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Full text of "La chanson du carillon"

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LA CHANSON 
DU CARILLON 



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LA CHANSON 
DU CARILLON 



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DU MÊME A UTEUR 



Le Vent dans les Moulins. 
Le petit Homme de Dieu. 
Comme va le Ruisseau. 
La Maison qui dort. 



tous droits réserpés 
Copyright igti by 
Pimre Lt^fltte et O 



CAMILLE LEMONNIER 



LA CHANSON 
DU CARILLON 




PIERRE LAFITTE & O* 
ÉDITE U R S 

90b AVENUS DXS CHAMPS-ÉLYSftSS 



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LA CHANSON 
DU CARILLON 



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UEiXE imagination chimérique nous 
étions à deux I Nous avions une espèce 
d'âme faite de contes bleus où peut-être 
revenaient les songeries de toutes les anciennes 
jeunes filles de la famille. D'ailleurs, on nous 
avait conté tant d'histoires de fées que nous 
avions fini par vivre dans une espèce de petit 
monde enchanté avec les princesses et les 
princes Charmants : ce n'est pas cela qui aurait 
pu nous donner le sens pratique de la vie. 
Ajoutez qu'il m'était venu une vision singulière 
où ce que peut voir avec l'oeil intérieur une 
pauvre petite aveugle comme Luce, devenait 
ce que moi-même, avec mes gros yeux gris, je 



.-. • ni--/-»'» 




8 LA CHANSON DU CARILLON 

voyais et qui n'existait le plus souvent qu'à 

l'état d'illusions et d'apparences... 
A neuf ans seulement, j'avais commencé à 
e, mais avec si peu de dispositions que, pour 
'encourager. M"* Fînsonnet, la gouvernante 
mçaise que nous avions alors, me fit lire, ou 
utôt épeler tout ce qu'elle put trouver de 
ntes merveilleux. J'ignorai scrupuleusement 
asi la grammaire, l'arithmétique et la géo- 
aphie, mais, par contre, j'avais déjà fait le 
ur de tous les royaumes où il y avait des 
ince Chéri, des prince Spirituel, des princes 
ital et Fortuné, sans compter les Belle au 
lis dormant, les Belle aux cheveux d'or, la 
incesse Fleui des pois et tant d'autres qui 
ùent les plus belles princesses du monde. 
Il faut dire qu'à travers tous les déplace- 
:nts continus auxquels nous obligeait le 
oie de papa, M"' Pinsonnet eût eu fort à faire 
ur nous apprendre autre chose... Papa était 
, homme extraordinaire et qui, régulière- 
mt, trouvait toujours le moyen de se ruiner 
ec l'argent que lut lappottaient ses inven- 
•ns. Jamais nous ne fûmes plus pauvres 
'après le million que lui valut sa décou- 



LA CHANSON DU CARILLON g 

verte d'une soudure à froid dans Teau. Il est 
vrai que ce million fut englouti dans l'établis- 
sement d'une usine où l'eau de mer, aspirée 
par de puissants siphons, devait lui procurer 
une décantation d'or équivalente au produit 
d'une Californie. Personne de nous jamais ne 
sut ce qu'il advint de cette invention, non plus 
que des autres. 

Non, on ne peut pas dire que c'étaient les 
idées qui manquaient à papa ; mais elles nous 
coûtaient cher. Un jour, maman vendit d'un 
coup quatre de ses fermes du pays flamand 
pour lui faire l'argent d'une appropriation de 
chute d'eau à l'éclairage électrique (économique) 
dans je ne me rappelle plus quelle ville suisse et 
qui devait actionner aussi une papeterie, une 
scierie, un établissement thermal et les divers 
services d'un énorme Modem Hotd, économique 
naturellement aussi... I^es quatre fermes furent 
mangées d'une bouchée ; il ne resta que la chute 
d'eau. Maman, qui avait xme confiance aveugle 
en papa, fut persuadée que c'était celle-ci qui 
avait eu tort. Elle continua à vendre ce qui lui 
restait de ses fermes, que papa ponctuellement 
continua à mander dan$ ses entreprises variées. 




lo LA CHANSON DU CARILLON 

Après chacune de ces ventes, il partait pour 
des mois : quand il rentrait, nous apprenions 
qu'il avait « manqué » gs^er une fortune dans 
l'une ou l'autre affaire de laquelle ni maman, ni 
mère-grand, ni Nouche ne paraissaient, au sur- 
plus, rien savoir. 

Je me souviens seulement que, dans l'espace 
d'un mois, nous nous trouvâmes détenteurs de 
quatre grands manèges de foire, possesseurs de 
2.000 hectares de landes incultes qu'un système 
d'irrigation nouveau devait fertiliser, soumis- 
sionnaires pour un mode à papa de chemins de 
fer, économiques toujours : papa, aux mains de 
qui l'argent fondait comme du beurre à la poêle, 
aimait beaucoup le mot. Et toujours c'étaient 
des millions à gagner ; il arrivait que les rentes 
de maman baissant à mesure, nous nous nouris- 
sions de millions plus facilement que de pom- 
mes de terre... Encore une fois papa repartait, 
aussi naturellement qu'il était rentré. Un matin, 
à notre lever, mère-grand, que nous allions em- 
brasser dans son lit, grand comme un carrosse 
du sacre, et qui avait une si drôle de figure sous 
sa marmotte, nous disait : 

— Mes petites, votre père a pris l'express 



LA CHANSON DU CARILLON ii 

cette nuit. Ah 1 le pauvre enfant ! s'en donne- 
t-il du mal pour les siens I Jamais vous ne pour- 
rez assez le bénir. Cette fois, sûrement, il nous 
rapportera le million. 

Maman restait tout un jour enfermée et puis 
nous nous retrouvions à table, auprès d'elle un 
peu plus pâle et plus taciturne qu'à l'ordinaire. 
Maman était une triste, avec des yeux couleur 
eau de larmes, et qui peut-être jamais n'avait 
souri qu'à son mari. Nous ne savions pas au 
juste si elle nous aimait : elle était bonne, avec 
détachement. Quand, le soir, elle nous embras- 
sait sur le front, elle avait l'air de nous donner 
des baisers qui revenaient à un autre. 

Maman, je crois bien, n'a jamais dû aimer 
que papa... Et de quelle soumission charmée 1 
Elle eût accepté, pour elle et le petit monde qui 
l'entourait, la ruine totale, si, de celle-ci, avait 
pu dépendre le succès d'une de ses fameuses 
affaires. 

Papa, du reste, avait le don des grands illu- 
sionnistes : il faisait croire à ce qu'il imaginait 
et il y croyait tout le premier. Sûrement, une 
fée à sa naissance lui avait départi la faculté ' 
de voir tout en beau : il semblait toujours s'en 



i 



12 LA CHANSON DU CARILLON 

aller, dans un carrosse d'or traîné par les che- 
vaux du vent, comme un prince d'Illusion à 
la conquête de Pondichéry. (Nous aimions Pon- 
dichéry à cause de la musique de son nom qui 
semblait avoir fait le tour de la rose des vents 
avant de nous arriver.) Nous savions que papa 
revenait quand mère-grand passait sa vieille 
robe de soie puce, très garnie de dentelles, une 
robe du temps où elle avait été invitée une 
fois à la Cour. 

A part cela, rien n'était changé ; nous nous 
doutions seulement que les affaires avaient été 
mauvaises si papa riait un peu plus en mon- 
trant ses belles dents blanches ; lui, qui croyait 
à tout, ne pouvait croire à ses défaites. Nous 
fûmes bien obligés de rire aussi quand si co- 
miquement il nous dit un jour : 

— Moi, je suis un artiste... Je dépense l'ac- 
tivité d'un volcan à faire tourner des roues à 
beurre. 

D'ailleurs, papa jamais ne s'occupait de 
nous ; s'il m'avait demandé combien de fois 
9 il y a dans 8i, je lui aurais répondu qu'il 
y avait neuf grosses grenouilles ailées, attelées 
à la chaise d'or volante avec laquelle r£)n- 



riMBMAai 



LA CHANSON DU CARILLON 13 

■~ \ — m-^ - ^ I I ^ 

chanteur avait fait neuf fois le tour de la terre 
à la recherche du Prince charmant, victime 
des enchantements de la fée Soussio. Je n'au- 
rais pu lui répondre autre chose. S'il m'avait 
demandé ensuite à voir mes devoirs de style, 
je n'aurais pu lui apporter, hélas, que les gri-> 
bouillages au crayon et à la plume dont je rem- 
plissais les marges de mes cahiers. Cette pauvre 
M^ Pinsonnet tremblait à la pensée qu'une 
telle chose pût arriver, elle qui avait fini par 
prendre autant de plaisir que nous aux contes 
de fées et qui, avec son joU rire de grande 
poupée, me r^ardait par^dessus l'épaule des- 
siner mes fées Carabosse sans plus se rappder 
que maman l'avait mise auprès de nous pour 
commencer notre éducation. 

Après tout, l'événement aurait pu se pro- 
duire tout aussi bien avec miss Gribby , la gou- 
vernante anglaise qui avait repris notre édu- 
cation des mains de M^^ Pinsonnet, ou avec 
JufiErouw Kee, la petite institutrice hollan- 
daise qui l'avait reprise des mains de miss 
Gribby, ou avec n'importe laqudle des gou- 
vernantes de nationalités variées qui la 
reprirent successivement. 



LA CHANSON DU CARILLON 

Comme nous ne restions j amais beaucoup plus 
ine année dans les villes où, à cette époque, 
us suivions la fortune de papa, on s'arran- 
ût de manièie à nous donner, à chaque ins- 
lation nouvelle, une personne du pays qui, 
mesure, nous « continuait ». Toutes finis- 
ent par prendre un intérêt si vif à la Barbe- 
cue, à Riquet à la Houppe, à la Belle aux 
veux d'or, que c'était plutôt nous qui avions 
ir de les « continuer ». J'étais ferrée comme 
s petite d'Hozier sui l'annorial du prince 
éri et du prince Charmant. Luce, elle, aurait 
réciter par cœur toutes les histoires de Fer- 
ilt, de M"* d'Aulnoy et de M"* de Beau- 
nt. Elle les savait si bien qu'elle me repre- 
t quand, en lisant, j'embrouillais un peu les 
rases. 

— Tu as oublié le point et virgule après ; 
Petit Poucet ouït tout ce qu'ils dirent ». 
it Mlle Pinsonnet ou miss Gribby ou les 
Tes disaient sévèrement, comme s'il se fût 

d'un devoir d'analyse grammaticale : 

— C'est vrai. M"" I,uce a raison. Voulez- 
is recommencer, mademoiselle Elsée? 
ious avions alors, I<uce, dix ans, et moi, 



LA CHANSON DU CARILLON 15 

douze. Notre première enfance s'était passée à 
Bruges, dans la maison de famille de maman. 
Mais il y avait si longtemps de cela : il ne nous 
était resté que le souvenir d'un vaste logis s'ou- 
vrant sur une ruelle, près d'un canal. Un doux 
vieil homme vivait là avec nous, qui était le 
père à maman et qu'on avait emmené un jour 
dans un corbillard à hauts plumets, tiré par 
quatre chevaux. 

Tout de suite après, la galopée avait commen- 
cé de pays en pays et de ville en ville. Partout 
où il y avait des affaires pour papa, deux pe- 
tites filles en fourrures d'Esquimaux étaient 
trimbalées avec un perroquet, une chatte, des 
caisses à chapeau, d'innombrables coUs et un 
pupitre à écrire en acajou. Papa toujours se 
faisait suivre de son pupitre à écrire, comme 
Napoléon. Je savais que nous étions dans une 
des capitales du monde quand, sur le pavé des 
rues, il y avait plus de crottin qu'ailleurs... 
C'est ainsi que, par expérience, j'appris la géo- 
graphie. Ce fut alternativement Bruxelles, 
Paris, I/)ndres, Berlin, La Haye. Paris, où il 
y en avait plus qu'ailleurs, fut, dans ma pensée, 
la vraie capitale du monde. 



i6 LA CHANSON DU CARILLON 

Naturellement, on s'installait en camp vo- 
lant, comme à la veille d'une bataille. Du mo- 
ment qu'Alifax, le perroquet, avait son per- 
choir, Aladine, la chatte, sa corbeille et mare 
(mère-grand) son édredon de satin rose, tout 
était bien. L'édredon suivait mère-grand comme 
le pupitre suivait papa et Napoléon. Quant à 
l/uce et moi, on nous mettait parfois coucher 
avec Nouche, dans un même lit, au fond d'un 
cabinet noir, selon que ça tombait. 

I/'hôtd, l'appartement, l'appartement, l'hôtel 
ce fut l'alternative pendant des années : à la 
porte, un fiacre pour papa toujours attendait, 
et un autre pour mère-grand, quand il lui fallait 
sortir. Elle sortait d'ailleurs toute la journée ; 
surtout depuis qu'elle avait pris de l'embon- 
point, elle n'avait plus mis un pied devant l'autre 
sur un trottoir. Maman, elle, prenait le tramway, 
par économie peut-être ; elle qui avait donné sa 
fortune comme elle avait donné sa vie, s'inter- 
disait toute dépense, même minime. Un petit 
sou pour sa chaise aux offices; un sou pour la 
vieille aveugle sous le porche ; quelques sous 
pour le tronc des œuvres de miséricorde, et 
c'était tout. Pauvre maman 1 Comme elle était 



LA CHANSON DU CARILLON 17 

restée de sa province au milieu de tout cet af- 
fairement de vie ballottée I Sous ses sourcils 
de rêve, en arche de pont, elle continuait à 
vivre là-bas, en pensée, dans ce Bruges où elle 
était née, où elle s'était mariée, où elle nous 
avait mises au monde... où elle avait été heu- 
reuse. 

Mère-grand, elle, était Française, une Fran- 
çaise de Paris, ♦ c'est-à-dire deux fois Fran- 
çaise » comme elle le disait au moins trois fois 
le jour, mais une Française qui avait épousé 
un Belge de la frontière, ce qui lui avait laissé 
l'impression d'une mésalliance. Visage à gros 
plis gras, toujours plaqué d'un pied de blanc et 
finissant en un double fanon sous le menton, 
yeux noirs d'un joli velours aux lourdes pau- 
pières, petites mains potelées de toute jeune 
fille et pieds qui auraient chaussé la pantoufle 
de Cendrillon... On ne sait pas commeiit sur 
cette base frêle pouvait tenir sa replète personne 
entourée de châles, sans corset, un madras sur 
la tête, comme un fermier général du bon La 
Tour. 

Cétait au fond une excellente femme, mais 

d'un égoïsme féroce, comme un tigre dans une 

a 



i8 LA CHANSON DU CARILLON 

cage d'or : elle n'aimait qu'elle et papa, et en- 
core papa I Elle ignorait totalement la valeur 
de l'argent, relisait sans se lasser jamais les 
Mémoires de M"* de Maintenon et ceux de 
M^ La Vallière, se levait à midi et passait des 
heures à se tirer les cartes. Comme elle était 
très gourmande, elle se faisait acheter secrète- 
ment par les femmes de chambre, tant qu'il 
y en eut, des bonbons dont elle oubliait de leur 
rembourser le prix, et elle ne dédaignait pas le 
porto... Elle avait plutôt une tendance à se 
chamailler avec maman. 



II 



Nous occupions une petite villa non loin 
du bois, à La Haye, quand papa, comme 
une comète en voyage, cessa toute une 
année de se montrer à Thorizon. Il était parti pour 
quelque part qu'on ne sut jamais, emportant 
l'argent d'une hypothèque prélevée par maman 
sur les biens qui lui restaient. Mère-grand trouva 
qu'elle aurait bien pu donner d'une fois, 
en cette occasion, tout ce qu'elle possédait 
encore. Bon Dieu ! elle en avait gardé si peu 
de ses maisons, de ses fermes, de ses valeurs, de 
ses bijoux et de tout le reste que, quand papa 
un jour nous eut quittées pour de bon, il nous 
resta à peine de quoi ne pas mourir de faim. 

Sn attendant, nous vivions comme si nous 
ne devions jamais manquer de rien. Papa, dans 
la petite maison de I^ Haye, qui n'avait que 
six pièces, avait trouvé le moyen de se faire 




20 LA CHANSON DU CARILLON 

servir par cinq domestiques, soit à peu près un 
domestique par pièce. Sans la bonne Nouche, 
qui s'était fait notre gendarme, nous aurions 
été dépecées jusqu'à Tos par cette meute. Ce 
gendarme, d'ailleurs, avait de grandes ailes 
d'archange comme celui qui veillait à la porte 
d'Êden. 

Nouche I Je ne pense pas qu'il se soit jamais 
trouvé une meilleure créature, une créature plus 
vraiment angélique au monde... 

Nouche fut vraiment le bon sourire qui 
éclaira le paradis de notre petite enfance... 
4^ Maman Nouche » comme nous disions, quand 
notre autre maman n'était pas là. Ce fut la 
maman « mineure » qui prit entre ses grosses 
mains nos petites âmes et les éleva. Elle était 
la femme d'un garde-chasse de grand-père» 
tué d'un coup de feu dans une embuscade : 
maman mariée, elle avait continué à la servir 
après avoir servi vingt ans nos grands-parents... 
£t nous ne savions plus quand nous avions 
commencé à voir se pencher sur nos petits lits 
ce tendre vis^e toujours un peu plus ridé, 
avec ses plis de peau bise conuue des chemins 
par lesquels son âme et son rire venaient à nous. 




LA CHANSON DU CARILLON 21 

Ce doux gros cœur simple nous apprit la 
bonté, la piété, la vie, bien mieux que nos insti- 
tutrices et nos gouvernantes. Elle fut à nos pe- 
tites bouches qui avaient soif le bon fruit de 
jus et de soleil qui avait poussé à l'espalier de 
la famille. Elle connaissait de si belles histoires 
avec lesquelles elle nous couchait, des histoires 
de petit Jésus et de sainte Vierge et d'apôtres 
comme on en voit dans la grande procession 
de Fumes en Flandre ! Ça nous changeait un 
peu de nos contes de fées... 

Avec son entêtement doux de vieille paysanne 
flamande, elle nous assurait, au surplus, que le 
mystère de la Nativité s'était passé à Nazareth, 
entre Audenaerde et Gand. Jamais elle n'en 
voulut démordre, même quand plus tard notre 
grand'tante Micheline, mère Apostoline, qui 
était la grande Dame du Béguinage de Bruges, 
lui représenta qu'elle péchait par hérésie en 
contredisant les saintes Écritures. 

Nouche, à force de nous en entendre parler, 
avait fini, du reste, par croire aussi aux fées, 
aux princes Charmant, aux ogres, et, avec Luce, 
nous arrangions des pièces où elle était à mesure 
la Reine, le Roi, le prince Chéri, le grand Ga- 



« 



20 LA CHANSON DU CARILLON 

servir par cinq domestiques, soit à peu près un 
domestique par pièce. Sans la bonne Nouche, 
qui s'était fait notre gendarme, nous aurions 
été dépecées jusqu'à l'os par cette meute. Ce 
gendarme, d'ailleurs, avait de grandes ailes 
d'archange comme celui qui veillait à la porte 
d'Éden. 

Nouche I Je ne pense pas qu'il se soit jamais 
trouvé une meilleure créature, une créature plus 
vraiment angélique au monde... 



Nouche fut vraiment le bon sourire qui 
éclaira le paradis de notre petite enfance... 
« Maman Nouche » comme nous disions, quand 
notre autre maman n'était pas là. Ce fut la 
maman « mineure i^ qui prit entre ses grosses 
mains nos petites âmes et les éleva. Elle était 
la femme d'un garde-chasse de grand-père, 
tué d'un coup de feu dans une embuscade : 
maman mariée, elle avait continué à la servir 
après avoir servi vingt ans nos grands-parents... 
Et nous ne savions plus quand nous avions 
commencé à voir se pencher sur nos petits lits 
ce tendre vissée toujours tm peu plus ridé, 
avec ses plis de peau bise comme des chemins 
par lesquels son âme et son rire venaient à nous. 




LA CHANSON DU CARILLON 21 

Ce doux gros cœur simple nous apprit la 
bonté, la piété, la vie, bien mieux que nos insti- 
tutrices et nos gouvernantes. Elle fut à nos pe- 
tites bouches qui avaient soif le bon fruit de 
jus et de soleil qui avait poussé à l'espalier de 
la famille. Elle connaissait de si belles histoires 
avec lesquelles elle nous couchait, des histoires 
de petit Jésus et de sainte Vierge et d'apôtres 
comme on en voit dans la grande procession 
de Fumes en Flandre ! Ça nous changeait un 
peu de nos contes de fées... 

Avec son entêtement doux de vieille paysanne 
flamande, elle nous assurait, au surplus, que le 
mystère de la Nativité s'était passé à Nazareth, 
entre Audenaerde et Gand. Jamais elle n'en 
voulut démordre, même quand plus tard notre 
grand'tante Micheline, mère Apostoline, qui 
était la grande Dame du Béguinage de Bruges, 
lui représenta qu'elle péchait par hérésie en 
contredisant les saintes Écritures. 

Nouche, à force de nous en entendre parler, 
avait fini, du reste, par croire aussi aux fées, 
aux princes Charmant, aux ogres, et, avec Luce, 
nous arrangions des pièces où elle était à mesure 
la Reine, le Roi, le prince Chéri, le grand Ga- 



^ 



24 LA CHANSON DU CARILLON 

le vois bien, moi, qu'en sucre. I^a vierge Marie 
aussi est en sucre. Il n'y a que Dieu le Père qui 
soit en massepain. 

Comme maman ne venait pas dans notre 
chambre et que nous restions confiées à la garde 
de Nouche ou de nos gouvernantes, nous fai- 
sions mille folies. Nous étions tour à tour toutes 
les petites princesses de nos contes de fées. 
Nous nous rêvions aussi changées en Cendrillon, 
Peau d'Ane, Belle aux cheveux d'or. Belle au 
bois surtout, dont le mystère nous char- 
mait. 

Même tme fois Luce, après avoir fait une 
prière dans la cheminée à la bonne fée qui ha- 
bitait le royaume de Mataquin, se coucha sur 
son petit lit, dans sa robe de chambre, avec 
req>oir qu'elle allait s'endormir pour cent ans. 
Elle commença par égaliser les plis de sa robe 
en tapotant dessus à petits coups et puis elle 
abaissa ses paupières et elle dit trois fois de sa 
petite voix haute qui appelait comme du haut 
d'une tour : 

— Féel Fée I Fée ! Tu veux. 

Je ne pleurai pas, parce que, au fond, ça 
me paraissait un peu invraisemblable tout de 



LA CHANSON DU CARILLON 25 

même ; mais Nouche, elle, sanglotait à en perdre 
rame. I/Uce la consolait, disant tout bas : 

— Mais puisqu'il viendra un prince Charmant 
qui m'éveillera et qu'alors j'ouvrirai les yeux 
pour de bon et que vous serez tous là, toi, 
maman Nouche, et Sésé, et tout le monde. I^à- 
dessus bonsoir, Nouchette : je sens que ça vient 
et que je dors déjà un peu. 

Mataquin, heureusement, était à douze mille 
lieues de chez nous et la fée, sans doute, estima 
que c'était un peu loin, car elle ne se dérangea 
pas. 

Je devais retrouver, quelque quinze ans après, 
quand déjà j'étais une « artiste », un cofiPre tout 
rempli d'ims^es et de croquis, mes croquis 
d'alors, griffonnés, hachurés, pochonnés et qui 
illustraient nos déhces, nos chimères et nos ter- 
reurs. I^ dessin en était, certes, bien illusoire, 
tm travail de petites mains, conune chez les 
modistes, et cependant, ça vivait par je ne sais 
quoi qui était la foi. Je vais dire tme horreur : 
je ne suis pas bien sûre de n'avoir pas cru à la 
bonne fée Tulipanpan comme à Marie, mère 
des anges. 

Oh 1 mes pauvres petits gribouillis où un pâté 




26 LA CHANSON DU CARILLON 

d'encre me servait à modeler mes figures, à 
faire de la nuit, à mettre en noir le diable, les 
méchantes fées, les farfadets, les ogres, les 
nains et tout ce qui dans la vie est Tenvers du 
jour, de la prière et du frisson des ailes blan- 
ches... Qui a pu dire du mal des contes de fées ? 
Je me suis persuadé, depuis, que peut-être 
Nouche n'avait pas tout à fait tort en mêlant 
les histoires de petit Jésus et de petit Poucet 
et que c'était là comme une contre-partie (ah I 
un peu irrespectueuse, j'en conviens 1) de la 
Légende sacrée, avec ses bons anges gardiens, 
ses joUes saintes et ses apôtres à belle barbe 
d'or, rois, princes et princesses magnifiés par 
les palmes, le sceptre et la grâce, et aussi ses 
dragons griffus, gardiens des seuils infernaux. 
I/CS contes de fées, ne serait-ce pas quelque 
chose comme les saintes Écritures profanes 
pour petits enfants ? 

Mon Dieu 1 que je devais trouver ridicules 
mes pochons à l'encre quand, un peu plus tard, 
je me mis sérieusement à peinturlurer t Ce fut 
l/uce, ma pauvre petite I^uce, avec ses yeux 
obscurs, mais son âme d'arc-en-del, qui m'en 
donna le désir. Tout, en ce miracle de sa petite 




l*MtM^HMMfeM«aiiMHMita 



LA CHANSON DU CARILLON 27 

âme de Paradis, lui apparaissait merveilleu- 
sement lumineux, sans qu'elle connût la lumière ! 
Elle me disait si singulièrement, elle qui vivait 
de l'autre côté du jour : 

— I^a couleur, vois-tu, c'est peut-être comme 
la musique de la lumière... 

J'ai fini .par croire que les pauvres infirmes 
comme elle, privées du sens matériel de la vue, 
ont une vision intérieure bien autrement sub- 
tile que la nôtre, une vision qu'elles peignent 
aux couleurs de tout ce qu'elles ne voient pas 
avec les yeux, mais avec le songe de leur âme. 

Et elle ajoutait en levant la main, comme on 
voit la petite sainte Geneviève sur les vitraux : 

— Écoute : je demanderai à la sainte Vierge 
qu'elle t'achète de quoi peindre et c'est moi 
qui t'apprendrai, tu verras. 

Je l'admirais en tout ce qu'elle disait comme 
un petit être plus près des saintes vérités que 
moi et elle disait des choses vraiment si éton- 
nantes, cette I/Uce 1 Elle avait une petite voix 
toute menue et claire et argentine comme les 
cloches le soir dans la campagne, les cloches 
qu'on croit que les anges, comme des encensoirs 
de sons, balancent à l'heure des angélus. 



28 LA CHANSON DU CARILLON 

— Une voix qui viendrait du Faïadis I disait 
Nouche. 

"ît comme ça, un matin, en m'éveillant, je 
uvai près de mon oreiller une boîte de cou- 
rs à l'eau (je crois bien plutôt que la 
âge, c'était Nouche qui l'avait achetée sur 
i épaigne). D'ailleurs, îa sainte- Vierge ne 
ivait penser à tout, et maman restait tou- 
;rs enfermée dans sa chambre ; ♦ mare » , elle, 
gnotait des bonbons dans la sienne... Quant 
>apa, en voy^e, il lui suffisait de savoir de 
a que nous étions encore en vie. 



III 




E fis l'apprentissage de ma boîte comme on 
communie. Je ne m'occupai plus que de 
peindre ; mes couleurs furent épuisées en 
moins de quinze jours ; elles correspondirent 
en moi à un éveil de sensations extraordinai- 
res. Au bout de mes pinceaux venaient des 
petits hommes et des petites femmes et des 
bêtes et des arbres frisés, pareils aux arbres 
en copeaux des boîtes de méns^eries, comme 
il vient des bourgeons au bout de la branche 
et des fleurs au bout des bourgeons. I/Uce, 
elle, posait le doigt sur les petits pains de 
couleur et m'en demandait le ton. A mesure 
que je répondais: vert, rouge, bleu, elle disait: 
— Attends un peu. I^ bleu, c'est comme le 
matin quand on s'éveille, l'été. Oh 1 je vois, 
c'est très doux I II y a une grosse mouche dans 
la chambre et, dehors, tme petite flûte joue un 



30 LA CHANSON DU CARILLON 

air... Et maintenant vert, dis-tu?.. Quelque 
chose de clair et de léger comme une musique 
de violon... Rouge, c'est comme quand on 
entend une trompette. 

Elle aimait surtout les tons atténués ou 
tendres, les lilas, les violets, les mauves, les 
roses qu'elle rapportait aussi à des musiques, 
évocatives d'intimes sensations. Elle se tenait 
près de moi, me regardait peindre et disait : 

— J'ai un œil qui entend et une oreille qui 
voit. Dis-moi si c'est ime fée que tu peins et la 
couleur de sa robe... O Elsée I il y en a une si 
belle, c'est la couleur illusion : ne l'as-tu pas 
dans ta boîte ? 

Où cherchait-elle de telles idées ? 

A moi, la couleur ne me paraissait jamais 
assez brillante : j'aurais aimé peindre avec de 
l'or, des pierreries, du soleil. Ma petite institu- 
trice hollandaise parfois m'avait menée voir 
des paons qui faisaient la roue dans le parc 
royal. Je serais demeurée des jours à les con- 
templer. J'avais de petits cris charmés quand 
leur éventail de topazes et de saphirs s'ouvrait... 
Peut-être, après tout, c'étaient là des fées dé- 
guisées pour lesquelles de mystérieux ouvriers. 



LA CHANSON DU CARILLON 31 

avec des fils d'étoiles et de soleil, avec des 
fleurs et des plumes, avec de la rosée et du 
grésil, tissaient de longues robes à traîne belles 
comme l'aurore. Paons, paons jolis, paons mer- 
veilleux, n'est-ce pas un peu à vous que je dus 
de faire, im jour, avec des fils et des soies, moi 
aussi, comme les esprits de l'air, mes petits arcs- 
en-ciel de couleur ? 

Je ne sais pourquoi, en les regardant, je 
pensais quelquefois à papa glorieux et magni- 
fique comme à un grand oiseau fabuleux, parti 
se percher dans des lointains de rêve. Et voilà 
qu'un jour il nous revenait, mais un papa qui 
nous parut bien fatigué et un peu vieilli : il 
y avait près de quinze mois qu'il était parti... 
Il n'avait rien perdu de sa confiance dans la 
vie, au surplus, bien que la chance l'eût, cette 
fois encore, déplorablement servi. Il savait si 
merveilleusement tout expliquer et peut-être 
il mentait d'tme si extraordinaire bonne foi 
que maman lui semblait presque reconnaissante 
de lui colorer la vérité, en prince de la fiction 
qu'il était. 

Après tout, que lui importait, à cette ma- 
man, puisqu'elle l'admirait, qu'elle l'avait au- 



À 

m I 



12 LA CHANSON DU CARILLON 

^<-ès d'dle et qu'à l'avance elle était décidée à 
i donner encore, à lui donner toujours ce qu'il 
venait lui demander I Qui eût pensé qu'une 
tnme aussi tiède pour ses enfants et aussi 
différente au monde, à la vie, à tout, fût ca- 
kble d'un si aveugle attachement ? Merlin, 
3tcbanteur et tous les magiciens de nos contes 
> fées n'exerçaient pas un empire plus grand 
Le celui qu'avait conquis notre père sur ce 
luvre cœur si int^ralement possédé ! Je ne 
^yais comprendre que longtemps après le 
cret douloureux de son grand amour. 
Papa nous resta près de trois mots. Un événe- 
ent avait dû se passer dans sa vie, car son 
imeur s'était fanée comme son visage. Sa 
rve, qui claquait d'un fouet de postillon par 
; Toutes, s'était émoussée. Il avait, même à 
ble, de fréquents moments d'absence et de 
élancolie. Aux heures du courrier, il allait 
i-devant du facteur et dépouillait sa corres- 
mdance sur le chemin. Il évitait de la lire de- 
int maman. 

Nous entendîmes un jour que sa voix se 
isait dure dans un entretien qu'il avait avec 
le là-haut, à l'étage, portes closes : nous ne 



LA CHANSON DU CARILLON 

distii^uions pas les paroles. Soudain 
s'ouvrit violemment. 

— Eh bien, dît-il, puisque vous a 
r^e de me refuser, je trouverai aill 

Sa bottine craqua sur le palier ; 
suivit et d'une voix suppliante : 

— Prends tout ce qui nous res 
mais laisse-nous la maison paternelle, 
ce sera notre abri quand nous n'a 
rien, 

A dîner, papa fut tout à fait 
sans doute il avait obtenu ce qu'il ^ 
parla de Florence, de Rome, de Venî 
promettant de nous y appeler bien 
de lui. A mère-grand, il promit un 
six mois à Paris. Elle vivait de ce 
retourner vivre dans ce Paris, où s' 
le beau temps de sa vie... Elle ne ( 
de trouver tout abominable dans cet1 
où il n'y avait que des moulins à \ 
bateaux qui avaient l'air de ma 
dessus les prairies. « Sûrement j'y la 
os », se désolait-eI!e. 

Papa fit mieux ; il loua un landau 
landatis hollandais, vastes comme d 



34 LA CHANSON DU CARILLON 

et dans lequel, deux jours entiers, il nous pro- 
mena, maman et nous, par la ville. Depuis 
deux ans que nous habitions I^a Haye, nous 
n'en avions rien vu encore ; nous avions vécu 
comme des poissons dans un bocal. Tout nous 
émerveilla : les canaux, les rues, les maisons, les 
gens. Nous semblions tomber de la lune. Je 
n'oublierai jamais, au bout de la grande allée 
de vieux arbres par laquelle le carrosse nous 
achemina vers la mer, un petit village, un 
joujou de village avec des maisons de poupées, 
des poupées vivantes qui se mettaient huit jupes 
Tune au-dessus de l'autre et tapaient à terre de 
petits sabots blancs, frottés à la craie. Et puis ce 
Bitmenhof , avec sa tache de sang historique, le 
Vjrver comme tm grand vivier où le soir les 
lumières des fenêtres nagent pareilles à de gros 
poissons, et tout près, le Mauritshuis, le Musée... 
En ce temps je puis bien dire que je ne com- 
prenais rien du tout à la peinture, moi qui 
croyais en faire... Cependant j'ai droit à un 
tableau (la Leçon d'anatomie) et m'écriai : 
♦ Rembrandt I )► Je n'en avais point vu encore. 
Du reste, ça ne me fit ni chaud, nî froid. Papa 
disait : « Q)mme mise de fond, rien qu'une 



LA CHANSON DU CARILLON 35 

toile et des 'pinceaux... Ahl ils sont heureux, 
les peintres l 

Une dernière semaine passa et puis voilà 
qu'un soir, il me prend sur ses genoux et me 
dit avec une nuance d'affection ironique et 
attristée que je ne lui avais jamais connue : 

— Embrasse bien ton papa comme on em- 
brasse, sur le marchepied du train, quelqu'un 
qui peut-être ne doit pas revenir... 

Quand il s'en alla, quelques jours plus tard, 
très calme, comme s'il repartait seulement 
faire un petit tour aux pays des millions, ce 
fut bien, en effet, le grand départ, le départ 
sans retour... De rares lettres intermittentes le 
signalèrent à Florence, à Naples, puis à Rome ; 
et ensuite les nouvelles nous manquèrent tout 
à fait. Au bout d'un an seulement, maman de- 
vait apprendre qu'une liaison le retenait à 
Florence. Existait-elle déjà au temps où il nous 
quittait si souvent, mais pour nous revenir en- 
core, et nous donner l'illusion que tout n'était 
pas rompu entre nous ? 

Notre père demeura ainsi pour nous un mys- 
tère et peut*être le fut-il aussi pour celle qui 
l'avait tant aimé... Je la sentis intérieurement 




36 LA CHANSON DU CARILLON 

à petites fois s'éteindre du mal de toujours inu- 
tilement l'espérer : rien cependant ne paraissait 
avoir changé que la couleur de ses robes. 
Elle sembla vouloir porter le deuil de sa vie ; 
le noir symbolisa son veuvage de cœur. Jamais, 
du reste, elle ne nous parlait de l'absent : 
elle le garda jalousement en elle sans vouloir 
le parts^er, même avec ses enfants. 

Quant à mère-grand, elle conserva sa mine 
insoucieuse de vieille enfant amusée de gâteaux, 
de romans, de réussites aux cartes. Celles-ci lui 
avaient dit qu'elle allait recevoir bientôt de 
l'argent (le million) ; un homme brun (papa) lui 
apportait des bijoux merveilleux ; elle partait 
vivre à Paris, etc. D'une volubilité de vieille per- 
ruche, avec un petit blaisement qui lui venait de 
son râtelier qu'elle déposait le soir, dans un verre 
d'eau, sur sa table de nuit et que, le matin, elle 
fixait si mal qu'une fois elle manqua l'avaler, 
elle enfilait les mots, riant, se mirant dans une 
petite glace à main, tamponnant à coups re* 
doublés de son cygne son nez, ses joues, ses 
cheveux, à travers un nuage de poudre de tiz 
qui nous faisait éternuer. 

Nouche, qui n'avait que trois affections au 




LA CHANSON DU CARILLON 37 

monde, maman, I^uce et moi, la détestait. 
Elle adorait maman en la traitant toujours 
un peu en petite fille, comme au temps où elle 
lui racontait les histoires qu'elle nous raconta 
à nous, depuis ; elle ne pouvait supporter que 
tout le monde ne l'aimât pas comme elle. Et 
justement, mère-grand ne s'était jamais très 
bien accommodée de l'existence en commun 
avec sa bru. H lui arrivait de la quereller, 
même devant nous, à table. 

— Estelle, quelle femme insupportable vous 
êtes I... Froide, maussade, muette... Une vraie 
mine de carême I Mais sarpejeu, avec un mari 
comme vous avez la chance d'en avoir un, 
vous devriez être la plus heureuse femme de la 
terre 1 

Nouche alors devenait féroce : elle lui ren- 
versait du poivre sous le nez, bousculait sa 
chaise ou lui enlevait son assiette avant qu'elle 
eût cessé de manger, disant : 

— Nous avons bien le droit d'avoir nos idées, 
je crois ; et elles ne sont pas toujours roses, 
allez. 

Ah I qu'elle avait raison ! Un jour on mcmqua 
à peu près de tout dans la maison. Maman 



36 LA CHANSON DU CARILLON 

à petites fois s'éteindre du mal de toujours inu- 
tilement l'espérer : rien cependant ne paraissait 
avoir changé que la couleur de ses robes. 
Elle sembla vouloir porter le deuil de sa vie ; 
le noir S3rmbolisa son veuvage de cœur. Jamais, 
du reste, elle ne nous parlait de l'absent : 
elle le garda jalousement en elle sans vouloir 
le partager, même avec ses enfants. 

Quant à mère-grand, elle conserva sa mine 
insoucieuse de vieille enfant amusée de gâteaux, 
de romans, de réussites aux cartes. Celles-ci lui 
avaient dit qu'elle allait recevoir bientôt de 
l'argent (le million) ; un homme brun (papa) lui 
apportait des bijoux merveilleux ; elle partait 
vivre à Paris, etc. D'une volubilité de vieille per- 
ruche, avec un petit blaisement qui lui venait de 
son râtelier qu'elle déposait le soir, dans un verre 
d'eau, sur sa table de nuit et que, le matin, elle 
fixait si mal qu'une fois elle manqua l'avaler, 
elle enfilait les mots, riant, se mirant dans une 
petite glace à main, tamponnant à coups re- 
doublés de son cygne son nez, ses joues, ses 
cheveux, à travers un nuage de poudre de riz 
qui nous faisait étemuer. 

Nouche, qui n'avait que trois affections au 




LA CHANSON DU CARILLON 37 

monde, maman, I^uce et moi, la détestait. 
Elle adorait maman en la traitant toujours 
un peu en petite fille, comme au temps où elle 
lui racontait les histoires qu'elle nous raconta 
à nous, depuis ; elle ne pouvait supporter que 
tout le monde ne l'aimât pas comme elle. Et 
justement, mère-grand ne s'était jamais très 
bien accommodée de l'existence en commim 
avec sa bru. Il lui arrivait de la quereller, 
même devant nous, à table. 

— Estelle, quelle femme insupportable vous 
êtes I... Froide, maussade, muette... Une vraie 
mine de carême I Mais sarpejeu, avec un mari 
comme vous avez la chance d'en avoir un, 
vous devriez être la plus heureuse femme de la 
terre! 

Nouche alors devenait féroce : elle lui ren- 
versait du poivre sous le nez, bousculait sa 
chaise ou lui enlevait son assiette avant qu'elle 
eût cessé de manger, disant : 

— Nous avons bien le droit d'avoir nos idées, 
je crois ; et elles ne sont pas toujours roses, 
allez. 

Ah I qu'elle avait raison ! Un jour on mcmqua 
à peu près de tout dans la maison. Maman 



(8 LA CHANSON DU CARILLON 

■ciivit à notre giand'tante, la vénérable supé- 
'ieore du Béguinage de Bruges, pour qu'elle lui 
invoyât de l'argent. Il fallut renoncer à la 
/illa. 

Depuis le départ de papa, Nouche, à peu 
)rès à elle seule remplaçait tout le personnel 
ivec lequel nous y étions venus. Plus de 
:emme de chambre ni de fille de cuisine ; une 
vieille ménf^ère, quelquefois, venait l'aider. 
!ve pis. c'est qu'il avait fallu aussi remercier 
a gentille petite institutrice, si blonde, aux yeux 
Le mer, et qui, sans doute, alla « continuer » 
itUeurs, avec les histoires de contes de fées que 
lous lui avions fait aimer, d'autres petites 
)uses comme nous. 



IV 



BRUGES I du songe, du sommeil, de la 
gloire, de l'oubli... I^a dalle sous laquelle 
s'éternise le cœur dormant des vieilles 
Flandres... Un reliquaire d'or et d'émaux avec 
l'os et la substance décomposée de la grande 
humanité du xiv®. 

Bruges! des canaux, des églises, d'antiques 
palais, des maisons en dentelles, le Beffroi. I^e 
carillon surtout I cette volière d'or d'où s'essore 
à coups réguliers un vol d'oiseaux d'or, de lu- 
mière et de diamant l Des siècles qui se lèvent 
au fil des eaux comme d'un miroir magique. 
Des noms doux comme des violes, le I^ac 
d'amour, le quai du Rosaire, si mélancoliques 
et si tendres... Des ombres qui glissent, des 
voix éteintes, des bruits de chapelets égrenant 
les heures mystiques... Et l'eau soupire sous les 
arches des ponts ; des feuillages de saule^ 



* 

".>i! 



<^**;^r 



40 LA CHANSON DU CARILLON 

pleurent le long des murailles ; il passe de fur- 
tives figures aux plis de longs manteaux, des 
princesses, des martyres, des saintes peut- 
être. 

Bruges I Et dans un dédale de petites rues 
au cœur d'un vieux quartier, la grande maison 
familiale sous clef et qui, une après-midi de la 
fin de mai, se rouvrait : une maison comme tant 
d'autres de la vieille ville, avec une façade en 
décor Louis XVI plaqué sur l'architecture ori- 
ginelle, comme par-dessus le bonnet à ruches 
d'une grand'mère on mettrait les fleurs et les 
plumes d'un chapeau à la mode... Cela avait 
formé deux logis greffés l'un sur l'autre, avec 
l'arborescence moderne éployée à l'espalier 
des siècles, comme en une petite honte des 
vieilles briques où avaient vécu les ancêtres... 
Le brave grand-père à maman, en rajeunissant 
la maison, n'avait fait, au surplus, qu'imiter 
ia manie des bourgeois de son temps qui, par 
vanité et bon ton, maçonnaient tout vif le 
passé dans des in-pace styUsés au goût du jour. 

La maison des aïeules, la maison où, le loi^ 
des escaliers raides, avait glissé leur traîne de 
six aunes, aux brocarts brochés d'onces, de 



LA CHANSON DU CARILLON 41 

griffons et de licornes, n'avait gardé intact, à 
travers ses mutilations, que son pignon d'arrière 
d'un pur gothique à hautes fenêtres lancéo- 
lées, et qui se reflétait dans l'eau du canal cou- 
lant au pied. 

Quel caprice de jeune femme aux grâces d'au- 
trefois avait fait fleurir là-dessus, un siècle plus 
tard, le chef-d'œuvre délicat d'une exquise 
petite bretèche de style renaissance, une vraie 
petite vitrine à bijoux pour poupées, toute 
ramusculée comme un cep de pierre et qui peut- 
être avait enchâssé, dans ses vitres à meneaux 
de plomb, le fin joyau d'une beauté célèbre en 
son temps ? Personne n'était plus là pour le 
dire : les vitraux, mitraillés par les polissons 
du quai, avaient en partie disparu et l'araignée 
tissait sa toile dans les croisillons... 

Maman, là-bas, dans la petite maison de 
Hollande, s'était décidée d'une fois. Elle-même 
avait aidé Nouche à faire les malles, comme 
pour fuir plus vite le désastre de sa vie ruinée. 
Mère^and avait été la plus difficile à empor- 
ter. Maintenant qu'on partait, elle se désolait 
sur ce beau pays de canaux et de canards « où 
il y avait de si jolis moulins à vent et qu'elle ne 



r 
k 



42 LA CHANSON DU CARILLON 

reverrait plus, » etc... Juste le contraire de 

l'antienne antérieure. 
£n nous y mettant toutes, nous parvînmes 
la hisser dans un des trois carrosses qu'elle 
:cupa à elle seule avec les innombrables sa- 
ches, petits paniers et petits paquets mal fice- 
s où elle avait entassé ses fioles, ses bonbon- 
éres, ses miroirs, ses houppes à poudre de riz, 
s bibelots d'ét^ère, ses boîtes à bijoux, ses 
•tits pots, ses jeux de cartes, ses Mémoires de 
"" de Maintenon et M'" de I^a Valliêre. 
Et puis ç'avaient été les grands pays verts à 
avers les portières du train, les pâturages sans 
1 avec les petits saules et les familles de mou- 
13, depuis les gros comme des tours et les 
ïtits comme des moulins à poivre, et les belles 
rmes à toits de paille peignés comme des che- 
nix et les canaux filant droit et bloqués de 
iteaux autour desquels rame la flottille des 
luards à tête bleue... 

Aux stations, des échappées sur des villes 
opres, lisses, savonnées, avec des ponts par- 
ssus des rues d'eau sans quais ou lisérés de 
inuscules trottoirs, avec ailleurs des quais 
mrant le hareng saur et accotés de petites 



LA CHANSON DU CARILLON 43 

berges vertes, avec des enfilées de petites mai- 
sons à pignons en dents de scie, en proues de 
navire, en caracolements d'escargots et où, 
très loin, il passe une petite bonne femme à 
tire-bouchons de cuivre et jaquette à basques 
flottantes et qui va et qui revient sur ses pas... 
Et de nouveau ensuite la grande plaine, les 
fermes feutrées de paille et qui ont l'air de 
petites arches de Noé, les champs de jacinthes 
et de tulipes à l'infini, un air de petite Chine et, 
quand on a dépassé Haarlem, Delft, Rotter- 
dam, rénorme pont métallique par-dessus le 
clapotement bourru du Moordyk... 

Ah ! notre saisissement quand, tout ce ci- 
néma défilé, l'écho de nos pas enfin s'éveilla de 
la grande maison famihale aux escaUers plon- 
geant dans notre passé d'enfance et où quel- 
qu'un, du fond des chambres, semblait venir 
au-devant de nous pour nous faire le signe de 
bienvenue 1 

Nous l'avions quittée il y a si longtemps, en- 
traînées toutes petites dans la course aux mil- 
lions de papa I A peine nous l'avions connue. 
Un vieil homme qui jardinait au Béguinage 
en avait pris soin pendant tout le temps de 




44 LA CHANSON DU CARILLON 

Tabsence. Notre grand'tante, la béguine, arri- 
vait apporter du buis bénit un des jours de la 
semaine des Rameaux ; tous les bénitiers devant 
les lits en étaient garnis ; et puis la porte re- 
tombait sur cette pieuse attention jusqu'à 
Tannée suivante. 

Maman, qui gardait au verrou ses sentiments, 
ne put cette fois nous les dissimuler. Tandis que 
nous aidions la bonne Nouche à défaire les 
malles, elle voulut faire toute seule le tour des 
chambres. Sans doute elle y retrouva, avec les 
<[ moutons » roulés dans les coins, les pous- 
sières de ses anciens bonheurs, petits tas de 
plumes et de fleurs sèches dormant derrière 
les portes closes et que les portes rouvertes font 
envoler... Nous ne possédions aucun portrait 
du temps où elle avait été jeune et belle ; la 
miniature qu'un peintre brugeois avait faite 
d'après ses seize ans de jetme fille, elle l'avait 
donnée en se mariant à son mari, comme elle 
devait lui donner sa fortune et tout. Mais 
Nouche, avec l'air d'adoration qu'elle avait 
en parlant d'elle, nous assurait qu'elle avait 
été vraiment l'une des « jolies demoiselles » 
des grandes familles de la ville. Elle avait ren- 




s'était tenu à Bribes et où il s'était particuliè- 
rement signalé. Sa séduction naturelle conquit 
tout de suite un cœiir qui n'avait point battu 
encore. Maman avait perdu très jeune sa méie ; 
son père était mort ensuite, la laissant aux soins 
du grand-père, homme mélancolique et doux, 
demeuré seul dans la vie avec une grande for- 
tune qu'il ne dépensait pas et dont elle allait 
hériter bientôt. 

M. Roeland, mon aïeul, n'avait mis qu'une 
condition au mariage : c'est que le jeune mé- 
n^e continuerait à habiter avec lui le vieil 
hôtel patrimonial jusqu'à sa mort. Maman 
m'avait eue au bout de deux ans de mariage ; 
IfUce lut était venue deux ans après... avet^le I 

D'un aident espoir, on l'avait baptisée de ce 
nom clair et augurai qui sembla alors annoncer 
la résurrection de ses pauvres yeux. Hélas I 
les paupières restèrent levées, comme par im mi- 
racle émouvant qui liii faisait chercher toujours 
la lumière au-dessus d'elle, mais les yeux ne 
virent point... ne devaient jamais voir... Une 



46 LA CHANSON DU CARILLON 

des tantes de maman aussi était née avei^le... 
Une autre, celle qui peignait, avait vu se fermer 
les yeux de son enfant, au sortir du berceau... 
Ah I TafEreuse chose, ma pauvre I^uce expiant 
une tare d'hérédité lointaine et devenant le 
malheur de la maison I 

Les grandes tragédies ne sont pas plus ter- 
ribles. Maman, dans son désespoir, eut des crises 
dont elle se remit difficilement. Papa, lui, si 
fier de sa beauté, si sûr de sa destinée et que la 
fortune avait servi jusque-là, se sentit frappé 
dans son orgueil. Et ce fut I^uce la victime 
doublement victimée. Il eut la rancune des 
conquérants pour ce qui déjoue Tordre par eux- 
mêmes prescrit aux destins. Il en vint presque à 
détester la petite infirme qui étendait un signe 
de déchéance sur sa race. 

