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Full text of "La chanson du cidre"

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FRÉDÉRIC LE GUVADER 

^FRÉDÉRIC FO\TENELLEi 



LA 

Chanson du Cidre 



HYACINTHE CMI.LIÈRE. ÉDITEUR 



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LA CHANSON DU CIDRE 



Le deuxième volume de la Bibliothèque du Glaneur 
Breton — La Chanson ou Cidre — a éié lire à 5o exem- 
plaires numérotés sur Japon Impérial et à i.ooo exem- 
plaires sur papier teinté. 



FRÉDÉRIC, LE GUYADER 

/FRÉDÉRIC FONTENELLEj 



LA 

Chanson du Cidre 



I^ENNES 
HYACINTHE CAILLIÈRE, ÉDITEUR 



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AVANT-PROPOS 



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AVANT-PROPOS 



On a souvent reproché aux poètes bretons d'être 
des tristes. 

Est-ce pour cela que Stanislas Millet, qui est 
Normand, a dit que ma bonne humeur était plutôt 
normande que bretonne? Mistral, après avoir lu 
« La Reine Anne », m'écrivait que c'est gai comme 
le soleil de Provence. 

Au fait, sommes-nous aussi tristes qu'on veut bien 
le dire? 

La mélancolie de Brizeux, — malade comme 
Musset, — n'est pas toujours de la tristesse. Souves- 
tre, Luzel, Prosper Proux, ne sont pas lugubres. 



iDi36l688 



IV A VANT-PROPOS 



Félix Hémon, ce maître écrivain, le plus sincère 
peut-être des passionnés de la Bretagne, et qui, nous 
l'espérons, lui reviendra tout entier quelque jour, 
Hémon n'est pas un triste. Anatole Le Braz, avec 
ses somptuosités à la Rubens, n'est pas un triste. Et 
Le Goffic, non plus, ce Breton pur sang, chroniqueur 
merveilleux, dont les Enquêtes au cœur du pays bre- 
ton sont tout simplement des chefs-d'œuvre. Sans 
doute, il y a beaucoup de tristes, dans la Pleïade de 
Tiercelin : mais il ne leur a pas donné l'exemple : 
Tiercelin n'est pas un triste. J'en passe, et des meil- 
leurs, n'est-ce pas, Durocher? 

Donc, la tristesse bretonne est une légende à 
détruire. Ce tout petit livre s'y emploiera de son 
mieux. 

Il n'a, d'ailleurs, d'autre mérite que d'être « bre- 
ton ». Or, ce compliment, qui m'a été fait bien sou- 
vent par des lecteurs de « l'Andouille », de « La 
Randonnée du Lièvre », du « Lutrin de Monseigneur 
Graveran », n'est pas à dédaigner, par le temps qui 
court. Faire des choses bretonnes, qui soient breton- 
nes, ce n'est pas aussi banal qu'on pense. 

N'est pas breton qui veut. 

Je sais bien qu'il existe des écrivains « bretons » 
fort connus, qui n'ont jamais écrit une ligne réelle- 



mmmmmmm 



A VANT'PROPOS 



ment bretonne. Luzel est mort avant d'avoir assisté à 
ce phénomène, lui en qui, plus d'un demi-siècle, a 
vibré, a chanté Tàme bretonne, dans toute sa fran- 
chise et toute sa loyauté, et qui n'a retiré de son 
Œuvre qu'un peu de gloire, dont nous étions plus 
fiers que lui. 

N'est pas breton qui veut. A ce propos, qu'on me 
permette de reproduire ici quelques pages, compo- 
sées pour un autre livre, et ne se rapportant pas 
directement à « La Chanson du Cidre », mais où je 
raconte l'aventure significative arrivée, chez nous, à 
Zola. Il y a là une leçon pour nous, pour tous ceux 
qui ont la témérité d'aborder « les sujets bretons ». 



C4 "PROPOS DE (c L'qAME 'BRETONNE » 

(Le Trégor, la Cornouailles) 

Vous me demandez quelques pages sur « le carac- 
tère Trégorois )ï, sur « l'àme Trégoroise ». Vous 
vous adressez mal. Je ne suis pas votre homme. Je 
n'habite le Trégor' que depuis sept ans. C'est tout 
juste le tiers du temps qu'il faut pour « connaître » 
un district breton. 

Il y a une quinzaine d'années, Zola fit un séjour 



VI A VANT-PROPOS 



de trois mois en Basse-Bretagne, à Sainte-Marine, 
vis-à-vis de Bénodet, près de Quimper. Et le Maître 
habita parmi nous. 

Il venait là dans l'intention formelle d'y poursuivre 
la série des Rougon-Macquart. Il venait en Bretagne 
faire un roman breton, une étude bretonne, une 
ce synthèse » bretonne. Seul, avec sa femme, dans 
cette maison des bords de TOdet, transformée en 
château aujourd'hui, Zola, voisin de TOcéan, se mit 
à l'œuvre. 

Il avait apporté son bagage ordinaire de notes, de 
documents. De plus, le Ministère de l'Intérieur 
s'empressait de lui communiquer, par la voie postale 
encombrée, des monceaux de statistiques. Rapports 
officiels et médicaux, statistiques sur la consomma- 
tion de l'alcool, sur la progression de la criminalité, 
de l'aliénation mentale, le dossier était complet. 

Et quel dossier précieux! Quel fumier à remuer! 
Les narines palpitantes, le Maître se délectait à 
l'avance. Cette Bretagne bondieusarde et sale, livrée 
à l'ivrognerie et à la superstition, il allait la coucher 
sur sa table anatomique, et fouiller dedans avec son 
bistouri de carabin mécréant. 

Mais, pour se documenter à fond, il fallait voir de 
près ce peuple, se mêler aux foules, tout voir et tout 



wmmmmmt 



A VANT'PROPOS VII 



entendre. De temps à autre, le Maître prenait le bac, 
passait de l'autre côté de Teau, et louait une voiture 
chez Hamon. C'est ainsi qu'ayant connu Pont-Labbé 
il visita Fouesnant, CQncarneau. 11 alla plus loin. Le 
pays de Léon, le pays de Tréguier, furejnt interrogés 
par cet homme extraordinaire. 

Or, de retour dans sa maison de Sainte-Marine, il 
arriva ceci que Zola laissa de côté la Bretagne et 
s'occupa d'autre chose (i). La Bretagne, interrogée par 
lui, n'avait pas répondu : il faut trois fois sept ans 
pour la connaître ! Zola fut intelligent de comprendre 
qu'il n'avait rien à faire chez nous. Il quitta Sainte- 
Marine, alla promener ailleurs son bistouri et sa per- 
sonne. 

La Bretagne ne fut pas diffamée par Zola. 

Zola, dans « La Terre », a synthétisé le Paysan; 
mais un paysan quelconque, qui se rencontre par- 
tout. Il suffit de s'asseoir, une demi-heure, côte à 
côte avec lui, à l'auberge, pour le saisir, s'emparer de 
lui, et l'emporter dans son carnet de notes. Mais le 
peuple breton n'est pas quelconque. Il est quelqu'un. 
Il ne se prête pas aux « instantanés » des impression- 
nistes de passage. Comme tant d'autres, qui chan- 

(i) Zola écrivit, à cette époque, à Sainte-Marine, une partie de 
son roman « La Joie de vivre ». 



VIII A VANT-PROPOS 



tent la Bretagne en vers et en prose, — et Dieu sait 
si la banalité bretonne est un article courant, — Zola 
aurait pu faire un livre sur la Bretagne. Mais Zola, 
qui a des défauts, Zola qui a des vices, et qui en est 
pourri, et qui en a pourri des générations, Zola a 
une qualité littéraire : c'est un ouvrier consciencieux. 
Il a senti qu'il ne pouvait tirer de sa visite en Breta- 
gne que des banalités. Il a préféré ne rien écrire. 

Eh bien, ce qui est vrai pour Zola, et pour les Bre- 
tons de passage, est à demi-vrai pour nous. Nous 
qui sommes nés en Bretagne, nous qui avons, comme 
Luzel, été élevés au vrai foyer breton, nous qui, 
durant Tenfance, ne savions guère d'autre langue que 
la langue bretonne, nous qui avons vécu, souffert, 
aimé sur cette vieille terre si jeune encore par la can- 
deur relative de ses mœurs, et la ferveur de ses 
enthousiasmes, quand l'audace nous prend de consul- 
ter la conscience, l'âme de ce grand peuple, nous 
sommes pris d'inquiétude, et la plume nous tombe 
des mains. 

La Bretagne, d'ailleurs, pour préciser les choses, 
manque d'unité. Costumes, coutumes, idiomes, usa- 
ges, mœurs, le contraste est saisissant à quelques 
lieues de distance^. Ce qui a découragé Zola avait, 
déjà, déconcerté Flaubert. Pas de synthèse possible. 






A VANT-PROPOS IX 



Les petits ruisseaux de Bretagne sont des fossés 
immenses séparant des peuplades qui se touchent. Il 
faudrait cent volumes des Rougon-Macquart pour 
épuiser la série des contrastes et des antithèses. 

Il V a autant de différences entre une femme dTffi- 
niac et une femme d'Auray qu'entre une Samoïède 
et une Artésienne. L'une a les attributs du sexe, 
l'autre en a toutes les grâces. 

Mettez un paysan de Plédran à côté d'un paysan 
de Fouesnant. Question de langue à part, ces deux 
hommes ne pourront se comprendre. L'un est resté 
dans la barbarie. L'autre est encore dans Tàge d'or. 
C'est un primitif candide, doux et ouvert, autant que 
le premier est dur et fermé. 

Il faut parler ici à demi mot. Car il y aurait tant 
de choses à dire, si franchise nous était octroyée. 
Mais pensez-vous que « l'état d'âme » ne change pas 
profondément, suivant les milieux? 

A côté de nos barbares, nous avons nos raffinés. 

Vous connaissez « les Julots », ces hidalgos Léo- 
nais, dont la vaisselle est riche, et la table opulente. 
Tous bacheliers, parlant bien deux belles langues, le 
français et le breton, race vraiment à part, vraiment 
noble, glorieuse de ses origines et de son originalité. 

Eh bien, tout à côté de ces princes, passez sur 



A VANT-PROPOS 



Tautre versant des montagnes d'Arrée, vous trouve- 
rez là, comme je les ai vus il y a trente ans, des villa- 
ges préhistoriques, des familles préhistoriques. Vous 
approchez d'une chaumière : un homme, une femme, 
des enfants, composant une famille, non sans eftVoi, 
vous regardent passer. Vous leur parlez : tout rentre 
sous terre. Je veux dire dans la chaumière. Vous y 
pénétrez après eux. La masure, au ras de terre, éclai- 
rée d'une seule lucarne, sert d'étable à la vache, de 
soue à porcs, et d'habitation à toute une famille. Là, 
. près de l'àtre enfumé où brûle un peu de lande avec 
de la bouse de vache desséchée, vous pourrez voir 
des êtres à peine humains, serrés les uns contre les 
autres, vous regardant avec des yeux effarés. Vous 
interrogez? Pas de réponse. Ou bien des mots inar- 
ticulés, des mots d'une langue à eux, grognements de 
pourceaux peut-être, ou bêlements de brebis. Et, 
comme si les bêtes, jusqu'aux reptiles, fraternisaient 
toutes dans ce milieu d'effroyable sordidité, jetez les 
yeux vers la lucarne unique éclairant l'immonde 
chaumière : vous verrez là, tout humide de la buée 
infecte qui suinte le long des murs, un sourd jaune 
et visqueux, attiré sans doute par ce peu de lumière, 
collé des quatre pattes et de la queue à la vitre de la 
lucarne. Cette vision d'il y a trente ans m'est restée 



A VANT^PROPOS XI 



devant les yeux telle que je viens de l'écrire. Et 
j'affirme qu'il existe encore en Bretagne beaucoup de 
villages « préhistoriques » comme celui-là, près des- 
quels les cités lacustres d'il y a six mille ans étaient 
sans doute des coins paradisiaques. Et, ici, il ne 
s'agit pas d'exceptions dans une région donnée, mais 
de districts entiers, restés barbares, tout près de 
cantons très-civilisés (i). 

Il est bien évident que ce défaut d'unité, cette diver- 
sité d'états d'àme s'expliquent par la diversité des 
choses extérieures. La Bretagne n'échappe pas à la 
règle. 

« La vue quotidienne des mêmes aspects, a dit 
J. Hoche, à propos des Orientaux, finit nécessaire- 

(i) Je ne croyais pas si bien dire. M. Le B..., un archéologue pas- 
sionné, aussi modeste qu'érudit, a bien voulu me communiquer la 
belle page qu'on va lire, de M. Paul du Châtellier (explorations dans 
la commune de Loqueffut, montagnes d'Arrée, 1897) : 

« Les habitants actuels de ce lieu sauvage sont bien les descen- 
dants de ceux dont nous venons de troubler les sépultures. Surpris 
dans nos travaux par une tempête de neige, nous fumes obligés de 
nous réfugier dans une cahute que nous apercevions à i5o ou 200 
mètres. Quel ne fut pas notre étonnement, quand nous y eûmes 
pénétré, de nous trouver dans une habitation de l'époque de la 
pierre ! 

Le lit est fait de grandes pierres plantées de champ en terre, 
entourant un rectangle rempli de paille, sur laquelle sont jetées 
quelques loques. Là couchent le père, la mère, et trois enfants ! 

La table est un dolmen : deux pierres posées de champ en terre : 
dessus, une dalle. L'armoire est un coffre adossé au lit fait dç trois 



XII A VANT-PROPOS 



ment par se refléter sur la ph3^sionomie, sur le carac- 
tère ». « L'homme, dit le poète polonais Kraszewski, 
finit toujours par se pénétrer des influences extérieu- 
res. Nous sommes, dans Téchelle de Tordre universel, 
comme la chenille qui se revêt d'une feuille verte en 
vivant sur une feuille d'arbre, et d'une robe éclatante 
au cœur d'un fruit empourpré. » Spencer va plus 
loin : il prétend que les peuples ont copié leur archi- 
tecture selon les différences d'aspect de la nature 
autour d'eux. 

Dans cet ordre d'idées, certains pays de la Breta- 
gne, le Léonais, le Trégorois, quoique très beaux, 
sous un aspect plus sévère, n'ont pas l'éclat des côtes 
du sud. Et leur sévérité physique correspond exacte- 
ment à celle des physionomies, des mœurs, et des 
caractères. 

Ce sont là des choses qui sautent aux yeux. 

pierres posées de champ en terre pour trois côtés, la quatrième étant 
une des pierres du lit. Une cinquième, posée dessus, forme ce buffet 
dans lequel on met le pain et quelques vêtements. Sur la table res- 
tent les ustensiles de ménage, et le lait d'une vache qui couche dans 
le même logis que les gens. 

La femme, à laquelle nous donnâmes quelques fruits, n'en man- 
geait pas. L'un des enfants ne voulut pas manger de viande. L'exis- 
tence des habitants actuels du plateau de Norohou ne doit pas très 
sensiblement différer de celle des populations préhistoriques qui y 
ont laissé leurs monuments. » 

(P. du Châtellier, Bulletin de la Société d'Emulation des Côtes-du- 
Nord, 1897, p. 5i et suiv.). 



^,. — ^«^f.^ 



A VA NT'PROPOS XIII 



Tout dernièrement, un soir de septembre, nous 
voyagions en voiture de Beg-Meil à Bénodet. Nous 
venions de traverser Fouesnant, quand, à cent mètres 
à peine du bourg, une belle fille de i5 à i6 ans des- 
cendit d'un champ sur la route, conduisant, par un 
bout de corde, un jeune cheval qu'elle ramenait à la 
ferme. Les pieds nus et les jupes courtes, coiffée de 
cette adorable coiffe « de tous les jours », plus jolie 
peut-être que celle des dimanches, le cou dégagé 
dans sa large collerette un peu fripée et défraîchie, 
son jeune corsage mal épingle, la fillette marchait, 
tenant d'une main négligente le bout de corde, et de 
Tautre puisant dans les deux poches de son tablier de 
belles pommes rouges qu'elle croquait à belles dents. 
Et ce fut une fête pour nos yeux de voir ceci : chaque 
pomme à demi croquée, la jeune fille Tofifrait, dans le 
creux de sa main, au jeune cheval qui la prenait fort 
galamment. Et, pour achever ce tableau ravissant, 
dans le cadre idéal du pays Fouesnantais, voici que 
la mignonne, tout en croquant ses pommes, se mit à 
danser la gavotte sur le chemin, et, derrière elle, 
comme énaitiouré au contact de cette jolie fille, le 
cheval secouait sa crinière et semblait danser du 
même pas que la belle. 

Au lieu de placer cette scène dans le paysage pour 



XIV A VANT'PROPOS 



ainsi dire classique de Fouesnant — tant il exprime 
complètement la beauté virgilienne des choses rusti- 
ques, à deux pas des magnificences d'une mer Napo- 
litaine, — placez-la sur les côtes sauvages de Guis- 
sény, ou dans le paysage chaotique de Ploumanarc*h, 
vous serez faux. C'est bien cela, et Kraszewski avait 
raison : les êtres et les âmes se pénètrent forcément 
des influences extérieures. 

Cette jolie fille de Fouesnant, dans le milieu où 
fleurit sa jeune beauté, ne peut pas être autre que 
nous l'avons vue. Elle est toute à la joie de vivre, et 
sa belle insouciance, c'est Tair natal qui la lui donne. 
Les jeunes filles du pays de Trégor sont belles aussi, 
d'une beauté plus fine, et de lignes parfois très pures. 
Mais la joliesse ne semble pas faite pour elles. La 
mélancolie de leur mer plus triste est visible jusque 
dans leur sourire, et fait passer sur leur jeunesse 
comme une ombre de sévérité qui leur sied, et qui 
ajoute peut-être à leurs charmes. 

On pourrait en dire autant du caractère de toute 
cette population d'un pays, qu'on a souvent appelé le 
Pays triste : l'insouciance du peuple Cornouaillais, ce 
peuple aux costumes bariolés qui circule, aux jours 
de fête, dans les vieilles rues de Quimper, contraste 
évidemment avec la sévérité d'attitude et de costumes 



AVANT-PROPOS XV 



du noble peuple de Saint-Yves-en-Tréguier. Cette 
magnifique population Trégoroise, plus réfléchie, 
plus affinée, douée, pour ainsi dire, du sens littéraire, 
est, sans effort, d'une culture supérieure à celle du 
reste de la Bretagne. De même qu'au pays de Foues- 
nant, il suffit de gratter la terre pour en tirer des 
richesses, de même, au pays de Trégor, un peu de 
culture intellectuelle fait germer, pour notre gloire 
nationale, de merveilleux génies, devant lesquels les 
portes d'or de la Science et de TArt semblent s'ouvrir 
d'elles-mêmes. 



Novembre igoo. 











HiVB^PHViH'l^*"'*^'^'^ '■>'!' ^^^W^^PW^ ■■ •■■ I ■■ 



SCIENTIFIQUE DISSERTATION 



SUR L'IVROGNERIE BRETONNE 



SCIENTIFIQUE "DISSERTATION 
SUR LIVROCNERIE 'BRETONNE 



JE vois des ventre-creux qui vivent d'une croûte. 
Je vois même de gros emplffreurs de choucroute. 
Je vois des gens d'esprit, des malins, des penseurs. 
Des vieux portant bésicte, austères et censeurs. 
Je vois des aigrefins, faisant les difficiles, 
Des cuistres, des goujats, des sots, des imbéciles, 
Des goinfres, des lourdauds, des bdfreurs, des Normands, 
Qui nous accusent d'être ivrognes et gourmands. 



1 



LA CHANSON DU CIDRE 



Oui y je sais qu'on en rit. Et je sais qu'on en cause. 
Eh bien, que voule:{'VOUS , c'est le climat la cause, 
Alle^y vous dis-je, alle\ : coure\ tous les pays, 
L'Arabe se remplit le ventre de maïs. 
Le superbe Espagnol^ dont f haleine est étrange^ 
Vit dune gousse d'ail^ et d'un quartier d'orange. 
Les pouilleux de Florence, et les la\:{aroni 
Vivent de l'air du temps et de macaroni. 
Au pays de Mireille, à l'ombre du platane, 
On déjeune d'un bon melon de Barbeniane. 
A-t-on le gosier sec, après le sirocco ? 
On se contentera d'un verre de coco. 
Mais nous, nous qui vivons sous d'autres latitudes, 
Nous avons d autres goûts, et d'autres habitudes. 
Nous vivons dans la brume, et dans l humidité. 
Etonne\-vous qu'on mange avec avidité! 

Ah! ce n'est point d'oignons, de pastèques, d'amandes, 
Que nous meublons le creux de nos panses gourmandes. 
Il nous faut d autres mets que des gâteaux de ri\. 
C'est de bœuf et de lard que nous sommes nourris. 

Les soupes, que l'on trempe aux marmites béantes. 

Et quon bâfre dedans des écuelles géantes; 

Les bouillis monstrueux, les boudins succulents. 

Le lard rose, qu'on sert en quartiers opulents. 

Et qui laisse au menton deux longs sillons de graisse, 

L'andouille, dont l'odeur vous met en allégresse ; 



LA CHANSON DU CIDRE 



Les tripes y les rognons ^ les divins aloyaux^ 
Voilà nos mets^ à nous^ Gastronomes royaux! 

Or, quand le Ventre agit, quand r Estomac travaille, 
Nous leur aidons, avec d'abondante buvaille. 
Pour faire ^ au fond du sac, descendre les morceaux^ 
Du cidre à plein gosier, du cidre par ruisseaux ! 

Donc, il faut boire. Donc nous buvons, Cest affaire 
De :{one^ de climat^ de degré sur la sphère. 

O Bretons^ bas-bretons, paillards et ripailleurs^ 

J'y pense et j'en frémis : nous pouvions naître ailleurs! 

Oh ! Dieu! s il nous fallait vivre loin de la France^ 

Parmi les Esquimaux^ ces mangeurs d'huile rance. 

Ces malheureux^ qui n'ont, en guise de boisson,, 

Que l'amer déplaisir de sucer un glaçon. 

S'il nous fallait, en plein désert,, traire aux chamelles 

Le lait dur et moisi de leurs vieilles mamelles, 

Et nomades, avec les pasteurs de troupeaux, 

Humer l'eau qui croupit dans des outres de peaux ! 

Nous pouvions naître encor sur les bords de la Seine : 

Là, des gens patentés font le commerce obscène 

De vendre au pauvre diable un vin sûr et malsain, 

Où Ion fourre de tout, excepté du raisin. 

Non. Dieu^ plein de bonté pour la gent buvassière, 
Fit pour nous une bonne et grasse Nourricière : 
Il donna donc, un jour, la Bretagne aux Bretons. 
Bénissons-le. Buvons à sa gloire. Et chantons ! 






POURQUOI NOUS BUVONS 



TOURQUOI V^OUS 'BUVONS 



(Sonnet en forme d'argument) 



Omère Brète, un tas d'imbéciles s'étonne 
Que nous aimions à boire insatiablement. 
Eh! ne sommes-nous pas tes fils y mère Bretonne, 
De bons biberonneurs, dignes de la Maman ? 

Ton sol a toujours soif, vieille Terre gloutonne^ 
Ety pour répondre aux cris du Nourrisson gourmand^ 
La PluiCy humide Vierge, au pissat monotone. 
Arrose ton domaine impitoyablement. 

C'est donc pour imiter les soiffeuses prairies^ 
Et les champs spongieux des grasses métairies^ 
Qu'il nous plaît d humecter nos durs gosiers bretons. 



10 LA CHANSON DU CIDRE 

Notre Mère boit sec. Et nous faisons comme elle^ 

Mais, tous y nous avons beau nous pendre à sa mamelle. 

Nous n'appauvrissons pas ses robustes tétons. 



HYMNE AU CIDRE 



HYMNE qAU cidre 



O Cidre, ô liqueur d'or, septetnbrale purée. 
Qu'il faut boire en son temps, par l'hiver épurée; 
Salut, illustre vin des vieux vergers bretons. 
Vin qur îî'a point souillé la lèvre des Teutons ! 
Coule, coule à pleins bords dans les écuelles peintes ; 
Fais pisser les tonneaux dans les pots et les pintes! 
Ojus étincelant du ff^uit jaune et vermeil, 
Ton culte est célébré de Moélan à Beg-Meil : 
Car tu mets en gaieté toute la Cornouaille, 
Ce gras pays, nourri de bonne victuaille, 
Quimperlé, Bannalec, Pont-Aven, Bénodet. 
Tu règnes, triomphant, de VIsole à lOdet (i). 



(i) Nous sommes les premiers à rendre hommage aux cidres nor- 
mands, aux cidres de la Haute-Bretagne, mais, en toute sincérité, il 
y a là, de l'Isole à l'Odet, un Jardin des Hespérides où il fait bon 
naître, vivre et mourir. 



J4 LA CHANSON DU CIDRE 

O Cidre, tu rendrais les Espagnes jalouses^ 
Car Gamache aurait fui les rives Andalouses, 
S'il eût connu Fouesnant, pays des francs gosiers^ 
Digne de Rabelais et de ses Grandgousiers ! 

Pendant que lalcool ternit les fronts moroses^ 
Tu changes en rubis le nez des trognes roses. 
O Cidre ^ ô grand ami! Cidre, aimé des Bretons, 
Nous, soiffeurs assoiffés^ soiffant nous te chantons. 



MA PREMIÈRE CONFESSION 



(•854) 



SMA ^PREMIERE CONFESSION 

(i854) 

i( Ceci n'est pas un conte. » 



J'avais six ans passés. Il paraît que c'est Idge 
n aller se confesser au recteur du village. 
Je courus à l'église, avec ma sœur de lait, 
Une toute mignonne enfant qui s'appelait 
Madeleine (i). L'espiègle était fort curieuse 
De franchir l'antre empli d ombre mystérieuse. 
Où le prêtre attendait. Je me souviens de lui 
Comme dhier : c était le bonhomme Tanguy, 
Obèse^ énorme, épais^ tout d l ancienne mode^ 
Très vieux ^ très radoteur .^ très bon et très commode, 
Le bonhomme était là, dans la boîte aux Oublis, 
On voyait vaguement un coin de son surplis, 

(i) La petite fille, qui s'appelait en réalité Joséphine Gourvest, est 
morte peu de mois après, à l'âge de 7 ans. Quant au bon recteur, 
qui m'a rappelé bien souvent cette historiette, c'était un condisciple 
au collège de Saint-Pol-de-Léon, du fameux ministre Billaut. 



i8 LA CHANSON DU CIDRE 

• . — ...a. .••.. •-.• .■*.... 

Bravement, le front haut, la mine insoucieuse, 

La petite entra. Moi, Vàmefort anxieuse^ 

Plus tremblant qu'un coupable au seuil d'un tribunal^ 

Je m' assis y à deux pas du confessionnal. 

