrouvèrent plus le duc de Bouillon. 

Vint un messager au moment du souper: 

« Seigneurs, dit-il aux princes, vcms plalt-il d'écouter; 

« J'ai vu le bon duc de BouiUon passer une prande 

montagne, 
« Il est mort ou pris; je ne l'ai pas vu revenir. » 
A ces mots nos barons se prennent à pleurer, 
Ils montèrent promptement, ne voulurent attendre; 
Que celui qui conduit tout les guide ! 

LVI 

Nos barons chevauchent à coups d'éperons, 

Et le duc est toujours adossé sous le rocher, 

Il tient à sa main son épée à poignée d*or, 

Et son écu embrassé, selon la coutume des champions; 

Là il se défend comme un lion. 



LJL CHANSON D'ANTIOCHK. 417 

Mais il y avait une telle quantité et foison de Turcs, 
Que le duc fut blessé au foie et à la poitrine, 
Il eut peur de la mort, et un si grand frisson. 
Qu'il commença son oraison au Seigneur : 
« Glorieux Sire Père, par vos bontés 
« Vous ressuscitâtes de mort le corps de Lazare; 
« Marie Madeleine, à la gente façon, 
c( S'approcha tant de vous en la maison de Simon, 
« Qu'elle vint à vos pieds, étendus sur un petit lit, 
« Des larmes de son cœur elle fit un tel ruisseau, 
« Qu'elle vous les lava de tous les côtés ; 
« Puis après, elle les oignit de myrrhe par bonne inten- 
tion; 
« Elle agit très-sagement, elle en eut bonne récom- 
pense, 
« Car de tous ses péchés vous lui donnâtes le pardon. 
« Sire, comme cela est vrai, et que nous le croyons, 
« Ainsi préservez-moi de mort et de prison, 
« Que €es Sarrasins ne puissent me vaincre. » 

LVII 

Le bon duc de Bouillon a fini son oraison. 
Devant Notre-Seigneur il a avoué ses fautes, 
n a mis son écu devant lui, il tient son épée en sa 
main. 



418 lA esjmftoii B^ÂiiTioeBs. 

n «ftd^nâ fièreaieBt eontmles mô^iaiUt. 
Et nos bous gucfiîen de la. noUe l«ne 
Ont tant cb0¥8«cli6 qu'ils entanâent lea oiis 
Des païens an-^fiMOi» dum te TiUfe^ 
Alors ils crient hautement : « Mon^dbl m 
Us piquent les deitriers ft grands ceiqfii, 
Chacun frappe le sien de «a bme acérée* 
La bataille fut graude, et la méléie fut rude; 
Glaraa de Somvraaue eut la tête coupée, 
Brudelan et Bérode restent sur la place 
Avec plus de quatre e^ta des gêna de Imt paji^ 
^La oempagnie dçs Tuiea j fut maamm^, elte>w Aie 
sauvé. 
Qs Tant lei^i sur un destrier à la selte dOfée« 
Et ramené aux tentes, où Ton mène une grande }<ûe- 

LVIII 

Nos barous descendirent aux tentes et aux abris. 
Us délacèrent leurs casques, ils ôtèrent leurs hauberts; 
Mais révoque du Puy, avant qu'ils fussent désarmés, 
Leur fit un très-digne sermon : 
« Seigneurs, dit Tévèque, écoutez-moi un peu : 
« Depuis qu'au commencement le monde fut créé, 
M On ne vit jamais t^nt et de tels chevaliers rassem*- 
blés. 



LA CHANSON D'ANTIOCHK. 419 

(( Celui qui a vu ce que vous avez fait en ce jour 

« Doit être Tami et le serviteur de Dieu. 

« Vous n'avez pas tué ni vaincu les Turcs, mais 

« C'est Jésus Dieu de gloire par sa grande bonté, 

« Pour son amour, Je vous prie de vous garder des 

plaisirs, 
« Et de vous abstenir aussi de mensonges. » 

Ils répondirent : « Sire, qu'il soit comme vous le com- 
mandez. » 

La nuit ils se sont désarmés dans leurs riches tentes. 

Car chacun était fort las et fatigué. 

Ce n'est pas étonnant, vous auriez tort d'en douter, 

Les écrits le témoignent et c'est la vérité; 

Ils ont ce jour-là jeté morts cent mille chevaliers. 

Outre les fantassins dont la foule fut telle 

Que jamais par bouche d'homme le compte n'en sera 
fait. 

LIX 

La nuit nos barons se sont reposés dans les tentes. 
Car leurs corps étaient merveilleusement travaillés. 
Écoutez ce qu'ont fait les Sarrasins insensés : 
Ils mirent cuire leurs vivres dès que vint le soir, 
Ils Qe croyaient pas les nôtres assez hardis. 
Pour qu'un seul sortit contre eux de la ville; 



Ib sont morts oa pris râ lrnréft4 h 
Les Bôti^ dnt&mangef et à boire en abonlhfficei 
Cette niât ils se léjoutesenit âans la ridteise 
Jusqu'au matin qu'ils se sont Ie^« V 

Alors ils ont rassemblé l&or butin : 

