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Full text of "La chute d'un ange: épisode"

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ŒUVRES COMPLÈTES 



DE 



ALPHONSE DE LAMARTINE 



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>•»»< 



LA CHUTE D UN AIXGE 



* 4 



IMPRIMBRIB ItR U. FOORNIBR ET COHP., RVB DE SEINE» U 



LA CHUTE 



D'UN ANGE 



ÉIP2§®in)IE 



PAR ALPHONSE DE LAMARTINE "^ 



Ces «ombres nuages do passe ne peuvent être 
déchirés que par le feu du ciel. 

OmaUb BSN AilDX, poëte arabe. 



TOME PREMIER 



AI ^33 l\ 



PARIS 



CHARLES GOSSELIN ET W. COQUEBERT 

9 , RUK SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS ' 

M DCCC XXXVIII 



-^:rro T H Ë auE C AN T (MA}^ 
^"^i LAUSANNE ) ■ 
^^^ UNI VF H -:. 1'. A\P'. 



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AVERTISSEMENT. 



I. a 



AVERTISSEMENT. 



Ceci est encore un épisode d\\ poème dont /o- 
celjn fait partie. C'est une page de plus de cette 
œuvre de trop Ipngue haleine dont je me suis tracé 
le plan de bonne heure ^ et dont j'ébaucherai quel- 
ques fragments de plus jusqu'à mes années d'hivei-, 

■ 

si Dieu m'en réserve. lA nature morale en est le su- 

w 

jet, comme la nature physique fut le sujet dû poète 
Lucrèce. L'ame humaine et les phases successives 
par lesquelles Dieu lui fait accomplir ses destinées 
perfectibles, n'est-ce pas le plus beau thème des 



IV AVERTISSEMENT. 

chants de la poésie? Je ne me fais point illusion sur 
l'impuissance de mon faible talent et sur la brièveté 
de la vie , comparées à une semblable entreprise 5 
aussi je ne prétends rien achever. Quelques pas 
chancelants et souvent distraits dans une route sans 
terme, c'est le lot de tout philosophe et de tout ar- 
tiste. Les forces, les apnéçS| Je^ loi^rs manquent. Les 
jours de poète sont courts même dans les plus longues 
vies dliomme. La poésie n est que ce qui déborde 
du calice humain. On ne vit pas d'ivresse et d'extase, 
et ceux qui commandent à un poète d'être toujours 
poète ressemblent à ce calife qui commanda à ses 
esclaves de le faire vivre de musique et de parfums : 
il mourut de vo}upté et d'iqanition. 

Je sais qu'on me reproche avee une bienveillante 
colère de ne pas consacrer ma vie entière à écrire, et 
surtout à polir des ver^ , dpnt je n'ai jamais fait pi 
p l ^t ndu faire qu'une consolation rare et acciden- 

« 4^16 de ma pensée. Je n'ai mu à répondre , si c^ 
n'est que chacun fi reçu sa mission de sa nature. Je 
porte envie à ces natures contemplatives à qui Dieii 

n'a donné que des ai|es , et qui pmivent planer toi|- 



AVERTISSmMT. v 

jours dans des régions éthérée» , portées^ sur leurs 
rêves immortôls p sans ressentir le contr«->CQup des 
choses d'ici-rbasy qui tremblât sous nos pieds. Ce ne 
sont plus là des hommes , ce sont les êtres privilér 
giés qui n'ont de Thumanité que las sens qui jouifi- 
sent, qui chantent ou qui prient : ce sont les soli- 
taires ascétiques de la pensée. Gloire, paix et bonheur 
à eux! Mais ces natures ont-elles bien leur place 
dans notre temps ? l'époque n'est^lle pas essentiel- 
lement laborieuse ? tout le monde n'a-t^l pas besoin 
de tout le monde ? ne s'opère-t41 pas une triple- transr 
formation dans le monde des idées , dans le monde 
de la politique , dans le monde de l'art? Jj'esprit bu- 
main , plus plein que jamais de l'esprit de Dieu qui 
le remue , n'e$t-il pas en travail de quelque grand 
enfantement religieux ? qui en doute ? c'est l'œuvre 
des siècles , c'est l'œuvre de tous. L'égoîstpe seul 
peut se mettre à l'écart et dire : Que nirimporte ? 

Je ne comprends pas l'existence ainsi. L'époque 
■ Q|i nous vivons fait nos devoirs comme nc^ destinées. 
Dans un âge de rénovation et d^ labeur^ il f^ut tr^^- 

V 



■ 



VI AVERTISSEMEKT. 

Mais ce ne sera point une Babel ! ce sera une marche 
de plus d'un glorieux autel , où l'idée de Dieu sera 
plus exaltée et niieux adorée^ Car, ne nous y trom- 

* 

jions pas, c'est toujours Dieu que l'homme cherche, 
même à son insu, dans ces grands efforts de son ac- 
tivité instinctive. Toute civilisation se résout en ado- 
ration comme toute vie en intelligence. 

Or, dans ces jours de crise sociale , tout homme 
qui vit pleinement, a deux tributs à payer : un à son 
temps*, un à la postérité ; au temps les efforts obscurs 
du citoyen , à l'avenir les idées du philosophe ou 
les chants du poète. On prétend que ces deux em- 
plois de la pensée sont incompatibles. Les anciens , 
nos maîtres et nos modèles , ne pensaient pas ainsi. 
Us ne divisaient pas l'homme , ils le complétaient. 
Chez eux , l'homme était d'autant plus apte à un 
exercice spécial de la pensée , qu'il était plus exercé 
à tous. Philosophes, politiques, poètes, citoyens, 
tous vivaient du même aliment ; et de cette nourri- 
ture plus substantielle et plus forte , se formaient * 
ces grands génies e| ces grands caractères, qui tou- ^ 
chaient ^'une main à l'idée , de l'autre à l'action , .*t 

. • 1^ 






AVElTlSSEMEm\ vu 

qui ne se dégradaient point en s'inclinant vers 
d'humbles devoirs. 

4 

On attribue au défaut de loisir les incorrections àe 
composition et de style qu'on reproche généralement 
à mes ébauches poétiques. Cek défauts je les connais 
mieux que personne. Je ne cherche pas à les palHer» 
Je ne puis répondre à mes critiquas qu'^n m'humi* 
liant et en réclamant ponr ces faiblesses une plus 
grande, part d'indulgence. Ils ne se trompent guère 
en considérant .ces premières éditions de mes ijoésies 
comme de véritables improvisations en ^cr». Si elles 
sont destinées à se survivre quelques années à elles- . 
mêmes, il mie sera plus facile de les polir à froid, 
lorsque le mouvement de la pensée et du sentiment 
sera calmé, et que l'âge avancé m'aura donné ce 
loisir *des derniers jours où l'homme repasse sur 
"Ses propres traces et retouche ce qu'il a laissé der- 
rière lui. S'il en est autrement , à quoi bon ? Quai^ 
on a respiré en passant, et jeté derrière soi une 
fleur de la solitude, qu'importe qu'il- y ait un pli à 
la feuille , ou qu'im ver en rouge le bord ? on n'y 
pense plus. 



f 
9 



vifi AVERTISSEMENT. 

n me résie à prier le lecteur bienveillant de ne 
. pas m'imputer ce qu'il y a de trop'fuitastique dans 
cet épisode. Cela entrait comme élément nécessaire 
dans l'économie de mon poème. La pierre lourde 
et froide sert quelquefois de fondation à un édifice 
plus ^^cieux et plus décoré. Les deux épisodes qui 
suivront celui'^^i sont d'ime nature plus contempo* 
raine et plus saisissante. Ils rappeUeront de plus prè^ 
ce Jooeijn pour qui k public qui lit des vers a ition* 
tré mm si indulgente partialité. On le retrouvera 
pluèieurs fois dans ce drame épique , d'où il n'a pas 
dî^KiJiti «ans retour. 

L'épisodèt|ui stiit La CkUte d'un ^nge est intitulé 
Les Pécheurs. 

Paris,!" mai 1838. 









LA 



CHUTE D'UN ANGE 



^33® S3 



1. 



/ 



Atcit 



Vielix Liban ! s'écria le «êleste vieillartl 
En s'essuyant les ^éirt que voilait uti brduillàM^ 
Pendant que le vaisseau courant à pleines Toilèi 
Faisait glisser nos mâts d'Mbllés en étbilB , 



4 -/• lA CHUTE D'UN ANGE. 

■p 

Et qu i^ l'ombre des caps du Liban sur la mer 
L'harmonieuse proue enflait le flot amer. 



Sommets resplendissants au-dessus des tempêtes ^ 
Qu'on vous cherchait alors bien plus ïiaut qu'où vous êtes ! 
Votre fcont, maintenant comme un crâne blanchi , 
Du poids de l'Océan n'avait jamais fléchi^ 
Et les flots du déluge en minant vos collines 
N'avaient pas sur vos flancs déchiré ces ratrineif. 
Vous ne laissiez pas voir, comme un corps sans manteau, 
Ces rocs , grands ossements , prêts à percer la peau ; 
Mais vos muscles puissants ,, vaste épine d'un monde , 
Revêtus à grands plis de bois, de sol et d'onde, 
Dessinant sur le ciel d'harmonieux contours , 
Même en s'y découpant s'arrondissaient touJQurs. 
Oh ! si vous l'aviez vu , mon eq^ant , dans sa gloire , 
Tel que je le revois de loin dans ma mépmre , 
Dans ces^ jours encor près de sa création. 
Votre œil fondrait d'amour et d'admiration ! 



RÉCIT. • 5 



Vous^ voyez sur ces bords qu'évite notre poupe 
Ces écueils mugissants que la lame découpe , 
Ces grands blocs dentelés, effroi du matelot, 
Où monte et redescend Tassant grondant du flot ; 
^ Vous voyez dans les flancs des monts ces déchirures ^ 
Coups de hacbe au rocher qui montre ses blessures, 
Et dont par intervalle un rare filet «d'eau 
Pleut comme la sueur d'un flanc sous un fardeau , 
Tandis qu'au fond obscur de la noire ravine 
JL.e lit sec d'un torrent que le soleil calcine 
Ne révèle la veine où ses flots ont coulé 
Qu'au sté||^ caillpu que l'hiver a roulé. 
Plus haut Ces longs remparts et ces dmes chenues 
Dont les /escarpements semblent porter les nues ; 
Puis ces neiges où rien n'ose plus végéter. 
Puis ces pics dont la dent semble ébrécher Téther ! 
Vaste amas de granit sans ombre et sans culture. 
Où l'herbe même a peiné à trouver nourriture , 



6 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et qui fait dire à l'homme avec un cri d'efïroi ; 
Qe globe fut-il fait pour la pierre ou pour moi ? 



Eh bien j cette âpreté n'e$t que décrépitude * 
Tout ét^ aus^ grai)d> 9^(^ ^^ t ^^ n'était ïv/^ ; 

P^tQUl plfsiipes^ paito^t coimma grasses de chair , 

■ ■ 
C^ çimm que noyait ï'océan bleu dfi l'aif 

S'élargissaient y mo^tS!i^tf ou ^vàp^ ou jun^elle^. 

De la t#rra ^ocpr vi^g^ y ^iq^ quis des n^nn^Ue^ 

Que fait renfler un sang plein de i^ve et d'amour. 

Et dont la plénil^de arrondit h coixtour. 

Ces neiges , dont le poi^t ^lemble afl^s^ leurs hanches^ 

N'opposaient pa^ ^lor^ hnvf^ inorneç tacheS|^|Janches 

Au bleu BC||i^>re ft .prpfond d'un firmament plus pur, 

Où le vert d^ r^mewx ^ fondait dansTazur, 

Comme au bleu d'une mer ^ans écume et sans algue 

Le ver^ de^ ^pis se fpnd en tpen).p£^nt dans la vague. 

Jusqu ^u^ d^rQiei:s f^aX^f»^ quf l'homme ne voit plps 

Les chém^ m^ h^^, t(^^ le^ cèdr^ chevelus , 




«fiai. 7 

Élargisswt leurs trcmca «q vivante colofiae, 
Pour porter à oeot pieds l^r flèche ou leur eQuiMmue , 
Et dans le& feux du iid toujours verts les noyant , 
Ckxtvraient partout les xm^a^ â'Un gmud flot ondp^aM^ 
Mais œs ar|)res géants , preo^iers iié$ de la terre , 
Ne cackaieat pîtô au jour tout le s^ de leur mère : 
Leiu*$ rejetoofi^ pressés comme dans nos for^, 

m 

Sous leurs troui^ étou£fês ae germaianA; pas û près ; 

Ils né dérobaient pas de leurs branches jalouses 

Le ciel et les rayons aux plantes des pelouses; 

Ils décoraient la lepce M ne la cachaient pas ; 

pe larges pa^s du cid s W^raient entre leurs bras j 

Pour que les vents , le jour, l'humidité céleste, 

De la création visitaient le reste. 

La foudre ^quel^uefeiis ^eo^ant l^urs troncs noircis 

Sur des qroupeç à pic \m avait édaireis ; 

Les torrent^ e» ^mmnt b»àlayé leurs iiiisâgwi , 

Et laissé pour l<$s yeux des vidieB sur leurs plages; 

De sorte qu'eut?^ l'onde et ces grands tncHics épars 

Les pelouses laissaient circuler les regards , 



8 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Comme entre les piliers d'un dôme qu'il éclaire 

Le soleil fait jouer son rayon circulaire. 

De là brillaient les lacs à travers les rameaux , 

Les sept fleuves creusaient sept vallons sous leurs eaux , 

Grandes veines d'argent qui de leur haute jrtère 

S'épanchaient à flots bleus pour féconder la terre , 

Et que par. mille pœiuds rassemblait comme au nid 

L'innombrable réseau des sources du granit 



Oh ! quelles fleurs croissaient sur ce berceau des fleuves ! 
Quels cèdres étendaient leurs bras sur. ces eaux neuves ! 
Quels oiseaux se trempaient Faile dans ces bassins ! 
Quel firmament la nuit cbnstellait dans leurs seins! 
Quels mumiures secret^ et quelle ame profonde 
Sortaient avec ses flots , chantaient avec son onde ! 
C'était comme le chant confus, à demi-voix, 

4. 

Des flots impatients d'écumer sous les bois ! 
Et quand le soir, rasant leur face occidentale , 
Rougissait dans le ciel sa barre horizontale , 



« 



REcn:. i 

Et, retirant d'en^haut ses rayons repliés, , 
Glissait entre les troncs du dôme incendiés, . 
Et semblait allnmer sur ses fumantes cimes' 
Un bûcher colossal pour d'immenses victimes ; 
Quand ces feux des sommets réfléchis dans la mer 
Dans ces vagues du soir paraissaient écumer; 
Que les brutes sortant de leurs antres sauvages 
Venaient rôder, bond|^ hurler sur ses rivages ; 
Que les milliers.de cris des nuages d'oiseaux. 
Que l'innombrable bruit de tant de chutes d'eaux 
Comme un orgue à cent voh^ qu'une seule ame anime , 
DonnaieilJ Inacune un son au cantique unanime ; 
Et qu'un sQuffle des airs venant à s'exhaler, 
La surface des monts semblait toute onduler. 
Comme un duvet ému d'un cygne que l'on touche 
Frémit de volupté sous le vent de la bouche ; 
Que les cèdres plaintifs tordaient leurs bras mouvants , 
Qu'un nuage de fleurs soulevé par les vepts 
Sortait de la montagne avec des bruits étranges * 

Et des flots de parfums pour enivrer les anges. , 



*c 



lo LA CHUTE D'UN ANGE. 

L'extase suspendait le cœur sUaicîi^iw, 
Les étoiles d amour ^e p^çt^ient 4ans les 'tmx% 9 
Et celui qui oocmaît 1$ eoHipe et. la plaide 
Écoutait Vhoamm^ d&Btt sa cime jétaiit pleii^e ! ! ! 



• 



— Mais , dis£us-je ep ipou coeur , pe vieillard WQimu 
Parle cpmfiie i^uelqu'im qui lui-mpme aurait vu. 

Il lut daps mpn esprit ma pensép et mon trouve : 

— Oui , j'ai vu, non par moi , non par ce i^avd trouble, 
Non par cet œil 4e chair , msfis par Tqeil de ces saints 

A qui Dieu, d'icirbas, laisse voir ^es desseins, 
A qui des jours futurs l'avenir dit le nofuhr^, 
Et pour qui dans la nuit le passé n'a poijat d'pfnbr^! 

— Je croyais q>f'ici-*b^s il p'en r^^it auçw). 

, — Dans ces joufs tén^^e^x ^ mon fils, il en reste un , 
Un seul , digne héritier d^ pes sacrés prophètes 
Dont l'éclair du TrèsrHaut illuminait ks tâtes, 



RECIT. II 

Et 4<Hit par d'aMlre^ sens le ^«as cHyiii instruit 
Réverbérait ses feux ju^ue dans notre nuit ! 
Cet.homme^ quand du ciel le sou£fle le "visite, 

m 

Tout ce que voiit son œil, sa bouche le récite : 
Heureux qui peut l'^iitendre en ces heures où Diai 
Le rend contempor^n , et présent en tout lieu ! 
U assiste vivant au siiblime mystère , 
Aux actes succ^^siis d^ drame de la terre. 
Mais il faut ^ ce saint d'un pi^r 4ésir ^nduit 
Apporter un fxsur simpde et vide de tout bruit 
— Oh ! dansucpid coin dsa monde habite-t-il , mon. père? 
Des montagnes aux mers , voyageur sur la terre , 
Pour chercher ma rayon de pure vérité , 
J'ai laissé le pays par mon père habité, 
Cette tombe où ma mère habite avec mon ame : 
J'ai pris par chaque main cette enfant, cette femçie; 
J'ai confié leur vie aux flan.cs d^ ce yai$$eaif , 
Comme on emporte ^>ut dans le p^ d'un manteau ;^ 
J'ai risqué m0s trésors , mes amours pt ma vie : 
Que voulez- vous de plus qu'un homnsie sacrifie? 



la LA CHUTE D'UN ANGE. 

— Eh bien , quand , au retour , de eeà flots en courroux 
L'abîme engloutirait et ces trésors et vous , 

Vous n'auriez pas, payé trop cher ce grand spectacle, 
Et sur la nuit des temps lin éclair de l'oracle. 

— Mais sur quels bords lointains vit cet homme de Dieu , 
Et qui m'enseignera le chemin et le lieu ? 

— Levez les yeux , mon fils ! vous voyez sur nos têtes 
Ce groupe du Liban tout voilé de tempêtes , 

Dont les vastes rameaux des feux du ciel fumants 
Blanchissent au soleil comme des çssements ^ 
Et qui du haut Sannin au cap blanc de Saïde 
Descendent vers la mer dans leur chute rapide : 
L'œil s'enfonce partout sous l'ombre des coteaux 
Dont le granit soutient de sublimes plateaux j 
Où les fentes du roc laissent sortir de terre 
De distance en distance un sombre monastère. 
En les voyant d'ici l'œil même du nocher 
Ne saurait distinguer leurs murs noirs, du rocher; 
Semblables à des caps qui brisent des nuages , 
Ils s'élèvent au ciel d'étages en étages, 



RÉCIT. 1 3 

Noyés par les vapeurs dans les vî^gues de l'air; 

On n'en voit quelques-uns qu'aux lueurs *de l'éclair. 

Nul n'en saurait trouver la route que les aigles. 

Tout un peuple pourtant suit^ là de saintes règles, 

Et , pour fuir l'esclavage et l'ombre du turban , 

De trous comme une ruche a percé le Liban, 

Et suspendant son aire aux pans des précipices , 

A fécondé du roc les moindres interstices : 

Abeilles du Seigneur, dont la cire et le miel 

Sont d'obscures vertus qui n'ont de prix qu'au ciel ! 

— Quel est ce peuple saint? — - Ce sont les Maronites, 

Tribu d'adorateurs, peuple de cénobites, 

Qui , semblable aux Hébreux dans leur captivité , 

A caché sur ces monts l'arche de vérité. 

Dans les simples vertus queTOccident oublie, 

> 

Là , depuis deux mille ans , leur race multiplie. 
Ils n'ont pas recherché cette perfection 
Qui s'affranchit des lois de la création : ' 
Par les chastes liens des enfants et des femmes ,. 
A l'amour du prochain ils exercent leurs âmes; 



i4 LA CHUTE D'UN ANGE. 

De leurs fruits, comme Farbrfe , Hs Se font nn honneur; 

Un fils est à leurs yeax un tribut au Seigneur , 

Un serviteut' de phi^ pour servir le grand Maîltie, 

Un œil, utïe raiéoîi de plus pour le connaître, 

Une langue de plus dans le choeur infini 

Par qui, de ^ièfcie en âièfcle, il doit être béni! 

Ils ne dérobent pas , mendiants volontaires , 

Leur pain aux indigents comme vos àoKtaires : ^ 

Du travail de leurs doigts pour tisser leurs habits , 

Us font filer le ver et pmtre les brebis ; 

Ils sèment le froment aux bords des précipices , 

Ils attèlent au joug leurs robustes génisses ; 

Et souvent vous voyez ces pieux laboui^eurs , 

A moitié d'un sillon fécondé de sueurs, 

Aux acceiits de Tairslin qui sort d'un monastère 

Arracher tout-à-coup le Soc fumant de terte, 

Et , mêlant sous le cid la prière au ti^vdil , 

Chanter l'hymiie ejti laissant respirer leur bétail. 



RÉCIT. 

Sans jlimaii& f duti^ga'j épuï*aiTt Ja 'nature , 

Lei»r vieille diriÀtiaim^tfie est une goutte pure 

De cette eau <faè Jésns ne niéla (f Mcun fiai 

Quand $a bénine maid k fit cctuker du eki , 

Et qu'il dit en partant : Hoiaime, je àuiS' tow frère; 

Mon royaume est le tien , et mon père est ton père ! 



Dans ce peuple (f élus quelques uifts cependant , 
Souleva di'ici-bas d' tui soupir plus ardent , 
Gravissant dû Libatir lès Isommets le^ plus rudes , 
Sur la fin dé leurs jours hantent les soTitmteife , 
Où, livrés à l'èSprit dés contëthplatidlis, 
Us consument leur âtne ed aspirations : 
Nouveaux Pauk du désert qù'iine caverne dbritë , 
Que le lion nourrit et que Taiglfe Viiàité. 
Il en est uil surtorft doftt les àn^^, cSt^n , 
Ne prononcent elïtré euit qu'àvfec respect le nom , 
Dont les hommes d'en-bas , les plus vient dfe leur race , 
Ne connaissent plus l'âge , ont oubhé là (race , * 



i6 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et qu'ils n'ont jamais vu dans leurs plusjeunes ans 

Qu'avec son front chénii, chauve de cheveux blancs, 

Sa tempe approfondie et sa prunelle éteinte y 

Où depuis soixante ans nulle clarté n'est peinte , 

Mais qui semble , b^lée à des éclairs ardents, 

Quoique aveugle en dehors, regarder en dedans. 

Ah! celui-là, mon ÉQs, sait des choses étranges 

Sur l'enfance du temps, sur l'homme et sur les anges; 

Soit qu'un récit diviu lui fût un jour conté , 

Soit qu'au-dessus des sens son esprit soit monté. 

Soit que dans les rigueurs dont il se sanctifie 

Son ame ait retrouvé le don de. prophétie , 

Et qu'au lieu de percer la nuit de l'avenir, 

Elle sache évoquer des temps le souvenir ; 

Comme un esprit robu^e, à force de pensée/ 

Rappelle du lointain sa mémoire effacée. 

Il voit les jours d'Adam comme ceux d'aujourd'hui. 

Mais il n'est pas aisé de parvenir à lui. 

Il habite , au plus haut de ces cimes visibles , 

Un antre tout fermé de rocs inaccessibles, 



J 



RÉCIT. 17 

OÙ des pas des mortels ne mène aucun sentier : 

Le montagnard en vain gravit un jour entier. 

On ne peut découvrir la grotte sans prodige; 

On dit qu'à moins qu'un ange ou Dieu ne vous dirige , 

De peine et de sueurs le corps anéanti , 

On se retrouve au point d'où l'on était parti. 

Mais l'esprit du Très-Haut, qui de si loin vous mène, 

Vous conduira, mon fils, mieux qu'une trace humaine ; 

I^aissez la blonde enfant avec sa mère en bas , 

Et demain au Liban j'accompagne vos pas. 



Nous laissâmes tomber notre ancre dans la vase 
Où l'antique Sidon , près d'un cap qui s'évase ^ 
Rassemblait autrefois sous ses quais de granit 
Ses voiles comme autant d'aiglons rentrés au nid. 
Le temps n'a rien laissé de sa ruine immense 
Qu'un môle renversé qui dort au fond d'une anse. 
Du sable dont la lune éclairait la blancheur, 
Et l'écume lavant la barque d'un pécheur. 
I. 2 



i8 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Que ton éternité nous frappe et nous accable, 
Dieu des temps ! quand on cherche un peuple dans du sable ! 
Et que d'un vaste empire où Fou dfepcendla nuit, 
toL rame d'une barque ,. hélas ! est tout le bruit ! 




Je laissai tous mes biens dans ma maison flottante 
Que ces flots assoupis berçaient comme une tente, 
Et le vieillard et moi d'un essor tout pareil. 
Nos pas aux flancs des monts devançant le soleil , 
Nous vîmes par degrés , au lever de l'aurore , 
La mer derrière nous fuir et les pics éclore , 
Et des sommets atteints d'autres sommets voilés, 
Fendre des firmaments par leur neige étoiles. 
De là le grand désert sous sa vapeur de braise 
Brillait comme un fer chaud que rougit la fournaise ç 
Et la mer et le ciel fondus à l'horizon , 
Trompant en s'unissant les yeux et la raison , 



RÉcrr. 19 

Semblaient un océan circulaire et sans plages 

Où nageaient le soleil ^ les monts et lés nuages. 

Nous passâmes au pied d'un haut mamelon noir 

Que couronnaient les murs d'un antique manoir, 

Tout semblable aux monceaux de gothiques ruines , 

Dont le Rhin féodal revêtait ses collines. 

Des turbans noirs brillaient au sommet d'une tour. 

Quel est , dis^je aii vieillard , ce terrible séjour ? 

Quel crime, ou quelle ardeur d'une ame solitaire 

A pu faire habiter ce palais du mystère ? 

— C'est là pourtant, pion fils, c'est là, répondit-il. 

Qu'une femme d'Europe a bâti son exil ' , 

£t que Uvrant j»es Duit$ aux sciences des Mages , 

EUe s'élève à Dieu par l'échelle des sages : 

Dieu connaît si spp art est songe ou vérité , 

Mais tout homme bénit son hospitalité- 

Nous passâmes la nuit dans ces hautes demeures : 

La grâce et là sagesse en charmèrent les heures ; 



. Lady $tiuihop< à Jioun. 



20 LA CHUTE DTTN ANGE. 

I.es étoiles du ciel en fêtèrent l'accueil , 

Et mes pieds en sortant en bénirent le seuil. 



# 



De la crête des rocs aux torrents des abîmes^ 
Nous montâmes trois jours et nous redescendîmes : 

* 

Nous touchâmes du pied les sauvages tribus 

Des enfants du désert, des races vils rebuts ; 

Des Druses belliqueux aux yeux noirs et superbes , 

■i 
Adorateurs du veau qui rumine leurs herbes ; 

Des Arabes pasteurs, dont les chameaux errants 

Viennent de trente jours pour boire les torrents , 

Qui suivent les saisons et dont les tentes blanches, 

Portatives cités, brillaient entre les branches. 

Nous dormions en tout lieu , sans soif et sans danger ; 

Car, partout, l'Orient a sacré l'étranger. 

Enfin aux sons lointains de leurs cloches bénites, 

Nous connûmes de loin les monts des Maronites; 



RECIT. ai 

Et gravissaait leurs pics où se brisant le^ vents , 
Nous laissâmes en bas leurs plus sombres couvents : 
Le Liban n'était plus pour nos pieds qu'un cratère, 
Éclaté par ses flancs en cent bouches de terre, 
Où le regard plongeant sur son rebord profond 
Trouve la nuit, l'horreur, et le vertige au fond. 
Les neiges qui fondaient en pâle et jaune écume 
Fumaient comme des feux que le pasteur allume, 
Et roulant dans l'abîme en cent mille canaux , 
Remplissaient l'air muet du tonnerre des eaux. 
Nous marchions en tremblant où l'aigle à peine niche , 
Quand, au détour soudain d'une étroite corniche, 
Nous vîmes, étonnés et tombant à genoux. 
Des cèdres du Liban la grande ombre sur nous; 
Arbres plantés de Die^i, sublime diadème, 
Dont le roi des éclairs se couronne lui-même. 
Leur ombre nous couvrit de cette sainte horreur. 
D'un temple où du Très-Haut habite la terreur. 
Nous comptâmes leurs troncs qui survivent au monde , 
Comme, dans ces déserts dont les sables sont l'onde. 



>îi LA CHUTE D'UN ANGE. 

On mesure de l'œil^ en renversant le front, 
Des colonnes debout dont on touche le tronc. 
De leur immensité le calcul nous écrase , 
Nos pas se fatiguaient à contourner leur base , 
Et de nos bras tendus le vain enlacement 
N'embrassait pas un pli d'écorce seulement. 
Debout^ l'homme est à pçine à ces plantes divines 
Ce qu'est une fourmi àur Içurs vastes racines. 
De la croupe du mont où les neiges fondaient , 
Jusqu'aux bords d'un plateau leurs bras noirs débordaient; 
Comme d'un coup de hache, en cet endroit fendue, 
La pente tout-à-coup, jusqu'à perte de vue. 
Plongeait en précipice, où, se brisant au fond, 
Un fleuve tout entier s'élançait d'un seul bond ; 
Et de là, vers la, mer, se creusant en vallée. 
Faisait serpenter l'onde e^i un lit rassemblée. 



Couchés sur le rebord, pour qu'en plongeant en bas 
Le vertige des eaux ne nous emportât pas, 



RÉCIT. ^ 23 

L'écume dans les yeux et le vent au visage , 
Nous regardions le gouffre ébattre son nuage, 
Comme du haut d'un cap on regarde écumer 
Sur#s écueils fumants les grands flux d'une mer. 
Nos fronts seuls débordaient la béante muraille. 
Mon guide m'y montra du regard une entaille, 
Que l'onde avait creusée et qu'en changeant de lits 
Sa chute avait laissée dans les rochers polis : 
C'était comme une immense et blanche cannelure 
Dont l'onde aurait sculpté la profonde moulure, 
Ou comme la moitié d'une solide tour 
Dont un pan écroulé laisse les flancs à jour. 
Et dont les jets de ronce et d*arbustes sauvages 
Laissent compter à l'œil les débris des étages. 
A quelques pas de nous, comme une fente au mur. 
S'ouvrait dans ses parois un interstice obscur, 
Semblable par sa forme aux portes colossales 
Qui s'élèvent du seuil au toit des cathédrales ; 
Devant cette ouverture, un grand banc de rocher. 
Promontoire du mont plus lent à s'ébrécher. 



1^4 I A CHUTE lyUN ANGE. 

Étendait du niveau quelques pieds de surface , 

Où la mousse et les pas trouvaient un peu d'espace. 

A travers de grands blocs de porphyre sanglant, 

Notre œil en démêlait le sentier circulant ^ 

L'onde dont le granit le plus dur se découpe 

En relevait les bords comme ceux d'une coupe ; 

Ce rebord défendait le regard et les pas 

De l'abîme ondoyant qui mugissait en bas. 

Une branche d'un cèdre, ainsi qu'un noir nuage, 

S'abaissant sur la place avec tout son feuillage , 

Dont les perles d'écume étincelaient au jour, 

Versait un peu de nuit et de fraîcheur autour. 

Et laissait du matin les rayons et les ombres 

Luttant dans les rameaux jouer sur ces décombres. 

— Rendons grâce au Seigneur, dit le vieillard tout bas ; 

Lui-même Vers son saint il a guidé nos pas : .. 

*■• 
Nous sommes arrivés; ces gigantesques tiges 

Des arbres de l'Éden sont les sacrés vestiges , 

Du saint jardin ces lieux ont conservé le nom ; 

Ces cèdres étaient vieux aux jours de Salomon ; 



RÉaï. 25 

l<eiir instinct végétal est une ame divine 

Qui sent, juge, prévoit et raisonne et combine; ' 

Leurs gigantesques bras sont des membres vivants 

Qu'ils savent replier sous la neige ou les vents : 

Le rocher les nourrit, le feu les désaltère, 

Leur sève intarissable est ie suc de la terre. 

Ils ont vu sans fléchir sur leurs dômes géants 

Le déluge roider les flots des Océans : 

C'est un de leurs rameaux que l'oiseau bleu de l'arche 

fiapporta de l'abîme en signe au patriarche, 

ils verront le dernier comme le premier jour ! 

L'ermite sous leurs pieds a choisi son séjour. 

Voilà depuis les temps l'antre affreux qu'il habite , 

Où l'esprit du passé nuit et jour le visite, 

Où des rameaux sacrés peuplés d'illusions 

K les saintes visions-, 

l'ame de la terre, 
constamment solitaire, 

vec d'étrangtts voix , 
ainsi que je vous vois. 



tG LA CHUTE D'UN ANGE. 

' f 

Sa chair ne ressent plus les loi» de la nature ; 
Quelques fruits secs sont là* toute sa nourriture ; 
Et si du monastère à nos pieds habité 
De ses frères en Dieu l'active charité 
Oubliait quelques jours d'apporter les corbeilles 
Des dattes et du miel aliment de ses veilles , 
Ce jour le trouverait mort d'inanition 
Sans avoir suspendu sa contemplation. 
Allons , suivez ma trace au bord du précipice : 
Mais de vos pieds muet^ que le bruit s'assoupisse ; 
Den^eurez à^ la porte , et gardez^vous d'entrer 
Si je ne vous fais pas signe d'y pénétrer ; 
Car un sens qui s'éteint en rend plus clair un autre , 
Son oreille entendrait ou mon pas ou le vôtre; 
Et s'il est absorbé dans les choses d'en-haut, 
Craignons de réveiller son espvit en sursaut : 
Nous chasserions la voix qui parle dans son ame ,• 
Comme en la secouant on éteint une flamme ! 
Je suivis pas à pa» mon guide ; en un clin d'œil 
De l'antre révéré nous touchâmes le seuil. 



RÉQT. 27 

Un sourd bourdonnement, écho d'un cœur qui prie> 

Ou d'une solitaire et Mainte rêverie , 

Vers la porte du roc nous guidait en marchant , 

Comme un bruit d'eau caché qui croît en s'approchant : 

On eût dit que la roche, au lieu du solitaire, . 

Avait pris une voix et louait Dieu sous terre. 

Nous ne distinguions pas les mots ; mais le» élans 

De la voix pour l'oreille étaient assefc parlants. 

On y sentait l'ardeur et les bonds de l'extase 

Qui d'un sein débordant jaillit et s'extravase, 

Et de l'âme en travail le saint bouillonnement. 

Le vieillard s'arrêta sur la porte un moment; 

Entre les deux piliers tendit un peu la tête , 

Prit ma main , et du doigt m'indiqua le Prophète : 

C'était lui; l'œil fermé comme un homme assoupi, 

Sur le seuil de son antre il était accroupi , 

Les deux pieds sous son corps , dans la sainte attitude 

Dont ses membres pieux avaient pris l'habitiKle , 

Ses mains sur ses genoux jointes par tous les doigts. 

Le buste sur lui-même affaissé sous son poids , 



1 



aS LA CHUTE DUN ANGE. 

Tous ses muscles perçant sa chair d'anachorète 
Dessinés sous sa peau comme ceux d'un squelette^ 
Mais où l'on retrouvait la chaipente d'un corps 
Dont un esprit puissant avait mù les ressorts. 
Tout ce bust^ était nu; la lourde couverture 
Que nouait une corde autour de sa ceinture 
Déroulait seulement, pour ombrager le tronc, 
Quelques plis effilés sur sa natte de jonc. 
Ses longs bras attestaient la hauteur de sa taille; 
Son épaule adossée à la rude muraille 
Imitant par la peau la teinte du rocher , 
Comme un bloc de sculpteur semblait s'en détacher ; 
Et sur ce blanc du marbre on distinguait à peine 
Pour attester la chair le bleu de quelque veine. 
Son crâne éblouissant d'un blanc teint de vermeil 
Ainsi qu'un dôme d'or éclatait au soleil ; 
On eût dit que jamais aucune chevelure 
N'en avait ombragé la robuste moulure; 
Seulement les fils blancs de ses deux hauts sourcils 
Se mêlaient sur ses yeux à la blancheur des cils. 



RÉCIT- ^g 

Ses yeux étaient fermés, comme si la paupière 

N'eut plus cherché qu'en Dieu le ciel et Ja lumière ; 

Un jour intérieur paraissait inonder 

Son visage immobile et doux à regarder; 

Creusés par la pensée e%non pas par des rides , 

Ses traits purs n'étaient plus que des lignes arides 

Dont la peau qui s'y colle embrassait le ccfntour ; 

Même à travers sa joue on croyait vdir le jour. 

De ce tissu fibreux, la transparente trame 

Ne semblait plus un corps, mais un vêtement d'ame; 

Et si l'on n'eut pas vu ses lèvres murmurer 

Et sa poitrine osseuse en s'enflant respirer, 

On eût pu croire, aux traits que le jeûne exténue, 

A l'immobilité d^ ce front de statue , 

A la même couleur des membres et du roc , 

Que l'homme et le rocher n'étaient qu'un même bloc ! 



I.e soleil qui rasait les paix^is de l'abîme 

De son front chauve et nu teignait déjà la cime; 



3o LA CHUTE mJN ANGE. 