J'entendis tout, — Hélas^ Dieu ! quelle coupe amère 

Je dus boire ! Il fallait l'entendre^ la commère,, 

Comme elle confessait, non ses propres défauts, 

Non ses propres péchés, mais les miens ^ vrais ou faux! 

L'œil béant^ j'écoutais, comme à travers un songe,,, 

— « Oh! jamais j disait-on, je ne fais de mensonge: 

« Mais Jean-Louis^ mon frère, oh lui^ cest un menteur » 

J'aurais voulu crier : « Moi^ monsieur le recteur ? 

« Ce n'est pas vrai du tout : c'est elle la menteuse! 

« — Non, non^ continuait la petite conteuse^ 

« Je n'ai jamais manqué ma prière du soir, 

« Mais Jean-Louis,, voyei, il aime mieux s'asseoir 

« Que se mettre à genoux pour faire sa prière,,. » 

Quoi, j'étais là, près d'elle, d quelques pas, derrière, 

Parmi vingt pénitents qui l entendaient aussi. 

Et la traîtresse osait me dénoncer ainsi! 

« Non, non, répondait-elle à quelque autre demande, 

a Non, monsieur le recteur, je ne suis point gourmande, 

« C'est Jean-Louis qui lest. Il se bourre toujours. 

« Quelquefois, il en est malade pour huit jours. » 

Ah Dieu! si j'avais pu me cacher sous la terre! 

Cependant, je toussai pour la faire se taire. 

Mais la luronne allait son train, sans s'arrêter, ' 

Parlant très fort, et moi contraint de l'écouter. 

« — Oh ! monsieur le recteur, moi je sais bien des choses. 



^^^m^^^^a^r^^wm^^vmm^mm^^m^^^K^^ 



LA CHANSON DU CIDRE ig 

Dit-elle; vous save\^ vos belles pommes roses, 
« Celles que nous nommons pommes du paradis, 
« Eh bien, c'est lui qui vous les vole^je vous dis! » 

Oh ! là, quand f entendis des trahisons pareilles, 
J'eus comme cent bourdons de cloches aux oreilles, 
Lœil égaré,, nu-iéte,, éperdu, furieux, 
Je traversai le flot des dévots curieux ; 
Je sortis de la nef, sans prendre d'eau bénite^ 
Croyant que tout l'enfer était à ma poursuite ; 
Mais emportant,^ du moins,, la consolation 
De savoir comment faire une confession. 



. ^jrw. - 9 1 



LE MEILLEUR CIDRE DU MONDE 



LE mE ILLEUR CIDRE DU €MONDE 



RÊVEZ une Liqueur à votre fantaisie ; 
Distille^ le Nectar , sublime^ l'Ambroisie; 
Méle:( le miel d'Hy mette au suc du raisin mûr; 
Pille\ tous les coteaux^ l'Epernay, le Saumur, 
Madère, Malaga, Porto, d'autres encore ! 
Verse\ dans le cristal un rayon de l'Aurore... 
Homme heureux^ salue^, et buve^, maintenant. 

O Buveur, vous buve\ du Cidre de Fouesnant ! 



PROPOS DE BEUVERIE 



1880 



"PROPOS "DE "BEUVERIE 



1880 



LES propos de buveurs sont choses mémorables. 
Mais il en estyVraiment, qui sont inénarrables ; 
Car la langue bretonne a des brutalités 
Qui se traduiraient mal par des banalités. 
D'ailleursy sans être obscène, elle n'est pas bégueule. 
Elle lâche les mots tout crus, et, forte en gueule. 
Comme avec Prosper Proux, elle a certains excès 
Qui passent en breton, mais non pas en français. 

Dimanche, nous buvions che\ le gros Bassompierre. 
— Note\ bien qu'à Pleuven les gens l'appellent Pierre, 
Et que de Bassompierre ils font Pierre Basson. — 



2 8 LA CHANSON DU CIDRE 

Les buveurs, les fumeurs remplissaient la maison, 

A peine avions-nous bu dix à dou\e bolées. 

Nous causions, doucement, des blés verts, des gelées. 

Du prix des bestiaux, et des futurs Concours, 

Quand deux nouveaux venus, sans plus amples discours. 

Crièrent, en frappant sur les tables boiteuses : 

« A boire, gast, et point de chopines menteuses l 

« Des chopines d'un sou ! Des chopines de rien ! 

« A ta santé, Le Cad — A la tienne, Derrien. 

— a II est bon, qu'en dis-tu ? — Heu, j'en connais encore 
« De meilleur, — Du meilleur ? Oii? — Che:[ François Le 

— « TaiS'toi, çà soûle trop, ce sacré cidre-là ! [Corre. 

— (n Tu veux rire! — Demande à Hamon que voilà : 
« Dimanche, nous avons achevé la journée 

« Che:{ Le Corre, et, ma foi, de tournée en tournée, 
« Pour le soir, il pai^ait que nous étions si soûle, 
« Qu'on nous a mis dehoi^s, bras dessus bras dessous. 
« Pourtant, nous n'avions bu que vingt-quatre chopines. 

— « Vingt-quatre seulement? Jean-Louis, tu déclines, 

— a II faut dire qu'avant les vêpres, j'avais pris 

« Trois ^petits verres » che:[ Boissel, avec Le Bris, 

ce Quatre verres de rhum avec Derrien, le maire, 

ft Qui sirote toujours sa chicorée amère(i); 

a Sans compter sept ou huit « mélanges », c/ieç Fermon, 

(i) 11 est bien entendu [qu'il n'y a ici aucune espèce d'allusion 
blessante. Un de mes meilleurs souvenirs « Fouesnantais », est d'avoir 
été traité en ami par ce parfait brave homme, mort depuis longtemps, 
et qu'on reconnaîtra sous ce nom déguisé, un bas-breton qui ne 
buvait que du café au lait. Du café au lait, à Fouesnant! 



LA CHANSON DU CIDRE 2q 

— « Ta ta ! reprit Le Gac, en guise de sermon, 

« Si c'est avec si peu que l'on soûle des hommes, 

« Les femmes valent mieux que nous, tant que nous sommes, 

« SaiS'tu ce que m* a dit ma femme, hier au soir? 

« Les buveurs d'à présent, c'est pitié de les voir : 

« On vous soûlerait tous, buveurs à face maigre, 

a En vous frottant « le bec » avec une pomme aigre, » 



FLEURS DE BRUYERE 



(Sur la route du Juch) 



FLEURS DE ^BRUYERE 



(Sur la route du Juch) 



TOUT le long des talus y les bruyères sont roses. 
Tout le long du cheminy les vierges vont, chantant. 
Curieuses, les fleurs se penchent, écoutant: 
— Ces folles-là, tout bas, se disent tant de choses! — 



O Vierges, qui passe:[ sur le bord du chemin, 
Ne cueille^ pas ces fleurs très vite effarouchées. 
Car sitôt que vos doigts divins les ont touchées, 
Regardez-les, déjà, pâlir dans votre main... 

Et prenez garde, aussi, que de sa main profane^ 
L'inéluctable Eros ne vous cueille demain. 
O Vierges, qui passe\ sur le bord du chemin, 
Prenez garde : la fleur d'amour, bien tôt, se fane. 



% 



L'ANGELUS DE COMMANA 



L'QiNGELUS "DE CO.\fMANA 



CONNAISSEZ-VOUS Roc'li Trévé:{cn^ ce roc affreux, 
D'où la route, à travers des champs noirs et lépreux. 
Descend vers Commafta, dont le clocher rigide 
Se dresse, comme un spectre, à l'hori\on frigide? 
Hélas! jadis, du temps que j'étais écolier. 
Partant pour Lesneven reprendre le collier. 
Lorsque Roc' h Trévé:{en montrait sa crête sombre, 
Tout triste en pénétrant dans ce pays plein d'ombre. 
Je pensais à ma mère, et le long du chemin, 
Des pleurs amers tombaient de mes yeux sur ma main. 

Nous faisions mainte halte en route. La première 
A Saint'Michel : l'auberge était une chaumière. 
Puis, venait Commana. Puis Lampaul-Guimiliau. 
La halte dînatoire était Landivisiau. 



38 LA CHANSON DU CIDRE 

Là, Von pendait au cou des pauvres haridelles, 
Un sac d'avoine. Et nous, sans plus de souci d'elles. 
Au fameux « Lion d'Or » che\ Madame Rolland, 
Nous faisions y pour vingt sous, un repas succulent. 
Or, comme nous avions les poches bien garnies. 
Pour clore dignement les vacances finies. 
On noyait son chagrin dans un verre de vin. 
Et l'on chantait gaîment jusques à Lesneven. 

Un jour, — c'était après les vacances pascales^ — 

Trois chars'à-bancs, traînés par trois rosses bancales. 

Nous portaient^ entassés comme des petits veaux. 

Nous allions^ lentement^ à travers monts et vaux, 

Regardant fuir, du haut des montagnes d'Arrée, 

La blonde Cornouaille, et sa plaine dorée. 

C'est ainsi que, toujours, tristes, nous arrivions 

Au bourg de Commana. Là, dis-je^ nous buvions. 

Notre auberge touchait au mur du cimetière. 

Quel cabaret, bon Dieu! quelle cabaretière! 

La vieille s'appelait Maharit Pouliquen. 

Quant à Pouliquen, lui, c'était un vieux requin, 

Un forban, plus forban que les forbans d'Afrique, 

Noir comme un moricaud, sec comme un coup de trique. 

Et maigre comme un cent de clous. La Maharit 

Etait une guenon du même gabarit; 

Une horrible mégère à la cat^casse osseuse. 

Grelottant dans les plis d'une jupe crasseuse. 

Shakspeare eût vainement rêvé museau plus laid. 

Il l'eût mise à cheval sur un manche à balai, 



LA CHANSON DU CIDRE 3'g 

A vec ordre d'aller au milieu des bruyères y 
Sublimer y pour Macbeth, le ragoût des sorcières. 

Ce jour-lày vers midi^ comme nous descendions 
Che\ Maharit, de loin, déjà, nous entendions 
Un vacarme infernal emplissant la baraque. 
Digî dao ! du haut en bas de l'escalier qui craque. 
C'étaient des coups de poings^ et des coups de sabots , 
Un sabbat, comme en font ribaudes et ribauds, 
Et, tonnerre de Brest ! dans la maison du Diable, 
On n'entendit jamais chahut plus effroyable. 

Tout juste, à ce moment y une vieille passait [c'est? y) 

Fort tranquille. — '< Eh ! mamm-go^, dites-nous ce que 
Fit l'un de nous. — « Ça ? rien, » nous dit cette bonne âme. 
« C'est le vieux Pouliquen qui caresse sa femme. » 

En effet, Maharit, en fureur, se tordait 

Aux mains du vieux forban, le griffait, le mordait. 

Mais la_ femelle était loin d'être la plus forte, 

Et maître Pouliquen n'allait pas de main morte. 

Et digl et dao! les coups pleuvaient dans la maison, 

Comme la pluie à Brest ou la grêle à Cro^on. 

La vieille était sans dents, et n'était point de taille... 

Or, tout d'un coup, voici qu'au fort de la bataille, 
Dominant le fracas des gens, on entendit 
La cloche qui sonnait l'Aîtgelus de midi. 
O prodige! ô miracle! ô voix mystérieuses! 
A peine, dans les airs, les trois notes pieuses 



40 LA CHANSON DU CIDRE 

Avaient-elles tinté leur couplet virginal^ 

Que nos deux combattants, cessant à ce signal, 

— J'ai vu ceci se faire au milieu des gavottes, — 

Se signèrent avec des mines très dévotes. 

Et tous les deux, les mains jointes, les yeux baissés. 

En bons chrétiens, en gens nullement courroucés. 

Se mirent à mâcher les prières latines, 

Plus confits et contrits que des bénédictines. 

Nous en avions la larme à l'œiL Mais voici bien 
Qu'après son or émus : « Ah ! méchant fils de chien ! » 
Cria la vieille, « attrape! » — Et de sa patte croche. 
Elle prit son sabot qui traînait là, tout proche; 
Et pan! le fit claquer au ne\ du sacripant. 

Et les voilà., tous deux, de nouveau s'agrippant, 
Pendant qu'aux trous béants du grand clocher sonore 
Les derniers sons de V Angélus vibraient encore. 






ITE, MISSA EST 



wmmmmmmmÊÊÊmmm 



ITE, m ISS A EST 



SANS médire d'aucun district^ d'aucun canton, 
Là, soyons francs y che^ nous^ au pays bas-breton^ 
On n'est pas bon chrétien^ ni de mœurs accomplies^ 
Si l'on refuse^ après messe, vépj^e^ ou compiles^ 
D'aller faire à l'auberge une heure ou deux d'arrêt. 
L'église nous conduit ^ tout droite au cabaret. 

Aussi^ quelle cohue au sortir de la messe l 
Jamais foire, jamais Christmas^ jamais Kermesse 
N'offrit^ à l'œil ravi des vieux Téniers rêveurs, 
Groupes plus animés de splendides buveurs. 

D'abord, tout est tranquille et calme. L'on s'attable. 
Le cidre, doux à l'œil, au gosier délectable, 



44 LA CHANSON DU CIDRE 

Ecume dans les bols^ qui se vident d'un trait. 

La servante^ au tonneau^ comme aux vaches qu'on trait, 

S'accroupit, et d'un jet, remplit les tasses vides. 

L'Aubergiste, empressé près des clients avides, 
Derrière son comptoir^ trinque avec chacun d'eux; 
Aimable, tout à tous, sert un verre, en boit deux., 
Cause, encaisse ses sous, va., vient, se multiplie., 
Fait boire tout son monde, et jamais ne s'oublie. 
Formidable buveur, à l'estomac profond, 
Impossible à remplir comme un tonneau sans fond. 

Cependant, on s'échauffe. On a le geste libre. 
On s'interpelle. L'œil s'anime. La voix vibre. 
Tous fument. Et, déjà, tous parlent à la fois. 
Déjà même, au dessus du tumulte des voix, 
Quelque juron sonore éclate. Leau-de-vie, 
Dans les verres rangés en bataille, est servie. 
Ce petit lait se boit par litres. Dans les coins ^ 
Des couples amoureux se causent, sans témoins; 
Les jeunes gars, moitié hardis, moitié timides. 
Pendant qu'elles, déjà rouges, les yeux humides, 
Promptes à la riposte, et la mine en dessous., 
Sirotent longuement des liqueurs à deux sous. 

Là-bas, dans Pâtre obscur, sont les vieilles buveuses, 
Crachant, la pipe aux dents, et les lèvres baveuses. 
— Ah! vieilles chattes, vieux biberons^ vieux grigous, 



LA CHANSON DU CIDRE 4^ 

C'est encor pour la fièvre^ et pour vos apistigous^ » (i) 

Que vous lichei si bien la goutte du Dimanche ? 

Allons, essujre\'Vous le museau sur la manche^ 

Et redouble^! Bravo ^ Vieilles, buve\ toujours! 

Le « vulnéraire » (2) est fait pour allonger vos jours! 

Holà! Sur tous les points, l ivresse se débraille. 
Tout à l'heure on criait. Et maiiitenant, on braille. 
Debout^ près du comptoir., les buveurs, chancelants, 
Ivres, la joue en feu .^ les yeux étincelants. 
Se parlant à deux pas, clament à pleine bouche. 
Les uns, soûlards grincheux ^ ont le cidre farouche : 
Ceux-là sont les rageurs, les faiseurs d'embarras., 
Qui, les sourcils froncés, ont l'air de fiers-à-bras » 
D'autres, les bons vivants., à face réjouie. 
Ronds comme des gorets, la panse épanouie, 
Rivaux des sacristains à la voix de Stentor, 
Chantent., à plein gosier, le « Veni Creator. » 

En voilà deux, là-bas, deux larmoyeurs stupides, 
Qui, ne!{ à ne^, durant trois heures insipides, 
Ayant causé bétail, pailles, foins, et chevaux., 
S'embrassent., en pissant de Pœil comme des veaux. 

(i) Je n'ai pas la prétention de connaître tous les termes locaux 
usités dans les pays bretons; mais, dans notre paysCornouaillais, le 
mot « pistigou » est le mot technique qui s'applique aisément à mille 
petites infirmités servant de prétexte aux ivrognes pudibonds pour 
absorber du « vulnéraire ». 

(2) «Vulnéraire», eau-de-vie assez faible, aromatisée d'anis. 



46 LA CHANSON DU CIDRE 

C'est le commencement de la fin, La cohue 
Des buveurs attardés se pousse dans la rue,,. 
Et là, tous, alignés sur le bord du chemin^ 
Contre les murs poudreux sarc-boutant de la main,, 
Font couler, au pignon des maisons étonnées,, 
L'interminable flux des choses entonnées,, 
Poussant à V Océan (i ) un fleuve de boissons, 
Capable de noyer la mer et ses poissons. 

Cela fait, on se quitte. On part. C'est la déroute. 
Chacun tire de son côté, cherchant sa route. 

Or, la nuit tombe. Et l'ombre emplit les chemins creux. 
D'un pas fur t if et lent, les couples amoureux 
Glissent sous la ramure aux feuilles frémissantes,,. 
Et, de peur d'effrayer les filles rougissantes, 
La Lune, mérétrice au sourire indulgent, 
Tire un rideau discret sur son disque d'argent. 



(i) « Sans médire d'aucun canton », comme il est dit en tête de ce 
court poème, l'auteur a assisté à cette scène, tout proche de la mer. 
Il en a vu bien d'autres, en plein continent. 



ROMÉO ET JULIETTE 



%OMÉO ET JULIETTE 



(Vu sur la route de Kerlaz à Ploaré, un jour de noce) 



ILS allaient, se tenant par la main, côte à côte, 
Marchant tout doucement, pour mieux gravir la côte 
Qui monte de la grève au bourg de Ploaré, 
Lui, très jeune et très blond, superbement paré, 
Dans son col empesé, joli comme une fille. 
Portait le grand chapeau, tout garni de chenille (i). 

Elle était ravissante, avec ses dix-sept ans 
Qui rayonnaient au feu d'un soleil de printemps, 
Une Cérès enfant, radieuse et vermeille. 
Son corsage brodé, comme un corset d'abeille, 
Emprisonnait sa taille, aux contours vigoureux, 

(i) Le mot propre est « chenille ». Dans beaucoup de cantons de 
la Cornouailles, les chapeaux sont ornés d'un très large ruban de 
velours noir, et d'une chenille de couleurs variées. 



5o LA CHANSON DU CIDRE 

Où devaient s'allumer les yeux des amoureux. 
Quelle était belle, avec son tablier de moire, 
Couleur mauve, garni d'une dentelle noire! 
Sa jupe de drap fin, aux plis droits, longs et lourds^ 
S'enrichissait dun large et quadruple velours. 
Mille petits oiseaux ga\ouillaient sur sa route. 
Disant son nom. Son nom? Ce it' était point, sans doute, 
Juliette Capulet, Mais qu"" importe à l'amour? 
Celle-ci s'appelait Yvonne Marc'hadour, 

Sa fraîcheur répandait un parfum autour d'elle. 
Ses yeux bleus reflétaient, dans leur miroir fidèle j 
La parfaite candeur d'un cœur vierge qui dort, 
Comme devaient dormir les cœurs de l'Age d'or. 
Respirant largement la brise matinale, 
Elle allait, promenant sa beauté virginale^ 
Sans nulle inquiétude, et sans désir troublant. 
Impassible à l'amour comme un beau marbre blanc. 
Mais, femme, en tout semblable à la Diane antique. 
Elle ignorait l'amour, et son divin Cantique, 
Dans l attente de quelque Endymion vainqueur, 
Qui déi'angedt sa joie, et lui touchât le cœur. 

C'était un jour d avril, pur, clément, et splendide, 
Fait par Dieu tout expiées pour ce couple candide. 
Or, ils allaient, tous deux, au bourg de Ploaré, 
Prendre part au festin de noce préparé 
Che:[ maître Jean Le Du, le traiteur à la mode, 
Qui^pour les bals, possède un hangar très commode. 



LA CHANSON DU CIDRE 5i 

■•••••■•■•••■■■■•■■••••«•••••■••■••■••••■■■•■•■■•••••••••■*••••••■■•*•*■••■•**"*■■■*"*■■■■■■■•■■■■■■*■■*"********"***"*****"*********"*'****'*'*****"**** 

En approchant du bourg, au détour du chemin, 
Roméo n osait plus la tenir par la main. 
Très à regret, il lui rendit son parapluie. 

Ainsi i tout en marchant, Vheure s'était enfuie. 
Sans qu'il eût même osé lui dire un mot tout bas. 
Il aurait bien voulu. Mais il ne savait pas. 
Le premier mot d'amour est si terrible à dire! 

Elle était bien tranquille, ignorant son mai^tyre. 
Tout le long de la route, il avait dit vingt fois: 
« Il fait beau temps, Yvonne ». Et, de la même voix, 
Yvonne répondait : « La journée est très belle ». 
Et Vheure avait passée si brève, à côté d'elle , 
Et pas un mot, pas même un regard d'amitié ! 

Mais, à r auberge, il fut plus hardi de moitié, 
Yvonne, après avoir miré son beau costume, 
S^ était assise. Et lui, comme cest la coutume, 
Debout, près du comptoir de maître Jean Le Du^ 
Lui dit: « C'est moi qui paie. Yvonne, que prends-tu? y) 

Et Vadorable enfant, avec ses lévites d'ange. 

Répondit doucement: « Moi, je prends un mélange y> (i), 

(i) Mélange cassis cognac. Cette scène remonte à 1884. A cette 
époque, le mélange était fort à la mode dans les débits de Ploaré. 
Les costumes d'hommes et de femmes y sont ravissants, surtout le 
corsage des femmes, entièrement brodé à la soie. Seulement, en 
Bretagne, le réalisme reprend vite le dessus, quand on entend ces 
charmantes petites paysannes de seize ans, si belles près du comptoir, 
demander des mélanges, cinq et six fois, de suite... 



r r f 



LA FLEUR PREFEREE 



WUrt^a I m-*! "• 



B«Be; 



LA FLEUR T REFEREE 



(Enquête sur le choix d'une Heur symbolique 
de Bretagne, ajonc, genêt, bruyère, etc., avant 
le Voyage des bardes bretons aux Fêtes de 
Cardiff, en 1899.) 

Clocher breton, mars 1899. 



Oh! la plus douce fleur du Paradis dArmor, 
Dont je voudrais chanter , dans des strophes de flamme, 
U Alléluia d'amour^ ce n'est pas l'ajonc d'or, 
Ni le genêt, ni la bruyère, — c'est la Femme, 

Félibres blonds, chante:{ les filles de Scaër! 
Bannalec, Pont- Aven sont pleins d'Artésiennes, 
Chante:^ Idpre beauté des Vierges de la mer, 
Et le rire agressif de nos Morlaisiennes. 

Chante^ le galbe pur des filles de Trégor, 
Et la blondeur d'épis des belles Paimpolaises, 
Et, sur les bords de V Aulne, au somptueux décor, 
Chante\ un los d'amour pour les Saint-Ségalaises, 



56 LA CHANSON DU CIDRE 

• • • I • ••■•.••■•• •■• • ■ 

O les splendides fleurs^ sous leur coiffe de lin ! 

On dirait, en voyant leurs yeux noirs d'Andalouses^ 

Que le Guadalquivir arrose Chdteaulin, 

Elles rendraient leurs sœurs de Séville jalouses. 

Choisisse:{ donc parmi ces fleurs^ Bardes bretons l 
Quand vous ire\, là-bas y aux pays Gaéliques^ 
Prene\-en trois, parmi celles que nous chantons : 
Vous ne trouvère^ pas de /leurs plus symboliques. 

Les Gaëls n'auront pas asse:{ de harpes d'or, 
Pour célébrer^ là-bas, celles qui sont nos Muses, 
L'Ecosse n'aura pas asse:[ de cornemuses 
Pour chanter la beauté des Filles de l'Armor. 



LE 

LUTRIN DE MONSEIGNEUR GRAVERAN 

Histoire vraie 



^^diajn it n» 



LE 



LUTRIN DE mONSEIGNEUR GRAVER AN 



Histoire vraie. 



U^ jour, Perr-ar-Chloier, le bedeau de Braspart, 
Et son illustre ami^ dont y ai fait ^ quelque part ( i ) , 
Un portrait fort brutal, mais véridique en somme, 
Car ce Renan-le-Loup était un diable d'homme^ 
Un très original et têtu bas-breton, 
Qui s'affublait toujours d'une peau de mouton. 
Un jour, Perr et Renan s'ennuyant au village. 
Complotèrent entre eux défaire un grand voyage. 
L'entreprise était folle, et le but très lointain: 
Il s'agissait d'aller à Quimper-Corentin ! 

Ah ! de nos jours, par dieu ! cela ne compte guère. 
Mais nos bons ascendants voyageaient peu naguère, 

(i) Dans «l'Andouiile du Recteur». 



6o LA CHANSON DU CIDRE 

Quoi qu'on eût fait, pour eux. avec ses six relais^ 
La grand'route qui va de Quimper à Morlaix, 
D'ailleurs^ peu soucieux du progrès^ nos deux hommes 
Ne voyageaient qu'à pied, étant très économes. 
De plus y les bonnes gens de Braspart sont des gens 
Très attachés au sol, casaniers, point changeants, 
Restant che:{ eux^ s'aimant comme cousins cousines, 
Et fréquentant très peu les paroisses voisines. 
On cite, cependant, quelques audacieux 
Qui., jusqu'à Chdteaulin, bien loin, sous d'autres deux, 
Colportent les produits du mont et de la plaine, 
Soit le beurre, les œufs, les guignes et la laine. 

Quant à nos pèlerins, le jour de leur départ, 

Ils n'avaient jamais vu que le bourg de Braspart. 

Quimper était pour eux une cité lointaine., 

A moitié fabuleuse et peut être incertaine, 

Existant quelque part, on ne savait juste oii, 

Comme qui dirait bien La Mecque ou Tombouctou, 

Cité vaste, d'ailleurs, cité très magnifique. 

Jouissant d'un Préfet, vice-roi mirifique. 

Tout habillé d'argent, mais moins superbe encor 

Que lEvêque, coiffé d'un bonnet tout en or. 

Ce fut un vendredi, fort tard, la nuit venue, 
Que le couple atteignit la grand'ville inconnue. 
Ils arrivaient très las, les bas sur le talon. 
Ajoutons que, marchant sous un soleil de plomb. 
On avait chopiné tout le long de la route. 



LA CHANSON DU CIDRE 6i 

Le matiriy à Ty-Guenn, en cassant une croûte. 

Il avait fallu boitte et s arroser le bec. 

A Pleyben, che:[ Flochlay, nos deux gosiers à sec 

Avaient ingurgité de très fortes bolées. 

Après, compte:{ combien d'auberges isolées, 

Entre le Pont-Caublanc et le bourg de Briec. 

D'abord Gargantua, qui se trouve en Goué^ec, 

Et puis ce coupe-gorge affreux des Trois-Fontaines, 

Très fréquenté, la nuit, par des Croquemitaines. 