Giiiq cent et mille cbsoneaux y ftirêat gagnés, 

Outre les mulets et les sommiers qui ne soi^ pu 

comptés. 
Us ont enmiené tant de l'autire bétail, 
Que les cent et les milliers n'en furent pBBWûfoàsés* 
Us sont rentrés dans la ville avec tout leuf bittk, 
Les abbés et les moines et les prêtres ordàsiiés 
Ayec la croix et les reliques vont à leur rencontre; 
De toutes parts ils ont loué et remercié le Seigneur, 
Quand d'ici à trois ans il ne fût pas venu de blé, 
On n'aurait pas souffert dans la ville; 
Tel en avait avant, qui en a maintenant en abondance. 
Écoutez de ceux qui sont enfermés dans la tour : 
Ils virent bien la mêlée et le combat 
Des chevaliers blancs comme la fleur des prés; 
Ils savent bien qu'ils viennent de Dieu, 
Car sitôt qu'ils furent mêlés aux nôtres. 
Les leurs furent vaincus et défaits. 
A l'armée du Seigneur ils ont fait demander un drapeau, 
Sire Raymond de Saint-Gilles leur a donné le sien, 



LJL CHANSON D'ANTIOCHE. 421 

Et Témir Ta posé sur la plus haute tour. 

Mais les Lombards et les Pouillans lui ont dit et conté 

Que ce n'était pas Tétendard de Bohémond et de Tan- 

crède ; 
Le plus tôt qu'ils purent ils le jetèrent en bas ; 
Puis ils firent venir un messager à eux : 
« Ami, sors d*ici, rends-nous ce service^, 
« Va-t'en vers Bohémond qui est si renommé; 
« Dis-lui qu'il vienne vers moi, que j'ai à lui parler. » 
Et celui-ci répond : « Volontiers, de bon gré. » 
Le messager s'en va à toute bride. 
Il est venu vers les Français que Dieu a tant aimés. 
Il leur demande Bohémond et ils le lui ont montré: 
« Voyez là où il est assis, à côté de Tancrède. » 
Il est venu devant lui, il l'a salué au nom de Dieu. 
Bohémond lui répond en homme sensé : 
« Ami, Dieu te sauve par sa bonté ! 
« — Sire, l'émir vous demande, 
({ Il veut vous parler un peu en secret. 
« — Ami, dit Bohémond, tu me vois tout prêt. » 
Il monte promptement sur son destrier reposé, 
n monte la montagne au petit pas. 
Jusqu'à la forteresse il ne s'arrête pas. 
Quand l'émir le voit, il en est réjoui. 

1 C*e8t rémir qui parle. 

24 



14. CliUtM râHf t%Wi« 



11* 



L'émir appeUe le mafqtiis Bohémând : 
« Soyez le l^Mwa» B#4&mm4t M itti ^ 
« — Ami, dit i§ im% ^mmmm ^11^ 1 

« — Bbhémrad^ ^çoiiti^^gUHMlwl W^ l 

tt J'ai ici wt qimti# HTmm^lkûi^lfmmmh 
« lltteiiiiti99 loitQ Qlfij^ii» UT'W aàiipn^ 

eux. 
it Mais je voudrais bien être sûx et bien certain de ceci, 
« Que Bi quelqu*uo d'eus: veut retourner dans sou loiHf 

tampayi, ^^^^^^^^^^ng^j^gg 

« n aura w çan^coadoît, afin qu'A ii9 «oit nia ti4; 

«Et il pourra emmener avec lui palefroi et roussin. 
« Et qui voudra croire au Dieu ressuscité, 
« Faites le baptiser dans vos fonts bénits, 
« Il servira toujours le Koi du paradis. 
« Je vous rendrai la tour et le palais voûté. ^ 
Quand Bohémond Tentend, il en fut trôs-joyeux, 
n répond doucement, comme un homme sensé: 
« Sire, ne vous en déplaise, n'en soye» pas inquiet, 
(( J'irai demander conseil à nos principaux chefo, 
(( Je retournerai vers vous le plus tôt que je pott^ 

rai. » 
L'émir y consent volontiers, non par force. 



LÀ CHANSON D*ANTIOCHB. 438 

Bohémond s'en va après avoir pris congé ; 
Il revient en hâte auprès de ceux de son pays. 

LXI 

Bohémond s'en îetourne sur son coursier d'Aragon, 
n est venu vers les vaillants barons, 
H les appelle doucement et leur dit : 
« Seigneurs, l'amiral de cette haute forteresse 
« Vous mande par moi, j'en suis le messager, 
Il Qu'il a avec lui une grande suite de Turcs choisis, 
« Que celui qui s'en ira reçoive de vous un sauf-con- 
duit, 
« Pour qu'il n'éprouve aucun dommage et emporte son 

avoir. 
« Et que celui qui voudra quitter sa religion sauvage, 
« Vous le fassiez baptiser au nom et à l'image de Dieu; 
« Puis il vous servira pendant toute sa vie. 
«•Alors il me rendra la tour et le plus haut donjon. 
< — Sire, disent les barons, il n'y a pas d'outrage; 
« Oui refuserait cela ferait grande folie. 
« Le Seigneur en soit loué, qui fit l'oiseau volage, 
« Et qui prit chair et demeure dans le sein de la sainte 
Vierge ! » 



4U hk GSASSOV 9'ÀHTIOCBS. 



LXII 

Onand Bohëmond entend ra'rïs des barons, 

Et que ces propositions agréent à chacun, 

Il ne s'est pas arrêté jusqu'à la forteresse. 

Il appelle Fémir, il lui dit sa réponse; 

« Sire, ce que vous m'aves proposé, 

« Nos barons l'acceptent et y consentent* » 

Pour le bien assurer il a juré par sa loi ; 

Alors la porte fut ouverte, et la troupe amenée de- 
hors. 