J'ai peur d'aller jusqu'au bout de ma pen- 
sée : je craindrais trop d'avoir à conjecturer 
que ce fut l'origine aussi de son détachement 
pour la mère innocente et injustement frappée... 
Quand, un peu plus tard, il s'éloigna de nous, 
des parts de son cœur s'étaient glacées ; celle 
qui restait sensible par intermittences le ra- 
menait vers mère-grand, sa mère, venue ha- 



mari comme elle avait frappé grand-père dans 
ses enfants, tout à coup nous le prit lui-même. 
Le doux vieillard, un matin, ne s'éveilla plus ; 
maman peut-être le pleura ; papa plutôt se 
sentit délivré, maintenant que nulle contrainte 
ne le retenait plus dans la vieille maison. 

La mort ! Je frissonne en écrivant l'affreux 
mot, à l'idée que, si petites, nous vivions déjà 
comme dans un cimetière aux croix sans nom- 
bre... Et n'était-ce pas elle aussi qui, de ses 
doigts froids, avait touché les yeux de Luce ? 
Elle qui maintenant détachait de nous notre 
père ? Peut-être déjà en ce temps avait-il 
cherché, trouvé ailleurs l'oubli... 

Mais silence ! Je ne veux songer qu'à l'infini 
tourment de celle qui, désormais, fut seule pour 
supporter le poids d'ime si lourde infortune. Je 
connusdepuis son calvaire, et de quel glaive son 
pauvre cœur resta martyrisé... Maman I ma- 
man I après tant de temps, je ne puis toucher 
à vos plaies qu'avec des mains où il semble 
que vos épines, à leur tour, sont entrées... 



OCE premier jour dans la maison morte 
où nous errions sans nous retrouver, 
et où maman là-haut avait voulu s'en- 
fermer; enfermée avec ses souvenirs, parmi les 
ombres 1 Elle n'en redescendit que le lende- 
main. Je me rappelle la bordure roi^e de ses 
yeux comme si les larmes les avaient brûlés... 
Et puis, avec les jours, nous venait la joie 
amusée, la petite peur aussi du mystère de 
toutes ces chambres qui, tout un temps, n'a- 
vaient plus vécu et qui, à présent, avaient des 
voix, des pas, des visages vivants qui étaient 
nous... En passant devant les miroirs surtout, 
nous avions le saisissement de ne pas nous 
reconnaître. Nous ne pouvions nous habituer 
tout de suite non plus à parler à haute voix ; 
nos cris nous efErayaient comme des échos. 
Il est certain que la maison ne ressemblait 



i 



44 LA CHANSON DU CARILLON 

r absence. Notre grand' tante, la béguine, arri- 
vait apporter du buis bénit un des jours de la 
semaine des Rameaux ; tous les bénitiers devant 
les lits en étaient garnis ; et puis la porte re- 
tombait sur cette pieuse attention jusqu'à 
Tannée suivante. 

Maman, qui gardait an verrou ses sentiments, 
ne put cette fois nous les dissimuler. Tandis que 
nous aidions la bonne Nouche à défaire les 
malles, elle voulut faire toute seule le tour des 
chambres. Sans doute elle y retrouva, avec les 
« moutons » roulés dans les coins, les pous- 
sières de ses anciens bonheurs, petits tas de 
plumes et de fleurs sèches dormant derrière 
les portes closes et que les portes rouvertes font 
envoler... Nous ne possédions aucun portrait 
du temps où elle avait été jeune et belle ; la 
miniature qu'un peintre brugeois avait faîte 
d'après ses seize ans de jeune fille, elle l'avait 
donnée en se mariant à son mari, comme elle 
devait lui donner sa fortune et tout. Mais 
Nouche, avec l'air d'adoration qu'elle avait 
en parlant d'elle, nous assurait qu'elle avait 
été vraiment l'une des « jolies demoiselles ^ 
des grandes familles de la ville. Elle avait ren- 




5 était tenu a Bruges et ou u s était particuue- 
rement signalé. Sa séduction naturelle conquit 
tout de suite un cœur qui n'avait point battu 
encore. Maman avait perdu très jeune sa mère ; 
son pèie était mort ensuite, la laissant aux soins 
du grand-père, homme mélancolique et doux, 
demeuré seul dans la vie avec une grande for- 
tune qu'il ne dépensait pas et dont elle allait 
hériter bientôt. 

M. Koelanâ, mon aïeul, n'avait mis qu'une 
condition au mariage : c'est que le jeune mé- 
nage continuerait à habiter avec lui le vieil 
hôtel patrimonial jusqu'à sa mort. Maman 
m'avait eue au bout de deux ans de mariage ; 
l/uce lut était venue deux ans après... avet^le I 

D'un ardent espoir, on l'avait baptisée de ce 
nom clair et avérai qui sembla alors annoncer 
la résurrection de ses pauvres yeux. Hélas I 
les paupières restèrent levées, co mm e par un mi- 
racle émouvant qui lui faisait chercher toujours 
la lumière au-dessus d'elle, mais les yeux ne 
virent point... ne devaient jamais voir... Une 



44 LA CHANSON DU CARILLON 

l'absence. Notre giand'tante, la béguine, arri- 
vait apporter du buis bénit un des jouis de la 
aaine des Rameaux ; tous les bénitiers devant 
lits en étaient garnis ; et puis la porte re- 
abait sur cette pieuse attention jusqu'à 
tinêe suivante. 

^aman, qui gardait au verrou ses sentiments, 
put cette fois nous les dissimuler. Tandis que 
is aidions la bonne Nouche à défaire les 
lies, elle voulut faire toute seule le tour des 
imbies. Sans doute elle y retrouva, avec les 
noutons » roulés dans les coins, les pous- 
res de ses anciens bonheurs, petits tas de 
mes et de fleurs sèches donnant derrière 
portes closes et que les portes rouvertes font 
roler... Nous ne possédions aucun portrait 
temps où elle avait été jeime et belle ; la 
li^ture qu'un peintre brugeois avait faite 
près ses seize ans de jeune fille, die l'avait 
mée en se mariant à son mari, comme die 
'ait lui doimer sa fortune et tout. Mais 
uche, avec l'air d'adoration qu'elle avait 
parlant d'elle, nous assurait qu'dle avait 
vraiment l'une des « jolies demoiselles » 
grandes familles de la ville. Bile avait ren- 



L^ CHANSON DU CAJUJLZlTJ: tn 

contré papa â tCL haï. ioL gncT'sgJPTrr gan^ 'çm 
était i n géni gar^ sr^âï: ^ck téîésné: o^bc la. ^rancs^ 
son pays rralraJ, â tœ: irns^rf^ ^ssumunie: ^u. 
s'était temi i Fcttçw <^ ait 1 î^^sit: jtf rr.rrriift- 
renijent sigjiaiiiu §& sédmniumi luuzicriéle: imnniic 
tout de sorte xsol crsnr npi. x jej^ic gninc lœrx 
encore. Mamaiit ae^nsEâ: gerrfa: tz?*;^ ijftrnrif ^K.3it*r?ç: 
son père était mz»ct eosxfbf, js. Taiffisart: ^stxzs -si îinF 
du grand-père; htsmme: TTmfggrraîifTng: ^t ^on;. 
démettre aectl âaas la Tîe arpsr nne ç:::;£:ii(t& 5nc- 
ttme qu'il ne dépessasct pas ^ ^iont ^iLs «eZa::^ 
hériter bientât^ 

M. KnetaTTirT^ num jEDaxI,, narrsdr ar:s qa^^fê 
condition an vussiâiçgt z CGt ^^ne !îe j^anif mé- 
nage co n tinuerait â hshis:^ srar lox le râxl 
hôtd patrimonial fasqa''à sa. mnrt« Sfâioait 
m'avait etie an boot de detzx ans de mariage ; 
I<nce hii était vexme dettx ans apr«ë$,.. aveogle [ 

D'un ardent espoir, on Tavatt baptisée de ce 
nom dair et at^^nral qoi sembla alors amioacer 
la rés ur rect i on de ses pairrres jeux. Hélas t 
les paupières restèrent levées, comme par tm mi- 
racle émouvant qui hii faisait chercher toujours 
la lumière annlesstis d'elle, mais les yeux ne 
virent point... ne devaient jamais voir... Une 



« 



46 LA CHANSON DU CARILLON 

des tantes de maman aussi était née avei^e... 

Une autre, celle qui peignait, avait vu se fermer 

les yeux de son enfant, au sortir du berceau... 

Ah I l'afEreuse chose, ma pauvie Luce expiant 

une tare d'hérédité lointaine et devenant le 

malheur de la maison 1 

I^es grandes tragédies ne sont pas plus ter- 

es. Maman, dans son désespoir, eut des crises 

t elle se remit difficilement. Papa, lui, si 

de sa beauté, si sûr de sa destinée et que la 

une avait servi jusque-là, se sentit frappé 

s son orgueil. Et ce fut Luce la victime 

blement victimée. II eut la rancune des 

çiuérants pour ce qui déjoue l'ordre par eux- 

nes prescrit aux destins. Il en vint presque à 

»ter la petite infirme qui étendait un signe 

déchéance sur sa race. 

'ai peur d'aller jusqu'au bout de ma pen- 

: je craindrais trop d'avoir à conjecturer 

ce fut l'origine aussi de son détachement 

r la mère innocente et inj ustement frappée. . . 

nd, un peu plus tard, il s'élo^a de nous, 

parts de son cœur s'étaient glacées ; celle 

restait sensible par intermittences le ra- 

lait vers mère-grand, sa mère, venue ha- 



LA CHANSON DU CARILLON 47 

biter avec nous, et que rien jamais ne put 
émouvoir. 

I^a mort qui avait frappé à ses côtés son 
mari comme elle avait frappé grand-père dans 
ses enfants, tout à coup nous le prit lui-même. 
I/e doux vieillard, un matin, ne s'éveilla plus ; 
maman peut-être le pleura ; papa plutôt se 
sentit délivré, maintenant que nulle contrainte 
ne le retenait plus dans la vieille maison. 

lya mort 1 Je frissonne en écrivant 1* affreux 
mot, à ridée que, si petites, nous vivions déjà 
comme dans un cimetière aux croix sans nom- 
bre... Bt n'était-ce pas elle aussi qui, de ses 
doigts froids, avait touché les yeux de Luce ? 
EUe qui maintenant détachait de nous notre 
père ? Peut-être déjà en ce temps avait-il 
cherché, trouvé ailleurs l'oubli... 

Mais silence 1 Je ne veux songer qu'à l'infini 
tourment de celle qui, désormais, fut seule pour 
supporter le poids d'une si lourde infortune. Je 
connus depuis son calvaire, et de quel glaive son 
pauvre cœur resta martyrisé... Maman ! ma- 
man ! après tant de temps, je ne puis toucher 
à vos plaies qu'avec des mains où il semble 
que vos épines, à leur tour, sont entrées... 




iBiiH^Mil^iXai 



^ '-~— — %i 



OCE premier jour dans la maison morte 
où nous errions sans nous retrouver, 
et où maman là-haut avait voulu s'en- 
fermer; enfermée avec ses souvenirs, parmi les 
ombres 1 Elle n'en redescendit que le lende- 
main. Je me rappelle la bordure rouge de ses 
yeux comme si les larmes les avaient brûlés... 
Et puis, avec les jours, nous venait la joie 
amusée, la petite peur aussi du mystère de 
toutes ces chambres qui, tout un temps, n'a- 
vaient plus vécu et qui, à présent, avaient des 
voix, des pas, des visages vivants qui étaient 
ïious... En passant devant les miroirs surtout, 
nous avions le saisissement de ne pas nous 
reconnaître. Nous ne pouvions nous habituer 
tout de suite non plus à parler à haute voix ; 
nos cris nous effrayaient comme des échos. 
Il est certain que la maison ne ressemblait 

4 



50 LA CHANSON DU CARILLON 

pas aux autres maisons : elle avait gardé tous 
les meubles du temps où grand-père Toccupait, 
où maman y avait passé sa vie d'enfant et de 
jeune femme. Des berceaux, des lits qui n'avaient 
plus été refaits, des pièces où tramaient encore 
nos jouets brisés, de la vie cassée net par les 
brusques départs, on ne sait quoi qui faisait 
penser à des gestes qui, après nous, s'étaient 
endormis. 

Nous eûmes, Luce et moi, la même impres- 
sion. «La maison de la Belle au bois dormant! » 
nous écriâmes-nous. Peut-être la princesse était 
là quelque part sur son grand lit de parade où 
le prince viendrait l'éveiller un jour I Nous 
avions parcouru toutes les chambres : une seule 
était restée fermée et la clef ne s'était pas re- 
trouvée au trousseau. Sûrement c'était là. L'œil 
au trou de la serrure, Luce derrière moi tenant 
ma main dans les deux siennes, j'avais pu voir, 
dans la pénombre, la retombée des rideaux 
d'un lit. Pourquoi Nouche, un matin, eut-elle 
l'idée de faire sauter la serrure ? Jamais je ne 
fus plus désappointée : le lit n'avait pas même 
de matelas I 

Notre petite folie d'ailleurs trouva une ex- 




LA CHANSON DU CARILLON 51 

plication qui nous parut toute naturelle : c'est 
que le prince avait déjà passé. La princesse et 
lui étaient partis pour leur royaume quelque 
part et ils avaient emporté les matelas avec les 
draps de dentelles et tout le reste. Je barbouil- 
lai même une aquarelle où on voyait la princesse 
monter dans le carrosse sur lequel on les char- 
geait. I^ prince, lui, se tenait à côté du cocher. 
J'y mis tant de couleur qu'il fallut renouveler 
tous les petits pains de la boîte. Je confesse 
d'ailleurs que les grands tabliers qui me des- 
cendaient jusqu'aux pieds en eurent leur part 
aussi. 

Nous avions repris au second éts^e nos cham- 
bres d'enfance; celle de Nouche joignait le nôtre; 
mère-grand, au-dessous de nous, se partageait 
avec maman l'appartement occupé autrefois par 
elle et papa. Nos fenêtres à toutes s'ajouraient, 
devant, sur une petite rue tournante bordée 
d'anciennes maisons à hauts pignons dentelés 
et qui, à droite et à gauche, tournaient avec la 
rue comme fait une ronde d'enfants se tenant 
par la main... Les passages qui de chez nous 
communiquaient avec le vieux logis gothique 
ayant été maçonnés ou fermés avec des planches. 






52 



LA CHANSON DU CARILLON 



cdui-ci, de l'autre côté de notre vie, demeu- 
rait pour nous le désirable inconnu dont bientôt 
s'affriola notre curiosité. Jamaison ne nous avait 
mis d'y jouer, étant plus petites. 
[1 nous restait seulement le souvenir confus 
pièces à plafonds caissonnés et dont les fe- 
;res s'ouvraient sur le canal. C'étaient les 
lies et les lilas, la petite bretéche surtout, 
X son air de petite maison de poupée, qui 
xs faisaient envie en ce temps-là 1 
[1 ne nous restait plus maintenant, quand 
uche nous conduisait entendre vêpres, que 
petite consolation de regarder du parapet du 
it, un peu plus loin, ce joli bijou des âges, 
uche, mystérieusement, un jour nous avait 
ité l'histoire d'une dame que son mari, oh t 
' avait du temps 1 avait par jalousie enfermée 
as cette logette. , . Or cette dame avait les che- 
ut si longs que, pour les peigner, elle était 
igée d'ouvrir la fenêtre et de les laisser pendre 
que dans le canal... Et comme ça, une fois, 
Us du serrurier, en s'y suspendant comme à 
e échelle de soie, était monté faire sauter la 
t dans la serrure et l'avait délivrée. 
S'ous ne cessions pas de lui faire recommencer 



LA CHANSON DU CARILLON 53 

ce conte fou : plus c'était invraisemblable et 
plus nous y croyions. Un petit serrurier, un gar- 
çon de si petite provenance chiffonnait bien un 
peu notre goût des beaux habits de fil d'or et 
d'argent : nous eussions préféré un fils de prince. 
Mais, après tout, c'était peut-être un déguise- 
ment et nous finîmes par l'appeler le Prince- 
sans-nom non-sans-cœur. I^a dame continua à 
s'appeler simplement la Dame. 

Maman, je dois dire, nous en voulait plutôt 
de ce penchant aux idées futiles, qu'elle jugeait 
irréligieuses. Depuis ses malheurs, elle avait 
été prise d'un réveil de sa foi ancienne : celle-ci, 
ondoyée au flot secret de ses larmes, en fut 
comme rebaptisée. Les grandes souffrances 
solitaires ont besoin d'être partagées avec Dieu, 
qui est toujours aux écoutes des sanglots. 
Même les plus oublieuses en viennent alors à se 
rappeler que le chemin de l'église est aussi celui 
des trois vertus en qui s'accomplit le devoir 
chrétien... En en recouvrant une, peut-être sen- 
tit-elle se raviver les racines de la seconde et, 
par la charité, inclina-t-elle au pardon, cette 
vertu suprême des malheureux. 

Nous savions, au surplus, par Nouche que 




54 I^A CHANSON DU CARILLON 



nous étions menacées d'être mises, sévèrement 
cette fois, aux études. Elle nous avait bien obte- 
nu un sursis jusqu'après les vacances, mais rien 
ensuite ne pouvait plus nous empêcher d'aller 
user nos robes sur les bancs de l'école. Pour 
nous, qui avions pratiqué la sainte ignorance 
des petits pauvres en compagnie de gouver- 
nantes et d'institutrices qui finissaient par de- 
venir aussi ignorantes que nous, ce fut comme 
le suspens des pires châtiments. Qu'est-ce que 
nous avions fait pour mériter cela ? 

— Non, non I Nouche I lui disions-nous en 
nous jetant dans ses bras, autant nous mettre 
en prison I 

Dans notre ignorance de tout, nous étions 
persuadées qu'on n'envoyait aux écoles que les 
petits vs^abonds. Nos fables nous avaient 
si bien troublé l'esprit qu'entre la vie et nous 
s'allongeait tout le ruban de pays qui va des 
parades chimériques à la réalité en sabots. 
Nous avions vécu dans le songe d'un joli palais 
aux verrières en couleur, où tout nous avait 
apparu à rebours du sens vrai des choses qu'il 
nous faudrait bien connsdtre un jour. Un chien 
était pour nous Brisquet et Cabriole ou la 




LA CHANSON DU CARILLON 55 

petite Pouffe ; tous les chats étaient le chat 
Botté ou la chatte Blanche ; l'Oiseau bleu 
limitait notre savoir en ornithologie ; nous 
connaissions Dame Biche et Beau Minois, 
Ourson et la petite Souris grise. Minet bleu et 
l/)uvette. Nous avions, pour tout le reste, 
l'ignorance de deux petites Papoues. 

Ah 1 mon Dieu ! et mes cahiers de dessins 
qu'il me faudrait abandonner 1 Et ma boîte 
à couleurs ! Et mes poupées surtout, les pou- 
pées dont le goût, depuis un peu de temps, 
m'avait reprise comme une petite maternité 
et que je pomponnais avec les chiffons de 
mare : poupées petite fille, poupées grande dame, 
I)oupées fée, poupées Cendrillon, petites marion- 
nettesbarioléesque,d'unecroqured'étoffeetd'une 
enfilée d'aigtdlle, j 'animais d'une illusion de vie ! 

Nous fûmes très malheureuses toute une 
semaine, après quoi nous n'y pensâmes plus. 
Nous y pensâmes d'autant moins qu'il nous 
échut une grande joie défendue... Nous nous 
amusions quelquefois à frapper de petits coups 
dans le mur de notre chambre : c'était comme 
un appel aux ombres qui vivaient de l'autre 
côté, dans l'inconnu de la demeure des ancêtreS;» 



56 LA CHANSON DU CARILLON 



Nous restions ensuite tout un temps le souffle 
suspendu, à écouter si rien ne répondait. Or, 
voilà qu'un jour, comme nous faisions toc toc, 
on se mettait à frapper là-bas, loin, très loin, 
comme du fond d'un autre monde... 

Quelle secousse pour nous 1 1^ cœur battant, 
nous nous mîmes à crier follement après Nouche, 
mais sans qu'elle arrivât tout de suite. Alors de 
toutes nos forces, et plus mortes que vives, 
collant nos bouches aux briques, nous deman- 
dâmes s'il y avait quelqu'un de vivant de 
l'autre côté du mur, et une voix très faible en- 
fin nous répondit quelque chose que nous ne 
comprîmes pas. 

Presque aussitôt après, Nouche entrait dans 
la chambre et comme, encore toutes remuées, 
nous lui racontions le prodige, elle ne put 
garder son sérieux et nous dit en riant : 

— Eh bien, mes'enf ants, venez avec moi. . . Vous 
en pourrez juger par vous-mêmes. J'ai les clefs. 

Bt, en effet, elle les avait dans la main. Ma- 
man les lui avait données en lui permettant de 
nous mener jouer dans une des chambres. Nous 
eûmes un cri : 

— Méchante Nouche ! c'était donc toi I 



VI 



II* sembla que quelque chose, par sa faute, 
s'était brisé en nous. Nous n'avions plus 
peur maintenant, plus la même peur : 
c'était bien moins amusant I 

Nouche, avec Tune des clefs, ouvrit une 
porte au fond d'un cabinet : moi, je la tenais 
par la robe et à la fois tirais lyuce après moi. La 
porte, avec tme différence de niveau, livra pas- 
sade dans la chambre de laquelle Nouche nous 
avait répondu, et cette chambre, à son tour, 
nous donna la communication de l'escalier. 
Oh L alors, quel émerveillement quand ma main 
se posa sur les sculptures de la rampe pareilles 
aux fruits et aux feuillages d'tm espalier 1 A 
peine je pouvais les voir : c'était comme une 
autre lumière qui coulait à travers les petites 
vitres vertes, une lumière d'un autre temps et 
qui avait plus de trajet à faire pour descendre 



58 LA CHANSON DU CARILLON 

éclairer sous nos pas tout le silence d'une 
demeure où on ne marchait plus depuis si long- 
temps... Accrochée à moi, lyuce à petite voix 
basse soufflait : 

— Disons nos prières, Sésé... 

Moi qui ne pensais qu'à ce que j'avais sous les 
doigts, je criais : 

— O lyuce, j'en ai les mains pleines I 

Une marche manquait. Je tombai ; je crus 
tomber de la hauteur de plusieurs siècles. Luce 
roula sur moi. Nouche, en riant, plongeait dans 
nos quatre petites jambes pour nous remettre 
debout. 

Nous n'avançâmes plus ensuite qu'en tâton- 
nant du bout du pied. Des portes étaient fer- 
mées et voilà que tout à coup, en passant devant 
l'une d'elles, Nouche avait plus peur que nous- 
mêmes. 

— Non 1 non 1 s'écria-t-elle, je n'ouvrirai pas 
celle-là I Cest là qu'on a caché la, petite sirène I 
Une fois des hommes de la mer l'ont apportée : 
elle vivait encore 1 C'était tme toute petite 
femme avec une queue de poisson : elle s'était 
fait prendre dans un filet. 

Si j'avais seulement pu apercevoir le bout de 



LA CHANSON DU CARILLON 59 

la queue par le trou de la serrure 1 Mais rien, un 
trou noir... D'ailleurs, toutes les clefs étant per- 
dues, Nouche ne put pas plus retrouver celle-là 
que celle qui fermait la petite maison sur l'eau : 
c'est ainsi que nous appelions la bretèche où la 
dame peignait ses longs cheveux. Luce disait 
comme en songe : 

— Il y a un petit banc près de la fenêtre, 
avec un peigne long comme un râteau... Et il 
y a aussi un miroir... Et le visage de la dame 
est resté enfermé dans le miroir... Ah 1 il y a 
aussi une petite armoire où elle mettait de 
la galette, le dimanche. 

— Non, disait Nouche sérieusement : cette da- 
me était bien trop triste pour manger des galettes. 

Nouche, ayant ouvert la fenêtre de la grande 
pièce pour chasser l'odeur de la moisissure, ce 
fut toute la vie chaude du printemps qui, d'une 
fois, entra. 

Sous nous, au fond du canal noir, la tache de 
nos visages s'encadrait parmi les reflets d'ar- 
gent d'un feuillage de saule. Un peu plus loin, 
écornée par les touffes de lilas, c'était l'arche 
du pont qui enjambait le canal et se reflétait 
aussi. Les toits des maisons, à Tentour, effeuil- 



^ 



6o LA CHANSON DU CARILLON 

laient des pétales de grands coquelicots. Et une 

petite vapeur déjà montait, cette vapeur 

d'après-midi, diaphane et lilas, qui est comme 

tiousse que Bruges tire sur soi sitôt que le 

1 décline. 

>i, une enfant qui avait vu sans tressaillir 
lands pays^istes du Musée de La Haye, 
s là alors, avec un petit cri émerveillé à la 
:, devant ce bout de paysage chimérique 
d'une flaque d'eau, d'une maçonnerie de 
aux briques roses et de ce rouge en fleur 
lauts toits, :Comme quelqu'un qui découvre 
as de sa vie. 

le vieille femme, qui avait bien cent ans, 
à sa fenêtre et leva les bras au ciel en nous 
nt. Un vieil homme, en casaque olive, 
sur la berge, se tenait immobile au bout 
e ligne et péchait. Un gros chat roux, en 
; près de lui, attendait que le poisson fré- 
au bout de la Ugne pour le happer. Peut- 
ils avaient toujours été là. Nous nous les 
ions comme des créatures humaines vivant 
î vie de songe, aux profondeurs d'un mi- 
. Et puis quelqu'un jeta une eau ménagère, 
se brouilla. 



LA CHANSON DU CARILLON 6i 

Mais voilà qu'à Topposé, par delà la rive du 
canal, un grand jardin ombreux comme un parc 
se clôturait d'un vieux mur drapé d'une chape 
de lierre. Une pelouse montait ; derrière un 
marronnier s'apercevait la maison, une maison 
à un étage, blanchie au lait de chaux, avec des 
volets verts et un grand rosier en espalier à la 
façade. Dans le clair printemps, avec ses volets 
verts fermés, elle avait l'air de dormir... Per- 
sonne ne semblait l'habiter: elle ressemblait à 
une maison veuve d'un ancien bonheur... Ah 1 
il y avait aussi, sur la même berge, dans un 
jardin grand comme un mouchoir de poche, 
un petit garçon pâle qui se mirait au fond d'une 
grosse boule de métal en faisant des grimaces. 

Un vent léger passa, secouant, comme les 
grosses gouttes d'une pluie musicale, la volée 
des notes du carillon. Ce fut la joyeuse chanson 
d'enfance, la chanson des oiseaux qui, de là- 
haut, du grand beffroi sourcilleux, avait bercé 
nos berceaux 1 

Luce tendit les mains : 

— C'est comme s'il pleuvait des petites 
plumes de nid 1 

Un nid dans la main d'un géant 1 Et quand 



/ 




>♦.- 



62 LA CHANSON DU CARILLON 

la main s'ouvre, Taffolement des trilles et des 
vocalises et des arpèges tout le long de Téchelle 
des tons, comme des oiseaux délivrés I Et cela 
bat des ailes, s'égaille, descend en ondée cris- 
talline, s'abat sur les toits, crépite aux vitres, 
remonte, tinte en sonneries d' alléluia... 

La porte de la volière battit dans un coup de 
gong : il n'y eut plus qu'un murmure, le bruis- 
sement d'une harpe, la mort frêle d'un cristal... 

— Mes enfants, voici le soir qui tombe l fit 
Nouche. 

ly'heure des saints sonnait aux paroisses. 
Heure aussi des sabots, petits sabots d enfants, 
lourds sabots d'ouvriers, lents sabots traînés de 
vieilles femmes et qui se mettent à tricoter la 
chape de silence où tantôt s'endormira la ville... 
Bruit des dernières heures du jour comme un 
reste de mouture filtré de la trémie quand la 
meule va cesser de tourner... I^'im après l'autre 
grelottaient les angélus des chapelles et des cou- 
vents, se répondant de clocher en clocher, jeunes 
angélus des maisons de novices, angélus enroués 
des vieilles églises, angélus à mains jointes par- 
dessusl'ombre et le silence,angélus balbutiés com- 
me des prières, toute V âme religieuse de Bruges. . . 



VII 



UNB après-midi, le cousin Oliva, lointain 
rameau espagnol de l'arbre généalo- 
gique à maman, et personnage mysté- 
rieux, arrivait doxmer un petit coup de son- 
nette. C'était f original de la famille : on 
racontait qu'à la nuit on le voyait passer, en 
manteau couleur de muraille, une guitare 
sous le bras. Il se coula dans l'entre-bâillement 
de la porte, demanda maman ; elle était à 
vêpres, à Saint- Jacques. Il posa un doigt 
sur sa bouche : 

— Bon 1 c'est moi, ne dites rien... Je repas- 
serai. 

Huit jours s'écoulèrent et comme le poisson 
donne une petite touche à la mie de pain dans le 
bocal, le cousin de nouveau s'en venait doxmer 
un petit coup de sonnette. Ce fut maman, cette 
fois, qu'il trouva dans le vestibule. 



1 



64 LA CHANSON DU CARILLON 

— Ma cousine I... C'est moi : je passais. 
Il y avait bien huit ans qu'ils ne s'étaient 
revus et de son air de revenant, la mine bal< 
f .:._!_ gjjmû_ ma^e, cassé, le nez en pince 
ard sous un œil rond de nyctalope, 
tache en crocs d'un hidalgo du vieux 
1 arrivait la surprendre, sans marquer 
[notion que s'ils s'étaient vus la veille, 
e type brun de la lignée, avec la peau 
de Cordoue de quelque vague ancêtre, 
rand inquisiteur ou sbire, venu à la suite 
ées du roi PhiUppe dans les provinces 
1 se tut un petit temps, et puis, remuant 
de moustache, sans parler tout de suite, 
it par dire d'un air en dessous : 
lire grand-père portait une robe de 
: ramagêe qui le faisait ressembler à un 
; vieux tableau. 

ane n'aurait pu dire à quoi rimait cette 
n du grand-père. Je fis un mouvement 
ra son attention. En m' apercevant, les 
. courts et bouclés, dans ma longue robe 
nbre bleue, il étira démesurément le 
lune un dindon à visage humain, et, 
effroi sacré, s'écria : 



LA CHANSON DU CARILLON 65 

— Vaaange ! 

Ce fut si imprévu que maman se tourna tout 
d'une pièce de mon côté et me regarda comme 
s'il m'avait poussé, en effet, des ailes... Moi, je 
regardais mes mains, qui étaient plutôt un peu 
tachées. 

— C'est Elsée, rectifia maman, pincée. 

— Oh ! oh ! Elsée, vous dites ? L'ange peut- 
être aussi s'appelait Elsée I Ne dites pas non I 
il y a des choses si étonnantes I 

Tout en hachant menu ses paroles, il avait 
monté les trois marches derrière maman, sans 
cesser de me regarder avec ses lents battements 
de paupières d'oiseau de proie. Maman ensuite 
le faisait entrer dans le grand salon du rez-de- 
chaussée, tout noir à cause des volets qu'on 
n'ouvrait jamais. 

— Oh I excusez-moi, dit-elle, je ne savais pas 
que les volets étaient fermés. Nous vivons là- 
haut, n'est-ce pas ? Je ne viens jamais ici. Je vais 
faire ouvrir. 

Le cousin Oliva lui toucha le bras. 

— S'il est toujours là, c'est bien inutile : je 
le verrais dans la nuit. 

On ne savait pas à quoi se rapportaient ses 

> 5 






66 LA CHANSON DU CARILLON 

paroles. Je le regardais se détachant dans sa 
"■^ingote à basques loi^ues sur la pénombre de 
/aste pièce où la coulée de jour entrée par 
porte entr'ouverte, avivait le blanc des 
isses de toile aux fauteuils. Une seconde il 
imobilisait, les yeux fixés sur un des tru- 
lux, tandis que maman poussait elle-même le 
et, et puis il faisait un grand geste déses- 
é. 

- Oh I oh I le Memling I gémit-il enfin d'une 
X sourde qui sembla monter d'un puits, l'An- 
iciation du divin Memling I Votre grand- 
e, \m jour, l'avait rapportée de Rome... de 
ne... Il y a dix ans elle était encore là I Ne 
» pas, ne dites rien... Là I Là ! EUe était là, 
ïlle n'y est plus 1 
A voix baissa, presque otnfidentielle : 

- Il n'y en avait qu'im au monde, ai 
LU, mon Memling à moi, ma Madone 1 Mais 
nce, silence I... Tous les autres sont faux, 
s, tous I 

toudatn il se redressait et de toute sa hauteur 
isîdéiait maman, terrible, l'air d'un justi- 

- Eh bien, j'ai le droit de vous demander : 



LA CHANSON DU CARILLON 67 

OÙ est-il, ce trésor de la famille ? Qu'en avez- 
vous fait ? 

Le visage de maman eut une brève crispa- 
tion : elle jeta la tête en arrière, faisant face al- 
tièrement à l'homme qui osait toucher aux 
deuils de sa vie. 

— H y avait ici autrefois d'autres choses 
encore, fit-elle, comme elle eût dit : 

— n y avait ici autrefois un mari que j'aimais 
et qui m'a quittée. 

Un pan du passé se leva : je revis comme au 
fond d'un nuage le beau tableau fleuri, avec 
sa Vierge en bleu et l'ange aux cheveux bouclés, 
à la tunique flottante, l'ange qui était moi. Ma- 
man une seconde avait fermé les yeux, rien 
qu'une seconde pendant laquelle peut-être, 
elle aussi, revécut les grands souvenirs... Et 
c'était bien comme le cousin avait dit : le bon 
M. Roeland, trois fois en dix ans, dans sa grande 
berline de voyage, s'en était allé, comme les 
pèlerins à bourdons et à coquilles, demander 
la bénédiction du pape, ramenant à chaque 
retour des marbres, des joyaux, des étoffes 
rares, des Raphaëls, des Titiens et ce 
Memling aussi, devant lequel Nouche 



66 LA CHANSON DU CARILLON 

paroles. Je le regardais se détachant dans sa 
redingote à basques loches sur la pénombre de 
la vaste pièce où la coulée de jour entrée par 
la porte entr'ouverte, avivait le blanc des 
housses de toile aux fauteuils. Une seconde il 
s'immobilisait, les yeux fixés sur un des tru- 
meaux, tandis que maman poussait elle-même le 
volet, et puis il faisait un grand geste déses- 
péré. 

— Oh 1 oh 1 le Memling I gémit-il enfin d'une 
voix sourde qui sembla monter d'un puits, VAttr- 
nonciation du divin Memling 1 Votre grand- 
père, un jour, l'avait rapportée de Rome... de 
Rome... Il y a dix ans elle était encore là 1 Ne 
dites pas, ne dites rien... I^à 1 1/à I Elle était là, 
et elle n'y est plus 1 i 

La voix baissa, presque confidentielle : 

— Il n'y en avait qu'un au monde, aussi 
beau, mon Memling à moi, ma Madone 1 Mais > 
silence, silence I... Tous les autres sont faux, i 
tous, tous I ^ 

Soudain il se redressait et de toute sa hauteur 
co^idérait maman, terrible, l'air d'un justi- 
cier : 
; — Eh bien, j'ai le droit de vous demander : 



LA CHANSON DU CARILLON 67 

où est-U, ce trésor de la famille ? Qu'en avez- 
vous fait ? 

Le visage de maman eut une brève crispa- 
tion : elle jeta la tête en arrière, faisant face al- 
tièrement à Thomme qui osait toucher aux 
deuils de sa vie. 

— H y avait ici autrefois d'autres choses 
encore, fit-elle, comme elle eût dit : 

— Il y avait ici autrefois un mari que j'aimais 
et qui m'a quittée. 

Un pan du passé se leva : je revis comme au 
fond d'un nuage le beau tableau fleuri, avec 
sa Vierge en bleu et l'ange aux cheveux bouclés, 
à la tunique flottante, l'ange qui était moi. Ma- 
man une seconde avait fermé les yeux, rien 
qu'une seconde pendant laquelle peut-être, 
elle aussi, revécut les grands souvenirs... Et 
c'était bien comme le cousin avait dit : le bon 
M. Roeland, trois fois en dix ans, dans sa grande 
berline de voyage, s'en était allé, comme les 
pèlerins à bourdons et à coquilles, demander 
la bénédiction du pape, ramenant à chaque 
retour des marbres, des joyaux, des étoffes 
rares, des Raphaëls, des Titiens et ce 
Memling aussi, devant lequel Nouche 



i 



VIII 



II, se trouva que justement ce ]our-là notre 
parente, la grande dame du Béguinage, en 
religion Mère Apostoline, nous arriva au mo- 
ment où nous allionspartir. Maman ne lui parla 
pas de la visite au cousin. Déjà silencieuse natu- 
rellement, elle enveloppait de plus de silence 
encore ses rapports avec la famille. Ses fibres 
avaient été usées, râpées par tant de malheurs 
qu'elle se défiait. Elle semblait vivre au milieu 
d'un cimetière d'affections anciennes, parmi 
des croix renversées. Mère Apostoline long- 
temps avait été une des croix délaissées de ce 
cimetière intérieur, mais une croix faite d'un 
bois toujours vert et qui avait fini par refleurir, 
en roses vives de vieille affection, dans son 
cœur. C'était la femme qui aimait le mieux 
doimer ; elle donnait d'une âme eucharistique 
et qui, dans ses prodigalités, semblait n'avoir 



72 LA CHANSON DU CARILLON 

qu'à puiser aux inépuisables réservoirs de la 
mnté divine. 

Elle avait un homme d'affaires qui, tous les 
aois, lui apportait l'argent de ce qui lui restait 
Le ses rentes. Mais cet aident était tout de suite 
i régulièrement mangé qu'elle était obligée de 
aire ravauder ses bas par les bonnes sœurs, les 
ïéguines. Celles-ci alors un jour s'étaient dé- 
idées à lui tenir sa comptabilité : une part fut 
éservée pour ses libéralités quotidiennes, une 
utre alla aux boimes ceuvres de l'église ; la 
.emière grossissait un magot qu'elles tenaient 
aché. Elle se laissait faire, comme le cerisier 
e laisse grapiUer par les oiseaux. 

C'était la première fois que notre vénérable 
tarente nous arrivait depuis notre retour à la 
ieille maison d'enfance. Comme elle était ^ée 
t pesante, d'un embonpoint de sainte femme, 
seur Aime de Jésus, la plus jeune des béguines 
t sa servante en Dieu, l'avait accompagnée pen- 
ant le trajet à petits pas qu'il lui avait £allu 
lire, avec des arrêts chez l'orfèvre où elle nous 
vait acheté des petits objets de piété en or 
maillé et chez le pâtissier, où elle nous avait 
boisi deux immenses carrés de pain d'épice. 



LA CHANSON DU CARILLON 73 

Un peu de gourmandise se mêlait toujours à la 
bonté de mère Apostoline. La sœur, grosse 
petite femme à lunettes sur de jolis yeux bleus, 
doucement, en la tenant sous le bras, l'avait 
aidée à monter les trois marches du grand ves- 
tibule. Puis, déférente selon la règle qui pres- 
crit le respect hiérarchique, tandis que sa supé- 
rieure entrait au salon, elle était restée l'attendre 
au parloir. 

Maman, toute habillée, prête à passer son 
chapeau, aussitôt était descendue : elles avaient 
causé assez longtemps à demi-voix. Maman en- 
suite avait appelé Nouche et celle-ci, presque 
aussitôt, était descendue à la rue. Nous étions 
si pauvres à ce moment dans notre grande mai- 
son que, pour fêter la bonne arrivée de notre 
vénérable parente, nous n'aurions trouvé ni 
une biscotte, ni un verre de vin doux à lui ofErir. 
Cependant, par un coup de fortune qui tint du 
miracle, il se fit que Nouche eut soudain, pour 
aller se fournir aux boutiques, un billet de 
cent francs à changer. Ahl maman Nouche, 
toi seule, ce jour-là, sus d'où venait le 
billet... 

I^ vérité, c'est que, sans l'aide de notre vieille 



■ t 



74 LA CHANSON DU CARILLON 

ange gardienne, souvent nous eût manqué le 
pain quotidien. 

Quand nous descendîmes à notre tour, Luce 
et moi, nous trouvâmes mère Apostoline, mère- 
grand qu'on avait fait descendre et maman, 
trempant dans leurs verres de la biscotte de 
Bruges, devant un flacon de vin de Tours et des 
assiettes de sucreries. 

Selon l'habitude, nous pliâmes à demi les 
genoux et demandâmes la bénédiction. La 
grosse main blanche sortit des grandes manches 
avec le petit éclair d'or usé de l'anneau mysti- 
que et puis, d'un frôlement de papillon, le pouce 
nous faisait une chatouille au front. Ce n'est 
qu'après que nous embrassions le grand visage 
un peu jaune, d'un jaune de vieil ivoire sur la 
petite peau mince, fraîche et tremblotée des 
joues. Ensuite ce fut la distribution des cadeaux : 
une petite croix pour moi, un agneau mystique 
pour Luce et à chacune un carré de pain 
d'épice. 

Je ne sais plus pourquoi Nouche tout à coup 
m'appela plaisamment par mon sobriquet sacré: 
« l'ange ». Mère Apostoline eut un petit mouve- 
ment de tête étonné. Il fallut bien lui expliquer 



L,A CHANSON DU CARILLON 75 

que c'était le cousin Oliva qui m'avait ainsi 
baptisée. 

— lyC cousin Oliva est un original, fit-elle 
avec un rire doux, un peu effarouché. 

Kt elle but un petit coup à son verre comme 
pour faire descendre avec le vin d'or quelque 
chose qu'elle ne voulait pas dire. Elle avait 
vraiment l'air, sous ses bandeaux plats d'un 
blanc empesé et coupant bas le front, d'une de 
ces tranquilles âmes mi-séculières et monas- 
tiques qu'une piété continue, mais sans rigueur, 
a laissées souriantes entre le monde et le cloître, 
avec le goût des petites jouissances de la vie. 

Nous ne demeurions jamais qu'un instant 
quand il y avait du monde. C'était une habitude 
à laquelle, en nous emmenant, s'étaient toujours 
conformées nos gouvernantes. Mais nos gou- 
vernantes maintenant étaient loin et, comme 
Nouche elle-même s'occupait, ce jour-là, de 
quelque besogne ménagère qui la retenait à 
l'office, nous nous retirâmes de nous-mêmes. Or, 
voilà qu'à peine rentrées dans notre chambre, 
j'aperçois le trousseau de defs que la bonne 
Nouche avait laissé tramer sur la tablette de la 
commode. 



h 



76 LA CHANSON DU CARILLON 



— Luce 1 les clefs l 

I<a petite clef défendue ne frétilla pas plus 
nerveusement aux mains de M"' Barbe-Bleue. 
Nous ôtons nos bottines pour ne pas faire de 
bruit et, penchées par-dessus la rampe, nous 
écoutons si personne ne vient par l'escalier. 
Rien que la petite toux sèche de sœur Anne de 
Jésus tout en bas, dans le parloir, comme 
montée du fond d'un puits. 

— Vite 1 vite 1 Luce I 

C'était la première fois qu'il nous était enfin 
donné de pénétrer seules dans la vieille maison. 
Et nous voilà tournant la clef dans la serrure : 
la porte s'ouvre, mais un grand vent soudain 
la referme sur nous. Nous demeurâmes là, une 
seconde, immobiles, toutes perdues, avec le 
petit frisson de nous sentir à la merci du mystère. 

— Tiens-moi bien, disait toujours I<uce. Je 
mourrais de peur si tu me lâchais ! 

J'avais bien plus peur qu'elle. A petites fois, 
nous avancions, tâtonnant du pied. Oh 1 comme 
c'était terrible 1 Et comme c'était mieux cepen- 
dans que quand Nouche était avec nous I Nous 
savions déjà quelles marches cédaient sous le 
pied et qu'il y avait une marche qui manquait 




LA CHANSON DU CARILLON 77 

et que le plancher de la grande chambre en bas 
avait des trous. Mais tout cela, nous ne l'avions 
pas encore expérimenté par nous-mêmes. Nous 
ignorions aussi la petite peur folle de passer 
devant tme porte fermée à clef et dont la def 
a disparu, quand quelqu'un n'est pas là pour 
vous défendre. Pensez donc, si la porte tout à 
coup s'était ouverte d'elle-même! Nous n'étions 
plus à présent que deux enfants, deux très 
petites filles sur le point de commettre un péché 
et qui tremblent et dont les jambes se dérobent 
sous elles et qui, parfois, se serrent l'une contre 
l'autre, éperdues... I^es bruits d'ailleurs étaient 
de ceux qu'on ne s'explique pas : cela craquait, 
gémissait, criait aia 1 aia 1 Cela aussi avait un cri 
de bête à qui l'on a marché sur la patte. Et 
soudain on n'entendait plus rien. 

— Oh I comme elle est malade, la vieille 
maison I comme elle souffre 1 disait Luce. Crois- 
moi, Sésé, allons-nous-en I Nos pas lui font peut- 
être mal? 

— Non, l/ucette, ce n'est pas ce que tu 
penses. Elle souffre d'être trop seule, la maison, 
elle qui a connu tant de monde... Va, c'est bien 
plus triste. 




78 LA CHANSON DU CARILLON 

Nous finîmes par nous asseoir sur une des 
marches, blotties Tune contre l'autre enunpetit 
tas apeuré et écoutant remuer quelque chose 
en nous, ou dans la maison, nous n'aurions pu 
dire. Je crois bien que c'était notre cœur qui 
grelottait au fond de toute cette ombre ; mais 
c'eût été trop simple pour des petites chimé- 
riques comme nous, et je disais : 

— Je t'assure, Lucette, c'est comme le ron- 
ron d'un gros chat quand on lui caresse l'oreille. 

— Oh 1 Sésé, je crois bien plutôt que c'est la 
dame aux longs cheveux qui sanglote dans tm 
coin. 

Je serrais le trousseau de clefs dans mon petit 
poing crispé, comme une chose vivante; jamais 
nous n'aurions pu résister à l'efiroi de l'entendre 
tomber à nos pieds. Il eût fait un bruit à réveiller 
même la Belle au bois dormant. Nous avions, 
du reste, déjà si peur sans cela 1 Nous étions si 
loin du monde, abandonnées à nous-mêmes, 
comme dans un grand bois, comme dans la forêt 
du petit Poucet I Et cependant, toutes pâles et 
secouées, avec le froid à la peau de la chose 
qu'on ne sait pas, nous vivions la petite mort 
heureuse d'un enchantement de conte de fée. 



I.A CHANSON DU CARILLON 79 

Ix>in, loin, une fois tintela une musique de 
petites notes bleues et puis encore une fois et 
encore une fois tout là-haut, tout là-bas, comme 
une musique d'harmonicas joués par des Âriels... 
O Elsée, disais-tu, ma chère Luce,s'il y avait 
une pendule quelque part dans la maison, une 
pendule qui jamais n'aurait cessé de marcher 
et qu'elle fît là, derrière une porte, son tic tacl 

Voilà, oui, une pendule comme le cœur 
battant de cette maison morte, c'est ça qui aurait 
été effrayant. 

Il ne faut pas jouer avec le mystère et toute 
clef qui se ferme sur du réel est bien près de se 
rouvrir sur du surnaturel. Un gros bruit tout à 
coup nous parut venir du grenier et puis quel- 
qu'un donna deux coups dans une porte, et tout 
de suite après, une lamentation traîna. Ah I 
cette fois ce n'était pas tm jeu d'im^ination ; 
nous l'avions entendu nettement, et même la 
voix disait : Baoum 1 

Baoum 1 il y avait donc un être vivant dans 
la maison et naturellement un être qui souffrait, 
qui était malheureux, qui subissait là quelque 
torture imméritée, sans quoi eût-il fait tout ce 
tapage? 



8o 



LA CHANSON DU CARILLON 



^'^.V 



»>' 



5>«^ 



Du coup, la frayeur fut la plus forte. Avec de 
petits souflSies haletants, nous remontâmes au 
galop l'escalier, Luce toujours accrochée après 
moi et moi pensant : « Faites, mon Dieu, que 
nous puissions atteindre à temps la porte ! » 
Le pis, c'est qu'à mesure que nous montions, 
nous nous rapprochions du grenier. Je vous 
assure bien que je ne pris plus attention au beau 
jardin des sculptures de la rampe. Je grimpais, 
je courais, je tirais derrière moi ma pauvre petite 
avet^le I Et enfin, enfin, le palier, la porte... 
I<à-haut encore une fois quelqu'un frappait deux 
coups et puis l'affreuse voix, mais bien plus 
saccadée, faisait Hou ! Hou ! Baoum I 

Par malheur il me fut impossible de retrouver 
la clef : je les essayai toutes et aucune n'allait 
plus sur la serrure ! Hou 1 Hou 1 Baoum 1 Alors 
je me mis à secouer la porte, mais l'autre aussi 
là-haut secouait la sienne à poings furieux, 
comme un ours secoue les barreaux de sa cage.. 
Une petite folie nous prit à toutes deux. Nous 
nous n^mes à tambouriner à coups de poing 
dans le panneau, criant de toutes nos forces 
après Nouche, Nouche qui, à la fin, arrivait et 
trouva là deux petites filles sanglotantes... 



IX 



EH bien, il se passa dans la vieille maison 
quelque chose de bien plus extraordinaire 
encore à quelque temps de là : c'était, 
encore une fois, une journée de grand vent. Au 
fond du silence mort de l'escalier, une figure 
d'ange en longue tunique se mit à gravir les 
marches caduques, semant de petits pas sans 
bruit, comme pressé de remonter en paradis. 
Le joTu:, aux petites fenêtres losangées 
de meneaux de plomb, collait un r^ard 
étonné. 