A Briec, on dut boire un coup che\ Pétillon, 

Deux ou trois che\ Maguer, quatre che:[ Darcillon; 

Puis Ion toucha Ty'Ru:{, le Pénity, bien d'autres 

Dont f ai perdu les noms, mais dont nos bons apôtres 

Ne laissèrent passer aucun sans boire un coup. 

Donc, ayant cheminé longtemps et bu beaucoup, 

Maîtres Perr et Renan se pourvurent ditn gîte. 

Et ronds comme boudins, s^endormirent très vite. 

Le lendemain, après dou\e heures de repos. 
Nos gaillards, bien lestés de soupe et très dispos, 
Visitèrent la ville, et furent tout moroses 
De voir que la légende avait enflé les choses. 

Ah! le Quimper d'antan, causons un peu de lui. 
Ce n'était plus alors le Quimper d'aujourd'hui. 
C'était Quimper-le- Vieux, Quimper-Corisopite, 
Dont l'historique sol sous le pavé palpite, 
Se souvenant d'avoir, dans le passé si long, 
Vu régner les Césars, et vu trôner Grallon. 



62 LA CHANSON DU CIDRE 

C'était la ville-vieille, un peu prude, un peu grisey 
Idéalement calme et de repos éprise^ 
Voyant couler le temps, aussi tranquille et doux 
Que les eaux de l'Odet sur leur lit de cailloux. 
Les monuments d'alors n étaient plus que des ombres. 
Le collège attristait les yeux de ses murs sombres. 
Les remparts s écroulaient et les vieux Cordeliers 
Allaient faire la place à des quais réguliers. 
Parmi tous ces débris, la cathédrale seule 
Gardait superbement sa jeunesse d'aïeule. 

Un homme de grand cœur et de grande liaison. 

Monseigneur Graveran, Cro:{onais de Cro\on^ 

Etait alors, selon la formule d'usage., 

Evéque de Quimper et de Léon. Ce sage^ 

Ce modeste prélat, ce pasteur simple et doux., 

Vrai Myriel breton, est mort pleuré de tous. 

Monseigneur Graveran aimait sa cathédrale, 

Comme un bon amiral sa frégate amirale. 

Son vaisseau lui plaisait : c'était tout son orgueil; 

Mais les flèches manquaient à la mâture en deuil. 

Alors, il fit appel à toutes ses ouailles: 

Et les sous du Léon., les sous de Cornouailles 

Tombèrent dru. si dru, dans les vieux plats d'étain., 

Qu'on acheva ses tours au grand saint Corentin. 

D'autres, continuant, plus tard., i œuvre pieuse, 

Ont embelli l église inclyte et glorieuse 

Qui mire dans l'Odet ses tours en Kersanton. 



LA CHANSON DU CIDRE 63 

— lointains souvenirs du chef-lieu bas-breton l 

Des bicoques en bois, aujourd'hui disparues. 

De vieux taudis croulants^ comme un tas de verrues^ 

Lèpre hideuse autour du monument béni. 

Souillaient de leur contact la splendeur du granit. 

Hélas! ce n'était rien encor que ces masures! 

Mais y aU'dedanSy 6 honte! ô crime! les voussures^ 

Les arceaux où pendaient les écus expressifs. 

Les croisillons légers et les piliers massifs^ 

Touty den bas jusqu'en haut des voûtes magistrales^ 

Fenétf^eSj parois y nef, chapelles latérales, 

Tout ce chef-d'œuvre exquis disparaissait aux yeux y 

Badigeonné de jaune ^ et d'un jaune odieux ! 

On dut recommencer V œuvre du Moyen-Age^ 

Pierre à pierre, et gratter l'affreux badigeonnage. 

Quelle œuvre! c'est alors que Monseigneur Sergent 
Vint à son toury aidé de maître Yan Dargenty 
Dont le pinceau fécond, sur des stucs peu durables y 
Couvrit les larges murs de fresques innombi^ables, 

Ici^ nous retrouvons maîtres Renan et Perr, 
Nos pèlerins avaient parcouru tout Quimper, 
Quand, enfin, arrivés devant la cathédrale y 
On les vit, chapeau bas, sous la porte centrale. 
Hésiter, se signer, puis entrer bravement. 

L'immense église était déserte en ce moment. 
Un absolu silence, un silence plein d'ombre, 



64 LA CHANSON DU CIDRE 

Tombaity pesant, du haut des arcades sans nombre. 

Et ce silence avait quelque chose de froid. 

Qui leur mettait au cœur comme un frisson d'effroi. 

Serrés l'un contre l'autre, emplis d'inquiétude, 

A u milieu du silence et de leur solitude. 

Ils avaient presque peur du bruit de leurs souliers. 

Que récho renvoyait de piliers en piliers. 

Peu à peu, cependant, nos gas se dégourdirent; 

Et, ma foi, retrouvant leur langue, ils s'enhardirent 

Jusqu'à parler tout haut, comme deux effrontés. 

C'est ainsi qu'ils allaient, quand, par les bas^côtés, 
Un groupe endimanché, venu pour un baptême, 
Entra. Bientôt après, l'officiant lui-même, 
Vint, suivi d'un enfant de chœur et d'un bedeau. 
Le marmot, qu'on allait bourrer de sel et d'eau, 

■ 

Comme s'il eût déjà pressenti son supplice. 

Les poings crispés, criait aux mains de sa nourrice. 

Pendant qu'autour de lui les gens allaient leur train. 

Deux chantres chevrotants s'asseyaient au lutrin, 

Chantres enchifrenés, lamentables et blêmes. 

De ceux que l'on emploie aux tout petits baptêmes. 

Or, comme ils entonnaient le « Te Deum » vainqueur. 
Sans souffle, sans poumons, sans courage et sans cœur, 
Chantant du ne\, très faux, les deux faisant la paire. 
Maître Renan poussa du coude son compère : 
'( Peuh! dit-il, ces gens-là n'iront pas jusqu'au bout. 
(i Viens, fils ! )> et les voilà tous deux, plantés debout 



LA CHANSON DU CIDRE 65 

Devant le grand pupitre où les deux mercenaires 

Crachaient péniblement leurs versets poitrinaires. 

Ahl jourdedi! du coup^ l'hymne changea de ton! 

Renan, les bras croisés sous sa peau de mouton, 

Dressant son buste fort et sa face rougeaude, 

Lâcha toute sa voix^ tonitruante et chaude^ 

A pleine gueule^ ainsi qu'un taureau mugissant. 

Les vitraux y secoués par ce souffle puissant^ 

Dans leurs gaines de plomb grincèrent et frémirent. 

Au fond, les longs tuyaux des orgues en gémirent: 

Et l'édifice entier, si calme aupai^avant^ 

Trembla, comme ébranlé par un grand coup de vent. 

Une voix cependant perçait dans la tempête : 

C'était Perr, maître Perr, qui, de sa voix de tête, 

Ténor ténorinant, chantait à l'unisson, 

Comme une clarinette aupi^ès d'un g?^os basson. 

Quant aux chantres poussifs, hélas! les pauvres diables 

Baissaient sous l'ouragan leurs nuques pitoyables, 

Tout grelottants de peur, croyant que Lucifer 

Conduisait derrière eux ce « Te Deum » d'enfer. 

Tandis que se passaient ces dramatiques choses^ 
Monseigneur Graveran, tout entier à ses roses. 
Se promenait dans son jardin en gros sabots. 
Jamais ses chers rosiers n'avaient été si beaux ; 
Et, l'arrosoir en main, le vénérable apôtre 
Leur souriait, en les servant l'un après l'autre. 
L'atmosphère était douce et le soleil clément. 
Partout la paix. Hélas! c'est Juste à ce moment 

6 



6G LA CHANSON DU CIDRE 

Que Perric et Renan, nos deux fiers partenaires, 

S'amusaient à remplir l'église de tonnerres,., 

L'évéque au beau milieu du jardin s'arrêta. 

Pâle, inquiet, dressant la tête, il écouta. 

D'où venaient ces rumeurs? sans doute de la place? 

Non! de l'église!,,. Alors, c'était la populace? 

C'était l'émeute encor prête à tout saccager?... 

L'évéque, en bon soldat, courut droit au danger. 

La soutane défaite, en sabots, hof^s d'haleine, 

Il arrive, croyant sa cathédrale pleine. 

Et que voit-il, bon Dieu? Deux chantres au lutrin! 

Deux chantres! rien que deux pour mener un tel train! 

C'est du prodige. Alors il admire, il savoure 

Ce couple montagnard, Cf^dne et plein de bravoure, 

Ces deux robustes gas, campés solidement. 

Qui, sans savoir chanter, chantent splendidement. 

Jamais à Notre-Dame ou Saint-Pierre de Rome, 

On n'entendit chanter deux pareilles voix d'homme! 

Monseigneur Graveran les écoutait encor, 

Quand le dernier verset, dans un dernier accord, 

Comme une vague énorme élargissant ses ondes. 

Expira longuement sous les voûtes profondes. 

Nos chantres satisfaits, reprenaient leur chemin. 
Et, très fiers, s'en allaient, leur penn-ba\ à la main. 
Sans réclamer aucun salaire pour leur rôle, 
Quand l'évéque, après eux, leur frappa sur Vépaule : 
« Mes compliments, dit-il; mais d'où donc êtes-vous? 



LA CHANSON DU CIDRE 67 

« — Du pays de Braspart, — Ah! du pays des loups? 
« Tout juste ^ Monseigneur, — Je connais la contrée^ 
Dit révéque, « etfai vu les montagnes d'Arrée, 
« Oii l'on rencontre autant de loups que de moutons, 
« Mais je ne savais point qu'en vos lointains cantons 
a On trouvait au lutrin des gas de votre taille, 
a Or, mon lutrin à moi^ manque de basse-taille, 
« Mes ténors sont poussifs , et mes vieux barytons 
a Sont fêlés du gosier comme des mirlitons, 
« Je vous garde, — Oh! que non^ Monseigneur l — Chose 
a Vousdis-je^ c'est demain dimanche, gt^andefête, [faite^ 
a Vous chantere:{ ici demain, après-demain, 
« Toujours,., C'est dit. Allons, tope:{ là, dans ma main! 
« Dou\e cents francs chacun et vous êtes mes hommes! 
« — Impossible! — Impossible?,,, — Oui, Monseigneur, 

[nous sommes 
a De Braspart : ce sol-là, voye^-vous, cest charmeur : 
« Quand on naît là-dessus, on y vit, on y meurt, 
« — Mes gaillards, vous ave:{ des têtes basses-brètes! 
« Le granit en est dur, montagnards que vous êtes ! 
a Eh bien ce sera donc six cents écus par an, 
« Vous entende:^? reprit Monseigneur Graver an, [res! 
« Dix-huit cent francs tout rond, comme mes Gi'ands-Vicai- 
« — Six cents écus! bon Dieu, nous ne les valons guères, 
« Merci, non. Monseigneur, C'est trop d'honnei/rpour nous. 
a Adieu: nous retournons dans le Pays des Loups,,, » 



L'ANDOUILLE DU RECTEUR 



LqANDOUILLE "DU RECTEUR 



RENAN'LE-LOUP ET TONTON JEAN PRESENTES 

AU LECTEUR 

RENAN-LE- Loup était un vigoureux bonhomme 
De soixante ans, au teint rouge comme une pomme^ 
L'œil petit y mais très vif et très malicieux, 
Avec des sourcils gris en touffes sur ses yeux. 
Acerbe et dur, railleur terriblement farouche^ 
Les sarcasmes sifflaient en sortant de sa bouche. 
Quand il ne raillait points il était amusant. 
Son répertoire aussi varié que plaisant, 
Poivre, sei et piment, vous dégoisait des choses 
Qui, ma foi, remuaient la panse aux plus moroses. 
C'était, en somme, avec son air très goguenard, 
Quelque chose, comme un Rabelais campagnard. 



72 LA CHANSON DU CIDRE 

Ali fond, il n'était point très méchant, le rustique. 
Mais, poussé par sa verve endiablée et caustique^ 
Il mordait tout le monde, emportant le morceau. 
Tant pis pour le grincheux et tant pis pour le sot! 
Quoique ce fût un gai conteur de rimodelles, 
Les femmes le craignaient, car il médisait d^ elles. 
En langue basse-brète, avec des mots tout crus^ 
Des mots tout rouge-vif qu il crachait gras et drus. 
Malgré tout, — me croira qui voudra sur parole, — 
Le meilleur et le seul ami de ce vieux drôle, 
C était notre Recteur, un bonhomme indulgent 
Et doux, que tout le monde appelait Tonton Jean. 

Tonton Jean, détaché des choses de la terre, 
Vieillissait doucement dans son vieux presbytère. 
Très alourdi par l'dge, obèse, et très épais. 
Il vivait ou plutôt il s'éteignait en paix. 

Tout était vieux che\ lui, Fanch-Camm, son domestique, 
Et la vieille Catho, carabassen antique. 
Borgne, bègue, toujours du tabac plein son ne\, 
Dont les plats du Tonton étaient assaisonnés. 
Ces trois hôtes muets du presbytèi^e sombre 
Achevaient en commun lews longs jours tissés d'ombre, 

A la même heure, après sa soupe, chaque soir, 
Tonton Jean s'en venait très lourdement s* asseoir 
Dans un des deux fauteuils en bois de la cuisine. 
Près de Idtre, éclairé d'un morceau de résine. 
C'est là, qu'il se plaisait, le saint homme de Dieu! 



LA CHANSON DU CIDRE 7^ 



Satisfait, largement assis au coin du feu, 
Croisant ses grosses mains sur sa bedaine ronde, 
L'dme en paix avec Dieu comme avec tout le monde, 
Ilfumaity il humait sa pipe longuement^ 
Délicieusement et paresseusement. 

Cependant, engourdi par la chaleur de l'dtre, 
L'œil demi clos^ noyé dans la vapeur bleuâtre 
De sa pipe, on voyait Tonton Jean s'assoupir. 
Et, tout d'abord, c'était comme un léger soupir 
Qui glissait en sifflant sur sa lèvre pendante^ 
Puis peu à peu, suivant une gamme ascendante^ 
D'énormes ronflements succédaient,,. Et, bientôt^ 
Tout ronflait, Tonton Jean, Fanchic-Camm^ et Catho. 



II 

LA CONFESSION DE LA VIEILLE MAHARIT 

Un jour, — ohl ces jours^là, quelle corvée amère! — 

Tonton Jean confessait une vieille commère. 

Tonton Jean n" aimait point son confessionnal. 

Il y baillait autant qu'un juge au Tribunal; 

Et, mon Dieu, bien souvent, malgré lui, le bonhomme 

S'oubliait dans sa boîte, et dormait un bon somme. 

Précisons bien le jour : c'était un samedi, 
Veille de Pdque^ une heure ou deux après-midi. 



74 LA CHANSON DU CIDRE 

Desservant de l'endroit depuis quarante années. 
Tonton Jean connaissait toutes ses abonnées : 
Celle-ci lui venait cinquante-deux fois l'an : 
C'était Maharit Goth, la femme de Renan. 

Comme il savait par cœur les péchés de la vieille^ 
Tonton Jean s'installa, non pour prêter l'oreille, 
Mais pour faire sa sieste; et déjà le sommeil 
Empourprait^ moite et doux, son visage vermeil, 
Quand il fut arraché de sa béatitude, 
Par des st)upi?^s plus gros encor que d'habitude, 

« — Ho! ho! ma file, quoi de neuf? dit le Tonton» 

« — Alla^l alla^î alla:[! dit la vieille Gotton, 

« Bien sûr, je n'aurai pas mes Pâques cette année l 

« — Et pourquoi donc ma file? — Alla\! je suis damnée! 

« — Bah! le bon Dieu n'est point si méchant que cela, 

« — Allai ! — Diantre, il est donc bien gros, ce péché^là? 

« — Tad(i), vous avei, dit-on, dans votre cheminée, 

« Une andouille superbe, et vieille dune année, 

a Une andouille de Pdque,,. — Oui, ma file, c'est vrai. 

« Et, s il plaît au bon Dieu, demain, j'en mangerai. 

(( — Tad, cette andouille-là n'est point pour votre table, 

« Et, certes, ce n'est pas le bon Dieu, c'est le Diable 

'i Qui veut y mordre, — Oh! oh! c'est donc lui le flou? 

a — Oui, le diable, ma foi. Car c'est Renan-le-Loup 

a Qui, ce soir même, doit la décrocher, mon père. 

« — Va, puisqu'il aime tant l'andouille, le compère, 

(i) Père. 



LA CHANSON DU CIDRE -jS 

« Qu'il la prenne! — Ahl bien mieux \ il a même, aujour- 

a Choisi dou:{e invités pour festoyer che\ lui, [d'hui, 

a Et pour manger, demain^ Vandouille^ après la messe! 

« — Eh bien, il ne faut pas quil manque à sa promesse: 

« Quil la prenne ! — Et moi, tad, ne pécher ai-je point, 

« La faisant cuire ? — Non, si tu la cuis à point. 

« — Alla:[ ! allai! alla\î vous absolve^ Vandouille. 

« Mais consentire^-vous que Renan vous dépouille 

a De votre cidî^e aussi, par dessus le matxhé? 

« — De mon cidre ? — Oui, ce soir, quand vous sere:{ couché, 

« Renan et deux ou trois compagnons de maraude 

« Forceront votre grange, et commettront la fraude. 

« Votre cidre est très bon: il vient de Kermerrien. 

a Mais, celui de Renan, mon père, ne vaut rien, 

« // vous glissera donc son vinaigre en échange. 

« — Il a cent fois raison, dit Tonton Jean; qu'il mange 

a L'andouille et boive aussi mon cidre! Il a raison. 

a Ma grange est tout ouverte ainsi que ma maison. 

a Jésus, sur le Calvaire, avait bu du vinaigre. 

a Je puis, pour l'imiter, boire un peu de cidre aigre. 

a Mon cidre était trop bon et je lai trop vanté; 

c< Va donc en paix, ma file, et bois à ma santé. » 



iG LA CHANSON DU CIDRE 



/ 



III 

LE DÉFENDEUR D'ANDOUILLE 

Ce soir là. Tonton Jean, à l'heure accoutumée, 
Fumait sa vieille pipe au tison allumée^ 
Lorsque Renan-le-Loup entra, disant « bonsoir », 
Et dans le grand fauteuil de gauche vint s'asseoir. 

Là, dans son coin fumeux, pendait Pillustre andouille. 

Catho, tout maugréant, déposa sa quenouille^ 
Et tira de l'armoire une bouteille en grès 
Qui passa de ses mains, hélas non sans regrets, 
Dans celles de Renan, grand expert en buvaille, 
« — Oh ! oh ! dit-il, Catho, ce cidre-là travaille! 
« Catho, vitel approche^ les écuelles, plus près! y> 
Etpouff! d'un coup de pouce, il déboucha le grès^ 
D'où, la blonde liqueur jaillit toute fumante , 
Renan-le-Loup saisit son écuelle écumante. 
Et, heurtant prudemment r écuelle du Tonton: 
« A votre santé, tad! » dit le rusé breton, 
« — A ta santé,, mon fils, » répondit le bonhomme, 

— « Hutî dit Renan, voilà, voilà du jus de pomme! 
« Voilà du cidre, au moins l En ave:{'VOus encor? 

— « Une barrique, — Ah! tad, il vaut son pesant d'or! » 

Chaque fois que Renan faisait une visite. 
C'est toujours sur ce ton que le vieux parasite, 



LA CHANSON DU CIDRE 77 

Tout en lampant son cidre, emmiellait le Recteur. 
Tonton Jean n'était point dupe de Vimposteur. 

Puis, nos causeurs^ épris de la langue bretonne^ 
Poursuivaient longuement leur thème monotone, 
Renan buvant toujours^ pendant que le Tonton 
Voyait couler son cidre au gosier du glouton. 

Or, neuf heures sonnaient à r antique clepsydre, 
Et Renan achevait sa bouteille de cidre, 
Quand j juste à ce moment, qui devint solennel, 
Le pauvre Tonton Jean, dormeur sempiternel, 
Inclina mollement sur sa vaste poitrine. 
Sa bonne grosse face épaisse et purpurine. 

C'était l'instant précis que Renan attendait. 
L'andouille merveilleuse était là qui pendait. 
Fanch-Camm ronflait. Catho dormait sur sa quenouille.., 
Renan, d'un tour de main,flip! décrocha l'andouille, 
La fourra prestement sous sa peau de mouton, 
Se glissa vers la porte... et bonsoir au tonton l 

Ah! ne te hâte pas de rire, bon apôtre l 

Tonton Jean ne dormait que d'un œil, et, de l'autre, 

Comme un vieux chat rusé, sommeillant à dessein. 

Il t'a vu, mon fripon, il a vu ton larcin. 

Et cet œil-là, Renan, ce regard en coulisse 

Etait si plein de joie intense et de malice, 

Qu'il f eût pétrifié , si tu l'avais surpris. 

Va donc, vieux criminel! vieux loup, te voilà pris! 



y 8 LA CHANSON DU CIDRE 

Va, dépendeur d'andouille, on va fôter l'envie 
De dépendre jamais dandoiiille de ta vie! 

Disons rapidement qiiune bonne heure après^ 

Les compères soiffeurs que Renan tenait prêts, 

Enlevèrent sans bruit le cidre de la grange^ 

Et, très honnêtement^ pratiquèrent réchange, 

— Troquer n est point voler, convenons de cela! 

Or, avant eux^ Tonton avait passé par là! 

Qu' avait-il fait si tard dans la grange? mystère! 

Ce qu'on put voir, c'est qiien rentrant au presbytère, 

Il se frottait les mains avec un air vainqueur. 

Et qu'en s'allant coucher^ il riait de bon cœur. 



IV 

LE FESTIN DE VANDOUILLE 

La maison de Renan touchait au presbytère. 
Eh bien, c'est là, malgré ce voisinage austère, 
Malgré la Pàque sainte, à Vangelus sonnant. 
Qu'on vit entrer les dou:{e invités de Renan, 
Dou\e bons gas, munis d'estomacs formidables, 
Dou:{e sacs à boudins, abîmes insondables, 
Et d'autant plus dispos, quoique dispos toujours, 
Qu'ils venaient déjeuner durant quarante jours. 
Ah! quels gouffres, après quarante jours de maigre, 
Après quarante jours de bouillie au lait aigre! 



LA CHANSON DU CIDRE jg 

« 

Quels ogres ^ Dieu de Dieu! Ce fut presque effrayant 
De les voir tous les dou^e à table s' asseyant. 

Ah! pas si bêtes; point de femmes! Les femelles 
Etaient à leurs chaudrons^ marmites et gamelles^ 
D*oii montait une odeur d'andouille et de ragoût 
Qui remplissait la chambre et vous mettait en goût. 

Renan suivait d'un œil radieux ses complices 

Qui, très impatients, flairaient avec délices 

Le fumet de l'andouille et de la soupe au lard. 

Certe^ il ne disait rien de son vol, le roublard! 

Il n'en devait parler que la fête finie, 

Pour leur fourrer le ne:{ dans son ignominie. 

Car c étaient tous des gros légumes., s'il vous plaît! 

C'étaient les hauts bonnets du bourg au grand complet : 

Monsieur le maire et les adjoints, le secrétaire, 

Monsieur Pagent-voyer, et monsieur le notaire, 

L'instituteur, l'huissier, monsieur le percepteur, 

Et, pour mieux se moquer de toi, pauvre recteur. 

Monsieur le brigadier de la gendarmerie. 

Un grand diable, connu pour sa gloutonnerie, 

Un Gascon^ mangeur d'ail, qui, tout en gasconnant, 

Vous eût bâfré, tout seul, le fricot de Renan. 

Ah! j'en oubliais un : cest Tuyau, l'organiste. 

Tuyau, le long Tuyau, l'inénarrable artiste 

Qui nous jouait des airs d'opéras inouïs 

Sur des orgues datant du temps de saint Louis, 

— Oh! ces orgues! C'était mille tuyaux grotesques. 



8o LA CHANSON DU CIDRE 

Qui sifflaient quand soufflaient deux soufflets gigantesques, 

Sur lesquels s'essoufflaient trois ou quatre gamins, 

A lors ^ Tuyau laissait courir ses longues mains 

Sur le clavier criard tenu par des ficelles; 

Et les touches grinçaient comme autant de crécelles^ 

Pendant que les tuyaux, l'un sur l'autre étages, 

Miaulaient comme un tas de matous enragés (i), 

• 

Enfin, la soupe au lard, à travers un nuage 

De fumée, apparut avec les plats d'usage. 

La vieille Maharit, maîtresse de maison, 

Et ses nièces y Mary-Jeannic et Louison, 

Les jupons retroussés, tabliers, fausses manches, 

Pour ne point « abîmer » leurs robes des dimanches, 

Apportèrent les plats très solennellement. 

Alors, debout, nu-téte, avec recueillement. 
Maître Renan leva sa main patriarcale 
Sur la table oii fumait la soupière pascale; 
Et, d'un air très touchant et plein de gravité. 
Le drôle récita le « Benedicite » . 



(i) Ces détails sont de la plus scrupuleuse exactitude. A l'Elévation, 
au moment où le prêtre élève l'hostie, Tuyau ne manquait jamais de 
jouer l'air le plus gai de Fra Diavolo. Ceci se passait vers les pre- 
mières années du second Empire. L'excellent Tuyau est mort depuis 
longtemps : c'était le meilleur homme du monde, et ses héritiers ne 
m'en voudront pas, j'en suis sûr, d'avoir rappelé à mes compatriotes 
le souvenir de cet organiste original dont les orgues, depuis qu'il est 
mort, dorment d'un éternel sommeil. Lui seul pourrait les réveiller. 



LA CHANSON DU CIDRE 8i 

Là-dessus, on se mit à l'œuvre, comme on pense! 
Ah! Von allait enfin se réchauffer la panse ! 
L'on allait se refaire un estomac tout neuf 
Avec de bonne soupe au lard et de bon bœuf! 

O soupe! ô grasse soupe! opulente préface! 

O soupe aux larges yeux nageant à la surface! 

O carottes! ô choux y légumes plantureux ! 

Que c'est bon! que c'est chaud, et doux, et savoureux! 

On bâfre, on souffle, on sue. Et déjà, tout le monde 

Tire, pour s'éponger, son mouchoir à la ronde. 

Mais la soupière est vide. Allons, Maharidic! 

Allons, Loui\aik! allons Mary-Jeannic! 

Et Renan, pour montrer que la soupe était bonne, 
Fit un rot qui sonna comme un coup de trombone. 
Par politesse, alors, chacun en fit autant, 
Car, c'est après la soupe, un usage constant, 

La soupe dans le sac, noire bande affamée 
Tomba sur le bouilli, sur la vache fumée. 
Et sur le lard, servis avec leur complément. 
Le far de ri\ au four et le far de froment. 