> 

Ce rayon où ses yeux allaient s'épanouir, 
Bien qu'il ne pût le ^voir, il semblait en jouir, 
Comme par l'autre sens dont la foi nous inonde 
On sent Dieu sans le voir dans la nuit de ce inonde, 
La stupeur dans le roc pétrifiait nos pas; 
L'ombre sans mouvement ne nous trahissait pas. 
Nul souffle de nos sens ne lui laissait connaUre 
Entre le ciel et lui la présence d'un être. 
Oh ! qui retrouverait les paroles de feu 
Qui consumaient sa langue en jaillissant à Dieu! 
Que le Dieu qui créa ces natures étranges 
Des lèvres de ses saints aspire de louanges! 
Quand il eut exhalé son matinal encens. 
Sans qu'un signe visible eût averti ses sens, 
Il se tourna vers nous, comme si la prière 
D'un jour surnaturel eût guidé sa paupière : 
Jeune étranger, dit-il, approchez-vous de moi! 
Depuis des jours bien longs, de bien loin je vous voi : 
Vous venez , mon enfant , d'une ombre bien éj^isse 
Chercher le jour à l'heure où mon soleil s'abaisse ; 



RÉCIT. 3i 

Mais celui dont la main me rappelle au tombeau 
Avec une étincelle allume un grand flambeau , 
Du levant au couchant l'inextinguible flamme 
De l'ame qui s'éteint se communique à l'ame. 
Ce flambeau du passé qui ne souffle aucun vent, 
Le mourant ici^bas le transmet au vivant; 
Toujours quelqu'un reçoit le saint manteau d'Eue, 
Car Dieu ne permet pas que sa langue s'oublie ! 
C'est vous que dans la foule il a pris par la main , 
Vous à qui son esprit a montré le chemin , 
Vous que depuis le sein d'une pieuse mère 
De la soif du Seigneur sa grâce ardente altère; 
C'est vous qu'il a choisi làrbas pour écouter 
La voix de la montagne et pour la répéter. 
Mais de ces grands récits des merveilles antiques 
Hâtez-vous d'épuiser les sources prophétiques ; 
Car dans cette mémoire où Dieu les fit rouler '■ 
Elles n'ont plus, hélas! qu'un instant à couler. 
Celui qui vous amène à mes dernières veilles 
Veut que ma vieille voix meure dans vos oreilles. 



3a LA CHUl'E lyUJÎ ANGE. 

J'ai vil ma dernière heure avec vous s'approcher , 
Je vais laisser bientôt ma dépouille au rocher : 
Pressez l'heure fuyante où Dieu me laisse vivre, 
Lisez avant qu'un doigt ne déchire le livre 
Des secrets de la terre , il est partout écrit. 
Parlez : où voulez-vous que j'ouvre mon esprit?, 

■ 

— Que le souffle divin , dis-je , l'ouvre lui-même : 
Qui suis-je pour parler devant la voix suprême? 

— Eh bien, répondit-il, mon fils, recueillons-nous. 
Mettez entre vos doigts le front sur vos genoux : 
Quand Vous relèverez de vos mains votre tête, 

I^ mort aura scellé les lèvres du prophète. 



Et trois jours à ses pieds nous restâmes assis. 
Ceci fdt le second de ces douze récits. 



Ml 



\ 



PREMIÈRE YCSiON. 



5 



PRJEIHIKRE inSIVK. 



Or c'était dans ces jours avant que suc ces cimes 
Dieu n'eût feît refluer les vagues des abîmes, 
Quand tout 'être voisin de sa création, 
Excepté l'homme, était dans sa perfection. 



36 LA CHITTE b'UW ANGE. 

La lune dans le ciel, pâle sœur de la terre, 
Comme aiix bornes des mers la voile solitaire , 
S'élevait pleine et ronde entre ces larges troncs , 
Et des cèdres sacrés touchant déjà les fronts , 
Semblait un grand fruit d'or qu'à leur dernière tige 
Avaient mûri le soir ces arbres du prodige. 
De rameaux en rameaux les limpides clartés 
Ruisselaient, serpentaient en reflets réfractés, 
Comme un ruisseau d'argent, qu'une chute divise, 
En nappes de cristal pleut , scintille et se brise , 
Puis s'étendant à terre en immenses toisons , 
Sur les pentes en fleurs argentaient les gazons. 

On voyait aux lueurs de la nocturne lampe 

». ■ 

Des files de troupeaux gravissant une rampe, 
Qu'une errante tribu de pasteurs , pris du soir , 
Chassait dans le lointain derrière un tertre noir. 
Hommes, femmes, enfants, ils s'enfonçaient dans l'ombre. 
Cette famille humaine était en petit nombre ; 
Sous ce ciel sans ardeur et sans humidité 
Nul tissu ne couvrait leur b^lle nudité : 



PREMIÈRE VISiON. 87 

Les femmes s'ombrageaient a^vec leur chevelure , 
Qu'elles tressaient IB« frange autour de leur ceinture; 
Et les hommes nouaient sur leurs flancs nus les peaux 
Des plus beaux léopards ennemis des troupeaux; 
La taille 9 la grandeur, la £^roe de ces hpmmes 
Passait Fhumanité des âges où nous MHimes, 
Autant que la hauteur de ces arl^res géants 
Surpasse en vos forets vos thênes.de oent aps. 
Leur voix qui s'éloignait mourut dans la dtstapce, 
Et tout fiit sous le bois solitude et silence. - 



Majesté des déserts , de la nuit et des ci^x , 

Qui pourrait vous chantapr comité vous voient mes yeux ? 

Si vous gardez encore après votre ruine 

Pour le regard de l'homme une empreinte divine , 

Si la, nuit rayonnante et ses globes erranis 

Lui montrent l'infini sous ces deux transparents, 

Qu'était-ce avant le jour, où le dépôt de Fonde 

Jeta sur notre sol son atmosphère immonde ? 



38 LA mwm lyvîf ange. 

Qu'étaitwse quand du jour le grand gldoe couché, 

i 

Le firmament de nous ptiv l'ombre rapproché ^ 

hsAÊêsàt lire âu regard égaré dans ses routes 

Ces voûtes de soleil derrièr^d'autres toutes , 

Et ce filet des (sieun vaste* éhlouissemoit 

Dont chaque iiiaîHe était ûfe soliil éçumant? 

Qu'était-^e ({Uand du mai le ïutièbm génie 

N'avait du glob^enc&r qu'e£Qeuré l'harmonie , 

Que ce monde terrestre était encôr celui 

Où Tordre et la IneaHté dai^ la forc0 avaient lui ? 

Que tout, sortant d'Éden, s'y souvenait encore 

De l'immortalité de sa première aurore, 

Et que dans Fûniv^rs toute chose et tout lieu 

De jeunesse exultants se i^ntaient pleins de Dieu ! 

Ah! si de tout flétrir tu ne t'étais hâtée, 

O morrl mi n'eût jamais compris le nom d'athée ! 



# 



PREMIÈRE VISION. Sg 

Or en ces jours , mon Rk, totfô les êtres vivants , 
Qu'ils nagent 4^ui8 les eaux ou tolent sur les v^its ^ 
Du soleil au-oiron^ de la brute à la plante, 
Étaient tous animés par une ame parlante ; 
L'homme n'entendait plus cet hydme à' mille voix 
Qui s'élève des eaux, des herbes et des bois; 

De ces langues sans mots, depuis sa décadence, 

Lui seul avait perdu la haute intelligence , 

Et l'insensé déjà croyait , comme aujourd'hui. 

Que l'ame comitiènçait et finissait ep lui ; 

Comme si du Très^Haut la largesse infinie 

Epargnait la pensée en prodiguant la vie ! 

Et comme si la vie avait un autre emploi , 

Père, que de comprendra en s'approchant de tôî! 

Mais bien c}u'àux hommes sourcib ces Voix de la nature 

Ne parussent qu'un vague et ^pide murmure. 

Les Anges répandus dans l'éther de la nuit , 

D'une impalpaMe oreille en aspiraient le bruit ; 

Car du monde rédi à leur monde invisible 

s. 

L'échelle continue était plus accessible , 



•:i 



.» 



4o LA CHUTE D'UN ANGE. 

Aucuns des échelons de l'être ne manquaient, 

Tous les enfants du ciel entre eux comiquniquaient; 

Des esprits et des corps l'indécise fronti^ 

N'élevait pas entre eux d'aussi forte barrière. 

L'homme entendait l'esprit; l'être immatériel, " ^ 

Habitant l'iùfini que l'homme appelle ciel , x) 

Uni par sympathie à quelque créature , • i 

Pouvait changer parfois de forme et de nature , , 

Et dans une autre sphère introduit à son gi*é , ^ 

Pour parler aux mortels descendre d'un d^ré. j 

Bien plus ; de ces amours des Vierges et des Anges , 

Il naissait quelquefois des natures étranges. • 

Hommesplus grands que l'homme etdieux moins grands que Dieu , 

De la brute à l'archange occupant le milieu; 

Monstres que condamnait leur nature adultère 

A regretter le ciel en agitant la terre. 

Du grand monde impalpable à ce monde des corps , 

Nul ne sait, ô mon fils, les merveilleux rapports; 

Nul ne peut remonter de parcelle à parcelle 

Les générations de l'amê universelle ; 



PREMIÈHE \mum. 4i 

Nul ne peut dénoBibrer, démêler ^ dénommer ^ 
Ces gouttes découlant de l'étemelle aier. 

■ 

Mais la terre à nos pieds nous en rfnd témoignage , 
De ce qu'omne voit pas ce qu'on voit est l'image; 
Un ciel réfléchit l'autre, et si dans nos sittous 
La pousâin*e de vie écume en tourbillons ; 
S'il n'est pas un atome en la nature entière, 
Un globule 4e l'air, un point de -la matière, 
Qui ne révèle l'Être e* la vie à nos yeux, 

* 

L'infini d'ici^bas nous dit celui des cieux ; 
L'éternité sans fond n'a point de bord aride. 
Et ce qui remplit tout n^ connaît pas de vide ! 



De ces esprits dhrins dont sont peuplés les cieux , 

Les anges étaient ceux qui nous aimaient le mieux. 

Créés du même jour, enfants du même père. 

Que l'homme en les nommant peut appeler mon fnère , 

Mais frères plus heureux, dont la sainte amitié 

De tous nos sentiments n'a pris que la pitié ; 



4a LA CHUTE D'UH ANGE. 

Invisibles témoins -de n^ite^estres drames. 

Leurs yeux ouveits sur nous pleurent avec nos âmes ; 

De la vie à nos pas éclairant les chemins, 

Ils nous tendent d'en-haut leur» secourabki mains. 

C'est pour eux que sont faits ces divins phénomènes , 

Dont l'homme n'witrevoit que les lueurs lointaines; 

Et pour eux la ûatùre est uii saint instrument 

Dont l'immense harménie éclate à tout moment, 

Et dont la claire voix et les inillei merveU les , 

De sagesse et d'extase enivrent leurs oreilles. 



A cette heure où du jour le bruit va s'assoupir, 
Pour entendre du soir rinstnsible soupir, 
Quelques-uns d'eux errant dans ces demi*ténèbres , 
Étaient venus planer sur les cimes des cèdres. 
Des étoiles ù.mL mers , comme pleine de sens , 
La montagne n'était qu'une ame à mille accents. 
Il eût fallu Dieu même et l'oreille infinie 
Pour démêler les voix de la vaste harmonie. 



PREMIÈRE VISION. 43 

Les anges , le silence et là nuit écoutaient 

Ce grand chœur végétal ; et les cèdres chantaient : 



GHOBtrU DÈS GEÛRES DU LiBAlf. 



Saint! saint! saint! le Seigneur! qu'adore la csolline! 
Derrière ce» soleils , d'ici nous le voyons ; 
Quand le souffle embaumé de la nuit nous inoline y 
Comme d'humbles roseaux sous sa main nous plions ! 
Mais pourquoi plions-nous? C'est que nous le prions, 
C'est qu'un intime instinct de la vertu divine 
Fait frissonner nos troncs du dôme à la racine , 
Comme un vent du courroux qui rougit leur narine 

Et qui ronfle dans leur poitrine, 
Fait ondoyer les crins sur les cous des lions. 



Glissez, glissez, brises errantes, 



44 LA CHUTE D'UN AUGE. 

Changez en cordes muripurantes 

La feuille et la fibre des bois! 

Nous sommes l'instrument sonore 

Où le nom que la lune adore 

A tous moments meurt pour éclore 

Sous nos frémissantes parois. 

Venez ^ des nuits tièdes haleines; 

Tomjiez du ciel^ montez des plaines, 

Dans nos branches du grand nom pleines 

Passez, repassez mille fois! 

Si vous cherchez qui le proclame, . 

Laissez làil'éclair et la flamme!^ 

laissez là la mer et la lam^! 

Et nous, n'avons-nous pas une ame. 

Dont chaque feuille est une voix? 



Tu le sais, ciel des nuits à qui parlent nos cimes; 
Vous , rochers que nos pieds sondent jusqu'aux abîmes 
Pour y chercher la sève et les sucs nourrissants ; 



PREMIÈRE VISION. 45 

Soleil dont nous buvons les dards^ éblouissants ; 
Vous le savez , ô nuits dont nos feuilles avides • 
Pompent les frais baisers et les perles humides, 

Dites si nous avons des sens! 
Dés sens ! dont n'est douée aucune créature : 
Qui s'emparent d'ici de toute la nature 
Qui respirent sans lèvres et contemplent sans yeux , 
Qui sentent les sai^ns avant qu'elles éclosent, 
Des sens qui palpent l'air et qui le décomposent , 
D'une immortelle vie agents mystérieux f 



Et pour qui donc seraient ce^ sièqies d'existence? 

Et pour qui donc seraient famé et l'intelligence ? 
Est-ce donc pour l'arbuste nain? 
Est-ce pour l'insecte et l'atome 
Ou pour l'homme léger fantôme , 
Qui sèche à mes pieds comme un chaume , 
Qui dit la terre son royaume , 

Et disparaît du jour avant que de moii îlôme 



46 LA CHUTE OUN ANGE. 

Ma feuille de ses pas ait jonché la chemin? 
Car les siècles pour nous c'est hier et demain ! ! ! 



Oh! gloire à toi, père des choses! 
Dis quel doigt terrible tu poses 
Sur le plus faible des ressorts, 
Pour que notre fragile pomm^ 
Qu'écraserait le pied de l'homme, 
Renferme en soi nos vastes corps! 



Pour qui de ce^ confe fragile 
Végétant dans un peu d'argile 
S'élancent ces hardis piliers 
Dont les gigantesques étages 
Portent les ombres par nuages , 
Et les feuillages par milliers ! 



PREMIERE TlSIOil, 47 

Et quel puissant levai» de vie . . 

Dans la sçve , goutte de ^luie • 

Que boirait le bec d'un oiseau, 
Pour que ses pndes toujours pleines, 
Se multipliant clans nos veines , 
En desaltèrent les réseaux! 



Pour que cette source étemelle 
Dans tous les ralsseaux renouvelle 
Ce torrent que rien n'intexrompt, 
Et de la crête à I* racine 
Verdisse l'innnensexôlUne 
Qui végète dans un seul trMxc! 



Dites quel jour desi joiiTs nofs racines sont nées, 
Rochers qui nous serve» de bfuse et d'alknentJ 
De nos dômes flottants inpntàgnes couronnées, 
Qui vive» innombrablemenf ; 



48 LA CMUTE FUN ANGE- 

Soleils éteints du' fïraïameiit', 
Étoile» de4a nuit par Diou iiisséminées, 

Parlez, savez-vous le moment? 
Si l'on ouvrait nos troncs plus durs qu'un diamant, 
On trouverait des cents et des milliers d'années 
Écrites dans le cœur de nos fibres veinées, 

Comme aux fibres d'un élément ! 



Aigles qui passez sur nos têtes, 
Allez dirfe aux ^nts déchaînés 
Que nous défions teurs tempêtes 
Avec nos mâts enraciné». 

Qu'ils montent très tyrans de Fonde , 

' ' . 
Que leur aite s'ameute et gronde 

Pour assaillir nos bras nerveux! 

. Allons! leurs plus foBgu.eux^ vertiges 

Ne-feroiït que ber^îer hos tigen 

Et que siffter daosMios xîheveux! 



PREMIÈKE VISION. 49 

Fils du rocher, nés de nous-même , 

Sa main divine nous planta; 

Nous sommes le vert diadème 

> 
Qu'aux sommets d'Éden il jeta. 

Quand ondoîra Feau du déluge, 

Nos flancs creux seront le refuge 

De la race entière d'Adam j.' 

Et les enfants du patriarche 

Dans notre bois tailleront l'arche 

Du Dieu nomade d'Abraham! 



C'est nous, quand les tribus captives 
Auront vu les hauteurs d'Hermon , 
Qui couvrirons de nos solives 
L'arche immense de Salomon ; 
Si , plus tard , un Verbe fait homme 
D'un nom plus saint adore et nomme 
Son père du haut d'une croix , 
Autels de ce grand sacrifice, 

I. 4 



5o LA CHUIE D'UN AT^PE. 

De rinstniiT|eT^t de ^on îjujjplice 
Nos rameaux foiirf)|f*qnt le boi^. 



En mémoire dp pes p|:odige^ , 
Des hommeç inclinant Jeurs frppts 
Viendront adorer nos ve^tigp^, 
Coller leurs lèvres à. nos tronps. 
Les saints, les poètes, les sages 
Écouteront dans nos feuillages 
Des bruits pareils aux grandes eaux. 
Et sous nos ombres prophétiques 
Formeront leurs plu^ bfiaux pantiqi^es 
Des murmures djB i^ps rainefiux 



Glissez comme une maii^ si^r 1^ bf^T>^ fjui ^7}>re 
Glisse de corde en corde , arrachant à la fois 

•■[ ' ' .1 { -fît'; ;it»«t' •' 

A chaque corde une ame , à ch^qup ame uiie voix ! 
Glissez, brises des nuits, et qi^e de chaque fibre 



PREMIERE VISION. 5i 

Un saint tressaillement jaillisse squ3 yp3 4oigts ! 
Que vos ailes frôl?}p|: |es feuiljp^ de nps yoûteç ^ 
Que des larmes du ciel le§ ^'é^onnante^ goqttes , 
Que les gazouillements f|u !t;iilbul daps spn nid , 
Que les balancement? f|p I4 mer dans $on lit, 

L'eaw qui fijfre , l'herlje qui plie , 

La sève qui décpule en pluie, 

La brute qui hurle ou qui crie, 

Tous ces bruits de force et de vie 

Que le silence multiplie. 
Et ce bruissement du monde végétal 
Qui palpite à nos pieds du brin d'herbe au métal , 

Que ces voix qu'un grand chœur rassemble 

Dans cet air où notre ombre tremble 

S'élèvent et chantent ensemble, 
Celui qui les a faits , celui qui les entend , 
Celui dont le regard à leurs besoins s'étend : 
Dieu, Dieu, Dieu, mer sans bords qui contient tout en elle. 
Foyer dont chaque vie est la pâle étincelle, 
Bloc dont chî^quje existence est une humble parcelle. 



V 



5a LA CHUTE D'UN ANGE. 

Qu'il vive sa vie éternelle , 
Complète, immense, universelle; 
Qu'il vive à jamais renaissant 
Avant la nature ,- après elle ; 
Qu'il vive et qu'il se renouvelle j 
Et que chaque soupir de l'heure qu'il rappelle 
Remonte à lui d'où tout descend ! ! ! 






Ainsi chantait le chœur des arbres, et les anges 



PREMIERE VISION; 53 

Avec ravissement répétaient ces louanges; 
Et des monts et des mers et des feux et des vents , 
De chaque forme d'être et d'atomes vivants 
L'unanime concert des terrestres rtierveiUes 
Pour s'élever à Dieu passait par leurs oréilleS. 
Et ces milliers de voix de tout ce qui voit Dieu , 
Le comprend ou l'adore ou le sent en tout lieu, 
Roulaient dans le siloiace en grandes harmonies 
Sans mots articulés , sans langues définies y 
Semblables à ce vague et sourd gémissement 
Qu'une étreinte d'amour arradie au cœur aimant , 
Et qui dans tin murmure enferme et signifie 
Plus d'amour qu'en cent mots l'homme n'en balbutie ! 



Quand l'hymne aux mille voix se fut évaporé , 
Les esprits , pleins du nom qu'il avait adoré, 
S'en allèrent ravis porter de sphère en sphère 
L'écho mélodieux de ces chants de la terre, 
tiritseul qui contemplait la scène de plus Das , 



34 LA (JHbTE 1)'UN ANGE. 

Les regarda partir el he les àiiivit pà^. 

Ovy pdlirqubi restà-t-îl fcàchë dàhé lé iiliàgë ? 

C'est qu'au pied d'dH gi-dtid cèdre, à l'abri ^u feuillàgfe, 

Un objet pour lëqiièl il oUblidit lés fcieux 

Semblait coiïithe èlicHaliiër sa pétiséë et seà jrëtix. 

Oh ! qui pouvait d'un âiige kîrisi rdvir la v^iiie ? 

C'était pârilii les fleurs iiriè belle èiifânt «de, 

Qui, sotis l'afbrfe îë àbii- évirpHié Itu êohiiiiëll , 

N'avait vu ni baissëi* lii plôngéi* le soleil ; 

Et qui , seule àù départ des tribiis des nibntagries, 

N'avait pas entëildti lés èrik de se^ conipagnes. 

Sa mère sur son front n'avait ehcdi* compté 

Depuis ^ôti lait tài-i que le douzième été ; 

Mais dans ces jours de force où les sèves moins lentes 

Se hâtaient de mûrir les hommes et les plantes, 

Douze ans pour une vierge étâiëtit ce qu'en rios joii^s 

Seraient dix-huit pi'ihtempS j[]llèin^ de grâfce et d'àiridùrs. 

Non loin d'un trdnfc blanchi de cèdre , où danà les hérbès 

L'astre réverbéré rejaillissait en gerbes , 

Un rayon de la lithe éclairait sbii beau corjjs , 



PREMIÈRE VISloN. 55 

D'un bâsslii d'ëaù ddrttiâht ses pieds tbùchaièht lés bords, 
Et quelques ly^ de^ éàivt Jilëlhs de ^àrfutns ridcturhe^ 
Recourbaient Sur son cbhpS leurs Jbiicsiërts et lëUrs liriies; 
Son bras dt'dit qu'elle avait ouvert poiir sommeiller, 
Arrondi sous Éùn ctiil , liii SeWâit^'oi'eilléi' ; 
L'autre suivant des flaitcs l'dilduletisé courbure. 
Replié de lui-méitiè âUtOitr de là ceirttùre , 
Noyait sa blâftthe mditt et Ses dôigtS effilés 
Dans des débris de flèurS de son doux pdids foulés , 
Comme si dàris un rêve elle froissait encore 
Les débris de ses jetix sur leur tîgë iïiodore. 
Ses cheveux qu'entr'ouvrâit le vetit léget du SOlr 
Ondoyaient sur se§ bi^as comme un grand voile ttoir. 
Laissant briller dehors ou ses épaules blanches ,• 
Ou la rondeur du sein ou les contours des hanches , 
Et l'ovale arrondi de ce front d'où les yeux 
N'auraient pu s'arracher pour regarder les cieux ! 
Entre ces noirs cheveux rejetés eii arrière 
Ce front resplehdissaît d'albâtre et de lùftlière , 
Jusqu'aux Sojeiil duvets où s'arquaient les sourcils. 



56 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Ces yeux étaient fermés par l'ombre des longs cils, 

Mais le tissu veiné de ses paupières closes 

Se teignait transparent de pâles teintes roses. 

De l'arche des sourcils qu'à peine il débordait 

Le profil de son nez nms courbe descendait ; 

Comme un pli gracieux de rq^e purpurine, 

Une ombre y dessinait l'aile de sa narine , 

Qui, suivant de son sein le pur souffle dormant^ 

Palpitait , s'élevait d'un léger renflement ; 

Ses lèvres, comme un lys dont le bord du calice 

Prêt à s'épanouir en volute, se plisse. 

S'en tr'ouvr aient et faisaient éclater en dedans, 

Comme au sein d'un fruit vert les blancs pépins des dents, 

IjCS deux coins indécis où cette bouche expire 

Se noyaient dans un vague où naissait le sourire, 

De.ce sommeil d'enfant la rêveuse langueur 

Laissait sur le visage épanouir le cœur ; 

Miroir voilé d'un rêve, on y voyait éclore 

Cette âme dont le front s'éclaire et se colore. 

Comme affaissé du poids des cheveux et du front, 



PREMIÈRE VISION. 5^ 

■y 

Son bras renflait un peu son cou flexible et rond ; 
Des rayons fugitifs et des ombres flottantes 
Sous la joue en marbraient les moires éclatantes. 
Ses membres délicats aux contours assouplis 
Ondoyant sous la peau sans marquer aucuns plis, 
Pleins , mais de cette ^hair frêle encor de l'enfance , 
Qui passe d'heure en heure à son adolescence , 
Ressemblaient aux tuyaux du froment ou du lin , 
Dont la sève arrondit le contour déjà plein , 
Mais où l'été fécond qui doit mûrir la gerbe 
N'a pas encor durci les noeuds dorés de l'herbe. 
I^eur immobilité rivalisait la mort j 
L'astre sans l'émouvoir caressait ce beau corps ; 
Et si l'on n'eût pas vu le souffle qui s'exhale 
Élever, abaisser son sein par intervalle, 
Et les rêves passant à travers son sommeil 
Teindre sa blanche joue avec son sang vermeil , 
On eût cru voir briller devant soi dans un rêve 
Au jardin d'innocence une vision d'Eve , 
Ou la veille du jour qui doit le voir aimé 



58 LA bHUTË C'UN ANGE. 

Le songé de l'ëpotii dans ses brài^ khituê ! 



L'ange , poUl' là rfiiètii voir écartant te feuillage , 
De son céleste Aihôilt rènibrâ^sàlt èti ilriagfe,^ 
Comriie sur tih objet tjuê Ybh eràîfct a'Sj)|>rdfchèt- 
Le regard des Htitiièfiii^ pôÉe sàriâ y tbttcllfeK 
Daïdha , dliskît-il , tendre fodh de§ iftôiitâghès ! 
Parfum caché dès bbis ! ta iïièrè et tes Côinpagnes' 
Te chercheiit eii criafit dans lès forêts ; pfdùrqttoi 
Ai-je oublié le ciel pour Veiller là sur tbi ? 
C'est ainsi chaque jour : tous lès anges mes frères 
Plongent au firmament et parcdUrerit lès sphè^es ; 
Ds m'appellent eh vain , ihoi seul je resté èrt bas. 
Il n'est plus pour ines yeux de ciel 6Ù tu n'es pas ! 
Pourquoi le rdi du sdrt , ô fille dé la feihmé , 
A ton ame éii Uâissàiit àttafchâ-t-il mon anié ? 
Pourquoi me tira-t-il dé mdti hèUréilx lïéarit 
A l'heure où tu nà(|uis d'un baiser^ belle éixfant? 
Sœur jumeUe dé iliôi ! (jue par un jeu barbare 



PREMIÈRE ViSiÔN. 5^ 

Tant d'amour réunit , et riiiflriî Éépibe ! 

Oh ! sous mes yeux icliârniés depuis i|ue tu grandis ^ 

Mon destin imiiidrtei cBmbien je lé itlâildisi ! 

CbliibiëH de fdis ; teiité par tiii attrait trbp teftdl-e , 

Ne pouvant é'èlëvèr; je brùlài de deâcèiidrfe, 

D'abdiquer ce destin poiir t'ëgàler â ihbi ^ 

Et de vivre ta vie eh ÊHôuratit fcoliiitie toi ! 

Comtiën de fois àih^i dàtis itiën ciel sëlitairè , 

Lassé de mbiil boiihèiit' et regrettant la terre , - 

Ce cri ; fcë bti d'aindiir dàtis mbtt àrtie entendu 

Sur mes lèvres de feu resta-t-il suspèndii ! 

Fais-moi mourir aussi , Dieu qui la fis mortelle ! 

Etre homme ! quel dëstiri!.. oui, mais être aimé d'elle! 

Mais aimet, être âittié ! s'échatiger tbùr à tbur ! 

Ah ! l'ange ne sait |)ds be que c'es:t qtië l'amour î 

Être unique et parfait qui suffit à soi-métrie ! 

Non , il ne connaît pas la vblupté sùprêine 

De chercher dans Un autre tiil but autre que liii , 

Et de ne vivre entier (ju'ëri vivant en autrui ! 

Il n'a pas comme rhbiiiraë ait ihilièu dé ses peiries 



6o LA CHUTE D'UN ANGE. 

La compensation des détresses humaines y 

La sainte faculté de créer en aimant 

Un être de lui-même image et complément , 

Un être où de deux cœurs que l'amour fond ensemble 

L'être se multiplie en un qui leur ressemble ! 

Oh ! de l'homme divin mystérieuse loi 

De ne trouver jamais son tout que hors de soi , 

De ne pouvoir aimer qu'en consumant une autre ! 

Que ce destin sublime est préférable au nôtre , 

A cet amour qui n'a dans nous qu'un seul foyer, 

Et qui brûle à jamais sans s'y multiplier! 

Jehova, ce soupir est-il donc un blasphème? 
Et moi si malheureux, si seul , est-ce que j'aime? 
Et comment , ô mon Dieu, ne l'aimerais-je pas ? 
N'ai-je pas eu toujours les yeux fixés en bas? 
Ne m'as-tu pas donné pour unique spectacle 
Ce miracle au-dessus de tout autre miracle , 
Cette ame virginale à voir épanouir ? 
Ses pas à surveiller, son cœur à réjouir ? 



PREMIERE VISION. 6i 

Ses instincts indécis , ses premières pensées 

Dans son ame ingénue à peine nuancées , 

A tourner de mon souffle en inclinant son cœur 

Comme avec son haleine on incline une fleur ? 

Ne vois-je pas son ame à travers sa prunelle 

Comme Ton voit son sang sous sa peau qui ruisselle? 

Depuis l'heure où sa mère à ses pieds retendit , 

A son sourire en pleurs fière la suspendit, 

Et la pressant des bras à sa blanche mamelle 

Vit le jour de ses yeux poindre dans sa prunelle, 

Est-il de cette bouche un seul vagissenient , 

De cette âme naissante un premier mouvement , 

Un battement secret de ce cœur qui s^ignore, 

Que mon regard n'ait vu naître, germer, éclore, 

Avant que leur frisson ait agité sa peau , 

Comme je vois ces feux du ciel poindre sous l'eau ? 

N'ai-je pas tout suivi du regard d'une mère ? 

D'abord l'impression fugitive , éphémère 

De la vie essayant ses organes naissants, 

Vague et confuse voix de ce concert de sens ; 



6a LA CRUTE D'Ul^r ANpE. 

Puis ces étannemf Ï13 pkin3 d'iptimes déUpejf , 

Du sentiment qui i^sut yol^ptueu^ pr^i][^jc^ ; 

Puis ces lélai^s djx pqe^r fltti PP P^Wf s'^paisqf 

Que sur uft cqei^p de mèrp, pf sou§ ?on cliap4 ^^^SP^* î 

Ces caresses 4'instinct qn\ die Tame trop te^drp 

Sur tout ce q^'ellq voit cherçbeï^t ^ ^jg répandrp , 

Et qui san^ cause encor niouiimt ses yeux dp plpurs^ 

Comme la goutte d'eau pen4 aux feqijles des fle|;rç ; 

Plus tard en grandissant ep esprit, 4 n^psu^p 

Que 1 âge fait au çpeqr rayqni^er la nature , 

Ces extases de Vçpil et ces f^yissepients , 

Des merveilles 4e Pieu ces é|)lpuissementi^ ^ 

Cette soif d'^pirer dans son sein Dieu lui-même. 

Cette acjorafiqn sans savoir qui Ton £^ime , 

Ces chants intérjpiir? qui ^'élèyent de? sepç , 

Que rf4>eiHp p\, ^epfapt^ J)ourflpiînpnt s^u? accent? , 

Mystérieux clavipr d(Ç cettp an^q in^):}|e 

Dont sans savoir \p spnç pn çptend l'barifîPiiie I 

Et maintenant qnfîp pPH^ mon œil pnchanté 

O spectacle trop pleiu d'aipère volupté. 



PftPMIÈïŒ VÏSÎON. j53 

Qui fait fondre p^oii ^rp^, et fasçipe wa vue ! 

Voir cetjiç grae d çofj^ipf ?iaïye gt 1:putjB wjie 

Palpiter au qQ^:îtact d'uii sontiment ^p^vea^ , 

Comme au tprfl de son njd Failp d'uï> jeune oiseau, 

Se pénétrer d'un feu qui -paclie encor $a ûavfxvfip , 

Rougir de sa pensée en peptant qu'elle es}: fpmipp ^ 

Exhaler solitaire et rêveuse en soifpir 

Cet instjuct que la nuit ne peijt même ^^s^upir ; 

Au fpyer d'pn pœur pur cpuGep|:rpr ses tepdresses , 

De ses yeux, de s^ Paulin refenir }es c^rj5S3es, 

Rêvpr sur quel objet ce vague sentiment 

S'épandfa, 4e l'amour divin pressentiment ! 

Chercher à (ui dpnner un noip , upe figure , 

La recréer cept fois, l'effacer ^ ipesurp , 

Ne la trouver qp'ep ^pge et pleprpr ^v^ réveil 

Cet ijljéal am^nf; qi^e <lî^ipe pu solei| ! 

Ah ! c'est trop pour un l^ompie et pflur pp ange wép^e ! 

Voilà cp que je ypi$ ; pt je dpufp si j 'aip^ ! 

Si j'aime! ef sans aipour ^er*^is-je si jalpux 

De ses frères rpvapt déjà le npm d'jéppu^? 



64 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Dans l'oiiblî de ses sens où le sommeil la plonge , 
Preiidrais-je tant de soins de lui former un songe ? 
Et d'y faire apparaître avec des traits humains 
Une image de moi que j'orne de mes mains ? 
Un fantôme idéal dont l'éclat la fascine , 

« 

Un frère revêtu de ma splendeur divine , 

Afin de dégoûter pàrxe brûlant portrait 

Ses yeux de tout jnortel que son cfieiu* rêverait ? 

Aussi , grâce à ce^ corps dont je prends l'apparence , 

Elle voit les mortels avec indifférence , 

Et son cœur n'a d'amour que pour ce front charmant 

Que mon instinct jaloux lui présente en dormant. 

# 

Oh ! que devant ses yeux nul autre ne l'efface ! 
Daïdha ! que ne puisrje animer cette glace 
Où sous des traits menteurs chaque nuit tu me vois ! 
Lui souffler mes transports , lui donner une voix 
Pour dire à ton oreille , ô fille de la femme , 
Des mots du ciel de feu pour embraser ton ame ! 
Si Dieu me permettait seulement quand. tu dors, 
Sur mes ailes d'amour d'enlever ce beau corps , 



PREMIERE VISION. 65 

De te bercer au ciel dans cet air où je nage , 
D'avoir des sens aussi pour baiser ton visage , 
Pour voir à ton réveil éclore dans tes yeux 
Un rayon plus vivant que l'aurore des cieux , 
Pour toucher ces cheveux dont le réseau te voile, 
Plus noirs sur ton cou blanc que la nuit sans étoile ! 
Respirer sur ta lèvre un souffle suspendu , 
Ou comme ce rayon de l'astre descendu 
^enveloppant de jour, de tiédeur, de mystère , 
De mon brûlant regard te foire une atmosphère ! 
Oh ! si , pour te parler, je pouvais seulement 
Transfigurer mon être et descendre un moment ! ! 
Mais déchoir de sa race" est l'éternelle honte: 
Dieu souffre qu'on descende et jamais qu'on remonte 
Des anges consumés du même feu que moi 

# 

Ont éprouvé , dit-on , cette inflexible loi , 
Et, du ciel attirés par les filles des hommes , 
N'ont jamais pu d'en bas remonter où nous sommes ! 
Dégradés pour toujours d'un sort presque divin. 
Condamnés à mourir, à renaître sans fin , 
I. ,^ 






6« LA CHUTE lïUN ANGE. 

Ces exilés d'cn-haut séparés de feurs frères , 

Sans avcnr fon espoir subissant ses misères , 

Ne peuvent rerenir au rang qu'ils ont quitté 

Qu'après avoir mille ans sur ce globe habité ^ 

Et dans un cercle long d'épreuves successives , 

Lentemfpt reocmquis leurs splendeurs primitives : 

Anges devenus hommes ^ il leur faut à leur tour 

D'homme devenir ange !... Oh ! pénible retour ! 

Humiliant exil digns cet enfer des larmes ! 

Et pourtant ib l'ont fait pour de bien moindres charmes, 

Et pourtant 9 entraîné comme d'un poids fatal, 

Moi-même ^'ai maudit cent fois mon ciel natal ! 

Oh! d'amour et d'oi^e^l furieuse tempête, 

Ne t'apaiseras-tu jamais? Charmante tête 

Qi\i dors sans soupçonner mon trouble et mes remords, 

Puisque je suis ton rêve, oh! doi^, bel enfant, dors! 

Et Daïdha dormait , et de ce blanc visage , 

La lune repliait son jour sous le feuillage ^ 

Et l'ange dont l'amour perçait l'obscurité 

Vovait la sombre nuit luire de sa beauté. 



é 



PREMIÈRE VISION. 67 






On entendait, pourtant dans le saqré silence ^ 
Comme Pécho lointain d'un pas sourd qui s'avance , 
£t quelques mots tronqués , parlés à den^i-voix , 
Semblaient sortir non loin j des profondeurs des bois. 
Bientôt répercutés sur les larges troncs sombres , 
Des feux intermittents sillonnèrent les ombres , 

■ p 

Semblables aux reflets des livides éclairs, 
Qui palpitent aux cieux par la foudre entr'ouverts. 
Un homme tout à coup se glissant sous leur voûte , 
Comme quelqu'un qui cherche et dont l'oreille écoute , 
Le corps penché, la tête et la jambe en avant, 
Parut ; il secouait comme une torcKe au vent 
Le tronc d'un jeune pin fendu jusqu'aux racines, 
Dont la flamme en jets bleus dévorait les résines, 
Et dont l'éclat funèbre et le foyer dormant 
Se rallumaient plus vife à chaque mouvement ; 



r / 



68 LA CHUTE DtIN ANGE. 

Aux éblouissements de cette torche informe 

Qui semblait peu peser dans cette main énorme, 

De rhomme de la nuit le corps livide et bleu 

Se dessinait à Yœ\\ sous la couleur du feu. . 