A chaque pesée, le bois gémissait et le bas de 
la tunique faisait, en traînant, spiraler des 
flocons de poussière. Oh 1 c'était une si singu- 
lière maison où tout se chimérisait et où les 
bruits d'autrefois résonnaient en petits échos 
comme des âmes restées blotties dans les coins 
et tombant en enfance I... 

6 



82 LA CHANSON DU CARILLON 



Après tout, petit fantôme léger, peut-être 
étais-tu sinon l'ange, comme l'avait insinué le 
cousin espagnol, du moins, un parent de l'ange 
souriant et grave qui, dans la fameuse Annon- 
ciation de Memling, avec son geste de beauté, 
apparaissait à la Vierge agenouillée sur son prie- 
Dieu. Les peintres d'alors étaient frères des 
suaves Êvangélistes et leurs fraîches et limpides 
peintures, prismatisées d'arc-en-ciel, reflétaient 
les divins mystères des Écritures... 

I/'ange passa devant des chambres ouvertes 
et des portes fermées : il ne s'arrêta qu'un peu 
avant le dernier palier, là où tout à coup l'es- 
calier se cassait à angle droit, et le petit nuage 
qui floconnait au bas de sa tunique s'arrêta 
avec lui. Cest qu'il y avait là cette terrible 
porte du grenier, de derrière laquelle, l'autre 
fois, était parti le cri de la Bête, car qui pouvait 
douter que ce ne fût vraiment la Bête, comme 
dans le conte de M"' de Beaumont? Nous ne 
l'appelions plus autrement et c'était bien plus 
terrible, la conjecture illimitée où l'indécisait et 
la reculait cette obscurité 1 I<a Bête, surtout les 
nuits d'équinoxe, quand il ventait par la che- 
minée, grondait si terriblement qu'on la sentait 



LA CHANSON DU CARILLON 83 



dans sa fureur, prête à briser la chaîne qui 
l'attachait au toit... 

ly'ange, en trébuchant dans sa robe, de ses 
petits poings se raccrochait à la rampe. £t 
d'abord il demeurait une petite éternité, comme 
suspendu entre l'abîme d'en bas qu'il allait 
pour jamais quitter et l'autre vertigineusement 
déployé dans la région des effrois, au-dessus de 
lui. Sur le point de s'y engager, n'ayant plus 
qu'une marche à franchir par delà laquelle 
commençait l'horreur incoimue, il fut bien près 
de perdre pied. 

Justement en cet instant, comme si la Bête, 
réveillée à l'odeur d'une chair céleste, s'était 
mise à renifler sous la porte la promesse d'une 
nourriture auprès de laquelle les cuisines terres- 
tres n'étaient que de vulgaires galimafrées, un 
tel bruit se fit entendre dans le grenier qu'il 
sembla que le toit tout entier allait s'envoler. 

Alors les araignées virent une chose qui leur 
fit tomber le fil des pattes : l'aide, ramassant 
à deux mains sa tunique, dégringolait l'esca- 
lier si précipitamment qu'il semblait voler 
comme les nuages du ciel. Il manqua tomber 
devant la chambre où immémorialement se 



84 LA CHANSON DU CARILLON 

trouvait la petite sirène que quelqu'un, une 
fois, avait rapportée d'un long voyî^e en mer. 
Ht puis deux bras se pendaient, une voix très 
douce demandait : 

— Oh 1 Oh 1 dis, l'as-tu vue ? (C'était de 
la Bête naturellement qu'il était question). Et 
sans doute elle avait des yeux en boule de verre, 
trois langues, un dos en dents de scie et une 
tête de crapaud ? Et la petite voix disait encore : 

— O Elséel Elséel pourrais-tu jamais te 
résigner à voir comme tout le monde, à présent 
que tu as vu cette chose que personne encore 
avant toi n'avait vue ? 

Et celle qui parlait ainsi était un pauvre 
visage sans yeux, un adorable pauvre vissée 
oùlesyeux étaient ouverts et jamaisn'avaientvu. 

— Comme ça, conune ça, figure-toi 1 Avec 
une queue terminée par un balai et des pattes I 
Oh 1 des pattes 1 répondait Elsée, car l'ange de 
toute cette fantasmagorie, c'était moi. 

J'étais venue là pourtant avec un petit com- 
pliment gentil ; j'aurais cogné deux petites 
fois à la porte ; j'aurais dit : 

— Monsieur la Bête, c'est nous, les petites 
de cette vieille maison : nous ne vous voulons 



à 



LA CHANSON DU CARILLON 85 

pas de mal : au contraire. Peut-être êtes-vous 
parente à cette autre bête dont M"' de Beau- 
mont a raconté l'histoire et qui était au fond, 
malgré ses airs terribles, une si bonne bête ? 
Ma petite sœur Luce est avec moi ; mais comme 
je ne vous connaissais pas et que vous auriez 
pu lui faire du mal> dame 1 j'ai préféré la 
laisser en bas et que ce soit moi... Monsieur la 
Bête, je suis bien votre servante. 

Mon Dieu I j'aurais été si heureuse si, à tra- 
vers la porte, la voix de la Bête m'avait dit 
doucement : 

— N'aie pas peur, la petite Belle, je ne suis 
pas si effrayant que tu crois. La colère d'une 
méchante fée fut cause que je suis enfermé dans 
ce grenier depuis si longtemps qu'il ue paraît 
pas que j'en puisse sortir jamais. Viens plus 
près de la porte, approche, que je sente l'odeur 
de ta petite chair fraîche. Voici que, de mon 
côté, j'avance le bout de ma grosse patte 
griffue par la fente : pose ta petite main dessus 
et caresse-la. O la petite Belle, toutes les Bêtes 
sont de la même famille et l'amour seul peut 
délier le funeste enchantement qui m'enchsdne. 

Ceût été surtout si doux, le mot « amour » 




86 LA CHANSON DU CARILLON 

de la part d'un tel monstre I Si, ensuite, il m'a- 
vait demandé de m'épouser, comme dans les 
contes, je lui aurais fait comprendre que rien 
ne pouvait nous séparer, I^uce et moi, et qu'il 
ne tenait qu'à lui, s'il le voulait, et avec la per- 
mission de maman, bien entendu, de nous 
épouser toutes les deux à la fois. 

Mais voilà, la Bête sans doute était dans un 
de ses mauvais jours : elle ne me répondit pas 
et se borna à secouer plus violemment la porte 
tandis que, dehors, l'ouragan battait les toits. 
Je m'estimai très heureuse, en touchant au bas 
de l'escalier, qu'elle ne m'eût pas croquée. 

Pour être franche, je dirai que cela n'enleva 
rien à notre foi qu'elle pût être sauvée une fois 
ou l'autre par nous. I^uce avait une voix si 
délicieuse et chantait si joliment certains vieux 
airs que cette musique ne pouvait manquer 
de trouver un jour le chemin de son cœur. Il 
nous arriverait alors ce qui était aussi arrivé 
à la Belle de la Belle et la Bite : c'est que la 
Bête se changerait, pour nous demander notre 

« 

main et nous offrir ses vastes domaines, en un 
jeune homme si beau qu'il n'y en avait pas 
de plus beau au monde. 




X 



II* advînt que la bonne Nouche, un beau jour, 
laissa simplement la clef sur la porte. Du coup 
la maison perdit sensiblement de son mys- 
tère: les meuglements de la Bête, après exa- 
men, ne furent plus que le fracas du vent 
qui là-haut s'engouffrait en tempête dans un 
grenier dont les lucarnes avaient perdu leur 

châssis. 

Je puis bien dire qu'à partir de ce moment, 
nous fûmes à peu près chez nous dans la grande 
maison des ombres. Maman seule ignorait que 
nous passions là des heures en fraude. 

I^a petite vie des ménages, vue des fenêtres 
qui donnaient sur le canal, surtout nous amu- 
sait comme quelque chose qui se passait de 
l'autre côté de notre vie. Quelquefois une barque 
filait, avec le cri rouillé des trolets et Tégouttis 
d'une pluie de perles quand la rame sortait de 




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88 



L^ CHANSON DU CARILLON 



Teati... C'était, pour nous, comme si elle arrivait 
du fond de la mer. On la voyait un peu de 
temps, drainant des herbes dans son sillage 
et puis elle disparaissait sous l'arche noire du 
pont. 

I^a vieille femme qui avait bien cent ans, le 
vieil homme qui péchait à la ligne et le vieux 
chat étaient toujours là, d'ailleurs. Mais l'in- 
térêt, pour nous, se concentrait bien plutôt 
maintenant sur la maison aux volets verts de 
l'autre côté du canal... Dans les allées du petit 
parc, une vieille dame poussait une légère voi- 
ture où était couchée une jeune fille toute en- 
veloppée de châles, malgré l'été. I^a voiture 
descendait, remontait, tournait autour de la 
pelouse et parfois s'arrêtait près d'un jet d'eau 
grésillant en une vasque et dont la claire mu- 
sique perlée sans doute flattait l'oreille de la 
jeune malade. Oh ! qu'elle était frêle et jolie 
avec ses gestes de petit saxe ! 

A peine on distinguait ses traits sous le voile 
qui la défendait contre l'air trop vif. Un charme 
malade émanait de ses petites mains pâles qui 
remuaient une rose et de son corps délicat 
qu'une langueur semblait miner. 



— Edwige ! dit-il. 

A pas rapides, il rejoignait la voiture. I^es 
deux visages restèrent confondus dans un grand 
baiser. Je pus voir, sous les plis dérangés du 
voile, des yeux infiniment doux, dans la min- 
ceur pâle des joues. Puis l'homme prenait la 
voiture des mains de la vieille dame et à son 
tout poussait la jeune fille. 

Notre solitude en resta peuplée d'une vision 
de grâce, de mélancolique bonheur et d'inconnu. 

Edwige I Edwige ! musique longue et voilée 
d'un nom poétique comme elle, d'un nom qui, 
avec le son mouillé de l'i, avait la douceur de 
la petite flûte perlée des sansonnets, à l'au- 
tomne, quand par nuées ils s'abattent dans les 
roseaux... Elle fut pour nous la petite princesse 
de mystère, sœur exquise de la Belle au bois 
au fond du parc enchanté. 



Il 



XI 




ous ne vojâons maman qu'à Theure 
du dîner, à midi, comme dînent les 
honnêtes gens de Bruges... Elle descen- 
dait alors de sa chambre, nous demeurait jus- 
qu'au moment où elle repliait sa serviette, 
après avoir pelé une pomme avec le petit cou- 
teau d'or qu'elle avait gardé de son enfance. 
Ainsi s'était renouée la tradition f amiUale : tout 
de suite nous avions repris les vieilles habi- 
tudes du temps de Bomp (Bon-papa), au 
superlatif ennui de mère-grand qui prétendait 
ne pouvoir trouver le sommeil qu'à partir de 
neuf heures du matin et réguUèrement se 
plaignait d'avoir été dérangée dans son premier 
somme par les drelins de Nouche agitant sa 
petite sonnette de cuivre pour annoncer que 
le dîner était servi. 

Cette admirable maman Nouche à elle seule 



92 LA CHANSON DU CARILLON 

maintenant faisait vraiment tout le service 
de la maison : c'était elle qui cuisinait, mettait 
la table, lavait la vaisselle, balayait la rue, 
cirait les planchers et trouvait encore le temps 
de réparer les accrocs de nos robes. Maman ni 
mère-grand jamais ne touchaient à une aiguille 
et on m'avait accoutumée à considérer nos 
ravaudages de toilette comme indignes d'une 
jeune fille bien élevée. Qui aurait dit que 
c'est ça que justement je deviendrais un jour, 
une artiste de poupées ? 

Généralement, il fallait sonner une dizaine 
de fois pour mare : elle avait imaginé de 
boucher la serrure de sa porte avec du papier 
pour ne pas entendre la terrible sonnette. 
Quand enfin elle descendait, maman, qui était 
déjà assise à table, en robe noire, comme elle 
était partie entendre la messe du matin, se 
levait cérémonieusement et la saluait sans lui 
donner la main. La mère de papa, toujours si 
élégant et qui avait les plus beaux gilets que 
j'aie jamais vu porter à un homme, témoignait 
^ de la plus extrême négligence dans sa toilette 

i de maison. Elle était frileuse et s'entourait 

la tête et le corps de châles et de fourrures 



LA CHANSON DU CARILLON 93 

miteuses, en jaquette et jupon ouaté, les pieds 
dans de grosses pantoufles de drap. Réguliè- 
rement elle commençait par se plaindre de 
« cet horrible trou de ville » où il lui semblait 
que le carillon sonnait exprès ses heures, ses 
quarts et ses demi-quarts pour la taquiner. 
Mais presque aussitôt son humeur se clarifiait ; 
elle se mettait à parler de M""* de Maintenon 
ou de M""* de La Vallière ; ou bien elle racon- 
tait des histoires du temps de sa vie où elle 
était la Parisienne fêtée et qui allait à la 
Cour, etc. 

Elle était voltairienne et en voulait à maman 
de son zèle à accomplir ses devoirs religieux. 
♦ Je ne reconnais plus votre mère, nous disait- 
elle ; vraiment la tête lui a tourné. Âh ! ce n'est 
pas votre père qui Teût encouri^ée dans ses 
idées-là I Quel homme I Quel génie ! S'il n'avait 
pas toujours été en avance sur son temps, il y 
a longtemps qu'il nous eût faites riches I Mais 
attendez ; il faudra bien tout de même que 
cela arrive... Qui sait ? ce soir, demain peut- 
être nous arrivera le télégramme qui nous 
annoncera que nos millions sont en route. » 

Elle disait « nos millions » maintenant. 



i 



94 LA CHANSON DU CARILLON 






La vie ne lui avait rien appris : sa foi en son 
fils, en l'avenir était restée intacte comme si 
autour d'elle tout n'était pas jonché de ruines 
dont une aveugle confiance dans les destins 
avait été la cause. Ces ruines, d'ailleurs, elle 
s'en rendait si peu compte qu'elle ne cessait 
de se plaindre de l'état de médiocrité où végé- 
tait la maison. 

— Plus de domestiques ! plus de train ! 
plus de réception! Personne pour nous servir 
que cette vieille souillon de Nouche 1 Ah oui, 
parlez-moi de celle-là I Du propre 1 Mais, ver- 
tuchou, qu'est-ce que votre mère a donc fait 
de tout l'argent que lui a gagné mon fils s'il 
nous faut vivre comme les gens de rien ? 

Elle partait de là pour s'écrier qu'il était 
grand temps qu'on s'en allât vivre à Paris, où 
nous tiendrions, enfin, le rang qui nous conve- 
nait... Et la voilà qui battait les cartes, faisait 
ses petits paquets, tout à coup furieuse, dépitée 
et soufflant dans ses joues si le jeu trahissait 
ses espérances, puis recommençant jusqu'à ce 
que la chance la servît... Elle avait une âme 
romanesque et puérile de bonne dame d'un 
certain âge et d'une bonne dame qui, malgré 



LA CHANSON DU CARILLON 95 

ses bas qui lui tombaient des jambes, gardait, 
sous le doigt de poudre dont elle se plaquait 
le nez et les joues, un peu quelquefois de l'air 
d'une grande dame. 

Chaque jour I^uce et moi, montions passer 
une heure avec elle, après le dîner. Elle retirait 
alors ses écrins de l'armoire, se parait de ses 
bijoux et, assise devant un miroir ovale posé 
sur la table, passait les heures à s'y r^arder 
en tous sens, avec de petites grimaces comiques 
pour s'apercevoir de trois quarts et même de 
profil. Rien n'était amusant comme ce goût 
suranné de coquetterie chez une vieille femme 
qui demeurait parfois toute une semaine sans 
ôter ses bigoudis et qui se débarbouillait seu- 
lement d'un peu de cold-cream sur lequel, à 
grandes tapes de sa houppe, elle tamponnait 
de la poudre de riz. 

On peut bien dire que mère-grand était aussi, 
comme le disait notre grand'tante de notre 
cousin Oliva, une originale à sa manière : 
elle avait gardé, depuis près de trente ans, un 
petit morceau de l'étoffe de toutes les robes 
qu'elle avait portées et ce vaste échantillonnage, 
comme les bouquets défleuris du jardin bigarré 



i 



\ 



96 LA CHANSON DU CARILLON 

de ses toilettes, pêle-mêle remplissait une malle 
qu'elle déversait parfois sur le plancher, avec 
une joie de vieille enfant à remuer toute cette 
friperie. 

Comme elle avait une mémoire très précise, 
elle se rappelait les dates, les circonstances et 
jusqu'au nom de ses couturières d'il y a vingt ans. 

C'étaient comme de petits bouts de sa vie 
en soie, en brocart, en satin qui se tordaient 
à ses doigts et spiralaient et frétillaient... Un 
fleur lointain de bergamote, relent des griseries 
surannées, se volatilisait tandis qu'à notre 
tour, en les remuant, nous avions l'air de faire 
tourner les feuillets d'un herbier. Il venait alors 
à Luce une si vive sensibilité du bout des doigts I 
Ses papilles s'électrisaient à frôler, à palper les 
tissus comme le petit magnétisme d'tme ca- 
resse de chair vivante. 

U en était qui lui causaient un tendre plaisir : 
d'autres l'irritaient ou la faisaient rire de l's^a- 
cement nerveux d'tme chatouille. Elle disait si 
subtilement : 

— U y en a qui ont une peau rêche comme 
la fée Carabosse... Et d'autres ont tme âme de 
belle pêche d'or. 




LA CHANSON DU CARILLON 97 

Moi, j'admirais là plutôt un certain « des- 
sin de couleurs » : ça s'animait d'une forme qui 
m'était suggérée par le grain et la nuance. Je ne 
puis dire le délice que je goûtais à palper toute 
cette mise-bas. Ce fut certainement le commen- 
cement de ma vocation, si le mot n'est pas un 
peu gros. 

Je suis née d'un chiffon et d'une aiguille : je 
n^ligeais mes crayons, mes boîtes d'aquarelle. 
Je ne pensais plus qu'à faire des poupées. Ah I 
ces poupées I en ai-je fait I Parfois c'étaient 
des corps ou des têtes d'anciennes poupées qui 
avaient eu des malheurs et à qui mon tour de 
main rendait la vie. Â défaut d'une carcasse, je 
faisais une anatomie de carton ou de ouate, et 
ce bâtis, ensuite, je l'habillais de tout ce qui me 
tombait sous la main. Je dois dire que mère- 
grand s'en amusait autant que nous, comme si, 
elle aussi, fût née dans un petit canton de notre 
royaume d'Illusion. 

I^ plus singulier, c'est que ces poupettes 
quelquefois avaient im air de vie si drôle que 
mare en voulut garder une demi-douzaine 
auprès d'elle pour les jours où elle manquait 
de gaieté. Nouche, de son côté, conservait dans 

7 



M 



98 LA CHANSON DU CARILLON 

sa chambre, sous un globe de pendule, une 
vieille dame en perruque blanche et falbalas 
de satin en qui elle prétendait reconnaître 
l'exact portrait de la mère de papa. Maman 
même, à qui elle l'avait montré, avait été bien 
sur le point de sourire. 

C'était là, du reste, une ressemblance toute 
fortuite, puisque la vieille dame était la mé- 
chante reine qui, si cruellement, disputa prince 
Charmant à Plorine. 

Par exemple, je me désintéressais de mes 
<^ créations i> aussi facilement que je les mettais 
au monde. Au fond, je ne croyais plus à mes 
poupées, moi qui croyais encore aux contes de 
fées. Luce seule leur conservait un coeur de mère. 
Elle en eut une fois jusque près de cinquante 
qu'elle logeait dans les tiroirs d'une antique ar- 
moire à linge. Sans les aimer toutes du même 
amour, elle n'en méprisait aucune. Il arrivait 
qu'elle les sortait de l'armoire et à petits pas les 
portait à la fenêtre * puisqu'elles, du moins, 
avaient de vrais yeux et pouvaient voir ce qui 
se passait dans les maisons d'en face i>. Non, 
Luce, toutes n'avaient pas de vrais yeux et 
c'était toi qui voyais pour elles, comme toi 




LA CHANSON DU CARILLON 99 

aussi, de ton admirable cœur aimant, leur 
avais donné la vie dont tout le reste n'était que 
le simulacre et la grimace I 

A la longue, toutefois, comme sa petite ma- 
ternité de mère Gigogne menaçait d'envahir 
toute l'armoire et débordait même chez mère- 
grand, il fallut faire des coupes sombres. On 
décida avec Nouche qu'elle pourrait garder 
toujours une trentaine de poupées et que, de 
mon côté, je renouvellerais celles-ci à mesure. 
Il n'y en eut que cinq dont I^uce jamais ne vou- 
lut se défaire. C'étaient, celles-là, les cinq femmes 
de Barbe-Bleue : nous les gardâmes par pitié 
et aussi par aversion du méchant homme qui 
les avait pendues dans le mystérieux cabinet. 
Je dois dire que, pour leur donner plus de vrai- 
semblance, elles demeuraient suspendues à des 
crochets dans un coin de la grande armoire, 
comme de petites mortes en falbalas qu'elles 
étaient. 

Mère-grand, entre autres fantaisies, se com- 
plaisait parfois à endosser un costume de 
Turque que son fils lui avait rapporté d'un 
voyi^e à Constantinople. Nous n'avions, du 
reste, qu'à lui dire : « Mare, mets ton Turc ! » 



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'ff-* 



1.4 












J 






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loo L^ CHANSON DU CARILLON 

Et elle passait les culottes cerise, la veste 
soutachêe bleu de roi et la ceinture jaune-citron. 
Avec sa darbouka, elle avait Tair d'une Turque 
de carnaval. Elle me demanda, un jour, de faire 
au crayon son portrait dans ce travesti ; mais 
un portrait, c'est tout de même plus difficile 
que des marionnettes de contes de fées. J'en 
fis une telle caricature qu'elle refourra son cos- 
tume dans le coffre sans plus jamais vouloir 
s'en affubler. Nous perdîmes là un plaisir, 
I/Uce, qui aimait en palper la soie douce comme 
y. un pétale de fleur, et moi qui, d'une malice 

?> diabolique, m'amusais à lui trouver un air de 

courge dans ses culottes trop étroites... 

Jugez de ce que pouvaient être deux petites 
/* filles ainsi élevées. Des fées et des poupées, des 

% barbouillages à l'aquarelle et des tortillages de 

,; chiffons et toute la petite folie qu'il y a dans des 

7: esprits uniquement éveillés du côté de la chi- 

mère et du songe, entre une vieille dame ro- 
manesque comme mère-grand et une créature 
de bonté comme Nouche qui faisait toutes nos 
volontés... 

C'était là notre vie, avec un peu de caté- 
chisme fli|e venait nous enseigner, deux fois 






LA CHANSON DU CARILLON loi 

* 

la semaine, la petite sœur Anne de Jésus. Le 
soir, nous entrions entendre un bout de salut 
à relise de la paroisse. Dans une belle niche, 
sculptée comme une orfèvrerie de pierre, un 
vieux seigneur appelé Fleury de Gros, ancien 
trésorier de la Toison d'or, reposait avec ses 
deux femmes superposées sur une double table. 
Tout autour, banderolait en lacets la devise : 
« Tout pour être toujours loyal ! » 

Luce surtout s'intéressait à celle des deux 
femmes qui était au-dessous, la première en 
date, si loin déjà, si enfoncée dans la mort et 
l'oubli I... « Comme elle doit être seule ! » 
disait-elle. Une fois, elle lui apporta un petit 
bouquet de violettes. 

Cette pauvre existence, si stricte, sans con- 
tact avec celle du dehors, ne s'animait d'une 
petite chaleur d'humanité qu'à l'heure où, un 
peu avant midi, « la petite princesse » sortait de 
la maison du parc, soutenue par la vieille dame. 
BUe prenait place dans la chaise roulante qui, 
ensuite, faisait le tour de la pelouse et un peu 
de temps s'arrêtait devant le jet d'eau grésil- 
lant en fine pluie musicale. 

Comme nous avions pris l'habitude de v^iir 






Z02 



LA CHANSON DU CARILLON 



'«. 



*v 



nous-mêmes vers la même heure à la fenêtre 
pour la voir, nous échangeâmes bientôt des 
bonjours. Elle avait une grâce languissante, 
comme un joujou malade. Oh I sa voix était si 
jolie I Une voix légère, cristalline et qui nous 
faisait penser aux oiseaux du carillon quand la 
rafale les emporte et qu'on les entend, si frêle- 
ment mélodieux, de loin I 

Un jour que l'homme au grand chapeau la 
poussait par le chemin, elle nous le présen- 
tait gentiment : 

— M. Otto Effers, mon père 1 

Il se découvrit : il avait des yeux tristes et qui 
regardaient loin devant eux, des yeux eau-de- 
mer... D'où venaient-ils, ces Effers? de quelles 
contrées marquées par les pas de l'exil et battues 
des vents noirs ? Nous ne pouvions comprendre 
la langue qu'ils parlaient entre eux : même 
quand ils s'exprimaient en français, il leur 
restait un accent étranger et chanté. 

Ce fut pour nous une si vraie joie de savoir 
qu'il y avait là, derrière le mur du parc, une 
âme de petite fille comme nous : nous avions 
fini par croire qu'elle avait à peu près notre âge. 
l/uce disait : « Est-ce que ce n'est pas comme 



LA CHANSON DU CARILLON 103 

un petit oiseau venu jusqu'à nous, d'une aile 
blessée ? » Cependant, les mots qu'il nous airi- 
vait d'échanger à distance nous laissaient tout 
le mystère de T^orer et n'avaient rapport 
qu'aux choses courantes de la vie. 

Nous nous habituâmes à vivre ainsi ensemble 
quelques minutes de la journée, comme des 
perruches dans des cs^es voisines. Une joie nous 
manquait les jours où le temps était mauvais et 
où Edwige ne paraissait pas. 



à 



>• 



XII 



HABii«i«E-Toi, me dit maman. Nous 
devons une visite au cousin Oliva. 
Luce, ce jour-là, justement était 
invitée à un chocolat chez notre vieille tante du 
B^uinage ; sœur Anne de Jésus était venue la 
prendre. 

Le coeur me battit ; le Memling m'avait laissé 
l'impression d'un mystère dans la vie du vieil 
homme. Nous partîmes. 

Cétait là-bas, tout au bout de la ville, dans 
un quartier de God's Huys (maisons de Dieu, qui 
sont de petites maisons pour les pauvres) une 
vaste façade plate comme celle d'un couvent, 
tous les volets clos et de l'herbe devant la 
porte. 

La sonnette grelotta à travers le vestibule 
sans qu'il vînt d'abord personne. Mais une très 
vieille femme, assise sur le seuil d'une maison 



4 



io6 I.A CHANSON DU CARILLON 

voisine et qui, de ses nuûns de buis, faisait sau- 
ter des bobines sur un carreau de dentdlière, 
nous indiqua d'un petit geste mort qu'il fallait 
continuer à sonner. Maman tira la trii^e cinq 
ou six fois, mais inutilement. Un enfant que la 
bonne femme finit par nous envoyer se mit 
alors à carillonner. Et enfin des pas feutrés, 
semblant venir du fond de la vie, à petites 
fois, comme hésitants encore, glissèrent vers 
nous à travers un bruit de clefs remuées. Fuis 
un judas s'ouvrit : derrière, un visage de viàlle 
femme, dans un petit verre — tête noire, 
apparut. Elle nous dévisf^ea avec défiance et 
seulement après que maman lui eut dit sou 
nom, se décida à faire tonmer l'énorme clef. 
Elle avait l'air d'un siècle vivant, cassé en deux, 
avec une épatée de gestes rares et menus ; 
à peine on entendait toussoter sa voix, comme 
l'écho d'une voix d'un autre ^e. Elle semblait 
être la gardienne du silence dans cette demeure 
~ù l'humidité froide et l'abandon excluaient 

idée de la vie. Elle leva un doigt de la main 

ers les chambres du haut. 
— U... là... 
De qui parlait-elle ? Du maître ou du tfi- 



LA CHANSON DU CARILLON 107 

bleau, le saint sacrement vivant de la maison ? 

Elle nous fit entrer en un parloir, au bout du 
vestibule, referma sur nous la porte ; et main- 
tenant les pas feutrés glissaient, remontaient. 
Des marches craquèrent ; très loin un chuchote- 
ment de voix traîna. Autour de nous, presque 
la nuit noire, avec la menue coulée de jour 
tombée d'un œil-de-bœuf. Et puis plus rien, 
un peu plus de silence dans le vide muet où 
parut s'être dissoute la petite poussière d'une 
vie humaine. 

Au bout d'un grand quart d'heure, les pas 
redescendirent. Le petit siècle s'effaça à demi 
dans le cadre de la porte et nous dit comme à 
de petites pauvres : 

— On ne reçoit jamais quand on n'est pas 
prévenu... C'est bon pour vous, madame Lom- 
bard, n va descendre. 

« n », c'était décidément le cousin à peau 
de Cordoue. 

Et un quart d'heure encore se passa ; 
après quoi, sans que cette fois rien nous eût ré- 
vélé l'arrivée d'un être vivant, notre parent se 
manifesta long, dégingandé, plié en deux comme 
des ciseaux, avec un air de sommeil, tout le 






À 



LA CHANSON DU CARILLON 

ine et qui, de ses mains de buis, faisait sau- 
des bobines sur un caireau de dentellière, 

9 indiqua d'iin petit geste mort qu'il fallait 
dnuer à sotmer. Maman tira la trii^e cinq 
dx fois, mais inutilement. Un enfant que la 
ne femme finit par nous envoyer se mit 
s à carillonner. Et enfin des pas feutrés, 
blant venir du fond de la vie, à petites 
, comme hésitants encore, glissèrent vers 
i à travers un bruit de clefs remuées. Fuis 
udas s'ouvrit : derrière, un visage de vieille 
me, dans un petit verre — tête noire, 
ïrut. Elle nous dévisagea avec défiance et 
ement après que maman lui eut dit sou 
i, se décida à faire tourner l'énorme clef. 

avait l'air d'un siècle vivant, cassé en deux, 
: une épargne de gestes rares et menus ; 
iine on entendait toussoter sa voix, comme 

10 d'une voix d'un autre âge. Elle semblait 
la gardienne du silence dans cette demeure 

l'humidité froide et l'abandon excluaient 

■e de la vie. Elle leva un doigt de la main 

I les chambres du haut. 

- U... là... 

le qui parlait-elle ? Du mtdtre ou du ta- 



LA CHANSON pu CARILLON 107 

bleau, le saint sacrement vivant de la maison ? 

Elle nous fit entrer en un parloir, au bout du 
vestibule, referma sur nous la porte ; et main- 
tenant les pas feutrés glissaient, remontaient. 
Des marches craquèrent ; très loin un chuchote- 
ment de voix traîna. Autour de nous, presque 
la nuit noire, avec la menue coulée de jour 
tombée d'un œil-de-bœuf. Et puis plus rien, 
un peu plus de silence dans le vide muet où 
parut s'être dissoute la petite poussière d'une 
vie humaine. 

Au bout d'un grand quart d'heure, les pas 
redescendirent. Le petit siècle s'effaça à demi 
dans le cadre de la porte et nous dit comme à 
de petites pauvres : 

— On ne reçoit jamais quand on n'est pas 
prévenu... C'est bon pour vous, madame Lom- 
bard, n va descendre. 

< Il ^ c'était décidément le cousin à peau 
de Cordoue. 

Et un quart d'heure encore se passa ; 
après quoi, sans que cette fois rien nous eût ré- 
vélé l'arrivée d'un être vivant, notre parent se 
manifesta long, dégingandé, plié en deux comme 
des ciseaux, avec un air de sommeil, tout le 



io8 LA CHANSON DU CARILLON 

sommeil de Bruges, dans ses prunelles de vieux 
chat empaillé sur son perchoir. 

— Elle est là l dit-il en levant la main vers 
l'être. 

Nous comprîmes qu' <^ elle >> était maintenant 
la madone. 

En étirant à mesure, de marche en marche, 
ses longues jambes fluettes comme des pattes 
de faucheux, il monta devant nous jusqu'au 
palier. Le petit siècle était là, avec son trous- 
seau de clefs, à l'entrée d'une des pièces 
de l'étage, presque aussi sombre que le réduit 
d'en bas. 

Elle nous fit de la main le signe d'entrer, ptds 
entrant derrière nous, ouvrit avec une de ses 
clefs une seconde pièce, éclairée celle-là d'un 
rais filtré par les volets entr'ouverts, rien qu'«i- 
tr'ouverts. Je sus plus tard que c'était là un 
cérémonial accoutumé avant d'arriver à la 
Sainte présence et qu'on n'arrivait à celle-ci 
que par des étapes de lumière graduée. Le cou- 
sin, lui, avait disparu, comme englouti par une 
trappe ou happé par une porte. 

IfB, vieille femme, toujours sans rien dire, 
glissant dans ses chaussons de feutre, nous 




LA CHANSON DU CARILLON 109 

arrêta devant une seconde porte qu'elle n'ou- 
vrait pas, cette fois, mais à laquelle elle frappait 
mystérieusement trois petits coups. Et quel- 
qu'un nous ouvrait de l'intérieur et, aussitôt 
entrées, refermait sur nous le vantail, laissant 
la vieille servante de l'autre côté, comme la 
gardienne incorruptible d'un lieu saint. C'était 
notre parent, sorti du royaume des ombres et 
qui, les yeux mi-baissés, sans parler, nous dési- 
gnait un édicule posé sur un entablement, 
comme un autel. 

Un demi-jour pâlissait le salon, vaste, 
aux quatre fenêtres voilées d'un store léger. 
Sur la pointe des pieds il se dirigea vers les 
deux fenêtres qui étaient le plus près du petit 
monument, releva les stores et enfin, avec un 
geste religieux, ouvrit les 'portes de l'icono- 
stase. Puis, toujours sur la pointe des pieds et 
à reculons, il revenait vers nous. Toute sa per- 
sonne sembla huilée d'onction : il me révéla 
la vraie adoration mystique. Il se fût agenouillé 
que je n'en aurais pas été étonnée. 

£t nous étions là maintenant à r^arder 
l'image : c'était une jolie petite Vierge pâle aux 
yeux fleur de lin, à la chair nacrée et flamande 



iio LA CHANSON DU CARILLON 

SOUS des sourcils en demi-lune. Elle avait la 
grâce candide des vieilles miniatures, très douce 
et droite comme un lys. 

Après un assez long silence, maman se re- 
tourna vers le cousin, leva les yeux au ciel, 
ouvrit la bouche, mais sans trouver les mots. 
Le cousin, lui, comme en extase, considérait 
la madone de l'air dont il eût vu s'éveiller 
de son sommeil de cent ans notre vieille amie, 
la Belle au bois. Et lui non plus ne parlait, 
bien qu'il eût à la bouche un tremblement de 
paroles inarticulées. 

Une enfant comme je l'étais peut bien soup- 
çonner un mystère, mais sans comprendre en- 
core le miracle touchant qui fait tenir dans un 
bout de peinture l'amour de toute une vie, et 
peut-être d'une race. Qui peut dire si, dans le 
sang rouge de l'Espagnol, ne s'était pas rallumée 
une braise du grand feu dont brûlèrent ses an- 
cêtres les miquelets, pour la beauté blonde des 
femmes de Flandre ? 

Le cousin Oliva, à la pointe des orteils, alla 
refermer l'autel, descendit les stores, frappa un 
coup à la porte et l'antique servante, confidente 
de sa tendre folie, après avoir ouvert, nous ra- 



LA CHANSON DU CARILLON m 

mena au palier... H sembla qu'une messe eût 
été dite et que là-bas, derrière nous, l'âme de 
la maison, sous sa forme d'idole, était rentrée 
en son tabernacle... 

Nous apprîmes depuis que le fameux 
Memling était une copie ; mais l'essentiel 
n'était-il pas que son authenticité fût évi- 
dente pour celui qui en avait fait le culte de 
sa vie ? Pendant des heures, chaque jour, le 
cousin s'enfermait pour la contempler, lui-même 
pareil à une grande momie oubliée là comme 
dans une crypte et revivant son rêve tmique, 
dans le mortel enchantement de la ville des 
sortilèges... 

Ah 1 comme je compris alors l'âme de 
Bruges et le vertige de mort, d'amour qui rend 
sans force les âmes et les éptdse d'un charme 
voluptueux de narcotique 1... Âh I combien, 
venus ici en passant, une fleur à la bouche, ont 
subi la douce et ensorcelante agonie et ne sont 
plus jamais repartis 1 

C'était, au surplus, un terrible collection- 
neur, notre parent : toutes les maisons de Bruges 
s'animent d'une vie sourde de vieilles peintures, 
comme le cœur resté vivant dans la mort du 



i 

i 



/ 
/ 



112 LA CHANSON DU CARILLON 

reste... Nous aperçûmes en nous en allant des 
enfilades de salons, couverts jusqu'au plafomd 
de grands et de petits cadres superposés, comme 
les plaques de marbre d'tm columbarium. 




xin 



UNK grande maison claire, régulière et 
froide, aux fenêtres vitrées de verres 
mats, avec un grand préau pour les 
jours de mauvais temps et un parc om- 
breux pour les récréations des heures de 
soleil... Des sœurs, les mains dans leurs 
longues manches, avec un cliquetis de cha- 
pelet aux genoux, traversant, glissant, d'un 
pas de sainteté, leur coiffe doucement agitée 
comme un papillon qui va prendre son vol... 
Coules noires à gros plis blancs, bandeaux 
lustrés et petites croix d'or au oou, toutes, même 
les jeunes, avaient l'air devieillesSaintesfemmes 
au cœur resté enfant. Cest peut-être ce qui 
met les religieuses plus près que les autres, celles 
qui n'ont ni bandeaux ni petites croix, des petits 
cœurs puérils et gentils dont elles ont la garde, 

sœurs de charité aux tendres mains pâles d'infir- 

8 



*i 



114 LA CHANSON DU CARILLON 

mières et qui savent dorloter et parfois guérir, 
car, à l'école déjà, il vient de pauvres petites 
malades, d'un mal qu'on ne sait pas et dont 
elles meurent parfois... Une, dans ma classe 
d'alors, toute maigre, les mains à peaux rata- 
tinées, avait un visage si ancien, si crispé, 
qu'elle semblait avoir vécu plusieurs vies suc- 
cessives. Elle voulait toujours m'embrasser et 
me pinçait si je montrais quelque amitié pour 
une autre. Elle avait de longues crises de larmes 
où elle disait qu'elle voulait mourir. Sœur Chris- 
tine, seule, savait lui dire si doucement dans 
ces moments : 4 Mon enfant t Mon enfant I i> 
Celle-là eût été une mère 1 La petite lui souriait 
et c'était fini. Sœur Quristine pourtant passait 
pour un esprit un peu machinal dans l'ensei- 
gnement. 

Ce fut une vie nouvelle : je n'eus plus que mes 
dimanches pour faire mes poupées et barbouiller 
mes albums. Je ne cessais pas de peindre le 
petit canal, le vieux pont^ le reflet du toit dans 
l'eau, la maison aux volets vers. Naturellement, 
cela n'avait rien de commun avec la réalité 
vraie : des galéasses, des tartanes, des fe- 
louques passaient sous le pont, démesurément 



l 



LA CHANSON DU CARILLON 115 

agrandi et un dri^on gardait la petite maison.. « 
Comme il m'était tombé un vieux livre de cheva- 
lerie sous la main, notre ancien royaume des 
fées avait étendu ses limites un peu strictes. 
Aux princes Charmant s'étaient ajoutés les 
nobles paladins des légendes, les Tristan, les 
Artus, les I^ancélot du I^c, les Olivier, les Ro- 
land... lyuce avait un faible pour Amadis et 
moi pour Galaor. Je fis des tournois où il y 
eut de vrais chevaliers, casqués et armés 
comme sur la vieille image qui décorait le 
livre. Ce fut une passion nouvelle. 

Avant la fin de l'année, je montsd d'une 
classe: la nouvelle soeur avait un visage 
sévère. 

— Prenez attention à n'être point trop vaine 
de vos heureux dons, me disait-elle tou- 
jours. 

"'^avais une facilité qui me faisait tout com-^ 
prendre, presque sans travail. I^es bonnes fées 
m'avaient donné une tête ronde pour mieux 
rouler par les chemins de la science. lyC vicaire 
qui arrivait donner le cours de catéchisme était 
content. H fut décidé que nous ferions ensemble» 
l/uce et moi, notre première communion l'ax^ 



M 



Ii6 * LA CHANSON DU CARILLON 

d'après. Nouche la première sut la nouvelle et 
pleura comme une fontaine. Maman nous dit 
simplement : 

— C'est bien. Préparez-vous saintement. 

I^e miracle de cette petite âme de Luce s'éclai- 
rant aux seules clartés de sa foi fut admirable. 
Nouche, à mesure qu'approchait le grand 
moment, ne lui parlait plus qu'à demi-voix, 
comme on prie à Téglise : quand elle l'habillait, 
elle évitait d'appuyer ses mains, comme on 
effleure un objet sanctifié. 

I^uce, dans sa préparation, fut une vraie pe- 
tite sainte. Elle fit au Dieu qu'elle allait recevoir 
une maison de lumière et de plumes d'ange. 
Elle alla vers lui comme par un chemin de pro- 
cession, avec les lys des vierges et les palmes 
de son pauvre martyre de petite aveugle. Elle 
qui ne savait pas lire, elle commença d'écrire les 
noms étemels. Il avait suffi que je lui guidasse 
la main une vingtaine de fois et ensuite, elle 
écrivit d'elle-même. I^a mère supérieure, les 
bonnes soeurs, l'abbé s'en venaient la voir tracer 
au tableau les signes de sa connaissance des 
divins mystères. Elle arriva à la grande clarté 
des évidences avec ses yeux morts, rouverts 



LA CHANSON DU CARILLON 117 

en réblouîssement divin. I^es voies de sa per- 
fection n'eurent pour firmament et pour étoiles 
que le brasier intérieur : elle porta son âme 
en elle comme un autel où sa foi entretenait 
rétemel incendie des cierges allumés. 

Ce fut un grand jour mystique : toutes 
blanches, dans un nuage de mousseline, nous 
avions l'air de petits anges des banlieues du 
paradis... Nous allâmes vers l'hostie comme 
nous étions allées jusque-là dans la vie, la main 
dans la main. Maman avait communié la veille 
et nous accompagnait. Mère-grand aussi, à 
cause du landau. Avec nos petites mains croisées 
sous le lin et la dentelle, nous entendîmes que 
Dieu venait à nous, au murmure des paroles 
latines sur les lèvres du prêtre. Et puis une 
petite éternité passa, descendit tandis que, un 
peu en avant des marches, partaient des san- 
glots... Comme du fond d'une agonie délicieuse, 
la bonne âme de Nouche, elle aussi, commu- 
niait avec nous. 

Soudain, Dieu passé, I^uce s'abandonnait, 
toute molle et froide, d'une grâce de lys qui se 
fane. I^ petite lampe, à bout d'huile, baissa ; 
une double nuit pesa sur la grande aurore qui 



â 



1x8 LA CHANSON DU CARILLON 

l'avait consumée. Nouche, avec ^ un cri, se pré- 
cipita, l'emporta à la sacristie. 

Elle revint à elle au chant des orgues, dans 
l'effarement divin d'avoir senti vaciller les piliers 
du ciel et de repartir vers là-haut, en un vol 
tourbillonnant de séraphins. Nos deux chaises 
se rejoignirent ; des roses célestes s'effeuillèrent ; 
nous fûmes les petites fiancées de la Visitation 
divine. 

De nous deux, ce fut I^uce qui resta le plus 
longtemps la petite sainte. Moi, entre mes 
leçons, je m'étais remise à crayonner et à pein- 
turlurer, reprise tout à coup à mon goût de bar- 
bouillage qui maintenant me faisait faire des 
communiantes à la douzaine. 

Nouche, elle, riait, frappait ses mains l'une 
dans l'autre, disant : 4 Comme c'est ça I i> 

Mais voilà qu'un jour Luce se mettait à 
pleurer. 

— Moi seule, je ne puis rien te dire, Sésé. 
Mes doigts ne voient pas ce que tu fais. Ça reste 
du papier où j e ne sens rien. Pourquoi ne trouves- 
tu pas autre chose ? Quand tu me faisais des 
poupées, je savais du moins comment c'était 
fait et ça vivait comme de la vraie vie... 



LA CHANSON DU CARILLON 119 

Âh t oui, ses yeux à elle ne voyaient, non 
plus que ses mains ne pouvaient se rendre 
compte, et elle était là, doublement aveugle, 
de l'autre côté de ma vie... Je me sentis soudain 
toute pauvre de cœur devant son appel, 
puisque ce cœur demeurait muet sans pouvoir 
se faire entendre. 

Je crois bien que la trouvaille à la fin est 
sortie de là. Ton reproche, ma chère Luce, fit 
lever le petit miracle d'amour : je n'ai eu mon 
espèce de talent que parce que cela était néces- 
saire à ta vie. C'est alors qu'il revint : tu fis 
la moitié du chemin au bout duquel je devais le 
découvrir... 

Il arriva une grande chose : Luce commença 
à lire : avec le pianotement de ses doigts comme 
sur des touches, nous la regardions s'initier à 
cet art de l'idée imprimée en relief, qui a rendu 
le monde aux aveugles. 

Qu'était, après tout, mon petit miracle 
d'amour à moi, à côté de cette grande et hor- 
rible ténèbre des siècles déchirée par le geste 
apostolique de ce{ I/)uis Braille» le plus bienfai- 
sant des grands inventeurs ? 

Un vieux prêtre expert et Sî^vant s'était 



î 



\ 



I20 LA CHANSON DU CARILLON 

chargé, à Tentremise de notre grand'tante, 
d'être auprès de I^uce 4 celui qui ouvre aux 
yeux fermés les portes de la lumière ». Il arri- 
vait chaque jour lui donner cet enseignement 
qui met au bout des do^s la visibilité tactile 
des objets et moule en relief l'idée. Rien ne 
peut dire la beauté frémissante dont se transfi- 
gura le visage de I^uce à mesure qu'elle re- 
trouvait, sous le frôlement de sa main, les signes 
en lesquels communient les esprits... Elle eut, 
sous ses hauts sourcils, le sourire d'une petite 
mystique devant qui, toutes larges, s'ouvrent 
les barrières du Paradis. Luce voyait, voyait, 
voyait I I^a seule musique de ce mot eut pour 
nous, quand elle le prononçait, la résonance des 
harpes célestes... 

Bientôt elle put lire couramment. I/>rsqu'une 
phrase lui résistait, elle Tépdait, recommençait 
jusqu'à ce qu'elle eût compris. Elle ressem- 
blait à une convalescente au sortir des maladies 
qui enlèvent la mémoire : elle en avait le charme 
attendrissant et inquiet. Nouche, à la voir tra- 
vailler de ses petites mains, avait de grosses 
larmes. Et voilà que sous ces mêmes petites 
mains, à présent, naissaient les images; les 




LA CHANSON DU CARILLON 121 

formes figuratives du monde s'imprimèrent aux 
papilles de ses doigts ; elle sentit vivre, palpiter, 
se différencier les choses. 

Luce eut dès lors sa petite bibliothèque ; quel- 
quefois elle me lisait des pages comme avec les 
mains on joue de la musique... I^a voix dont elle 
me Hsait était inexprimablement claire, lente, 
grave, heureuse, une voix un peu de cantique... 
C'était comme si, après l'autre qui l'avait ap- 
prochée du ciel, elle faisait maintenant sa com- 
munion avec le monde vivant... 




XIV 




N matin monta la senteur musquée 
des canaux. Tous les petits jardins 
sentaient le lilas et le buis : ce fut le 
printemps de Bruges... Je crus voir pour la pre- 
mière fois de la vraie lumière, de la lumière 
comme les anges doivent en bluter dans le ciel. 
Sur le pas des maisons, les enfants chantaient 
des cantiques à Marie ; des lys partout fleuris- 
saient la nappe blanche des autels ; le silence 
au fond des vieilles rues était si doux qu'il 
semblait prier. Bruges redevint la cité mys- 
tique de Memling... C'étaient là des sensations 
bien 4 âgées » pour nous. Mais avions-nous 
jamais été jeunes ? N'étions-nous pas plutôt 
d'anciennes petites bonnes femmes qui jouaient 
à l'enfant ? 

n nous était resté de notre catéchisme et de 
notre première communion un goût pour la 



124 ^^ CHANSON DU CARILLON 

sainteté. A l'heure de Torgue, nous entrions 
prier dans les églises. Presque toutes sont 
vastes, humides, douloureuses : une sou&ance 
secrète y gémit dans l'ombre des lourds piliers. A 
Saint-Sauveur, la mort, on peut dire, resue 
des dalles. Des cénotaphes se plissent de dra- 
peries de marbre noir : on marche sur des plaques 
tumulaires en tous sens... Mais surtout Notre- 
Dame nous émouvait : il y avait là, derrière 
une grille, le grand Charles le Téméraire avec 
cette jolie petite Marie de Bourgogne, sa fille, 
tous deux couchés, couronne en tête, sur un 
entablement feuillage de rinceaux de cuivre et 
fleuri d'écussons en émail. 

Ailleurs, à Jérusalem, dans une crypte, un 
Christ en bois peint, barbare et doux, dormait 
sous les dentelles, tout noirci par la fumée des 
cierges... A genoux, des femmes en grands 
manteaux noirs priaient, soupiraient, gémis- 
saient. Une, toujours, en sanglotant, se lamen- 
tait d'une voix grêle de petit enfant... I^e vent 
des haleines faisait vaciller les flammes. 

Elles ressemblaient vraiment aux saintes 
femmes qui avaient veillé la mort du Seigneur. 
Elles semblaient porter un peu de la mort de 



LA CHANSON DU CARILLON 125 

Bruges sous leurs grandes mantes à capuches, 
comme des pleureuses étemelles. Est-ce que 
toute la Flandre morte n'est pas en ce sym- 
bole des âmes gémissantes et des manteaux 
noirs ? Est-ce que cette mante surtout, déjà 
portée par leurs gueules, n'est pas, chez les 
femmes d'aujourd'hui, comme un peu de 
l'ombre du passé trsdnant derrière leurs pas ? 
L'ombre ici est restée partout, cette ombre 
peut-être de la grande main des rois d'Espagne 
qui faisait la nuit là où elle s'ouvrait... Après 
tant de temps, elle pèse encore sur la Flandre 
rose et blonde. 