Déjà Von s'était mis à boire des bolées 
De cidre qu'on lampait à pleines écuellées, 
La barrique de cidre était là dans son coin ! 
Avec sa clef de buis au denHère, ouic! et couin! 
Ouic! ouicl elle geignait^ vous dis-je, à sa manière, 



82 LA CHANSON DU CIDRE 

Tant on la tourmentait^ la pauvre tetonnière ! 
Car, du train qu'ils allaient, les treize biberons ^ 
Cen serait vite fait de la mère aux flancs ronds. 
Mais la voici! voici landouille qu'on apporte l 
On la sent bien avant qu'elle ait franchi la porte. 
Très digne, Maharit s'avance sur le seuil: 
Elle est émue. Et c'est toute rouge d'orgueil 
Qu'elle porte à deux mains l'immense plat ovale 
Où git, tout de son long, Vandouille triomphale. 

Sur un lit de far-sac'h elle dort mollement, 
Far-sac' h exquis, far-sac' h de blé noir et froment, 
Puddindg breton, bourré de ces énormes prunes 
Qui marbrent le fond gris de larges taches brunes. 

Ah! tonnerre! du coup les langues vont leur train. 
On se pousse du coude, on boit avec entrain. 
Hardi î Vandouille est là, ruisselante de graisse, 
Et qu'elle est belle, et grosse, et grasse, la bougresse! 

Renan, sans plus tarder, mit le couteau dedans. 

Les dou\e compagnons, avec des yeux ardents, 

Voyaient se détacher, sous la lame luisante, 

Les tronçons succulents de l'andouille gisante. 

Mais qu'a-t'il donc? Qu'a-t-il trouvé de sutyrenant?,.. 

Allons, va jusqu'au bout! coupe et tranche, Renan! 

Non ...sa main tremble : il est tout blême. Il sonde, il fouille. 

Et, très piteusement, il tire de l'andouile 

Un long « brochon » de bois, couvert d'un parchemin ; 

Lequel, tout déroulé, passa de main en main. 



LA CHANSON DU CIDRE 83 

Et l'illustre Tuyau, savant comme Colline^ 
Lut ces deux vers boiteux d'allure sibylline : 

Dreberien boe:{ellou, 
Diwalit dlio boe:{ellou I 

« Ouais \ dit le brigadier, qu'est-ce que ça veut dire? » 
Et Tuyau, sur-le-champ^ s empressa de traduire : 

Mangeurs de boyaux, 
Gare à vos boyaux I 

— « Parbleu, Renan ! cria Tuyau, la farce est bonne ! 
« Mais celle-ci, vieux loup, ne trompera personne! 

a Tu veux manger fandouille à toi tout seul. Eh bien, 
a Tapons ferme dessus, et qu'il n'en reste rien! 

— « Tapons dessus ! » Ce fut le cri des dou\e apôtres. 
Et chacun se servit, Renan comme les autres. 

Or, les autres mangeaient de bon cœur, sans souci, 
Riant, la bouche pleine. Et lui riait aussi. 
Mais très jaune, la peur le prenant aux entrailles,.. 
Et comme Baltha:[ar voyait sur les murailles 
Flamboyer les trois mots vengeurs, Renan-le-Loup 
Lisait partout ces mots « Dreberien boe\ellou /» 

a Ils vont tous en crever! dit Vinfernal compère, 

a Tant pis î Je ne vais pas faire comme eux,fespèi^e! 

a Au diable mon morceau d'andouillel Eh oui parbleu! 

a Ma part au chien! Ceux-ci n'y veiv'ont que du feu. » 

Aussitôt, saisissant la minute opportune, 

Il vida son assiette,,, O la bonne fortune! 



S4 LA CHANSON DU CIDRE 

Turc arriva d'un bond, vous happa le morceau 
D'une goulée, et s'en pourlécha le museau. 

Cependant, on passait à d'autres exercices : 
On venait de servir un grand plat de saucisses, 
Toutes roses, nageant dans une sauce d'or. 
Deux plats de boudins frits complétaient le décor. 
Dont les flancs craquelés, pleins d'herbes succulentes, 
Faisaient comme un bouquet d'odeurs affriolantes, 

Pardieu ! nos festoyeurs furent bien étonnés. 
Quand le plat de boudins leur passa sous le ne:{, 
De voir le brigadier, le héros de la fête, 
Refuser carrément, et détourner la tête. 
Depuis un bon moment, il ne gasconnait plus. 
Oui, lui, le fort des forts, le goulu des goulus. 
Il restait là, muet, tout pale, sans haleine. 
Plus mort que vif devant son assiette encor pleine, 
« Mordiouxî dit le Gascon, je ne sais ce que j'ai, 
« Mais, positivement, j'ai le corps dérangé, » 
a — Diantre! se dit Renan, l'affaire se complique, 
« Me voilà propre avec randouille diabolique! 
« Ils vont tous en crever, c'est sûr! » 

Et, justement, 
Le notaire et l'huissier, dans le même moment. 
Roulaient des gros yeux blancs, en se tenant le ventre. 
Et puis, ce fut le tour du maire.,. Diantre! diantre! 

Dreberien boe:[ellou I 
Diivalit d'ho boe^^ellou! 



LA CHANSON DU CIDRE 85 

a Bah! dit Renan, tant pis pour ces goinfres, en somme^ 

a Qu'ils crèvent! quant à moi, je suis saufl » Or, notre 

Ruminait en son cœur ces pensers déloyaux^ [homme 

Quand il sentit passer, à travers ses boyaux, 

Comme un coup de rasoir lui fendant la bedaine,», 

O révélation foudroyante et soudaine! 

Le cidre ^ et non l'andouille, était empoisonné ! 

« — Je suis mort! dit le vieux drôle, je suis damné! » 

Tout d'un coup^ brouff! avec un fracas formidable, 

On vit le brigadier qui se levait de table. 

Il jeta son képi, défit son ceinturon, 

Descendit V escalier à grand bruit d'éperon,, 

Renversa Maharit au seuil de sa cuisine. 

Et, mourant, se traîna jusqu'à la cour voisine. 

Mais, déjà, sur ses pas, les bretelles en main, 

Cinq ou six festoyeurs avaient pris le chemin 

Que leur montrait si bien le chef de la brigade. 

Oh Dieu! dans l escalier, quelle dégringolade! 

Quels geignements là-haut! Lagent-voyer râlait. 

Tuyau, sur le plancher, se roulait et hurlait. 

Quant à Renan, en proie à des douleurs atroces. 

Il avait tout un nid de couleuvres féroces 

Qui dans son ventre en feu grouillaient en se tordant. 

Sifflant dans ses boyaux, oui, sifflant, et mordant! 

O torture d'enfer ! Chancelant et livide. 

Il se lève. Il regarde.,. Eh quoi, la chambre est vide?.,. 

Où sont-ils?,,. Ah pardienne, ils sont là, dans la cour; 

On les sent bien! — Alors il se hâte, il accourt, 



86 LA CHANSOxW DU CIDRE ; 

• • ••!* ••■» • ••■iiaaa * ■>■•■■■■••■•■•■■■> •■•■■•■•■■• •■■■•t ■•*••■ ••■•■(■■i«*iii«i*it*ii*at«*((«i«i*ii*>>*ai>«*a« 

// s'aligne^ avec eux^ le long de la muraille. . . 

Ah ! jamais^ non jamais^ canons crachant mitraille^ 

Jamais obus sifflant, jamais bombes crevant 

N'ont fait tant de fracas , de tonnerre, et de vent, 

Que nos bdfreurs d'andouille, en ce jour mémorable. . . 

Or, pendant qu'expulsant la purge inexorable, 

Ils étaient là, geignant, peinant à qui mieux mieux, 

Voici qu'un gros visage, à l'air tout ?^adieux. 

Se montra par 'dessus le mur du presbytère. 

« — Eh bien, dit tonton Jean, que dit-on du cly stère? 

« Comment a-t-on trouvé le cidre du tonton? 

« Et toi, là-bas, toi, l'homme à la peau de mouton, 

« Tu te caches, vieux loup? Tu te voiles la face? 

« Hein, la purge était bonne, ami?... Grand bien te fasse! » 



MARQUISE ET PAYSANNE 



1886 



SMARQUISE ET "PAYSANNE 



MADAME, ce matin, vous sortie^ de la messe. 
On vous voyait causer, fort amicalement, 
Avec Su:{anne Orven, qui doit, prochainement, 
Changer, contre un anneau, sa bague de promesse. 

Eh bien, voye^ combien les poètes sont fous. 
Et combien leurs serments sont d'espèce fragile : 
Avant ceci, /aurais juré^ sur l'Evangile, 
Que nulle femme nest aussi belle que vous. 

Vous êtes, on le dit, la plus délicieuse 
Des marquises, Paris, dans ses salons dorés, 
Apporte son hommage à vos pieds adorés. 
Comme à la toute belle et toute gracieuse, 

8 



go LA CHANSON DU CIDRE 

Ouiy la Grâce rayonne en vous. Elle est partout^ 
Dans vos yeux ^ dans vos airs de fée enchanteresse^ 
Ety comme Charles-Neuf parlant de sa maîtresse^ 
Vous pourriei^ à bon droite dire : « Je charme tout ». 

Mais comment se fait-il qu étant près de Su^^anne, 
Vous perdiei — cent pour cent à la comparaison ? 
Cela vous fâche ? HélaSy jai tort d'avoir raison. 
Pourtant^ jete\ les yeux sur cette paysanne, 

Voyei la : quelle force unie à la candeur! 
Quelle vierge ! On dirait que la mère Nature, 
Pour lui donner le jour y dénoua sa ceinture 
Dans quelque Eden^ plein de soleil et de splendeur. 

C'est la jeunesse. C'est le printemps. C'est l'aurore ! 
Mais, malgré la chaleur d'un sang pur et vermeil, 
L'amour^ — qui va, bientôt, déranger son sommeil, — 
Touche à peine son cœur, sans qu'elle en souffre encore, 

De lày son air modeste, et sa simplicité. 
Elle est timide. Elle a sa jupe des dimanchesy 
Tout uniCy et sa coiffcy aux larges ailes blanches,, 
Qui rehausse l'éclat de sa virginité. 

Toute fleur, — même vousy — pâlirait devant elle. 
Pourtant, là, près de vous,, riche de tant d'appas, 
Rougissante, un peu gauche, elle ne songe pas 
Qu'elle est votre rivale, et, peut-être, plus belle.,» 



LA CHANSON DU CIDRE g i 



II 



Car, vous, que faites-vous de vos charmants attraits? 
Regardez-vous un peu des pieds jusqu'à la tête : 
Vous ne voye:{ donc pas que la fraude est complète. 
Et que tout ment che:{ vous, même jusqu'à vos traits ? 

Vos yeux, vos yeux profonds, dont rêvent les poètes , 
Ombragés de cils bruns que Junon envierait. 
Vous ose\ les charger d'un onguent indiscret, 
Et vous ave^ vingt ans, profane que vous êtes. 

Oui, proJane : on vous voit, des pinceaux à la main, 
A V instar des Phrynés, salir vos lèvres roses, 
Où l'abeille viendrait, pour butiner des roses. 
Si vous n'y frottie\ pas un trop fréquent carmin. 

Et votre corps si beau, — fût-il vêtu de bure, — 
Œuvre marmoréen que Dieu fit sans défauts. 
Vous trouve:[ le moyen, en l'affublant de faux, 
D'en torturer la ligne idéalement pure. 

Vous ne voudrie:^ pas user du réseau d'or 
Dont se parait, la nuit, la Luxure romaine, 
Pour ce beau sein — qui nous rappelle la Chimène, 
Quand elle s'offre en prix au Cid Campeador ? 



g^ LA CHANSOX DU CIDRE 

Car c'est un sein hardi, que ce trésor d'albâtre. 
Il ne vous suffit pas : vous porte^ de faux seins. 
On le dit. — Nul, pourtant, fi'a pu voir ces coussins, 
Sous lesquels votre cœur ne frémit pas de battre. 

Qui n'a pas adtniré, sur votre cou mignon, 
Quand, penchée à demi, vous prie^, à l'église. 
Cette torsade aux nœuds savants, qui s'analyse. 
Et n'offre plus à l'œil déçu qu un faux chignon ? 

Vous porte\ même, — ici^ j'ouvre une parenthèse, — 
Le î^espect^ la pudeur, je suis tout hésitant. 
Je cherche, sans trouver, je bégaie... et pourtant. 
Pourtant, madame, il faut justifier ma thèse. 

Molière eût employé le mot propre. Et, vraimetît. 
Il serait bien plus clair. Mais j'y mettrai des formes : 
Ainsi donc, vous porte^ des « tournures » énormes? 
Des tournures l ma foi, l'euphémisme est charmant. 

Quoi, la Nature, en vous^ parfaisant son ouvrage, 
S était plue à polir un marbt^e ravissant, 
Digne des Phidias, au ciseau caressant; 
Et vous autorise^ ce monstrueux outrage? 

Je sais qu' il faut s' en prendre au mauvais goût du temps. 
La Mode^ cabotine aux trois-quarts détraquée. 
Comme dit son jargon, n'est plus qu'une toquée 
Qui ne sait qu inventer, dans ses jeux inconstants. 



LA CHANSON DU CIDRE g3 

Mais elle est souveraine, Ilfaut^ pour lui complaire. 
Se rendre ridiculey ou mourir. C est pourquoi 
Vous êtes par donnée. Et la Muse en émoi. 
Sur ma prière instante, a calmé sa colère. 

Car si j étais, madame, un Prudhomme poncif, 
Et qu'il fallût choisir entre la paysanne 
Et la marquise, alors, amoureux de Suzanne, 
Je rendj^ais, contre vous, cet arrêt décisif: 

Lune doit sa beauté sincère à la Nature. 
L'autre, au triste déclin d'un siècle extravagant, 
Victime de la mode et du code élégant, 
N'est plus, à force d'art, qu'une caricature. 



AUX BRETONNES « NOUVELLE MODE » 



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qAUX "BRETONNES « NOUVELLE SMODE » 



RÉFRACTAiRES dantau^ ô têtus bas-bretons, 
Que faites-vous de vos coutumes? 
Basse-Bretonnes, vous^ belles que nous chantons, 
Que faites-vous de vos costumes ? 

Vous 'préfére\ aux cols superbes d' autrefois 

Des collerettes minuscules y 
Tristes contrefaçons, larges comme deux doigts. 

Lamentablement ridicules (i). 



(i) Ces modes nouvelles, très laides, que rien n'excuse et ne justifie, 
n'ont pas, grâce à Dieu, gâté toute la province. C'est surtout Châ- 
teaulin, les environs de Châteaulin, où les femmes sont si belles et 
l'ancienne mode si ravissante, qui sont en proie aux furieuses novatri- 
ces qui les enlaidissent à plaisir. La coiffe diminue tous les jours, et 
les collerettes n'existent presque plus. Mais d'où diable viennent donc 
ces modes nouvelles ? 



g 8 LA CHANSON DU CIDRE 

Et vos coiffes, hélas^ — des merveilles de goût, — 

Dites, barbares que vous étes^ 
Qu'en fait-on? Il vaut mieux n'en rien garder du tout, 

Que cette loque sur vos têtes. 

Le soulier découvert sied bien aux jolis bas 

Des Jeannettes et des Surannés, 
Mais la bottine fin de siècle ne va pas 

Avec vos jupes paysannes. 

Revene\^ revene:[ aux modes du vieux temps, 

Qui faisaient si belles vos mères. 
Aux merveilleux atours^ plus beaux, plus éclatants 

Que ces nouveautés éphémères. 

Vous avie:{ peur^ jadis, des modes de Satan : 

C'était bon pour les courtisanes. 
Revenei, revenez aux costumes d'antan, 

Vous^ les très nobles Paysannes. 

Belles, redevenez Bretonnes comme avant ^ 

Comme au joli temps de « Marie ». 
Prene^ garde au Progrès l Car le Progrès, souvent, 

Est bien près de la Barbarie. 



-----' 



SAMM-AR-LAOU, LE POUILLEUX 



SAMM'AR'LAOUlo, LE TOUILLEUX 



IL va, le pauvre Samm, toujours seul y toujours sombre^ 
Idiot ^ abêti, le cœur mort, V œil plein d'ombre. 
Quel est son âge? A-t-il trente ans ? A-t-il cent ans ? 
Nul ne sait. Moi, je crois quil fut vieux de tout temps. 
Au seuil de chaque porte ^ ouverte sur sa route ^ 
Il marmotte un pater, pour gagner une croûte, 
Juif-errant éternel^ il va^ par le chemin, 
Son bissac sur V épaule, et son bâton en main, 
Mâchonnant son pain noir^ comme un bœuf qui rumine. 

Hélas! rongé de poux, de gale^ et de vermine^ 
Il n a point de repos, le pauvre Samm-ar-Laou ! 
Car c'est peu d'avoir faim, de coucher n'importe où; 
De grelotter^ l'hiver, la nuit, dans une crèche, 

(i) En breton de Cornouaillcs, « samm » veut dire charge, faix, 
« ar-laou » de poux, faix de poux. 



J02 LA CHANSON DU CIDRE 

• ■■■■■••••• ••••■ •■■•• «•t**>***a>ii**«>t**><»iti>*a*«a**«n*< •■•••■«■«•■•■•••■•■■■■•■•■■•••■f>**ii»t>>ii««(ii««(a**i(«l*i*iai***«i((*ai**«>afiat****>« 

Où l'on s' endort y le ne\ sur la paille pas fr^aîche^ 

A rheure où le sourd jaune, et le visqueux crapaud 

Viennent, glaireusement, vous ramper sur la peau. 

C'est peu de s^ empiffrer , dans une écuelle immonde^ 

De restes répugnants^ laissés par tout le monde, 

Laj^d rance, pain moisi^ lait sur, hideux repas 

Dont les chiens des messieurs bourgeois ne voudraient pas» 

Cest peu d'être écharpé par la dent meurtrière 

Des dogues furibonds vous happant le derrière, 

La faim, le froid, le chaud ^ la peur, la dent du chien, 

L'écolier, — pire encor, — tous ces maux ne sont rien. 

Ce qui fait son malheur, sans relâche, et sans terme, 

Cest le fourmillement qui lui cuit l'épiderme ; 

Cest l'Armée en travail qui court, sous ses haillons, 

Lui sillonnant le corps de ses noirs bataillons,.. 

Qu'il chôme, ou qu'il voyage, ou qu'il dorme, ou qu'il mange. 

Debout, assis^ couché, tout cela le démange. 

En vain il se secoue, et, de son poing velu, 

Il frappe^ à tour de bras, son crâne chevelu : 

Quand la tête est en paix, il a le dos qui grouille. 

Alors, il jette à bas son sac. Il se dépouille. 

La tête en nage, l'œil en feu, les doigts en sang, 

Furieux^ enragé de se voir impuissant. 

Il cherche un angle dur, un tronc d arbre, une porte, 

Pour écraser dans l'œuf la vermine qu'il porte. 

— Ave\-vous vu, Fêté, les vaches souffreteuses, 

Chercher les coins ombreux, et là, toutes honteuses^ 



LA CHANSON DU CIDRE io3 

La peau sale, le poil jauni par le fumier, 

Se mettre en sang l'échiné, au tronc d'un vieux pommier ? — 

Ainsi fait Samm, Il geint. Il grogne. Il se lamente. 
Sa peau fume. Son dos saigne. Et son mal augmente. 
Hign ! Hangnl II a beau faire, il a beau se frotter, 
Suer, souffler, souffrir, se meurtrir, se heurte?^ 
Rien ne peut attendrir les cruels garnisaires... 

Et le jour oii la Mort finira ses misères, 
La Mort^ qui vient à bout des plus fiers Conquérants, 
Pourra^ seule, arrêter le flot des poux errants 
Qui n iront plus troubler, dans son coin solitaire, 
Le repos du Pouilleux^ endormi sous la terre. 



1 



LE MENHIR DE LOCMARIAKER 



9 



LE SMENHIR "DE LOCMARIAKER 



q4 L'EXPOSITION "DE igoo 



(Appel aux écrivains bretons au sujet 
du projet de l'amiral Réveillère de faire 
figurer à l'Exposition de 1900 le menhir 
de Locmariaker). 

Clocher breton, novembre 1898. 



COMME une Enigme, au seuil de l'Ere quaternaire. 
Bien avant qu'on connût le Sphinx à lœil béant, 
Les Primitifs avaient dressé ce roc géant 
Qui gît, en quatre blocs, frappé par le tonnerre. 

Ce gigantesque Aïeul, que le Breton vénère, 
On va donc l'arracher des bords de lOcéan^ 
Pour que Paris badaud, sceptique, et mécréant^ 
Vienne bailler devant « ce clou du Centenaire ». 



toS LA CMANSOS DU CIDRE 



Allons^ réveille-toi ! Paris t'attend: sois fier! 

O témoin du Déluge^ ancêtre de V Histoire y 

Va sous la tour Eiffel, chercher un peu de gloire. 

Colosse de granit^ près de la Tour de fer ^ 

Le plus surpris de tous, au milieu de « la Foire », 

Ce sera le Géant de Locmariaker, 



LA RANDONNÉE DU LIÈVRE 



LA RANDONNÉE DU LIÈVRE 

RACONTÉE 
T>AR LE TÈRE GASPARD LANDIER ^E LA LANDIÈRE 



DE Chdteauneuf à Cast, de Briec à Botmeur^ 
Vous le connaisse^ tous, ce papa bonne-humeur, 
Ce noble campagnard, dont la gentilhommière 
Fait au milieu des bois l'effet d'une chaumière? 
Un bon gros gentilhomme, à moitié paysan, 
Comme on en voit encor quelques-uns d présent? 
Ah! par exemple, il n'est pas riche, le bonhomme ! 
Mais content de son sort, et très heureux en somme, 
Grand chasseur, grand pécheur, et grand buveur aussi, 
Il trouve que la vie est bonne. Dieu merci! 

Tartarin bas-breton, ce tartarin est nôtre : 

Moins tueur de lions, moins grand homme que l'autre ; 



112 LA CHANSON DU CIDRE 

Breton très positif, et plus gourmand que vain. 
Il est moins assoiffé d'honneurs que de bon vin. 

C'est un papa rougeaud^ jovial et cocasse^ 

Ayant mouches de pêche et plumes de bécasse 

Autour de son chapeau, vieux castor de vingt ans 

Qu il porte tous les jours, partout, sous tous les temps. 

Court, trapu^ bedonnant, l'œil vif, les tempes chauves, 

Avec de longs poils roux sur ses grosses mains fauves, 

Guettré de cuir, chaussé de larges souliers lourds, 

Culotte de basane, et veston de velours, 

Fouet en main, chiens au cul, fusil en bandoulière, 

Tel est le vieux Gaspard Landier de la Landière, 

Notre homme chasse. Il pêche. Il mange. Il boit. Il dort. 
Toute sa vie est là : c'est comme à l'Age d'or. 
Ajoutons que le vieux routier, hors du ménage, 
Court les files, ma foi, tout comme au Moyen-Age. 

Ce bon vivant, che\ nous, jouit d'un tel renom 

Qu'on a fait de son nom un éclatant surnom 

Dont il tire lui-même une sorte de gloire; 

Car, grand chasseur de lièvre, il les tue, à l'en croire. 

Par douzaines, si bien que, de La\ à Braspart, 

Quand on parle d'un lièvre, on l'appelle un « Gaspard » . 

Pour le récit de ses chasses phénoménales. 
Ses façons de conter sont fort originales : 
C'est un peu trivial; c est plus franc que français; 
' Mais sa verve gauloise a toujours du succès. 



LA CHANSON DU CIDRE ii3 



Un jour d'hiver^ à notre auberge accoutumée, 
Nous faisions un trois-sept , dans la salle enfumée 
Où les autorités du bourg vont, chaque soir, 
A l'heure du vermouth, s'attabler et s asseoir. 
Nous en étions à peine à la manche première, 
Lorsque Monsieur Gaspard Landier de la Landière 
Entra^ bouclé, sanglé^ crotté comme toujours^ 
Avec son air un peu piteux des mauvais jours. 

D'ordinaire, sa voix tonne, et sa joie éclate. 

Il glissa dans un coin sa gibecière plate, 

S'assit devant le feu, ses chiens autour de lui, 

Et pas un mot. — « Eh bien, bonne chasse aujourd'hui? 

— « Bredouille! x^ nous dit-il. — Bredouille ? pas possible ! 

— Par^bleu, dit-il, rie\, car la chose est risible ». 
// s'était levé. « Bon, conte\-nous donc cela! » 
Le bonhomme vida son verre, et dit : « voilà ! » 

« J'avais mes chiens courants, Barbinot et Finette, 
Et mon vieux Ravageot, une fameuse béte 
Qui va le diable avec ses jambes de basset. 

— Ah! moque\-vous de lui, de sa voix de fausset, 
Mais ça vous a du cœur pour relever les autres^ 

Et ce tortillard-là, Messieurs, vaut tous les vôtres! — 

Mon neveu Jule avait emmené son Ronflot, 

Une rosse, un gueulard, bon à jeter à l'eau, 

Qui braille comme un sourd le long d'une journée, 

Et qui vous laisse en plan pendant la randonnée. 

Quant à Jule, c'est un écolier, un gamin 



/ 14 LA CHANSON DU CIDRE 

Qui n'avait jamais eu de fusil dans la main^ 

Un chasseur de moineaux^ quoi! mais^ sur ma parole. 

Avec des gas pareils, la chasse n'est pas drôle. 

Nous étions arrivés, là, près du caynp romain (i), 

Que l'on trouve, en montant, à gauche du chemin 

De Saint-Riwal. Voilà qu'au travers de la route^ 

De suite, sur le chaud, tous nos chiens en déroute, 

Nous glissent dans la main, partent comme des fous. 

Et s emballent tous quatre en un grand champ de choux. 

Déjà, Ronflot donnait comme en pleine menée! 

Aomph! aomph! — « Ce rossard-là gâtera la journée ! » 

Criai-je à Jule. « Fais taire ton fichu chien ! » 

Mais c'était temps perdu : Ronflot n'entendait rien, 

a Jule ! le lièvre va se dérober... Prends garde! » 

Lui criai-je. Ah bien oui ! pendant que je bavarde, 

Tout d'un coup, dans le bas du champ ^ le lièvre part. 

Un lièvre roux, un lièvre énorme, un vieux Gaspard 

Qui défile devant Jule en baissant r oreille... 

Pign! pagn!... — a A-t-on jamais vu mazette pareille? 

« Tu l'as manqué dans tes culottes ! — Non, tonton ! 

« J'ai du poil! — Ouais, du poil? Pas plus qu'à ton menton ! 

« Tu nous la baille belle, avec tes fariboles ! » 



(i) Un archéologue de passage m'a affirmé, il y a quelque vingt 
ans, que c'était un camp espagnol. J'en doute, d'autant plus que, non 
loin de là, on a trouvé des pièces d'or à l'effigie de Tibère. J'ajçute 
que les noms de villages qui suivent ne sont nullement de fantaisie 
et que la géographie de la randonnée est exacte. 