Aux hommes d'à présent son corps mâle et robuste 

Était ce qu'im grand cèdre est au fragile arbuste; 

I..es muscles 4ont les nœuds faisaient gonfler sa peau 

S'enlaçaient sur son corps comme au cou du taureau , 

Et de ses larges pieds les gigantesques plantes 

Ecrasaient sous son poids les herbes et les plantes. 

On eût dit aux contours solides de sa chair 

De durs membres de marbre avec des os de fer. 

Ses membres étaient nus; sa poitrine velue, 

D'un affreux ornement épouvantait la vue ; * 

C'était , avec les poils , la peau d'un léopard , 

Dont il avait fendii le col avec son dard , 

Pour s'en faire un collier , et dont l'horrible béte 

Terrifiait les yeux de sa hideuse tête : 

Elle y pendait immense avec ses yeux ardents , 

Et sa lèvre sanglante et les dards de ses dents. 



i 






PREMIÈRE VISION. 69 

Les griffes de devant, comme debout dressées, 
Des deux côtés du cou sur l'épaule placées, 
Flottaient près de la gueule avec leurs ongles d'or , 
Où la fureur semblait les contracter encor. 
Le reste de la peau tombant à l'aventure 
Se rattachait aux flancs avec une ceinture , 
Et les lambeaux tigrés tombaient jusqu'à mi-corps, 
En haillon dont les chiens ont déchiré les bords. ] 
Ses cheveux, de son front rejetés -en arrière. 
Ondoyaient sur son dos en sauvage crinière ; 

Son cou les secouait comme fait le lion. 

« 

Son visage, éclairé d'un sinistre rayon , 

Dans ces grands traits communs aux aînés de la terre , 

Portait de la beauté le mâle caractère ; 

Mais ce regard humain par qui tout œil est beau , 

Ce rayon répandu du céleste flambeau, 

Ne l'illuminait pas des reflets de sa flamme : 

C'était une beauté de chair et non pas d'ame , 

Qu'éclairaient seulement d'instincts vils et puissants. 

Ainsi qu'un jour d'en-bas la lumière des sens. 



»"' * 



70 LA CHUTE D'UN ANGE. 

L'intelligence éteinte y laissait voir sans luttes 
Triompher l'appétit et la force des brutes. 
Des lèvreti et de l'œil le muscle contracté 
N'y trahissait que ruse et que férocité. 
C'était une superi^ et vile créature , 
Ayant gardé sa forme et perdu sa nature , 
Tels qu'on en voit encor sur la terre aujourd'hui, 
Hommes d'os et de chair où jamais Dieu n'a lui ! 



Un arc retentissant de corne épaisse et noire 
Résonnait sur son dos contre un carquois d'ivoire ; 
Trois flèches y plongeaient dans leurs tuyaux d'airain. 
Il tenait devant lui sa torche d'une main , 
Et de l'autre il portait une énorme massue. 
Des plis d'un lourd filet ^ la maille en fer tissi^ 
Pendait de son épaule et semblait en glisser 
Comme un filet fermé qu'un pécheur va lancer. 
Il marchait hésitant de clairière en clairière , 
Jetant un œil furtif en avant ^ en arrière, 






PREMIÈRE VISION. 71 

Étouffant sur le sol le bruit sourd de ses pas , 

S'arrêtant quelquefois et se parlant tout bas : 

« 
«Les hommes I disait-il, o dét)efttables races! 

«Je ne me trompais pas; enfin voilà Imirs traces : 

«Mes compagnons et moi^ satis les trouver jamais, 

«Depuis neuf longi^s nuits nous louiUons ces sommets;' 

« Jamais chasseur n'osa monter jusqu'où nous sommes. 

« Exécrable métier que d'être chasseur d'hommes ! 

« Mieux vaut cent fois traquer les lions des déserts , 

«Le mamouth dans ses joncs, ou Taigfe dans les airs! 

« Mais aussi quel plaisir quand on tient dans sa serre 

« Prises au même nid les filles et la mère ! 

« Mais aussi dans Balbek on nous paie un enfant 

« Plus cher que te lion , le tigre ou l'él^hant ! 

« Ces esclaves humains ont plus d'intelligenoe ^ 

« Us servent mieux l'amour, le plaisir^ la vei^^eatice; 

« Et puis l'homme superbe est plus glorifié 

«De fouler, diî^ent-ils, son semblable à son pié ; 

« Il sent mieux sa grandeur (tevant son esclavage, 

« Et jouit en sea'et d'avilir son image. » 



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7a LA CHUTE D'UN ANGE. 



En se parlant ainsi le chasseur approchait 

Du corps de Daldha; le tronc qui la cachait 

En trois pas dépassé lui laissa voir sa proie ; 

Son pied qu'il avançait resta levé de joie ; 

Il comprit d'un regard le prix de sa beauté. 

Flottant entre l'amour et la cupidité , 

Il se pencha muet sur sa fraîche figure, 

Écarta doucement du doigt sa chevelure , 

Et du front dévoilé parcourant les attraits, 

D'un sourire infernal il contempla ses traits ; 

Puis frappant ses deux mains en signe de conquête , 

Vers sa suite invisible il retourna sa tête, 

Et l'on vit accourir au signal triomphant 

Six chasseurs comme lui près du corps de l'enfant. 



Debout, l'environnant de leur cercle sauvage. 

Us avançaient le front pour mieux voir son visage; 



PREMIÈRE VISION. 73 

Et liii , la main à terre et le genou ployé , 

Aux lueurs du flambeau par le vent ondoyé , 

Leur indiquait d'un geste et d'un coup d'œil féroces 

Les merveilles d'amour de ses charmes précoces. 

« Chut ! ne l'éveillez pas ! Voyez , leur disait-il , 

« Ces ondes où se noi6 un délicat profil ! 

« Ce front où tant de paix sous tant d'amour s'épanche, 

« Ces pinceaux de cils noirs frangeant sa peau si blanche ! 

c( Et cette joue en fleurs où le chaste baiser 

« D'une mère oserait à peine se poser; 

« Et ces lèvres qu'entr'ouvre une suave haleine , 

ce Laissant compter des dents qui débordent à peine, 

« Pareilles dans sa bouche au gouttes de lait blanc 

« Que laisse la mamelle aux lèvres de l'enfant ! 

« Et ce cou plus moiré que le long cou du cygne , 

« Et de ce sein naissant l'harinonieuse ligne , 

« Comme sur la fontaine un flot à peine enflé , 

« Avant que du matin l'haleine n'ait soufflé ! 

« Et ces flancs arrondis, et ce cœur que soulève 

« Le fantastique amour qui n'approche qu'en rêve ; 



74 LA CHUTE D'UN ANGE. 

« Et ces deux beaux pieds blancs aux ortdls potelés ^ 

« Pour voler et bondir polis et modelés 

« Comme deux cailloux blancs roulés par l'onde amère^ 

<c Et qui tiendraient encor dans la main de sa mère ! 

« Oh ! qu'encore un printemps, oh ! qu'encore un été 

« Fassent épanouir ces bourgeons de beauté ^ 

c< Que le rayon d'amour qui seul mûrit la femme y 

« A travers ces cils noirs en épanche la flamme ; 

< 

a Et les fils de Baal devant ce divin front, 

a De désir et d'amour à l'envi se fondront. 

c< Pour se la disputer que de sang et de larmes ! 

« Quels trésors dans mes mains couleront pour ses charmes ! 

« Cent esclaves, amis, ne m'achèteraient pas 

« Ce doux philtre animé qui dort là sous mes pas ! » 



A cet ardent espoir de l'énorme salaire . 

Un murmure confiis d'envie et de colère 

* 

S'éleva dans les cœurs des compagnons jaloux : 
« Autant qu'à toi , N^mphid^ n'^t^le pas à nous? 






PREMIÈRE VISION. 75 

c( Penses-tu que nos pieds se sont usés neuf lunes 

« Pour t'^îrichir toi seul de nos rares fortunes ? » 

— « Scélérats! dit Nemphid le bras déjà levé, 

a Partager avec vous ce que seul j'ai trouvé !... » 

Son imprécation expira sur sa bouche. 

La troupe s'entendit d'un seul coup d'œil faroudie : 

Avant que de leurs pieds le supwbe géant 

Se fut , pour les parer, dressé sur son séant , 

Six masses à la fois sur sa tête lancées 

Brisèrent d'un seul coup son crâne et ses pensées ; 

Le géant assommé tomba sans mouvement , 

De la rage à la mort n'eut qu'un mugissement. 

Les racines du sol tremblèrent de sa chute. 

Aux éclairs de la torche , aux clameurs de la lutte , 

Daïdha réveillée ouvrit les yeux. L'horreur 

S'échappa de son ame en un cri de terreur; 

Comme un tronçon dormant de serpent qu'un pied presse, 

Du seul effort des nerfs sur lui-même se dresse ; 

Au sol qui la portait , sans appuyer la main , 

Elle fut sur ses pieds dd)Out d'un bond soudain , 



76 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et, trompant des chasseurs le cercle qu'elle brise. 
Entre leurs doigts ouverts glisse comme une brise. 
Mais l'un d'eux à l'instant élancé sur ses pas, 

■ 

Dépliant le filet qui flottait sur son bras, 
Prêt à l'atteindre enfin le lance sur sa proie : 
En volant dans les airs le filet se déploie , 
Et des mailles de fer le treillis étouffant 
D'une prison mobile enveloppe l'enfant. 
L'horrible bande alors à quelques pas s'arrête^ 
Ils se rangent assis autour de leur conquête, 
Et contemplent d'un œil qui rit de ses remords 
L'enfant qui se consume en impuissants efforts. 



L'enfant sous le réseau dont le tissu ruisselle 
Soulève en vain ses bras pour le secouer d'elle ; 
Le lourd voile de fer où se brisent ses doigts, 
Sur son front écrasé glisse de tout son poids ; 
Sur son cou renversé, sur sa pliante épaule, 
Parmi ses longs cheveux il se mêle et se colle: 



PREMIERE VISION. 77 

Tel qu'un tissu trempé dans le flot écumant, 
De son corps torturé suit chaque mouvement, 
Roule en boulet d'acier sur ses pieds qu'il enserre; 
Plus elle s'y retourne et plus il se resserre, 
Et se tordant comme elle en ses nœuds assouplis , 
Comme lui serpent de fer l'étouffé de ses plis. 
La sueur et le sang tachent sa peau meurtrie ; 
Elle appelle sa mère , elle pleure , elle crie , 
Frappe son front des mains ; mais les mailles de fer 
Lui rivent ses cris même et semblent l'étouffer. 
Elle cherche à ronger, comme avec des tenailles , 
Avec ses dents de lait le nœud sanglant des mailles; 
Mais les mailles en vain dégouttent de son sang. 
Pour échapper aux lacs par un bond plus puissant, 
Elle roidit son corps, fléchit, se pelotonne; 
Et prenant un élan par un bond de lionne , 
Veut en la soulevant dépouiller d'ur^ seul coup 
La chemise d'acier qui lui courbe le cou : 
Mais plus elle bondit, plus le rets se déplisse, 
Dans le réseau glissant son pied s'embrouille et glisse, 



78 LA CHUTE miN ANGE. 

Et sous le paîds grossi des nœuda multipliés 
Tombant près des diasseurs , elle roule à leurs pies. 



'A ce jeu dont l'horreur eût fait pleurer les anges ^ 

A ce beau corps froissé sous ces horribles langes^ 

Un rire universel d'atroce volupté 

Éclate en longs échos sous les bois répété. 

Au supplice ils joignaient la raillerie amère : 

« Belle enfant, disait l'un , appelle donc ta mère! 

« Qu'elle vienne à ta voix ainsi te voir jouer, 

a Et si ces nœuds de fleurs rompent, les renouer! »- 

Un autre, en ricanant, disait : « Pauvre petite ! 

« Comme ton front rougit! comme ton cœur palpite! 
I 
« Desserre , si tu peux , les bras de cet amant , 

« Écarte ses baisers et respire un moment. » 

Et celui-là, montrant du doigt son beau visage. 

Qui roulait à ses pieds tout en sang : « Qud dommage , 

« Disai|-il , de ternir de poussière et de pleurs 

« Ce beau front que bientôt on sèmera de fleurs ! 



PREMIÈRE VISION. 79 

(c Pourquoi meurtrir ainsi ces épaules de soie j 

« Et cette peau d'enfant que le ïev marque et broie, 

« Et ce sein virginal , et ces pieds délicats 

« Dont des lèvres biaitôt viendront baiser les pas ! 

« Épargne, belle enfant, ces fureurs et ces larmes; 

« Sais-tu que chaque effort nous coûte im de tes charmes? . 

a Que chaque froissement de tes membres meurtris 

« Aux yeux des acheteurs nous vole de ton prix ! » 

Et parcourant de l'œil les noires meurtrissures 

Et les gouttes de sang coulant de ses blessures , 

Touché par l'avarice , et non par la pitié , 

Plaignait ce bloc vivant qu'il remuait du pié. 



Daïdha cependant , par la lutte lassée , 

Et dans l'étroit réseau toujours plus enlacée , 

Usait en vain, pendant (ces sarcasme^ affreux. 

Son dernier désespoir en efiForts douloureux. 

Ses membres palpitants sous le poids qui la froisse , 

Par de sourds soubresauts trahissaient son angoisse; 



8o LA CHOTE DOJN ANGE. 

Puis enfin, de son corps suivant Fépuisement, 
Le filet affaissé resta sans mouvement. 
Telle aux bords frissonnants du bleu lac Méotide 
On voit d'ardents pécheurs une troupe cupide , 
Dans le filet flottant qu ils lancent de Tesquif, 
Ramener sur la grève un beau cygne captif. 
L'oiseau voluptueux, couché sur le rivage, 
Aux mailles du lacet déchire son plumage , 
Voit briller à travers le réseau concerté 
Sa mer d'affection, son ciel de liberté; 
De ses frères de nid pour rejoindre les bandes 
S'efforce d'élargir ses ailes toutes grandes. 
Bat des pieds et du col, et du bec et des flancs 
L'élastique prison et ses nœuds ruisselants, 
Et s'affaissant enfin sous l'essor qui l'accable , 
Souille son col de sang et sa plume de sable. 







/ 



DEUXIÈME VISION 



I. 



DEinuÈnE visiosr. 



Or , de ce long supplice invisible témoin , 
L'ange de Daïdha, Cédar, n'était pas loin; 
Et si ma voix ne peut exprimer son martyre, 
Le tien, esprit d'amour! quel mot pourrait le dire? 
Arraché par ses cris à son ravissement , 
Ëcrasé de stupeur et d'étourdissement , 
Il était demeuré sans regard, sans parole, 
Comme un homme qui passe et dont l'ame s'envole. 



84 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Avant Daïdha même il avait tout senti ; 

D'mi cœur à l'autre , hélas ! tout avait retenti : 

Chaque goutte d'horreur des membres de la femme 

Avait sué des siens et coulé de son ame. 

Il avait vu l'enfant surprise à son sommeil ; 

Il avait écouté le sinistre conseil ; " 

Il avait entendu quel infâme salaire 

De sa virginité les chasseurs comptaient faire, 

Et comment des brigands se dépeçaient entre eux 

Celle que redoutaient ses regards amoureux ! 

Il avait espéré que pendant leur dispute 

Ses frères reviendraient terminer cette lutte , 

Et de leurs bras trompés sauvant leur jeune sœur, 

Terrasser à ses pieds l'infâme ravisseur ; 

Mais quand il avait vu les sept hommes dans l'ombre , 

Sur sa trace accourus, multiplier leur nombre, 

Et dans les nœuds d'acier, Daïdha, ses amours. 

Trébucher et rouler sans espoir de secours , 

Et sous le lourd filel sur la. terre écrasée. 

Se débattre en mêlant son sang à la rosée ; 



1 



DEUXIEME VISION. 85 

Comme une mère en pleurs dont l'affreux lionceau 

Vient d'emporter l'enfant dormant dans son berceau , 

Plongeant ses bras fumants sous la dent qui le broie , 

Membre à membre en lambeaux lui disputer sa proie , 

L'ange par son amour vaincu plus qu'à moitié , 

N'avait pu retenir l'élan de sa pitié. 

S'oubliant tout entier pour la vierge qu'il aime , 

Il s'était à l'instant précipité lui-même ; 

Le désespoir jaloux qui l'avait surmonté 

Avait anéanti toute autre volonté. 

Un désir tout-puissant avait changé son être , 

Il était devenu ce qu'il eût tremblé d'être , 

Et d'un terrestre corps et de sens revêtu , 

D'une nature à l'autre il s'était abattu. 



Au moment redoutable où changeait sa nature j 
Semblable au cri rongeur du remords qui murmure 
Il avait dans son ame entendu retentir 
Ce cri : L'arrêt divin n'a point de repentir. 



86 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Tombe, tombe à jamais , créature éclipsée! 
Périsse ta splendeur jusque dans ta pensée ! 
Savoure jusqu'au sang le bonheur des humains ; 
Tu déchires, ta gloire avec tes propres mains ; 
Ta vie au fond du cœur n'aura pas l'espérance , 
Tu n'auras pas comme eux la mprt pour délivrance. 
Au lieu d'une ici-bas tu subiras cent morts , 
Dieu te rendra la vie et la terre ton corps , 
Tant que tu n'auras pas racheté goutte à goutte 
Cette immortalité qu'une femme te coûte ! 
Mais l'arrêt foraiîdahle en tombant entendu . 
Avec le souvenir de son destin perdu, 
Tout était déjà vague et loin dans sa mémoire. 
Il ne lui restait rien de. sa première gloire, 
Rien du ciel , rieix de lui qu'un morne étonnement , 
Je ne sais quel instinct et quel pressentiment 
Du présent, du passé, de hautes destinées, 
Semblables dans son ame-au^ ijnages innées, 
Où l'homme rencontrant un objet imprévu 
Reconnaît d'un coup d'o&il ce qu'il n'a jamais vu. 



DEUXIÈME VISION- 87 



\ • 



Or, en transfigurant son invisible image, 

L'ange avait pria d'instinct la forme et le visage 

De cet être idéal dont l'apparition 

Hantait de Païdha l'imagination , . 

Quand dans la tendre extase où le sommeil la plonge 

Son angélique amour la visitait en songe : 

C'était rhomm§ toujours, mais sous des traits humains, 

L'homme enfant tel qut Dieu le pétrit de ses mains ; 

Ame visible aux yeux, ravissant phénomène, 

Où l'esprit transparent sous l'enveloppe humaine , 

Élevant la matière à sst sublimité , 

L'empreint d'intelligence et l'orne de beauté , 

Et de sa sympathie en s'échauffant lui-même 

De l'amour qu'il ressent pénètre ce qu'il aime ! 

Il semblait que la vie eût mesuré ses jours 

A ceux de cette enfant ses divines amours : 

Seulement par ses traits son jeune et beau visagQ 

Révélait quelque chose au-dessus de cet âge ; 



88 . LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et quoique dans sa fleur sa précoce beauté 

Approchait un peu plus de sa maturité , 

Son regard doux nageait dans un azur moins pâle , 

Sa lèvre gracieuse avait un pli plus mâle , 

I^s boucles d'or bruni de ses épais cheveux. 

Roulaient en ilôts plus courts sur un cou plus nerveux; 

Sa taille dépassait d une demi-stature 

Celle de la charmante et frêle créature ; 

Ses membres arrondis, mais où des muscles forts 

Trahissaient sous la chair la vigueur de son corps , 

Sans aucun poids , d'un port majestueux et làhre 

Posaient sur le gazon dans un juste équilibre, 

Ainsi qu'un dieu sorti du ciseau du sculpteur 

Dont le pied porte seul toute la pesanteur! 



C'était derrière un tronc de cèdre épais et sombre 
Que l^nge ainsi s'était transfiguré dans l'ombre , 
Et que dans un premier et long étonnement, 
Inconnu de lui-même, il doutait un moment. 



DEUXIÈME VISION. 89 

Sa chute avait brisé les fils de ses pensées 

Dans son ame nouvelle éparses, efïacées; 

Mais l'élan qui l'avait précipité du ciel 

Bouleversait encor son cœur matériel. 

Sans savoir d'où venait l'instinct involontaire, 

L'amour conçu là-haut le suivait sur la terre. 

Tel au fond du sépulcre où son visage dort, 

L'homme atteint par la foudre et frappé par la mort. 

Du dernier sentiment où l'ame s'est éteinte 

Garde encor sur ses traits l'ineffaçable empreinte. 

En voyant cet enfant d'ineffable beauté 

Battre de son sein nu le sol ensanglanté, 

Etres hommes riant d'une stupide joie 

Qui se baissaient déjà pour emporter leur proie, 

Sans rempart que son cœur, sans armes que sa main, 

De l'ombre qui le cache il s'élance soudain. 

Entre eux et Daïdha fond comme la tempêtel 

Faisant comme un bélier un levier de sa tête, 

Au creux de la poitrine il en frappe d'un bond 

Le premier des géants; sous le choc de son front, 



^ 



90 LA CHUTE ffim ANGE. 

De ses poumons broyés la cavité scmore 

Gémit comme un tronc creux d'if ou de ^comore : 

L'haleine qu'il cherchait manque au sein du géant, 

Sa masse en chancelant fléchit de son séant, 

Perd l'équilibre et tombe, et, roulant en arrière. 

De ses yeux convulsife cherche en vain la lumière. 

Les cinq autres, frappés de surprise et d'horreur. 

Reculent quelques pas; leur commune terreur 

Multiplie un seul homme en armée à leurs vues. 

Pour protéger leur vie ils lèvent leurs massues; 

Mais certains du triomphe, ils reviennent sur lui, 

Regagnent d'un élan le terrain qu'il ont fui, 

Et fondant à la fois sur l'unique adversaire. 

Leur cercle menaçant l'ei^toure et le resserre. 

Il les voit sans pâlir, et de son bras tendu 

Saisissant par les pieds le cadavre étendn, 

Il le fait tournoyer sur lui comme une épée : 

De sa massue humaine à chaque tour frappée, 

La troupe homme par homme en un clin d'œil s'abat. 

La forêt retentit de l'horrible combat, 



DEUXIÈME VISION. 91 

La tête du géante comme une lourde masse, 
Broie en éclat» les os des crames qu'il terrasse} 
Leur cervelle m lambeaux sur ses pieds rejaillit; 
Quatre ont mordu le sol, mais son bras défaillit , 
£t l'arme trc^ pesante, au. cinquième adressée, 
Trompa, en manquant le but, la main qui l'a lancée : 
C'était Djezyd, le seul survivant k ses coups, 
Le seul, mais à lui seul plus terrible qu'eux tous. 
Saisissant du terrain la prompte intelligence, 
Son coup d'd^il lui promet sa proie et sa vengeance. 
Au moment où le pied lui glisse dans le sang, 
Sur le vainqueur lassé d'un grand bond s'élançant. 
De ses bras à ses bras, flancs à flancs il l'enlace. 
L'étouffé d# son poids, l'écrase de sa masse. 
Et comme un tigre à l'os qu'il ne peut plus lâcher. 
Emporte avec ses dents de grands lambeaux de chair. 
Chair à chair, cœur à cœur, et poitrine à poitrine, 
Comme deux troncs voisins que le vent déracine 
Enlaçant aux rameaux leur§ rameaux confondus. 
L'un sur l'autre appuyés, demeurent suspendus; 



9a LA CHUTE D'UN ANGE. 

Les deux rivaux, du front se buttant dans la lutte., 
Se soutiennent l'un l'autre et retardent leur chute. 
• • On entendait crier leurs muscles et leurs os; 

Leur sueur inondait leurs membres à grands flots, 

Et les halètements de leurs fortes haleines 

Sortaient comme le bruit des grands vents dans les chênes. 

Enfin plus lourd, plus fort que son jeune ennemi, 

Djezyd, du sol manquant le soulève à demi; 

Et quand il sent ses pieds détachés de leur base. 

Se précipite à terre et de son poids l'écraSe : 

L'un à l'autre incrustés , ils tombent d'un seul bloc ; 

La terre, sous leurs corps, sonne ertremble du choc. ■ 

Sous le poids de Djezyd, dont la masse l'accable. 

L'enfant du ciel roidit ses muscles comme un câble ; 

Mais ne pouvant jamais se dégager de lui, 

D'une épaule , sur terre , il prend un point d'appui , • 

Le serre étroitanent des nœuds de sa colère. 

Il s'imprime à lui-même un élan circulaire ; 

Avec son corps qui roule entraîne l'autre corps ; 

La pente du terrain seconde ses etforts : 



DEUXIÈaiE VISION, gS 

Us roulent confondus jusqu'au vert précipice^ 
Où sur le lit des eaux le sol se penche et glisse; 
Et tous deux à la fois, dans le flot écumant, 
Ils tombent embrassés : mortel embrassement, 
Où, du dernier soupir ne s'enviant que Theure, 
Chacun d'eux veut mourir pourvu que Fa-utre meure! 
Qui comprendra l'horreur de ce combat nouveau, 
Dans l'ombre de la mort, sous le linceul de l'eau « 
Où des deux combattants l'inextinguible rage 
Empêchait son rival de mordre le rivage; 
Et pour précipiter son suprême moment, 
Soi-même s'étouffait sous l'humide élément? 
L'abîme en connut seul l'horrible alternative. 
Et l'onde bouillonnante en submergea sa rive. 
Enfin dans ces efforts de Dieu seul aperçus , 
Le jeune homme reprit un moment le dessus; 
Au niveau du flot sombre il releva son buste; 
Pressant un corps dans l'eau sous son genou robuste. 
Ouvrant de ses deux mains la mâchoire au géant. 
Il fit jusqu'à la gorge entrer le flot béant; 



94 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et bientôt, remontant du fond à la surface , 
Un cadavre flottant en obscurcit la glace. 
Ses traits morts respiraient la rage et la terreur, 
Et le rayon des nuits s'en écartait d'horreur! 



Tout ruisselant des flots et du sang qui l'inonde, 
Le vainqueur déchiré sort à grands pas de l'onde. 
Et plein du même instinct dont l'éclair le guida. 
Sans étancher son sang revole à Daïdha. 
Pour briser le filet il se penche sur elle; 
L'enfant, témoin et prix de la lutte mortelle. 
Avait suivi des yeux et secondé du cœur 
L'effort désespéré de son libérateur. 
Cet être reconnu par sa vague mémoire, 
Brillait de sa beauté moins que de sa victoire; 
Et bien qu'elle ignorât sur elle son dessein, 
Elle pressait ses bras, 3e collait sur son sein, 
Comme si par instinct sa tendre confiance 
De son amour céleste eût eu la conscience. 



DEUXIÈME VISION. gS 

Quand il eut soulevé les longs plis des réseaux^ 

Et des maillçs de fer déroulé les anneaux ^ 

Tout tremblaut de froisser sous les nœuds qu'il déploie 

Ses membres délicats ou ses cheveux de soie^ 

A ses pieds que du front elle allait essuyer, 

Daïdha se jetant voulait balbutier 

A travers ses baisers son cri de délivrance, 

à 

Quand un nom tout à coup de mille voix s'élance : 

«Daïdha! Daïdha! c'est elle, la voici! » 

L'aube au ciel rougissait le nuage éclairci , 

Et de tous les sentiers descendant des ipontagnes, 

On voyait accourir ses frères, ses compagnes, 

Qui la cherchaient dans l'ombre en lui tendant les bras. 

Sa mère les guidait en devançai;it leurs pas; 

Daïdha l'aperçut^ et, bondissant vers elle, 

Colla de cient baisers la lèvre maternelle. 

Oh! qui dira jamais le transport étouffant 

Dont la sauvage mère étreignit son enfant? 

Et les convulsions de ce bras qui la presse. 

Et ces élans d'amour et ces bonds de tigresse, 



96 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Quand elle vit ce sang sur ces membres meurtris? 
La féroce tribu fut l'écho de ses cris; 
Et se précipitant sur l'inconnu céleste, 
Crut voir le meurtrier et l'immolait du geste : 
Mais Daïdha courant entre la foule et lui, 
Et prenant par la main son sauveur, son appui, 
Montre de l'œil , du doigt, à la foule tremblante 
^ Les sept corps des géants jonchant l'herbe sanglante. 
Ils mesurent du pas ces cadavres affreux. 
Lèvent les yeux au ciel et se parlent entre eux, 
Comme si leur jesprit se vefîisait à, croire 
Qu'un mortel eût suffi seul à cette victoire. 
Ils se rangent muets près de l'heureuse enfant, 
Qui leur fait de ces morts le récit triomphant. 
Le merveilleux combat passe de bouche eu bouche; 
Autour de l'étranger on se presse, on le touche, 
On l'entraîne en triomphe à travers les forêts. 
Comme un frère de plus jusqu'aux antres secrets, 
Où la tribu nomade a creusé ses asiles 
Pour fuir la servitude et les travaux des villes; 

ToL^x.^0^ .>' ^..^A' ^ Hj^-f-u,'- \_ l'y, ^ ^^ '- % . C -> ' " 

/ 
> ^ » V • r » '^ •* 



DEUXIÈME VISION. 97 

Et les vieillards assis sous l'arbre du conseil ^ 
Pour parler et juger devancent le soleil. 



Or, en ces temps, mon fils, des choses primitives, 
Les enfants de Gain, familles fugitives. 
Vivant comme la brute éparses dans les bois, 
N'avaient point inventé le pouvoir ou les lois. 
Lies lois n'étaient alors que ces instincts sublimes 
Qui font vibrer en nous nos sentiments intimes; 
Sons vagues et confus que rendait au hasard 
L'ame humaine instrument sans règles et sans art, 
Avant que la sagesse, éclairant nos oreilles. 
Eût, pour im chant divin, accordé ses merveilles. * 
Le pouvoir n'était rien que la paternité , 
De la vie et du temps la sainte autorité, 
Dont l'âge décernait l'évidente puissance, 
Et pour qui l'habitude était l'obéissance. 
Quand la famille humaine en rameaux s'étendait , 
Le conseil des vieillards au père succédait; 

'■• 7 



9$ LA CHUTE D'UN ANGE. 

Du destin des tribus séculaires sirbi^tres , 

Ils régnaient sans çpuroni^e , ^t gouvenwi^nt sans ti^^res; 

Leur parole écoutée était leurs seules lois : 

On respectait le temps qui parlait par leurs voix, 

Mais à leur tribu seule ils devaient la justice, 

L'ignorance livrait le reste à Içur caprice : 

Tout ce qui n'était pas du sang de leurs aïeux, 

Profanes, n'avaient plus ^itre d'bomme à le^rs ywx. 

Ennemis éternels dès races étrangères. 

Leur brutalâ équité se bprnait à leurs frères : 

Pareils dans leur démence aux; peuples d'aujourd'hui, 

Qui ne voient l'univers qu'où leur spleil a lui , 

Proscrivent de leurs droits^ des nations entières. 

Et pensent que de Dieu l'amour a des frontières. 

Quand ils les surprenaient, ils livraient sans remord 

La mère à l'esclavage et le père k la mort; 

Et les enfants, proscrits méipe avant que de naître, 

Croissaient daçs la tribu pour y seryir un maître. 

Mais au-(kasus des çh,efs, le vent çles passions 

Déchaînait quelquefois le fei^ des faction^ : 



DEUXIÈME VISION. 99 

Pqw le cb^oix des troupeaux, des. buliins^ des époy;ses, 

La colère excitait des tempêtes jalouses^; 

Divisât la famille en partis in];iii]i(iains, 

Le pouypir ifi^éçis flottait de msgns en mains, 

Jusqu'à ce que d'ui;^ c^ief l'hçureuse tyranuie 

* 

Asservît à son tpur sa race à soi^ génie. . . ^ 
Ainsi vivait eifrante aux spnainets du Sa^nyr . 
La sauyage tribu, famille de Phayr. 



Phayr ayait vécu presque 1 âge des chênes 
Sans avoir jaoïais vu les merveilles, hunaaines 
Dont les enfants d'Abel et leur, postérité 
Avaient couvert le sein du viçux ]3[ionde Uabité, 
Je ne sais quel instinct veni; de^ père en père 
Le poussait à rester yoyajgeur sm; la terre : 
Soit que du sang d'Ahel par leur çaain répandu 
Le cri vengeur par eux fut encore entendu ; 
Soit qu'un féroce attrait nourri par Fhabitude 
I^s chassât dans les monts et dans la solitude, - 



loo LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et qu'ils crussent que Thomme en fondant la maison 

De son indépendance élevait la prison. 

Des rejetons vivants, comme des glands sans nombre, 

Étaient sortis de lui pour grandir sous son ombre; 

Mais arrachés de terre ou par la mort fauêhés. 

De sa tribu proscrite ils étaient retranchés : 

Les uns avaient péri dans ces terribles luttes 

Qu'ils joutaient dans les bois avec les rois des brutes, 

Sous la griffe du tigre ou l'ongle des lions; 

D'autres s'étaient enfuis dans leurs rébellions; 

Traqués par les chasseurs jusque dans leurs asiles, 

Phisieurs traînés captifs par les enfants des villes, 

Esclaves attelés traînaient de lourds fardeaux, 

Ou, le frein dans les dents, leurs maîtres sur leur dos. 

Des derniers animaux rendaient les vils services. 

Tandis que leurs enfants les servaient dans leurs vices. 

Sept fils d'âge inégal et les fils de leurs fils. 

Et leurs femmes au sein portant leurs tendres fruits, 

Et le superbe esisaim de dix vierges leurs filles, 

Restaient seuls au vieillard d'innombrables fsrmilles; 



'1 



DEUXIEME VISION. loi 

Et ses yeux 9 en comptant sa race, pouvaient voir 
Dans leurs rangs décimés décroître son espoir. 
Sa raison chancelait sous le fardeau de Tâge; 
Son pouvoir du passé n'était plus que l'image; 
Ses fils se disputant ce pouvoir emprunté , 
S'arrachaient sous son nom sa feinte autorité : 
D'un respect apparent ils couvraient leur puissance, 
Et ce qui lui gardait un peu d'obéissance 
C'était moins du passé le tendre souvenir , 
Le droit sacerdotal de maudire ou bénir , 
Que le droit de régler le destin des familles , 
Aux fils de la tribu de décerner les filles. 
Car le bien , le seul cher et le seul disputé , 
C'était, chez ces enfants du désert, la beauté! 



Or, Phayr sous ses yeux voyait lui-même éclore 
Cette fleur des déserts dont le parfum dévore. 
Il avait depuis peu couché dans le tombeau 
Le dernier de ses fils, hélas! et le plus beau : 



loj, LA €HUTE D'LT^ ANGE. 

Segor était son nom; depuis moins d'une année 

Une épouse à ses flancs avait été donnée, 

Et l'oiseau qui roucoule eiiviâit leurs amours 

Quand la flèche d'Ischàr avait tranché ses jours. 

Phayr, dont cet enfant consolait la vieillesse, 

Noya depuis ce coup ses yeux dans la tristesse. 

Selon les SdeiUes. moeurs, vieillard il avait pris 

Pour épouse Selma , la veuve de son fils ; 

Comme de l'arbre d'or que la tempête cueille, 

Quand la tige est coupée, on ramasse la feuille. 

Sdma, qui dormait chaste à côté du vieillard. 

Mit au monde son fruit, hélas! venu trop tard 

Pour tendre ses bras blancs et sourire à son père. 

Mais tout semblable au moins alix songes de sa mère. 

Cette fille d'amour et de mort, Daïdha, 

Cette enfant qu'en naissant l'œil de pleurs regarda, 

Croissaiidepuis douze ans, fleur des nuits, dont les larmes 

En arrosant le front multipliaient les charmes! 

Et chacun des sept chefs espérait pour son fils 

De son obéissance un si ravissant prix; 



DEUXIÈME VISION. io3 

Et chacùh de leurs fils, qùâiid il révâît de femme. 
Voyait de Daïdha les yeux bleus dans son âme! 



La rougeur de renfaiit sur son beau front verkneil, 
Daïdha s'avança vers l'arbre du conseil, 
En tenant une àiain dans la main de sa mère 
Et de l'autre mehant l'étranger cotnme lin frère, 
L'étranger, que des yeux amoureux ou jaloux 
De toute part déjà regardaient en dessous. 
Le vieillard , en voyant ce sang souiller ses charthes , 
A travers ses cils blancs laisse filtrer deux larmes, 
Et, pressant sur son cœur ses membr^es délicats, 
Met son fi'ont sur son front et ses bras sur ses bras; 
Tandis que Daïdha, qui sur son cou se penche, 
Mord de baisers secrets sa chevelure Manche. 
Puis le vieillard levant ses yeux sur l'étranger : 

4 

«Toi qui sus la sauver, dit-il, et la venger, 

« De quelque noiu caché que ta race se homme*, 

c Qu'une femme en ses flancs t'ait porté comme un homme. 



io4 LA CHUTE D'UN ANGE. 

(c Ou que sous forme humaine apparu sur ces bords 

« La foudre soit ton ame et le fer soit ton corps , 

tf Lis danis nos cœurs ouverts notre reconnaissance! 

a Ne crains pas de lever la tête en ma présence ; 

« Entre ton cœur et nous ce jour vengeur a mis 

<c Le sang sept fois versé de nos vils ennemis; 

a Que ce sang dont par toi Therbe fut arrosée 

a Sur ta tête sept fois redescende en rosée ! 

c( Pour te payer le prix qu'on doit à ta vertu 

tf De nos bras, de nos cœurs , parle ^ qu'espères-tu? 

ce Mais dis-nous avant tout si tu viens de la nue? 

a Ou d'une race humaine à nos cieux inconnue ? 