Nous devînmes à notre tour de bonnes pe- 
tites saintes femmes en jupes courtes ; nous 
brûlions des cierges à la Vierge ; nous suivions 
les offices ; nous aurions voulu nous faire reli- 
gieuses... A la maison, nous chantions des can- 
tiques en nous mettant sur le front des ser- 
viettes pUées, comme des b^uins. Combien nous 
méprisions maintenant Perrault et tous ces 
faiseurs de contes de fées qui avaient été nos 
évai]^es 1 J'eus même la pensée d'en faire un 
autodafé en expiation de nos sottes crédulités 
qui auraient pu nous mener en enfer. Une pe- 



A 



ï 



126 LA CHANSON DU CARILLON 

tîte Espagnole du tempsderinquisition n'aurait 
pas parlé autrement. Sans Luce, qui ne voulait 
pas, c'eût été fait. Elle eut un mot de petite 
casuiste qui remit nos consciences en paix : 

— Ne les brûle pas, Sésé : c'est moi qui les 
garderai dans ma bibliothèque... Et le bon 
Dieu ne m'en voudra pas, puisque je suis une 
pauvre petite aveugle qui ne les a pas lus 1 

Il nous devait arriver souvent, par la suite, 
d'aller les tirer de leur cachette et d'en lire des 
pages, avec le petit battement au cœur de re- 
trouver là, en les feuilletant, notre vieil amour 
du temps où les bonnes fées étaient pour nous des 
personnes surnaturelles des confins du Paradis, 
et comme des saints anges gardiens subal* 
ternes... 

Mais voilà, j'avais touché au grand mystère 
de la mort. C'était bien autre chose que dans les 
contes de fées, où même la mort avait presque 
toujours l'air de n'être qu'un sommeil de cent 
ans. Or, une fois, me rappelant les femmes age^ 
nouillées dans la crypte, je me mis à en faire 
des 4 poupées » comme j'en avais fait d'autres, 
mais des poupées convulsées d'une telle dou-» 
leur qu'elles semblaient en proie à une danse 



LA CHANSON DU CARILLON 127 

de Saint-Guy, toutes en tas et les bras tordus. 
Avec des ctdSons, de Touate et du bougran 
j'étais parvenu à les faire tenir ensemble sur 
une planchette par du fil de laiton. 

Oh I c'était bien enfantin et cependant I^uce, 
quand elle les toucha avec les doigts, poussa un 
cri comme je ne lui en avais jamais entendu. Et 
à ses pauvres divins yeux d'aveugle, il venait 
une larme si claire que c'était là comme de la 
lumière sortie de ses prunelles et que, tout d'une 
fois, elle parut voir à travers. Je la pris dans mes 
bras, je lui disais : 

— Voyons, I^uce, ne pleure pas : j'ai un peu 
exagéré peut-être, tu sais... 

— Ce n'est pas seulement cela, Elsée... C'est 
de joie aussi pour les avoir senties vivre sous 
ma main... Quand je pense que c'est pour moi 
que tu as fait cela... Nouche, tu m'entends : pour 
moi, elle a fait cela pour moi 1 Mes mains voient 
à prisent I Mes mains vont voir de plus en plus 1 

Et puis cet émoi délicieux, comme un séra- 
phin qui craindrait de frôler de trop près, à la 
pointe de ses ailes blanches, les réalités ter- 
restres: 

— Oh 1 si j'allais trop voir maintenant I 



I 



128 LA CHANSON DU CARILLON 

ItVLce, après tout, avait raison : j'avais fait, 
avec mes pauvres doigts et mon pauvre sens de 
vie, le petit miracle de l'amour, si longtemps 
attendu selon mes moyens. J'étais allé jusqu'au 
bout de mes puissances : Dieu peut-être allait 
faire le reste pour moi. 




XV 




"'avais mis mon « groupe » en un coin de 
notre chambre, ni trop dans l'ombre ni trop 
dans la lumière ; quelquefois je regardais 
en clignant de Tœil, comme un peintre regarde 
son tableau. Je n'étais pas trop mécontente. 
^La nouvelle s'ébruita parmi nos rares rela- 
tions. On vint voir ce que cette petite Blsée 
Lombard avait bien pu faire avec ses chiffons. 
Maman haussait les épaules et finalement lais- 
sait monter. Généralement, c'était une petite 
stupeur : on trouvait ça indigne de mon âge. 
Même avec mes « pleureuses ^ j'avais Tair 
encore de jouer à la poupée. Notre grand'tante 
envoya soeur Anne de Jésus, qui regarda long- 
temps et n'osa pas se prononcer. Alors elle se 
décida à venir elle-même : ce fut un événement* 
Comme elle n'aurait pu monter jusqu'à notre 
chambre, je descendis le chef-d'œuvre, précédée 

9 




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ï 



130 LA CHANSON DU CARILLON 

de Nduche, qui s'arrêtait à chaque pas pour 
voir s'il ne lui arrivait pas malheur et suivie de 
hnce, qui me retenait par la robe. C'était une 
vraie cérémonie comme si le Saint-Sacrement 
sortait. 

Et voilà : mon groupe était là maintenant, 
sur la grande table du petit salon rouge, dans 
la lumière des stores mi-remontés. Une des 
bonnes femmes était tombée à la renverse, le 
fil de laiton qui la fixait à la planchette d'appui 
n'ayant pas tenu ; mais les cinq autres avaient 
résisté. Notre bonne parente, toute en noir, 
sa coifie noire par-dessus son fronteau blanc, 
semblait continuer le groupe, avec im petit air 
dé supériorité hiérarchique qui lui venait de sa 
vieille robe usée de drap fin et de sa qualité 
de Mère supérieure. Elle tira ses limettes de 
rétui, se mit à examiner les petites vieilles, dé- 
clara qu'elles ressemblaient dans leurs grands 
manteaux à des poules sur leurs œufs. Et elle 
riait doucement, sans bniit, en bonne femme 
amusée par cette idée. Mais tout à coup elle se 
rappela que ces femmes priaient au tombeau 
du Christ. Elle cessa de rire aussitôt, fit un 
signe de croix comme par contrition et se re- 



l 



LA CHANSON DU CARILLON 131 

tira sans m'avoir dit un mot. Nouche. dans la 
pièce voisine, avait mis sur la table le flacon 
de vin doux et l'assiette de gâteaux qui fêtaient 
chaque fois ses visites. Je ^compris que ma 
grand'tante avait trouvé le sujet irrévérencieux. 

Mi^vrysè^j x aUSSi. 

t^ Mes 4 bonnes femmes ^ se trouvèrent si bien 
au salon qu'elles ne le quittèrent plus. H venait 
des voisins qui timidement demandaient à voir. 
Nouche les faisait entrer, levait à demi les ri- 
deaux et, comme la vieille servante du cousin 
Oliva, parlait bas en expliquant. S'ils ne té- 
moignaient pas une admiration suflisante, elle 
refermait brusquement la porte sur leurs ta- 
lons, n y en eut un qui émit l'idée que peut-être, 
en les faisant tourner avec une manivelle, comme 
le coq, l'arbre et la paysanne des boîtes à jouets, 
c'eût été plus amusant... 

Moi, j'aurais pleuré à présent tant je trouvais 
cela ntiauvais. 

Mais, une après-midi, nous arriva, dans son 
claquement de soutane, l'aimable abbé Sondag, 
un petit homme brun, mal rasé, très vif, l'œil 
pétillant derrière son binocle d'or, et qui écri- 
vait des articles d'art dans un journal. Tout de 



à 



132 LA CHANSON DU CARILLON 

suite U s'emballa : c'était jeune, original, ex- 
pressif. Un art nouveau, un vrai art de femme I 
Il m'encouragea d'tm si bel enthousiasme que 
j'espérai pouvoir faire quelque chose un jour. 
Une semaine après, une note passait dans la 
feuille. 4 Une artiste nous est née, réaliste et 
mystique à la manière des vrais maîtres de 
Flandre... Ses Vieilles femmes au tombeau de 
Notre^eigneur font penser aux « Pleureurs » du 
merveilleuxmonumentdemessire Philippe Pot. » 
L'abbé était tme des figures de Bruges, actif, 
remuant, spirituel : le vent de sa robe battait 
partout où son zèle d'art avait l'occasion de 
s'exprimer. Bien vu des femmes du monde 
par là-dessus, ayant son mot à dire dans les 
commissions et les jurys et bafouant volontiers 
l'art académique... Quel orgueil pour moi si je 
n'avais été, au fond, tme petite simple et qui ne 
s'en croyait pas I Jamais je ne pus me résigner 
à montrer l'article à maman ; mais Nouche le 
lui montra pour moi ; et je crois bien qu'elle 
alla le lire ensuite dans tout le quartier. C'est 
I^uce, qui était heureuse I Moi, j'aurais bien 
voulu savoir qui était le messire Pot, dont les 
i Pleureurs ^ rappdaient mes Bonnes femmes. 



I 



XVI 



JE vis arriver avec joie la fin de ma dernière 
année de classe. Et ce fut encore une fois 
l'hiver, le vieux petit hiver mort de Bruges. 
Une douce fin du monde neigeait : tous les 
canaux étaient gelés ; le givre mettait aux vitres 
de fines dentelles, comme on en voit au Grut- 
huuse, près de Notre-Dame ; et au coin des 
rues les petites saintes Vierges grelottaient 
derrière leur petite lampe. 

Tout le monde allait en traîneau, les petits 
enfants qui partaient pour l'école et les vieilles 
dames qu'on menait aux offices, tenant sur 
leurs genoux la chaufferette d'où s'envolait au 
vent de la braise allumée. Après la classe, tou- 
jours Nouche était là, avec sa petite caisse 
verte à patins de bois : nous poussions lyuce à 
deux. ItSL nuit était tombée et, à la coupée des 
ponts, pointait l'enfilade des vieux pignons 




^ 



134 ^^ CHANSON DU CARILLON 

houppes de neige, comme des sapins de Noël. 
Alors nous redevenions toutes deux de vraies 
petites filles : les coutumes patriales chantaient 
dans nos coeurs frais et crédules. 

Saint Nicolas ouvrait la marche et puis 
venait Noël ; c'étaient les mois des boutiques 
éclairées, comme pour une messe à ténèbres. 
On croyait entendre tinter l'angélus matinal 
sur les grêles harmonicas ; tous les petits coqs 
à soufflets s'égosillaient. C'était fête dans les 
arches de Noé et jusqu'à la futilité des poupées 
et au rire ironique des pantins s'attendrissaient 
à la promesse d'un bonheur universel. 

Une nuit, I^uce fit un beau rêve. Elle était 
en Paradis et le bon saint Nicolas en personne 
lui remettait une grande boite. Il y avait de- 
dans de menus arbres en copeaux poudrés de 
givre. Un agneau mystique pâturait dans un 
pré de grains d'anis. Des plumes de cygne 
tombaient sur les vitraux d'arc-en-cid d'une 
chapelle. Il venait, à la porte d'une petite 
maison fourrée d'hermine, tme gentille petite 
f béguine qui, à petits pas, ensuite s'en allait 

sonner la cloche à la chapelle... Alors les bergers 
accoururent du fond des pays et une étoile 



LA CHANSON DU CARILLON 135 



en papier d'or les précédait, fixée au bout d'un 
bâton. Et l'aube de Noël se levait. 

C'était bon, une fois rentrées chez nous dans 
notre chambre, de tortiller nos chiffons au chaud 
du grand feu ; car la diplomatie de Nouche nous 
avait obtenu un poêle et une vraie chambre de 
travail, celle-là même des fenêtres de laquelle 
j'avais vu si souvent la vieille dame promener 
Edwige dans le grand jardin. Nouche s'y était 
si bien prise que maman nous avait même per- 
mis de prendre dans la maison des chaises, une 
table, un bahut et tout le petit matériel d'une 
véritable installation. Tandis que je travaillais, 
la douce bonne femme, un doigt sur les lettres, 
comme une enfant qui épèle, nous lisait de belles 
histoires. Et c'étaient M. le Vent et M™' la 
Pluie, Trésor des Fèves et Fleur des Pois, l'Histoire 
du véritable Gribouille, la Princesse sur un pois. 
Petit Claus et grand Claus, et le Jardin du 
Paradis, tant d'autres qui nous émerveillaient 
ou nous faisaient le cœur tout petit comme si 
nous avions mangé du citron. Nous pleurâmes 
de vraies larmes pour la Petite Sirène du bon 
monsieur Andersen. Une fois, au coup de vent 
d'une porte que Nouche ouvrait, un petit tas 



à 



>lg^ 



136 LA CHANSON DU CARILLON 

8'était éboulé dans un coin : c'était peut-être 
la petite femme-poisson que si longtemps on 
avait entendue rire et pleurer, les nuits de tem- 
pête, dans la vieille maison... 

Les verres encore une fois avaient changé 
dans notre lanterne. C'était bien la peine d'être 
montées dans le paradis du bon Dieu pour re- 
tomber de si haut dans nos pauvres paradis 
chimériques... Et dans l'hiver de Bruges filait 
notre canal, tout mort et gelé, entre les arbustes 
du bord, guipures par le givre. De l'autre côté, 
le petit parc, avec ses dix peupliers filigranes 
de grésil, au bout de son gazon pareil à une 
grosse pelote blanche à piquer les épingles, 
avait la tristesse des jardins où personne ne 
vient plus. Où était-elle allée, ma chère Edw^e ? 
Par quels chemins d'esdl était-elle repartie ? 
Un jour eUe nous avait fait un long s^ne 
d'adieu... L'homme aux yeux de mer non plus 
n'avait reparu... Et puis c'était, dans le petit 
jardin à côté, la boule de métal qui avait été 
capuchonnée d'une botte de paille, la boule 
où, l'été, un petit garçon se faisait des gri- 
maces. I^ vieil homme, la vieille femme et le 
chat roux avaient été remisés quelque part en 




LA CHANSON DU CARILLON 137 



attendant le printemps. Seuls les petits moi- 
neaux aux plumes gonflées comme des boules 
d'ouate faisaient, par jeu, voler la neige en s'ér 
brouant, frou I frou I 

Eh bien I non, tout ne dormait pas. H y avait 
des petits enfants qui, à coups de . patins, 
rayaient la glace du canal et d'autres qui, pa- 
tiemment, avec leurs sabots polissaient des 
glissoires et d'autres qui culbutaient, les jambes 
en l'air. Et il y en avait aussi qui, en boule, 
comme les petits moineaux, les mains sous l'ais- 
selle et des roupies au nez, très graves, sans 
rire, d'une tristesse comme de vieilles gens, re- 
gardaient gigoter ceux qui avaient culbuté. Et 
les flocons tombaient ; et de là-haut, de la vo- 
lière de la tour, toujours sur eux tombait l'éclat 
de rire des oiseaux du carillon. 

Et voilà qu'un jour, de tous ces gosses aux 
têtes gelées, je me mettais à composer un petit 
sujet « chimérisé ». Comme dans le rêve de 
Ivuce, des bergers, des petits bergers de la cam- 
ps^e, par la nuit glacée de Noël, avec des pa- 
niers de fruits et des lanternes en papier, arri- 
vaient, à coups de patins sur la glace des 
canaux, adorer le petit Jésus à l'église de la 



M 



138 LA CHANSON DU CARILLON 

paroisse. C'était comique comme, avec des fils 
de fer et cousu à petites et grandes enfilées, 
bourres de soie noire, ou rouge ou jaune pour 
les cheveux, perles ou soies de couleur pour les 
yeux, peau de gant pour le visage et les mains, 
ça avait son petit air de vie I Mais l'article de 
Tabbé ne m'avait pas grisée; je me semblais de 
ne faire encore et toujours que des poupées. 
Seulement, ces poupées-là, ma chère I^uce, 
rien qu'à promener dessus ses petites mains 
si sensibles, les faisait s'animer d'une illusion 
d'humanité véritable 1 Oh 1 elle n'était plus 
aveugle, alors 1 Elle voyait avec les « mille petits 
yeux de ses doigts », ainsi qu'elle appelait ses 
papilles. Et comme elle riait alors ! Comme elle 
disait : 

— Oh 1 celui-là, je le reconnais : c'est le 
petit de la boutique à caramels et à macarons 
prés du pont. Et cet autre avec sa figure ronde, 
c'est ime grosse pomme... C'est qu'il glisse, 
glisse I Et Jean- Jean que voilà étendu de son long I 

— Oui, I/Uçon. Mais Jean-Jean le premier 
a vu rétoile et entendu les cloches, il a tiré la 
chevillette, il s'est mis à courir à travers champs^ 
et c'est lui le premier qui arrivera à l'église... 



LA CHANSON DU CARILLON 139 

Seulement sa pauvre grand'mère sera obligée 
de passer deux jours à lui rassarsir, de ses 
pauvres vieilles mains, le pantalon qui vient 
de lui crever aux genoux 1 

Comme toujours, c'étaient des histoires I 

Et lALce s'écriait : 

— Est-ce vraiment vrai ? Et c'est toi qui as 
fait cela, Sésé ? Oh 1 que c'est beau I 

— Non, ma lAicette, ce n'est pas si beau que 
tu le crois, parce que, vois-tu, il n'y a ici ni les 
maisons, ni les arbres, ni le vieux pont qui est 
là à notre droite, par-dessus le canal. I^ jour 
où je saurai faire tenir tout cela à la fois, tu 
pourras dire que c'est beau. 

H nous était revenu une vraie âme de Bruges, 
une âme corume en ont les petits garçons des 
ruelles qui s'en vont chanter des complaintes à 
la porte des maisons, le soir des Rois. Justement 
l'Epiphanie était là : Nouche m'aida à nous 
tailler des tuniques dans de la serge verte. Ainsi 
afihiblées, nous descendîmes à la rue, et devant 
la porte de la maison; cottant nos bouches au 
trou de la serrure, nous chantions cette com- 
plainte comme il y en a au bas des vieilles 
im^es : 



140 LA CHANSON DU CARILLON 






Au bout d'un fil d'or, sur Termonde en Flandre, 
Une étoile sonne la messe. 
Madame Thôtesse, c'est nous les Trois Rois. 
Donnez-nous à manger du beau pain blanc, 
Comme les anges avec la neige en font en paradis 
Oui, en paradis. 

Il y a râne et les six béguines, 
n y a la vache et la petite souris 
Qui ont mangé le pain et le riz. 
Dans l'armoire il y a des macarons. 
Faites un signe de croix et dansez en rond. 
Oui, en rond. 

Maman ne reconnut pas nos voix et nous fit 
porter par Nouche, de moitié dans cette folie, 
des pommes et des noix. C'était Luce qui, en 
vraie enfant, avait eu l'idée... Nous nous 
sommes bien amusées, ce soir-là 1 

Puis le moulin encore une fois tourna ; et nous 
nous trouvâmes un soir, toujours à deux, mysti- 
quement fiancées... à saint Georges. Ohl 
c'est une histoire 1 Dans la nuit tombante, 
comme au soir nous quittions l'école, j'avais 
vu, au feu vacillant de la petite lampe du 
choeur, s'animer d'une vie surnaturelle la 
haute verrière d'une église... Un sang pourpre 
jaillissait de la croupe du dr^on terrassé; 
tandis que, dressé de toute sa taille, un 



LÀ CHANSON DU CARILLON 141 

pied sur le monstre et divinement beau sous 
son armure vermeille, le glorieux soldat tenait 
l'épée levée... L'auréole nimbait son front aux 
cheveux d'or annelé. 

Riez si vous voulez ; mais j'étais certaine que 
saint Georges nous avait r^ardées. 

— ItUce ! m'écriai-je, faisons un signe de 
croix... Je t'assure, c'est im miracle. 

n fallut que le lendemain et les jours suivants 
Nouche nous menât voir s'illuminer d'un feu 
d'héroïsme et de sainteté, comme im grand 
cœur vivant, le miraculeux vitrail. Mais le pro- 
dige ne se produisit plus... Sans quoi eût-ce 
été un prodige ? 

Le grand saint Georges succéda ainsi à tous 
les princes Charmant que nous avions aimés 
et qui n'étaient pas venus... Luce timidement 
disait: 

— Comment veux-tu qu'il vienne, celui-là ? 
Il ne peut pourtant pas descendre de son vi- 
trail ? 

— Voyons, tu n'y entends rien... On peut 
être très bien des fiancées mystiques jusqu'au 
moment où il vient quelqu'un qui a la ressem-* 
blance... 




f 



XVII 



UNE après-midi, c'est encore M. Sondag 
qui nous arrive ; sa soutane lui claque 
aux talons ; sa grande bouche rit ; il a 
pne voix comme part un bouchon de cham- 
p£^ne. Mais il n'est pas seul. Un homme jeune, 
presque un jeune homme encore, l'accomps^ne, 
des yeux d'un bleu de pierre fine, des cheveux 
d'or pâle qui font une auréole à un haut front 
admirable. Je me sens toute petite quand 
l'abbé me le présente ainsi : 

— Mon ami I le poète Jean Emmanuel. 

Jean Emmanuel, l'âme des Flandres, le poète 
des béguinages, des cloches dans le soir de 
Bruges, des petites vieilles dans les jardins des 
Godshu3rs, des bonnes Vierges aux coins des 
rues et des petits sentiers qui vont vers la mer I 
Jean Emmanuel était devant moi et me souriait, 
si grand près de moi, toute petite, que son sou- 



i 



■— fc 



144 LA CHANSON DU CARILLON 

rire m'arrivait du liaut du ciel. J'ai été bien 
étonnée plus tard quand je me suis aperçue 
qu'il n'avait qu'une tête de plus que moi ; 
seulement, dans cette tête, tenait la Flandre 
entière 1 

— J'ai voulu voir aussi, me dit-il douce- 
ment. 

Sa voix avait le tintement léger des petites 
notes du carillon cognant aux vitres de notre 
chambre. Je croyais que tous les carillons des 
petites villes de Flandre me disaient à l'oreille t 
« Oui, c'est comme ça : il est venu pour voir 
aussi K Moi, une si humble petite faiseuse de 
poupées I Et j'avais baissé les yeux, je n'aurais 
osé les lever tout de suite jusqu'aux siens. 

Ensuite, je les précède, je marche à petits 
pas devant eux, comme si j'allais à confesse; 
j'ouvre une porte, Nouche repousse les volets, 
et maintenant ils sont là qui r^ardent mes 
Bonnes femmes au tombeau de N.-S. et mes 
Bnfants patinant. Vabbé, comme toujours, 
s'exalte ; mais lui ne parle pas tout d'abord. 
Même il n'a pas l'air de prendre attention à tout 
ce que dit M. Sondag ; il demeure comme perdu 
dans ses idées. Et je voudrais être loin... J'en* 



LA CHANSON DU CARILLON 145 

tends dans la pièce à côté la petite toux de 
I^uce qu'elle étouffe, par politesse, dans sa 
main. 

Je comprends qu'elle est tout près de la porte, 
si près que le bois de la porte cède un peu. 
Elle aussi sait maintenant que c'est le poète 
Jean Emmanuel qui est là et qui est venu voir. 
Tout le monde vient voir ; elle seule ne voit 
pas. 

Et un peu de temps se passe. J'ai coulé les 
yeux de côté ; je sais qu'il a le regard bleu, 
limpide, frais comme un orient de vitrail. H me 
regarde et mes yeux sautent comme une mouche 
dans la toile d'arasée. U dit étrangement : 

— Leurs manteaux sont comme des bras en 
croix en attendant qu'ils s'ouvrent comme des 
ailes... Un feu d'amour brûle dans les cœurs 
comme la petite lampe étemelle aux taber- 
nacles. 

Je ne comprends pas d'abord ; il semble 

parler pour lui seul. Dans la pénombre grise je 

vois une petite veine battre à son front comme 

une lumière bleue. 

. Tout à coup, du haut du beffroi s'essore la 

volée mélo<}ieuse des oiseaux du carillon. Et 

10 



i 



^ 



146 LA CHANSON DU CARILLON 

son visage s'illumine ; il lève la main et sa voix 
se hausse aussi : 

— Écoutez l Écoutez l C'est la chanson de 
Brages. Tant qu'elle volera par les airs, sur 
l'aile des oiseaux de la tour, l'âme de Bruges 
toujours plus haut planera dans la lumière. 

Il se remet à me sourire et termine ainsi : 

— La Flandre ne meurt pas... La Flandre se 
réveille chaque matin au jardin fleuri des belles 
filles de son peintre Memling. 

I/'abbé fait de la tête un signe d'assenti- 
ment ; mais moi, je n'ai rien compris cette fois 
encore. Qu'est-ce qu'il a. voulu dire en son lan- 
g2^e de poète ? Que m'importe, au surplus 1 
La musique de sa voix douce, traînante un peu, 
m'a suffi. J'ai cru entendre chanter l'âme de 
Bruges. 

Et puis ils sont partis. Il m'a tendu la main : 
j'y ai laissé glisser la mienne ; mon cœur était 
un peu mort. Je ne sais pourquoi je n'aimais 
plus mes petites machines, si tristes, si tristes... 
Peut-être, je n'avais pas compris le sens de 
la chanson du carillon, de la bonne chanson 
qui parle des choses qui ne meurent pas... 
Peut-être je comprendrais un jour^ 



LA CHANSON DU CARILLON 147 

I<uce alors, ses petites mains tâtonnant de- 
vant elle, arrivait, les narines frémissantes; 
elle avait le souffle court comme si elle avait 
couru et venait de loin. Et de sa bouche les 
mots tombaient très vite. 

— O Elsée ! quel bonheur pour toi, dis I 
Jean Emmanuel 1 Est-ce possible ? Et dis, il 
se tenait là devant toi comme les autres hommes ? 
Comme un simple mortel ? J'étais derrière la 
porte ; il te parlait. Comme sa voix est vivante 1 
Pense un peu à cela, Elsée ; il était là, séparé 
de moi par une porte, et j'ai vt* sa voix comme 
si je le voyais, lui. Sa voix m'a caressé le cœur 
comme avec des mains de lumière. Ne ris pas : 
moi seule je comprends ce que je veux dire. 
Et il était si beau, Sésé ! Est-ce qu'il ne res- 
semble pas au chevalier saint Georges ? 

— Mais ce n'est pas un héros I Jean Emma- 
nuel est un poète. 

— Un poète est un héros aussi 1 fit-elle 
gravement en levant la tête vers le ciel. > 

Puis, au bout d'un instant : 

— Vois-tu, il a raison, il doit avoir raison : 
tu vois trop les. choses en noir, en triste. 

Après tout c'était peut-être cela qu'il avait 



à 



■»*>Ji^ 



148 LA CHANSON DU CARILLON 

voulu dire; mais elle seule alors, encore une 
fois, avec ses yeux d'aveugle, avait vu clair là 
où mes yeux à moi, mes yeux qui voient, 
n'avaient rien vu. 

Trop en noir, en triste, ma chère Luce ? Est- 
ce que le Christ pourtant n'a pas été mis au 
suaire ? Est-ce que les bonnes femmes de 
Bruges ne veillent pas toujours en priant au 
Saint-Sépulcre ? Est-ce qu'il n'y a pas les 
4 Pleureurs » du tombeau de Philippe Pot ? 



xvin 




N matin. J'ai dix-huit ans; je suis 
une jeune fille ; I<uce et Nouche 
m'ont fleurie. Ma chambre est comme 
un reposoir de procession. 

Est-ce une illusion ? 

Il me semble que depuis un peu de temps 
j'ai une autre âme. J'ai lu, je ne cesse de relire 
les vers de Jean Emmanuel ; ils sont en moi 
comme un miroir où je vois autrement les 
choses. Qu'est-ce que je sais de moi pourtant ? 
Je ne suis qu'une petite ombre pour moi-même» 
mais une ombre tournée du côté du jour et qui 
peut-être va s'éclairer. Je vis dans un songe : 
je porte en moi quelque chose de doucement 
frémissant et qui voudrait s'exprimer. 

Ce matin-là, je m'habille avant qu'il soit dix 
heures. Je passe une épingle dans mon cha- 
peau. Maman» par vieux rigorisme bourgeois 






150 LA CHANSON DU CARILLON 

jamais n'a voulu que nous sortions sans être 
accompagnées. J'ai décidé cependant que je 
sortirais seule, et je sors. I^uce et Nouche ne 
s'étonnent pas, bien que ce soit la première 
fois. J'ai dit simplement : « — Je vais voir 
Memling. i> Je n'ai demandé la permission à 
personne. 

Memling 1 Je connais la légende : le peintre 
des saintetés arrive à Bruges, soldat blessé, 
après Nancy. I^es religieux de Saint-Jean le 
recueillent ; à l'ombre douce de la chapelle 
s'élèvent leurs oraisons pour qu'il guérisse. Et 
Dieu les écoute; il revient à la vie et, par gra- 
titude pour leurs soins secourables, il peint la 
châsse de sainte Ursule... 

Je traverse une cour : ce sont toujours des 
malades qu'on hospitalise là ; mais des infir- 
mières, des sœurs de Miséricorde ont pris à leur 
chevet la place des moines du temps de Mem- 
ling. Elles passent avec un bruit de chapelets 
et de clefs ; les mains dans leurs grandes 
manches blanches, elles me font un lent salut 
de la tête. Elle semblent me dire : 

— Entrez. Il est là qui vous attend. 

Et je pousse une porte, j'entre ; j'ai devant 



LA CHANSON DU CARILLON 151 



les yeux le petit édicule gothique avec sa crête 
finement maillée, ses pinacles à crochets et ses 
dais guillochés. C'est un saisissement qui me 
fait toute pâle, le cœur arrêté comme pour un 
miracle. Paradis de couleurs êmaillées et 
tendres 1 Vision d'une contrée qui ne serait 
plus la terre, si on n'y tuait et où, par avance, 
les figures ont la grâce ailée des êtres surna- 
turels 1 Même il semble que le massacre des 
onze mille vierges, cette boucherie de chairs 
roses et neigeuses, soit ici comme une apothéose 
de fleurs. lyC sang qui, à longs jets, ruisselle 
sur les pâleurs d'agonie, suggère des pétales 
doucement pourprés, échappés aux palmes que 
les anges agitent par-dessus les martyres. 

I<e vieux peintre aux argents fluides et aux 
vermillons éteints a peint, plutôt que la brutale 
mort, la cessation de la vie sous l'image d'un 
soi^e simplement interrompu. Une inexpri* 
mable candeur préside à l'hécatombe, atté- 
nuant la barbarie des épisodes comme si, dans 
l'ardeur de la foi qui, mourantes, les porte au 
ciel, les vierges avaient cessé de ressentir la 
douleur et ne goûtaient plus que les étemelles 
délices de la présence de Dieu. C'est à peine 



i 



152 LA CHANSON DU CARILLON 

si les plis des tuniques sont dérangés et la 
blessure qui perce leur flanc s'égoutte comme 
le sang d'une rose mystique... 

Ainsi, de panneau en panneau, le drame se 
déroule presque comme une idylle, et la dou- 
ceur souriante des visages, l'éclat chamarré 
des robes, l'air fluide sont au meurtre fleuri un 
accompagnement très doux. Aucune miniature 
d'évangéliaire n'eut à ce degré la fleur de grâce 
et de vie... On ne songe qu'à dire : « C'est 
divin 1 P Moi, je me sentais toute pâle, la bouche 
serrée ; je croyais mourir moi-même un peu, 
comme sainte Ursule et ses vierges, d'une mort 
sans violence de grande fleur fauchée au jar- 
din des palmes célestes. 

J'oubliai les heures; quand je pensai à 
partir, l'après-midi déjà s'avançait. Je m'en 
allai, l'âme doucement malade et émerveillée. 
Maman ne me dit rien ; elle parut accepter ce 
signe de mon émancipation avec sa résignation 
habituelle. Pour moi, je rentrais comme sanc- 
tifiée par mon initiation à cet art de grâce, de 
sentiment et de déUcatesse. Comme je com- 
prenais à travers la limpide, fraîche et sensible 
âme de Bruges et cette âme charmante de Jean 




LA CHANSON DU CARILLON 153 

Emmanuel aussi I Eussé-je, sans lui, si bien 
compris Memling ? « L'art, la poésie, c'est 
peut-être cela, me disais- je, un miracle de 
l'illusion par-dessus les laideurs de la vie... 
Comme Dieu a mis les fleurs au bord des fosses 
de la route, l'art est une fleur des âmes qui 
illumine pour nous jusqu'à la pente des abîmes. 
La laideur, le mal, les détresses humaines se 
transfigurent à travers son charme d'idéal. » 
L'art ainsi demeurerait en correspondance avec 
des forces secrètes de beauté en nous. 

Oui, c'était bien moi qui pensais cela, moi qui 
n'avais fait encore que dés poupées et qui 
avais vécu au royaume des contes de fées 1 
Mais, après tout, est-ce que cela, déjà, n'était 
pas un symbole de beauté et de grâce ? Est-ce 
que les bonnes fées ne sont pas les déléguées 
de la Vierge auprès de la Sainte Enfance ? Et 
qui peut dire qu'après leur mort, les beaux 
chevaliers en or de la légende, les Amadis et 
les Galaor, ne sont pas allés relever en paradis 
la garde du grand saint Georges ? 

Une nuit, je suis éveillée par une étrange 
musique comme en soi^e, je ne sais quoi 
qui a l'air de gratter quelque chose avec des 



à 



154 LA CHANSON DU CARILLON 

pincements saccadés... Et je me mets droite 
dans mon lit, j'écoute... Luce, aussi, dans le 
lit voisin s'est éveillée et nous écoutons en- 
semble... C'est très doux, ce grignotis de mu- 
sique, comme si une petite souris se promenait 
dans un violon... Peut-être il y a un ange der- 
rière la porte, un ange qui s'est un peu attardé 
avant de remonter au paradis et qui joue du 
rebec... Et cela s'éteint, cela recommence : on 
ne sait si cela pleure ou si cela rit. Peut-être 
nous sommes seules à entendre cette musique : 
peut-être est-ce pour nous seules que joue le 
mystérieuxmusicien... Peut-être nous ne sommes 
pas éveillées... I^uce m'appelle, frappe trois fois 
sur le bois de son lit et je réponds : ^ C'est moi 
le petit homme gris... » comme dans la chan- 
son. Pour être plus sûre encore que je ne dorspas, 
je me pince et me fais mal... Pas de doute: 
toute la maison dort et la rue et tout le quar- 
tier, mais ce n'est pas un rêve, puisque nous ne 
dormons plus, nous. 

Alors, je me lève : bien entendu, je prends 
soin de ne pas allumer, et, dans la nuit noire de 
la chambre, je vais vers la fenêtre. Je soulève 
le store, j'écarte le rideau. Et c'est bien vrai: 




LA CHANSON DU CARILLON 155 

il y a là — petite ombre yague dans Tombre 
nocturne — quelqu'un qui joue devant la 
maison. Mais je distingue à peine, j'entends 
seulement qu'on tousse et que la petite souris 
grignote toujours. 

Oh l lyuce, que c'était singulier et char- 
ment, entendre ces petits sanglots mélodieux 
dans la nuit de Bruges I... La gargouille de la 
vieille maison pleure ainsi par-dessus le puits : 
si souvent aussi nous sommes restées à entendre 
pleurer la pluie dans l'eau du canal... 

— Oh I dit tout à coup I^uce, si c'était enfin 
celui que nous attendons... Ouvre la fenêtre et 
fais-lui signe. 

I/Uce, du fond de son grand rêve intérieur, 
jamais ne doute de rien. Mais trop tard I Quel- 
que chose a l'air de se casser : la musique, 
comme après un petit hoquet sec, s'est tue. Et 
il y a là maintenant quelqu'un qui passe sous 
le réverbère et qui décroît au tournant de la 
rue. Un coq chantait dans un jardin. 

Non, mais quelle aventure 1 Nouche est 
d'avis que c'est quelque mauvais sujet qu'il 
eût fallu arrêter pour tapc^e nocturne. 

Nous aurions préféré autre chose. 



XIX 




N eut besoin d'un peintre au Béguinage, 
pour remettre en couleur deux des 
figures du retable en bois qui décorait 
le msutre-autel de la chapelle, et on s'adressa 
à moi. La communauté tenait à ma disposition 
rhuile et les couleurs : la peinture serait mon 
denier à Dieu. Je me sentis très fière d'avoir 
été choisie. 

Sœur Marie de la Croix, qui était sacristine, 
après une génuflexion à l'entrée, me mena vers 
l'autd. En montant sur une chaise, je pus 
atteindre aux deux figures : Tune était la Vierge 
en grand manteau et l'autre saint Jean, égale- 
ment en manteau. Elles étaient naïves et belles ; 
le gothique imagier leur avait donné la grave 
et rigide expression de visage où se marquait 
l'humanité religieuse du temps. L'humidité, 
en rongeant le bois, ayant aussi mangé la pein- 



l 



158 LA CHANSON DU CARILLON 

ture, l'affaire fut pour moi de raccorder, avec 
ce qui restait du ton primitif, le bas des man- 
teaux, bleu pour la Vierge et gris ardoisé pour 
saint Jean. Rien qu'à faire le manteau de la 
Vierge, je mis toute une journée. Mais c'était 
si bon regarder de près le détail naïf et précis 
de la sculpture que j'y aurais mis volontiers 
deux fois plus de temps... Je trouvais surtout 
curieux l'homme qui, monté sur une échelle, 
regardait, à travers ses besicles, les clous qu'il 
enfonçait dans la croix. 

A chacune des divisions de la journée chré- 
tienne, les béguines entraient, avec le gros bruit 
du drap de leurs jupes refoulé par la marche 
et le cliquetis des médailles et des grains du 
chapelet contre leurs genoux. Chacune avait 
son prie-Dieu : sous l'accoudoir, une petite 
armoire fermait à clef. Elles en retiraient le 
long voile blanc dont elles se recouvrent la tête 
et les épaules, pour paraître toutes blanches 
devant le Seigneur. Elles demeuraient là- 
dessous immobiles et voilées, comme des objets 
de sainteté, disant toutes ensemble, avec des 
dissonances de voix aigrelettes et nasillardes, 
le rosaire... Parfois la grande Dame, assise à 



ir 



LA CHANSON DU CARILLON 159 



son prie-Dieu dans le chœur, un gros livre 
d'heures dans les doigts, récitait seule les li- 
tanies que les autres accomps^aient d'un 
simple mtumure labial en laissant tomber à 
la fin des versets Tamen, comme une pelletée 
de terre. 

Cet incessant bourdonnement, monotone à 
la longue, manquait m'endormir, tandis que, 
grimpée sur ma chaise, je donnais mes petites 
touches de bleu sur le bois. I/CS prières ter- 
minées, dles arrivaient vers moi et leurs petites 
exclamations émerveillées me signifiaient que 
mon bleu avait trouvé le chemin de leurs douces 
âmes puériles, en rappel du bleu du culte à la 
Vierge et du bleu de la lumière du paradis. Le 
soir tomba sur le dernier coup de pinceau dont 
j'azurais le manteau céleste, au moment où 
sotmait l'angélus. Je me serais, en ce moment- 
là, faîte volontiers béguine pour me réveiller 
dans tme de leurs jolies petites maisons orfé- 
vrées comme des châsses et où elles ont l'air 
de jouer à la religieuse... Peut-être, qui sait ? 
j'avais manqué ma vocation... 

Je mis deux jours à terminer le manteau 
de saint Jean, plus détérioré que celui de la 




i6o LA CHANSON DU CARILLON 

Vierge. A midi, un glissement de semelles 
s'usait sur les dalles et sœur Marie de la Croix, 
en se courbant jusqu'à terre et puis s'enlevant 
par l'air comme un gros volant, se mettait à 
tirer sur la corde pour faire tinter la cloche. 
Je descendais alors de ma chaise et j'allais 
prendre ma part du repas de mère Apostoline. 
Elle était servie selon l'usage par deux ser- 
vantes, toutes deux vieilles et un peu rêches. 
Un poisson ou une omelette, quatre pommes 
de terre bouillies, deux biscottes et une poire, 
c'était le dîner. 

On ajouta une pomme de terre, xme biscotte 
et une poire le jour où Jean Emmanuel, s'in- 
vitant lui-même, vint s'asseoir à la table. Il 
était l'ami des béguines auxquelles il apportait 
du chocolat, des gimblettes, des oranges, des 
images, et notre grand'tante, qui avait connu 
sa grand'mère, le tenait en estime. I^ui, gardait 
avec elles toutes tme nuance de familiarité 
respectueuse comme envers des saintes per- 
sonnes entre le siècle et I^Il. religion. On sait^ 
en effet, que ce sont là des religieuses laïques, 
d'une sorte de sainteté mineure, vivant dans 
leurs petits couvents en marge de la société. 



LA CHANSON DU CARILLON i6i 

avec un glissement au péché de gourmandise, 
de médisance et d'oisiveté. 

Je remarquai qu'il les traitait un peu en 
enfants. Il ne leur parla ni de ses livres, ni des 
autres poètes et doucement les plaisantait sur 
leurs distractions vénielles. Au contraire, quand 
il s'adressait à moi, il reprenait sa gravité sou- 
riante : il me parlait avec d'autres mots, 
comme à une égale ; il s'informait de mon 
travail. La douceur de ses yeux s'animait 
comme du feu des lampes spirituelles, tandis 
qu'il évoquait la mère Flandre... Et c'était si 
tendre, si vraiment filial, la voix dont il disait 
cela I On sentait bien qu'il la portait vivante 
dans son cœur, avec tout ce qui fait d'elle im 
petit morceau d'humanité à part, si intime, 
si simple, si profonde, en dehors de la vie ex- 
térieure et bruyante du reste du monde I 
Quand il disait sa petite enfance au village, 
dans le clos paternel où paissait tme vache, 
un peu d'eau lui perlait aux cils, et, soi-même, 
on avait le coeur gonflé. 



II 



t 



i6o LA CHANSON DU CARILLON 

Vierge. A midi, un glissement de semelles 
s'usait sur les dalles et sœur Marie de la Croix, 
en se courbant jusqu'à terre et puis s'enlevant 
par Tair comme un gros volant, se mettait à 
tirer sur la corde pour faire tinter la cloche. 
Je descendais alors de ma chaise et j'allais 
prendre ma part du repas de mère Apostoline. 
Elle était servie selon l'uss^e par deux ser- 
vantes, toutes deux vieilles et un peu rêches. 
Un poisson ou une omelette, quatre pommes 
de terre bouillies, deux biscottes et une poire, 
c'était le dîner. 

On ajouta une pomme de terre, une biscotte 
et une poire le jour où Jean Emmanuel, s'in- 
vitant lui-même, vint s'asseoir à la table. Il 
était l'ami des béguines auxquelles il apportait 
du chocolat, des gimblettes, des oranges, des 
images, et notre grand'tante, qui avait connu 
sa grand'mère, le tenait en estime. I^ui, gardait 
avec elles toutes ime nuance de familiarité 
respectueuse comme envers des saintes per- 
sonnes entre le siècle et Ig^. religion. On sait^ 
en effet, que ce sont là des religieuses laïques, 
d'une sorte de sainteté mineure, vivant dans 
leurs petits couvents en marge de la société. 




LA CHANSON DU CARILLON i6i 

avec un glissement au péché de gourmandise, 
de médisance et d'oisiveté. 

Je remarquai qu'il les traitait un peu en 
enfants. Il ne leur parla ni de ses livres, ni des 
autres poètes et doucement les plaisantait sur 
leurs distractions vénielles. Au contraire, quand 
il s'adressait à moi, il reprenait sa gravité sou- 
riante : il me parlait avec d'autres mots, 
comme à une égale ; il s'informait de mon 
travail. La douceur de ses yeux s'animait 
comme du feu des lampes spirituelles, tandis 
qu'il évoquait la mère Flandre... Et c'était si 
tendre, si vraiment filial, la voix dont il disait 
cela I On sentait bien qu'il la portait vivante 
dans son cœur, avec tout ce qui fait d'elle im 
petit morceau d'humanité à part, si intime, 
si simple, si profonde, en dehors de la vie ex- 
térieure et bruyante du reste du monde 1 
Quand il disait sa petite enfance au village, 
dans le clos paternel où paissait tme vache, 
un peu d'eau lui perlait aux cils, et, soi-même, 
on avait le coeur gonflé. 



II 



\ 






XX 




USTBMENT, ce jour-là, une des béguines quit- 
tait la petite maison bénite où elle avait 
passé près de six ans de sa vie pour 
aller vivre en ménage avec son futur mari, 
un assez vieil homme déjà et qui arrivait 
chaque jour passer ime heure auprès d'elle, 
dans le silence blanc de la petite chambre 
fleurie comme un reposoir de procession. I^es 
béguines ne prononçant pas de vœux, c'était 
une diose tolérée et qui se présentait quel- 
quefois. D'honnêtes et paisibles amours ainsi 
se nouaient sous l'œil bienveillant de la grande 
Dame. 

Jean Emmanuel accepta d'aller prendre le 
café chez cette sœur Qarisse qui consentait 
à échanger son nom sanctifié contre celui de^ 
l'époux qui, à la place du salut étemel, lui 
promettait le bonheur terrestre. I^e matin, à 



i64 LA CHANSON DU CARILLON 

l'église, les autres sœurs avaient longuement 
prié pour elle : c'était la dernière fois qu'elle- 
même portait la coiffe et le bandeau. Elle occu- 
pait à frais communs, avec sœur Marie de la 
Croix, un humble et propret logis à petites fe- 
nêtres basses, donnant comme les autres sur 
le pré planté d'ormes où herbent les Unges, où 
un mouton, en bêlant, tourne autour de son 
piquet. Ah 1 comme je l'aimais, ce pauvre coin 
de vie d'ime ancienne humanité, avec sa mé- 
lancolie de délabrement et de silence où, pa- 
reillement au reste d'tm sang tari, s'égouttent 
les heures, où vient mourir le mélodieux san- 
glot du carillon lointain... Et comme, toute 
jeune que j'étais, je comprenais qu'on pût vivre 
là, doucement, entre Dieu et son art ! 

Sœur Clarisse, une grosse petite femme sans 
beauté, mais claire et quiète de visage, était 
redevenue presque femme déjà dans le pli du 
sourire avec lequel, au seuil du petit couvent, 
sous le dais à pinacle d'une statuette de la 
Vierge, elle nous accueillit. Derrière nous, une 
à une, dans leurs jupes de drap épais, arrivaient 
les bonnes âmes du petit troupeau. Garisse, 
sous la jaquette en coton qu'elle s'était passée^ 



I 



LA CHANSON DU CARILLON 165 

avait gardé sa robe de béguine, toute ronde 
comme une cloche. Mais déjà le fronteau était 
tombé ; elle l'avait remplacé par un bonnet plat 
qui bordait l'ourlet frisé de ses cheveux coupés 
court, couleur de beurre. 

On fut tme dizaine autour de la table recou- 
verte de sa toile cirée sur laquelle fumait le 
pot de café et se trouvaient disposées des 
assiettes de macarons, de biscottes, de pains 
d'amande et de grosses tartines beurrées. 
Toute la cafetière y passa : il fallut moudre du 
café pour un second pot. La sainteté flamande 
s'accommode de ces petites gourmandises qui 
sont, pour les âmes, comme un avant-goût des 
délices sacrées. Â part deux anciennes demoi- 
selles de campagne, d'humeur assez déliée, 
j'observai, toutefois, que la plupart des béguines 
étaient plutôt un peu pincées ; notre grand'tante, 
invitée, n'avait pas cru devoir venir. Jean 
Emmanuel, lui, d'une âme restée elle-même 
simple et enfant^ paraissait vraiment s'amuser 
près de ces simples esprits... Et puis soudain un 
silence passait sur son visage : ses yeux sem- 
blaient rêver très loin, et il ne riait plus. 

H fallut, après le café, accepter de faire le 




I66 LA CHANSON DU CARILLON 



tour des autres petites maisons ; toutes les 
guines voulaient nous faire les honneurs de leur 
chez-élle. Les chambres, toutes blanches, res- 
semblaient à des chambres de pensionnaires, 
avec des petits Jésus en cire ou en plâtre sur la 
cheminée, des bénitiers de porcelaine au mur, 
des christs en buis sur des croix et le portrait 
du Pape. Chacune aussi possédait, en photos 
de kermesse, une légion de petits encadrements 
où figuraient en habits luisants de dimanche, 
en uniformes militaires, en vêtements de mariés, 
les portraits de tous les cousins et arrière- 
cousins de la famille... De petits jardins plantés 
de buis, en forme de croix et d'astrolabes, avec 
des parcs de résédas et de pensées échancrés 
en cœur, avaient un air naïf et théologal. Un 
peu d'ombre, les jours de soleil, descendait des 
murs et abritait les chaises basses sur lesquelles 
les bonnes sœurs venaient s'asseoir après leurs 
exercices spirituels et faisaient de la dentelle. 
Nouche arriva me reprendre dans l'après-midi 
avec Luce. Comme Jean Emmanuel suivait à 
peu près le même chemin que nous, il s'offrit 
à nous accompagner par les petites rues de 
peuple qui mènent au cœur de la ville. Une 



LA CHANSON DU CARILLON 167 

pointe avancée de banlieue, un coin de cam- 
ps^e spirituelle d'abord s'ouvrit devant nous : 
c'était, après les petites maisons blanches du 
Béguinage, le I^ac d'amour dont le nom seul, 
comme tme musique, un soupir d'oraison, un 
vieil air de cantique, évoque un émoi tendre et 
langoureux des âmes. L'endroit est solitaire, 
perdu sous l'ombre des grands ormes, avec une 
nappe d'eau fleurie de nénuphars et qui fris- 
sonne entre les berges gazonnées de graminées. 
On est là loin du monde, comme en quelque re- 
traite de mystère et d'oubli où viennent expirer 
les mystiques tendresses des filles de sainte 
B^ge. H arriva qu'une porte, dans le grand 
silence, au loin, retomba avec le bruit sourd 
que fait la vie dans les lieux où la vie n'est plus 
elle-même qu'une pauvre rumeur qui décroît 
aux marches des cryptes. Je vis Jean Emma- 
nuel tressaillir et il me dit, avec le sens secret 
qu'il mettait toujours dans ses paroles : 

— Ne dirait-on pas que c'est là le bruit d'une 
porte qui se referme sur un cercueil qui s'en va ? 
Toutes les âmes ici ne sont pas mortes, et pour- 
tant elles ne sont que des ombres pour elles- 
mêmes... 




i68 LA CHANSON DU CARILLON 

Je tenais Luce par la main et cette petite 
main soudain frémissait tandis qu'elle répétait 
à mi-voix : 

— Toutes ne sont pas mortes, et pourtant elles 
ne sont que des ombres pour elles-mêmes... 