Celui qui ne veut pas croire au baptême 

Reçoit un sauf-conduit pour les pays éloignés; 

Et celui qui veut croire en Dieu et en sa loi, 

Aussitôt on le fait baptiser par les prêtres ordonnés. 

Nos nobles barons mènent grande joie. 

Puis Témir leur parle ainsi : 

«Quand je vis hier, seigneurs, la batsdlle dans la 
plaine, 

« Je vis venir une compagnie des vôtres bien armés, 

« Elle était si grande et si nombreuse qu'on ne la pou- 
vait nombrer, 

« Elle était plus blanche que neige qui gît sur la ra- 
mée, 

« Aussitôt qu'elle fut mêlée aux nôtres. 



LA CHANSON D*ANTIOCHE. 425 

« Ils furent tous vaincus et défaits. 

La terre, la vallée, les monts tremblèrent, 
« Et il s'en fallut peu que notre haute tour fût ren- 
versée ; 
« Nous eûmes si grande peur, c'est une chose prou- 
vée, 
« Que chacun eût voulu être au delà de la mer salée. » 
Seigneurs, maintenant il faut cesser ce récit. 
Celui qui a fait ces vers et rimé la chanson 
Ne parlera plus de ceux-ci ni d'autres exploits. 
Jusqu'à une autre fois qu'il la continuera. 



FIN DE LA CHANSON D ANTIOCHE. 



24. 



FRAGMENTS 



DE LA 



CHANSON DE JERUSALEM 






". Jll^ 






FRAGMENTS 



DE LÀ 



CHANSON DE JERUSALEM 



PREMIER FRAGMENT. 



(Les Sarrasins enfermés dans Jérusalem sont réunis en conseil et délibèrent 
sur les moyens de défense à employer contre l'armée des Croisés qui s'ap- 
proche. De leurs murailles, Tun d*eux répond aux craintes qu'on avait 
exprimées) : 



« Ne VOUS troublez pas, dit le chef Lucabel, 

« Car au riche soudan nous enverrons un messager, 

« Il nous enverra une armée telle que n'en vit jamais 

H L'empire d'Orient ni celui de Val-beton. 

Mais allez vite au mur, et garnissons bien 

« Les créneaux et les bretesches pour la défense. 

u Si les Français nous attaquent, nous les repousserons. » 

Les païens répondirent : « Nous ferons selon vos désirs. » 

Lors ils font sonner dix timbres et un cor de cuivre. 

Là, vous eussiez vu des Turcs à foison. 



idO FBÀGXBNTS DB LA CHANSON 

Portant des pierfis gtte^J M^^âxèè^ des moélhms. 
Bs garnissent les aléors^ tout atitoor. 
La nnit est passée, le jùut Vient rapidement, 
Les qhrétiiens sont au camp ^ 4111e IMea leur fiisiie ppix! . 
iKnnt dcNrtot JérôÉideiÉi, dansutié grËbdei^i^^Aè^ 
Les princes s'assemblèrent avec les comtes et barons. 
Des premiers 7 sont venus Godefroy de Bouillon, 
Baudoin et Eustache, et Drives de Honçon, 
Sire Raymond de Saint-Gilles et Baimbaud Greton, 
Robert de Normandie et Robert eotûte de Frise; 
Tancrède, fils du marquis, avec le duc Bohémond, 
Enguerrand de Saint-Pol, et Hugues à la noire mous- 
tache, 
Sire Thomas de Latère et GéraM du Doignon. 
Le comte Rotoul du Perche, qui déteste la félonie, 
Thomas de Marie au cœur de lion, 
Et Harpin de Bourges et Richard de Caumont, 
Baudoin de Beauvais, homme de grand renom, 
Et sire Jehan d'Alis, et Foulques d^Alençon, 
Et révoque et des abbés de grande piété. 
Il y vint le roi Tafur avec ses compagnons. 
Ils furent bien dix mille, comme nous vous le dirons; 
Mais il n'y eut pas un, tel riche fût-il. 
Oui eût une cotte, un manteau ou une pelisse; 

^ Mot qui ne se trouve dans aucun glossaire. 



DE JÉRUSALEM. 431 



Ils n'ont ni souliers aux pieds, ni chausses, ni chaperons, 
Ni chemise en leur dos, ni chausses, ni chaussons; 
Mais des lambeaux et des chiffons, ce sont leurs vête- 
ments. 
Us ont des têtes hérissées, des cheveux énormes. 
Leurs moustaches sont grillées par le feu et le charbon. 



FRAGXE9TS DI lA CHÀirSOir 



BaUXlim FRAaiCXNT. 



Après cela nos barons ont placé une autre échelle. 

Là étaient les Boulonais (que Jésus les bénisse 1), ^ 

Les Flamands et Bourguignons, une nation très-hardie ; 

Ils étaient bien quinze mille rassemblés en une troupe. 

Là TOUS eussiez yu mainte enseigne élevée, 

Maints casques et hauberts où l'or flamboie. 

Le bon duc et Tévéque qiïï les commandent 

Leur donnent Evervin pour les conduire et les guider; 

Et Hungier T Allemand, qui est sans peur, 

Et sire Raimbaud Creton, le fléau des païens. 

Il n*y a pas trois semblables chevaliers d'ici jusqu'en 

Roménie. 
L'évoque les a signés au nom de Dieu fils de Marie, 
Puis il leur commande et les prie en môme temps 
Qu'aucun d'eux ne se meuve ni ne commence l'assaut 
Jusqu'à ce que le grand cor ait sonné l'alerte. 
Les barons le promettent et le lui accordent ; 
Puis ils s'en vont en grande hâte se mettre en ordre. 
Ils ont pris possession de la terre devant Jérusalem. 