LA CHANSON DU CIDRE ii5 

Pardi l le vieux Gaspard y sur ses longues guiboles^ 
Aty entait le terrain ^ et le sacré routier ^ 
Comme vous alle\ voir y savait bien son métier! 
Cro}re:{-vous par hasard, qu il prit par la montagne? 
A d autres! mon Gaspard descend vers la campagne ^ 
Traverse l'Angle^ et puis traverse Chdteaunoir, 
Fait un crochet du diable, en dessous du Manoir, 
Et, laissant de côté routes et métairies^ 
Revient sur la montagne, en passant les prairies ! 

Mais laisse\-le courir : mes chiens allaient bon train. 
Dans le vallon, avec un magnifique entrain, 
Niaouf! niaouf! nous entendions ma vaillante Finette 
Qui, devant Barbinot, toujours menait en tète, 
Trop vite, la bougresse, et, derrière, à cent pas, 
Mon Ravageot suivait, et ne démordait pas. 

Quant au fameux Ronflot, vous penserez peut-être 

Qu'il était là? Pardi! cest bien peu le connaître! 

L animal s'amusait, quêtant et reniflant. 

Trottant de place en place, en se battant le flanc, 

Très affairé, d'ailleurs, et sans t^aison aucune, 

De temps en temps aomph! aomphï aboyant à la lune.., 

— Tiens, Jule, dis-je alors, tu ne ferais pas mal 

« De coudre dans un sac ton maudit animal, 

« Car, certe, il ne vaut pas la soupe qu'il te mange! 

« C'est un grand propre à rien; et la main me démange 

« De lui planter un coup de fusil quelque part. 

a Mais laissons cette rosse, et parlons du Gaspard. 



ii6 LA CHANSON DU CIDRE 

« Toi^ Jule^ reste ici : la place est bonne et sûre, 
a Le lièvre y reviendra^ c'est moi qui te l'assure, 
« A moins qu'il ne me tombe ^ avant toi, sous la main. 
a Moi, je monte là-haut. Toi, garde le chemin ». 

Dix minutes après ^ j'étais sur la montagne. 
Je ne crois pas qu'il soit, dans toute la Bretagne, 
Un poste plus splendide à l'œil pour voir venir. 
D'en bas, tous les sentiers viennent s'y réunir. 
Et je parierais cent contre un qu'ils vous amènent 
Tous les lièvres qui hors du gîte se promènent. 

Un tonnerre du diable emplissait le vallon. 

La menée approchait. Ah! ce ne fut pas long. 

Avec des chiens pareils, la chose était prévue. 

Ils se suivaient tous trois, et menaient presque à vue! 

Bientôt, dans le bas-fond, traversant un prateau, 
J'aperçus mon Gaspard, parmi les flaques d'eau, 
Qui, le cul tout crotté, les oreilles tombées, 
Tout galopant, venait à grandes enjambées (i). 
Il atteignit la route, et là, comme hésitant, 
Se dressa sur ses pieds, huma l'air un instant, 
Puis, pressé par la meute, et l'allure inquiète, 
Enfila le sentier oii j'attendais la bête... 

(i) Il y a toujours un peu d'exagération dans les histoires de chasse 
du père Gaspard. A un kilomètre de distance, il lui était difficile 
d'apercevoir les oreilles du lièvre. Que voulez-vous? Us sont tous 
comme cela, les Tartarins ! 



LA CHANSON DU CIDRE j 1 7 

••'k •>... 

Dibidipl dibidipl II m'arrivait tout droit. 

a Viens, dis-je, cette fois Von sera plus adroit, 

« Tu n'auras plus affaire à Jule, mon bonhomme; 

« Et^ comme toi, mon vieux y cest Gaspard qu'on me nomme » . 

Le lièvre n'était plus qu'à soixante-dix pas. 

J'épaulai mon fusil y et je visai très bas. 

J'avais le doigt sur la gâchette, quand ^ tout proche, 

Aomph! aomphî j'entends deux coups de gueule sur ma 

C était cet animal de Ronflot qui donnait! [gauche. 

Comme vous pense^ bien, le lièvre qui venait 

Sur moi, quand il entend ce sonneur de trompette^ 

Fait demi-tour, et prend la poudre d'escampette! 

Ah! j'enrageais! D'ici j vous voye:[ le tableau.,. 

Mais, sacrédié! tu vas me le payer, Ronflot! 

Il était là, trottant, le ne\ dans la bruyère,,. 
Pan! je lui colle un coup de fusil au derrière,.. 
Tiens, braille maintenant \ Aïe\ aïe\ aïe\ il fallait 
Le voir comme il gueulait et comme il détalait \ 

Par bonheur, mes trois chiens reprennent de plus belle,,. 

Le lièvre, maintenant, montait vers la chapelle 

De saint Caduan, Là, mon satané Gaspard 

Tourne court, et descend le chemin de Braspart 

Vers Poul'Groa\, où Jule était posté sans doute. 

Je quitte la montagne, et je gagne la route... 

Je ne vois plus mes chiens. Mais ils vont rondement, 
Comme des enragés, donnant superbement; 



ij8 la chanson du CIDRE 



Finette, Barbinot^ Ravageât , tous ensemble ! 

Tous trois, à plein gosier, que le vallon en tremble! 

Brusquement, plus un mot, T écoute encor,.. plus rien ! 

Bravo, dis-je, le lièvre est pris; J'y comptais bien; 

Mais quels chiens! quelle meute l et quelle randonnée! 

Forcer un lièvre après une heure de menée! 

Je cours, j arrive.,, Jule et mes chiens étaient là, 

Sur la route,,, — « Eh bien, Jule, il est mort ? — Le voilà ». 

Me dit'iL — « Ce doit être une fameuse bétel 

« Montre-nous l'animal! » Jule tourna la tête, 

Et muet, tristement, me montra de la main, 

Ronjlot étendu, mort, au milieu du chemin,,. 



LA NOCE DE KERLAZ 



LA ^OCE "DE KERLAZ 



LES cloches de Kerla^, les deux cloches jumelles 
Du clocher de Kerla\ sonnent haut, chantent clair. 
Les odeurs d*une noce énorme emplissent lair. 
Et tripes et rognons fument dans les gamelles. 

Cloches, sonne!{ haut, chante^ clair! 

Voici la mariée. O le vieux laideron! 

Mais regardez-la donc, comme elle est attifée. 

Qui donc peut se frotter à cette vieille fée? 

Elle a cent ans, au moins. — Non, soixante ans tout rond. 

Chante^, sonne\^ cloches jumelles ! 

Soixante ans? Merci bien. Elle est fraîche^ la belle. 
Mais riche est la meunière. Et quel est le Jean-Jean 

10 



122 LA CHANSON DU CIDRE 

Qui prend ce vieux chaudron ? Il a besoin d'argent. 
Voilà ce que l'on dit^ autour de la chapelle. 

Cloches, sonnei haut^ chante:^ clair ! 

Voici le marié. Tiens ^ c'est Yves Prigent! 
Mais il tirait au sort, la semaine dernière ! 
Que diable fer a-t'il de la vieille meunière ? 
Que diable voule![-vous? La vieille a de l'argent. 

Chante^, sonne^, cloches jumelles... 



ANN HINI GOZ 



(LA VIEILLE) 



qANN hini goz 



(LA 'VIEILLE) 



Ann hini yaouanc ha zo coant, 
Ann hini goz ha neuz arc'hant. 

(Vieille chanson bretonne). 

(La jeune est jolie, 

I.a vieille a de l'argent.) 



TA Vieille est riche ^ riche ^ riche. 
Champs labourés^ terres en friche ^ 
Des greniers pleins, comme en Autriche, 
Des fermes dans tous nos cantons. 
Taillis, forêts^ landes, prairies. 
Tout un duché de métairies. 
Dans les cadastres des mairies^ 
Accaparent tous les cartons. 

Garde ta Vieille et ses écus. 
Moi, je garde ma mie! 



126 LA CHANSON DU CIDRE 



Quelle fête à ses épousailles ! 
Trois jours buvaille et victuailles : 
La moitié de la Cornouailles 
En fut soûle. On en parle encor. 
Quelle reine, au jour de sa noce; 
Elle remplissait son carrosse, (i) 
Si rouge, si grasse, si grosse, 
Dans sa jupe aux sept galons dor. 

Garde ta Vieille et ses écus. 
Moi, je garde ma mie ! 

Ta Vieille a, dans ses dou^e armoires, 
Des bijoux, des velours, des moires. 
Des jupes rouges, blanches, noires, 
Aux galons d'or, aux fins tissus. 
Va, ma jeune n est point vilaine. 
Elle n'a qu'un jupon de laine. 
Mais les jupons de Madeleine, 
C est plus beau dessous que dessus... 

Garde ta Vieille et ses écus. 
Moi, j'aime mieux ma mie ! 

(i) Les grandes noces campagnardes, aux environs de Quimper, 
par exemple, se font en calèches, avec une longue suite de voitures, 
pour cinq ou six cents invités. 



« MAVOURNEN ! » 



« OdAVOURNEN! » 

(Souvenir à Coque lin Cadet) 

« Mavournen! (Battement de mon cœur!) 
(Expression irlandaise.) 

MAVOURNEN ! mavournen ! » — C'est le soupir d amour 
Qu'on entend en Irlande à toute heure du jour ; 
Et la nuit, à toute heure, on l'entendrait encore. 
Caresse de la mère à lenfant qu'elle adore, 
Cantique de l'époux, cri d'amour de l'amant. 
Hymne aux cent mille voix qui monte au firmament. 

La petite Irlandaise, à ses jeux occupée. 
Murmure « Mavournen ! » en berçant sa poupée. 
Plus tard, le sein gonflé par le lait maternel^ 
Elle le redira comme un chant éternel; 
Et^ mille fois le jour, dans sa joie ou ses fièvres, 
Ce mot-là montera de son cœur à ses lèvres. 



/J?o LA CHANSON DU CIDRE 

— • •■••• ■•■■. ••••■.■• • ■ ■ ■ ...>*■•< >*«•!•••■ >*■«<■•■• 

Quand les blonds fiancés s'en vont par les chemins^ 
En se parlant tout bas, et se prenant les mains, 
Que peuvent-ils se dire, attardés sur la route? 
Que peut dire Nicless à Kate qui l écoute ? 
Cest tout simple : Nicless, radieux et vainqueur, 
Soupire « mavournen! battement de mon cœur! » 
Et la fille d'Erin, Kate, son amoureuse, 
Lui répond « mavournen » d'une voix langoureuse. 

Connaissez-vous un mot plus complet, plus charmant? 

Un mot qui rende mieux le trouble de ramant, 

L'impatient désir, et la folle tendresse? 

Un mot plus doux? un mot plus rempli de caresse? 

Moi, je n'en connais pas : les femmes de Paris 

Nous disent: « gros bébés, moutons blancs, chiens chéris ». 

C'est odieux. Du moins, les belles de Florence 

Disent « caro mio! » c'est moins béte qu'en France; 

L'Anglaise dit : « my dear ». C'est à peine poli, 

La Bretonne dira: « ma c'halon! ». C'est joli. 

J'ignore comme on parle en Russie, en Hollande. 

Mais rien ne vaut, pour moi, le « mavournen » d'Irlande. 

— Irlande ! ô verte Erin ! 6 pays des prés verts ! 

Reçois d'un Celte blond l'hommage de ces vers. — 

C'est ainsi que, bercé par ce mot poétique, 
Dans lequel je retrouve un accent tout celtique, 
Je rêvai défouler le sol de l'Ile-Sœur, 
Pour en mieux savourer le charme et la douceur. 



LA CHANSON DU CIDRE i3i 



♦— — —•»»■ •— fc« I 



Je partis donCy un jour^ ivre de poésie. 

Je traversai la ManchCy et^ sans l'avoir choisie^ 

Je descendis à Cork, la ville aux ciels brumeux, 

Célèbre, hélas! surtout par se^ jambons fameux . 

Huit jours durant^ avec la Muse pour compagne, 

J'allai^ je parcourus la ville et la campagne, 

Uœil ardent, le cœur chaud, l'esprit aventureux, 

Toujours enthousiaste, et toujours amoureux. 

D'aussi loin que mes yeux voyaient une Irlandaise, 

Mavournen! tout mon cœur ému tressaillait d'aise. 

Je ne savais, pourtant^ qu'un seul mot d'Irlandais. 

Mais, ce mot-là, depuis un an je le scandais. 

Mes lèvres le disaient si bien, avec tant d'âme. 

Qu'il devait suppléer à tout, près d'une femme. 

Hélas! après huit jours de soupirs superflus, 

J'eus moins d'enthousiasme, et ne soupirai plus. 

D'ailleurs, je vis ce peuple^ aux champs comme à la ville. 

Plongé dans l'industrie abominable et vile 

Du porc salé, n ayant d autre occupation 

Que la production et l'exportation. 

Je n'étais plus ^ du tout, ivre de poésie. 

Loin de là! Maudissant ma sotte fantaisie. 

Je résolus de fuir Cork, quand le dieu Hasard, 

Complice de V Amour, dérangea mon départ. 

A l'auberge oit j'étais, j avais pour hôtelière^ 
Une beauté troublante, étrange, singulière. 
Une adorable fée., au front tout virginal, 
Exquise de tous points, et sans rien de banal. 



i32 LA CHANSON DU CIDRE 



!••* —•»*** • « »mm 00 • 



SesyeuXy — ses yeux! c'étaient deux étneraudes vertes. 
Et quand elle passait, les lèvres entr* ouvertes^ 
Souriante, et divine, on eût dit^ dans les prés, 
Erin, la blonde Erin, sortant des bois sacrés. 

Vous pense^ bien que, dès la première seconde ^ 

J'avais été conquis par la déesse blonde, 

Mavournen ! f étais fou ; mais bien plus fou qu'Hamlet, 

Plus fou que Roméo che\ le vieux Capulet; 

Ety comme lui, j'aurais devancé Valouette, 

Pour chanter jusqu'au jour ma chanson de poète... 

Mais la déesse avait pour mari l'hôtelier, 

Une espèce de dogue, un molosse, un geôlier. 

Qui, pire qu'Othello, flairant quelque aventure. 

Portait toujours au flanc, passé dans sa ceinture^ 

Un énorme couteau sinistre, dont l'aspect, 

Quoi qu'on en pût penser, commandait le respect. 

Bref tout, dans ce pays, sa coupable industrie. 

Cette ville livrée à la Charcuterie, 

L'absence d'idéal, de plus l'homme au couteau, 

Tout me fit un devoir de partir au plus tôt. 

J'arrêtai mon départ: ma valise était prête. 
Et, n ayant qu'un regard ému pour interprète, 
J allai prendre congé de l hôtesse aux yeux verts... 
Mais, — ô prodige ! — fange adorable et pervers. 
Qui m'avait paru chaste autant qu inaccessible, 
Profitant du moment oii le Dogue irascible 
Promenait au dehors son museau furieux, 



LA CHANSON DU CIDRE i33 

M'appela d'un petit signe mystérieux 

Et courut au jardin^ m' invitant à la suivre... 

La suivre! ô mavournen! mavournen! j'étais ivre! 

Ivre de poésie et d' amour , cette Jois! 

Elle allait, me parlant avec sa douce voix, 

Et moiy soupçonnant bien ce quelle pouvait dire. 

Je répondais par un sourire à son soutire. 

Elle marchait devant. Je la buvais des yeux. 
Sous son jupon brodé, son pied délicieux 
Foulait discrètement le sable des allées. 
Et l'odeur des jasmins^ parmi les avalées, 
Se mêlait aux parfums dont elle grisait l'air, 
Parfum de ses cheveux, et parfum de sa chair. 
Le soir tombait. La^ur se teintait de bleu sombre. 
Et^ déjà., les bosquets muets s'emplissaient d'ombre. 

Dans un coin retiré du jardin, tout au fond. 
Caché sous la glycine au feuillage profond^ 
Je vis le toit verdi d'un pavillon rustique ^ 
Adorable réduit, sanctuaire mystique^ 
Vers lequel, sur ses pas, j'osais porter mes pas. 
Je tremblais^ mavournen ! Elle ne tremblait pas. 
L'amour est le vrai champ de bataille des femmes. 

Que dirai'je? Un instant après, nous arrivâmes. 
J'étais transi, j'étais blême d'émotion. 
Alors, troussant sa jupe avec précaution, 
La blonde fée ouvrit le pavillon rustique... 



î^4 LA CHANSON DU CIDRE 

Horreur! J'en vis sortir un cochon fantastique, 

Spécimen colossal^ trois Jois médaille d'or, 

Et que, malgré sa gloire, on engraissait encor! 

J'étais resté stupide, et la bouche béante^ 

Anéanti devant cette graisse géante. 

Certes, sans contredit, c'était le plus beau porc 

De la ville de Cork, et du comté de Cork. 

Il était magistral et gras comme un lord-maire. 

L'hôtesse avait pour lui des caresses de mère. 

Elle lui souriait^ le gâtait, l'appelant 

De mille noms très doux; et, tout en lui parlant, 

Ses doigts, ses jolis doigts, les plus jolis du monde, 

Allaient, deci, delà, sur cette couenne immonde. 

Le drôle se prêtait à ce jeu f^avissant, 
Roulant ses petits yeux de lord concupiscent. 

Bien plus! pour mettre, enfin, le comble à ma torture, 
Je la vis, la cruelle et blonde créature, 
Comme on parle tout bas à l'amant adoré, 
Je la vis, se penchant vers le monstre abhorré, 
Mettre un baiser d'adieu sur ce groin morose. 
Et sa bouche s'ouvrit, comme s'ouvre une rose, 
Pour dire : « Mavournen ! battement de mon cœur ! » 

Mavournen ? — O dépit l ô rage! ô sort moqueur! 
C'était donc là ce mot si charmant et si tendre? 
Et j'avais traversé la Manche pour l'entendre! 



SARAH BERNHARDT A BÉNODET 



11 



SARAH "BERNHARDT A "BÉNODET 



BÉNODET ! O bourgade idéale et sereine! 
La divine Sarah y fit un long séjour. 
Radieuse, c'est là que je la vis, un jour, 
Dans un péplum tout blanc drapant son port de reine. 

Et, tous, nous admirions sa grâce souveraine. 
Quand du charmant village elle faisait le tour, 
^errièî'e elle flottait comme un parfum d amour. 
Et nous prêtions l'oreille à sa voix de sirène. 

Marchait-elle ? On ne sait. Muets d'émotion, 

ty^ous regardions passer cette Apparition. 

Les pauvres se mettaient à genoux devant Elle ( i), 

(i) Il faut 4ire qu'Elle leur distribuait des pièces de cinq francs. 



Î40 LA CHANSON DU CIDRE 

Et pendant que Sarah donnait à pleine main, 
Comme des amoureux discrets^ sur son chemin^ 
Nous suivions, de très loin, les pas de l'Immortelle. 



1893. 



LA 



BELLE MARCHANDE DE CHATEAUNEUF 



LA 



'BELLE SMARCHANDE DE CHATEAUNEUF 



(Histoire du siècle dernier) 



AU temps jadis ^ — trente ans avant Quatre-vingt-neuf^ - 
Monsieur Le Roux tenait boutique à Chdteauneuf, 
On y vendait de tout, le drap^ V épicerie y 
Les toiles de Bretagne et la Rouennerie ; 
Les draps d'Elbeuf les draps grenés de Montauban ; 
La mélasse et le miel^ la ganse et le ruban ; 
Les raisins secs^ les noix, les figues , les amandes. 
C'était le rende:[-vous des bourgeoises gourmandes ; 
G était le magasin unique, universel. 
Un comptoir pour le drap, un comptoir pour le sel ; 
Comptoirs luisants^ usés aux doigts des ménagères ; 
Draps et cotons faisant plier les étagèi^es ; 



144 LA CHANSON DU CIDRE 



L'aune^ sur le comptoir, pour auner les tissus. 
Puis des boîtes, avec des noms écrits dessus : 
a Poivre, muscade, clous de girofle, canelle » ; 
Suspendus au plafond, des paquets de chandelle ; 
Et puis, le long des murs, des tonneaux découverts, 
Tout pleins de cassonnade, et de sucres divers, 
Oit les guêpes, l'été, bourdonnaient aux oreilles,,. 

Pour veiller au débit de richesses pareilles. 
Pour gérer sa boutique, et gérer sa maison, 
Monsieur Le Roux avait choisi, non sans raison, 
Une femme avenante, une femme entendue. 
Jeune, fraîche de peau, blonde, rose et dodue. 
Une aimable beauté qui s'appelait Manon, 
Le Roux raffolait d'elle et de son petit nom, 

Geneviève, une vieille à la tête branlante, 
Les servait. Elle était très maussade, et très lente ; 
Mais discrète, et, de plus, sans rivale, dit-on, 
Pour le civet de lièvre et le gâteau breton. 

Or, pendant que Manon, avec sa domestique, 
A unait le drap, pesait le sel dans la boutique, 
Monsieur Le Roux, les mains dans les poches, flânait. 
On trouvait des amis, et Von se promenait. 
On se passait, de main en main, les tabatières. 
On jasait. On sifflait. Puis, des heures entières, 
On allait sur le pont, et Von crachait dans leau. 
C'était charmant. C'était un ravissant tableau. 



LA CHANSON DU CIDRE 



145 



Ces travaux accomplis, — toujours aux mêmes heures ^ — 
Nos honnêtes bourgeois regagnaient leurs demeures. 
Non sans avoir trinqué, soit à « la Tour d'Argent », 
Che^ Jo\, soit à « VEcu de France », che^ Sergent, 



II 



Certes^ Monsieur Le Roux était un heureux homme : 
Rien ne troublait son vin, son manger, ni son somme. 

Or, un jour de novembre, — un soir, pour bien narrer, — 

Un soir qu il pleuvait dru, qu il pleuvait à pleurer. 

Comme il pleut par che\ nous, quand il pleut en novembre, 

Voilà qu'on entendit, là-haut y dans une chambre, 

Un grand cri qui troubla la paisible maison... 

On arriva : c'était Madame en pâmoison. 

Génov (i) et Jean Le Roux accoururent près d'elle. 

Vite, de lair, des sels, pour ranimer la belle. 

Quand elle ouvrit les yeux, ce furent des sanglots, 

Des nerfs crispés, des cris, et des larmes à flots. 

Dieu, qu'elle était jolie, et qu elle avait de charmes, 
Avec ses beaux yeux bleus, tout ruisselants de larmes I 
Et pendant que Manon la belle sanglotait, 
Le bon mari, baisant ses pleurs, la dorlotait; 

(i) Génov est le diminutif breton de Geneviève. 



146 LA CHANSON DU CIDRE 

Lui donnait mille noms qu'on ne dit qu'en famille ; 
L appelait « petit cœur, mamour, chatte, fifille » ; 
Et Manon s'apaisa dans ce dorlotement. 
Comme un enfant gdté que berce une maman. 

Les cheveux dénoués, encor toute pâlie. 
Le corsage entrouvert, divinement jolie, 
Manon^ laissant tomber ses bras languissamment^ 
Commença de parler^ tout bas^ tout doucement, 
Disant à son mari de former la croisée, 
Quelle avait froid, bien froid, et qu'elle était brisée ; 
Qu'on avait eu raison^ sans doute, d'accourir. 
Que c'en était fait d'elle, et qu'elle allait mourir. 

Puis ayant pris deux doigts de l'élixir des Carmes, 

Elle dit au mari, tout à travers ses larmes, 

Qu'elle se sentait mieux, beaucoup mieux, presque bien. 

Et qu'enfin, grâce à Dieu, cela ne serait rien ; 

'Qu à présent qu'elle était revenue à la vie, 

Elle lui confessait quelle avait une envie... 

— Diantre, une envie? oh! c'est sacré, ces choses-là ! 
C'est très grave, une envie ! Allons, voyons cela... 

— Mais elle n'osait plus. Elle n osait pas dire. 

On allait la gronder... — Le Jean- Jean, d'un sourire, 
La rassura : Pardienne ! extravagante ou non, 
« Il faudrait bien passer son envie à Manon ! » 

Alors, ma foi, tout bas, de sa voix caressante, 
De sa voix de mignonne et de convalescente, 



LA CHANSON DU CIDRE 



T47 



Elle lui raconta, suspendue d son cou, 
Qu'elle aimait le melon, qu'elle l'aimait beaucoup, 
A la folie.,. Et qu'il fallait se mettre en route 
Sur l'heure^ et contenter Manon, coûte que coûte, 

— « Du melon ? mais, mon cœur, ce n'est plus de saison ! 
« La saison est passée ! — Ah! la belle raison ! 

« Quel plaisir aurait-on à parler d'une envie, 

« Pour être, sur le champ, satisfaite et servie ? 

« Voudrait-on d'un melon qu'on aurait sous la main ? 

a J'en veux un de Paris,,, Allons, vite, en chemin ! 

— « Quoi ? que faille à Paris ? 

— Dans r instant, 

— Quoi, si vite ? 
a Mais tu n'y penses pas, mamour,,, — Parte\ de suite, 
a Si vous m'aimiei, cruel, vous ne se rie :{ pas là, » 

Bref un quart d'heure après la scène que voilà, 
Le benêt de mari, confiant et tranquille 
Franchissait à cheval les portes de la ville. 



III 



Vers la seconde lieue, il traversait un bois. 

Quand il fut arrêté par une grosse voix 

Qui lui criait : « Où diable alle\-vous donc, compère ? » 



I4S LA CHANSON DU CIDRE 

C'était le charbonnier, François- Louis Le Berre, 

Dont la cahute était sous bois, à trente pas. 

« Eh bien, Monsieur Le Roux, vous ne descende^ pas ? 

— a Pas possible, fiston. — Pourquoi donc, camarade? 

— « VoiS'tu, François-Louis, ma femme est très malade, 

— « Vraiment! dit fautive. — Oui-da^ fen pleure d'y p en- 
« Ce soir, la pauvre enfant a failli trépasser. [ser. 
« Et croirais-tu quelle est malade d'une envie 

« De melon ?.,. — De quoi? dit l'autre^ mort de ma vie ! 
a Et vous alle\ bien loin de ce pas ? — A Paris.., 

— « Ha! parbleu! de longtemps, je n ai fait de paris, 
« Je n ai point ^ comme vous, de l or plein ma sacoche. 
« Mais je gagerais bien quatre écus de ma poche., 

« Contre quatre boisseaux de bon et pur froment^ 

« Que madame Le Roux, tt^ès gaie en ce moment, 

c< Se réjouit^ le dos au feu, le ventre à table, 

« Pendant que vous, sous cette averse épouvantable, 

(( Vous êtes asse\ sot pour coutnr le chemin! 

« Fripon qui se dédit : tope^ là, dans ma main... 

« Ahl c'est bien le melon qui la tient, votre femme ! 

a Je vais vous la montrer, votre belle madame, 

« Avec un bon gros moine autour de ses jupons... 

« C'est le frère Sosthène : un gaillard, j'en réponds. 