C'était si doux et si triste qu'elle sembla avoir 
regardé au fond d'elle-même la ressemblance 
qu'il y avait entre elle et les ombres dont il 
avait parlé.Il s'émut du son de sa voix et se reprit : 

— Mais toutes les ombres ne sont pas mortes 1 
Il en est qui sont seulement des clartés plus 
profondes et qui en apparaissent voilées... 

I^e petite main à présent serrait la mienne 
avec un bonheur secret et je regardai en sou- 
riant notre ami pour lui témoigner notre re- 
connaissance à toutes deux. Il avait cessé de 
parler et, selon son habitude, semblait perdu 
dans un songe ; nous marchâmes ainsi un peu 
de temps et enfin il me dit : 

— J'étais encore au Béguinage : je ne puis le 
quitter... Je pense aux images délicieuses qu'un 
peintre pourrait en tirer. I^es aspects matériels 
ne sont pas toute la vérité et derrière les appa- 
rentes réalités il y a ime vérité supérieure qui 
nous vient de l'idée que nous nous faisons des 



LA CHANSON DU CARILLON 169 

êtres et des choses. Personne n'a encore vu une 
âme dans sa réalité concrète et, pourtant, 
c'est elle qui est la vraie vie... Elle est au fond 
de nous comme la ressemblance sur laquelle se 
modèlent toutes les autres. Pensez à tout ce 
qu'il y a de divin dans la plus simple de toutes 
les saintes femmes que nous avons vues tout à 
l'heure : son âme est comme tme église remplie 
de tableaux sacrés, de reliques, de vieilles lé- 
gendes, de pieuse et lointaine humanité. S'il 
y a des portes qui se ferment sur des cercueils 
qui s'en vont, il y a aussi des portes qui s'ouvrent 
sur des âmes qui naissent et toute naissance 
d'ime âme est une joie pour l'univers... Et voilà 
pourquoi im jour j'ai trouvé que vous étiez 
triste sans cause dans vos oeuvres, mademoi- 
selle Elsée I/)mbard : rien n'est triste et tout au 
contraire est tendre, doux, beau, harmonieux 
dans la vie si l'on peut voir ce qui est au fond 
de la vie... Il faudrait dès lors peindre et expri- 
mer toutes choses en couleurs brillantes, lé- 
gères, célestes, comme ont fait les grands peintres 
de la Flandre..., Memling, Matsys, Rubens lui- 
même. ^ 
Là-haut, les oiseaux du carillon chantaient. 




t 



l 



XXI 



AH ! cette lumière de Bruges, humide, 
fraîche, ventilée de brisé de mer l Les 
adorables pierres blessées qu'elle arrose 
de ses pleurs brillants et salés, comme un 
pansement qui leur rend un peu l'apparence 
de la vie I De douces vieilles femmes malades 
sont à la fenêtre, et aspirant l'odeur amère 
des buis qui poussent dans les petits jardins... 
Des suaires blanchissent sur les gazons, clairs 
comme des langes... Il y a dans toutes les 
rues des asiles pour le corps et les âmes sont 
tranquilles... I^es petites Vierges des coins de 
rues ouvrent leurs bras à la détresse humaine 
et sourient dans les larmes. 

Un sourire dans les larmes, c'est peut-être 
cela Bruges, le sourire de cette tendre, vi- 
vante, spirituelle lumière, avivée ou décolorée 
selon les heures, aux heures où la grande buée 



à 



172 LA CHANSON DU CARILLON 

grise s'entr'ouvre... Une intime et profonde 
musique de lumière avec quelque chose qui 
veut vivre et qui meurt toujours, avec des si- 
lences et des arrêts et des reprises, la lumière 
mystique et frileuse des confins du ciel sur un 
jardin d'amour et de mort. Douceur de sentir 
son sang lentement s'arrêter sous les prismes 
mourants d'un azur soyeux, lamé de frissons 
d'argent froid, avec des iris frileux et comme 
assoupis d'agonies... 

Et là-dessous, comme des fleurs aquatiques 
émergées des canaux, d'étonnantes humanités^ 
d'antiques demeures, maçonneries chamarrées 
de moisissure, façades déchiquetées et guillo- 
chées, le fer mangé de rouille et saignant, le 
cuivre jaspé d'arséniate et partout les tons et 
lès formes dissous, mangés par la vapeur d'eau, 
la pourriture du sol et les lox^ues pluies d'ouest. 

Iv'eau I Elle est en bas, en haut, dans l'air, 
dans la rue. Elle est la rue même, la rue liquide 
et qui pleure sous les gargouilles et qui san« 
glote au détour des ponts et qui va comme la 
mort avec ses moires sombres de catafalque 
sous les larmes chaudes des réverbères, 
à des dei^es de nuit... 



LA CHANSON DU CARILLON 173 

Elle va, se casse aux angles, rase des pignons, 
lèche des murs lézardés, s'évanouit au creux 
d'une arche... Un canal succède à un canal et 
tous ensemble se bifurquent, se rejoignent, 
coupent des carrefours, longent des jardins, 
des palais, des tours, des prisons, avec des cri- 
ques, des îlots, des estuaires, éclaboussés de 
filtrées vermeilles ou noyés au velours des pé- 
nombres. 

Silence 1 le soir tombe et la lumière, si fine 
et fluide, elle-même limpide comme de l'eau, 
baisse, s'en va d'une petite mort d'or, d'azalées 
et de roses... Une seconde encore, au miroir 
des eaux, cela vit, tremble, frissonne déjà 
d'un peu du froid qui monte. 

Et c'est la buée nocturne : les pignons, les 
tourelles, les bretèques prennent des formes 
imprécises et comme en rêve. Tout se fond ; 
une fumée danse au bout des canaux ; le 
pa3rsage se dissout aux obscurités laiteuses 
d'une nuit d'enchantement. 

Mai 1 juin I mois des petits jardins émaillés 
comme des enluminures, des canaux vaporisés 
en des fuites pâles de saules et de lilas fleuris, 
des vieux pignons treillissés d'espaliers où rosit 



i 



^1 



174 



LA CHANSON DU CARILLON 



la fleur du pêcher, des manteaux de vignes 
vierges et de glycines bleues écroulés par delà 
les murs 1 Mois où tout se chimérise d'un air 
d'irréel 1 Mois où Bruges prend un air de con- 
valescence, où Ton dirait qu'elle va sortir de 
sa léthargie et faire le geste de la vie revenue... 
Fugitive rosée du sang entrevue sous la pâleur 
d'une agonie... Un sourire dans les larmes, ô 
sortil^e 1 



I 



xxn 



UN matin, en pénétrant dans la chambre 
de mère-grand, je la trouvai immo- 
bile sous les draps, toute une partie 
du corps comme frappée de mort. La vie de l'œil, 
restée claire jusque-là, avait chaviré dans le 
fléchissement du visage, avec la bouche qu'une 
afEreuse grimace tirait vers le menton. 

Nouche arriva à mes cris, puis maman. On 
voulut soulever son bras : il était inerte et re- 
tomba comme du plomb. « Hémiplégie 1 » dit 
le médecin. La pauvre demi-morte ne sut plus 
que bredouiller de confuses paroles et son unique 
ceil valide tourné vers nous sembla, comme de 
l'autre côté de la vie, nous r^arder nous mou- 
voir autour d'elle, dans ce monde des vivants 
d'où à peu près elle était partie déjàl 

Ce fut là notre premier contact avec l'incon- 
îurable. Dans les petites peines de la vie, nous 



A 



174 



LA CHANSON DU CARILLON 



la fleur du pêcher, des manteaux de vignes 
vierges et de glycines bleues écroulés par delà 
les murs 1 Mois où tout se chimérise d'un air 
d'irréel 1 Mois où Bruges prend un air de con- 
valescence, où Ton dirait qu'elle va sortir de 
sa léthargie et faire le geste de la vie revenue... 
Fugitive rosée du sang entrevue sous la pâleur 
d'une agonie... Un sourire dans les larmes, ô 
sortil^e 1 



xxn 



UN matin, en pénétrant dans la chambre 
de mère-grand, je la trouvai immo- 
bile sous les draps, toute une partie 
du corps comme frappée de mort. La vie de l'œil, 
restée claire jusque-là, avait chaviré dans le 
fléchissement du visage, avec la bouche qu'une 
affreuse grimace tirait vers le menton. 

Nouche arriva à mes cris, puis maman. On 
voulut soulever son bras : il était inerte et re- 
tomba comme du plomb. « Hémiplégie 1 » dit 
le médecin. I^a pauvre demi-morte ne sut plus 
que bredouiller de confuses paroles et son unique 
œil valide tourné vers nous sembla, comme de 
l'autre côté de la vie, nous r^arder nous mou- 
voir autour d'elle, dans ce monde des vivants 
d'où à peu près elle était partie déjàl 

Ce fut là notre premier contact avec l'incon- 
jurable. Dans les petites peines de la vie, nous 




176 LA CHANSON DU CARILLON 

avions eu jusqu'alors, pour nous préserver des 
atteintes trop directes, cette âme de bonté et 
d'infinie douceur, Nouche, comme un tampon 
et un bouclier. Mais ici ses bienfaisantes mé- 
diations ne pouvaient plus rien ; nous nous 
trouvâmes devant la laide réalité avec la sur- 
prise et l'effroi de cet écroulement de la per- 
sonne humaine sous la grande main qui frappe 
à l'aveuglette... Il sembla que l'âme, le principe 
actif et volontaire, ne fût plus présent déjà. 
Ce fut une si triste chose de voir ma chère Luce 
caresser d'un frôlement de la main cette pauvre 
chair mortifiée, comme si elle eût voulu la rappe- 
ler du sein des ombres 1 Elle, du moins, avec ses 
yeux scellés, ne pouvait voir la douloureuse 
laideur du visage bouffi et par avance décom- 
posé. 

Nouche, dans sa pitié, en oubliait sa vieille 
rancune : elle se mit à la dorloter, la faisant 
boire et manger comme une enfant infirme en 
qui se continuait sa maternité pour nous. 
Maman seule demeura à peu près indifiérente ; 
une fois de plus, elle donna l'impression que la 
vie avait épuisé en elle toutes les puissances de 
la sensibilité. 



LA CHANSON DU CARILLON 177 

Une enfant, oui, une vieille enfant I Et en qui 
maintenant, dans la ruine de ses goûts d'affi- 
quets, n'existait plus qu'une pauvre petite joie 
puérile et amusée pour la drôlerie de mes pou- 
pées d'autrefois I Avec des mots bredouilles, 
elle nous les faisait tirer de l'armoire : son lit, 
qu'elle ne quittait plus, en restait jonché et, 
tout son côté gauche comme boulonné et vissé 
par le mal, elle les tournait et les retournait 
avec l'unique main dont elle pouvait disposer. 
Cela devint à peu près sa seule distraction et, 
dans l'inconscience où elle était de son état, 
elle semblait y trouver un intérêt suffisant à 
occuper la fin de son existence. Mais, qui aurait 
dit que ma petite industrie d'artiste en chiffons 
aurait, tm jour, servi à séréniser une vieille 
âme enchaînée ? Il n'en fallait pas plus pour que 
l'humble don que Dieu avait mis en moi ne fût 
pas perdu. 

C'est peut-être le miracle des âmes décli- 
nantes de revenir, vers le temps des Sacrements, 
à l'état de grâce, fraîches et originelles comme 
si la vie qui s'en va en commençait une autre, 
plus pure et étemelle... Peut-être aussi alors 

il ne faut qu'un pauvre symbole d'illusion, 

12 



i 






r 







178 LA CHANSON DU CARILLON 

une poupée faite à Timage de la vie, pour 
qu'une âme renaisse à Tinnocence et soit telle 
qu'elle devra se présenter devant Dieu... Jean 
Emmanuel eût souri à ces idées, filles et soeurs 
de ses doux songes mystiques. 

Après tout, elle était heureuse, la pauvre 
mère-grand. Ne vivait-elle pas désormais dans 
le rêve, ignorante des tristesses du monde réel ? 
Elle ne sut pas que Nouche, à la demande de 
maman, était allée trouver le principal tapissier 
de la ville et lui avait proposé de nous reprendre 
ce qui nous restait encore de nos splendeurs 
anciennes... Une après-midi, ime voiture de dé- 
ménagement s'arrêta devant la porte de la 
maison. Il y eut des allées et venues d'hommes 
dans le vestibule et l'escalier. Maman s'était 
enfermée dans sa chambre. Quand la voiture 
tourna le coin de la rue, ce fut comme si un 
corbillard emportait la vie de la maison enclose 
au cercueil. Je dois dire que maman, selon son 
habitude, n'avait consulté personne ; s'il en 
avait été temps encore, je l'aurais suppliée de 
me laisser un an, quelques mois tout au moins» 
pour nous tirer tous de peine. Est-ce qu'il 
n'arriverait pas un jour tout de même où. 



I 



LA CHANSON DU CARILLON 179 

après le petit bruit qui s'était fait autour, 
il se trouverait bien quelqu'un qui me prendrait 
Tune ou l'autre de mes petites machines ? Nous 
serions riches ; et il ne serait plus nécessaire de 
nous défaire de tant de vieux compagnons de 
notre enfance. 

Si folle qu'elle fût, cette idée m'enflamma 
d'ardeur ; des journées entières fermée dans 
mon « atelier ^ je cherchais, je travaillais. 
J'aurais voulu trouver cette «couleur des âmes ♦ 
que le divin Memling avait exprimée si sua- 
vement et de laquelle Jean Emmanuel avait 
fait une si subtile théorie d'art. « Mais, va, 
pauvre Elsée, songeais-je, tu auras beau faire, 
tu ne seras jamais qu'une faiseuse de poupettes 
pour vieilles grand'mères I » Luce me consolait 
de son mieux. 

— Les roses ne poussent pas en un seul 
jour, disait-elle. Pense à cela, Sésé I 

J'y pensai si bien que ce jour-là arriva et qu'il 
vint une petite rose, ah I bien sauvage, au 
bout du rameau I 

J'avais imaginé de faire une sainte Vierge 
pour l'anniversaire des quatre-vii^ts ans de 
mère Apostolline. Je savais toucher sincèrement 



f 



i8o LA CHANSON DU CARILLON 

le cœur de notre vieille parente avec cette 
ofErande. Je m'étais donc mise à façonner une 
petite poupée de bourre et l'avais habillée d'une 
soie écrue. L'affaire était maintenant de trouver 
la fameuse couleur d'âme qui devait corres- 
pondre à son essence surnaturelle. De mes fe- 
nêtres je voyais, par delà le canal, déferler au 
soleil, comme tme mouvante tapisserie d'or, de 
pourpre et d'argent, la pelouse de la maison 
d'où ma chère Edwige semblait pour jamais 
envolée. 

Un matin de la fin de l'automne, les volets 
s'étaient fermés. L'oiseau, d'un coup d'aile, 
était reparti comme il était venu, quelque part, 
bien loin, là où le vent aussi dispersait les oi- 
seaux du carillon I S'était-elle seulement doutée 
de la secrète et timide amitié qu'elle avait 
laissée derrière elle ? Les volets ne s'étaient 
plus rouverts. Quelquefois un vieil homme arri- 
vait déblayer les feuilles le long de la pelouse. 

La faux, heureusement, l'avait épargnée et 
elle était là, toute rutilante d'été, avec des cha- 
leurs de hautes graminées mûres au milieu des- 
quelles des touffes fraîches de marguerites 
mettaient des petites flaques de lait qui sem- 



LA CHANSON DU CARILLON i8i 

blaient s'être égouttées des étoiles. C'était 
comme VaUeluia, le cantique des actions de 
grâces de la terre. 

Le beau jardin me donna la gamme. Avec des 
fils d'argent et d'or, avec des soies roses et 
vermeilles, je brochai des épaisseurs de tons 
par-dessus la soie êcrue, comme les empâte- 
ments dont un peintre nourrit sa toile. La robe 
raide à l'égal du brocart et toute passequillée, 
fleurie à l'imitation des fiéoles et des carex et 
des boutons d'or du jardin, fut un jardin d'été en 
miniature que mon culte dédiait à la reine du 
monde. 

J'avais employé mes plus fines et plus claires 
soies à nuancer de roses et de lys le céleste 
visage. Les cheveux, en bandeaux sous la cou- 
ronne, étaient aussi en fils de soie, blonds comme 
la folle avoine. Et penchée un peu en avant, 
grande de plus d'un pied, la Vierge ouvrait les 
bras à la douleur humaine. 

C'était là une petite figure de foi naïve, 
conune les poupées gothiques du coin des rues 
dans les villes flamandes, une figure comme une 
béguine dans son béguinage aurait pu en faire. 
Est-ce que je n'étais pas un peu, moi-même. 



à 



i82 LA CHANSON DU CARILLON 

une espèce de petite béguine travaillant, toute 
seule et silencieuse, avec d'agiles mains d'ou- 
vrière, dans une vieille maison où il revient des 
âmes de cent ans, des âmes à petits gestes menus 
et qui font de la dentelle ou brodent à petits 
points des toiles d'araignée ? Et, de quart 
d'heure en quart d'heure, im des petits oiseaux 
de la grande volière là-haut poussait la porte, 
arrivait jusqu'au bord de la plate-forme, filait 
une vocalise et rentrait. Et puis, à la demie, il en 
venait dix, vingt, battant de l'aile et trillant, 
oiseaux de rêve et de paradis, oiseaux des iles 
que sont les nuages en voyage par l'espace. Un 
dernier s'attardait un peu et encore une fois 
c'était fini : tous restaient blottis jusqu'à la son- 
nerie de l'heure... Ohi alors, c'était de la folie I 
On eût dit qu'il en venait, sur la rose des vents, 
de tous les coins du ciel ; chacun chantait son 
petit air dans la symphonie, et cela durait, 
durait 1 Cela ne semblait plus devoir finir» 
comme si une fois partis, grimpés toujours plus 
haut sur leurs arp^es, ils ne pouvaient plus 
s'arrêter. Mais l'heure soudain prenait sa grosse 
canne pour frapper sur le cadran et, alors, il 
fallait bien tout de même rentrer dans la volière. 



LA CHANSON DU CARILLON 183 

Moi, je tirais mes fils de soie, je brodais, écou« 
tant, et ma sainte Vierge aussi écoutait l'im- 
mense alléluia... Parfois, il me semblait que 
les aïeules venaient voir, par-dessus mon 
épaule, travailler mes mains et, dodelinant 
doucement la tête, disaient : ♦ C'est bien, l'en- 
fant 1 » J'étais moins rassurée du côté de Jean 
Emmanuel et du bon abbé. Qu'allaient-ils 
dire, eux ? Peut-être trouveraient-ils que j'avais 
trop pomponné ma Vierge à l'image de mes 
petites poupées profanes d'autrefois. 

n arriva justement le contraire. La fraî- 
cheur de leurs âmes s'émut, toute souriante; 
Jean Emmanuel eut le ravissement d'un enfant 
de chœur devant un petit Jésus de cire à Noël, 
dans sa crèche. L'abbé disait que c'était bien 
là un art de femme, sémillant, joli, heureux et 
où jamais elle n'aurait à craindre la concurrence 
de l'homme. Et puis le poète, avec sa douce 
voix profonde, rappelait que, de tout temps, 
la Flandre avait aimé les belles vierges parées 
comme des idoles. 

Là-dessus, l'abbé se mit à réciter les premiers 
vers de La petite sainte Vierge, une petite 
Vierge de carrefour derrière un grillage, avec 




i84 LA CHANSON DU CARILLON 

une chandelle allumée pour étoile, et qui, deux 
fois Tan, la veille du jour de la prosecdon, re- 
monte se faire rhabiller en Paradis pour n'avoir 
pas à rougir devant le Christ de ses paroissiens, 
trop pauvres ou trop indifférents pour lui re- 
nouveler sa garde-robe... Une fois là-haut, son 
divin fils veut la retenir, lui promettant pour 
bijoux, si elle reste, les plus belles étoiles de 
récrin des cieux. Mais toujours la petite sainte 
Vierge refuse, disant que ses pauvres l'atten- 
dent et qu'elle a bien assez des perles enfilées 
au bas de sa robe, puisque ces perles sont faites 
avec les larmes des mères dans la peine et qi e 
le petit feu des chandelles les fait scintiller 
d'un éclat que n'ont pas les étoiles au firma- 
ment... Au matin, la chandelle est consumée 
et on voit briller, à la clarté du jour, la belle 
robe d'or et de dentelles sans que jamais per- 
sonne se soit aperçu que la petite Vierge a passé 
une partie de la nuit en voyage... 

C'était aussi une offrande à la Vierge, ce dé- 
licieux petit conte, comme la fraîcheur naïve d'un 
humble bouquet de fête dans ime collerette de 
papier guipure. Les vers tintaient comme des 
orfèvreries de procession et les chandelles allu- 



LA CHANSON DU CARILLON 185 

mêes avaient l'air de petites âmes en prières. 
Jamais le poète n'avait écrit quelque chose de 
plus « entre terre et ciel ». 

— Devant la maison de mes parents, il y 
avait une petite Vierge de pauvre monde, fit 
simplement Jean Emmanuel après que M. Son 
dag eut fini. 

Et on comprenait que tout son génie venait de 
ce passé d'enfance. 



à 



•• y 



1 



AV Béguinage, ce fut un événement comme 
si la Vierge Marie en personne débar- 
quait du Paradis. Sitôt qu'elles nous 
eurent aperçues, suivant Nouche qui portait 
le carton, les -béguines sortirent toutes des 
maisons et, à la file, nous accompagnèrent 
jusque chez sœur Anne de Jésus, où le carton 
fut ouvert. Un saisissement muet faisait trem- 
bler leur bouche dans leurs joues de cire ; puis 
dles commencèrent à frapper dans leurs mains 
et enfin les exclamations partirent. Elles riaient, 
se signaient, ne finissaient pas de s'émerveiller 
de l'or et de l'argent de mes soies. Mon 
Dieu 1 que cela m'avait dû coûter de peine 
et d'argent 1 £t qu'elle était jolie, ma petite 
sainte Vierge blonde 1 Visiblement elles l'ai- 
maient pour son caractère sacré, et à la fois 
leur vieille enfance se reprenait en l'admirant 
d'un retour de petite passion pour d'anciens 
souvenirs de poupées. 



à 



Au Béguinage, ce fut un événement comme 
si la Vierge Marie en personne débar- 
quait du Paradis. Sitôt qu'elles nous 

\ eurent aperçues, suivant Nouche qui portait 
le carton, les 4>%uines sortirent toutes des 

^ maisons et, à la file, nous accompagnèrent 
jusque chez sœur Anne de Jésus, où le carton 
fut ouvert. Un saisissement muet faisait trem- 
bler leur bouche dans leurs joues de cire ; puis 
dles commencèrent à frapper dans leurs mains 
et enfin les exclamations partirent. Elles riaient, 

^ se signaient, ne finissaient pas de s'émerveiller 
de l'or et de l'argent de mes soies. Mon 
Dieu 1 que cela m'avait dû coûter de peine 
et d'argent 1 £t qu'elle était jolie, ma petite 
sainte Vierge blonde 1 Visiblement elles l'ai- 

/ maient pour son caractère sacré, et à la fois 
leur vieille enfance se reprenait en l'admirant 
d'un retour de petite passion pour d'anciens 
souvenirs de poupées. 



i88 LA CHANSON DU CARILLON 

Solennellement, nous entrâmes chez ma 
grand'tante : elle nous attendait, droite et 
cérémonieuse, ses deux servantes derrière elle. 
Ce fut la plus ancienne des sœurs qui se chargea 
du petit compliment : sa voix chevrotante et 
basse bourdonnait dans le grand silence de la 
pièce comme une mouche de l'autre été,.. Notre 
vénérable parente tout le temps regarda le 
Christ d'ivoire sur le trumeau de la cheminée ; 
il semblait pencher un peu plus la tête pour 
mieux voir Vimoge maternelle... Sans doute 
son Cœur adorable me pardonna mon goût 
profane pour les affiquets en raison de la sin- 
cère exaltation de ma foi. Nulle marque de 
ressentiment divin ne troubla le mystère grave 
et souriant ; la grande Dame, en tournant son 
chapelet dans les doigts, murmura une action 
de grâces à la Sainte Présence virginale qui 
parfumait la maison. A moi, elle me dit qu'elle 
avait vu autrefois, dans une égliçe de Valla- 
dolid, une sainte Vierge presque aussi belle. 
Elle fit entendre ainsi que le culte espagnol 
et le culte des Flandres s'égalèrent jadis dans 
une inspiration pareille de faste puéril et ro- 
coco, ce qui était vrai. Enfin elle déclara qu'à 




LA CHANSON DU CARILLON 189 

son tour elle faisait hommage à l'église de son 
cadeau d'amiiversaire. 

Un socle blanc et or fut commandé à un fa- 
bricant de saintetés. Le jour où, en pompe, la 
petite Vierge fut portée à sa sainte demeure, 
l'abbé vint lire la messe de dédicace. Comme le 
bruit s'en était répandu, il arriva des dames, 
des autorités, du clergé. Naturellement maman 
avait été invitée. Elle entendit le coadjuteur 
de l'évêque me féliciter du talent avec le- 
quel, etc. Son visage se détendit : il me parut 
que, pour la première fois, elle s'avisa de me 
trouver moins sotte qu'elle n'avait cru. Luce, 
à tous les éloges qu'on m'adressait, avait un 
mot, toujours le même, absolu et émerveillé : 
« N'est-ce pas ? » disait-elle. Et son visage 
reflétait la joie des bienheureuses. Nouche qui, 
à tous les moments émus de la vie, pleurait, 
se tamponnait les yeux avec son mouchoir. 
Et puis quelqu'un vint à moi, le dernier ; et 
se tenant là, tout pâle, les yeux noyés, Jean 
Emmanuel me disait : 

— Si vous saviez ma joie 1 La Flandre se ré- 
veille puisqu'elle a à présent des âmes comme 
Maeterlinck, Gaus, Mesdagh et vous : vous 



i88 LA CHANSON DU CARILLON 

Solennellement, nous entrâmes chez ma 
grand'tante : elle nous attendait, droite et 
cérémonieuse, ses deux servantes derrière elle. 
Ce fut la plus ancienne des sœurs qui se chargea 
du petit compliment : sa voix chevrotante et 
basse bourdonnait dans le grand silence de la 
pièce conune une mouche de l'autre été,.. Notre 
vénérable parente tout le temps regarda le 
Christ d'ivoire sur le trumeau de la cheminée ; 
il semblait pencher un peu plus la tête pour 
mieux voir l'image maternelle... Sans doute 
son Cœur adorable me pardonna mon goût 
profane pour les affiquets en raison de la sin- 
cère exaltation de ma foi. Nulle marque de 
ressentiment divin ne troubla le mystère grave 
et souriant ; la grande Dame, en tournant son 
chapelet dans les doigts, murmura une action 
de grâces à la Sainte Présence virginale qui 
parfumait la maison. A moi, elle me dit qu'elle 
avait vu autrefois, dans une égliçe de Valla- 
dolid, une sainte Viergç presque aus$i belle. 
Elle fit entendre ainsi que le culte espagnol 
et le culte des Flandres s'égalèrent jadis dans 
une inspiration pareille de faste puéril et ro- 
coco, ce qui était vrai. Enfin elle déclara qu'à 



LA CHANSON DU CARILLON 189 

son tour elle faisait hommage à l'église de son 
cadeau d'amiiversaire. 

Un socle blanc et or fut commandé à un fa- 
bricant de saintetés. Le jour où, en pompe, la 
petite Vierge fut portée à sa sainte demeure, 
l'abbé vint lire la messe de dédicace. Comme le 
bruit s'en était répandu, il arriva des dames, 
des autorités, du clergé. Naturellement maman 
avait été invitée. Elle entendit le coadjuteur 
de l'évêque me féliciter du talent avec le- 
quel, etc. Son visage se détendit : il me parut 
que, pour la première fois, elle s'avisa de me 
trouver moins sotte qu'elle n'avait cru. Luce, 
à tous les éloges qu'on m'adressait, avait un 
mot, toujours le même, absolu et émerveillé : 
« N'est-ce pas ? » disait-elle. Et son visage 
reflétait la joie des bienheureuses. Nouche qui, 
à tous les moments émus de la vie, pleurait, 
se tamponnait les yeux avec son mouchoir. 
Et puis quelqu'un vint à moi, le dernier ; et 
se tenant là, tout pâle, les yeux noyés, Jean 
Emmanuel me disait : 

— Si vous saviez ma joie 1 La Flandre se ré- 
veille puisqu'elle a à présent des âmes comme 
Maeterlinck, Gaus, Mesdagh et vous : vous 



â 



Î90 LA CHANSON DU CARILLON 

êtes ensemble la petite paroisse m3rstique. 
Ensemble vous chantez au jubé la louante de 
la vie revenue, de la belle vie 1 

Une ramasseuse de brindilles comme moi 
s'entendre mettre à côté de ces grands ouvriers 
des moissons étemelles i J'aurais bien eu le 
droit d'en perdre un peu la tête si je n'avais eu, 
par maman, du calme sang flamand dans les 
veines... J'étais sage, tranquille, sérieuse, comme 
avaient dû l'être les femmes de la lignée: 
comme elles aussi, sans doute, j'avais le goût 
du silence. Je me tenais dans mon petit coin 
quand il venait du monde. Je n'étais pas jolie 
et je ne brillais pas. Je crois que j'avais plutôt 
une vie sourde, profonde, toute intérieure. 
Peut-être papa se fût montré sensible à mes 
petits succès, mais, je pense, il ne m'eût pas 
« trouvée à mon avantage », comme j'entendais 
dire de tant d'autres autour de moi. D'ailleurs, 
papa n'était plus revenu, plus jamais ne re- 
viendrait... Nouche, qui ne lui pardonnait pas 
le mal qu'il avait fait à maman, hochait la tête 
et portait un doigt à sa bouche quand, entre 
nous, nous parlions de lui : c'était comme si 
elle la fermait avec la clef d'une serrure. 



XXIV 



JEAN Bmmakuei^ 1 Le doux nom, le nom 
élu, chanté là-haut dans les cantiques 
des anges au frôlement des harpes I Le 
nom qui fait de la lumière et signifie : « Dieu 
est avec vousl » Le nom de l'ange qui, un grand 
13^ à la main, apparut à la Vierge le jour de 
l'Annonciation. . . 

Pour moi aussi, ce fut le miracle d'une 
humble Annonciation. J'ouvris les yeux, je crus 
voir pour la première fois. Oui, c'était bien 
cela le don sublime : transfigurer le réel, sans 
le déformer, en l'éclairant des couleurs surna- 
turelles d'un paradis d'espoir, de confiance et 
de tendre humanité... La religion n'est peut-être 
que cela, l'art des âmes, et c'est pourquoi elle 
est universelle et étemelle. Notre vie, par les 
barreaux de sa prison, tourne les yeux vers les 
sources originelles de la beauté qui est en Dieu. 



à 



y 



192 LA CHANSON DU CARILLON 

Toute chose, même la plus humble, rejoint, à 
un point de Tinfini, la splendeur divine ; la 
pauvre lampe du tisserand, dans le soir livide, 
s'allume au scintillement d'une étoile. Même 
l'âme la plus triviale s'ondoie de grâce et de 
beauté à l'heure lustrale des Sacrements. Quand 
tintent au jour finissant les angélus, la ville qui 
peina, souffrit, pleura, gronda depuis l'aube, 
s'égalise dans une douceur immense de silence, 
de prière et de repos. Ce sont là aussi des pro- 
diges, nos infimes prodiges quotidiens et la re* 
ligion, l'art, la poésie se confondent dans une 
pareille aspiration à nous transfigurer en celui 
qui est le souverain recours des misères et des 
aflSictions. 

Mais voilà bien de la métaphysique pour peu 
de chose et, peut-être, par-dessus le marché, 
n'est-elle pas très claire. Quand Emile Claus 
peint d'une couleur d'illusion et de joie ses 
paysages et que, même au cœur des hivers, il 
trouve le moyen de rallumer les flambeaux de 
la vie, il exprime, sans avoir à raisonner, la 
sensation d'un enchantement... MaeterUnck 
non plus ne commente pas ses drames : même 
dans les plus sombres, il demeure tm génie clair. 



LA CHANSON DU CARILLON 193 



mélodieux et comme emparadisé de lumière 
spirituelle. Un silence si grand se fait chez 
Rodenbach qu'on croit par avance y entendre 
s'éteindre son cœur... Qu'il partit tôt, lui que 
toutes les jeunes filles de Flandre aimaient I 
n n'attendit pas, pour s'y ensevelir dans les 
aromates et les dentelles, d'avoir ciselé tous les 
ors de son léger sépulcre, charmant et délicat 
comme une châsse. Il s'écouta, parla peu de 

^ lui et s'en alla avec son secret. . . Jean Emmanuel, 
lui, bouche close aussi, lissait de soies d'or et 
d'argent l'humble trame de ses poèmes de vieilles 
villes et de bonnes gens. Chez tous, qu'ils l'aient 
dit ou pas, c'est bien le don de transfiguration 
qui est l'art suprême et sert aux fins mysté- 
rieuses du chef-d'œuvre. Comment alors osé-je 

f penser à moi, qui ne suis que le petit caillou 
dans la poussière du chemin ? 

Un matin, je reçus ce billet de l'abbé : 
« Attendez-vous à une visite. » 

I Bt voilà que deux jours après, en effet, on 
sonne. Nouche arrive me dire qu'il y a quel- 
qu'un en bas pour moi. Je descends : c'était 
M. Hemelryck, le grand brodeur de la ville, qui 
arrivait me proposer de lui faire une bannière 

13 



â 



194 ^^ CHANSON DU CARILLON 

pour la confrérie de Saint-Georges. Je deviens 
toute pâle comme s'il avait surpris mon secret 
d'amour. Je n'ose le regarder. J'hésite. Je me 
sens un peu folle... £t puis, je ne suis encore 
qu'une faiseuse de poupées 1 Broder, c'est 
tout autre chose. Le marchand insiste : il me 
demande mon prix. Mon prix, bon Dieul 
Je ne savais que lui répondre. H avait l'air bon 
homme ; il me dit finalement qu'il fournirait 
les soies et m'offrit deux cents francs. 

Je tremblais, je ne sais comment je fis pour ne 
pas tomber sur le plancher. Dans ma simplicité 
j'allai jusqu'à lui dire que c'était beaucoup 
trop. 

— Non, non, dit-il. M. l'abbé m'a dît que 
vous étiez une grande artiste et c'est là un art 
qu'on ne saurait trop rémunérer. 

Au fond, cette question d'argent me toudiait 
bien moins que l'extraordinaire bonheur d'avoir 
été choisie pour glorifier notre héros... N'était- 
ce pas là une chose presque miraculeuse, 
comme si le chevalier saint Georges en per- 
sonne, dans sa Cuirasse d'or et de pierreries, 
eût levé devant moi la visière de son casque 
rayonnant à l'égal d'un soleil et m'eût dit : 



LA CHANSON DU CARILLON 195 

— Me reconnais-tu ? J'ai quitté un instant 
la droite du Seigneur pour venir à toi et te dire : 
« Petite Elsée, de même que tu m'élus un jour 
pour ton chevalier, je t'élis à mon tour pour 
être la petite amante mystique de ma gloire 
et de ma sainteté... ^ 

Peut-être j 'aurais répondu : 

— Monseigneur, prenez en considération 
que nous sommes deux. 

Je devais passer chez le brodeur pour chpisir 
mes soies : moi qui, des deniers économisés par 
Nouche, avais jusqu'alors travaillé avec des 
soies de petite pauvre, j'allais pouvoir égaler 
à mon culte pour le beau chevalier de Dieu la 
richesse de ma main-d'ceuvre I Comme le cœur 
me battait 1 Je revoyais la glorieuse image de 
la verrière ; parmi l'or et les joyaux, la merveil- 
leuse armure étincdait, au ricochet des éclairs 
du glaive I 

Tout l'arc-en ciel des paradis de Memling 
joua sous mes doigts. J'eus vraiment l'émer- 
veillement d'un jardin épanoui en floraisons les 
plus rares sous le ruissellement de la lumière 
originelle. Les femmes seules se doutent de ce 
que l'art des teintures peut donner d'éclat, de 



t 



196 LA CHANSON DU CARILLON 

tendre magie et presque de sensibilité vitale à 
de simples écheveaux de soie soumis à l'action 
chimique. 

On m'apporta la bannière, toute en soie 
claire ; je ne savais comment m'y prendre pour 
la mettre au travail. Finalement je la tendis 
sur un châssis et fis ma prière comme les croisés 
partant pour la Terre Sainte. Puis, oubliant 
que je ne savais rien, je cherchai, j'inventai. 
Mon tissu de fond s'alluma d'une chaleur de 
vitrail, comme à Saint-Jacques la verrière au 
feu vacillant de la lampe. Au bout du mois 
ça commença à donner l'impression d'une ma- 
tière précieuse : je ne me sentais pas trop 
bête. 




XXV 



JE fus la petite araignée qui, au cœur de sa 
rosace, tourne, fait sa voltige comme là- 
haut, sur l'échelle des arpèges d'or, les 
petits Ariels du carillon. Et les fils, les belles 
soies diaprées, en roues de paon, en joyaux 
de verrières, en chevelures de soleil, me sor- 
taient des doigts comme au rouet se vidait 
la quenouille des aïeules... 

I/Uce, près de moi, restait mêlée à mon tra- 
vail. Mes soies chatoyantes et versicolores, il 
semblait qu'elle les trempât dans la teinture 
idéale de ses songes et de sa sensibilité... Elle 
ne me quittait pas, parlant tout haut de « notre 
art P, voyant souvent plus à fond que je ne 
voyais moi-même. En sorte que nous étions là 
vraiment deux petites âmes d'art jumelles, 
unies dans un travail commun où elle apportait 
un sens merveilleux de beauté intime, où moi 



â 



f 



198 LA CHANSON DU CARILLON 

j'étais la main qui œuvre et exprime la visibi- 
lité des choses... Beau chevalier saint Georges, 
ce fut là le cantique d'amour de deux jeunes 
filles qui n'avaient encore aimé que des princes 
Charmant. Mais, monseigneur, est-ce que, après 
tout, vous n'étiez pas aussi un prince Char- 
mant, un prince Charmant du Paradis ? Com- 
bien plus beau aux lueurs de l'épée qui avait 
exterminé le dragon 1 Je vous donnai, autant 
que je le pus, la beauté grave, pensive et fière, 
que j 'aurais aimée chez un homme. Et vous ne 
brandissiez plus votre épée : vous la teniez 
appuyée droit en terre, et la tête haute, d'un 
grand geste de votre heaume empanaché, vous 
saluiez là-haut le Seigneur... 

Je n'avais eu pourtant, pour oser m' affron- 
ter à un tel sujet, que le vieux livre de cheva- 
lerie trouvé dans le grenier, avec ses images 
héraldiques et ses gravures de tournois... 

I^ beau chevalier, tout bardé d'or et d'ar- 
gent, étincelait comme une orfèvrerie sur un 
fond [au point de chaînette, dessinant une per- 
spective de jardins édéniques aux petites pal- 
mettes formant feuillage. Au contraire, des 
points d'armes, comme nous disons dans le 



LA CHANSON DU CARILLON 199 

métier, donnaient un fort relief qui faisait 
bomber la cuirasse et saillir les genouillères. 
Je suis bien obligée d'employer ces mots un 
peu spéciaux pour préciser mon travail. 

Ah ! j'étais loin des chiffons du temps de mes 
bonnes femmes, loin des petites i>oupées en 
bourre et en peau qu'un fil de fer maintenait 
debout sur une planchette ! J'étais devenue une 
vraie peintre-brodeuse obtenant, avec des soies 
et des fils métalliques, une illusion de person- 
nages et de fonds de tableaux. Personne pour- 
tant ne m'avait appris : les bonnes soeurs de 
l'école ne m'avaient enseigné que la technique 
des i>oints : il se fit que ces points me suffirent 
pour faire tout le reste... Et ce reste, c'était 
mon glorieux chevaUer saint Georges ruisselant 
d'or, de rubis, de topazes, d'améthystes sous 
les jeux prismatisés de mes soies I Toute la fi- 
gure, et l'épée, et le monstre, et le pays^^e 
étaient faits de soies de toutes les couleurs, les 
plus brillantes que j'avais pu assortir, avec des 
nervures pour marquer le dessein des formes 
comme des meneaux de vitrail. 

Et les mains de Luce, ses petites mains mys- 
tiques ondulaient, faisaient par-dessus mon 



à 



200 LA CHANSON DU CARILLON 

travail des gestes de caresses où elle semblait 
effleurer une présence réelle. Et elle disait : 

— Voilà bien ses cheveux, voilà son front I... 
Oh 1 j'ai peur, Elsée : voilà l'épée terrible qui a 
transpercé le monstre... Qu'il est beau 1 Ressem- 
ble-t-il déjà à celui qui doit venir rouvrir mes 
yeux ? Ou lui as-tu donné la ressemblance de 
quelqu'un que tu portes dans ton cœur ? 
O Elsée I je mourrais si tu avais un secret que 
tu ne me dirais pas... 

Sa sensibilité me faisait peur. Ses doigts 
parfois s'irritaient à l'idée qu'ils ne caressaient 
qu'un fantôme ou que le fantôme pourrait être 
fait à l'image d'un modèle qui n'eût été connu 
que de moi seule. 

— Vois-tu, Sésée, me dit-elle une fois, je ne 
pourrai jamais aimer qu'un homme que tu 
aimerais toi-même... Cela, je le sens. Mais toi 
aussi, jure-moi que tu n'aimeras que l'homme 
que j'aimerai. 

EUe se jeta dans mes bras et me demanda 
si je n'aimais pas Jean Emmanuel. Son visage 
était prés du mien et elle semblait, du fond de 
SCS yeux vides, plonger dans ma pensée. Ex- 
pliquez cela : j'aurais voulu mentir que je ne 



.'•' 



LA CHANSON DU CARILLON 201 

l'aurais pu, comme si, à ses yeux morts, il 
m'eût été impossible de cacher ma rougeur. 
Mais pourquoi aurais-je rougi puisque jamais 
je n'avais même songé que le sentiment qui 
m'entrsunait si irrésistiblement vers mon grand 
ami pût être de l'amour ? Cependant ma voix 
trembla un peu quand je lui répondis : 

— Petite I/Uce, ton cœur aurait-il déjà ré- 
pondu pour moi ? 

Ce fut elle qui se mit à rougir et ingénument 
elle s'écria : 

— C'est vrai : la question était bien inutile, 
puisque, si tu avais dû l'aimer, je l'aurais bien 
senti en moi et l'aurais peut-être aimé la pre- 
mière ? 



i 



I 




XXVI 



A PEINE on touchait à la fin de Tété 
et déjà une pourpre festonnait les vieux 
murs drapés de vigne vierge... Bruges, 
au vent de mer, connaît la rouille vermeille, 
quand ailleurs fleurissent encore les roses. I^a 
brique, le long de notre petit canal, doucement 
saignait sous la mort des feuilles. Tout cela 
d'un charme si prenant et qui remuait en moi 
des choses de l'autrefois I 

Je ne sortais guère, toujours chambrée, liée 
à mon saint Georges par mes frêles soies, 
(plus solides que des câbles). Sans jardin, sans 
air, captive des illusions dans la grande maison 
muette, je n'avais, pour respirer et distraire mes 
yeux, que la fraîcheur du canal sous mes fenê- 
tres et la perspective des toits, des petits jar- 
dins et des quais lavés de tendre lumière. Sur 
l'autre rive, par delà l'eau, c'était toujours 



204 LA CHANSON DU CARILLON 

le petit parc aux hauts ombrages sur lequel 
successivement avaient passé l'hiver, le prin- 
temps, l'été et qui toujours désert, avec sa 
vasque tarie, se mélancolisait de désuétude 
de soleil doux. 

Un midi, j'étais là, regardant. O surprise 1 
le jet d'eau dardait, pleuvait son grésillement 
diamanté sur le gazon en pente. On avait 
poussé contre le mur les contrevents peints en 
vert ; les fenêtres béaient sur la pénombre 
intérieure. Point d'autres visages pourtant 
que le vieux couple qui, en l'absence des maîtres, 
entretenait le logis. I^e mari, monté sur une 
échelle, ajourait l'épaisse courtine de lierre 
qui avait fini par retomber du mur sur le che- 
min. La femme, elle, passait la peau de chamois 
sur les vitres. 

— I/Uce ! I/Uce ! appelai-je. I^a maison revit I 
Pense donc à cela ; nous allons revoir M. Effers 
et sa fille 1 

Comme une enfant, I^uce battit des mains et 
moi, j'allais de mon travail à la fenêtre, une 
partie de l'après-midi, espérant toujours voir 
apparaître l'un ou l'autre de nos amis incon- 
nus. Mais la journée s'écoula sans qu'il vînt 




LA CHANSON DU CARILLON 205 

personne. 1^ soir, le vieil homme referma les 
volets et arrêta le jet d'eau. 

Ce ne fut que trois jours après que la même 
dame âgée, qui poussait toujours la petite voi- 
ture, descendit faire le tour du parc. Elle était 
seule et r^ardait le ciel comme pour se rendre 
compte du temps. Elle longea le sentier de la 
pelouse, s'avança jusqu'à la grille et, nous aper- 
cevant soudain, de loin nous fit tm petit salut 
négligent. Depuis deux ans que nous ne l'avions 
vue, ses bandeaux étaient devenus tout blancs. 

— Elle nous salue, dis-je à Luce. 

Luce aussitôt lui répondit d'un geste de la 
tête et de la main, avec ce sens exact de l'orien- 
tation, si surprenant en elle, et qui la fit se 
tourner vers la dame comme si elle la voyait 
réellement. 

Celle-ci rentra: les fenêtres étaient restées 
fermées; mais, à midi, le vieil homme vint 
donner le tour de clef au jet d'eau, qui se remit 
à monter et à grésiller. I^a porte ensuite s'ouvrit 
et nous vîmes passer Edwige dans la petite 
voiture. Et j'étais soudain un peu triste, en 
pensant à quelqu'un qui n'était pas là. 

I<a voiture disparut derrière un massif, re- 



2o6 LA CHANSON DU CARILLON 

parut dans le chemin de ronde ; et, alors, Ed- 
wige eut un mouvement joyeux en nous aper- 
cevant. Elle nous sourit et nous fit de la main 
de petits signes amicaux. 

— Oh I est-ce que M. Efifers ne serait pas 
encore venu ? me demanda singulièrement 
I/Uce. 

Elle aussi avait pensé à M. Efifers. 

lye lendemain, la petite voiture arriva jusque 
près de la grille. Edwige nous parut une jolie 
fleur de vie dans le matin tiède et clair. Elle 
nous fit un signe et nous dit qu'elle allait venir..» 
Quoi, chez nous 1 Un peu après, coup de son- 
nette, et nous descendons très vite ; la jolie lu- 
mière mouillée de ses yeux nous enveloppe. 
Elle s'excuse : elle nous dit qu'elle a voulu nous 
connaître de près, que son médecin, du reste, 
exige qu'elle soit promenée chaque jour une 
couple d'heures, qu'elle a choisi comme but de 
sa promenade les jolies allées ombrées du Parc 
de la ville, qu'elle espère bien nous y voir quel- 
quefois... Elle n'a pas changé : son visage est 
resté aussi transparent, avec cette clarté de 
dessous la peau qui, chez elle, est comme 
sa chair même. Une eau de glacier là-bas, en ces 




LA CHANSON DU CARILLON 207 

» 

pays des fjords que j'ignore, mais dont notre 
père, parfois, nous parlait à table, peut-être 
seule pourrait donner une idée de cette limpi- 
dité fraîche et diaphane, de cette limpidité en 
profondeur où sa vie apparaissait si frêle et 
comme immatérielle, toute éclairée par l'im- 
mense douceur étonnée et triste de l'œil... Et 
elle nous dit si gentiment son bonheur d'être 
revenue pour un peu de temps. 

— Moi, j'aime tellement, vous savez, cette 
vieille ville de Bruges 1... Nous étions tout le 
temps en Italie, mais l'Italie, c'est trop de 
soleil toujours et alors, moi, je disais : « Oh I 
avoir tm peu de pluie comme là-bas 1 » 

Doucement, elle riait : 

— Oh 1 vous savez, c'est tellement comme 
cela 1 

Elle prenait les mains de Luce et les miennes 
et les portait à son cœur. 

— Beaucoup j'ai pensé à vous. 

Elle avait une petite voix haute et faible 
d'oiseau, dans son accent d'extrême-nord. De 
sa première vie, du reste, personne, ni nous, ne 
savions rien : elle parlait, quelquefois, d'un pays 
très loin, où elle avait vécu. On avait l'impres- 



i 



1 

I 



2o8 LA CHANSON DU CARILLON 

sion d'un recul brumeux et illimité avec, vite 
effacé, le coup d'aile d'un souvenir qui passe 
comme un grand oiseau entraîné au sillage d'un 
navire. 

— Mais je vous retiens, fit-elle. Oh ! je sais, 
je suis si égoïste 1 

Et, tournant à demi la tête : 

— Mistress Jackson, conduisez-moi au Parc, 
je vous prie. 

De Otto Effers, il avait été à peine question, 
n était parti faire une croisière ; il reviendrait 
dans quelques jours. Mais, si peu que Edwige 
eût parlé de lui, nous le sentîmes toujours pré- 
sent auprès d'elle, comme la vie de sa vie. 



XXVII 



MBffers revint au bout de la 
semaine. Je le vis pousser lui-même 
• la petite voiture d'Edwige et, sans 
doute, elle lui parlait de nous, car tous deux 
tournèrent la tête vers nos fenêtres. Par dis- 
crétion, je les gardai fermées ; il me sembla 
qu'en les ouvrant, j'aurais troublé pour eux 
la douce intimité du retour. M. Bffers ne se 
douta pas que des yeux de jeune fille le 
suivaient à travers les rideaux et s'étonnaient 
de lui trouver, en le revoyant, une ressemblance 
avec le saint Georges du vitrail qui avait été 
dans sa petite tête d'artiste, comme l'éveil du 
sens de la beauté héroïque. M. Bffers avait de 
longs cheveux blonds et les joues lisses. Avec 
l'arc haut des sourcils par-dessus des yeux 
expressifs et doux, il avait vraiment la gravité 
songeuse et fière du beau chevalier mystique. 