DE JERUSALEM. 433 



Ils regardent la cité et ses murs de marbre, 

Et le très-saint Temple qui reluit et flamboie, 

Oui est près du sépulcre où Dieu eut mort et vie. 

Chacun d'eux s'incline et s'humilie de cœur : 

« Ahil Jérusalem, sainte et antique cité, 

« Quel deuil et quelle honte t'ont imposés les païens I 

« Dieu nous donne la force de te reprendre ! 

« Et que chacun de nous y soit logé : 

« Car si nous pouvons tant faire que d'y dresser des 

échelles, 
« J'y monterai le premier, qui qu'en plore ne qu'en rie! 
« — Et moi, dit Évervin, je ne vous ferai pas défaut !» 
Et Raimbaud Creton dit : « Je suis eu courroux; 
« Si là-haut je puis arriver parmi ces païens détestés, 
« Je veux leur vendre cher ma bonne épée ! » 
Le roi de Jérusalem va dans une vieille tour, 
Il regarde nos Français qui établissent leur camp 
Pour assaillir les murs dont la pierre est couverte de 

mousse; 
De par son dieu Apollon, il les excommunie tous : 
« Ahi I dit-il, chétifs et insensés I 
« Par Mahomet mon dieu I vous faites une folie. 
« Jérusalem est forte, vous ne la prendrez pas, 
« Mais vingt mille des vôtres y perdront la vie. » 



434 FRAGMENTS DB LÀ CHANSON 



TnOlSlÈMM VÉJLàWÊJXT. 



Les barons de France (que Dieu leur donne son par* 

don!) 
Se sont échelonnés en neuf bandes^ 
Et la dixième fut faite par les divers barons de rarmée 

delUeti. 
Je ne sais tous dire le ûom de chacun d'eux, 
Vous les ayez enteftdus ailleurs, dans la chanson^ 
Us furent mille et quarante, en vérité nous le savons, 
Chacun était armé richement. 
Il n'y en a pas un qui ne porte enseigne ou pennon, 
Tous sont couverts de fer d'ici jusqu'aux éperons, 
Ils donnèrent le commandement au duc de Bouillon, 
Et à son cousin Robert le Frison. 
Ces ducs s'en sont allés à travers les sables, 
Ils s'en vont vers le roi Tafur pour l'avertir : 
« Sire, vous attaquerez, au nom de saint Siméon, 
« Quand vous entendrez sonner les grands cors de 

cuivre. » 
Et le roi répondit : « Dieu soit béni I » 
Les princes s'en retournèrent sans rien ajouter. 



DE JÉRUSALEM. 435 



Ils onl été aux écuyers ^ et leur ont expliqué 
Ou'après le roi Tafur ils pourront frapper ferme à leur 

volonté. 
Puis ils vont vers les Normands sans s'arrêter, 
Et leur commandent d'être tout prêts, . 
Ou'après les écuyers ils fassent leurs efforts, 
Et qu'ils commencent l'assaut avec ardeur. 
Puis ils vont vers les Flamands aux cœurs de lion, 
Et vers les Boulonnais leurs alliés. 
Pour leur dire de combattre après les Normands. 
Raimbaud Creton dit : « Nous le désirons vivement ! » 
Les comtes s'en reviennent tenant chacun une épôe. 
Et vont vers les Français à la grande renommée, 
Ils leur disent qu'après les Flamands ils montent en foule, 
Qu'ils attaqueront la cité où Dieu souffrit la passion, 
Et qu'ils en abattent les murs, les pierres; 
Puis ils leur ont donné de la part de Dieu une douce 

absolution, 
Et ils s'en retournent au grand trot. 
Depuis ce temps, jamais on ne vit un si terrible assaut. 



^ Jeunes gens non reçus chevaliers. 



FRA6XBHT8 DI hk CHAHSOH 



QVATBIÈMM FRAOlfXNT. 



Le jour fat beau et dak, et le sdml rayonne, 

L'assaut fat grand, le» cris tenSilea* 

Hnngier rAllemand cria à banie Toix : 

« Or, barons, ne vons lasses pas de bien fûrel » 

Les Flamands sont forieux, cbacnn d!eii& s'avanqe. 

Us dressent jnsqfn'à çialre^ leim jtehelles. 

Et sire Baimband Gi^lon monte en haut, 

ETenfin éd Greil monte par une antre, \ 

Et Hungier ne tarde pas à prendre la troisième, 

Et Martin empoigne à deux mains la quatrième. 

Que Dieu qui forma le monde les ait en sa garde I 

Isabar tient un fer recourbé et le jette à Hungier, 

Au collier du haubert il lui en fiche le croc. 

Et le vieux Danemon a pris Evervin. 

Il Ta tiré en haut avec Taide qu'il a. 

Raimbaud Creton le voit, il en est fort affligé, 

Il tient Tépée nue, Télève en haut, 

Et frappe un Sarrasin dont il coupe les pieds, 

Payen de Camelli en tue un autre; 

Un Turc donne un grand coup de massue à Raimbaud, 



DE JÉRUSALEM. 437 



Tel qu'il le jette en bas tout étourdi. 

Payen de Gamelli est frappé par un autre Turc, 

Et, qu'il le veuille ou non, il trébuche et tombe en bas, 

Jusqu'au fond du fossé chacun d'eux s'en alla. 

Ce fut un grand miracle que Dieu fit alors. 