(c Ou si quelque adultère à son neuvième mois 

« Loin d'un époux trompé t'allaita dans les bois? 

(( Quel que soit son forfait , sa faute soit bénie! 

« Ta naissance l'absout de son ignominie. 

« Parle donc ! apprends-nous ta merveille et ton nom; 

« Que de ton ame enfin la nôtre en^nde un son. i> 

Il se tut; le jeune homme attentif ^ en silence. 

Des accents du vieillard écoutait la cadence , 



r 



DEUXIÈME VISION. io5 

Et semblait suivre en Tair avec attention 

Des sons qu'il entendait chaque vibration y 

Comme si la parole était une merveille 

Dont chaque son portait un coup à son oreille; 

Puis essayant lui-même un accent modulé y 

Ne proféra qu'un son vague y inarticulé , 

Semblable au bégaiement qu'en essayant son ame^ 

Imite un tendre en£smt des lèvres de la femme. 

Chaque chef à son tour l'interrogeait en vain : 

Il comprenait de l'œil , les yeux, le front, la main: 

Mais les mots à ses sens n'étaient que des murmures. 

La stupeur se peignait sur toutes les figures; 

Et depuis le vieillard jusques à Dsudha, 

Dans un trouble muet chacun se regarda. 

Le second des enfants de Phayr , dit : <c Mes frères y 

a Cet homme et cette nuit sont remplis de mystères. 

« Notre premier devoir, c'est d'ôter le danger : 

« Souvenons-nous des lois , et tuons l'étranger. i> 



io6 LA CHUTE D'UN AUGE. 

Ainsi parla Jéphyr; une honte unanime 

Monta sur tous les fronts comme le sang d'im crime. 

a Le tuer! » s'écria la foule, et Daïdha 

Pressa sa main plus fort et de pleurs l'inonda ! 

a Le tuer! le tuer! décria chaque mère. 

« Eh bien , reprit Jéphyr, que voulez-vous en Ésdre? 

a Quel est cet inconnu , dites , le savez-vous ? 

a Pourriez-vous sans péril renvoyer loin de nous 

a Un hôte qtte d'un sang ennemi Dieu fit naître , 

«Qui connaît notre trace, et qui, vendu peut-être 

« Aux étemels bourreaux des enfants de Phayr , 

«N'a paru nous sauver que pour mieux nous trahir? 

<c Ou bien si vous gardez libre dans notre race 

a Cet enfant dont l'œil tue et dont le cœur terrasse 

a Cet homme dont les bras sur vous seront levés , 

« N'est-ce pas un tyran que vous vous réservez? 

« Faudra-t-il obéir au fils des étrangères? 

« Faudra-t-il lui donner les filles de nos pères ? 

a Afin qu'un germe impur , dans nos veines admis , 

« Mette au cœur de nos fils le sang des ennemis ! 



DEUXIEME VISION. , 107 

« Et qu'en nos propres seins , rivales éternelles , 

« Des races de lions se combattent entre elles ! 

« Non ! répandons sur l'heure^ en détournant les yeux , 

« Le sang qui souillerait Tame de nos aïeux. » 

Namphi, Salem, Jorad, du regard approuvèrent; 

Mais des femmes sur eux les clameurs s'élevètent; 

Et Saïd, en secret conseillé par Selma, 

Prévoyant la tempête, en ces mots la calma : 

a A qui parle de mort, honte sur sa pensée ! 

«De sang pour notre cause une goutte versée, 

(c Ce sang de l'étranger que notre terre a bu 

« Doit consacrer le reste aux yeux de la tribu : 

« De ce sang à nos fils Dieu demanderait compte, 

« Leur signe serait meurtre et leur nom serait honte ! 

« Cependant devons-nous livrer imprudemment 

« Le salut de Phayr à son entraînement? 

« Libre il serait danger, et mort il serait crime. 

« Qu'il vive! mais , de peur que sa main nous opprinie, 

« Ou qu'il suive nos pas pour mieux les révéler, - 

c< Ou qu'aux nôtres sa race ose un jour se mêler. 



io8 LA CHUTE D'UN ANGE. 

« Qu'il vive! mais esclave au milieu des esclaves. » 

a — Oui , qu'il vive ! qu'il vive ! Apportez les entraves , » 

Crie en frappant des mains tout le peuple à la fois. 

a Des fardeaux de Pha]«* il portera le poids. 

<c II combattra pour nous ; de son fortuné maître ^ 

«Sans crainte des lions les troupeaux iront paître; 

<c Et du père aux enfants il sera dans Sannyr 

« Le tronc et le rocher des enfants de Phayr. » 



Les sept chefs à ce cri se lèvent , et la foule 
En vagues autour d'eux flotte comme une houle. 
On apporte à leurs pieds le honteux instrument y 
Des esèlaves d'alors torture et vêtement : 
La cruauté de l'homme , en supplices féconde, 
Les avait inventés dès l'enfance du monde ; 
Seulement y dépourvu de ses arts d'aujourd'huî, 
L'instrument en était barbare comme lui. 
Des pasteui^ du Liban la race eucor sauvage , 
Des métaux assouplis ignorait tout usager 



DEUXIÈME VISION. 109 

Et les maîtres encor n'avaient pas inventé 

Le fer , cet ennemi de toute liberté ! 

Des liens de feuillage enchaînaient les esclaves , 

Comme aujourd'hui le joug des bœufs ; et les entraves 

N'étaient qu'une liane où pour passer le cou 

Le maître en la tressant laissait un lai^e trou. 

Lorsque dans ce carcan la tête était entrée , 

Par tm nœud éternel la liane serrée 

Enfermait aussi bien qu'un carreau de métal 

L'homme déshonoré dans le collier fatal. 

Pour empêcher les mains d'élargir l'ouverture, 

Un autre nœiid liait le coude à la ceinture ; 

De sorte que l'esclave, avec ses avant-l)ras 

N'avait de tout le corps de libre que ses pas , 

Qu'on pouvait l'avilir au plus indigne usage 

Sans craindre contre soi sa force ni sa rage , 

Et que pour se nourrir ou se désaltérer 

Il lui fallait , ô honte ! à terre se vautrer , 

Et prendre avec les dents les viles nourritures 

Que l'homme repu jette aux viles créatures. 



1 



iio LA CHUTE D'UN ANGE. 



Quand Jephyr et Segor, tout prêts à le lier, 
Posèrent sur sou cou leurs mains pour le plier , 
A l'aspect d'un esclave , hélas! son triste emblème, 
Il comprit d'un regard leur dessein sur lui-même; 
Et secouant du bras les chefs qu'il renversa, 
Sous son genou courbé tous deux les terrassa» 
La foule, s'écartant autour du jeune athlète, 
Élargit de terreur son enceinte muette; 
Et Daïdha, comme elle avec horreur fuyant , 
Dans les bras de ^Ima s'abritait en crifuit. 
Mais Cédar , c'est ai^isi ,que du lieu de sa gloire 
La foule avait nommé l'enfant par sa victoire, 
Cédar la voyant fuir et pleurer , son esprit 
A ces signe» d'effroi d'un coup d'oeil la coni^prit^ 
Et ramassant lui-même avec dédaiu à terre 
Les liens qu'il avait foulés dans sa colère , 
Il les porta soumis aux pieds de Daïdha ; 
Il abaissa son cou sous sa main qu'il guîd^ , 



1 



DEUXIEME WSiOS. 

£t semblable au bon dont Tenfent quil caresse 
Adoucit l'œil de sang en regard de tendresse. 
Il laissa sans frémir, de son corps garrotté , 



i 



Or, les chefs rassemblés dirent le lendemain : 
a Les chasseors de ces monts ont tenté le chemin ; 
« Ne voyant plus en bas leurs sept fils r^raitre, 
« Plus nombreux et plus forts ils monteront peut-être. 
«La place où, sous les bois, ont brouté nos chameaux, 
« Les fruits dont notre main dépouilla les rameaux 
« Leur montreraient la terre où nos dieux nous fout vivre; 
« Fuyons si loin , si loin , c|u'ils ï>e poissent noirs suivre. 



ii6 LA CHUTE D'UN ANGE. 

«Le soleil 9 qui, des deux, descend de mois en mois, 
« N'attiédit plus assez l'air élevé des bois ; 
a Descendons avec lui sur les bords de l'Oronte , 
«Et, cachés dans son lit, attendons qu'il remonte.» 



Et les pasteurs , chantant le signal des départs , 

Rassemblaient les troupeaux dans les herbes épars : 

C'était la chèvre errante aux flancs des précipices , 

L'onagre patient , les fécondes génisses , 

La brebis dont la laine amollit le repos , 

Ijb chien qui veille l'homme et commande aux troupeaux 

L'éléphant presque humain , les plaintives chamelles 

Qui laissent les enfants épuiser leurs mamelles ; 

Et les oiseaux privés, dont le chant entendu 

Avertit l'homme à jeun du fruit qu'ils ont pondu, 

Attirés par l'instinct des amitiés humaines, 

Accompagnaient ses pas , sur les monts , dans les plaines, 

Comme si le désir de la société 

Eût compensé pour eux même la liberté ! 



TROISIÈME VISION. 117 

C'étaient des amitiés lointaines inconnues : 
Le cygne, en escadron , suivait du haut des nues; 
L'hirondelle, quittant les rebords du rocher, 
Yenait, de halte en halte, aux tentes se, percher. 
Ils retrouvaient, près d'eux, au terme des voyages. 
Les mêmes voix dans l'air et les mêmes plumages; 
Tant ces doux animaux, pleins de l'instinct d'amour, 
Se souvenaient encor des lois 4^ premier jour. 



Trouvant partout des fruits et partout leurs demeures, 

Chaque jour, en chantant, ils marchaient quelques heures, 

Confiant, pour la route, au dos des éléphants, 

Les images des dieux, les femmes, les enfants; 

Et chargeant des fardeaux les chameaux et les ânes, 

Ils serpentaient, à l'ombre, en longues caravanes; 

Et les gorges de l'onde et les dômes des bois. 

De leur silence émus, tressaillaient à leurs voix. 



n8 LA CHUIE D'UN ANGE. 

Cédar, chargé du poids de ses lourdes entraves^ 
Suivait mêlé lui-*inéme au troupeau des esclaves. 
Et, cherchant Daïdha de Tœil parmi ses sœurs, 
Arrosait, sur ses pas, l'herbe de ses sueurs. 
Us marchèrent ainsi pendantneuf fois neuf lunes r 
Tantôt sur ces sillons, que l'onde élève en dunes 
Auic bords grondant des mers, dont les flots à leurs yeux, 
Dans un lointain confuS| semblaient s'unir aux cieux; 
Tantôt dans des vallons aux falaises profondes 
Que des fleuves sans nom remplissaient de leurs ondes. 
NesacJiant pas encor Fart de les traverser, 
Ils remotfaient leurs flots au ciel pour les passer. 
Enfin des monts boi^s les pentes descendirent, 
Sur un libre horizon leurs regards s'étendirent, 
Et rOronte aussi bleu qu'un firmament du soir 
Épancha sous leurs pieds son radieux n^iroir* 



Il coulait sous un cap dont les grottes profondes 
Grossissaient par l'écho les plaintes de ses ondes ; 



TROISÏE^^E VISION. 

A ces antre» vuSèt de iaouHe$, d'églantiers^ 
Les gazons deiaiaaMot de ffccikn sentiers, 
£t )e sable lavé par le fleuve Umpide, 



120 LA CHUTE D'UN ANGE. 

C'était un monticule , ou quelque énorme pierre, 
Ou quelque tronc couché d'arbre couvert de lierre , 
Qui marquaient sur la terre à la postérité 
Le lieu des souvenirs par une ame habité. 
Chacun en revenant des lointaines contrées ' 
Accourait embrasser ces mémoires sacrées, 
Et semblable à quelqu'un qui parle du dehors, 
Collait sa bouche au sol et parlait à ses morts. 



Une femme disait à l'ame de son père : 
« O père! l'eau des yeux coule-^t-elle sous terre? 
«Est-elle donc là-bas amère autant qu'ici? 
« Coml)ien j'en ai versé si loin ! Mais me voici. 
« Que de ranfeaux des bois sont tombés dans les ondes! 
«Que d'esprits sont allés visiter d'autres mondes! 
« Ce qui s'est fait depuis que tu n'es remonté, 
. « Ceux qui sont descendus te Font-ils raconté? 
« Les flèches des géants ont sifflé sur nos têtes; 
«Nous avons habité sur le mont des tempêtes; 



TROISIEME VISION. lai 

« Selma, dans ces combats, a perdu son époux. 
ce Un homme sans parole est venu parmi nous, 
«Les chasseurs sous sa main se renversent et meurent; 
«Les filles de Phayr le regardent et pleurent; 
«De leurs dons les plus chers nos dieux nous ont bénis , 
« Nous revenons des bois les mains pleines de nids. 
« Léa, ton doux regard et ta petite fille, 
« Les chasseurs l'ont ravie enfant à sa famille. 
« Long-temps au fond des bois on l'entendit crier : 
« Ses cheveux n'ont servi, père, qu'à la lierl 
« Et moi, j'ai mis au monde un fils et sa jumelle, 
« Leurs blanches dents déjà me mordent la mamelle. 
« Dans les yeux de l'enfant aussi noirs que la nuit, 
* «Mon souvenir croit voir ton amour qui me suit! 
«Regarde, il est couché près de moi sur la feuille, 
« Arrachant de ses doigts ton herbe qu'il effeuille , 
« Il essuie étonné ma joue avec sa main ; 
« Nomme-le par son nom pour qu'il vienne demain. » 



122 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Non loin de là pressant un tertre de pelouse , 

A Fombre de sji fille ainsi parlait l'épouse : 

(c Adda, fleur de mon sein, larme du cœur, c'est moi! 

(( Les hommes de dessous furent jaloux de toi, 

a Us te firent tomber dans l'envieuse couche 

(c Avant que mon doux lait fiit tari sur ta bouche. 

(cOh! dis-moi, redis-moi quel lait bois^tu làrbas? 

« Quelle mère en chantant te berce sur les bras? 

« De quel nom, mon Adda, plus doux t appelle- t-elle? 

« Dis-le moi pour qu'aussi de deux noms je t'appelle ! 

a Pour qu'en venant la nuit parler à ton gazon , 

« Tu ne te trompes pas et réponde à ton nom ! 

« Enfant, as- tu grandi sous l'herbe où tu reposes? 

« Les en&nts de la mort te tressent-ils des roses ? 

«Des grains rouges des bois te font-ils un collier? 

« Il me semble parfois que je t'entends crier. 

m 

«J'ouvre mes bras la nuit, ma fille, pour te prendre! 
« Car l'époux de mes nuits , hélas ! a beau suspendre 
«Tes frères à mon cou pour m'y faire penser, 
«Des deux yeux de mon ame il ne peut t'effacer! 



TROISIEME VISION. ia3 

■ Je suis ToiGeau [Jaiiitif à l'aile bleue et blanche 

a Dont le courant du fieuve, en secouant U branche, 

a A ^t tomber du nid et roulé dans Les floU 



124 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et les plaçant au seuil de ces antres sauvages^ 

Les pria d'habiter et d'aimer ces rivages. 

C'étaient de vils objets où l'adoration 

Profanait la pensée et la création : 

Des plantes ; des cailloux , des écorces bizarres , 

Du lit séché des flots des coquillages rares ; 

Tout ce qui séduit l'œil et fixe le regard, 

Ce qu'accouple un vain songe ou présente un hasard ; 

Du besoin d'adorer , d'espérer et de craindre 

Vil assouvissement que l'homme aime à se feindre. 

Chacun avait le sien aux autres préféré, 

Qu'on troquait, qu'on vendait, qu'on brisait à son gré, 

A qui l'on prodiguait le respect ou l'insulte 

Selon que le hasard vérifiait le culte. 

C'était à qui d'eux tous adorerait le mieux. 

Mais les esclaves seuls n'avaient jamais de dieux ! 

Leur main eût profané des idoles immondes, 

La malédiction leur fermait les deux mondes! 

Et sur les dieux volés si leur main s'étendait. 

Sous mille bras levés la loi les lapidait. 



/ 



TROISIÈME VISION. laS 



Ouand il eut du retour accompli, les mvstères. 



ja6 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et , captive au milieu des brebis et des chèvres , 
D'un lait trempé de pleurs avait nourri leurs lèvres. 
Ceux-là montraient du doigt sur leurs membres flétris 
Les sillons noirs du fouet qui les avait meurtris; 
Ceux-ci leurs bras lié» et dont la ligature 
Dans les veines avait tari la nourriture; 
Et s'épiant l'un l'autre afin de se trahir, 
Ne conservaient d'humain «que le cœur pour haïr! 
Tous regardaient Cédar avec un œil d'envie, 
Et de son infortune ils consolaient leur vie. 
Lui , pourtant sans parole et ne comprenant pas , 
Fuyait d'instinct les lieux que fréquentaient leurs pas , 
Et guidant ses chameaux aux plateaux les plus rudes , 
Ne hantait que les mon^ et que les solitudes, 
Sans crainte des lions dont d'autres s'efïrayaitnt; 
Car à son seul aspect les lions s'enfuyaient. 
Là, couché de longs jours près des sombres fontaines. 
Dont le fuyant murmure emporte aussi les peines ^ 
Ou debout sur des pics qui dominaient les airs , 
Il regardait les cîeux, les plaines et les mers; 



i« 



TROISIÈME VISION. 

Et les mille rayons partant de toute chose , 
Où tombe la pensée , où le regard se pose , 
La nature d'abord, vaste éblouissement , 



ia8 LA CHUTE D'UN ANGE. 



Il n'était arraché de cette rêverie 

Que par le bniit des pas ou par la voix cbérie 

De Daîdha ^ venant traire au milieu du jour 

IjCs chamelles d'Alphim qui broutaient à l'entour, 

Et portant aux captifs leur pauvre nourriture 

Comme aux oiseaux des champs on jette leur pâture. 

Sitôt qu'il entendait l'harmonieuse voix, 

L'appelant par son nom , résonner sous les bois , 

Tous ses sens absorbés vibraient dans son oreille; 

Il se levait semblable à l'homme qui s'éveille, 

Oubliait sa pensée et la longueur du jour : 

Le jour c'était pour lui l'heure de ce retour. 

Il s'élançait rapide à cette voix si douce 

Dont son cœur recevait la soudaine secousse, 

Il brisait en courant les branches devant lui, 

Ses pieds prenaient à peine à terre leur appui ; 

Il semblait que son corps soulevé par une aile 

L'emportait; puis soudain quand il approchait d'elle. 



TROISIÈME VISION. 129 

Quand de la pure enfant les célestes appas 
Venaient à rayonner sur lui de quelques pas, 
Ses muscles défaillant à l'élan de son ame 



i3o LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et touchant ses liens qu'elle eût toulu détendre ^ 
S'essayait par le geste à lui faire comprendre 
Qu'elle eût voulu briser les chaînes de ses bras ; 
Puis parlait 9 et voyant qu'il net répondait pas^ 
D'un pied impatient elle frappait la tare , 
Et devant lui restait immobile à se taire; 
Baissait son front voilé du midi jusqu'au soir, 
Et Cédar l'entendait pleurer, mais sans la voir, 
Et des secrètes pleurs qu'elle eût dû cacher toutes , 
Ses pieds sentaient parfois ruisseler quelques gouttes. 



Cédar alors, courant rassoxibler le troupeau , 
Retenait par le cou le petit du chameau. 
Pendant que Daïdba , sous la mère penchée , 
Pressait entre ses doigts la mamelle étanchée. 
Quand l'amphore était pleine et que le lait fumant 
Débordait sur ses mains de son vase écumant, 
Pour empêcher le Jait de fuir par l'orifice , 
Il cueillait dans les champs 1» rose et le narcisse , 



TROISIÈME VISION. 

Et, semant de ses fleurs le brenvage efifermé , 
Le couvrait aVec soin d'un boucfuet parfumé. 
A la place où la vierge sviàt trempé sa lèrre, 



i32 LA CHUTE DTJN ANGE. 

Il écoutait parfois si la brise en glissant 

De la lointaine voix n'aurait pas un accent ; 

Et quand, dans le désert que faisait son absence, 

Tout redevenait nuit , solitude et silence , 

De son départ trop prompt attristé toiut le jour. 

Son ame impatiente aspirait au retour. 



Ainsi passait pour lui du retour à l'absence, 

De l'absence aii retour toute son existence, 

Qui de ses durs liens perdant le sentiment , 

N'avait qu'une pensée , un plaisir, un tourment : 

Ame qui, pour nourrir sa vie intérieure. 

Au cœur n'a qu'une image et dans le jour qu'une heure. 



Et cependant son corps avec l'âge croissait; 
De sa mâle beauté l'essor s'accomplissait : 
Son ame à son insu dans sa forme divine 
Rappelait par ses traits sa céleste origine; 



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TROISIEME VISION. 



i33 



Dans ce corps garrotté d*im esclave avili, 

Quelque chose, du ciel avait gardé le pli; 

Son regard calme et doux avait pourtant des flammes 

Dont les éclairs voilés faisaient rêver les femmes. 

Ck)mme pour se venger de leur stupide affront, 

U dépassait déjà tous les hommes du front 

Tel qu'un lion captif du maître qui le brave , 

Même en l'humiliant ils admiraient Fesclave ; 

Timides et jaloux, ils fuyaient son aspect; 

Leurs regards s'abaissaient de honte et de respect : 

Daïdha seule osait lui commander du geste; 

Il ne regardait qu'elle, il méprisait le reste; 

Et lisant dans ses yeux le r^ard commencé , 

Elle était obéie avant d'avoir pensé. 

Ainsi le fier taureau qu'une main d'enfant mène 

Obéit à l'amour, et suit ses pas sans chaîne! 



Cependant Daïdha sentait avec orgueil 
L'empire qu'exerçait sa voix et son coupd'œil. 



|34 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et, fière d'adoucir ^mih œ cœur sauvage, 
Se faisait un honnmr de ce noble esclavage. 
S4fe h^i Qommmd^it dev^t eux quelquefois 
Seulemml: pour moatrer ce que pouvait sa vo^it ; 
Et Selm» rouissait 4e gloire poUr sa f^lle 9^ 
Et Phayr triomphait de voir dans sa famille 
Cet esclave mmXy ^ forœ et son hor^neur; 
Et la foule envieuse admirait son boutieur. 



Or, un jour Daïdha se disait, triste et tendre : 

« Oh ! que serait-ce donc s'il pouvait me comprendre ! » 

Lorsqu élevant les yeux à la voûte des bois, 

Elle vit un bulbul à la liquide voix , 

Qui , posé sur la branche où son nid se balance , 

De son chant qui ruisselle enchantait le silence , 

É 

Tandis que ses petits paraissaient s'essayer, 
En écoutani: son hymne, à le balbutier. 



TROISIÈME VISION. i35 

Ils chantaient , Us chantaient , mais leur langue inhabile 
Pour saisir un passage en affaiblissait mille, 
Et cependant leur vois par moment rappelait 



i36 LA CHUTE D'UN ANGE. 

«Si, déliant enfin sa langue avec la mienne, 
«Le son de ma pensée allait toucher la sienne! 
«S'il répétait les mots que ma mère m'apprit! 
«Moi qui lui dois la vie, il me devrait l'esprit! 
«Dans le fond de ses yeux je saurais ce qu'il pense, 
« Nos âmes n'auraient plus entre elles ce silence ! 
«Que l'heure serait courte ensemble, à l'écouter! 
«Oh! je veux dès demain en secret le tenter. » 
Puis se levant soudain , comme d'un bras pressée , 
Elle roula la nuit dans son front sa pensée ; ^ 
Et quand, sur les forets le jour naissant eut lui, 
Sans rien dire à sa mère elle courut vers lui. 



Il était ce jour-là couché sur le rivage 

Du fleuve dont les eaux reflétaient son image, 

Ravi d'étonnement , de peur et de plaisir; 

Se penchant vers lui-même et voulant se saisir; 



TROISIÈME VISION. iSy 

Puis voyant que ses mains qui troublaient l'eau limpide 

N'embrassaient que le flot qu'obscurcissait la ride, 

Il pleurait cette image; et pour mieux la revoir 

Il laissait un moment s'aplanir le miroir. 

Daïdha, souriant de l'erreur qui l'attache, 

Pour surprendre Cédar d'arbre en arbre se cache; 

Sur la mousse flexible , assoupissant ses pas , 

En retenant son souffle elle marche tout bas , 

Et suspendant ses mains aux verts cheveux d'un saule, 

Penche le cou sur l'eau par-dessus son épaule. 

Le fleuve un peu voilé qui coule au-dessous d'eux. 

Au lieu d'un front charmant en a réfléchi deux. 

Cédar, qui, tout à coup, trompé par cette image, 

Y voit de Daïdha briller le doux visage. 
Pour la réalité prenant ce vain portrait. 

Pousse un cri, tend les bras, s'élance comme un trait, 
Croit que le fleuve emporte et roule dans les ondes 
Ce beau corps qu'il irait sauver au fond des mondes; 
Plonge pour la chercher sous la vague et la mort, 

Y replonge trois fois et ne revient au bord 



i38 LA CHUTÉ D'UN ANGE. 

Qu'aux cris de Daï4ha , qui , ravie et craintive , " 
Passant 4u lire aux pleurs , l'appelait sur la rive. 
Il vint; et de ce jour la Elle de Selma 
Comprit de quel amour il l'aiipait, et l'aima. 



Pour qu'il ne te^tât pas une autre fois l'épreuve , 
Assise à s^ côtés sur la grève du fleuve , 
Elle lui fit du doigt compter comment les eawç 
Doublaient comme elle et lui les arbres , les troupeaux , 
Des objets réfléchis vaine et vide apparence ; 
Mais lui| depuis ce temps , aimait de préférence 
Le fleuve qui doublait Daïdha dans sqn cours ; 
Et des yeux même absents il Ty cherchait topjours. 



Alors comme une mèrç avec son flls épelle y 
En lui montrai^t h mot et l'objet qui l'appelle , 



TROISIÈME VISION. 1% 

Ainsi de l'œil au mot sa bouche le guidaj 
Le premier mot qu'il dit aussi fut Daïdha! 
Daïdha ! Daïdha ! ce nom doux et sonore 



i4o LA. CHUTE D'UN ANGE. 

Cédar, qui dans les yeux de Daïdha ravie 
Lisait à chaque son sa joie épanouie , 
S'apercevant déjà du bonheur qu'il donnait, 
A ses douces leçons heureux s'abandonnait. 
Pour un sourire encor de la bouche qu'il aime 
Il semblait du regard l'interroger lui-même} 
Il lui montrait la chose, elle disait le mot, 
Que sa bouche novice essayait aussitôt; 
Et ce sourire aimant et cet accent de femme 
Par l'oreille et par l'œil le gravaient dans son ame. 



Ce que son œil d'abord le premier demanda , 

Ce fut ce qui charmait les yeux dans Daïdha : 

Son front, ses yeux, sa bouche et ses perles écloses. 

Comme de son sourire entre ses lèvres roses? 

Et ses bras et ses pieds, et ce voile soyeux 

Dont ses cheveux couvraient tout son corps à ses yeux: ? 

Et ce frémissement que causait sa présence ? 

Et cette tête lourde où pesait son absence ? 



r 



TROISIEME VISION. i4i 

Et sur l'herbe ou les fleurs l'empreinte de ses pas ? 
Et cette ombre sans corps qu'il pressait dans ses bras? 
Et tout ce qui dans l'œil , l'oreille ou la pensée , 
Etait elle présente ou même retracée ? 
Puis passant d'elle à tout ce qu'elle remplissait , 
D'interrogations son geste la pressait; 
Et son ame à sa voix s'éclairant à mesure , 
Se portait à la fois sur toute la nature : 
Le firmament, le jour, la terre qu'il foulait, 
L'arbre où chantait l'oiseau , le fleuve qui coulait , 
Les plantes, les troupeaux, les fleurs, et chaque chose 
* Où flotte la pensée, où le regard se pose , 
Les ombres et le jour, le silence et le bruit. 
Ce qui mai'che ou qtii vole, ou nage, ou plane, ou luit, 
Indiqué tour à tour par son regard de flamme , 
Recevait son vrai nom et passait dans son ame; 
Et de l'enfant nommant tous ces objets divers , 
Ia parole semblait lui créer l'univers ! 
Daïdha , triomphante et frissonnant d'ivresse , 
I^ui payait chaque mot d'une chaste caresse, 



i42 LA CHUTE mjN ANGE. 

Remerciait la bouche où la première fois 
L'écho de sa parole avait donné la voix; 
Puis elle s'en allait à travers la campagne, 
Lente , comme quelqu'un qu'une idée accompagne ; 
Roulant dans sa pensée et cachant dans son cœur 
Tel qu'un secret d'amour sa gloire et son bonheur. 
Et Cédar , resté seul rêveur sur le rivage , 
Dans chaque mot appris repassait son image!... 



Comme deux clairs ruisseaux qui coulent dans les prés, 

Par un étroit rivage en coulant séparés. 

Réfléchissant chacun dans leur onde diverse 

Leurs bords, leur firmament et ce qui les traverse; 

Si , par un jour d'été , la bêche des pasteurs 

Fait écrouler entre eux la muraille de fleurs , 

Leur onde emprisonnée et leurs flots qui s'appeflent , 

L'un vers l'autre attirés s'étendent et se mêlent; 

Sous leur commun cristal ils efïacent leur bord ; 

Leur course au même pas n'a plus qu'un même accord ; 



TftOISlÈME VISION. i43 

Et comtiie pour leur lit il n'est plus qu'un mage, 
Dans leur vague iilêlée il n'est plus qu*une image ! 
Ainsi ces deux enfants dont l'obstacle des seîis 
Séparait la prisée en deux , faute d'accents 5 

» 

Quand par instinct parlée et par amour apprise , 
La parole de l'un par l'autre fut comprise , 
Reflétant ett commun l'univers autour d*eux , 
Parurent n'avoir plus qu'une ame ail lieu de deux. 



Daïdha, sur les monts ou sur les bords du fleuve, 
Tous les jours depuis lors renouvela l'épreuve; 
Et l'esclave bientôt par l'eUfant répété 
Sentit la langue éclore au jour de la beauté , 
Et parla des humains ce sublime langage 
Où chaque verbe était la chose avec l'image ! 
Langage où l'univers semblait se révéler , 
Où c'était définir et peindre que parler , 



i44 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Car rhomme n'avait pas encor, dans son délire^ 
Brouillé ce grand miroir où Dieu l'avait fait lire , 
Et semant au hasard ses débris en tout lieu. 
Mis son verbe terni sur le verbe de Dieu ! 



Alors leurs entretiens , plus longs et plus intimes ^ 
S'élevèrent de terre aux choses plus sublimes : 
Elle lui racontait, dans sa naïveté, 
Les histoires du ciel et de l'humanité ; 
Histoires de l'enfance où tout était merveilles, 
Où des rêves grossis d oreilles en oreilles. 
Colorés au faux jour de leurs traditions , 
Frappaient l'esprit humain de mille illusions; 
Comme avant que le jour illumine le monde. 
En fantômes trompeurs la nuit douteuse abonde. 
Elle disait comment des familles de dieux 
Avaient créé chacun quelque morceau des cieux ; 
Comment d'autres, tombés dans de célestes luttes, 
Habitaient, exilés, la terre après leurs chutes; 



TROISIÈME VISION. i45 

f 

Comment l'air, et Iftr terre , et la flamme et lei^ mers, 
Obéissaient chacun à des maîtres divers ; 
CoAmçnt j jaloux sans cesse , ils disputaient Témpire 
Sur tout ce qui végète et tout ce qui respire ; 
Comment , s'entrechoquant dajis des courroux aflfreux y 
Sous forme d'éléments, ils combattaient entre eux; 
Comment les uns aimaient les hommes comme frères , 
Les autres leur faisaient d'inexorables guerres ; 
Que pour tromper les yeux , ils se cachaient parfois 
Dans une herbe, une pierre , un vil morceau de bois ; 
Qu'on les y retenait enchaînés par des charmes, 
Soumis par la colère, attendris par les larmes, 
Et qu'excepté l'esclave, et l'onagre, et le chien. 
Dans l'heureuse tribu chacun avait le sien. 
Puis passant aux récits des familles humaines , 
Elle lui révélait l'homme et ses phénomènes : 
Comment le fils naissait du père et grandissait ; 
A des vierges, ses sœurs, comment on l'unissait; 
Comment la jeune mère, en mettant l'homme att monde, 
Avait dans sa mamelle une* source féconde , 

I* lO 



1 46 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Que l'amour douze mois eipp^hg^ de ^rir , 

Jusqu'à ce que l'enfeut çut p^rl^r, et pçHirir ; 

CompBi^nt les diei^x amis^ ds^^s timt^ ]^ natur^, 

Leur donnaiieiit; so^s le^^i^, asije et nourri tUF^; 

Comment, ^'ils éichappfti^nt ^jux flèches de gé^i^jb»^ 

Leurs vieillards, tpujmirs verts, viv^^i^^t trois fbi^çent ^s; 

Que la mort, ^ voilamt fï\in transparent myàtèr^, 

Était un long i^mmieil dans la pop^che de t1err^ ; 

Et quie , i^ous le gazon , on faisait , en dorn^^^t , 

Tout ce qu'on avait fait sous le blei^ firgiamept : 

Que le petit en£ant y car^^sait sa ix^fe, 

Que l'épouse y dormait mxr Fép?ul^ djj frère, 

Que les troupeaux nombreux y pai$$iaiept l'Jierbe e^ paix ; 

Mais que les, fiers géants n'y desc^n^aieut jaiBfiis ; 

Et qu'aux rayons amis d'une huit Sf^uterraine , 

Les dieux bons y régnaient vainqueuFs des dieux de h^ipe , 

N'en permettant l'jaccès qu'à la ypix de^ ^m^^9 

Parlant près de l'oreille aux m^ues ^udormis. 



. TROIiSIgME VISION. 

Céd^F, â ces récits prêtant toute son aifîe , 
Suçait rhumanité 4e pes lèvres de femme; 



i48 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et lui nvontrant du doigt uii grand monceau de pierre , 

Dans un site lugubre au bord de la rivière : 

« Un jour, un jour, dit<^lle en abaissant la voix , 

« Les mères en passant. me l'ont conté cent fois, 

« Une fille... (son nom est devenu sa honte), 

« La pierre , sur son corps , tous les jours tombe et monte ; 

K Toujours détournant l'œil, et toujours maudissant, 

« Chacun de nous y jette une pierre en passant , 

« Et dit , en la jetant : -Qui l'imite périsse 

« Dans la même infamie et le même supplice ! ! ! » 

Cédar, depuis ce jour, quand Daïdha venait , 

Pensif, dans son élan d'abord se retenait; 

■ 

On voyait, dans l'effort, lutter- sur son visage 
L'instinct ardent du cœur contre un^ sombre image ; 
Souvent inattentif pendant qu^elle parlait, 
De ses cils abaissés son regard se voilait , 
Et Ton voyait sa peau, par un frisson ridée, 
Frémir comme nos fronts que traverse une idée. 
Mais plus il était triste, et plus la 4ouce enfant. 
De sa feinte froideur heureuse en triomphant 



TROISIEME VISION. . i4<J 

ri Ha sa vnix (•■* ■»><■ rhimlRii r.3rpK.<M>s. 



i5o LA CHUTE O'tJN ANGE. 

ce Tu m'entetidàiâ bien mieux quand noiis ne pftrlionâ pas ; 
<t Au seul bruit de Mes plidds, tu venais à grands pas. 
« Ta tristesse, ô Cédar, je voudrîtis la connaître! 
■ (c Peut-être languis-tu de tofa exil? peut-être 
« Que depuis qiie toii cttxit s'est otlvert à ma toit j 
ce De ta captivité tu ressens plus le poids ? 
« Peut-être t^e lien te blesse ou t'humilie ? 
« Oh ! si c'est cela , viens ! riens que je le délie ! 
ce Donne tes pieds, ton côu, tes é|)aules, tes bras: 
« Te voilà libre , ô frère ! oh ! cours où tu voudras ! 
« Marche dans les forets où .ta mère t'appelle ! 
« Daïdha t'aimera si tu restes pour elle : 
a Mais si tu ne Viens pas reprendre tes liens , 
« Frère , elle donnera ses membres pour les tiens. 
« Reprends la liberté qu'on t'a pour moi ravie ; 
a Si ma mort t'affranchit , que m'importe ma vie ? » 
Et tout en lui parlai^t , elle avait déplié 
Les liens aux sept tours dont il était lié, 
Et Cédar, bondissant comme un taureau superbe 
Dont le joug détaché roule à ses pieds sui* l'herbe , 



TROISIÈME VISION. 



S'élançait dans sa grâce et dans sa liberté ; 
Sur seâ meilibres meurtris par sa captivité, 
Effaçait, soiis ses ftiflins^kla (race encore empi^lnte; 



1 



1 02 LA CHUTE D'UN ANGE, 

« Va, je n'ai pas besoin de ces honteux liens : 

« Ma chaîne , ô Daïdha ! c'est tes yeux sur les miens ! 

« C'est le son de ta voix qui m'appelle sans cesse , 

« C'est le frisson brûiant que ton toucher me laisse , 

ce C'est l'heure si pesante où j'attends ton retour, 

« Et l'image de toi qui me luit tout le jour! 

(c Voilà le joug du cœur que je porte et que j'sânie , 

« Que tu ne pourrais pas, enfant, briser toi-même, 

« Que je n'ai pas subi, que je n'ai pas reçu, 

(c Mais qu'avec mes pensers njoi-même. j'ai tissu ! 

« Va! rends-moi miUe fois ma liberté ravie, 

« Je reviendrai toujours t'agenouiller ma vie ; 

c( Je reviendrai toujoui*s, esclaye en ton chemin, 

« Mettre un pied sur ta trace , et mon cou sous, ta main. » 

Et Daïdha pleurait aux étranges paroles : 

Et Cédar reprenait : « O mes seules idoles ! 