14 



â 



2IO LA CHANSON DU CARILLON 

— O I/Uce, m'écriai-je, penses-en ce que tu 
voudras ; mais je t'assure, c'est lui, c'est bien le 
Saint-Georges en personne descendu de son 
cheval et qui a déposé le casque et la cuirasse. 

Bile, alors, avait une de ces petites folies 
où elle redevenait si joliment enfant, entre la 
jeune fille et l'aide : 

— Appelle-le... Dis-lui qu'il vienne avec sa 
lance, comme dans le vitrail, transpercer la 
Bête qui est peut-être encore toujours là-haut I 

Et, tout de suite après, redevenant sérieuse, 
elle dit : 

— Je t'en prie. Se, fais-le moi voir ! 

Alors moi, presque en riant, je dis très vite : 

— Eh bien 1 voilà... M. Otto Efifers est un 
homme mince, plutôt grand, avec des yeux 
clairs et qui se serait fait faire, chez le barbier 
du paradis, une tête à la Saint-Georges... Il a 
fait couper sa moustache. 

— Le prince Charmant n'en avait pas non 
plus, fit-elle. 

Et puis, comme se parlant dans un silence 
intérieur: 

— Si tout de même c'était vrai, dis ? Si 
c'était lui que j'attends depuis ri longtemps et 



rikMMk 



LA CHANSON DU CARILLON 211 

qui doit m'éveiller de mon sommeil de cent 
ans 1 Cax qtii sait ? C'est peut-être dormir que 
d'avoir comme moi des yeux ouverts et qui ne 
voient pas ? 

Elle parut sortir des ombres et avec un sou- 
rire angélique : 

— Vois-tu, Sésé, il viendrait à moi comme 
ça, il me soufflerait sur les yeux et je verrais, 
je pourrais te voir 1 Comme ce serait terrible 1 
Crois-tu qu'après un aussi grand bonheur, je 
pourrais vivre encore ? 

Moi, là-dessus, entrant dans son idée : 

— Sois sûre que quelqu'un viendra en tout 
cas... I/ui ou un autre, qu'importe s'il res- 
semble au grand saint Georges I 

— Eh bien 1 fit-elle, je referme les yeux, 
j'attendrai. 

I^a petite voiture fit un dernier tour : Edwige 
et son père rentrèrent. Je ne sais pourquoi, il 
me parut qu'une ombre s'étendait là où tout 
à l'heure il y avait du soleil... Cependant, à 
peine je les connaissais. 



i 



t 



XXVIII 



MBffbrs quelquefois arrivait s'asseoir 
sur un banc devant la pelouse. Il 
• apportait des journaux et des livres, 
ou bien il lisait une correspondance toujours 
assez volumineuse: Il lui arrivait d'annoter au 
crayon ce qu'il lisait, ou bien il restait un long 
temps à réfléchir, les yeux perdus devant lui, 
avec ce r^ard lointain qui semblait se perdre 
dans les brouillards. Si, en ce moment, il nous 
apercevait, il se levait du banc et touchait le 
bord de son chapeau d'un geste qui s'achevait 
dans un salut de la main. Quelque chose' de 
simple, de bon et de triste, avec autre chose 
que je n'aurais pu dire, toujours se voyait en 
lui. Otto Bfiers certainement n'était pas un 
homme comme les autres. Et puis la petite 
voiture descendait au jardin. Je disais : — Bon- 
jour, Edwige ! Elle, de son côté, nous appelait 
par nos noms de baptême. 



à 



214 LA CHANSON DU CARILLON 

Rien n'était touchant comme la sollicitude 
du père pour sa fille. Sitôt qu'il la voyait venir, 
son visage soucieux se détendait : il lui appor- 
tait des fleurs du jardin, la caressait, prenait 
soin qu'elle fût bien couverte. Presque toujours 
il se mettait à pousser lui-même la voiture. 

Deux semaines se passèrent et les jours de- 
vinrent pluvieux; Edwige ne descendait plus 
au jardin. Un billet qu'elle fit porter par le 
vieux jardinier nous annonça qu'elle avait pris 
froid et ne pouvait sortir : elle nous priait, 
comme d'une grâce, d'aller passer une heure 
avec elle. Ce fut une petite émotion quand, au 
bout de sa chaîne, grelotta la sonnette rouillée. 
lya vieille dame vint nous ouvrir : elle parut 
heureuse de nous voir. Du moins le pli léger 
d'un sourire dans son grand visage gris nous le 
fit croire, car nous n'aurions pu comprendre 
les quelques mots qu'elle nous dit dans une 
langue qui nous était incoxmue. 

Elle ouvrit une porte : Edwige se souleva 
de la chaise longue où elle était couchée, et, 
avec un petit cri joyeux d'enfant, avança les 
mains pour prendre les nôtres. 

— Oh I je suis tellement contente I II n'y a 



LA CHANSON DU CARILLON 2x5 

ri ■ _. _ ^-^^_^^_ 

entre nous que ce canal et pourtant c'est loin, 
tellement» tellement ! Et vous savez, je n'aurais 
pas voulu repartir sans avoir un peu causé 
ensemble. 

Une partie de l'année se passait ainsi à lui 
chercher le climat qui pouvait le mieux con- 
venir à sa santé. I^es médecins avaient tour à 
tour recommandé la chaleur du Midi, les hautes 
atmosphères des pays de montagnes, Tair salin 
des approches de la mer. 

Klle nous dit que son père était parti la veille : 
il avait à l'étranger ^ des intérêts ^ qui TobU- 
géraient à se déplacer fréquemment, la laissant 
aux soins de M*»® Jackson. Oh 1 une amie, plus 
qu'une gouvernante 1 

Cette fois, elle partirait l'attendre à Marseille, 
d'où ils comptaient gagner ensemble les Ba- 
léares. Elle s'interrompit et tournant la tête 
vers moi : 

— Oh ! je voulais dire..., vous avez fait une 
tellement jolie chose... Mon père a lu le journal... 
A mon retour, si vous le permettez, je viendrai 
une fois... Oh I je sais, je sais, vous êtes une 
grande artiste I 

Je crois bien qu'elle le pensait. 




^ 

t 




«i6 LA CHANSON DU CARILLON 

% ^^__^__ ____^______^^_^_^^^ ^_^_^_^ 

Dans cette grande pièce au plafond élevé, sa 
voix faisait le bruit léger de la girande du parc, 
toute mince et grêle, émoussée parfois d'un peu 
d'enrouement. M"* Jackson alors remontait ses 
couvertures et lui disait quelques mots : peut- 
être elle l'avertissait de ne point se fatiguer et 
Edwige, secouant la tête, avait l'air de l'im- 
plorer d'un sourire pour qu'elle la laissât parler 
encoje. 

C'était autour d'elle l'encombrement d'un 
véritable musée d'histoire naturelle, avec des 
crânes, des cornes, des peaux de bêtes, des ser- 
pents dans des bocaux, des trophées, des pa- 
noplies... Derrière une vitrine s'immobilisait 
le vol empaillé d'oiseaux merveilleux. Bile 
s'aperçut de l'intérêt qu'avaient pour moi ces 
dépouilles conquises sur les flores et les faunes 
du monde. 

— Oh I vous r^ardez ? M. Effers est un 
grand voyageur 1 fit-elle. Et même, ajouta-t-elle 
en riant, on l'apprécie chez nous comme un 
excellent..., comment dites-vous ? cosmographe, 
je crois, hé ? Oh! j'ai grand orgueil de mon 
père. 

I<a vieille dame nous servit une tasse de thé 



^ '-■ 



LA CHANSON DU CARILLON 217- 

et nous restâmes là près d'une heure encore, 
écoutant toujours cette jolie voix frêle d'Ed- 
wige qui était comme la musique d'une âme. 

A la fin, sa tête retomba dans les coussins ; 
elle eut un sourire pâle où lentement mourait 
sa vie et je vis bien qu'elle était allée au bout 
de ses forces. 

— Adieu 1 dit-elle d'un souffle faible, je rentre 
dans ma petite maison. 

C'était si doux, si lointain, si gentil, ce mot 
où elle sembla s'évanouir à nos yeux I 

IfiL dame, encore une fois, la recouvrit, puis 
nous accompagna jusqu'à la rue. 

Deux jours après, le vieux jardinier vint fer- 
mer les volets et, avec le jet d'eau qui s'arrêtait 
et qui à la fois sembla arrêter toute la vie de la 
maison, il nous venait à toutes deux une telle 
tristesse que nous nous mîmes' à pleurer. 



i 



xxrx 




os âmes vivaient dans une maison 
d'images, une maison aux beaux 
vitraux d'illusion... Toute notre petite 
vie ^depuis l'enfance n'avait été qu'illusions ; 
nous avions été tour à tour des petites princesses 
et des petites saintes qui en oubliaient d'être 
simplement de petites filles... Nous habitions 
un royaume chimérique où il n'y avait pas 
de jouets, où il n'y avait que les poupées 
que je faisais avec des chiffons et qui étaient 
déjà des grandes personnes..., un royaume en 
dehors de la durée et de l'espace et qui, pour 
horizon, n'avait que l'infini un peu fou de 
nos rêves... Nous étions la vieille humanité 
amusée de fables et de légendes. Sans doute 
Dieu nous aura pardonné d'avoir un peu com- 
promis les saints de son paradis, en les mêlant 
à des choses trop terrestres... 



220 LA CHANSON DU CARILLON 

Si Bruges est la ville des cloches et de la 
prière, n'est-elle pas aussi la ville du carillon 
qui là-haut, si près des anges, depuis des siècles 
chante sa petite chanson, gaie ou tendre selon 
les heures, la chanson de folie et aussi de sa- 
gesse..., la chanson d'illusion ? On peut bien se 
tromper quelquefois en l'écoutant et peut-être 
il n'y a pas si loin du ciel aux hommes... 

C'était doux de l'entendre du fond de notre 
vie, babiller et rire et sangloter quand le soir 
tombe et que nous étions assises l'une près de 
l'autre, nos mains dans les mains, avec le pro- 
longement, d'elle à moi, d'un même battement 
de cœur. A deux, il nous semblait être plus près 
du sens du mystère qu'était pour nous le 
monde... du mystère que nous étions aussi pour 
nous-mêmes. Les yeux ouverts seulement à 
l'infini qu'elle portait en elle, I/Uce était un es- 
prit en qui l'obscurité des choses parfois s'éclai- 
rait d'étranges lueurs. Elle me dit un jour : 

— Je vois très bien tout là-bas une femme 
blonde qui peint des fleurs sur soie. Bile a près 
d'elle un berceau qu'elle remue du bout du pied 
et où il y a un joli enfant. Et comme ça, une 
fois, le joli enfant n'a plus rouvert les yeux, et 




LA CHANSON DU CARILLON 221 

alors, comme il ne pourrait plus jamais voir les 
belles fleurs qu'elle peignait, elle a pour toujours 
fermé sa boîte à couleurs, comme s'étaient 
fermés les yeux de l'enfant... Ah 1 Sésé, tout 
recommence : c'est moi à présent qui suis celle 
qui ne voit pas et c'est toi qui as rouvert la 
boîte à couleurs de la sœur de grand'tante... 
I^es choses, c'est comme des plantes qui tracent 
sous terre et finissent par porter à distance les 
mêmes fleurs et les mêmes fruits qu'il y avait 
près des racines... 

Comment pouvait-elle évoquer si tranquille- 
ment un tel mystère ? Avec le temps la même 
ancienne chose qui lui avait pour jamais fermé 
les yeux à la vue du monde réveillait, au jar- 
din fleuri de mes soies, le souvenir des belles 
roses qu'avait peintes ma lointaine parente 
blonde... Voilà, j'étais devenue la petite ar- 
tiste classée qu'elle n'avait pu devenir, elle qui 
avait brisé ses pinceaux... 

Tout le monde était allé voir mon saint 
Georges à la vitrine pu M. Hemelryck l'avait 
exposé avant de le livrer à la Confrérie. En 
avait-on parlé dans ce Bruges, où l'on parle de 
^ peu de choses I Même les petits vieux, en 



i 



222 LA CHANSON DU CARILLON 

tirant sur leurs longues pipes de Hollande qu'ils 
manient avec des gestes précieux, en causaient 
dans les estaminets... Il m'arriva une après* 
midi la visite de la présidente d'une exposition 
de Folklore, une des grandes dames de la 
ville... 

Mme la baronne Stasse me fit promettre un 
envoi important... 

Eh bien 1 je n'envoyai rien du tout. 

C'est qu'une immense et inexplicable lassi- 
tude m'avait envahie ; je me trouvai tout à coup 
sans force pour lutter contre le découragement. 
Je portais en moi un chose morte comme si la 
mort de Bruges m'avait touchée au cœur. 
Maintenant que mon saint Georges était ter- 
miné, plus rien ne m'intéressait. Ah 1 monsei- 
gneur, vous m'abandonnâtes bien ces jours-là I 
Votre petite amante mystique fut vraiment 
terrassée par le Dragon sans qu'elle songeât 
même à vous appeler à l'aide... Rêver, croiser 
ses mains comme les petites nonnes, ne plus 
rien sentir et abdiquer, c'était peut-être ce 
qu'il y avait de mieux... Quelqu'un m'avait-il 
seulement aimée ? H m'avait fallu me créer à 
moi-même l'illusion d'tm mensonge d'amour 



••• 



LA CHANSON DU CARILLON 223 

Ah I qu'ils étaient tristes à présent, là-haut, 
les oiseaux du carillon ! 

I/'niusion, oui I Le sortil^e qui vous baise 
aux lèvres, vous mène par la main et vous jette 
en pâture aux larves informes des songes !... 
Bruges, chaque matin, se réveille sur l'oreiller 
d'un moyen &ge hanté par les monstres de ses 
gargouilles... Bruges, la grande pleureuse des 
âges, la berceuse des âmes qu'elle finit douce- 
ment par étouffer au lamento de ses orgues, 
au sanglot de ses canaux, à la musique des 
violes de son Lac d'amour I Est-ce qu'un poète, 
le poète de la mort de Bruges, le délicat prince 
de poésie Georges Rodenbach n'en était pas mort 
lui-même, dans sa jeunesse de gloire et de vie ? 

Elle fut loin, la chanson étemelle de Jean 
Emmanuel, la bonne chanson à laquelle j'avais 
cru... Je me sentais très vieille, inutile, finie, 
sans avoir rien fait... Ah 1 le mauvais orgueil 
peut-être sous son humble vis^e de pauvre 1 
J'écoutais la pluie pleurer dans le canal, comme 
en moi pleurait la vie... Je n'étais plus retournée 
au Béguinage : je n'y avais vu que des ombres, 
moi-même ime ombre parmi elles. Ma pauvre 
I/Uce si plaintivement disait : 



i** 



i 



224 LA CHANSON DU CARILLON 

— Sommes-nous déjà un peu mortes que 
tout soit si noir autour de nous ? Ah 1 Elsée, 
c'est maintenant que je suis aveugle I 

Chaque jour je songeais : « Il faut sortir, 
il faut me remettre dans le courant de la vie... f^ 
Et je m'éternisais dans la vieille maison des 
spectres, la maison où si longtemps la petite 
sirène avait pleuré... Mais voilà qu'un matin, 
sans presque que ma volonté y eût de part, mes 
pas me portent vers l'hôpital : j'entre, je salue 
la sœur, je traverse le jardin. J'étais un peu 
comme une somnambule. Et tout à coup mes 
yeux se rouvrent au massacre fleuri de la Châsse 
miraculeuse. Sous le fer qui faisait couler leur 
sang, les divines martjrres souriaient... Sym- 
bole d'une éternité renaissant de la mort même ? 
I/'âme de Memling m'enveloppa, Memling, pein- 
tre des amoureuses du Christ et qui fait re- 
fleurir du sang les célestes roses mystiques... I^a 
grâce me toucha. Je me sentis revivre. Je me 
serais agenouillée comme pour tm miracle. 

Tout près, dans l'adorable maison des sei- 
gneurs de Gruuthuus, des mains, de jeunes et 
vieilles mains inconnues avaient maillé d'ex- 
quises dentelles, des dentelles de neige et de 



£iMi 



LA CHANSON DU CARILLON 225 

givre... Est-ce que celles-là, simples bonnes 
femmes qui tirèrent de leurs doigts des rosaces 
filigranées comme des orfèvreries de cathédrales, 
n'étaient pas, dans leur art chimérique et frêle, 
de bien autres artistes que moi ?... Cependant 
elles avaient connu la tristesse des grands 
labeurs obscurs et n'avaient point désespéré. 



ï3 




XXX 




OUCBMBNT, à leur exemple, je me repris 
au goût du travail. Bruges avait 
revêtu sa douillette hivernale. C'était 
le mois des grandes solennités de l'I^lise 
correspondant aux tendres fêtes de la famille: 
un cort^e d'heures d'or encadrait l'annonciation 
mystique de la renaissance de la jlumière. Tout 
le jardin sacré des grâces et des vertus, au 
chant berceur du carillon, se remettait à fleurir. 
Sainte Barbe, sainte Cécile, sainte Catherine, 
poudrées de ne^e, descendaient par les che- 
mins blancs du paradis. £t saint Nicolas pré- 
parait les gâteaux de miel pour les petits 
enfants. Saint Êloi, dans sa forge céleste, 
martelait la couronne et le sceptre pour le sacre 
de rSnfant-Dieu. 

En Flandre, l'adorable mystère de la Nati- 
vité divine préside à toute la liturgie des deux 



228 LA CHANSON DU CARILLON 

mois sur lesquels finit l'année. Novembre et dé- 
cembre sont les cassolettes d'encens que les 
anges agitent au-devant de la venue du Sauveur 
et les urnes de bénédictions où, pour la joie 
de la petite Enfance, puisent les grands saints 
familiaux... Jésus naît et semble renaître en 
chaque enfant qui vient aux mamans. 

En mon être spirituel aussi le doux maître 
du monde eut sa Nativité, cette année-là : les 
mortels enchantements rompus, Bruges ne 
m'évoqua plus que cette grâce languissante du 
périssable qui ne se sépare pas de la persis- 
tance des très vieilles villes à vivre. Peut-être 
même n'est-ce là qu'une de ces idées toutes 
faites qui finissent par former pour certaines 
d'entre elles une sorte d'état de sensibilité 
convenue ? En revenant à la vie, je vis que 
Bruges aussi vivait... Je pensais : « Bruges 
simplement a horreur du bruit, de la vie exté- 
rieure, du faste pathétique ; Bruges ne consent 
qu'aux nuances harmonieuses des âmes : il 
lui suffit de s'écouter vivre dans les oiseaux de 
son carillon... p C'était bien là le sens de la 
poésie de Jean Emmanuel et, au sortir des 
ombres, elle m'éclairait de nouveau sur la 



> 



LA CHANSON DU CARILLON 229 

s 

poésie qui était en moi... Je me remis à lire ses 
vers si coupablement négligés : l'esprit a des 
défaillances où, en renonçant à ses meilleurs 
soutiens spirituels, il renonce surtout à lui- 
même. J'avais la gorge desséchée pour m'être 
détournée des fontaines et voilà que, pour mon 
pardon, je connaissais la joie de boire, au cristal 
de roche d'tme buire merveilleusement trans* 
parente, le rafraîchissement de mes papilles 
spirituelles. 

Il y avait là de si délicieuses images comme 
des miroirs où se reflétaient des âmes simples 
restées près de Dieu 1... Enluminures de mis- 
sels, de fabliaux et de vieilles chroniques, 
écrites au lieu d'être peintes, et dont l'encre 
s'arc-en-ciellait d'un éclat doux de vitrail... 
Prismes de la vie en songe et en beauté comme 
des clartés de par delà le réel nimbant des vi- 
sages de jeunes filles, de vieilles femmes et 
d'enfants... Et toujours la viHe élue, la ville 
blessée et qui sourit à travers ses larmes sous 
ses voiles d'or et les longues chevelures vertes 
de ses saules. 

O le joli conte naif des petits pâtres de Flandre 
qui, avertis par l'Étoile, s'en vont par les ha- 



f 



230 LA CHANSON DU CARILLON 

/ 

meaux et les petites villes chantant de vieux 
Noëls et demandant partout si on n'a pas vu 
passer les Rois, comme mes petits bergers à 
moi s'en étaient venus par les canaux, une nuit 
d'Epiphanie I Et le conte de la crèche où des 
grains d'avoine se mettent à pousser en voûte 
pour abriter du froid le petit Enfant-Dieu tandis 
que l'âne salue et que le bœuf joue du basson I 
Fables et S3rmboles qui remuaient nos souvenirs 
du temps où je demandais à Nouche si on ne 
savait encore rien des chameaux qui devaient 
apporter les présents des mages venus d'Orient, 
ce qui lui faisait répondre : 

— Je crois bien que je vois venir le premier, 
à-bas, au bout de la rue t... 




XXXI 




A baguette magique frappa la terre et 
fit jaillir la source. Je commençai, selon 
mon habitude, par faire à la plume et au 
pastel des tas d'esquisses, et enfin quelque chose 
se précisait. Sur un fond de Bruges, dans un 
recul de perspective, des pignons, des tours, 
avec des points de lumière aux fenêtres pour 
marquer la nuit, une nuit bleue et argent, 
comme en rêve. De longs cous de chameaux 
ondulaient parmi les serviteurs éthiopiens. Au 
premier plan, à droite, un enfant de chœur 
vu de dos balançait devant les Rois l'encensoir. 
J'avais bien essayé de les encadrer avec des 
petits pâtres, ceux-ci à genoux comme du peuple 
aux processions, mais ils tiraient trop l'œil et 
faisaient tort au reste. 

D'ailleurs, c'était déjà pas mal compliqué 
comme cela... Il fallut vraiment la compréhen- 




332 LA CHANSON DU CARILLON 

sive <( lucidité » de ma chère l/uce pour me main* 
tenir en haleine. Elle savait par cœur le poème 
de Jean Emmanuel et ne finissait pas de me le 
réciter. Moi, je pensais : « Monseigneur saint 
Georges, vous qui avez terrassé le Dragon, 
apprenez-moi comme il faut que je terrasse la 
mollesse et l'inertie qui me sont naturelles pour 
faire tenir tout ça un peu proprement ». Saint 
Georges m'exauça : sur une perspective à plat, 
comme un fond de tableau, j'obtins un groupe- 
ment. Gaspard le nègre, qui venait le dernier, 
restait engagé en demi-relief ; mais Melchior et 
Balthazar s'avançaient de tout leur corps. Tous 
trois étaient habillés de manteaux et de caf- 
tans d'or, de pourpre, d'améthyste... 

C'était bien étrange tout de même qu'une 
petite artiste comme moi s'avisât de faire, avec 
des soies fluettes, la concurrence aux arts 
« majeurs p , comme disent les gens sérieux I 
L'ensemble offrait à peu près l'apparence d'une 
peinture, d'une orfèvrerie, d'une matière so- 
lide et sculptée... Cependant, ai-je besoin de 
P dire qu'il n'y avait là qu'un dessous de bourres 

sur lesquelles, comme de la chair sur des os, 
j'avais mis tout l'or et l'argent et les pierreries 



LA CHANSON DU CARILLON 233 

de mon art de brodeuse ?... C'était là encore, 
après tout, modeler, un modelé d'illusion et de 
réel transfiguré, selon le précepte de Jean 
Emmanuel... Vâme extasiée de mes Rois chan- 
tait à travers le cantique des tons les plus 
riches et les plus magnifiques que j'avais pu 
trouver. 

Après l'exposition du Folklore qui avait 
réussi, on parlait maintenant d'une prochaine 
exposition d'art féministe à Bruges. Cette fois 
la baronne Stasse délégua vers moi le bon abbé 
Sondag pour obtenir une promesse de partici- 
pation formelle. Dame ! je fus flattée. J'étais 
trop heureuse de les obliger l'un et l'autre en 
me donnant à moi-même la satisfaction de 
tenter la fortune... I<'abbé s'était montré par- 
ticulièrement enthousiaste de mon Epiphanie. 

Je suis bien obligée de le dire, ce fut un vrai 
succès. Mes Bonnes femmes et mes Petits ber- 
gers, qu'on voulut bien appeler ma « première 
manière ^, — rien que cela — trouvèrent acqué- 
reur dès le premier jour. La baronne elle-même 
m'avait persuadée d'en demander im prix assez 
élevé et je l'obtins. C'était à ne pas croire. 
J 'avais fait prier, par M. Hemelryck, la Conf ré- 



234 LA CHANSON DU CARILLON 

rie de laisser exposer mon Saint Georges. En- 
fin j'avais envoyé mes Trois Rois. Tous les 
journaux m'accablèrent de tels éloges que je 
n'aurais pu les entendre s'ils m'avaient été 
adressés de vive voix. Je fus présentée à un mi" 
nistre de je ne sais plus quoi et qui se montra 
fort étonné quand je lui dis qu'il fallait voir 
mes « poupées » à une certaine distance, comme 
de la peinture. Je ne les appelais pas autrement 
quand on m'en parlait. Et c'était vrai : ce n'était 
pas autre chose que des poupées, bien que l'am- 
bition me fût venue d'en faire tm peu plus que 
des chiffons habillés en leur donnant cette fa- 
meuse « couleur d'âme ♦ qui, peut-être, n'était 
qu'une question d'optique. 

Je ne fus pas grisée : je demeurai tranquille 
au milieu de tout ce petit tapage ; je goûtais 
surtout en pensées la joie des deux mois que 
j'avais consacrés à mon dernier ouvrage. 
C'étaient les mois saints de notre petite 
enfance, les mois où si souvent nous avaient 
visitées les saints anges de l'illusion chré- 
tienne. Quel miracle de la foi était pour 
nous la descente de l'âne à saint Nicolas 
par la cheminée et, au matin de Noël, la crèche 



LA CHANSON DU CARILLON 235 

en massepain, le petit Jésus en fondant rose, et 
l'arbre décoré de miroirs, de bougies, de rubans 
et de verroteries... Mais qu'il y avait loin déjà 
de tout cela I... Peut-être nous n'avions com- 
mencé à devenir des enfants qu'en devenant 
de grandes personnes. 

Ma joie, au surplus, se doublait en celle qui 
autour de moi la reflétait : Nouche, I^uce, ma- 
man elle-même qui enfin consentait à dégeler, 
me faisaient chaud au cœur. C'était doux de 
me dire que je devenais le centre d'une petite 
hujnanité qui mettait sa confiance en moi. Je 
ne puis dire combien j'étais remuée à la pensée 
que l'art eût eu cet effet de resserrer les vieux 
liens de la famille entre nous. 

Soudain, une surprise : un M. Jacobsen écri- 
vait au secrétaire de l'exposition qu'il avait lu 
des journaux où il était parlé de mes Trois Rois. 
Il me faisait demander l'autorisation de laisser 
photographier l'ouvrs^e, en vue de l'acheter. 
Je consentis naturellement et un photographe 
se présenta un matin. Je ne savais encore ce 
que mes soies allaient donner devant l'appareil. 
Ce fut l'impression d'tme matière rugueuse et 
assez informe, comme la glaise à coups de pouce 



I 



236 LA CHANSON DU CARILLON 

d'une maquette, mais qui permettait de se 
rendre compte du mouvement général. Dix 
jours ne s'étaient pas passés que le mystérieux 
correspondant m'envoyait un billet de mille 
francs — vous avez bien lu — comme prix de 
mes Rois, « si toutefois, comme il me l'écri- 
vait, je jugeais ce prix suffisant ». Mille francs I 
Je fus tenté de le plaindre, comme pour un 
marché de dupe. 

Rien n'égale ces premières satisfactions du 
succès, surtout si, derrière, il y a des vies qui 
s'en réjouissent avec vous et peuvent y trouver 
un allégement à des épreuves quotidiennes. 

Naturellement, nous nous livrâmes à toutes 
sortes de suppositions pour savoir qui pouvait 
être ce M. Jacobsen, s'il était jeune ou vieux, 
s'il ressemblait à notre Saint-Georges, etc. La 
première de ses lettres était datée de Dresde ; 
la seconde, celle qui renfermait le billet, por- 
tait le timbre de Cologne : M. Jacobsen semblait 
avoir la manie des déplacements. l/cs Trois 
Rois lui furent expédiés à une troisième adresse 
qu'il donnait à Paris. Il n'eût pas mieux fait 
s'il avait voulu dépister nos recherches. Tout 
cela nous parut un peu singulier sans trop 



% 

i 



Mik 



LA CHANSON DU CARILLON 237 

nous déplaire, comme la petite aventure d'une 
sympathie généreuse et qui entend demeurer 
secrète. J'avais gardé l'enveloppe avec ses ca- 
chets ; mais ces cachets eux-mêmes, marqués 
d'un S sans analogie avec les initiales de l'ac- 
quéreur, ne faisaient que sceller son incognito 
volontaire. Il fallut bien admettre, à la fin, 
que M. Jacobsen avait des raisons pour ne pas 
se laisser découvrir. Nouche, qui était mêlée 
à toutes nos conjectures, varia entre l'hypo- 
thèse que c'était un vieux monsieur qui avait 
dû nous connaître à l'époque de notre fortune 
nomade et celle que c'était, au contraire, une 
manière de prince Charmant qui viendrait me 
demander en mariage un jour très prochain. 

— Eh bien I s'écriait l/uce, tu lui répondras, 
quand il viendra, que nous ne nous marierons 
jamais l'tme sans l'autre... 

Moi, avec un tremblement au cœur, je son- 
geais à quelqu'tm qui était parti depuis long- 
temps, à quelqu'un qui peut-être, après si 
longtemps, s'était souvenu de la petite Elsée 
toujours griffonnant des dessins sur ses cahiers. . * 
J'aurais volontiers renoncé au beau billet de 
mille pour un mot, un seul mot qui l'eût trahi... 



238 LA CHANSON DU CARILLON 

De quelle joie alors je serais allée au-devant 
de la bonne intention en disant : 4e Je ne veux 
rien, mon papa. Prends, puisque c'est toi et que 
ça te plaît..., je suis bien assez payée comme 
cela. » 

Entre Luce et moi, ce fut un secret délicieux 
où même Nouche, cette fois, n'eut point de 
part. Ah 1 si nous avions osé en parler à ma- 
man I Si, de nos bouches frémissantes, ce cri 
avait pu partir : « C'est lui qui nous revient ; 
n'en doute pas... p Mais, la peur d'être 
emportées par tme illusion, la crainte surtout 
d'abuser ce cœur trop crédule et qui d'un tel 
coup ne se fût plus remis... Il fallut bien garder 
pour nous un émoi trop cher et qui ne consentait 
pas tout de suite à nous abandonner. Du reste, 
M. Jacobsen ne nous écrivit plus : nous fo- 
râmes même si le colis, à l'issue de l'exposition, 
était arrivé à sa destination. 



f 



SE rend-on bien compte de ce que peut être 
l'intime satisfaction d'tme jeune artiste» 
sans grande confiance en elle, et qui, 
presque du premier coup, trouve dans ce 
qu'elle fait la cause d'un grand bonheur ?... 
On allait pouvoir vivre, goûter un peu d'allé- 
gement après les dures épreuves. Il était 
temps : notre garde-robe, à bout, ne pouvait 
plus disputer à l'usure une trame élimée, sans 
fond pour les reprises... £t puis le boucher, 
l'épicier, le boulanger... Ah 1 ce qu'il y a 
d'amour-propre rassuré- dans une pile de bon 
linge qui rentre dans les armoires et quel 
réconfort, pour le courage quotidien, procure 
un simple et moelleux tissu où l'on aura chaud 
l'hiver !... Car c'était bien l'hiver encore une 
fois, un hiver de Bruges, avec le vent de mer 
qui corne au bout des rues, avec là-haut les 



à 



É*Ma 



f 




240 LA CHANSON DU CARILLON 

petits oiseaux du carillon gelés et dont les 
flûtes n'ont plus que des sons bouchés... 

Il y eut du charbon pour les chambres : ma- 
man, qui n'allumait plus pour éviter la dépense, 
put se chauffer à un feu de bûches... Notre 
poêle, à nous, ronfla dans la grande cheminée 
qui traversait le grenier enfin réparé et où ne 
grondait plus la Bête... Petit bonheur étroit 
peut-être, mais qui s'accompagnait de l'assu- 
rance que la pauvre Nouche, épuisée de priva- 
tions et de fatigues, allait enfin pouvoir se re* 
poser. Elle avait bien vieilli, la maman « mi* 
neure p : la ruine qui avait frappé l'aïeule, la 
pauvre chatte Aladine paralysée comme elle 
et l'antique Alifax ratatiné sur son perchoir, 
avait aussi courbé l'arbre qui à ses rameaux 
avait porté notre enfance. Ce ne fut pas sans 
peine, toutefois, qu'elle accepta une aide qui 
viendrait faire tous les matins le gros du mé- 
nage. Je retardai l'heure à la pendule pour 
la retenir au lit ; mais elle s'aperçut de ma 
supercherie et, comme par le passé, s'obstina 
à se lever au jour. 

Je crains bien que les belles personnes riches 
qui liront cette histoire n'en trouvent les dé- 



LA CHANSON DU CARILLON 241 

tails un peu vulgaires. Cendrillon elle-txiême, 
toute princesse qu'elle devint, commença pour- 
tant par la cuisine. Et puis, quand, point à 
point, comme moi, en brodant mes saintes 
Vierges et mes saints Georges, on a fini par 
égaliser d'un peu de quiétude la maison, 
on est bien tentée aussi de le raconter point 
à point, comme si la vie encore était une 
broderie où, à force d'application, les fils d'or 
et de soie tout de même à la longue se mêlent 
à la grosse laine... Toute la poésie n'est pas dans 
la chimère : il en est une autre qui est faite de 
tendre et forte réalité quotidienne. Et non 
moins que la brioche, le bon pain frais sur la 
table a une odeur de saintes vertus domes- 
tiques... 



16 




xxxin 



NON, je n'ai pas envie de rire en me rappe- 
lant la considération qui m'échut tout à 
coup du côté de maman. Elle, qui vivait 
isolée dans son appartement, arrivait mainte- 
nant me voir au travail. Comme toutes les 
jeunes filles, elle avait fait autrefois de la bro- 
derie ; mais jamais elle n'avait eu l'idée qu'avec 
des points de chaînette et des points d'armes 
et des points au passé, on pût obtenir une illu- 
sion d'art payée à l'^al de vrais tableaux... 
Et voilà que justement cette illusion d'art fai- 
sait de moi la poule aux ceufs d'or de la famille... 
J'étais entourée de petits soins. H vint des plats 
plus fins sur la table. Un jour que je m'étais 
enrhumée, je fus malade d'avoir pris tous les 
laits de poule que me fit maman. 

Personne, du reste, n'était plus désintéressée 
qu'elle. Et, bien plutôt que l'argent, une petite 



244 ^^ CHANSON DU CARILLON 

faiblesse d'amour-propre qui surtout la rendit 
sensible au talent qu'on me prêtait et qui 
faisait sortir de l'ombre un nom qu'elle avait 
porté autrefois si fièrement. 

Ce fut comme la fin d'un exil des coeurs. Nous 
la vîmes se rattacher à l'existence par ce qui, de 
ma petite vie d'ouvrière, se prolongeait en la 
sienne. Voilà-t-il pas, en efiFet, qu'au jardin dé- 
licat de mes soies soudain elle prenait le goût 
de l'art que je faisais moi-même. Il y eut 
chez elle la floraison des mêmes germes 
endormis que j'avais reçus de notre lointaine 
parente... Elle aima manier mes écheveaux et 
voulut essayer de broder à son tour. Nouche 
lui monta la cage d'Alifax..., pauvre Âlifax 
qu'on devait trouver un matin, à quelque 
temps de là, les pattes raidies et tout froid 
près de sa mangeoire. I^ portrait qu'en fit 
maman, du moins, perpétua le souvenir de ses 
belles couleurs et de sa méchanceté. 

J'étais la petite ouvrière qui, toute la se- 
maine, fait aller ses mains... Mes dimanches en- 
suite étaient délicats et monotones, dimanches 
derrière la vitre ou à l'élise, dimanches de 
promenade aux remparts et au Béguinage. 




LA CHANSON DU CARILLON 245 

Le gel filigranait les arbres ; le Lac d'amour 
tintait sous nos patins... Et puis s'allumait 
la lampe des soirs : j'avais loué un petit orgue : 
la vieille demeure des ombres m'écoutait jouer 
dans la nuit. Quelquefois venait le grand ami, 
Jean Emmanuel. Oh alors I la maison était en 
fête I II nous lisait un poème nouveau... Même 
l'araignée dans son coin écoutait. Nous avions 
bon au cœur. 

Détente des âmes, douceur monotone de 
vivre dans une petite arche sauvée des eaux. . . 
Là-haut la pauvre mère-grand, mi-partie déjà, 
semblait se retenir à la vie par le goût con- 
solant des petites gourmandises qui étaient 
maintenant rendues. Nouche lui faisait des 
patiences ou la roulait dans son , fauteuil 
jusqu'à la fenêtre d'où elle avait vue sur une 
mince coulée de ciel entre les toits, dans un 
recul de perspective. N'était-ce vraiment pas 
un peu comme si une des bonnes fées auxquelles 
nous avions cru si longtemps s'était enfin in- 
téressée à nos malheurs ? H y avait comme 
cela une histoire où la jolie fée Tuhpanpan, la 
plus petite des fées, à chaque regard qu'elle 
laissait tomber autour d'elle, changeait en tas 



; 

4 



246 LA CHANSON DU CARILLON 



de pierres précieuses, par S3rmpathie pour les 
vertus de Bobonne, la détresse de l'infime chau- 
mine dans laquelle se mourait le vieux char- 
bonnier. 

Nous n'avions encore, nous, il est vrai, que mon 
fameux biUet de mille pour nos petits miracles 
quotidiens... Il alla tant qu'il put ; quand il 
n'en resta plus qu'une pièce de cent sous, 
Nouche la noua dans un sachet qu'elle porta 
à la Vierge, I^a Vierge, pour un vieux cœur 
confiant comme le sien, n'est-elle pas la meil- 
leure et la plus constante des fées ? I/)rsque, 
à deux jours de là, M. Hemerlyck m'apporta 
une provision de cinq cents francs sur une 
commande nouvelle, l'arche, d'un coup de barre, 
remonta. Nouche ne douta jamais que son 
offrande n'eût été agréée. 

Ce fut une fin d'hiver terriblement occupée ; 
je ne finissais pas de broder... J'aurais bien 
voulu faire autre chose que des bannières, mais 
la vogue était là : on ne cessait pas de m'en 
demander. J'étais devenue une petite servante 
f du bon Dieu brodant à la porte du paradis. 

^ Notre isolement, d'ailleurs, était toujours le 

même. A part Jean Emmanuel, le bon abbé. 



■>» 



È 



LA CHANSON DU CARILLON 247 

' I - — 

quelques béguines en visite, à part aussi la ba- 
ronne Stasse, tout à fait charmante, et qui ar- 
rivait me commander çà et là de petits travaux, 
la neige pouvait bien faire des petits tas devant 
la porte, il n'était pas nécessaire de la balayer : 
les maisons de souvenir comme la nôtre s'ac- 
commodent mal de visages nouveaux. Sans 
cesse nous r^rettions notre chère Edwige, re- 
partie d'un coup d'aile pour les patries incon- 
nues. H nous arrivait alors de l'appeler par son 
nom, comme si de loin elle pût nous entendre. 
Edwige I Edwige 1 Ah I que ces syllabes mélo- 
dieuses s'harmonisaient doucement à la mu- 
sique du carillon I Mais que celui-ci était triste 
ensuite, triste au point que la folle cantilène des 
oiseaux de la tour risquait de finir en san- 
glots I 

Edwige ! tendre image au charme nostalgique 
et qui nous évoquait une de ces petites prin- 
cesses frêles qui, sous les dais filigranes des 
vieilles chapelles, semblent retenir entre 
leurs mains jointes les morceaux d'un cœur 
brise... 

L'hiver, qui maintenant faisait, aux petites 
saintes Vierges du coin des rues, des douillettes 



f 



248 LA CHANSON DU CARILLON 

de neige, filait aussi les lins blancs sous les- 
quels s'était endormie la maison du parc... Un 
linceul recouvrit le canal. Si loin qu'on voyait, 
les toits étaient capuchonnés de neige ; de fines 
guipures dentelaient la bretèche sous nos fe- 
nêtres. Ht des servantes à capelines de laine 
encore une fois poussaient les traîneaux des 
petits enfants qui revenaient de l'école ou des 
vieilles dames qui partaient entendre les offices, 
un couvet sur leurs genoux. C'était doux comme 
un rêve, au fond d'un grand silence... Et seule- 
ment là-haut, dans l'air, l'heure qui, à coups 
égaux, dégelait, semblait tournoyer avec les 
flocons... Et ensuite, on n'entendait plus rien, 
comme dans un puits. 

Soudain, ce fut, sans cause, le retour du 
mauvais enchantement... L'ennui morne de 
l'universelle mort blanche encore une fois 
m'enveloppa. J'essayai de réagir, je fermai 
mes rideaux, j'espérai pouvoir travailler à la 
lumière des lampes. Mais la lumière intérieure 
était morte ; l'hiver, sur les vitraux, avait clos 
les volets. Mon « moi ^, las, usé, comme un 
vieux chien, grelottait dans l'âtre éteint. Cette 
fois, je pus croire que tout était bien fini. 



LA CHANSON DU CARILLON 249 

Une nuit, je fus la proie d'un cauchemar 
afibreux... Des cris de bêtes, des clameurs ivres, 
des tapages de musiques emplissaient la rue. 
Tous les monstres semblèrent descendus des gar- 
gouilles, les cryptes avaient vomi leurs larves... 
A la porte de la maison, un squelette en man- 
chettes de dentelles raclait une guitare.. I^à- 
bas, la petite sainte Vierge du coin de la rue, 
par crainte d'un sacrilège, avait soufflé ses deux 
petites bougies... Une éternité s'écoula et puis 
le diabolique vacarme décroissait... Il n'y eut 
plus que des voix lentes, caverneuses, venues 
des confins de la ville et qui se lamen- 
taient : 

« O Seigneur, disaient-elles, nous sommes la 
folie et l'orgueil ; nous sommes la mauvaise 
nuit... Nous arrivons du fond des âges... Nous 
marchons depuis le jour maudit où Caïn tua 
Abel. O maître redouté, nous sommes la ver- 
mine infiniment renaissante du néant : nous 
avons soif de délivrance, nous aspirons au ra- 
fraîchissement des fontaines... Dieu clément, 
entends notre plainte étemelle... Donne-nous 
la force d'étouffer en nous notre orgueil, cause 
de toutes nos afflictions... ^ Ils s'avançaient 





250 LA CHANSON DU CARILLON 

par longues files, portant le bourdon et la 
coquille. 

Je me réveillai toute glacée. Très loin, très 
haut par-dessus la grande lamentation, une 
étoile brillait, un frisson frileux de crépuscule 
d'aube. Et une note montait, le frêle cristal 
d'un calice heurté par l'aile d'un séraphin... 
Cloche 1 Petit miracle de la délivrance, métal 
infiniment pur I Symbole des âmes chrétiennes ! 
Ce fut comme si la mietme s'ouvrait aux grâces 
de l'Orient... Mes roses intérieures refleurirent, 
mouillées de la bonne rosée... Il y plut de l'au- 
rore et de l'innocence... Je crus revivre d'un 
long moyen âge cependant que, là-bas, au 
détour de la rue, se déchirait la plainte de la 
guitare et qu'en suprêmes remous d'orgueil, 
de fureur et de péché, expirait avec elle la 
nocturne mascarade... Et je me rappelai que 
c'était le matin du Mercredi des Cendres. 

Toutes les cloches, par-dessus la fuite des fan- 
tômes, maintenant sonnaient leurs frais allé- 
luias de cristal et d'argent... Sans éveiller la 
maison, je m'habillai et allai demander au prêtre, 
agenouillée sur les dalles, la croix de poussière 
en signe de mon humilité tardive... Est-ce que 




LA CHANSON DU CARILLON 251 

moi aussi, comme les pénitents de la mauvaise 
nuit, je n'avais pas péché par orgueil et par 
folie ?... J'avais été le vain petit fantôme ba- 
riolé qui dansait et jouait de la guitare sous le 
balcon de mes chimères... 



M 



a 
M 



XXXIV 



Y"^ ANS un ciel rose, Pâques, comme une 
I I aube d'annonciation, se leva. I^es pi- 
-*— -^ geons, comme des Saint-Esprit, avec 
leurs battements d'ailes secouèrent les premiers 
chatons des arbres... I^e Bon Dieu encore une 
fois avait fait le geste et tout recommençait. 
I/'air, sous le petit vent léger, sembla une éter- 
nité repeinte à neuf... Et les cloches ensuite 
sonnèrent à volées, clairs airains aux timbres 
d'or et d'argent, vieilles petites cloches rouillées, 
chantant l'hosannah de tour en tour... Il passait 
aussi de gros petits bourdons qui, en ronflant, 
annonçaient le retour du printemps. Pâques d'en 
haut et Pâques d'en bas 1 I^e premier cerisier se 
mit à fleurir ; l'ombre des lilas émailla les vieux 
murs. Et, un matin, dans le parc reverdi, sous 
nos fenêtres, le jardinier arrivait ouvrir les 
fenêtres. Quelle joie quand Edwige, de sa petite 



254 LA CHANSON DU CARILLON 

voiture, nous envoya le salut de retour 1 Pres- 
que aussitôt elle me fit porter, par M™« Jackson, 
ce billet : 4 J'ai fait des ascensions : j'en rêve 
une autre, beaucoup plus, monter à votre 
studio... Ne vous inquiétez pas : j'aurai des 
ailes. ^ Je répondis d'un mot : 4 Les nôtres 
iront au-devant, venez... » Et dans l'après- 
midi, Otto Efifers lui-même la descendait de 
voiture à la porte de la maison et, toute mince 
et légère comme tme enfant, la montait jusqu'à 
notre palier... Nous comprîmes alors de quelles 
ailes nous avait parlé Edwige. C'était curieux, 
ces mains d'homme qui si bien savaient se 
ouater de tendresse pour l'asseoir dans le 
fauteuil I Je n'avais jamais vu un autre homme 
manier une petite chose vivante d'un geste 
plus délicat. Elle-même disait en riant : 

— Je suis un objet tellement, comment 
dites-vous ?... fragile, n'est-ce pas ? Oh 1 une 
petite Sèvres... Il n'y a que mon père qui ne me 
casse jamais... 

Et tout de suite elle âe mettait à regarder 
autour d'elle, d'une petite curiosité frémis- 
sante : 

— Oh ! comme c'est vous ici I Je voyais ça 




LA CHANSON DU CARILLON 255 

tellement comme ça, là-bas... Une fois, une 
persoime disait à ce monsieur qu'elle aimait , 
beaucoup votre art et qu'elle voulait... 

— Oh 1 je sais, dit Luce un peu follement, il 
s'appelle Jacobsen... 

— Jacobsen, vous dites, I^uce ? Et pour- 
quoi vous croyez que c'est lui et pas un autre ? 

— C'est que M. Jacobsen a écrit à Elsée... Et 
même il lui a acheté les Trois Rais. 

— Oh 1 est-il possible ? H achetait les Rois 
et il me le disait pas I Seulement il vous aimait 
beaucoup, ce monsieur, n'est-ce pas, mon 
père ? 

Tous deux se regardèrent un instant : je 
n'aurais jamais cru que cette sérieuse Edwige 
pût avoir tant de malice dans l'œil. Peut-être 
elle avait des raisons de trouver ce Jacobsen ri- 
dicule. M. Effers, lui, n'avait rien dit, comme si 
l'histoire fût pour lui sans intérêt. On n'en eût 
plus parlé si tout à coup il n'était arrivé cette 
chose extraordinaire. Luce, qui était assise 
près d'Edwige, lui prit la main et la posant sur 
son front, s'écria qu'elle savait bien mainte- 
nant que c'était M. Effers qui avait acheté les 
Kois. 



256 LA CHANSON DU CARILLON 

Le mouvement fut si imprévu que j'en restai 
clouée sur place, ne sachant que dire. Je me 
sentais humiliée de la présence de M. Effers. 
Edwige paraissait un peu gênée aussi, comme si 
elle regrettait, à présent, son allusion à Jacob- 
sen. 

— O Edwige I m'écriai- je, vous ne me ré- 
pondez pas I Serait-ce donc possible ? 

Je ne puis dire combien elle fut charmante 
en me demandant pardon pour n'avoir pas gardé 
le secret. 

— C'est que je voulais tellement avoir une 
chose de vous, Elsée ; mais par délicatesse, à 
cause de ce pauvre petit argent, mon père tou- 
jours disait : « Il vaut mieux que ce soit Jacob- 
sen qui lui écrive... Elle sera plus à l'aise pour 
accepter ». Oh 1 il faut m'excuser. Est-ce que 
je vous ai fait de la peine ? 

Non, c'était un autre sentiment, l'ennui peut- 
être d'une pauvre petite comme moi pour ce 
« pauvre petit argent » qui venait se mêler à 
notre amitié, un peu aussi le renoncement à 
l'espoir que papa aurait pu être le mystérieux 
correspondant... Edwige me tendit les mains et 
moi je l'embrassai, disant : 




LA CHANSON DU CARILLON 257 



— Mon cœur aurait dû deviner... C'eût été 
si bon si j'avais su I Je vous l'aurais ofEert. 

Elle frappa dans ses mains et, d'un petit air 
de triomphe, se tournant vers son père : 

— Nous l'avions pensé I Si 1 Si 1 tout de 
suite l Et alors c'était mieux que Jacobsen 
vous écrivît... 

k^^M. Effers, qui avait assisté à cette petite 
querelle amicale en souriant, eut un mot dé- 
licat: 

— Nous n'aurions pu vous être plus obligés 
que nous ne sommes... Nous sommes si heureux, 
croyez. 