Ils sont tombés si doucement qu'ils n'ont aucun mal ; 

Alors on jette des cris de tous côtés, 

Les dames de l'armée de Dieu qui sont présentes. 

Pour conquérir la ville où Dieu ressuscita, s'écrièrent 

Que ceux qui les vengeront 

Auront leur amour toujours. 

Quand le duc voit Hungier pris par les Turcs, 

Et Evervin qu'il aime tant pris aussi. 

Son sang se glace, il est très-abattu. 



ém FEAGIIINTS DI LA CHINSOK 



msx^xnÈMM nuL&Mxxm. 



Ce fut un jeudi, au point àv^ jour 

Que no8 chrétieuB eurent dressé leurs encras, 

Deyers Saint-Etienne iU les ont établis, 

Et les Turcs en dedans ont fortifté tQU§ les murs, 

Ils sont tous bien armés pour se défendre, 

De massues de fer, de grands maijiletSi 

He carreaux, d'arbalètes et d'arcs de cuir,. 

Et de plomb et de poi:iL bouillis ensemble. 

Par devers Saint-Etienne^, qui pour Dieu fut martyr, 

Nos béliers sont menés, établis et affermis; 

Quelques Français ont dressé une échelle au mur 

Par devers la tour de David ; 

Un écuyer preux et hardi y monte, 

Il était cousin germain de sire Jehan d'Alis, 

Un Sarrasin lui tranche le poing de son épée, 

Celui-ci ne se peut tenir ; il est tombé en bas, 

Raimbaud Creton y monte furieux et irrité, 

Bord à bord du créneau il a pris la tête du Turc; 

^ La porte Salnt-Étienne. 



DE JÉRUSALEM. 439 



Le baron était seul, il est retombé en bas. 

Dans Tarmée s'est élevé le cri : 

Qu'il y a déjà plusieurs des nôtres blessés et renversés, 

Et un brave écuyer qui montait à Tassant occis I 

Quand nos barons l'entendent, les voilà effrayés, 

Ils font sonner les cors, ils ont donné l'alarme. 

Les Français entendent le bruit, les voilà en mouvement. 

L'armée va en avant, en hâte, 

Jérusalem sera assaillie par la force. 

L'évoque de Matran a béni nos chrétiens, 

Il les signe au nom de Dieu qui fut mis en croix; 

Il tenait en sa maia la lance 

Dont en la sainte croix le beau cœur de Jésus fut percé, 

Il la montra à tous, il les a enflammés. 

Chacun vers Jérusalem s'en va tête baissée. 

Ils coupent les barbacanes et les grandes barrières, 

Et les palissades que les Turcs y ont placées, 

Ni barres ni poteaux ne peuvent les retenir. 

Ils ont conquis les palissades jusqu'au maître fossé. 

Et les pierriers jettent des pierres et frappent le mur 

sans s'arrêter. 
Ils abattent le ciment et les pierres massives, 
Et les Turcs se défendent avec force, 
Ils jettent des pierres et du feu, de gros cailloux et de 

grands pieux ; 
Ils lancent avec les arbalètes des carreaux d'acier; 



FRAGKilt^SBB LA éHANSON 



Les flèches toinbeàtpliisiiMù'qtte pluie et grêle. 
Les Turcs jettent de la poix chaude et du plomb 

fondu. 
Puis ils ont allumé le feu grégeois, 
Ils le jettent avec des maéhines sur nos gens. 
Le métal et le yemis de leurs écus est enflammé, 
Aucun haubert ne résiste, tant tot est-il. 
Ni cuirasse, ni écu, ni plastron massif ; 
Tout est brûlé, pas un n'en peut échapper. 
Mais bientôt le vent est retourné suir les Turcs; 
Beaucoup d'entre éuï furent brûlés et embrasés sur le 

mur. 
Et tout le mal est retomtbé sét èui. 
Pas un à bon escient n'eût échappé vivant. 
S'ils n'eussent été garnis de vinaigre, 
Par là le feu fut affaibli et éteint. 



DE JÉRUSALEM. 441 



SIXIEME FBAGMENT. 



Ce fut un vendredi, disent les écrits du temps, 
Que Jérusalem fut conquise par les barons chrétiens. 
A rheure où Jésus souffrit la passion. 
Ils entrèrent dans la ville par force et vaillance, 
Thomas y entra le premier, du moins nous le croyons. 
Car sur les fers des lances il fut élevé sur les murs. 
Mais le roi des Tafurs, pour dire la vérité, 
Y est entré tout seul avant, et sans compagnons. 
Pour cela Thomas devint dès ce jour son homme lige. 
Il lui fit hommage deux fois sans contestation. 
Seigneur, écoutez la glorieuse chanson ! 
Les princes et les barons entrent dans Jérusalem, 
Et Flamands, et Normands, Français et Bourgui- 
gnons. 
Les païens s'en vont fuyant pour sauver leur vie. 
Le bon duc de Bouillon les poursuit à outrance, 
Il a avec lui Tancrède et Bohémond, 
Et son frère Wistace et sire Raimbaud Creton, 
Et beaucoup d'autres que je ne sais nommer. 
Ils font un tel carnage parmi les rues, 

25. 