« Toi, mon père et ina mère, et qui seule en ces lieux v 

« Me seras ma patrie et me seras mes dieux ! 

« Eau de ma soif du cœur, ombre de mes pensées , 

« Soleil des jours de feu, lune des nuits glacées. 



TROISIEME VISION. 



« Gazelle apprivoisée, et dont l'œil est si doux 

« Que le lion la lèche , et u'a plus de courroux , 

« Tiens, touche-moi ! vois-tu comme tu me possède ! 



i54 LA: CHUTE TfVH ANGE. 

Et Tcnfant qti'à sa voix lé bonheur duspenckit , 
Faisait innoc^»iknelit ee qu'il lui démaïKiait ^ 
Laissait àë s&& yëul bleus fdeuYOir rbumide flamme y 
Lui commàftdait riante avec sa voix de femme ^ 
Passait dans ses ^iî^etxx son doigt aérien ^ 
Le laissait à ses pieds se conebèr comme un chien ^ 
Courir sôus les forêts aprè» eBe, ou l'attendre, 
Ou par un tronc caché tout-à-coup la surprendre; 
Et les heures aiqSi n'étaient plus qu'un moment , 
Et chaque jour rendait le Inémè enivrement j 

Puis quaftd Fombre grandie au soleil qui s'incline , 

« 

En rasant «les palijiiërs , penchait vers la colline , 
De peur qu'aux yeux jaloux des èn£Emts de Phayr 
Ce secret de pitié ne vînt à la trahir, 
Elle lui renbuaity comm^ avant ^ ses entraves, 
Et treijipait de ses pleurs ce signe des e^laves. 



m 



a 



TROISIÈME VISION. i55 

■ 

Cependant sa beauté que l'âge accormpliâsàit 

De sa pure ignorance encor s'embelliàdàit j 

Mais déjà quelquefois Sa vague inquiétude ■ ^ 

Lui faisait dii désert crôindfe là solitude. 

Partout fêteuse et tHste DÛ Cédàr n'était pas, 

La crainte €fn approchant ralentissait ses pas. 

Comme un^^ame pudique ^ et qui sent qu^elle est nuê ^ 

Une rougeui* ïriontait stir son front, à sa Viïe} 

Sa voix la rehiùait et la faisait trertibler 5 ' 

Son accent se fêlait eh voulant lui parier : 

Elle testait muette , immobile et confuse 

Comme un enfant surpris et qu'une mère accuse , 

Ou comme Eve devàilt le père des humains 

i 

Tenant le fruit coupable encôi*e dans ses mains. 

Quelquefois , sans oser lui parler la première ^ 

Elle posait les fruits , le lait, sur ime pierre 

Sans rien dire , et , pendant qu'il ne la voyatit pas ^ 

Derrière les cyprès s'en allait à grands pas ; 

Puis cent fois, pour le voir, vainement retournée, 

Emportait du malheur pour toute une journée. 



i56 LA CHUTE DX^N ANGE. 

D'autres fois sous les ifs s-asseyant loin de lui , 

Sa main à son mentx>n servant de point d'appui , 

Ëlie le contemplait des heures en silence ^ 

Ckimme un être qu'on craint d'admirer à distance; 

Et l'esprit tout absent , quoique les yeux ouverts , 

Semblait suivre du cœur des songes dans les airs ; 

Puis elle les baissait si tristement à terre , 

Que Cédar ne pouvait s'éloigner ni se taire , 

Mais que , s'approchant d'elle , et d'un son de voix doux , 

Il parlait le premier, et disait : « Qu'avez-vous ? » 

Alors , comme quelqu'un qu'en sursaut on secoue , 

Il lui tombait des yeux deux gouttes sur la joue : 

Avec un faux- sourire elle les essuyait. 

Puis avec les pensers la tristesse fuyait , 

Tout son cœur se noyait dan$ de douces paroles ; 

Sa tendresse enfantine avait des larmes folles , 

Et semblait s'enivrer dé son délire , exprès 

Comme pour oublier que la mort était près. 



TROISIÈME VISION. iSy 

Or la charmante enfant , pleine de sa pensée , 

Marchait en revenant la paupière baissée, 

Et distraite au retour lïe s'apercevait pas 

De l'admiration qu'excitaient ses appas ; 

Ou quand elle sentait des yeux d homme sur elle , 

Son dédain s'affligeait de leur paraître belle. 

Elle eût voulu, cachée ou laide aux yeux d'autrui, 

N'être visible et chère , et belle , que pour lui ! 

Mais ses rayons en vain voilés d'indifférence 

N'en répandaient pas moins l'extase et l'espérance ; 

Et les fils de Phay r qui d'elle s'enivraient , 

De son choix différé tous les jours murmuraient» 

<c Quand la fleur de la vigne a parfumé la plaine, 

a Disaient-ils, que la grappe est colorée et pleine, 

« On ne la laisse pas, aux pampres serpentants , 

« Attendre une autre fleur et de seconds printemps. 

« L'enfant lève les bras, la respire et la cueille, 

« Sans quoi l'automme pâle en vient jajunir la feuille, 

a Et les vents de l'hiver soufflent et foiit tomber 

« Les grains que les oiseaux viennent lui dérober. » 



ï5S LA CHUTÇ inJN AWPE. 

Lés pères loéppptents à la fin s'entendirent 
Pour parler ^ Phayrj trois viprent et lui direat, 
, Et tous hochaient le front pendant que Fun parlait : 
« Quand la brebis regimbe et refuse §on }ait , 
« Père ! la laisse-t-on au gré de ^es caprices 
« Le perdre avec sa laine au flanc des précipices ? 
<c Non : le berger soigneux approche son petit , 
« Qui bêle à ses côtés de soif et d appétit, 
a Et, fléchies à sa voix, de s^ blanche mam(ellie 
c< Le lait ql|!^lle retient entre ses doigts ruisselle. 
« Quand la poule et le paon qui pondtept à l'écart , 
(c Vont semer sous les bois lieurs œufs fa^ts ^u hasard , 
« Les laisse-t-on ainsi sans nids fdt sans familles 
« Semer pour le renard leurs fécondes coquilles? 
« Non : l'enfant du rocher va les chercher au loin , 
ce Sur le duviftt des bois les rassemble avec soin, 
« Et la mère, le soir, qui revient et les trouve, 
« Sous son cœvr qui s'échauffe avec amour les couve ; 
« Et bientôt les poussins par eux multiplia 
« Se répandmit dans l'herbe et gloussent sous nos pies. » 



T«OI$ttiME VÏSON. (59 



Le vieillard et S^inà £Oq)|)Fenai^t ç^ tangue 



i6o LA CHUTE DUN AHGE. 

Ségor^ fils d' Abniel , choisit dans le troupeau 
Le phis doré de poil des petits du chameau , 
Et le mettant la nuit parmi les jeunes bêtés 
Dont la vierge au réveil devait compter les têtes , 
Il se cache pendant ctue le sien défilait 
Pour voir si sa pitié lui dpnnerait le lait ; 
Mais au'lieu de mener le petit aux chamelles, 
La vierge l'écarta de toutes les mamelles, 
Et le laissa tout setil aux ronces d'alentour 
De tristesse et de soif crier tout un long jour; 
Et Ségor, le front triste et la vue off^sée , 
S'en alla san# parler, vaincu dans sa pensée. 



Abna, fils de Kalem, d^ns un nid de ros^^au 
Apporta près tlu seitil des œufs volés d'oiseau. 

9 

Si la fille , de l'antre en sortant vers l'aui^ore , 
Recueillait ses œufs blancs pour qu'ils pussent éclot^, 
Et, se montrant neuf joiu-s soigneuse à les sauver, 
Sous l'aile du ramier les regardait couver, 



iGa LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et savait de kii-méme à ce signé épié 
Qu'un autre pas suivrait la trace de son pié* 
Mais la vierge au matin en sortant la première^ 

m 

Et voyant ce pas d'homme empreittl sur la poul5sièi*e. 
L'effaça de son doigt sut* ce sable mouvant 
Et d'un geste hautain jeta sa cendre auvent; 
Et Zebdani, voyant sa trace ainsi détruite^ 
Pleura son vain amour^ rougit et prit la fuite. 



Les mères à Selma vinrent dire à leur tour : 

c( Peut-être que son cœur cache un secret amout* ? 

a Et que, dans la pudeur dojit la rougeur lui mpnte, 

« Elle craint de nommer celui qui fait sa honte ? 

« Forçons-la d'avouer nous^méme^ à son insu, 

ce Entre tous le désir que son œil a conçu ; 

(( Et quand son seul visage aui^a trahi son ame, 

(c De l'amant fortuné l'aveu la fera femme. » 

Et Selma consentit; et quand le jour baissa ^ 

Sur le cœur de Tenfiant l'épreuve commença* 



TROISIEME VISION. i63 



,-.Jl.« I„ «.,:_ J~. 



i64 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et sa mère lui dit : « Cotnmençons si tu veux ? » 

Et relevant de terre un pan de ses cheveiiy , 

Elle les déplia des doigts en large voile, 

Ainsi qu'un tisserand qui prépare sa toile , 

Et qui noue au métier, avant de le tisser, 

Le fil où sous le fil la trame va glisser. 

Puis approchant des fleurs et des fibres trempées , 

Des feuilles du palmier par l'hiver découpées, 

Et des perles du fleuve et des grains de carmin , 

Elle les lui tendait en avançant la main ; 

Et les recevant d'elle en se penchant , sa fille , 

Dans l'épine au long dard qui lui servait d'aiguille, 

Comme fait le pêcheur les mailles d'un filet, 

Aux fibres du palmier toutes les enfilait ; 

Et les glissant ensuite entre les fils d'ébène , 

Si fins qu'ils frémissaient au tact de son haleine, 

Passant et repassant son aiguille à travers 

La trame des cheveux, à l'endroit, à l'envers, 

Elle tissait ainsi des pieds à la ceinture 

Ce voile aérien donné par la nature. 



i66 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Quand la dernière brisq avait fané les lys 
Dont ces tissus flottants adoraient embellis ^ 

4 

Quand la dernière rose j mourait sur sa tige, 

On en renouvelait l'industrieux prestige : 

C'était un jour de fête, où, fuyant à l'écart. 

Les femmes pour charmer luttaient d'amour et d'art. 

Mais pour broder ainsi sa trame fugitive 

Il fallait la tenir d'une main attentive ; 

Car si ce doux travail était inteirompu , 

Si des cheveux tissés un seul était rompu , 

I^ trame s'échappant des doigts de l'ouvrière. 

Comme un filet sans nœud s'écoulait tout entière; 

Et la beauté soudain regardait toute en pleurs 

A ses pieds ce monceau de plumes et de fleurs. 



Or, au moment précis où la trame qui glisse 
Den^nde plus de soin à la main qui la tisse, 
A la porte de l'antre un granc} bruit s'entendit ; 
Une femme à grands pas se précipite, et dit : 



TROISIEME VISION. 

« Ségor, fils d'Abniel , est tombé dans le fleuve ! » 
Et Seima, qui feignait pour accomplir l'épreuve, 
IjCvant les bras au ciel, fit un cri de douleur. 



iG8 LA CHUTE D'UN ANGE. 

« De la race d'Ibnim tout l'espoir est fini. 
c< La flèche des chasseurs a percé Zebdani ! » 
Et Tantre, déjà plein de silence et d'alarmes , 
Retentit à ce nom de sanglots et de larmes j 
Et Daïdha pleura ses trois frères chéris ; 
Mais ni le cœur brisé , ni les pleurs, ni les cris 
Ne firent de ses doigts tomber toute la trame ; 
La terreur la laissa maîtresse de son ame ; 
Et chaque coup au cœur par la vierge reçu 
Suspendait son travail sans briser le tissu. 



Au peu d'impression des horribles nouvelles , 

I^es mères sans parler échangèrent entre elles 

Un regard scrutateur que l'enfant ne vit pas. 

L'une d'elles sortit , et revint à grands pas : 

a O perte de Phayr, dit-elle ; les esclaves 

« Dans la cpnfusion ont brisé leurs entraves ; 

« Et Cédar, ô Phayr, ton trésor, ton appui... » 

— « C^dar ! dit le vieillard , eh bien? » — « Il s'est enfiii ! » 



TROISIÈME VISION. 169 

A ces mots^ à ce nom chéri, la jeune fille 

De ses doigts entr'ouverts laissa tomber l'aiguille ; 

Le tremblement du fil fit rompre les cheveux, 

Les mailles sous le poids coulèrent nœuds à nœuds , 

Et foulant sous ses pieds la tramer répandue, 

Daïdha s'élança vers l'entrée éperdue. 

Mais les femmes soudain ouvrant toutes leurs bras , 

Et Selma courroucée , entravèrent ses pas ; 

« A l'opprobre , dit-elle , ô fille , sois moins prompte ! 

« Rentre ! de tout cela rien n'est vrai que ta honte ! 

« Rien n'est vrai que le cri qui vient de te trahir, 

« Cri qui refoule au cœur tout le sang de Phayr. 

« Le fruit mûr de Selma pour la dent de l'esclave ! 

« O mères ! écrasez la fille qui nous brave ! 

« Dieux , qui me trahissez , brisez-vous sur le seuil ! 

« Antres , tombez sur elle , et soyez son cercueil ! 

(c Oh ! cachez ce mystère , ô mères , à vos filles : 

« L'horreur s'en répandrait dans toutes les familles ; 

«Les sœurs en parleraient, et se diraient : Sais- tu 

« Que pour un vil esclave un cœur libre a battu ? 



170^ LA CHUTE IFUN ANGE. 

(cEt le sang des aïeux, sHl savait ce my^ère, 

«De honte et de courroux bouîUoimemit sous terre! 

<cDe ce seuil profané fuyc» et laissezrmei ! 

«Et toi qui fus ma fille et qui n'es plus!,.. Et toi! 

a Dans la nuit de la honte et de la terre rentre. 

« Que jamais le soleil ne te vdie hors de Tantire ! 

ce Que jatnai& sur tes yeux ne tombe l'œil du jour 

«Jusqu'à ce que ton fiel ait hu tout ton amour , 

«Jusqu'à ce que tes pleurs rendant ta lèvre amère, 

«Tu viennes à mes pieds, et me dises : Ma mère, 

« J'ai lavé cette tache avec l'eau de mes yeux ! 

« Uniss«5 votre ûUe au fib de vos aïeux. )x 

Et prenant Daïdh^ par une longue tresse, 

Comme un chieu qu'aux fprêts le çhasieur mène en laissa, 

Elle la conduisit au fond de Vwtrç^ obscur, 

Où de^ racines d'arbre avaient fendu le mur , 

Et par s^§ noirs cheveux aux racines liée 

Elle 1^ \mm \k comme u^e ama oubbéQ, 



TROISIÈME VISION. 171 

Aux genoux de Phayr, Selma dans son courrqux 
Lui dit : « Tuons l'esclave, ou l'oppFobre est sur nous ! ^ 
Mais le vieillard lui dit : « O cœur léger de femme , 
«Quel crime a-t-ir commis pour une-raori: infâme, 



172 LA CHUTE D'UN ANGE. 

«Tiens ta fille captive et seule, et veille autour, 
a Jusqu'à ce que ses yeux aient noyé cet amour. 
« Un autre amour naîtra , car le cxeur est une onde 
«Qui jamais ne tarit, murmurante et profonde, 
« Et qui, lorsque la main s'oppose à ses détours , 
« Se creuse un autre lit et prend un autre cours. » 
Puis baisant ses cheveux de sa main paternelle , 
Comme un lion clément qui lèche une gazelle , 
Avec de tendres mots dont l'accent la calma 
Il assoupit le cœur et les yeux de Selma. ' 
Le sommeil descendit dans l'antre de l'aïeule; 
Et, dévorant son cœur, Daïdha resta seule. 



Cependant quand aux eaux le troupeau descendit, 

Par les bouches de femme un bruit se répandit : 

La perle de Phayr perdue et profanée , 

Par l'œil de l'étranger Daïdha fascinée! 

Un murmure d'horreur de toutes parts monta, 

La foule vers Cédar courut et s'ameuta. 



TROISIEME VISION. 

L'esclave poursuivi , sans armes et sans juge, 
Près du seuil de Selma vint chercher un refuge. 
Mais, devançant ses pas , les mères, les enfants, 



1 74 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et n'osant par la mort satisfaire leur rage ^ 
Chacun lui prodiguait le supplice et l'outrage; 
Quand leur vil cœur enfin d'iniquités fut yidé, . 
Il resta sur la tprre à demi lapidé.' 
De la mort sur son front les blancs friâsdns glissèrent , 
Et dégaine assouvis les tigres le laissèrent 



Aux cris- de ton Cédar sous la fhonde abattu^ 

Pauvre vierge enchaînée , hélas ! que faisais-tu ? 

Sans oser réveiller sa mère qui sommeillé^ 

Chaqxje insulte arrivait dé loin à son oreille : 

La raillerie amère et l'outrageux affront 

La meurtrissaient au cœur et lui montaient au front; 

i 

Son ame bondissait dans son ;sein , de colère , 
Comme un fruit qui remtie au ventre de sa mèi*e, 
Chaque coup que la roche entendait retentir^ 
Ses membres tressaillants croyaient le ressentir j 
Chaque élan qucf l'horreur donnait à sa poitrifte, 
D'une égale secousse ébranlait la racine} 



176 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Elle en assoupissait la chute sur la terre 
Pour que l'herbe muette en gardât le mystère; 
Et la tête penchée et les bras en avant, 
Marchait comme la biche en écoutant le vent. 
Le souffle entrecoupé d'une haleine oppressée 
Lui découvrit Cédar : vers la terre baissée, 
Et relevant ses bras par l'horreur écartés. 
Elle buvait des yeux ses traits ensanglantés. 



L'esclave évanoui sur un monceau de pierres, 
La pâleur sur le front, la nuit sur ses paupières, 
Des flèches dans le corps, sous l'excès du tourment 
Avait de la douleur perdu le sentiment. * 
Il était dans ce calme où du coup étourdie 
Du sommeil à la mort l'ame nage engourdie. 
D'une froide sueur ses membres découlaient, 
Quelques filets de sang sur sa peau ruisselaient; 
Et son chien, resté seul, flairant chaque blessure, 
De sa langue d'ami les léchait à mesure. 



TROISIÈME VISION. 177 

Siir le corps de Cédar se penchant à demi, 

Elle prêta loreille à son souffle endormi; 

Et sentan^ son cœur chaud sous sa main battre encore, 

Et voyant la couleur sous ses*baisers éclore. 

L'espérance rendit la force à sou amour. 

Elle arracha du corps les iflèches tour à tour ; 

De ses dard» sans tranchant blessure peu profonde, 

Elle baisa la tempe atteinte par la fronde. 

Dans le creux de sa main allant chercher de l'eau, 

Des souillures du sang elle étancha la peau ; 

Elle cueillit dans l'herbe , aux rayons de la lune , 

Des simples feuille à feuille ; elle en étendit une , 

Toute trempée encor du baume frais des deux. 

Sur chaque meurtrissufe où pleurèrent ses yeux : 

Elle les attacha de ses longs cheveux d'ambre , 

Comme des bracelets d'amour sur chaque membre. 

Pour que le sein gêné pût respirer plus d'air, 

■ *t 
Desserrant scjs liens, elle les fit couler; 

Puis, à côté du corps, s'asseyant sur la mousse, 

Soulevant dans ses bras la tête sans secousse , 



17» LA CHUTE D'UN ANGE. 

Sur ses genoux tremblants soutenant ce. doux poklt^ 
Et rapprochant son f#OBt de ces lèvres sans voix ^ 
Où ses cheveux épars , retombant en nuage ^ 
Renfermaient lèvre à lèvre et visage à visagô : 
aCédar! lui crîait-^elle, oh! parle , éveille^toi! 

« 

«Les méchants sont partis , rouvre les yeux^ c'est moi! 
(( Ton sang ne coule pliis j o ïépoux de mes songes ! 
«Mes cheveux sont coupés et t'ont servi d'épongés^ 
«Mes genoux sont top lit^ ta tête est sur mon bras^ 
« Mon souffle est sur tes yeux : ne t'évQille*t*il pas?» 



Qui n'eût pas réveillé la voik si près, si tendre? 
Sans revivre à l'instant Cédar fte put l'entendre. 
Un soupir lui rendit le regard et la voix : 
«O Daïdha! dit-il, est-ce vous que je vois? 
«Est-ce toi, cher regard^ vent de cheveux de fenune^ 
« Qui rends l'air à mon sein et le jour à paon ame? 
«Est-ce toi dont la bouche... O ciel! luis, enfant, fois! 
«Sais-tu ce qu'ils ont dit? d'où je viens? où je suis? 



TROISIÈME VI^ON. 179 

« Sais-tu qu'à lent coUrroti^ dénoncé par ta mère , 

r 

a Je mourais pour t'aimet* ; et ta meurs si.;, »— « Mon frère ! 
«Dit-elle en lui fermant leà lèvres d'un baiser, 
«NicHiy je ne fuirai pas, dut leur*main m'écrasér! 
«Puisque^ dans mon eécret, la malice des femmes 
* A découvert l'âmôur dans les plis dé nos âmes, 
«Cet amour quie nos yeux ne s'étaient dit jamais^ 
« Qu*ii parle et que je meure ! Oui, c'est toi que j'aimais! 
«Ouij c'est t»i, toi tju'avant d'avoir vu ton visage, 
« Dans mes rêves d'etifant , j'embrassaîls en image ! 
«C'est toi qu« je voyais quasd ja fermais les yeux, 
«Comme on voit dans la nkort Tesprit de ses aïeux! 
«Lorsque tu descendis^ qui sait? du ciel peut-être, 
« Sans l'avoii' jamais vu, je crtis te i-ecbùnaître. 
« Je reçus dé ta main le salut de mes jours ^ 

m m 

«Sans m'étottner dû bras qui vint à mon secours : 

11 

«A Tamour dont mon cœur ne sait pas k naissande, 
« Le cid n'ajouta riéh par la reconnaissance ; 
« Mais la tendre pitié l'enfonça dans mon cœur , 
«Comme en foulait la graine on fait germer la fleur. 



i8o LA CHUTE D'UN ANGE. 

w 

«A leurs inimitiés opposant*ma tendresse, 

«régalais à leurs maux ma pitié vengeresse; 

«Et plus ils t'écrasaient à terre devant moi, 

«Plus j^ans mon cœur saignant je me donnais^ à toi! 

« Quel lien l'un vers l'autre attire ce qili s'aime! 

« Vers l'arbre où tu dormais mes pieds allaient d'eux-méme; 

«L'herbe ne sentak pas ces pieds lég€9:*s marcher, 

«Qui du sol, au retour, ne pouvaient s'arracher! 

« Rentrée avec ton ombre au fond de nos demeures , 

« Mon ennui , dans le ciel , comptait toutes les heures ; 

«Taurais voulu rayer de la nuit et du jour 

«Celles qui séparaient le départ du retour! 

« Je remplissais de toi ce vidé des journées. 

«Comme ces plantes d'or, vers le soldl tournées, 

« Qui regardent toujours où leur astre est monté , 

«Mon ame regardait toujours de ton côté, 

« Les accents de ta voix restaient dans mon oreille 

« Comme ceux de l'enfant que^ sa mère réveille. 

« Dans le silence en moi toujours je t'entendais : 

«Tu me disais!... que sais-je?... et je te répondais; 



TROISIEME VISION. i8i 

« Et dans ces entretiens tu me parlais de choses 
« Qui sur ma joue en feu faisaient monter les roses ^ 
« Et puis je regardais , 1^ cœur tout suspendu , 
«Si les autres aussi n'avaient rien entendu; 
«Si l'on n'avait pas vu rougir tna joue heureuse? 
« Mais en venant vers toi , je me sent£^ peureuse , 
«Et je ne trouvais tien à te dire, et souvent, 
« Pour qu'il te le rendit , je le disais au vent ! 
«Oh! n'en disait-il rien à ta tendre pensée ? 
« Quand, relevant sur moi ta paupière baissée , 
« Comme écoutant . quelqu'un qui te parlait tout bas , 
«Tu commençais des mots que ta n'achevais pas?... 



«■ 



« Je n'étais qu'un enfant alors ! mais à mesure 
«Que la lune, en changeant, rendait ma raison mûre, 
« Tout ce bonheur partit et tout l'amour resta : 
« Tu sais comme entré nous le regard s'attrista ! 
«Oh! mais tu pe sais pas, je te cachais, ô frère! 
«Que de pleurs ma pitié donnait à ta misère. 



i8a LA CHUTE D'UN ANGE. 

«Combien de fois^ assise à Fombre des Ibreto^ 

a Je me cachais de .toi pour ccmteoipler tes traits! 

«Épiant le regard, l'attitude/ le geste, - 

« Les pas, le son de Yoix^ et devinant le reste! 

«En adorant des yeux ta céleste beauté, 

« Ep voyant ce. viJ joug dç ta captivité 

«Peser sai^s l'avilir sur ton cou 'qu'il relève, 

« Comme un piège rompu que l'aigle au oiel enlève f 

« En voyant profaner sous d'indignes liens 

«Celui. dont le regard faisait baisser les miens, 

«Celui qui, dépassant les épaules mortelles, 

« Semblait un dieu dont l'homme aurait volé les ailes ; 

«Je me disais, le front devant toi prosterné, 

«C'est pour l'amour de moi qu'il'languit enchaîné! 

« C'est pour moi que ce front dont mes yeux sont le culte 

«Obéit saiis miirmure à l'enfont qui l'insulle; 

« C'est pour moi qu'à jamais il se laisse fouler 

« Par ceux que d'un seul geste il a f^t reculer ! *. 

« Et mon cœur indigné se haïssait lui-même 

« Pour avoir de son rang dégradé ce qu'il aii^e : 



TBOISIÈME VISION. ifii 

« Et j'aurais tout donné cent fois pour secouer 

« Ces chaînes de ton corps ^ ou pour m'y dévouer. 

«Tes bras ennoblissaient à mes yeux ces entraves, 

« Et pour les partager j'enviais les esclaves ! 

« Et de ta servitude épuisant chaque affront ^ 

« Sur mes genoux meurtris je me frappais le front ; 

«Et mes yeu3i^ ruisselaient comme deux sources pleines, 

«Et moi^ sein étouffait et coupait mes haleines, 

« Et des soleils entiers je sanglotais tout bas 

« Pour que tes pieds vers moi ne se tournassent pas ! ! ! 

« Et de peur d'éveiller contre toi d'autres haines , 

« Je lavais au retour mes yeux dans les fontaines , 

«Derrièr^ mes regards j'en|bncais mon chagrin, 

« Et le nuage au cœur laissait mon front serein. 



«Mais à quoi m'a servi ma prudence insensée? 
«Mes m<Etins à ton nom seul ont trahi ma pensée. 
« Tsâ méprisé leurs fils ; ils ont appris pourquoi ; 
« Ijeup lâche inimitié va se venger sur toi : 



j84 la CHLïE D'UN ANGE. 

« Us ont déjà, frappé de flèches et de pierres 

ce Ces membres tout baignés de Feau de mes paupières. 

«N'ai-je pas entendu ce qu'ils ont dit et fait? 

a Ils reviendront demain achever leur forfait : 

«La crainte de Phayr retarde ton supplice; 

«Mais ma mère au vieillard a, demandé justice ^ 

« Son orgueil veut couvrir par la mort et Foubli 

«La honte de son sang dans mon cœur avili : 

« Tu mourras soi^s leur pierre ou tu vivras d'outrages , 

« Si la fiiite à l'instant ne trompe tant de rages. 

«Va, fuis sans regarder derrière, et sans retour 

«Fuis, emporte avec toi ma vie et mon amour! •" 

« Par la flèche des yeux mortellement blessée , 

« Je mourrai vite ici des couple ,de ma pensée : 

«Les gouttes de mes yeux étoufferont mon cœur 

« Comme l'ondée abat et deffeuille la fleur ; 

«Mais, fidèle à ta trace, ô frère de mon ame, 

« Nul enfant du désert ne m'appellera femme ; 

« Et s'il est sous la terre au pays des aïeux 

«Une terre où l'esclave a des sœurs et des dieux, 



TROISIEME VISION. i85 

« Échappant aux fureurs de leur haine jalouse , 
«J'irai t'y préparer la couche de l'épouse, 
« Et loin de ce ciel bleu dont le crime est couvert 
« Nous irons nous aimer en paix sous le ciel vert ! » 



En lui parlant amsi les lèvres sur sa joue , 

Entre les cils des yeux que le sanglot secoue 

Les gouttes de ses pleurs filtraient comme un ruisseau; 

Et Cédar sur son front sentant tomber leur eau 

Par sa lèvre altérée ardemment recueillie, 

De ce ca|ur qui se fond buvait jusqu'à la lip. 

Aux sons de cette voix dans son ame- entendu 

Il demeurait muet, enivré ,• suspendu. 

N'osant d'un mouven^ent , d'un coup d'œil ou d'un geste , 

Arrêter de l'amour l'écoulement céleste; 

Comme un homme altéré qui trouve en son chemin 

L'enfant qui vient du puits une amphore à ]a main, 

Colle sa lèvre ardente, et sans reprendre haleine 

Epuise jusqu'au fond la cçupe toute pleine. 



i86 lA CHUTE DUH AKGK 

Tel qu'oB baume divin, chacim cb ces aconits 

Changeait en volupté l'angoisse de ses sens : 

Son sang ne coulant plus de la moindre Uesmre, 

Rappelé Vers le oœur^ s'arrêtait à mesure; 

Il ne sentait pas plus ses membres douloureux 

Qu'au retour du printemps le lion amoureux 

Que le rugisiement de la lionne appelle^ s 

Bondissant sur ses pas , le feu dans sa prunelle , 

Laissant. aiu^ rocs aigus sa crinière et son sang. 

Ne cent dans ses transports l'épine 'dans son flanc. 

Cet amour qu'il buvait sur sa lèvre glacée 

Avait en un seul sens concentré sa pensiée. 

Mais quaod la voix tremblante et muette eut tout dit, 

Il ne se leva pas de la ter/e*y il bondit. 

Coqime une ame d'un flot de bonheur débordée 

Dont un -ressort, soudain fait échappçr l'idée, 

Ne pquvapt contenir ses intimes transports, 

Croif chasser la pensée ^msecouant le corps , 

Ses cl^eveui: ondoyants comme sous 1^^ tempère, 

Élevant ses dejux m^ips au niveau de ^ tête 



TROISIÈME VISiON. 187 

Et les frappant ensemble au-dessus d^ san fronts 
Courant d'wn arbre à Vautre, ei\ embrassant ]^ troi^o^ 
Sans paraître écouter la voix qui k rappelle 
Il décrivit trois fois un grand cercle . autottr d'elle ; 
Puis se précipitant à «es piedâ à genou:i( : 
<cToi m'aimer, Daïdha! ditril, moi ton époux! 
a Toi- me parlw d'amour la nuit , ^t moi t'6nt^ndr^ ! 
«Moi boire encor ces pleurs que tu viens de répandre? 
« Moi reposer encor ma tête sur tes bras 
«Pendant qu'ainsi toujours tu me regarderas? 
«Moi sentir sur mon cou le frisson de ta bouche, 
«Comme l'eau qui frémit sous le vent qui la touche? 
«Moi m'enfoncer ainâ le front sous tes cheveux : 
« Ton souffle dans mon souffle et mes yeux dans tes yeu^ ? 
«Et moi partir, et moi craindre les coups du lâche? 
«Oh! béni soit cent fois le joug dont il m'attache! 
« Que m'importent leurs coups? Tiens, vois, je-suis guéfi. 
« Sous ta lèvre à l'instant tout mon sang a tari ! 
« A ce prix , Daiidha , que mille fois je meure , 
« Car je vis mille fois dans une pareille l^ure!.., » 



i88 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Il arracha des mains et foula sous ses pies 
Les feuillages de simple à ses membres liés; 
Mais portant les cheveux à ses lèvres brûlantes : 
«Cheveux de Daïdha, soyez mes seules plantes! 
«De mon terrestre Éden vous ombragez la fleur! 
«Vous prenez pour grandir votre suc dans son cœur! 

•4. 

«Vous embaumez les airs du vent de ses haleines! 
« Je vous arroserai du pur sang de mes veines ! » 
De ses baisers de flamme il les couvrit cent fois^ 
Et comme des anneaux les noua sur ses doigts. 



Des larmes dans les yeux , sur les dents un sourire , 
Daïdha sans parler contemplait ce délire. 
Dans ses bras recourbés il la prit triomphant , 
Comme dans son berceau la mère son enfant; 
Il TenleVa de terre en gémissant de joie, 
Et comme pour montrer aux étoiles sa proie, 
L'élevant à son cœur sans en sentir le poids^ 
Il la porta muette aux profondeurs des bois : 



TROISIÈME VISION. 189 

«Fuyons, lui disait*il à lèvres demi-closes, 
«Pour que la lune au ciel n entende pas ces choses. 
«Son rayon sur les eaux semble épier nos pas; 
«Fuyons, pour qu'à ta mère il ne les montre pas!» 
Et la vierge en tremblant lui rendant ses caresses, 
Nouait son cou robuste avec ses longues tresses , 
Et croyait, en sentant ses lèvres sur ses yeux, 
Que le vent emportait son esprit dans les cieùx. 
« O Cédar ! disait-elle, 6 que la mort est forte 
«Quand on y court ainsi sur l'amour qui vous porte! 
« O Cédar! disait-elle , emporte où tu voudras 
«I/esclave de ton cœup, dont la chaînç est ton bras; 
« Sauve-toi de leurs fws dans ce seul c;œur de femme , 
« Sois y^sclave de tous et le roi de mon ame ! 

■« 

« Oh ! que n'ai-je , ô Cédar ! cent cœurs et cent beautés 
« Pour te rendre cent fois plus de félicités! » 



Loin du jour importun , de la lune jalouse, 
Penchait aux bords du fleuve un tertre de pelouse, 



igo LA CHUTE D'UN ANGE. 

Où des arbres gèaetts dans Tmide enracinés 

R^ndaieht sUi^ sou cours leuk*s nameaux Inclinés } 

La végétatloh^ sdus leur ombre féconde, 

Qufe nblitri^ait la terre et désaltérait l'onde , 

Fourttiillâlt à leurs pieds dé parfums, de coutenrs; 

Les pas disparaissaieht sous le yelours des flem*s, 

Et Cédar éU luarchant, fendant leur vert nuage, 

En écâi^tàit les flots comme un homme qui nage. 

Des lianes en fleut^ qui s'enlaçaient aux troncs 

GriUiJiaient dfe bt'aUche eu branche et montai^t jusqu'aux fronts, 

Et retombaient d'en haut eu trame de vet^ure^ 

CôUiUie un câble Mmpu tombé de la m&tUre, 

A des câbles pareils allant s'entrenOuer, 

Formaient un second sol comme pour se jouer. 

A ces vastes tissus des lianes moins grandes 

S'accrochaient a leur touf pour porter leurs guirlandes. 

La vigne y répandait ses pampres; les citrons 

Y dégouttaient de fleurs; les jaunes liserons, 

Resserrant du fllët les mailles diaprées^ 

Pendaient, et retrouvaient leurs grappes s^arées. 



TROISIÈME VISION. i§i 

Le vent y secouait le duvet des roseaux; 

Et les plumes de feu des plus rares oiseaux , 

Qui tombaient de la branche où leur aile s'essuie , 

Parsemaient ces réseaux de leur flottante pluie ; 

L'aile des papillons s'y brisait en volaht ; 

De la lune voilée uii rayOn ruisselant, 

Comme à travers la mousse un filet des cascades,' 

Venait d'un crépilsculfe argeritér ces arcades. 

Au-dessus du ga^on, la ttame du filet, 

Comme un hamac de fleurs, au moindre vent tremblait; 

Si l'oiseau s'y posait^ elle s'ébranlait toute ; 

Chaque humide calice y distillait sa goutte. 

Un nuage odorant d'étamines de fleurs, 

D'ailes de papillons, d'Insectes, de couleurs. 

Comme d'un pré trop mûr qu'un pied de faticheut* foule, 

Dans l'air éblouissant s'en exhalait en foule; 

Et l'haleine des fleurs à* trâvéts les rameaux 

Y soufflait l'harmonie et là* fraîcheur des eftut. 



iga LA CHUTE D'tfN AJSGE. 






Cédar, en s'enfonçant sous les rives du fleuve, 

Parmi tous les secrets de cette terre neuve, 

Avait seul découvert , et sauvent admiré , 

Les mystères de paix de ce lieu retiré ; 

Sur ce hamac de fleurs souvent couché lui-même , 

Fermant au jour ses yeux pleins de Fombre qu'il aime. 

Son ame avait rêvé que dans ce nid d'odeur 

Sa colombe écoutait les paroles du cœur. 

Souvent en le cherchant sous les troncs des platanes, 

L'enfant l'avait trouvé* sous l'arche des lianes; 

Souvent dans l'innocence , où s'égaraient leurs jeux , 

Sur ce berceau flot;tant d'où pendaient ses cheveux , 

Voyant parmi ces lys Daïdha renversé^, 

Au doux chant du sommeil sa main l'avait bercée, 

Pendant qu'elle feignait de dormir un moment. 

Et jetait en fuyant le rire à son amant. 



îg4 LA CamE D'UN ANGE. 

Puis se rapprochant d'elle, il s'assit sur le bord 
Comme une mère heureuse auprès d'un fils qui dort ; 
Et le coude appuyé sur la couche embaumée 
Que creusait sous son poids la tête bi^n^^iûiéei 
Il oublia, des yeux en couvant sdn trésor, 
Qu'à la terré des pleurs ses pieds touchaient encor^ 

Et que la lune au ciel marchait Ce qu'ils se diti3tlt, 

,Les calices des fleurs, les mousses l'entendirent. 
Les esprits dont l'amour au ciel est le seul sens 
S'arrêtèrent d'envie à ces mortels accents ; 
Et Cédar, aspirant le ciel dans son sourire , 
Crut que le ciel entiw» n'était que ce délire. 