En hâte, Nouch^ et moi, avions mis un peu 
d'ordre dans la pièce pour les recevoir. Mais 
l'ordre, avec les écheveaux de soie, et les bo- 
bines d'or et d'argent roulées en tous sens, avec 
les dessins en rouleaux sur les tables, avec la dé- 
bandade des outils de travail, était encore si 
voisin de la sainte poussière que, dans le carré 
de grand soleil de la fenêtre, c'était comme le 
reste de mes ors de Saint Georges qui, en spira- 
lant et en vibrionnant, semblait remonter en 
paradis... 

— Pourvu que M. Effets ne s'asseye pas sur 

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258 LA CHANSON DU CARILLON 

le canapé I pensaî-je tout à coup en m' aperce- 
vant qu'Aladine, qui faisait sa mue de vieille 
chatte, s'était épilée sur les coussins. 

Pan 1 pan I le bâton d'or du petit chef 
d'orchestre invisible frappa deux coups au 
carillon. Une seconde, la flûte et le hautbois 
s'accordèrent ; une clarinette fit un petit couac ; 
un tambour vaguement ronfla. Et puis d'une 
fois, la sjrmphonie partait, flf res, hautbois, cors, 
sistres, boimet chinois, cymbales, rattrapés main- 
tenant par la flûte, la clarinette et le tambour. 
Cela sotmait comme de la grêle d'or et de cristal 
dans des bassins de cuivre, comme du grésil 
d'arc-en-ciel sur des miroirs d'aurore. De toute 
sa hauteur, la tour, dans l'air léger et clair, 
vibrait, frémissait comme une table d'har- 
monie. Et nous étions là tous quatre, dans un 
silence charmé, écoutant cette musique tomber 
du ciel. Parfois les ondes d'or et de cuivre 
s'enflaient avec des mesures plus longues, 
comme une messe du Saint-Esprit. I^ basson 
filait des sons graves ; des gongs tapaient des 
poings... Mon Dieu 1 j'avais entendu cela cent 
fois et pourtant il me semblait que c'était la 
première. I^ vis^e ^d'Edwige exprimait une 



LA CHANSON DU CARILLON 259 



si grande joie 1 M. Effets aussi semblait éprouver 
une sensation si heureuse 1 Doucement la mu- 
sique s'éteignit en vibrations décroissantes ; 
l'heure sonna, nette, métallique ; et il éleva la 
main : 

— La chanson qui ne finit pas, disait-il. 

Oh I comme le mot eût fait plaisir à Jean 
Emmanuel... Edwige, la tête un peu penchée 
vers l'épaule, semblait écouter encore quand 
déjà l'heure avait fini de sonner... Nous l'avions 
pourtant entendue si souvent, la vieille chan- 
son qui ne finit pas... Mais il est des heures spi- 
rituelles, des heures d'intime communion où 
trois ou quatre personnes dans une pièce, sans 
parler, se sentent penser en même temps la 
même chose... Aucune, en tous cas, de celles qui 
étaient là, ne devait oublier le silence qtii suivit 
le mot de Otto Effers, un de ces silences où on 
est si loin, si près, et où il passe un ange, comme 
disait Nouche... 

Ensuite la vie, le sourire renaissaient. Ed- 
wige désira savoir mes projets : je lui montrai 
une Atmonciation où, en souvenir de l'aide que 
j'avais été si fortuitement, en souvenir aussi 
du Memling qui nous avait valu la visite du 



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260 LA CHANSON DU CARILLON 

cousin cuir de Cordoue, j'avais brodé à ma 
ressemblance, d'après le miroir, un véritable 
ange, tout en soies d'azur et d'argent, avec les 
ailes et le lys fleuri... Elle prit une joie d'en- 
fant à me reconnaître. Elle ne se lassait pas 
d'étudier mes points, se faisait expliquer les 
dessous, les reliefs et tous mes petits secrets 
d'art en s'excusant d'être si curieuse. Son vif 
et clair esprit saisissait tout d'emblée. Elle 
m'appelait sa petite fée : elle me disait fran- 
chement que jamais elle n'aurait cru i>ouvoir 
un jour s'intéresser à de la broderie. Et c'étaient 
toujours des : « Oh 1 dites-moi encore... » avec 
lesquels elle se renseignait sur l'éveil en moi 
d'un goût si spécial, sur mes commencements. 
Elle aussi avait aimé les histoires qu'on dit 
aux petites filles ; mais dans son pays d'en- 
fance, c'étaient moins des histoires de fées que 
de petites elfes, de sirènes, de walkires, de far- 
fadets, de géants des pôles en des palais de 
glaces et que des nains partaient combattre... 

— Alors, fit lyuce très gravement, il n'y a 
pas de prince Charmant chez vous ? 

— Si, si, I/Uce, répondit-elle sérieusement 
aussi en regardant son père, il y a des princes 



LA CHANSON DU CARILLON 261 

Charmant, mais ils sont toujours en voyi^e... 

— Les nôtres sont devenus trop vieux, fit 
lyuce ; nous ne les aimons plus. 

M. Bffers se mettait à rire un bon coup. 

Maman, là-dessus, nous faisait prier de des- 
cendre prendre une tasse de thé. M. Effers reprit 
Bdw^e dans ses bras et la porta jusqu'en bas, 
tout cela si simplement, de la même simpli- 
cité qu'il mettait en toute chose... Il suffisait 
pourtant de l'entendre ime seule fois parler 
pour lui reconnaître une intelligence vraiment 
cultivée. Personne ne cherchait moins l'effet ; 
il semblait dénué de toute vanité. Comme, 
en somme, Otto Effers parlait peu, maman, qui 
se souvenait toujours de papa, le trouva plutôt 
terne. 



CB fut là comme tme petite famille qui 
vint s'ajouter à l'autre, mais tme fa- 
mille née de nous-mêmes à travers le 
miracle charmant d'un printemps de Bruges... 
Douceur infinie de la lumière et de l'ombre, du 
vent venu de la mer et de la tendre vie végé- 
tale épanouie sous la palpitation des ciels lilas... 
Doue ur des après-midi fluides, irisées, tièdes, 
où même le lourd chevet de briques des églises 
se diaphanéise, où il pleut des duvets de cygnes 
et des étamines de fleurs, où la rue s'indécise 
d'irréel... Douceur aussi de ne pas se sentir 
trop vivants, sensibiUsés plutôt d'images in- 
certaines dans la grâce un peu morte, le charme 
finement mélancolique de tant de choses 
lointaines... Alors se révèle un prestige senti- 
mental tel qu'il n'en est peut-être pas de com- 
parable au monde. 







264 ^^ CHANSON DU CARILLON 

Presque chaque jour, aux heures déclinantes, 
nous sortions avec Edwige ; M. ESers parfois 
nous accompagnait et poussait la petite voi- 
ture. D'autres fois, un landau, loué dans le voi- 
sinage et conduit par un vieux cocher prudent, 
nous menait jusqu'en dehors de la ville. Com- 
ment exprimer cela ? Il me semblait que j 'avais 
à présent près de moi une autre petite sceur 
lyuce, mais une l/uce qui voyait, elle I I^es 
yeux d'Edwige furent de frais et délicieux 
miroirs où se reflétaient les miens, où je r^ar- 
dais se jouer la vie des images, où ma vie à moi 
se réfléchissait. I^a joie, l'émerveillement, une 
extrême sensibilité y faisaient monter cette eau 
des émois intérieurs qui anime certains regards 
d'un orient profond de pierreries vivantes. Ce 
fut pour moi comme un prisme où s'éveillait 
une vision nouvelle des choses, la vision heu- 
reuse, subtile et jeune, d'un monde que je 
n'avais pas vu encore. Je compris mieux ce 
qu'il y a de vitalité originelle dans le prodige 
quotidien de la lumière. 

Elle avait un sens délicat, métaphysique des 
choses : ses idées me charmaient et m'éton- 
naient. 4 Le monde est sorti d'un r^ard de 



LA CHANSON DU CARILLON 265 

Dien, me dit-elle une fois que nous prenions 
le thé dans le parc, et ce r^ard est devenu la 
lumière étemelle... » Et tout de suite, se repre- 
nant, d'une délicatesse infinie : ♦ O pardon, 
Elsée 1 C'est tellement triste pour vous d'en- 
tendre parler de cela, puisque I^uce... » 

Luce entra sans qu'elle pût achever et lui 
effleurant la bouche de ses doigts : 

— Puisque I^uce ne voit pas, n'est-ce pas 
cela ? fit-elle avec cette devination qui était 
ses yeux spirituels et leur permettait de voir 
l'invisible. 

— Mais, ajouta-t-elle avec malice, I^uce a la 
seconde vue... 

— Elle va bien plus loin 1 fit Edwige. Elle 
va de l'âme jusqu'au plein ciel 1 

EUe redevint grave et dit subtilement : 

— Non... Elle voit se refléter le ciel au fond 
de l'âme. 

Edwige r^ardait vivre la lumière comme une 
chose qui aurait une vie presque humaine, en 
dehors de toute idée de forme et de couleur, 
alors que, pour moi, la lumière ne se séparait 
pas d'une matière définie qui avait un dessin 
et des tons. Elle était venue à la vie 4 dans 



â 



266 LA CHANSON DU CARILLON 

un pays de miroirs p, comme elle disait... 

— Et où les gens ont des miroirs à la place 
d'yeux, disais-je de mon côté en riant. 

— Oui, oui, c'est cela... 

Elle évoquait aussi parfois des aspects de sa 
vie lointaine sur un ton presque confidentiel. 
Elle ajoutait que la lumière de Bruges avait 
été pour elle comme un peu d'une sensation 
retrouvée. Non, pas même Venise ne lui avait 
procuré cela... Et elle parlait toujours de cette 
lumière qui était Tâme de Bn^es et ne mourrait 
qu'avec Bruges même. 

Le landau loi^eait de vieux murs, de petites 
solitudes mortes, des bouts de quais bordés de 
pignons lambrequinés, d'édicules à rameaux 
gothiques, de tribunes aux fines saillies en vrilles 
* de liserons. Far des chemins de saules, de peu- 
pliers et d'ormes, presque toujours, pour finir 
la promenade, on gagnait le Lac d'amour... 
Une enluminure de missel, un coin de cam- 
pagne spirituelle, des eaux fleuries de nénu- 
phars, des ombres pâles glissant le long des 
berges, si loin du monde réel tout cela et comme 
indéfinisé par le songe dans les lointains mys- 
tiques... 




I^A CHANSON DU CARILLON 267 

Parfois sonnait Thetire des cloches; nue 
d'abord, qu'on eût dit venue de plus loin que 
la terre, toute gelée et tremblotante et si 
vieille, si lente, si lasse d'avoir, depuis une 
éternité, sonné pour la mort et pour la vie... 
Bt puis une autre, plus jeune, très vite sonnait 
ses trois petits coups ; et il y en avait qui ron- 
flaient comme un vol alourdi d'abeilles, il y en 
avait qui prolongeaient une vibration de cristal 
qui ne savait pas mourir. A la fin il en partait 
de tous les côtés, et l'une n'avait pas achevé de 
sonner qu'une autre commençait, et toutes 
sonnaient l'angélus... Le Béguinage, à son tour, 
d'un point de dentelle maillait sa petite musique 
aérienne. Je voyais en pensée, dans la petite 
chapelle voisine, sœur Marie des Anges pendue 
à la corde et que la corde emportait à tm pied 
du sol comme si elle allait monter au ciel. 

C'était l'antique foi de la Flandre qui, à cette 
heure, faisait faire aux simples de cœur le signe 
de la croix, par les villes et par les hameaux... 
I/es sons montaient sous les premières étoiles 
comme la prière des ancêtres, comme la prière 
des petits enfants qui, après eux, entraient 
dans la vie,.. Là-bas, en mer, les pêcheurs 



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à 



268 LA CHANSON DU CARILLON 

secoués sur leurs barques peut-être sussi en- 
tendaient une cloche venir de par-là les dunes. 
I^a fin d'un jour de travail et de bonne con- 
science palpitait dans cette rumeur religieuse 
qui mourait et renaissait comme Tâme des pa- 
roisses... Le landau alors s'arrêtait et nous 
demeurions un peu de temps à écouter. 

Tout prés, au bout du pont, s'ouvrait le 
porche du Béguinage ; l'arche franchie, nous 
étions chez le bon Dieu des béguines. Les pe- 
tites maisons en rond semblaient r^arder si 
l'Agneau pascal n'allait pas venir pâturer les 
lys évangéliques dans le pré vert qui formait le 
milieu de l'enclos. Quelquefois tme porte, dans 
le silence ouaté, semblait retomber sur im vol 
d'ailes d'anges qui, à les mieux considérer, 
étaient les petites ailes blanches des cornettes. 

Comme Edwige s'intéressait à toute cette 
humble sainteté! Elle comparait le B%uinage 
à un jardin de vertus théologales dont les bonnes 
soeurs étaient les lys, les résédas et les violettes... 
Il m'avait fallu, pour ne point éveiller d'envie, 
faire jouer tout le carillon des petites sonnettes, 
de porte en porte, le jour où, pour la première 
fois, le landau était entré. Ma grand'tante et 



^ 



LA CHANSON DU CARILLON 269 

toutes. Tune après l'autre, avec des petits 
gestes bénisseurs et gentils, étaient venues sur 
les seuils... Et puis, de la voir revenir avec son 
charme doucement malade, elles V avaient aimée 
d'une nuance compatissante de sœurs de cha- 
rité. Quelques-unes mêlaient son nom à leurs 
prières. 

— Vous verrez, disait soeur Ângèle de la 
Paix, Dieu nous écoutera: il fera le miracle 
de vous rendre les jambes... H en fait tant 
d'autres I 

C'était dit d'un cœur si confiant qu'Edwige 
en avait les larmes aux yeux et à son tour 
disait: 

— Oui, Dieu vous écoutera... H fera le mi- 
racle... Ah 1 que je vous remercie I 

Quand M. ESers nous accompagnait, elles 
se montraient plus réservées. C'était, même à 
travers le sentiment de leur condition mi- 
laique, la petite peur de ce qui n'était pas une 
femme comme elles. Elles tenaient les mains 
croisées et baissaient les yeux, comme les saintes 
des tableaux. Mais M. ESers ne manquant ja- 
mais de jeter une pièce blanche, et même, à 
l'occasion, une piécette d'or dans le tronc pour 



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à 



270 LA CHANSON DU CARILLON 

Tentretien de la chapelle, elles Itd gardaient 
la considération qu'on a pour un bienfaiteur. 

J'avais remarqué combien la libéralité était 
naturelle à Otto Bffers. Lui, si simple dans sa 
vie intérieure, habillé comme un petit patron de 
barque et qui ne passait pas pour être riche, 
doimait d'une main toujours ouverte autour 
de lui. Ce n'était pas la magnificence un peu 
folle de notre pauvre papa, sombré Dieu sait 
où... C'était une grâce d'obliger plutôt avec 
modestie comme si les autres, en acceptant, 
l'obligeaient lui-même. Il paraissait toujours 
avoir de l'argent pour alléger un peu la vie du 
pauvre monde, dans ce Bruges où les asiles, 
les <^ maisons de Dieu ^ ne suffisent pas à se- 
courir la détresse d'une vieille humanité usée 
à force de gloires et de siècles... 

Edwige, du reste, comme son père, avait le 
goût de l'aumône et du bienfait. Du porche 
noir des églises se tendaient vers elle, quand elle 
passait, des mains décharnées qui semblaient 
sortir de la profondeur des cryptes... Un monde 
de squelettes et de larves s'ameutait pour rece- 
voir la monnaie qu'elle leur distribuait. 

Dans les grandes amitiés on ne s'étonne plus 



LA CHANSON DU CARILLON 271 

de rien : tout s'accepte comme une émanation, 
tm don naturel de la personne aimée... Mais je 
ne ix>uvais toujours faire taire cette vieille 
conmière de Nouche... 

— Klaée, ce sera comme je dis... Les Bffers 
sont trop généreux, ça finira mal... Sait-on seu- 
lement d'où ils viennent ? 

Nous avions (mais peut-être plus encore 
Luce que moi), des tendresses aveugles qui n'ad- 
mettaient nulle atteinte à ce que nous aimions, 
lyuce devenait alors un vrai petit ange en colère 
et criait : C'est de la médisance 1 Fi I Nouche I 
Je ne te parlerai plus jamais I » 

Depuis un peu de temps, il lui était venu une 
ardeur à la vie presque fébrile et qui lui faisait 
me répéter sans cesse qu'elle était heureuse. 

— Heureuse..., heureuse... Et je ne pourrais 
te dire pourquoi... C'est une chose profonde, 
obscure en moi comme un mystère religieux, 
comme ma première communion... J'ai tou- 
jours envie de danser et en même temps je vou- 
drais tomber à genoux, les mains jointes. 

Elle m'attirait à die et, baissant la voix, elle 
disait en riant : 

— C'est comme si saint Georges allait venir... 



à 



272 LA CHANSON DU CARILLON 

Qu'est-ce qu'elle disait là, cette pauvre 
Luce ? Il y avait si longtemps que ni elle ni moi 
ne reparlions plus de celui que nous avions élu 
pour notre chevalier mystique I Saint Georges 
semblait être pour jamais remonté à son vitrail. 



i 



■ 



XXXVI 



LBS jours où je demearais au travail, elle 
se faisait conduire par Nouche chez nos 
amis, et souvent c'était M. Effers qui 
la ramenait... De mon atelier, je la voyais assise 
prés d'Edwige dans le parc. Elles passaient là, 
sous l'ondée soleilleuse, de lox^ moments, la 
main dans la main... Luce, au retour, me disait 
d'une voix confidentielle : 

— J'ai entendu l'oiseau, tu sais. 

Elle m'assura qu'il venait un oiseau au bout 
d'une branche, quand elles étaient au jardin, et 
loiseau se taisait tandis qu'elle lui chantait un 
petit air vieillot de Flandre ; et ensuite à son 
tour il chantait... Je pensai que sa douce 
passion de la vie 4^8 ailes et de la lumière l'avait 
induite» cette fois encore, en illusion, mais 
Edwige déclara que c'était bien comme elle 
l'avait dit. L'oiseau venait et elle chantait sa 

i8 




274 ^^ CHANSON DU CARILLON 

petite chanson et il écoutait la tête sur le côté, 
et ensuite lui aussi chantait la sienne. 

Ivuce quelquefois disait encore qu'elle enten- 
dait parler les herbes, les feuilles, les insectes. 
Elle appuyait l'oreille au tronc des arbres, toute 
pâle : 

— J'entends battre un cœur. 

La vibration d'un vol de papillon, même à 
une assez grande distance, lui donnait un 
frisson. 

— Je vous assure, Elsée, faisait Edwige, 
I^uce aurait pu très bien vivre comme saint 
François, avec les oiseaux des bois. 

Elle-même, à travers ses toniques d'un 
idiome étranger, avait un joli ramage de petite 
fauvette du Nordette. Elle disait : «Nous autres, 
oiseaux venus du Nord... p Et une ombre passait. 
Qu'avait-elle laissé en arrière, là-bas ? Il m'ar- 
rivait alors de lui prendre les mains, comme à 
une petite malade, et un instant nous ne parlions 
plus. Je sentais qu'elle s'abandonnait avec 
nous, comme elle ne l'eût pas fait avec d'autres, 
mais sans se départir de la réserve autour de ce 
qui était le secret de sa vie. 

M. Effers, de son côté, donnait aussi Tim- 



LA CHANSON DU CARILLON 275 

pression d'un mystère qu'on tâche de ne ix>int 
faire sentir et qui retombe en mélancolie pro- 
fonde sur le cœur... I^a mélancolie semblait 
être la condition de son existence : il la portait 
sur les traits du visage, et eHe lui restait dans 
la douceur voilée de sa voix. Le regard avec le- 
quel il semblait considérer un point indéfini 
de l'espace, sans doute rejoignait, dans les 
lointains, la pensée qui faisait dire à Edwige : 
« Nous autres, oiseaux venus du Nord... % Il 
était concentré, silencieux, mais de ce silence 
plein de voix plaintives que connaissent les 
exilés. Quand il se taisait, on croyait comprendre 
qu'il se parlait à lui-même de choses qui seules 
avaient de l'importance pour l'homme ignoré 
qu'il entendait demeurer aux yeux du monde. 
Moi, qui d'abord avais cru à une froideur un 
peu distante, j'en vins à le plaindre du plus 
profond de mon cœur pour une destinée qui 
ne pouvait se communiquer et que je ne con- 
naissais pas plus que les autres... 

Le plaisir de nous retrouver ensemble, cha- 
que soir, sous les arbres du parc, nous devint 
une chère habitude. M™® Jackson avançait, au 
bord de la terrasse, la table sur laquelle fumait 




r 



276 LA CHANSON DU CABILLON 

la bouilloire pour le thé. Une clarté rose, bruinée 
de la lampe restée à l'intérieur, éclairait nos 
visages et nos mains. Edwige, enveloppée dans 
des châles, reposait sur sa chaise lot^ue; 
M. Effers s'asseyait près de nous. Et c'était 
encore une fois l'enchantement d'une de ces 
nuits de Bruges, où l'on ne peut dire si Ion 
veille, ni même si l'on vit, dans une grande 
langueur de songe et de sommeil. 

I^a vieille cité théologale et féodale, sous la 
neige aromatique des seringas, se vaporisait. Un 
souffle, la respiration lente, profonde des lieux 
anciens se confondait au frisson des jeunes 
essences, I^e ciel palpitait dans un brouillard 
laiteux. Et tout le silence de Bruges entrait 
dans nos âmes... Nous-mêmes finissions par ne 
plus nous parler. 

Nous n'avions pas besoin de paroles pour 
commuuier dans le sentiment d'être l'un à 
l'autre une humanité confiante et déjà si étroi- 
tement liée I Et comme notre silence à 
nous, le silence de la ville bruissait, frémissait, 
onde légère, bruissement d'une girande, gouttes 
4fî vie rfiii^lé^ à^ aneient^fç «p\}rce^.,, M^is, 
PftrfQ» W WMlot dç ïftWiqH©, orgues, harpes, 




LA CHANSON DU CARILLON 277 

violons en sourdine, se mourait, renaissait, venu 
on ne savait d'où et des voix mystiques, comme 
une psallette d'anges, montaient vers les pa- 
radis... Soudain, conmie une pluie d'étoiles, 
comme une cascade de cristaux et de pierreries, 
l'averse des trilles du carillon s'écroulait, plon- 
geait aux eaux du canal... Et puis, dans la nuit 
de sortil^es et d'illusions, c'était encore une 
fois le silence, le mélodieux silence de Bruges... 



XXXVII 



TouTB une semaine, vint l'étrange musi- 
cien gratter ses cordes devant la mai- 
son... Une petite souris avait l'air de 
grignoter le bois d'un violon... 

Qui alors ? Un amoureux ? O I<uce I un 
amoureux, dis 1 J'allais soulever le rideau. 
Dehors l'infiniment tendre clarté limaire d'une 
nuit de mai... Ensuite des pas s'éloignaient ; 
mais la musique im peu plus loin recommençait 
à grelotter comme un pauvre cœur malade... 

Nouche fut chargée de s'informer dans le voi- 
sinage... On ne savait pas, on n'avait rien en- 
tendu. Étions-nous le jouet de quelque sorti- 
lège ? Peut-être il rôde dans Bruges de pauvres 
ombres inconsolées et qui s'en vont, pleurant 
sous les balcons... C'était là une de ces idées 
comme on en a dans les si vieilles villes 1 Sans 
la petite ss^esse qui tardivement nous était 




28o LA CHANSON DU CARILLON 

venue, nous aurions pu très bien le croire comme 
les autres... Après tout, étions-nous devenues 
si sages ? 

Jean Emmanuel se mit à rire quand nous lui 
contâmes l'histoire. 

— Oui, je vois : c'est un doux halluciné... 
On l'appelle le hibou. Moi, je l'appelle l'âme 
rôdeuse de Bruges^... Il va par les minuits des 
rues, pinçant de la guitare, enveloppé dans un 
grand manteau... Il joue sérieusement au fan- 
tôme... Il a un grand chapeau à bords rabattus 
et des semelles de liège. C'est le Don Juan des 
ombres... 

— On dirait le cousin Oliva 1 m'écriai -je. 

— C'est lui-même... Au fond, cela n'a-t-il 
pas sa beauté ? Oliva est une âme en qui revient 
le passé et qui, dans l'ennui des jours présents, 
traîne le songe de la vie qu'il aurait menée au- 
trefois. Voilà trente ans qu'on rit de sa folie... 
Sa Madone n'est peut-être qu'un Memling fort 
douteux, alors qu'il a chez lui, dit-on, un très 
beau Rubens authentique. Mais Memling, c'est 
sa vieille Flandre, c'est la Flandre qu'il est venu 
conquérir avec son maître le roi Philippe... 
Qui sait si, en jouant de sa guitare sous le bal- 



LA CHANSON DU CARILLON 281 

con des jolies Bmgeoises, les sœnrs de sa Ma- 
done, il ne recommence à son insu le geste 
atavique des radeors de jambon, ses congé- 
nères 1 

Oui, cela avait bien sa beauté, comme il le 
disait. 

Jean Bmmanud fut un visage nouveau dans 
nos petites réunions du vieux jardin. Nouveau, 
mais pas inconnu, tant à l'avance notre cœur 
l'avait installé dans la maison... Son arrivée, 
im soir, ne fit ainsi que rendre plus intimement 
vivante l'image qui l'avait précédée chez nos 
amis. I^ haute vie claire et frémissante qu'il 
d^ageait tout de suite avait intéressé M. Otto 
Bffers et charmé Edwige. M. ESers, je crois 
bien, eut le jugement d'un homme du Nord 
pour « cet échantillon d'humanité plus près 
de sa compréhension des fortes races ^ comme 
il disait un peu scientifiquement. Ltd-même, 
esprit nourri par l'étude et les voyages, se sen- 
tait naturellement porté vers les âmes poétiques 
et graves, en qui il retrouvait la chaleur con- 
centrée de sa race... H était curieux de les en- 
tendre, en des entretiens coupés de silences 
pensifs, échanger de simples et profondes pa- 



f 



282 LA CHANSON DU CARILLON 

rôles, Otto Effers avec sa voix lente, S2^e et 
sourde, comme égouttée par intervalles de la 
vie intérieure, Jean Emmanuel, lui, moins précis, 
un peu obscur, plus riche en ims^es, semant 
ses mots comme des éclats d'étoiles dans les 
nuits nébuleuses. 

— Vous êtes une unité spéciale, un composé 
de sang et d'âme à base de race, comme il y a 
des composés chimiques... Et c'est vrai, c'est 
par notre race en nous que nous valons. Nous 
la portons en nous tellement, monsieur Emma- 
nuel 1 

C'était là une chose qu'il aimait répéter et il 
l'exprimait toujours avec émotion. Il laissait 
entendre qu'il était d'un pays où les âmes 
étaient très vieilles et trop soumises à un régime 
étouffant. Mais peut-être une heure viendrait... 
Et puis il cessait de parler. 

— Quand je l'ai quitté, disait-il, je ne savais 
rien du monde et tellement peu des aspirations 
nouvelles des peuples d'Europe... Alors, j'ai 
oui, beaucoup... J'ai fait mes études comme 
un vieil étudiant que j'étais et qui voulait 
savoir... Oui, la terre, les races... Beaucoup les 
questions sociales aussi... C'est tellement 




LA CHANSON DU CARILLON 283 

nécessaire, savoir, pour se dévouer quand le 
moment est là... 

Mais tout cela dit avec des temps, des arrêts 
où il s'écoutait vivre une vie de pensées et 
d'expérience acquise... D'un esprit à l'autre, 
comme un pont de rive à rive, une communauté 
de vie, de songe, de beauté les rapprochait... 
Je me sentais si peu de chose à côté de tout 
ce qu'ils savaient et disaient 1 Otto Effers 
révélait une connaissance rare de l'histoire des 
Flandres... Il trouvait qu'elle était en petit, 
avec ses ducs de Bourgogne, ses communes, 
ses héros, le raccourci de toute l'histoire de 
l'Europe à travers les siècles... Jean Emmanuel 
alors lui serrait les mains et s'écriait que 
Bruges n'était pas morte comme on l'avait 
dit, que Bruges, plus que jamais, était la vie 
et la gloire de demain... 

— Attendez, monsieur Effers, que le port 
soit terminé... Ce sera le retour de la fortune 
comme au temps où il arrivait six cents bateaux 
chaque jour par le canal de Damme..., comme 
au temps du grand-duc d'Occident, Mon- 
sieur Effers 1 

Vâme de Bruges passait chaque fois qu'il 



i 



284 LA CHANSON DU CARILLON 



évoquait sa vitalité étemelle. I^e port, auquel 
on travaillait depuis à peine plus de trois ans 
et qui déjà dénonçait l'effort titanique des 
races nouvelles, années par les arts mécaniques 
-povLT les grandes batailles de la planète..., ohl 
comme s'exaltait à l'évoquer sa viâion prophé- 
tique... Il avait composé un hjrmne que son 
ami Breydel, le carillonneur, jouerait bientôt 
sur ses grandes orgues. 

— Ce jour-là, Jean Emmanuel, s écriait 
Edwige, frémissante comme lui, je me ferai 
porter au haut de la tour. 

— Oui, oui, monsieur Jean Emmanuel, nous 
serons là tous, disait à son tour Otto ESers, 
comme du fond d'im rêve. 

Et il ajoutait : 

— Ah ! si tous les peuples avaient des éner- 
gies comme les vôtres 1 

Un instant Jean Emmanuel parlait encore 
de son ami Breydel. C'était un des fils de la glo- 
rieuse famille des carillonneurs de Flandre et 
de Hollande faisant chanter là-haut, en plein 
ciel, l'âme populaire... Un doux, un silencieux, 
lui qui portait entre ses tempes des toimerres 
et des cantiques... Il ne montait à la tour que 



LA CHANSON DU CARILLON 285 



le matin du dimanche et des grands jours de 
fête... Il avait gs^é le prix de tous les con- 
cours... On arrivait l'entendre de loin. 

Et nous nous rappelions : au coup de midi, 
ces jours-là, toutes les cloches, les petites et les 
grandes, entrant en branle; des sonneries de 
bronze et de cuivre vidés par les abat-sons et 
s'écroulant au pied de la tour comme les 
grosses vagues qui battent les estacades; des 
tapies de gongs et de bourdons à la volée... 
I^ui, tout seul là-haut, au cœur de la tour, tirait 
ses registres et tapait sur ses claviers comme 
un forgeron sur Tenclume... Et c'étaient de 
vieux Noëls, des chorals, des airs de peuple à 
plein orchestre, une symphonie qui, à ces 
altitudes, semblait jouée par les maîtrises 
célestes... Alors, on peut bien dire, les petits 
oiseaux du carillonne comptaient plus, emportés 
dans la tourmente, avec leurs pauvres coups 
d'ailes à la dérive... 




XXXVIII 



Nos soirs sous les étoiles se passionnaient 
de ces sensations qui nous faisaient 
sentir l'intime et profonde beauté d'un 
Bruges ignoré des âmes banales, un Bruges 
d*art, de rêve, de mystère, le Bruges des grandes 
âmes étemelles, du divin Memling, de l'austère 
Jean Van Eyck, des grands-ducs d'Occident... 
J'en emportais je ne sais quoi de clair et de 
mystique qui illuminait ma journée de travail. 
J'avais mis en train de petits travaux de sain- 
teté qui assuraient notre vie : le studio ne chô- 
mait que le dimanche. Je puis dire qu'à moi, 
sans grande vanité et faisant mon petit métier 
de brodeuse avec une simplicité de bonjie 
fenune, il m'était venu à l'exécution une har- 
diesse qui me faisait surmonter toutes les dif- 
ficultés... Je ne m'attardais pas à savoir si 
c'était bien ou mal : j'avais la petite griserie 



A 



288 LA CHANSON DU CARILLON 

de la soie, de la belle matière, des perles que, 
maintenant, je pouvais enchâsser dans mes 
broderies... 

Cependant je rêvais mieux encore... Oui, 
j'aurais voulu faire de grandes pièces, des 
« fresques » en soie pour vastes panneaux... 
Mon esprit, exalté et nourri aux visions de 
Jean Emmanuel, eût aimé dérouler de belles 
ims^es vivantes, recréer le passé glorieux 
dans l'or et les pierreries... Mais quelle vraisem- 
blance d'y arriver jamais ?... Il eût fallu monter 
un atelier, m'entourer d'élèves, d'ouvriers, de 
femmes artistes... Et l'argent ? A la réflexion, 
l'ambition me parut dépasser de si loin l'effort 
possible que je n'osai même en parler à Edw^e. . . 
Jean Emmanuel et l'abbé, seuls, furent dans le 
secret de mon espoir si vague... Et ce fut l'en- 
couragement qu'ils n'avaient cessé de me pro- 
diguer. « Cela se fera ! Cela sera I N'êtes-vous 
pas une des âmes en qui à mesure doit se 
réaliser Bruges ? » 

Luce aussi disait singulièrement : 

— Tout arrive, Elsée... Tôt ou tard tout 
arrive... Il faut avoir la foi I 

Feusait^elle à moi en parlant aiusi ? 



LA CHANSON DU CARILLON 289 

Cette âme délicieuse de I^uce semblait vivre 
d'incomm devant elle. Elle demeurait perdue 
dans un rêve, un rêve où elle mourait, où elle 
renaissait en souriant... Tout de suite après, 
une exaltation la jetait à des cris, des chansons, 
une joie de gestes. H lui arrivait de danser et 
de tourner sur elle-même, cérémonieusement, 
en tenant sa robe éployée dans la main, la tête 
levée, avec le pauvre r^ard mort de ses yeux 
grands ouverts... 

Un mystérieux bonheur, comme une eau qui 
s'extravase, débordait de sa douce folie. C'était 
bien là toujours cette même Luce entre l'ange 
et l'enfant, car il faut des mots un peu immaté- 
riels pour exprimer ces très pures blancheurs 
d'une âme qu'à peine des sens rattachent à la 
terre. Et si je l'ai dit déjà, je le redis encore 
parce que c'étaient là ses apparences réelles et 
que ces apparences à la fois se perdaient dans 
une sorte d'irréalité diaphane et vaporeuse. 

ly'mnocence d'une telle âme, entre le ciel 
qu'elle semblait avoir passagèrement quitté et la 
terre que, du bout de ses invisibles ailes, elle ne 
faisait qu'effleurer, était une chose inexprimable 
et divine. Le mal de ses pauvres yeux, en les fer- 




290 LA CHANSON DU CARILLON 

/ 

mant aux laideurs et aux trivialités du monde, 
n'avait fait qu'ouvrir davantage son divin re- 
gard intérieur à la beauté infinie... En pouvait-il 
être autrement pour une créature qui, elle- 
même, contenait une part de la beauté infinie? 

IfVLce n'avait pas besoin de se pencher par- 
dessus le mystère des choses qui se passaient en 
elle pour le connaître, puisqu'elle n'aurait ja- 
mais pu venir à bout de sonder toute la pro- 
fondeur exquise de ce qu'elle portait de divin 
en elle et que les anges, ou les êtres modelés 
à la ressemblance des anges, font de la lumière 
autour d'eux et ne savent pas que celle-ci vient 
d'eux... 

Je m'aperçus qu'elle aimait CM:to Effers avant 
qu'elle le sût elle-même, avant qu'il me fût 
donné à moi aussi de connaître l'amour... Elle 
l'aima de tout le mystère de sa vie obscure pour 
l'avoir sans doute vu se refléter, aux clartés 
spirituelles de son rêve, dans le miroir magique 
que les petites aveugles comme elles inclinent 
vers les suprêmes apparitions... 

Otto Effets ne pouvait être l'homme qui 
éveille chez des jeunes filles une simple curiosité. 
Quand encore je ct^ysis n'éprouver pour lui 




LA CHANSON DU CARILLON 291 

I I IL _J_ 

qu'une nuance d'intérêt déférent et charmé, 
peut-être elle l'aimait déjà, d'un sentiment qui 
se confondait avec son affection pour Edwige. 
Un cœur comme le sien semblait n'avoir qu'une 
même force de tendresse pour tous ceux qu'elle 
aimait. 

— O Elsée, qu'il est beau 1 me disait-elle, 
avec l'enfantillage caressant qu'elle avait eu 
aussi pour Jean Emmanuel. Vois-tu, autrefois 
personne n'était plus beau que notre Emma- 
nuel, sa voix me caressait le cœur comme avec 
des mains de lumière... Tu m'as dit alors que 
Jean Emmanuel n'était pas un héros... Eh bienl 
CMi:o Effers est un héros, lui !... H est bien 
plus près de ressembler à saint Georges... Je 
t'assure, ce n'est pas un homme comme les 
autres I 

Après tout, qui aurait pu voir de l'amour ou 
même quelque chose qui aurait pu devenir de 
l'amour dans ce qui était peut-être de l'amour, 
mais de cette nuance de l'amour qui, si long- 
temps, nous avait fait espérer la venue de notre 
prince Charmant? 



à 



l 




CB fut en juin, vers la fin de juin, ohl je 
m'en rappelle si nettement... Sans rien 
qui m'eût fait soupçonner cette ques- 
tion, I^uce quitta la fenêtre où elle était assise, 
« regardant » de l'autre côté du canal se mou- 
voir une chose que personne de nous n'aurait 
pu apercevoir. S'étant levée, elle vint vers 
moi de son pas glissé et, très doucement, avec 
un visage qui me r^ardait maintenant aussi 
comme tout à l'heure il r^ardait une chose de 
la vie par delà le canal, elle disait : 

— Elsée I l'aimes-tu, toi? 

I^es mains sur mes épaules, elle se tenait de- 
vant moi comme une petite image de la Desti- 
née. Mon Dieu 1 qu'est-ce qu'elle me demandait 
là et se pouvait-il qu'elle me demandât à moi une 
chose que je ne m'étais jamais demandée encore 
à moi-même? "EUe n'eut besoin d'énoncer aucun 




294 ^^ CHANSON DU CARILLON 



nom : je compris qu'il s'agissait de M. Effets, 
comme si elle était sûre que moi-même, au fond 
de moi, j'avais déjà répondu à sa question. 

Je fus bouleversée : il sembla vraiment que 
je lui eusse jusque-là caché quelque chose. 
Peut-être aussi, ce que j 'forais encore à demi, 
je le connus pleinement à cette mise en demeure 
de r^arder en moi... Oui, j'aimais ; je n'en pou- 
vais plus douter : j'aimais le père d'Edwige 
et je savais aussi que nous étions deux à l'aimer. 
De quel amour, je n'envisageai pas cela dans 
l'instant ; je vis uniquement que Otto Effers 
était venu d'une partie du monde qui nous était 
encore inconnue pour être aimé de nous deux 
dans le même temps, et sans doute à cause de 
la même beauté un peu mystérieuse qu'il nous 
révéla à toutes deux... En sorte que nous étions 
pareilles à deux âmes jumelles que l'habitude 
de penser et de ressentir les mêmes choses 
avait fini par unir jusque dans le plus égoïste et 
le plus personnel de tous les sentiments... J'ai 
connu des petites filles qui acceptaient de par- 
tner avec d'autres tout ce qu'elles avaient et 
qui jamais n'auraient consenti à prêter une de 
leurs poupées, parce qu'une poupée, c'est déjà 



LA CHANSON DU CARILLON 295 



de Tamour pour un petit cœur d'enfant qui 
peut-être en connaîtra un autre plus tard. 

Je ne puis dire ce qui se passa dans mon être 
intime quand I^uce y eut jeté cette sonde. Tout 
de suite, à la question même, ce fut une petite 
honte comme si mon âme se fût trouvée un peu 
moins habillée devant un miroir. 

— Pourquoi me demandes-tu?... J'étais si 
loin de penser à cela I 

— C'est que, fit-elle de sa petite voix en songe, 
je crois bien que le prince Charmant a vraiment 
passé cette fois... Et rappelle-toi, nous avions 
juré de n'aimer toutes deux que le même 
homme... "Eh bieni ^Isée, je voulais te dire que 
si tu ne l'aimais pas, toi, je continuerais à l'ai- 
mer toute seule... 

Son visage fut près du mien et, d'un frôlement 
de sa bouche à mon oreille, elle me livra son 
secret. O petite Luce chérie, moi qui n'aurais pas 
osé te confier le mien si, avant la minute qui me 
le révéla à moi-même, j'avais ressenti l'émoi 
dont tu me faisais là tout à coup l'aveu... Moi 
qui, en te répondant comme je venais de le faire, 
te mentais par mon silence et peut-être m'illu- 
sionnais de t'abuser par un détour I 



f 



296 LA CHANSON DU CARILLON 

— Oh 1 il y avait lot^emps déjà, fit-elle, je 
ne sais plus combien de temps... C'était comme 
dans un de ces contes de fées que tu voulais brû- 
ler, méchante Sésé... Comme si toute la vie n'est 
pas dans les jolies histoires qui bercèrent notre 
petite enfance I... Et vois comme c'est drôle : je 
n'y croyais plus beaucoup, je n'y croyais même 
plus du tout, et voilà que ma foi m'est reve- 
nue... Parce que, parce que..., vois-tu, il n'est 
pas nécessaire d'y voir pour croire et que les 
yeux d'en dedans y suffisent. Eh bien I écoute. H 
venait une fois à Bruges un fils de roi... Oh I il 
venait de loin, il venait des pôles... Et il avait 
une petite fille malade avec lui... Et devant la 
maison qu'il habitait une petite aveugle lui di- 
sait bonjour à la fenêtre... Dis, n'est-ce pas un 
joli conte? Un conte à pleurer... Mais elle ne le 
prenait pas ainsi et soudain, se remettant à dan- 
ser, sa robe éployée entre ses mains, elle disait : 

— Oh 1 je suis heureuse..., heureuse I 
Qu'est-ce qui se passa alors? Je sais seulement 

que je m'en allai longtemps pleurer dans ma 
chambre. Ma peine était délicieuse... Se pouvait- 
il vraiment, mon Dieu, que cette chose fût 1 
J'aimais 1 Moi aussi, j'aimais Otto Effersl 




XI. 



Nous étions deux, unej après-midi, Luce 
et moi, près de la chaise longue où repo- 
sait Edwige dans la grande chambre 
du rez-de-chaussée. M. Effers était parti pour 
quelques jours, la laissant, comme les autres 
fois, à la garde de la vieille dame. Elle avait 
témoigné, en nous voyant venir, une joie plus 
vive encore que celle avec laquelle elle nous 
accueillait d'habitude. Nous savions qu'elle s'at- 
tristait toujours de se retrouver seule, elle pour 
qui la vie était déjà une solitude... Elle n'en di- 
sait rien toutefois à son père : s'il avait pu se 
douter qu'elle était malheureuse loin de lui» il ne 
fût plus parti. 

liSL lumière s'était voilée sur le doux paysage 
de Bruges ; un ciel plombé très bas pesait depuis 
une semaine. Bruges tout entière alors est bien 
un béguini^e d'âmes malades. Bruges, au fond 



i 



298 LA CHANSON DU CARILLON 



ï 

r 



de ses ruelles comme des puits, alors a des enlize- 
ments d'ombre et de silence plus profonds où 
l'âme naufrage. 

— Oh I dit-elle, le temps n'est pas plus triste 
aujourd'hui que le cœur d'Edwige... I/a vie 
d'Edwige aussi est grise, grise... Madame Jack- 
son, je voudrais que vous allumiez la lampe... 
Âh 1 et les rideaux, madame Jackson, fermez les 
rideaux... Comme cela, on ne sait pas si les 
autres ne sont pas tristes aussi. 

Elle nous avait pris à chacune une main 
qu'elle gardait dans les siennes et elle ne repar- 
lait pas tout de suite : la jolie lumière de ses 
yeux, comme celle du jour au dehors, était voilée, 
un peu lointaine sous l'air de mélancolie qui ré- 
gnait dans la chambre. Je pensais, moi» à toute 
la tendre beauté qu'un Memling eût tirée d'un 
telvis£^e 1 

« O Elsée, avec tes soies, en pourrais-tu faire 
un jour quelque chose? i^ Et je la r^ardais, je 
regardais cette petite peau faite d'un pétale de 
white-rose avec une si claire bruine de sang des- 
sous... Je vis alors se soulever sa poitrine; 
Tonde intérieure monta; et une larme, une grosse 
perle se gonflait à sa paupière. 




LA CHANSON DU CARILLON 299 

— Écoutez... Il y a tellement longtemps que 
j'aurais voulu, que j'aurais dû, ô chères..., disait 
sa petite bouche pâle. 

Et ce fut ainsi qu'elle nous entr'ouvrit la pe- 
tite maison du mystère de sa vie..., un pauvre 
fantôme de vie vide, sans enfance, sans famille, 
la vie d'une petite infirme qu'on portait du lit à 
sa voiture... Une mère qui n'avait pas eu le 
temps d'être une maman et qu'elle perdait 
quand elle n'avait encore qu'un an... Et puis 
l'existence errante, la recherche de pays en 
pa3^ du médecin sauveur et, après tant de dé- 
ceptions, l'attente, toujoursl'attente..., l'espoir 
d'un meilleur avenir. Pas de compagnes, d'ail- 
leurs, n'ayant pas de jeux à leur oflErir... Pas 
d'aïeules, ni de sœurs, ni de frères, le grand vide 
triste d'une vie sans foyer. Et tout à coup elle 
se reprenait d'un cri : 

— Oh si I si I mon cher papa, un tel bonheur 
pour moi I Âh I je suis méchante, de pleurer..., il 
m'a tellement donné sa vie. 

Et, d'un long silence, elle savourait, elle avait 
l'air de savourer l'infinie douceur de cette bonté 
qui l'avait nourrie, élevée, amusée, qui avait été 
la maman et l'ami des ftarties de jeu sur son lit, 




300 LA CHANSON DU CARILLON 

qui avait remplacé près d'elle la famille absente. 
Âh I si elle n'avait été qu'absente 1 Mais elle 
l'avait reniée, comme elle avait renié sa mère, 
son père... Elle avait sacrifié à des idées de faux 
honneur, à des préjugés, au mensonge social, 
trois existences... Son père avait dû s'exiler, 
quitter le pays pour se marier au loin... A peine 
elle se rappelait de sa mère, une créature de 
douceur, d'abnégation, de grâce simple, près- 
qu'une fille du peuple, une petite pauvre... 

Elle souriait : 

— Est-ce que cela n'est pas aussi un conte de 
fées, chères, un si triste conte de fées, n'est-ce 
pas? 

Sa mère était morte à Rome. Son père avait 
votdu vivre des ressources de son travail: il 
avait refusé la pension que lui avaient offerte les 
siens. Il s'était fait ouvrier, marin, répétiteur de 
cours, ingénieur, conférencier. Il avait écrit une 
relation de voyage qui lui avait valu, d'une So- 
ciété savante, un grand prix... M. Effers, du 
reste, s'était refusé à toute rentrée en grâce dans 
sa famille. Il n'avait gardé de là-bas, de leur 
pays, que quelques relations sûres, de vieilles 
et rares amitiés avec lesquelles il aimait cônes- 




LA CHANSON DU CARILLON 301 

pondre et qu'il revoyait çà et là au cours de 
ses déplacements. 

Edwige n'était plus triste à présent qu'elle 
avait parlé. Son teint s'était animé : elle eut aux 
yeux la jolie lumière limpide qui semblait reflé- 
ter un ciel plus clair, plus frais, plus lavé des 
suies et des fumées de l'air que les nôtres. 

— Oh I j'ai tellement besoin de me câliner le 
cœur, d'être un peu gâtée, disait-elle ensuite de 
sa voix fluette... Est-ce que je ne suis pas tou- 
jours une petite enfant, avec mes pauvres 
jambes qui ne vont pas? 

Luce, à genoux près d'elle, caressait ses 
mains. 

— G)mme moi, Edwige, avec mes pauvres 
yeux. 

— Vous resterez avec nous, dis- je à mon 
tour... Vous ne serez plus seule... Votre père... 

Je ne sais plus ce que j'allais dire. Ma voix 
s'étrangla. Je me mis sottement à pleurer, la 
tête dans son épaule. Notre sensibilité à toutes 
trois nous exaltait délicieusement, faite de mé- 
lancolie et de confiance... 

Combien Otto Effers, à travers ce roman 
d'amour, ce pauvre roman que la mort avait 




302 LA CHANSON DU CARILLON 

scellé, m'apparaissait plus grand de l'avoir vécu 
et sott£Fert I II avait aimé une pauvre simple 
femme, lui de qui les plus riches auraient été 
fières d'être aimées I 

Je raisonnais là, moi-même, comme une 
pauvre petite ouvrière un peu romanesque... Et 
l'impression d'exil, d'oiseaux emportés par la 
tourmente, à chaque départ, ne s'en allait 
pas... 





XI,I 



UNB vaporeuse nuit de juillet où vont 
deux barques à la file, avec de lents 
et adroits rameurs... Dans la première, 
Otto Eflfers, lyuce et Edwige ; dans la seconde, 
Jean Emmanuel, un de ses amis, Josquin 
Mondius, le vieil archiviste à barbe grise, mer- 
veilleux évocateur du Bruges du xv® siècle, 
moi... Une nuit où la fée des eaux se lève de 
l'ombre pâle, un doigt sur les lèvres, comme 
la gardienne du mystère et du silence... Et des 
architectures de rêve, conune un peu plus de va- 
peur dans la brume nocturne... Un paysage qui 
n'est qu'im long frisson... Et les canaux tour- 
nent, s'enfoncent sous des ponts, passent sous 
des maisons, s'entrelacent comme mes soies, 
des aoies d'ombre^ fatiguées de lumière... 