f^ FEAGHSNTS BB hk CHANSON 

Qu'ils marchent daos le sang et la cervelle jusqu'au 

fanon. 
Les Sarrasins s'écrient : « Aidez-nous, sire Mahomet, 
« Ayez merci des âmes, et donnez-nous un yrai pardon, 
« Car nos corps sont perdus; 
« Eh ! sire Comumaran , jamais nous ne vous rever- 

rons. 
« Quel dQi^oureux pecours^ héla^ ! nous attendons | ^ 
Le comte Robert de Flandre attrape Malesdon, 
n le frappe jusqu'au menton avec son épée* 
babar s'enfuyait au temple d^ SalamoUi 
Lorsque Raimbaud G|*eton l'atteint, 
Avec son épôe il lui perce le poumon* 
Les panei^ meurent, et crient, et hurlent à la foiaf 
Mainte belle païenne, vêtue richement. 
Aurait été vue menant grand deuil et criant à haute 

voix: 
« Ahi! Jérusalem, nous vous perdons injustement, 
« Apollon, grand Dieu, tires-en vengeance! » 
Le roi de Jérusalem va au principal doDJon, 
Au haut de la tour de David est une plate-forme de 

marbre. 
Là il tord ses poings, il arrache sa barbe, 
Il déchire ses vêtements de soie et tire sa moustache, 
Et se pâme quatre fois de suite; 
Lucabel le relève et le soutient dans ses bras. 



DE JERUSALEM. 443 



SEPTIEME PBAGMENT. 



Nos barons font éclater leur joie de toutes parts, 
Ils ont pris le bon duc de Bouillon entre leurs bras, 
L'évoque et les abbés de divers couvents 
L'emportèrent au temple en grande procession. 
Là était le roi Tafur et ses compagnons. 
Il se tint à la droite du duc Godefroy, 
Les princes et l'évêque étaient tout autour d'eux. 
Ils l'offrirent au maître-autel avec grande dévotion, 
Là où Dieu fut offert étant petit enfant, 
L'évêque de Matran le bénit. 
Quand il eut chanté la messe et les oraisons, 
Ils ont emporté le duc au chant du Kyrie eleison 
Jusqu'à ce qu'ils l'ont posé sur la pierre du sépulcre, 
Ah I Dieu ! que le duc fut là plein de justice I 
« Sire, dirent les princes, nous vous couronnerons. » 
Et le duc leur fait une noble réponse : 
(( Seigneur, sachez-le bien, ne croyez pas 
« Que jamais j'aie une couronne d'or sur ma tête, 
(( Car Jésus l'eut d'épines quand il souflTrit la pas- 
sion; 



li^ FRAGMENTS DE LÀ CHANSON 

« La mienne ne sera ni d'or, ni d'ai^nt, ni de cuivre.» 

Du jardin de saint Abraham il fit venir une plante, 

Au delà de la m^ ou l'appelle espic \ 

De cela Grodefroy de Bouillon fut couronné, 

U le fit ainsi en Thonneur de Jésus : 

« Qui lui mettra sur la tête ?» dit Drives de Monçon ; 

c( Seigneurs, dit t'évêque, que) est le plus grand d^entre 

nous? 
ce — C'est le roi des Tafurs, dit Raimbaud Greton, 
« Nous ii*avons pas ici d'autre rôi que lui ; en vérité, 
« Il le doit couronner, c'est très-juste. » 
Les princes répondirent : « Nous y consentons. » 
Le roi prit la couronne, et la mit sur le chef de Grode- 
froy de Bouillon. 
L'évéque de Matran fit l'absoute, 
L'offrande fut belle, il y eut maint mangon d'or, 
Quand Godefroy fut roi , de toutes parts il y eut des 

cris, 
L'évoque et le clergé chantèrent le Te Deum, 
Les barons font hommage au roi, le roi Godefroy leur 

dit: 
« Écoutez, barons, voici le roi Tafur qui est devenu mon 

vassal ; 
({ Je veux recevoir de lui en don Jérusalem, 

1 Ëpi de nard ou grande lavande. 



DE JERUSALEM. 445 



« Car il y entra le premier, je le déclare. 

« Je ne tiendrai d'aucun autre, pas même la valeur d*un 
bouton, 

« Hors seulement de Dieu que nous servons. » 

Les princes répondirent: « Vous êtes juste! » 

Le roi Tafur a pris en sa main une épée, 

Le roi Godefroy reçoit l'honneur et le royaume; 

Après il lui baise en pleurant sa tunique. 

Les deux rois se sont mis à genoux l'un à côté de 
l'autre. 

Les barons descendirent de leurs sièges, 

Et s'en vont à leurs ostels, sans murmurer. 

Le roi tint pendant huit jours sa cour au temple de Sa- 
lomon ; 

Mais il passe les nuits dans la tour de David. 

Au neuvième jour les princes et les barons s'ap- 
prêtent, 

Ils ont préparé leurs palmes, ils ont pris le bourdon, 

De s'en retourner ils forment le projet. 

Dieu ! ce jour-là qu'il y eut de pleurs versés ! 

Le roi les appelle et raisonne ainsi : 

« Seigneurs, vous partez, je sais que c'est votre vo- 
lonté, 

« Et vous me laissez tout seul en ce pays, 

« Au milieu de la nation sauvage qui croit en Maho- 
met! 



m FEAGIIBHSS PI LA CHAHSOH 

«Nous ayons encoie h piendxe een chftteai^ aux mfir 

a Acre, Sur, Ascalon, où il y a tant de Turcs félons, 

« Si pour nos péchés, nous reperdons la cité, 

a Tout ce que nous aurons fait ne Taudra pas un épe* 

ron; 
« Mais prenez un bon conseil au nom de Dieu ! 
« Restons ensemble dans cette sainte ville, 
f Si tous ensemble nous servons le Seigneur, 
« Nous conquerrons ces châteaux sur les païens, 
« Et qui mourra pour Dieu en aura un vrai pardon. » 
Quand les princes l'entendent, ils netlisent ni oui p| 

non; 
Chacun se tient coi, reste muet et baisse le menton. 