Quand les heures^ pourtant ^ qu'oubliait leur amour ^ 
Firent à l'horieon blanchir les bords du jour^ 
Que les nuages d'or au levant se groupèrent, 
Que sur le fond d'azur les pied se découpèretit , 
Et que l'oiseau jaloux dont l'amaiit hait la voix, 
L'alouette, en chantimt s'éleva siu* les bois, 



TROISIÈME VISION. igS 

Leur cœur se resserra : l'incrédule paupière, 
Conune un coup sur les yeux, repoussa la lumière. 
Mais des bras l'un de l'autre il fallut s'arracher : 



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^ijATptnEffltE vifioar. 



Depuis le jour maudit de la fatale épreuve, 

Les jours avaient coulé comme les flots du fleuve; 

Inseosibles et purs, et rapides, pour tous 

Au désert, excepté pour l'épouse et l'époux. 

Cédant avec douleur à Selma qui le hrave, 

Et pour sauver du moins les jours de son esclave, 

Le vieux cbef vainement r^^rettant son trésor 

Avait livré Cédar pour esclave à Ségor : 



aoo LA CHUTE D'UN ANGE 

Ségor, le plus puissant des en£ants de sa race, 

Qui convoitait sa mort pour régner à sa place. 

Pour arracher son charme à Fœil de Daïdha, 

Sous ses yeux vigilants le vieillard la garda ; 

11 sépara Cédar de ses tribus captives , 

De rOronte aux flots bleus lui fit franchir les rives , 

Et chassant devant lui ses plus maigres troupeaux, 

Le relégua tout seul sur de sombres coteaux, 

Dévorés du soleil , et séparés du monde 

Par des rocs escarpés et par le lit de Fonde. 

Et de peur que l'esclave en ces Ueux oublié 

Ne rompit les trois jougs dont il était lié , 

Et de son dm* exil franchissant la Umite, 

Ne s'approchât des bords que son tyran habite, 

Ségor et ses trois fils arrachèrent du sol 

Un jeune tronc de palme ouvert en parasol , 

Et comme on lie un bloc au coursier qu'on entrave, 

Attachèrent ce poids aux jambes de l'esclave ; 

De sorte qu'en tramant avec effort ses pas. 

L'arbre suivait sa trace et ne le quittait pas ; 



QUATRIEME VISION. : 

Ou que, s'il était las de tramer son supplice, 

Il lui fallait porter l'arbre au tronc lourd et lisse , 



2o% iA CHUTE D'UN ANGE. 

Au neuvième crpUsant de h lune d'été , 
Sans douleur sur lu mouisse elle avtit enfanté ; 
Ainsi que h fleur doublet en ces temps de prodige, 
De deux fruits à la fois chargeait la même tige , 
Deux jumeaux souriants, gage d'un même amour, 
Au même cri de joie avaient reçu le jour, 

Et de la vie oiferte k leur lèvre jumelle , 

Sucé la double goutte à su double mamelle» 

L'un était une fille, et l'autre était un fils : 

Quand les premiers baisers sur leurs lèvres cueillis 

Eurent rassasié son regard de leurs charmes. 

Que ses yeux à son lait eurent mêlé leurs larmes , 

Qu'elle les eut nommés de deux noms dans son cœur. 

L'un Sadir, l'autre Hella, disant joie et douleur; 

Pour dérober leur vie, à l'ombre du mystère, 

Au fleuve où l'on jetait les fruits de l'adultère. 

Elle passa le fleuve à la nage deux fois; 

Chaque fois de l'un d'eux son oou portant le poids. 

Comme deux lionceaux que sa mamelle abreuve, 

Sont portés par leur mère à l'autre bord d^un fleuve; 



quatrième; VISXON. v>3 

Puis ht prassaot, trempés et criants, dans sçs bra«. 
Les réchauffant du cœur et marchant k grands pas, 
Se guidant, pour trouver Cédar aux sommets sombrais, 
Sur las mugissements dm troupeaux dans les ombres. 



ao4 LA CHUTE D'UN ANGE. 

« Cédar, dieu de mon cœur, ils sont beaux comme toi ! 

a Pour qu'ils m'aiment aussi , dis! parle-leur de moi! 

a Chaque vent de mes nuits qui souffle de la plaine 

« Vous portera cette eau dont ma paupière est pleine ! » 

Et les posant à terre , et revenant dix fois. 

Elle reprit enfin sa course dans les bois. 

En couvrant de ses mains ses oreilles fermées, 

De peur d'entendre un cri de ces voix trop aimées. 

Et de ne pouvoir plus s'arracher à l'amoutr; 

Avant que la vallée eût ruisselé de jour, 

Elle rentra furtive au seuil de ses alarmes, 

Et la terre trois jours but son lait et ses larmes. ^ 



Cédar, le cœur tremblant et demeuré sans voix, 
Regardait ses enfants sur la feuille des bois, 
Et cherchant dans leurs yeux l'image de leur mère , 
Pleurait et souriait dans une ivresse amère , 
Osant de ses mains d'homme à peine les toucher. 
Comme un lion surpris que l'agneau vient lécher, 



QUATRIEME VISION. no3 

Leurs cris, leurs petits bras qui cherchaient la mamelle, 
Lui remuaient le cœur; il chercha la gazelle 
Qui, dans la même nuit, sur l'herbe avait mis bas, 



îio6 LA CïtUTE îyUN ANGE. 

Et l'esclave j nourrice et mère tour à tour, 
Leur refaisait un nid couvé par »ii amour. 



Or^ c'était la saison où j l'herbe étant fanée , 

Lies familles comptaient les troupeaux de l'anuée. 

Ségor dit à ses fils : «Voici le jour! montons , 

«Pour voir si nos chameaux , nos brebis ^ nos moutotls, 

« Ce rebut des troupeaux que l'esclave fait paître , 

<c Se sont multipliés loin du bâton du miutre ; 

«Et pour demander compte à l'esclave frappé 

« De l'agneau nftrt de soif, ou du bouc éxihappé. » 

Et les fils, irrités d'avance, le suivirent» 

Aux sommets parvenus, avec surprise ils virent 

Les maigres animaux à Cédar confiés 

Brouter autour de lui, gras et multipliés. 

Ségor s'assit à l'ombre, au bord de la fontaine, 

Admirant ses chameaux , qu'il comptait par centaini^ ; 



2o8 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Ses pied^ dont chaque trace au sol s'approfondit. 
L'élan dont le sabot de roc en roc bondit; 
La biche vagabonde , ou l'errante gazelle 
Qui n'entend que d'en bas la corne qui l'appelle , 
Viennent, de loin en loin, du bassin écoulé, 
Sous Tombre de Ségor , boire le fond troublé. 



A la fin du troupeau, dont le compte s'achève, 
Du malheureux Cédar la terreur se soulève. 
De loin , sur la montagne , en entendant marcher , 
En regardant d'en-haut ses tyrans s'approcher, 
Redoutant, mais trop tard, leur visite imprévue, 
Pour sauver les jumeaux dérobés à leur vue, 
A peine, près de lui, les avait41 cachés 
Sous de larges rameaux au boab arrachés. 
Tremblant qu'un pied cruel ne les écrasa à terre , 
Ou qu'un cri de leur soif ne trahît son mystère. 
Mais les enfants dormaient au verdoyant berceau , 
^ns même soulever du souffle leur arceau j 



QUATRIEME VISION. :»o| 

Et Ségor se levait déjà pour redescendre, 
Quand derrière la branche un bruit se fait entendre : 
Des gazelles c'était le bondissant troupeau, 



aïo LA CHUTE D'UN ANGE. 

Doutant si ces enfants sont des êtres humains ^ 
Ils les tournent sur Pherbe avec leurs rudes mains ; 
De l'horreur au respect l«ur œil long-rtemps hésite , 
Comme près d'un serpent dont le tronçon palpite. 
Mais Ségor , à l'œil dur , au cœur plus affermi^ 
Dans ses bras, à la fin, praid le couple endormi^ 
Et j levant à la fois le nid avec la branche ^ 
Dans la feuille couchés , les porte sur sa hanche. 
Tous le suivent, laissant à terre, au fond des bois, 
L'esclave évanoui , sans regard et sans voix. 



Pour semer dans Phayr l'étonnante nouvelle , 

On dirait que le vent leur a prêté son aile. 

* 

A peine de l'Oronte ont-ils touché le bord , 

Que toute la tribu de ses demeures sort j 

On vole au-devant d'eux , on les suit , on les presse ; 

Sur ses pieds , pour les voir , l'enfant même se dresse ; 

D'un cerde palpitant les ondulatiofis 

Les lassent à la fois d'interrogations. 



QUATRIEME VISION. a 1 1 

Les mères de Ségor , de leurs mains curieuses , 

Levait furtivement l'acanthe et les yeuses. 

Sur la grève du fleuve , aux bords vaseux de Teflu , 

On dépose à leurs pieds le délicat fardeau 

Jusque dans le flot bleu dont l'écume le mouille , 

Des mares j des enfants la £oule s'agenouille. 

Pour ce eouple innocent qui palpite à leur pié 

Leur surprise bientôt se transforme en pitié ; 

Elles tendent les bras à ces mains qu'ils leur tendent , 

Aux mamelles déjà des mères les suspendent, 

Et s'enviant des yeux les jumeaux à nourrir, 

Les disputent au sein qu'ils sont prêts à tarir. 

Mais Ségor , arrachant les enfants à ces mères , 

Et les apostrophant d'invectives amères : 

tf Créatures de lait et de pleurs ! leur dit-il , 

<c Qu'un enfant de deux nuits mènerait par un (il , 

ce Lâches qui n'avez rien dans la tête à toute heure , 

a Que de l'eau pour pleurer avec tout ce qui pleure! 

■ 

«Laissez vos maîtres seuls décider de leur sort, 

■ 

«Et s'ils doivent mourir n'allaitez pas la mort! 



*l 



ai a LA CHUTE D'UN ANGE. 

« Savez-vous quelle mère ou quel monstre peut-être 

■■ 

« Les a conçus dans l'ombre et leur a donné Tétre? 

« Aveugles! savez-vous si vous ne donnez pas 

« Le lait sacré de l'homme à vos propres trépas? 

a Si ces serpents cachés sous des formes humaines 

« N'empoisonneront pas votre sein de leurs haines? 

« Et si vous n'allez pas réchauffer d'un baiser 

•t La tête du géant qui doit vous écraser? » 

Puis 9 les chassant du geste et s'adressant aux hommes : 

« Dieux, parlez-nous, dit-il, dans le doute où nous sommes ! 

a Des brutes du désert, ces enfants , vil rebut, 

« Sont-ils pour notre perte ou pour notre salut? 

« Où les ai-je trouvés? Sous les pieds de l'esclave, 

« D'un ennemi captif qui nous hait, qui nous brave! 

« D'où les a-t-il reçus? des démons? ou des dieux? 

a Pourquoi les cachait-il sous l'herbe à tous les yeux ? 

jK Pourquoi nourrissait-il leur venimeuse engeance ? 

«Est-ce pour notre perte, ou bien pour sa vengeance? 

« N'est-ce pas des géants quelque germe conçu 

cf Qui devait sous ses yeux grandir à notre insu, 



QUATRIÈME VISION. 2i3 

« Pour égorger un jour la tribu tout entière? 

« 

« Non ! qu'ils meurent avant écrasés sur la pierre , 

« Que le fleuve pour lait leur prodigue son, eau! 

a Noyons nos ennemis jusque tlans leur beraeau! » 

— a Oui, qu'ils meurent ! cria d'un même instinct la foule, 

« Que tout mal loin de nous avec le fleuve coule ! 

« Des femmes sur nos fronts retombe la pitié ^ x> 

Et Ségor, à ces cris, poussant a^ec le pié 

La feuille et les enfants dans le courant de l'onde , 

Comme on balaie au fleuve un nid de béte immonde ; 

De la vague à l'instant l'acanthe se remplit , 

Et le couple dormant s'enfonça dans son lit. 

On n'entendit qu'un cri de mille voix émues 

Éclater de la foule et voler jusqu'aux nues. 

On voyait mille bras tendus suivre du doigt 

I>; berceau disparu dans le fatal endroit ; 

Quand, plus proniptc que l'œil qui suit une pensée, 

Du sommet d'un rocher une femme élancée 

Dans le courant profond plonge deux fois soudain , 

Et revient chaque fois un enfant à la main. 



^ 



ai4 LA CHUTE D'UN ANGE. 

« Daïdha ! ! ! » s'écria la foule. . * C'était elle, 

Qui , sous rhomble poids d'une angoisse mortelle f 

m 

Au vague bruit d'enfant , par son cœur entendu , 
Était sortie au jour à ses pas défendu , 
Et non loin de Ségor, par un arbre cachée^ 
A chaque mot de lui l'ame au corps arrachée , 
L'avait vu repousser ses chers fruits dans le flot, 
Et s'était dans le gouffre élancée aussitôt. 



Elle sortit soudain ^ par le peuple escortée , 

Sur la rive où de l'eau le cours l'avait portée ; 

Et couvrant de baisers , à genoux sur le bord , 

Ses enfants, du regard disputés à la mort , 

Elle leur réchauffait le corps de son haleine , 

Comme une mère échauffe un agneau sous sa laine; 

Et les faisant sourire elle leur souriait, 

Et de ses longs cheveux elle les essuyait. 

Puis voyant tout à coup la foule rassemblée , 

Et comme du néant au monde rappelée , 



QUATRIÈME VISION. ' ai 5 

Elle jeta du cœur un si terrible cri 

Que chaque cœur de mère en fut tout attendri. 

Et levant ses enfants au-dessus de sa tête , 

Comme on ^lève un signe au peuple qui s'arrête , 

Ou comme on montre au ciel un sang qui fume encor^ 

En abjurant la foudre , au-devant de Ségor 

Elle eourut ^ semblable à la biche forcée 

Qui revient au chasseur dont le coup l'a blessée i 

Et debout devant lui i « Peuple, dit-elle, et tdi 

« Lâche égorgeur d'agneatix, ces enfants sont à moi! 

a Frappez ce sein coupable, et laissez-leur la vie ! 

« Est-ce sur l'innocent que le crime s'expie ? 

« Peuple^ c'est votre sang qui coulp dans le leur, 

« Remontez à sa source... ils l'ont pris dans mon cœur! 

« Vengez-vous! j'ai trompé votre haine jalouse j 

«Ils sotit fils de Cédar!... et je suis.i. son épousé!.... » 

Par cent cris à la fols un cri multiplié 

En exécration transforme la pitié. 

Ségor frappé d'horreur reoule avec la foule , 

Comme quand à tios pieds un bloc s'écrase et roule. 



ii6 'LA CHUTE D'UN ANGE, 

Daïdha, qui les voit pas à pas s'écarter, 

S'efforce de les joindre et' de les arrêter ; 

Et pressant les jumeaux d'un bras sur sa mamelle , 

Comme pour les rentrer et les cacher en elle , 

Déchirant aux cailloux ses genoux et ses flancs , 

Ses cheveux de poussière et d'onde ruisselants 

(>oUés contre son corps comme un voile qu'on trempe , 

Appuyant d'une main ce groupe entier qui rampe, 

De sa lèvre de marbre elle veut embrasser 

Chaque pied tour à tour prompt à la repousser. 

Devant elle partout la foule se disperse , 

Sur son cou suppliant sa tête se renverse ; 

Elle fond en sanglpts, elle joint ses deux mains, 

Adjure par leurs noms ses frères inhumains ;| 

De sa mère à ses sœurs sur ses genoux se traîne : 

c( N'est-il donc parmi vous aucune qui les prenne? 

« Femmes, vos seins remplis laisseront-ils mourir 

« Ces bouches que l'hyène aurait voulu nourrir ? 

« Oh ! prenez et frappez !... quà vos seins je les voie, 

« Mères ! du lait pour eux... et je meurs avec joie ! » 



■i 



2i8 LA CHUTE D'UN ANGE. 

C'était une prison^ une tombe vivante ^ 

Que Ton formait de boue et de pierre mouvante y 

Et que Ton élevait comme une haute tour. 

Sans porte , et sans fenêtre ^ et sans issue autour ; 

De sorte qu'enfermé dans oette arche profonde , 

Ce haut mur séparait le coupable du monde f 

Et que les dieux du ciel ^ qui seuls voyaient son sort , 

Ne pouvaient accuser personne de sa mort. 

On condamna Çédar à périr daiils l'Oronte 

De la mort la plus vile et surtout la plus prompte; 

Et quant aux deux jumeaux ^ du fleuve préservés ^ 

Aux lions du désert ils furent réservés. 



A peine a retenti la fatale sentence , 
Qu'aux rochers de Cédar le peuple entier s'élanee. 
Sur le sol| sans haleine^ on le trouve étendu , 
Comme frappé d'un coup de là-haut descendu^ 
La foule, qui le voit sans couleur et sans vie, 
Croit que les dieux vengeurs ont foudroyé l'impie : 



QUATRIEME VISION. ai 

Il insulte du pied ce corps sans mouvement ; 
Puis, le traînant au bord de l'Oronte écumant, 

1>«A» Â\,^ „».>HW, »;. 1» A^.«^ ».. fr^r^A ^'..»s «11^ . 



aao LA CHUTE ffUN ANGE. 



Autour de Daïdfaa, dans «on sépulcre assise^ 
Déjà les blocs montaient assise sur assise ; 
Son ame, à demi morte, entendait retentir 
Les pierres du tombeau qui devaient l'engloutir ; 
Ainsi que la victime au couteau s'abandonne, 

« 

Ses yeux, fixés au sol , n'imploraient plus personne ; 

De la tête son cou ne portait plus le poids; 

Son visage glacé se qachait dans ses doigts , 

Et l'ondulation des cheveux sur la mousse 

De son cœur qui battait marquait chaque secousse. 

Elle semblait avoir accepté son cercueil ; 

Mais quand, baissant les mains, elle vit d'un coup d*oeil 

L*enc«inte de rocher qui montait à mesure. 

De ses frères bientôt dépasser la ceinture , 

Comme un homme endoi;mi qu'une vipère mord, 

Elle bondit de terre avec un cri de mort; 

Elle. tendit ses hr^ tout chargés de prières 

Aux femmes de Phayr, assises près des pierres : 



■ QUATRIEME VISION. 

« Oh ! dit-elle, arrêtez , arrêtez un moment 

«r Avant de refermer ce fotal monument ! 

s O ma mère! à mes sœurs! ô frères de ma race! 



%%% LA CHUTE miN ANGE. 

Promirent d'apporter les enfknts ; et la tour 
Monta de pierre en pierre et rétrécit le jour. 
La foule, en s'éloignant de la prison mortelle, 
En malédictions se répandit sur elle, 
Et Daïdha bientôt n'entendit d'autre bruit 
Que le courant du fleuve et le ^ent de la nuit 



Semblable, en son instinct, à la biche sauvage, 
Qui, las jouBs et les nuits, fait le tour de sa cage, 
Flairant si les barreaux qui captivent ses pas 
Sous le poil de ses flancs ne s'élargiront pas, 
Elle tourna long-temps autour de l'édifice, 
(Cherchant avec les mains aux murs un interstice , 
Se meur^issant le sein aux angles du rocher, 
£t de ses doigts saignants cherchant à s'accrocherj 
Mais les murs à ses mains ne donnaient point de prise; 
Ils ne laissaient filtrer dedans ni jour ni biise , 
£t, comm^ ensevelie au bas d'un puits profond, 
Chaque efiprt pour monter la replongeait au fond. 



QUATRIÈME VISION. aa3 

Lasse enfin de tenter un effort qui succombe t 

La paix du désespoir descendit dans sa tombe ; 

Elle s'assit à terre y appuyée à sa tour : 

«Mourir, dit-elle ainsi , pour une nuit d'amour! 

« Oh! oui, mourir cent fois! Cédar! œil de mon ame! 

a Mourir cent fois ainsi , puisque je meurs sa femme! 

«Que mille tours de faim montent, croulent sur moi, 

« Avant que Daïdha rougisse d'être à toi ! 

« Avant que ma douleur se repente, ô ma vie ! 

«De ces deux fruits d'amour que leur haine m'envie! 

« Qu'ils exècrent ton nom , je Tadore au cercueil! 

«Mon suppliée est ma foi, ma honte est mon orgueil! 

«Jusqu'au fojid des enfers que ma tombe se crei:|3e! 

« Cédar, mourir pour toi c'est encore être heureuse! 

«O mort, que tardes-tu? Viens, viens nous réunir! 

« (>omme des pas d'amant je t'écoute venir. » 

Et puis, toute attentive, elle écoutait en elle 

Si la soif de sa lèvre était bientôt mortelle? 

Ou bien si de la faim la dernière langueur 

Ne se trahissait pas aux battements du cœiir? 



!ia4 lA CHUTE D*UN ANGE. 

Mais y dans ces premiers temps d'une forte nature, 

La sève de longs jours vivait sans nourriture, 

Et la jeune victime , interrogeant en vain , 

Ne ressentait encor ni la soif ni la faim , 

^t, les sens soutenus de tendresse et d'alarmes, 

Elle mangeatt son cœur et dévorait ses larmes. 



Les étoiles du ciel qui passaient tour à tour 
Dans le morceau du ciel que laissait voir la tour, 
La virent de là-haut, en traversant l'espace, 
Dans la même attitude et dans la même place , 
Aux pierres de la tour les membres appuyés. 
Les mains jointes tombant sur ses genoux plies. 
Quand , dans le blanc du ciel, le jour parut éclore. 
L'alouette en montant lui gazouilla l'aurore ; 
Une noire hirondelle au plumage d'azur, 
Rasant la haute tour, parut au bord du mur; 
Aux blocs, en tournoyant, elle froissa son aile. 
Et , sur un plat rebord , se posa tout près d'elle. 



QUATRIÈME VISION- m 5 

Elle leva les mains : a Compatissafrt oiseau , 
« Qui descends pour me voir dans mon morne tombeau , 
« Ne les as-tu pas vus, di^moi , côucliés par terre, 
a Comme des œufs brisés , mes deux petits sans mère? 
«Riaient-ils? pleuraient-ils? me tendaient-ils les bras? 
«Ne vas-tu pas les voir quand tu remonteras? 
«N'as-tu pas vu, dis-moi, du bord où tu fabrtuve, 
« Le beau corps de Gédar roulé dans Feâu du fleuve? 
« Oh ! dis-lui que je vais le rejoindre bientôt : 
« L'amour ne va-t-il pas plus vite que le flot? 
« Que tiens-tu dans ton bec, oiseau qui bois aux vagues? 
« Est-ce un brin de la mousse? esfccê un cheveu des algues ? 
« Ou de son front flottant, dis-moi, n'as-tu pas pris 
« Un de ses cheveux d'or pour coucher tes petits ? 
« Oh! laisse-moi tomber ce fil que je t'envie, 
«Un cheveu de.sa tête! un rayon de sa vie!! 
«Un débris de sa mort! oiseau, laisse-les moi! 
« Je n'ai que ce cheveu! les forêts sont à toi î... » 
Mais son geste et sa voix- effrayant l'hirondelle ^ 
L'oiseau vers le sommet remonta d'un coup d'aile, 
I. ï 5 



226 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et de son désespoir le cri fit envoler 

Le? seul être de Dieu qui vînt la cohsoler. 

De ce dernier commerce elle perdit les charmes 

Et son œil épuisé s'assoupit flans les larmes* 



En songe quelque temps son ame sommeilla. 

Comme un coup dans le cœur un gri la réveiUa : 

C'était ce cri de soif, insensible à l'oreille, 

Auquel dans son rf^pos une mère s'éveille ^ 

De ses pauvres petits le doux vagissement, 

Qui venaient à sa mort demander l'aliment: 

Deux filles de Ségor les tenant par la hanche, 

Les tendaient par la fente à sa mamelle blanche. 

Tandis que D^udha, dont le cœur ruisselait. 

En les lavai) t de pleurs les abreuvait 4^ lait : 

« Buvez, mesJ:>l4ncs agneaux! bois^ ma blanche colombe ! 

«Buvez l'eau de mon.ooîjiir qui coule de la tombe. 

'(Pressez ainsi, pressez, de? lèvres, de la main, 

(Cette sQurce d'amour que va tarir la faim, 



QUiTRDÈME VISION. aa; 

a Que ne peut d'un iieul trait votre J>ouche assouvie 
ft Épuiser tout mou saug avec toute ma viel 
«Et que ne tombez-vous des mamelles, sevrés, 
«Comme deux enflants morts par la.gfrappe enivrés!.*, 
of Oh! que vous aurez soif lorsque je serai morte! 
«Oh! ne souriez pas! ou bien qu'on vous remporte! 
«Je puis vous voir mourir! oui, mais je ne puis voir 
«La mort sourire ainsi dans vos yeux sans espoir !,.«i> 
En leur pariant ainsi ses deux mains convulsives 
Pressaient contre son sein ces deux têtes naïves, - 
Semait de longs baisers qu'entrecoupaient ses pleurs 
Leurs dents teintes de lait , leurs yeux , leur joue en fleurs ^ 
Enlaçait à son cou leurs bras pour les suspendre, 
Mordait de leurs cheveux le duvet blond et tendre. 
Se mirait dsm& leurs yeux comme dans un miroir, 
Fermait les siens d'korreur, les rouvrait pour les voir ; 
Tandis que les enfants, que sa chaste mamelle 
Attirait tour à tour et Troussait loin d'elle, 
Prenant ces £aux transports. et ces pleurs pour des jeux. 
Riaient en se jiHiant entre^ses longsi^chewui^. 



aa8 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Quand du lait 80us leurs dents la source fut tarie, 
Ces filles sans pitié pour sa voix qui les prie, 
Reportèrent ses fils dormants à la tribu, 
Comme l'on trouble l'eau quand les agneaux ont bu ! 



Daïdba du regard poursuivant chaque femme 

Qui semblait emporter les deux parts de son ame, 

Suivit de l'œil ses fruits tant qu'elle put les voir. 

Trois fois dans la journée ils tétèrent; le soir, 

Quand les femmes du chef vinrent vers la fenêtre , 

Elles ne virent plus Daidha reparaître. 

Leur voix , pour l'avertir, l'appela dans la tour. 

Une mourante voix en sortit à son tour ; 

Ses jambes, fléchissant sous l'angoisse mortelle. 

Ne pouvaient plus du sol se déplier sous elle. 

Aux cris de ses petits, elle fit un effort; 

Mais l'élan de son cœur ne put lever la mort, 

Elle retomba faible au pied noir des murailles. 

« Oh ! par les fruits vivants ou morts de vos entrailles , » 



QUATRIÈME VISION- 429 

Dit-elle en élevant encore un peu la voix, 

« Par l'eau que vous buvez , par Ifô pleurs que je bois , 

«Passez-moi les agneaux dans l'étroite ouverture, 

a Que je leur donne encore tin jour leur nourriture. 

« Le lait de ma mamelle à leurs cris monte et sort, 

ail coulera peut-être encore après ma mort; 

«Ne leur enviez pas cette joie éphémère 

« De tarir jusqu'au fond les sources de leur mère ; 

« Au lieu des lionceaux , ce sera le vautour 

« Qui viendra dépecer leurs membres dans ma tour!,.. » 

Et les femmes , pensant au jour où l'on enfante , 

Glissèrent en pleurant les petits dans la fente ; 

Daïdha les reçut en élevant la main , 

Et la nuit des(5endit noire sur le chemin. 




CnrOVIEHE VlHOBT. 



Mats tandis que la tour couvre ces cris funèbres, 

Des pas entrecoupés rôdaient dans les ténèbres. 

Qui donc, posant ses pieds muets sur le rocher, 

De la tour de la mort ose ainà s'approcher? 

Pourquoi s'arrête-t-i! de distance en distance 

Comme pour épier, écouter le silence? 

Pourquoi, de toutes parts, égare-t-il ses pas? 

Quels noms , aux yeux des nuits , murmure-t-il tout bas? 



234 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Quel sourd rugissement avec son souffle groiule. 
Tel que l'airain en feu qui fait bouillir une onde? 
Astres du firmament!- en croirez-vous vos yeux? 
Cédar! c'était Cédar, reparu sous les cieux! 
Cédar, libre du joug qui comprimait sa force, 
Brandissant d'une main un chêne avec l'écorce . 
Et de l'autre , ^i avant, tâtant l'obscurité 
Comme prêt à frapper vers le roc habité. 
Vers cette meurtrière à grands pas il s'avance , 
Muet , et se mordant les lèvres de vengeance ; 
On dirait qu'il revient par un doigt sûr conduit. 
Mais comment sortait-il de sa mort, de sa nuit? 
Lorsque son coips gisant à tant d'injure en butte 
Était tombé. du roc, ^itraînant dans sa chute, 
Comme une pierre au cou, le grand tronc de palmier, 
L'arbre para le cotps en tombant le premier ; 
Les lianes, les joncs qui liaient l'homme à l'arbre 
Se rompirent du poids sur les pointes du marbre ; 
Et quand du fond des ûots le palmier remonta , 
Par le tronc soutenu , l'homme avec lui flotta. 



CINQUIÈME VISION. a35 

A traversa ses détours et ses gorges profondes > 

L'Oronte bondissant les roula dans ses ondes. 

% 

En les perdant de l'œil sous un cap, de son cours 
Ce vil peuple les crut disparus pour toujours. 
Cependant réveillé par la fraîcheur des vagues, 
Recueillant lentement quelques souvenirs vagues, 
En voyant devant lui fuir le ciel et le bord ,- 
Cédar avait compris qu'il flottait dans sa mort. 
Embrassant le palmier d'une main convulsive , 
Son instinct machinsd le poussait vers la rive; 
Mais plus fort que son bras inhabile à ramer, 
Le rapide courant les portait à la mer. 
Il entendait déjà sur la plage sonore 
Tonner lé coûlre-coup des tagues de l'aurore ; 
Déjà les bords du fleuve échappaient à son œil , 
Quand le courant brisé sur l'invincible écueil , 
Que le reflux des mers dans son lit bas repousse , 
Sur le sable des flots le }8ta sans ^cousse. 
Il resta quelqne temps immobile, engourdi, 
Tel qu'un homme , d'un coup de maisue étourdi , 



a36 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Rappelant fil à fil chaque image effacée , 

Et comme un fer au sein retrouvant sa pensée. 

Il dénoua des dents le reste de lien 

Qui l'attachait encore au palmier , son soutien ; 

Tantôt marchant dans Tonde et tantôt à la nage, 

H regagna bientôt les forets du rivage. 

Sous l'instinct de l'amour son pied n'hésite pas , 

Au rebours du courant il s'élance à grands pas. 

Il lui semble de loin entendre dans son ame 

i 

Lés cris de deux enfants et des sanglots de femme. 

Du sort de Daidha l'affreux pressentiment 

Ne laisse pas son pied s'arrêter un moment ; 

Comme un homme éperdu qu'un cri de mort appelle , 

Il court deux jours entiers les bras tendus vers elle; 

Enfin par la vengeance et par l'amour conduit, 

C'était lui qui montait à tâtons dans la nuit. 

Il avait reconnu le camp, dans les ténèbres,. 

Aux aboîments des chiens poussant des voix funèbres. 

Il avait étouffé ses pas* pour les tromper , 

Et sa masse à la main écoutait pour frapper. 



CISQBIÈME -VISION. 



a38 LA CHUTE D'UN ANGE. 

« O ciel ! avant leur soif mon sein a pu tarir! 
«Ah! mourir la dernière, ah! c'est cent fois mourir! 
«ËD&uts, frappez ce sein qui vous tue et vous sèvre, 
R A défaut de mon sein collez-vous à ma lèvre ! 
■ Dans mon det'nier soupir, images de l'époux, 
« Buvez toute mon ame , elle s'exhale en vous 1 
«Que ta mort, ô Cédar! fut plus digne d'envie! 
i souffles dans ta vie! 
^ ils s'exhalent pour toi : 
: ! ferme tes bras, c'est moi ! ! ! » 



a de cette voix plaintive, 
n oreille attentive, 
tendre s'exhaler 
Une voix des tombeaux qui venait l'appeler. 
Il n'avait pas d'abord reconnu dans la plainte ■ 
La voix de son amour par l'agonie éteinte; 



CINQUIÈME VISION. aSg 

Maïs au nom de Cédar par elle prononcé, 

Frappé d'un jour terrible , il s'était élancé. 

Arrêté par le mur qui le frappe au visage , 

11 cherchait à tâtons dans la roche un passage. 

Trois fois les bras tendus , de la fatale tour, 

Comme un t^e enfermé ses bras firent le tour, 

Quand sa main vainement cherchant la porte absente , 

Trouvant le vide étroit , s'engouffra dans la fente. 

Il plongea tout le bras dans le noir souterrain : 

Le front de Daîdha glacé glaça sa main : 

Il palpa froid et mort, au fond du cachot sombre, 

Tout ce groupe d'angoisse expirant dans son ombre. 

L'horrible vérité jaillit à son esprit ; 

Il toucha le supplice, et son instinct comprit. 

Des blocs accumulés saisissant llnterstice , 

Il gravit au sommet du t^rible édifice ; 

£t de peur d'écraser sous les blocs son amour, 

Par sa cime élevée il démolit la tour. 

Son bras dése^ré faisait voler la pierre 

Comme le vent d'hiver soulève la poussière j 



-s. 



a4o LA CHUTE D'UN ANGE. 

Lies blocs qui de nos jours feraient fléchir des bras^ 
Allaient tomber à terre et la fendre à cent pas. 
Un tonnerre incessant faisait trembler la plage , 
Et la tour sous ses pieds décroissait par étage : 
Les cavernes de loin tremblaient du contre-coup. 
Du désert à l'instant tout le peuple est debout; 
Aux premières lueurs du ciel qui se déroule , 
A cet étrange bruit ils accourent en foule ; 
La fronde , la massue , ou la pierre à la main , 
Ils volent à grands cris à la tour de la faim : 
Les uns pensent qu'un dieu , sous l'éclair et la foudre , 
D'elle-même à ses pieds la fait tomber en poudre ; 
D'autres, voyant un homme en débris la lancer; 
De leurs armes de boue osent le menacer. 
Auprès du monument leaplus fiers se hasardent, 
Du pied des murs en haut en rampant ils regardent, 
Se refusent long-temps à croire ; mais leurs yeux 
Reconnaissant Cédar au, faible jour des cieux, 
Mille cris à l'instant jaillissent; mille frondes 
Font vqler à l'instant le lit roulant des ondes; 



w^ 



aNQUIÈME VBïON. 241 

• ' . . . * 

Mille flèches de bois dans les ildtiimes durci 
Sifflent; autour de lui l'air en est obscurci; 
Mille mains s'accrochaut aux jointures des pierres, 
S'efforcent d'arriver au somùiet les premières 
Pour en précipiter l'esclave ravisseur, 
Qui vient à leur vcrijgeance arracher une sœur. 
Cédar, dont le regard replié dans son smne, 
Ne voit que Daïdha qui l'appelle et se pâme, 
Dans son œuvre absorbé d'abord n'aperçoit pas 
Les ennemis cachés qui rampent sous ses pas. 
Zebdani, le premier gravissant les murailles , 
Le saisit par le corps de ses bras en tenailles, 
Tandis qu'Abid et Kor secondent son assaut; 
Mais Cédar revenant à lui comme en sursaut. 
De leurs faibles mains d'homme arrachant sa main libre , 
Sur ses orteils crispés conserve l'équilibre. 
Les entoure du bras, les étouffe à ses flancs. 
Enfonce dans leur chair ses ongles tout sanglants ; 
D'une main tour à tour à l'aplomb les enlève, 
Les fait, en brandissant, tournoyer comme un glaive; 
I. - 16 



a4i LA CHUTE D'UN ANGE. 

■ 

Pais, leur battant le crâne aux angle» du rocher. 

En 'écrase les maias qui veulent s'approcher ; 

Sanglants et mutilés, il les lance à la foule, 

Qui , sous leurs corps tombants f s'écarte en large houle. 

Pour frapper sans péril les coups volent de loin ; 

Mais de se préserver négligeant le vil soin , 

Un bloc dans chaque main, Cédar, ferme à sa base, 

Les fulmine d'en haut, les pile, les écrase : 

A chaque coup qu'il lance un forfait est puni. 

Il enfonce d'un bloc le cœur de Zebdani ; 

Sous un débris mortel de ses propres murailles, 

Ségor roule à leurs pieds et répand ses entrailles ; 

Sur le corps de son père Abna précipité 

Va tomber sous le bloc qu'il avait apporté ; 

Élim, Zadel, Sélin, les sept fils de sa race, 

Ne peuvent fuir la niort qui gronde sur leur trace ; 

Chacun tombe à son tour sous ces carreaux broyé. 

L'infatigable bras dont tout est foudroyé. 

Des murs qu'ils ont bâtis pour un autre supplice , 

Abat ces criminels sous leur propre injustice ; 



CINQUIEME VISION. a43 



244 LA. CHUTE D'UN ANGE. 

Et portant Daldha par ce ^ol du carnage , 
Dans son sein en passant il cache son visage. 



Sur la scène d'hoiTenr sans jeter un regard , 
Sous la nuit des forêts il s'enfonce au hasard. 
11 semble que son pied, que l'horreur précipite, 
Ne peut, loin de ces bords, l'emporter assez vite; 
Il voudrait enlever au ciel , heureux vainqueur , 
Ces trois fronts adorés qui battent sur son cœur ! 
Chaque fois que son bras ou sa jambe chancelle , 
Il puise dans leurs yeux une force nouvelle ; 
Vers de nouveaux sommets il reprend son essor, 
Nul l^eu n'est assez sûr pour cacher son trésor, 
Depuis l'heure ou la nuit se temt du* crépuscule, 
Jusqu'à l'heure où le jour suit l'ombre qui recule; 
H courut sans reprendre haîeine u» seul moment, 
Sans parler, en serrant du bras ce cou charmant. 
Enfin quand il eut* mis entre les bords du fleuve 
Et lui, des pas, des pas, toute une terre neuve, . 