Des pignons qui plongent à po, des escaliers 
de marbre dont les marches se perdent dans 




304 LA CHANSON DU CARILLON 

des moires argentées, des balcons en surplomb 
orfèvres, guillochés comme des reliquaires, des 
terrasses à balustrades lourdes, des lys et des 
tulipes de ferronnerie, de minces, frêles, torves 
façades finissant en aiguilles, en minarets, en 
cols de cygnes... I^ quai 'Espagnol, le quai des 
Esclavons, le quai Flamand, le canal du Ro- 
saire... Et la fée des eaux trace des cercles dans 
l'air, comme au-dessus de quelque chimérique 
clavier... Et des fantômes, de douces figures 
blanches s'éveillent, flottent, fleurs animées 
qui s'effacent, renaissent... Rêves 1 Rêves 1 

I^s barques dans la nuit tiède doucement 
vont, glissent parmi les nénuphars et les cygnes. 
Une petite vapeur laiteuse floconne ; une rosée 
musicale en pierreries s'égoutte et grésille du 
bout des pales... On vogue dans un air mysti- 
que et pensif.... Bruges revit un merveilleux 
soir spirituel des âges... Les petites fenêtres 
à croisillons éclairent..., les lampes ciblent les 
vitraux de semis d'étoiles. Là-bas, tout à coup, 
d'un trou d'ombre, sort le grattement d'une 
guitare... O Lucel notre musicien..., peut-être? 
Et c'est comme un signal... Rebecs, violes, 
flûtes de deux pieds s'accordent, soupirent et 



à 



LA CHANSON DU CARILLON 305 

rient, accompagnant l'errante âme musicienne. 

Josquin Mondius doucement parle : 

— Regardez... ILes convives sont arrivés : au- 
tour de la table, les hommes habillés de drap 
d'or, les femmes emperlées de pierreries et belles 
comme des reines... C'est un gala de bourgeois 
grands seigneurs... Hautes cathèdres sculptées, 
draps d'orfrois, de brocarts et d'argent, vais- 
selles d'or, toute la fabuleuse richesse des 
Flandres... Dans le palais voisin, une assemblée 
d'hommes graves, présidée par les Consuls des 
Nations, arrivés fêter en habits de parade la 
Joyeuse entrée de monseigneur Philippe le 
Bon... 

Des barques croisent les nôtres : pages bario- 
lés, musiciens, histrions et chanteurs, grappes de 
femmes comme les fruits vermeils d'un espalier. 
Aux clartés fumeuses des falots, on débarque 
sur des perrons feutrés, d'épaisses laines tis- 
sées..., tandis qu'à côté, sous la lampe reflétée 
dans sa bouteille d'eau, un fèvre évide au cise- 
let des hanaps et des buires déUcats conune des 
argents filigranes. 

Bt porches où, dans l'ombre, s'entassent des 

ballots exhalant l'arôme des épices, la senteur 

20 



i 



3o6 LA CHANSON DU CARILLON 

animale des pelleteries de Hongrie, les muscs 
chauds des laines écossaises... Entrepôts où cuve 
l'ivresse du monde, vins de Chypre, d'Espagne 
et de France, bières fermentées d'Angleterre, 
brûlants alcools du Nord et liqueurs au goût de 
givre anisé... Songes? Réalités? Et toujours 
Josquin Mondius, à mi-voix comme dans une 
chapelle, la chapelle des images et des mirages, 
parle: 

— l^e grand-duc d'Occident est rentré du cha- 
pitre : il est allé retrouver sa neuve épousée, la 
gente Isabeau de Hongrie... Et comtes, barons, 
ambassadeurs, nobles hommes de tous pays, 
en grand arroi, sont arrivés pour assister au 
tournoi de demain... Ah 1 Bruges aime les folies 
de parade, les cort^es de pourpre et d'or, les 
banquets amusés de jongleurs, de mimes, de 
joueurs de violes, de trouvères... 

4 Les femmes portent des robes de douze 
aunes grappées de serpents, de basilics, de li- 
cornes, de lions et d'hommes sauvs^es, des coif- 
fures effilées en croissants et feuillagées d'or 
sous des voiles bariolés... I^es hommes ont des 
jaquettes de Bohême ramagées de bêtes chimé- 
riques, des chausses collantes couleur d'arc-en- 



LA CHANSON DU CARILLON 307 



ciel, des escarpins ongles de griffes, tordus em 
spirales, recourbés en cornes... On dirait une 
folie de Cowc, d'olympe et de carnaval tinta- 
marrant parmi les pignons à cols de héron, les 
tourelles en chapeau pointu de magicien, les 
toits découpant des gueules de monstres ma- 
rins... 
Bt Josqtdn Mondius rit dans sa barbe grise : 

— Âh 1 ah 1 ah I le sol est mûr pour le bel art 
de la chair et des étoffes cossues... Viennent à 
présent Van £yck et Memling 1 

Oui, oui, nous voyons... Ce ne sont plus des 
fantômes... I^a nuit s'éblouit de chaleurs, la vie 
coule à pleins bords, déborde comme le vin du 
pressoir : Brugesrêve, chante, aime. Etl^uceapris 
la main d'Otto Effers... Jean Emmanuel tient 
dans les siennes la main d'Edwige et la mienne... 
O nuit de sortilèges, nuit amoureuse et tendre 1... 

I^a voix ^sourde de M. Effers à son tour 
dit: 

— Aucune cité comparable... Brème, Lubeck, 
Cologne, Hambouj^, Dantzig, Venise, Gênes. 
Milan, Florence, I/>ndres avaient ici leurs syn* 
dicats..., avec les I^urens Barbarigo, lesPietro 
Salamanca, les Gonzalve de Séville, les Spinola, 



3o8 LA CHANSON DU CARILLON 

les Guellaroti et tout T armoriai pour s^ents con- 
sulaires... 

Et voici qu'ensuite . Jean Emmanuel, d'un 
geste, montrait l'espace. 

— Tout reviendra, monsieur Effers... Bruges 
s'est tournée du côté de l'orient, elle va diq>er- 
ser les ombres... Le cercle mortel des enchante- 
ments va se rompre. 

Est-ce que ceux-là aussi rêvaient? 

Une pluie d'or et de cristal, le tintement 
d'ime pluie d'étoiles de quart d'heure en quart 
d'heure tombait du ciel, plongeait dans l'eau 
du canal... le temps de naître et de s'évanouir... 
Et puis, au coup de l'heure, dans la grande nuit 
pâle, d'une volée large, de la volée de tous les 
oiseaux du carillon, passait, chantait la chan- 
son immortelle... Personne alors ne parlait 
plus. 



i 



XLn 



LB réveil matinal aux sonneries des 
cloches et au carillon des grands jours 
de fêtes... Toutes les rues tendues de 
drap vermeil, les places changées en jardins des 
Hespérides, aux façades bariolées de sculptures 
peintes comme des proues de navire, aux fe- 
nêtres claquantes d'oriflammes, aux bretèches 
historiées de mythologies en belles laines tis- 
sées. Partout l'emblème de Mgr Philippe : 
4 Fusils à pierres enflambées » ; et des bande- 
roles au cri de guerre : « Notre-Dame, Bour- 
gogne et Montjoie Saint-Adrien 1 » et des mâts 
d'or rejoints par des guirlandes de feuilles et 
des torsades de fleurs... Aux carrefours les trom- 
pettes, en hoquetons de damas et en chausses 
collantes, sonnent au tournoi... Et le populaire 
s'en va boire l'hypocras que depuis trois jours 
sans arrêt crache un lion lampassé dans la cour 



à 



I 



3IO LA CHANSON DU CARILLON 

m I I I ■ »» III I I ■ I l II I I I ——^—^—^•^^ 

du palais... Et à mesure que l'heure avance, 
des valets d'armespromènent les chevaux raides 
d'orfrois, à chanfreins de pierreries, massifs 
et délicats comme des services d'orfèvrerie sur 
les tables... Archers, arbalétriers, hérauts d'ar- 
mes se mêlent aux gens des métiers... On nombre 
les 136 marchands de la Hanse et ceux de Milan, 
de Venise, de Florence, de Gênes, tout cou- 
turés d'or, robes couvertes de rubis et de 
saphirs, chaussures effilées en queue de scorpion, 
et par-devers eux, les mîmes, les poètes, les 
joueurs de flûtes et les porte-bannières... 

Le landau est venu nous prendre toutes trois ; 
il a amené ensuite maman et Nouche. Bruges a 
fait le miracle de galvaniser le pauvre cœur 
mort de maman : elle va revivre les grandes 
heures de gloire, de vie et d'amour... Et on nous 
descend sur la place, à la porte d'une maison 
amie où le vicaire nous a trouvé des fenêtres... 
Je ne puis dire ce que je ressens : c'est une petite 
folie, une fièvre ; je mousse et je grelotte... L'art 
rêvé peut-être va sortir pour moi du spectacle 
que je vais voir, cette idée de panneaux vastes 
P comme des fresques et où se déroulera la 

grande âme de Bruges... 



il 



LA CHANSON DU CARILLON 311 

J'ai apporté du papier, des crayons pour 
des notes, des repères, moi qui ne sais rien faire 
d'après nature... Et j'attends. 

IfSL foule houle et grouille, bariolée, b^arrée, 
panachée comme un champ de tulipes... Qa- 
meurs, stridences de trompettes, cliquetis d'a- 
ciers, voix hautes des hérauts, pas lourds des 
gens d'armes. Entre les barrières et les estrades, 
dans le champ clos, les maîtres de camp, les ser- 
vants d'armes, les écuyers écussonnés, chamar- 
rés, brochés d'or... De pompeux chariots à 
lourds chevaux harnachés débarquent les coif- 
fures en cônes et en demi-lunes, les voiles de 
dentelles, les robes de douze atines à licornes, 
lions, hommes sauvages et les joUes gorges nues 
frissonnantes de joyaux... Ahl cespetites gorges 
des hautes et honnêtes dames, fleurs du jardin 
de beauté des ducs, princes et barons, et toutes 
les princesses et toutes les fées de la cour du 
grand prince Charmant I... 

Un cri : 4 Monseigneur le duc de Bourgogne 1 » 
C'est le cort^e, trompettes en tête, un long flot 
d'or, de pourpre, d'écarlate, aux golcondes de 
diamants, de béryls, de saphirs, de topazes, 
d'améthystes, toute la chevalerie, la beauté et la 



i 



^ 



312 LA CHANSON DU CARILLON 

gloire d'une légende inouïe où le grand-duc est à 
la fois saint Georges exterminateur de monstres 
et Jason robeur de la Toison d'or..., la Toison 
d'or, le sang de Bourgogne et l'or des Flandres, 
symbole et saint-sacrement des âmes valeureuses 
et tendres. Derrière les plis de l'étendard ducal, 
hisses sur des palefrois d'or et de diamants, et 
suivis du chancelier, du trésorier, des hérauts, des 
écuyers, des pages, les dou^e chevaliers de 
l'Ordre, robes vermeilles, manteaux et chape- 
rons d'écarlate, le collier à la poitrine, comme 
un soleil. 

A l'infini, ensuite, l'évêque élu de I<i^e, le 
comte de Saint-Pol, messire Jehan de Luxem- 
bourg, le seigneur d'Ântoing, la noblesse de 
Picardie, de Flandre, de Hollande, de Zélande, 
de Bourgogne, un prodigieux chevauchement 
harnaché de velours, caparaçonné de drap d'or, 
étoile de perles, de diamants et de balais... 

— Toison d'or 1 crie la multitude en se mon- 
trant le roi d'armes, fier de son nom, solennel et 
droit en ses arçons. 

Mais tout se perd dans la rafale venue du 
bout de la place, vivats, clameurs d'allégresse 
et de bienvenue, flûtes, violes et tambourins. 




1 



LA CHANSON DU CARILLON 313 

Gloire et longue vie à la bonne duchesse 1 C'est 
un peuple amoureux du petit mirade d'amour 
rapporté de Portugal... Oh t petite Madame Isa- 
beau, si mignonne avec votre long profil et vos 
yeux un peu obliques de petite Chinoise, troi- 
sième amour déjà de monseigneur !... Toute la 
chevalerie a mis pied à terre devant Tidole nou- 
velle ; monseigneur lui-même va la recevoir à la 
descente du chariot, un chariot d'or à pom- 
meaux d'argent massif. 

£t les gens de métier évaluent : « Chaque 
pommeau pèse bien cent marcs d'argent. » 
Mais que pèserait elle-même la petite reine de 
Golconde, au gentil corps parfumé d'aromates 
d'Asie et tellement orné d'orfèvreries, de dia- 
mants et de perles qu'on ne sait pas s'il peut 
y avoir place encore pour un peu de peau... 

— N'êtes-vous pas vous-même de ce temps- 
là ? me disait Jean Emmanuel. Orfèvres, haul- 
miers, peintres et brodeurs alors étaient princes 
d'art parmi les princes. 

Edwige, qui, d'une vie nerveuse, passionnée, 
s'intéressait au royal défilé, me regarde : 

— Oh, chère 1 II a tellement raison, M. Jean 
Emmanuel I Si jamais je devais être une prin- 



■< 



314 LA CHANSON DU CARILLON 

cesse dans un royaume, je vous donnerais mon 
palais à recouvrir de beaux tableaux brodés et 
vous seriez princesse à mes côtés. 

Elle regarda en souriant son père debout der- 
rière elle : lui aussi souriait et hochait la tête. 

— Eh bienl dis-je en badinant, je ne m'enga- 
gerai nulle part avant que ce temps ne soit 
arrivé. Non, pas même pour les beaux yeux 
de dame Isabeau, dût monseigneur de Bour- 
gogne m'en venir prier en personne... 

lyuce, dans ce gros tap^e de la rue, demeu- 
rait un peu perdue, petite figure de sainte et de 
martyre, descendue d'un vitrail, avec le geste 
joli de ses mains comme des palmes ou des guir- 
landes de roses. 

I^es trompettes soudain donnent le signal. 
Trois contre trois, par les deux issues, entrent 
en lice les chevaliers rivaux. Des noms courent : 
messire Jean de I^alaing, messire de Ravens- 
tein, messire de Gruuthuus, messire de Buren, 
d'Epinoy... Tous raides en selle, long plumard 
d'armet en tête, un ruban, un nœud de dentelle 
ou une écharpe passés dans les mailles de l'ar- 
mure, ils ont l'air d'honunes peints ou forgés 
sur leurs grands chevaux de brocart et d'or 



LA CHANSON DU CARILLON 315 

guilloché... Chacun a ses p^es en satin, en 
drap d'or ou drap de damas blanc. Kt, au signe 
de la petite main que lève dame Isabeau, les 
poursuivants d'armes saluent leurs dames, 
partent, cognent de la hache et de l'épée... 
Mon cœur bat ; il ne bat pour nul des trois 
héros... Mais un regard s'est posé sur le mien, 
un regard près de moi... Et le vent joue dans 
les bannières ; l'amoureuse devise : « Plus autre 
n'aurai » spirale ; les trompettes ricochent 
parmi les aciers... Par là-dessus à volées, comme 
des paquets de mitraille, comme des grêles de 
sequins, croulent du haut de la tour les caril- 
lonnantes sonneries des grands jours. Un des 
chevaliers saigne et vide les arçons. « Lar- 
gesse ! Largesse !» Et le duc jette sa baguette 
blanche qui fait cesser le combat... Moi, je suis 
folle de joie, je vois des ims^es tourbillonner, 
destriers qui se cabrent et caracolent, voltes 
de poursuivants, étendards, épées et lances, 
gentes dames mignonnes comme de royales 
poupées. 




i 




XLIII 



LK joli rêve des âges évanoui, rentré aux 
oubliettes, l'autre, le rêve quotidien, 
recommence avec le ronron de silence 
et de demi-sommeil des rues. Fermées les bou- 
tiques du haulmier, de l'orfèvre, du joaillier, 
du brodeur de licornes, de girafes, de léopards 
et d'hommes sauv£^es 1... Il n'y a plus que moi, 
la petite ouvrière du bord de l'eau, qui fait aller 
ses mains et brode ses images de sainteté... 
Mais moi, c'est une si petite chose, à peine 
un pauvre cabochon tombé à terre et oublié 
de tout le flot d'or et de pierres précieuses qui 
a passé... Je ne me plains pas, du reste ; je ferai 
ce que je peux, comme je peux : « Al Sikkan? ^ 
(comme je peux) dit une devise. Est-ce qu'elles 
aussi, les obscures et douces dentellières du 
passé, ne faisaient pas ce qu'elles pouvaient 
en maillant les toiles d'araignée et les fils de 




■■■ttl 



318 LA CHANSON DU CARILLON 

la Vierge qui dorment aux vitrines du 
Gruuthuus ? Et c'est un peu comme un mou- 
choir de sainte Véronique, où se serait imprimée 
la sainte face de la mort de Bruges, c'est le 
miraculeux suaire où repose Bruges la morte... 
Il y a là bien assez de gloire pour de petites 
mains obscures. Accomplissez humblement à 
leur exemple la tâche de chaque jour, petite 
ouvrière qui est moi I 

Oh 1 je porte en moi un rêve bien plus beau 
que tous mes rêves d'autrefois. Ma vie est de- 
venue une légende bienheureuse... Ma vie s'est 
arrangée comme un conte de fées... Il y avait 
une fois une jeune fille à la fenêtre, un prince 
a passé..., c'est notre chanson à toutes deux. 
La jeune fille a aimé le prince. Jamais le prince 
ne l'a su. Comme c'est triste et comme c'est 
doux 1 Elle l'a aimé à mains jointes comme 
font les petites saintes sur les vitraux... Tout 
amour peut-être est fait à l'image de l'amour 
divin... Un jour on ferme les yeux ; peut-être 
en les rouvrant, c'est son rêve qu'on retrouve 
dans les étoiles. I/Uce a fait un aveu singulier 
à Edwige. Elle lui a dit notre amour mystique 
pour saint Georges ; elle a ajouté ; 



XN 



LA CHANSON DU CARILLON 319 

— Saint Georges est venu... Jamais vous ne 
devineriez, Edwige. 

Edwige s'est beaucoup amusée : elle s'est 
écriée qu'elle le dirait à son père. Alors lyuce 
s'est jetée dans ses bras : 

— Non, non, ne dites pas... Elsée aime 
M. EfEers 1 

lyùce I I/Uce 1 En le disant, ce secret qui était 
aussi le tien, tu te sacrifiais... C'était ta part de 
vie terrestre que tu m'abandonnais... Tu ne te 
doutais pas que moi-même j'avais décidé de le 
porter à jamais scellé en moi. Et je ne sus 
rien d'abord, je ne devais rien savoir que 
d'Edwige même, plus tard... Notre vie ainsi, 
avec le petit nuage de mystère qui nous enve. 
loppait, était faite de tout ce que nous ne 
disions pas, sans nous donner l'impression que 
nous nous cachions quelque chose. 

Je m'étais mise à composer un carton d'après 
mes souvenirs et mes notes du tournoi : Josquin 
Mondius m'avait fourni des indications pour les 
armures. Nous eûmes alors, dans la maison du 
parc, d'intéressantes soirées où le vicaire et 
Jean Emmanuel apportèrent leurs idées. Je 
remarquai combien judicieuses étaient celles de 




i«MWta 



320 LA CHANSON DU CARILLON 

M. Effets. Tous m'approuvèrent de ressusciter 
les grandes images d'un régne qui avait été 
l'apogée d'un peuple. J'étais un peu étonnée 
toutefois qu'on me prêtât une telle ambition ; à 
la vérité, j 'avais pensé surtout à faire mon métier 
de brodeuse en cherchant une occasion d'assor- 
tir de belles soies... Oui, voilà, mais il y avait 
la question d'argent 1 M. Sonds^, avec un r^ard 
malicieux derrière le pince-nez, m'avait bien 
assuré que cela s'arrangerait. Quelle surprise 
quand, un soir que noua étions réunis sous la 
lampe dans la grande chambre du rez-de-chaus- 
sée, M. Hemelryck entra et nous dit que 
« l'affaire ^ en effet, était arrangée I A ce mot 
qui ne semblait mystérieux que pour moi seule, 
on se r^arda en souriant et le vicaire nie ré- 
véla que, grâce à la baronne et à quelques 
amateurs, j'allais être mise en possession de la 
somme qu'il me faudrait pour créer un atelier 
d'art... 1/e marquis de Noussouna, un grand 
seigneur esps^nol, qui possédait un palais au 
quai du Rosaire, me faisait, en outre, la com- 
mande de quatre grands panneaux pour une 
salle à manger. Était-ce possible? je me mis à 
pleurer comme une bête, tandis que l/uce, d'un 



LA CHANSON DU CARILLON 321 

élan d'exaltation mystique, levait les bras vers 
le ciel. 

O l'inoubliable soir ! Tous me félicitaient. 
Edwige m'embrassait. Otto Effers jne serrait 
les mains : 

— Je suis tellement heureux pour cette 
grande ville de Bruges... 

Jean Emmanuel, lui, annonça que le carillon- 
neur allait bientôt pouvoir jouer son Hymne 
à la Flandre et que, ce jour-là, pas mal d'amis 
comme ceux qui étaient là réunis penseraient 
à moi. 

Il fut décidé avec maman qu'on approprierait 
deux des salles de la vieille maison restées fer- 
mées et qui deviendraient les ateliers des élèves 
et des ouvrières. M. Hemelryck, le brodeur, 
s'offrait à nous procurer un premier noyau. 

Je ne reconnaissais plus cette maman ; elle 
sembla s'être remise à vivre. lyC peu de sang de 
ses fibres qui avaient tant saigné se reprit à fleurir 
en roses de bon courage et de vaillance ; tous 
les jours elle montait travailler auprès de moi : 
c'est elle qui faisait mes bourrages et commençait 
les broderies... Elle demeurait là, près de la fe- 
nêtre, assise devant le pied de bois articulé 

21 



322 LA CHANSON DU CARILLON 

• — 

qtii supportait le métier, passant et repassant 
l'aiguille pendant des heures, sans parler. Comme 
sa vue s'était fort affaiblie, elle se posait un 
binocle sur le nez. Jamais je n'aurais pensé 
qu'elle prendrait à ce point goût à mon travail, 
encore moins qu'elle y apporterait un jour sa 
part de collaboration. De mon tabouret, je la 
regardais, avec une joie émue, s'appliquer, 
comme si jamais elle n'eût été — ohl il y avait 
si longtemps de cela ! — la fille de ce riche 
M. Roeland qui s'en allait à Rome, dans sa 
berline de voyage, acheter des œuvres d'art et 
demander la bénédiction du pape. Derrière elle 
tm miroir, pendu au mur, reflétait sa nuque près* 
que toute blanche, sous l'esps^nole noire dont 
elle se coiffait. Sa taille avait gardé une grâce 
longue et mince : elle avait toujours eu les 
mains jolies et toute habillée du noir de son 
éternel veuvage, avec son pâle visage triste, 
maman, aux transparences de la glace dans son 
cadre d'ébène, m'apparaissait une ancienne 
jeune fille bien plus que la pauvre femme vieillie 
par le malheur qu'elle était réellement. 
Il m'était venu l'idée de faire en broderie le 
L portrait d'Edwige. Elle arrivait aux heures 



i 



4 



LA CHANSON DU CARILLON 323 

-chaudes de la journée. Quelquefois, M. Effers 
la poussait dans sa petite voiture et la montait 
ensuite dans ses bras jusqu'à l'atelier. Mais 
Otto Effers n'était pas toujours là : on le voyait 
souvent partir dès le matin pour le nouveau 
port dont il suivait passionnément les travaux. 
Généralement il gagnait à pied le chenal et le 
long des darses et des écluses, s'en allait vers 
la mer. Il disait que si la santé d'Edwige lui 
avait permis de se fixer à Bruges, il eût sollicité 
un emploi, même subalterne, qui l'eût mêlé à 
ce prodigieux travail. C'était beau de l'entendre 
parler de ce qu'il appelait la collaboration de 
l'homme avec les forces. Il assurait que la con- 
quête totale de la planète, aussi bien par l'air 
que par l'eau et la terre, était l'inévitable abou- 
tissement du titanique effort sans trêve des 
races. Avec une drôlerie d'homme sérieux, il 
ajoutait : 

— Hercule n'est pas mort... Quelquefois il 
levient faire un petit tour sur terre... et alors, 
mademoiselle Elsée, il donne un petit coup 
d'épaule et encore une fois recule les bornes du 
monde... Les pôles, peut-être, deviendront la 
grande route des peuples... Et je ne dis pas 



V 



324 LA CHANSON DU CARILLON 

qu'on n'ira pas voir ce qui se passe dans la pla- 
nète Mars. 

Quand Otto Effers n'était pas rentré pour 
l'heure du portrait, c'était maintenant une mé- 
nagère à leur service, forte femme presque 
masculine, qui montait Edwige. Toujours 
M. Effers venait la reprendre et alors, dans la 
lumière d'or de l'après-midi où elle était assise, 
avec les filées d'or du soleil qui se mêlaient à 
l'or de ses cheveux, comme chez les jeunes 
filles de Memling, il avait, à la regarder, une 
clarté humide aux yeux, une clarté où, comme 
dans les anciens tableaux, on aurait pu voir 
se refléter le pâle et doux visage qu'il avait 
devant lui. 

— N'est-ce pas que mon Edwige est belle? 
disait I^uce avec le cri émerveillé de sa 
seconde vue. Elle est belle comme la lumière 
qui entre par cette fenêtre... comme l'odeur de 
cette rose que Nouche m'a apportée ce matin... 
Attendez, monsieur Effers... Edwige (elle cher- 
chait un peu...) ressemble aux pralines que 
vous m'avez apportées l'autre jour. 

Nous étions habituées à ces bizarres cor- 
respondances d'idées qui signalaient son sens 




LA CHANSON DU CARILLON 325 

aigu des analogies. Et pourtant il eût semblé 
naturel de la traiter en petite enfant quand elle 
parlait ainsi ; car jamais le don d'enfance 
qu'elle portait en elle ne se manifestait plus 
divinement. Les petites saintes du paradis ne 
sont peut-être aussi que des âmes d'enfants 
restées plus près de Dieu que les autres. Et 
lyuce, qui était demeurée presque une enfant 
par la taille, n'était-elle pas aussi toujours la 
petite sainte de sa première communion ? 
Tout était si miraculeusement pur en elle qu'elle 
pouvait bien prendre parfois les mains d'Otto 
Effers et les caresser en disant qu'elles étaient 
fines comme les soies qui servaient à mes petits 
ouvrages... C'était peut-être de l'amour, mais 
l'amour d'une âme qui ne doit pas grandir. 
Alors il arrivait que l'un ou l'autre se mît à 
rire, comme pour une gentillesse d'enfant, 
d'une enfant dont elle avait parfois aussi le 
babil si frais, si musical, quand moi je n'avais 
pas toujours grand'chose à dire... 

Aucun de nous ne s'était demandé quand 
s'achèverait le portrait : ce fut vraiment comme 
si nous avions une petite éternité devant nous. 
Je n'étais pas, du reste, pressée de le terminer. 



â 






326 LA CHANSON DU CARILLON 

J'aurais défait plutôt mon ouvrage à mesure 
pour avoir plus longtemps Edwige auprès de 
moi. Mais vers la mi-août, elle me parut se re- 
prendre aux idées soucieuses que je lui avais 
connues autrefois. Elle s'absorbait en des si- 
lences ou soupirait en me regardant. Otto 
EfEers, de son côté, nous parlait plus souvent 
de la mer. Elle avait toujours eu un attrait 
profond pour lui. Il disait mystérieusement : 

— C'est le chemin de l'exil... C'est aussi le 
chemin du retour... 

Il voulut nous mener voir l'énorme jetée, à 
peu près construite : nous n'avions pu jt^er 
encore que des premiers travaux. lya voiture 
s'arrêta sur le quai, à l'entrée du môle : on 
n'apercevait encore que la masse immense des 
eaux aux deux côtés de la chaussée colossale. 

Il vint alors un homme blond, presque un 
géant, et qui serra les mains de M. Effers après 
s'être incliné devant Edwige. Il leur parlait 
dans cette langue un peu gutturale qui était 
aussi la leur, avec les signes d'une déférence 
familière. 

— Pardon, chères, nous dit Edwige, j'ou- 
bliais... C'est M. l'ingénieur Storm... Il est du 



^ 



LA CHANSON DU CARILLON 327 

pays de là-bas... Ce sont presque des choses 
de famille qu'ils se disent. 

Otto EfEers eut un geste en levant les épaules 
comme s'il s'en rapportait de la vie à la destinée 
inconnue. Puis il pressait le bras de Tii^énieur 
et ils faisaient quelques pas ensemble tandis 
que la voiture enfilait la jetée. 

Oui, c'était bien là une prise de possession de 
l'infini où l'élément le plus formidable qui soit 
accepte d'être asservi au génie de l'homme. 
Ah I qu'il avait raison, M. Effers ! Et je me 
rappelais aussi Jean Emmanuel faisant avec 
la main se dresser en fronton, sur l'histoire 
de la planète, un Bruges nouveau, un Bruges 
en communication avec la vaste vie marchande 
et en qui peut-être allait se réveiller la fortune 
d'une reine des mers... Là-bas, la solitude, le 
sommeil des eaux mortes où agonisent les 
reflets d'une ancienne vie... Mais ici le gronde- 
ment des machines, les entrepôts, les sas, les 
ponts, la tranchée énorme par laquelle viendra 
la mer. Et c'était cela que nous avions sous les 
yeux... Un port était né, un port qui de ses 
jetées, de ses môles, de ses quais d'accost£^e, 
allait au-devant des navires, un port en pleines 




I 

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328 LA CHANSON DU CARILLON 

eaux profondes où cependant la houle, cassée 
par les énormes digues de béton, se taeurt 
d'une grosse vague apaisée. Hercule, encore 
une fois, reculait les bornes du monde... Je ne 
pus me défendre d'un cri : 

— Ah ! monsieur Effers I 

ly'ingénieur l'avait quitté et il marchait 
maintenant près de la voiture. lyuce, toute pâle 
et palpitante, s'était blottie contre moi. On 
entendit monter de dessous ses plaids la voix 
d'Edwige. 

— Oh 1 la mer ! la mer, Elsée I On voudrait 
partir I 

Je la sentis frémissante, emportée à demi 
du coup d'aile des grands oiseaux blancs vers 
le large. 

— I^ chemin des départs, mais aussi des 
retours, Edwige, lui dis-je en me rappelant la 
parole de M. Effers. 

Le vent d'un coup de sa raquette emporta le 
mot. Il se tourna brusquement vers moi, me 
regarda et ne dit rien. Mais Edwige, comme en 
songe, murmura : 

— Des retours, qui sait ? 

Avec l'espace en tous sens autour de nous. 




LA CHANSON DU CARILLON 329 

ce fut comme le pont d'un lyévîathan où tout 
à coup la brise se mettait à souffler, d'une telle 
force bourrue qu'elle manqua nous enlever 
de la voiture. I^e cocher tourna bride ; mais 
Otto Effers n'était plus près de nous : il con- 
tinuait à longer la jetée, face au vent, comme 
attiré par la mer toujours plus loin. 

Edwige nous avait dit que c'était là sa pro- 
menade de chaque jour ; il marchait ainsi jus- 
qu'au bout de l'énorme muraille et il regardait 
une chose devant lui et que lui seul savait. 

D'un pilon gigantesque le flot arrivait battre 
les assises de la muraille géante... I^es fonds 
montèrent : ce ne fut plus qu'un large mou- 
tonnement régulier qui, en bas, se brisait contre 
la résistance élastique du fer et du bois... Nous 
emportâmes l'impression d'un effort vertigi- 
neux, d'une bataille gagnée par l'homme et où 
cependant la mer continue à ruser, sournoise, 
terrible... A notre gauche, maintenant, courait 
le grand paysage du port intérieur, des quais, 
des bassins, des hangars, des chantiers, l'ou- 
tillage des voies ferrées, des lampes électriques, 
des grues... Au loin, la nappe tranquille d'un 
canal filait sur Bruges. 



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OH 1 comme il t'aime 1 C'est à peine s'il 
prend attention à moi I me dit lyuce. 
Et vois comme c'est drôle : je suis heu- 
ireuse qu'il en soit ainsi 1 Oui, j'ai réfléchi, 
M. Effers n'est pas mon genre... Otto EfEers 
^st un homme qui ne parle pas assez pour une 
perruche comme moi. Alors, alors... 

Sa voix tremblait un peu, et comme elle ne 
pouvait plus parler, elle se mit à rire. 

— Oh I oh I Je suis la petite sirène comme 
dans le conte... Tu sais, la petite sirène qui 
<^antait au bord de la mer chaque fois qu'il 
passait une barque... Toujours des matelots se 
jetaient à l'eau pour la prendre... Alors toute 
la mer semblait rire de son rire et elle plongeait 
si loin, là-bas que c'était le fond de la mer, là 
•où il n'y avait plus que la petite tortue Bobosse 
«et le cèdre du lyiban, grand comme une allu- 



332 LA CHANSON DU CARILLON 

mette. Moi aussi, je plonge, je plonge... Ah 1 ah I 
personne n'aura I^uce I 

J'entendis le coup de timbre qui m'annon- 
çait l'arrivée d'Edwige ; ce n'était pas Edwige, 
mais M°^® Jackson qui, avec son amusant 
croassement de perroquet, venait l'excuser. 
!Le médecin lui avait défendu de sortir à cause 
d'un gros brouillard qui régnait depuis le 
matin. Ce fut nous alors qui passâmes le pont 
et allâmes la voir. Elle était couchée dans sa 
chaise longue, emmitouflée jusqu'aux oreilles 
et lisant un roman danois qu'à notre entrée elle 
laissa tomber. 

— Je tâchais de lire, mais je ne pouvais pas : 
j'étais si énervée 1 Oh I il y a de si étranges 
choses... Je pleurais et j'étais contente, si je 
peux dire. 

Une rougeur bordait ses paupières ; ses jolies 
mains pâles cassaient des gestes frêles et ra- 
pides par-dessus les couvertures. 

Jamais encore nous ne l'avions vue si agitée. 

Elle nous fit asseoir près d'elle et nous pre- 
nant les mains : 

— 1^ cœur d'Edwige est si triste 1... Ils ont 
été tellement méchants pour ma mère et main- 




LA CHANSON DU CARILLON 333 

tenant... Oui, le vieil homme est malade : il 
voudrait voir son fils, mon père... Mais la fa- 
Tnîlle ne votdait pas... Oh ! c'était tme si affreuse 
histoire I Ah 1 chères, il faut plaindre beaucoup 
mon père... H ne peut oublier, il souffre... Il sait 
qu'il y aura peut-être pour lui un devoir... Et 
alors, il faudrait partir, aller là-bas, d*où peut- 
être mous ne reviendrons plus... 

Ma première pensée fut pour ma broderie, 
si peu poussée encore... C'est un si curieux mé- 
canisme, tme tête d'artiste I Peut-être aussi 
on ne se rend pas compte, dans l'instant, de 
tout ce que peuvent briser dans une vie quelques 
mots hachés comme ceux que venait de pro- 
noncer Edwige... Mais lyuce, elle, dans son ex- 
trême sensibilité, avait compris déjà, quand 
moi je ne voyais encore qu'un départ après tant 
d'autres. Elle ne dit rien, parut doucement 
s'incliner vers Edwige pour l'embrasser et ce 
ne fut qu'ensuite, en la voyant glisser à terre, 
que nous nous aperçûmes qu'elle s'était éva- 
nouie. Alors seidement, à ce grand choc qtii 
l'avait brisée, je ressentis la triste évidence. 
Et je m'étais mise à genoux ; je tenais sa tête 
sotdevée dans mon bras ; je lui faisais respirer 



334 LA CHANSON DU CARILLON 

les sels que M"^® Jackson, arrivée aux cris 
d'Edwige, m'avait apportés. 

Luce demeura longtemps sans connaissance : 
une infinie sérénité égalisait son visage à peine 
pâli et où les yeux, sous les paupières restées 
levées, regardaient le vide éternel ; et enfin 
elle faisait un mouvement ; la petite âme d'en- 
fant sembla remonter dans le souffle léger dont 
elle dit : 

— J'ai dormi cent ans. J'étais si bien. 

Presque aussitôt la vie rose lui bruina aux 
joues et elle chercha nos mains. Elle n'eut pas 
une plainte, ni tm soupir : elle parut avoir 
oublié qu'elle avait été morte vraiment tout un 
siècle, le cœur arraché. Elle redevint tout de 
suite la petite lyUce entre l'ange et l'enfant qui 
tenait les yeux fermés sur une vision du pa- 
radis, la petite sainte lyuce doucement mar- 
tyre et qui avait fait des parts de son cœur où 
elle n'avait rien gardé pour elle. 

M. Effers rentra : il nous dit qu'il avait vu 

s'illuminer très loin le ciel par-dessus la mer 

f comme si jamais le mauvais temps ne dût plus 

' revenir. Il parlait étrangement : sa voix était 

plus voilée qu'à l'ordinaire, il avait le r^ard 



LA CHANSON DU CARILLON 335 

triste des gens de mer qtii, du port, r^ardent 
daxiser et plonger une baxque, tour à tour perdue 
et sauvée. Il faisait cette allusion à une chose 
connue de lui seul et qui symbolisait cette vic- 
toire de la lumière sur la pesante nuit des eaux. 
Il marcha vers la fenêtre et soulevant le ri« 
deau : 

— R^ardez... le brouillard a presque entiè- 
rement disparu. 

Edwige rejeta ses couvertures et se dressa sur 
son coude : 

— Oh I père, ouvrez la fenêtre, ouvrez-la toute 
large... nous avons tellement besoin de lu- 
mière I... O Elsée, voyez comme le jardin est 
clair ; on dirait qu'il pleut des pierreries. Et 
les roses, la petite âme des roses, chère I^uce l 
Tout semblait mort et tout renaît... Est-ce que 
la vie n'est pas aussi comme le jardin ? 

Une tiédeur, des arômes entrèrent, amolli- 
rent cette minute tendre, ^infinie douceur d'un 
ciel de Bruges encore une fois plana. Des palets 
de soleil ricochaient sur les eaux lisses du canal. 
Mais déjà l'après-midi d'été déclinait ; la mai- 
son, la maison de notre vie, celle où notre an- 
cienne vie tout à l'heure ne rentrerait plus avec 






336 LA CHANSON DU CARILLON 

nous, baignait dans un demi-crépuscule : c'était 
là aussi un symbole. 

— Oui, dit M. Effers comme se parlant à lui- 
même, la lumière après l'ombre... Une lumière 
qui va devant nous et nous indique la route... 

Edwige lui tenait les bras : 

— Oui, oui, père, c'est bien cela... Il faut 
aller devant soi là où va la lumière... 

Otto Effers alors lui caressait le front, et 
souriant, disait qu'il y avait plus de vérité 
dans cette petite tête-là que dans tout un 
royaume. Il se tournait ensuite vers moi : 

— Mademoiselle Elsée, allons au jardin 
cueillir des roses tant qu'elles sont fraîches... 

Il prit lui-même un corbillon et le sécateur. 
Il ne s'aperçut pas d'abord qu'il marchait si 
vite que j'avais peine à le suivre. Quand enfin 
il se retourna vers moi, je vis que son visage, 
qui tout à l'heure encore souriait, s'était attristé. 

— Oh 1 excusez, dit-il, mes idées marchent 
plus vite encore que nous... Edwige vous a dit, 
n'est-ce pas ?... 

Il y eut tm silence pendant lequel le sécateur 
en crissant faisait tomber des roses, et puis il 
reprenait : 



LA CHANSON DU CARILLON 337 

— Edwige ne pouvait pas tout vous dire. On 
nepeut pas toujours parler cenune on voudrait... 
J'étais alors encore on simple pauvre homme, 
un homme qui avait travaillé de ses mains 
comme ttn ouvrier, un homme exilé de sa fa- 
mille et de son pays. Eh bien, j'avais espéré 
nous refaire, à Edwige et moi, une destinée libre... 
refaire surtout du silence autour de notre vie... 

Il me parut que j'allais mourir, que ma vie 
ne tenait plus qu'à ce qui restait encore à demi 
caché dans un grand secret... 

— Non, non, m'écriai-je, ne dites pas... je 
ne veux pas trop savoir !... C'était bien assez 
déjà que vous soldez à partir pour jamais !.. 

C'était mon secret à moi qu'à mon tour je li- 
vrais à travers cette plainte. Je n'aurais pu dire 
autrement que je devais continuer à ignorer 
pour avoir le droit d'aimer encore. Le cri me 
partit du fond de la vie, et peut-être je n'en 
atirais pas eu conscience si Effers ne m'avait 
pris la main et ne m'avait dit : 

— Je serai toujours Otto EfEers pour vou 
-le-même Otto Effers qui, une fois, est venu 

jardin et vous a vue à la fenêtre, mademoisi 
Elsée... 



338 LA CHANSON DU CARILLON 

D'un geste il me montrait derrière les arbres 
la fenêtre. 

— C'était la première fois, monsieur Effers ; 
et il neigeait des fleurs de printemps. 

— Puis l'été est venu, je me souviens. 

— Demain ce sera l'hiver, tm loî^, un éternel 
hiver. 

— lyà-bas, l'hiver ne tardera pas aussi long- 
temps qu'ici... C'est un pays de glace et de neige 
où les cœurs seuls ont chaud... où il n'y a qu'un 
court été, mais si beau I Un été d'or et de pier- 
reries comme sur vos broderies... I^aissez-moi 
espérer que vous viendrez un jour... 

Sa voix traîna dans les dernières clartés. 

La lumière avait remonté : il n'y avait plus, 
tout au bout du canal, que la pointe d'un pi- 
gnon rosé par l'efEeuillement d'une petite nuée 
rose comme les pétales d'un bouquet de roses. 
La ville alors s'assoupit un peu plus et il fai- 
sait doucement silence en moi, un grand si- 
lence comme aux confins du monde... Je n'étais 
pas triste ; je vivais tout ce qu'il y avait d'infini 
et d'étemel dans une minute si fugitive. Une 
nûnute... la durée d'un siècle. 

Une cloche maintenant sonnait très loin ; 



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LA CHANSON DU CARILLON 339 

elle sembla sonner au fond de ma vie... et je ne 
savais plus si je vivais encore. Soudain, là-haut, 
Tair frémit ; un vol d'ailes passa, le rire joyeux 
du carillon. 

— lya petite chanson qui ne finit pas, Elsée, 
dit-il. 

Ce fut la dernière parole. Nos mains dans 
l'heure religieuse s'unirent : une étoile au-dessus 
de nous s'alluma. 




XI.V 



Ii« y a de cela trois ans... Trois ans I... 
Et c'était hier : tout est resté comme 
alors, comme au jour où Otto Kffers 
est reparti avec Edwige. I^es oiseaux là-haut 
chantaient la chanson qui ne doit pas finir. 
Elle a continué à chanter en moi... Quand le 
vent de terre souffle vers la m^, je me figure 
qu'ils doivent l'entendre de là-bas, de leur mer 
à eux si loin, si loin... Et je ne suis pas triste : 
je ne sais pas si j'attends quelque chose qui 
peut-être viendra un jour. C'est déjà un si ex- 
traordinaire bonheur que le prince Charmant 
ait apparu dans notre vie I... I^a mienne est 
tissée des beaux fils d'or et de soie avec lesquels 
je fais mes broderies. 

Maman dirige avec moi l'atelier... cinquante 
élèves venues d'un peu partout... Trois des 
grandes fresques sont terminées... J'ai été dé- 






342 LA CHANSON DU CARILLON 

Corée l'an dernier. Ah I j'ai sangloté de joie, 
quand le bon M. Sondag a voulu accrocher lui- 
même le ruban à ma robe... Je ne suis tout de 
même qu'une femme I Et cependant, mon 
Dieu I n'est-ce pas pour moi un bonheur plus 
grand que tous les autres que vous ne m'ayez 
retiré aucun de ceux que j'aime ? 

Mère-grand a réappris à marcher ; comme une 
enfant, en s'aidant de sa canne, elle va jusqu'à 
la fenêtre voir si son fils ne revient pas par le 
bout de la rue. C'est qu'il s'est décidé enfin à 
écrire, papa ; il nous dit son retour pour un jour 
qu'il ne nous dit pas. Ah I qu'il a dû être mal- 
heureux ! Qu'il a dû souffrir pour s'être remis à 
penser à nous I Mais le cœur enfin tranquillisé 
de ma pauvre martyre de maman n'est plus 
pressé... Elle a eu un mot à Nouche : « Je ne 
l'attendais plus que par delà la tombe : s'il me 
revient avant, il me trouvera toujours la même. » 

Luce aussi n'a pas changé : elle est la même 
âme déUcieuse dans un petit corps de séraphin : 
elle est un peu plus divine et plus jeune, comme 
si déjà elle vivait dans l'éternité... Jean Emma- 
nuel lui a dédié son dernier Uvre de vers... Je 
n'ose aller jusqu'au bout de ma pensée et cepen- 



\ 



LA CHANSON DU CARILLON 343 

dant... Pourquoi deux âmes comme celles-là 
ne s'épouseraient-elles pas un jour devant les 
hommes comme elles le sont devant Dieu ? 

Il y a une date que je n'oublierai jamais : c'est 
le jour où fut inauguré le port, où le carillon 
sonna la messe de gloire par-dessus Bruges 
rendu au commerce du monde. Jean Emmanuel, 
l'abbé, l'archiviste étaient venus nous prendre, 
pour monter entendre, du haut du beffroi, le 
chœur aux huit cents voix, enfants, hommes, 
femmes... 

Oh ! cette montée à la tour dans la spirale 
qui colimaçonne et de paUer en paher s'en va 
déboucher en plein ciel I Pendant deux cents 
marches, sous soi, le trou béant, à pic, où le vide 
se débobine sans fin, comme un rouet qui file- 
rait de la nuit... Et là dedans un gros bruit de 
poumons soufflant et qui, à mesure qu'on 
monte, se fait ouragan... On avait positivement 
le sentiment de tourner dans une vis qui vous 
déviderait vous-même... Enfin, l'escaUer fait 
un dernier petit crochet et on est sur la plate- 
forme des cloches, parmi les nuages... Dans 
l'entonnoir des rues, à une profondeur de gouffre 
un peuple immense se tasse, lève le nez, attend... 



344 LA CHANSON DU CARILLON 

Au milieu de la place, sur une énorme estrade, 
comme la houle d'un champ de blé, les huit 
cents têtes bougent, avec le frémissement des 
papiers de musique pareils à des vols de pa- 
pillons blancs. 

Le bon Breydel est là pour nous recevoir, 
tranquille, l'âme égale et candide comme si 
ce n'était pas une chose qui tient du miracle, 
cet hymne qu'il va faire jaillir de son beffroi !.. 
Il tire sa montre, lui qui n'a qu'à se pencher 
par-dessus la balustrade de pierre pour r^ar- 
der l'heure au cadran de l'éternité où se sont 
marqués les siècles de Bruges. C'est pour deux 
heures et le voilà qui s'assied à son clavecin, 
un clavecin qui aurait pour buffet la tour tout 
entière... Il attend ; il fait craquer ses doigts... 
Les deux coups de cuivre de l'heure tintent, 
la volière s'ouvre ; c'est bien la chanson de mes 
chers oiseaux. Ils sont là près de nous, tirelirant, 
grisollant, rossignolant I Et ça va, ça monte, 
ça jaillit, ça descend, ça rebondit, ça vole... Une 
dernière roucotdade et puis Breydel, avec ses 
gros poings, plaque deux grands accords... Les 
4 - ■' basses s'ébranlent, les cloches sonnent à volées, 
les bourdons dansent dans leurs robes de 



1%. 



i 



LA CHANSON DU CARILLON 345 

bronze... Nous sommes secoués comme sur le 
pont d'un navire... Soudain d'en bas partent les 
huit cents voix, le chant des fils de la terre, 
l'hymne de gloire et d'allégresse, une énorme 
clameur triomphale... Juste à ce moment, dans 
le port, sous la grande flambée d'or, deux na- 
vires pavoises entrent : le canon tonne... Jean 
Emmanuel, très pâle, les yeux mouillés, regar- 
dait, au large... Nous aussi nous pleurions de 
fièvre, d'orgueil, d'amour. Est-ce qu'en peut 
exprimer cela ? 

Breydel, tête nue, en bras de chemise, en- 
suite, tout seul, reprenait la grande phrase du 
choral, balancée comme le roulis des eaux... Et 
maintenant des harpes, d'invisibles violoncelles, 
des flûtes, en sons filés, en folies de trilles et de 
vocalises, toujours plus haut montaient... lyà-bas^ 
la mer écoutait 1 Et de nouveau la batterie 
des grosses cloches roulait, éclatait, grondait 
tous les marteaux battaient, on était emporté 
dans un or^e, une marée de sons où les voix,^ 
le carillon, les pierres, de la tour se mêlaient 
dans un hosanna colossal... H fallait voir alors 
Breydel frapper des pieds et des poings sur les 
pédales et les r^istres : ce n'était plus un mé- 




346 LA CHANSON DU CARILLON 

canisme dévidant ses rouages automatiquement, 
mais un vrai chant de musicien de cathédrale 
faisant corps avec sa tour, tirant de soi 
tout son orchestre, pendu à son clavier comme 
un marin aux agrès d'un navfare et dans les voiles 
duquel l'espace gronderait avec des musiques 
d'ouragan... Ah 1 c'était beau !... Ensuite, dans 
la rafale décroissante d'une agonie d'accords, 
expirait la symphonie... Une longue exclama- 
tion alors nous arrivait : « Gloire à Jean Em- 
manuel I Gloire à Breydel 1 Gloire à Bruges 1 » 
lyuce s'était jetée dans mes bras et me disait : 
— Oh I je le sens maintenant, Sésé... C'est 
bien Jean Emmanuel que j'aimais... 

Si près de son paradis, l'aveu monta vers 
Dieu... Lui seul l'entendit et si ce fut un men- 
songe, pardonna. 

Trois ans... Edwige tous les mois m'écrit, me 
dit leur vie simple dans le grand palais blanc. 
Je lui réponds. Je lui dis : « Ma chère Edwige », 
comme par le passé. I^ vieux roi est mort : 
Otto Effers, puisque c'est le nom qu'il porte en 
j moi, n'a pas voulu de fête du couronnement. 

Il a fait changer la constitution au profit du 



À 



LA CHANSON DU CARILLON 347 

peuple... Il n'y a plus de Cour, rien qu'un petit 
personnel de serviteurs et d'employés... Il va 
souvent vers la mer : il se promène longtemps 
et il regarde au loin comme il faisait ici. 

Moi aussi maintenant, je vais parfois jusqu'au 
port, jusqu'aux eaux grises. Je regarde entrer 
les navires. Peut-être un jour il en viendra un 
tout étincelant d'or et de givres et qui, à sa 
proue, portera le nom d'Otto Effers... Ah 1 
monseigneur saint Georges, je ne suis pas 
devenue plus sage qu'au temps où j'allais 
m'éblouir les yeux de votre image sur le vitrail 1 

Mi'M2r: 1921 



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JAN I 1 1924 
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