« Vous êtes bien le seul à ne pas le connaître : 

« Quand vous ouvrez la porte, il sort par la fenêtre, 

« Solide, le gaillard ! plus Normand que Breton : 

« Gî^as, luisant, rouge trogne, œil vif, triple menton,.. 



LA CHASSON DU CIDRE i4q 



— a Asse:{j viens-t-en ! » hurla Le Roux, blême de rage, 

— a Bien ! dit le charbonnier, mordienne^ du courage ! 
a Et, d* abord y cache:[-vous dans ce sac à charbon,,. » 

Monsieur Le Roux était aussi bête que bon : 
Il se laissa mener, ficelé de la sorte... 

On ajv^iva bientôt. « Toc, toc ! ouvre:{ la porte ! » 

— a Quoi^ c'est vous, charbonnier ? dit Génov, Dieu de Dieu ! 
« Quelle pluie ! Entre:{ vite, approchez-vous du feu. » 

Notre homme entra. C'était dans la grande cuisine. 
On pouvait voir, au fond de la salle voisine, 
La table oii Von avait festoyé tout le soir. 
Bien repu, le bon Moine était venu s'asseoir 
Avec Manon, dans la superbe cheminée, 
Et la fête, à minuit, n'était point terminée. 

Le feu flambait, un feu de chêne, un feu d'hiver, 
Sur lequel des mandons grillaient, le ventre ouvert ; 
Et, comme les marrons sont un prétexte à boif^e. 
Le cidre chaud, le ^flip », chantait dans la bouilloire. 

— Ah ! comme on était bien, jadis, les soirs d'hiver, 
Dans les larges foyers, aux grands chenets de fer, 

Oii brûlaient des troncs d^ arbre avec de rouges flammes ; 
Où, tout autour du feu, les enfants et les femmes. 
Les petits et les grands, avides de récits 
Ecoutaient les vieillards dans leurs fauteuils assis. — 
<x Entrez, Ff^^nçois-Louis », dit la belle Marchande. 



j5o la chanson du CIDRE 

«■••••••■••■■■■■>f**i«***i«(»*i»i>>»t>*»t*a*a«ai«a*«***«**ai*«aB«aa«a*«iaa**i*«i**»«Éa*««a««»a«i*taaat**a««*«a«**a*>*»a*i»i«*»*aaia***aaaaailaifi*ia«i««a««a«a**a«ati«aai 

— « Pardié ! dit celui-ci, la cheminée est grande : 

« Je vais poser mon sac de charbon dans ce coin, 

a Devant le feu : « tous deux », îîous en avons besoin, » 

Là-dessus, on se mit à boire. On fit bombance. 
Le charbonnier bâfrait et buvait, comme on pense. 
Le gros Moine était î^ond. Manon, qui fredonnait. 
Avait un petit coup sous son petit bonnet. 
Quant à Génov, ma foi, sa coiffe sur l'oreille. 
Elle dodelinait de la tête, la vieille ! 

Or, comme ilfauty che:{ nous, finir par des chansons, 
La friponne Marchande ayant dit « commençons ! >> 
Chacun, alors, chanta son couplet à la ronde. 
Sur un air du vieux temps, connu de tout le monde.,. 

MANON, minaudant. 

Jean- Jean, le meilleur des maris. 
S'en va, cheminant vei^s Paris, , 

Il est loin de sa maison,., 

Kyrie, Kyrie ! 
Bon voyage à cet oison! 
Kyrie Eleison ! 

Le MOINE, d'une voix de tonnerre. 

' a 

Jean-Jean, le plus sot des maris, 
S'en va, trottinant vers Paris. 
Moi f occupe sa maison. 
Kyrie, Kyrie ! 



LA CHANSON DU CIDRE i5r 



Tai Manon pour échanson.,, 
Kyrie Eleison ! 

Le CHARBONNIER, montrant du doigt le sac de charbon 

au coin du foyer. 

Compère, j'aurai ton froment ; 
Et tu n auras pas mon argent. 
Le moine est dans ta maison. 

Kyrie., Kyrie ! 
Que dis'tu de sa chanson ?... 
Kyrie Eleison ! 

La Vieille GENO\\ chantant du ne:{ et dodelinant 

de la tête. 

Charbonnier, j entends bien raison : 
Mon maître est là, dans la maison y 
Le plus proche du tison, 

KyriCy Kyrie! 

Le plus proche du tison, 

Kyrie Eleison ! 

Monsieur LE ROUX, sortant du sac, un gros bâton à la main. 

Oui, corbleu ! je suis un oison ! 
Mais je vais payer ta chanson 

Moine., à grajids coups de bâton ! 

Kyrie .^ Kyrie ! 
Moine., hors de ma maison! 
Kyrie Eleison ! 



LA COMPLAINTE 



DE TROÏLUS DE MONDRAGON 



12 



LA COMPLAINTE 



"DE TROÏLUS "DE mONDRAGON 



(XVI- siècle) 



CE Troïlus de Mondragon^ 
Dont l'aïeul défit un Dragon, 
Etait d'humeur fort vagabonde, 
A vingt ans, Pèlerin d amour, 
Il jura défaire la cour 
A toutes les femmes du Monde, 



S'équipant en Conquistador, 
Les poches pleines d'écus d'or, 
Il prit congé de ses Bretonnes, 
Quoique très belles, Troïlus 
En était las^ nen voulait plus. 
Il les trouvait trop monotones. 



/56 LA CM A X SON DU CIDRE 



Parti sur sa nef de haut bord, 
En Angleterre, tout d'abord. 
Il débarqua, chaud comme braise. 
Il voulait de l'amour tout neuf. 
Donc, il s empiffra de bon bœuf 
Et d'amour à la mode anglaise. 

Il prit des leçons d' Henri-Huit^ 
Ce gros goinfre qui, jour et nuit, 
Bâfrait^ la nappe toujours mise. 
Ce bourreau d'Anne de Boleyn 
Changeait de femmes, le vilain^ 
Bien plus souvent que de chemise. 

Mais, vite, il revint, par Calais, 

Ne pouvant digérer l'anglais^ 

Dont il mâchait mal les diphtongues. 

Des Anglaises il était las : 

Il leur trouvait les seins trop plats, 

Les pieds trop longs, les dents trop longues. 

Suivant son destin hasardeux. 
Il vint, à la Cour d'Henri-Deux, 
Se frotter aux belles Dianes. 
Et là, les Dames de la Cour 
Le soûlèrent de tant d'amour, 
Quil les prit pour des Courtisanes, 



LA CHANSOJ>^ DU CIDRE iSy 

Puis^ il courut Vienne^ Francjort, 
Friand d'amour, il prisait fort 
La chair grasse des Allemandes, 
Il aima la Juive aux yeux longs, 
Et la Viennoise aux cheveux blonds, 
Si fraîche, avec ses dents gourmandes. 

Son Voyage dura longtemps : 
Il avait déjà quarante ans, 
Quand il visita l'Italie, 
Là, magnifique, et riche encor, 
Le bas-breton, grâce à son or, 
Fut galant jusqu'à la folie. 

Par malheur, le beau Pèlerin 
Attrapa la gale à Turin ; 
A Florence, il eut la pelade. 
Puis, à Naples, notre héros. 
Touché par la flèche d'Eros, 
Fut lamentablement malade. 



Or, après ce calice amer, 
Encor plus vieux, il prit la mer, 
Et courut toutes les Espagnes, 
Navarre, Cas tille, Aragon, 
Tout fut conquis par Mondragon, 
Mais là finirent ses Campagnes, 



i58 LA CHANSON DU CIDRE 

V amour est pauvre en Aragon, 
Et Troïlus de Mondragon 
Se souvint des Aragonaises^ 
Belles de nuit^ belles de jour, 
Dont le cœur est tout plein d* amour, 
Et le lit tout plein de punaises. 

Il revint au pays breton^ 

Toujours gourmand^ toujours glouton^ 

Malgré près de soixante automnes. 

D'ailleurs, le bouillant Troïlus 

Se promettait de n* avoir plus 

Pour maîtresses, que des Bretonnes. 

Mais, quand il vint, d'un air vainqueur. 
Moustache en croc, et bouche en cœur, 
Flirter autour de ces hautaines, 
Elles^ avec de grands saluts, 
Lui dirent : 't "Mon beau Troïlus, 
Oii sont donc vos Napolitaines? ». 

Troïlus comprit la leçon. 
Il rengaina donc sa chanson. 
Sa douce chanson de naguère. 
Et, parbleu, changeant de métier^ 
Le Pèlerin se fit routier, 
Et Troïlus partit en guerre. 



LA CHANSON DU CIDRE 



i5g 



Mafoi^ je ne me souviens plus 
Pour qui se battit Troïlus : 
Fut-ce pour ou contre Henri-Quatre? 
Avec d'Aumont? avec Mer cœur? 
Qu'importe. Amoureux de grand cœur, 
Il eut un grand cœur pour se battre. 

A la bataille de Cro:[on, (i) 
Le Dragon de son écusson 
Fut digne de sa renommée : 
Il mourut /à, le beau vaillant, 
« Pour la Bretagne » bataillant. 
Il mourut a pour sa bien-aimée » . 



(i) On donne sauvent le nom de bataille de Crozon au combat de 
la Pointe Espagnole, où le maréchal d'Aumont vainquit les Espa- 
gnols pour le compte d'Henri IV. 11 s'agit ici d'un Troïlus de fantai- 
sie. Le vrai Troïlus de Mondragon, dont le nom sonne si bien à 
l'oreille de M. de Hérédia, qui se plaît à le répéter, est mort vers la 
fin du règne de François !•'. On lui a élevé un tombeau superbe dans 
l'église de Beuzit, près de Landerneau. 



LA « CHIPOTEUSE » 



LA « CHIPOTEUSE » 



COMBIEN votre poulet? — C'est trente sous, Madame. 
— a Trente sous? Etes-vous folle ^ ma pauvre femme? 
« Un oiseau qui n'a pas six semaines? Vingt sous. 
— « Prene:{-le pour vingt-huit. — Non, gardei-le pour vous. n 

Certes y j'ai vu des chipoteuses., des harpies , 
Des vieilles grippe-sous et des jeunes chipies, 
Qui perdraient tout un jour pour grappiller un sou, 
Très heureuses d'avoir chipoté tout leur soûl. 
Vous les connaisse:^ bien, ces bonnes ménagères. 
Qui traînent au marché leurs jupes de mégères, 
Salissant à plaisir leurs mitaines, leurs doigts, 
Les promenant, surtout, dans les vilains endroits. 
Vous les connaisse:^ bien, ces aigres chipoteuses, 
Qui feraient presque peur aux poissardes honteuses, 






j64 la chanson du CIDRE 

■ ••••• • • ■ A 

Qui, pour un œuf, pour un poireau^ pour un poulet, 

Pour un mauvais poisson, se prennent au collet^ 

Se font jeter à la figure des limandes? 

Vous connaisse^ les chapardeuses, les gourmandes, 

Qui, se faisant servir deux livres de marrons. 

Dans la boîte à coté croquent des macarons? 

On en voit quelque/ois de douces, de polies. 

Rougissantes sous leur voilette, de jolies, 

— Celles-là, craigne\-les. C'est V aspic sous les fleurs. 

Je vous dis quon en voit de toutes les couleurs. 

Mais en connaisse:[-vous une de ce modèle? 

Voici Vinstantané que j* ai pu prendre d'elle. 

Elle sort de che\ elle avec son vieux cabas, 
Guerrière, habituée aux luttes, aux combats. 
Son parapluie est menaçant comme une lance, 
Son chapeau, dont la plume unique se balance, 
A l'air d'un casque; et, l'œil hardi, hâtant le pas, 
C'est Minerve, — ou, du moins, la Minerve au cabas. 

Elle arrive au Marché. C'est son champ de bataille. 
Légumes, fruits, poisson, beurre, gibiers, volaille, 
A l'entendre, elle va piller tout, rafler tout. 
Elle palpe. Elle flaire. Elle a son ne\ partout. 
La vieille perdra là quatre ou cinq bonnes heures. 

Elle salit, du bout de l ongle, tous les beurres; 
Flaire tous les gibiers, les soupèse, les prend; 



i 



LA CHANSON DU CIDRE i65 

••«•••■••••■■•••■••(•••••••■■••a tti**iÉ«É«*ii*«*i«««<*i«iii*É««f*tf*Biaa»«iiaf**ia««atisf •■■•••■••••••■•••■ ti«fl*aaa*aa»««««a>aiti«**at*«ai|iiita«ti«i*i»«iiataai«*»a«*«*»«*«a«*«*« 

Les met dans son cabaSy les retire^ les rend; 
Passe aux poulets^ à coups de coude fend la foule, 
Fourre son doigt, — l'horreur, — dans tous les culs de poule, 
Le doigt au beurre, ici non plus n'achète pas, 
N'achète rien, circule avec son vieux cabas, 
Passe au poisson^ — oh W, des scènes inouïes, — 
Prend des bars, des mulets, les regarde aux ouïes. 
Flaire,, hoche la tête, en signe de mépris. 
Trouve enfin une sole à son goiït^fait son prix,. 
Chipote,, part,, revient, a l'air d'ouvi^ir sa bourse 
Pour payer, se ravise, et s en va, prend sa course,, 
Et hors d'haleine,, enfin, tant elle a chipoté. 
Rentre trop tard che\ elle, — et na rien acheté. 



DUELS DE BUVEURS 



"DUELS Œ>E 'BUVEURS 



« Un autre n'aurait pu ébran- 
ler cette coupe, quand elle était 
remplie. Nestor la soulevait 

sans peine. » 

Iliade, XI. 



HKLiAS, de Perguety aimait le cidre amer. 
Le « huèro » ( i) qui mûrit sur les bords de la mer. 
Jus de pommiers trapus j dont les fleurs purpurines 
Se soûlent d'air salin et de senteurs marines. 
C'était bien lui le Roi des Buveurs bataillards, 
Large d épaules^ rouge en trogne, aux yeux gaillards, 
Si beau, la chope en main, et de telle carrure, 
Que nul buveur n'osait se frotter à sa hure. 

Un jour, pourtant, un fort des forts, Jean Laridon, 
Champion de Fouesnant, dont le sacré bidon 

(i) Deux espèces de cidre, le doux, et le « huèro », l'amer, celui-ci 
plus estimé des grands buveurs, à Fouesnant. 

13 



ijo LA CHANSON DU CIDRE 

Rappelle le tonneau percé des Danaïdes, 
Enfonça son chapeau sur ses yeux intrépides , 
Et^ bien en face, en pleine auberge de Fouesnant, 
Dit au grand Hélias : « A nous deux maintenant! » 

La chose se passait à l'auberge Le Page, 

Là, cest comme un Sénat ^ comme un Aréopage^ 
Oii Von boit du « huèro » qui n'a pas son pareil, 
Pas même chez Fermon, fondateur de Beg-Meil. 

Là-dessus, cent buveurs, gens graves et notables. 
Pour assister au duel, délaissèrent leurs tables. 

Cejut très court. Après vingt chopes^ Laridon, 
L'œil angoisseux, le teint blême comme amidon^ 
Hoquetait, lamentablement, dans sa chopine. 
Maître Hélias, parfait de tenue et de mine. 
Vidait chope sur chope avec un air gouailleur, 
Réclamant du « huèro ^ » du sec, et du meilleur. 
Laridon sii^otait du « doux, » comme une femme. 
Mais, au irefttième bol, toutpi^êt à rendre lame. 
Il sortit, flageolant des guiboles, cherchant 
Les murs, et, jusqu'au soir^ étendu dans un champ, 
Comme s'il avait eu la panse tout ouverte, 
Il i^endit tripes et boyaux sur l'herbe verte. 

Or, les gas de Perguet, très fiers, trinquaient en chœur, 
En l'honneur d'Hélias, l'invincible vainqueur; 



LA CHANSON DU CIDRE 171 

Ceux de Fouesnant, navrés, et le ne\ long d'une aune^ 
S'esquivaient, quand, alors, un petit vieux ^ tout jaune, 
Tout sec^ tout maigriot, grêle comme un enfant. 
Vint se planter devant Hélias triomphant, 

« Hélias^ lui dit-il^ lorsque j'avais ton âge, 

« Je convoquais tous les buveurs du voisinage, 

a Et, seul^ buvant trois parts contre les trois plus forts, 

a Je les mettais dessous la table sans efforts. 

« On ne me soûle pas avec du jus de pomme, 

« A présent y je suis vieux, Mais^ gast ! ( i }je suis ton homme, 

« Viens donc ici, dimanche^ et je ferai de toi 

a Un second Laridon, — Un Laridon, toi? — Moi. 

a Moi, te dis-je, sois là. Je fattendi^ai dimanche, 

a Laridon n'est qu un sot. Je prendrai sa f^evanche, 

a Et si bonne, entends-tu? que, par précaution, 

a J'attèlerai ma bête à ton intention. 

a Car je fais le serment, pour clore l'aventure, 

a De te ramener, mort ou vif dans ma voiture. » 

Au jour dit, Hélias, solide et bien portant. 

Arriva de Perguet, tout Perguet V escortant. 

Et, sitôt, se f^endit droit che^ Pierre Le Page, 

Le Vieux n'était pas là. Ceci fit un tapage : 

Hélias triompha. « Le vieux ne viendra point. 

Dit-il, en martelant la table à coup de poing. 

« Gast! les gas de Fouesnant sont hommes de parole, 

(i) « Gast! » « Gré gast! » jurons du pays de Fouesnant. 



/;2 LA CHANSOX DU CIDRE 

« Parait'il! Merci d'eux : ce vieux-ià n'est qu'un drôle. 
a Moi, je m'en vais. Allons^ mes gas, partons d'ici, 
« Le vieux ne viendra point: il a peur, — Me voici. 
Dit le petit vieillard avec sa voix /luette, 
« Excuse\-moi : j'ai bu, pour commencer la fête, 
a Trois litres d'eau-de-vie, avec deux vieux amis, 
tt Maintenant^ travaillons d ce que j'ai promis, 
« J'ai soif, A ta santé, mon fils! » 

Et la bataille 
Commença. Cette fois, ce fut long. La futaille, 
Mise en perce à midi, pour eux deux tout exprès, 
Avait le ventre plein de vent une heure après. 
La tî^ogne d'Hélias s'enflammait. Le bonhomme, 
Avec son vieux museau, ridé comme une pomme, 
L'œil très vif, avait l'air d'un singe grimaçant. 

Il 7'iait, d'un petit f^ire très agaçant. 

a Cré gast! dit Hé lias, pour lamper la buv aille, 
« Ces mauvais bols d'un sou ne me sont i^ien qui vaille, 
« Hé ! Pierre, apporte-nous des écuelles ! — Bravo ! 
Dirent ceux de Fer guet, « on va voir du nouveau! » 

On perça le teton à la seconde tonne. 

Et l'on se mit, alors, à boire à la bretonne. 

C'est dire en emplissant lécuelle jusqu'au bord. 

Hélias s'en tira proprement, tout d'abord. 

Mais, à dou:{e, il souffla comme un soufflet de forge. 



LA CHANSON DU CIDRE lyj 



Et la pleine écuellée, affluant de sa gorge^ 
Dégoulina^ le long du menton^ dans son coL 

Le petit Vieux vida fécuelle comme un bol^ 

La brisa sous son pied^ et cria : « Dis donc, Pierre, 

« Ceci, c'est jeu d enfant: apporte une soupière! » 

Le Page fit servir le meuble en question, 
Non point meuble ouvragé dans la perfection, 
Non point riche faïence ^ ou fine porcelaine^ 
Mais baille à soupe au lard, madelon-madeleine, 
Bonne grosse soupière aimable, aux flancs tout ronds, 
Capable de nourrir un ou deux escadrons» 

Aussi quand cette tasse énorme^ épouvantable^ 

Toute pleine de cidre, apparut sur la table, 

Les bons gas de Fouesnant poussèrent des hourrahs, 

Perguet ne disait mot. Alors, sans embarras, 
Très posément, le Vieux prit la soupière pleine, 
Et^ pareil à Nestor, la vida d'une haleine, 

Hélias, comme un bœuf que pique un moucheron, 
Se dressa tout debout, superbe et fanfaron^ 
Fit remplir la soupière, et, de ses mains puissantes, 
La souleva jusqu'à ses lèvres frémissantes. 

Alors, il but. Il but à long traits, A le voir, 
On eût dit, maintenant, un bœuf à l abreuvoir. 



124 L^ CHANSON DU CIDRE 

Et^ de fait, il suçait les bords d'un mufle avide. 
Si bien qu'en un instant^ la soupière fut vide. 

Mais, quand il eut tout bu, de rouge qu'il était, 
Il devint noir, La peau du ventre lui pétait. 
Ses gros yeux, injectés de sang, dans leurs orbites. 
Roulaient affreusement, pleins de lueurs subites. 

^^^Jy à force d'enfler, à force de gonfler, 
Le gas ne pouvait plus ni bouger, ni souffler. 
Tout d un coup, il fut pris d'un hoquet formidable 
Qui fit choir, de ses mains, la baille sur la table. 
Aussitôt, on le vit battre l'air des deux bras. 
Il ferma rœil, ouvrit la goule. Et, patatras! 
L'homme, tout de son long, tomba comme une masse. 

Le petit Vieux riait toujours, « Qu'on le ramasse! 
« Mon char-à-bancs est là. Qu'on le couche dedans! » 
Dit-il, On porta donc l'homme, les bras pendants. 

Et, quand, avec du foin pour lit et couverture, 
On l'eût, comme un goret, couché dans la voiture, 
Clic! clac! le petit Vieux emporta le « pemorc'h, » 

Mais, quand on arriva, le « cochon » était mort. 



xMATHURIN L'AVEUGLE 



mATHURIN UqAVEUGLE(^) 



LE « TALABARDEUR » 



« Houez ar beuz ! » 
(Du souffle dans le buis!) 



L 



ES Félibres sont fiers de leur « Tambourinaire ». 



Nous avons le biniou, flanqué d'un partenaire : 
C'est le « Talabardeur », le joueur de hautbois, 

(i) Mathurin Furie, dit Mathurin l'Aveugle, né à Quimperlc, mort 
vers 1860. Joueur de bombarde, et compositeur. Son répertoire de 
gavottes bretonnes est trop délaissé aujourd'hui par ses successeurs 
qui nous servent, à la place, des choses à demi copiées sur les opé- 
rettes en vogue. J'ai eu bien souvent, dans les mains, les bombardes 
de Mathurin. C'étaient de petits instruments» fabriqués dans le pays, 
en ^uis, incrusté d'étain, quelquefois en ébène. Le mot « Talabarder », 
qui signifie joueur de bombarde, me semble essentiellement Cor- 
nouaillais. C'est une jolie expression, bien sonnante, qui dit bien ce 
qu'elle veut dire. 



178 LA CHANSON DU CIDRE 

Je ri ai vu Mathurin l'Aveugle qu'une fois. 

Mais^ après quarante ans, je crois entendre encore 

Cette dme qui chantait au creux du buis sonore. 

« Houe:[ ar beu\! Houe\ ar beu\l » Du souffle dans le buis! 

Oui^ ce souvenir-là^ je l'ai gardé depuis. 

J'en parle en bas-breton pieux ^ non en profane. 

La Gavotte bî^etonne est sœur de la Pavane. 

Elle est royale ( I). Et nul spectacle n est pareil 

A notre Danse quand., sur la place, au soleil, 

Par centaines, les bas-bretons, et leurs bretonnes, 

Les bretonnes, avec leur doux air de madones, 

Charmantes dans leur jupe, aux trois rangs de velours., 

Et les Bretons, d'abord un peu froids, un peu lourds, 



(i) La Gavotte, qui ne se danse, je crois, que dans les arrondisse- 
ments de Châteaulin, de Quimper et de Quimperlé, est évidemment 
d'origine ancienne. Son pas, qui ne semble pas compliqué, est très 
difficile à apprendre. La Gavotte, d'ailleurs, comporte quatre espèces 
de figures qui se suivent : la Gavotte, le Bal, la Monferine et le Jabadao. 
Ici, comme pour tant d'autres coutumes en Basse-Bretagne, pas 
d'unité. A Châteaulin, Pleyben, Quimper, Quimperlé, le pas est vif, 
fougueux, souvent furieux à la fin de la journée. Dans certaines loca- 
lités, à Lopérec, par exemple, il y a une sorte de pas de recul qui 
retarde le mouvement de la farandole, et qui, bien cadencé, ne 
manque pas de grâce. A Briec, on danse un peu sur place, ce qui, 
chez les femmes surtout, produit un mouvement d'épaules, curieux à 
observer, et qui n'existe pas ailleurs, dans l'entraînement plus rapide 
de la ronde. J'ai vu des vieillards, à cheveux blancs sur le dos, danser 
superbement la Gavotte. C'est ce qui m'a fait dire qu'elle est royale. 
On danse bien la Gavotte dans les pays de Châteaulin, de Quimper, 
de Quimperlé. Les meilleurs danseurs qu'il m'ait été donné de voir 
étaient peut-être, ceux de Rosporden. 



LA CHANSON DU CIDRE 17g 

Puis s'échauffant, criant, dansant avecjurie, 
Déroulent leur très noble et longue Théorie, 

Monté sur son tonneau rustique et triomphal, 

Mathurin était bien le hautbois sans rival, 

Sans successeur possible, artiste incomparable, 

D'un brio, d'un entrain, dune verve admirable, 

Si plein de feu, si plein ddme^ de passion, 

Qu'il fallait prendre part à son émotion. 

Expressif, il l'était à ce point qu'à l'entendre, 

Notre bon vieux recteur, aux danseurs très peu tendre, 

De trop loin. Soulevait son rideau pour mieux voir^ 

Et, pour quelques ijistants, oublieux du devoir. 

Malgré tous ses sermons, l'œil et l'dme à la danse, 

Du pied, sur le parquet, martelait la cadence. 

Au Jabadao, c'était un galop furieux : 

Les jeunes gens poussaient de grands cris ; et les vieux. 

Comme si la bombarde eût dégourdi leurs jambes. 

Se jetaient dans la danse, étonnamment ingambes. 

C'était prodigieux. Et ce mofxeau de buis 

Bouleversait, mettait sur pied tout un pays. 

Aveugle comme Homère, et barde de génie. 
Ah! si vous ravie\ vu quand, la danse finie, 
Mathurin, entre deux rondes, se reposait ! 
Assis sur son tonneau, r Aveugle composait. 
Se faisant solitaire, au milieu de la foule, 
Dont il ne voyait pas les mouvements de houle. 
Caressant son hautbois, sans autre passion, 



i8o LA CHANSOS^ DU CIDRE 

«•■••■•■■■•■■ti*Ba«**É*a*«t*««É»***ia>aaB»«>««»>«a**ai*a« ■•(•■•ai ■■•■•■•■••Éilaasi* ■•■•■■■•••«•■•■#•■••■■•••• ■■■••«■■•••■•■•■■■■•■■•■■•■■■•■•■•■■■••■«•■•■•»>i 

// se réfugiait dans l'Inspiration, 
Qii' écoutait-il, avec ses oreilles avides? 
Immobile y levant au ciel ses deux yeux vides y 
Comme attentif aux Voix den haut, transfiguré^ 
Superbe à voir^ c était bien là l homme inspiré. 