DE JÉRUSALEM. 447 



HUITIEME FBAGMENT. 



(Ceci se passe à la bataille d'Ascalon, en 1099, au mois d*aont *.) 

Sous Raimbaud Creton son cheval fut tué, 

Et le baron saute en pied comme un vaillant cheva- 
lier, 

Il tient ferme son épée au poing ; 

ir tourne son écu devant sa poitrine, 

Il a tué et décollé taat de Sarrasins, 

Que tout païen qui le voit en est épouvanté ; 

Alors Raimbaud Creton s*est fièrement écrié : 

«Baudoin de Rohaix^, où étes-vous allé? 

« Nobles fils de baron, vite secourez-moi. 

« Hé I barons de France, quel dommage vous rece- 
vrez, 

« Car moi ni Baudoin, vous ne nous reverrez plus vi- 
vants. » 



> Voir Albert d'Aîx, livre VI. 

* Ëdesse ou Rohaix. Baudoin, comte d'Édesse, a succédé à Gode- 
froy. 



Cependant le comte arriTe en combattant Tironmil 
Sur le cheval Cmna qui jamais ne se lasse, 
Jusqu'à Baimband Gietoale cconte est avancé : 
a Raimbaud, Ini dit41, montes snr Cornn, 
a Allez conter cette nouydle an roi et anx barons ; 
« Que devant Acre je suis environné par 1^ Tun». a 
Raimbaud Greton dit r « Vous ne restera pa» moB 

moi, 
« J'aime mieux avoir la tôte coupée avec Voua ^ 

« Que de m'étôigber et me séparer de vous. 
« Las ! que diraient de moi les barons de Francet 
a Jamais en nulle cour je' ne serais ÏÏoiioré. < ^ 

«Par mon chef! je nlrài pa^, dùsc^je être mil îà 
pièces L» ' - 

Le comte Baudoin dit : « Beau sire, je vous rac- 
corde. » 
Il descend du Cornu et pousse un cri, 
Et le Cornu s'échappe, il est en fuite; 
Il a écrasé plus de vingt Turcs sur son chemin, 
Les païens lui ont ouvert la voie, il a passé outre. 
Les Sarrasins ont environné les deux chevaliers. 
Ils les ont tirés et blessés avec leurs arcs et leurs faux. 
Ils ont percé leurs écus, faussé leurs hauberts, 
Chacun fut blessé et déchiré dans son corps. 
Que celui qui souflWt sur la croix vienne à leur se- 
cours!... 



DE JÉRUSALEM. 449 



Le Soudan est venu à coups d'éperons, 

Il appelle à haute voix les deux barons : 

« Dites-moi quel est votre nom? 

« — Par ma foi ! dit Baudoin, nous le dirons volontiers, 

« J'ai nom Baudoin, et celui-ci Raimbaud Creton. » 

Quand le Soudan l'entend, il devient rouge comme un 

charbon : 
« Par Mahomet! dit-il, Bouillon est un diable, 
« Toi et ton frère, vous avez des cœurs de lion, 
« Par vous ma force est détruite, 
« Jérusalem conquise, et le temple de Salomon; 
« Godefroy en est roi, il en possède la terre; 
« La loi que nous suivons est détruite par lui, 
« Mais au lieu de lui nous prendrons vengeance sur 

vous deux, 
«Nous vous ferons écorcher avec des couteaux acérés, 
« Puis nous vous mettrons dans la poix bouillante, 
« Ou nous vous couperons les mains et la tête. » 
Le comte Baudoin dit : « Si Dieu le veut, ce sera 

ainsi. » 
Raimbaud Creton s'écrie : « Baudoin, nous ferons 

mieux; 
« Tandis que nous vivrons tuons-en tant, 
« Qu'après notre mort nous n'ayons pas de reproches.» 
Il eût fallu voir ensemble ces deux compagnons, 
Couper poings et pieds aux païens ; 



êSê ?RàG»&NTS DE LA CHANSON DE lÉRUSALÏH. 

Les Turcs n'osent pas les attendre plus que Talouette 

n'attend le faucon, 
Ils les fuienÈ comme les oisiUonâ fuient deTant Téper- 

vier. 
Jusqu'à ce qu'ils soient dans les buissons* 
Mais de toute part l'abondance des Turcs est trop 

grande, 
Nos barons en furent environnés^ $ . 

S&x devant i^uHoin, llaimÉ)ati{| tat Jeté a vssnB^ 
Us l'ont percé d'un daid â'mer tnaacAànt* 
Et le comte fiatldoia 1^ retefé^ U a frappé un ftf^el 

l'a coupé ea travers. 
Le Soudan crie auipâté&É : 

(K Gardez ces deux captifs, ne les laissez pas échappir^ 
« Car eux et leur lignage m'ont durement traité, 
« Ils ont occis mes quinze fils et ont pris mon 

royaume. » 
Quand les îSarrasins l'entendent, ils sonnent du cor, 
Ils tombent avec force sur les barons ; 
Si Dieu n'y met ordre par sa grande bonté. 
Nos seigneurs seront livrés au martyre. 

(Mais Godefroy arriye et déliyre les deux cheyaliers.) 
FIN DES FRAGMENTS. 