! 



CINQUIEME VISION. 245 

Quand son regard perçant vit un autre horizon, 
Il posa son itirdeau d'auour sur le gazon, 



246 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Contre le troiic de l'arbre il en bri^ les houppes ; 
A genoux, dans sa main tenant leurs denn-rcoupes , 
Aux lèvres des enfants , que trompait la couleur, 
Il fit téter la noix et savourer la fleur. 
J oignant se» foi^s mains en flexibles corbeilles, 
Il apportar dedans des rayons d'or d'abeilles, 
Dont le miel embaumé, par la fleur épaissi, 
Semblait des lingots d'or dans le rocher durci. 
Le gland, dont trois hivers #nt mûri la farine, 
Des plantes qui cachaient leur suc dans leur racine, 
Et des roseaux sucrés, dont un mi^l blanc coulait ^ 
Entassés en monceaux que sa main étalait. 
Et dépouillés par lui de leurs rudes écorçes , 
D'ui^ savoureux festin cânimèrent leurs forces. 
Les enfants endormis dans l'herbe , avec leqr main 
Pressaient encor ces fruits survivant à leur faim. 



Déjà de Daïdha la jeunesse assouvie 

Sentait remonter l'eau dans les sourees de vie ; 



CINQUIÈME YISION. 247 

Cédar, ivre de joie et de paix , regarda 
Long^temps et tour à tour les enfants^ Daïdha. 
Devant ces fruits d'amour et cette jeune femme , 
Je ne sais quel besoin s'élevait dans son ame 
De répandre son cœur débordant de parAmi , 
De reporter plus haut son bonheur à quelqu'un ; 
Mais de ce grand besoin son ame possédée 

■ Avait l'instinct de Dieu sans en avoir l'idée ; 

' Sur toute la nature il promena ses yeux , 
De la mousse aux troncs d'arbre etdestroncsd'arbreauxcieux , 
11 leur montra la mère et les enfants du geste; 
Il écarta son corps pour que du toit céleste 
Un rayon du soleil , comme un regard d'amour. 
Se réjouît aussi de les revoir au jour : 
Il eut voulu des nuits déployer tous les voil^, 
Pour la montrer aux yeux de toutes lefi^ étcnles ; 
Dans lextase de joie où son cœur s'abîmait, 
Il lui semblait que tout aimait ce qu'il aimait, 
Que tout autour de lui partageait son ivresse, 
Et pour ce front charmant n'était qu'une caresse ! 



248 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Ses sens ne ressentaient ni fatigue , ni faiui ; 

Sur la mousse auprès d'eDe il vint s'asseoir enfii^ 

Enivrant de plus près son ame de ses charmes ^ 

Son regard dam ses yeiix faisait monter des krmes ; 

Mais ces larmes du ciel j au goût délideux , 

Trop-plein d'un cœur mortel qui cotde par les yeux , 

Voile humide et brillant que l'excès de la joie 

Comme un nuage au ciel sur le banheur déploie. 

Le front de Daïdha s'abandonnant à lui , 

Renversé sur son bras , prit son cœur pour appui ; 

Leurs mains sur leurs genoux par leurs doigts s'^acèreut, 

Et parlant à la fois, ensemble ils repassèrent , 

Pas à pas, mots à mots, depuis lé premier jour, 

Tous les sentiers saignants de leur céleste amour ; 

S'épuisant en aveux , en demandes frivoles , 

Se faisant mille fois redire leurs paroles , 

Des lèvres Ihm de Fautre à l!envi les buvant, 

Dans les aveux de l'un l'autre se retrouvant. 

Voluptueux retour de deux âmes ravies, 

Qui pour se réunir remontent leurs deux vies , 



CINQUlÈiME VISION. 249 

Et du bonheur présenl pour mieux sentir le goAt, 
Recueillant leur mémoire, et leurs larmes partout, 

■ 

Dans la coiipe de joie où leur lèvre s'abreuve, 

ê 

Répandent comme un sel le fiel de leur épreuve* 
Lentement dans leur cœur tout leur eœur se vida, 
Jusqu'à ce que leur sein de bonheur déborda. 
Leur parole plus rare et mêlée au silence 
S'interrompait déjà de distance en distance, 
Comme des gouttes d'eau qui tombent dans son sein , 
La chute en s'épuisant assoupit le bassin ; 
Leur paupière, où pesait une si longue auroi*e, 
Se fermait, se rouvrait pour se revoir encore ; 
I^urs lèvres où les mots ne faisaient plus qu'errer, 
Comme un songe déjà semblaient les murmurer ; 
Leurs têtes, soi» le poids du bonheur affaissées, 
S appuyaient l'une l'autre ainsi que deux pensées ; 
Et le sommeil fermant la voix, des deux amants, 
Assoupit de leurs cœurs les derniers batteioents. 



\ 



SIXIÈME Vision. 



t 



• 



il 



HXlKHi; VIftIOH. 



Ainsi ces deux enlants, l'un à l'autre leur monde, 
Suivaient jour après jour l«ir route vagAoade, 
Ayant devant leurs pas l'univers tout entier, 
Et sani but que l'amour s'y traçant loir sentfer. 
Ils semblaient seulement dans leiirinancke pressée 
De leurs premiers tyrans vcftiloir fuir la pensée; 
Et cberchant par instinct les -plus ttèdcs clhitats, 
Aux mers d'où swt le jour ils diiigéaient Feurs pas. ■ 



254 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Ils avaient entendu qu'en ces champd de l'aurore 

Milie fruits inconnus Èe cachaient pour éclore, 

Que les plus doux parfums qui sotïffient sous les cieux , 

Y donnaient à l'air même un goût délicieux , 

Que les rocs ruisselaient du nectar des abeilles, 

Et qu'un oiseau céleste y charmait les oreilles. 

Nous nous arrêteroM^ se disaieixtHlls entre eux, 

Aux lieux où le bonheur sera plus savoureux, 

Aux bords où l'oiseau bleu va reposer ses ailes; 

Nous apprivoiserons les petits des gazelles , 

Pour jouer sur la feuille avec nos doux jumeaux; 

Nous irons dérober les œufs ^us les rameaux. 

Nous aurons pour demeure une grotte de marbre ^ 

Fermée aux eaux du ciel , ou le tronc creux de l'arbre ^ 

Dont les vastes raitieaiix vers le ciel ropKés 

Des cheveux de èsl tète enveloppent seâ pies. 

Nous sevons bons » tous ; et pour que l'dn mtùs mme j 

Nous fermss alliance aVee hs liens même, 

Avec l'disèau du ciel et l'insecte dis chanips. 

Mai» avecVbomme, oh noit! les hbiûmessent niéchailts ! 






sntiÉacE VISION. a 55 

A ces tabkeaiix riaRts qu^ils coloraient d'avaîiee^ 
liCur pas léger sômblable au toI de Fespérance, 
Quoique kssé du jour^ les portait en avant ^ 
Cependant dâa» leur fuite ils s'afrétai^nt souvent 



Tantôt les dnrs càîllous ou cfépiiieu^es plantes^- 

Des pieds de Daïdha faisaient saigner les plantes; 

Au cou de son alnant elle nouait ses bras , 

Et Cédar la portait sans ralentir le pas. 

Ses fils sur une épaule et sur Tautre la mère ^ 

Portant tout soft bonheur, charge douce ^t légère ^ 

Pressé de ces trois cœurs dont; il était l'appui ^ 

é 

Il croyait emporter FuniTers avec lui ! 

£t Daïdha soufflant à son front dés carêmes , 

Essuyait sa sueur avec ses molks tresses! 

Tantôt un roc pendant sur un ravin plt>fQB^^ 

Se dressant comme un mur avec im gouffre mi fcMoul ^ 

Entr'ouvert à leurs pieds, ^'opposait à leur marche ^ 

Si des arbres couché$ n'y jetaient pas une arche; 



a 56 LA CHUTE D'UN ANGE. 

■ 

Cédar laissait la mère et ses fils «urJe bord j 

Pour souder le passage y (i^scendait d'abord ; 

Puis s assurant Topteil sur d'étroits interstiees , 

Levait de là les bras du fond des précipices ; 

Des mains que Daïdha de plus haut lui tendait^ 

Recevait dans ses mains l'enfant qu'il descendait ; 

Le coïK^ùut dans les fleurs , remonlait pcmr son frère , 

Pi'était oomm6 un degré son épaule à la m^ ; 

Puis au fo«d du ra^in tous les deux descendus , 

Au mur da Fautre bord par les mmns suspendus , 

Et formant de leuvs- bras une mobile échelle^ 

11 élevait en h^at l'enfant qu'il prenait d'elle. 

Si des jpAonts quelquefois le fleuve ou le torrent ' 

Opposait à leurs pas son râpiée courant, 

Cédar, qui Ife premier le passait à la nage, 

Déroulait en nageant la liane sauvage 

D'un arbre dé la rive, et comme un cable fort 

La nouait par le bout au tronc de l'autre bord : 

Sur les flots ècumants la liane.tendue 

Prêtait à Daïdha sa corde suspendue. 



SIXIÈME VISION. 257 

Betournant sur ses pas , un enfant dans la main y 

Cédar, de nœuds en iKSuds , lui traçait le chemin ; 

Elle suivait, portant sur sa tête élevée 

Sa blanche enfant, tremblante et d'écume lavée; , 
Et , comme sur le sable un vol de blancs oiseaux 

Qui font sécher leur aile, ils s'essuyaient des eaux. 



Un soir qu'ils reposaient au fond des solitudes, 

r 
Leurs membres succombant à tant de lassitudes, . 

Cédar, que son amour éveillait à tout briîit , 

Entendit comme un souffle et des pas dans la nuit ; 

Soulevé sur le coude , immobile, il écoute : 

Ces pas de leur abri semblent chercher la route. 

Un souffle haletant , qui paraît s'approcher, 

Fait frissonner d'horreur tous les poils de sa chair ; 

Il croit qu'un lionceau, que le désert affame. 

Vient dévorer ses fils sur le sein de sa femme. 

Il crie: un hurlement lugubre lui répond; 

L'animal à ses pieds s'élance d'un seul bond : 

• ■ 



a58 LA CHUTE D'UN ANGE. 

La feuille était épaisse et la nuit était sombre. 

Il voit contre ses flancs se lever comme une ombre. 

Il s'élance au-devant de ce lion dressé, 

Entre ses bras de fer te reçoit embrassé; 

Sans que son cœur défaille, il seat sur sapmtriiie 

L'ivoire de ses dents, le vent de sa narine; 

Dans sa gueule béante il plonge pour chercher 

Sa langue qui voulait tout son sang à lécher. 

L'animal étouffé tombe, et ne fait entendre 

Qu'un dernier hurlement mélancolique et teadre ; 

Et Daïdha couvrant ses enfants de son corps , 

Sentit son cœur troublé-par cet accent de mort. 

Sur les bras de Cédar, en cherchant les morsures, 

Sa main ne trempa pas dan 

Le lion qu'à ses pieds Cédai 

Au lieu de le broyer, serai 

Le sommeil referma leur p 

Quand elle se rouvrit , à I' . 

Cherchant leur ennemi mort «ous leur pied vainqueur, 

A sa vue un seul cri s'échappa de leur cœur! 



SIXIÈME VISION. 3% 

Les amants coaiteniés, montes, se regardèrent, 
Et d'aMeodrissement leurs regard^ s'inondèrejit ! 
Ce lion , dont la langue avait soif de leur sang , 
Des troupeaux de Cédar c'était le chien gisant! 
De sa captiyité compagnon volontaire. 
Le seul ami long-temps qui l'aima sur la terre ! 
Que Daîdha flattait, qui léchait ses jumeaux. 
Quand il eut vu son maître englouti dans les eaux , 
Pour retrouver son corps suivant long-temps la rive, 
Mais bientôt, devancé par l'onde fugitive, 
Hurlant de désespoir, il avait descendu 
Le large cours des eaux par l'écho répondu 
Jusqu'au sable où la mer déferle sur la plage} 
ichure à la nage ; 
? le limon foulé 
it dans le sable moulé, 
eo quêtant place à place; 
cent fois la méipe trace , 
Sans flairer en passant les pieds de la tribu , 
Aux eaux qu'il traversait sans avoir même bu , 



n 



a6o LA CHUTE D'UN ANGE. 

Il était accouru y prompt à le reconnsdtre, 

Mourir, pour son anour, de la main de son maître V 



Que le pauvre Gédar eût donné de son sang 
Pour ranimer ce corps sous son souffle impuissant! 
Quel flot amer coula de leur œil taciturne! 
Que Daïdha maudit la méprise nocturne ! 
Qu'ils baisèrent souvent, qu'ils passèrent de fois 
Sur ses longs poils souillés leurs lèvres et leurs doigts! 
Notre cœur saigne tant de perdre qui nous aime ! 
Mais le punir d'aimer! mais le tuer soi-même! 
Pour les pauvres mortels Famour est un tel bien , 
Qu'il ne peut sans saigner perdre celui d'un chien ! 
Ils creusèrent sa tombe au pied .d'un sycomore; 
Leurs yeux en s'en allant s'y retournaient encore. 
D'un nom cher et funèbre Us nommèrent ce lieu, 
Et le jour fut pour eux morne comme un adieu ! 



SIXIÈME VISION. a6i 

Déjà douze soleils avaient doré les nues 

Depuis qu'ils avançaient aux plages inconnues; 

Us étaient descendus sur les bords de la mer; 

Ils ^valent de ses flots geùté le sel amer ; 

Et perdant leurs regards sur ce grand désert d'onde^ 

Pris ce fleuve sans bord pour la rive du monde , 

Us suivaient ce rivage aux gracieux contours 

Où Tyr mille ans après se couronna de tours. 

Les vagues se jouaient sur son cap solitaire 

Comme avant la moisson de blancs agneaux sur Taire ; 

Ces deux amants foulaient sous la plante des pies 

Ces germes de cités plUs tard multipliés, 

Sans se douter qu'un jour des peuples innombrables 

Devaient au doigt de Dieu se lever de ces sables ! 

Leurs regards fascinés suivaient cîette eau sans fin ; 

Ils aimaient à marcher sur l'or du sable fin, 

Que de longs flots ridés des brises de l'aurore 

Pour leurs pieds fatigués amollissaient encore! 

Ces palpitations de la mer dans son lit, 

Ce mouvement sans fin d'un élément qui vit , 



202 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Des bords peints dans les eaux ces flottantes images; 
Ces grands gémissements accentuant ces plages ; 
Ces mystères du fond que Toeil peut traverser, 
Avec leurs sens ravis tout semblait converser; 
Et le cœur plein d'accords que leur oreille écoute , 
Ils mâchaient sur ses bords , en oubliant la route. 
Les bonds désordonnés de Tabîme mouvant^ 
Les grands chocs de la mer sous les fougues du v^it , 
Entre le velours dlierbe et les vagues limpides 
tfétendaient pas encbr ces lisières arides ; 
Mais la vague endormie et le feuillage épais 
Se touchaient sur la grève et se baisaient en paix. 
L'arbre tf^mpait ses pieds dans l'écume des plages; 
Et les flots attiédis s'obscurcissaient d'ombrages. 
Le couple voyageur savourait à la fois 
Les doubles voluptés des ondes et des bois. 



Déjà, comme une tour que son sommet écrase, 
Le Carmel devant eux s'affaissant sur sa base, 



SIXIÈME VISION. a63 

Dans le sein de la mer dont il brunit Tazur ; 
Son cap retentissant s'avançait comme un mur ; 
De grands blocs détachés de sa rapide arête ^ 
Bondissant sur sa croupe^ avaient roulé du faite ^ 
Et f juscju au sein des flots par leur chute lancés 
Formaient autour du cap d'autres caps avancés. 
La lame ^ en mugissant ^ y brisant en fumées 
Ses écumes sans fin par les brises semées , 
Comme un vase qui bout , de ses bouillonnements 
Couvrait et découvrait ses rochers écumants. 
Un aigle y tournoyait dans Téternel orage, 
Et son aile en passant ombrageait leur visage. 
La montagne semblait impossible à franchir : 
A travers ces écueils , qu'ils regardaient blanchir, 
Il fallait ou passer, ou tourner la montagne; 
Mais elle s'étendait si loin dans la campagne, 
Que sa ligne d'azur, interceptant les cieux , 
I^^eur opposait partout le même obstacle aux yeux. 
Les jeunes fugitife, pour tenter ce passage , 
Sans ex|)oser les fruits de leur vie à l'orage, 



264 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Voulurent dans ces flots d'abord seuls s'avancer. 

Dans le coeur d'un palmier qui semblait les bercer, 

Ils couchèrent bien haut la sœur avec le frère, 

De peur que le chacal ne les flairât sur terre. 

En inclinant vers eux le jeune arbre pliant, 

Us baisèrent deux fois le couple souriant; 

Puis laissant échapper de leurs mains le tronc souple , 

Sa cime dans les airs abrita le beau couple. 



Cédar et Daïdha s'avancèrent alors 
Sur l'humide corniche entre l'onde et ses bords ; 
Tantôt posant à sec leurs pieds nus dans la grève , 
Tantôt dans les torrents que la vague soulève, 
D'un tourbillon d'écUme ensemble enveloppés, 
Repoussant de la mèr les bonds entrecoupés , 
Cédar brisant ses doigts au mur de la montagne , 
Pressait de l'autre main les flancs de sa compagne. 
De peur que du rocher le flot redescendant 
N'emportât son amour dans l'abîme grondant. 



SIXIEME VISION. 265 

La vague par «moment ^ comme une blanche toile 
Se déroulant sur eux , les couvrait de son voile ; 
Puis déchirant aux rocs^ le vert tissu des eaux , 
Sur leur corps ruissdant, retombait en lambeaux. 
Pour avancer d'un pas sur la grève inégale , 
Leurs yeux d'un flot à l'autre épiaient l'intervalle : 
Leur mort ou leur sahit dépendait d'im clin d'œil ; 
Enfin , de goufFre en gouffre et d'écueil en écueil , 
Tantôt les pieds au fond et tantôt à la nage; 
Ils doublèrent le cap , et virent l'autre plage 

Qui déroulait au loin sur le flot attiédi 

» 

Sa verdure bronzée aux rayons du midi. 



A je ne sais quel dieu dans leur cœur rendant grâce , 
Les deux amants ravis revinrent sur leur trace ; 
Et Cédar, arrivant à peine le premier, 
Pour prendre les enfants incline le palmier. 
Déjà se grandissant vers eux d'une coudée, 
Daïdha de baisers les couvrait en idée, 



a66 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et sur l'orteil dreisée et ie& deux bras taidus, 
Attendait qu'à 6on Bein Gédar les eût rendus; 
Quand y an niveau de l'oeil abaksftnt le tr^c d'arbre y 
Tout leur sang devint glace et leut" front devint maiiu^ : 
Dans le cœur du palmier les enfants n'étai^it |âHsL.. 
Ils remjplissaient les airs de leurs cf*is ^pendus ; 
Dans la confusion die leurs lUilte pensées ^ 
Portant partout leurs pas et kitrs mains insensées , 
Ils allaient d'arbre en arbre; à la cime des troncs j 
Comme deux oiseleurs ils plongeaient leurs deux fronts y 
Espérant que leurs yeux se trompaient de feuillage ^ 
Et que de leur palmier u» autre était l'image ; 
Quand un cri de détresse entendu dans les cieux, 
Vers la crête du roc leur fit lever les yeux. 
L'aigle qu'ils avaient vu tournoyer sur l'abîme , 
Fendait maintenant l'air d'un .trait calme et suUime | 
Ses larges ailerons tendus d'un vol dormant, 
Leur cachaient de son ombre un peu du firmament; 
Et comme le ballon emporte la nacelle, 
Tenant en équilibre un fardeau sous son aile / 



SIXIÈME VISION. 267 

Il nageait feii pressant des ongles triomphants 
Dans mti aire étnporté le dernier des ehfents. 



De peur qii*un cri d'effroi fte fît ouvrir sa sert^ 

Et ne précipitât Tenfant broyé sur terre , 

Daidha retenant son cri sourd dans son cœur; 

A Cédar, de son doigt , montrait l'oiseau vainqueur. 

Ils le virent nager vers Timmense ouverture 

D'un antre qui du cap couronnait la ceinture , 

Et, sans même plier ses ailes pour entrer. 

Avec son cher fardeau dans l'ombre s'engouffrer ; 

Vers l'antre au même instant un cri porta leur ame; 

Comme en un incendie on voit la jeune femme, 

Que le bras d'un époux arrache du trépas-, 

Rassembler en tremblant ses petits sur ses pas. 

Et les comptant au front du doigt qui les dénombre^ 

Et touchant leurs cheveux, si l'un d'eux manqueau nombre. 

Avant d'ouvrir la bouche ou même de penser. 

Dans sa demeure en feu rapide s'élancer. 



/• 



a68 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Saisir le fer brûlant où le plomb fondu coule ; 
Gravir l'échelle en feu qui sous ses pieds s'écroule, 
Et jusqu'au toit fumant d'où l'homme même a fui , 
Rapporter son enfant ou périr avec lui ; 
Telle av«nt que son cœur réfléchisse et balance, 
Sur les pas de Cédar la jeune enfant s'^ance. 
Le cap oppose en vain sa pente à leur élan , 
Leurs pieds sûrs détîraient le chamois et Télan ; 
On dirait que leur cœur vers le ciel les soulève , 
De corniche en corniche ils passent comme un rêve ; 
Leur bouche ne prend pas le temps de respirer, 
A peine sentent-ils leurs mains se déchirer : 
Leur œil qui du rocher n'aspire qu'à la cime, 
Ne voit pas sous leurs pas s'approfondir l'abîme ; 
Aux plantes par les mains suspendus quelquefois. 
Et cherchant un appXii du pied sur les parois. 
Aux coups du vent dès mers qui sur le cap se brise 
Us flottent balancés comme l'herbe à la brise. 






SIXIÈME VISION. a69 

Mais au-dessus des rocs qu'ils franchissent enfin, 

La pente s'adoucit; un sol à gazon fin 

Entre un rempart et l'autre à leurs pieds se déroule ^ 

En ruisseaux serpentants un filet d'onde y coule ; 

Au-dessus du glacis d'où tpmbent ces ruisseaux, 

Une large caverne élève ses arceaux. 

Ils courent haletants, ils entrent sous la roche; 

Un aigle colossal s'envole À leur approche , 

Et du vent de son aile à demi renversés , 

Les précipite à terre éblouis, terrassés. 

Mais le cœui' maternel , tremblant pour ce qu'il aime , 

« * 

Combattrait dans la nue avec la foudre même. 
Rentrés dans la caverne, ils regardent au fond : 
Un grand cri leur échappe , un autre leur répond ; 
Daïdha, fléchissant sous sa joie imprévue. 
Revoit ses deux enfants , et recule à leur vue ! 
Devant ces fils cherchés à travers le trépas. 
Quelle puissante main arrêtait donc leurs pas ? 
Qui donc clouait leur ame et leurs pieds à l'entrée?^ 
Pourquoi leur voix en eux était-elle rentrée ? 



%'ja LA CHUTE D?UN ANGE. 

Qui |es faisait ainw balancer ? — Un regard 

Au Tond de la caverne^ un homme... un beau vieillard 

Tenait dan» ses genoux, comme une tendre mère^ 

Les deux jumeaux portés par l'aigle dans ^on aim^ ; 

A leurs lèvres de rose il faisait ruisseler 

L'ambre des pommes d,'or qu'il venait de peler ; 

Les deux enfants suçaient la goutte qui s'épanche 

En écartant des mains sa cl\evelure blanche ; 

Et déjà la saveur, la voix douce et les ris, 

De l'effroi sur leur bouche avaient calmé J^ cris. 

Ce vieillard n'avait pas l'aspect rude et sauyage 

Des hommes dont Cédar avait vu le visage , 

Ce front bas comprimé par un brutal instinct^ 

Cet œil dardant la flamme ou par la ruse éteint. 

Cette bouche acérée ou cette lèvre épaisse 

Pour que l'injure y vibre ou la luxure y paisse : 

Ses membres n'avaient pas ces muscles pleins et forts, 

Sève ardente des'sens dont végète le corps j 

Les ongles de ses n^ains, ^ brute carnassière, 

N'étaient pas aiguisés pour fouiller la poussière ; 



■ — •..^•^^^ 



SIXIÈME VISION. 271 

Et du regard iCfautrui son mépris effronté, 
N'offensait pas les yeux avec sa nudité. 
L'arche de son £ront large , en ovale élancée^ 
Semblait se soulever pour porter la pensée. 
L'âge avait élargi l'orbite de ses yeux ^ 
La lumière en voulait comme une aube des cieux; 
De son regard pensif Pégale et pure flanmie 
Dans un charbon brûlant ne dardait pas son ame ; 
Mais la réflexion le tempérait un peu , 
Comme une main qu'on met entre l'œil et le fieu. 
Ses lèvres, qu entr'ouvrait le vent de son haleine, 
Sur l'ivoire des dénis se recourbaient à peine } 
D'un pli tendre et rêveur la molle inflexion 
Adoucissait à l'œil sa mâle expression : 
On sentait que l'orgueil ou l'injure farouche 
N'avaient jamais froissé les plis de cette bouche, 
Mais que cet air serein , par son souffle exhalé. 
Avait entr'ouvert l'ame avant qu'elle eût parlé. 
Sa peau se nuançait des teintes des lys pâles , 
L'intelligence auguste animait ses traits mâles. 



f> 



aya lA CHDTE D'UN ANGE. 

Comme en forgeant l'outil la meule et les marteaux 

t 

Pour une œuvre plus haute aiguisent les métaux ; 
On lisait sur ses traits sillonnés de pensées 
Les traces qu'en passant elles avaient laissées : 
Dans leurs inflexions le temps avait écrit 
L'effort mystérieux du travail de l'esprit ; 
L'ame en mille -reflets y répandait son ombre. 
Les amants, dont les joui's étaient en petit nombre, 
Qui n'avaient qu une idée et qu'une passion , 
Contemplaient étonné3 leur sainte expression ; 
Et sur ce front pensif cette multiple emprunte, 
Les frappait de respect, de surprisê^ et de <;rainle. 
En voyant du vieillard le teint se nuancer, 
Sa bouche réfléchir et son sourcil penser, 
Sous l'éclair de ses yeux qu'un autre éclair effs^ce, 
Ils croyaient voir passer mille esprits sur sa face ; 
Et craignant l'invisible , et n'osant approcher, 
Ils demeuraient assis sur le banc de rocher. 



SIXIEME- VISION. Aj^ 

Dans le pan d'un manteau d'une riche tenture , 

Dont les lambeaux de pcmrpre entouraient sa ceinture, 

Il couvrait les jumeaux jouant sur ses genoux ; 

Il jetait sur le couple un regard triste et doux ; 

Et les voyant frappés de crainte et de silence, 

L'un à l'autre adossés se tenir à distance : 

« Pauvres enfants! dit-il, venez, voyez, touchez ! 

« Charmante fille d'Eve , et vous , homme , approchez ! 

« Sont-ce là vos doui fruits ? que l'aigle les remporte ! » 

La première, à ces mots, s'élançant de la porte, 

Daïdha vers ses fils , les bras ouverts , courut 

En appelant Cédar pour qu'il la secourût. 

Mais le vieillard tendant leur bouche à ses mamelles, 

Les remit dans son sein comme deux tourterelles. 

La mère sur ses mains laissa ses yeux pleurer, 

Et Cédar à genoux tomba pour adorer ! 



Ils n'osai«nt élever la voix en sa présence! 
C'est un dieu, disaient-ils dans leur cœur, en silence^ 
I. i8 






274 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Oui , c'est un dieu meilleur et plus fort que nos dieux ; 
Habitant du rocher, son corps est aussi vieux ; 
Il gouverne de là les inontSj les flots, la plaine; 
L'aigle est son messager, le vent est son haleine. 
Que fera-t-il de nous ? que nous veut son esprit ? 
Sans entendre ces mots , le vieillard les comprit : 
« Relevez-vous, dit-il, jeune homme, jeune femme, 
« Mon œil lit dans vos yeux ce que pense votre âme ! 
« Regardez ! je ne suis qu'un dieu d'os et de chair ! 
a Un homme comme vous , que vous pouvez toucher, 
c( Un vermisseau vivant dans cette solitude , 
« Et qui marche à la mort par la décrépitude. 
« Que du seul Dieu vivant le terrible courroux 
« M'écrase soUs sa main si j'abusais de vous, 
« Si, profitant du doute où mon aspect vous plonge, 
«Je laissais vos esprits adorer un mensonge!... 
c( Mais vous, pauvres enfants! si tremblants et si nus, 
« Fils errants du désert , race aux traits inconnus , 
<c De quelque nom cacbé qu'une tribu vous nomme , 
a Qu'étes*vous ? parlez-vous la parole de l'homme? 



SIXIÈME VISION. 375 

n Jamais encor mes yeus n'ont vu, charmants époitx, 
« Des cœurs aussi naiih souï des traits aussi doux! 
a Jéhova cache donc encor dans la nature 



2;6 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Il pensa que c'était quelque fruit du mystère , 

Allaité dans les bois par un lait adultère, 

A leur touchant récit sympathisant des yeux , 

La pitié remuait son cœur silencieux ; 

Et des larmes parfois coulant de sa paupière, 

Ruisselaient de sa joue et roulaient sur la pierre. 

Daïdha les voyant briller sur le gazon, 

Se disait dans son cœur : Puisqu'il pleure , il est bon ; 

Il ne remettra pas à Cédar ses entraves , 

Ou nous prendra du moins tous deux pour ses esclaves. 

Et pressant sur son cœur ses fils furtivement, 

Les baisait en idée à chaque battement. 



Cependant le vieillard , comme quelqu'un qui pense , 
Le front entre ses doigts demeurait en silence ; 
Puis il dit aux amants : « Couple innocent d'amour, 
a Consacrez par vos pas mon sauvage séjour, 
a Celui qui fait germer l'herbe où lagneau doit paître, 
« Vous amène sans doute ici pour le connaître ; 



SIXIEME VISION. 



^77 



« Vous remplirez de joie et d'amour ce beau lieu. 

« Dieu seul manque à vos cœurs , je vous apprendrai Dieuî » 

Et prenant par la main la belle créature 

Qui s'essuyait ses pieds avec sa chevelure, 

Comme Dieu conduisait son couple dans Éden , 

Il les mena tous deux dans un riant jardin. 

C'était un sol en pente aux flancs de la montagne ^ 

D'où les yeux dominaient la mer et la campagne. 

Et que le roc coupé comme un ardu rempart 

De son mur de granit cernait de toute part. 

Une source tombant d'une grotte profonde , 

Sur les fleurs en rosée y distillait son onde , 

Puis humectant xiu sol les velours diaprés , 

Allait un peu plus bas désaltérer les prés. 

On l'entendait chanter, en épanchant sa gerbe , 

Comme un vol gazouillant d'alouettes dans l'herbe ; 

Tous les beaux animaux de notre race amis 

Y buvaient, ou, couchés, s'y groupaient endormis. 

Mille oiseaux, variés de voix et de plumages, 

A l'envi de ses flots chantaient sous les feuillages , 



278 LA CHUTE D'UN ANGE. 

Et des fruits inconnus de forme et de grossenr 
{Inïbaumaient l'air autour, de diverse saveur. 



Pour la première ^is les fik de la nature , 

Cédar et Daïdha , contemplaient la cuUure ? 

Et voyaient des forêts le§ trçsprs infinis^ 

Sous la main dans un champ par l'homme réunie, 

Comme 4ans le fei^tin qu'on prépare au convive, 

La table réunit les dons de chaque rive ; 

Ces fruits (ju'on ne cueillait qu'en errant dans les boi^ 

A leur main sans effort s'offraient tous à la fois. 

Les branches fléchissaient sous leurs cônes énormes, 

La greffe avait doublé leurs saveurs et leur& forpies ; 

Et d'admiration surpris à chaque pas, 

Cédar les revoyant ne les connaissait pas. 

Nul arbre parasite à leurs rameaux fertiles 

N'enlaçait au hasard ses branchages stériles ; 

De distance en distance ils croissaient isolés | 

Sur un champ où la brise ondoyait dans les blés ; 



SIXIÈME VISION. 279 

Les épis presque mûrs bruissaient sur leur paille, 
Comme des feuilles d'or qu'un lamineur travaille. 



28o LA CHUTE D'UN ANGE. 

* 

La figue aux pleurs de miel, la poire aux sucs fondants ; 

Et la sève en nectar ruisselait sous leurs dents. 

Les oiseaux à leurs, pieds se disputaient Técorce. 

Quand le frugal festin eut ramené leur forcé, 

«Beau couple, leur dit-il, habitez ce séjour: 

« Une fleur y manquait , c'était le chaste amour ; 

« Comme un parfum du cœur que Dieu l'y fasse éclore ! 

« Doi^mez sous le figuier ou sous le sycomore ! 

«Mangez les fruits de Dieu, goûtez son doux sommeil! 

« Quand l'alouette aura chanté votre réveil , 

«Je reviendrai vous voir, enfants, et vous instruire 

« Du saint nom de celui que l'aurore fait luire ! 

« Vous saurez quel destin m'a conduit en ce lieu ; 

« Aimez son serviteur, mais n'adorez que Dieu ! 



SIXIEME VISION. 



381 



A ces mots, le vieillard les bénit d'un saint geste. 
Du jour qui s'éteignait ils passèrent le reste 
A se parler tout bas de ce visible esprit ; 
Et dans cet entretien le sommeil les surprit. 




L 



1 



*: 









I 



I 



I 




ttot(0. 



NOTE r% PAGE 3. 



Pendant que le yaisseau courant à pleines voiles 
Faisait glisser nos mâts d'étoiles en étoiles 
Et qu'à Fombre des caps dii Liban sur la mer 
L'harmonieuse proue enflait le flot amer. 

Nous aTons cru deToir placer ici le passage des Notes Jtun voyage em 
Orient dans lequel M. de Lamartine décrit rimpression produite sur lui par 
la première vue du Liban étant encore à bord de son brick. 



Le capitaine du brick a reconnu les cimes 

du mont Liban. U m'appelle pour me les montrer ; 
je les cherche en vain dans la brume enflammée où 



2 



86 NOTES. 



son doigt me les indique. Je ne vois rien que le 
brouillard transparent que la chaleur élève , et au- 
dessus quelques couches de nuages d'un blanc mat. 
D insiste, je regarde encore , mais en vain. Tous les 
matelots me montrent en souriant le Liban ; le capi- 
taine ne comprend pas comment je ne le vois pas 
comme lui. — Mais où le cherchez-vous donc? me 
dit-il; vous regardez trop loin. Ici, plus près, sur 
nos têtes. En effet, je levai les yeux alors vers le ciel 
et je vis la crête blanche et dorée du Sannin , qui 
planait dans le firmament au^'deâsus de nouàé — 
La brume de la mer m'empêchait de voir sa base et 
ses flancs. — Sa tête seule apparaissait rayonnante 
et sereine dans le bleu du ciel. C'est une des plus 
magnifiques et 4es plus douces impressions que 
j'aie ressenties dans mes longs voyages. C'était la 
terr6 où tendaient toutes mes pensées du moment, 
comme homme et comme voyageur; c'était la terre 
siàcrée^ la terre où j'allais de si loin chercher les sou-< 



NOTES. 287 

venirs de l'humanité primitive ; et puis c'était la terre 
où j'allais enfin faire reposer dans uA climat déli- 
cieux, à l'ombre deâ orangers et des palmiers, au 



a88 NOTES. 

frais; les vagues moutonnent; nous filons cinq 
nœuds d'heui^ en heure ; les flancs des hautes mon- 
tagnes percent le brouillard et s'avancent comme 
des caps aériens devant nous; nous commençons à 
distinguer les profondes et noires vallées qui s'ou- 
vrent sur les côtes; les ravins blanchissent, les ro- 
chers des crêtes se dressent et s'articulent, les pre- 
mières collines qui partent du voisinage de la mer 
s'arrondissent; peu à peu nous croyons recon- 
nî^ître des villages jetés au penchant des collines et 
de grands monastères qui couronnent, comme des 
châteaux gothiques, les sommets des montagnes in- 
termédiaires. Chaque objet que nous saisissons du 
regard est une joie dans le cœur ; tout le monde est 
sur le pont. Chacun fait remarquer à son voisin un 
objet qui lui était échappé; l'un voit les -cèdres du 
Liban comme une tache noire sur ks flancs d'une 
montagne, Fautre comme un donjon au sommet 
des monts de Tripoli; quelques-uns croient dis- 



tinguer l'écume des cascades sur les déclivités des 
précipices. — ■ On voudrait pouvoir avant la nuit 



?9<> NOTpS. 

fjpttipi^s entre J'espoir et la praiute, la piiit tpmbe 
t^ut à coi^p y non pas comme dans nos climats avec 
la lenteur et la gra^dation d'u^i prépi^scule ^ p^nis 
comme im radeau qii'pp tire siif le piel ejt sur la 
terre. Tout s'éteint, toiiijt s'efface «ijr î^s flancs flpirr 
cis 4u Liban ^ et nous ne voyons plus que les étoiles 
entrp lesquelles nos n>âts se balancent. I^ vent 
tombe anssij la mer dort, et nous descendons cha- 
cun dan$ nos>cabines, dans l'incertitude du lende- 
main. ( Souvenirs, Pensées et Paysages j pet^^ant 

\ 

unvojTQjge en Orient^ tome I, page >.8a, édition in-8, 
Pari* j835. ) 




1 



.i9a NOTES. 

même plutôt qu'aux vaines spéculations du voya- 
geur , voici ce qui résulte de leurs propres histoires. 
Un saint solitaire, nommé Marron, vivait environ 
vers Tannée 4oo. Théodoric et saint Chrysostôme 
en font mention. Marron habitait le désert, et ses 
disciples s'étant répandus dans les différentes ré- 
gions de la Syrie, y bâtirent plusieurs monastères; 
le principal était aux environs d'Apamée, sur les 
bords fertiles de l'Oronte. Tous les chrétiens syria- 
ques qui n'étaient pas alors infectés de Thérésie des 
monothélites se réfugièrent autour de ces monas- 
tères, et de cette circonstance reçurent le nom de 
Maronites. Volney, qui a vécu quelques mois parmi 
eux, a recueilli les meilleurs renseignements sur 
leur origine; ils se rapprochent de ceux-ci, que j'ai 
recueillis moi-même des traditions locales. Quoi 
qu'il en soit, les Maronites forment aujourd'hui un 
peuple gouverné par la plus pure théocratie qui ait 
résisté au temps : théocratie qui , menacée sans cesse 



NOTES. agS 

par la tyrannie des musulmans, a été obligée de 
rester modérée et protectrice , et a laissé germer des 
principes de liberté civile prêts à se développer chez 



1^94 NOTES. . 

de coîifédéf aticm despotique sous le gduvêrhemeiit 
de cet émir. Bieiï que les membi'es de ces troiâ ïiâ- 
tions diffèrent d'origine y de religion et de mœurs, 
qu'ils ne se confondent presque jamais dans les 
mêmes villages, l'intérêt de ht défense d'utte liberté 
comthiune et la main forte et politique de l'émir 
Bcischir les retiennent en un seul feisceau. Ils cou- 
vrent de leurs nombreuses habitations l'espace com- 
pris entré Latakié et Saint-Jean-d'Acre d'un côté, 
Damas et Bayçuth dé l'autre. Je dirai un mot à 
part des Druzes et des Métualis. 