Près de cette figure attirante, et si belle, 
Coude à coude avec lui^ le gros Jean La Chapelle^ 
Son biniou dégonflé^ flasque sur ses genoux^ 
Se rinçait le gosier de vin, de cidre doux, 
D'eau-de-vie, et de tout ce qu'après chaque danse, 
L'aubergiste du coin servait en abondance. 

Le repos des sonneurs ne durait pas longtemps, 

A peine les danseurs avaient-ils pris le temps 
De choisir leur danseuse^ — un art, une science, — 
Que de partout, des voix, pleines d impatience, 
De très loin, de très haut, criaient à Mathurin : 
a Houe\ ar beu^! » Et, déjà la Gavotte est en train, 
Plus vive, au grand soleil, plus folle, plus ardente; 
Et la musique aussi, plus chaude, plus stridente. 

Mathurin, peu à peu. précipite le pas. 
On lui criera: moins vite! Il n'écoutera pas. 
On voudra l'arrêter. Mathurin continue. 
Admirable de fougue, il s'est mis tête nue. 
Et, roi de la Gavotte, avec emportement, 
Il la dirige, il la conduit royalement. 



LA CHANSON DU CIDRE 



i8i 



a Houe\ ar beu:{! » Ce n'est pas qu'il s'emballe et se grise. 
Non, cest de l'art tout pur ^ et c'est de la maîtrise. 
C'est la nature mêmey et la progression 
Savante dans la fougue ^ et dans la passion, 

ussi^ comme sa flamme a répandu de flamme! 
.a danse, le soleil, la musique, là femme, 
^s costumes joyeux^ aux vivantes couleurSy 
\i font de la Grand'place un parterre de fleurs, 
nit excite à la fois le danseur , tout l affole. 



La 
Qui^ 



GavotiCy à la tranquille farandole, 
fcédé comme un galop vertigineux, 
[nde s'éparpille. Elle brise ses nœuds, 
\votte devient un tourbillon immense 
[chève en un cri^ superbe de démence. 



i82 LA CHANSON DU CIDRE 



II 



rDIGRESSrON SUR QUI M PERLÉ 



Or, Mathurin l Aveugle était de Quimperîé. 

Sans doute que Bri^eux, le Chantre de rElié, 

Dut, bien souvent y venir l'entendre aux jours de Jéte ; 

Et le Talabardeur est digne du Poète. 

Un matin, Quimperîé s'éveilla, bien surpris 
D'apprendre que l'Aveugle, embarqué pour Paris, 
Courait en diligence, avec Jean La Chapelle, 

A Quimperîé^ plus d'un encor se le trappe lie. 

Et ma tante Clément, dans les temps, m'en parlait. 

— Elle habite toujours la vieille Place au Lait, 
Dans sa vieille maison, à l'escalier de pierre ; 
A son re^-de-chaussée, une vieille crépière. 

— Pardonne:{, pardonne^ cette digression ! 
Mais j'aime le vieux temps, de grande passion. 
Et Quimperîé, ce nid d amour, de poésie, 

Où l'Isole et l'Ellé remplacent la Voul^ie, 

Est encor le témoin le plus délicieux 

D'un Passé qui s'éloigne — à grands pas — de nos yeux. 



LA CHANSON DU CIDRE i83 

Si Jean-Jacques Rousseau, rami de la nature, 
Avait connu ce doux paradis de verdure^ 
Dans r humeur inquiète oii son cœur s'isola. 
C'est là qu'il eût voulu vivi'e et mourir, c'est là. 
Et Bri^eux, ce breton nomade, ce sauvage, 
Qu'allait'il donc chercher, sur un autre rivage? 
Le bonheur était là, sous ses yeux, sous ses pas. 
Quimperlé, cet Eden, ne lui suffisait pas. 

O paix de l'dme! O paix du cœur! O paix profonde! 
On ne sait pas, au juste, en quel endroit du monde 
On existe. En Bretagne ? en France ? On ne sait plus. 
Mais le temps a passé. Les jours sont révolus. 
L enfance, la jeunesse, et l'âge mûr, tout passe. 
Là, nulle notion du temps, ni de l espace. 
Le temps, comme l'Isole, a doucement coulé. 
On a vécu — si Ion sait vivre, à Quimperlé. — 

Aujourd'hui, malgré tant de choses disparues, 
Quel charme de gravir ces vénérables rues 
Qui conduisent à lAci^opole, à Saint-Michel! 

Clocher, dont les lichens verdissent sous le ciel, 
Vieille place, vieux murs, vieilles maisons penchées, 
Jardins naïfs, dont les murailles ébréchées 

• 

Laissent voir des pommiers, des espaliers caducs. 
Cela remonte aux temps lointains, au temps des Ducs. 
Chaque vieille masure a l'air d'avoir une âme. 
C'est tassé, ramassé comme une bonne femme. 



jS4 la chanson du cidre 

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Et, du seuil entr'ouvert, en passant, on croit voir 
Quelque aïeule filant^ au fond de iâtre noir. 

Un coq qui chante. Un chien qui dort. Tout est tranquille. 

Je fais un long détour, pour descendre à la ville. 
J'ai revu la maison de la tante Fouché, 

Mais j'ai hâte de voir la Place du Marché, 
Où la tante Clément^ derrière sa croisée. 
Frileuse, dans sa robe usée et reprisée, 
Somnole, en relisant ses livres cent fois lus. 
Elle sejait bien vieille, et ne travaille plus 
Pour ses Pauvt^es, Vaimable et douce sainte fille. 
C'étaient « ses bons amis », ses frères, sa famille. 
Alors, elle relit ses livres d'autrefois. 
Ses vieux livres, fanés et jaunis, je les vois, 
Dix ou dou^e, occupant toujours la même place. 
Sur la vieille console, et sous la vieille glace. 
Je les connais, d'ailleurs, sans les avoir ouverts. 
Mais je sais que ma tante aime beaucoup les vers. 

Des vers de son neveu ? Non, Cela vous étonne? 

Elle préfère, aux vers de mon « Ere bretonne ». 

Des vers très doux, des vers d'Anaïs Se galas. 

C'est propice au sommeil. Et, sous ses bandeaux plats. 

Ma tante frémirait d'horreur, si là, che\ elle. 

Elle souillait ses yeux de vieille demoiselle 

Des désordres d'Ahès, la fille de Gralon, 



I 



- 1 



LA CHANSON DU CIDRE j85 

•'••• • ..j .*.. .• 

Ou des amours d Yseult et de Roland le blond ; 
Ou bien, si, dans la Bible, où j'ai chanté la Femme, 
Elle voyait surgir, supçrbe, mais infâme, 
La nudité de la Pythonisse d'En Dor. 

Telle qu'elle est, mignojine, et presque jeune encor, 
Un souffle, une ombre^ avec cela très bien portante, 
Depuis qualre-vifigts ans bientôt, la vieille tante 
Pas un jow% n'a manqué la messe à Sainte-Croix, 

Mais^ pardon : j'en étais à Mathurin, je crois ? 
J'abuse du Lecteur, et de son indulgence. 



i4 



i86 LA CHAXSOX DU CIDRE 



III 



éMATHURIX L'Q^VEUGLE A TARIS 



Donc, nos hommes étaient partis en diligence. 

Trois jours après, moulus, harassés, ahuris. 
Les sonneurs bas^bretons débarquaient à Paris, 

Ici^ haussons le ton. Cest l'épopée^ et rode. 

La Porte Saint-Martin^ le théâtre à la mode^ 
Par un beau coup d'audace, exhiba nos sonneurs. 
O Pactole l Comblés d'écus, comblés d honneurs^ 
Ils firent salle comble, et salle bien remplie. 
Puisque Louis-Philippe et la reine Amélie y 
Oui la reine bourgeoise, et le bon souverain, 
Avec toute la Cour, acclamaient Mathurin! 

Quelle fête pour Itii^ touchante et solennelle l 
Ses pauvres jreux, éteints dans la nuit éternelle, 
Etaient mouillés de pleurs ^ et son humble hautbois, 



LA CHANSON DU CIDRE 187 

Si bien d'dme avec lui, tremblait entre ses doigts. 

Ce n'est pas pour lui seul que la fête fut belle. 

Il fallait voir^ à ses côtés, Jean La Chapelle, 

Nullement effaré, d'ailleurs, le gros joufflu. 

Quand les bouquets pleuvaient sur son front chevelu. 

Pour s en débarrasser, il secouait l'épaule. 

Il était magnifique et grave^ dans son rôle, 

Faisant très peu de cas des bouquets^ des bravos. 

Mais son esprit, très lourd, trottait par monts., par vaux., 

Sur la route bretonne, oii l'attendait sa femme. 

La gloire., Mathurin s'en soûlait, plein son âme. 

Mais lui, que lui faisait la gloire? Pas si fou! 

Il gagnait., là., de l'or, à remplir son biniou. 

Avec cet or, notre homme aurait des métairies, 

Des chevaux plein ses champs^ des bœufs plein ses prairies, 

Du cidre plein sa cave., et plein son gros bedon, 

Et tout plein d'eau-de-vie aussi ^ le gros glouton! 

Le bonheur du joufflu ne fut pas sans mélange : 
De l'or, on en eut tant qu'ils en firent l'échange 
Pour du papier. De plus, notre homme eut le chagrin 
De voir le portefeuille aux mains de Mathurin. 
Car Mathurin., en somme., était le chef., le maître. 
Bon gré, mal gré^ le gros joufflu dut se soumettre. 
D'ailleurs, comme on devait partager le trésor 
Au retour, le bouffi retrouverait son or... 

En un mois de séjour., leur fortune fut faite. 



ifiS LA CHANSOS DU CIDRE 

Or, avant de quitter Paris, on fit la fête.,, 

— Hélas l muses, pleure\! — Car avouons ceci : 
L'Aveugle se grisa^ Jean La Chapelle aussi, 

Non plus de cidre doux^ mais de liqueurs perverses, 
De ces poisons subtils, 6 Paris, que tu verses^ 
Philtres d'amour, philtres de mort ^folles liqueurs 
Qui brûlent, à la fois, les âmes et les cœurs. 

O Quimperlé natal, Paradis de la terre, 

O Sainte-Croix, église aimable autant qu'austère, 

O Vierges de l'Isole, ô Vierges de VEllé, 

Et vous, bourgeoises, vous, bourgeois de Quimperlé, 

Vous qui vive\ dans la profonde horreur du vice, 

Cow^e\, vole:[ à la prière, au sacrifice, 

Coure:[ à Sainte-Croix , prier , comme aux grands jours. 

Car votre Mathiirin, — Muses, pleure^ toujours! — 

Non satisfait de cette ivresse qu'on pardonne. 

Ivresse à qui Von doit l indulgence bretonne, 

MathujHn s'empiffra d'amour, se régala 

— Les aveugles, dit-on, ont de ces chances-là, — 
Se j^égala d'une adorable créature. 

La drôlesse, en effet, aurait pu, d'aventure, 
Etre laide, être affreuse, et vieille; mais l'Amour, 
L'Amour, si dur pour nous, aveugles en plein jour, 
A des grâces pour les aveugles, ses bons frères. 
D'ailleurs, les Bretons, même à jeun, sont téméraires. 
Mais quand le gjpin-ar dent s'en mêle, cest du feu. 



LA CHANSON DU CIDRE i8g 

«•■■■••»•••••••««••••••••••••••••■■■•■••■■•••■••••••••••■••■••■■■•■■■■••■■•■••••••••••••■••••■•*••■••■■■■■■•■■••■•■•■■■•••■■••••••••••••■•••••«••■■••••••••■■•■•■••■••■■••••■•••« 

Glissons, rapidement^ sur ce pénible aveu, 
Mathurin se vautra, trois jours ^ en plein délire. 
Tous les excès. Toutes les cordes de la lyre. 
Il vida, crânement^ la coupe jusqu'au fond. 

Quimperlé disparut, dans un oubli profond. 

Or, le troisième jour, sa charmante compagne 
L'emmena dans un bon restaurant de campagne ^ 
Abominablement soûla notre Breton: 
Et, connaissant les bois classiques de Meudon^ 
Bois consacrés à la Déesse de Cythère, 
Attira Mathurin dans un coin solitaire. 

Là, voyant son Breton ivre, et bien endormi, 
La belle se pencha sur notre pauvre ami, 
Retourna savamment les poches du brave homme, 
Et décampa, laissant Mathurin à son somme. 



Si le somme fut long, bien dur fut le réveil. 

Il se dresse debout. Il supplie. Il appelle. 

Il étend ses deux bras, tête nue, au soleil. 

Et se met à crier bien fort: « Jean La Chapelle! » 

Personne, Il crie, alors, en arc-boutant la main; 
Il crie à perdre haleine, affolé, plus d'une heure. 



igo LA CHAXSON DU CIDRE 

Enfirij à bout d'efforts^ sans espoir^ sans chemin^ 
Il s^affaisCf et gémit, comme un enfant qui pleure. 

Tout d'un coup^ il se lève. Il saisit son hautbois. 
Il l'embouche, dans un accès de fièvre ardente. 
Et, d'un souffle qui vibre à travers les grands bois, 
Lance à tous les échos une aubade éclatante. 

Une aubade sublime, une inspiration., 

Une note trouvée au fond de ses entrailles .^ 

Comme l appel d'une âme en désolation. 

Un de ces cris qui font tressaillir les murailles. 

On l'entend. On accourt. On vient de toutes parts. 
On entoure l'Aveugle. On l'entraine, on le porte. 
Son nom avait couru, dans les journaux, épars. 
Et^ jusque dans Paris, on lui fait une escorte. 

Et^ maintenant, pleurons, Muse, et restons-en là. 
Que devint Mathurin, dépouillé par sa belle? 
Son hautbois, son fidèle ami, len consola. 
Mais rhomme inconsolé, ce fut Jean La Chapelle. 

Le lendemain, navrés, volés, pillés, trahis. 
Tous les deux, très confus de leur commune histoire, 
Gros-Jeans comme devant, revinrent au pays. 
Très pauvres de monnaie, et très riches de gloire. 



LA FEMME AUX CINQ MARIS 



LA FEMME oAUX CINQ aiARIS 



FRANÇOISE Hinaut tenait une auberge à Plainiel, (i) 
Une très grosse auberge, une sorte d'hôtel, 
Où Ion venait de tous les cantons^ à la ronde. 

Que si vous demandiez d'oti venait tout ce monde, 
Les jaloux vous disaient : « C'est bien simple, parbleu: 
« Les chiens courent en bande oit la chienne est « en feu ». 

A sei^e ans, la Françoise était fort belle file. 
Cest le mot. Plutôt belle, en effet, que gentille. 
Car elle avait l'aspect un peu sec, un peu dur. 

(i) Par précaution, disons que cette histoire est une fable, et que 
l'aventure ne s'est passée ni à Plaintel, ni ailleurs, que je sache, en 
pays breton. 



ig4 LA CHANSON DÛ CIDRE 

Les cheveux bruns. Le front très mat, d'un galbe pur. 
Avec cela, des yeux tout noirs, des yeux de flamme, 
De grands yeux de Succube, allant au fond de lame. 

Toute jeune, à sei\e ans, elle avait épousé 

Un f^ richard » de l'endroit, un vieux jeune homme usé., 

Qui passait tout son temps, jour et nuit, à l'auberge. 

On raconta que cet hymen la laissa vierge, 
Et fort riche. D'ailleurs, on ne se trompait pas. 
Car, le jour de la noce, au milieu du repas ^ 
Le marié fut mis dans le lit de sa femme., 
A demi-mort. Trois jours après, il rendait l'âme. 

C'est dans le lit de la Camarde qu'il coucha. 

La Hinaut, pensez-vous que ceci la toucha ? [larmes. 

Rien. De beaux yeux très noirs. Très secs. Et point de 

Mais le Deuil ajouta quelque chose à ses charmes. 
Sous le noir, ses yeux noirs de veuve de sei\e ans. 
Parurent, s'il se peut, plus brûlants, plus luisants, 
Comme si cette enfant, demi-vierge farouche. 
De qui^ seule, la Mort avait souillé la couche., 
Connaissait de P Amour tout son art, son secret^ 
Consciente, déjà, du redoutable attrait 
De ses yeux, dont la flamme embrasait tout son être. 
Brûlant tout, la brûlant elle-même, peut-être. 



LA CHANSON DU CIDRE ig5 

Nul scandale. Nul bruit. Cette femme de feu 
Semblait froide. Riant très peu. Causant très peu. 
Ses yeux parlaient. Elle en usait en souveraine. 
Ses ordres étaient brefs, avec des airs de reine. 
Parlant aux amoureux, de haut, comme aux valets, 
Froide avec tous, traitant les beaux comme les laids. 
Jamais brusque. Toujours polie, et point sauvage. 

Ce fut un « beau, » pourtant , qui rompit le veuvage. 



II 



C'était un gas Normand., nomade maquignon, 
Courant les foires, grand, hardi, gai compagnon. 
Mangeant bien, buvant sec, aimant les chansons drôles, 
Fort comme un bœuf, roulant d'effrayantes épaules, 
Sous sa blouse faisant l effet d'un éléphant. 

Il était du pays d'Avranches, bon enfant, 

Un peu vantard, roublard pas trop, content de vivre, 

Buvant de quoi noyer dix hommes, jamais ivre^ 



igô LA CHANSON DU CIDRE 

Éa«a>i«ia**«««>««*«aa>*»iBa»aiaBi>i*****l*«ai*>«t ■■■•■■■•■■■■■■■■(■■•••••••••••■■•■••••■••■•••■■••■••••■•••■••••■••■■•••••••••■••■•••■•■••■■■ •■•t**aa*ia*i*i>(a>aB>Ba**sa«aaB»a*a 

Aimant la table d'hôte, et les filles, le jeu, 
Et, très aimablement, se fichant du bon Dieu. 

Quelquefois, il hurlait qu'il était poitrinaire, 

« D'ailleurs, dans sa famille, on mourait centenaire, 

« Pas mourir. On crevait, par suite d'accidents. 

a Son grand-père était mort, avec toutes ses dents, 

« A cent deux ans. Son père, à ses soixante-treize, 

« Pour l'heure, en paraissait quarante, un cœur de braise, 

« Un gas haut de six pieds, un sacré polisson 

« Qui vous chambardait tout Avranche et Pontorson. 

« Quant à lui, pour qu'il meure, il faudra qu'on l'assomme » . 

On l'appelait Chariot. Jeune, riche, bel homme, 
Riche par sa Françoise, il n eut plus de métier. 
Il vécut en mari d hôtelière, en rentier. 
Plus maquignon du tout. Mais grand joueur de boules, 
De cartes, et les jours de foire, aimant les foules, 
Les forains, les copains, courant le grand chemin, 
Les allants et venants, qui vous serrent la main. 
Avec mille amitiés qu'il faut que Ion arrose. 

Six mois. Un an. Deux ans, l'existence fut rose. 

Mais, tout dun coup, le grande le gras, le gros Normand, 
Le Falstajf tapageur, égrillard, et gourmand, 



LA CHANSON DU CIDRE 797 

S'était mis à maigrir, à vieillir, devint blême^ 

Toussant, crachant, plus rien que l'ombre de lui-même. 

Le pauvre diable était devenu plus que laid. 

Son teint fleuri tourna du rose au violet. 

Avec des cheveux gris^ sur ses tempes livides. 

Des yeux béants, pleins de stupeur. Et des joues vides. 

Plus d appétit. Toujours la soif. Plus de sommeil. 

Le jour ^ s il se pouvait, un rayon de soleil: 

Il sy traînait, avec des jambes flageolantes , 

Tout grelottant de froid, avec des mains brûlantes,., 

La Françoise n'eut pas à le soigner longtemps, 

La mort prit son Chariot. Il n'avait pas trente ans. 

Chariot mort, pas de pleines. Pas de chagrin. Françoise 
Continua son train d'hôtelière bourgeoise. 
Toujours jeune. Toujours belle. Son deuil fut court. 



m 



Parmi les amoureux qui lui faisaient la cour, 
Elle en préférait un, — sans le laisser paraître. 
Le freine de Chariot. Ceci datait, peut-être. 
De très loin. Du vivant de l'autre. Pourquoi non ? 



ig8 LA CHANSON DU CIDRE 

Pourquoi pas? ^i Le frangin^ » — c'était là son surnom, 
Débarquait à Plaintel^ presque chaque semaine. 

Le maquignon^ c'est l'homme heureux qui se promène, 
Brefj le Frangin devint l'assidu de Plaintel, 
Le frère étant malade, il dirigea l'hôtel^ 
Maître de la maîtresse, et le coq du village. 

Un Hercule y mais tout à fait dans le bel âge,, 
Rose, comme autrefois son frère, même sang. 
Même teint, même torse, et même cou puissant. 

Le temps venu, malgré qu'on jase et qu'on dégoise, 
Le beau frangin devint le mari de Françoise, 

Ah ! celui-ci n'avait pas hâte de mourir! 

Pas si bête! Il savait comme on doit se nourrir, 
Surtout boire. Est-ce donc chose si difficile? 
Tas d'idiots! Chariot n'était qu'un imbécile. 
Se tuer, se noyer dans les spiritueux! 
Dans l'alcool! Pardi! sans être vertueux, 
Qu'on boive! mais tétons la nourrice bretonne. 
Suçons à pleins tétons le lait qu'elle nous donne. 
Le cidre de Plaintel, dU^el,, de Loudéac, 
Vive le cidre! A bas l'absinthe et le cognac! 

La thèse était superbe. Il lui resta fidèle, 
fidèle à sa Françoise, et très amoureux d'elle. 



LA CHANSON DU CIDRE iqg 

Une idylle^ où l Amour et l Hydromel, vainqueurs y 
En bons frères qu'ils sont, se partageaiefit les cœurs. 

Six mois. Un an. Deux ans coulèrent saîis encombre. 

Pan ! Comme si la Mort guettait l Amour dans l'ombre. 
A jour fixe, effrayant de ponctualité, 
Le même mal, dont fœuvre et la brutalité 
Avaient fait d'un Hercule un spectre lamentable, 
Foudroya l'autre Hercule, en pleine fête, à table. 
Le saisit, et, dès lors, peu à peu, jour par jour, 
Creusant en pleine chair, comme un soc de labour, 
Ravagea, tarauda... Quand l'œuvre fut complète, 
Il ne resta plus rien, pour la mort, qu'un squelette. 

Françoise, cette Jois^ resta veuve dix ans. 

Veuve ? Si l'on en croit les propos médisants, 
Très froide en apparence, au fond désordonnée, 
Elle eut autant d'amants que de jours dans l'année. 
Mais on va loin, quand on écoute les cancans. 



s 00 LA CHANSON DU CIDRE 



IV 



Françoise^ à cette époque, avait trente-cinq ans. 

File avait^ pour voisin, un singulier bonhomme. 
Très vieux, très fort^ très sec. Une voix de rogomme. 
Solide comme un chêne, et dur comme le roc. 
Barbe rase, drapé d'une espèce de froc, 
Noir, funèbre, grêlé ^ chauve, le masque horrible^ 
Très riche, très avare. Un Harpagon terrible. 

On disait que Morin vivait de pain et d'eau. 
C'était vrai. Mais le peuple, absurdement badaud, 
Accumulait sur lui des histoires infâmes. 
Disons pourquoi : Morin était veuf de trois femmes. 
Comme Françoise était veuve de trois maris. 

F h bien, depuis dix ans, le Veuf était épris 
De la Veuve, et, brûlant dune sénile flamme, 
Depuis dix ans, le vieux la désirait pour femme, 
Décidé, tous les jours, — à demander sa main, 
Tous les jours, j^eculant la chose au lendemain. 



LA CHANSON DU CIDRE 201 

Bref^ un soir, affublé d'une lévite neuve. 

Crasseux quand mémej il fit sa demande à la Veuve. 

La Françoise, attachant ses grands yeux noirs sur lui, 
Le plus tranquillement du monde ^ lui dit oui. 

Morin rentra che\ lui y tout « chose ». Le bonhomme, 
Etant de roc, n'avait nulle peur. Mais, en somme, 
Cet étrange regard, diablement expressif, 
Donnait froid dans le dos, et le f^endit pensij. 

Ah! du CQup, Von jasa, parmi les bonnes âmes! 
a Morin veut donc aller rejoindre ses trois femmes? » 
Disait-on. La nouvelle, à Plaintel, fit du train. 
On allait voir^ qui de Françoise, ou de Morin, 
Serait le plus solide, et mettrait rautre en terre. 

Ayant en poche un bon contrat devant notaire, 
La Françoise épousa V odieux Harpagon. 

Morin devint, près d'elle, un vigilant Dragon, 
Un hideux amoureux, dégoûtant de tendresse. 

Toujours froide, toujours calme, toujours maîtresse, 
Muette comme un sphinx, Françoise paraissait 
Attendre... Attendre quoi? Morin rajeunissait. 
Le vieux concupiscent, qu'on croyait mort d'avance. 
Semblait baigné dans la Fontaine de Jouvence. 
L'hymen lui refaisait comme un nouveau printemps. 

15 



20 2 LA CHANSON DU CIDRE 

■•■••• > ■■■■•■••■■(>■■■■•(•••• ■•••éi ••■•••••••■■••••■■■■■■ • •■■■■•••«•••■ t****iai<**( ■ 

Il portait rdge d'un Satyre, — quarante ans, — 
Pas plus. Ldge savant, à lajois sage et tendre, 
Françoise, avec ce buveur d'eau, pouvait attendre. 
Un buveur d'eau, ca vit toute une éternité. 

La Françoise attendait avec tranquillité. 

Durant deux ans, les jours du Veuf et de la Veuve 
Avaient coulé, sans bruit, comme un aimable fleuve. 
Quand, à son tour, frappé du Mal mystérieux. 
Le Satyre, Vépoux sagement furieux, 
Le Buveur d'eau s'en fut rejoindre, au Cimetière, 
Ses trois femmes, laissant, pour unique héritière, 
Le Succube, le Sphinx, celle dont la maison 
Semblait quelque officine horrible, où le Poison 
Accomplissait son œuvre implacable et sereine. 

Mais nul ne soupçonna la redoutable reine. 
Dont la fortune avait décuplé par la mort. 
Françoise en jouissait, tranquille, et sans remord. 



LA CHANSON DU CIDRE 20 3 



La Françoise, aujourd'hui^ passe la cinquantaine. 

Veuve depuis dou\e ans, un peu sèche et hautaine, 
Belle toujours, sans ride^ et sans un cheveu blanc, 
Elle a ses grands yeux noirs ^ et ce regard troublant 
Dont la flamme s^ avive, on di?^ait, avec Vâge, 

Hier^ nous traversions la place du village. 
Plaintel était en fête. Une noce passait. 