TABLE DES MATIÈRES 



PA0B8. 
V 



PRipÀCS DU TrADUCTBUR 

Chant I. — ARGUMENT. — Préambule du jongleur.— Exhortation 
à la croisade. — Pierre THermite. — Son voyage au saint sépulcre. 

— Sa vision. — Son retour à Rome. — Le Pape lui donne une armée 
à commander. — Noms des barons qui se joignent à lui. — Leur arri- 
vée au puy de Civetot.— Corbaran d'Holiferne arrive à Nicée.— Pré- 
paratifs des Turcs. — Premiers succès des chrétiens. — Seconde ba- 
taille. — Soliman tue un prêtre officiant à Tautel. — Défaite des 
chrétiens, qui se rendent à Corbaran. — Partage des prisonniers. — 
Retour de Pierre rHermite à Rome. — Préparatifs d'une seconde 
croisade. — Concile de Clermont. — Noms des principaux chefs. ... 1 

Chant II. — ARGUMENT. — Départ des Croisés. — Constantlnople. 

— Querelles avec Tempereur. — Yisite des barons et discours de 
Godefroy. — Départ de Constantinople. — Nicée. — Dénombrement 
des chefs. —Plan de bataille de Soliman.— Etienne de Blois manque 
de courage. — L* armée est secourue. — Fuite des Sarrasins. — Vic- 
toire des chrétiens. — Entrée des Francs dans Nicée 49 

Chant III. — ARGUMENT. — Départ de Nicée. —Rencontre avec 
les Turcs. — Les Croisés lâchent pied. — Godefroy accourt. — Les 
Turcs sont défaits. — L*évêque du Puy enterre les morts. — Passage 
du val de Botentrot. — Prise de Tarse. — Baudoin reste maître de la 
ville après un démêlé avec Tancrède. — Il arrive à Rohais, épouse la 
fille du Vieux de la Montagne. — Prise d'Artais. — Discours de 
Tévêque du Puy. — Arrivée de l'armée devant le pont de fer 97 

Chant MIT. — ARGUMENT. — Campements des chefs croisés devant 
Antioche. — Garsion tient conseil. — Gontier d*Aire conquiert le 
cheval de Fabur. — Le pont d' Antioche. — Yains efforts des Croisés 
pour le renverser. — Ils se retirent. — Construisent un fort. — Re- 
poussent les Turcs. — Disette dans Tarmée.— Discours de Godefroy. 

— Excursion au port Saint-Siméon. — Combat sur le pont d' An- 
tioche. — Les portes fermées sur Reynaud Porquet. — Épisode de 
Raimbaud Creton. — Reynaud Porquet fait prisonnier, et d'abord 
garanti de la mort par Garsion.. 140 

Chant ir. — ARGUMENT. — Le roi Tafur et ses ribauds déterrent 
les Sarrasins morts et les mangent. — Une trêve est conclue, mais 



452 TABLE DES MATIÈRES. 



violée par Tafur. — Garsion se veoge sur Keynaud Porquet, avant 
de le renvoyer au camp des Croisés. — Mêlée des chrétiens et des 
Turcs. — Victoire des chrétiens. — Garsiou fait demander aide au 
Soudan de Perse, qui promet du secours. — Oracle de Tidole Maho- 
met. — La mère de Corbarau s'efforce en -vain de le retenir 196 

Chant TI. — ARGUMENT.— Corbaran assiège Rohais. — Baudoin 
demande secours à Tempereur grec. — Corbaran s^ approche d^An- 
tioche. — Sortie des assiégés. — Les chrétiens font prisonnier un 
enfant. — Le père leur envoie des présents.— L'enfant rendu à 
son père. — Reconnaissance de Dacien et de son fils. — Dacien voit 
Bohémond en secret. — Etienne de Blois envoyé à la découverte. 

— Sa frayeur. — Sa maladie feinte. — Son départ du camp.— Songe 
de Bohémond. — Trêve. — Yision de Dacien.— 11 promet à Bohé- 
mond de livrer la ville. — Hésitation des chefs.— Prise d*Antioche. 251 

Chant VU. — ARGUME^IT. — Alarmes des chrétiens dans Antio- 
che. — Approche de Tarmée persane. — La mère de Corbaran 
veut en vain le détourner de combattre contre les chrétiens. — Di- 
sette dans Antioche. — Plusieurs croisés quittent la ville. — Etienne 
de Blois se sauve dans l'Asie Mineure. — Episode de la lance de la 
Passion. — Message à Corbaran. — Sa réponse. — Amédelis vient 
épier Tarmée chrétienne. — Épisode de Tâne d'Évervin de Creil. — 
Préparatifs de la bataille. — Allocution du jongleur 304 

Chant TIII. — ARGUMENT. —L*évèque du Puy essaye vainement 
de déterminer un des chefs à porter la sainte lance. — Tous refusent, 
et préfèrent se battre.— Il se décide à la porter lui-même. — Hési- 
tation des chefs. — Amédelis nomme à Corbaran les chefs croisés au 
moment ^ù chacun sort de la ville, — Les dames de Tarmée. — Dis- 
cours de l'évêque. — Combat engagé. — Danger de Godefroy. — Sa 
suprême oraison. — Les barons le délivrent. — Victoire complète. 

— Sermon de l'évêque du Puy. — Retour au camp. — Repas. — Butin. 3.') 2 

Fragments de la Chanson de Jérusalem A-29 



FIN DE LA TABLE DES MATIERES. 



Paris. — Impr. de P.-A, BOURBIER et Cie, rue Mazarine. 30. 



3 2044 018 173 542