Les Maronites occupent les vallées les pli^ cen- 
trâtes et les chaînes les plus élevées au groupe prin- 
cipal du mont Liban, depuis les environs de Bayruth 
jusqu'à Trrpoli de Syrie. Les pentes de ces mojWa- 
gnes, qui versent, vers la mer, sont fertiles, arro- 
gées dèf fleuves lïombreux et de cascades intaris- 
sables ; ils y rééditent la soie ^ l'huile , l'orge et lé 



aOTES. agS 

blë; les faaùteti^ sont prest{Ue inaccessibles, tit le 
rocher nu perce partout les flancs de ces tnoiltagifes ; 
triais l'infatigable activité de ce peuple, qui n'avait 



r^« 



I 






K 



J 



I 
I. 



296 NOTES. 

montagnes , un beau village bâti de pierres blanches, 
peuplé d'une nombreuse et riche population , avec 
un château moresque au milieu , un monastère dans 
le lointain , un torrent qui roule son écume au pied 

■ 

du village , et tout autour un horizon de végétation 
et de verdure où les pinsy les châtaigniers , les mû- 
riers , ombragent la vigne ou les champs de maïs et 
de blé. Ces villages sont suspendus quelquefois les 
uns sur les autres, presque perpendiculairement; 
on peut jeter une pierre d'un village dans l'autre ; 
on peut s'entendre avec la voix, et la déclivité de 
la montagne exige cependant tant de sinuosités et 
de détours pour y tracer le sentier de comnmnica- 
tion , qu'il faut une heure ou deux pour passer d'un 
hameau à l'autre. 



Dans chacun de ces villages vous trouvez un scheik y 
espèce de seigneur féodal qui a l'administration et 
la justice du pays. Mais cette administration et cette 



j 



NOTES, ^97 

justice, rendues sommairement et dans de simples 
attributions de police par les scheiks , ne sont ni 
absolues ni sans appel. La haute administration ap- 
partient à l'émir et à son divan. La justice relève en 
partie de l'émir, en partie des évéques. Il y a conflit 
de juridiction entre l'émir et l'autorité ecclésiasti- 
que. Le patriarche des Maronites conserve seul la 
décision de tous les cas où la loi civile est en con- 
flit avec la loi religieuse, comme les mariages ^ dis- 
penses, séparations. Le prince a les plus grands 
ménagements à garder envers le patriarche et les 
évéques , car l'autorité du clergé sur les esprits est 
immense et incontestée. Ce clergé se compose du pa- 
triarche élu par les évéques, confirmé par le pape, 
et d'un légat du pape envoyé de Rome, et résidant 
au monastère d' Antoura ou de Kanoubin ; des évé- 
ques , des supérieurs des monastères , et des curés. 
Bien que l'église romaine ait sévèrement maintenu 
la loi du célibat des prêtres en Europe , et qiie plu- 



igS NOÎES. 

sieiits de ses écrivain^ affectent de vôii* une loi de 
dogme daiis ce i^égletoent de sa discîpHilie , eîle a 
été obligée de eéder stîil* ce poiïrt en Orierit ; et, quoî- 
é(ue fervetots et dév<niéâ eatholiques, les pretreà 
àont mariés chei les Marotiites. Cette fàèùlté dtt nià- 
riage ne s'étend ta aux m6ines qui vivent en com- 
mu^nauté, ni aux évéques. Le clergé séculier et les 
curés usent seuls de ce privilège. La réclusioti dans 
laquelle vivent les feteines arabes , la simplicité des 
mœurs patriarcales de ce peti J)le et Thabitude, ôtent 
tout inconvénient à cet «sage dû clergé maronite; 
et bien loin cju'il ait nui, comme on affecte de nous 
le dire j à la pureté des moeurs sacerdotales j au res- 
pect des population^ potir le ministif^e du culte , ou 
au précepte de la confession , on peut dire avec vé- 
rité que , dans aucune contrée de l'Europe , le clergé 
n'est aussi pur, aussi exclusivement enfermé dans 
ses pieux ministères , aussi vénérable et aussi puis^ 
sant sur le peuple , qu'il l'est ici. Si l'c* tetit moit 



NOTE$>. a!9^ 

sous ïes yea< Ce que l'imagination se figure du temps 
du christianisme naissant et pur , si ïoiï veut voit 
la simplicité et ia fefveur de la foi primitive, la pu- 
reté deà mœurs , le débuter essement des nrinistres 
de la charité^ l'influencé sacerdotalle sans abus , l'au- 
torité sans domination , la pauvreté sans mendiéité , 
la dignité sans orgueil , la prière , les veilles ,* la s<^ 
brîété^ la chasteté, le travail des mains , il faut venir 
chez les Maronites. Le philosophe le plus rigide ne 
trouvera pas une réforme à faire dans l'existence 
publique et privée de ces prêtres , qui sont restés 
les vjinodèles, les conseillers et les sa-vitéurs du 
peuple. 



Il existe environ deux cents imonastères maro- 
nites , de diffiéreiïtî^ ordres , sur la surface du Liban. 
Ces monastères sont peuplés de vingt à vingt-cinq 
mille moines. Mais ces moines ne sont ni riches ni 
mendiants , ni oppresseurs , ni sangsties du peuple. 



1 



3oo NOTES. 

Ce sont des réunions d'hommes simples et labo- 
rieux qui , voulant se consacrer à une vie de prière 
et de liberté d'esprit, renoncent aux soucis d'une 
famille à élever , et se consacrent à Dieu et à la terre 
dans une de ces retraites. Leur vie , comme je l'ai 
raconté tout à l'heure, est la vie d'un paysan labo 
rieux. Ils soignent le bétail ou les vers à -soie , ils 
fendent le rocher , ils bâtissent de leurs mains les 
murs de terrassement de leurs champs , ils bêchent^ 
ils labourent , ils moissonnent. Les monastères pos- 
sèdent peu de terrain et ne reçoivent de moines 
qu'autant qu'ils en peuvent nourrir. J'ai habité 
long-temps parmi ce peuple, j'ai fréquenté plusieurs 
de ces monastères, et je n'ai jamais entendu parler 
d'un scandale quelconque donné par ces moines. Il 
n'y a pas un nlurmure contre eux; chaque monas- 
tère n'est qu'une pauvre ferme dont les serviteurs 
sont volontaires, et ne reçoivent pour tout salaire 
que le toit, une nourriture d'anachorète et les 



NOTES. 3oi 

prières de leur église. Le travail utile est tellement 
la loi de l'homme , il est tellement la condition du 
bonheur et de ta vertu ici-bas, que je n'ai pas vu 



3oa NOTES. 

gutl^ra]^ , les manières polies sans bassesse , le cosr 
tume splendide el; les armes éclatantes. Quand vous 
traversez un village et que vous voyez le sdieik as- 
sis à la porte de son manoir crénelé, ses beaux che- 
vaux entravé^ dans sa cour , et les principaux du 
village yétus de leurs riches peUsses , avec leurs cein- 
ture^ de soie rouge remplies de yatagans et de kand- 
giars aux manches d'argent , coiffés d'un immense 
turban composé d'étoffes de diverses couleurs, avec 
un large pan de soie pourpre retombant sur l'épaule, 
yous croiriez voir un peuple de rois. Ils aiment les 
Européens comme des frères ; ils soi^t liés à nous par 
ce lien de la communauté de religion , le plus fort 
de tous ^ ils croient que nous les protégeons par 
nos consuls et no^ ambas^deurs contre les Turcs ; 
ili^ reçoive)[^t dans leurs villages nos voyageurs , nos 
missioni^aires , nos jeunes interprète^, qui vont s'in- 
struire dans la langue arabe , comme on reçoit des 
parent^ élo^nés dans une famille. Le voyageur , le 



j 



NOTE5. 3o3 

missionnaJFe , le jeune interprète , d^ienn^t l'hiPte 
ch^i de toute I4 cpntrée; on le Loge dans le mo- 
nastère ou chez le «cbfik ; on )ui four^jt abqndamr 



3o/4 NOTES. 

a indiqué son berceau et sa tombe , pour servir et 
aimer ses compatriotes; si Fexil involontaire s'ouvrait 
jamais pour moi ; je ne ie trouverais nulle part plus 
doux que dans un de ces paisibles villages de Maro* 
nites y au pied ou sur les flancs du Liban y au sein 
d'une population simple, religieuse, bienveillante, 
avec la vue de la mer et des hautes neige», sous le 
palmier et sous l'oranger d'un des jardins de • ces 
monastères. La plus admirable police, résultat de la 
religion et des mœurs bien plus que d'aucune légis- 
lation, règne dans toute l'étendue du pays habité par 
les Maronites ; vous y voyagez seul et sans guide le 
jour ou la nuit, sans craindre ni vol, ni violence; 
les crimes y sont presque inconnus ; l'étranger est 
sacré pour l'Arabe mahométan , mais plus sacré en- 
core pour l'Arabe chrétien ; sa porte lui est ouverte 
à toute heure ; il tue son chevreau pour lui faire 
honneur; il abandonne sa natte de joncs pour lui 
faire place. 



NOTES. 3o5 

11 y a dans tous les villages une église ou une 
chapelle dans laquelle les cérémonies du culte catho* 
lique sont célébrées dans la forme et dans la langue 
syriaques. A l'évangile le prêtre se retourne vers les 
assistants et leur lit Févangile du jour en arabe. Les 
religions, qui durent plus que les races humaines, 
conservent leur langue sacrée quand les peuples ont 
perdu les leurs. 



Les Maronites sont braves et naturellement guer- 
riers comme tous les montagnards ; ils^ se lèvent, au 
nombre de trente à quarante mille hommes, à là 
voix de l'émir Beschir , soit pour défendre lès routes 
inaccessibles de leurs montagnes , soit pour fonflre 
dans la plaine , et faire trembler Damas ou les villç^ 
de Syrie. Les Turcs n'osent jamais pénétrer dans le 
Liban, quand ces peuples sont en paix entre eux ; les 
pachas d'Acre et de Damas n'y sont jamais venus 
que lorsque des dissensions intestines les appelaient 

I. uo 



3o6 NOTES., . 

au secours de l'un ou de l'autre partû ie ne sais ai je 
me trompe^ mais je crfris que de grandes destinées 
peuvent être réservées à ce peuple maronite > peuple 
vierge et primitif par ses moeurs^ sa religion et son 
courage ; peuple qui a les vertus traditionnelles des 
patriarches , la propriété , un peu de liberté, beau- 
coup de patriotisme , et qui , par la similitude de re^ 
ligion et les relations de commerce et de culte, s'im* 
prègne de jour en jour davantage de la civilisation 
occidentale. Pendant que tout périt autour de lui 
d'impuissance ou de vieillesse, lui seul semble ra- 
jeunir et prendre de nouvelles torces ; à mesure que 
la Syrie se dépeuplera , il descendra de ses monta- 
gnes, fondera des villes de conîmerce aux bords de 
la mer , cultivera les plaines fertiles qui ne sont plu^ 
aujourd'hui qu'aux chacals et aux gazelles , et éta- 
blira une domination nouvelle dans ces contrées où 
les vieilles dominations expirent Si dès aujourd'hui 
un homme de tête s'éleVait parmi eux , soit des rangs 



, r 



. NOTES. 3o7 

du clergé tout puissant , soit du sein d'une de ces 
fi^milles d'émirs' ou de scheiks qu'ils vénèrent ; s'il 
comprenait l'avenir , et faisait alliance avec une des 
puissances de l'Europe, il renouvellerait facilement 
les merveilles de Méhémet-Ali , pacha d'Egypte , et 
laisserait après lui le véritable germe d'un empire 
d'Arabie. L'Europe est intéressée à ce que ce vœu 
se réalise : c'est une colonie toute faite qu'elle aurait 
sur ces beaux rivages ; et la Syrie , en se repeuplant 
d'une nation chrétienne , industrieuse , enrichirait la 
Méditerranée d'un commerce qui languit, ouvrirait 
la route des Indes , refoulerait les tribus nomades et 
barbares du désert et raviverait l'Orient : il y a plus 
d'avenir là qu'en Egypte. L'Egypte n'a qu'un homme, 
le Liban a un peuple. ( Souifenirs , Pensées et 
Paysages^ pendant un voyage en Orient , tome II, 
pages 34îi et suiv., édition in-8. Paris, i835. ) 




f^ 



■^r-s 



n 



3io ;^OTES. 

t 

principales capitaleè de l'Europe, elle s'emb^qua 
avec une suite nombreuse pour Constantjftpple." On 
n'a jamais su le motif de cette exp^riation : lés uns 
Font attribuée à la mort d'un jeune général anglais, 
tué à cette époque en Espagne, et que d'éternels 
regrets devaient conservée à jamais présent dans le 
cœur de lady Esther; les autres à un simple goût 
d'aventures, que le caractère entreprenant et cou- 
rageux de cette jeune personne pouvait faire pré- 
sumer en elle. Quoi qu'il en soit, elle partit; elle 
passa quelques années à Constantinople, et s'em- 
barqua enfin pour la Syrie sur un bâtiment anglais 
qui portait aussi la plus grande partie de ses trésors 
et des valeurs immenses en bijoux et en présents de 
toute espèce. 



La tempête assaillit le navire dans le golfe de 
Macri^ sur la côte de Caramanie, en face de l'île de 
Rhodes : il échoua sur un écueil à quelques milles 



du rivage. Le vaisseau fut en peu d'instants brisé, - 
et les trésors de l-ttdy Stanhope hireiit engloutis 



3i2 NOTES. 

i 

toutes les personnes qui pouvaient lui faciliter deft 

É 

rapports avec les différentes populations arabes^ 
druzes , maronites du pays , et se prépara , comme 
je le faisais alors moi-même , à des voyages de dé- 
couverte dans les parties les moins accessibles de 
l'Arabie , de la Mésopotamie et du désert. 



Quand elle fut bien familiarisée avec la langue , 
le costumé, les niœurs et les usages du pays, elle 
organisa une nombreuse caravane, chargea des 
chameaux de riches présents pour les Arabes, et 
parcourut toutes les parties de la Syrie. Elle séjourna 
à Jérusalem, à Damas, à Alep, à Koms, à Balbeck 
et à Palmyre : ce fut dans cette dernière station 
que les nombrei^ses tribus d'Arabes errants, qui 
lui avaient facilité l'accès de ces ruines , réuniis au- 
tour de sa tente, au nombre de quarante ou cin- 
quante mille , et charmés de sa beauté , de sa grâce 
et de sa magnificence, la proclamèrent reine de 



.• 



NOTÉS. 3i3 

Palmyre , et lui délivrèrent des fîrmans par lesquels 
il était convenu que tout Européen protégé par elle 
pourrait venir en toute sûreté visiter le désert et 
les ruines de Balbeck et de Palmyre, pourvu qu'il 
s'engageât à payer un tribut de mille piastres. Ce 
traité existe encore et serait fidèlement exécuté par 
les Arabes, si on leur donnait des preuves posi- 
tives de la protection de lady Stanhope. 



A son retour de Palmyre, elle faillit cependant 
être enlevée par une tribu nombreuse d'autres 
Arabes , ennemis de ceux de Palmyre. Elle fut avertie 
à temps par un des siens , et dut son salut et celui 
de sa caravane à une marche forcée de nuit , et à la 
vitesse de ses chevaux, qui franchirent un espace 
incroyable dans le désert en vingt-quatre heures. 
Elle revint à Damas , où elle résida quelques mois 
sous la protection du pacha turc à qui la Porte l'avait 
vivement recommandée. 



^ 



3i4 NOTES. 

« 

Après une vie errante dans toutes les contrées 

de rOrient, lady Esther Stanhope se fixa enfin dans. 
■ 

uee solitude presque inaccessible , sur une des. mon- 
tagnes du Liban , voisine de Saïde, l'antique Sidon. 
Le pacha de* Sain t-Jean-d' Acre, Abdala-Pacha , qui 
avait pour elle un grand respect et un dévouement 
absolu, lui concéda les restes d'un couvent et le vil- 
lage de Dgioun , peuplé par des Druzes. Elle y bâtit 
plusieurs maisons, entourées d'un mur d'enceinte, 
semblable à nos fortifications du moyen âge : elle 
y créa artificiellement un jardin charmant, à la 
mode des Turcs j jardin de fleurs et de fruits , ber- 
ceaux de vignes , kiosques ei^richis de sculptures ejt 
de peintures arabesques; eaux courantes dans des 
rigoles de marbre ^ jets d'eau au milieu des pavés 
des kiosques ; voûtes d'orangers , de figuiers et de 
citronniers. Là , Jady Stanhope vécut plusieurs 
années dans un luxe tont-à-fait oriental ^ entourée 
d'un grand nombre de drogmaiis européens ou 



NOTES. 3i5 

* 

arabes y d'une suite nombreuse de femmes, d'e$« 
claves noirs , et dans des rapports d'amitié et même 
de politique soutenus avec la Porte , avec Abdala* 
Pacha , avec l'émir Beschir , souverain du Liban , et 

r 

surtout avec les scheiks arabes des déserts de Syrie 

m 
m 

et de Bagdad. 



Bientôt sa fortune , considérable encore , diminua 
par le dérangement de ses affaires qui souffraient 
de son absence ; et elle se trouva réduite à trente ou 
quarante mille francs de rente qui suffisent encore 
dans ce pays-là au train que lady Stanhope est obli- 
gée de conserver. Cependant les personnes qui l'a- 
vaient accompagnée d'Europe moururent ou s'é- 
loignèrent; l'amitié des Arabes, qu'il faut entretenir 
sî^ns cesse par des présents et des prestiges, s'attié- 
dit; les rapports devinrent moins fréquents , et lady 
Ësther tomba dans le complet isolement où je la 
vis moi-même. Mais c'est là que la trempe héroïque 






3 



3i6 NOTES. 

de son caractère montra toute Fén^rgie, toute la 
constance de résolution de cette ame. Elle ne son- 
gea pas à ro^enir sur ses pas ; elle ne donna pas un 
regret au monde et au passé; elle ne fléchit pas 
sous Fabandon , sous Tinfortune , sous la perspec- 
tive de la vieillesse et de l'oubli des vivants : elle 
demeura seule où elle est encore , sans livres , sans 
journaux^ sans lettres d'Europe , sans amis, sans 
serviteurs même attachés à sa personne, entourée 
seulement de quelques négresses et dfe quelques 
enfants esclaves noirs , et d'un certain nombre de 
paysans arabes pour soigner son jardin, ses che- 
vaux , et veiller à sa sûreté personnelle. On croit 
généralement dans le pays, et mes rapports avec 
elle me fondent moi-même à croire, qu'elle trouve 
la force surnaturelle de son ame et de sa résolution, 
non seulement dans son caractère, mais encore 
dans des idées religieuses exaltées , où l'illumi- 

( 

nismè d'Europe se trouve confondu avec quelques 



X 



NOTES. * 3 17 

croyances orientales et surtout avec les merveilles 

■ 

de Fastroïogie. Quoi qu'il en soit, lady Stanfaope 
est un grand nom en Orient et un grand étonne- 
ment pour l'Europe. Me trouvant près d'elle, je 
désirais la voir : sa pensée de solitude et de mé- 
ditation avait tant de sympathie aj^rente avec mes 
propres pensées , que j'étais bien aise de vérifier 
en quoi nous nous touchions peut-être. Mais rien 
n'est plus difficile pour un Européen que d'être 
admis auprès d'elle ; elle se refuse à toute commu- 
nication avec les voyageurs anglais, avec les femmes, 
avec les membres mêmes de sa. famille. Je n'avais 
donc que peu d'espoir de lui être présenté, et je 
n'avais aucune lettre d'introduction : sachant néan- 
moins qu'elle conservait quelques rapports éloignés 
avec les Arabes de la Palestine et de la Mésopota- 
mie , et qu'une recommandation de sa main au- 
près de ces tribus pourrait m'être d'une extrême 
utilité pour mes courses futures , je pris le parti 






3i8 NOTES. 



de lui «ivoyer un Arabe porteur de cette lettre : 



<c MlLADY , ' 

' r ' • 

I. 

fe 

■ 

« Voyageur comme vous, étranger comme tous 
dans l'Orient ; n'y venant chercher comme vous que 
le spectaclç de sa nature, de ses ruiues et des oeuvres 
de Dieu, je viens d'arriver en Syrie avec ma famille, 
le compterais au nombre des jours les plus intéres* 
sants de mon voyage celui où j'aurais connu une 
femme qui est ellef-méme une des merveilles de cet 
Orient que je viena visiter. 



<c Si vous voulez bien me recevoir , foites-moi dire 
le jour qui vous conviendra , et faites-moi savoir si 
je dois aller seul ou si je puis vous mener qudques- 
uns de mes amis qui m'accompagnent et qui n'at- 
tacheraient pas moins de prix que moi-même à 
rhonneur de vous être présentés. 



NOTES. 3t9 

^ 

(X Que cette demande^ Milady , ne contraigne eu 
rien votre politesse à m'àccorder ce qui répugne- 
rait à vos habitudes de retraite absolue. Je com- 
prends trop bien moi-même le prix de la liberté et le. 
• charme de la solitude pour ne pas comprendre votre 
refus et pour ne pas le rtspecter. 

a Agréez , etc. » 



Je n'attendis pas long-temps la réponse ; le 3o, à 
trois heures de l'après-midi , l'écuyer de lady Stan- 
hope , qui est en même temps son médecin , arriva 
chez moi avec l'ordre de m'accompagner à Dgioun, 
résidence de cette femme extraordinaire. 



Nous partîmes à quatre heures. J étais accompa- 
gné du docteur Léonardi , de M. de Parseval , d'un 
domestique et d'un guide ; nous étions tous à cheval. 
Je traversai , à une demi4îeure de Bayruth, un bois 
de sapins magnifiques |)laïités originairement par 






320 NOTES. 

rémiiv Fakardla sur un promontoire élevé , dont la 
vue s'étend à droite sur la mer orageuse de Syrie, et 
à gauche wir la magnifique vallée du Liban , — 
point de vue admirable, où les richesses de la vé- 
gétation de l'Qccident, la vigne, le figuier, le mûrier, 
le peuplier pyramidal, s'unij^Qt à quelques colonnes 
élevées de palmiers de FOrient, dont le vent jetait 
comme un panache les larges feuilles sur le fond 
bleu du firmament. A quelques pas de là, on entre 
dans une espèce de désert de sable rouge accumulé 
en vagues énormes et mobiles comme celles de 
l'Océan. — C'était une soirée de forte brise, et le 
vent les sillonnait, les ridait, les cannelait, comme 
il ride et fait frémir les ondes de la mer. — Ce 
spectacle était nouveau et triste comme une appari- 
tion du vrai et vaste désert que je devais bientôt 
parcourir. — Nulle trace d'hommes pu d'animaux 
ne subsistait sur cette arène ondoyante; nous n'é- 
tions guidés que par le mugissement des flots d'un 



NOTES. ■ 3a I 

côté et par les cimes transparentes des sommets du 
Liban de l'autre. — Nous retrouvâmes bientôt une 
espèce de chemin ou de sentier semé ' d'énormes 
blocs de pierres angulaires. — Ce chemi» , qui suit, 
la mer jusqu'en ÉgyjpCe , nous conduisit jusqu'à 
une maison ruinée , débris d'une vieille tour forti- 
fiée, où nous passâme^les heures sombres de la 
nuit , couchés sur une natte de jonc , et enveloppés 
dans nos manteaux. — Dès que la lune fut levée , 
nous remontâmes à cheval. C'était ulie de ces nuits 
OÙ le ciel est éclatant d'étoiles, où la sérénité la plus 
parfaite semble régner dans ces profondeurs éthé- 
rées que nous contemplons de si bas , mais où la 
nature autour de nous semble gémir et se torturei 
dans de sinistres convulsions. — L'aspect désolé de 
la côte ajoutait depuis quelques lieues à cette pé- 
nible impression. — Nous avions laissé derrière 
nous , avec le crépuscule , les belles pentes ombra- 
gées, les verdoyantes vallées du Liban. — D'âpres 

I. ai 



} 



3ai NOTÉS. 

ooilirieft^ semées de haut en bas de pierres noiiies, 
blanches et grises, débris des ttenibleinents de lerre^ 
s'élevaient tout près de nous ; à notre gatiche et à 
ilotre droite y la mer, soulevée depniis le matin par 
une sourde tempête , déroulait ses vagues lourdes et 
menaçantes , que nous voyions venir de Join , à 
l'ombre qu^elles jetaient devant ellôs , qui frappaient 
ensuite le rivage en jetant chacune^on coup de ton- 
nerre, et qui prolongeaient enfin leur large et bouil- 
lonnante écume jusque sur la lisière de sable hu*- 
mide où nous cheminions y inondant à chaque fois 
les pieds de ncs chevaux et menaçant de nous en- 
traîner nous-mêmes ; — une lune , aussi brillante 
qu'un soleil d'hiver, répandait assez de rayons sur 
la mer pour nous en découvrir la fureur, et pafe 
assez de clarté sur notre route pout* rassurer l'œil 
sur les périls du chemin. — Bientôt la lueur d'un in- 
xendie se fondit sûr la cime des montagnes du Liban 
avec les brumes blanches ou sombres du matin, et 



» 



{ 



répatidlt ëuf ioiltë tettê scèilb une teitlte f&Mée et • 
blafarde , qui n'est ni lé jour ni la hilit , qili n'est 
hi l'éclat de l'uii hi \A sérénité dé l'autre J heilrb pé- 



3a4 NOTES. 

. montagnes sont complètement dépouillées de végé- 
tation et de terre. Ce sont des squelettes de collines 
que les eaux et les venti ont rongés depuis des 
siècles. — Ce n'était pas la que je m'attendais à 
trouver la demeure d'une femme qui avait visité le 
monde , et qui avait eu tout l'univers à ohoisir. — 
Enfin du haut d'un de ces rochers mm yeux tom- 
bèrent sur une vallée plus profonde *, plus large, 
bornée de toutes parts par des montagnes plus ma- 
jestueuses, mais non moins stériles. Au milieu de 
cette vallée, comme la base d'une large tour, la 
montagne de Dgioun prenait naissance , et s'arron- 
dissait en bancs de rochers circulaires , qui , s'amin- 
cissant en s'approchant de leurs cimes , formaient 
enfin une esplanade de quelques centaines de toises 
de largeur, et se couronnaient d'une belle, gracieuse 
et verte végétation. — Un mur blanc , flanqué d'un 
kiosque à l'un de ses angles, entourait cette masse 
de verdure. — C'était là le séjour de lady Esther. 



NOTES. ■ 3a5 

Nous t'atteignîmes k midi. [Souvenirs, Pensées et 
Paysages, pendant un voj-age en Orient, tome I, 
page a4^ et suivantes, édit in-tS. Paris, i835. ) 



1 



328 NUTES. 

■ 

trois heures de inarche ; et si les neigea qui couvraient 
encore la montagne nous le permettaient, nous pour- 

* 

rions aller de là visiter ces arbres séculaires qui ont 

■ 

répandu leur gloire sur tout le Liban, et qui sdnt con- 
temporains du grand roi ; nous acceptâmes , et le dé- 
part fut fixé au lendemain. 



A cinq heures du matin nous étions à cheval. l.a 
caravane , plus nombreuse encore qu'à l'ordinaire , 
était précédée du scheik d'Éden , admirable vieillard 
dont l'élégance dé manières , la politesse noble et fa- 
cile , et le magnifique costume , étaient bien loin de 
rappeler un chef arabe ; on eût dit un patriarche , 
marchant à, la tête de sa tribu. Il montait une ju- 
ment du désert , dont le poil bai-doré et la crinière 
flottante auraient fait la digne monture d'un héros de 
la Jérusalem ; son fils et ses principaux serviteurs ca- 
racolaient sur des étalons magnifiques, à quelques pas 
devant lui ; nous venions ensuite , puis la longue file 



329 



1 



33o NOTE^. 



deii ; il passe |çs étés à Éden et les hivers dans ce vil- 
lage de la plaine ; cet Arabes saluèrent respectueuse- 
ipent leur prince, nous offrirent des rafraîchissements, 
et un certain nombre d en tre eux se mit en route avec 1 

nous pour nous conduire des veaux et des mouton^, 
et nous aider à franchir les précipices des montagnes ; • 

pendant cjuatre heures ensuite nous marchâmes 
tantôt dans de profondes vallées , tantôt sur la crête 
de montagnes presque stériles; nous fîmes halte au 
l?ord d'un torrent qui descend des sommets d'Édçn , 
et qui roulait des monceaux de neige à depii fondue ; 
à l'abri d'un rocher, le scheik nous avait fait allumer 
un grand feu; nous déjeunâmes et nous reposâmes 
nos cheVaux dans ce lieu; la montée devient ensuite 
si rapide, sur des rochers nus et glissants comme du 
marbre poli, qu'il est impossible de comprendre com- 
ment les chevaux arabes parviennent à les gravir et 
surtou|; à les descendre ; quatre Arabes à pied en- 
touraient chacun des nôtres et les soutenaient de la 



i 



NOTES. 33 1 

niatji et ^es épaules; malgré cette assistance, plu- 
si^ur> roulèrept sur te rocher, mais sans accidçn^ 
grave ; cette route horrible , ou plutôt cette muraille 
presque perpendiculaire, nous conduisit, après deus 



332 NOTES. 

de toits et de salons ^ sont couronnées de créneaux ; 
la porte voûtée est flanquée de deux sièges élevés en 
pierre ciselée, et les jambages de la porte même sont 
revêtus d'arabesques. Le scheik était descendu le 
premier et nous attendait à la tête de sa çiaison ; son 
plus jeune fils , une cassolettte d'argent à la main j 
brûlait des parfums devant nos chevaux, et ses frères 
nous jetaient des essences parfumées sur les che- 
veux et sur nos habits. Un magnifique repas nous 
attendait dans la salle, ou des arbres tout entiers 

m 

flambaient dans le large foyer; les vins les plus ex- 
quis du Liban et de Chypre , et une immense quan- 
tité de gibier, composaient ce festin; nos Arabes 
n'étaient pas moins jyien ti^aités dans la cour. Nous 
parcourûmes le soir les environs du village; les neiges 
couvraient encore une parue des champs; nous vîmes 
partout les traces d'une riche culture; le moindre 
coin de terre végétale entre les rochers avait son cep 
ou son noyer; des fontaines innombrables coulaient 



NOTES. 333 

partout sous nos pieds ; des canaux artificiels en ré- 
pandaient les eaux. dans les terres; ces terres en 



534 NOTES. 

de ihontagnes ou dans des champs déti^tnpé^ de 
neige fondue } j'arrive sur le& bords de la vallée des 
i^aints , gorge profonde où l'œil plonge du haut des 
rochers; vallée plus encaissée, plus sombre, plus 
solennelle encore que celle de Hamana ; au sommet 
de cette vallée, à l'endroit où, en montant toujours, 
elle touche aux neiges , superf^e nappe d'eau qiii 
tombe de cent pieds de haut sur deux ou trois cents 
toises de large ; toute la vallée résonne de cette chute 
et des bonds du torrent qu'elle alimente ; de toutes 
parts le rocher des flancs de la montagtle ruisselle 
d'écume ; nous voyons à perte de vue, au fond de la 
vallée, deux grands villages dont les maisons se dis- 
tingùaient à peine des rochers roulés par le torrent ; 
Ifes cimes des peupliers etgl^ mûriers paraissent de 
là des toiiffes de joncs ou d'herbes; on descend dans 
le village de Beschieraï par des sentiers taillés dans 
le roc , et tellement rapides qu'on né peut concevoir 
que des hommes s'y hasardent; iï en périt souvent; 



NOTES. 355 

une pierrfe lancée de la crête où nous sommes tom'- 
berait sur le toit de ces villages où nous n'arriverions 
pas dans une heure de descente; au-dessus de la 



336 NOTES. 

la main ces reliques des siècles et de la nature ; nous- 

m 

descendons de cheval , et nous nous asseyons sur un 
rocher pour les conicmpler. 



Ces arbres sont les monuments naturels les plus 
célèbres de l'univers. La religion , la poésie et l'his- 
toire lés ont également consacrés. L'Ecriture-Sainte 
les célèbre en plusieurs endroits. Ils sont une des 
images que les prophètes emploient de prédilection. 
Salempn voulut les consacrer à l'ornement du temple 
qu'il éleva le premier au Dieu unique 9 sans doute à 
cause de la renommée de magnificence et de sain- 
teté q]ue ces prodiges de la végétation avaient dès 

■ 

cette époque. Ce sont bien ceux-là : car Ézéchiel 
parle des cèdres d'Éden comme des plus beaux du 
Liban. Les Arabes de toutes les sectes ont une vé* ^ 
nération traditionnelle pour ces arbres . Ils* leur at- 
tribuent, non seulement une force végétative qui 
les fait vivre éterneUement, mais encore une ame 



NOTES. 337 

qui leur fait donner des signes de sagesse ^ de pré- 
vision , semblables à ceux de l'instinct chez les ani- 
maux, 4f^ l'intelligence chez les hommes. Ils con- 
naisse^nt d'avance les saisons , ils remuent leurs 
vastes rameaux comipe des membres, ils étendent 
ou resserrent leurs coudes ; ils élèvent vers le ciel 
ou inclinent vers la terre leurs branches , selon que 
la neige se prépî^re à tomber où à fondre. Ce sont 
des êtres divins sous la /orme d'arbres. Ils croissent 
dans ce s^il site des groupes du Liban; ils prennent 
racine bien au-dessus de la région où toute grande 
végétation expire. Tout cela frappe d'étonnement 
l'imagination des peuples de l'Orient, et je ne sais 
si la science ne serait pas étonnée elle-même. — » 
Hélas! cependant, Basan languit, le Carmel et la 
fleur du Liban se fanent. — Ces arbres diminuent 
chaque siècle. Les voyageurs en comptèrent jadis 
trente. ou quarante, plus tard dix-sept, plus tard 
encore une douzaine. — Il n'y en a plus que sept, 

1. ' aa 



338 NOTES. 

que leur masse peut faire présumer contemporains 
des temps biblique». Autour de ces vieux' témoins 
des âges écoulés, qui savent l'histoire de la terre 
mieux que l'histoire elle-fnéme , qui nous raconte^ 
raient, s'ils pouvaient parler, tant d'empires, de 
religions, de races humaines évanouies, il reste 
encore une petite forêt de cèdres plus jaunes qui 
me parurent fornier un groupe de quatre ou cinq 
cents a Ares ou arbustes. . Chaque année , au mois 
de juin, les populations de Be$chietaï, d'Édeii, ée 
Kanobin et de tous les villages des vdHée» vo^iaes, 
montent aux cèdres et font célébrer une messe à 
leurs pieds. Que de prières n*ont pas résonné sous 
ces rameaux! Et quel beau temple , quel auldl plus 
voisin du citl! Quel dais plus majestueux et jdus 
saint que le dernier plateau du Liban , le tronc des 
cèdres et le dôme de ces rameaux sacrés qui ont 
ombragé et ombragent encore tant de générations 
humaines prononçant le nom de Dieu différem- 



NOTES. 339 

r 

ment ^ mais le reconnaissant partout dans ses 
œuvres , et l'adorant dans des manifestations natu- 
relies!' Et moi aussi je priai en présence de ces 
arbres. Le vent harmonieux qui résonnait dans 
leurs rameaux sonores jouait dans mes cheveux, et 
glaçait sur ma paupière des larmes de douleur et 
d'adoration. ( Souvenirs j Pensées et Paysages^ pen^ 
dant un voyage en Orient^ tome III, pages 162 et 
suivantes, édit. in-8. Paris, i835). 



FUT DBS irOTBS KT DU TOMB FBBMIB& 



L 



TABLE DU TOME PREMIER. 



Avertissement. Page$ v 

LA CHUTE D'UN ANGE , Vision. 4 

RÉGIT. 5 

Prebuère VISION. 55 

Deuxième vision. 8^ 

Troisièaie vision. ^ ^ 5 

Quatrième vision. ^ 97 

Cinquième vision. 25^ 

SnuÈBiE vision. 254 

Notes. 285 

Note 1 . 285 

Note 2. 294 

Note 5. 509 

Note 4. 527 



FIN DE LA TABLE. 









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