La Françoise, devers l'Eglise s'avançait, 

Très magnifiquement parée ^ au bras du Maire. 

a Vous ave\ l'air surpris ? » me dit une Commère. 

a C'est Françoise qui prend un cinquième mari. 

« La gueuse, elle mérite un beau charivari. 

a Mais, dans ce pays-ci., tout tremble devant elle. 

a Telle qu'elle est, tout or., toute soie et dentelle, 

« Elle épouse un beau gas, qui n'a pas vingt-cinq ans. 

a Plus elle vieillit, plus il les lui faut fringants. 



204 LA CHANSON DU CIDRE 

« C'est un gas du pays, sans le sou. Mais, pardienne! 
« Je ne changerais pas ma peau contre la sienne, 
Pour un peu d'or, sont-ils bêtes ^ ces paysans! 
« // crèvera^ comme les autres^ — dans deux ans! 

— « Pourquoi voulez-vous donc qu'il meure, ce jeune homme ? 
DiS'je^ « la Mariée a Vair charmante, en somme, 

La Commère, à ces mots, se rapprocha de moi, 
« Vous demande^ pourquoi? Vous demande^ pourquoi? 
Dit-elle, en me poussant le coude dans la hanche^ 
a Vous ne save\ donc pas quelle a la rate blanche? » 



LE PATER DE SAINT-RIVOAL 



LE TA TER DE SAINT-%IVOAL 



S 



AiNT-RivoAL et Botmeur, perdus dans la montagne^ 
Sont bien les bourgs les plus tristes de la Bretagne (i). 



Quelques taudis, épars, autour dun clocher gris. 
Point d'arbres. Si ce n'est trois vieux ifs rabougris ^ 
Qui se meurent, le long des murs du cimetière, 
Çà et là, de grands blocs, couchés dans la bruyère. 
Des blés noirs tout petits. Des seigles avortons. 
Un sol pierreux, où des centaines de moutons 
Broutent dans le silence, et dans la solitude, 

(i) Je n'ai pas revu ces villages depuis trente ans. 11 y a quelque 
changement depuis. Les deux bourgs se sont augmentés de petites 
maisons, couvertes de toits d'ardoise. Un peu de verdure, autour de 
Botmeur, contraste avec la solitude de la montagne et du marais. Le 
nom de l'autre village se prononce Saint-Rivoil, en deux syllabes, et 
non Saint Ri-vo-al. 



20 8 LA CHANSON DU CIDRE 

■■••••■■•••■•■(•■* ■•••■•!•■••••■■■■• it ■•■••■■••••■*••■■•*••■■■■■••••• t •••■■•••»•••■••••••■■•■••■•••■•••■■•■•■•••••••■■■■■■••■#■•■■■••■ ait ■•■llfliai «•■•■■•■■■••••■■•••■■■ ■••laaaii 

Un pays tout entier ^ plongé dans l'hébétude, 
Figé^ mort^ loin du bruit, loin de toute rumeur. 
Voilà pour Saint-Rivoal, moins triste que Botmeur. 

Quant à Botmeur, il semble^ avec ses toits de chaume. 

Un village lacustre, aux bords d'un Lac-fantôme, 

Mais d'un lac desséché depuis des milliers dans. 

Ce n'est plus qu'un marais funèbre ; et, là-dedans, 

Sous la tourbe mouvante, effrayamment profonde^ 

Repose une forêt, vieille comme le monde» 

Quand on voit, de plus près, non sans émotion, 

Ce noir Marais, pays de désolation. 

Oïl la mort plane, oit rien ne peut vivre, où tout souffre. 

On rêve de Sodome^ et de sa mer de soufre; 

Et., peut-être qu'au lieu d arbres ensevelis, 

Cest un peuple de morts qui dort là, sous ses plis, 

Or^ chacun des deux bourgs ^ fort voisins l'un de l'autre^ 
Avait son desservant. C'étaient deux cœurs d'apôtre. 
Humbles^ vivant de peu^ parmi des indigents. 
Deux vieux recteurs, deux vrais pasteurs de pauvres gens. 
Ces exilés, privés de toute joie humaine, 
S'aimaient^ et se voyaient, une fois par semaine. 
Trop peu riche, à Botmeur, pour nourrir un cheval. 
Et trop vieux, pour se rendre à pied à Saint-Rivoal^ 
Le bon recteur, cloué par l'asthme et son grand âge, 
Ne sortait presque plus de son vieil Ei^mitage, 



LA CHANSON DU CIDRE 20g 

Mais le recteur de Saint-Rivoaly chaque mardis 

Fidèle à V Angélus y arrivait ^ vers midi, 

A Botmeur, et « mangeait la soupe » au presbytère. 

La soupe y bœuf et lard^ quelques pommes de terre. 

Un bon verre de vin. C'était tout le menu. 

Mais quel festin d'amis! Aussi, le jour venu, 

Quandy au loin., sur la route, on ne voyait personne., 

L Angélus de Botmeur semblait un glas qui sonne; 

Et le pauvre recteur, tout seul^ silencieux., 

Se renfermait che:{ lui, les larmes presque aux yeux. 

Triste^ sans appétit, il se mettait à table. 

Mais le vin était plat, le festin lamentable; 

Le bon pain bis, lui-même, avait un goût amer. 

Et le Marais fatal., vaste comme une mer. 

Qui se perdait, là-bas, sous ses yeux ^ dans la brume ^ 

Lui semblait plus funèbre encor que de coutume. 

Or y allant vers Botmeur, son bâton à la main. 
Le bon recteur trouvait toujours, sur son chemin. 
Chaque mardi, quand il traversait cette Islande., 
Un pâtre qui gardait ses moutons, dans la lande. 

Le pâtre et le recteur, autant qu'il est permis 
En leur état, étaient devenus grands amis. 
Le pauvre petit pâtre avait dix ans peut-être. 
Il était gai, dans sa misère. Et le vieux prêtre 
Riait de sa vaillance, et de sa bonne humeur. 



210 LA CHANSON DU CIDRE 

Il en parlait souvent au recteur de Botmeur : 
Car le cas était grave. Et ce petit bonhomme, 
Intéressant^ d ailleurs, et doux, n'était, en somme, 
Qu'une espèce d'enfant de sauvage, un païen. 
Ne sachant ni pater, ni catéchisme, rien ! 

Fanchic avait dix ans. C'était un petit brave. 
Un gas de la montagne, un pâtre déjà grave, 
Connaissant son métier de gardeur de moutons, 
Fanchic avait souvent affaire aux loups gloutons, 
Aux bandits détrousseurs des montagnes dArrée, 
Grands seigneurs, souverains de toute une contrée 
Qui va de Brennilis jusqu'au bourg de Si\un, 
Il savait son troupeau, par cœur, comme pas un. 
On l'appelait Fanchic-ar-c'hleier, l'homme aux cloches. 

Voici pourquoi, Fanchic, comme tant d^ autres mioches, 
Avait la morve au ne\; et, faute de mouchoir, 
La morve de Fanchic, lourde, et tendant à choir, 
Lui pendait sous le ne:{, comme deux belles cloches. 
Il n'aurait pas fait beau lui flanquer des taloches- 
Sous le nez. Ce ne:{-là, tout seul, se défendait 
Avec son carillon de cloches qui pendait. 

De temps en temps, Fanchic-ar-c'hleier, d'un beau geste, 
Torchait sa morve sur les manches de sa veste. 
C'est primitif , C'est simple, et court. Ce quoi faisant, 
La veste de Fanchic avait du reluisant. 



LA CHANSON DU CIDRE 



211 



Veste de tous les jours, et veste des dimanches, 

La pauvre veste avait deux miroirs sur les manches. 

Mais, avec tout cela, mon Fanchic-ar-c'hleier 
Ne savait pas encore un mot de son Pater, 

Le recteur en avait tout lesprit en déroute. 
Chaque fois qu'il trouvait le pâtre sur sa route, 
Il se disait: « Comment apprendre son Pater 
A ce drôle? » A la fin, le subtil magister 
A force de chercher, trouva, dans sa cervelle. 
Une méthode simple, assurément nouvelle, 
Pour faire de Fanchic la moitié d'un chrétien. 

Il avait remarqué que le petit païen 
Connaissait son troupeau, le dénombrant par tête, 
Sans se tromper, donnant un nom à chaque bête. 
Le recteur, bravement, changea les noms bretons 
En latin; il choisit, d'abord, quatre moutons, 
Et leur donna des noms que l'enfant retint vite. 
Le premier s'appela « Pater noster ». Ensuite, 
Vint a Qui es in cœlis » ; puis, « Sanctificetur » ; 
Et puis « Nomen tuum ». Fanchic trouva très dur 
De changer les surnoms qu'il donnait à ses bêtes. 
Ses formules, à lui, plus franches, et plus nettes. 
Se comprenaient : aPenn-du, Tad'Co:{, Breur-Iguilé 



» 



(!)■ 



(i) Penn-du veut dire tête noire, Tad-coz grand-père, breur-iguilé 
le-frère-de-l'autre. 



212 LA CHANSON DU CIDRE 

Mais le recteur tint bon^ et Veut bientôt stylé. 
D'autant quil lui fourrait des pommes plein ses poches. 
Si bien quau bout de six semaines, fhomme aux cloches 
Savait tout son Pater ^ et vous le récitait 
En bon chrétien, en bon bas-breton qu'il était. 

Le prêtre, radieux, savourait sa victoire^ 
Enchanté de son œuvre, œuvre bien méritoire, 
Car Fanchic, jusque-là, plus bête qu'un mouton^ 
A peine bégayait quelques mots de breton. 

Or, un mardis le Prêtre, ainsi qu'à l'ordinaire, 
Marchait, de son bon pas de septuagénaire^ 
Réglant sa marche sur V Angélus de midi, 

Fanchic, très amateur des pommes du mardis 
Le vit venir, avec un plaisir manifeste. 
Il se torcha le ne\ aux manches de sa veste, 
Et, très brave, attendit l'heure de la leçon, 

« Eh bien^ dit le Recteur, que dis-tu, mon garçon ? 
« T'es-tu mouché le ne\? Oui, je vois quil en reste 
« Une asse:( belle part aux manches de ta veste, 
« Il faudra bien que nous corrigions ce défaut. 
« Pour le moment, c'est ta prière qu'il nous faut, 
a Allons, Fanchic, dis ta prière. Je t'écoute. 

Et Fanchic commença, chapeau bas, sur la route : 
a Pater noster, qui es in cœlis^ nomen tu.,. 



LA CHANSON DU CIDRE 



2l3 



— « Comment nomen tuum? dit le prêtre^ où cours-tu? 
a Ah! je crois qu'aujourd'hui, tu n'auras point de pomme! 
« Et « Sanctificetur, » qu'en fais-tu, mon bonhomme? 



— « Oh! Sanctificetur, dit le petit, tout fier, 

a Le loup me l'a mangé dans la nuit d' avant-hier ». 



LE RIRE EST SAIN. LA PITIÉ EST BONNE 



LE %IRE EST SAIN. LA TITIÉ EST "BONNE 



LE Rire est sain. Non pas le Rire d'aujourd'hui! . 
Dans le Livre, dans la Chanson ^ et sur la Scène, 
Il est tombé si bas, si platement obscène, 
Qu'il faut désespérer de lui. 

Ce Rire fin de siècle ^ aussi bête qu'infâme, 
Rire de croque-mort, triste à faire pleurer, 
Tout de même, il fait peur, à force d'écœurer, 
A force de salir la femme. 



O roi du Rire, vois oit le Rire est tombé! 
O Molière, rends-nous ta Comédie humaine, 



16 



21 8 LA CHANSON DU CIDRE 

Cet Olympe superbe^ où trône Céîimène^ 
Junon, dont Dorine est VHébé, 

Ton Rire, nous l'aimons^ pour tout ce qu'il enseigne. 
Souvent tragique et triste^ il est toujours humain, 
— Oh ! si triste^ qu'en scène^ on sent que sous ta main, 
Et sous tes ongles, ton cœur saigne. 

Comme tu faisais rire, et comme tu souffrais l 
Ta gaieté de commande était brusque et fantasque, 
Etj parmi tes éclats de rire, sous ton masque, 
O roi du Rire, tu pleurais. 

Le Rire est sain. Lecteur^ n'oublions pas les larmes. 
Si ce Livre, qui put te distraire un moment^ 
Semble gai, Vhomme est triste inguérissablement, 
La tristesse a pour lui des charmes, 

La Joie et la Douleur se tiennent d amitié. 
Oui, c'est banal à dire, et banal de l'écrire, 
S'il est doux d'être heureux, et s'il est bon de rire, 
Il est plus doux d'avoir pitié. 



LA CHANSON DU CIDRE 



ijg 



II 



Qui que tu sois, pauvre petite créature, 
Toi dont le premier cri fut un vagissement^ 
N'est-ce pas /à, déjà, comme un pressentiment 
De ton infortune future? 

Oui, proteste^ et vagis^ ô triste nouveau-né. 
Eusses-tu quelque fée^ au berceau, pour marraine, 
Fusses-tu^ comme Hamlet, fis de roi, fis de reine ^ 
Tu seras un infortuné. 

Amant de Juliette, ou de quelque Ophélie, 
La Vie aura, pour toi, des sourires charmants. 
Car, dans sa coupe d'or, elle verse aux amants 
Un vin d'ivresse et de folie. 



Mais prends garde à V amour, et prends garde au bonheur! 
Dans ce calice d*or, que de fiel et de lie! 
Déjà, demain, tu vas pleurer, veufd'Ophélie, 
Au cimetière d'Elseneur, 



2 20 LA CHANSON DU CIDRE 

Tout ce bonheur, dont pour un moment tu fus ivre, 
A duré ce que dure un beau jour de printemps. 
Tu parles de la mort, et tu n'as pas vingt ans. 
A vingt ans^ déjà las de vivre! 

Et ce n'est pas asse:{ de vivre pour souffrir! 
Car, tout pâle devant r insondable mystère, 
Si tout finissait bien avec les vers de terre. 
Tu serais heureux de mourir! 



III 



La Vie ? ô quel étrange et dur pèlerinage ! 

La Vie est, sous nos yeux, comme un champ de carnage, 

Oii la Souffrance, sourde aux supplications, 

Sourde aux pleurs, sourde aux cris, aux lamentations, 

Jamais lasse, fait sa besogne inexorable. 

Aux gages de la Mort y journalière admirable. 

Froide, exacte, sans joie, et sans ressentiment. 

Impartialement, impérialement, 

Elle poursuit son œuvre absurde, — et nécessaire. 



LA CHANSON DU CIDRE 221 

Car il paraît que la Souffrance et la Misère 
Sont ^ pour nous, quoi qu'on fasse^ une nécessité, 
Comme une loi d'airain contre l'Humanité, 

Et ce n'est pas asse!{ que l'aveugle Nature 
Soit cruelle à son heure, et fatalement dure. 
Quelque chose de plus cruel, de plus fatal, 
C'est la méchanceté de l'Homme, ce brutal, 
Ce furieux tueur, ce fléau de lui-même, 
Marqué du sceau du crime et frappé d'anathème. 

Et qu'espérer ? Le Siècle, — où l'on entre aujourd'hui, — 
Une aurore de sang s'est levée avec lui ! 

Ah! Saint Jean n'était pas un fol Visionnaire ^ 
Quand, tout près de la tombe, et presque centenaire. 
Du fond de son exil farouche de Pathmos, 
Le Confident de Dieu faisait tonner ces mots : 



« Et le premier des quatre Animaux, d'une voix 
Qui fit trembler la terre et les deux à la fois. 
Parmi la foudre et les éclairs, dit: Viens, et vois! 



22 2 LA CHANSON DU CIDRE 

Alors, d'une Caverne immensément profonde y 
Sortit un cheval blanCy cabré, harnaché d'or. 
Celui qui le montait, plus magnifique encon^ 
Avait le front lauré. C était Vlmpérator^ 
Le Guerrier, le Vainqueur, le Conquérant du Monde, 

Et le second des quatre Animaux, d'une voix 
Qui fit trembler la terre et les cieux^ à la fois ^ 
Parmi la foudre et les éclairs^ dit : Viens ^ et vois! 

Et, tout de suitCy après le maître de la Terre, 

Parut, monté sur un cheval couleur de sang, 

Un Spectre furieux, au masque repoussant; 

Il hurlait, excitant son cheval hennissant, 

Le glaive au poings le bras levé. C'était la Guerre, 

Le troisième des quatre Animaux, d'une voix 
Qui fit trembler la terre et les deux à la fois^ 
Parmi la foudre et les éclairs y dit: Viens, et vois! 

Et^ de r antre béant, que la foudre illumine. 
Un cheval noir, funèbre^ apparut aux regards, 
Et^ sur sa croupe^ une Femelle, aux yeux hagards, 
La mamelle pendante, et les cheveux épars^ 
Passa hideuse et blême, et c'était la Famine. 

Et le dernier des quatre Animaux, d'une voix, 
Qui fit trembler la terre et les deux à la fois, 
Parmi la foudre et les éclairs, dit: Viens, et vois! 



LA CHANSON DU CIDRE 



223 



Et Von vit se cabrer^ sous les éclairs livides^ 

Un cheval pâle ^ (i) dont la vue épouvantait. 

Et le spectre, plus pale encor^ qui le montait^ 

Fantôme enveloppé d'un linceul qui flottait, 

C'était la Mort^ c'était la Camarde aux yeux vides.., » 



L'œuvre de l'homme., à tous les siècles, la voilà. 
Roberts et Waldersée, encor plus qu'Attila, 
Déchaînent, derrière eux, la Famine et la Peste. 
Les chevaux de la Mort ont passé. Rien ne reste. 



Sublime Vision du Chantre de Pathmos! 

Vhomme^ à plaisir, sur Phomme, accumule les maux. 

Loin de plier le front, sous les pires désastres. 

Il lance insolemment des flèches vers les astres. 

Mais il a beau cracher à la face des Dieux, 

Il a beau dénoncer ses tyrans odieux, 

Les Césars oppresseurs, les Chamberlains infâmes, 

Ces besogneurs de mort, dont s indignent nos âmes, 



(i) « Equus pallidus. » Apocalypse, ch. VI. C'est cet illustre cha- 
pitre VI de l'Apocalypse qui servit de texte, en l'an Mille, pour prédire 
la fin du monde. 



2 24 LA CHANSON DU CIDRE 

L'homme, pris en lui-même, est un tyran complet. 
Inconscient ou non, d'instinct, le mal lui plait. 

O Siècle, ô temps nouveau, qu'est-ce que tu prépares? 

Resterons-nous, toujours, des enfants, des barbares? 

Car r enfant est cruel, avec raffinement. 

L'homme ne r est pas moins; il l'est brutalement. 

Et la femme, elle-même, oui, jeune, heureuse, et belle, 

La femme, qu'on adore et qu'on chante, est cruelle. 

Quand mouraient les Martyrs, quand, au Colosseum, 

L'odeur du sang montait vers le velarium. 

Les tigr esses les plus férocement brutales, 

O fleurs de Mai, c'étaient les Vierges, les Vestales... 

Eh bien, faisons la guerre à la souffrance, au mal. 

Ayons pitié de nous, pitié de l'animal, 

— L'éternel résigné que l'homme martyrise ; — 

// en est temps, ayons pitié des Dieux qu'on brise. 

Relevons leurs autels, et, pieux à moitié. 

Pour plaire à Dieu, faisons un dieu de la Pitié. 



A MADAME ANGE M. MOSHER 



(L'AMÉRICAINE BRETONNANTE) 



qA SMADAME qANGE m. mOSHER 



(VqAMERICAINE "BRETONNANTE) 



« Moi, je crois que M. Renan a bien 
dit que le Breton n'est pas grossier ni 
sensuel, naturellement. Il boit peut-être 
par un excès d'idéalisation ; il veut 
trouver dans l'Hydromel quelque chose 
outre, ou au-dessus lui-même. » 

(Madame Mosher, 
Lettre de janvier igoi.) 



LA thèse est de Renan, Mais, par grande amitié, 
A son autorité vous en joigne^ une autre : 
C'est votre commentaire; et la thèse est bien vôtre. 
Mettons qu'avec Renan vous soye\ de moitié. 



228 LA CHANSON DU CIDRE 



Quels trésors d'indulgence^ en votre cœur de femme! 
Nos vices, nos défauts ne blessent pas vos yeux. 
Et rien n'est plus touchant y rien n'est plus gracieux 
Que vos façons d'aimer^ grande dame^ et gravide âme. 

La Sévigné^ jadis, moins aimable que vous^ 
Témoin^ à nos banquets, de notre ivrognerie. 
Raillait, superbement, notre gloutonnerie. 
Elle y venait s'asseoir, — pour se moquer de nous. 

Quand de ChaulneSj choisi pour de tristes besognes, 
Couvrait de noirs gibets notre pays saignant, 
La Marquise, attentive aux couches de Grignan, 
Voyait, d'un œil très sec, pendre tous ses ivrognes. 

Mais elle était d'un siècle, oii les cœurs indulgents 
N'existaient qu'à Vétat de phénomènes rares. 
Les a Raffinés » d'alors n'étaient que des barbares. 
On n'y connaissait pas encor « les bonnes gens » . 

Vous, d'amour, de pitié, votre âme est toute pleine. 
Aussi, lorsque je songe au temps de Sévigné, 
Au lieu d'elle, c'est vous qu'en poète indigné, 
J'eusse aimée aux Rochers, pour Dame châtelaine. 

Avec vous, ce Séjour, qu'illustra sa Beauté, 

N'aurait pas eu moins de splendeur, et moins de charmes. 



LA CHANSON DU CIDRE 



22g 



On eût moins ri, peut-être, et versé plus de larmes. 
C'eût été le séjour exquis de la Bonté, 



II 



i 

i 



Or, ceux que vous traite:^ avec tant d'indulgence, 
Doivent vous saluer Bretonne, désormais. 
Vous êtes donc Bretonne. Et qui le fut jamais 
Plus que vous, par le cœur, et par l intelligence? 



I 

* 



D'ailleurs, vous nous gâte:{. Vous nous poétise:^. 
L'Hydromel, c'est la douce et bonne liqueur blonde. 
Mais la liqueur de mort qui ravage le Monde, 
L Alcool, ce mot-là, — pour nous, — vous le taise\. 

Mais qu'importent les mots ? Votre thèse est touchante. 
Ainsi, vos grands amis, vos Bretons chevelus, 
Cherchent, dans l'Hydromel, quelque chose de plus? 
Cest rOultre, l'Au-delà, l'Idéal qui les hante? 



Leur âme inassouvie a des ailes de feu 
Pour s'élever, plus haut, dans les plaines du Rêve, 
V Au-delà, l Au-delà les harcèle sans trêve. 
C'est pour cela qu'ils sont des affamés de Dieu! 



23o LA CHANSON DU CIDRE 

Pourtant une Bretonne j — un colossal génie. 
Un génie effrayant, dans un cerveau breton, — 
Vient de parler (i). Son Verbe est haut devant Newton. 
Elle s attaque à Dieu. Bien plus, elle le nie. 

Je ne sais quel Hasard, furieux et brutal. 
Commande à la matière, et pétrit V existence. 
Plus de bien. Plus de mal. Ni Dieu. Ni Providence. 
En place, l'Innommé, r Aveugle, le Fatal. 

Dans tous ces milliards de milliards de mondes, 
Dont les globes muets roulent dans VInfini, 
La Force est le seul dieu. Le Droit en est banni. 
Et le Hasard préside aux Genèses fécondes. 

Eh bien, s'il fallait croire à Clémence Royer, 
C'est là que l'Hydromel serait bon pour l'ivresse. 
C'est là qu'en plein Désert moral, notre détresse 
Dans l'Hydromel aurait le droit de se noyer. 

Mais nous aimons mieux vivre avec notre Chimère, 
Avec le Dieu présent, dont nous sommes jaloux. 
La foi dans l'Idéal est un besoin pour nous. 
Elle est le pain de la Bretagne, notre Mère, 

(i) Clémence Royer, a La Constitution du Monde». 



TABLE 



Pages 

Avant-Propos i-xv 

I. Scientifique Dissertation sur l'Ivrognerie bretonne ... i 

II. Pourquoi nous buvons 7 

III. Hymne au cidre 11 

IV. Ma première Confession i5 

V. Le meilleur cidre du monde 21 

VI. Propos de beuverie 'j5 

VII. Fleurs de bruyère 3i 

VIII. UAngelus de Commana 35 

IX. Ite, missa est 41 

X. Roméo et Juliette 47 

XI. La Fleur préférée 53 

XII. Le Lutrin de Monseigneur Graveran 57 

XIII. L'Andouiïle du Recteur: 

I. Renan-le-loup et Tonton Jean présentés au lecteur. 71 

II. La Confession de la vieille Maharit 73 

III. Le Dépendeur d'andouille 76 

IV. Le Festin de l'andouille 78 

XIV. Marquise et Paysanne 87 

XV. Aux Bretonnes « nouvelle mode » 95 




236 TABLE DES MATIERES 



XVI. Samm-ar-laou, le Pouilleux 99 

XVII. Le Menhir de Locmariaker io5 

XVIII. La Randonnée du Lièvre 109 

XIX. La Noce de Kerlaz 119 

XX. Ann hini Goz. (La Vieille) i23 

XXI. Mavournen! 127 

XXII. Sarah Bernhardt à Bénodet i3j 

XXIII. La Belle Marchande de Châteauneuf 141 

XXIV. La Complainte de Troïlus de Mondragon i53 

XX V. La Chipoteuse 161 

XXVI. Duels de Buveurs 167 

XXVII. Mathurin l'Aveugle : 

I. Le Talabardeur 177 

II. Digression sur Quimperlé 182 

III. Mathurin l'Aveugle à Paris 186 

XXVIII. La Femme aux cinq maris 191 

XXIX. Le Pater de Saint-Rivoal 2o3 

XXX. Le Rire est sain. La Pitié est bonne 2i5 

XXXI. A madame A. Mosher, «l'américaine bretonnante » . 225 



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Valence. — Imprimerie A. Ducros, 41, i-ue du Tunnel. 



OUVRAGES DU MEME AUTEUR 



La Reine Anne, poème, in-8°, Caillière, éditeur. 
Rennes, 1896 

Diiguesclin, poème, in-8", Caillière, éditeur, Rennes, 
1896 

L'Ere bretonne, in-8' de SaS pages, Paris, Lcmerre, 
éditeur, 1896 (ouvrage couronné par l'Académie 
Française, 1897) B fr. u 

La Bible, 1, — D'Adam à Jésus, in-8" de 240 pages, 
Bibliothèque du "Clocher breton», Lorient, 30, 
rue Lesage 3 f r. 50 

POUR PARAITRE SUCCESSIVEMENT : 

Choses royales, à travers la Chronique et l'Histoire. 
La Mort d'Etienne Marcel, drame historique, en vers. 
Genseric punit une Impératrice, drame historique, en vers. 
L'An Mille, drame en trois actes, en vers. 



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